bertrand tardé - static.fnac-static.com

20
Périple mélanésien Bertrand Tardé

Upload: others

Post on 25-Oct-2021

4 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2

Périp

le m

élan

ésie

n Périple mélanésien

Bertrand Tardé

23.28 633699

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 304 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 23.28 ----------------------------------------------------------------------------

Périple mélanésien

Bertrand Tardé

Bert

rand

Tar

Page 2: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 2

Page 3: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 3

Rêves de pailles-en-queue

Dans l’obscurité de la timonerie, le spectre lumineux de l’écran radar nimbait les rides du chef mécanicien d’un halo verdâtre, son visage remontait à la surface d’un abîme de cercles concentriques. Les portes ouvertes sur une nuit gorgée de mousson brassaient le ronron des machines. L’air, la pénombre, les silhouettes, tout semblait coïncider avec l’image de rêves anciens, qui prenaient corps, peu à peu. Tandis que ma vie rejaillissait tous azimuts, le commandant allait et venait entre la table à cartes et le château où, adossé au compas, il supervisait l’activité sur le pont inférieur. Un grand noir tenait la barre et ponctuait de petits hochements de tête, les coordonnées du cap à suivre, que lui indiquait le pilote, debout à ses côtés. Bien peu de mots étaient nécessaires pour faire entendre raison à un cargo de 7500 tonnes.

Ce voyage devait être gravé dans un recoin de mon destin, tant sa réalisation s’est avérée d’une facilité déconcertante. Mon seul atout était une lettre

Page 4: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 4

de recommandation d’un magazine quand je débarquai à Nouméa. Ce blanc-seing m’offrit la bénédiction de la direction de la compagnie, incarnée par un commandant débarqué dans les bureaux sous la contrainte de reins défectueux. Ancien skipper de courses transatlantiques, il avait su détecter d’instinct les rêves qui se camouflaient derrière ma demande de reportage. Un périple dans les mers du Sud, ici tout le monde avait rêvé sur Conrad ou Melville. Ce commandant qui était descendu de la passerelle à l’administration, n’en avait pas perdu pour autant le sens profond de la mer : l’imprévisible. Alors que l’affaire était dans le sac, il me glissa comme par inadvertance, que la décision finale revenait au commandant, seul maître à bord, comme chacun sait. La douche froide finissait de s’égoutter tandis qu’il compulsait ses listings.

– Dans trois jours, nous avons le Bougainville. Deux jours à Nouméa et il repart pour une boucle de trois semaines, Vanuatu, Nouvelle-Guinée, Salomon et retour. Cela vous irait ? Le commandant Deluc est un ami, il ne devrait pas poser de problèmes… Sinon j’en ai un autre dans quinze jours, mais il cabote plutôt vers la Nouvelle-Zélande.

– Le Bougainville serait parfait, si le commandant en est d’accord.

Deux jours plus tard, le Bougainville fut le seul navire marchand à entrer dans la rade de Nouméa. Il jeta les amarres au centre du quai principal. Après

Page 5: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 5

quelques heures, il me sembla aussi hiératique et enraciné dans cette fin d’après-midi, que le quai et les hangars sans vie. Sa coque bleu roi semblait faire la nique au ciel. J’observais les mouvements, les allers et venues sur la passerelle, auscultant toutes les voix qui me prodiguaient leurs conseils. Monter à bord, oui, mais au bon moment ! L’arrivée de la famille, les paperasses à rendre au bureau, il s’agissait de ne surtout pas mettre les pieds dans un plat inapproprié. Une simple contrariété, une pointe de mauvais poil et il renvoyait mes rêves de croisière au néant, sur un simple coup de tête. A force de faire le pied de grue, je me persuadai que le lendemain matin serait plus approprié. J’avais raison ! A dix heures, je montais la passerelle et une heure plus tard, le commandant Deluc adoubait mon embarquement d’un excellent whisky carte noire dans le carré. J’avais deux jours pour faire mon sac.

En haut de la passerelle, un matelot m’a pris en charge et m’a conduit à la cabine assignée par le commandant, qui n’était autre que celle de l’armateur. La pièce était vaste, éclairée par deux grands hublots qui donnaient sur le pont supérieur. Un lit double, une armoire encastrée, un bureau et un fauteuil, le tout empaqueté dans des murs aux lambris sombres. L’antre, si chère à Bachelard, avait tout le potentiel pour produire sa cargaison d’escapades. J’essayai le lit, m’installai au bureau, puis finis par ouvrir le placard pour y ranger mes affaires. Je tenais absolument à

Page 6: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 6

enraciner ce rêve qui avait hanté si souvent mes pensées, avant qu’il ne germe dans des directions, que j’espérai les plus inattendues. Des bruits de pas dans les coursives, des ordres inaudibles émanant des pourtours des panneaux de cale, des bruits mécaniques en provenance des quais, chaque départ avait sa propre musique. La mélodie de Nouméa se développait en lentes ondulations. Les amarres glissèrent dans une nonchalance tropicale quand notre coque s’écarta du quai. J’observai les marins ranger tout ce qui traînait sur le pont et, après un moment que je jugeais convenable, je grimpai jusqu’à la timonerie pour me présenter au commandant. Les deux remorqueurs manœuvraient déjà vers leur port d’attache.

Sous une apparence décontractée, le commandant avait l’œil sur tout. Il semblait même recalculer de tête les instructions que le pilote énonçait au barreur. Les paroles s’éteignirent à petit feu, impuissantes à augurer les tenants de ce nouveau voyage. Calé dans une encoignure, près de la porte ouverte sur le château, je laissais défiler toutes les émotions qu’avait suscitées en moi l’idée d’un pareil voyage. Les souvenirs de Tintin puis de Corto Maltese et bien plus encore, ceux de mon enfance bordelaise. Le Quai des Chartrons. Son balcon de pierre fermé d’une robuste rambarde en fer forgé. Le tout perché au troisième étage avec une vue imprenable sur les entrepôts de la Delmas-Vieljeux, les grues et tous ces navires qui

Page 7: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 7

s’amarraient pour quelques jours, déchargeant des cargaisons aussi mystérieuses que des bois exotiques ou des régimes de bananes, dont chacun savait qu’ils abritaient quelques terribles mambas. Mais les plus féeriques à mes yeux restaient sans conteste les rares cargos mixtes qui assuraient encore une liaison avec les ports d’Afrique de l’Ouest. Les jours d’embarquement, je découvrais des gosses de mon âge qui prenaient le large avec leurs parents. Ils semblaient si excités sur le pont. Mais la magie d’un port ou plutôt de ses quais tient aussi à sa part d’ombre ou d’effroi. Pour ma part, j’entendrais toujours les hennissements affolés des chevaux parqués sur les quais, qui conjuraient l’arrivée des camions qui les conduiraient à l’abattoir. Ces moments étaient d’autant plus angoissants que les rafles se pratiquaient souvent la nuit, quand les trains de marchandise ferraillaient d’un entrepôt à l’autre, jusqu’au petit matin.

A défaut d’embarquer, nous construisions notre propre monde interlope dans le décor naturel. Il nous suffisait pour cela de nous glisser entre les grilles, quand les douaniers de la guérite toute proche n’étaient pas en vue. Les éléments à disposition créaient l’aventure du moment. Une cabane dans un tas de planches, une visite à la base sous-marine de Bacalan, d’où l’on ressortait en courant comme des espions, des films plein les bras. Parfois des douaniers aux fesses pour l’adrénaline. Mais le personnage qui

Page 8: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 8

finit par s’imposer dans la généalogie de mes voyages, c’était bien ce marin. L’oncle Jobic. Lui aussi avait respiré cet air chaud et humide de la nuit tropicale, qui étouffe subrepticement les excès de volonté. L’annonce de son arrivée déclenchait toujours une certaine animation dans l’appartement. Mon père supputait de combien il allait se faire taper, ma mère priait le seigneur pour que sa courte escale ne se termine au commissariat. Ces précautions mentales digérées, chacun se réjouissait de sa venue et surtout des histoires dont il allait nous enrichir. Tahiti, Singapour, la Pologne, les putes, les taxis, les bagarres et les moments de grâce, comme ce premier mouillage à Papeete, avant l’arrivée massive du whisky. Je l’aurais bien attaché à sa chaise pour qu’il ne reparte jamais.

Le moment suprême de chacune de ses escales était la visite du bateau. En général on mangeait à bord, ma mère regardait le pastis descendre avec résignation. La cabine, exiguë et peinte en vert avec des tiroirs sous la couchette. On visitait tout, jusqu’aux machines qui me fichaient une trouille bleue tant le vacarme y était assourdissant. Jamais je ne me suis senti aussi fier et soulagé que lorsque je remontais l’escalier qui nous ramenait à la surface et au calme. Je pouvais de nouveau me mettre dans la peau d’un pilotin, ces adolescents que l’on embarquait à l’époque pendant les grandes vacances, sortes de moussaillons, souvent choyés. Et puis il repartait, avec

Page 9: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 9

ou sans casse, tandis que la majorité de l’équipage tenait à moitié debout à l’heure d’appareiller. Son seul legs était une lettre à poster à l’adresse de sa femme, qui expliquait par le détail quel accident imprévisible avait englouti sa solde et combien il regrettait de n’avoir pu honorer sa contribution. Mon père compensait avec une certaine complicité, une manière de remercier les bonheurs que lui avait procurés sa vie de patachon antérieure. Ni carte, ni coup de téléphone, le marin s’enfonçait dans sa légende. Avec l’âge, son image s’est fortifiée jusqu’à devenir cette figure tutélaire qui s’imposait à moi en cet instant, son sourire canaille plaqué sur la nuit.

Quelques banalités échangées entre le commandant et le pilote me tirèrent de mes souvenirs d’enfance. Je les rejoignis tandis que la côte se dessinait à peu de distance par son chapelet de lumières. Ils conversaient à voix basse sur la situation à Nouméa, le spectre des éléments sanglants tapis au fond de leur mémoire. La révolution avait changé la donne tant pour les Blancs que pour les Canaques. Les rancœurs restaient fortes mais chacun comprenait que le compromis était la seule issue pour maintenir un semblant d’harmonie entre eux. Ils s’ignoraient réciproquement mais veillaient à contenir leur défiance. Tandis que les deux hommes échangeaient des banalités sur leurs vies familiales respectives, la manière d’ordonner leurs questions dessinait une forme de tamis, censé retenir le moindre indice d’une

Page 10: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 10

possibilité de troubles. Comme si la menace d’un embrasement pouvait se tapir derrière chacune des tâches quotidiennes qui insufflaient la vie à Nouméa. Derrière l’écran lisse des marinas et des villas somptueuses, plus personne ne dormait sur ses deux oreilles. L’argent déversé à flot et la corruption entretenue avec bienveillance avaient estourbi les velléités révolutionnaires, mais aiguisé les frustrations des jeunes Mélanésiens, qui ne voyaient pas venir de lendemains qui chantent.

Leur conversation me ramenait à ce voyage. Il rassemblait tant de ramifications, qu’une fois de plus je trébuchais sur mes souvenirs. Cette croisière était mon tribut à leur mémoire. Vingt-cinq ans plus tôt, les événements de Thio avaient bouleversé ma vie de fond en comble. Ils avaient soulevé tant d’énigmes sur la psychologie profonde des gens, que je n’eus d’autre choix que de devenir journaliste, pour essayer de comprendre les ressorts du monde et, sans doute avec moins de conviction, de les assembler en une mécanique idéale. La progression des événements suivit la sinusoïde idéale des bons scénarios à suspens. Premier temps fort. Le bruit des tronçonneuses la nuit, juste de l’autre côté du fleuve. Les premières barricades se mettaient en place. Tous trois, moins de trente ans, assis sur la véranda, réjouis dans la fraîcheur de la nuit. Demain pas de cours, la route vers le collège coupée. Deuxième temps fort, le lendemain. Une deuxième barricade s’érige à l’entrée

Page 11: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 11

du pont, à deux pas de chez nous. Tenue par des inconnus. L’épicerie est encore ouverte. Les rues sont sillonnées par des jeunes armés de machettes, les visages masqués par des foulards. A chaque rencontre l’adrénaline. Ouf, toujours quelques-uns de nos élèves dans le lot. Troisième temps fort. Toute la ville est bloquée jusqu’au moindre hameau, la gendarmerie a été saccagée le matin même. Les rumeurs de viols circulent. Les va-t-en-guerre d’hier se reconvertissent au Prozac. Femmes et enfants sont rassemblés dans l’école, tandis que les maris protègent leurs maisons, patrouillant dans les jardins, le fusil à la main. Aucun signe de vie de l’Etat. L’anxiété gagne. Puis la foire politique se déchaîne. Hélicoptères, tireurs d’élite au service d’une mascarade de génie. Une prise d’otage factice et le glaive aéroporté rentre à la maison bredouille. La chape de plomb retombe. Désormais plusieurs pick-up 404 sillonnent les rues la nuit. Une dizaine à bord, armés. Ils réquisitionnent les armes chez tous les détenteurs de permis de chasse, que le pillage de la gendarmerie leur a fourni. En quelques jours toutes les armes ont changé de camp. Bientôt trois semaines que le siège est effectif. L’un des épiciers en profite pour faire du marché noir avec les vivres envoyés par l’armée. Quant au boucher, il s’est noyé en tentant de rejoindre le bourg à la nage. Enfin le temps fort de toute l’histoire. Ce Canaque à dix mètres qui me vise pleine tête depuis le portail. Des yeux fous de peur et de haine. Une sérénité

Page 12: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 12

surnaturelle a chassé le monde. Tout juste si j’avais enregistré dans un recoin de ma mémoire, le bruit d’une culasse qui claquait dans le jardin de mon voisin. Un immense Tahitien, chauffeur à la mine. Mon agresseur a renoncé au quitte ou double. Il a baissé son arme et s’est enfoncé dans les ténèbres, tous les lampadaires étant hors d’usage, depuis le début de la crise. Cette nuit-là, j’ai appris ce que pouvait signifier une crise de tremblements. Des milliers de hoquets sur tout le corps. Le lendemain aux aurores, coup de fil à Nouméa pour dénicher un hélico qui veuille bien venir nous chercher. Deux heures plus tard, on l’entendit venir du fond de la vallée, la peur au ventre à l’idée que les insurgés ne tentent un coup à son arrivée. Il est resté en vol stationnaire à un mètre du sol, sacs et passagers ont plongé à l’intérieur. A peine une minute et le pilote reprenait déjà de l’altitude. Je les vis atteindre le sommet de la côte et nous mettre en joue. Ils n’ont pas tiré… L’arrivée fut aussi hideuse que toutes les forces malsaines qu’avait libérées l’insurrection. Cheveux ras, visage anguleux, treillis et rangers, il nous attendait au pied de la passerelle. Un vrai méchant d’extrême droite qui voulait que je témoigne pour donner du grain à moudre aux Caldoches les plus remontés. J’ai décliné. Deux jours plus tard, j’étais dans l’avion pour Sydney, avec assez d’économies pour m’essayer à la vie d’écrivain. La Calédonie ne fut jamais plus qu’une merveilleuse légende. A la réflexion, ce voyage était la

Page 13: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 13

quintessence de tous. A croire que le pilote avait capté cette légère dégringolade sur mon baromètre intérieur, car il s’adressa à moi comme s’il avait affaire à l’un de ces vieux Caldoches qui se défiaient des coups de lune, mais conservaient une curiosité instinctive sur le devenir de leur monde.

– Nouméa devient une grande ville. On s’en rend compte à la bande lumineuse des réverbères.

Le bateau pilote pointait déjà vers l’échelle de coupée. Ce serait sans doute sa dernière phrase avant les politesses d’usage et je ne savais que dire. La côte avait perdu ses lumières depuis une bonne heure. Je lui ai souri, rassuré de lire dans son regard que sa question n’invitait pas nécessairement à une réponse. Les marins avaient un don pour cette couleur de langage. Quand la vedette a entamé son dernier virage pour se mettre à couple avec l’échelle de coupée, le pilote traversait déjà le pont inférieur avec sa sacoche. Un dernier salut comme une passe de torero dans le mouvement de la vedette virant plein pot. L’histoire intime du Bougainville prenait ses marques.

Le pilote parti, je rejoignis le commandant Deluc, posté près du compas. Il regardait la nuit, silencieux, bercé par le ronronnement apaisant des machines. Les reliefs de la Grande-Terre s’affichaient en gris sombre dans les lueurs de la lune.

– Les nuits du Pacifique distillent des rêves plus grands que nature, vous ne trouvez pas ?

Le commandant m’adressa un regard amusé.

Page 14: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 14

– Voilà bien des réflexions de journaliste. Romantiques et asexuées. Ne le prenez pas mal, mais depuis les événements, j’ai le sentiment que votre profession a pris l’habitude de nous commenter un programme télé, plutôt que de démêler tous les fils sur le terrain.

– Vous savez, les gens n’aiment pas plus les fils que les arrêtes dans le poisson. En revanche, ils ne peuvent se passer de la télé. Dans ce cas, que pourrions-nous être d’autre que des représentants de commerce. Curieusement, je suis devenu journaliste après le siège de Thio. J’y ai vu la bassesse humaine sous tous ses traits et j’y ai découvert à quel degré de cynisme les hommes politiques pouvaient atteindre. Alors oui, vous avez raison, j’étais romantique. Ecrire comme un dieu et dire toute la vérité. Une belle morale édifiée à grands renforts de pétards. Vingt-cinq plus tard, j’écris plus pour garder un sens à ma vie que pour découvrir une quelconque vérité. Et pour être honnête, pour profiter de voyages comme celui-ci, que je ne pourrais même pas me payer. Tout simplement parce que des croisières comme celles-ci sont invendables. Les gens paient pour connaître à l’avance où sera la surprise. Or sur ce bateau les rôles sont inversés. La surprise, c’est moi, pour l’équipage. La dissection d’un journaliste, c’est un peu à cela que je m’attends.

– Rassurez-vous, les marins ont du cœur. On recoudra tous les morceaux afin que vous puissiez

Page 15: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 15

redescendre l’échelle de coupée et déposer votre valise sur les quais de Nouméa. C’est vrai qu’on vous imagine toujours avec une valise ou un sac, comme les représentants de commerce.

– Je peux même vous vendre la Croix du Sud, si vous le souhaitez. Mais vous en tireriez un bien meilleur prix que moi, depuis le temps que vous la fréquentez.

– Ce fut ma prime d’engagement, quand j’ai dû effectuer mon service militaire. Affectation : Polynésie Française. Mais j’ai découvert bien plus qu’une constellation en débarquant là-bas. Un véritable peuple de la mer. Une fois sorti des griffes des militaires, je n’avais plus l’envie de retourner dans celles des profs de l’école de marine.

Il marqua un temps d’arrêt comme s’il savourait déjà la suite.

– Alors je suis resté. J’ai vécu avec eux et surtout comme eux. La pirogue sur le lagon, la pêche, la plongée et bien sûr la fête. Cinq ans gravés à jamais dans ma mémoire. Puis petit à petit, j’ai trouvé des embarquements sur les petits caboteurs qui desservaient les îles. J’ai fini par rentrer en France pour terminer mes études à l’école de marine et je suis revenu. C’est là que j’ai rencontré ma femme. J’ai obtenu mon premier commandement sur le pétrolier qui ravitaillait Tahiti et de fil en aiguille, nous avons déménagé à Nouméa, quand j’ai été engagé par cette compagnie. Dix ans, cette année. Mais l’ambiance sur

Page 16: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 16

ces îles, n’a rien à voir avec celle de la Polynésie. Les Mélanésiens sont sévères, peut-être cela tient-il à leurs rites d’initiation, qui sont d’une très grande violence.

– Les Polynésiens n’étaient-ils pas des fins praticiens du casse-tête ?

– Si, bien sûr. La différence de mentalité tient peut-être à la place prépondérante qu’occupe la magie noire dans la société mélanésienne. Le Polynésien a le sourire en bandoulière, alors que les Canaques sont plutôt habités par une gravité qui tire sur le morbide. De plus, ce sont de farouches terriens. Prenez le Bougainville. Sur vingt- huit membres d’équipage, un seul Vanuatais. John Jack, le maître d’hôtel, vous le verrez demain. Et curieusement les nombreux Fidjiens du bord sont tous originaires de la même petite île. Sans doute une tribu de la côte. De celles qui ont exploré tous les rivages de la Mélanésie. Ce sont leurs navigateurs nomades, ceux qui se sont différenciés des Aborigènes australiens et des Papous. Et puis le tri entre sédentaires et nomades est intervenu dans leur propre groupe. Même pour les peuples de la côte, le nomadisme n’est plus qu’une langue morte qui sert à conserver la mémoire. Bien sûr, il reste encore cet univers à l’état pur dans quelques contrées reculées de Nouvelle-Guinée ou du Vanuatu, mais pour l’essentiel, le monde mélanésien sent que la terre se dérobe sous ses pieds. On parle de l’état déplorable de l’Afrique, mais quel qualificatif devrait-on employer à l’égard de la Mélanésie ?

Page 17: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 17

Nouvelle-Guinée, chaos et violence de très haute intensité. Salomon : guerre civile entre les migrants de l’île de Malaïta et les autochtones de l’île de Guadalcanal. Chez eux la terre est tout, alors c’est le feu quand les migrants squattent les terres des tribus locales qui, par malheur, abritent la capitale Honiara. Mais qui ne serait pas attirer par les lumières de la ville ? La même situation est en train de mijoter à Port-Vila, la capitale du Vanuatu. Là-bas, ce sont les migrants de l’île de Tanna qui posent problème. Fidji : Régulièrement un coup d’état militaire renverse le gouvernement démocratiquement élu. Général mélanésien contre Premier ministre d’origine indienne. Les terres aux uns, le commerce aux autres. Les premiers arrivés ont décidé que de la possession de la terre dépendait la cohésion du groupe. Ils ne font que suivre les règles qui leur sont transmises depuis des millénaires. La pédagogie des hauts fonctionnaires internationaux n’est qu’un cautère sur une jambe de bois. Plutôt que de faire les gros yeux, ils feraient mieux de se familiariser avec la compassion. Croyez-moi, la terre pourrit rudement la vie des Mélanésiens. Et la tâche sera rude pour trouver la juste pesée entre la propriété privée et les théories de Proudhon. Tant qu’ils n’auront pas trouvé la clé, cette région du monde restera chaotique. Vous devez me trouver très sombre ?

– Ce sont les faits qui le sont, pas vous. Et j’ajouterai : ils n’ont même pas l’école pour s’en sortir.

Page 18: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 18

– Non, mais ils ont les femmes et leur énergie à conjurer les catastrophes. Et pourtant, dieu sait s’ils les maltraitent.

– Dans le fond, je n’étais pas si loin de la vérité. Les nuits du Pacifique réveillent bien des rêves plus grands que nature. Des rêves plein de coups de ceinture. Le bleu des mers du Sud n’est donc pas une légende, à vous écouter.

– Essayez donc de trouver une bonne histoire à me raconter au petit déjeuner. Bonne nuit.

– Marché conclu. Je vous parlerai de Jorgen Jorgenson, une vraie légende des mers du Sud. Un type qui fut à la fois roi et bagnard, ça devrait vous plaire.

– Le rajah Brooke et Peter Dillon en un seul homme ! J’en bave déjà…

C’est ainsi que Jorgen Jorgenson s’installa au milieu de nos conversations, et roublard comme il le fut, il ne tarda pas à diriger la manœuvre, avec l’aplomb d’un passager clandestin, qui revendique son statut d’inclassable pour asseoir son ascendant sur ses interlocuteurs. Il se présenta peu avant l’heure du déjeuner. Entre temps, j’avais rencontré le commandant en second, un Wallisien nommé Pétélo, à croire que son père était doté d’une imagination digne d’un Pagnol polynésien. Pourtant il n’avait rien de fantasque dans son uniforme blanc impeccable. Nous n’avons échangé que quelques mots au petit-déjeuner, avant qu’il ne prenne son quart sur la

Page 19: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 19

passerelle. Il avait passé la plus grande partie de sa vie en Calédonie, comme la plupart de ses concitoyens. La trentaine et déjà second, je comprenais à sa manière de dire les choses, qu’il était bosseur, appliqué et animé d’une certaine ambition, qui me rappelait celle de la génération de mes parents, au sortir de la guerre. En homme consciencieux, il me confia aux bons soins de Frank, l’officier mécanicien, avant de quitter le mess.

Je n’imaginais pas ce petit homme fluet, à la soixantaine bien tassée, capable de dompter les caprices de l’énorme machinerie qui faisait doucement trembler le sol sous nos pieds. Vêtu d’une salopette orange un peu trop large et de gros godillots à coquilles, il estimait sans doute à son âge, que la prestance d’un officier relevait plus de son expérience que de son uniforme. Avec le recul des années, il avait sans doute aussi appris à se défier des apparences. Quoiqu’il en soit, c’était un bon vivant décontracté, à l’image de John Jack, le maître d’hôtel, qui venait s’enquérir à intervalles réguliers de nos éventuels desideratas. On entendait claquer les portes à double battant qui nous séparaient de la cuisine, puis il arrivait, léger comme une onde, un grand sourire suspendu au coin des lèvres avec cette grosse moustache qui renforçait son petit air farceur. Il récoltait quelques miettes avec son torchon immaculé, développait en une courte phrase l’un des repaires qui allaient étalonner sa journée et repartait d’un pas

Page 20: Bertrand Tardé - static.fnac-static.com

2 20

nonchalant vers les cuisines, jusqu’à ce qu’il s’y sente à l’étroit et que le désir de revenir nous tenir compagnie une minute ou deux ne s’empare de lui à nouveau.

Derrière l’image d’Epinal de la vie aventureuse du marin, se cachent de terribles routines, censées cadenasser du mieux possible tous les pièges que la mer s’emploie à dresser, en toute innocence. Bien sûr, ces règles régissaient les gènes de Frank comme ceux de tous les marins, mais elles étaient masquées par une apparente fatalité, qu’il s’était forgé à force de surmonter les épreuves inhérentes à la profession. Durer éveillait-il un sentiment d’impunité ? Si tel était le cas, il l’exprimait sous la forme d’une convivialité des plus contagieuses. Ce petit homme sec et vif comme un gardon dans sa salopette orange, semblait mener la vie par le bout du nez. Il avait voyagé sur toutes les mers du monde et se réjouissait déjà de cet interlocuteur nouveau, à qui raconter des tonnes d’histoires. On en revenait toujours au même, la vie se résumait à un squelette de souvenirs, plus ou moins chatoyants selon la destinée. De ce point de vue, Frank était pourvu comme un milord. A condition d’avoir les deux pieds bien campés sur le pont d’un navire, comme il me le confessa en préambule à notre rapide visite du bateau.

– J’ai tenu un an à terre, avec ma femme. On a une maison en Australie. Mais bon dieu, je devenais dingue. La retraite c’est pas mon truc. Cela fait un an que je navigue pour eux. Et c’est pas pour l’argent,