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Page 1: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

FIGURES DU DEHORS

Photo prise par Jean-Pierre Oaumard (été 2011)

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FIGURES DU DEHORS AUTOUR DE JEAN-LUC NANCY

Sous la direction de Gisèle Berkman et Danielle Cohen-Levinas

Tomokazu Baba Jean-Christophe Bailly

Gisèle Berkman Cris top he Bident

Antonia Birnbaum Didier Cahen

Alfonso Cariolato Danielle Cohen-Levinas

Marc Crépon Martin Crowley

Jonathan Degenève Michel Deguy

Federico Ferrari Edoardo Ferrario

Christopher Fynsk Juan-Manuel Garrido

Marc Goldschmit Evelyne Grossman

Erich Hûrl Sandrine Israël-Jost

Jérôme Lèbre Susanna Lindberg

Tomas Maià Boyan Manchev

Martine Meskel-Cresta Ginette Michaud Jean-Luc Nancy Federico Nicolao Yuji Nishiyama Andrea Potestà

François Raffoul Richard Rand

Jean-Michel Rey Sylvain Santi

ÉDITIONS N01JVELLES CÉCILE DEFAUT

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Page 4: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

© ÉDITIONS NOUVELLES Cl~CILE DEFAUT, 2012

6 TER, PASSAGE LOUIS LEVESQUE 4.4.000 NANTES

ISBN: 978-2-35018-308-4

Page 5: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

AVANT-PROPOS

Gisèle Berkman et Danielle Cohen-Levinas

« Le seuil, c'est là où se tient l'ex-istence. » Jean-Luc Nancy, « Hors colloque»

Depuis bientôt quarante ans, Jean-Luc Nancy ruet en œuvre, avec une incroyable inventivité, une pensée qui redonne toute sa teneur, tout son poids de singularité vraie, à ce dehors qui, comme il est dit dans La Déclosion, « n'est pas un outre-monde, mais la vérité du monde ». Si chaque philosophe crée un plan de composition et invente une topologie qui lui est propre, alors, le dehors est proprement le point d'aimantation de la pensée de Jean-Luc Nancy, en même temps qu'il est son axe d'orientation et de feconde désorientation. De ce qui est aussi bien dehors de la philosophie que dehors du monde (Le Sens du monde), extériorité interne du corps étranger (L'intrus) que bordure de la communauté (La Communauté désœuvrée), « chose-dehors» de la pensée 1 que « dehors absolu» de l'art 2

, le philosophe dresse, de

1. Cf J.-L. Nancy, Les Muses, Galilée (I 994), éd. revue et augmentée, 2001, p. 56: « ... la pensée se sent (éprouve son poids, sa gravité) deux fois hors de soi: une fois dans la chose "même" (c'est-à-dire, qui est la même que la pensée en tant qu'elle se fait sentir "chose-dehors" ... ) et une seconde fois dans la poésie ... »

2. Cf « Étranger à toute plénitude», Entretien avec Jean-Luc Nancy réalisé par Danielle Cohen­

Levinas, in « Penser la désorientation », dossier coordonné par Danielle Cohen-Levinas, Revue des Deux Mondes, janvier 2010, p. 102: « Lart a toujours porté plus qu'une "figuration" des souverainetés de ce monde ou d'un autre. Il a toujours été une souveraineté sui generis, se déployant pour elle-même, non

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livre en livre, la cartographie, esquisse les figures, voire explore ce qu'il nomme, dans la toute récente Adoration, la « forme infigurable ».

Figures du dehors donc, dans la mesure où l'un des gestes de pensée de prédilection de Jean-Luc Nancy consiste à explorer les modalités et les limites du figurable. Dans cette investigation aux limites s'ourdit la question du sens. Cette dernière, reprise de livre en livre, est affaire d'espace et d'espacement, ou plutôt, « d'espace hors du sens qui pré­cède le sens et qui lui succède» (La Déclosion). Et le langage, à son tour, est convoqué dans cette danse que la pensée excrit, pour user de ce tour d'écriture et de pensée par lequel le philosophe désigne ce qui, de l'écriture, fait le sens tout en le défaisant, en le dérobant aux signifi­cations constituées. C'est avec l'excriture, ce frayage du dehors qui est aussi un magnifique néologisme « nancyen3 », que se joue « l'impos­sibilité de communiquer quoi que ce soit sans toucher à la limite où le sens entier se renverse hors de lui-même, comme une simple tache d'encre, à travers un mot, à travers le mot "sens" 4 ».

Explorant les valeurs et les nuances infinies du dehors, l'idiome philosophique de Jean-Luc Nancy s'invente dans un émouvant corps à corps avec la matière même du langage. Lex de l'ex-criture ou de l'ex-position appelle le cum de la corn-parution (La comparution, avec Jean-Christophe Bailly) du con-Ioquium (Conloquium, préface à Communitas, de Roberto Esposito), et de l'être en com-mun, et

comme de l'art pour l'art mais comme l'art tout court qui toujours est pour rien, pour l'infini, pour le dehors absolu. " Concernant ce « dehors absolu », on renverra également à ce texte écrit par Jean-Luc Nancy en hommage à Philippe Lacoue-Labarthe, « Récit, récitation, récitatif », in Europe, mai 2010, « Philippe Lacoue-Labarthe ", Ginette Michaud dir., p. 205; « La production vocale met en jeu une résonance du corps par laquelle dedans et dehors se séparent et se répondent [ ... ] Comme on voit, on retrouverait notre littérature à sa naissance, et on l'y retrouverait parée de la solennité d'une profération qui sait mettre en jeu rien de moins que la possibilité de produire au dehors, dans le monde, cela ou celui qui s'enquiert du sens ou de la vérité du monde, c'est-à-dire de son dehors absolu (réversibilité; le dedans du corps est le dehors du monde, et vice-versa). " 3. Nous osons à notre tour le néologisme. Il a du moins l'avantage de se distinguer du peu euphonique « nancéien ", qui désigne les habitants de Nancy ... 4. Cf « Lexcrit ", in Jean-Luc Nancy, Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990.

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l'avec des récentes réflexions sur la politique, mais aussi de la médi­tation sur le monothéisme qui est au cœur de L'Adoration 5. Ex, cum, avec, tous préfixes qui sont et font le dehors de la langue, nous citant à comparaître, nous exposant au nécessaire péril de la communauté. Ou, si l'on veut: de l'espace au sens, du sens au langage, du lan­gage au « nous» de la liberté et de l'être-en-commun, comme autant de traces, tracés, frayages, sillons et sillages, toutes figures du dehors, œuvrées selon l'amoureuse patience du concept. Et figures du dehors, enfin, selon toutes les modalités de ce génitif. Mais le tour de lan­gue renvoie, indéfectiblement, au sens du monde, un monde envisagé, dans La Déclosion comme « cela dans quoi un dehors peut s'ouvrir, et faire expérience ». Et c'est aussi la force de cette pensée que de nous rappeler à l'ici et maintenant dont se tisse notre Mîtdasein, notre être­avec, pour user d'une catégorie heideggérienne que Nanc)' a puissam­ment contribué à relire 6. Il y va d'une certaine urgence du dehors en notre présent mondialisé, une urgence qui n'est autre que la nécessité de déclore, c'est-à-dire, désenclaver, rouvrir sans relâche la raison à son absoluité constitutive, là où nos « tenlps de détresse» tendent à la figer toujours davantage en entendement appauvri, rationalité calcu­lante, pragmatisme à courte vue. Opérer la déclosion, c'est « ouvrir la simple raison à l'illimitation qui f~lÏt sa vérité 7 ». Loin d'apparaître en extériorité pure, ou de renvoyer à une intériorité subjective dont il ne serait que la doublure ou l'envers, le dehors est ici ce qui engage une figuration (c'est -à-dire, indissolublement, une représentation et une présentation) proprement philosophique de notre présent.

5. Cf J.-L. Nanc.y, « Au milieu du monde», in L'Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), Paris, Galilée, 2010, p. 61; sur « Dieu» comme possible figure de l'avec: « •.. Dans le triple monothéisme, [ ... ] ce qui a prévalu a été. la pensée d'un "Dieu" qui est avec et non pas au-delà ni au-dessus. Que Dieu est avec nous est sans doute la pensée la plus profondément commune et constante du triple monothéisme. Elle finit par livrer, dans la décomposition de ses figures religieuses et surtout de la figure chrétienne qui a elle-même ouvert cette dissolution, ceci que "Dieu" n'est autre chose - s'il s'agit d'une chose, et c'est peut-être bien la chose même - que cet avec lui-même. »

6. Cl Jean-Luc Nanc.y, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, et « :Léthique originaire de Heidegger »

in La pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p. 135.

7. Cl Jean-Luc Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005, p. 14.

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FIGURES DU DEHORS

Ces « figures du dehors» dont l'idée fut initialement émise par Danielle Cohen-Levinas ont fait l'objet de trois journées d'études internationales qui se sont déroulées sous l'égide du Collège interna­tional de philosophie et de l'Université Paris-IV, du 22 au 24 janvier 2009 dernier, en présence de Jean-Luc Nancy, et avec son active par­ticipation. La formule même de ces journées avait été proposée par le philosophe, soucieux d'éviter la parole qui « pèse ou qui posé ». Plus qu'un colloque au sens académique du terme, ces journées se feraient atelier ou laboratoire de pensées, ouvert au cornmentaire précis des textes ainsi qu'à la parole vive de chercheurs littéralement venus des quatre coins du monde. Il s'agirait d' œuvrer au contact des textes, bien plus que de délivrer sur eux une parole ex cathedra9

; de mettre en acte cette pensée du dehors qui décloisonne et descelle les identités consti­tuées, ouvrant sur cet incommensurable qui transcende tout calcul des forces, toute mesure du monde, toute tentative d'arraisonnement, fût-ce à l'immanence. Bref, il s'agirait de se frotter à la pensée même de Jean-Luc Nancy, sachant que celle-ci est tout autant ce qui s'expose, comparaît, que ce qui s'évanouit et se présente disparaissant, ce qui se dérobe dans son offrande même, « en soi hors de soi» ... Aussi la mise en œuvre de ces journées fut-elle assez éloignée de celle d'un colloque « ordinaire»: élaborée de concert avec le philosophe, elle s'indexa, à plus d'un titre, sur ce chapitre de La Pensée dérobée: « la liberté vient du dehors 10 », s'attachant à ne trahir ni l'impondérable dehors, ni

8. Pour reprendre les premiers vers de L'Art poétique de Verlaine, que l'on aimerait appliquer à l'art d'écrire de Jean-Luc Nancy: « De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »

9. D'où le désir, émis dès le début par Jean-Luc Nanc.y, de faire participer à ces journées un grand nombre de jeunes chercheurs, comme aurant de tenants d'une pensée vive et en travail. Le mot « jeu­nesse» fut, durant ces journées d'études, l'un de ceux qu'il se plut à reprendre. 10. Cf Jean-Luc Nancy, « La liberté vient du dehors », in La Pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p. 85-113: « La liberté est très exactement le mouvement de s'approprier le plus proprement au-dehors de toute propriété donnée; elle vient du dehors et elle y va, elle est en quelque sorte l'exposition - le Aussein de Heidegger - mais elle l'est, en définitive, bien moins au sens d'un être-posé-dehors, ou d'un être-offert-au-dehors, qu'au sens beaucoup plus radical de poser un dehors et de se poser soi-même comme dehors. »

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AVANT-PROPOS

cette pensée qui est, chez Nancy, pesée, éclat, corpuscule, infini scru­pule 11 aussi, et pensée qui inquiète la philosophie de l'intérieur. Car Nancy est avant tout un philosophe qui a su interroger et ébranler une tradition métaphysique dont les trois noms axiaux sont, pour lui, ceux de Kant, Hegel, Heidegger. Heidegger entre dans cette triade, dans la mesure où la déconstruction de la métaphysique à laquelle il s'est livré est encore prise, comme l'a montré Jacques Derrida, et comme le rnontre Nancy sous d'autres modalités, dans un certain des­tin de la métaphysique. Cornment se tenir sur le bord, et qu'est-ce que ce bord, ou cette litnite? Dans quelle mesure le dehors est-il ce qui trouble la métaphysique, la fait vaciller sur ses bords, poussant à mettre en œuvre une autre ontologie? Sans doute est-ce là l'un des points aigus d'une pensée tout entière vouée à se tenir aux limites et à repenser la limite comme cet exposant des singularités par lequel le fini se déleste de sa finitude pour se faire infini en acte, comme le montre, parmi tant d'autres textes, cette belle réflexion sur une limite qui est à la fois frontière, limes, et puissance infinie du dehors:

Toujours et jamais atteinte, la limite est en somme à la fois inhérente au

singulier et extérieure à lui: elle l'ex-pose. Elle est immédiatement et conjoin­

tement le strict contour de son « dedans» et le dessin de son « dehors ». En

elle-même, elle n'est rien. Le limes latin désigne d'abord le chemin qui passe

le long d'un domaine. Un côté du chemin appartient au dominium, l'autre

appartient à un autre, ou au dominium public, ou bien à un no man's land

qui échappe à tout imperium. Le chemin lui-même est la limite - ou plutôt

celle-ci est tour à tour l'insaisissable ligne médiane du chemin ou ce dernier

dans l'empan de sa largeur. La limite est donc l'intervalle, à la fois écarté et

sans épaisseur, qui espace la pluralité des singuliers, elle est leur extériorité

mutuelle et la circulation entre eux 12.

Il. Au sens étymologique du scrupulus, cette petite pierre pointue. 12. Jean-Luc Nancy, « Rives, bords, limites », in Arches, 2002.

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L'enjeu de ces journées d'études fut donc d'une difficulté redoutable. Il consistait à s'exposer en toute rigueur au geste de pensée de Jean-Luc Nancy, unique dans la philosophie contemporaine dans la mesure où, depuis l'infinie patience du concept, il accompagne l'expérience de la pensée jusque sur ces confins, ce limes, où celle-ci se fàit non-savoir, « pensée dérobée », « autre pensée 13 ». Figures du dehors, ou l'aventure infinie de l'exposition ... Aussi ne saurions-nous trop rendre grâces à l'engagement et à l'enthousiasnle des intervenants, à l'acribie des lectu­res, à la pertinence des questionnements, ainsi qu'à l'amitié de pensée, tout simplement.

Ceux qui ont participé et! ou assisté à ces journées d'études, ce der­nier terme devant être entendu au sens plein du terme, en gardent le souvenir ineffaçable d'un événement de pensée. Jean-Luc Nancy se tenait « avec» les intervenants, prenant des notes sans relâche, com­mentant, et relançant les interventions, les ponctuant d'une phrase, d'un mot, parfois -- un fragrnent, un éclat, le scintillement d'un Witz. Il fut, de ces journées, le témoin et 1'« allié substantiel» - jamais l'objet, au sens tristement thématisant de ce terme, ni mênle le sujet, pour user d'une catégorie qu'il a lui-même œuvré à déconstruire. 14

Une joie singulière d'être ensemble (c'est-à-dire, tout simplement: d'être, ensemble) donna à ces journées leur teneur et, pour ainsi dire, leur coloration particulière.

Publier ces journées, en effectuer la reprise écrite, signifie donc avant tout, pour nous, garder la trace vive d'un moment de grâce où la pensée vive s'est déployée et comme entretissée, donnant à l'avec figure de forme. Aux actes de ces journées se joint un texte spéciale­ment écrit par Jean-Luc Nancy en écho et en réponse aux interven-

13. Pensée du dehors, si l'on veut, mais à condition de bien spécifier tout ce qui distingue l'usage que fait Nancy de ce syntagme, de celui qu'en fit Foucault dans un texte célèbre, consacré aux fictions de Blanchot (<< La pensée du dehors», in Critique, « Maurice Blanchot», juin 1966). 14. Nous renvoyons ici à un texte important, trop peu cité à notre sens, Jean-Luc Nancy, « Un sujet? »,

in Homme et sujet, la subjectivité en question dans les sciences humaines, Conférences du centre d'études pluridisciplinaires sur la subjectivité, Université Strasbourg -l, Paris, l:Harmattan, 1992.

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AVANT-PROPOS

tions des participants, à la lumière aussi du livre L'Adoration dont il entreprenait alors la rédaction. Ce texte, que nous joignons en post­face, constitue donc une intervention à part entière, laquelle achève d'injinir, en quelque sorte, l'événement de pensée constitué par ces Figures du dehors: que Jean-Luc Nancy en soit, ici, vivement remer­cié, lui qui offre, à chaque intervention, la justesse d'une réponse, la chaleur et la grâce d'une adresse et d'une attention.

Ces « figures du dehors» ont été déclinées au cours de trois motifs principaux, qu'unit une solidarité organique: «La politique et ses autres », « Sens du monde et création », « Déconstructions ». Nous avons conservé au présent recueil cette scansion quasi musicale en motifs, voire en stations déclinant comme autant de figures de ce dehors qui est ici, bien plus qu'un thème ou un motif, le cœur bat­tant d'une pensée 15.

La prernière journée, «La politique et ses autres », a largement résonné des échos de ce qui était alors la toute récente Verité de la démocratie. Le fil rouge fut celui d'un double dehors: généalogie de la topologie politique propre à Nancy (du cum à l'avec), et mise au jour d'une extériorité radicale de la métaphysique par rapport à la politique. La catégorie de l'avec fut soumise à des questionnements éclairants, depuis sa généalogie heideggérienne (le Mitdasein) à l'évo­lution de la pensée de Jean-Luc Nancy lui-même, passant du cum de La Communauté désœuvrée à l'avec de La Communauté affrontée. Ce qui mena à exposer la nervure éthico-politique de l'avec, ainsi que l'inéquivalence foncière entre l'art et la politique. Lavec, figure de l'infigurable dehors? Mais la politique 16, lors même qu'elle a nom démocratie, doit, pour Nancy, être considérée à l'aune de ce qui la tra­verse et l'excède infiniment: c'est ce dehors incommensurable, figure d'une transcendance dont on n'ose plus guère prononcer le nom, qui

15. Nous n'entrons pas ici dans le détail de la présentation des interventions, dans la mesure où celles-ci sont évoquées dans la Postface, en forme de « Hors-colloque », rédigée par Jean-Luc Nancy. 16. Jean-Luc Nancy refuse obstinément le masculin à ce mot et à cette chose, et s'en explique.

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fut analysé, commenté, discuté, voire étudié depuis ce dehors de la philosophie que constituent l'histoire et l'anthropologie.

Un autre tour fut donné par la deuxième journée, « Sens du monde et création ». À la lumière d'une interrogation sur l'ontologie profon­dément originale que met en œuvre Jean-Luc Nancy, indissociable de sa réflexion sur la création ex nihilo, la question du dehors se pose sous de nouveaux auspices: c'est le « pur dehors de soi» du monde qui est alors en question 17, ce dehors qui se joue à l'extrême pointe du sensible, là où frappe, touche et toucher, tous termes chers à Jean-Luc Nancy, composent avec ce qu'Emmanuel Levinas, dans Autrement qu'être, nomme « le non conceptualisable sensible ». Ce qui engage toute la question de la variabilité des figures et des fornles par lesquel­les existent une esthétique et une aisthesis. Cette journée comporta des ateliers de lecture, au cours desquels furent étudiés, soupesés, analysés avec précision, des textes tels que Corpus, Les Muses, Au fond des images, Le Regard du portrait, Le Plaisir au dessin ... Interrogeant le rapport entretenu par Nancy avec des arts tels que le cinéma, le théâtre, la musique, les communications firent saillir d'autres formes d'extériorité: celle du monde par rapport à ses figures, celle de l'art aussi, envisagé comme cornparution des figures, puissance de dégage­ment des formes en un temps où, comme il est dit dans Le poids d'une pensée, les figures identifiables dont nous disposons sont devenues obsolètes ou, à tout le nloins, inconsistantes.

Quant à la troisième journée, « Déconstructions », elle fut centrée sur le vif de la pensée de Jean-Luc Nancy, mettant en œuvre une « déconstruction du christianisme» qui engage une puissante rééva­luation de ce que l'on pourrait nommer, à la suite de Hegel mais en

17. Cl, in Vacarme n° 10, le début de ce beau texte, « Ex nihilo », aux allures de poème en prose, tant

il est vrai que, chez Nancy, le philosophique et le poétique vivent d'une forme d'indivision première:

« Ce monde qui, celui-ci, est ici donné et rien d'autre, et qui ci-gît (cliquez ici pour ouvrir ce monde), tombé là d'une exhalaison noire d'énergie instantanée, onde élémentaire, déflagration de photons dans

la densité d'un vide abîmé, en soi retourné sombre et sonore cirerne: pur dehors de soi, large étalement

craquant, déchirure de quarks, scansion métrique pulsée, jet sans projet, projection tous azimuts, créa­tion d'éclats, jection. »

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AVANT-PROPOS

un tout autre sens, l'esprit du christianisme et son destin. Il y va d'une pensée singulière et forte, posant que le christianisme, constitutive­luent voué à s'autodéconstruire, est, en quelque sorte, la déconstruc­tion. Par quoi l'on sort du cercle hégélien, tout en abordant vers de nouvelles figures du dehors, celles d'un athéisme posé en devenir his­torial du christianisrne, et inlassablement confronté à ce que Nancy nomme « absenthéisme », comme à son dehors même: c'est précisé-­filent ce que les diverses communications s'attachèrent à interroger, voire à discuter. Ce qui permit de questionner les différences entre la déconstruction « selon» Jean-Luc (Nancy) et la déconstruction « selon» Jacques (Derrida), et de frotter l'un à l'autre les concepts de déconstruction et de déclosion. De cet infini travail du sens (au sens où Freud parle d'un travail du rêve), de ce frayage du dehors, mené dans le partage des singularités, le présent volume souhaiterait offrir la vibration continuée.

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LA POLITIQUE ET SES AUTRES

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VIVRE AVEC: UNE PENSÉE DU MONDE

Marc Crépon

Pensons d'abord l'être de notre être-ensemble au monde, nous ver­rons quelle politique laisse cette pensée courir ses chances 1.

En proposant ce titre (Vîvre avec: une pensée du monde) à Danielle Cohen-Levinas et à Gisèle Berkman, il y a déjà quelques mois, j'avais le souci d'y rassembler et d'y lier des concepts ou des thèrnés qui, pour tous ceux qui ,se sont attardés une fois dans les livres de Jean-Luc Nancy, ne se laissent plus penser indépendamment de leur récur­rence et de leur scansion dans son travail, trois d'entre eux à tout le ITloins: l'avec (l'être-avec) - et je songe, entre autres, au-delà de La communauté désœuvrée, à Être singulîer plurîel - le monde, qui fait signe aussi bien vers Le sens du monde que vers La création du monde ou de la mondialîsation, la pensée enfin qui, pour s'en tenir aux titres, se rappelle à la fois dans Une pensée finie, La Pensée dérobée et dans le dernier titre paru: Le poîds d'une pensée, l'approche. Je laisse de côté, momentanérnent, la question du vîvre. Je voulais faire entendre le lien entre chacune de ces trois pensées dans chacun de ces livres: la pensée de l'avec (du cum de la communauté), la pensée du monde et la pensée de la pensée - et j'hésitais sur la ponctuation. Fallait-il faire de la pensée du rnonde le complément de l'avec, supprimer toute séparation entre le verbe et la préposition d'une part (vivre avec) et le

1. Jean-Luc Nancy, Vérité de La démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 62.

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FIGURES DU DEHORS

groupe nominal (une pensée du monde), ou marquer une suspension, une césure ou une équivalence: Vivre avec, point, virgule, point-vir­gule, trois points de suspension, deux points une pensée du monde?

Dans sa première graphie, sans ponctuation, le titre signifie une injonction - et je reviendrai d'ici un moment sur toutes les marques de l'injonction dans la pensée qui nous retient durant ces trois jour­nées. Ce que nous aurions à faire, la « tâche» [c'est un mot de Jean­Luc Nancy] - la tâche qui serait la nôtre aujourd'hui, ce serait de vivre avec une pensée du monde, par opposition à ses représentations ou à ses conceptions, mais aussi à toute forme de repli identitaire, à toute circonscription, délirnitation, crispation ou fermeture présup­posées. La seule pensée qui serait à la mesure de notre responsabilité, ce serait, dit autrement, une pensée commune de l'être-au-monde partagé, alors même que son sens fait défaut - et non de l'individu, de la nation, encore moins de la (ou des) civilisation(s). Dans sa seconde graphie, avec une césure (une virgule, un point-virgule, deux points), ce sont de tout autres nuances que le titre suggère. Ce qui se signale alors comme une pensée qui demande à être discutée, c'est que toute pratique de l'avec, tout mitleben « implique» une pensée (ou une non-pensée) du monde. Vivre avec ou tout simplement 1'avec, la pen­sée et la pratique de l'avec, cela a forcément à voir avec la possibilité ou l'impossibilité d'une pensée du Inonde.

l

Mais pourquoi devrions-nous assigner à la pensée une tâche déter­minée? Pourquoi devrions-nous nous plier à son injonction? Parce qu'il n'y va de rien de plus et de rien de moins que de « la sortie du nihilisme ». À deux reprises, en effet, dans Vérité de la démocra­tie, c'est cette sortie qui est identifiée comme « la tâche de la pen­sée ». Revenant sur l'actualité du mouvement de pensée initié par mai 1968, Nancy précise:

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LA POLITIQUE ET SES AUTRES

Nous fûmes et restons nietzschéens à cet égard; c'est-à-dire, en un mot, que

nous frayons une voie vers la sortie du nihilisme. Nous savons qu'elle est

étroite et difficile, mais elle est ouverte 2.

Un peu plus loin, c'est encore cette sortie qui revient, confondue avec la « distinction» que toute démocratie, digne de sa pensée [nous verrons d'ici un rnoment ce dont il s'agit], devrait s'attacher à mettre en œuvre:

Cette tâche de distinction n'est pas autre chose que ce qui peut frayer le che­

min de la sortie du nihilisme 3•

Enfin, nous devons nous souvenir que, dans un texte de La Pensée dérobée, intitulé « Nichts jenseits des Nihilismus » - un texte qui se met dans les pas nietzschéens de la pensée de l'éternel retour et avec lequel je voudrais cheminer un instant - c'est déjà de cette « sortie» qu'il est question. Là encore, nous nous voyons rappelés à une tâche qui, pré­sentée comme une exigence, sinon une urgence du temps, conjoint, cette fois, la pensée et le nihilisme dans leur excès partagé: « la tâche de la pensée active du nihilisme 4 ». De la pensée, Nancy souligne, dans un texte publié récemment: Le poids d'une pensée, l'approche que l'étyrnologie du mot la rapporte à la pesée5• Mais c'est déjà le poids de la pensée que Nietzsche mettait en avant, dans le § 341 du Gai savoir, intitulé précisément Le poids le plus lourd (Das grolte Schwergewicht) , la première fois qu'il exposa la doctrine de l'éternel retour. Quels sont donc le poids ou la pesée de la pensée du nihilisme et de celle de l'éternel retour qui lui est liée? De quelle gravité irnpriment-elles leurs effets dans le travail de Jean-Luc Nancy?

2. Ibid., p. 21. 3. Ibid., p. 42. 4. Jean-Luc Nancy, « Nichts jenseits des Nihilismus », in La Pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p. 163. 5. Cf Jean-Luc Nancy, « Le poids d'une pensée », in Le poids d'une pensée, l'approche, Strasbourg, éd. de la Phocide, coll. « Philosophie - d'autre part», [1 re éd. Le Griffon d'argile, 1991], 2008, p. 9-21.

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Le poids de ces pensées, c'est d'abord qu'elles nous viennent, qu'elles nous arrivent après plus d'un siècle d'expérience du nihi­lisme, de destruction et d'effondrement du refuge des certitudes aux­quelles l'existence avait pu se raccrocher. Elles ne sont pas séparables de ce désert de sens, dans lequel nous a abandonnés le naufrage de toutes les représentations, celles du monde, par exemple, qui pou­vaient être les nôtres. Elles pèsent, parce qu'elles nous en interdisent la nostalgie, autant qu'elles rendent impossible toute volonté et tout espoir de les restaurer en vue d'une conservation plus assurée. Déjà nous entrapercevons que si la sortie du nihilisme a à voir avec la pensée du monde et avec sa praxis, celles-ci ne pourront se confondre avec la réactualisation, la remise au goût du jour, la reconfiguration d'une de ces anciennes conceptions, mais pas davantage avec l'ins­tauration d'une nouvelle. Nous pouvons déjà deviner que se placer dans l'horizon de cette sortie impliquera qu'on prenne la mesure de cette impossibilité, tandis que toute tentative inverse ne signifiera rien d'autre que l'enfermement dans un « nihilisme passif» qui, le plus souvent, s'ignore comIne tel. Car « sortir» ne signifie pas qu'on tourne le dos au nihilisme, qu'on lui échappe ou qu'on s'en affran­chisse à bon compte. Rien n'est plus étranger à la pensée de cette sor­tie que l'exigence dialectique d'une sursomption, d'un dépassement ou d'une réconciliation. SortÎr du nihilisme nous dit Nancy, cela ne veut pas dire, comme l'indique le titre« Nichtjenseits des Nihilismus »,

qu'il y a quelque chose au-delà, dont la quête définirait la tâche de la pensée - cela veut dire, d'une expression dont nous n'avons pas fini d'éprouver la portée, de l'ouvrir sur un dehors.

C'est cette ouverture qui fait le poids de la pensée - d'une pensée de funambule en équilibre au-dessus d'un abîme ou sur le fil du rasoir, un fil auquel se lie le phrasé si tendu, si direct des textes que nous lisons ces jours-ci. C'est elle qui inscrit notre « tâche », au sens que lui donne La Pensée dérobée, dans le sillage de la pensée de l'éternel retour, faisant du penseur qui la fait sienne un « penseur actif du nihilisme ». Voilà qui aurait pu donner un autre titre à ces réflexions: « Portrait

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de Jean-Luc Nancy en penseur actif du nihilisme ». Et de fait, si l'on devait énumérer quelques-unes des grandes pensées auxquelles il est requis de se confronter, nul doute qu'il faudrait compter parrni les pensées qui pèsent celle de l'éternel retour, comme le dit et comme le fait Nancy, après Heidegger, Deleuze et quelques autres, dans Nichts jenseits des Nihilismus. Mais que veut-on dire en soutenant qu'« une pensée pèse»? D'abord et avant tout qu'elle est ce que Le poids d'une pensée appelle « la pesée même du monde, du réel, des choses en tant que sens 6 ». Or, une telle pesée ne reste possible que dans la mesure où et tant que le sens n'est pas sédimenté, établi et arrêté une fois pour toutes dans une vérité dernière. Elle ne s'accommode d'aucune conclu­sion, d'aucun achèvement. Elle exige au contraire, à l'encontre de tout accaparement ou toute appropriation de la pensée par son résultat, par des calculs ou des objectifs qui supposent toujours une fin, que chaque instant soit porté par son retour [par le retour de cette pesée]. À supposer l'inverse, il n'y aurait plus rien d'« actif» dans le fait d'être un penseur du nihilisme. C'est pourquoi la pesée de cette activité est la pensée de l'éternel retour. Elle désigne, nous dit Nancy, « une structure du présent », c'est-à-dire très précisérnent « la résonance de l'éternel dans le présenrl ». La pensée de l'éternel retour est l'éternelle pesée du monde. De tout existant elle réaffirme, à chaque instant, que son sens reste inappropriable, de toute affirmation qu'elle ne vaut qu'en s'ex­posant à l'épreuve du néant. Elle sait qu'il en fut toujours ainsi car, de rnême que la déconstruction, le nihilisme désigne moins un moment final de l'histoire (une fin, une mort, un achèvement, une clôture) qu'il ne la traverse et l'ouvre intégralement, de façon longitudinale. Mais elle n'ignore pas davantage que toujours cette traversée fut menacée d'être fixée, arrêtée dans quelque établissement du sens, autoritaire, vindicatif, qui se voulait définitif. D'où une fois encore, dans l'épreuve de l'éternel retour, « difficile », « redoutable », la tâche de la pensée:

6. Ibid., p. 10.

7. Jean-Luc Nancy, « Nichts jenseits des Nihilismus» in La Pensée dérobée, op. dt., p. 162.

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La tâche de la pensée active du nihilisme est d'arracher l'existant à l'anéan­

tissement final pour l'exposer au rien éternel ou, plus précisément encore, au

rien en tant qu'éternité 8.

Et un peu plus loin, de fàçon conclusive:

INTRODUIRE UN SENS - cette tâche reste encore absolument à accom­

plir, admis qu'il ny réside aucun sens').

II

« Vivre avec: une pensée du monde ». Nous pouvons déjà pres­sentir que s'il y va, avec cette injonction, d'une tâche pour la pensée, celle-ci ne se laissera pas séparer de cette « introduction du SENS» qui n'abrite à demeure aucun sens (qui reste peut-être sans demeure) - et que si devaient s'y dessiner en filigrane les lignes saillantes d'un portrait, il devrait s'apparenter, d'une façon ou d'une autre, à celui de ce« penseur actif du nihilisme ». « Une pensée du monde », ce ne saurait être, en tout cas, une de ses représentations ou conceptions, ancienne ou moderne, et, à ce titre, la supposée propriété d'un indi­vidu, d'une comrnunauté, d'un peuple, d'une nation ou d'une Église, son trait distinctif, son caractère propre ou son essence. De fait, rien n'est plus passivement « nihiliste» que toute appropriation ou iden­tification de cet ordre. S'il n'y a de« pensée active» que dans la praxis d'une exigence du sens, cette praxis suppose comme sa condition que soit reconnu ce que Nancy appelle, dans Le Sens du monde, « la fin du monde» : non pas son achèvement, sa disparition ou son épuiseluent, mais l'inadéquation, désormais avérée, de tout sens déposé, labé­lisé, approprié ou historiquement constitué à son désir. Il n'y a plus

8. Ibid., p. 162. 9. Ibid., p. 165.

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- c'est le ressort de « l'activité» du penseur actif - de sens du Inonde entendu comme rapport du monde à une extériorité, un dehors dont il tiendrait précisément son sens.

La pensée du sens du monde est une pensée qui devient elle-même, au fil de

sa pensée, indiscernable de sa praxis, qui se perd tendanciellement comme

« pensée)} dans sa propre exposition au monde ou qui s'y excrit, qui laisse le

sens l'emporter, toujours d'un pas de plus, hors de la signification et de l'in­

terprétation. Un pas de plus, toujours, et dans l'écriture de la pensée un tracé

de plus que l'écriture elle-même. c'est aussi cela, et singulièrement depuis

Marx, et Nietzsche, la « fin de la philosophie)}: comment la fin du monde du

sens ouvre la praxis du sens du monde \o.

Une pensée du monde, ce ne saurait être, ce ne doit pas être autre chose qu'une« praxis du sens du monde », envers et contre tout. Voilà le sens de l'injonction! Car rien aujourd'hui n'est plus fragile et menacé que la possibilité de cette praxis. Depuis Le Sens du monde au moins jusqu'à Verité de la démocratie, en passant par La Création du monde ou la mondialisation, Jean-Luc Nancy n'aura cessé de dire cette fragi­lité. La pensée y trouve un ton qui n'est jamais celui de la prophétie de la catastrophe ou de l'apocalypse, encore Inoins de la dénonciation alarmiste du déclin ou de la décadence, mais de la gravité. « Une pensée du monde », c'est nécessairement une pensée grave - une pen­sée alourdie du poids de « l'immonde », c'est-à-dire de tout ce qui, dans le monde, semble lui interdire de faire sens et atteste sa capacité démultipliée de s'autodétruire. Lexigence d'un sens que nulle fina­lité, aucun projet ni programme n'asservit ou ne console se heurte à ce qui partout atteste aussi bien l'absence de ce sens que l'usure et la duplicité de tous les messages qui voudraient encore le restituer, ou Jaire semblant d'y croire. Elle est guettée par la lassitude et le décou­ragenlent, par tous ces symptôInes, dont Nietzsche pronostiquait

10. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 19.

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déjà qu'ils seraient pour deux mille ans les efFets-signes du nihilisme passif. Elle bute sur les souffrances et les misères du monde.

Et pourtant la pensée « demeure» - et elle reste active. Telle est la loi du « nihilisme actif ». Telle est peut-être aussi la force secrète du travail de Jean-Luc Nancy: une endurante confiance dans l'acti­vité et l'efFectivité de la pensée. Sa promesse (qui est aussi sa chance) se nourrit de la gravité même de son exposition au monde et aux « pulsions de mort qui le traversent ». Comme Nietzsche le savait, « nihilisrne passif» et « nihilisme actif» sont indissociables. En un sens donc,

le monde a perdu sa capacité de faire monde: il semble avoir gagné seule­

ment celle de multiplier à la puissance de ses moyens une proliferation de

l'immonde qui, jusqu'ici, quoiqu'on puisse penser des illusions rétrospecti­

ves, jamais dans l'histoire n'avait ainsi marqué la totalité de l'orbe. Pour finir,

tout se passe comme si le monde se travaillait et se traversait d'une pulsion de

mort qui n'aurait bientôt rien d'autre à détruire que le monde lui-même Il.

Mais ce sens ne fait sens que dans la mesure où, parce qu'il ne dit rien d'autre que son absence répétitive, il permet à l'exigence du sens de s'imposer à la pensée, un peu comme, dans cette autre expérience longitudinale qu'est la déconstruction, le renversernent radical des hiérarchies conceptuelles, l'effondrement du monde qui les porte appelle l'irruption incertaine de nouveaux concepts. Rien n'est plus difficile à penser que cette exigence qui (encore une fois) échappe à toute dialectique et ne suppose aucun « travail du négatif ». Il ne s'agit pas de trouver au monde un sens qui nous aiderait à surmonter ces désordres [nulle réconciliation n'est attendue], mais de faire du défaut de sens ou de l'abandon du sens la source d'une praxis qui est à la fois et indissociablement praxis du sens et praxis du monde. Ce qu'on appelle « mondialisation» ne se laisse pas penser autrement.

Il. Jean-Luc Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 16.

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En un sens, elle ne saurait être appréhendée indépendamment de l'extension infinie (le mauvais infini) des maux qu'elle produit. Elle ne laisse aucune partie du monde à l'abri des effets dévastateurs de la domination sans précédent de ce que Nancy appelle, d'une for­mule laconique, « l'empire conjoint de la puissance technique et de la raison économique pure 12 ». Ce faisant, elle révèle à elle-même la dimension mondiale du marché, c'est-à-dire, « par l'interdépendance de l'échange de la valeur, sous sa forfile marchandise [ ... ] l'intercon­nexion de tous dans la production de l'humain en tant que tel l3 ».

« Linterconnexion de tous dans la production de l'humain.» À rebours de tout repli identitaire, de toute crispation sur quelque appartenance communautaire que ce soit [et nous savons, aujourd'hui plus que jamais ce que l'un et l'autre peuvent avoir de meurtrier], à rebours donc de toute identification supposée donner son sens à l'existence (alors qu'elle est vide de sens), la mondialisation foit appa­raître leur connexion comme le sens de leur être-au-monde. Déjà nous sentons que nous approchons de l'avec - de ce qui fait de la pensée du monde exposée à la pulsion de mort qui s'y déchaîne et de l'exigence du sens qui la porte un vivre avec: conjointement donc (rnais tout reste à montrer de ce vivre) une pensée et une praxis de l'avec. Elles s'annon­cent, en filigrane, dans le choix du pluriel (de la première personne du pluriel) pour dire une nouvelle fois en quoi consiste la « tâche» de la pensée. Dès lors que « l'interconnexion de tous dans la production de l'humain» foit sens, elle est aussi un partage de la pensée.

. .. nous devons nous demander à nouveaux frais ce que le monde veut de

nous, tout autant que ce que nous voulons de lui, partout, dans tous les sens,

urbi et orbi, dans tout le monde et pour tout le monde, sans capital(e ) du

monde mais avec la richesse du monde 14.

12. Ibid., p. 15. 13. Ibid., p. 21. C'est moi qui souligne. 14. Ibid., p. 18.

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Mais si cette demande assigne une tâche à la praxis du sens, c'est que rien n'est moins évident que cette « interconnexion ». Il ne suffit pas de savoir qu'elle fait sens, il faut se demander encore comment elle le fait et, à supposer qu'elle ne le fasse pas vraiment ou qu'elle ne l'ait jarnais fait, à supposer que ce soit cette impossibilité qui fait l'essence du nihilisme (passif) et de l'abandon et de la destruction du monde, il faut se demander comment faire, à quelle praxis du sens il faut laisser sa chance pour que cette interconnexion fasse sens enfin autrement. Tout se passe ici comme si les livres se précipitaient les uns vers les autres, répétant leur écho: sans parler de La Communauté désœuvrée et de La Comparution, Être singulier pluriel, Le Sens du monde, La Pensée dérobée, La Création du monde et, pour en revenir à la chance, Vérité de la démocratie. Tout se passe comrne s'ils conver­geaient vers cette assignation commune d'une tâche qui n'est plus seulement une tâche pour la pensée, mais aussi pour la « vie» - pour une vie qui trace sa « sortie du nihilisme» grâce à et par une autre « interconnexion de tous dans la production de l'humain ». La (notre) tâche, c'est alors un mot qui passe entre les livres, mais aussi des livres à la vie, et de la vie aux livres - et qui nous arrive avec les uns et les autres. Et tous ceux qui sont familiers des livres de Jean-Luc Nancy se souviennent de ces deux pages terribles sur lesquelles s'ouvre Être singulier pluriel et de la longue énUlllération qui les nourrit: la litanie des lieux, des groupes, des instances qui étaient en 1996 « le théâtre et l'enjeu de conflits sanglants» et qui, pour beaucoup d'entre eux, étaient encore présents, lorsque la même litanie est reprise, cinq ans plus tard dans un court texte de La Pensée dérobée intitulé Cum 15 - et le restent aujourd'hui. Et nous gardons en mémoire, avec inquiétude, la conclusion qui donne à cette tâche sa portée et à la pensée qui la porte sa gravité:

15. Cl ({ Cum il, in La Pensée dérobée, op. cit., p. 116.

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Cette terre, c'est tout sauf un partage d'humanité. C'est un monde qui n'ar­

rive pas à faire monde, un monde en mal de monde et de sens du monde.

C'est une énumération - et de fait, seul fait ici surface le nombre, la prolifera­

tion de ces pôles d'attraction et de répulsion. C'est une liste interminable - et

de fait, tout se passe comme si l'on était réduit à la dresser, dans une comp­

tabilité qui ne porte aucun bilan. C'est une litanie - c'est-à-dire une prière,

mais de pure douleur et de pur égarement, cette plainte de tous les jours de la

bouche de millions de réfugiés, de déportés, d'assiégés, de mutilés, de violés,

de retranchés, d'exclus, d'exilés et d'expulsés 16.

III

« Vivre avec: une pensée du monde ». Ce serait une gageure que de vouloir suivre la trame de l'avec ou de reconstituer l'intrigue de sa pensée, telle qu'elle se déploie dans les livres de Jean-Luc Nancy. Elle porte partout le poids de l'exigence du sens. Dans un passage de Être singulier pluriel, il est dit (c'est toujours la même « tâche », la même injonction qui reviennent) qu'il nous faut ici et aujourd'lJui, dans ce monde de rnisère et dans ce temps de détresse qui sont les nôtres, « répéter la pensée de l'éternel retour (quitte, s'il le faut à la nommer autrement 17) ». « Être un penseur actif du nihilisme» ne veut sans doute P?s dire autre chose. Or cette répétition, cette autre nomina­tion, ce n'est ni plus ni moins que la pensée de l'avec qui est aussi l'avec de la pensée cornme du vivre qui en assume la charge. Des pensées les plus lourdes, elle assume, comme Zarathoustra en fit l'expérience pour l'éternel retour, le péril qui tient aux écueils qu'elle côtoie. S'il

16. Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 12. 17. Ibid., p. 22: « C'est ainsi que la pensée de l'éternel retour est la pensée inaugurale de notre histoire contemporaine, et qu'il nous faut elle-même la répéter (quitte, s'il le faut, à la nommer autrement): il faut nous réapproprier ce qui, déjà, nous a faits «nous", aujourd'hui, maintenant, ici, le nous d'un monde

qui se pressent n'avoir plus de sens, mais être ce sens même. Nous comme commencement et fin du monde partout, inépuisables dans la circonscription que rien ne circonscrit - que circonscrit "le rien" ».

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s'agit, en effet, de repenser« l'interconnexion de tous dans la produc­tion de l'hurnain », deux risques doivent être mesurés, deux malen­tendus dissipés quant aux chances de cette pensée. Le premier est de tirer l'avec (le cum) du côté d'une apologie substantialiste, essentia­liste ou identitaire de la communauté, dont nous savons qu'elle nour­rit la plupart des désastres que rappellent les litanies précédemment évoquées; le second est de la dissoudre dans la nostalgie hurnaniste et la glorification d'un être-ensemble ou d'un partage pieux. Mais il ne suffit pas de décréter, de façon convenue, chacune de ces deux mésinterprétations de l'avec comme telles, il faut en rendre raison. Et c'est alors la question du monde - de son sens et de sa pensée -qui est impliquée. Dans le prernier cas, elle suppose un partage du monde qui reconduit sa partition à des parts, dont l'identité repose toujours sur une origine et sur des traits homogénéisants, fantasmati­ques et meurtriers. Et nous savons combien ce partage a pu se donner et se donne encore, sous la forme la plus brutale, comme le sens du monde - et imposer ses politiques discriminatoires, sa diplomatie, ses cornprornissions, ses guerres, ses renoncements comme la réalité et la vérité du monde. Dans le second cas (le partage, l'échange, l'être ensernble), c'est l'horizon d'une espérance qui est censé faire sens ou donner un sens transcendant, imposé d'en haut, plaqué d'ailleurs, outre-monde. Jean-Luc Nancy n'aura eu de cesse de dénoncer cha­cune de ces dérives 18.

Contrairement à ce que chacun de ces deux écueils accrédite, l'avec donc n'est pas une valeur (esthétique, rnorale ou politique)19. Il est,

18. Cf, entre autres, « Cum », in La Pensée dérobée, op. dt., p. 119: « Il ne faut surtout pas magnifier l'être-ensemble (c'est un des effets discrètement pervers du travail récent sur la communauté, qu'il a ravivé ici ou là une certaine emphase chrétienne et humaniste sur le "partage", l'''échange'', "autrui": mais c'est aussi ce qui conduit à la plus grande méfiance vis-à-vis des pensées communautaires ou communautaristes). »

19. Dans La Communauté affrontée (Paris, Galilée, 2001, p. 42), Nancy explique comment et pour quelles raisons, dans son travail, « les expressions disgracieuses d'être-ensemble, d'être-en-commun et finalement

d'être-avec» se sont substituées à celle de communauté: « De plusieurs côtés je voyais venir les dangers suscités par l'usage du mot "communauté": sa résonance invinciblement pleine, voire gonflée de substance et d'intériorité, sa référence assez inévitablement chrétienne (communauté spirituelle et fraternelle, com-

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en deçà et au-delà de toute signification et de toute évaluation - tel est le cœur et le fond de la pensée du « penseur actif du nihilisme» -il est la condition du sens, le lieu qui fait sens ou, pour le dire encore autrement, le lieu dans lequel le rnonde fait sens comme monde. De l'avec, voici donc ce qu'il faut retenir:

Il n'est pas en un lieu, puisqu'il est bien plutôt le lieu lui-même: la capacité

que quelque chose, ou plutôt quelques choses, et quelques-uns, y soient,

c'est-à-dire s'y trouvent les unes avec les autres ou entre elles -l'avec ou l'entre

n'étant précisément pas autre chose que le lieu lui-même, le milieu ou le

monde d'existence.

Un tel lieu se nomme le sens. Être avec, c'est faire du sens, c'est être dans

le sens ou selon le sens - ce « sens» n'étant en rien un vecteur orienté vers

l'épiphanie d'une signification, mais la circulation de la proximité dans son

écartement propre, et de l'écartèlement dans sa proximité: le renvoi ou le

rebond de proche en proche par lequel un monde Eût un monde, autre chose

qu'un tas ou qu'un point nul 20.

Reste à penser alors [c'est la pensée du monde] comment l'être­avec (et le vivre avec qui n'est pas exactement la même chose) fait du sens, nIais aussi comnlent celui-ci arrive [tout est là], que cette possi­bilité même soit compromise ou entamée. Faire sens, pour l'être avec - c'est-à-dire pour le nous que nous sommes - est-ce l'enjeu d'une lutte, d'un engagement, la vérité infiniment répétée de notre tâche et de notre responsabilité? Est-ce cela que nous voudrions encore, que nous devrions pouvoir dire [et rien d'autre] chaque fois que nous nous risquons à dire « nous» ?

Il me fàut désormais précipiter un peu les choses et court-circuiter quelques médiations. Toute la difficulté consiste à conjuguer deux

munielle) ou plus largement religieuse (communauté juive, communauté de la prière, communauté des

croyants, 'umma), son usage à l'appui de prétendues "ethnicités" ne pouvaient que mettre en garde. "

20. Jean-Luc Nancy, {( Lum ", in La Pensée dérobée, op. dt., p. 120.

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orientations de la pensée. La première consiste à exhiber, de façon descriptive, la co-originarité du monde (sa pluralité originelle ou son origine plurielle) comme le sens de l'être-ûvec - ce qui, en toute rigueur, ne devrait pas se faire autrement qu'en lisant ligne à ligne, avec la plus grande attention, Être singulier pluriel. La seconde revient à se demander si cette co-originarité peut-être menacée, entan1ée, abimée, comprornise, pervertie.

Deux choses alors se trouvent impliquées. 1. D'abord ceci qui nous reconduit au point de départ: si « être

avec» est « une pensée du monde », c'est comme pensée de sa co-ori­ginarité. De fait, « l'interconnexion de tous dans la production de l'humain» n'a pas de sens hors de cette co-originarité, même si elle ne saurait s'y réduire. Il y a« interconnexion », parce que nulle singu­larité (et cela vaut pour tout l'étant) n'existe, comme touche de sens distinctive, indépendamment de sa contiguïté avec toutes les autres. Le sens du monde -le sens exigé - est nécessairement pluriel.

Le sens n'est pas un milieu dans lequel nous serions immergés: il n'y a pas de « mi-lieu », c'est l'un ou l'autre, l'un et l'autre, l'un avec l'autre, mais rien de l'un à l'autre qui serait encore une autre chose que l'un ou l'autre (une autre essence, une autre nature, une généra­lité diffuse ou infuse). De l'un à l'autre, il y a la répétition syncopée des origines-de-monde que sont chaque fois l'un ou l'autre 21.

2. Ensuite vient la question (politique) du passage de l'être-avec au vivre avec. Être-avec, cela ne fait l'objet d'aucune tâche, d'aucune injonction. Être, pour tout étant, c'est nécessairement « être-avec ». Mais « vivre-avec»? Sans doute l'un et l'autre ne sont-ils pas sépara­bles. Et pourtant, nous connaissons le prix de leur disjonction violente qui, dans l'oubli du premier, est toujours celui d'un « consentement meurtrier ». S'il est vrai que, de la multiplicité des singularités aux­quelles chacune est exposée, elle ne reçoit rien d'autre, rien de plus et

21. Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, op. dt., p. 24.

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rien de moins que « le passage discret d'autres origines du monde 22 » - une affirmation répétée du monde - cette « réception» en partage est, elle-même, infiniment modulable. C'est cette variété du « partage de la singularité» que porte l'expression « vivre avec ». La question du nihilisme est portée par la pensée de l'éternel retour qui est une pensée du Inonde. Mais elle fut aussi, depuis toujours, hantée par celle de la possibilité du meurtre, au lieu même où le sens du monde et le sens de la mort sont inséparables. C'est très exactement ce que donne à penser la cartographie inachevée de la violence sur laquelle s'ouvre Être singu­lier pluriel- une liste déjà datée des nOITIS propres dont elle ne cesse de s'alourdir - une« pensée du monde », notre « tâche ».

22. Ibid., p. 27.

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MARX, AVEC ET SANS NANCY

Antonia Birnbaum

Ressaisissant une difficulté de lexique qui scande son effort de penser le «commun», Jean-Luc Nancy écrit en 200 1, dans La Communauté affrontée: « En effet, j'ai préféré lui [au terme de "com­munauté"] substituer peu à peu les expressions disgracieuses d'''être­ensemble", d"'être-en-commun" et finalement d'''être-avec''. Il y avait des raisons à ces déplacements et à la résignation, au moins pro­visoire, à ces disgrâces de langue. De plusieurs côtés, je voyais venir les dangers suscités par l'usage du mot communauté: sa résonance invinciblement pleine, voire gonflée de substance et d'intériorité, sa référence assez inévitablement chrétienne (communauté spirituelle et fraternelle, communielle) ou plus largement religieuse (commu­nauté juive, communauté de la prière, communauté des croyants -'umma) , son usage à l'appui de prétendues "ethnicités" ne pouvait que mettre en garde1

• » Avec une prudence réaffirmée, Nancy mar­que une distance à tout leitmotiv théologique en une période où sa reprise fait rage, et ce notamment dans la tradition heideggérienne2

Le chemin de Nancy passe ailleurs, voire dévie ce tracé. Peu de temps après la chute du mur de Berlin, il écrit: « Sous ce nom, avec ce nom et malgré lui, le communisme est le signe paradoxal qui signale

1. Jean-Luc Nancy, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001, p. 42. 2. Et cela est d'autant plus frappant que sa {( déconstruction du christianisme » n'a pas manqué d'être associée à cette poussée théologique.

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à la fois la fin d'un monde entier, et le passage à un autre monde. Un prernier monde se sera défait dans la trahison ou dans l'implo­sion "réelles" du "communisme". Un autre monde se sera ouvert dans l'exigence renouvelée, quoique obscure, de la cornmunauté. Entre les deux, il n'y aura rien eu - rien que la pâle, dérisoire et fugace échappatoire d'une "civilisation de l'individu" (ou de la "personne"), libérale sans libération, humaine sans moyen d'arracher l'homme à l'homme pour l'exposer à "ce dont le fondement ne réside pas en lui­même", pour le dire avec Schelling3• »

Battement entre la fin d'un monde et le début d'un autre, «véritable règne de la liberté », le communisme persiste à déchirer ce qui semblait alors (et sans doute plus encore aujourd'hui), avoir accaparé la totalité du monde, toute l'épaisseur du réel, au point d'en avoir éliminé l'idée même d'une alternative: le règne de l'équivalence généralé.

Relativement à la trajectoire de Nancy, le déplacement terminolo­gique de la « communauté désœuvrée» vers 1'« être-avec» ne porte pas de rupture théorique, plutôt une intensification. Tout au long des années 90 et de la décennie suivante, le philosophe réagit aux malen­tendus mais aussi à la critique, aiguise sa differenciation de l'ontolo­gie et de la politique à mesure que notre situation semble s'empêtrer toujours davantage dans les processus multiformes du capital; il s'en­gage dans la déconstruction du christianisme. Ces dernières années, la question d'une ontologie du commun focalise l'œuvre, si bien que Nancy se voit parfois qualifié comme penseur de 1'« avec ».

3. Jean-Luc Nancy, « La Comparution» (De l'existence du « communisme» à la communauté de 1'« exis­

tence »), in Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, La Comparution. De l'existence du « commu­

nisme» à la communauté de l'existence, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1991, p. 67. Nancy enchaîne en note: « [ ••• ] ou pour le dire dans le langage de Marx, "le véritable règne de la liberté" ».

4. Ainsi Nancy: « Voilà pourquoi, de toutes parts, on s'emporte contre le nihilisme, contre le négati­visme, contre toutes les formes du retrait, du suspens, de la finitude ou de l'impossible, jugées, à tort ou a raIson et le plus souvent à tort et à travers - comme indifféremment morbides ou suicidaires. On en appelle en revanche à l'affirmation ou à la valeur, à la décision et à la fermeté, et de ce côté-là une indistinction symétrique pourrait suggérer qu'on veut positiver à tout prix, pour se servir d'un mot que la publicité n'a pas forgé par hasard. » Jean-Luc Nancy, Chroniques philosophiques, Paris, Galilée, 2004, p. 61.

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Relativelnent au communisme de Karl Marx en revanche, le choix de 1'« être-avec» oblige à préciser, ou même à reformuler ce que communisme veut dire. Car si, chez Nancy, « être-ensemble» « être­en-commun» et « être-avec» peuvent glisser l'un dans l'autre en un prolongement quasi synonyme, la même chose ne peut certainement pas être affirmée de Marx, pour qui l'être est d'abord commun d'être en conflit. Or ce dernier n'a rien d'un « avec sec et neutre» tel que le caractérise Nancy: « ni communion ni atomisation, seulement le par­tage d'un lieu, tout au plus un contact: un être-ensemble sans assem­blage. (En ce sens, il faut mener plus loin une analyse du Mitdasein laissée en souffrance chez Heidegger5.) »

Non seulement Marx appréhende la contradiction de classe comme « père de toute chose », mais le combat principi~l contre le capita­lisme est également son principe d'intelligibilité. D'où son concept de critique, dans lequel l' analyse des conditions capitalistes est intrin­sèquement nouée à leur destruction et à leur transformation: telle est la formule de la praxis.

Pour autant, cette différence entre une pensée de la contradiction et une pensée du commun n'a pas elle-même le statut d'une oppo­sition. La portée asymétrique de 1'« être-avec» dans l'une et l'autre philosophie se révèle bien plutôt comme pierre de touché. Si l'on peut constater une prédominance théorique de la contradiction chez Marx, son texte ne cesse néanmoins de rernettre cette logique au contact du disparate, de l'amplitude des expériences communes de la praxis. À regarder de plus près ses écrits, il apparaît que moments d'en­thousiasme partagés et férocité colérique de la lutte se côtoient, sans que se soit pour autant déterminé leur rapport. Marx nous les livre ensemble, c'est-à-dire qu'il nous livre l'énigme de leur assemblage.

5. La Communauté affrontée, op. cit., p. 43. 6. Voir les remarques sur la pierre de touche Socrate, son effet de frottement et de confrontation, dans Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres Il. Cours au Collège de France. 1984, Paris, Gallimard/Seuil, 2009, p. 134-135.

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*

Dans le Manifeste du parti communiste, écrit en 1848, Marx conçoit l'idée communiste à partir des contradictions de la lutte des classes. Cette idée se révèle à mênle la traversée de ces luttes comme pointe avancée de la pensée qui en saisit le sens historique et le but. Les contradictions de la classe bourgeoise et prolétaire mèneront inélucta­blement à un affrontement final, à un dépassement de l'antagonisme capitaliste et à une disparition de toutes les classes dans l'organisation harmonieuse de la société humaine. Le projet communiste nomme le terme mis à toute aliénation et à toute domination, une société humaine délivrée de ses contradictions et de sa division, sans pour autant que cette finalité puisse être déterminée dans son contenu réel. Dans cette intrigue, l'initiative apparaît d'ailleurs plutôt comme étant du côté de la bourgeoisie, qui ne cesse de bouleverser, détruire, révolutionner les moyens de production, précipitant toujours davan­tage les prolétaires dans un néant sans conversion: le prolétariat n'est rien, il est ce rien tout entier ramassé dans la furie du négatif.

Dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, rédigés avant l'échec des soulèvements populaires de 1848, l'approche du communisme est autre. Marx qualifie l'homme comme un être qui vit d'emblée son existence comme une existence commune, ou géné­rique. Il découple cet « être social» (ou être-en-commun) d'avec la téléologie historique qui l'ordonne à un projet. Qu'en est-il, non pas du projet communiste, mais de 1'« être social» qui porte ce projet? D'où nous vient le pressentiment de cet être?

En nouant ainsi la question de l'aspiration communiste à celle de l'être générique, Marx ne dissocie pas pour autant son interrogation de l'antagonisme constitutif des luttes. Lenjeu est bien plutôt d'ac­céder à cette « instabilité agitée» du commun qui n'est « rien de ce qui est donné» et qu'il désigne tour à tour sous la figure de la lutte des classes et sous celle d'une vie non aliénée. Dans les réflexions des Manuscrits de 1844 sur l'émancipation ouvrière, dans les Annales

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franco-allemandes, Marx prête toute son attention à ce qui de l'être­en-commun n'est pas ressaisissable comme visée d'un programme. Si, comme le soutient Marx, l'être individuel est l'être social, s'ils sont quasi synonymes, alors l'être social est réellement le point de départ, au sens où sa formulation constitue le mode d'écriture de l'être.

Ce nouage exige de prêter attention au peuplement de la pen­sée du jeune Marx plutôt qu'à son remaniement de l'anthropologie, d'interroger la fonction de parole de son texte plutôt que de se fixer exclusivement sur sa fonction de connaissance. En effet, dans une perspective linéaire, il a été maintes fois remarqué que le jeune Marx ne dispose pas des éléments théoriques qu'il développera après 1848, notamment le surtravail, et qui lui permettront de rendre compte adéquatement du fonctionnement capitaliste, d'en proposer une science critique. Du coup, les analyses des Manuscrits économico-phi­losophiques sont appréhendées comme opérant par défaut, sur une base« humaniste» empruntée à Feuerbach.

Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 peuvent-ils être ainsi décrits comme sinlple prélude d'une science à venir, dans laquelle l'activité vitale non aliénée des hommes et la mutilation du travail sala­rié relèveront enfin de la cohérence d'une seule et même contradiction? Cette manière d'appréhender la réflexion du jeune Marx fait bien peu de cas de sa remarque selon laquelle « il ne suffit pas que la pensée pousse à se réaliser, il faut que la réalité pousse elle-même à penser? ». À ce titre, la discontinuité théorique n'est pas un « manque de science»; elle atteste bien plutôt une attention pour ce réel qui bouscule la théorie, y compris et surtout pour le réel des conflits. Les mots d'ordre, les aspirations, les expériences de la lutte des prolétaires sont d'emblée présents dans le discours de Marx, elles impriment leur mordant à sa démarché.

7. Karl Marx, Cl-itique du droit politique hégélien, trad. A. Baraquin, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 206. Cité in Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie, Paris, Le Seuil, 2000, p. 255. 8. Il s'agit bien sûr là d'Althusser, mais aussi plus largement d'une certaine perpétuation de la logique épistémologique dans la reprise actuelle des études marxistes. Voir par exemple l'ouvrage, dont les qua­lités sont nombreuses, d'Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie, op. cit.

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La première phrase du premier chapitre des Manuscrits économico­philosophiques de 1844 est une conclusion: «Le salaire du travail est déterminé par la lutte hostile entre capitaliste et travailleur. La nécessité de la victoire pour le capitaliste9• » La défaite est consom­nIée avant même que le livre ne commence, que ses arguments ne se déploient lO

• Elle est le sort odieux, innommable, réservé aux tra­vailleurs dans les rapports de production capitalistes; elle est aussi bien le cynisme du discours de l'économie politique dont la théorisa­tion justifie ces rapports.

Contre cette défaite, le texte inachevé de Marx se présente comme une étrange Kampfichrift (un texte polémique). Il réenclenche la lutte, là même où la lutte est déjà donnée comme perdue. Produisant ses remarques dans les interstices de longues citations tirées de Ricardo, Smith, Marx s'appuie sur ce qui contrevient à leurs discours pour en éclater les limites.

Enquêtes, contacts avec les ouvriers, travaux des socialistes alle­mands (Ligue des Justes de Weitling) et français, analyse par Schulz­Bodmer de la teneur idéologique du discours de l'économie nationale, critique positive et naturelle de l'homme élaborée par Feuerbach. Larticulation d'un trait comnluniste, de la violence des conflits dans lesquels sont engagés les travailleurs, de la polémique contre l'écono­mie nationale, est à mettre au compte de ce mélange du théorique avec des « découvertes extérieures », avec les multiples écarts de per­ception exprimés par les voix des uns et des autres ll

.

9. Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. F. Fischbach, Paris, Vrin, p. 77. 10. Ce constat est repris de l'analyse d'Anne-James Chaton, LEffocé. Capitalisme et effacement dans les Manuscrits de 44 de Kàrl Marx, Paris, Éditions Sens & Tonka, 2005. Ce texte s'en inspire fortement. Il. Dès la préface, Marx convoque la positivité critique, dans laquelle il inclut Feuerbach, contre la séduction que continue d'exercer la dialectique hégélienne sur ses disciples rebelles: « [ ... ] d'où un inévitable manque de radicalité puisque même [ ... ] lorsque, dans le procès de la critique, des doutes viennent [au théologien critique] à propos des présuppositions philosophiques du fait de découvertes extérieures - il les abandonne lâchement et de façon injustifiée, il enfoit abstraction [ ... ] » (Manuscrits

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À moins de tenir ces découvertes extérieures pour des illustrations d'une construction théorique, force est de constater que la disjonc­tion entre l'activité vitale non aliénée et la mutilation propre au sala­riat n'est pas une« erreur» du jeune Marx (en attente d'être corrigée par le Marx du Capital), mais le ressort de son propos. Ce sont ces rencontres et ces événements, le rapport entre ces tendances hétéro­gènes et concomitantes qui impulsent l'élaboration de Marx. Dans sa tentative de contrer l'économie nationale et sa fiction de la cupidité comme état originel de l'humanité, le philosophe se propose de reve­nir au « fait de l'économie nationale », saisi dans toute sa complexité. Celle-ci charrie un vertige de la causalité que le philosophe décou­vre, non pas dans « l'être social» conceptualisé par le jeune hégélien Feuerbach, non pas dans les pages d'un livre, mais dans une réunion d' ouvriers 12.

«Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, ce qui leur importe d'abord cornme but, c'est la doctrine, la propagande, etc. Mais, en même temps, ils s'approprient par là un nouveau besoin, le besoin de la société, et ce qui apparaît comme rnoyen est devenu le but. On peut observer ce mouvement pratique dans ses résultats les plus éclatants lorsque l'on voit réunis les ouvriers socialistes français. [ ... ] Lassociation, la réunion, la conversation qui a de nouveau la société comme but, leur suffisent, la fraternité des hommes n'est pas un vain mot, mais une vérité pour eux, et la noblesse de l'humanité nous illumine depuis ces figures durcies par le travail 13 • »

À la faveur de l'organisation de la lutte, le but cesse d'être finalité, les moyens cessent de lui être subordonnés; il se reporte dans la propa­gande, la doctrine, la réunion, au point de se confondre avec eux. Cette

économico-philosophiques, p. 76). Ce sont ces découvertes qui font la rupture avec Hegel, rupture à laquelle il consacre des pages époustouflantes à la fin des Manuscrits. 12. Contrairement à une doxa répandue, Marx dans ce texte ne fictionne ni une origine de l'essence humaine, ni un « passé» du communisme. Il combat la fiction qui informe les théories de l'économie nationale. Le point de départ est pris tour uniment dans les faits et la contestation des faits. 13. Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques, op. cit., p. 184.

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confusion ne produit pas une identité de l'existence ouvrière avec une existence de combat, bien au contraire; elle y marque un dédouble­ment. Se constitue un nouveau rapport entre les ouvriers, qui se noue à l'occasion de leur lutte contre les capitalistes. Ainsi, la dimension que Marx qualifiera de fraternelle se manifeste d'abord dans la lutte, rnais sans se résoudre en ellel4

• Ces ouvriers ne sont pas condamnés, soit à n'être ({ rien », soit à combattre. Leur existence est logée en un excès inaliénable, lequel ne coïncide ni avec leur condition d'exploité, ni avec les impératifs de la lutte. En lui, ils se sont déjà émancipés de la servilité et de la haine du maître, deux caractéristiques d'un même monde. À partir de lui se communique déjà la transformation des ges­tes et des pensées qui donne corps à une vie affranchie.

De même que les ouvriers français vont découvrir dans leurs asso­ciations et réunions de lutte l'entame réelle d'une vie irréductible aux conditions salariales de sa reproduction, de même Marx va discerner dans l'humanité des travailleurs un écart entre la communication selon laquelle ils rompent leur isolement et le combat qu'ils mènent contre l'aliénation capitaliste. Le trait communiste ne dérive pas de l'oppression, mais indique ce qui s'y soustrait, une indétermination de l'existence que jamais aucune négation ne saurait atteindre. En effet, selon le passage cité plus haut, ce trait n'est pas, du moins pas directement, un trait de combat, de « haine de classe» comme on le dira plus tard, nIais l'anticipation d'une autre manière de s'associer, une manière soustraite à l'oppression du travail et de la concurrence. Mais alors, en quoi la lutte des classes au sens antagonique se rappor­te-t-elle à cette soustraction? Y a-t-il même rapport, au sens d'une relation nécessaire?

*

14. Dans ce texte, nous n'aborderons pas la question compliquée du terme de fraternité, de sa pertinence ou non, de son inféodation à une pensée chrétienne de la communauté comme amour. Nous le prenons

comme quasi-synonyme de communiste, au sens d'un rapport décentré, indéterminé à la lutte.

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Rappelons que dans la logique de contradiction qui oppose ouvriers et capitalistes, comme le souligne d'entrée de jeu le texte, le point de départ est la négation, voire la défaite de la vie ouvrière, son oppression intolérable. « Le travailleur a cependant le malheur d'être un capital vivant, donc un capital connaissant le besoin, qui, à chaque moment où il ne travaille pas, perd ses intérêts et par là son existence. La valeur du travailleur, en tant que capital, croît selon la denlande et l'offre, et son existence, sa vie deviennent, y compris physiquement, une offre de marchandise comme n'importe quelle autre marchan­dise, et elles sont sues en tant que telles 1 5 • » Son propre corps est une propriété privée - un capital vivant - qu'il lui faut vendre à tout prix pour le nourrir, le vêtir, le loger, bref le reproduire. En tant qu'il est force de travail, l'homme est opposé à son humanité, il use sa vie à la gagner. En retour, la lutte est négation de cette exploitation subie.

Dans la scène de lutte des ouvriers français, l'humanité se regagne par une lutte et une transformation. Les deux ne se recouvrent pas. Ils sont distincts, mais sans pour autant être séparés; leur hétérogé­néité se raInasse, contractée en un seul foyer. Poussé par un cas de révolte décisif, Marx s'aventure à formuler leur nouage, s'appuyant sur l'insurrection des tisserands silésiens en juin 1844. Intervenant dans la polémique qui fait rage autour de cet événement, le philo­sophe se fait le relais de l'aspiration conlmuniste des insurgés contre ceux qui n'y voient qu'un soulèvenlent sans conscience. Son analyse paraît dans Vorwarts sous le titre: « Gloses critiques en marge de l'ar­ticle "Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien" ». Elle est une réponse virulente à l'article anonyme d'Arnold Ruge16

La révolte est fortement circonscrite, mais explosive. Les tisserands sont dans un état de pauvreté extrême, au bord de la famine. Alors que leurs rapports à la production relèvent encore souvent de la discipline de l'atelier, qu'ils financent leur propre outil de travail, ils sont déjà

15. Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques, op. cit., p. 131. 16. Marx était particulièrement furieux de l'anonymat de cet article: on pouvait supposer qu'il était de Ruge. Ce dernier essayait ainsi de minimiser leur désaccord, alors qu'il fallait clarifier la situation.

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inscrits dans la loi d'un marché capitaliste extensif. Lintroduction des machines, la concurrence avec l'Angleterre, les accords illégaux des patrons pour rogner les salaires, aggravent la situation; travaillant 15 à 16 heures par jour, les tisserands ne parviennent plus à vivre. La révolte se déclenche le 3 juin suite à l'arrestation d'un des tisserands de Peterswaldau, demandée par les Gebrüder Zwanziger. Face au mépris, les tisserands saccagent leur maison, leur atelier, détruisent leurs titres. Ils séquestrent d'autres patrons, ravagent leurs ateliers. La Prusse envoie l'armée: sans reculer devant l'ordre donné de faire feu, les insurgés l'affrontent avec des pierres, des haches et la contraignent à fuir, malgré les pertes qu'ils subissent. Ils sont réprimés dans le sang le lendemain. Dans leur chanson « Spottlied Blutgericht », ils se pro­posent de transformer tous les hommes en pauvres17•

Révolte de la faim, contre la machine, contre certains patrons odieux, pour un « salaire juste» ; tout a été dit pour minimiser l'évé­nement. Marx quant à lui en souligne la portée: « Reprenons: même si elle n'a lieu qu'en un seul district industriel, une révolution sociale se situe dans la perspective de l'ensemble, parce qu'elle est une pro­testation de l'homme contre la vie inhumaine, parce qu'elle part du point de perspective de l'individu singulier, réel, parce que la commu­nauté dont l'individu refuse d'être séparé est la vraie communauté de l'homme, la nature humaine. En revanche l'âme politique d'une révolution consiste dans la tendance des classes privées d'influence politique à briser leur éloignement de l'État et du pouvoir18

• »

Inscrites sur le fond d'une situation européenne en effervescence, ces remarques sont dirigées contre Ruge et son affirmation que les «Allemands pauvres» [les tisserands révoltés] ne sont eux aussi que de «pauvres Allemands », accrochés à leurs intérêts, provinciaux,

17. Voir notamment le poème de Heinrich Heine Die Weber (Les Tisserands). 18. Karl Marx, « Gloses critiques en marge de l'article "Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien" », Vorwarts n° 60,7 et 10 août 1844, in: Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1982, p. 417. À propos de la distance de Marx à l'État, voir Miguel Abensour, La démocratie contre l'État. Marx et le moment machiavélien, Paris, PUF, coll. Les essais du CIPH, 1997.

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bornés, sans rapport à la politique19• Pour Marx, au contraire, l'atta­

que directe de la propriété capitaliste - qui ne s'encombre pas d'une médiation avec le pouvoir nobiliaire - témoigne d'une conscience forte du communisme.

Le point de départ de Marx est la confiance fàite à ceux qui entrent en lutte. Ce qui retient son attention, ce qui lui importe est de mar­quer le processus de radicalisation que charrie cette révolte. «Par conséquent, si partielle soit-elle, la révolte industrielle n'en recèle pas moins une âme universelle: quelque universelle qu'elle soit, la révolte politique dissimule sous la forme la plus colossale un esprit étriqutf2°. » Il souligne qu'à la différence de l'opposition révolutionnaire de la bourgeoisie française contre la noblesse et le clergé, ce conflit n'est plus commandé par la volonté qu'auraient les ouvriers de se mettre à la remorque des propriétaires, ni même d'accaparer le pouvoir pour leur propre classe. Les tisserands protestent contre l'exploitation au nom de leur commune humanité: ce trait universel inédit se détache de la lutte au cours même de celle-ci.

Commençant par un refus violent de la dégradation extrême de leurs vies, de la « dépossession» de l'outil de travail causée par le capital, les insurgés en viennent à désigner le travail salarié lui-même comme abomination. Tous les hommes sont pauvres: il ne s'agit pas d'une communauté réduite au besoin, mais de ce que rien ne peut appartenir davantage aux uns qu'aux autres. À ce titre, la « vraie com­munauté humaine» dont se prévaut la révolte des tisserands cesse d'être celle d'une certaine catégorie de travailleurs (tisserands du lin, du coton), tout en s'affirmant déjà comme étant sans lien avec la perpétuation de leur existence comme classe opposée à la classe des

19. Ainsi Ruge, à la fin de son article: « Une révolution sociale sans âme politique (c'est-à-dire sans conception organisatrice d'ensemble) est une impossibilité. En telle matière, c'est la France et l'An­gleterre qui auront sans doute l'initiative, quelles que soient les prétentions réformatrices du roi de Prusse. » (Cité in Maximilien Rubel, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, Paris, Éditions Marcel Rivière et Cie, 1957, p. 104.) 20. Karl Marx, « Gloses critiques en marge de l'article "Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien" », art. cit., p. 416-417.

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propriétaires. Leur militance se réclame d'un principe d'égalité quel­conque: ils se chargent d'un « pour tous» qui n'est plus identique à aucun regroupement effectif de travailleurs, ni à aucune propriété particulière de l'humain.

Marx déchiffre l'agencement d'une fulgurance; dès que naît le pro­létariat naît aussi son interruption la plus extrême, la dissolution de la condition même de prolétaire. Force d'une colère - dissociation d'avec le pouvoir - excès sur la logique du besoin. Au cours de cette lutte ramassée et brève, la colère d'abord focalisée par l'ennemi, les revendications d'abord mises en route par les besoins de la survie s'al­tèrent, se projettent vers leur propre extrémité. :Lénergie de la lutte produit une extériorité aux oppositions de classe. Le trait commu­niste ne s'avère pas tant l'affaire d'un nouage structurel à la contra­diction que l'enjeu d'une vitesse qui s'agrège à même son processus pour s'en détacher aussitôt. « Individu singulier, réel» et ouvrier réel sont co-originaires, et co-originairement disjoints. :Lexcès s'emporte hors de la contrainte qui lui a donné lieu, prend consistance en une dimension ontologique irréductible à la lutte.

S'attachant à ce point d'intensité, Marx (re)découvre cette dimen­sion à même l'expérience prolétaire. Il y discerne l'insistance d'une générosité initiale, d'une « trace d'immédiateté» du communisme, qui indexe la pensée de l'être sur le commun. Ce dernier n'est pas tant l'objet, mais la manière « impropre» dont l'être se met en jeu. Si bien qu'avec Marx la praxis et le commun deviennent ensemble l'affaire même de la pensée à mesure que l'ontologie devient pour elle-même méconnaissable21

21. Ce pli étrange de l'être et de la pensée de l'être est cerné en une tournure assez feuerbachienne chez Nancy: « C'est du reste aussi pourquoi la vérité de notre temps ne peut s'énoncer qu'en termes marxistes ou post-marxistes, qu'il s'agisse du marché, de la misère, de l'idéologie social-démocrate ou des réap­propriations substantielles qui lui répliquent (nationalismes, fondamentalismes, fascismes). Mais cette vérité elle-même demande à être pensée à partir de l'avec de la comparution, pour autant que sa mise à vif et à nu signifie au moins ceci - pour le dire en une formule: l'enjeu n'est pas une réappropriation de l'avec (de l'essence d'un être commun), mais un avec de la réappropriation (où le propre ne revient ou ne vient qu'avec). (Voilà pourquoi nous ne ferons pas l'économie d'une ontologie, mais voilà aussi

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Le refus des prolétaires d'être spoliés de leur vie se cristallise en un refus engagé au nom de ce que nous sommes tous communément humains22

• C'est cette tendance qui «pousse» Marx à mettre entre parenthèses la logique négative du conflit pour aborder une région plus incertaine, où le besoin cesse d'être le propre ou le « donné» de l'hu­main. Il s'aventure en deçà de l'aliénation et de l'opposition à cette aliénation, pour distinguer entre une « activité humaine vitale» non aliénée et sa division d'avec elle-même en une force de travail salariale.

*

Contrairement aux luttes qui procèdent d'une OpposItIon à l'exploitation, la praxis vitale procède d'une étrange antécédence. N'étant rien de ce qui est donné, son être se dérobe à toute aliéna­tion. Il n'est pas une négation en retour de l'oppression subie, mais l'affirmation d'une part indomptable de notre être en commun. C'est dire que Marx loge l'être de l'homme hors de la dialectique de la contradiction.

Dans les Manuscrits de 1844, cet être générique est un être objec­tif: « Être objectif» s'oppose à « être spiritualiste» : l'être humain est une nature, une sensibilité en prise avec le réel sensible du monde. À cet être appartient d'emblée le fait qu'il soit lié aux autres hommes et à la nature. Lhomme ne vit qu'à donner expression à cet être en l'élaborant, en l'objectivant hors de lui. Lactivité hurnaine vitale n'est pas un moyen en vue de satisfaire des besoins, elle n'est pas ordonnée à un but situé au-delà de son expression. Loin d'être instrumentale, cette activité est elle-mêrne un besoin vital de l'homme.

pourquoi cette ontologie doit être, identiquement, un ethos et une praxis.) » Jean-Luc Nancy, Être sin­gulier pluriel, Paris, Galilée, 1995, p. 86-87. 22. C'est dire que son texte est tout autre chose qu'une combinatoire théorique de la critique anthro­pologique de la religion et l'objet de l'économie politique. Même s'il reprend à Feuerbach certains linéaments pour problématiser une praxis non aliénée, le chemin emprunté ne lui doit rien.

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Dans cette activité, ou praxis, les gestes de subsistance immédiate ne s'opposent pas à ceux qui prennent la forme des objets de l'art ou de la science, car l'être générique de l'homme ne se sépare d'aucune façon de son être de nature. Marx souligne que c'est la situation sala­riale qui oppose la fonction du besoin à celle du superflu, et non une essence de la première: « Nous en arrivons au résultat que l'homme (le travailleur) ne se sente plus comme librement actif que dans ses fonctions animales (manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l'habitation, la parure, etc.) et qu'il ne se sente plus qu'animal dans ses fonctions humaines. [ ... ] Manger, boire et procréer, etc. sont certes également des fonctions véritablement humaines. Mais dans l'abstraction qui les sépare du reste du cercle de l'activité humaine et qui en fait les derniers et uniques buts finaux, elles sont animales23• »

Dans la praxis vitale, l'articulation entre animalité et humanité ne renvoie pas à une nécessité organique supposée être le butoir du réel, mais à l'extériorité des relations dont procède notre être corporel: « Lengendrement pratique d'un monde objectif, l'élaboration de la nature non organique sont l'attestation de l'homme en tant qu'il est un être générique conscient, c'est-à-dire un être qui se rapporte au genre comme à son propre être24

[ ••• ]. » Marx imbrique l'être dans le genre en soulignant la « désunité » de notre réalité vivante: « le corps non organique est le corps propre de l'homme ».

En tant qu'elle est non organique, la naturalité de l'homme n'a aucune forme déjà donnée, fixée en son existence simplement physi­que. Son corps ne possède aucune détermination stable, son réel est intrinsèquement décentré: il s'exprime et se donne contour à même sa transformation consciente de la naturalité du monde et de son lien aux autres hommes. Cela signifie que l'être du monde et de l'homme ne sont pas hostiles a priori. Lajustement incessant de l'un à l'autre est chiffre de leur naturalité commune. LhoInme étant d'emblée saisi

23. Karl Marx, Manuscrits économico-phifosophiques, op. cit., p. 121. 24. Ibid., p. 123.

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par la puissance de la praxis dans son corps, l'activité humaine vitale est une articulation principielle du sensible et du pensable que tous les hommes ont en partage. Il est en prise avec la non-évidence de ce partage, renvoyé à l'imprévisible de la « vie », à ses « possibles» et à ses « chances », au libre jeu et à la disposition par l'homme de ses ressources intellectuelles et corporelles.

Citons un autre passage des Manuscrits de 1844: « Chacun de ses rapports humains au monde [de l'homme total] - voir, entendre, sentir, goûter, éprouver, penser, intuitionner, percevoir, vouloir, être actif - bref, tous les organes de son individualité, tels les organes qui, dans leur forme, existent immédiatement en tant qu'organes communautaires, sont, dans leur comportement objectif ou dans leur comportement à l'égard de l'objet, l'appropriation de ce dernier, l'ap­propriation de la réalité humaine; leur comportement à l'égard de l'objet est l'activation de la réalité humaine (elle est aussi nlultiple que sont multiples les déterminations essentielles et les activités humaines), efficience humaine et pâtir humain, car le pâtir humain - compris humainement - est une jouissance de soi de l'homme. La propriété privée nous a rendus si sots et bornés qu'un objet ne devient le nôtre qu'à partir du moment où nous l'avons, donc où il existe pour nous comme capital, ou à partir du moment où il est immédiatement pos­sédé par nous, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous etc., bref à partir du moment 'où il est utilisé. [ ... ] La pure et simple alié­nation de tous les sens, le sens de l'avoir, est venue prendre la place de tous les sens physiques et mentaux25• » Lactivité vitale non aliénée inclut le pâtir au sens éminent - hors de la consommation - non moins que l'agir au sens éminent -_.- hors de l'instrurnentalisation arraisonnée de la nature.

Lactivité vitale naturelle de chaque homme traverse l'indétermi­nation, la subsistance, le superflu. Jeu de la vie qui s'objective et s'ex­prime à même un jeu avec le monde et les autres: telle est la praxis

25. Ibid., p. 149.

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non aliénée qui définit l'humanité sans jamais la clore. Telle est aussi la fonnule de son écart. Car non seulement l'activité non aliénée ainsi décrite ne relève pas du combat, mais on peut mêlne remarquer que son affinité avec les communautés littéraires, artistiques ou scien­tifiques, avec la communauté de l'amour, semble bien plus évidente que celle qui existe avec la lutte prolétaire.

Encore une fois, la question du rapport entre cette praxis et la lutte de classes se pose, mais cette fois de rnanière inversée, depuis la perspective générique elle-même. Or son élan peut faire effraction en n'importe lequel d'entre nous, à partir de n'importe quel agir ou pâtir humain, voire hors de toute inscription dans des scènes de luttes. Il n'empêche; cette générosité du commun ne rompt avec l'isolement imposé aux hommes par le travail salarié qu'à condition de ne pas s'isoler à son tour: son être coïncide avec l'inachèvement par lequel cette générosité se maintient ouverte aux contradictions du milieu dont elle s'arrache. Impossible de lui donner une figure pleine. Bref: si la gratuité de l'être peut distendre son rapport à la lutte, elle ne peut l'ignorer, sous peine que sa liberté devienne un sup­plément d'âme ou un lieu de fuite, une de ces « oasis dans le désert» incapable de faire monde26

• C'est dire que malgré leur affinité, cette dimension ontologique ne revient pas davantage à la communauté des amants, la communauté littéraire, artistique ou scientifique, qu'à la communauté du combat prolétaire27

Assurément, l'antagonisme de classe relève d'une logique opposi­tionnelle, dueHe. À ce titre, le « nous» du prolétariat possède bien un trait d'Un, qu'a en charge la lutte, mais sans pour autant se fixer en lui. Car ce que les prolétaires ne tolèrent pas, ce dont ils cherchent à

26. La référence à l'oasis dans le désert se trouve dans Hannah Arendt, Quest-ce que la politique? C'est aussi

toute la difficulté pressentie par Adorno pour l'art. Étant déjà une liberté au sein de la non-liberté, l'art ne

peut que décevoir la promesse qu'il élabore, sous peine de se substituer aux contradictions du réel.

27. Dans La Communauté désœuvrée, Jean-Luc Nancy tend parfois vers un communisme littéraire dans

la seconde partie de l'ouvrage, tout en signalant lui-même que cette communauté comme celle des amants, représente une aporie chez Georges Bataille.

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s'émanciper, c'est justement leur condition de salarié. Il ya donc bien une connexion entre combat et praxis non aliénée, laquelle opère selon les variations, du plus proche au plus lointain, entre la lutte de classes et la dissolution de toutes les classes. Les connexions entre opposition au capital et générosité dérobée à l'équivalence générale se font selon un art du contact impropre, lequel emprunte au pâtir, à l'agir, à la division et au jeu, sans jamais se clore en aucun de ces registres.

*

Dans le prisme de 1'« être-avec », le communisme se décentre de lui-même. Perturbant toute cohérence strictement oppositionnelle, il enveloppe aussi bien les contradictions de la lutte que les agencements de la praxis. Mélange inextricable et surtout hautement instable. Pour devenir ce qu'il est - une manière soustraite à l'oppression --l'excès est tenu de soutenir un « rapport sans rapport» à la négation de cette oppression. Pour devenir ce qu'il est - une destruction de la puis­sance capitaliste -, le trait d'opposition est tenu de s'excéder vers les possibles d'une vie générique.

Marx aura certes mis l'accent sur la nécessité du déploiement contradictoire, qui va de pair avec la volonté d'ancrer la lutte dans la science après les défaites ouvrières de 1848. Pour autant, ce que communisme veut dire chez Marx fait bien plus qu'inclure une praxis commune non aliénée. Celle-ci se formule dans l'intuition que le futur communiste est toujours un présent. Il n'y a pas de cornmu­nisrne en dehors de la mise en cornmun des capacités engagées dans des points de résistance.

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L'ÉQUILIBRE DES CORPS

Andrea Potestà

Les corps n'ont pas de sens, si par 1'« avoir» de l'avoir-sens on indique une propriété, un attribut qui serait assigné aux corps. Les corps sont laissés à leur trait le plus propre, l'étrangeté la plus abso­lue à toute signification, dans la mesure seulement où ils ne font pas l'objet d'une superposition signifiante et ne sont pas touchés par l'abstraction pénétrante de la pensée. Ils en sont certes le lieu: avec un acte indépendant ou ultérieur de Sinngebung, de dona­tion de sens, les corps reçoivent une signification. Ils deviennent alors « quelque chose» qui vaut pour « nous », qui signifie, au sens où ils deviennent reconnaissables en tant que doués d'une valeur. Néanmoins, les corps, les corps « en tant que tels» (je reviendrai sur le problème de cette expression) ne correspondent à aucune Sinngebung. Ils se retirent de toute présentation signifiante et, même, ne sont qu'une présence qui se soustrait à toute présenta­tion ou qui est constitutivement en excès sur celle-ci. À chaque fois qu'on cherche à interroger le sens des corps, à chaque fois qu'on veut rendre compte du sens des choses qu'on touche, à chaque fois qu'on saisit les objets du monde dans la forme d'une signification, on ne trouve pas le sens des corps, mais la signification qu'on y assigne. Dans cette assignation, on désoriente les corps, en leur imposant une intensité signifiante qu'ils n'avaient pas. Les corps sont ce sur quoi une valeur s'impose, mais eux, les corps, n'ont pas

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de valeur: il s'agit avec eux d'un« sens qu'il est absolument exclu d'approcher sous aucune figure de "sens 1" ».

Devant les corps, la pensée reste alors en quelque sorte interdite, selon un paradigme à première vue paradoxal: si elle veut concevoir les corps « comme tels », si elle veut en être en pouvoir, elle doit trouver un moyen pour résister dans une sorte d'impouvoir ou d'impuissance, pour tenter de ne pas superposer une signification là où il n'yen a pas. La pensée peut penser les corps seulement si elle s'interrompt, seule­ment si elle ne les pense pas, si elle ne les absorbe pas dans une pensée « imrnatérielle », mais les laisse être là où ils sont spacieux.

Ce constat est moins une solution au paradoxe de la pensée des corps que l'énonciation de sa propre aporie: comment peut-on en effet « résister» devant les corps sans que déjà la venue du corps et la scène du sens et de son absence, n'en résultent surplombées? C'est-à-dire: comment ne pas sombrer de nouveau par cet énoncé dans une atti­tude qui se prétende en pouvoir du sens des corps? En effet, ce qu'on vient de dire nous entraîne déjà dans une définition signifiante des corps et implique évidemment que nous avons trouvé un mode d'accès à leur sens. Les corps, on les a, dans notre parole - malgré nous -, déjà signifiés: ils y sont signifiés comme l'insignifiant du sens. Le corps est ce qui dans la saisie s'évanouit, a-t-on dit. Et voilà que cette parole, ce « ce », l'a déjà fait réaffieurer au-delà de son évanouissement.

Néanmoins, si cette parole emporte déjà une signification, il importe au plus haut degré qu'elle le fasse à partir d'un sens qui reste dans le vague: l'idée qu'il y ait là des purs corps insignifiants, qui sont ensuite investis d'une signification provenant d'un ailleurs, est bien sûr l'effet d'une compréhension signifiante des corps, mais elle cherche en rnême temps à suspendre la donation de sens qui enlève aux corps leur étran­geté à la pensée. En ce dire, les corps sont donc signifiés en tant que ce qui reste étranger à la signification. On ne les approprie pas - ou pas

1. Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000, rééd. Métailié, 2006, p. 15.

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cOlllplètement -, ou du moins on cherche à les laisser là où plus aucun propre, même le propre du corps, n'est projetable.

Il faut alors se tenir à ce constat: s'il y a Sinngebung, s'il ya quelque chose qui fait sens, si le corps est déjà soumis à une forme, il y a aussi en contrepartie une question du sens, il y a la question de la Sinngebung, la question de la formation du sens. Le sens arrive simplement, et pourtant la simplicité de son avoir lieu implique aussi, d'emblée, la question complexe de sa donation. Ainsi pensés, les corps ne sont pas associables au sens (les corps n'ont pas de sens ou de forme), mais à la Gebung, à la donation de la fonne. Cependant, ceci est à entendre non pas au sens que les corps seraient « ce» qui se donne, mais qu'ils sont ce qui, dans toute donation, ne se donne justement pas, ce qui dans la Gabe, dans le don, n'est plus offert « comme tel », mais seu­lement comme un « donné» (un donné sensible transposé dans l'éco­nomie de l'intelligible). Ainsi, le fait qu'il y ait du sens, le fait qu'il y ait Gabe du sens, le fait qu'il y ait un écart ou une contrepartie entre « donation du sens» et « sens de la donation », fait de la question du corps l'affaire d'une certaine suspension ou interruption du sens sur lui-même. Les corps sont précisément cela qui vient interrompre la donation des corps, la Gabe de la Gebung.

*

C'est à partir de cette interruption que Jean-Luc Nancy s'est entre­tenu devant la question des corps - devant les corps au-delà de leur « question ». Comment accueillir cette donation? Cornment penser sa venue sans faire du corps une présence à soi? Ce sont là les ques­tions les plus répandues dans ses textes.

Je voudrais essayer de montrer et de mettre en avant une compré­hension particulière de sa manière de s'entretenir dans la suspension - et d'entendre la « contrepartie », l'équilibre qui se crée pour Nancy dans cette suspension entre le sens et son impensable. Dans cet « équilibre de la contrepartie» réside, me semble-t-il, une spécificité

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singulière et centrale. Je voudrais alors arriver par l'analyse de celle-:-Ià à mobiliser quelques-unes des pistes ou des usages que Nancy fait du corps - et arriver à Illettre au clair le rapport qu'il entretient - s'il l'entretient - avec la phénoménologie, un rapport d'opposition radi­cale, et qui pourtant aussi, me semble-t-il, se tient devant les mêmes difficultés, d'une façon certes autre, que je voudrais essayer de cerner. Cette différence consiste préciséInent, je dirais déjà, dans l'injonction d'un équilibre trouvé entre la saisie et l'insaisissabilité des corps, ce que j'entendrai par la suite avec le recours à la notion de support.

D'abord, j'en viens à l'opposition explicite qui se trouve dans les textes de Nancy vis-à-vis de toute la tradition phénoménologique, de toute « phénoménologie du sens ». Deux équivoques sont pour Jean­Luc Nancy imminentes, dès qu'on se rapporte aux corps et à leur sens. Deux équivoques provenant toutes deux de l'emploi du mot « phénomène» qui désoriente les corps: d'une part, on peut enten­dre les corps, disons « kantiennement », à partir de leur renvoi à une représentation (Vorstellung), et ainsi les corps sont posés devant (vor­gestellt) un sujet pensant. Dans ce premier cas, la corporéité des corps, l'actualité de leur existence et la Inatérialité de leur poids sont substi­tuées par la mesure de la représentation et ainsi le corps, celui qu'on touche, avec lequel on rentre en contact, n'est pas posé conlme corps, mais comme« corrélat de l'idée» (ce corps est posé comme s'il était là, hors de ma représentation selon l'analogie platonicienne d'être et de pensée). D'autre part, selon la seconde équivoque, on finit par enten­dre les corps « heideggériennement », comIne la présence de quelque chose qui n'a pas sa provenance en soi, Inais dans son autre. Lêtre en présence pro-vient d'une absence et il est ainsi posé, projeté dans un ailleurs. Dans cette seconde manière aussi, comme pour la première, bien qu'elle soit différente de la première pour des raisons éviden­tes, la corporéité des corps est renvoyée et assujettie à un « esprit» : l'esprit qui est la subjectivité dans le premier cas, celui d'une valeur métaphysique dans le second.

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Contre tout cela, contre cette « désorientation» des corps, le détournement ou l'assujettissernent de leur matérialité à l'imrnatéria­lité d'une intention signifiante (Kant) ou métasignifiante (Heidegger), Nancy cherche à entendre le monde des corps à partir d'une autre « orientation ». Il propose pour cela une « remontée outre-phénomé­nologique 2 », capable de rernettre le corps à leur spatialité _. sans s'être ancré dans l'identité analogique de la chose représentée, ni l'asservir à un sens absent. On peut par là remonter de la « présomption d'un sujet phénoménologique, point de mise au point intentionnel »3, où le corps, le dehors, est toujours posé à partir d'un dedans, à l'espacement intensif qui ne se replie jamais sur soi et ne donne à nul retour réflexif la possibilité de renlplacer le corps par l'esprit. Ainsi le dehors n'est-il pas le dehors d'un dedans, mais quelque chose qui excède ou suspend l'opposition immédiate entre matière informe et forme intelligible.

Cependant, s'il s'agit de reconsidérer l'opposition la plus classique de l'histoire de la philosophie, celle entre corps et esprit, matière et forme, dehors et dedans, cela n'est pas fait en vue de la résou­dre, ou d'en trouver une véritable sortie, d'invalider toute hiérarchie ou, encore, de mieux disposer la pensée devant les corps en vue d'accueillir le sens véritable du corps, mais au contraire de penser et à la fois de laisser-impensé ce qui, en cette suspension nécessaire du sens, ne se laisse pas penser. Il faut alors se demander, par une approche bien différente de l'opposition traditionnelle de corps et esprit, si l'on peut penser le corps à partir de cette impossible saisie, s'il y a encore lieu de répondre à la requête d'un sens pour le corps capable de trouver un équilibre de ou dans l'interruption de toute forme de maîtrise sur les corps, de ou dans l'arrêt de toute saisie rationnelle de ceux-ci, de toute forme de pouvoir de la pensée vis-à-vis de ce qui ne s'y réduit pas.

2. Jean-Luc Nancy, A l'écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 43. 3. Ibid., p. 44.

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Le problème qui se pose alors n'est pas celui du sens ultime du corps, et de sa « pensabilité » ou « saisissabilité » totales, mais la ques­tion de son sens dans le défaut de sens auquel il nous tient. Le corps est en défaut de sens et cela empêche qu'on puisse le dire, le saisir par une parole appropriatrice, alors même qu'on le dit, qu'on le touche ou qu'on l'approprie par une Sinngebung. S'interroger sur le corps ou à partir de celui-ci ne peut plus avoir pour fin d'en affirmer tel ou tel sens, d'en faire telle ou telle épreuve, mais de donner à voir ce qui se retire précisément à chaque fois qu'une affirmation sur le corps se laisse prononcer; non pas avec le souci de montrer que le corps est ou n'est pas saisissable, mais avec celui de foire toucher le sens du corps comme suspension. Paire toucher que le sens du corps est tout entier là, qu'il n'est pas à chercher ailleurs, qu'il réside précisément dans l'impossi­bilité de le dire, c'est-à-dire qu'il ne saurait être sur le mode de ce que nous connaissons et de ce que nous saisissons comme position d'être, et pas non plus sur le mode de ce que nous nions et de ce que nous n'atteindrons pas.

Dans cette impossibilité, on est loin d'une impasse: le corps est là, espacé par lïmpossible accès, en tant quëquilibre de l'alternative saisie/insaisissable. «Le corps - dit Nancy - pèse exactement le poids du sens 4

• » Il n'est pas alors impondérable ou inaccessible, il ne faut pas déduire de sa résidualité insignifiante que sa mesure nous échappe, qu'elle nous dépasse, au sens du renvoi à un inattei­gnable; il ne s'agit pas de s'arrêter devant l'insaisissabilité du corps, comme devant une limite d'inaccessibilité qui, en ce sens, nous expose à une privation, à un manque. Cela n'est que le revers méta­physique de ce que l'on dit. Le corps est pour Nancy saisi précisé­ment comme l'insaisissable et en tant qu'il est dessaisi.

La pensée à sa limite (et la pensée devant le corps ne peut que se porter à sa limite) pense donc le poids, le corps, comme l'impondéra­ble lui-même. Elle pèse l'inaccessibilité du corps. Elle s'y tient et s'y

4. Jean-Luc Nancy, Le poids d'une pensée, l'approche, Strasbourg, La Phocide, 2008, p. 12.

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abandonne. Et dans cet abandon un sens surgit, un sens se donne. Un sens qui n'est pas celui de la Sinngebung, lIlais celui qui justement l'excède, la dépasse en tant que donation d'une forme - car, en ce dire, le corps n'en a pas reçu une, ou il a reçu précisément la forme de l'informe. Dans cet accès, le corps n'est pas « signifiant»: il relève d'une tout autre relève, il est l'épreuve d'une tout autre épreuve. Il déborde toute saisie, ainsi que toute inaccessibilité du corps.

La recherche de cet accès sans saisie constitue une des tâches pro­grammatiques de Nancy: il s'agit de l'exigence d'un sens en excès sur son impossibilité ou sur sa néantisation, et en même temps se tenant à celles-là. Le corps a lieu, on y accède, dans le battement de ses interruptions, dans la décision qui ouvre le corps en l'assignant à l'insaisissable. Il est question d'une discontinuité qui laisse affleurer l'interruption comme sens - comme tout le sens - du corps. Ainsi, l'inappropriabilité du corps n'est pas la condition ou le résultat d'une appropriation, ni le présupposé qui libère une vraie prise sur le corps, mais son mode unique d'être: le corps ne se laisse pas dire, non parce que nous serions incapables de le dire, mais parce que tout dire en expose le défaut, le laisse voir comIne ce qui s'y retire. Le corps alors est autant le nom d'une saisie que celui d'une défaillance.

Je propose d'entendre le corps dont il est question ici par une analogie avec la notion de « support 5 ». Celle-ci me semble en effet pennettre une compréhension du corps qui suspend aussi bien la

5. Si le recours à cette notion peut paraître problématique à cause de ses implications métaphysiques, je vais tenter de la soustraire au sens traditionnel d'un principe de tenue durable et incorruptible. En recourant à cette notion, je me réfère en effet au développement heideggérien présent dans « Lorigine de l' œuvre d'art» (in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. par W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 44 sq.). Dans l'exemple du temple grec, le support est le roc, la matérialité palpable, qui le compose. Le support, observe Heidegger, n'est pas ce qui se cache, ce qui n'est plus là (la Terre), ni non plus ce qui apparaît d'abord et avant tout, la signification « temple» (le Monde), mais ce qui se montre et résiste en présence dans son être-caché, ce qui demeure en marge de l'apparition, la rendant possible, sans pour autant disparaître. En opposition au sens traditionnel de ce mot, le support n'est pas ici ce qui serait stable dans le fond d'un mouvement ou ce qui par rapport à celui-ci jouerait le rôle de fond, mais ce qui dans la mise en lumière du sens reste en présence comme une non-présence.

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croyance en la pensabilité du « corps comme tel », que la croyance inverse selon laquelle le corps réside dans une insaisissabilité abso­lue. Un support est en effet ce sur quoi une présentation peut avoir lieu, tout en s'absentant de l'incidence signifiante que la présentation réalise. Observer le fonctionnement du support oblige à éveiller l'at­tention sur cette autre présence-absence, condition de la présence et de l'absence du sens, annonce de la possibilité et de l'impossibilité d'un pouvoir de saisie. Ni présent, ni imprésentable, il « supporte» la signification, c'est-à-dire qu'il la soutient, qu'il la laisse venir et lui donne présence, ne coïncidant pas avec elle. Penser le corps comme un support permet de suspendre définitivement la présomption du « cornme tel » : le corps comme tel n'est pas saisissable, car s'il est saisi, il l' est déjà comme signification (et donc non pas comme te~. Mais cela n'empêche qu'il ne s'y réduit pas: le corps soutient la signification et par conséquent ne colle pas à celle-là.

Ainsi, « support» est à entendre non pas au sens de ce qui demeure au « fond» du mouvement du sens, de ce qui reste en suppôt, nlais de ce qui rend possible la signification et en même temps précipite dans tout ce qui est dit. Le corps-support donne lieu à et en même temps disparaît en tout ce qui signifie. Dès qu'une signification s'installe sur le corps, le corps en est transporté et devient indissociable de cette signification (et se trouve donc perdu); seulement, observé comn1e support, le corps n'est pas pensable uniquement comme une négati­vité, comme l'envers de la saisie signifiante, mais en positif conlme ce qui la soutient en y disparaissant. Ce support alors n'est de l'ordre ni de la présence ni de l'absence. Il est une présence qui ne donne lieu à aucune présentation.

Penser le corps comme un support pennet ainsi de rendre vaine l'opposition entre, d'un côté, une pensée qui s'en tiendrait à l'inac­cessibilité du corps cornme pur résidu de sens, qui demeure au-delà du sens - ce qui finit par interdire l'ontologie en renonçant à tout accès au corps - et, de l'autre, une pensée qui prétendrait trouver l'ac­cès à tout, selon le modèle d'une « ontologie fondamentale» - qui,

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comme telle, finit en revanche par sacrifier inévitablement le corps au nom d'un résidu métaphysique de sens 6

Inversement, le corps comme support rend visible, touchable, ce qui a lieu dans l'effraction du sens dans l'instant précis où une Sinngebung vient violer l'impénétrabilité du corps en le traduisant dans une signification: on accède là à la « contrepartie de l'équili­bre », comme on le disait, qui permet de laisser apparaître le point de disparition du corps.

Aucun sens du corps n'est ici retrouvé, mais on y trouve d'autre part tout le sens du corps, on y retrouve la posture de 1'« infinie finitude» - réponse alternative aux équivoques de la philosophie qui ne laisse cependant pas le corps à son impasse d'impensabilité. « La finitude - dit Nancy - n'est pas une nouvelle réponse, et pas non plus une nouvelle question. Elle est la responsabilité devant le rien-de-sens qui manque tout sens 7. » On ne renonce alors pas au sens du corps, mais on n'y renonce pas, seulement dans la mesure où on fait, par cette non-renonce, l'épreuve de son insaisissabilité, de son retrait.

Il y a là un motif subtil d'interruption et d'incompatibilité avec toute approche phénoménologique. Le corps, dit-on, est ce qu'on touche. Mais ici l'inverse vaut aussi: il est ce que précisément on ne touche pas. Car autrement on l'a déjà distancié, mis à point par la mesure d'une touche (d'un regard, d'une parole, d'une entente, etc.). Le corps se touche seulement lorsqu'il est intouchable.

Cette question se retrouve et s'explique mieux par ce que Nancy appelle à un moment le « se-toucher-toi S », formule par laquelle le

6. Ainsi, la notion de corps-support pourrait être prolongée jusqu'à altérer en profondeur la teneur de la différence ontologique heideggérienne et par conséquent son ontologie: tandis qu'il y a entre être et étant un rapport d'exclusion (l'être n'est rien d'étant et l'étant n'est qu'en situation d'oubli de l'être), le support introduit au sein du différement ontologique un élément qui simultanéise la différence, sans l'annuler en aucun cas. Il s'agit d'une ontologie qui conduit à une « désillusion transcendantale» et qui oblige à toujours renouveler l'interrogation sur le corps, ou qui oblige peut-être à l'interroger pour la première fois à partir de cette désillusion; mieux encore: qui oblige à toujours l'interroger comme pour la première fois,

sans que le terme de l'enquête puisse jamais prétendre éviter la désillusion et le dérobement. 7. Jean-Luc Nancy, Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990, p. 27. 8. Jean-Luc Nancy, Corpus, op. rit., p. 36.

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chiasme merleau-pontien d'auto-affection et de retour à soi (le se­toucher-soi) est altéré en chiasme interrompu, car sa circulation est brisée ou laissée essentiellement ouverte. Faire l'expérience du se-tou­cher, n'irnplique pas, comme dans la « réhabilitation ontologique du sensible 9 » de Merleau-Ponty, l'expérience d'une coïncidence avec soi - de ce soi qui touche et ce soi qui est touché). Sur ces bases, Merleau-Ponty en vient à affirmer une co-appartenance du sentant et du sensible à une mêllle « chair»; pour Nancy, la coïncidence ne peut être pensée que sur un fond, plus originel, de non-coïncidence: je - moi qui touche - coïncide avec moi - le moi qui est touché -, précisément dans la mesure où ma coïncidence a lieu comme l'autre (ce « tu » qui pervertit la formule merleau-pontienne) - qui est « un autre» aussi bien par rapport au moi qui touche que par rapport au moi touché. Entre les deux moi qui se touche(nt), s'impose l'abîme d'un inachèvement du toucher: l'inorganique des corps, l'incorporé du sens, qui tient les corps ensemble, qui les fait toucher, par et grâce à un espacement irréductible. Entre les deux, une différence incon­tournable, qui brise l'autoperception phénoménologique. «Nous n'avons, vous et moi, aucune chance de nous toucher, ni de toucher aux entrées des corps 10. »

Ainsi, la critique adressée à la notion de « corps propre» consiste­t-elle dans le constat qu'elle renvoie inévitablernent, cornmeNancy le dit, à « la Propriété mêllle, l'Être-à-Soi en corps ». Et il ajoute: « ... toutes les pensées du "corps propre", laborieux efforts pour réap­proprier ce qu'on croyait fâcheusement "objectivé", ou "réifié", toutes ces pensées du corps propre sont des contorsions comparables: elles n'aboutissent qu'à l'expulsion de cela qu'on désirait 11. » En ce sens, toute approche phénoménologique se limiterait à réaliser une sim­plification du corps. On la voit à l'œuvre dans le mot « leibhaftig »,

en chair et en os, mot utilisé souvent, aussi bien par Husserl que par

9. Maurice Merleau-Ponty, Le philosophe et son ombre, in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 210. 10. Jean-Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 51. Il. Ibid., p. 9.

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Heidegger, pour exprimer une certaine relation non représentative ou substitutive avec la chose-corps. L'approche phénoménologique ne parvient qu'à une compréhension du corps cornme une homogé-· néité dans la fragmentation: le dehors se présente en morceaux mais « leibhaftig» au dedans qui lui est homogène selon une supposée dis­tance analogique (celle du dedans-dehors).

Inversernent, pour Nancy il s'agit de trouver, je dirais, un équili­bre dans l'hétérogène - entre le sens du corps et son absence de sens. Un mode alors de demeurer devant le corps (mais le corps, est-il là devant? devant quoi?) ou alors devant le thème du corps (mais le corps est-il un thème, un contenu, une ârne?) - enfin, un mode pour toucher l'irréductible écart entre le corps et toute prise sensée de celui-ci. Le corps-support se laisse « saisir» à la limite de son éva­nouissement. Ce n'est pas une véritable « saisie» (voire une saisie phénoménologique où un leibhaftig serait atteint), puisque le corps y est tenu inaccessible ou comnle l'inaccessible. Mais il y est affirmé au point nlême de sa négation.

L'équilibre trouvé est alors le suivant: lorsque le sens est inaccessi­ble, on ne renonce pas au sens - au contraire, on Elit l'expérience de son absence, de sa venue dans la forme du retrait. Le sens n'est jamais leibhaftig, n'est jarnais en chair et en os devant moi, en attendant juste que je le saisisse et le dise, mais il a lieu au travers de ses inter­ruptions: il ne s'agit pas - comme le veut toute approche phénomé­nologique - d'atteindre un sens plein, achevé et de le rnaitriser (en le portant à la lumière). Mais de s'y prendre à une tout autre prise: « Le monde n'a plus de sens, mais il est le sens 12. » Le sens est précisément ceci: que je suis dans l'irnpossibilité de le saisir. (_.- L'ai-je saisi en disant cela? Il ne faut pas répondre, car ni le « oui» ni le « non» ne comptent plus. Ce qui COITlpte est l'exposition à cette complexité, le fait de se reITlettre à 1'« immense épuisement 13 » qu'elle produit.)

12. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 19. 13. Jean-Luc Nancy, Des lieux divins, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1987, p. 32.

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Si l'approche phénornénologique est alors, devant les exigences avan­cées, épuisée, l'immense épuisement devant lequel il nous abandonne constitue d'autre part la véritable tâche pour une « pensée des corps» qui se tient sur la limite de son impouvoir: sans le confort d'une saisie des corps, ni celui, identiquement équivoque, d'une saisie impossible. Devant le déséquilibre de ces deux postures, l'équilibre d'un excès est exigé. «Juste ce sens: c'est le sens juste 14 », lit-on dans Corpus.

Le corps-support n'irnplique pas une interdiction, une négation de la possibilité. Le support n'est pas ce qui nie la possibilité de l'accès, mais ce qui oblige à se positionner en équilibre sur le seuil entre l'in­tention signifiante et ce qui, la rendant possible, lui échappe: le sup­port met en lumière l'équilibre de/et dans l'hétérogène. Entre les deux, entre le sens du corps et le corps (insensé) du sens, quelque « chose» se laisse entrevoir: c'est le corps - insignifiant et sensé, dans une résidua­lité silencieuse et ultrasémantique. La pensée de la non-signifiance du corps peut ainsi échapper à toute suspension négative, mais à condi­tion seulement de reconnaître que la « non-signifiance» fait en quelque sorte sens, à condition seulement donc de savoir demeurer sur la limite d'une résidualité sans la transformer en véritable saisie, de savoir trou­ver l'équilibre d'un corps qui « pèse exactement le poids du sens ».

Le support-corps est ce qui peut nous offrir cette présentation en présence de l'absent. Et il le peut, sans que cet absent soit repoussé vers un « ailleurs» indéfini, en restant ainsi à un autre niveau, au-delà du support, mais sans non plus combler l'écart indépassable qui sépare l'indicible du dit: par le corps-support, l'absent se présentifie transitive­ment comme absent. Autrernent dit, dans cette absence de sens, le sens n'est pas absent: il s'absente de la signification, certes, et nous n'avons aucune prise sur lui, mais le sens de cette absence trouve ici son équilibre.

14. Jean-Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 44.

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LA CONVOCATION

Federico Ferrari, Tomâs Maià, Federico Nicolao

PREMIER MOUVEMENT

« Une voix a rnanqué, une seule. » Oui, c'est toujours une voix qui manque: la rnienne, la tienne, celle d'autrui.

La tâche du politique c'est précisénlent de permettre à cette voix de résonner dans l'espace public.

Une politique qui n'est pas une caisse de résonance pour une voix ne peut être réellement politique. Elle ne correspond d'aucune manière aux exigences réelles, au réel auquel elle doit s'exposer.

La politique ne doit pas saturer les places, elle doit faire place à ceux qui n'ont pas encore leur propre place, c'est-à-dire qui n'ont pas encore une voix politique, rnais seulement un timbre, des tons, des lignes rythrniques, une présence, une réalité.

La voix politique est rnonotone: elle est toujours scandée par la même phrase: que la justice soit rendue. Ce n'est pas un mot d'ordre (imposé par un discours politique), mais la loi même que la voix politique se donne comme son propre refrain. Le motif varie (selon

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le lieu et l'époque), mais c'est toujours le même refrain. C'est le res­sassement éternel du politique.

Mais pour qu'elle se fasse entendre, cette voix, il faut du vide inan­nulable. Cela peut se traduire ainsi: plus de totem sur la place de la communauté -- où celle-ci se fonderait et se présenterait à elle-mêrIle. Lacan s'est adressé ainsi à Heidegger: « La rnétaphysique n'a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu'à s'occuper de boucher le trou de la politique. » Cette phrase - cette mise en garde - résume tou­jours l'exigence de notre époque: il nous faut veiller sur notre vide commun. Il s'agit de désobstruer, de déboucher, par tous les moyens, l'instance de la politique - qui est en effet « en un sens un point vide ».

C'est là, pourrait-on dire, une tâche préalable de vigilance s'il est vrai que la politique ne se réalise véritablement qu'en articulant son vide constitutif. Dans la situation actuelle, la voix politique articule à peine et elle se voit même obligée, dernièrernent, de se mettre à crier pour couper la parole à l'imrIlonde. Ce fait, qui se reproduit comme une rnise en garde un peu partout en Europe vient de se passer en Autriche, en Italie, aux Pays-Bas, et en France lors du deuxième tour des élections présidentielles. Mais après un tel affrontement assour­dissant, ou bien nous devenons définitivement sourds à notre être politique ou bien nous entendons l'appel grave qui nous est adressé. C'est littéralement une question de vie ou de mort du politique - et le signe criant que le fascisrne guette (si tant est que celui-ci « repré­sente le revers de la politique »).

Le vide n'est pas le gouffre - qui est l'envers exact du totem com­munautaire (c' en est mêrne pour beaucoup le tout dernier totem). Et il n'est rnême pas un « trou» qui donnerait sur une dimension autre que politique, ou sur une outre-politique (en ce cas, ce serait une sorte de trou noir où viendrait s'engouffrer une politique sur-hu-

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maine). Le vide est le défaut de substance identificatoire (oule défaut d'un Sujet - quelle que soit sa provenance historique et idéologique: Patrie, Race, Classe, etc. : toute la galerie des figures d'un Père absent ou meurtri). Le vide est l'inexistence de Cause comrIlune entre les hunlains. En un sens, il ne cesse de coïncider avec le langage (qui nous distingue en tant qu'humains sans qu'il soit notre Cause). C'est donc ce qui permet aux êtres singuliers de se rapporter dans leur singularité absolue, et voilà pourquoi il n'y a pas de politique sans voix et qui ne s'articule de vive voix, c'est-à-dire, sans l'expérience singulière du langage.

Le vide soutient et requiert la parole pleine de la voix politique: la parole qui est elle-même un acte de justice.

Les êtres sans Cause sont insacrifiables.

La voix politique est monotone: elle exige que la justice soit ren­due à quelqu'un. Cependant, l'acte de rendre justice, ce n'est pas ori­ginellement une affaire du Droit (il ne se réduit pas, cet acte, à recon­naître les droits établis). Le fait que la justice soit à rendre (le droit du Droit, ou la justice de la Justice) est éminemment politique - si ce n'est la politique nIême: rendre possible la vocation (toujours à établir) de tout être singulier. Il faut donc accorder à une vocation ce qu'il est juste qu'elle obtienne pour pouvoir se réaliser. La réalisation d'un être suppose ainsi toujours la présence d'un autre être -- d'une autre vocation.

C'est très exacternent pourquoi la politique ne s'effectue simple­ment ni ne se définit par l'exercice de faire entendre telle ou telle voix -- telle ou telle revendication de justice. Et pourquoi le réel des voix politiques peut être indiqué d'un mot - c'est justernent ce qu'on appe­lait naguère (au sens biblique par exemple) une« voix intérieure» -: une vocation. Appelons politique la praxis politique - du nom de

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convocation. Toujours à double entente: une vocation en appelle une autre (elle la convoque - et pas forcément à se réunir mais à se mettre en rapport pour que toutes les deux se réalisent) ; et une vocation réa­lisée ou épanouie ne peut avoir lieu que par la rrlÏse en corrunun des vocations. La politique est l'instance de la con-vocation. Et 1'« avec» (cum) entre les vocations est le « point vide» qui leur permet d'être à la fois séparées et ensemble. Dès que ce point sera bouché ou obstrué, la religion (re)comrnencera.

Convoqué dans le vide à ne pas être seul, à te démontrer que le privilège de tous est plus que ton privilège.

La voix politique peut sourdre de partout - elle se fait entendre, chaque fois, là où l'injustice règne -, tandis que l'homrne politique, à strictement parler, est celui qui se sent une vocation de rendre possi­ble la vocation des autres. Aussi la place qu'il occupera n'appartient­elle à personne dans la juste mesure où elle n'existe qu'en fonction d'autres places: elle est propriété de toutes les vocations. La durée de l'exercice de la vocation politique est par principe transitoire et sa place par nature déplacée. En ce sens cette vocation est la plus exposée à la condition de toute vocation: l'homme politique doit « incarner », si l'on peut encore s'exprimer ainsi, le vide constitutif du politique. Lhomme politique fait transiter le « point vide» tout le long de la communauté.

Lhomme politique est le porte-parole des « injusticés »- ceux dont on n'a même pas enregistré le réel dans la langue: le fait qu'ils sont victinles de l'injustice. Les « injusticés » sont privés de nom avant même qu'on leur couvre la voix. La langue que nous parlons refoule leur existence.

C'est le vide qui permet à la communauté de transiter et de se rencontrer: se rapporter. C'est donc lui qui permet à chaque vocation

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de ne pas s'atrophier dans l'isolement ou dans la fusion de toutes les vocations dans un idéal communautaire. Mais d'autre part, chaque fois qu'une vocation se réalise, chaque fois qu'un être s'épanouit, c'est le risque d'hypostasier le vide qui aussitôt s'enlève.

[exercice sur place de cette transition infinie (car elle ne débouche sur aucun point privilégié de la communauté, elle ne s'arrête et ne s'érige nulle part), l'idée de cet exercice a pris dans notre tradition le nom de « démocratie» (qui n'a strictement rien à voir avec le « capi­talo-parlementarisme» [Badiou] qui en a usurpé le nom - et, avec lui, son histoire depuis les Grecs).

Pour autant que la vocation politique est à la croisée des vocations, elle occupe le lieu vide du politique: lieu sans substance et « temps de l'entre-temps» (Blanchot). Ce lieu - nommé traditionnellement « Pouvoir» ou « Autorité» - exige - pensé démocratiquement - de se multiplier à travers le réseau communautaire. Ou pour mieux dire: la démocratie est la pensée et la pratique de ce point dans la mesure où il est par essence multiple. Lequel, en tant que point multiplié, n'est donc ni central (le siège d'une centralisation) ni supérieur (le sommet d'une hiérarchie) ni du reste inférieur (la « base» qui veut se faire entendre). [exercice de la démocratie, comprise radicale­ment, est ainsi incompatible avec l'État -l'appareil de centralisation - et avec le systèrne des partis - qui reproduisent, intérieurement, la hiérarchie sociale dans laquelle ils s'installent tout en échangeant régulièrenlent le pouvoir lors des élections soi-disant « libres» (et le système du parti dit « unique» ne change rien à l'affaire: ce parti est à lui-même le foyer du système politique, c'est-à-dire la partie qui s'arroge le pouvoir de (re)présenter l'Un-Tout). C'est que le ressort de la démocratie n'est pas la conquête ou le renversement du pouvoir, mais la suppression de tout pouvoir centralisé et hiérarchique. Cela ne peut se faire que si l'on ne sépare pas l'instance politique de l'ins­tance économique (ce ne fut pas une trahison de tel ou tel « parti de

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gauche» que de s'infeoder au pouvoir économique: c'est l'idée même de « parti» - sa genèse et sa théorie - qui a accompli de longue date la séparation de ces deux instances; au reste les partis furent toujours, et demeurent, aussi contradictoire que cela puisse paraître, l'un des instruments principaux de dépolitisation de la communauté). La tâche que l'on a devant soi - le défi de la pensée démocratique -revient à créer un « pouvoir» indistinctement politico-économico­social. Mais là, « pouvoir» veut uniquement dire: le rendre-possible (ou la « possibilisation ») des vocations singulières. Et là, l'homme politique - par définition transitoire: en lui transite le point vide du politique - ne pourra plus se confondre avec le politicien profession­nel (le fonctionnaire de l'État ou le bureaucrate du parti - ou les deux ensemble: le verbeux parlementaire). rhornme politique est le pas­seur des vocations et voilà pourquoi la place qui émet la convocation est nécessairement révocable.

La politique démocratique ne peut qu'être l'écho de la voix popu­laire, mênle si ce mot « populaire» est complètement fantasrnatique et spectral - et, comme tous les spectres, fait peur. Mais on ne peut pas avoir peur de ce mot lorsqu'il revient puissarnment, après l'éclipse de l'État-Nation souverain et de l'abstraction budgétaire-administra­tive-bureaucratique, à ce qu'il aura toujours été: une multitude de voix singulières dans la rue, le métro, les champs et les usines, les bureaux et les aéroports, les call centers et les centres pour migrants.

Le peuple est le revenant du politique.

Le seul revenant qui ne se laisse pas fixer en phantasme collectif de la communauté.

Michelet en a eu peur et l'a subsurné sous la Nation, la Patrie: il lui a donné une figure figée. Mais Michelet savait bien aussi que le peuple n'a pas de substance en soi, lorsqu'il disait que le seul monument du

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gouvernernent du peuple, de la démocratie, c'est une place vide où les gens peuvent s'assernbler. La voix politique démocratique n'est pas la voix de la terre, de la patrie ni même celle d'une classe (dirigeante, moyenne ou ouvrière), rnais la réponse à une ouverture, à un espa­cement du lieu politique dans les rues et dans les places. C'est une sonorité qui mesure un espace, qui permet à la rue de comprendre l'ampleur de son propre vacarme, de saisir sa propre polyphonie dis­sonante: toujours une voix en plus, encore une, série infinie, n+ 1.

Au cœur de la convocation persiste la majestueuse innocence de l'exemple.

Toute prise de parole fait de la place (une résonance), l'espace pour une autre voix qui rentre.

Dans le paysage de la protestation et de la proposition, dans le paysage donc du témoignage, où l'on atteste, où l'on pratique le cou­rage de la déclaration publique, dans ce paysage, tissé de nos voix dissonantes revendiquant une justice commune - dans les campa­gnes, dans les villes, dans les rues, dans les prisons, dans l'assernblée ou dans la solitude -, le je s'articule et devient je (donc un autre) devant un toi. Moi, toi, toujours une voix de plus; encore une ... Série joyeusement infinie, n+ 1.

Laction se diffuse comme un baiser sur la planète.

Laspect concret de la place, des visages.

Être concrets a un poids. Parcourir la force et la fragilité d'exiger en existant.

La divergence même extrême des voix jusqu'au cri et au silence, qui en est ainsi accentué; veille à ce que tout ne soit pas politique, vient

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garantir l'impossibilité de l'assertion totalitaire: « Tout est politique. »

Le désaccord comme acte inconscient de l'âme, d'une âme à tout jamais et volontairement incapable de s'approprier la représentation et de s'identifier avec elle, constitue la garantie de la politique même, si elle est finalement comprise comme convocation.

Le contraire de la certitude et de la charité.

La politique, ce n'est pas une Voix qui résorberait les voix des élec­teurs (ne dit-on pas précisément qu'on va donner sa voix à un can­didat ?). Elle n'est pas un lieu institué par délégation des voix, mais l'instance de mise en commun des vocations: une convocation.

Le rythme d'une parole commune.

On peut estimer que l'idée qui distinguerait le communisme -« à chacun selon ses besoins» -, est une formulation historique sai­sissante de ce que nous commençons à articuler sous le terme de « convocation ». (À la condition toutefois de comprendre que lesdits « besoins» ne sont pas seulement ceux qui font de l'homme un vivant mais aussi, et surtout, ceux qui font de lui un parlant.) Mais le com­munisme qui a régné au xxe siècle fut une religion politique - divini­sation de l'homrne, omnipotence du parti, sacrifice de classe, secret d'État et policier. Lacte de rendre justice à un être - rendre à chacun ce dont il a besoin -, cet acte dégagé de toute emprise religieuse, tel est l'avenir de notre pensée politique. Réaliser le commun de façon areligieuse n'entraîne donc pas en premier la mise en commun des moyens de production (économiques), mais le partage du pouvoir - de la « possibilisation » - des vocations. Ce pouvoir, comme pou­voir-être de l'être singulier, doit intrinsèquernent prendre des formes d'organisation transitoires - c'est là la création proprement politique -- parce qu'en lui s'expose la transition infinie du point vide du politi­que. Ce que nous avons à repenser, sous les termes de « démocratie»

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ou de « communisme », c'est la création ex nihilo du politique: la création des pouvoirs (toujours multiples et révocables) qui ne sor­tent pas d'un gouffre mais qui sont tissés par un vide.

« Lingénuité de la foi n'est plus possible. » Glauber Rocha, Terra em transe.

La chute des frontîères et le « non », précis et ponctuel, violem­ment pacifique, à toute guerre et au gaspillage de la planète, parais­sent des horizons incontournables présents et futurs, mais la distance qui nous en sépare ne peut être comblée que sur le terrain de l'immé­diat et du concret.

Il Y a des vivants qui convoquent aujourd'hui ta parole, il y a des morts - rnorts aujourd'hui et qui continuent de mourir - qui convo­quent aujourd'hui ta parole, celle-ci est la constatation à chaque instant renouvelée du fait que ce n'est pas toi, mais une personne commune qui prend à bout de bras des mesures, pour le moment, en sauvant les situations d'une manière provisoire, incertaine, jamais définitive.

Il ya des souvenirs, aux tons janlais nostalgiques -la mort n'est pas une nostalgie et encore moins le passé <- qui convoquent ton action concrète comme le passage des saisons, il y a des accords de bonheur, concédés par le temps: pour résister comme air et musique.

Dans la convocation la voix ne connaît pas de stase, elle est n1ouvelnent.

Tant que notre pensée reste structurée par le religieux (ce qui ne veut pas nécessairement dire, en mode prémoderne, c'est-à-dire en mode antérieur à la Réforme, qu'elle serait soumise à l'autorité ecclésiastique ou qu'elle véhiculerait une croyance), tant qu'elle reste mélancoliquement - c'est-à-dire, aussi bien, interminablement -- le

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lieu de déposition du corps de Dieu, la politique ne commencera pas réellement. La « convocation» est le nom résolument areligieux du politique. Car ce qu'il nomme, c'est l'agencement transitoire et transitif de la praxis politique: on convoque - et c'est, par définition même, toujours de manière impérative -- une assemblée, un comité, un conseil, un groupe pour tel lieu et telle date. Or, le pouvoir de ce que l'on convoque ne doit pas subsister au-delà de l'espace-temps que signale le point de convocation. La dérnocratie est ce pouvoir ponctuel qui s'exerce et d'un même mouvenlent se défait. :Lexercice de la démocratie est ponctué par la convocation.

« •.• Le soleil s'était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants

se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les circonstances et les hasards,

mûrir sa destinée, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou vers le

déshonneur. » Charles Baudelaire, Les vocations.

DEUXIÈME MOUVEMENT

Mais pourquoi reprendre un ternIe -- convocation - appartenant au vocabulaire religieux (et théologique: nous y reviendrons) pour nom­mer la praxis politique, alors même que l'advenue des temps modernes coïncide avec - voire est déterminée par -l'effondrement de la religion « positive» (1'expression est de Hegel, et pour cause, qui se référait à la positivité des dogmes et au pouvoir ecclésiastique) ? Plus: pourquoi insister sur un terme à teneur prophétique, quitte à en renouveler le sens, à en élargir la portée, alors même que notre calamité collective dérive directement du fait que l'on n'est jamais parvenu, depuis plus de deux cents ans, à démêler réellement et durablement l'instance poli­tique de celle religieuse? Pourtant, nous le reprenons et avec d'autant plus de force que nous sommes persuadés que l'on ne se débarrasse pas d'un trait (d'un trait écrit ou dicté par un pouvoir législatif quel­conque) de toute forme de religion subjective, c'est-à-dire, de toute

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forme - supposée laïque - prise par la religion dans l'âge du Sujet. On ne liquide pas simplement le religieux (c'est la leçon même que nous recevons de l'espoir cruellement frustré des générations qui pré­cèdent de si peu la nôtre); il faut, au contraire, tirer patiemrnent les fils qui forment le nœud si serré de la religion et de la politique. C'est pourquoi, et pour commencer, nous posons ceci, qu'il n'y a pas d'être politique sans voix intérieure, c'est -à-dire, au fond - et c'est à établir -, sans la mort qui parle à tout un chacun. Plus exactement: sans la rnort qui nous jàit parler et, ce faisant, nous fait parler entre nous (entre moi et moi, entre toi et moi, donc entre un je et un tu).

Cela veut dire que la politique ne saurait être définie simplement par l'être-en-commun ou l'être-ensemble; si les animaux vivent ensemble, et ils vivent ensemble dans des ensembles différenciés, ils n'en sont pas rnoins dépourvus d'être politique dans la mesure même où ils sont privés de voix intérieure ou de vocation: ils s'appellent les uns les autres, certes, ils communiquent entre eux (du sens, des mes­sages), mais rien ni personne à part eux ou à travers eux ne les appelle - ou, du moins, c'est visible et audible, ne font-ils rien - et surtout ne font-ils rien ensemble - avec cela ou celui qui les appellerait.

La comlnunication est une donnée de la vie animale; la convo­cation est la condition même de la vie politique (hulnaine). (S'il ya une politique animale, ce serait uniquement dans la mesure où l'être­ensenlble y déborderait le fait et la nécessité de communiquer.)

Voix intérieure: qu'est-ce à dire précisérnent? Par-delà le plato­nisme (qui pense l'appel, kalein, comme l'essence ou l'idée du beau, kalon), nous nous intéressons à la reprise chrétienne du motif de la vocatio, non pas tant en ce que celle-ci devient l'appel de Dieu que parce que cet appel est depuis lors pensé comme créateur: comme appel à ce qui n'est pas, appelant à être à même le néant de sa réso­nance. N'ayant pas ici à démontrer les modalités d'une telle reprise, il faut préciser au moins que l'on pourrait condenser celle-ci autour

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d'une parole de saint Paul dans l'Épître aux Romains (IV, 17) (laquelle a elle-rnême appelé nombre de commentaires retentissants): Dieu kalountos ta mè onta hôs onta, «appelle ce qui n'est pas comme étant », ou bien, si l'on préfère, « appelle à l'existence ce qui n'existe pas ». Et si cette reprise nous intéresse tant, c'est aussi parce qu'elle pense indissociablement la venue à l'être et le fait de rendre justice; à cet égard, nous renvoyons aux analyses de Jean-Louis Chrétien (sur lesquelles nous nous appuyons, quoique nos intentions soient pour le moins différentes des siennes) : il souligne, notamment, l'unité entre la puissance créatrice et la puissance électrice (<< celle qui donne l'être et celle qui donne la justice») faisant « saisir la singularité de l'appel dont parle saint Paul ».

«Au commencement était le Verbe [ou la Parole] »veut dire donc pour nous: au commencement était l'appel, mais cela veut dire à son tour qu'il n'y a pas (eu) de comrnencernent prenlÏer car la condition de l'appel (pour pouvoir véritablement appeler) est la possibilité d'y répondre ou d'en prendre la responsabilité. Jean-Louis Chrétien a pu écrire ceci: « La première vocation est la vocation d'être, la première réponse, d'être là. Nous avons toujours déjà répondu à une convo­cation. ». C'est pourquoi le prologue de l'Évangile de Jean est pour nous à part entière une déclaration politique: nous entendons: au commencement était la convocation.

Il yale deux au commencement, l'entre-deux voix: celle qui appelle, celle qui répond. Celle qui appelle est déjà une réponse.

Ici, la voix de Clarice Lispector: «Tout dans le rnonde a com­mencé avec un oui. Une molécule a dit oui à une autre molécule et la vie est née. Mais avant la préhistoire, il y avait la préhistoire de la préhistoire et il y avait le jamais et le oui. Il y a toujours eu. Je ne sais pas quoi, mais je sais que l'univers n'a jamais commencé. ».

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Les humains manifestent le « oui» - enfoui - de la nature; c'est cela le langage.

À l'extrémité de cette pensée de l'appel, extrémité qui essaie d'ar­racher celui-ci à la métaphysique de la subjectivité, donc à toute possibilité d'identification de l'instance appelante et de réappro­priation par l'instance appelée ou interpellée, nous rencontrons la pensée de Heidegger (mais cette rencontre est d'a..,utant plus risquée que la vigilance philosophique de la pensée de l'Etre n'a pas pu ou su éviter son propre et funeste fourvoiement politique). Là encore, nous n'avons pas à démontrer comment Heidegger parvient à poser la voix« aphone» ou « silencieuse» (de l'être) et, en particulier, com­ment celle-ci est réélaborée à partir de la thématique que l'on peut nommer, depuis Kant et Fichte, celle de la « Voix de la conscience» (Stimme des Gewissens). Nous essayons d'aller plus loin, nous ten­tons de frayer un chemin vers une pensée politique - où, toutefois, la vocation d'être (à laquelle nous invite aussi Heidegger) doit être délivrée de la contrainte sacrificielle où elle reste, au fond, prise (du moins dans l'horizon de pensée d'Être et Temps). Q_u'il nous suffise donc de rappeler - c'est bien le cas de le dire: toute pensée est un (r)appel- deux passages particulièrement frappants sur l'appel (Ruf): « :Lappel n'énonce rien, il ne donne pas de nouvelles sur les événe­ments du monde, il n'a rien à raconter. Il n'aspire par ailleurs à rien moins qu'à ouvrir dans le soi-même qu'il interpelle un "monologue intérieur". Au soi-même interpellé "rien" n'est crié, rnais il se voit hélé jusqu'à lui-même, c'est-à-dire jusqu'à son pouvoir-être le plus propre. :Lappel [ ... ] est une vocation qui "propulse" le Dasein dans ses possibilités les plus propres. »; et un peu plus loin: « Il est cer­tain que l'appel n'est pas et n'est jamais prévu, ni préparé, ni inten­tionnellement effectué par nous-mêmes. "Çà' appelle, contre toute attente et même contre toute volonté. D'un autre côté, il ne fait pas de doute que l'appel ne vient pas d'un autre qui est au monde avec moi. :Lappel provient de moi tout en me tonlbant dessus» (pour le détail de l'analyse heideggérienne, nous renvoyons à l'ensenlble des

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§ 54-57 d'Être et Temps). Ces passages sur l'appel, nous devrions par ailleurs indiquer leur lien intrinsèque avec ceux sur la « mienneté »

(Jemeinigkeit) de la mort (par exemple, au § 53). Mais sur cette extrémité, nous disons seulement: la mort convo­

que l'hornme (nous ne disons plus le Dasein, qui comportait une certaine autarcie); et elle le convoque depuis un lieu plus intérieur que toute subjectivité.

Aussi sommes-nous conduits à replacer l' appel-l'appel tradition­nellement attribué à une transcendance - sur ce lieu proprement abyssal: dans l'intimité de l'homme (en nous gardant bien d'en faire le foyer d'une imillanence divine, retrouvée ou relancée). S'il ne suffit pas à l'homme de vivre, ou de survivre, étant essentiellernent appelé à le faire, et chacun suivant tel ou tel appel - autrement dit: si nous subissons un appel qui nous met dans un rapport originaire avant même que chacun puisse s'autoconstÏtuer comme je, c'est parce que nous somrnes (déjà) illOrtS. Les humains ne vivent pas: ils sont appe­lés à la vie par cela même qui les voue à la mort. En ce sens précis, l'on peut dire que la transcendance est la illOrt (qui nous parle et nous fait parler) - et non pas l'inverse. La mort transcende l'homme, au sens strict: dépasse l'ordre de la vie humaine et toute fin que l'on veuille lui assigner. Pourtant, c'est cela mêrne qui nous dépasse ou nous excède - on devrait pouvoir dire: trépasse -, c'est le rapport avec ce qui est en nous hors de nous (un rapport, par conséquent, irnrnédiatement extérieur ou entretenu avec un autre, aussi intérieur ou intime soit-il), c'est cela qui nous fait humains. Nous repartons en effet de ceci: « Si la COITlmunauté est révélée dans la mort d'autrui, c'est que la mort elle-rnême est la véritable communauté des je qui ne sont pas des moi. Ce n'est pas une communion qui fusionne les moi en un Moi ou en Nous supérieur. C'est la communauté des autrui. La véritable COillmunauté des êtres mortels, ou la illOrt en tant que communauté, c'est leur communion impossible. » (Jean­Luc Nancy). La transcendance pensée comme mort singulière rend

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impossible la comrnunion humaine, soit, l'asservissement religieux de l'homme (il faudrait longuement préciser: pensée comme mort singulière insacrifiable).

Ce que le christianisITle a pensé sous les espèces du Verbe, c'est en réalité la voix du néant (qui appelle à être). Les déjà-morts, les êtres de langage, seuls, peuvent l'entendre et, l'entendant, sont appelés à créer, à faire eux-mêmes le passage du néant à l'être. On peut définir le langage: c'est la résonance du néant.

Mais qui doit subir l'appel, la voix du néant? Tous, de droit. Si l'ap­pel procède de ce qUI dépasse l'hurnanité, nul être hurnain ne peut en être le propriétaire tout en étant requis d'en être le destinataire. C'est notre égalité de mortels: la convocation est pour tous - elle est pour tous partout et toujours (1'appel n'établissant nul ordre hiérarchique, ni dans l'espace ni dans le temps). Nous subissons tous, qu'on le veuille ou non, cette voix qui fait que les hUITlains se parlent entre eux et peuvent s'écouter chacun à part soi. Et pourtant, contrairement à I-Ieidegger, nous ne dirons pas qu'elle n'énonce rien: elle est porteuse, fût-ce non dite ou passée sous silence, cornme d'une parole prophétique.

Elle dit: viens - non pas: à l'être, mais à être ou plutôt à ton être, qui n'est rien d'autre que ton faire, ton faire être, ta création. Tu as été choisi pour être cet être que tu dois être et tu n'es pas. (Ce devoir -cette sorte de tutoiement impératif de la convocation - étant le seul trait que nous retenons de la « Voix de la conscience» thérnatisée par la philosophie transcendantale moderne.)

Voix intime la plus lointaine: ce que tu deviens provient de ce que tu ne pourras jarnais faire tien. Ta vocation est une prophétie: un devoir qui n'est jamais intégralement présent (et surtout présent à toi) ; les Grecs appelaient cela un destin, c~tte puissance qui fixerait de façon irrévocable le cours d'un événement. Oui, chaque existence

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est irrévocable - à condition d'y ajouter: la parole prophétique ne garantit point que chaque destinataire accomplisse son destin, car elle ne saurait dire: « C'était écrit. » Au contraire -- et c'est à nouveau irnpératif - elle annonce: c'est à toi d'écrire cet être, c'est à toi seul de t'écrire à ... - de faire de ton non-être une histoire (puisqu'il n'y a d'être que d'être écrit). Et il suffit qu'un seul être humain n'en soit pas le destinataire pour que toute l'hurnanité n'accomplisse son destin.

Parole prophétique: fais être, car l'être est à faire, - à écrire: fais histoire! (Le reste est lettre morte.)

Et pourtant: qui peut subir cet appel? Très peu, de fait. C'est ce que nous aurons à penser: pourquoi, somme toute, l'humanité ne s'expose-t-elle pas à sa vérité mortelle? Pourquoi le pouvoir politique a-t-il été si rarement - et de façon toujours éphémère, voire fulgu­rante - une création partagée? Pourquoi si peu d'humains se parlent­ils véritablement entre eux - pourquoi se dérobent-ils à leur égalité principielle? Et pourquoi les êtres de parole ne s'ouvrent-ils pas à l'être de la parole, à savoir, au dialogue (entre la voix qui appelle et celle qui répond) ? Pourquoi l'autrui quelconque n'a-t-il guère été le destinataire du tutoiement de la convocation? Ces questions, qui des­sinent l'horizon de notre praxis politique, supposent que la voix du néant est la plus primitive de l'histoire, car elle est indissociablement pour nous, cette voix, l'appel à la justice qui vient du fond des temps où s'entassent tous ceux qui n'auront plus de voix, voire qui n'en ont jamais eu - ce fond qui en réalité n'a pas de fond et auquel on donne le nom d'« oubli ». La voix du néant fait histoire pour autant qu'elle nous rappelle l'oubli de l'histoire qui doit parler dans notre langue.

Lappel est (déjà) un rappel de l'oubli qui traverse l'histoire. La voix intérieure nous voue à l'écriture, c'est-à-dire à la politique. (La « voix politique» ce n'est que son accentuation monotone: que la justice soit rendue.)

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:Lappel le plus primitif de l'histoire: écris-toi! Cela ne passe pourtant pas forcément dans une langue, lnais cela se fait toujours entendre à même une voix. Car une langue, quelle qu'elle soit, n'est jamais préparée pour accueillir chaque nouvelle existence qui doit la transformer pour être ce qu'elle doit devenir. Et notre langue - il ne faut jamais l'oublier -, celle que nous parlons, refoule l'existence des « injusticés », c'est-à-dire de ceux qu'il nous faut transmettre par la langue en tant qu'anonymes. La politique - comprise en son essence comme convocation - est le fait de rendre justice à celui qu'on a pu appeler 1'« Oublié ».

En échappant à la langue des signes et à la mémoire, l'Oublié fait naître pour

l'homme, et pour lui seul, la justice. Non pas comme un discours qu'on pour­

rait divulguer ou taire, mais comme une voix; non comme un testament auto­

graphe, mais comme un geste annonciateur ou une vocation. [ ... ] En croyant

transmettre une langue, les hommes se donnent une voix réciproquement; et

en parlant, ils se livrent sans rémission possible à la justice. (Agamben.)

Action réciproque, tel est le mouvement qui révèle dans la convoca­tion le respect d'une communicabilité pure entre toutes les voix. Dans le mode du dialogue, un mode antérieur au je et au tu, mais absolument immanent, sur fond du néant comme condition commune, s'engage l'interrogation qui ne peut jarnais se suspendre sur la nécessité de voir se libérer par le cum - et dans la voix de l'autre - un destin. Le passage au je, au tu, du je au tu, du tu au je, ne se règle pas et s'accepte sans réserves là où on assume l'appréhension que la justice soit présente.

Ce dialogue empêche toute réification du je - si l'on veut: sa trans­formation en un moi (puisque celui-ci est toujours déjà interpellé par un tu qui lui est intérieur et antérieur). Abandon de la possession, le cum trouve dans la réciprocité des uns et des autres l'espace sans contours d'un partage irremplaçable d'instances non monnayables qui constituent l'étendue d'un temps commun, de notre ternps commun.

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Ce que nous partageons ainsi dans notre temps, c'est le fait que nous sommes tous le commun des mortels - expression à double entente: tous les humains sont égaux pour autant qu'ils s'exposent à leur vérité mortelle, et chacun est pour lui-même cette vérité qui rend la communion impossible et la convocation nécessaire. Ce serait cela, la communicabilité (pure) : non pas la communication (du sens, des messages), mais l'écoute d'une voix intérieure, c'est-à-dire d'un destin partagé.

Légitimer le cum de la convocation, voilà à quoi revient, d'une façon générale, notre tâche politique si le droit du Droit (ou la justice de la Justice) est le fait que la justice soit à rendre. Mais à quoi cela revient-il au juste - si ce cum a été cruellement forcé par des tenta­tives continues d'en faire dans l'histoire le lieu de l'anéantissement de la personnalité et du caractère? Comme un réveil de la simplicité d'autrui, cela revient aujourd'hui, avec la plus grande prudence, à y repérer l'espace où se vérifie avec ténacité et rigueur l'obstination d'une liberté (et son exemplarité inouïe).

La question de « l'avec» n'est donc plus possible comme instance de vérité si elle n'est pas posée sous le gage de la sincérité dans cette articulation subtile qui se crée entre liberté et exemplarité, dans cette discussion interne souvent délaissée qui n'est d'ailleurs pas sans rap­port avec la transmission et son rapport à la mort: ce qu'on en reçoit, ce qu'on lui abandonne.

Liberté et exemplarité: manière très précise de dire le sens qu'a pris la vocation dans la modernité. Pourtant, nous n'avons pas encore -- nous tous - rendu réel ce sens car nous restons tous pris - presque tous - dans la contradiction qui règle nos vies: la contradiction cala­miteuse entre vocation et travail.

Avril 2009

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L'ONTOLOGIE DÉSŒUVRÉE DE JEAN-LUC NANCY

Edoardo Ferrario

Merci. Merci, tout d'abord, à Danielle Cohen-Levinas, qui m'a invité à prendre la parole dans ce colloque. Et merci à vous tous pour cet aimable accueil.

Bien que je me sois longtemps occupé des écrits de Jean-Luc Nancy, jusqu'à ce jour je n'avais jamais eu l'occasion d'adresser quelque chose directement à lui, ou - comme je devrais le dire en ce moment - à Vous. D'où mon bonheur et à la fois mon embarras.

Le titre que j'ai choisi pour ma discussion n'est qu'une parodie d'un ouvrage de Nancy, La communauté désœuvrée, paru en 1986 et devenu rapidement célèbre, même dans mon pays, grâce à un grand nombre d'études, parmi lesquelles je tiens à rappeler celles de Giorgio Agamben et de Roberto Esposito. De plus, en ce qui concerne ma décision de transferer la notion de « désœuvrement» du domaine de la COlnmu­nauté à celui de l'ontologie, elle n'est nullement originale. Si celle de Nancy est, comme tout le monde le sait, une ontologie de l'être-en­commun, cette figure peut aussi bien définir la sphère de l'éthique et du politique que celle de l'ontologie.

Ce rappel m'offre d'ailleurs l'occasion de commencer à questionner mon sujet. Pour ce faire, je citerai quelques phrases de Nancy qui ont acquis pour moi la valeur de mots de passe. Tour à tour, ces citations seront suivies par des notes de discussion. Commençons, donc, avec la première, qui figure dans l'Avertissement d'Être singulier pluriel:

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1. « Ce texte ne dissimule pas l'ambition de refaire toute la "philo­sophie première" en lui donnant pour fondation le "singulier pluriel" de l'être 1. »

À travers le programme de cette proposition, Nancy inscrit sa recherche dans la tradition de la philosophia protè, qui - depuis Aristote jusqu'à Heidegger - n'est qu'une longue histoire de répéti­tions et de réfections, qui en sont en même temps et à chaque fois autant de déconstructions. Ce à quoi ne fait pas exception la refonda­tion de Nancy. Et l'accent ou l'apostrophe qu'il a introduits dans ce récit viennent à notre rencontre dans cette autre phrase:

2. « Il s'ensuit qu'il n'y a pas d'éthique qui soit indépendante d'une ontologie, et que seule, en vérité, l'ontologie peut être éthique en un sens qui ne soit pas inconsistant 2

• »

En revenant à l'interprétation heideggérienne de l'ontologie comme «éthique originaire» (titre auquel Nancy a consacré un célèbre essai3), cette phrase nous montre la position singulière, et même unique, adoptée par Nancy à l'égard de la pensée de l'être. Tout en prêtant une grande attention aux résultats qui découlaient de la déconstruction de l'ontologie opérée surtout par Levinas et Derrida, Nancy n'a pas tellement visé à en délimiter l'emprise ou la portée, mais plutôt à la radicaliser: ce qui veut dire ici, à l'exténuer ou à l'épuiser depuis l'intérieur et dès l'origine. Ceci constituera, du moins, mon argument ou ma thèse.

Cependant, il faut considérer que même un tel geste, non seule­ment n'est pas étranger à la philosophie de Heidegger, mais en déve­loppe une tendance caractéristique: il s'agit du mouvement qui, à partir de la Wegmarke du dépassement de la métaphysique et de la

1. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel (ESP), Paris, Galilée, 1996, p. 13. 2. ESP, p. 40. 3. J.-L. Nancy, D< etica originaria» di Heidegger, Napoli, Cronopio, 1996.

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Destruktion de l'ontologie, rnène à cette rémission (Verwindung) ou à cet évanouir (verschwinden) de l'être par le biais duquel Heidegger s'est efforcé de penser l'avenir de l'événement (Ereignis) à l'époque révolue de la technique; là où ce qui s'accomplit ou, justement, se consomme ou s'use, serait précisément une certaine histoire ou un certain envoi (métaphysique) de l'êtré.

Même si je ne peux pas prendre ici en considération ce chapitre ultime de la pensée heideggérienne, je crois qu'on peut dire que c'est dans cette tendance ou, pour ainsi dire, dans cette missive que Nancy a gravé sa marche incomparable. Je me répète un peu: là où d'autres grands interprètes de philosophie française ont marqué une prise de distance de l'ontologie refondée ou dé-fondée par Heidegger (un titre­question pour tous: « [ontologie est-elle fondamentale? » - Levinas, 1951) pour aborder autrement des questions telles que l'autre ou la vie, Nancy vise plutôt, et même pour des raisons comparables, au point de coïncidence entre l'ontologie et l'éthique - ou le politique.

Arrêtons-nous un instant sur cette conjonction. En raison même de la manière dont Nancy se propose de refaire la philosophie pre­mière comme une ontologie de 1'« être-avec », dans sa pensée ce dis­jonctif se suspend quand il ne s'efface pas de lui-même. Ce qui sem­ble indiquer un abîme par rapport à Levinas, qui, d'un côté, fut le critique le plus sévère de la figure heideggérienne de l'être-avec et, de l'autre, a toujours souligné un certain excès ou excédent de l'éthique sur le politique, dont ce dernier serait toujours entraîné dans 1'« épo­pée de l'être» (<< Politique après! », pour ne citer qu'un autre titre­appellevinassien de L'Au-delà du verset).

Mais, à bien considérer cette question, il faudrait préciser au moins deux choses; à savoir: a) s'il est vrai que l'expression « être-avec» n'est que la traduction du Mitsein heideggérien: le sens que lui a donné Nancy - celui qui renvoie au « singulier pluriel» - n'est nullement reconductible à celui que lui accordait Heidegger; et b) pour déceler

4. M. Heidegger, Zur Sache des Denkem, GA (Gesamtausgabe) 13.

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le surgissement de cette figure ontologique il faut une certaine inter­ruption, rnieux, un « retrait» du politique. Cornme l'écrit Nancy: « Le retrait du politique, c'est le découvrement, le dénudement onto­logique de l'être-avec 5. »

Mais - à part la différence entre un « retrait» et un « après»! - il n'en reste pas moins que l'intention de Nancy de retrouver l'éthique au cœur de l'ontologie semble ce qu'il y a de plus éloigné de la pensée de Levinas. Elle revisite au contraire la philosophie de Heidegger, et en réécrit plusieurs énoncés. Des formulations telles que: l'être de l'être-là n'est pas «le nom d'une substance» mais «la phrase d'un agir », ou: l'être n'est pas le nom de la « consistance », c'est le verbe de la « dis­position », montrent de manière exemplaire ce mouvement par lequel Nancy passe, pour ainsi dire, de l'interprétation à la proposition, de la répétition à sa façon de « refaire» la philosophie première; et mon­trent aussi, je crois, cette radicalisation exténuante dont j'ai parlé.

Dans une conference présentée à Tübingen en 1927, Heidegger énonçait cette crue équivalence: «Existieren [ist] handeln, praxis» (exister, c'est agir, c'est-à-dire praxis6

): une indication qu'on peut entendre résonner dans beaucoup de propositions de Nancy. Mais - et voilà une première thèse - cette reprise de l'ontologie fondamen­tale comporte - à bien lire la tournure de la phrase de Nancy que j'ai citée au numéro 2 - une sorte de bouleversement, qui s'exprime de façon encore plus net dans cette autre formulation: « Léthique, c'est l'ontologie de l'ontologie même 7. »

Au risque d'une simplification grossière, je crois que l'on pourrait dire ceci: tandis que Heidegger cherchait l'ontologie dans l'éthique (et c'est littéralement ce qui arrive à ses interprétations de la philo­sophie d'Aristote et d'Augustin), Nancy vise à trouver l'éthique dans l'ontologie - et donc non pas l'être au fond de l'avec, mais, comme il le dit, « l'avec au cœur de l'être» ; lorsque Heidegger œuvrait à son

5. ESP, p. 57. 6. M. Heidegger, Phanomenologie und Theologie, GA 9, p. 58. 7. J.-L. Nanc.y, L'''etica originaria" di Heidegger, cit., p. 116.

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ontologie en « démoralisant» (Ricœur) les notions fondamentales de l'éthique, Nancy retrouve ces mêmes - et pourtant toutes différentes­notions, en « désœuvrant» l'ontologie fondalnentale. C'est à cela, me serrlble-t-il, que la proposition suivante fait allusion:

3. « Si l'être est l'être-avec, dans l'être-avec c'est l"'avec" qui fait l'être, et il ne s'y ajoute pas 8

• »

Dans cette phrase - discrètement étonnante - je vois s'exprimer cette subversion de la grammaire ontologique heideggérienne dont je viens de parler. Donnons-nous, à ce propos, le telnps de quelques analyses à peine plus minutieuses.

Comme l'ont montré plusieurs interprétations de Franco Volpi 9,

l'ontologie de Heidegger s'est développée progressivement, dans les années 20, co mIne une tentative de traduction existentielle du concept d'action chez Aristote. Par cette traduction, Heidegger visait à ôter de la praxis toute référence à quelque chose d'étranger à l'existence même (voire: le concept de bios ou de zoè, de psychè, d'anima et d'animal) ; ce qui, à son avis, reliait encore l'interprétation de l'être de l'exis­tence et de l'être-là à un fondement métaphysique impropre: comme cela arrive, selon Heidegger, à la célèbre définition aristotélicienne de l'homlne en tant que zoon logon echon, c'est-à-dire comme « vivant» qui possède davantage le logos et, grâce à cela, une plus grande dispo­sition à la societas que tout autre animal. Il s'agit là d'une définition qui se situe à l'origine de tout anthropologisme et humanisme, voire, pour Heidegger, de tout oubli ou de tout malentendu à l'égard de la question de l'être (et) de l'existence, du Sein (et) du Dasein 10. En mettant « hors jeu» toute supposition substantive, objective ou sub­jective (qu'il s'agisse de la zoè ou de la psychè, de l'anima d'Aristote

8. ESP, p. 50. 9. Franco Volpi nous a laissés le 13 avril 2009. Je souhaite lui consacrer cette note en souvenir de son enseignement. 10. M. Heidegger, Wegmarken; GA 9.

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ou de l'animus sive mens de Descartes), l'équivalence heideggérienne d'Existenz et praxis ne présente plus une détermination d'être (l'agir, justement, mais égalenlent le langage) qui s'ajoute à un substrat préé­tabli (le vivre), mais elle identifie l'être de l'être-là de part en part. Ainsi, l'agir n'est plus considéré conlme une possibilité d'être parmi d'autres: traduite en termes ou en prédicats ontologiques, la praxis définit, au contraire, la structure ontologique essentielle du Dasein. Lexistence est praxis et, par conséquent, l'ontologie est une éthique originaire (plus originaire que l'éthique même).

Ce trait de correspondance est donc le lieu de la rencontre entre Heidegger et Nancy. Mais, je me répète: c'est une chose de trouver cette correspondance en considérant l'éthique comme « l'ontologie de l'ontologie », conformément à ce que nous dit Nancy; c'en est une autre de la découvrir en considérant l'ontologie comme l'éthique de l'éthique, comme on pourrait le dire, et COlnme cela arrive, je crois, chez Heidegger. L ontologisation heideggérienne de la praxis d'Aristote porte avec elle des conséquences immenses, qu'il ne ID appartient pas d'analyser ici. Cependant, afin de comprendre dans quel sens je me suis autorisé à parler d~ « désœuvrement» de l'ontologie de - mais aussi par - Jean-Luc Nancy, il faut que j'y fasse quelques rapides allusions.

Si pour Aristote la vie humaine est caractérisée en général par le « faire», il est décisif pour lui de distinguer le faire en tant que « production» (poiesis) du faire dans le sens proprement politique de 1'« action» (praxis), conlme il écrit dans sa Politique (l, 4, 1254 a 7): une distinction ultérieurement soulignée dans l'Éthique à Nicomaque (VI, 1140 a) comme la différence entre des activités qui, dans la mesure où elles visent la production d'objets (c'est le cas de l'ouvrage), ont une finalité extérieure, et des activités (et c'est justement le cas de l'action) qui contiennent, au contraire, leur finalité en elles-mêmes.

Or, voici ma question: l'interprétation heideggérienne de la praxis en termes d'existence ne tend-elle pas à affaiblir le trait qui marque cette différence? Ou, plus exactement, ne conduit-elle pas à absorber la praxis dans l'horizon du poiein (ce qui, je le dis provisoirement,

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est lié à la traduction, complète ou accomplie, du vivre en termes ontologiques) ? Je crois que la réponse à ces questions doit être posi­tive. Je crois que c'est en raison de cette onto-poiétisation du « faire }} en général que, comme c'est le cas dans ses Holzwege ou dans son Brief über den Humanismus, Heidegger peut reconduire 1'« essence de l'agir» au producere (Vollbringen); et voir en conséquence dans la pensée (Denken) - dans la mesure où elle est une sorte de poiesis de l'être, tout comme la poésie (Dichtung) est une sorte de pensée du sacré -la « plus haute }} forme de l'action. Bref: dans la mesure où elle est ontologisée, la praxis est, dans la philosophie de Heidegger, préa­lablement poétisée. C'est pour cela que chez lui, afin d'être révélée ou ouverte, la « vérité de l'être }} doit (mu.f> être produite, mise en œuvre (hervorbringen; ins Werk gesetz werden) ; et que même le Dasein doit se faire ce qu'il est, c'est-à-dire un « être pour la fin }). Nous verrons par la suite quelques implications, dans la pensée de Heidegger, de cette poiétisation de la praxis; et, ce qui nous importe ici, comment la solution de Nancy consiste à dépoiétiser - ou justement, dé-finaliser, dés œuvrer, désaffecter - l'ontologie (heideggérienne).

Mais attardons-nous encore un instant sur l'identification entre existence et action chez Heidegger. De par la manière dont elle s'ac­complit, cette équivalence mène Heidegger à ramener l'essence et l'origine du « faire}) en général à la dimension solitaire de l'homo faber ou du penseur-poète, en le privant par conséquent de la possibi-lité d'envisager la dimension plurielle, donc événementielle et impré­visible, propre à l'action. Cette ontologisation de la praxis porte donc en soi la conséquence paradoxale de dépolitiser l'action, en la privant de la dimension du « nous }) ou plus précisément, de 1'« entre nous }) (ce dernier est chez Nancy un trait idiomatique, et c'est aussi le titre d'un texte de Levinas). Et ce du moment que, pour Heidegger, la décision-résolue (Ent-schlossenheit) qui ouvre à l'action se fait dans la solitude d'un Dasein qui s'attend à sa fin. De plus, il ne s'agit pas seulement d'ouverture (Er-schlossenheit) - ce qui serait bien compré­hensible: il y a toujours un moment de silence, et même de secret,

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dans chaque décision - IIlais de l'action en elle-même; si, comme on peut le lire dans Sein und Zeit, dans la mesure où il est décidé, le Dasein agit déjà (Als entschlossenes handelt das Dasein schon) 11 ; alors que cette décision isolée, endettée avec elle-même, vouée à l'angoisse, n'est qu'un « oui» sans parole à son « être pour la mort»: ce qui pour Heidegger donne au Dasein le« rnaintien de soi» (Selbst-stiindigkeit), sa singularité « propre », son « qui» (et, je le dis en passant, un pou­voir qui fait peur ... ).

Ce qui chez Heidegger reste de l'en-commun, c'est, d'un côté, la « dictature}} de 1'« on », où l'existence est dominée par une figure que, par opposition à la Selbst-stiindigkeit, Heidegger nomIIle l'Ab­stiindigkeit (une sorte de désaccord conformiste, inconstant et incon­sistant) et, de l'autre, le « destin commun}} (Ge-schick), c'est-à-dire le Ge-schehen du « peuple }}. rêtre-avec de Heidegger se donne ainsi uniquement, soit dans l'inauthenticité anonyme du Man, soit dans l'authenticité fusionnelle du Volk comme COIIlmunauté du destin: deux sujets individuels-collectifs - deux doublures, pourrait-on dire, de la solitude du Dasein - où il n'y a pas de ressources pour le « sin­gulier pluriel }} de l'avec, pour l'entre de l'entre-nous.

Nous voici donc au quatrième titre.

4. « Il faut refaire l'ontologie fondamentale [ ... ] à partir du singu­lier pluriel des origines, c'est-à-dire à partir de l'être-avec 12. }}

Sans défaire la correspondance entre existence et praxis, mais en la poussant jusqu'à son noyau ontologique, Nancy voit apparaître le politique (le nous ou le cum) dans le simple avènement de tout rapport d'existence ou, mieux, de co-existence, alors que l'agir et l'éthique ne viennent de nulle autre part que du simple fait d'être. Mais, ce faisant, il inquiète de l'intérieur les mots de Heidegger auxquels il s'attache; et en reconstruit en même temps toute la syntaxe éthique, toute la gram-

Il. M. Heidegger, GA 2, p. 300. 12. ESp, p. 45.

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maire et la topologie ontologique. Chez Heidegger, la coïncidence entre ontologie et pensée éthico-politique découle du fait qu'aussi bien l'autre que l'avec sont compris dans la lignée de l'être en tant qu'« être­les-uns-avec-les-autres » ; alors que pour Nancy - bien qu'il ait assumé cette expression comme un syntagme propre à son lexique - 1'« être », 1'« autre» et 1'« avec» forment, pour ainsi dire, les trois sommets de sa figure la plus caractéristique: 1'« être singulier pluriel ».

Cette manière de « refaire» l'ontologie rappelle la démarche phi­losophique d'Hannah Arendt. Car celle-ci également visait à recher­cher dans la constellation de l'être-avec l'essence constitutivement pratique ou politique qu'Aristote considérait comme étant la caracté­ristique fondamentale - bien que non exhaustive - de la vie hurnaine dans son ensemble. Chez Arendt, cette intention vise à restituer au « faire» l'enracinement dans la koinonia qui risquait d'être perdu ou gommé dans la traduction ontologique-existentielle heideggérienne de la praxis aristotélicienne. Il suffit d'observer ici comrne le « nous» d'Arendt - c'est-à-dire le mornent proprement politique - surgit cha­que fois que des hommes se rapportent les uns aux autres avec l'ac­tion et le discours, et disparaît au moment où ils se séparent: ce qui correspond à la distinction, propre de la polis grecque, entre sphère privée et espace public.

Or, l'être-avec de Nancy est très proche du celui d'Arendt, notam­ment pour ce qui concerne le thèrne de la « distinction» ou du « between », comme disait Arendt, ou - comme le dit Nancy - de 1'« entre» et du « d'avec» qui caractérisent le « cum » de l'en-com­mun. Et, comme Arendt, il dépouille le « qui» heideggérien de tout atomisme auto-testimonial et auto-authentifiant, et 1'« être-ensem­ble » de toute forme d'individualité collective ou de collectivité indi­viduelle. Néanmoins, même si son interprétation de l'être-ensemble comnle « co-existence singulièrement plurielle» correspond presque à la lettre à la Human Condition dont parlait Hannah Arendt (en tant que « paradoxale pluralité d'être uniques »: condition et possibilité du tout être-et-agir en commun), le singulier pluriel de Nancy se

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révèle bien avant de se disposer dans l'espace de l'action et du dis­cours, et grâce à ceux-ci. Un discours immense, attenant directement au sens du politique et à la question de la cité - qui, pour Nancy, n'est ni la communauté ni l'espace public, mais l'être-avec en tant que tel- serait ici nécessaire. Je ne peux le faire. Je m'en tiens donc à mon thème principal, que je souhaite préciser par cette question: comment Nancy interprète-il le « sens de l'être»?

5. « [être lui-même nous est donné comme le sens 13. })

Le sens de l'être n'est autre que le fait de se donner comme sens, et n'a pas d'autre sens que celui-ci, nous dit Nancy. Et l'on pourrait affirmer que des formulations négatives telles que celles-ci se laissent capturer par la grammaire heideggérienne de l'être (comme l'écrivait Levinas: « Lesse de l'être domine le ne-pas-être lui-même 14 »), étant donné que chez Heidegger l'être s'offrait - d'une manière même pri­vilégiée ou contraignante - dans les formations défectives du nihil et de l'Un-grund. Dans l'ontologie de Heidegger, ces paroles de défec­tion ou d'abandon sont essentiellement celles par lesquelles l'être se remet à notre garde. Et c'est cette garde qui fait que nous sommes nous-mêmes les sauvegardants ou les bergers de l'être, tout comme les lieutenants du rien.

Ce n'est pourtant pas le cas de Nancy. [issue de sa refondation de la philosophie première consiste finalement à vider ce qui chez Heidegger subsiste encore de l'être comme fondement. S'il est vrai que Nancy s'est explicitement rattaché à ces expressions caractéristi­ques du lexique heideggérien comme le nihil et l'Un-grund, chez lui ces mots sont déclinés tout autrement. Le nihil n'est pour Nancy que 1'« espacement}) des existences singulières plurielles, qui comparais­sent en s'exposant à celui-ci. Et si dans cette figure on peut retrouver

13. ESP, p. 20. 14. E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, M. Nijhoff, La Haye 1974, p. 14

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la chôra platonicienne réinterprétée par l'feidegger, ici elle n'est plus un équivalent de la figure de la différence ontologique et du don de l'es gibt, parce que pour Nancy, tout cornme chez Derrida, elle donne lieu, évidemment, mais elle ne donne rien. Pas même le rien supra-essentiel de la théologie négative ou apophatique. Pour Nancy, elle donne lieu uniquement à l'ex de l'ex-position, à l'entre de l'entre­nous. Le don de l'être - à condition qu'on puisse parler ici de don, et rien ne serait moins sûr - consiste pour lui à donner accès à l'autre et au cum, c'est-à-dire au singulier pluriel. Lautre et le cum sont aussi ce que l'être laisse comme sens de son retrait même.

Bien entendu, encore une fois, même ce retrait (Entzug) est une figure heideggérienne. Pour Heidegger, le retrait appartient à l'être au point qu'il en est - précisément -le don. Tandis que chez Nancy ce retrait n'octroie rien d'autre que le partage de l'existence de tout exis­tant. Un espacement infiniment singulier. La « séparation» comme « loi» du toucher. Labandon, finalement.

À quoi?

6. «À quoi se laisser abandonner? Sinon à cela à quoi l'abandon abandonne. Lorigine de l'abandon c'est la mise à bandon 15. »

Ce que l'être nous laisse comme munus n'est pas de remonter les traces de son abandon (Seinverlassenheit) ou de son Austrag - repré­sentation discrètement et secrètement économique, quoi qu'en ait dit Heidegger. Plutôt que de nous exiger, nous approprier et nous donner l'essence de nous-mêmes en récompense du Sein-Iassen, pour Nancy l'être nous met au ban. Ce n'est pas donc le don qui résonne, pour lui, dans l'abandon; mais cette mise à bandon qui expose l'être-là à son manque absolu de protection, et qui ôte à la pensée de l'être tout caractère munificent et indemnisant. N'étant rien d'autre que ce nu cum, pour Nancy la com-munauté est telle justement parce

15. J.-L. Nancy, Lïmpératifcatégorique, Paris, Flammarion, 1986, p. 149.

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qu'elle n'use d'aucune im-munité. Et en ce sens, elle n'est pas non plus une communauté, parce que finalement ce qui a toujours été pensé dans la notion de cum-munitas, c'est ce retournelllent du munus -comme tâche que nous avons en-commun - dans l'im-munitas en tant qu'aftranchissement, exonération ou exemption: co-implication insidieuse qui fait d'une communauté une co-im-munauté (avec tout le potentiel identitaire, agressif et violent que cela comporte).

Pour Nancy, la communauté est celle de ceux qui n'ont rien en­commun, rien à partager sauf ce « rien» lui-ITlême: et ceci, encore une fois, non pas comme le creux ou la doublure de l'être ou de la Gabe, mais comme limite, espacement, écartement. Le rien n'est donc qu'un autre nom de l'avec ou de l'entre-nous. C'est le rapport qui espace les sujets, en faisant de chacun d'eux une existence singulière et « insacrifiable ». C'est l'écart qui entame les étants et les met en relation dans leur extériorité et impropriété finie; qui expose chacun d'entre eux dans sa « démesure impossible à totaliser» et dans son « infinie singularité originelle ». Ce qui dénue l'être-ensemble de toute valeur d'identité, d'indemnisation et d'appartenance. Ce qui dévêt l'en-commun de toute immanence communautaire: de l'absolu de la mort, avant tout, comme de sa vérité et de son œuvre. Et si c'est une logique ou une économie du sacrifice 16 qui gouverne, chez I-Ieidegger, le dispositif à partir duquel les mortels, en s'offrant à la garde de la vérité (Wahrheit) de l'être (ou du sacré), reçoivent en échange la sau­vegarde (Wahrung) du corps propre à leur communauté, alors on peut dire: pas d'économie, pas de sacrifice chez Nancy. Et au fond, après tout, c'est précisérnent en cela et pour ce « pas» que l'être-là dépose son privilège ontico-ontologique à l'égard du tout de l'existant ou du vivant: question à laquelle je reviendrai dans ma conclusion.

C'est avec ces précautions que la philosophie première refondée par Nancy s'ouvre au politique: non pas à une « philosophie de la

16. Car le sacrifice, c'est l'économique de l'économique: une« procédure», nous dit Nancy, dont« on trouvera la part dans toute philosophie politique ». ESP, p. 45.

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politique », mais à une « philosophie comme politique ». Et, tandis que l'ontologie se résout ainsi en politique, la politique s'expose à son tour à travers le nu corn-paraître d'existences singulières. Voilà pour­quoi, chez Nancy, aussi bien l'être que la communauté se soustraient à l'emprise de l'œuvre, de la poiesis (ou se donne dans une poiesis qui est en elle-même une praxis). Le « pas» de Nancy nous dit cela: pas de mise en œuvre de la vérité (dans la communauté, le peuple, l'État, l'œuvre d'art, la pensée de l'être ... ). Depuis le Sich-ins-Werk-setzen der Wahrheitde l'être d'Heidegger jusqu'à son désœuvrement dans une communauté sans communauté, dans une ontologie sans ontologie, et mêrne dans une poétique sans poiesis11. Voilà, à mon avis, la mar­che singulière que Nancy a donnée à la pensée de l'être.

7. « Être singulier pluriel: d'un seul trait, sans ponctuation, sans marque d'équivalence, d'irnplication ou de consécution. Un seul trait continu-discontinu, traçant l'ensemble du domaine ontologique 18. »

Être singulier pluriel: aucun de ces trois termes ne « précède» ni ne « fonde» les autres, et chacun d'eux désigne la « co-essence» des autres. Aucun d'entre eux ne comprend les autres ni n'en résulte, aucun d'entre eux n'encadre les autres ni ne se laisse encadrer par eux. Il n'y a que passage et « touche de sens ». D'où des concepts aussi décisifs pour Nancy que la communication, la circulation, le partage, le sens. Il n'y a pas de comrnencement dans cette circulation de l'être, de l'autre et de l'avec - pas même comme ternporalité originaire ou, ce qui revient au même, comme être pour la fin. Il n'y a pas de corn­men cement qui ne soit, cornme chez Arendt, une naissance, chaque naissance singulière - car « chaque singularité est un autre accès au monde 19 ».

17. Ce qui me fait penser ici à la « mise-en-question de l'art» du Méridien de Paul Celan, et aux inter­prétations que Levinas et Derrida ont données de ses poèmes dé-poiétisés. 18. ESP, p. 57. 19. ESP, p. 32.

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En donnant origine à l'autre, chaque somrnet de ce triangle se dérobe de sa propre ouverture et s'égare de son originalité: puisqu'il n'a pas d'origine en soi, rnais - dans l'autre. Il n'y a pas de sens qui ne soit pas­sage et partage de sens: « Toujours de l'un à l'autre, toujours entre l'un et l'autre 20 • » Dans l'être, c'est le cum qui s'ouvre (et vice versa). Mais cette mênle ouverture désceuvre et perd l'être comme origine et fondernent, feu et cadrage. Et cela vaut également pour le troisième terme -l'autre -par lequel Nancy ouvre sa discussion avec Husserl et Levinas.

8. «Ce qui fait l'altérité de l'autre, c'est son être ongIne. Réciproquement ce qui fait l' originarité de l'origine, c'est son être­autre 21

• »

En tant qu'origine (<< partagée d'origine »), pour Nancy, tout comme pour Levinas et au contraire d'Heidegger, l'autre n'est pas « déjà compris» et « déjà ouvert» - comme l'écrit ce dernier - dans l'avec de l'être-avec. Néanmoins, il n'est pas non plus, comme il l'est pour Husserl, un alter ego constitué par accouplement et transfert du sens de la sphère du propre à celle de l'étranger. Toutefois, pour Nancy, l'autre reste une « autre origine du monde» - exactement comme chez Husserl dans ses Mêditations cartésiennes.

9. « L'autre origine est incomparable, inassimilable, parce qu'elle est origine et touche de sens, et non parce qu'elle serait simplement "autre 22." »

Voici donc, me semble-t-il, le point de proximité le plus signi­ficatif entre Nancy et I-Iusserl. L'impossibilité d'assimiler l'autre en tant qu'autre origine du monde rappelle, en effet, cette « inacces­sibilité en original» de l'autre qui définit l'expérience de l'étranger

20. ESp, p. 46. 21. Ibid., p. 29. 22. Ibid., p. 24.

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pour Husserl. Mais à l'intérieur mêrne de cette proximité, elle nous conduit en même temps à marquer une certaine distance par rapport à Husserl aussi bien qu'à Levinas. C'est le fait d'être une autre origine qui fait l'autre cornme origine - et, en ce sens, écrit Nancy, il n'est proprement« ni un "prochain", ni un "autre", ni un "étranger", ni un "semblable" 23 ».

En effet, le singulier pluriel de l'avec de Nancy semble tout ce qu'il y a de plus inconciliable avec le singulier absolu du visage chez Levinas. Cela tient au fait que, entre singulier et pluriel, il n'y a pas pour Nancy le moindre trait ni d'espace ni de temps (ils sont, nous a-t-il dit, « un seul trait ») ; alors que pour Levinas, c'est 1'« interpo­sition» de « tiers» qui « introduit », dans l'événement éthique du face-à-face, la pluralité - et, par là, la conditionnalité, la question, l'équivalence, l'ontologique et le politique.

À ce propos il fàudrait une très longue discussion - ce que je ne peux pas faire ici. Je me borne néanmoins à un rappel qui vient de l'Adieu de Derrida. Je résume un peu brutalement: s'il est vrai que pour Levinas l'unicité de l'autre derneure« irrécusable» (et c'est pour ça que, chez lui, c'est l'éthique et non pas l'ontologie qui est « pre­mière »), cela n'ernpêche pas que dans la singularité d'autrui l'ins­tance du tiers, donc la pluralité, soit « inéluctable », car - et c'est bien Levinas qui le dit dans Totalité et infini - ce que l'épiphanie du visage « atteste », c'est la présence du tiers (<< de l'humanité entière »). Tout se passe donc, nous dit Derrida, « comme si l'unicité du visage était, dans sa singularité absolue et irrécusable, a priori plurielle 24 ». Une singularité absolue qui est néanmoins a priori plurielle, d'un côté et, de l'autre, une pluralité qui n'est telle qu'en tant que singularisée ... Je n'ai aucune intention de faire une proposition sur cette difficulté. Je veux seulement formuler le problèrne suivant: est-il possible que tant le « singulier pluriel» de Nancy que le « tiers» de Levinas jouent le

23. Ibid., p. 27. 24. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Galilée, Paris 1997, p. 190

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rôle d'un schéma (au sens kantien) au sein de l'ilIlmense problème, à la fois ontologique et éthico-politique, de la raison et de la sensibilité, de l'universalité et de la singularité, de l'égalité et de la liberté?

Encore trois propositions de Nancy qui, rne sernble-t-il, s'avancent à la limite de toute ontologie (au moins traditionnelle), et vis-à-vis desquelles je ne peux donc que proposer des questions. Voici la pre­mière proposition:

10. « La pluralité de l'étant est au fondement de l'être 25 • »

Si nous revenons sur l'histoire de la philosophie première d'Aris­tote à Heidegger, cette formulation - bien que conséquente de ce que nous avons vu jusqu'ici - se pose comme plus que paradoxale. Ramène-t-elle à la pensée grecque pré-aristotélicienne ou préplato­nicienne, dans un sens certainernent non heideggerien (et proche, peut-être, du celui du dernier Merleau-Ponty) ?

Voici la seconde phrase:

Il. « Ce que Heidegger nomme "le privilège ontico-ontologique" du Dasein n'est pas une prérogative ni un apanage: il engage l'être, et l'être du Dasein n'est pas un autre que l'être de l'étant 26. »

C'est parce que dans l'ontologie de Heidegger l'existence est le « propre» du Dasein, que l'être-là dispose d'une primauté ontico­ontologique par rapport à la totalité de l'étant. Mais si « l'existence n'est pas une propriété du Dasein »27, on pourrait alors se deman­der: le Dasein est-il encore un Dasein? Si l'essence de l'être - et c'est Nancy lui-même qui pose la question - se réduit à un « préfixe de l'être, à un co- en dehors duquel il n'y aurait rien, rien que les étants ou les existants»; si l'être « ne consiste en rien d'autre qu'en l'exis-

25. ESP, p. 30. 26. Ibid, p. 36. 27. Ibid, p. 37.

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tence de tous les existants 28 », n'assistons-nous pas ici à une sorte de passage de l'existence à l'existant (pour reprendre encore une fois un titre de Levinas) ?

Dernière citation et ultime question:

12. « Si l'existence est exposée comme telle par les hommes, ce qui est exposé là n'en vaut pas moins pour tout le reste de l'étant 29. »

Cette phrase rnarque toute sa distance à l'égard des trois thèses heideggériennes selon lesquelles l'homme est formateur de monde (Weltbilder), l'animal est pauvre en monde (weltarm) , la pierre est sans monde (weltlos). Et on se demandera à ce sujet: qu'en est-il de la notion de monde, étant donné que l'enjeu de ces thèses c'est justement l'être-dans-le-monde en tant que détermination existen­tielle du Dasein? Le propos de Nancy selon lequel le monde n'est le Inonde de l'homme « que pour autant qu'il est le non-humain auquel l'humain est exposé, et que l'humain expose à son tour »30 ne nous obligerait-il pas à revenir, entre autres, sur la notion de vie, trop rapi­dement subordonnée, dans la phénoménologie heideggérienne, à la racine grammaticale de l'être (et je pense, oui, à Michel Henry, mais aussi à Derrida et à Patocka)? En partant de la critique que .- tout comme Derrida - Nancy a adressée à Heidegger sur ce point, à savoir de rester tributaire de l'humanisme qu'il entendait déconstruire, on pourrait enfin se demander: si la frontière entre « rapport avec l'autre de soi-même» (cornportement dont serait capable tout animal) et rapport avec « l'étant en tant que tel» (trait qui caractériserait de part en part la conduite humaine) n'est pas tout à fait pure, indivisible et imperméable, si celle qui scinde l'existence (la prérogative de l'homme en tant que situé dans la clairière de l'être) de la vie (la façon d'être de l'animal en tant que « sirnplement vivant») ne l'est pas non plus,

28. Ibid., p. 59. 29. Ibid., p. 36. 30. Ibid., p. 37.

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ne devrait-on pas questionner à nouveau et plus à fond cette notion même d'existence ou d'existant dans son rapport avec le vivre?

Ci faIt ... Je suspends ici ma discussion de quelques-unes parmi les grandes questions que l'œuvre de Jean-Luc Nancy ne cesse de nous donner à penser. J'espère pouvoir continuer une autre fois. J'espère que nous aurons l'occasion de renouveler cette grâce, entre nous et avec vous, lors de prochaines rencontres.

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POLITIQUE DE LA COMMUNICATION

Sylvain Santi

Vérité de la démocratie s'achève sur un excès, un excès volontaire et revendiqué, une hyperbole qui indique à la fois un résultat et une méthode - entendons un chemin et un cheminernent. Cette hyper­bole indique plus précisément le chemin qu'il fallait savoir emprunter pour désigner un ordre décisif pour la démocratie: « La dérnocratie est d'abord une métaphysique et ensuite seulernent une politique 1 »;

d'abord celle-ci, ensuite seulement celle-là. Ladverbe dit clairement que la première conditionne la seconde, qu'à la démocratie il faut d'abord une métaphysique pour qu'elle puisse, à partir d'elle, s'envi­sager comme l'exercice d'une politique. Une phrase plus déliée expli­citera bientôt cette chrono-Iogie qu'il s'agissait de dégager: « Pensons d'abord le lien de notre être-ensemble-au-monde, nous verrons quelle politique laisse cette pensée courir ses chances. ) Une rigueur et une certaine désinvolture. Mais cet air soudain plus dégagé, soudain plus léger (<< nous verrons ... »), manifeste la plus profonde confiance dans une pensée d'où, dès lors qu'elle est pensée, surgit comme d'elle­même la chance offerte à la politique de pouvoir « courir ses chan­ces ». La chance n'est ici provoquée qu'au terme d'un long et patient travail de la pensée, et la légèreté apparaît comme l'expression d'une

1. Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 62 (noté désormais VD suivi du numéro de page).

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profonde assurance, comme la récompense aussi de l'exigence relevée d'une pensée qui ne faiblit pas, comme une légèreté enfin qui permet de souffler un peu, de retrouver un peu de ce soufRe qui souvent aura été évoqué, désiré, cherché en chemin 2.

Pour long et patient qu'il soit, ce travail ne se départit pas d'une indignation. Indignation face aux attaques récentes et grossières dont 68 est la cible 3, indignation qui rappelle par ailleurs que 68 est un motif récurrent chez Nancy puisque ce qui s'y manifeste est intime­ment lié au discours sur la comrnunauté et touche au fondement même du politique. Ce 68 que décrit Nancy nous ramène ainsi rapi­dement à celui que Blanchot a plusieurs fois décrit et évoqué à son tour, et plus précisément encore à cette souveraineté du peuple qui tient dans le ferme refus de s'accaparer la place laissée vacante par un pouvoir qui vacille. Un tel refus décèle « une possibilité d'être-ensem­ble4 » qui conteste tout figement et que Nancy inscrit au cœur d'une conception de la démocratie que nous nous proposons d'aborder ici sous trois angles: le symptôme 68; la configuration du politique; la politique et la communication.

68

Quelque chose a eu lieu en 68 comme un « symptôme aigu 5 »

et continue d'avoir lieu « comme la résultante [ ... ] de beaucoup de signes, questions, inquiétudes de notre temps» - déficit du politique

2. Jamais la rigueur de la pensée ne doit faillir: la légèreté a un prix - l'excès est aussi une précaution. Jusqu'à la fin il aura fallu prévenir les confusions aux conséquences fâcheuses: dire clairement une fois encore la distinction entre politique et métaphysique afin de maintenir un principe qui, « consubstan­tiel à la démocratie» (VD, 63), retire « à l'ordre de l'État - sans préjudice de ses fonctions propres -l'as­somption des fins de l'homme, de l'existence commune et singulière». Cette ultime proposition, qui ouvre et clôt à la fois le texte, décline à sa manière ce qui est au cœur de Vérité de la démocratie, ce qu'il s'agit d'y articuler à partir de ce que 68 donne à penser. 3. Nous renvoyons aux pages 9 et IOde Vérité de la démocratie. 4. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 52. 5. 68, sans fin, Échanges avec Jean-Luc Nancy, propos recueillis par Carole Dély, 9 janvier 2009, revue en ligne Sens public (www.sens-public.org/spip.php?article619).

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et retours vers des interventions de l'État, richesse et usure des expé­riences et des recherches artistiques ... Nées de la déception de ne pas assister au « retour triomphal» (VD, 13) de la dérnocratie pourtant annoncé aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, adressées à la politique et au capitalisme en eux-mêmes, les revendications véhémentes de 68 s'en prenaient d'abord « à la démocratie gestion­naire », ébauchant du même coup « une interrogation sur la vérité de la démocratie» qui allait bientôt et profondément remettre en question son « assurance» (VD, 11), alors même que tout semblait la conforter - exigence croissante de justice sociale, décolonisation progressive, importance grandissante des « Droits de l'homme» et de « l'État de droit ». La démocratie était ainsi en passe de recon­naître et affronter un ennerrlÏ intirrle, de faire face à un mal et une menace« dû[s] à des raisons et des attentes surgies à l'intérieur» d'el­le-même (VD, 18) et non plus uniquement, comme elle s'en était longtemps et à toute force persuadé, survenus du dehors, tornbés sur elle « corrlrrle de nulle part» et rassemblés sous les traits souvent mal définis du totalitarisme. En 68, la démocratie commençait donc à ne plus pouvoir ignorer ses propres dérnons en masquant ses failles et ses faiblesses sous les schèmes dominants « de la barbarie, de la folie, de la trahison, du dévoiement ou de la malfaisance» (VD, 19).

Mais le mérite de 68 ne fut pas tant de diagnostiquer un mal que d'avoir su résister à la tentation « de présenter et de dicter une vision, sa direction et ses objectifs» (VD, 27) pour aussitôt le combattre ou l'enrayer. Ce mérite, il est donné de l'apercevoir si, « un instant» (VD, 28), furtivement donc, et pour ne pas le rattacher à un rllotif auquel il n'eut effectivement pas recours, on accepte de reconnaî­tre dans 68 une « inspiration « messianique» » qui l'inscrit dans un mouvement plus global de sortie de « l'époque des conceptions du monde 6 » (VD, 16), d'une profonde mutation de la pensée dont le trait décisif consiste en la rupture avec le « régime général où la vision

6. Reprise « de manière très délibérée» du titre d'un texte de Heidegger daté de 1938.

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en tant que paradigme théorique implique aussi le tracé d'horizons, la dérerrnination de visées et la pré-vision opératoire» (VD, 22) et suppose de se réferer toujours en dernière instance à la présence d'un certain sujet 7. Cette inspiration rnessianique un instant entrevue per­met de saluer en 68, non un projet, mais un présent, « le présent d'une irruption ou d'une disruption qui n'introduirait aucune figure, aucune instance, aucune autorité nouvelle» (VD, 28). La sortie ainsi opérée pennettait d'indiquer un sens à la détnocratie, un sens dési­gné comme le seul imaginable 8, articulé à partir des propositions suivantes: rien n'autorise au préalable l'autorité - entendons déjà que la souveraineté n'est rien; l'autorité procède d'un désir dont elle est l'expression et qui s'y reconnaît; ce désir, débarrassé de toute trace de subjectivisme ou de psychologisme 9, exprime une « vraie possi­bilité» (VD, 29) et par conséquent « une vraie puissance d'être ».

L affirmation d'un désir, du lieu et de l'élan d'une vraie possibilité d'être, c'est-à-dire d'être « tous ensemble, tous et chaque un de tous », d'une autorité identifiable seulement à partir de ce lieu et de cet élan, c'est tout cela dont tout d'un coup se souvient 68.

Entre les lignes, pour ainsi dire, de ce soudain et véhément rappel, il faut savoir déceler ce qui tour à tour pourra être nonlmé le sens, l'esprit, le souffle ou encore l'exigence de la démocratie et qui fait signe toujours vers une « part d'incalculable» (VD, 31), une part « inéchangeable» et «impartageable» (VD, 33), une part «sans valeur parce que hors de toute valeur échangeable» et qui excède la politique, ce qui peut être dit aussi, en référence à Wittgenstein, « le sens comme dehors ouvert au beau milieu du monde» (VD, 36), un sens qui ouvre à elles-nlêmes nos existences, c'est-à-dire« les unes aux

7. « Le « sujet », à ce compte, le « sujet » supposé d'un être-à-soi auto producteur, autoformateur et autotélique, le sujet de sa propre présupposition et de sa propre prévision, celui-là en effet - et qu'il fût individuel ou collectif - se découvrait déjà dépassé par les événements. » (VD, 25) 8. La subordonnée conjonctive conditionnelle le fait clairement entendre: « Si la démocratie a un sens, ce doit bien être etc. » (VD, 29). 9. Sur ce point nous renvoyons à Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Galilée, 1993, p. 72-75.

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autres », un sens qui ne les conclut pas, « qui ne les subsume pas sous une signification ». Entendons, au cœur de la démocratie, une résis­tance et une ouverture qui définissent ensemble un mêrne et décisif mouvement: ouvrir pour résister; résister pour ouvrir, pour laisser toujours plus ouvert, entre nous, le sens. Résister à « la dernande de sens », laisser au sens toute sa chance et tout son sens « dans l'ouver­ture lnême de son abandon, corrlme l'ouverture du monde 10 ».

Il en va ici de la séparation de la politique et d'un « autre ordre »

(VD, 35) ou, pour le dire autrement, d'une politique qui n'opère pas de « partage absolu» (VD, 34) mais qui doit savoir laisser subsister en elle une part qu'elle refuse de s'approprier: à côté d'elle, en son sein mais « comme dans une rnarge », « tout contre, mais aussi contre elle, ou à travers elle », il y a ce dehors, ce sens qui s'ouvre, nos existences et rien au-dessus d'elles, « ni la mort ni la vie [qui] ne valent par elles-ruê­mes» (VD, 56), mais « seulement l'existence partagée en tant qu'elle s'expose à son absence de sens ultime comme à son vrai .- et infini -sens d'être ». Entendons-le à nouveau: la souveraineté n'est rien.

Lesprit de la démocratie, le souffle et la vie qui l'animent, son sens et son âme si l'on veut, résident dans le souffle de l'homme, dans la force et l'inspiration qu'il lui communique. Lhornme est le soufRe du souffle de la dérnocratie, il l'inspire, ruais, tout est là, cet homme n'est pas celui « d'un humanisme mesuré à la hauteur de l'homme donné» (VD, 31), mais « l'hornme qui passe infiniment l'homme »,

l'homme qui se produit, l'homme comn1e une production qui « vaut infiniment plus que toute évaluation rnesurable ». S'exprinle ici « l'infini d'une exigence» (VD, 32), une exigence qui, à quelque titre ou rapport que ce soit, ne peut recevoir de lirnite, dont on ne peut mesurer la valeur ou le prix, qui échappe aussi bien au « calcul prévi­sionnel» qu'à « l'anticipation de rendement », ce qui, bien entendu, ne suppose en rien l'introduction d'un désordre permanent ou la

10. « Mais l'''ouvert'' n'est pas la qualité vague d'une béance indéterminée ni d'un halo de générosité sentimentale. Il fait, serré, tressé, étroitement articulé, la structure du sens en tant que sens du monde. »

(Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. rit., p. 12.)

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régression vers une politique qui voudrait « annuler toute anticipa­tion, préparation et prise en cornpte des plus justes mesures ». Mais « l'infini de l'exigence» doit trouver sa place et son temps, comme en 68 dont le temps fut moins chronos que kairos, « durée et succession qu'occasion, rencontre, advenue sans avènernent, sans intronisation, venue et allée d'une appréhension du présent comme présence et coprésence des possibles ». L'infini de l'exigence vaut un temps. Un temps, semble-t-il, qui ne passe pas, un instant permanent, la perma­nence d'une occasion et d'une rencontre, la potentialité permanente d'une ouverture à l'expansion de l'être, une permanence qui passe infiniment toute mise en œuvre, accompagne aussi chacune d'elle: il s'agit bien d'un souffle, d'un esprit.

Parce que cet infini « se passe lui-même infiniment» et apparaît ainsi comme plus encore qu'un procès, un progrès ou un processus, il ne peut être présenté « dans une signification ni sous une iden­tité» (VD, 38). Cet « infini en acte », présent au sein même du fini et « ouvert en lui », échappant à toute signification subsumante, ne peut être assumé par aucune instance - tout n'est pas politique - mais « doit être pris en charge par tous et par chacun selon des modalités dont il est essentiel qu'elles restent diverses, voire divergentes, mul­tiples, voire hétérogènes» (VD, 40-41). Autrement dit: le sens est infiniment ouvert; le sens passe infiniment le sens, et c'est en partant de cette dynamique in-finie que la démocratie peut courir ses chan­ces. Dès lors, une résistance et une ouverture conjointes dessinent le contour démocratique de la politique qui est la condition de l'affirrrla­tion d'un « valoir absolu» (VD, 47), non d'un « tout se vaut », mais d'un « rien ne s'équivaut », qui renvoie « à tous comme à la possibilité et à l'ouverture de chacun et de chaque rapport », affirmation enfin à laquelle son rôle et sa destination est de donner « place et possibilité» (VD, 48). La politique doit faire en sorte que les « exigences de l'af­firmation », d'une part, « trouvent place» (VD, 49) et, d'autre part, « que cette place ne soit pas celle d'une signification achevée, réalisée et réifiée, qui pourrait se revendiquer comme [sa] figure accomplie ».

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La politique doit ainsi renoncer à l'identification, renoncer à la figure, non comme on se prive ou s'abstient, mais pour mieux libérer un espace, ouvrir un espace« pour les identités multiples et pour leur par­tage »; elle doit renoncer à l'identification majeure au profit de celle de chacun Il, renoncer enfin à se figurer pour configurer un espace de manière à ce que cette configuration puisse répondre à l'exigence déjà formulée dans Le Sens du monde d'opérer « une transitivité, non une substantialité 12 » de l'être-en-commun.

, , D UNE FIGURE L AUTRE

Telle est, en quelque sorte, la réponse que Vérité de la démocra­tie adresse aux interrogations de la préface au Mythe nazi coécrite avec Philippe Lacoue-Labarthe en 1991. Après avoir montré que le nazisme représentait « la mise au jour des caractères fondamentaux [d'une] fonction identificatoire 13 » qui a recours aux « images, sym­boles, récits, figures, et aussi [aux] présences qui les portent ou les exhibent», il ne s'agissait pas en effet de simplement opposer « la figuration mythique propre aux régimes fascistes d'une part, et de l'autre l'irnprésentabilité en tant que trait d'essence de la démocra­tie 14 », mais bien de poser la question de la figure de la démocratie, sans que celle-ci se confonde « avec celle d'un recours au mythe ».

Vérité de la démocratie, on l'aura compris, ne propose pas pour réponse « le renoncement à toute identification », solution déjà criti­quée et rejetée en 1991, mais la configuration d'un espace où proli-

Il. Ce renoncement « ne contredit pas, au contraire, l'exigence de l'identification au sens de la possi­bilité pour tous et chacun de s'identifier (on aime dire, aujourd'hui, de se "subjectiver") comme ayant place, rôle et valeur - inestimable - dans l'être-ensemble » (VO, 49-50). 12. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. cit., p. 142. Tout l'enjeu d'une telle configuration d'espace opérée par la politique est de parvenir à tracer « la forme de l'être-à dans l'être-ensemble, sans identifier les traits de l'à-quoi ou de l'à-qui, sans identifier ou sans vérifier le "vers quoi" du sens d'être-en-com­mun - ou bien, en identifiant ces traits comme ceux de tout un chacun: autre "totalité", autre unicité de la vérité ». (Ibid.)

13. Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Le Mythe nazi (1991), Éditions de l'Aube, 1998, p. Il. 14. Ibid., p. 12.

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fèrent des figures rnultiples, singulières, contradictoires, hétérogènes, une configuration qui rend possible la prolifération permanente de rIlultiples figures furtives 15. Une telle réponse procède à la fois d'une reconsidération de la place et des conditions d'existence de la figure en démocratie et d'une profonde rnéfiance à l'égard du rnythe. D'une certaine manière, il s'agit ici de jouer le temps contre l'espace, si l'on considère que « le mythe se définit avant tout, comme le veut Lévi­Strauss, par ceci qu'avec lui ou en lui le temps se fait espace 16 ». Avec le rnythe, « l'écoulement prend figure, le passage incessant se fixe en un lieu exernplaire de monstration et de révélation ». Or, il est sai­sissant qu'au sein même de l'espace configuré par la politique, il y ait, écrit Nancy, un foisonnement de figures, mot dont l'étymologie renvoie précisément à l'idée d'écoulement. Sans en abuser, entendons néanmoins dans cette résonance souterraine l'écho d'une farouche volonté de contester la fixité et le figement de toute identification au profit d'un mouvement in-fini: la figure passe infinirnent la figure, tel est le mouvement infini qui s'enclenche à partir de l'interrup­tion du mythe - « la fondation, la poïésie, le schème, sont toujours offerts, sans fin, à tous et à chacun, à la cornrnunauté, à l'absence de communion par quoi nous communiquons et par quoi nous nous communiquons, non pas le sens de la conlmunauté, mais une réserve infinie de sens communs et singuliers 17 ».

15. Jean-Luc Nancy évoque « une prolifération de figures affirmées, inventées, créées, imaginées» (VD, 49) ou encore le « foisonnement possible des formes que l'infini peut prendre» (VD, 50).

16. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 113.

17. Ibid., p. 195. Nancy précise encore que « ••• le désœuvrement est offert là où l'écriture n'achève pas une figure ou une figuration, et par conséquent n'en propose pas, ou n'en impose pas le contenu ou le message exemplaire (ce qui veut dire, aussitôt, légendaire: mythique). » Et un peu plus loin: « ••• Les

êtres singuliers ne sont jamais, les uns pour les autres, des figures fondatrices, originaires, des lieux ou

des puissances d'identification sans reste. Le désœuvrement a lieu dans la communication du retrait de

la singularité sur la limite même où celle-ci se communique exemplaire, sur la limite où elle fait et défoit sa propre figure et son propre exemple. Cela n'a lieu, bien sûr, en aucune œuvre: cela n'a jamais lieu de manière exemplaire, ni par un effacement, ni par une exhibition, mais cela peut être partagé de toutes les

œuvres: c'est offert à la communauté, parce que c'est cela par quoi la communauté, déjà, était exposée

dans l'œuvre comme son désœuvrement. »

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Même si la démocratie n'est pas « figurable », mieux encore, si « elle n'est pas d'essence figurale » (VD, 50), il demeure rnalgré tout quelque chose de la figure, quelque chose de tracé, dans la configu­ration de l'espace que tente d'opérer la politique. Il semble en effet que Verité de la démocratie tente d'inventer un tracé susceptible de répondre aux difficultés énoncées sous forme de questions dans Le Sens du monde:

[ ... ] sans figuration ou configuration, y a-t-il encore du sens? Mais dès qu'il

prend figure, n'est-il pas vérité « totalitaire»? Quel tracé garderait l'inadvenu du

sens, et sa venue, sans les confondre avec une indétermination inconsistante?

Quel nom pourrait frayer un accès pour l'anonyme de l'être-en-commun 18?

Ce qui se trace dans cet espace configuré ce n'est pas, bien entendu, une figure visible, imaginable, représentable, représentée, en un rrlOt « une image dont on jouit 19 », mais une figure comlne schème, « tim­bre d'une énonciation, frappe d'une phrase» ou, pour le dire autre­ment, « schème de Inise en fonne 20 ». La singularité de la figure démo­cratique réside dans un certain flottement du tracé, dans ses contrastes et ses brisures, dans une incertitude et un suspens, dans un tracé qui sait ne pas incarner ou présentifier le commun pour mieux rappeler son insistance, sa résistance. Il y a du monogramme dans ce tracé où l'en-commun retrace et relance sans cesse son esquisse, fait et défait sans cesse ses irnages, faisant signe ainsi vers l'ouverture du sens. Telle est l'esquisse que le « nous» exige « en tant que le « nous» ou que l'en­tre de l'entre-nous est très précisément ce qui se présente lorsqu'il n'y a plus de présentation transcendante (théologie-politique) ni immanente (totalitaire) de la « communauté» ou lorsque, en d'autres termes, est pris en charge ce que signifie que la souveraineté n'est rien. « Ni Dieu, ni maître », tel serait le schème d'une mise en forme en tant qu' ouver-

18. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. cit., p. 142-143. 19. Monogramme VI. 20. Monogramme VII.

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ture infinie du sens, proliferation et passage de figures, incessante mise en procès de formes: c'est ainsi qu'un tracé pourrait garder la venue et l'inadvenu du sens sans tOInber dans l'insignifiance.

POLITIQUE ET COMMUNICATION

La configuration d'un espace où les figures prolifèrent n'a pas de moindre enjeu que de réinsuffler à la démocratie une « énergie motrice» (VD, 54), de mobiliser l'action politique « à partir d'un « premier moteur» » qui lui fait aujourd'hui défaut. À cet enjeu il est possible de répondre en choisissant de prendre en charge ce que signifie le fait que la souveraineté n'est rien: penser que là réside le seul espoir d'annuler « l'équivalence générale », entrer dans une telle pensée, « c'est agir déj à 21 ». Cette praxis est la seule qui puisse, au-delà de la révolte et de la seule contestation, engager « le descellement du socle même de l'équivalence générale et la mise en cause de sa fausse infinité ». Une pensée donc cornrne une activité par laquelle celui qui pense se produit lui-même comme un sujet « transformé plutôt qu'un produit conformé, un sujet infini plutôt qu'un objet fini », un sujet ouvert, en un mot, à tout ce que la formule de Pascal implique.

La production d'un tel sujet était déjà inscrite au cœur des pre­mières réflexions engagées par Nancy sur la communauté, au cœur aussi de celles engagées par Blanchot pour qui, dans La Communauté inavouable, 68 réactualise une littérature en rupture avec les rap­ports de symétrie qui ramènent sans cesse l'Autre au Même, une lit­térature qui dénonce et conteste le leurre d'un sujet qui se suffit à lui-même en le confrontant à l'autre. La dérnocratie qu'il s'agit dès lors de penser et de décrire dans Vérité de la démocratie se situe ainsi dans la droite ligne, si l'on peut le dire ainsi, d'une communauté

21. ({ La pensée du sens du monde est une pensée qui devient elle-même, au fil de sa pensée, indiscer­nable de sa praxis, qui se perd tendanciellement comme "pensée" dans sa propre exposition au monde, ou qui s'y excrit, qui laisse le sens l'emporter, toujours d'un pas de plus, hors de la signification et de l'interprétation. » (Jean-Luc Nanc.y, Le Sens du monde, op. cit., p. 19.)

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qui s'absente, d'une communauté qui, exactement opposée au mythe fusionne! du comrIlunisme et des fascismes, met en jeu l'existence du sujet en l'exposant à l'épreuve d'une impossible cornmunion, à la mort de l'autre qui ne constitue en rien le fondement nouveau d'une communauté nouvelle mais expose plutôt chacun au désœuvrement qu'elle instaure. Autrement dit, tout l'effort de penser porte désor­nIais sur la possibilité de communiquer l'absence de comIIlunauté à la démocratie, d'inscrire en elle ce partage longuement décrit dans La Communauté désœuvrée, « le partage de la communauté, et la sou­veraineté dans le partage ou la souveraineté partagée, et partagée entre des Dasein, entre des existences singulières qui ne sont pas des sujets, et dont le rapport -le partage lui-même - n'est pas une communion, ni une appropriation d'objet, ni une reconnaissance de soi, ni même une communication comme on l'entend entre des sujets 22 ».

Il en va ainsi d'une certaine résistance, mot que Nancy affectionne particulièrement. Résistance, cornme nous nous l'avons vu, à une figu­ration figée, résistance de la philosophie comme Nancy l'écrit quelque part dans La Communauté désœuvrée, résistance de la poésie 23, « résis­tance in-finie du sens dans la configuration de 1"'ensemble"24 » laquelle définit la nature politique de l'écriture et qui est, plus précisément, la résistance de « la signifiance à sa captation ou subsomption en significa­tion 25 », résistance enfin plus généralement de la communauté à « son hypostase, que celle-ci prenne l'allure substantielle d'une "comIIlunion" ou l'allure raisonnable d'une "communication" ». Cette résistance, dont on sent l'urgente nécessité à chaque ligne de Vérité de la démo­cratie, implique une véritable « politique de la communication 26 » qui, nous semble-t-il, sous-tend tout le projet du livre. Une politique qui désignerait non pas l'organisation de la société mais plutôt l' ordonnan-

22. Ibid., p. 64. 23. Titre d'un livre, comme on le sait: Résistance de la poésie, Bordeaux, William Blake & Co, 1997.

24. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. dt., p. 184.

25. Ibid., p. 185. 26. Ibid., p. 177.

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cement de la communauté « au désœuvrement de sa communication, ou destinée à ce désœuvrement 27 ». Une communication 28 « prise très exactement au revers de toutes nos idéologies communicationnelles 29 » ;

une communication qui ne renvoie plus à la transmission d'un sens ou d'un message, n'indique plus la subjectivité, l'intersubjectivité ou une quelconque notion de lien, rnais se présente comrne « le fait constitutif d'une exposition au dehors qui définit la singularité 30 » et qui se trouve à distance égale du lien et de la communion.

Cette politique de la communication, politique démocratique par excellence, ordonnancement ou agencement de l'inéquivalence, tente de répondre à un manque, le manque de la démocratie « non pas à représenter l'en-commun [ ... ] mais à l'exposer, c'est-à-dire à s'y exposer, à nous y exposer, à nous exposer à "nous-mêmes 31 " ». Mais une telle politique peut toujours être refusée ou méprisée. Si la poli­tique est le lieu à partir duquel il devient possible de « sentir un "bien vivre" » (VD, 50) qu'aucune figure ou aucun concept ne peut déter­miner, « qui soit à la rnesure incommensurable de l'infini que tout "bien" enveloppe », cette politique ne peut ignorer l'existence du mal, de l'inverse exact « d'un supplément toujours renouvelé à la "vie", [d'June expansion au-delà de sa nécessité» (VD, 54), l'existence, en un mot, d'une expansion de mort que peut « effectuer l'anéantisse­ment tant de soi-même que des autres, et du commun ainsi réduit à la commune carbonisation ». Il est toujours possible que notre com­munisme devienne celui de la mort, et que nous préférions, plutôt que de prendre en charge l'ouverture qui rend possible « l'inscription finie de l'infini» (VD, 57), que « la mort devien[ne] notre Dieu ».

27. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 100.

28. Nancy emploie ce terme tel que Bataille l'emploie et à la suite du travail de déconstruction mené à

bien par Derrida et prolongé chez Deleuze et Guattari. (cf. Ibid., p. 52).

29. Jean-Luc Nanc.y, Le Sens du monde, op. cit., p. 177.

30. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 74.

31. Ibid., p. 233.

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Que peut-on opposer à ce lTlal? .. Tout paraît soudain si fragile et tenir à presque rien qu'une gravité et des accents tragiques se font entendre dans les dernières pages de Verite de la democratie. La voie de l'anéantissement a peut-être déjà été choisie, tout semble l'in­diquer en tout cas. Que nous reste-t-il alors? À espérer, à exiger, à parier peut-être aussi -les accents pascaliens du livre n'y invitent-ils pas d'une certaine façon? - que s'affirme l'inéquivalence, que cette affirrnation ne soit pas un vœu pieux ou une promesse non tenue. Répétons-le: entrer dans cette pensée qui invite à desceller le socle de l'inéquivalence c'est agir déjà. Autrement dit, lire Vérité de la démo­cratie qui, justement, nous fait entrer dans cette pensée, c'est agir déjà. À ce titre, Verité de la démocratie est un livre performatif.

Ainsi, et même si l'affirmation de l'inéquivalence, il ne s'agit en rien de le négliger, peut être aussi bien « existentielle, artistique, littéraire, rêveuse, amoureuse, scientifique, penseuse, flâneuse, ludique, amicale, gastronomique [qu'] urbanistique ... » (VD, 48), il demeure néanmoins un lien profond et singulier entre la démocratie et l'écriture, un lien discrètement présent, mais non moins puissant, en maints endroits du livre, par exemple dans une très belle formule cornme celle-ci: « La démocratie veut dire que ni la mort ni la vie ne valent par elles-mêmes, mais que vaut seulement l'existence partagée en tant qu'elle s'expose à son absence de sens ultime comme à son vrai - et infini - sens d'être» (VD, 56). À l'exigence impérieuse d'une telle exposition la littérature répond 32. On retrouve en effet dans une telle formule l'articulation entre la littérature et le politique désignée par « le communisme litté­raire », expression que Nancy préférera abandonner assez vite à cause de son caractère trop équivoque. Une telle expression renvoyait à la résistance de la communauté « à tout ce qui veut l'achever (dans tous

32. Rappelons que « ••• La "littérature" ne désigne pas ici ce que ce mot indique à l'ordinaire. Il s'agit en effet de ceci: qu'il y a une inscription de l'exposition communautaire, et que cette exposition, comme telle, ne peut que s'inscrire, ou ne peut s'offrir que par une inscription [ ... ] l'''écriture'' en ce sens viendrait inscrire, au contraire, la durée collective et sociale dans l'instant de la communication, dans le partage. » Oean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 96-97.)

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les sens du terme) 33 », laquelle se décline en une exigence double: « une exigence politique irrépressible» qui exige quelque chose de la littérature, « l'inscription de notre résistance infinie»:

Cela ne définit ni une politique, ni une écriture, car cela renvoie au contraire

à ce qui résiste à la définition et au programme, qu'ils soient politiques, esthé­

tiques ou philosophiques. Mais cela ne s'accommode pas de toute « politi­

que» ni de toute « écriture ». Cela désigne un parti pris pour cette résistance

« communiste littéraire» qui nous précède plutôt que nous l'inventons - qui

nous précède du fond de la communauté. Une politique qui ne veut rien en

savoir est une mythologie, ou une économie. Une littérature qui ne veut rien

en dire est un divertissement, ou un mensonge 34.

Ces lignes écrites dès 1988 résument bien le projet qu'énonce et parachève Vérité de la démocratie en définissant une politique qui, au-delà même du fait de prendre en compte « cette résistance qui nous précède du fond de la communauté », s'invente à partir d'elle et réactualise du même coup, avec force et à sa manière, les enjeux de l'opposition fondamentale chez Nancy entre la littérature et le mythe 35, le partage et la communion 36, l'interruption du mythe et

33. jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 197-198. 34. Ibid. 35. Opposition que l'on retrouve par exemple formulée ainsi: «Mais le mythe énonce sans relâche le passage de la limite, la communion, l'immanence, ou la confusion. récriture, en revanche, ou la "lit­térature" inscrit le partage: à la limite, la singularité advient, et se retire (c'est-à-dire qu'elle n'advient jamais comme indivisible: elle ne fait pas œuvre). » (Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op.

cit.,p.l92.)

36. Rappelons les termes importants de cette opposition dans La Communauté désœuvrée: « La volonté mythique est totalitaire dans son contenu, car celui-ci est toujours la communion. Toutes les commu-' nions: de l'homme avec la nature, de l'homme avec Dieu, de l'homme avec lui-même, des hommes entre eux. Le mythe se communique nécessairement comme mythe propre à la communauté, et il communique un mythe de la communauté: la communion, le communisme, le communautarisme, la communication, la communauté elle-même, prise simplement et absolument, la communauté abso­lue. » (La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 144.) À l'inverse, « Si on peut dire [ ... ] que l'être-en-com­mun est littéraire, c'est-à-dire si on peut tenter de dire qu'il a son être même dans la "littérature" (dans l'écriture, dans une certaine voix, dans une musique singulière, mais aussi dans une peinture, dans une danse, et dans l'exercice de la pensée ... ), il faudra qu'on désigne par "la littérature" cet être lui-même,

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de son effectivité. Une fois la lecture du livre achevée, une question derneure cependant, une question inquiète et que la lecture mêlne suscite; une question que l'on pourrait notamment formuler ainsi: jusqu'où l'absence de communauté peut-elle se communiquer à la démocratie? Il ne faut sans doute pas attendre de réponse à cette question, là n'est ni son sens ni son intérêt. Une telle question doit demeurer une inquiétude pour mieux sans cesse relancer une réponse qui ne résout rien mais formule une triple intimation que Vérité de la démocratie ne cesse de reprendre: il faut espérer cette absence, l'exi­ger, parier sans retenue pour elle.

en lui-même, c'est-à-dire cette qualité ontologique singulière qui le donne en commun, qui ne le réserve pas avant ou après la communauté, comme une essence de l'homme, de Dieu ou de l'État achevant la communion qui l'accomplit, mais qui fait que cet être n'est que partagé en commun, ou plutôt que sa qualité d'être, sa nature et sa structure, sont le partage (ou l'exposition). » (Ibid., p. 161.)

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UNE VÉRlTÉ SANS ÉQUIVALENT: L'ÉVIDENCE DE LA DÉMOCRATIE

UNE LECTURE DE VÉRITÉ DE LA DÉMOCRATIE

Jérôme Lèbre

COLÈRE

Roublardise! Accusation ahurissante! Charge grossière! Tous les mots sont là, comme les traces d'une exclamation ou l'excription d'une colère, au début du livre de Jean-Luc Nancyl ; je n'ai fait que les ponctuer différemment. Mais qui a mis le philosophe hors de lui? Un seul candidat à l'élection présidentielle de 2007, en une phrase de meeting: « Lenjeu de cette élection, c'est de savoir s'il faut liquider une fois pour toutes l'héritage de mai 68. »

«Vous vous mettez bien facilement en colère, Monsieur. Vous sortez de vos gonds avec beaucoup de facilité, Monsieur », dirait le candidat au philosophe s'il débattait avec lui entre les deux tours de l'élection. Seulement, le philosophe n'est pas pris dans le jeu du débat électoral. Il peut plus que Ségolène Royal se permettre des colères saines, et estimer connne Aristote qu'il y a des colères justes. Hors de lui il reste lui, puisqu'il réagit toujours de cette manière face aux liquidations hâtives et face à qui prétend mettre fin, au nom d'une

1. Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008. Les deux phrases de campagne qui sui­vent (dans la seconde, j'ai changé la référence à l'interlocuteur) datent du jeudi 3 mai 2007 (discours de Nicolas Sarkozy à Montpellier) et du 2 mai 2007 (Débat télévisé entre Ségolène Royal et le même).

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dérnocratie autosatisfaite et rnoralisante, à la colère elle-même. Je cite La Comparution: « Sans la colère, la politique est accomInodement et trafic d'influences, et écrire sans colère, c'est trafiquer des séduc­tions de l'écrit. Avec les marxismes, avec les communismes, ont aussi disparu les colères politiques, dans un grand no mans land démocra­tique »2. C'est dans ce no mans land que le relativisme intellectuel et moral s'impose, qu'il n'y a plus un homme une voix, mais plutôt un con une voix, selon le faIneux slogan soufRé par Sartre à l'esprit de mai, « élections pièges à cons ». Sarkozya même transformé le piège à cons en double bind, et réciproquement, en nous offrant comme seule alternative à son élection l'élection de 68 et donc de son slogan anti-électoral. Seul un accès ou un excès de colère peut nous sortir de ce piège. Hors de lui l'homme devient humain en s'excédant, il passe l'hoInme. C'est pourquoi il reste des communismes la vérité de leur colère comme des événements de 68 leur « véhémence », dit Nancy, face au refus d'une démocratie gestionnaire. Le philosophe dépasse ici les circonstances du débat électoral en lui répondant au nom d'une vérité qui n'entre pas dans la controverse, justement parce qu'elle en sort, comIne on sort de ses gonds. Cette vérité n'a pas besoin d'être élue, elle n'est pas un héritage, on ne peut à vrai dire la commémorer, parce qu'elle est en 2008 ou en 2009 ce qu'elle était en 1968, la vérité de la démocratie. Elle est à la fois datée (Nancy date toujours ses textes, souligne leurs dates) et indéfiniment durable.

VÉRITÉ

En quel sens doit s'entendre ici la vérité? La réponse n'est pas simple. Nancy nous prévient lui-même, ailleurs: « le devenir-vérité du politique peut aller jusqu'à résorber son sens3• » Quand la vérité devient la présentation totale, achevée, d'un sens, elle accomplit la

2. Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, La Comparution (politique à venù), Paris, Bourgois, 1991, p. 58-59. 3. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 141.

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comrnunauté à ses dépens; elle acquiert le pouvoir du rnythe, iden­tifiant la vérité et le sens, et promet l'apocalypse, jour de révélation et de colère. Ou encore, elle sacrifie la politique à sa propre divini­sation. On pourrait, dit Nancy, « retracer l'histoire impressionnante du sacrifice politique, de la politique sacrificielle - ou de la poli­tique en vérité, c'est-à-dire du théologico-politiqué ». Voilà ce qui lie d'emblée la vérité au pouvoir, et ce lien peut moins être défait par la colère, toujours trop vraie, que par le rire. Nancy le dit, dans L'Impératifcatégorique, comme on se souvient d'un événement: « il y a quinze ans, le mot de « vérité» faisait tout bonnement rire5 ••• » (le texte, on l'aura deviné, date de 1983).

Mais rire, ce n'est pas mettre fin à la vérité, c'est plutôt décou­vrir un « autre de la vérité dans la vérité mêmé »: découvrir une vérité soustraite à son propre ernpire cornme au désenchantement sceptique; une vérité qui, si elle est autre, n'a rien de relatif: parce qu'elle s'impose d'elle-même et à partir d'elle-même, comme vérité impérative. L'impératif est ce qui sort de la vérité, s'extrait d'elle, ou reste d'elle hors d'elle. Il est la loi, mais comme forme vide de la loi, comme loi de qui n'a pas de loi, droit de qui n'a pas de droit, entièrement formulé dans un slogan de mai que Nancy ne manque pas de rappeler: « Il est interdit d'interdire7• » Ce slogan ne brouille pas le sens du devoir mais le livre, comme ce qui enjoint l'hornme à l'autre. L'impératif, c'est donc déjà le sens. Alors que la vérité comme telle prétend toujours montrer les choses telles qu'elles sont, atteindre l'être tel, le sens n'est rien sans ce à quoi il donne sens. Il ouvre la vérité à l'être-à en tant que tel. IlIa porte vers quelque chose qu'elle n'est pas, il l'envoie hors d'elle, ou lui enjoint de s'excrire, « d'aller toucher au concret du monde où l'existence fait sens8 ». C'est pour-

4. Ibid. 5. Jean-Luc Nancy, L'Impératifcatégorique, Paris, Flammarion, 199.3, p. 92. 6. Ibid., p. 90.

7. Ibid., p. 24. 8. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. dt., p. 29.

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quoi on peut, comme en 68, à la fois rire de la vérité, se mettre en colère contre l'un de ses avatars, le bon sens gaulliste, et exiger que l'existence prenne sens. :L enjeu de l'ouvrage de 2008 est de rendre justice à cette exigence qui a ouvert la vérité politique à ce qu'elle n'est pas en tant que telle, la vérité de la démocratie.

Cependant, la démocratie a plusieurs sens. Nancy énumère ceux qui, en 68, sont pris à défaut en raison de leur trop-plein de vérité: démocratie colonisatrice et décolonisatrice, dénlocratie bourgeoise et démocratie populaire, démocratie antitotalitaire et prétotalitaire. Face à cette profusion instable, mai 1968 a eu « le mérite, dit l'auteur, de se garder de la volonté de présenter et de dicter une vision, sa direction et ses objectifs9 ». C'est pourquoi ce mouvement n'est ni une révolution, ni une réforme, ni une contestation, ni une rébel­lion, ni une révolte, ni une insurrection. Au lllornent même où l'on croit en déduire qu'il ne reste de la démocratie qu'une « vérité réso­lument vide », qu'une version apophatique et indéterminée du sens, il faut souligner qu'une comrnunauté qui se vide de son sens n'a, pour Nancy, rien perdu. Car à la plénitude du mythe, du sacrifice, de l'apocalypse, elle oppose alors le partage évident de ses sens. La venue de nIai 68 est la mise à nu de cette multiplicité de sens, de ce partage des voix, qui, c'est encore un slogan, donne la parole aux nlurs lO

• Ainsi la démocratie ne s'expose pas comme une vérité, ne s'irnpose pas cornme une évidence, mais s'expose dans une évidence, une vérité sans équivalent.

ÉVIDENCE

:Lévidence, c'est d'abord la vérité comme accomplissement d'une certitude subjective. Or, cette subjectivité est devenue le principe de l'État: le sujet sûr de lui, immédiatement souverain en chacun de ses

9. Ibid., p. 27. 10. Cf Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. cit., p. 181.

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« je veux », rnanifèste la vérité historique de la souveraineté. C'est ce qui fait dire à Hegel que la rnonarchie constitutionnelle accomplit le sens de l'histoire. C'est ce qui fait dire à Marx, dans La Critique de la philosophie du droit de Hegel, que la souveraineté est l'image inversée, mystique ou mythique, de la vraie liberté, celle de la multitude des sujets réels et non du seul monarque: « La démocratie est la vérité de la monarchie, mais la monarchie n'est pas la vérité de la démocratiell

• »

On peut donc lire le titre choisi par Nancy comme une citation implicite de Marx qui renvoie l'esprit de 68 à sa lettre, celle de 1843, date à laquelle pour le penseur allemand la dérnocratie n'est pas rele­vable: «Toutes les formes d'État ont pour vérité la démocratie12

• »

Plus tard, on le sait, Marx fait un pas dialectique de plus; la vérité de la démocratie se retrouve ainsi hors d'elle-même, dans le monde éco­nomique: vérité encore négative de la démocratie bourgeoise dans l'inégalité réelle du capitalisrue, vérité positive de la démocratie en tant que telle (socialiste) dans l'égalité réelle du communisme.

Mais ce que nous dit l'ouvrage de Nancy, c'est que la démocratie n'est rien d'autre qu'une exigence de relève, si bien qu'elle ne peut être relevée par rien: la souveraineté, ou l'autorité dirait-on en 68, n'est rien et le reste. Une dialectique interrompue f~lÎt que la vérité ne s'accomplit pas, mais que réapparaît toujours le jeu de la certitude et de la vérité dans une évidence suspendue, inquiète, qui est le sens même. La dialectique a-t-elle jamais été autre que cela? La discon­tinuité, l'inéquivalence indéfinie entre certitude et vérité, l'infini en acte, l'interruption de la finalité par l'événement présent. Ainsi chez Hegel la sécularisation de la souveraineté révèle par contraste un sujet individuel qui excède l'État, une conscience religieuse insatisfaite qui brise le cœur du penseur de l'histoire. Ainsi chez le Marx de 43 la démocratie réelle excède l'État républicain, tandis que plus tard la création de l'homme communiste, jouissant de sa production, excède

11. Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, trad. fr., Paris, Gallimard, 1982, p. 901. 12. Ibid, p. 903.

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la simple satisfaction de tous les besoins. L'homme n'est pas religiosus puis politicus puis œconomicus puisque dans l'excès de ces formes il passe infiniment l'homme. Ainsi on ne peut dire que 68 prépare la mort du sujet, ou dire que 89 marque la mort de Marx. Le sujet ne peut être sacrifié, pas plus qu'il ne peut être commémoré ou que sa production ne peut être arrêtée, parce que sa pensée est toujours une création en acte. Il renaît sans cesse en affirmant toujours un sens qui le met toujours hors de lui, un être-à qui n'est pas qu'un être tel, une inéquivalence entre certitude et vérité qui fait son inéquivalence à soi, son rien-de-subjectivité, sa singularité, sa citoyenneté souveraine.

Que faire dès lors de la dernière des vérités en politique, du dernier spectacle inversé ou mystique de la démocratie, de sa projection éco­nomique dans l'équivalence générale des biens échangeables? Certes, le spectacle imposé de la souveraineté de l'argent (ou du capital13

)

ne cache pas sa condition, l'inéquivalence réelle des marchandises et des conditions sociales. Mais pour autant Jean-Luc Nancy ne reformule pas comme Alain Badiou l'hypothèse d'un rétablissement réel de l'équivalence, une hypothèse communiste qui donnerait sens à toutes les luttes. Le capital ne peut être supprimé ou approprié puisqu'il est justement ce qui, en multipliant les injustices et les sacri­fices au nom de l'équivalent général, met à nu l'inéquivalence des existences14• Dès lors il n'y a résistance de la démocratie que dans l'espace ouvert de cette existence plurielle, inéchangeable (inaliénable et inappropriable) et donc insacrifiable. L'inéquivalence de l'être est sa résistance à son dénuement, c'est-à-dire à l'érosion capitaliste qui l'expose tout en le niant. Elle résiste à l'expulsion et à l'injustice qui la réduit à ce qu'elle est, existence au-dehors et en retrait du religieux, du politique, et de l'économique15 • L'évidence, c'est donc bien que chaque existence a une valeur absolue, une dignité (Würde) dit Marx. Cette valeur sans mesure, anéconomique selon la Création du monde,

13. Cf Jean-Luc Nancy, La Création du monde, ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 156. 14. Cf Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 86; p. 98-106. 15. Cf Jean-Luc Nancy, La Communauté désoeuvrée, Paris, Bourgois, 1986, p. 226.

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trouble le capital. Elle est la loi sans loi de l'existence, l'impératif et le sens de la présence plurielle des hommes au monde, citoyens et créateurs du Inonde: « Tous valent incommensurablement, absolu­ment et infiniment16 », chacun est « une singularité qui oblige infi­niment et qui s'oblige elle-même à être mise en acte, en œuvre ou en labeur17 ». Linéquivalence est ainsi plus évidente mêrne que l'évi­dence cartésienne dans une pensée où le sujet cartésien lui-même inaugure l'espacernent de soi dans une aréalité ponctuée de vérités multiples. C'est pourquoi le corpus de Nancy porte autant de slogans datant de Descartes que de slogans datant de 68: ego sum, ego existo, ego cum, nos sumus, ego sum expositus.

ART

La vérité de la démocratie se ponctue, elle s'exclame dans l'instan­tané, mais elle ne fait ainsi qu'ouvrir l'espace de son sens, qui seul expose des points singuliers. Elle ne se présente pas dans une figure déterminée de cornmunauté, mais se partage en une multiplicité de pratiques ponctuelles, qui sont autant d'éclats d'un infini en acte18

La vraie politique démocratique est ainsi la gestion ou la configu­ration du bord qu'elle renonce à figurer. Elle laisse se retirer d'elle toutes ses figures du dehors qui donnent aussi sens à notre rencontre ici rnême, et que nous retrouvons énumérées dans Verite de la demo­cratie: « La condition de l'affirmation inéquivalente est politique en ce que la politique doit en ménager l'espace. Mais l'affirmation elle­même n'est pas politique. Elle est tout ce qu'on voudra dire - existen­tielle, artistique, littéraire, rêveuse ... la politique ne subsume aucun de ses registres, elle leur donne place et possibilité19• »

16. Jean-Luc Nanc.y, Vérité de la démocratie, op. cit., p. 46.

17. Ibid, p. 47. 18. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. cit., p. 29; Vérité de la démocratie, op. cit., p. 60. 19. Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, op. cit., p. 48.

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Je saisis presque au hasard l'un des éclats de cette vérité, l'art. Il est vrai que ce dernier ne se choisit jamais tout à fait par hasard20

• Il éclaire la vérité au moment même où elle se retire de toute esthéti­sation de la politique, repolitisation de l'art, production de l'homo aestheticus, ou réappropriation souveraine de l'esthétique par la phi­losophie. Et ce retrait brise en éclats l'équivalence de l'art et de la politique tout comme l'adéquation de l'art à lui-même: ainsi l'art veut un public et n'en veut pas, il tend à être populaire sans l'être. Bref, l'art se brise et brise le cœur en se confrontant à sa propre exi­gence de dérnocratisation. 68 est l'affirmation de cette exigence, sous la forme d'une différence abyssale: celle qui divise la simulation du capital et la création authentique, ou encore le spectacle commer­cial, vulgaire, que la démocratie donne d'elle-même, et le spectacle vrai qu'est censé offrir l'art. Mais l'authenticité de la création est encore une manière d'identifier sens et vérité, de couler au fond de la vérité, dirait Nietzsche. Et la différence illusoire, spectaculaire, entre les deux spectacles ne résiste pas à l'érosion du capital qui rnet les existences à nu. Dans Vérité de la démocratie Nancy le dit en termes nietzschéens: il nous faut une affirmation d'artiste qui nous sauve à la fois du déIIlocratisme des valeurs et de l'authenticité élitiste, et pré­sente sur une surface sans fond une inéquivalence, un differentiel de valeurs incalculable. Cette présentation de l'inéquivalence, telle est alors la vérité de l'art, ou ce qui le fait toucher à la vérite1

: son évi­dence. L art n'est en effet rien d'autre qu'évidernent du vrai, tombeau vide du Christ donnant le corps christique à voir plus qu'à toucher, vide du voir dans les yeux de chaque portrait, excogitation du cogito dans un portrait de Descartes. Il est l'exposition du vide de l'âme ou l'extension de l'âme dans le corps, corpus ego; il est dénuement d'une multiplicité de corps communs. Lart est donc démocratique parce qu'il est l'évidence de cette pluralité, il l' est parce qu'il éclate

20. Ibid, p. 51. Sur cette absence de hasard de l'exemplification par l'art, cf Jean-Luc Nancy, La Création du monde, p. 35. 21. Cf Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 31.

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lui-même en arts multiples, irnpossibles à hiérarchiser, irréductibles à toute relève théologique ou politique.

Mais si telle est la vérité de l'art, il n'est pas suffisant d'affirmer que celui-ci est seul démocratique et l'a toujours été. Car c'est à une date précise que s'est ouverte la possibilité d'un art exposant son être démocratique. 68, encore, dit Vérité de la démocratie. C'est en effet depuis cette date qu'on assiste à une profusion de figures libérées de l'art authentique, rock, rap, vidéos, images de synthèses ou perfor­mances. Il est étonnant que Nancy ne parle pas ici du cinéma, cet art qui renouvelle en 68 son être et son exigence populaire, avec Godard ou Chris Marker entre autres. Mais Nancy a consacré un livre au cinéma, L'Évidence du fi'lm. Il y montre comment la caméra d'Abbas Kiarostami expose ses sujets dans un cadre qui oblige notre regard à s'emboîter dans le sien, si bien que l'image devient un vide ouvrant sur le réellui-rnême auquel nous sommes tous exposés22

C'est sur ce diptyque formé par Vérité de la démocratie et L'Évidence du fi'lm que j'aimerais conclure, parce qu'il permet de ne rien simpli­fier. En effet, le cinéma d'Abbas Kiarostami se situe dans le contexte iranien, extérieur à la démocratie. Cela ne veut pas dire que l'art est indépendant de son contexte politique, puisque le devoir de la démocratie, lit-on chez Nancy, est de lui donner les moyens finan­ciers, éducatifs, juridiques, d'exister. Cet apparent paradoxe n'est autre alors que la preuve par l'image de l'inéquivalence entre l'art et la politique. Il n'est pas inutile de le redire en une période où l'État demande des comptes à l'art sur sa popularité. Car si la fin est la vérité des moyens, une dialectique interrornpue par l'évidence même exige de l'État qu'il fournisse les moyens en laissant l'art en faire autre chose que des fins: des éclats de vérité. Les événements de mai 68, loin d'imposer le relativisme, nous aident plutôt à saisir la double formulation d'un irnpératif catégorique inéquivalent à lui-même.

22. Cf Jean-Luc Nancy, L'Evidence du film, Gevaert, Bruxelles, 2001, p. 45.

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LÉtat doit subventionner l'art. Lart doit exister.

Dans le fait rnême que la vie continue, même après le terrible tremblement de terre de 1990 en Iran, qu'elle continue filmée par Kiarostami, et ainsi tournée, dit le philosophe vers le dehors du monde, s'exprime en un éclat le devoir de la démocratie, qui est de laisser être, de laisser faire, je cite Nancy, « le travail errant du sens ».

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RETOUR SUR LA COMPARUTION

Jean-Christophe Bailly

Lorsque nous avons publié La Comparution, il y a dix-huit ans, c'était pour répondre à l'événement - sidérant, irréversible, peut-être pas interminable mais en tout cas loin d'être terminé aujourd'hui -" de la « chute du cOlnmunisme ».

Pour répondre, plus précisément, au soulagelnent qui, alors, dans les pays du bloc capitaliste, succédait à l'événement, prétendant dans la hâte en effacer tout le sens. Nous avions donc cherché, non à sau­ver quoi que ce soit du « communisme réel» (pour lequel, cela doit être dit, nous n'avions jamais eu, ni l'un ni l'autre, la moindre fas­cination), mais à rétablir dans son droit la racine de ce projet d'as­semblement libre et sans bords qu'aura été le communisme dans son principe, initialement et hors de toute ernprise (et, aussi, de toute réalité ou réalisation).

Cette racine est le commun, l'en commun: la seule communauté à laquelle, par le seul fait de naître, d'apparaître, de paraître et de passer dans le monde, nous soyons à coup sûr exposés. C'est cette exposition à la communauté de l'exposition que nous avions donc nommée compa­rution. Soit le fait de paraître ensemble, d'être tous ensernble cornmis à figurer séparément dans cette exposition généralisée qui n'avait dès lors plus à porter de nom, pas même et surtout pas celui d'humanité.

Près de vingt ans plus tard, deux choses peuvent (doivent) être dites:

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l. que le travail consistant à définir - par-delà tout comrnunisrne et toute communauté - et hors de toute nostalgie, la nature ou la matière de ce commun ou en commun, est loin d'être achevé, qu'il est même en un sens à peine entaIné.

2. que ce que je nommais alors de mon côté « le travail de la scis­sion» et ce que Jean-Luc, plus tard, dans La Communauté affrontée!, caractérisant l'état du monde, appellera (en 2001 par conséquent) la « guerre civile» n'ont fàit depuis que se préciser, s'aggraver, augmen­tant chaque année, chaque jour, la puissance des écarts c'est-à-dire celle de l'injustice, c'est-à-dire celle de l'eInpêchement de toute mise en pratique réelle de l'en commun.

On pourrait aussi le dire laconiquement: la situation a encore empiré.

Or ce qui m'a frappé, en relisant le livre de 1991, c'est l'insistance­notre insistance mais celle de Jean-Luc tout d'abord- sur le caractère réel de cet en commun que nous nommions: comme s'il était aussi davantage qu'une pensée, davantage que cette pensée « tout entière à venir» dont parlait d'emblée Jean-Luc, lequel précisait aussitôt: « Ce ne sera pas une "pensée" au sens qu'on donne à ce mot. Ce sera quelque chose 2

• » Une chose, ajoutait-il encore « qui est peut-être déjà là mais que nous ne savons toutefois pas reconnaître. »

Chose, on le sait, est un drôle de mot, un mot divergent, qui sous­entend un déni du langage ou, plutôt, l'apparition, dans le langage, d'un retrait et d'une prudence. Dans le discours, dans l'ordre du dis­cours quelque chose est tiré hors des mots vers les choses, hors du nom vers la chose, la chose même.

Et ici je ne peux que me souvenir d'un titre de Pasolini -le roman d'une confrérie de jeunes gens qui, après la guerre, dans le Frioul, sur les chemins, sont à la recherche d'une vérité qui les lierait, ou qui leur dirait ce qui déjà les lie - et le livre s'appelle, magnifiquement je crois,

1. Livre qui, par rapport à La Communauté désœuvrée, tente la même opération de replacement que celle que je tente ici avec La Comparution.

2. La Comparution, Paris, Christian Bourgois, coll. «Titres », p. 6'1.

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IISogno di una cosa - Le Rêve d'une chose. C'est évidemment de la mêrne chose qu'il s'agit.

Non loin, j'entends aussi la volonté mate du Inot chose, tel que Francis Ponge le posa, juste un peu avant, dans Le Parti pris des choses, c'est-à-dire du côté d'une matérialité non idéale, non solennelle, d'une matérialité qui ne serait que vraie, qui n'aurait à porter que cette cou­leur ou cette effectivité du vrai que livrent justement les choses, et qui est apparue dans la philosophie - ou hors d'elle aussi bien - avec cette volonté d'épaisseur ou de matière - de 111atérialisme! - que Marx introduisit ainsi que le dit d'ailleurs Jean-Luc lorsqu'il souligne (dans La Comparution, p. 75) qu'avec Marx« surgit dans la pensée, pour la pensée, une affaire de "réel" telle qu'on ne l'avait jamais connue. »

C'est donc ainsi, sur le versant de ce réel et COInme une chose, comme quelque chose, que l'en commun se déclare: non comme un nOIn par conséquent, et pas seulement comme un reste, COm111e ce qui resterait du communisrne, mais comme une chose, autremènt dit une vérité, autrement dit confofInément à cette capacité de vérité qui est tenue par les choses, dans les choses.

Pourtant, et c'est fondamental: « Il ne faut pas faire de l'en com­mun une substance ou un sujet» mais le comprendre, je reprends ici les termes mêmes de Jean-Luc dans la Comparution (p. 78) comme « la praxis qu'est le partage ». Le réel qui est en jeu dans le commun et engagé par lui n'a au fond aucune forme (aucune figure: il n'est pas figurable, ne doit pas porter de nom, ne doit rien enclore), il est le partage en tant que tel: non la chose partagée (où la chose s'abîme en tant que bien, butin, forme, formalité), rnais ce qui partage, mais ce quelque chose qui rend possible le partage, ce quelque chose qui repose sur ce qui au fond est toujours-déjà partagé entre les hommes, c'est-à-dire justement leur comparution: leur comrnune apparition à ce qui s'incarne ou s'exincarne (sans se fixer en tout cas) dans l'ordre du langage, dans le rêve de choses qu'est le langage. Cet ordre même que la littérature présente, la littérature qui, ainsi que le dit Jean-Luc, est le

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lieu d'exercice et de mise en œuvre du comrnun ou, dit encore autre­ment, et très bien: « Ce qui permet que l'ordinaire soit présenté 3. »

De cette présentation du cornmun par la littérature, il y aurait beau­coup à dire, à prolonger, mais je ne retiendrai pour lors que ce rnot: l'ordinaire. (.Lue l'ordinaire soit présenté. Qu'est-ce que cela veut dire? Jean-Luc précise de cette manière, en disant que la littérature - et ce serait alors son ordinaire à elle, si toutefois elle était toujours fidèle à ce qui lui revient, dès lors, comme tâche - révèle et fait apercevoir, dans toutes ses cachettes, ses facettes, ses puissances, l'événernent du COmI11Un - événement qui n'est pas extra-ordinaire mais qui se lève en acte et en puissance dans tout état de choses fini. C'est d'ailleurs dit et précisé d'une autre manière, un peu plus loin: « Finitude et en commun sont la même chose. » (p. 98). Ce qui revient à dire, pou­vons-nous ajouter, que la littérature ne serait quant à elle rien d'autre que le chant, l'effectivité parlée, dite, de la finitude.

Conception, je le souligne en passant, qui fait signe vers ce que Philippe Lacoue-Labarthe rassemblera sous le vocable de phrase, sous ce qu'il entendait par là, et qui était pour lui simultanément idée et praxis. Mais praxis n'est pas le mot qu'il employa, lui préférant celui d'expérience. Or ce mot, et ce qu'il indique, c'est le mot qui fait défaut dès que l'on aborde ce qui a trait au politique. Comment se fait-il que le ou la politique éloigne l'expérience? Et quand peut-il y avoir, envers ou avec le politique, expérience?

(Il y a vingt et plus encore trente ans, j'aurais répondu sans hésiter que le moment révolutionnaire était le tempo mêrne de ce rappro­chement ou de cette fusion. Or je n'en suis même plus sûr.)

Mais tout cela (la littérature et l'ordinaire) c'est le bonheur. Or ce , l' n est pas a que nous somrnes.

Quand Jean-Luc dit, dans La Communauté affrontée, qu'il a fini par substituer à l'en C0I11mUn et au C0I11mUn qui eux-mêmes étaient

3. Ibid., p. 88.

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venus en place de « communauté », le mot d'avec, parce que celui-ci « porte en lui un indice plus net de l'écartement au cœur de la proxi­mité et de l'intimité» (p. 43) ou quand il dit du nous que « ce sujet collectif est condamné (mais c'est là sa grandeur) à ne jamais trouver sa propre voix» (p. 45), il est clair que nous sommes là dans l'ordi­naire de cette dissémination que le chant de la finitude ou le partage des voix sans fin renouvellent, il est clair que nous sommes là au cœur d'une dés appropriation qui donne à la praxis du partage son champ de propagation, son champ d'immanence.

Mais il y a loin, très loin, trop loin, de cette « politique du lien infini» (expression qui se trouve dans Le Sens du monde) telle que la déploie, seule sans doute, seule ainsi, la littérature à la situation qui est celle d'un monde au contraire fait de liens finis qui se resserrent au sein d'un concert ou d'une cacophonie de procédures agressives d'appartenance et d'exclusion.

Or cette « guerre civile» universelle qui est la réalité du monde d'aujourd'hui, il faut pour la comprendre (même si elle est aussi ce qui de tous côtés dépasse l'entendement), la placer au sein de ce que Jean-Luc appelle « l'expansion illimitée de l'équivalence générale 4 ». Léquivalence générale -le principe du « tout se vaut », c'est-à-dire la réglementation des existences par le principe universel unifiant de la valeur est justement, comme tel, l'irnpartageable: ce dont il ne peut y avoir praxis et, encore moins, expérience.

C'est la valeur impliquée dans le « tout se vaut» qui produit l'im­partageable. Le monnayable peut faire l'objet d'un partage mais le partage ne peut être monnayé: c'est au cœur de cette impossibilité que comrnence le politique - qui est ce qui se départit de toute ges­tion, ce qui sépare et libère le partage de la gestion.

Ce qui peut être partagé, ce qui fait qu'il y a un cornmun et un en commun c'est le partage tel que le réalise et l'aperçoit chaque ponc­tualité d'existence: si la politique est en effet ce qui « doit désigner

4. La Communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001, p. 12.

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ce qui intéresse dans le commun chaque ponctualité d'existence» (La Comparution, p. 99), alors la ponctualité d'existence, c'est-à-dire la capacité d'évasion dont est capable toute existence désigne la vérité illi­mitée du champ de parution: la comparution, si elle assemble les êtres dans la communauté des existences, ne peut le faire qu'en se pliant -c'est son pli, son pliage, sa nature - à la capacité centrifuge de toutes les existences: les ponctualités d'existence sont des points partis en voyage: des lignes. Et la comparution, la réalité de l'en commun est le dessin aIl over de la formation infinie des existences finies dans le temps 5.

Ce qu'il est temps de dire c'est que ce communisme-là (cette fois le Inot peut-être dit) n'est pas quelque chose de vague, et qu'il en va avec lui, au contraire, de la détermination précise, à reconduire à chaque instant, de ce qui se soustrait à la tendance universelle et universellement entretenue et attisée à 1'« équivalence générale », de ce qui échappe à la toute puissance et à la toute présence: autrement dit la détermination exacte de ce que Jean-Luc Nancy entend sous l'avec: l'avec qui au fond est sans rien, sans rien d'autre que la vérité du lien infini, qui n'est que le lien qui relie sans exclure, le lien dont l'effectivité se joue dans un monde où « rien ne s'équivaut ».

Que ce Inonde, qui nous donne à penser un communisme des différences sensibles ressemble à la littérature ou à cet oxymore qu'a

5. Entre les lignes de ce dessin al! over des existences enchevêtrées et la ligne telle que Nancy l'a appro­

chée dans Le Plaisir au dessin, les transferts sont évidents. J'ajoute aussi - il le faut - qu'une expression comme « la formation infinie des existences dans le temps»

ne rejoint tous sons sens que si elle inclut en effet la totalité des existences, que si elle s'ouvre à la surprise

des altérités, au devenir vivant des vivants: aux règnes. Par exemple si le langage (et la littérature qui est

son porte-voix) signent en effet l'en commun de l'homme, ils ne le font pas au détriment de ce qui « passe !nfiniment l'homme", en lui comme hors de lui. Le langage n'a pas à être considéré comme un «propre

de l'homme » qui exclurait les sans voix, mais comme la forme spécifiquement humaine du rapport à la

signifiance. Non seulement d'autres rapports sont possibles, mais tout ce qui se tisse comme nature est

ce qui donne corps à cette altérité. Que la puissance d'appel de cette extension de l'en commun au-delà

de la sphère proprement humaine ait un retentissement politique et que cette politique elle-même puisse

porter le nom d'un communisme singulier, presque désemparé, c'est ce que montrent les livres d'Andreï

Platonov, à commencer par Tchevengour, roman dans lequel cette vision, déployée dans la steppe autour

d'une communauté de prolétaires rêveurs, finit par être emportée: vaincue par le communisme « réel ».

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inventé Jean-Luc d'une « démocratie nietzschéenne 6 » et qu'il soit, pour le dire en un mot, irnaginaire, ce n'est pas, peut-être, ce que nous devons redouter. Ce qui est à redouter, c'est ce qui l'assignerait à résider dans un nom ou une figure (y compris dans le nom de dérno­cratie, y compris dans la figure de l'humanité tout entière) ou ce qui le rassemblerait dans la certitude enclose d'un nous qui, ayant cru trouver sa voix, se serait transformé en chœur. La déclosion du nous est engagée dès l'apparition de chaque ponctualité d'existence, non parce que celles-ci sont des points, mais parce qu'elles se déplacent. La démocratie nietzschéenne, c'est-à-dire l'assemblée ouverte de ces déplacements, nous pouvons aussi, dans le droit fil de ce qu'indique Jean-Luc, la penser comme un communisme non choral - l'opposé absolu, faut-il le souligner de ce qu'aura été le communisme dit réel.

Ce chœur dépareillé que nous avions cherché à apercevoir dans La Comparution, c'est celui qui jamais n'aura sa propre voix mais qui saurait se reconnaître dans le départ de chaque voix, chaque voix non pas « seule vers le Seul» plotinien, mais seule dans l'avec -l'avec qui est sans doute l'unique configuration de l'Un apte à ne jamais résider dans sa figure.

Lavee: soit le dehors lui-même, sans figure, infigurable.

6. Dans Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 43.

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(LES) DEHORS (DE) LA DÉMOCRATIE?

Martine Meskel-Cresta

Par ce titre donné à une très courte prise de parole en forme de questions, comme à l'écart, je voudrais:

- saluer, en le redoublant dans un jeu de miroir déformant, le titre donné pour ces journées d'étude par les organisatrices, Danielle Cohen-Levinas et Gisèle Berkman, que je remercie de m'avoir invitée.

- sortir des apparences (extérieures) de la démocratie, donc ouvrir un ailleurs, un dehors déplaçant et défigurant toujours ce qui façonne à l'effigie du propre, en écho à Vérité de la démocratie de Jean-Luc Nancy, qui m'apparaît ici comme un véritable passe-muraille philo­sophique. Avec lui les frontières ne font pas limite, mais accueillent, induisent le dialogue, en direction de perspectives nouvelles, tel le Joris latin, qui à la fois dit l'enclos qui entoure l'édifice et la porte ouvrant sur le hors de ... la forêt d'où surgiront les forains avant qu'on ne prenne l'habitude de débattre sur le forurn des affaires publiques et que les orateurs ne rivalisent d'arguments et d'éloquence.

- et dire le tourment d'une démocratie qui se dérobe dans les déchirures du désastre, et dont l'absence, la perte redoutée nous hante, puisqu'elle risque à tout moment de s'éclipser, congédiée voire « démocratiquement» renversée - inquiétude d'une fin de la démocra­tie, à entendre dans l'ambivalence de la disparition et de la finalité.

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Fiction de la démocratie peut-être. Je suis là au titre de l'amitié, pour avoir dit que j'aimais ce livre, Verité de la démocratie - pas de démocratie sans « communauté des amis 1 » (koina ta philon). Invitée à participer à la discussion, je poserai la question de ce que j'appelle­rai « une démocratie et un sujet dépassé(e) par les événements ». J'y ajouterai la question de la vérité de/dans la prise de parole - par-delà les rnaÎtres de vérité; et j'arnorcerai la question de la formation pour une démocratie à venir. Dépassée par les événements, par la situation, je le suis aussi, émue et impressionnée, cornme je l'étais il y a bien longtemps devant J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe pour soutenir mon travail, qu'ils dirigeaient à l'université de Strasbourg.

Surtout je voudrais dire d'abord mon admiration pour ce livre, qui oblige à penser en déplaçant. Il fait, dans le sillage du « pas au-delà du politique» ouvert par Jacques Derrida, un pas de côté supplé­mentaire par rapport aux discours de la déploration et de la fétichi­sation ou re-fétichisation de valeurs qui empêchent le monde actuel de sortir des « visions du monde » et de se situer dans la création ou transvaluation des valeurs. Et ce geste induit une rupture de ton par rapport à l'espèce de satisfaction ou d'assurance qu'affichent trop souvent ceux qui savent ou qui comblent, infériorisant ou dévaluant a priori ce qu'ils ne veulent pas voir. Reprenant le geste benjalIlinien du Destructeur2

, il fait le vide, il fait de la place (raumen), il déblaye le chemin (wegschaffèn, créer le chemin et éliminer), pour que notre tradition de culture démocratique ne soit pas trop enc01Ilbrée jus­tement des décombres de la culture. « Certains lèguent les choses en les rendant intangibles et en les conservant, d'autres lèguent les situations en les rendant ITlaniables et en les liquidant. Ce sont ceux qu'on appelle les destructeurs. »

Suite du travail sur le « retrait du politique» (ébranlement, tremble­ment de la pure présence à soi du « en commun »), Jean-Luc Nancy

1. J. Derrida, Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994. 2. Cf M. Meskel-Cresta, Le Destructeur, traduction et introduction à la lecture du texte de W Benjamin, in Digraphe n° 25, 1981.

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explicite ce à quoi la démocratie ne se réduit pas: à l'autosuffisance, la maîtrise et la souveraineté. Ce dans quoi elle ne doit pas se figer, stase sans avenir et mOlllification de l'Idée dans une forme ou figure singulière. Donc il provoque, en convoquant une « démocratie nietzschéenne », ou en appelant à une « humanité qui s'affirme dans la destruction 3 ». Dès l'introduction, sans ambages, il dénonce les dénonciations sommaires des accusateurs effrayés ou à courte vue qui ont cru pouvoir vouer aux génlonies pour mieux l'exorciser la pensée 68, l'esprit 68; et il explore la nécessité de poursuivre ce qui s'est esquissé là et qu'on ne peut dis­créditer d'un revers de main moralisateur afin d'œuvrer pour le « bien» de l'humanité, évanoui dans l'équivalence généralisée (de l'argent et de la technique). Le monde, capable de tout, nous reste à penser sans s'inscrire dans une fonne ou figure déjà donnée.

Jean-Luc Nancy est pour moi l'un de ceux qui essaient de faire en sorte que la démocratie ne soit pas dépassée par les événements -ni par les événernents de 68 ni par d'autres événements, ni surtout par l'événement de l'homme qui n'est pas Dieu dans un monde sans arrière-monde. Il a le courage de dire qu'on ne peut pas passer son temps à le rater à force de s'enfermer dans le déni de ce qui nous est arrivé et que nous avons à dire, en vérité. Bref, il s'oppose à ce qu'on pourrait appeler la mélancolie de la démocratie, car des questions urgentes se posent auxquelles nous ne pouvons plus tourner le dos de manière frileuse et réactive.

En particulier, que devient la dérilocratie, quand son sens n'est pas donné d'avance, quand on n'en dispose pas mais que l'on continue à s'inscrire dans sa visée, en tant que peuple qui persiste à se dire ou vouloir « souverain », alors que la déconstruction de la souveraineté engagée par Jacques Derrida nous persuade que la démocratie ne peut trouver sa possibilité qu'au-delà des souverainetés d'États-nations, c'est-à-dire au-delà d'elle-même? À quel demos est-on renvoyé, à quel être-ensemble s'autogouvernant, alors même que le meurtre s'est pro-

3. W. Benjamin, Le Destructeur, op tit.

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duit comme interruption radicale de sens et de parole, c'est-à-dire comme refus et rupture du rapport à l'autre? Pierre Legendre n'hésite pas à parler de conception « bouchère » de la transmission (quand l'homIlle est métamorphosé en matériau humain, et le sujet contrac­tualisé et manipulé sur le mode de l'engineering, pour devenir « jeta­ble »); il évoque une « culture occidentale qui demeure hitlérienne, aussi démocratique soit-elle 4 »rejoint en cela par G. Agamben 5 pour qui le paradigme bio-politique est aujourd'hui le camp, non la cité.

Si la déIllocratie ne se programme pas comme une solution fina­lisée, quelle fidélité infidèle permettra d'éviter les dérives d'une pro­grammation ou figuration destructrice d'avenir? De quel « nous », de quel « être-avec» s'agit-il, ou encore de quel contact avec l'autre, quand le capitalisme, l'économie monétaire et la technique ont rendu difficiles, voire impossibles le sens et sa structure de renvoi à l'autre, l'infini du diHerentiel?

Ou encore que devient la démocratie, dans ce monde « désenchanté» où la parole s'étouffe dans l'équivalence et où en même temps nous avons à naître au-delà ou au-devant de toutes nos connaissances passées et certitudes dépassées concernant l'humanisme ou simplement l'huma­nité? Le sujet expulsé est devenu « perplexe» dit encore P. Legendre.

Bref, comment penser dans la déréliction actuelle qui constitue notre modernité, la (nouvelle) naissance de la démocratie, dans l'entre-deux de la décomposition d'une époque, d'un monde et des commencernents d'un autre, qui pour l'instant échappe à notre corn­préhension, échappera à notre volonté de maîtrise, mais exige d'être pensé? De toute façon, à vouloir tenir fermement la forme démo­cratique, pour la léguer, comme un patrimoine, on oblitère le fait que la forme ne tient sa force et sa forme que de la dynamique de la formation-défonnation, qui est toujours risque de monstruosités, de

4. Cf P. Legendre, Leçons IV, suite 2. Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse, Paris, Fayard,

1990, p. 209. 5. Cf G. Agamben Homo sacer l Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit par Marilène Raiola, Paris, Le Seuil, 1997, p. 169-195.

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traductions ... La démocratie aussi peut se travestir en forme rigide, cadavérique - en synopsis et vie de derrière les murailles.

Provocation de la démocratie: celle-ci n'est pas seulement une question de politique, une option politique parrni d'autres; elle ne relève plus tout à fait, plus seulement d'une vision du monde qu'il s'agirait de construire ou de réinstituer à partir de fondements nlÎeux établis ou d'orientations mieux prévues. Elle excède toute figure dans la' distance infinie de l'absence de type.

Il ne saurait être question de se contenter de définitions idéolo­giques de la démocratie, mais d'en rnaintenir l'ouverture, la mise au travail et non la mise au pas, impérieuse et téléologique. Donc de (re)penser la possibilité de son commencernent qui n'est jamais retour à l'original perdu et à retrouver dans son authenticité pour mieux le réitérer à l'identique.

D'où mes questions articulées, depuis un certain dehors, à partir de Michel de Certeau et Marcel Detienne - déplacement donc vers l'anthropologie et l'histoire ...

Je poserai ces questions en trois temps, en accentuant le mou­vement d'espacement et de passage hors de soi, par la relation à d'autres, du dehors:

Je partirai de Mai 1968, dans l'interprétation qu'en propose Michel de Certeau, luttant contre les interprétations nihilistes de Mai et essayant de percevoir ce qui s'y dissirnulait, pour accueillir la « transvaluation ».

Puis j'interrogerai le sens de la démocratie (grecque) et du proces­sus de laïcisation en m'appuyant sur Marcel Detienne.

Enfin, j'évoquerai la question de la formation à la démocratie, des acteurs de la démocratie ainsi transvaluée.

MAI 1968, D'ABORD.

Je voudrais interroger sa « vérité », questionner Jean-Luc Nancy sur la manière de poursuivre ce qui s'y est ébauché ou expérimenté,

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contre les diabolisations rétrospectives, notamment en mettant en perspective le passage de Vêrité de la démocratie qui affirme: « C'est à la politique et au capitalisme que s'adressait 68 », avec ce qu'en disait Michel de Certeau 6, qui considérait Mai 1968 comme le mornent d'une « prise de parole» généralisée s'en prenant à la crédibilité d'un langage social. Il affirmait par exelnple 7 qu'il s'agissait de « compren­dre ce que l'imprévisible nous avait appris de nous-mêmes ». « On a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 ... », ajoutait-il, mais ce qui a été dit, ce que cette contestation signifiait, ne pouvait être que trahi par l'existant mêrne renouvelé et ses représentations mystificatri­ces, ouvrant « l'espace d'un recul» comme l'inaptitude à se penser.

Au demeurant, dans Le Sens du Monde, on peut lire que « la politi­que ne relève pas d'une Idée ... Son événement pourrait être nommé prise de parole: surgissement ou passage de quelque un et de chaque un dans l'enchaÎnernent des effets de sens, énonciation, profération, phrasé, allant du cri, de l'appel et de la plainte jusqu'au discours, au poème et au chant, au geste aussi, et au silence. Politique de la prise de parole: tout le contraire de ce qu'on appelle aujourd'hui dans les magazines la « quête du sens» dont notre temps s'affolerait 8 ».

Pour de Certeau, la prise de parole de 68 est la tentative de mettre en scène un irreprésentable, qui a échoué, faute de théâtre approprié; c'est une souffrance qui n'a pas trouvé de lieu pour se symboliser, restée donc inadaptée à ce que l'époque avait à dire (pour fàire transmission). Dans son désir d'installer, de créer une nouvelle culture, Mai 1968 n'a qu'imparfaitement abouti parce qu'on a mis en scène une parole sans tenir compte du lieu de rassernblement des différences. On n'a pas ins­tallé la parole dans le social, ce qui a entraîné une sorte de convulsion de la parole, d'inflation, empêchant l'articulation du dire et du dit. En tout cas, de Certeau a dévoilé la « récupération» qui tente d'enfermer .

6. Cf M. de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, édition établie et présentée par Luce Giard, Paris, Le Seuil, « Points », 1994. 7. Ibid, p. 30. 8. Cf J.-L. Nanc.y, Le Sens du Monde, Galilée, 1993, p 180.

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1'« hérésie », l'aberrant, dans des grilles de lecture préétablies pour en réduire la force d'interrogation et l'événementialité hors cadre, ce qu'il avait aussi perçu avec la rnystique, le langage ancien oblitérant la nou­veauté et rnasquant la déchirure du réel.

Alors bien sûr, pour Michel de Certeau, toute théorie qui nierait le lieu de son élaboration, la position d'énonciation (la position qu'on prend par rapport à l'autre) relève de l'idéologie - et lui-même élu­cide sa propre position. Le sujet qui prend la parole n'est pas neutre, et s'il n'analyse pas la question de sa propre implication dans et par rapport à ce qu'il va énoncer, son discours religieux ou pseudo-scien­tifique devient apodictique et n'a rien à voir avec la vérité; le dire rate son objet qui est l'homme, l'humain, à un moment donné, dans une situation d'urgence précise. Mais le problème derneure d'une disso­ciation entre l'expérience et le langage déficient qui ne peut exprirner ce qu'il prétend dire, ce qui interdit à la société de se penser, et sur­tout, dit-il, ce qui « rend possible un fascisme, si l'on entend par là un pouvoir qui n'est plus représentatif9 ».

Plusieurs années après ces analyses, qui sans doute restent inscri­tes dans l'anthropologique et le subjectivisme d'une conception du rnonde, cornment entendre cette prise de parole aujourd'hui, et com­ment être pris dans et par la parole démocratique? Si la démocra­tie est le nom provisoirement repris à la tradition grecque pour dire autre chose qu'il nous faut donc désormais nommer, quel processus de nomination et de pensée de la démocratie invoquer, qui ne recou­vrirait pas mais ouvrirait et mettrait au monde, qui donnerait lieu au rnonde démocratiquement, - et permettrait de percevoir le « poème oublié dévasté par l'usage, et d'où à peine encore se laisse entendre un appel 10 »? Quel langage qui ne soit ni l'analogon de la langue universelle qu'est la rIlonnaie, ni la figure mythique affirmant le droit d'une raison sur le donné de l'histoire et du peuple, ainsi assigné à

9. M. de Certeau, op. cit. p. 63. 10. M. Heidegger, Acheminement vers la parole, tr. Jean Beaufrer, Wolfgang Brokmeier, François Fédier, Paris, TEL Gallimard, 1999.

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démocratie par une gestion des signes pour produire l'idiome natio­nal et un ordre politique et social Il ? Il a faUu des routes et des maîtres d'école, des ruptures, fractures et espacement violent de la nature, disait déjà De la Grammatologie 12

• Le regard doit se dessiUer, et voir! entendre ce qu'on voulait ignorer.

Après les interprétations qui ont pu faire barrage à la compréhen­sion de sa nouveauté, en ramenant à du « déjà pensé» l'événement contestataire de 68, qui s'adressait au capitalisme, ma deuxième ques­tion portera sur le sens de la dénlocratie dans son inadéquation à eUe-même et du processus de laïcisation, à partir de la manière dont est mise en question la crédibilité du nlodèle antique de la démo­cratie dans sa transposition actueUe: « La vérité de la démocratie est ceUe-ci, à la différence de ce qu'eUe fut pour les Anciens; elle n'est pas une forme politique du tout, pas d'abord une forme politique l3. » La démocratie ne se réduit pas à la politique mais l'excède, eUe n'est pas d'abord une forme politique - une forme politique aussi - et il nous faut engager une procédure de réexamen.

Certes, en tant que laboratoire de l'exigence, la démocratie est assignée, non à résidence politique, mais à (se) comprendre autre­ment; eUe est contrainte à des relectures plurieUes, à travers lesquel­les ce qui reste de sujet se débat. EUe n'est pas seulement le nom d'un régime, elle déborde le cadre. Se travaiUant eUe-même, eUe travaille et problématise son concept dont on croyait le sens arrêté, fixé dans le champ de la vérité.

Je traduis et déplace, en disant qu'aujourd'hui l'on est pris dans la démocratie, peut-être, comme on est pris dans la mort, par une sorte d'identification adhésive. On tente de prendre en charge le corps

Il. Cf M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue, la Révolution française et les patois, l'enquête de Grégoire, Paris Gallimard, 1975, à partir de l'enquête sur les patois de l'abbé Grégoire dans le monde impensé des campagnes. 12. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 158. 13. J.-L. Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 59.

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populaire comme un grand corps malade -le « on » impersonnel relè­ve-t-il de l'écriture, du discours démocratiques? -, alors qu'il s'agirait avant tout de penser notre provenance pour nous y relier et nous y for­mer, nous y démocratiser et travailler notre « souveraineté de peuple» sans monurnent. Autrement dit, sans nous contenter du geste de l'ar­chivation, qui est aussi comrnémoration, et fait aussi courir le risque de fonder sur l'abîme, en se crispant pour assurer une certaine liberté/ souveraineté/maîtrise. Les acquis historiques, même stabilisés, restent déstabilisables, et des responsabilités sont à prendre pour rouvrir un espace d'intervention. Bref: si nous ne pouvons plus nous adosser à un ordre signifiant ou symbolique, autorisant la parole identitaire d'un peuple, et si la continuité de nos modèles ou représentations s'est inter­rompue, peut-on transposer quelque chose du monde grec, qui sert encore de référence à notre époque, et s'ouvrir aux surgissements?

Dans la mesure où La Déclosion, Déconstruction du christianisme 1, insiste sur le fait que « peut-être la démocratie n'a [ ... ] été, depuis Athènes, rien d'autre que l'aporie renouvelée d'une religion de la cité qui eût été capable d'assumer la succession ou bien la suppléance (si l'un ou l'autre de ces rnots peut convenir. .. ) des religions d'avant la cité, c'est-à-dire des religions qui, par elles-mêmes, faisaient lien social et gouvernement [ ... ] réinvention, peut-être, de ce que "laï­cité" veut dire 14 », j'ajouterai un détour par les analyses de Marcel Detienne dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque 15. En 1967, cet ouvrage présente une généalogie de l'idée de vérité à tra­vers le contexte socio-historique de la pensée grecque archaïque à l'aube du VIe siècle avant J .-C., et montre que notre idée de vérité est une survivance de la parole archaïque de vérité, puissance magico­religieuse, parole réalisante, chargée d'efficacité; puis qu'un procès de laïcisation de la parole va s'opérer, qui passe par la réforme hop li­tique dans la Grèce (des environs de 650 avant notre ère) et le droit

14. J.-L. Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme 1), p. 13. 15. Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Agora pocket, 1967-1995.

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égal à la parole pour tous ceux qui font partie du cercle des guerriers, et discutent des affaires communes.

S'il semble naturel en démocratie de prendre la parole, cela n'a pas toujours été le cas, et la naissance de la prise de parole daterait de cette réforme hoplitique, qui marque la fin du guerrier comIne indi­vidu particulier, et favorise l'apparition des citoyens-soldats « égaux et semblables », comme de la parole-dialogue, parole profane, laquelle agit sur autrui et cherche à persuader en se référant aux affaires du groupe. Nous sommes à un niveau d'analyse que Heidegger appel­lerait, dans son texte sur les Conceptions du Monde, la vérification historique; mais, à suivre M. Detienne, la prise de parole serait née au sein des assenlblées de guerriers se réunissant en cercle, le meson ou bâton de parole se trouvant au milieu, et prendre le sceptre en main symboliserait la souveraineté impersonnelle du groupe.

Donc, ce qui est pour nous le signe majeur de la démocratie, le fait de prendre la parole, la liberté de parole, est né au milieu des soldats et de la guerre, par l'imposition d'un nouveau type d'armement et de comportement à la guerre, avant que cette façon de prendre la parole et de parler en son nom propre puisse redéfinir l'espace politique dans son entier et étendre l'idéal d'isonomia, représentation d'un espace centré et symétrique, distinguant intérêts personnels et intérêts col­lectifs. La frontière s'évanouira entre le laos et le démos, inséparable de la pensée rationnelle en rupture avec la pensée religieuse. À partir de cette réforme, la parole devient individuelle, circule librement, sub­jectivement - et s'instaure dans la Grèce antique un nouveau régime de la vérité, qui n'est plus que relative, subjective et fonction de la parole. Or, à partir du moment où l'on harangue les foules, les soldats, on cherche à les convaincre - donc on ne dit plus la vérité, plus tout à fait. On ne la dit pas toute ... C'est donc à partir du moment où la vérité fuit la parole qu'un espace démocratique devient possible. La parole devient force de conviction de l'autre, et ce n'est plus seule­ment aléthéia qui gouverne le dire, mais apatè, la ruse.

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En particulier, dans la phalange hoplitique, où les guerriers for­ment un groupe laïc, seulement lié par une notion de contrat (avec la double poignée interne du bouclier, indispensable instrument de cohésion), le soldat doit convaincre son compagnon de rang, le ras­surer, pour qu'il ne cède pas à la panique devant l'ennerni, le dieu Phobos, déclenchant la déroute par désorganisation; la vie dépend aussi de l'autre et de son ardeur au combat. Aucune brèche ne doit être pratiquée dans les lignes de l'ordre, lors de l'assaut: «Je n'aban­donnerai pas mon compagnon de rang. » ... «Tu ne vas pas mourir, tu ne risques rien. »

Ce moment qui est aussi celui de la sophistique, donc de la vir­tuosité rhétorique comme de l' ambiguïté, f~lÎt apparaître l'aspect tou­jours incertain du langage, comme de la démocratie, avec persuasion (peithô), ou tromperie (apatè). Il inscrit la finitude et la mort au creux du fonctionnement démocratique, car la phalange est évidemment la cité en marche où la guerre est la cité. Et notre idéal politique a été conçu sous les auspices d'Arès.

Alors, (sans comparer ces nouveaux démocrates que sont les hoplites à certains CRS de 68, même si leurs uniformes ont peut-être quel­ques points communs), l'avènement de nouveaux rapports sociaux et de structures politiques inédites a-t-il une place, et laquelle, dans ce désir, ce souffle qui a installé l'assurance démocratique et nous mène au-delà? Et, puisqu'il s'agit aussi de concevoir le kratos, dont une des acceptions selon E. Benveniste est de « faire face au péril sans jamais reculer, ne pas céder sous l'assaut ou devant le danger, mais tenir fer­rnenlent dans le corps à corps 16 », comment interpréter le fait que la première politeia fut celle des guerriers, dans l'affrontement de pha­langes composées de guerriers solidaires et « semblables» (homoioi), donc de « similitude» (uniformité des équipenlents, équivalence des

16. E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, IL pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit,

1975, p. 73-74, kratosetalkè.

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positions, même type de comporternent ruilitaire) et d'« unités inter­changeables» préfigurant la République des Égaux 17?

Les maîtres de vérité, sur des chemins qui ne mènent nulle part, sont­ils dépassés par les événements?

Mais, pour qu'il y ait transmission, pour que celle-ci soit enten­due, faut-il toujours que la parole ait la tradition comme caisse de résonance, par l'interrnédiaire d'une fiction, d'un mythe, d'une figu­ration, afin de redonner un sens à l'être-en-commun, alors même, comme l'avait suggéré le Mythe nazi, que la fonction mythique est ce contre quoi la politique est désormais à réinventer?

Certes, l'Assemblée Nationale reproduit l'architecture de l'Amphi­théâtre grec ou du temple; et les constituants, dans leur souci de trouver un lieu de parole susceptible d'abriter le débat démocratique, inscrivent la parole républicaine dans une tradition qui reruonte à la Grèce. Pour protéger la parole de toute emprise et lui donner un cadre symbolique susceptible de figurer la nation, rien n'a pu enta­mer le privilège accordé au figuraI -l'hémicycle a reproduit le méson, réglant d'ailleurs un problème acoustique, chacun devant entendre aussi bien. Mais peut-on aujourd'hui sortir l'image (Bilcl) de la fasci­nation de l'idole et faire glisser le Bild vers la Bildung-l'image arrê­tée renvoyant à l'icône, au sacré et au démoniaque (de l'automate)? Peut-on casser les idoles, pour rendre l'image à la vie et au langage? Linaptitude à penser l'image comme Bildung a produit la fascination hypnotique de la société du spectacle. Toute la difticulté est de sortir de cette fixité mortifère, d'en élaborer la pensée peut-être tragique.

Pour finir donc, je souhaite évoquer le rôle de la formation, de l'École, censée former les futurs citoyens, acteurs de la démocratie, « entre ou hors les murs ... » puisqu'il existe un rapport de structure

17. Cf Problèmes de fa guerre en Grèce ancienne, Bibliothèque de l'École pratique des hautes étu­des (VIe section), Mouton, Paris-La Haye, 1968; La phalange: problèmes et controverses, par Marcel Detienne (Points, 1999).

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entre école et démocratie. Même si l'école ne favorise pas toujours la démocratisation ou si l'on s'interroge sur la réussite d'une démocrati­sation devenue massification, l'éducation ou l'instruction font encore consensus en tant que processus libérateur, neutralisant passions, pul­sions destructrices ou processus irrationnels cornme si savoir, culture, connaissance, pouvaient évincer tout élément tragique d'une société des hommes devenue trop vaste pour former un corps politique.

Seulement, l'idée même de sujet, qui est l'un des fondements de la démocratie, a été pulvérisée par la distance de l'auto à lui-lnême, l'évanouissement de la pure présence à soi, ou par l'hétéronomie et ouverture de la non-identité à soi, ce qui ne peut que rendre obsolète l'ordonnancement métaphysique de l'école comlne de la démocratie (ou encore du Savoir, de l'État).

Ce sujet déconstruit n'empêche pas qu'on insiste encore sur le gou­vernement de soi, sur certaines singularités, privautés ou adhérences en tout genre, sur la démocratie des identités, forcélnent contrôlées. Mais l'école peut-elle penser ce qui se présente et y répondre, nom­mer ce qui vient et répondre à l'incalculable de ce qui nous arrive? La complexité originaire qui interdit toute maîtrise ou toute idéalisa­tion peut-elle s'imaginer dans une école qui ne renonce pas à l'espé­rance démocratique? Y a-t-il encore place, dans quelque dedans ou dehors, pour une école ou une formation dans un monde désorienté, un monde errant sans assignation de sens, que d'aucuns persistent à trouver dévoyé, mais où l'errance du sens n'est pas insignifiante?

Lécole devrait-elle apprendre aussi « à s'émanciper d'une certaine pensée de l'émancipation 18 », pour que les sujets dans l'infinie dis­tance à eux-mêmes « s'ouvrent au rapport social» ?

Lhétéronomie, ou l'inadéquation du sujet à son essence, par-delà l'autonolnie citoyenne, nous oblige de toute façon à penser la désap­propriation dans laquelle notre histoire nous a engagés, et à relancer notre provenance, donc à penser contre la fixation en « visions du

18. J.-L. Nancy, La DéclosiolZ., op. cit., p. 19.

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monde », qui contribue à mornifier la démocratie (dans une vision du monde étatico-technologique).

Il existe de nombreuses portes blindées, l'on y parle parfois aux murs, et les résultats restent and-démocratiques. Donc, il faut être un peu passe-lIluraille, ou retrouver les éclats des murs de 68 qui avaient la parole, qui déplaçaient, comme une présence, en avant de l'être, obligeaient à sortir de chez soi, ou à être hors de soi; et boulever­saient, telle une histoire d'amour, dans « l'enthousiasme », où le sens indéterminé qui se partage ne nous appartient pas.

La démocratie piétine, mais dans ce piétinement, à la manière du ballet Maa de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho19

, il est aussi possible d'entendre dans les sons transformés, les bruissements énig­matiques ou les grincements d'une stridence insupportable, les nou­veaux pas d'une traversée ou d'un dépaysement, quand la culture ne se coupe pas de son histoire.

Alors, pour ne pas conclure, la démocratie/la politique a-t-elle perdu son sens ou changé de sens?

Si nous sommes devenus « métaphysiquement démocrates» pour relever le défi de la dépendance métaphysique 20, comment reprendre ce qui risque de se présenter/figurer sous la forme de l'évidement ou de la déperdition de substance - la reprise étant toujours en même temps déprise et reconnaissance des fantômes?

Il s'agit d'abord de déverrouiller l'horizon d'un monde en cen­dres, de nous dépayser dans nos propres origines, pour que du désir, de la philia) redevienne ou continue à être la condition de la vie politique, par-delà les désastres des totalitarismes, des individualis­mes ou de la dépolitisation.

On n'en a jamais fini de donner forme à ce qui excède toute figure, de démocratiser la démocratie, toujours inachevée, en pre-

19. Ballet de 1991 (avec Carolyn Carlson). 20. Selon les thèses de M. Gauchet, in La religion dans la démocratie, Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, {( Le débat », 1998.

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nant le risque de l'excéder dans le passage de l'autonomie à l'hétéro­nomie désaisissante et désappropriante. Ce concept jamais adéquat à lui-même21 ne se thésaurise pas comme accomplissement et la sanc­tuarisation en reste impossible. Dans son inachèvement essentiel, la démocratie revendique son droit à l'historicité, à la différenciation comme à l'analyse interminable.

Pari pascalien ou nietzschéen de dépassement de l'homme, « l'hu­manité se surmontant - par l'amour du lointain 22 ». Pari, risque et chance, la démocratie reste un engagement et une exigence de l'être­ensemble: d'une part nous n'avons pas trouvé mieux, d'autre part il est toujours possible d'entrevoir des chemins là où d'autres voient des murs 23, pour continuer à nous interroger sur ce que signifie être en commun dans la déliaison du sens cOlllmun 24.

La pensée doit s'y risquer et nous y exposer, sans système d'im­munité. Chacun est provoqué à retrouver le rapport critique que la démocratie entretient avec elle-même, sans jamais renoncer à repérer le non démocratique de la démocratie.

21. J. Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 69. 22. F. Nietzsche, VP IV § 227. 23. W Benjamin, Le Destructeur, op. dt.

24. J.-L. Nancy, Le sens en commun, revue Autrement n° 102.

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JEAN-LUC NANCY & PASCAL 1

Michel Deguy

Pascal est convoqué par Jean-Luc Nancy, et avec cette intensité: « ce qui nous a jusqu'ici manqué, c'est Pascal avec Rousseau. Marx fut près de les conjoindre, lui qui savait que l'homme se produit et que cette production vaut infiniment plus que toute évaluation mesurable2 ».

Et juste avant (p. 25): « Pascal inaugure ce temps moderne en le frappant de cette formule qui vaut injonction, promesse et risque absolus: l'homme passe infiniment l'homme. »

Je voudrais accompagner cette insistance. C'est le Pascal penseur de l'infini, de l'incommensurabilité (un des

noms de 1'« incalculable»), de la différence des « ordres de grandeur », de la disproportion. Autrement dit de la composition de l'infini et du fini, de la mêlée de l'infini dans le fini, de la finition de l'infini ... Le Pascal qui fait passer l'infini dans le fini, le fini par l'infini. Le fini passe infiniment le fini. Il y a de l'infini à l'intérieur, qui accroît infiniment le fini. Faisant passer l'infini dans l'homme, il le « grandit» infini­ment, dans le sens d'une transcendance, d'un « pouvoir se dépasser ». Plus précisément le « il y a de l'infini» consiste en la disjonction constitutive (donc de son humanité) en trois ordres de grandeurs,

1. Mon angle de lecture est le rapport à Pascal. 2. Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 31.

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dimensions infinies qui « jouent» entre elles, en « disproportion », et le jettent en avant, c'est-à-dire debout (infini jet en la « dispropor­tian» des trois ordres). Schématiquement: il s'agit de la grandeur, un des noms de l'ouverture ou apérité du monde. Et cette grandeur ou dé-mesure ne « pourra» pas ne pas échapper à la prise des mesures en quoi consiste la politique ... 2) Les trois grandeurs, ou ordres, ou infinités d'esprit, grandeur de sainteté ou charité; l'homme passe infi­niment l'homme au-dedans de lui-même, « passant» en/par ces trois grandeurs. Remarquons qu'il y a deux modes de l'intelligence pour se rapporter à cette cornposition du fini et de l'infini: a) l'esprit de géométrie qui connaît en effèt, déterrnine et mathématise les ordres de grandeurs, par exemple en traitant, « géométriquement », le pro­blème des quadratures ou « prismes» (une surface, deuxième dimen­sion, et tissée de lignes, prernière dimension); b) l'esprit de finesse, qui « sent », c'est-à-dire juge, c'est-à-dire fait descendre l'infini (par exernple la Justice) dans le cas, en jurisprudence casuistiquement casuistique nlise en œuvre par les Jésuites, ses ennemis).

Ces deux modes d'esprit ont donc affaire à la grandeur (en tant qu'infini dans le fini, et fini dans l'infini) d'une manière qui échappe à la politique, nlais pas à la « démocratie », en tant qu'elle n'est pas un régime mais un « existential » plus faible: une « aspiration », un esprit (l'esprit).

La grandeur est-elle extrinsèque à la politique? Rappelons-nous de Gaulle et rnaintenant Obama (rnais aussi le Kolossal fasciste, etc.). Mais elle est suspecte, comme un alibi ou un leurre de la « droite» que la « gauche» rejette. Il est peu probable que Pascal se fût ins­crit au parti socialiste. Jean-Luc Nancy ne rnet pas en scène la dif­férence droite/gauche; ni les partis, ni par exemple un « parti socia­liste» envisagé politiquement; son emploi de « communisme» (cf. la note à Badiou, p. 25) est ontologique: « Nous sommes en commun. Ensuite nous devons devenir ce que nous sommes: la donnée est celle d'une exigence et celle-ci est infinie. » Le partage politique en partis, consubstantiel à la politique, arrive trop tard pour la pensée

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de la « démocratie» à la profondeur où le philosophe la rouvre. La modernité « capitaliste» est un régime d'économie, et d'économie politique, où l'argent « règne ». Largent, i.e. l'équivalent général, la « commune mesure », qui a déjà recouvert, à l'avance et à jamais, la différence des ordres «incommensurables », traversé les limites qu'elle ne comprend plus et installé la mauvaise disproportion, la quantitative, celle qui sous la puissance du « toutes choses égales» égalise tout ET ainsi installe (fixe, fige) l'inégalité, l'inégalité féroce, désespérante et irréparable de l'extrême richesse à la misère extrême. D'une certaine manière les trois ordres persistent (ce ne sont pas les catégories), par exemple pour « les grandeurs de chair », le SPORT; pour les « grandeurs d'esprit », le statut d'intellectuel ou de recherche scientifique, et dans le troisième, la cote de l'Abbé Pierre ou de Mère 1èresa. Mais la différence de leur « valeur» en course 0) écrase tout et les sépare extrêmement d'un bout à l'autre du « mauvais infini» de l'argent ... (interdisant cette vraie « évaluation », dont la mention est appelée çà et là dans le livre).

Le monde périt de cette disproportion, sans cesse aggravée, entre opulence et 111isère, extrême richesse et dénuement extrême. Oui, il y a disproportion; c'est-à-dire difference d'ordre de grandeur, « mau­vaise» infinité. Or les humains ne sont pas faits - quelque « diffi­cile », c'est-à-dire inaccessible, que soit l'universalité qui les appa­rierait (Jean-Claude Milner), et d'autant plus différée, ajournable, qu'on croit enfin la toucher et pouvoir la « proclamer» - ... ne sont pas faits, dis-je, pour être séparés « infiniment» par cette infinité qui disjoint effectivernent nombre de surhommes et les rnultitudes de sous-hommes pareils à « une autre espèce» . ..

C'est comme si le sens de l'expression « l'hornme passe infiniment l'homme », rabattue dans la positivité sociologique-économique, était devenu constat, description, de la scission de l'humanité ernpirique en deux humanités dans l'élément de l'argent; dans la « domination» bourdieusienne elle-même réductible à la capacité « d'acheter tout ».

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« L'homme passe infinill1ent l'homme» pouvait s'entendre selon les trois ordres pascaliens de grandeur qui (se) passent l'homme au dedans. J'ose dire, qui « composent» son humanité au-dedans, l'en­tretissant de lui à lui « même» (par exemple au sens où le saint« passe infiniment le philosophe », et où le philosophe, par exemple « l'ha­bile» paradoxal, passe « au-dessus» de la tête du doxal appelé « peu­ple ») et peuvent le «soulever » ... ce (sur) passement, cette trans­gression ou trans-cendance interne s'est changée, «simplifiée », en l'évaluation univoque, en domination (Bourdieu) d'une seule gran­deur, faisant jouer les differences quantitatives d'échelles de ... « salai­res» (la folie de l'ARGENT éclate aujourd'hui).

Un des synonymes d'esprit (<< esprit de 68 »), ou trans-cendance en tant que mouvement d'élévation (Baudelaire) - d'autoélévation, en « bootstrap » - est celui de soulèvement. La vraie Démocratie serait le soulèvernent incessant. La vraie démocratie serait soulèvement inces­sant vers le commun, l'être-en-comrnun, s'il est soulèvement à réinven­ter: transgression inventive de limitations qui sont des barrières plus infranchissables que les limites rnathématiques, confins évanouissants de la différence. Ce n'est pas la Révolution qui doit être permanente, mais la réforme en tant que reprise du soulèvement qui retombe. Et j'observe que c'est le moment du sublime; car le sublime est le se-re­lever-de-la-rechute, le remonter-en-retombant, le mouveluent d'une trans-ascendance humaine qu'aucun transcendant ne retient par-des­sus dans les hauteurs. Le commun de Jean-Luc Nancy n'est pas sous la Inain, donné, pour y vaquer comme à l'acquis. En particulier donc il est menacé par les lirnitations communautaires; car il n'est pas répar­tissable en communautés elles-mêmes délimitées par la religion. Dans cette perspective il n'y a peut-être pas de plus menaçant adversaire pour la « vérité de la démocratie» que le comnlunautarisme - qui s'est installé en une génération - prenant pour acquis « donné» la (ré)par­tition religieuse des trois cOllununautés (chrétienne, islamique, juive) (et maintenant quatre avec la « bouddhiste»?) et de leurs autorités représentatives se concertant pour le maintien de la paix par l'ordre.

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Reprocédons, donc, du point où la vérité de la démocratie, c'est-à­dire du soulèvement pensé philosophiquement et œuvré artistiquement (peut-être même culturellement? j'y reviendrai), c'est-à-dire en termes pascaliens de grandeur, rencontre l'obstacle, l'adversité et l'hostilité, de la politique telle qu'elle se fait, c'est-à-dire par exemple de la Dérnocratie comme régime institué, de capitalisme libéral plus ou moins tempéré.

Ainsi: la mondialisation, qui pourrait passer pour phase du soulè­veInent, est ce qui occulte (recouvre) de plus en plus sombrement le « monde» entendu comme grandeur ouverture-apérité (philosophie et art). J'y viens par ce biais: l'environnement n'est pas le monde, ou le monde n'est pas un environnement ... Lenvironnement énonce phi­losophiquement: l'Umwelt n'est pas le Welt. Mondialiser le monde c'est le changer en l'immense Umwelt protégé/sécurisé (= technique) de tous les Um-welten (repérés, assumés, protégés, etc.). Le capita­lisme, comlne économie politique, rabat l'écologie, anxieuse du géo­cide/ cosmicide, en environnementalislne/ environnementalisation ; autrement dit abolit définitivement le Monde, tel que pensé (<< créa­tion» en théologie; «splendeur» en art; mondanité de l'être-au monde en philosophie, etc.) ... , c'est-à-dire selon la formule que condense Heidegger, dans la Lettre sur l'humanisme, en une pensée pour laquelle « Il ne s'agit/s'agissait pas principalement de l'homme» !

La mé-prise capitaliste change le monde en Umwelt, c'est-à-dire en réserve menacée (stock non infini d'énergie exploitable « renou­velable », en attendant que ... ), c'est-à-dire en exploitation, selon le grand mot de Marx: « l'exploitation de l'homme par l'homme» est corollaire de l'exploitation du « monde» EN moyen de sa possession (Descartes) par l'espèce humaine. Tout ce qu'on entend par valeur en résulte, et le temps mondial est devenu temps du crédit pour cette mise en valeur3 (J.-M. Rey). Y a-t-il quoi que ce soit qui échappe absolument à cette ernprise, à la consommation ... un inexploita-

3. La protection est la même chose que la consommation (évidences « paradoxales» que ne comprennent pas les anti-« technique »).

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ble absolu qui serait mis au rebut; un rebut tel qu'il serait sauveur en échappant à toutes les tentations du se sauver dans la logique de « mondialisation»? En langage heideggérien: « ein Gott ». En lan­gage maIl armé en : « le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui ... »?

*

À ce point, deux autres questions (entre dix autres, sans doute) rne semblent bonnes à souligner dans cette approche « pascalienne» de la pensée« démocratique» de Jean-Luc Nanc)'_

1. Qu'est devenu le Démos? Derechef « l'homme passe infiniment l'homme », c'est une défi­

nition. Ce «passage », ou (dé)passement (?), cette transcendance interne constitutive serait donc son humanité - qui installe la subli­mité (la sublimation?) au-dedans. Le se-(sur)passer dit que le se (le soi) (élan) est mouvement « soulèvement» de trans, de « über », de traverser, de sur-humaniser. La « politique» ne serait pas le levier, le moteur, le « boot-strap » de cette automation. Si le se-soulever a besoin d'un point d'appui extérieur, il ne le trouve pas en politique. Qui y a-t-il? À qui (à quel « homme») la pensée (politique) doit-elle fàire appel pour ce mouvement?

p. 29: « Si la démocratie a un sens, ce doit bien être celui de ne point disposer d'autorité identifiable à partir d'un autre lieu et d'un autre élan que ceux d'un désir - d'une volonté, d'une attente, d'une pensée - dans lequel s'exprime et se reconnaisse une vraie possibilité d'être tous ensemble, tous et chaque un de tous ». C'est de ce côté-là que je me tourne. DE qui s'agit-il?

Il Y a deux modes de la substance humanité: Hl: le mode un par un, « chaque un » de tous; H2: la grégarité, la multitudinarité, l'être-tribu. y en a-t-il un troisième, H3?

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Le Démos aujourd'hui a des noms divers. En tant que « tous », il s'appelle « les gens»; les gens, dangereusement appelés « les vraies gens », ont remplacé le peuple.

En tant que collectivité (échelle intermédiaire entre Grand Nombre statistique, ou démographique et individualité) c'est la communauté, que la religion circonscrit et qui la sépare donc du « peuple» devenu « les gens », les vraies-gens.

La religion divise, avec les précautions de la vieille ({ tolérance» (celle-ci aussi devra donc être réinventée - avec l'aide de Levinas par exemple, i.e. d'une pensée de l'absolue altérité de l'autre).

(La précaution) ... et la naïve espérance d' œcuménisme à l'horizon, dont le propre est de toujours reculer avec l'avancée. (À propos de la bonne vieille tolérance possibilisant ce qu'on appelle aujourd'hui le « dialogue », il me revient ce mot terrible de Joseph de Maistre: « Rien ne naît d'une délibération ».)

H3 serait la petite communauté, le tous d'un nous-tous; la pluralité par voisinage, celle de la bienveillance arnéricaine. (On pourrait aussi évoquer les communes de Soljenitsyne, du désormais-non-regretté Soljenitsyne, les ({ zemstvos ».)

Quant aux gens, ils, ou elles, sont, en tant que ({ vrais », produits par la technique, la techno-Iogie-techno-cratie (H), la media-cratie, l'internet de la participation.

Qu'attendre de cette ({ délibération »-là? Madame Royal se félicite qu'Obama l'ait invitée, mais l'incident récent sur lequel j'attire l'atten­tion c'est l'épisode de la dissension (ou explosion, ou pseudo) du groupe Ars Industrialis de Bernard Stiegler sur le web ... grâce au web.

L opinion (doxa) est aussitôt centrifugée-éclatée en objections, en ce qu'on appelait les « contradictions» . .. Autrement dit, elle serait ce qui est incapable de tenir la vraie « contrariété », la diamétrale, la polaire, la double-injonction, la constitutive, la ... paradoxale, l'aporétique.

Le démos de la démocratie (à la fois telle qu'elle est et peut-être même telle qu'elle devrait être pensée) est insensible au paradoxe. Je reviens à ce moment à Pascal, parce que c'est là que la logique pasca-

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lienne nous attend, logique de l' habileté; c'est-à-dire celle qui accom­pagne la levée (élan, soulèvement ... que nous avons sans cesse évo­qué) parce que le principe d'ascension par la pensée est le principe de paradoxalisation de la pensée (<< bathmologie » de Roland Barthes) -la « démocratie» pourrait-elle assurer en politique si l'opinion (doxa) pouvait passer au « para »doxe ... ? Elle ne le peut pas, à cause de son « de deux choses l'une ».

C'est peut-être le moment de rappeler que le socialisme s'est écrasé sur (a implosé au contact de) l'Europe.

Pas de transport en commun! Le trans de dépassement qui excède les lirnites données et intègre des uni-fications (des« comme-unités ») inprogress (en « généralisation difficile », si je copie Milner) est une parabole qui passe par-dessus comme une promesse (les deux sens de parabole). Il y eut retombée en arrière derrière les limites reconfirmées par l'échec.

Mais ce sont sans doute tous les grands mots (et les petits) du socialisme qu'il faudrait réentendre soupçonneusement. Le lexique de la lutte, du cOInbat, de la victoire, de la préservation ... Parce qu'ils « anachronisent » (retiennent l'air XIXe-XXe siècles) et parce qu'ils font les mêmes« Inots d'ordre» que la droite ... (ou croit-on vraiment que l'UMP veut la diminution du pouvoir d'achat, etc.).

Ils parlent le même « langage », Premier excursus: Note sur la logique pascalienne de l'habileté; ou

logique paradoxale des points de vue qui s'élèvent « au-dessus» de la position doxale (<< populaire »), par« pensées de derrière» et « renver­sement du pour au contre », qui se succèdent« bathmologiquement ».

:Lhypothèse est de « l'homologie» entre la distinction (et la ver­ticalité) des trois ordres, et celles de la logique, en trois niveaux d'« habileté », ou sagesse (ou jugeInent) où se paradoxalise la pensée: (élévation et approfondissement sont le même).

*

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La sagesse ou habileté est celle d'un juger qui élabore des paradoxes sur les paradoxes insuffisants des « demi-habiles ». On est toujours le demi-habile de quelqu'un qui voit plus loin de plus haut ... (par exerrlple: le trait « zen» qui tient pour imbécile « celui qui regarde le doigt qui montre la lune» ... peut passer pour une demi-habileté, ou « sottise» [parce que le savant ne regarde pas seulement le montré, mais comment et par qui il est « montré », etc.]).

y a-t-il une habileté ultirne? (Pour Pascal, oui). Nous disons: l'ha­bileté qui se cherche doit inventer (plutôt qu'imiter) et n'est la position acquise de personne. Il n'y a aucun l-Iabile suprême filais le nous de quel­ques-uns qui se hisseraient ensemble à une position tenant compte des « leçons reçues» de beaucoup d'autres. (Oui: Avis aux politiques 1)

Exemple de la politesse: la politesse, c'est la politesse (tautologie populaire; binôme simple

poli/impoli = ce qui se fait opposé à ce qui ne se fait pas) ; la vraie politesse se moque de la politesse (formule typique pasca­

lienne); ... plus paradoxale, mais demi-habile! la vraie politesse se moque de « la vraie politesse se moque de la poli­

tesse » ... retour aux usages, reconnus, aux conventions-codes (<< res­pectés »: position pascalienne = position habile)

Quelques remarques: 1. Où s'arrêter? En principe nulle part: renversement incessant.

La ré-itération ne gagne pas de « point de vue» ... original, inouï (parenthésage indéfini possible ... )

2. Le niveau de réflexion (<< recul et hauteur») n'est opérable (maniable, effectuable) que par la verbalisation/ écriture/littéralisation/ «mathématisation» avec parenthésage, etc.: à un certain «degré» (comme on dit de la conscience critique) la pensée sans mots (?) ne tient plus, ne peut plus suivre (sans sténographe).

3. La demi-habileté est « paradoxale» à son premier niveau, i.e. intelligente, et dépassable, etc.

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4. De sorte que, de revirement en revirement, c'est le binôme ou solidarité des deux pôles adverses, ou « contrariété », qui balise, consti­tue, tient ouvert le champ de la question (que votre parole soit oui­oui, ou non-non, ne désigne que le moment pratique de l'action où il faut se décider ... ).

(Pseudo-conclusion, avant un deuxième excursus pouvant servir de deuxièlne conclusion)

*

Et cependant ... c'est la journée Obama! Qu'est-ce que ça «annonce»? Pourquoi tout le monde est-il

repris par la promesse, le rapport entre la promesse et un « monde meilleur », une « terre promise », même si le meilleur est « révisé» (re-visionné?) en « moins pire ... un peu moins pire» ?

Quelle ressource (<< future vigueur» disait Arthur Rimbaud) autre que la « privacy », « l'épargne », ou la « mise en réserve », la protec­tion environnementale - la « multitude» (Negri) tiendrait-elle en attente, « en puissance» une attente qui ne soit pas celle de la dévas­tation promise (elle aussi) par un titre de Heidegger?

Que diraient Michelet et Hugo -- quand bien même« il n'y aurait plus de peuple ... », comme si ethnies, tribus, communautés, nations, États n'arrivaient pas complètement à abolir ce « peuple» disparu, cette « démocratie» réévoquée par Jean-Luc Nancy en même temps qu'il révoque la routinière démocratie ... Est-ce que démocratie peut encore nommer cette autre chose, ce principe de soulèvement que la multitude comme telle, démographique, enveloppe? contient? dont le TRAVAIL est l'autre nom, la source inévaluable de la valeur en amont du « capital» et de la « production-consommation» ... « de même que» la langue (logos en maternelle) était là (est là?) en amont de tous les usages qui la monnaient (cf. Milner), « avant» les hom­mes peut-être même ...

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LA POLITIQUE ET SES AUTRES

Le RE (de relever, remonter, redresser) peut-il lutter avec (contre) le DE, le Dé (le coup de dé ... ) de la dépression, de la dévaluation, et autres De (ce que Jean-Luc Nancy appelle une ou deux fois la sortie du nihilisme!) (remocratie contre démocratie!)

Un Démos toujours malformé de naissance (mal constitué, mal bâti, monstrueux) peut-il renaître (sans être jaInais né, mais déjeté, défait, défiguré, avorté) ... , peut-il (ré)apparaître quand la Justice qui est une IDÉE est devenue réparation, cOInpassion, victimation? Un demos « comIne-un au té » Inalgré les communautés? Si c'est le travail qui a tout fait (quoi que ce soit que nous percevions) peut-il y avoir un monde du travail, quand il n'est plus question que s'unissent les prolétaires de tous les pays?

*

De la réforme Contat écrit de Sartre: « Sans doute pressentait-il au bout de [sa]

réflexion le scepticisme, par nature non créatif, ou l'engagement rai­sonnable du type social-démocrate, libéral. Et c'est ce dont il ne vou­lait pas pour préserver la radicalité de sa pensée 4. »

C'est au contraire par intelligence de la radicalité que s'impose aujourd'hui le réformisme, ou plutôt même: que le réformisme reste seul à offrir quelque sens: dans 14 conséquence de ce que Contat appelle le scepticisme.

Le « scepticisme» aujourd'hui, c'est le ton fondarnental de la radi­calité. En politique, pour une considération historienne, sociologi­que et géostratégique lucide, la situation est radicalement nouvelle. En quoi? En ce qui concerne la « révolution ».

Un des caractères principaux d'une Révolution consiste toujours dans son événementialité, dans sa localité; son lieu et sa date. La condition de sa naissance fut toujours celle de sa mort. Autrement dit

4. Cité dans Critique 739, p. 951, par Pascale Fautrier.

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encore, sa « contradiction », c'est qu'elle se donne pour la Révolution, prodrome d'un renversement « universel» de la condition humaine, sans pouvoir jamais se propager, gagner le monde (<< tous les pays »,

dans le vocabulaire du Manifeste marxien). Exemplairelnent « mondiale» (1789, 1917 ou Cuba, etc.) mais

dans l'incapacité, bien évidemment, d'être traduite et transformée, d'intéresser les autres contextes particuliers (on dirait aujourd'hui les « cultures »), localisée, non « mondialisable» contrairement à sa vocation. Donc avortée: toute révolution aura toujours été avortée. Et cet avortement coûte trop cher. Vouée à la « légende », parce quâ la défaite historique (songez à la figure « Che »). Les révolutionnaires annoncent (et arnorcent) la Révolution; or il ne peut jamais y avoir qu'une révolution, avec les deux dates sur la pierre tombale.

La seule Révolution aujourd'hui mondialisable, et en effet bien­tôt· mondiale, est l'écologique. Si c'est le tous-à-lajois (en un petit nombre d'années d'une même phase) qui doit avoir lieu pour qu'il y ait la Révolution en tant que changement salutaire du tout au tout, c'est impossible: c'est l'impossible même. Le tous-en-même-temps, condition nécessaire d'une révolution qui fasse advenir la Révolution, est hors pouvoir, hors praxis, hors fàisabilité, donc hors arnbition.

I-Iors possibilité au sens de hors capacité humaine, mais pas hors « possibilité» comme éventualité: la seule Révolution qui serait néces­saire à savoir la Révolution écologique, dont le programrne se résume aisément ainsi: « machine arrière toute, pour renverser le cours de la consommation mondiale, c'est-à-dire du capitalisme, qui consomme la terre », ne peut se produire en tant que programme, c'est-à-dire résolu­tion et effectivité d'application unanime (<< ONU »). Elle ne peut être, et ne sera, « mondiale» que comme catastrophe exogène, « cataclysme climatique» pour commencer, ou ultime guerre mondiale ... et seule une dévastation peut être « mondiale ». La contre-finalité générale du progrès par transformations scientifico-techniques s'en chargera.

Conséquence: la radicalité pousse à l'engagement « écologique» ; or celui-ci ne peut mobiliser l'humanité, soudain consentante. Sa

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division ethna-culturelle multiple s'y oppose décidérnent. La radica­lité est radicalement impossible: il n'y a que des « environnementa­listes », dont les efforts ne sont absolument pas à!' échelle. Le tri des ordures ne suffit pas. « Cela est d'un autre ordre» (Pascal).

Conséquence: l'alternative sartrienne n'a plus lieu d'être. Il ne reste plus que le réformisme (où je fais entrer le libertaire de François Noudelmann5) en attendant le mondial cataclysme, seule « Révolution» fatale, et qui ne sera pas voulue; arrêt de la consom­mation planétaire, hiver écologique forcé (ou hiver nucléaire).

Tout révolutionnarisrne de type « extrême gauche », qui croit que le socialisme a les moyens non capitalistes de piloter proprernent la consommation, l'élévation du « niveau de vie» humain, et dans un esprit de « victoire », c'est-à-dire de revanche ou de vengeance contre « l'accaparement des richesses », est voué à l'insuffisance et à l'échec. Il n'y a que la Réforme, c'est-à-dire les réformes.

Variante: « Le Royaurne n'est pas de ce monde» -- même s'il arrive qu'il soit ici pour quelque temps. Pas plus que la Terre n'aura été « évangélisée », elle ne sera islamisée ni mormone, ni confucéenne, etc. La démographie effrayante qui fait que l'acteur (sujet?) de l'histoire n'est plus « le grand homme» mais la grande humanité (<< masses »), dans l'altérité absolue des humains séparés en espèces à barrières (hin­douistes, juifs, etc.) l'empêche absolument. Par exemple: pas de cali­fat universel: deux milliards de Chinois, bouddhistes confucéens, imperméables, ne seront jamais islamisés, ni évangéliques, etc.

5. Cf. l'article paru dans Libération, 4/01/2009.

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,/\ LE SENS DE L ETRE COMME CREATIO EX NIHILO

ET LA DÉCONSTRUCTION DE LA VIE 1

Juan Manuel Garrido

Pour Roberto Torretti

:Lêtre considéré en lui-même ou en son propre n'est pas à confon­dre avec rien qui puisse être identifié, signifié, défini comnle étant - fût-ce l'étant saisi dans son procès ou mouvement de venir à être ce qu'il n'est encore qu'en puissance. Ceci veut dire que le mot ou le concept lui-même de l'être n'a pas vraiment de sens ni de référent, ou bien que ce qu'il nOlnme devrait pouvoir échapper à toute nomina­tion. Il est remarquable à quel point la pensée française, notarnnlent depuis Jacques Derrida, s'est décidée à pousser cette conséquence de la différence ontologique jusqu'à ses limites ultirnes. Si l'être est néant et par conséquent n'a pas de nom, la seule chose qui reste à penser - ou à affirmer - comnle être est la dijJérence même entre l'être et l'étant - la différence ontologique en tant qu'ontologique n'étant en réalité que la déternlÏnation d'une différance plus originaire, mot ou nom inexistant que Derrida écrit pour signaler la néantité innorn­mable de l'être et le principe de la tâche centrale de la philosophie: repérer et étudier les effets de l'irnpropriété des noms de l'être, les

1. Ce travail fait partie du projet FONDECYT 11060465 (Gouvernement du Chili).

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conduire à leur impossibilité, les substituer, les disloquer, les évider, les traduire, les raturer. La philosophie est la tâche - il s'agit d'une pratique et non pas d'une doctrine! - de produire le néant qui s'ins­crit dans ou s'excrit du mot et du concept de l'être.

Ce travail de la pensée française, qui sans doute s'est risqué à explorer le « vide de l'être» auquel selon Granel « même Heidegger n'a pas su se laisser entraÎner 2 », nous offre aussi l'occasion de saisir que l'être -c'est-à-dire la différance - ne peut pas être une réalité à résorber sans reste dans le vide anonyme du néant ontique. Autrernent rien ne résis­terait aux noms de l'être ni ne produirait les effets de son inadéquation sémantique essentielle. Au fond la différance, tout en néantisant l'être, accomplissait un dernier pas dans le chemin de la philosophie contem­poraine vers les choses mêmes. Par-delà l'être et l'apparaître, ce qu'on retrouve n'est justernent rien ou c'est justement la chose même, voire la chose en soi - la chose qui n'est rien ou qui n'apparaît pas: et que ce soit cette chose en soi qui se trouve à la place des choses mêmes consti­tue une fin assez ironique pour la phénoménologie et pour l'ontologie. La pensée retrouve la chose se dénudant de tous ses sens et de toutes ses conditions, rien (res) absolument inaccessible qui heurte la pensée et qui seule peut se donner à penser de façon inconditionnée.

Tout ce que je vais essayer de dire aujourd'hui sur le sens de l'être comme creatio ex nihilo - création avec rien, pour rien et de rien (la chose même), création qui interrompt donc, ainsi qu'on le verra, le sens de l'être comme production - est ceci: le travail philosophi­que de Jean-Luc Nancy autour de cette notion ne s'épuise pas dans l'affirmation ou l'exercice du né-a nt de l'être mais essaye d'indiquer vers l'inaccessible - le rien, la chose en soi - qui y fait irruption. Cet inaccessible, corrlme j'espère pouvoir le montrer, est aujourd'hui accessible sous la figure de la vie.

2. « Loin de la substance: jusqu'où? Essai sur la kénôse ontologique de la pensée depuis Kant », in Études Philosophiques, 4, Paris, 1999, p. 535.

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Oui, je vais proposer la vie comme nom pour la differance. Depuis très longtemps, en réalité depuis toujours, il a été souhaitable d'aban­donner ce mot qui n'existe pas et qui ne dit rien du tout. Aujourd'hui, je crois, il est sans doute trop tard pour le faire. Cela n'empêche pour­tant pas qu'on ne doive revendiquer la tâche de le faire. Il faut à tout prix se garder de transformer la différance en quelque chose. Rassurez-vous donc, je ne suis pas venu en France pour annoncer un nouveau mot - du reste la vie est probablement le concept le plus ancien d'Occident - avec lequel clôturer l'époque de la différance. La différance, pour autant qu'elle annule la différence de l'être et de l'étant, ne saurait faire époque - ne saurait faire rien du tout et c'est pourquoi la creatio ex nihilo lui appartient si intimement. Il est ternps de déclôturer cette différance, et ceci veut dire nous confronter à ce qu'elle dit et pense du réel au moment même de lui refuser tous les noms: que le réel consiste dans ce refus lui-même, que le réel est donc en un sens du mot « être» plus radical et plus inconditionné et plus inouï que tout sens de l'être déjà advenu dans la tradition, y compris comme différance.

LE SENS DE L ETRE COMME CREATIO EX NIHILO

Lêtre n'est pas l'étant, mais ce qui laisse être ou donne l'étant en tant qu'étant. Lêtre, qui n'est pas l'étant, est l'étant considéré dans son acte d'être: que l'étant est. Tout en n'étant rien d'étant, l'être est donc l'étant. Cette transitivité voire productivité de l'être ne doit surtout pas se confondre avec la causalité d'un faire, soit au sens de la technique qui transforme les objets de la nature en des instruments pour la vie humaine, soit au sens de la causalité spontanée qui consti­tue les phénomènes (les « faits ») de la nature. N'étant rien, être n'est pas une cause -- matérielle, formelle, efficiente ou finale - de l'étant. Au contraire l'être est (transitivement) l'étant par le fait rnênle de n'être aucune condition pour l'étant: il n'est rien d'autre que la libre position ou la libre donation de l'étant.

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Dans une prernière approche, la creatio ex nihilo servirait à carac­tériser cette causalité ontologique puisqu'elle indique la donation de l'étant à partir du (ex) retrait des conditions de production de l'étant (nihilo). L« à partir de rien» ne désigne pas seulement l'absence des conditions matérielles - to ex hou, ce avec quoi l'étant est fait ou devient ce qu'il est. S'il n'est fait de rien ou s'il n'est fait avec rien, l'étant ne peut pas non plus incarner la forme (morphè) d'une essence (eidos). Rien ne peut être fait de rien! Si, pour finir, cette production n'ac­complit rien, si par elle aucun telos n'est réalisé, alors rien n'a janlais exécuté l'action de cornmencer la production - celle-ci demeure sans archè tès metabolès. Posant alors l'étant à partir du retrait de ses condi­tions, sans renvoyer à un substrat, à une essence, à un agent (fût-ce l'étant lui-même) ou à une fin (fût-ce interne), la creatio ex nihilo sem­ble renvoyer à la pure et simple position de l'étant, à son ouverture ou à son événement d'être. Elle découvre ou met en œuvre la simplicité du « qu'il est» de l'étant. Heidegger, en général très méfiant à l'égard du concept de création, l'a quelquefois utilisé en ce sens 3.

Or rien - aucun étant - n'est fait à partir de rien, ou bien rien n'est produit par rien. La creatio ex nihilo ne peut pas produire un étant qui serait, elle ne peut pas produire de l'être - elle ne peut produire en aucun sens du mot, ontique ou ontologique. Rien ne peut être créé ex nihilo et par conséquent ce qui est créé ex nihilo - à condition qu'il y ait quelque sens à en parler - n'est tout simplement pas. Létant créé ex nihilo est un non-étant, un néant. Comme tel, il renvoie à un non­être comme à son acte de ne pas être. Létant n'« est» pas, il ne se pose plus ou ne se découpe plus sur fond de la néantité de l'être à fin d'être quelque chose plutôt que rien. L« ex nihilo» de la creatio ex nihilo se retourne ainsi vers la valeur même de création. Il se retourne contre le

3. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, tr. fr. de W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962: « Plus essentiellement l'œuvre s'ouvre, plus pleinement fait éclat la singularité de l'événement qu'elle soit, plutôt que de n'être pas ... Ainsi, c'est dans la production même de l'œuvre que se trouve cette offrande: "qu'elle est" .... rêtre-crée est lui-même expréssement introduit par la création dans l'œuvre; il vient se tenir dans l'ouvert comme le choc silencieux du quod. »

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sens de la pro-venance ontologique pure de l'étant ou contre la mise en œuvre de l'être. Ceci peut être formulé aussi de la façon suivante: si l'étant n'est pas et par conséquent si ce n'est rien de quoi l'être, qui à son tour n'est rien, se distingue, il n'y a plus de sens à distinguer entre l'être et l'étant, la différence ontologique s'annule. La creatio ex nihilo fournit donc, du moins en principe, l'enjeu d'un sens de l'être au-delà de tout sens de l'être, un sens par où l'être finit par se dissou­dre sans reste dans son vide d'être.

La creatio ex nihilo ne désigne pas alors la création ontologique de l'étant, le retrait des conditions ontiques qui le donnent ou font le mouvement de son venir à l'être. Elle est le retrait de ce retrait lui­même et la suppression de ce mouvenlent. Se supprime ou s'annule la libéralité, la prodigalité de l'être -- se supprime l'être-sans-cause, l'être-sans-condition ou sans-fondement qui caractérise la délivrance (la pro-duction) de l'étant. « Sans modèle, sans référence, sans pre­mier pas, sans provenance» écrit Nancy de la creatio ex nihilo, et il ajoute: « Sans possibilité de dire "sans": puisque rien n'est là que de lui, de rien. Rien sans lui, et lui, de rien 4. »

Si le problème ontologique fondamental est de décrire l'être de l'étant en son propre - comrnent l'être, n'étant rien, et par consé­quent sur un mode irréductible à tout faire ou produire, conçu selon la nature ou l'art, laisse-t-il être l'étant? -, la creatio ex nihilo répond: rien -l'être - ne peut rien transférer à rien - à l'étant -, lequel, n'étant à son tour rien, néantise le néantissernent de l'être. Être « est (tran­sitivement) rien. Il transit rien en quelque chose, ou rien sy transit en quelque choses. » La creatio ex nihilo est l'être comme retrait du retrait de l'être. L étant n'est pas, il ne provient pas, il n'arrive pas. « Il n'y a ni être ni événement: rien ne provient ni ne survient, si rien n'est présupposé 6

• » La creatio ex nihilo est « une provenance dépourvue de

4. La Pemée dérobée, Paris, Galilée, 2000, p. 187. 5. La Création du monde, Paris, Galilée, 2002, p. 90. 6. Ibid., p. 98-99.

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pro-, de prototype et de promoteur - ou bien encore un pro- qui est nihil dans la propriété même de la pro-venance 7 ».

Le « fiat» de la création ne produit pas quelque chose plutôt que rien et par conséquent n'est pas la merveille des merveilles qui éveille la pensée. [être de l'étant n'est rien - ni l'essence, ni le phénomène, ni l'événement de l'étant. Et c'est bien la seule chose qui doit désormais choquer ou se heurter contre la pensée pour l'éveiller: qu'il n'y ait plus rien de quoi s'émerveiller - qu'il n'y ait pas, qu'il n'y ait rienS.

Le rien qui se pose à la place de l'étant n'est pas la chose dans son surgissement, dans son émergence - la res nata (d'où vient, en espa­gnol, le mot ({ nada »). Le rien dont il s'agit est la chose tout court, c'est-à-dire cela qui résiste aux déterminations antiques (les causes de l'étant) aussi bien qu'ontologiques (la différence de l'être et de l'étant). La chose même, la chose en elle-même, dans son inaccessi­bilité, la chose qui ne se laisse ni percevoir, ni montrer, ni compren­dre, ni donner, chose qui n'arrive tout simplement pas, chose dont le poids se retire de tout retrait de l'être. Chose en soi qui n'est rien, qui n'est pas, mais qui, par là Inême, perce le né-ant de l'être et la prove­nance ontologique 9. Nancy écrit: « Le principe phénoménologique de la chose en soi, ne peut précisément pas être principe de la produc­tian; il doit être de l'ordre qui s'indique en creux comme celui d'une

7. Ibid., p. 84. 8. cy. R. Gasché, « Thinking without wonder» (in The Honor ofThinking, Stanford, Stanford University Press, 2007). - Il faudrait ajouter que l'événement qui donne à penser est l'annulation de tout événe­ment au sens ontologique que je viens de préciser - la provenance pure (quodditas) de l'étant. C'est pourquoi il constitue le risque et non seulement la chance de la pensée - ou mieux, il fait le risque sans lequel il n'y aurait pas véritablement de chance pour la pensée (cf p. 363). 9. La choséité de la chose dont parle L'Origine de l'œuvre d'art est peut-être loin de se donner pour la pre­mière fois dans la mise en œuvre de l'œuvrer ontologique de l'être dans l'œuvre d'art; bien au contraire, elle pourrait indiquer vers une fermeture et une inaccessibilité - du rien, de la chose - qui s'avèrent antérieures et indépendantes de la vérité de l'être ou de sa mise en œuvre. La chose n'est donc pas à confondre avec la Terre, dont la fermeture est ouverte par l'ouverture du combat originaire de la Terre et du Monde. Il faudrait dire que la chose est le désœuvrement ontologique de l'œuvre d'art, ou que dans l'œuvre d'art ce qui se met en œuvre est l'effondrement de l'être. - D'un autre côté, sur la chose en soi kantienne et en particulier pour une discussion de l'interprétation de Heidegger, cf J.-M. Garrido, La Formation des formes, Paris, Galilée, 2008, p. 99-118.

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"création", c'est-à-dire une provenance sans production 10 ••• » - une provenance, on vient de le voir, dépourvue de pro-.

, / , LA VIE COMME L HORIZON INDEPASSABLE DE L ONTOLOGIE

Par l'impossibilité théorique qu'elle exprime - puisqu'elle indique une production sans causalité (fût-ce ontologique) -, l'idée de creatio ex nihilo déconstruit l'être, l'ouvre par-delà lui-rnêrne et déclôt une pensée du rien qui annule la différence ontologique. ridée de creatio ex nihilo n'est pas ici considérée comme la transposition théologique tardive de l'hylémorphisme grec servant de matrice pour penser la présence de l'étant comme production 11. Au contraire, il s'agit d'une structure plus vieille que tout hylémorphisme - que toute pensée de l'être! - et qui fait partie de la déconstruction du monothéisme (princi­palement du christianisme, forme dorninante des monothéismes) 12.

n faut pourtant se garder de trop abuser des formulations négati­ves, de faire trop avec un rien qui n'est rien, puisque la chose créée ex nihilo n'est pas un rien dont la valeur puisse justement être déter­minée par l'être ou par le retrait de l'être qu'elle n'est pas. Or, être un rien d'être n'est quelque chose de négatif qu'à l'intérieur du discours ontologique! De même, on l'a vu, il ne suffit pas de caractériser la creatio ex nihilo comme création sans causalité ou sans production: elle est sans la possibilité de dire « sans ». C'est dans l'intention de quitter les équivoques d'une conceptualité ontologique négative, et en particulier dans l'intention de libérer la différance de sa nullité, que je vais vous proposer aujourd'hui de réfléchir sur le concept de vie.

Cela a de quoi surprendre, je le sais bien. Ce n'est évidemment pas que la vie soit un concept désuet ou, au contraire, qu'on doive se méfier du fait qu'il est plutôt trop à la mode - depuis bien des années

10. La Création du monde, op. cit., p. 84. Il. Cf L'Origine de l'œuvre d'art, op. cit., p. 29. 12. Jean-Luc Nanc.y s'en explique, comme on le sait, dans plusieurs textes - cf en général La Déclosion, Paris, Galilée, 2005.

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ce concept (moyennant l'imprécision du terme, bien sûr, comme il arrive dans toutes les modes) fait retour avec force dans les courants philosophiques les plus divers, anglo-saxons ou continentaux, analy­tiques ou métaphysiques, épistémologiques, éthiques ou politiques. La surprise n'est pas davantage provoquée parce qu'un certain mou­vement de la pensée conternporaine depuis Heidegger jusqu'au tra­vail de ce mort vivant que nous saluons aujourd'hui en aurait fini avec les philosophies de la vie et les phénoménologies du vécu de la conscience ou de la corporalité. Encore moins est-elle provoquée parce que la description des mécanismes biochimiques de la cellule et en général la révolution moléculaire contemporaine témoignent d'une vision de la vie déracinée du corps et de l'exister et appartien­nent à une époque de la technique où la science aurait cessé de pen­ser - à la limite, c'est très exactement le contraire qui arrive, comme j'aurai l'occasion de le suggérer.

Si ma proposition de réfléchir sur la vie a de quoi surprendre c'est plutôt parce que le concept de vie et de vivant fournit probablement le grand paradigme pour penser l'être comme production (au sens ontique et ontologique). Le vivant est un étant naturel témoignant d'une productivité originaire 13 (non-technique). Il se produit soi­rnême comme ce qu'il est ou il est par lui-rnênle la mise-en-œuvre de ce qu'il est. Plus précisérnent, il est par essence la tâche de se maintenir en vie, de se nourrir, de croître, de se reproduire - tout ce qu'Aristote appelait hè threptikè psychè. Autrement dit le vivant a pour essence de produire sa propre essence. Sa nature (son essence) consiste dans l'exercice de ne pas cesser d'être ce qu'il est par nature. C'est pourquoi la vie elle-même (hè psychè) est le phénomène de la différence entre le vivant et le non-vivant 14: elle est la lutte, l'effort

13. «Ce qu'est et comment se détermine la physis", trad. fr. F. Fédier, in Questions / et II, Paris, Gallimard (coll. «Tel ,,), 1968, p. 563-564 et 567-568. 14. « Disons donc que l'animé est distingué de l'inanimé par le [fait de] vivre (Iegomen oun ... dioristhai

to emp~ychon tou apsychon toi zèn) » (De l'âme, II, 2, 413 a 21-22) - je remercie R. Torretti pour cette traduction.

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ou la résistance du vivant pour demeurer vivant. Voilà d'ailleurs la raison pour laquelle, je dis cela en passant, il ne saurait être question de vouloir extirper la peur de mourir, comme le voulait Épicure. On doit certes en finir avec les discours qui nous racontent des histoires concernant la vie qui vient après cette vie; mais la peur de mourir au sens d'une peur de ne plus pouvoir résister à la mort ou la peur de cesser d'être est structurelle ou inhérente voire identique à la tâche d'être en vie. C'est l'essence ou le moteur de la vie - ce par quoi la vie est l'activité qu'elle est, l'entéléchie première du corps organisé.

Le vivant est l'étant qui se montre comme production de soi - il montre l'être même comme autoproduction. Relnarquons davantage ceci qu'ayant à être ce qu'il est - c'est en quoi son essence consiste-, il devient lui-même responsable de soi et de fournir les conditions de son être, lesquelles ne sont pas données imnlédiatement. Autrement dit, dépourvu de conditions (causes) données, le vivant devient cause (responsable) de soi, il est délivré à soi dans la tâche d'être en vie. La vie est la délivrance à soi de l'étant pour la préservation de sa nature. Comme le dit la célèbre définition aristotélicienne, c'est par soi-même (di'hautou) que le vivant se nourrit, croît et dépérit. 15 Il faut dire aussi que, se produisant cornnle vivant, il produit ou fait émerger le soi lui-même, le régime de son ipséité, qui ne pré-existe pas à la pratique de sa production. Le vivant est le soi qui émerge ou se forme à soi dans l'acte d'être délivré à soi pour être ce qu'il est. C'est pourquoi le soi ne précède pas son activité immunologique, mais dérive d'elle, pour ne pas dire qu'il consiste en elle 16. Le soi émerge comme l'auto­appropriation de la force ou de la puissance (dynamis) qui se met en œuvre (energeia) et s'efforce de ne pas cesser d'être ou disparaître. Chaque fois que l'on comprend l'étant selon l'acte et la puissance nous empruntons alors la vision que nous fournit ce modèle d'être

15. De l'âme, II, 1,412 a 14-15. 16. Le ({ soi immunologique » est une ({ réalité historique et changeante, qui est altérée dans chaque rencontre immunologique et en un sens elle est chaque fois renouvelée, voire récréée. }) A. 1. Tauber, The Immune Self New York/Cambridge: Cambridge University Press, 1996, p. 8.

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qu'est l'étant naturel vivant. Tout ce qui est vivant est soi et tout ce qui est soi est conçu selon le sens d'être du vivant 17.

La vie est schème de la production ontologique encore en ce sens qu'elle est conçue comme la dimension d'un excès, d'un devenir, d'un désir, d'une liberté, d'une force ou d'un élan créateur soustraits à la finalité et en général à toute causalité de la production. Se nourrir n'est pas l'activité d'un métabolisrne qui cherche l'équilibre physiolo­gique de son auto-rnaintenance: il devient croissance, reproduction, variation, multiplication, évolution, lutte, mort ... La faim qui met en mouvement la nutrition est déjà Désir. La vie organique - chez l'homme aussi bien que chez les bactéries - est constituée par une incornplétude qui lui est structurelle. Vivre est douleur, souffrance, pauvreté -la satisfaction ou l'équilibre physiologique n'étant effective que pour les dieux (Épicure). Il convient de rappeler que Heidegger ne caractérisait pas le vivant comme pauvre parce qu'il le comparait à un étant qui serait riche. Ce dont le vivant manque n'est pas quelque chose qu'il pourrait un jour obtenir, et ce n'est pas davantage quel­que chose que d'autres étants, moins malheureux (par exenlple des

17. Le travail de Nancy sur la création n'échappe pas tout à fait à ce modèle ontologique qu'est la vie au sens de l'auto-production de/du soi, au contraire il se laisse déterminer dans une large mesure par lui. Du coup, bien sûr, il suffit de penser à la puissante réflexion qu'il déploie explicitement au sujet du soi, bien que cette réflexion soit sans doute trop complexe pour ne pas mériter d'être reprise autrement. Mais je me borne ici à rappeler que Nancy ne renonce pas à caractériser la création comme croissance. Dans la creatio ex nihilo, il s'agirait pour lui de « rien croissant comme quelque chose [ ... ] Dans la créa­tion, une croissance croît de rien et ce rien prend soin de lui-même, cultive sa croissance» (La Création du monde, op. cit., p. 55). Or une croissance de rien ne devrait précisément pas être caractérisée comme une croissance! Sous le motif du creo - « faire croître », « cultiver », « soigner», cf par exemple ibid. p. 90 - il est difficile de ne pas entendre le schème du souci propre de la délivrance à soi dans la tâche de vivre. C'est en ce même sens qu'il faut comprendre, à mon avis, les allusions à la force formatrice kantienne (ibid. 78-79) témoignant d'une finalité interne de la nature dont le seul analogue que nous avons, pour éloigné qu'il soit, est précisément la vie! Il faudrait aussi se rapporter au motif de la crois­sance (wach5en) dans« Ce qu'est et comment se détermine la physi5», op. cit., p. 561 5q. Or la creatio ex nihilo, qui néantise aussi bien l'être que l'étant et, par là, annule tout sens ontologique de la production et toute délivrance à soi (ipséité) de l'être, ne saurait se laisser saisir comme croissance, fût-ce comme

la croissance du rien-de-raison (La Création du monde, op. cit., p. 56) ou du sans pourquoi (comme la rose du distique d'Angelus Silesius commenté par Heidegger, cf ibid., p. 47) qui ne font d'ailleurs que radicaliser l'auto-suffisance de l'auto-appropriation du mouvement de croissance.

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dieux), possèdent. La pauvreté, c'est-à-dire le « ne pas avoir dans le pouvoir avoir» (Nichthaben im Httbenkonnen), est la condition posi­tive, l'unique condition de la vie 18. Le seul sens et la seule vérité de la vie: la douleur de savoir que la douleur de vivre, la faim, n'a pas de sens ni de vérité. À suivre les conseils de Nietzsche, voilà quelque chose qu'il vaudrait mieux apprendre à affirmer, même au point de vouloir que cette vie et cette souffrance reviennent éternellement. Il ne faut pas vouloir un autre sens que ce non-sens de la vie.

En se limitant à décrire les mécanismes naturels du métabolisme, du développement, de l'hérédité, de la sélection, etc.; en se limitant à présupposer qu'il y a cette force inépuisable et sans finalité (sans causes d'aucune sorte) qui cause la variation et le changement sur quoi ces nlécanismes opèrent, les sciences de la vie professent moins une attitude réductionniste qu'elles ne nous offrent la possibilité de donner une mesure de l'excès créateur en quoi consiste la vie. La vie consiste en cela qui défie tous les mécanismes. Elle est une causalité qui opère par le retrait même de toute causalité, mécaniste ou fina­liste. Il s'agit du bien connu « mystère» de la vie, qui peut certes être mis au compte de forces extra-physiques (vitalistes), mais aussi d'une complexité de la nature qui, tout en faisant partie du même système observable par la physique, ne se laisse pas expliquer par ses lois déjà connues et requiert d'autres lois encore inconnues 19. La vie, le phé-

18. M. Heidegger, Die GrundbegrifJe der Metaphysik, § 50, p. 307. Vivre consiste à souffrir d'être en vie. Heidegger écrit: « Une souffrance et une douleur (ein Leiden und ein Leid) devraient parcourir tout le royaume animal et de la vie en général» (Ibid., § 63, p. 393). Ou bien, comme il dira quelques années plus tard dans un commentaire de « Ein Winterabend » de Trakl: ({ Tout ce qui vit est douloureux » (Unterwegs zur Sprache, Stuttgart, Neske, 2001, p. 62). Pour une analyse un peu plus approfondie de la douleur, cf J. M. Garrido, « Without world », in CR: The New Centennial Review, Vol. 8, n° 3, 2009, p. 119-137. 19. ({ ... La matière vivante, écrit E. Schrodinger dans un célèbre passage de What is Lift? (New York, Cambridge University Press, 1945), bien qu'elle n'élude pas les "lois de la physique" telles qu'elles ont été établies jusqu'à présent, engage probablement d' "autres lois de la physique" encore inconnues. » Le texte inaugural soulignant la complexité irréductible des phénomènes biologiques - du moins pour autant qu'ils sont considérés dans l'organisme exerçant actuellement ses fonctions vitales - est celui de la conference de N. Bohr, que M. Delbrück entend en 1932, ({ Light and life» (publié dans Nature, 131,1933, p. 421-423 et p. 457-459): « •.• Lexistence de la vie doit être considérée comme un fait élémentaire qui ne peut pas être expliqué, mais qui doit constituer le point de départ de la biologie. »

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nomène biologique, est essentiellement cela qui arrive dans la nature (et à la nature) et qui ne semble consister qu'en cette arrivée. - C'est d'ailleurs exactement cela qui arrive dans le travail expérimental des sciences biologiques: il arrive l'arrivée d'un imprévisible, la rencon­tre avec « ce qu'on n'a pas recherché 20 ». Lexpérimentation dans les sciences de la vie n'est pas une programmation a priori de la réalité cherchant seulement à la contrôler et la manipuler; elle est aussi une façon de penser ce que veut dire « arriver» dans la réalité et de laisser se montrer ceci « qu'il arrive ». C'est le savoir s'éveillant à même l'ap­paraître de la nature - qu'il y a l'être plutôt que rien.

La vie -le thaumazioteron de tous les objets scientifiques 21 -- est en somme le schème pour l'être comme pure provenance ou différence ontologique. Elle forme l'horizon indépassable de l'ontologie 22. C'est

Les phénomènes biologiques, tout en étant irréductibles à la physique atomique, en seraient « complé­mentaires » (ibid, p. 458). Cf aussi M. Delbrück, « A Physicist Looks at Biology», in J. Cairns, G. S. Stent, J. D. Watson (éd.), Phage and the origins of molecular biology, New York, Co Id Spring Harbor, 2007 (première éd. 1966), p. 20-21 et G. S. Stent & R. Calendar, Molecu/ar Genetics. An Introductory Narrative, San Francisco, W. H. Freeman and Company, p. 24-29 et p. 756-757. 20. H.-J. Rheinberger, Experimentalsysteme und episstemische Dinge. Eine Geschichte der Proteinsynthese im Reagenzglas, Suhrkamp, 2006, p. 167. Cet ouvrage retrace de façon très détaillée les avatars de la « découverte» des ARN transfer et messager. 21. Aristote, De l'âme, l, 1,402 a 3. 22. On pourrait montrer que tel est bien le cas chez Heidegger. Il faudrait commencer par rappeler que jusqu'à la moitié des années 1920 le penseur allemand n'hésitait pas à caractériser les structures de l'exis­ter (être-là, souci, être-au-·monde, co-exister, etc.) comme vie. La vie est la mouvance ou mouvement (Bewegheit, Bewegung) mêmes de l'être (GA, 61, p. 130; GA 62, p. 352). Dans l'interprétation d'Aris­tote, la vie fournit la structure ontologique de base guidant la description de l'être comme présence (ousia). La vie était le schème sous lequel Heidegger comprenait le sens, le processus oule mouvement (Bewegheit, kinèsis) d'être (cf. par exemple GA 61, p. 130, GA 62, p. 352), si bien que la vie (Leben) doit être entendue dans son sens «verbal» (GA 61, p. 81-85). C'est normal alors que Heidegger ait consi­déré le De Anima comme une ontologie de la vie et du Dasein (GA 22, 182-188, 308-309), l'aisthesis étant ({ le mode d'exister du vivant au monde» (GA 17, p. 8, p. 16 sq; GA 18, p. 45, p. 51-52). Lapsy­chè du « Peri Psychè» - qu'il faudrait traduire non pas par « De l'âme» mais par « De l'être au monde»­est un concept proprement ontologique, irréductible aux analyses psychologique et phénoménologique du vécu (GA 17, p. 293-295). Les physei onta sont continuellement assimilés aux empsycha et la kinèsis en tant qu'être de l'étant à psychè (cf par exemple GA 18, p. 213-214, p. 216, p. 218-220, p. 222-223, p. 226, p. 370-373). Se nourrir, croître, dépérir, percevoir, imaginer, penser, désirer, choisir, etc., étaient pour Heidegger des possibilités originaires d'être. On pourrait aussi montrer que Sein und Zeit, malgré l'intention explicite d'abandonner le registre de la vie, et du moment même qu'il garde les structures qui

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à cause de cela que je disais qu'il y avait de quoi être surpris lorsque tout à l'heure je proposais de penser la vie comIne au-delà de l'être et de l'apparaître. C'est bien ce que je vais maintenant développer.

LA DÉCONSTRUCTION DE LA VIE

Le phénomène de la vie offre aussi, d'un autre côté, une décons­truction remarquable de l'ontologie. La proliferation des savoirs et des techniques dont elle est aujourd'hui l'objet en fait peut-être le symptôme le plus aigu. En un sens, et en raison même de l'accumu­lation de ces savoirs et techniques, on n'en avait jamais su aussi peu sur la vie. Cette ignorance n'éveille pourtant aucun étonnement, mais indique plutôt que jamais auparavant la vie n'avait autant disparu comIne objet.

Toute unité possible du phénomène de la vie explose derrière la pro­lifération de ses événements multiples. On ne peut plus repérer ce mini­mum de substantialité ou de mêIneté auto-appropriante qu'il faut pour qu'il puisse se montrer comme arrivant quelque part. Cette explosion de la chose a lieu juste là où selon Foucault nous ne pouvons plus la distin­guer du mot, et par conséquent elle vient accompagnée d'une explosion conceptuelle. Par nécessité, tout phénomène vital singulier ayant lieu dans un système expérimenta1 23

, lui-nlême formé par des constellations non unifiées de pratiques et discours enchevêtrés, diffère de/du soi et se dissémine dans la suite de concepts d'objets qui surgissent, se succèdent, se transforment, se déplacent, se contredisent, s'entassent et se reInpla­cent dans le travail effectif d'expérimentation. Il s'agit d'une « errance empirique 24 » qui coupe la singularité des phénomènes de tout rapport

lui étaient auparavant attribuées - souci, être-au-monde, être-avec, etc. -, laisse l'être contaminé de part en part par le vivre (je donne des renseignements plus précis dans mon travail « LAnimalité de l'être »,

Le Portique, 23, 2009, p. 73-86 et dans mon livre, en préparation, On LiJe, Being, and Time). 23. Je viens d'évoquer le cas de l'ARNm et ARNt étudié par Rheinberger - cf supra p. 10, note 2. 24. J. Derrida, « La différance ", in Marges - De la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 7. Je reprends ce concept d'errance empirique du commentaire de Rheinberger, op. cit., p. 99.

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logique à un objet-idée unifiant -la vie, le gène, l'ADN, l'ARN, etc. -, fût-ce en un sens régulateur ou réfléchissant. [ahurissante imprécision du concept de gène, tellement soulignée ces dernières décennies par les philosophes de la biologie, ne téInoigne pas d'un échec théorique mais incarne la condition de possibilité du travail expériInental et de sa productivité. Le regard philosophique n'est plus appelé à détecter des concepts présupposés par une pratique irréHéchie de la science; ce que la science ne pense pas, personne n'a à le penser - ou bien nous n'avons à penser strictement que cela: ce qui se pense effectivement sous cette forme de non-pensée, de pratique irréflexive. Le travail des « sciences de la vie» doit sans doute nous faire avouer qu'on ne comprend plus rien à ce qui s'y passe, à ce qu'il en est de la vie. Mais justement, il se peut alors que cela présente une chance pour saisir que la vie na plus effectivement aucun sens, ou qu'elle s'excrit du sens.

À même la plus spectaculaire prolifération de ses événements, alors, tout se passe comme si la vie avait cessé de venir. Ou mieux, dans chacune de ses venues vient désormais seulement ceci qu'elle ne vient pas - qu'elle n'est pas, qu'il n'y a pas. Tout se passe donc comnle si la complexité de la vie s'était aggravée au point de se désintégrer. Tout se passe comme si l'excès ou le débordement qui lui sont caractéristiques devenaient pure dépense. Peut-être sommes-nous passés de l'ère où la vie était un phénomène écrit en caractères inconnus dans le livre de la nature à celui où elle est devenue un phénomène qui n'est plus à déchiffrer ou qui ne se donne plus à lire. Car ni Dieu ni aucun enten­dement ne pourraient vraiment lire ce livre qui n'a jamais été écrit. La vie, figure éminente de l'inaccessible, est devenue plus autre que tout autre: elle est devenue l'inaccessibilité de ce qui ne dérobe plus aucun accès parce qu'il ne mène nulle part. Il s'agit de l'inaccessibilité du rien -. ou de la chose en soi. Et c'est ce qui se donne à penser, aujourd'hui, comIne vie. Par-delà tout autre, tout être et tout paraître 25.

25. Depuis au moins les leçons de 1929-1930 sur l'animalité (Les Concepts fondamentaux de la méta­

physique), qui cherchent à comprendre l'être de la vie (la « pauvreté ,,) sans y réduire son inaccessibilité (cf en particulier § 63), jusqu'à la Lettre sur l'humanisme où la vie est dite « le plus difficile de penser»

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La souveraineté de la vie n'est RIEN. La nutrition, hè threptikè psy­chè, est structurée selon une faim qui ne conduit pas à ou ne fait pas émerger l'organisation, la croissance, la reproduction, l'évolution. Nous ayant appris à penser l'évolution comme bricolage, Darwin ouvrait la voie pour qu'aujourd'hui la vie soit devenue une réalité qui n'est plus de l'ordre de l'étant et qui par conséquent n'est plus rede­vable au sens de l'être comme production. Un organisme vivant, en effet, n'arrive pas à émerger sans que, à même ce mouvement d'émer­gence, il ne se diversifie déjà et ne se démultiplie et ne se désapproprie dei du soi. C'est le sens de tous les phénomènes du développement et de l'évolution: l'absolu non-sens de la désappropriation, de la désor­ganisation, de la diffraction, de la désintégration dei du soi.

Pour emprunter de nouveau le langage de Nancy: la vie est creatio ex nihilo au sens de la co-présence et de la co-existence, de la dis­position singulière plurielle sans provenance et sans origine et sur­tout sans le sans-origine en quoi consiste l'événement d'être 26

• La vie, hè psychè, est le souffle qui crée au sens ou il sépare (comme la terre des cieux). Elle est la réalité même de la séparation: faim (exis­tence séparée de la nourriture), naissance (existence séparée de celui ou celle ou cela qui vient de naître 27

), développement (séparation,

(Lettre sur l'humanisme, trad. franç. de R. Munier, in Question III et IV, Paris, Gallimard, Coll. « Tel ", 1966, p. 82) s'ouvre chez Heidegger une possibilité d'entente de la vie - et c'est très exactement ce que j'appelle ici une déconstruction de la vie - indiquant vers un au-delà de l'être (de la compréhension, de la temporalité, du monde, de l'être-avec, de l'essence ek-sistante, du langage, etc.). Une voie analogue se trouve chez Derrida lorsqu'il décrit l'incommensurable altérité animale (c.f L'Animal que donc'Je suis,

Paris, Galilée, 2006, p. 156 et p. 162). Je renvoie de nouveau à mon essai « Lanimalité de l'être », dont la dernière section offre des indications plus détaillées. 26. « Selon cette archispatialité de la disposition, qui est aussi la spaciosité de l'ouverture, ce qui est en jeu n'est pas une provenance d'être (ni un être de provenance ou d'origine), mais un espacement de présences. Ces présences sont nécessairement plurielles. Elles sont existantes, mais moins au sens d'une ek-stase à partir d'un "soi" immanent (émanation, génération, expression, etc.) que comme disposées ensemble et exposées les unes aux autres. Leur coexistence est une dimension essentielle de leurs présen­ces aux bords desquelles l'ouverture s'ouvre. Le co- est intriqué dans l'ex-: rien n'existe qu'avec dès lors que rien n'existe qu'ex nihilo. Le premier trait de la création du monde est qu'elle crée l'avec de toutes choses» (La Création du monde, op. cit., p. 99). 27. Cf La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986 et 1990, p. 98 (c.f aussi la note sur Hegel, dans la même page).

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désintégration ou disparition de soi), variation (existence séparée de l'individu à l'égard de l'espèce), etc. La vie, comme la charogne de Baudelaire, est forcément la différance dei du soi, la differance de la viella mort 28. Elle est la figure du dehors par excellence - elle n'est rien d'autre que le dehors en tant que tel 29 •

Une dernière chose - une piste - avant de finir. La réintroduction de la vie et du vivant dans la réflexion philosophique et scientifique depuis la fin du XIXe siècle et début du xxe s'est accompagnée d'une interrogation sur la teluporalité. Le phénoluène de la vie - proces­sus, mouvement, transcendance, élan' créateur, etc. - a pris la forme du phénomène du temps. (Ce n'est pas un hasard si cette réflexion concernant le temps a fini chez Heidegger par donner la clef du sens de l'être.) En général toute idée de causation naturelle suppose, ainsi que la deuxièrne des « Analogies de l'expérience» de la Critique de la raison pure l'établit, la suite teIuporelle, la succession. Or une cau­salité productrice ou auto-productrice suppose davantage la flèche du temps 30. Le vivant, phénomène qui justement est à saisir dans le mouvement de sa mise en œuvre, est un étant dont l'être est temps, et ce temps a une signification et une orientation précises - c'est-à­dire que l'irréversibilité du temps est constitutive du phénomène. Autrement dit le vivant est construit par son histoire (développerrlent ou évolution). rhistoire du vivant, ipséité auto-construite comme temps -- le temps est cela qui ne cesse pas de passer, et de devenir autre -, produit 31 la diversité qui lui est caractéristique.

28. « On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, / vivait en se multipliant» (ŒIt1lres Complètes, éd.

C. Pichois, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome 1, 1975, p. 31). Lorganisation vivante n'est rien d'autre que

1'« économie de la mort» dom nous parle Derrida dans De la Grammatologie (Paris, Minuit, 1967, p. 31),

c'est-à-dire séparation indécidable de la vie et de la mort. Je rappelle ce texte à partir du commentaire qu'en fait Alexander Garda-Düttmann dans Derrida und !ch. Das Problem der Dekonstruktion, Bielefeld, transcript

Verlag, 2008, p. 144-146: « La vie, comme la différance, indique l'indécidabilité même» (p. 144-145).

29. Cf la conférence « De l'âme », in Corpus, Paris, Métailié, 2000. Je reviens largement sur cette idée dans l'essai suivant, « Le concept de corps ».

30. Aristote, Physique, II, 2, 199 a 8-17.

31. « Le divers des phénomènes est produit chaque fois de fàçon successive dans l'esprit. » (O'Ùique de la raison pure, A 190/B 235, je souligne).

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Depuis la vie organique chez Kant (finalité interne de la vie ou finalité sans intention 32) jusqu'au programme téléonomique des généticiens rnoléculaires, cette dimension causale inhérente à la tem­poralité va de soi. La déconstruction de la vie devrait ouvrir un sens non-causal de la temporalité. Peut-on penser le divers sans supposer sa production, c'est-à-dire sans supposer l'auto-production du temps?

Avant d'y reconnaître la forme d'un élan créateur commun à tou­tes les formes vivantes - et en un certain sens avant même de le saisir comme durée -, Bergson décrit le temps comme production de la « simple qualité» dans la sensation (réalité intensive qui ne corres­pond pas à la qualité d'objet 33). Pour saisir comment le temps pro­duit le divers de la sensation, explique Bergson, il faut non seulement faire abstraction de nos « habitudes de langage» qui introduisent 1'« objet» là où il n'yen a pas; il faut surtout faire abstraction de nos « souvenirs », c'est-à-dire de toute rétention de soi et par conséquent de toute succession 34. Il s'agit ainsi de la création d'un absolument nouveau. Mais la nouveauté de ce nouveau, à la différence de celle qui caractérise (selon lui) le vivant, n'arrive au fond jamais puisqu'elle ne se définit par rapport à aucun passé déjà advenu. S'ouvre ainsi la possibilité de saisir un temps (une création) sans histoire, un temps qui ne passe pas - syncope sans trace, arrivée qui n'arrive pas et qui n'arrive (irruption, discontinuité) à rien, pas même à soi. « Le ternps se tend, écrit Nancy. Craque sans avoir commencé, tasse et casse une masse de présent sans passé, écarquille l'instant sans précédent, cre­vasse de rien 35. » Crevasse de la vie.

32. Qui fait le pendant de la finalité sans fin du jugement de goût. Je reprends par là une explication de E. Molina dans Libertad, experiencia y finitud El pr6blema de la libertad trascendental y la doctrina de la experiencia en Kànt, Thèse de Doctorat, P. Universidad Cat6lica de Chile, 2005, p. 170-181. 33. Une « réalité intensive sans qualité ", comme semble vouloir transcrire Deleuze dans Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 299-314. 34. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, éd. de F. Worms, Paris, PUF «< Quadrige ,,), 2007, p. 39-40. 35. La Pensée dérobée, op. cit., p 187.

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« CE QUI SE DESSINE ... » L'AISTHÉTIQUE DE JEAN-LUC NANCY EN QUATRE TRAITS

Ginette Michaud

Peut-être l'art n'est-il lui-même que lorsqu'il apparaît le moins pour lui-même, lorsque l'esthétique écarte tout esthétisme, voire lorsque la sensibilité ne soumet à aucune esthétique son désir et le plaisir de ce désir, lorsqu'elle prend ce plaisir comme à la dérobée, en marge d'une fonction de célébration, d'illustration ou d'inter­prétation, et même d'une possible fonction «artistique», dans cette marge où un dessin sëcarte silencieusement du dessein même qui l'a commandé - comme il l'a fait, sans aucun doute, dès les premières traces de doigts ou de burins de pierre guidés par quel­que souci de magie. L'art est sans doute étranger à 1'« Art», ou bien 1'« Art» est toujours une perversion de l'art. A sa manière, ce dernier reste inapparent et ce n'est pas le paraître, ce n'est pas la phénoménalité qui le présente -- en bref, ce n'est pas la forme, mais le mouvement retiré d'une formation au plaisir de laquelle il faut être sensible.

Jean-Luc Nancy, « Le plaisir au dessin»

« Saurons-nous dessiner un monde? »: telle était la phrase, dispo­sée tout en haut de la dernière cimaise de l'exposition « Le plaisir au dessin 1 », qu'on pouvait lire en levant les yeux, phrase écrite à la main

1. I.:exposition « Le plaisir au dessin», dont Jean-Luc Nancy fut le commissaire avec Sylvie Ramond

et Éric Pagliano, eut lieu du 12 octobre 2007 au 14 janvier 2008, au Musée des Beaux-Arts de Lyon.

J.-L. Nancy signe sous ce même titre un texte dense, véritable petit « traité » des arts, dans le catalogue

éponyme (Lyon, Éditions Hazan et musée des Beaux-Arts de Lyon, 2007. Abrégé en P), auquel je me

réfère dans ces pages. Pour l'exergue, p. 29. Sur l'exposition elle-même, je me permets de renvoyer à mon texte, « Désir de la ligne », Europe, nOS 945-946, janvier-février 2008, p. 371-376.

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- de la main d'écriture caractéristique, retenue et élancée à la fois, de Jean­Luc Nancy venu apposer sa signature philosophique en forme de question à tout ce travail de réflexion sur le trait, le tracé des arts, le mouvement de leur desse(i)n, dessin sans dessein ou hors dessein, sans intention ni fina­lité, mais aussi dessin comme disegno, geste montrant, désignant, frayant une ouverture. Cette phrase, qui faisait signe à la manière d'un wink, on la lisait donc tout juste avant de franchir le dernier seuil de l'exposition et de se retrouver dans le rnonde, et elle était déjà elle-même un geste pour qu'on le perçoive un peu autrement, ce rnonde, transformé par ce qu'on venait de voir de l'autre côté, du côté de 1'« art ».

Cettequestion.-« Serons-nous capables d'un desse(i)n dumonde 2 ? »­appelle, à défaut d'une réponse, un récit peut-être si, comme Nancy le dit ailleurs,« "Récit" ou "image", c'est à plusieurs égards la même chose. C'est la question d'une présentation ou d'une présentabilité 3 ». On le sait, la méfiance à l'endroit du récit, de tout récit, reste grande: ni récit des origines, ni héroïque ni épique, ne sont plus des voies praticables, mais pourtant il y a nécessité, insiste Nancy, « d'un récit quand même» : « Pouvons-nous nous passer d'un récit pour être ensenlble [ ... ] du récit n'est-il pas nécessaire? Comment donc l'envisager? C'est une question à laquelle j'aimerais travailler» (w, 16).

Comment en effèt ne pas se rendre à cette question? La pensée de Nancy s'y trouve constamment attirée, la question de l'art, de la « création» - mot usé, piégé, dont il n'hésite pas à se servir néan­rnoins, tout comme de ceux de « sens », de « liberté », de « peuple» ou de « vérité », en leur insufflant un autre souffle -, n'étant ni rnar-

2. J.-L. Nanc.y, « Le plaisir au dessin », in Le Plaisir au dessin, op. cit., p. 189. La phrase est un peu retou­

chée dans le catalogue où, seule sur une page, disposée à la fin du cahier de reproduction des œuvres, elle

apparaît elle-même un peu comme une œuvre: la ligne même du dessin de la pensée, ou la légende venant

en sous-œuvre matérialiser la question commune à toutes les œuvres présentées dans l'exposition.

3. Id., « Wer hat Angst vor (der) Gemeinschaft? Dialog mit Jean-Luc Nancy », revue en ligne Berlin Gazette, à paraître. Abrégé en w. Je remercie Jean-Luc Nanc.y de me permettre de citer ici la version originale de

ce texte. Pour ce passage, p. 17.

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ginale ni partielle, fIlais étroitement liée à celle du monde fIlême. L art est ici tout sauf 1'« Art» : il n'est pas récréation, divertissernent, filais en un autre sens, tout près de ces mots pourtant, recréation, dis-traction; il donne forme, au sens fort de l'expression, au monde; il en figure l'accès et le rapport. Car chez Nancy, il s'agit moins du « monde de l'art» que, plus radicalement, de l'art de faire monde, de la capacité qu'a l'art de faire sentir -- ressentir: je reviendrai à cette ais­thanomaï au fondement de l'esthétique pour lui - le monde comrne œuvre d'art, si le mot « œuvre» fait encore ici quelque sens. La ques­tion - faire un monde4 ? dessiner un monde? -, question de l'art, ou de la démocratie comme on voudra, doit donc rester ouverte, dans son adresse indéterminée, et c'est cette ouverture, ce surgissement, qu'il importe avant tout de sauvegarder:

Saurions-nous repartir, commencer un autre monde? Ce n'est pas un récit de

visionnaire, mais de questionneur. Ce que nous devons questionner n'est pas

un futur dont nous ne voyons rien, mais le présent qui est déjà celui d'une

fin de monde. Oui, notre monde finit. Oui, le monde « occidental» finit:

il devient mondial et le monde tourne, se transforme en des formes inouïes.

Comment accueillir des formes qui naissent? Plutôt que des productions de

pensée, il y faut des arrentions de sensibilité. (w, 17-18)

Dans ce récit à inventer, sans modèle ni forme donnée, la ques­tion de l'art - des arts plutôt, dans leurs différences de sensibilité, leur transversabilité et leur étanchéité irréductibles 5 - est appelée à jouer

4. Cf cette réponse, par exemple: « Répondre à la question "Peut-on faire un monde ?", je n'en sais rien. Rien ne m'autoriserait à dire que ce n'est pas possible, que c'est fichu: c'est devant nous comme une chance possible, mais si cela se fait, on ne peut rien en dire, on ne peut pas présenter à l'avance la forme de ce monde. Faire un monde? Il faut simplement l'espérer. " (Id., « À l'épreuve de la déconstruction: l'art, le sens, la forme. Entretien avec Jean-Luc Nancy", avec Aliocha Wald Lasowski, dans « Annuaire de la pensée" 2008, à paraître, p. 12-13.). 5. Pluralité, ais thétique differentielle des arts: tel serait le premier postulat de Nancy, qui n'a de cesse de rappeler que « Les arts se font les uns contre les autres" (cf ce titre dans Art, regard, écoute. La perception à l'œuvre, Paris, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques hors cadre ", 2000). Cf aussi ce passage d'un entretien récent: « Nos sens sont dans une étanchéité mutuelle complète: l'ouïe ne voit

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un rôle de premier plan car elle figure cela mênle qu'aucune formalité n'aura précédé ni préformé (p, 13), comme c'est à l'évidence le cas avec le dessin qui, jeté, tiré à toute vitesse, pure lancée vers aucune cible ou but pré-visibles encore, exprime la seule force de ce qui n'est pas encore advenu dans une forme: toujours seulement en devenir vers elle.

Loin d'être un à-côté par rapport à la visée de la dédosion pour­suivie dans Déconstruction du christianisme par exemple 6, des ouvra­ges comme Visitation (de la peinture chrétienne), Noli me tangere ou, plus récemment, la participation aux expositions Trop et Le plaisir au dessin parmi tant d'autres interventions touchant les arts se révèlent donc, au contraire, un lieu tout à fait fondamental dans le travail philosophique de Nancy pour penser cette «pulsation de la forme naissante» (p, 27. Nancy souligne), qui lui irnporte dans toutes les questions dont il traite, qu'il s'agisse d'esthétique, de philosophie ou de politique. Car il est clair que ce qui est pensé ici de la question des arts touche également à une certaine limite, à une certaine extrémité du politique, sans s'y rapporter ni s'y subordonner. Chaque fois que Nancy met l'accent sur cette idée, présente dans tous ses écrits sur les arts, de la « forrnation des formes 7 », pour enlprunter au titre du livre

pas, la vision n'entend pas ... Mais notre expérience la plus ordinaire est celle de la perception dans une sorte d'intégration sensorielle. Dans un même mouvement, nous entendons, nous voyons, nous sen­tons, nous touchons, etc., mais tout cela est intégré dans une certaine finalité d'action. Si maintenant nous nous mettions à nous arrêter sur la vision de ces feuilles de bananier situées à côté de vous dans le jardin où nous nous trouvons, peut-être ferions-nous de la peinture ou de la botanique du bananier, mais nous ne pourrions plus continuer à parler, nous ne saurions plus pourquoi nous sommes ici.! C'est ce qui se passe avec les arts, qui sont forcément pluriels. La considération des arts dans leur singularité irréductible, c'est la considération de notre expérience du monde retirée aux formes utiles de l'intégra­tion perceptive. » (Id., {( À l'épreuve de la déconstruction: l'art, le sens, la forme », loc. cit., p. 4.). 6. Sur cette question, cf Federico Ferrari, {( La déclos ion de l'art contemporain. Reprise en sous­œuvre », dans Retreating Religion: Deconstructing Christianity with Jean-Luc Nancy, New York, Fordham University Press. 7. Juan-Manuel Garrido, La Formation des formes, Paris, Galilée, coll. {( La philosophie en effet", 2008. Nanc.y souligne la proximité de sa réflexion avec les travaux de J.-M. Garrido à deux reprises: cf J.-L. Nancy, {( Carnet", dans le catalogue de l'exposition Trop. Jean-Luc Nancy, avec François Martin et Rodolphe Burger (Montréal, Galerie de l'UQAM, 2006, p. 86, Il. 1), et dans le catalogue Le plaisir au dessin (op. cit., p. 13, n. 1).

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de Juan-Manuel Garrido, il y va aussi de ce qui est, dans l'ordre du rapport au monde et au politique, non donné, non disponible, et qui reste donc, à la manière d'un dessein qui pourrait encore devenir des­sin, dans un « commencer indéfini, indéfinissable, infini» (p, 42), à courir sa chance pour la première fois ... En effet, quand Nancy défi­nit la communauté en ces termes: « La cornmunauté, c'est notre être­en-conlmun constitutif, coextensif à tout notre être. Ce n'est pas un modèle, cela consiste au contraire à partager le fait que nous n'ayons pas de modèle à quoi nous identifier [ ... ] Pas de modèle, cela veut dire: nous devons "nous" inventer. Inventer, sans cesse, ce que "nous" veut dire et comment nous pouvons dire "nous" » (w, 16), une telle définition ne manque pas de résonner avec ce qu'il dit de l'art, qui est précisément l'expérimentation de ce « sans modèle» et met en œuvre une manière singulière de faire communauté (un être-avec, mais sans assemblée ni assemblage, ni rnontage ni réunion: seulement le jeu des forces, des écarts et des proxinlÏtés), offrant par sa forme, qui sans cesse se cherche, se forme et se déforme sans s'achever, un lieu pour penser cette invention. Mieux, l'art s'en fait déjà le lieu, au sens que donne Nancy à ce mot, un lieu n'étant pas ce qu'on habite, encore moins ce qu'on occupe, mais seulement « cela par quoi il ouvre sur d'autres lieux - car sans cela il n'y a plus de lieu, il y a des places, des positions, rien d'autre - un "lieu" c'est d'abord une capacité de sens hors du lieu 8 ». Que l'art considéré sous cet angle du désir des formes soit étroitement lié à ce qui se cherche aussi sous le mot usé mais toujours résistant de « démocratie », c'est ce que disent avec force ces lignes de Verite de la democratie:

Ce qui se passe dans l'art depuis cinquante ans montre de façon éclatante

combien cette exigence est réelle. Autant la cité démocratique renonce à se

8. J.-L. Nancy, « Entretien de Jean-Luc Nancy. Propos recueillis par Jean-Clet Martin», Cultures

en mouvement (Antibes), n° 31, octobre 2000. Texte mis en ligne sous le titre « Cinq journées avec Jean-Luc Nancy» à l'adresse suivante: hrrp:/ /jeancletmartin.blog,fr/200'l /09/22/jean_Iuc_nancy_ journee~3020806. Page consultée le 7 janvier 2009.

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figurer, abandonne ses symboles et ses icônes de façon peut-être risquée,

autant en revanche elle voit surgir toutes les aspirations possibles vers des

formes inédites. Lart se tord dans l'effort d'enfanter des formes qu'il vou­

drait lui-même en excès sur toutes les formes de ce qui se nomme « art » et

sur la forme ou l'idée d'« art» elle-même. Que ce soit le rock ou le rap, les

musiques électroniques, les vidéos, les images de synthèse, le tag, les installa­

tions ou performances, ou de nouveaux interprètes pour des formes revisitées

(comme le dessin ou la poésie épique), tout témoigne d'une fébrilité d'at­

tente, d'un besoin de saisir à neuf une existence en pleine trans-formation.

S'il y a « crise», comme on dit, du roman, c'est parce que nous avons à

inventer un nouveau récit de notre histoire désormais privée d'Histoire. Et

s'il y a du body-art _. et jusqu'au sang, à la souffrance - c'est parce que nos

corps désirent se comprendre autrement. Et que cela passe par tous les égare­

ments possibles ne fait pas argument suffisant. Car cela passe aussi par toutes

les exigences, par tous les appels possibles. Il faut s'exercer à écouter.

Mais cela ouvre en même temps une question renouvelée sur ce que la cité

comme telle doit faire à cet égard. Elle n'a ni à prendre en charge la forme

ou le récit ni à s'en tenir quitte. C'est un dilemme, assurément, qu'étaient de

manière pénible les ambiguïtés des « politiques culturelles» ambiguïtés de

ceux qui les gèrent et de ceux qui les réclament. Il n'y a pas de réponse simple,

peut-être pas de « réponse» du tout. Mais il faut faire œuvre, et il faut savoir

que la démocratie n'est pas une assomption de la politique en œuvre 9.

Que l'art et le politique se croisent, certes, mais selon quelles lignes, en quels points au juste? Quels seraient les points de tangence les plus sensibles? Dans « Le plaisir au dessin »,Nancy en identifie certains pour l'ordre esthétique: « Or cette condition de l'adresse, du rapport et d'un possible partage, essentielle à!' ordre esthétique, est donnée dans le concept de finalité sans fin » (p, 39. Nancy souligne). Cette condi­tion - adresse, rapport, partage, finalité sans fin - est aussi à l'évidence celle du politique si, comIne il le souligne, « la politique est [ ... ] la

9. Id., Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, coll. « La philosophie en effet », p. 51-52.

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sphère dont il faut accepter l'essentielle incomplétude, voire, pour le dire ainsi, le manque de sens 10. » Mais, à la différence de l'art cette fois, le politique cherche, lui, à fixer le sens, à « capter forme et sens pour lui seul ». Entre l'art et le politique, il y aurait ainsi un chiasme, 1'« entre» d'un point de contact, au double sens de l'expression:

... la politique, en charge de la tenue du lien mais non de son sens, a une

tâche impossible à achever. Il faut toujours refaire ou resserrer les nœuds,

mais non pas vouloir leur donner sens ni forme. La politique essentiellement

n'achève pas, ne fait pas œuvre (bien qu'elle en rêve). C'est aussi pourquoi

elle promet toujours et ne tient jamais. Lan (la pensée, l'amour. .. ) ne pro­

met pas: il donne, il donne la forme, c'est-à-dire le mouvement sans fin de

sa (trans)formation. En donnant, il achève en un sens: il pose, mais ce qu'il

pose n'est ni déposé ni imposé, c'est posé comme pro-posé, comme ex-posé

et ex-primé, c'est lancé sans autre but que de l'être et de circuler entre nous.

C'est un désir qui se relance sans cesse. (D, 2)

Tout en souhaitant garder cette figure du chiasme la plus ouverte possible, je retiendrai maintenant ici quatre traits (quatre pour faire écho à la fornlule du « carré» de Contre-Attaques) distinctifs de l'ais­thétique de Nancy - je préfère ce mot à celui d'esthétique parce qu'il garde mieux le lien au sens et à la sensibilité, lui-même chiasme entre deux esthétiques, la sensuelle et l'artistique - en soulignant ce qui rend ces propositions indispensables non seulement pour repenser les limites de l'esthétique ou de l'histoire de l'art (ce qui, déjà, ne serait pas négligeable ... ) mais, de manière plus pressante, le politique et notre rapport au monde, s'il s'agit bien de ceci, en un même double trait: du monde comme art et de l'art comme monde.

10. Id., « Le désir des formes. Entretien avec Jean-Luc Nancy» (à paraître dans Europe, Cahier « Jean­Luc Nancy», printemps 2009). Abrégé en d.

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I. FORMA FORMANS: LE DÉSIR DES FORMES

La question de l'art est évidemment posée comme la question d'une formation de formes pour laquelle aucune forme préalable n'est donnée. [ . .}. Peut-être que la tâche de l'art aujourd'hui, c'est celle de devoir procéder sans aucun schème, sans aucun schématisme. Il n'y a rien qui contient une pré-donation, une pré-disposition de possibilités de formes - mais je dis « formes» en un sens très, très large, pas seulement de formes visuelles, mais aussi bien formes sonores, formes verbales.

« Lart aujourd'hui ».

La question du status nascendi constitue dans tous les écrits de Nancy sur l'art un véritable fil rouge: elle est sans contredit son maté­riau premier, l'informe, ou l'outre-forme qui donne forme à toutes formes .

... la pratique des formes, écrit-il, ne vaut que pour autant qu'elle est tendue

vers quelque chose comme un excès, une exubérance, une expansion qui ne

peut connaître de limite a priori puisque c'est toujours pour commencer

et pour finir - génération et mort d'un rapport à l'outre-forme qu'il doit

s'agir. Dans un tel rapport, d'une part la forme apprivoise en quelque sorte

l'informe, elle le rend visible, mais d'autre part elle ne le fait pas sans toucher

à sa propre limite et ouvrir ainsi sur l'invisible même. (p, 33)

Cette idée - si c'en est encore une: rien de moins sûr car elle n'est « ni un noumène, ni un phénomène» (p, 15) - ne se laisse pas sché­matiser en termes abstraits ou conceptuels, ni même strictement perceptuels, elle fait appel non à des métaphores ou à des concepts comme tels mais, comme il le dit, à la pensée, c'est-à-dire à un exer­cice toujours neuf, toujours recommencé, de recherche d'un langage à même des « phrases, textes, écritures» (w, 26). Si ce fil rouge bien évidemment n'est pas étranger à l'esthétique de Kant et plus encore aux propositions des Romantiques allemands (energeia, poïesis, pro­ductivité, etc.), Nancy donne à cette idée de la forma flrmans, oppo­sée à la « belle forme », une re-formation ou une trans-formation qui

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se révèle essentielle tant dans l'ordre esthétique que politique. Il ne serait pas exagéré de dire qu'elle est la fonne de l'inconditionné dont découlent toutes les autres propositions.

Il. MÊLÉES: METHEXIS/MIMÊSIS

Non pas la tranquillité du tableau accroché en moi comme une idée, mais ce qui soulève et tend à crever la toile, ou ce qui s'élève au-dessus d'elle, une touche, une tache, une pâte et la spatule qui l'applique.

La Naissance des seins

La question de la mimêsis (représentation, imitation, modèle) est incontournable dans toute réflexion esthétique: Nancy lui impulse un tour décisif avec le concept de methexis, figure qui vient tout remuer, brasser, mêler au fond de la représentation. « Ce qui touche, c'est quelque chose d'une intimité qui se porte à la surface 11 », sou­ligne-t-il à plusieurs reprises: c'est toujours ce passage de la venue au-devant de la Chose de peinture - et notons la précision de cet au­dedans, sans trait d'union, qui n'est justement pas localisable dans un quelconque point au-dedans - qui retient son attention: ce qui, dans la figure, est encore « d'avant la figure, rendant possible de la figure, mais n'étant pas encore figures 12 », ce qu'il conceptualise sous ce nom de methexis 13 , c'est-à-dire une force outrepassant toute forme, une intensité, une puissance de l' œuvre restant en puissance en elle, prête à lever et à l'enlever.

Il. Id., Au fond des images, Paris, Galilée, « Écritures/Figures », 2003, p. 16. Abrégé en af 12. Id., Transcription, Ivry-sur-Seine, Le Crédac, 2001, p. Il. Abrégé en T.

13. Mot grec formé de meta et de hexis, ainsi défini par Nancy: « On participe - meta - de l' hexis, de la tenue (ékhô, êkhomai; tenir et se tenir, se disposer, s'attacher à ... ) et de la tenue désirante, c'est-à-dire de

la tension, du tonos de l'image ", parce qu'à l'image ou à l' œuvre d'art, on ne se rapporte pas comme à un objet, « on entre dans un désir» avec elle. (Id., « Limage: mimesis & methexis », Il particolare (Marseille), nOS 12-13-14,2005, p. 19. Abrégé en J.)

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Pour cerner cet aspect de l'aisthesis de Nancy, il faut s'approcher au plus près de son écriture même - car le concept ne suffit pas en matière d'intensité - au moment où celle-ci décrit la chose-peinture non pour la mimer, mais pour s'y enfoncer, y inciser, y faire naître la forme qu'elle y ouvre et désigne. Il faut en effet suivre attentivement ce qui se passe au moment où le regard, à force de transiter dans le tableau ou le dessin, se laisse transir dans une opération de trans­cription précisément, où le ton, le rythme, la tension, la pulsation, l'énergie, bref l'affect de l'écriture déborde tous les cadres discursif, pragmatique, rhétorique, etc., pour se rendre à la chose même de l'art. Ce qui attire vers elle Nancy, ce n'est ni la res cogitans ni la res extensa, mais plutôt la « res intensa prise dans la coagitatio de son intensité14 », la chose enfin (dé)saisie dans l'acte de pensée où se fàit l'art. Fait: il vaudrait rnieux dire forge, fàçonne, pétrit, moule, presse, creuse, car la substance (colorée, sonore, graphique, et autre) ne reste pas sagement du côté de « la chose en peinture» (M, 26), elle pénètre aussi la pensée, cette « substance pensante» puisque, comme l'écrit Nancy en pressant justenlent l'une contre l'autre les propositions célèbres de Descartes et de Montaigne, « le pénétrant est pétri dans le pénétré. Ainsi une pensée pénétrante prend le goût et le grain de ce qu'elle pense» (M, 26). Le rapport entre le sujet et la chose de l'art est de part en part affecté et modifié par la forme/force, car ({ rapport vaut modification, modalisation, modulation - plutôt que substance, instance ou essence. » (p, 32) Nul hasard dès lors si la « manière », la touche de Nancy repense aussi de fond en comble cette figure qu'on désigne du nonl d'ekphrasis 15, figure de rhétorique censée opérer le transfert des arts et tout particulièrement entre écriture et peinture.

14. Id., «Matière première », dans Miquel Barce16. Mapamundi, Saint-Paul de Vence, Fondation

Maeght, 2002, p. 26. Abrégé en M.

15. Nancy reconfigure les limites de ce genre, qui fait de la page un équivalent du tableau, en le traitant

« non pas comme un support d'inscription, mais comme une surface d'expansion»: « l'espace ouvert,

une étendue pour un passage - pour un geste ou pour simplement se tenir » (Id., « Roger Laporte: la page», Le chat messager (Éditions CSM, Montpellier), nO Il, 1995). Ce trait appellerait à lui seul tout'

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Dans toute cette réflexion sur le corps de et en peinture, ou comme dans Trop et Le plaisir au dessin sur le trait traçant, la question de la mimêsis se trouve donc ébranlée par cette opération de la methexis qui s'y trouve en excès ou en retrait, et vient l'ouvrir de l'intérieur, en son fond: c'est là, à même cette limite, que se jouent toute la tension, la participation, la contagion avec l' œuvre d'art. Il ne s'agit plus dès lors d'opposer simplement ces deux figures, mais bien de les tirer juste­ment l'une de l'autre, car loin de s'éloigner, les deux termes se tou­chent (pertinere) et demeurent justement en contact, « pour mieux manifester l'incessante tension qui fait différer l'une dans l'autre, qui tour à tour dissipe le fond dans la fonne et dissout la forme dans le fond» (1, 18).

Ni copie ni imitation reproductrice, la mimêsis ne désigne donc plus ici «l'imitation au sens de la reproduction de ou dans une forme» ni « la représentation au sens de la constitution d'un objet en face d'un sujet» (1, 17): « Elle re-produit au sens où elle produit à nouveau, c'est-à-dire à neuf, la forme, c'est-à-dire l'idée ou la vérité de la chose - ce qui veut dire aussi, indissociablement, l'émotion par laquelle cette vérité non seulement se signale, filais se marque, s'im­prime et s'effectue 16 » (p, 18). Le geste décisif de Nancy - non sans conséquences dans le traitement d'une question qui forme toujours le fond même de l'esthétique - consiste ainsi à impliquer l'un dans l'autre les concepts de mimêsis et de methexis, non pour les confronter ou les dialectiser, mais pour les plier l'un à l'autre de manière interne, « nécessaire, fondalTlentale et en quelque sorte génératrice» :

un développement, dans lequel je ne peux m'engager ici. Cf sur cette question mon texte, {( Ek-phraseis de Nancy », à paraître dans Europe, « Cahier Jean-Luc Nancy», printemps 2009. 16. Cf ce passage dans « Le plaisir au dessin »: {( Lart mimétique - qu'il soit "imitatif" ou "représenta­tif", "réaliste" ou "abstrait" - est la technique qui met au jour ce que le donné, en tant que donné, ne manifeste pas: par conséquent, sa donation même, sa venue au jour ou au monde, la naissance de sa forme et donc, identiquement, la forme de sa naissance. » (p, 30)

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Que nulle mimesis n'advient sans methexis - sous peine de n'être que copie,

reproduction, voilà le principe. Réciproquement, sans doute, pas de methexis

qui n'implique mimesis, c'est-à-dire précisément production (non-reproduction)

dans une forme de la force communiquée dans la participation. (l, 16-17)

Nancy complique ainsi les rapports entre ces concepts, en yaccen­tuant la dunamis, la tension, le « rapport à l' outre-fonne » (p, 33), qui passe aussi outre à toute perception phénoménologique. La methexis a en effet à voir (si elle voit ou prévoit encore la forme qu'elle trans­forme) avec « La forme du fond ou de ce qui est au fond, si quelque chose du moins est en ce lieu, ou bien si c'est un lieu », avec « Ce qui excède de fond en forme ». Mieux, elle serait, en tant que formation du fond, la « façon dont le fond peut fondre et venir se fondre dans la forme» (l, 18). Pour le dire autrement encore, cette figure produit un certain « sens dessus dessous»: elle anime la mimêsis, qui ne serait autrement que copie; elle creuse cette ouverture dans l'œuvre, met­tant en branle une tension, un ton, une touche, une vibration: « la forme et le fond entrent en tension mutuelle, le fond s'enlevant dans la fonne, la forme s'enfonçant dans le fond» (1,20). Dans« Le plaisir au dessin », Nancy reprend et pousse encore cette reconfiguration de la mimêsis quand il affirme: «En dernière instance, la mimesis n'est pas autre chose que la mise en rythme de la manifestation, par laquelle se donne à connaître ou à reconnaître et à participer le mys­tère - ou l'évidence - de la levée des formes en général. » (p, 33)

Il est clair que cette approche touche ainsi les limites de la problé­matique ontologique et phénoménologique, qui se trouve distendue elle aussi, rnise sous tension et en extension dès lors que« l' œuvre-sujet ne fait rien d'autre que s'ouvrir et déborder en un regard qui n'est plus une substance mais une ouverture, qui n'est plus un retour à soi mais une exposition de sop? ». Dans tous ces écrits sur les arts de l'image

17. Id., Le Regard du portrait, Paris, Galilée, coll. ({ Incises », p. 80. Abrégé en R.

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(quel que soit le« support»: visuel, sonore, chorégraphique, filmique), il y va donc, à travers cette mimêsis sans modèle, d'une reconfiguration, d'un déplacement fondamental, où le desse(i)n des arts

... constitue la mise en rapport, en général, avec la formation de la forme

(d'une chose, d'une pensée, d'une émotion ... ). Il est ouvert par la recherche

d'une coïncidence avec le mouvement le plus profond ou le plus secret d'un

apparaître ou d'un paraître: comment cela est-il proprement, comment cela se

forme-t-il aujuste? quelle est l'énergie particulière, quelle est la force et com­

ment vient-elle au jour? Comment se forme-t-elle? De proche en proche, ce

dont il est chaque fois question n'est rien moins que: comment le monde se

forme-t-il et comment m'est-il permis d'épouser son mouvement? La mime­

sis procède du désir de methexis - de participation - à ce qui se joue avant la

naissance du monde, et dans sa vérité profonde elle désire imiter l'inimitable

« création» ou plus simplement l'inimitable et inimaginable surgissement de

l'être en général. (p, 32. Nancy souligne.)

La question de la mimêsis désormais rernodelée comme figure du sans modèle se révèle ainsi une proposition fondamentale tant pour 1'« art» que pour la démocratie, où « la donnée la plus originelle est l'absence de modèle et la nécessité -le désir, la pulsion - de modeler sans modèle, ou de configurer sans figure, ou encore de figurer dans un rapport très délibéré à la labilité, à la transformabilité essentielle de toute figure. Non, il n'y a rien de donné comme modèle - j'en­tends, sur le registre ontologique. » (w, 15) C'est en ce point que l'art se fait ouverture vers un monde, sort des confins et des fins suppo­sées par ce mot « art» et que la peinture ou le dessin peut formuler « l'entière structure et genèse du sujet» (R, 82). Qu'il n'y a rien de donné co mIne modèle: cela, l'art, sans se fàire lui-mêrne un modèle pour penser le politique, la communauté ou la démocratie, le donne effectivement en acte: il est un geste qui désigne, dessine cet espace sans aucune « assornption de l'être-commun ». Un frayage qui ne relève ni de l'analogie ni de l'articulation s'esquisse ici entre l'art et le

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politique: «Tout le problème de la "démocratie" est là: elle est à la fois une politique ET autre chose, un espace dans lequel la politique n'occupe qu'une place et le "commun" comme tel (s'il existe) cherche librement ses formes et ses expériences. » (w, Il)

III. PLAISIR DE TENSION: UNE ÉROTIQUE EN EXPANSION

... ce qu'on nomme « esthétique» t'oncerne le « sentir» (l'ais­thanomai) non pas comme faculté sensorielle d'enregistrement de données, mais en tant qu'un ressentir, c'est-à-dire une faculté de faire ou de laisser se {ormer un sens que nëpuise aucune sensoria­lité, aucune sensibilité, mais qui tout au contraire les épuise et les excède en les menant à la limite de leurs intensités possibles.

« Le plaisir au dessin»

Pas d'art sans plaisir: ce troisièrne trait, essentiel dans l'ais thétique de Nancy, pourrait aussi être compris comme la condition (l'incon­ditionné par excellence) de la communauté ais thétique, si le rappro­chement de ces mots n'est pas trop incongru et si le sensible peut faire l'objet d'une mise en commun. La question du plaisir telle que la re-trace Nancy constitue à n'en point douter l'un des points les plus féconds de sa réflexion. En se tournant vers cette question, délaissée comme celle de la beauté (faut-il s'en étonner?) dans les préoccupa­tions actuelles de l'esthétique, il n'entend céder ni à la « sexualisation de l'art» ni à 1'« esthétisation du sexe », mais « garder clair et pour­tant énigmatique l'écart entre les deux 18 ». Ce faisant, il opère de nouveau un passage à la limite dans le champ de l'esthétique actuelle en rouvrant une question, celle de la sublimation, trop vite réglée par Freud. Déjà dans sa manière d'affirmer le plaisir comme un trait distinctif de l'art, et en rappelant que « l'aisthesis est differentielle par essence» - « dans leurs rapports de simultanéité et de succes­sion, de correspondance et de distinction, dans leurs renvois et leurs métaphores mutuels ou dans la Inétonymie qui les fait tous exprimer

18. Id., « Carnet », dans Trop. jean-Luc Nancy, avec François Martin et Rodolphe Burger, op. dt., p. 43.

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l"'art", les arts se comportent tout à la fois comme des stades, des sens et des zones ... » (p, 28-29) -, Nancy relance tout, non seulement par sa critique de la manière dont Freud définit le plaisir en termes de catégories (<< plaisir dit préliminaire» vs « décharge », Vorlust vs Endlust, par exemple), d'oppositions (plaisir/déplaisir, satisfaction/ insatisfaction), ou encore de modèle mécaniciste (tension/détente), mais en rernettant « en jeu pour elles-mêmes les qualités propres de la multiplicité sensible (tout particulièrement en déliant le corps d'une intégration perceptive tournée vers le monde pour le remettre à une pure sensation de soi comme autre que comme corps au rnonde - et du coup comme corps à l'autre) » (p, 25). Il s'avance ainsi (mais tout autrement que ne l'avait fait Jacques Derrida) vers un au-delà de cet « au-delà du principe de plaisir» freudien. En mettant l'accent sur les rythmes, les tensions, les modulations du corps de plaisir ouvert par l'art et infiniment partagé, divisible en zones 19 (pulsations, dif­férenciations, écarts, plis, raccords, etc.), Nancy soustrait la notion de plaisir à toute finalité pour la rendre à son indéfinition elle aussi, à son infinie capacité à se redemander et à faire du plaisir de tension (déplaisir pour Freud) un plaisir de désirer qui ne se satisfait pas de lui-même. Tout cornrne pour le couple mimêsislmethexis, il souligne que plaisir et déplaisir ne s'affrontent pas, mais que ces concepts, dif­férenciés seulement par des intensités constamment modulées, sont formés et excédés l'un par l'autre:« Il existe un déplaisir qui n'est pas l'opposé du plaisir, ni son adversaire, mais qui lui vient de lui-mêrne et de l'impossibilité de la résolution ou dissolution des tensions dont il semble d'abord porter la promesse» (p, 38).

19. Ce mot revient avec insistance dans les textes de Nancy, manière encore de donner extension ou expansion à toute localisation en un point (croisant d'ailleurs ici plusieurs « lignes» à la fois: le corps, la cité, le politique): « Je pense que la zone, c'est l'endroit où peut s'expérimenter la "pré-naissance" d'une

forme. On revient à la zone érogène, à la caresse, aux toutes premières caresses, qui érotisent un corps, c'est-à-dire en font un corps capable d'entrer dans une certaine intensité de sens, en tous sens. » (Id., « À l'épreuve de la déconstruction: l'art, le sens, la forme», loc. cit., p. 8).

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Le plaisir éprouvé par le corps aisthétique est donc lui aussi étroi­tement lié à la forme « pré-naissante », labile, mobile, évoquée plus haut. Nancy donne ainsi du mouvement, du jeu, aux élaborations théoriques de Freud, tout en ne s'affranchissant pas complètement par ailleurs d'une certaine dualité dans certains moments de son analyse 20

• Mais l'essentiel loge ailleurs: dans l'extension, l'expansion indéfinie qu'il redonne au corps sensible, non confondu avec le corps organique:

[ ... ] chaque régime de l'art constitue précisément à son tour une zone

ou un zonage de ce plaisir qui ne surgit qu'en dissolvant l'unité d'un

fond substantiel ou d'un principe de raison dans une résonance de ses

formes tendues sur le vide du fond. Limage représente alors le régime

propre de la surface distinguée du fond, là où la sonorité musicale

représente plutôt un régime du dehors et du dedans, cependant que le

corps dansant aurait le régime de la traction, contraction et attraction.

D'un régime à l'autre il y a distinction sans appel autant qu'il y a réso­

nance entre multiples résonances. Ce qu'on nomme du très indistinct

terme d'« art » n'est que cette résonance des résonances, cette réfrac­

tion des réfractions entre zones d'émotion. (l, 7)

«Résonance des résonances », «réfraction des réfractions»: cette définition de la communauté aisthétique pourrait également ouvrir une autre manière d'entendre les mots « communauté» et « dérrlocratie ».

20. Comme cela reste sensible dans la forme même de certains énoncés: par exemple, « Le plaisir est dans un rapport qui tend vers sa prolongation ou vers sa répétition, de même que le déplaisir tend à la cessation et au rejet du rapport» (p, 32) ; ou encore: ({ Le plaisir est dans la relance - en droit indéfinie­de l'altération, le déplaisir dans son rejet. » (p, 33).

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IV. L'ART: UN GESTE

L'art est toujours l'art de faire un monde. L'Appassionnata ouvre un monde, et les Baigneuses de Cezanne un autre, et la Recherche un autre... Et LE monde, le nôtre n'existe que dans la mesure où des milliers de mondes le mettent ainsi en scène, en vue, en représentation, en interprétation ou ... en monde. L'art est le nom aujourd'hui usé, malaisé, de la technique de ce que nous nommons la « création », c'est-à-dire de la technique de faire. .. un monde {une « nature» si on veut). La création, c'est le faire-de-rien, ce qui veut dire, faire et/ou laisser venir quelque chose qui fasse sens (présence, adresse) là où il n'y a « rien », c'est-à-dire pas de sens mais être-posé séparé du geste de sa position (ou donation). Comme aujourd'hui nous n'avons plus de schèmes disponibles pour ouvrir des formes comme jadis mythologies, légendes, symboles en don­naient à foison - nous sommes contraints de chercher les formes à partir de l'informe. Cela comporte de très grands risques. Mais il le faut pour redonner au monde des possibilités d'être « représenté »,

c'est-à-dire présenté selon du sens, de la vérité ou comme on voudra dire. Présenté à nos sens, c'est-à-dire de manière à rendre sensible ce qui entre nous peut « nous» faire être « avec21 » ...

Il s'agit donc de vraiment prendre au sérieux la relation de co-pré­sence entre le monde et l'art, cotIlme Nancy y appelle dans « Lart de faire un ITlonde » où, en renversant ce syntagme figé, « Le monde de l'art », il tire une proposition philosophique bien autrement provo­catrice et paradoxale:

[ ... ] l'art est toujours au moins, quel qu'il soit, quelque chose qui a rapport

avec le monde comme tel, avec la totalité du monde comme lieu et milieu

de l'existence. Lart n'a pas d'abord rapport à l'histoire, ni à la vérité, ni à

l'au-delà métaphysique ou religieux: il a rapport au monde, il correspond au

monde, il lui répond et en un certain sens il en répond. Une œuvre d'art "dit"

ou "annonce": oui, il y a un monde, et le voici 22.

21. Id., « Entretien de Jean-Luc Nancy avec M. Galliot ", dans Jean-Luc Nancy, publication du Ministère des Affaires étrangères, à paraître. 22. Id., « Lart de faire un monde», p. 5, inédit. Abrégé en A. Ce texte, prononcé en partie à Téhéran, a paru en persan; une version différente, sous forme d'entretien, a paru en français, à l'occasion d'une

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Ce renversement, on le trouvait égalernent dans Visitation (de la peinture chrétienne) alors que Nancy forme l'hypothèse que la pein­ture porte tout « l'enjeu du christianisme en tant qu'il se décons­truit lui-même, c'est-à-dire en tant qu'il se défait de la religion, de sa légende et de sa croyance, pour être l'agitation d'une immémoire de la présence 23 ». « La peinture chrétienne n'est pas une représen­tation à sujet chrétien» (v, 44), affirme-t-il: «À l'inverse, c'est le christianisrne, ou c'est quelque chose du christianisme en peinture ou comme peinture, faisant peinture: gros de la peinture, la faisant naέtre tout en s'annonçant en elle et comme elle - et plus avant, comme tout l'enjeu et toute l'histoire, aujourd'hui toujours, de ce que nous nommons "l'art" » (v, 44-45), proposition qu'il n'hésite pas à étendre à la totalité de l'art visuel ou plastique en général. Lart ne serait donc pas dans un rapport de représentation du rnonde, il nous donnerait accès à ce monde, bien plus: il serait cet accès, tant et si bien que ce ne serait pas tant à l'art que reviendrait la nécessité de se situer par rapport au monde, mais au monde, et à la mondialisation en cours en lui, d'« être elle-même un art, et une pensée» (A, 6).

Car que serait un monde qui ne ferait pas l'épreuve de l'art, en l'oc­currence l'expérience, si ce mot convient encore, « d'un sens sans fin, d'un sens en écart, en absentement » (A, 3) ? « Un monde que je peux me représenter dans son intégralité de monde, n'est plus un monde: c'est un univers, c'est un cosrnos, c'est une création, dans les sens les plus traditionnels de ces termes. Nous comprenons aujourd'hui qu'un monde est au contraire un milieu dans lequel on se trouve et qu'on ne peut appréhender que de l'intérieur. On est dans un monde, et non devant lui» (A, 2). Ici encore, on remarque ce déplacement de « devant» à « dedans », qui induit un changement de perspective, un

exposition intitulée Cosmograms. Je remercie Jean-Luc Nancy de m'avoir donné à lire ce texte, dont je

cite ici la première version. 23. Id., Visitation (de la peinture chrétienne), Paris, Galilée, coll. ({ Lignes fictives », 2001, p. 45. Abrégé

en li:

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autre « point de vue» où la vue, la vision et tout ce qu'elle implique dans l'ordre du savoir et de la maîtrise cessent d'être dominantes ou surplombantes: « Aussi peut-on dire qu'on ne voit jamais un monde: on y est, on l'habite, on l'explore, on s'y trouve ou on s'y perd» (A, 2). En conséquence, l'art et le monde, l'un et l'autre, l'un comme l'autre, et peut-être surtout l'un en l'autre doivent s'ouvrir sur l'inadéquat, se soustraire « à la domination d'un principe ou d'une fin » (A, 6), se dis­joindre « de sa propre unité, de sa centralité, de sa finalité donc aussi» (A, 3). De fait, il faudrait plutôt penser que l'art est le lieu privilégié où la déclosion - si l'on entend dans ce rnot « l'ouverture d'un enclos, la levée d'une clôture 24 » - correspond, au sens fort de l'expression, au ou avec le monde, « l'art» se donnant justernent comme ce qui laisse « saisir en lui, en lui sortant de lui, de lui, l'excédant lui-rnême, le mouvement d'une déconstruction 25 »: l'art, ou l'accès au sens du sens, ou encore « au sens de l'insensé ou de l'au-delà du sens» (A, 3).

L'art, note Nancy dans « L'art aujourd'hui !>, est devenu tellement dif­ficile à circonscrire que tout ce qu'on peut dire à son sujet tiendrait à deux traits - et peut-être même à un seul. Le premier serait qu'il« donne à sentir. Quoi? Une certaine formation du monde contemporain, une certaine mise en forme, une certaine perception de soi du monde 26 » : il permet non pas seulernent au sens rnais au sens du monde d'affleurer, de circuler, de prendre forme, et cela, sans jamais fixer le sens ni le laisser se résorber dans aucune « signification terminale» (M, 3). Sa deuxièrne «vérité », s'il en est une, est d'être un geste. « Qu'est-ce que c'est, un geste? Un geste n'est ni un rnouvernent ni le tracé d'une forme. Un geste, de manière générale, je veux dire dans la vie, on pourrait dire que

24. Id., La Déclosion (Déconstruction du christianisme Ij, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »,

2005, p. 16. 25. Ibid., p. 21.

26. Id., « Lart aujourd'hui », p. 2, conference prononcée le 22 mars 2006 à l'Accademia di Brera de Milan, inédit en français. Une transcription de cette conférence improvisée a paru dans une traduction italienne sous le titre « L'arte, oggi », dans Del contemporaneo, a cura di Federico Ferrari, Milano, Bruno Mondadori, 2007. Abrégé en M.

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c'est l'accompagnelnent d'une intention mais qui, en lui-même, reste étranger à l'intention. » (M, 8) Le geste, c'est surtout du sens sensible, et c'est là « le rninimum de l'art, dit Nancy, mais aussi peut-être l'essen­tiel » (M, 8) : l'art fait ce geste qui ne s'accomplit ni ne finit, qui demeure suspendu, ce geste de la « levée de formes qui donnent une possibilité de mondes» (M, 3), un geste de pur plaisir (quoi qu'on entende désormais par là de plaisir et déplaisir mêlés) -« un geste encore plus que geste, au­delà» (M, 10). C'est le sens -- et la chance - que donne Nancy au mot « rnondialisation », qu'il y ait encore possibilité d'ouvrir une « forme de monde» : « Si nous sommes donc dans la mondialisation, c'est aussi que nous avons à trouver, à inventer une forme de monde, et une forme de monde veut dire une forme de circulation possible de sens, mais telle que ce sens ne soit pas capté par quiconque, c'est-à-dire qu'il ne soit pas, pour finir, signifié. » (M, 9)

Lart équivaut donc rien moins qu'à« faire monde ». C'est ici qu'on retrouve le lieu de passage dans le chiasme entre l'art et le politique 27,

mondes séparés, distincts et pourtant partie prenante l'un de l'autre. Comme pour l'art, nous ne savons plus, ou nous savons à peine, obscurément, ce que « démocratie» signifie encore. Cette confusion n'est pas que négative, elle participe elle-même à l'ouverture de ces mots, qui sont beaucoup plus que des concepts, des métaphores, des symboles (certes très appauvris, dévalués). Comme l'art, la démocra­tie est fragile, non donnée, sans fin, au double sens de l'expression: elle n'est jamais une fin en soi, sauf à perdre son sens le plus important qui est de ne pas s'achever ou de s'accomplir dans une forme encore,

27. Déjà en 1999, dix ans presque avant Vérité de la démocratie, Nancy écrivait: « À la limite, on ne sait plus ce que veulent dire ni "commun" ni "politique". C'est ce qui rend perplexe devant la "démocratie". Il s'agit

donc de penser l'intervalle entre le commun et le politique: on n'appartient pas à l'un comme à l'autre, et "tout" n'est pas "politique". "Tout" n'est pas commun non plus, puisque le "commun" n'est ni une chose ni

un tout. Entre le pouvoir et le sens, il y a proximité et éloignement, il y a tout ensemble rapport de pouvoir

et rapport de sens ... C'est peut-être une forme inédite du rapport de l'homme à lui-même, qui ne saurait être "sa propre fin" (si tel est le fond de la "démocratie") sans s'écarter de lui-même pour aller au-delà. »

(<< Des sens de la démocratie», Transeuropéennes (Paris), n° 17, hiver 1999-2000, p. 47-48).

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de rester à venir. La démocratie ne se limite pas à la ligne politique qui croit la circonscrire ou la contenir: comme l'art encore, elle des­sine toujours autre chose que ce dessein. Elle est le geste d'une politi­que qui ne peut jarnais « se constituer» ni « consister» dans quelque irnage d'intégralité que ce soit, tout, corps, système. Sa valeur abso­lue est de « laisser l'ouverture s'ouvrir, l'espacement s'espacer» (A, 4), ce qu'aucune qualité, loi, institution ou identité ne peuvent clore. Cornme l'art toujours, aucune représentation ne saurait en tenir lieu: rien ne peut venir à la place, encore moins incarner l'esprit, les esprits pluriels de la démocratie, qui n'a ni essence, ni substance, ni instance (ni nature, ni destin, ni projet). C'est cette impossibilité qu'elle tient ouverte. Ainsi l'art est-il l'image même - mieux: le dessin - de la « démocratie» : son retrait, et d'abord d'elle-même.

*

Alors, ce qui se dessine? Du monde, ou du dessin: on ne le sait pas. On sait seulement qu'il faut apprendre à voir autrement. Un tableau nous le montre, il n'y a plus de topos, seulement peut-être l'es­quisse d'un récit. Mais on ne sait pas, on ne doit pas même vouloir le savoir. Il faut un autre voir, un voir sans voir ni « savoir ».

Dans le tableau de Tiepolo fils, il y a certes une absence à l'horizon - ou du moins, les personnages qui sont tournés vers l'horizon nous empêchent justement de voir ce dernier, donc de voir s'il y a ou non un ou-topos, un dys-topos, un a-topos ou bien tout autre chose (pas un topos, un mouvement, un récit ... ). À chaque moment certainement nous nous empêchons les uns les autres de voir au loin. Et la première leçon à tirer de l'histoire récente est d'apprendre à ne pas vouloir voir. Certes, il faut prévoir le prévisible. Il faut calculer - par exemple les effets de la croissance démographique ou ceux des cultures transgéni­ques. Mais il faut apprendre ce que veut dire l'absence d'anticipation du futur, apprendre le sens de l' événernent ...

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La grande difficulté, c'est d'avoir quand même un projet, une intention, et pourtant de ne pas se donner de but, de ne pas « vou­loir» transformer ou réformer, mais de « savoir» plutôt déceler et accueillir le désir des formes en gestation. Je peux dire aujourd'hui: nous avons besoin d'un nouveau récit de notre société, de notre civi­lisation, oui, il nous le faut. Mais nous ne devons pourtant pas le chercher. Ou nous devons le laisser se faire. (w, 17, 20-21)

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LE NEVEU DE NANCY

ENTRETIEN SUR LA MUSIQUE!

Danielle Cohen-Levinas

1 - LE PARTAGE DE L'ÉCOUTE

Moi: J'entends tout d'abord une voix, la tienne, comme une exclama­

tion au Inilieu de ce qui n'a pas été encore prononcé, une sorte de précaution ou de mise en garde dirons-nous, un envoi qui précède la question elle-même, quelque chose comme: « Mais la musique, c'est l'affaire de Philippe! »

Je m'empresse d'emblée d'ajouter que cet envoi ne relève d'aucune réalité effective. Il est posé là, tout simplement. Une entente tacite dont je ne veux déranger ni la singularité, ni l'adresse. Si tu le veux bien, je COllunencerai par la question de l'adresse: à qui ou à quoi s'adresse la musique? Car enfin, si cette question n'est pas primor­diale, avant toute autre considération d'ordre technique par exemple, ou poïétique, je me demande bien par où passe le partage de l'écoute

1. Cet entretien sur la musique avec Jean-Luc Nancy que je publie sous le titre Le Neveu de Nancy est une fiction. Le titre choisi est à dessein éloquent de cette mise en dialogue imaginée. Je précise que ce que j'attribue ici à « Lui» est entièrement inspiré, non seulement des écrits de Jean-Luc Nancy sur l'art,

l'esthétique et l'écoute, mais également des échanges que nous avons eu sur la musique, en particulier, un entretien non publié daté de janvier 2010. Cependant, la mise en forme, la rédaction et les propos que je fais tenir à ({ LUI» relèvent de mon unique initiative.

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qui, chez toi, n'est pas loin de ressembler ou de s'associer intimement au partage des corps.

Lui: Je ne pense pas que rnes écrits cristallisent autant la question du par­

tage de l'écoute, mais il est vrai que « l'écoute », telle que je l'entends, engage une vérité qui pour moi se dérobe à la vérification ou à la démons­tration. Mais avant de parler de cette dérobade, je reviens un peu en arrière: bien sûr, il ne fait aucun doute que la musique, c'était l'affaire de Philippe. Tu sais combien la sienne était singulière, hors prise, le touchant au plus intime, au-delà de toute intimité. Son écoute pouvait aller jusqu'à écouter l'écoute elle-même. Qu'est-ce qu'on écoute quand on écoute de la musique? Se tient-on dans une écoute, devant elle, en immersion avec elle? J'ai comme tu le sais écrit un texte, « Comment s'écoute la musique », dans lequel j'essaie de comprendre pourquoi, dans l'écoute, ce que j'appelle « la détermination de la justesse» se déploie indépendamment de toute critériologie, non seulement de l'écoute, mais également de la composition et de l'exécution, qui est un mot que j'aime bien. Il y aurait en somme un partage, au sens où tu l'entends toi-même, entre musiciens et musical. Je ne saurais pas te dire exactement comment s'opère le partage, et il n'est pas certain que ce partage soit codifiable ou réductible à une grille d'écoute. Au-delà du partage lui-même, ce qui advient avec cette question du partage, c'est la notion d' œuvre. Il y aurait, d'un côté un registre achevé qui appartien­drait aux musiciens, et de l'autre, un registre inachevé, « inachevant »

qui serait quant à lui requis par le musical. Est-ce que ce partage vaut en particulier pour la musique, ou le rencontre-t-on aussi avec la pein­ture? C'est peut-être dans cette différence que se creuse, d'une toute autre manière, le rapport d'extériorité que j'éprouve lorsque je me tiens devant une partition, voire même devant un interprète. Il est certain que ce rapport d'extériorité, d'étrangeté, passe par le corps. Mais autant devant le tableau, mon corps est dedans, je suis dedans, dans le tableau, autant avec la musique, je suis dehors. Mon corps n'entre pas tout à

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fait. Il est comlne empêché. Il devient un corps « inachevant ». Cela vient peut-être du fait que je ne sais pas lire une partition. Je la vois, je la regarde, au besoin je l'ausculte minutieusement, mais je ne sais pas ce qu'elle dit, ce qu'elle raconte, ce qu'elle « sonne» au juste.

Ce que je te dis là ne va pas sans quelques variations de parole et d'expériences d'écoute.

Moi: Au fond, ce dont tu parles, ce n'est rien de moins que le va-et-vient

entre celui qui joue et celui qui écoute, entre l'interprète, l'achevé, et l'écoutant - ou l'inachevant. À l'arrière-fond de ce va-et-vient (j'aime bien l'expression), il y a l'horizon de la technique. Il y aurait cornme une double rencontre, entre écoute et technique, de sorte que la musi­que se constituerait comme un monde toujours en devenir, toujours advenant dans le va-et-vient de l'écoute achevée et inachevante. L art, tu nous l'auras suffisamment dit, relève d'une techné, qui, quel que soit le côté vers lequel on se tourne, ne tire jamais à sa fin. Permets­moi de penser que la musique est au cœur de ce principe de non­finalité dont, depuis Hegel, nous savons qu'il ne requiert comme matériau que celui que la musique exhibe. La musique ne serait rien d'autre que son propre matériau. Lécouter, revient à tendre l'oreille vers un infini qui se donne à entendre comme infini. Lorsque nous écoutons la Inusique, nous écoutons l'ouvert absolu.

Lui: Louvert, c'est le lieu du musical, c'est le lieu de l'art. Lart, la musi­

que, c'est l'ouverture sur une certaine possibilité de sens, une circu­lation de sens. Cette circulation de sens ne vient pas se déposer dans des significations théoriques ou sémantiques ou verbales. Aucune musique ne raconte le sens du monde par exemple. En revanche, ce que nous écoutons, c'est le sens que la musique forme, en dehors de toute fixation de sens. Je ne sais pas trop ce qu'est la musique et je ne me risquerai pas à la définir. Si, comme tu le dis, et je suis prêt à

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partager cet avis, la musique est l'ouverture absolue, alors cela signifie qu'elle est en perpétuelle création; création in extenso, cornme retrait des fins. Elle est donc une énigme qui, comme toute énigme, ne se montre jarnais. Dans mon livre sur Les Muses, je parle de la manière dont la technique, ou l'art pourrait bien « condenser l'énigme de notre temps ». Je ne pensais pas particulièrement à la rnusique en écrivant cela, mais il est vrai que l'art musical a toujours requis une profusion de techniques qui la prédispose d'emblée à l'ouvert, à!' ex­cès, au débordement. Autrement dit, il est inutile de protester contre la technique. S'il veut gagner une chance d'accéder à un sens hors du savoir, le musicien doit l'apprendre, l'acquérir, la maîtriser. C'est la condition pour qu'il soit écouté précisément par un non-musicien, un de ceux qui ne savent pas lire la musique, cet art qui assemble, art comme assemblage. À quelle modalité esthétique cet art renvoie-t-il? Ou si tu préfères, de quel art parlons-nous? La rnusique donne à écou­ter, mais quoi au juste? Est-ce qu'on écoute une forme, des f'Ormes, la formation du matériau son, son assemblage avec d'autres sons? En posant ces questions, je suis déjà sur le terrain de l'art contemporain. Notre écoute de la musique n'aurait de sens que parce qu'elle serait renvoyée au sens que le rnatériau forme en temps réel, le ternps de l'écoute donc. Aussi, se tenir devant la musique ne saurait en vérité coïncider avec ce que j'éprouve lorsque j'écoute la musique. Elle est loin et pourtant, lorsqu'elle m'arrive, elle me touche au plus près.

Moi: Tu touches ici à un autre registre, absolument concomitant de

l'écoute: les affects. Peut-être n'aimerais-tu pas que je les nomme ainsi. La question du rôle affecté à la musique dans le savoir anti­que et romantique est nourrie de formes rhétoriques des passions, y compris la passion de l'écoute, laquelle donne à sentir autre chose qu'une pure représentation tautologique du matériau. Nous disons affect, mais ce mot implique dans l'art musical, un art du parler, de la phrase, de la figure, et pas seulement du son qui sonne et qui

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résonne. Elle est comme le mouvement de l'Idée dans la forme supé­rieure, non plus du concept, mais du sensible. En nous touchant, la musique restituerait le contenu substantiel de l'infini dans une forme qui, paradoxalement, n'est pas finie. C'est bien là qu'elle donne bien du fil à retordre au discours spéculatif.

Lui: Je te l'ai dit, lorsque j'écoute de la rnusique, j'éprouve une exté­

riorité, une étrangeté qui n'est pas sans dureté ni inconfort. Je suis dehors. Je vis et écoute la musique dans un rapport de résonance. Ce que je peux dire de cette résonance, c'est que je la retrouve dans tout autre rapport sensible, esthétique donc, dans laquelle on retrouve également une analogie, la distinction que j'ai essayé de montrer entre le « musicien» et le « musical ». Si nous parlons d'un texte par exemple, la difference se fait entre le « langagier» - tout ce qui relève de la langue, du discours, du sens du texte, de la phrase, de la ponc­tuation - et la voix, l'oralité, la manière dont le texte se fait entendre ou se fait écouter, demande qu'on prête l'oreille à sa vibration pre­mière. Encore faut-il pouvoir remonter jusqu'à elle. Ces mots que j'aime à utiliser - voix, style, allure, façon, tour, écriture - et que l'on peut parfaitenlent employer pour parler de rnusique, désignent pour moi le rapport que je nomme ici de résonance, ou encore, de vibration. Ce rapport, non pas qu'il se refuse à la connaissance pra­tique de la musique, mais il l'excède. À cet égard, l'écoute est une des expériences les plus révélatrices de ce rapport de résonance ou de vibration. L'écoute est une tension vers cette vibration, vers ce qui se laisse écouter. Vois-tu, si je pense à la peinture, je dirais que la différence se situe entre le « visuel» - les formes, couleurs, volumes, figures ou non figures - et le « regard ». Mais qu'est-ce que le regard? Question analogique à « qu'est-ce que l'écoute» ? Je dirais de même que le regard est une tension vers ce qui se laisse voir, une tension dans laquelle on « prête l' œil» au IIlouvement d'une ligne, à une succession de nuances, etc. Ce n'est pas à toi que je vais expliquer

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que dans une tension, il y a du ton. D'ailleurs, toute la musique tonale est travaillée de l'intérieur par la tension et par le ton. Je veux dire par là que le regard accorde un certain ton, le sien, à un ou à des tons possibles du tableau. Cette expérience-là, elle est encore de l'ordre du vibratoire, donc, d'une certaine mesure, de l'écoute. Ainsi, la dis­tinction pourrait être, en droit ou bien tendanciellement, entre l'une ou l'autre disposition matérielle, sensible, avec son instrumentation propre (sonore, visuelle, langagière) et, dans tous les cas, quelque chose qui relève de la vibration, ou de la résonance. Tu sais bien que cette résonance enveloppe d'un seul tenant à la fois du rythme et du tÏInbre, du Klangbarbenmelodie comme le disait Schoenberg. C'est le « musical », et non le « rnusicien » qui indique la direction, qui donne le ton, si je peux dire, à travers tous les régimes esthétiques.

Moi: En m'inscrivant dans la continuité de ce que tu dis du partage

analogique entre l'écoute et le regard, je dirai que ce partage occupe depuis l'antiquité grecque une place névralgique puisqu'il se partage, au sens littéral du terme, un destin à la fois commun et conflictuel, ou du moins problématique. Tu te souviens que les disciples de Pythagore portaient le nom d'acousmatiques. Singulière appellation pour un musicien en pleine formation! La contrainte était telle que pour être à la hauteur de cette appellation (qui n'était pas à la portée de tout le monde), les futurs « acousmaticiens » devaient, pendant les cinq années de leur apprentissage, écouter les leçons du Maître en se tenant caché derrière une tenture. Ne pas voir était donc la condition d'une meilleure écoute, comrne si le regard entravait l'audition. Que serait devenue l'histoire de la philosophie si les disciples de Socrate avaient dû se cacher derrière une tenture pour écouter la parole et la voix du grand Maître?

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Lui: J'entends dans ce partage de la vision et de l'audition l'idée que

le regard égare, il détourne la tension vers la vibration sonore. La vibration est une perturbation, nous SOmITleS d'accord. Pour peu que le regard soit traversé par elle, il en sort modifié, son rapport aux formes, couleurs, volumes n'en sort pas indemne. On peut d'ailleurs l'espérer. La perturbation est une chance pour le regard comme pour l'écoute. On peut ajouter que c'est une chance pour le langage. Le registre langagier fOrIne une continuité particulièrement forte, ten­due, vibrante entre les régimes de l'art. Cette continuité vibrante tra­verse la langue, les langues. On peut se demander en vertu de quoi cette vibration existe. Elle n'est pas un pour-soi puisque qu'elle se sépare d'elle-même et s'ouvre à ce qui n'est plus un en-soi. Ce qu'elle vient perturber, c'est précisérnent le pour-soi et l'en-soi du langage qu'elle traverse et modifie ostensiblernent. Cette perturbation nous fournit à chaque fois quelque chose à penser. Qu'elle appartienne à un ordre « musical» ne me gêne pas du tout. C'est dans le déploie­ment de cette vibration sonore que le sens fait sens, pour autant que ce sens ne signifie pas une simple orientation mais plutôt une mise en relation. On revient à l'idée de partage. Un partage entre résonance et rétention de ce qui n'a pas encore résonné mais qui est sur le point de le faire. C'est une vibration en tant que vibration de quelque chose, qui fait entendre un événetnent de différenciation sensible du sens et des sensibles.

II - LE TOUCHER, LA MATIÈRE ET LE MONDE

Moi: Dirais-tu que cette vibration qui se conjugue au présent, sans date

et sans destination, est une matière qui conduit une écoute phénomé­nologique de la musique? Une vibration est une fréquence, insépara­ble d'une spatialité. Cette qualité acoustique du son consiste en son effectuation dans le temps. La vibration se déploie spatialement et la

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modalité la plus immanente au son, c'est ce déploiement. Si le son fait son apparition, se montre dans toute sa puissance de déploiement, c'est qu'il est déjà en soi une question d'emblée ouverte. Il opère éga­lerllent un partage entre les qualités purement sensibles du son et le phénomène sonore qui se déploie sur fond d'une chose déjà consti­tuée qui pourrait être un instrument. Mais le phénomène « vibration» tient l'œuvre comme si l'œuvre était essentiellement cette ouverture. C'est un phénomène un peu particulier puisque nous sommes déjà, dès la manifestation du son, dans une présence non future, mais seu­lement « promise» dirais-tu. Ce qui différencie pour toi la musique de la peinture, la danse et même le cinéma qui sont pour toi, comme tu t'auras montré, des arts qui retiennent toujours dans un certain présent, fût-il le plus éphémère, et le mouvenlent, et l'ouverture.

Lui: Si tu entends par « phénomène» l'idée que ce que la musique

expose n'est rien d'autre que le présent à l'imminence d'une présence differée, alors je veux bien entendre la vibration sonore comme un phénomène. Mais si tu pennets, je préfère pour l'heure contour­ner ce mot car ce qui m'importe ici, c'est que celui qui écoute, toi, rnoi, musicien ou non rllusicien, est porté par ce qui le touche, il est porté par une attente, un pressentiment. Est-il bien certain que nous écoutions un « phénomène»? Nous écoutons ce qui nous traverse, nous sommes traversés par ce que nous écoutons: une touche qui nous traverse et qui, en nous traversant, nous écarte de nous-mê­mes. Cependant, je peux bien essayer de parler de ce phénomène sonore, acoustique cornme tu le dis, qui se déploie. Je peux encore le dire autrement, ce qui est en jeu dans la musique, ce serait quelque chose comme l'intersection du pur présent de l'affect et de l'espace­temps de la représentation et manifestation. Il y va d'un déploiement qui relie notre sensation la plus intime et la composition du sen­sible. Manifestation que j'ai désignée comme « la matière sonore », parce que la musique pour rnoi ne suit pas mais précède le langage.

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J'entends par exemple une note (admettons que c'est un ré dièse, ou un mi bémol, ce dont j'ignore absolument tout), cette note n'est précisérnent telle note, tel phénomène de hauteur, que pour autant qu'elle est jouée sur tel instrument, à tel endroit de la composition, telle section, telle mesure. Une vibration ne désigne pas une note ou un ensemble de notes. Elle désigne l'innommable. Alors oui, j'écris « matière », sans doute parce qu'il me venait aussi un désir de rappeler que le son est matériel, physique. Ce qui signifie qu'il n'est pas com­plètement éthéré ou immatériel et que l'on peut être porté à le repré­senter. Lorsqu'on dit « matière sonore », on fait sans doute d'abord penser à une masse sonore, à un bruit. Mais n'oublions pas qu'il y a du bruit dans tous les sons. On pense aussi à un « matériau sonore »,

comme l'enregistrernent de la pluie ou comme ce son entendu par Gustav Mahler; ce son qu'un jeune paysan suisse produisait sous son aisselle. On est en effet ici dans une appréhension dérivée du son, car il se matérialise sur fond d'un projet instrumental et nous avons en vue l'élaboration d'un ensemble sonore à partir de ce matériau.

Je dirai de manière plus générale que toute musique propose une matière sonore. Matière, d'abord, non seulement parce qu'il s'agit de vibrations physiques, avec leurs fréquences précisément, etc. Cette matière-là est déjà la matière analysée. Je dis que toute rnusique pro­pose une matière sonore, surtout parce que « rnatière » suppose écart, écarternent, espacement et distance - avec en corrélat l'impénétrabi­lité des corps espacés. Je ne veux pas dire que les corps sonores sont espacés, comme la caisse, la corde, le chalumeau. Je veux dire que le son lui-même est une matière, est un corps hors de luoi. Une note, un trait, un accord, un arpège sont très sensiblement des « choses »,

des petits blocs de substance sonore qui se tiennent là, quelque part plus ou moins près de moi. Mais de proche en proche - et en effet, ça ne cesse d'approcher et de s'éloigner, ça ne cesse de creuser et de remplir la distance entre moi et eux, qui est aussi celle entre le monde et moi. Cette distance entre le monde et moi, c'est toute la pièce musicale, c'est la mélodie, le chant et l'harmonie; c'est l'ensemble de

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son mouvement, de sa tonalité (entendue au sens large, même pour une musique atonale) ou de son intonation, de son timbre - y com­pris dans une composition de timbres divers - c'est tout cela. Et pour le coup, j'oserais dire, pensant par exemple à une symphonie, c'est toute cette masse qui se donne dans son mouvement, sa levée, son passage et son extinction. Tu as raison de dire que la vibration sonore se conjugue au présent. Cette masse dont je parle, qui se donne dans son mouvement, se donne aussi en mêrne ternps comme un présent entièrement présent, qui ne passe pas. Si je parle de tel .choral de Bach, de tel Lied de Schumann ou de telle symphonie de Mahler, je parle bien d'une chose, aussi entière, pleine et en quelque sorte aussi configurée que si je parlais d'un tableau ou d'une statue.

Moi: Si je te suis bien, tu entends « matière» comme« présence» d'une

chose, une chose dans sa pleine entièreté de chose. Je trouve très beau l'idée que cette chose qui est pleinement présente le soit à distance. Cela impose un accueil et un recueil. Ce qui est à distance demeure hors de notre prise et j'aime assez l'idée que la matière sonore soit hors de toute prise. Il ne peut ainsi faire l'objet d'une vérification. Sa vocation est de se montrer à distance. Ni dévoilement, ni voile­ment d'une vérité. Le son s'annonce par son entièreté de chose écar­tée. Il se contente de faire intrusion dans notre monde. Au fond, en restant hors de notre prise, c'est lui qui nous touche, nous effieure, nous affecte, nous saisit en un coin de l'âme et du corps. Par la dis­tance que tu instaures entre la matière cornrne présence et nous, c'est comme si la vibration nous approchait, qu'elle nous faisait signe, qu'elle nous regardait même du fond le plus intime de sa texture sonore, c'est-à-dire, pour reprendre une de tes expressions, au-delà ou en deçà de toute intimité. Bref, le dehors du lIlusical fait encontre et c'est à travers elle qu'il prend forme, ton, rythme, toucher, timbre, mélodie, chant. Que retenons-nous de cette encontre, quelle trace, quel écho?

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Lui: Nous retenons un toucher, le toucher du fini par l'infini, dans la dis­

tance d'un écho en moi qui le garde, qui en garde du moins un schème, une « impression» comme on dit. Mais si la matière est sonore, cela signifie que la sonorité entraîne avec elle le pur écart au rnonde en plein rnonde. C'est une matière qui exhibe sa distance, elle se fait connaître comme venant de loin et partant loin - et même restant loin, restant comIne un lointain précis, située dans le récepteur que je suis. Et lors­que cette matière est jouée ou lorsqu'elle se joue - il faut dire les deux - elle met en œuvre cela même: le renvoi du son à lui-même qui est ou qui fait le son. Une matière qui devient tension de soi à soi, qui devient naissance, éclosion, déploiement puis reploiement d'une forme ou d'une force: les deux ensemble. Matière qui devient non seulement ce qui est « là », là-bas, mais ce qui se propose comme l'ouverture en soi-même d'un espacenlent, entre un « là-bas» et un « ici », l'espace­ment selon lequel le son résonne. Matière qui par là, en effèt, se prête à être reçue comme moins compacte qu'une autre, comme entièrement faite de son écart à elle-même - mais qui révèle ainsi à la fois que telle est sa « cornpacité » propre, le battement de l'écart (ce dont nous donne une image l'enregistrement visuel d'une fréquence) et que ce battement pénètre aussi secrètement les autres formes de matière - volumes, for­mes, surfaces colorées - lorsque ces autres fonnes sont elles aussi trai­tées selon le « musical» en elles, selon la vibration.

Moi: Le mot vibration s'irnpose à nouveau, comme un idiome irréducti­

ble à ce qu'il écarte et rassemble d'un seul tenant. Entre un « là-bas» et un « ici» dis-tu: la vibration se partage la différence. La vibra­tion est toujours sur une lancée. Elle lance le mouvement, lequel est toujours déjà recornmencé. Que la matière dont tu parles soi un phénomène d'irruption qui fait résonner une fin qui ne vient pas, qui ne viendra pas, ou qui viendra en s'étant déjà retirée, j'avoue que cela me plaît beaucoup. Cette vibration touchante et qui touche se

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partage la disjonction d'un « là-bas» et d'un « ici» dont tu dis très bien qu'il est l'espacement « selon lequel le son résonne ». « Là-bas» et « ici » se partagent. Ces deux expressions ont presque valeur de noms propres. Ils se partagent quoi au juste? Peut-être un commen­cement, ou un recommencement, une relance, la tension de « soi à soi ». Ces deux expressions se partagent aussi une autre disjonction: disjonction du .rnême et de l'identique. Le son est identique au son, et en même temps, il est la difference rnême. Voilà ce que j'entends dans tes propos, une tonalité un peu heideggérienne qui peu à peu incline vers un temps de la pensée qui requiert la difference: la vibra­tion sonore est une entité qui peut être comprise comrne, comme étant et comme multiplicité. Je me demande si ce n'est pas la raison essentielle pour laquelle Platon a fait de la vibration au sens harmoni­que du tenne un modèle et un principe d'identité pour le monde. Tu touches ici (toi aussi!) à un point névralgique du rapport de la phi­losophie à la musique. Les Grecs voyaient dans ce principe d'identité pour le monde un risque, celui qu'encourt tout phénomène musical lorsqu'il cherche une sortie à l'unité, l'unisson plus exactenlent qui le fonde: risque de déshumanisation ouvert sur le mélange des genres, des formes, des sons, que Platon entendait comme dégénérescence au sens politique du terme, au sens d'une théâtrocracie. La vibration telle que tu l'entends, comme naissance, éclosion, « ploiement puis reploiement d'une forme ou d'une force» viendrait défaire l'unité, la position souveraine d'une identité à soi qui mène tout droit vers la totalité des étants, et par conséquent, qui mène tout droit au néant. Pour toi, la musique est naissance et espacement. C'est cornme si elle était l'expérience même de la formalisation et de la déformalisation du temps. Vers quoi se dirige la vibration, vers quel destin et devenir s'espace-t-elle? Si la même té du son se dissout dans le mouvement de la vibration, comment s'ouvrir à l'incommensurabilité de sa réson­nance, au fait que cette résonance ne signifie rien d'autre que la dis­solution de l'unité, le différent de soi? Question de temps, d'espace, d'intervalle, de rythme donc.

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111- LE TEMPS DE LA REVENANCE

Lui: Je ne sais comment tu comprends au juste ces rnots de « forma­

lisation » et surtout de « déformalisation ». J'essaie de les entendre comme une sortie de la fonlle canonique du temps successif, ou chro­nologique si tu préfères. De f~üt, il me selllbie que la rnusique tout d'abord rOlllpt avec la succession. Elle inaugure une autre succession, qui relève moins du décompte d'un présent après un autre nlais qui obéit à deux lois conjointes. La première est de rythme: le décompte est sans rythme, ou il est le rythme unifonne 1/1/1/ 1, l'unité de temps - qui n'est même pas un rythme s'il n'y a pas de différence d'accent ou de tenue (levée, pose) entre les unités. Louverture d'un rythme déporte la succession, déjà, vers la répétition du rythme (la pure succession ne répète pas, elle poursuit, elle reconduit). Le tenlps y change de qualité.

Seconde loi: elle affecte une certaine valeur chronométrique de cette musique - une minute, vingt minutes, deux heures, vingt heu­res etc. - va valoir comme présent de l'œuvre. Dans ce présent il y aura une sirnultanéité des successifs. Nous avons déjà évoqué cette question. Ce présent est celui d'une cornposition de rythme, de tonalité, au sens très large bien sûr, d'harmonie qui s'assemble pour elle-même et se donne un caractère distinct. Ce caractère, certes, se déploie, s'articule dans le temps successif où la musique est jouée, mais toute cette succession est elle-nlême inscrite dans la répétition qui par principe est mise en jeu. Par principe: c'est-à-dire qu'aucune musique ne se passe de sa propre reprise, relance, revenance comme tu dis. Elle consiste toujours à courber en quelque sorte la succession pour l'enrouler autour d'un ou de quelques motifs de retour.

Moi: En t'écoutant, je ne peux m'empêcher de penser à l'analogie impli­

cite entre la manière dont Nietzsche identifie l'être au devenir, le

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devenir au retour du même qui correspond à un temps sans résolu­tion ni téléologie, un temps toujours discontinué, et la courbure dont tu fais état, la courbure de la rnusique ou du musical qui consiste en sa propre relance. La musique fait retour, autrement dit, elle empê­che tout achèvement de venir. Son devenir est dans l'inachèvelllent que signale le retour du même: le même motif, la même mélodie, le même rythme, la même pulsation, le même timbre etc. De sorte que je me demande si la différence dont tu parles ne se joue pas déjà entre les unités de temps uniformes: 1/1/1/1, etc. La différence s'ouvre entre des semblables. Toi, tu dirais qu'elle s'ouvre en soi et qu'elle s'ouvre à soi. Lécart se creuse du côté de la différenciation. La musique est à la fois commencement et reprise. C'est sans doute là que réside pour toi le sens de la musique, ni univoque ni plurivoque, mais commencement et relance, d'un seul tenant. Le sensible en tant que construction ne correspond donc pas à ce qu'on écoute. Nous n'écoutons pas des constructions formelles et syntaxiques. Nous écoutons un écarternent, un mouvement qui s'ouvre comme devenir et revenir, l'un ouvrant l'autre, s'écoutant dans l'autre tout en main­tenant fermement l'écart.

Lui: On dit de chaque exécution qu'elle est un nouveau commence­

ment. Ce n'est pas pour rien. Le retour est recommencement aussi bien que reprise, ce que les musiciens appellent da capo. Donc: la musique s'écoute car tout son mouvement est tendu vers cela: vers son retour. Mais en même temps, elle ne sait pas au juste d'où elle vient, ni donc ce qui doit faire retour. Elle s'écoute pour guetter en elle le retour de ce qui lui est encore inouï. Nous écoutons cet inouï comme ce qui diffère en s'ouvrant ou comme déjà ouvert en se dif­férant. Il y a du jaillissement dans la musique qui s'écoute, une ger­mination comme promesse qui diffère de soi et en soi. On pourrait presque parler de double voix, celle de la vibration dont on ne sait pas très bien d'où elle vient, et la voix de l'interprète, voix sensible,

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ostensible, qui donne chair au mouvement vibratoire. Ce qui résonne en nous et hors de nous, c'est l'exigence d'une saisie du mouvement lui-mêrne, ce vers quoi l'exécution tend. Pour le dire autrement, la musique est l'art de l'espérance de la résonance: un sens qui ne fait sens qu'à raison de son retentissement en lui-même. Il s'appelle et il se rappelle, rappelant en lui et à lui, chaque fois la naissance de la musi­que, c'est-à-dire l'ouverture d'un monde en résonance, un monde soustrait aux dispositions d'objets et de sujets, rapporté à sa propre amplitude et ne faisant sens ou bien n'ayant sa vérité que dans l'af­firrnation qui module cette amplitude. Comment parler de la reve­nance autrement que comme un inépuisable commencement. Mais pour que le commencement vienne, il faut qu'il consente à s'oublier. Le commencement ne peut venir qu'en s'oubliant, en oubliant le commencement. Et quand il revient - puisqu'il ne cesse de revenir­c'est avec l'oubli de soi, en prenant le risque de disparaître et de nous laisser à écouter que la trace d'une résonance qui est peut-être le signe même de son éternité.

IV - LA PROPHÉTIE

Moi: Faut-il donc entendre dans la musique le retour de l'éternité?

Quelle sublime écoute! Ce fut le rêve romantique que de croire que la musique pouvait faire résonner le retour de l'éternité, cette modu­lation inépuisable du ternps. Comme si la musique avait le pouvoir de faire revenir le temps, non pas en un point discernable de sa tra­jectoire, mais là où se tient le dehors du temps. Encore une histoire de partage: entre le temps et le hors temps, la musique ne choisit pas. Je sais que tu aimes beaucoup citer le vers de Rirrlbaud:

« Elle est retrouvée. Quoi? Léternité. »

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Il Y aurait de la prophétie dans la musique, un enchantement très particulier qui nous traverse et qui anticipe le temps réel en le recou­vrant par le souvenir de ses multiples passages et multiples attentes de son retour. Musique et prophétie: c'est le motif de la dernière section de ton texte consacré à l'écoute. D'ailleurs, dans ce petit essai, il est aussi question d'envoûtement. La question portant sur ce qui vient et revient incessamment en musique est caractéristique du langage tonal, lequel est entièrement structuré, harmoniquement et mélo­diquement, sur des lois acoustiques faisant écho à une logique de comrnencement et de recommencement, d'altérations et de succes­sions d'instants portés par une syntaxe fonctionnelle qui fonctionne comme une dramaturgie. Dramaturgie du temps. Tu cites aussi bien Bach, Brahms, Schumann que Ligeti qui se situe en dehors de la grammaire fonctionnelle. La rnusique de Ligeti évite ce qui fait infi­niment retour, bien que le matériau ne cesse de migrer et de s'altérer. Il revient en s'altérant de manière infinitésimale. Toi, tu dirais qu'il revient, autrernent certes, mais il revient quand même. En fait, je crois que l'écoute peut se passer du système tonal pour s'ouvrir à la revenance car ce que tu cherches à nous dire, c'est que c'est le dehors qui revient, rien d'autre. Et c'est pourquoi la musique est prophétie.

Lui: Je perçois bien les différences considérables entre les recommen­

cements pour ainsi dire structurels, architectoniques, des musiques tonales. Reprise d'un thème, variation - qui suppose constance d'un retour sous-jacent, retour de, ou la tonalité en passant, là aussi, par ces espèces de variations que sont les associations réglées de l'har­rnonïe tonale, retour aussi de tel ou tel instrurnent - par. exemple de l'instrument concertant. Cependant, cette forte organisation -dont les mises en œuvre, au demeurant, varient beaucoup avec les époques et les compositeurs (je sais tout de suite, en gros, de quelle époque est une musique que j'entends sans indication d'auteur) -n'empêche pas que ce qui est cherché - désiré, derrlandé, espéré - se

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situe au-delà de la reconnaissance des lois. C'est toujours quelque chose qui concerne un autre commencement, l'irruption de cet autre « présent» dont je parlais. Il faut que par un aspect la composition de la succession réglée dépasse la bonne exécution des règles, mêlne lorsqu'elle est faite avec le plus grand talent et lorsqu'elle donne le bonheur de cette reconnaissance du retour, des mouvenlents qui me reprennent, nle relancent dans l'attente du retour lui-même. Dans chaque époque de la musique il y a des œuvres, même de maîtres, qui semblent se fermer sur leur propre retour interne mais qui n'ouvrent pas sur le lointain d'un autre retour - qui serait celui de l'inouï. Peut­être est-il permis de dire qu'il y a des cas où le retour risque la limite du refrain 0' aime beaucoup la chanson, je le précise, il ne s'agit pas de la rllépriser!) et des cas où le retour fait revenir ce qui n'est en fait jamais venu et qui d'ailleurs peut-être ne viendra pas. J'oserais dire, quitte à être rustre, que cela fait pour moi la difference entre des piè­ces de Scarlatti, par exenlple. Mais aussi bien entre des productions de musique contemporaine: de l'une à l'autre je peux avoir l'impres­sion de rester sur un mênle registre, ou bien au contraire d'entendre soudain, dans le même contexte sonore, avec des moyens similaires, un autre COIllmencerllent.

À ce point, nous pouvons revenir sur l'~xemple de Ligeti que tu cites. Nous pouvons prendre Lontano et faire entendre conlbien il s'agit là aussi de retour - aussi bien de rythme que de timbre, de mouvement, de couleur - et en même temps d'éloignement du retour que je disais « refrain ». Cela ne donne pas pour autant l'assurance d'ouvrir sur ce que je nomme retour de ce qui n'est pas venu. Bien sûr, c'est l'affaire de talent, de génie, comme on voudra dire. Mais à rllon sens Ligeti, dans cette pièce et dans bien d'autres, ne nous emmène pas dans un pur espace sans cohérence ni correspondances internes - loin de là! D'un bout à l'autre on reste dans le même -mais interroge la possibilité d'un retour de ce lointain dont il fait son titre, et dont le retour devra, pour faire retour, rester lointain. La pro­phétie, tu le sais, est moins l'annonce du futur que le « parler pour »,

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pour l'autre (pour « Dieu») c'est-à-dire pour - à la place de - le très lointain, l'infiniment éloigné ...

Moi: Un retour lointain; l'infiniment éloigné! Ce retour, ce lointain,

cet infinirnent serait l'autre nom de la rnusique, sa face la plus secrète, la plus inatteignable. Il nous rappelle à chaque fois la naissance de la musique. D'ailleurs, Ligeti compose un peu de la sorte, en nous fai­sant assister à la naissance latente du matériau. Il nous ouvre l'oreille à cette naissance. Ille fait exemplairement, de sorte que la musique chez lui précède toujours les procédures ou le langage ou la syntaxe. La forme de la musique, c'est la musique, sans nulle autre propriété ou signification. Un bout d' éternité. Un étirement du temps pré­sent, étirement à l'infini qui fait joindre les différentes parties entre elles, qui expose le présent du matériau à l'imminence d'une autre présence, la présence à venir. Présence promise, matériau promis. La voilà la prophétie. Il arrive parfois que tout se brouille entre le présent déjà venu et l'imminence d'un présent à venir. Où va alors l'écoute, dans quel interstice va-t-elle se loger?

Lui: C'est vrai, et on peut ajouter qu'en revanche il ya des styles ou des

régimes de musique - et je pense ici aux musiques arabe, iranienne, indienne - dans lesquels la différence entre «refrain» et « retour infini» se brouille de façon très importante. Le mot de « mélopée» évoque pour moi cette façon de ne pas cesser de moduler, varier, reprendre tout en divergeant, qui le plus souvent d'ailleurs corres­pond à une musique improvisée (ce qui n'exclut pas qu'on y reprenne, rejoue des schèmes donnés) et qui se joue sur un temps long, très long parfois (ce qui est perdu lorsque cette musique est transportée en concert). Ce temps long fonctionne alors comme l'étirement que tu évoques, étirement du présent de l'œuvre, une expansion comme cosmique, ou mystique. Mais n'y a-t-il pas dans toute musique le

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désir d'un temps très long qui viendrait se forrner en un seul et même présent musical. Léternité retrouvée de Rimbaud. C'est-à-dire moins d'un autre temps que de l'autre du temps, l'autre du chronos: le pré­sent achronique, qui pourtant n'est pas immobile mais qui au lieu de passer - d'avant à après - bat en lui-même et en battant ouvre sur une fuite et sur une venue qui sont moins « avant» et « après» que fuite/venue (échangeables, réversibles ... ) du présent lui-même, de la battue du présent.

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LA CRÉATION DU MONDE

François Raffoul

Le thème d'une « création du monde» constitue l'une des pen­sées les plus singulières et originales dans la réflexion de Jean-Luc Nancy, engageant tout à la fois une ontologie renouvelée du monde (<< l'être-monde du monde 1 ») et une déconstructÏon de la figure du créateur transcendant, et ainsi du monothéisme. Bien qu'empruntée (de façon provisoire, précise Nancy) à la tradition du monothéisme, la « création» serait à saisir en un sens non ou a-théologique,Nancy expliquant que la « "création" est un motif, ou un concept, que nous devons ressaisir hors de son contexte théologique» (CM, 54). Il s'agi­rait pour Nancy d'approcher la question du monde au fil d'une créa­tion qui ne serait plus tributaire du monothéisme théologique, nlais donnerait à voir l'événement du Inonde. La création du monde serait l'advenue du monde lorsque celui-ci n'est plus réduit à sa représen­tation: « Lavenir est précisément ce qui excède la représentation. Et nous avons appris qu'il s'agit pour nous de ressaisir le Inonde hors de la représentation» (CM, 54).

En quel sens le motif de la création peut-il donner accès au monde comme événement, c'est-à-dire hors représentation ?Nancy écrit que le « monde n'est pas donné. Il est lui-même le don. Le monde est sa propre création (c'est ce que veut dire "création") » (CM, 174). Ici s'entend que

1. La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 32. Cité ci-dessous par CM.

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la création rompt avec la référence à un donné (<< La soustraction de tout donné fonne donc le cœur d'une pensée de la création », CM, 91), et fait signe vers le monde comme événement absolu. Nul auteur ou créateur transcendant ne préside à cet événement, à cette création, qui advient précisément ex nihilo (pour Nancy, « l'idée de création ... c'est l'idée du ex nihilo », CM, 55), au sens très précis qui est donné à cette expression dans La Déclosion, comme « nihilouvert en monde 2 ». C'est dans cette mesure que le motif de la création du monde, réappropriée en ce sens a-théologique, constitue une part essentielle d'une « déconstruction du christianisme ». En effet, l'idée de création, en tant qu'elle devient la marque d'une absence de donné, une « non-raison» du monde, consti­tue la « déconstruction » du « schème onto-théologique ou rllétaphysi­que-chrétien»; elle en est « la déconstruction, l'évidement », et « ouvre un autre espace de jeu - et de risque - dans lequel nous entrons à peine» (CM, 56). De fàit, Nancy considère, dans Être Singulier Pluriel, que « le concept de "création du monde" » aura « contribué à rendre inte­nable le concept d'un "auteur" du monde. On pourrait montrer, en effet, comment le rllotif de la création est un de ceux qui auront le plus sûrement conduit à la mort de Dieu-auteur, Dieu-cause première, Dieu-être suprêrlle 3 ». Il représenterait mêlIle, plus précisément, le lieu où se joue cette déconstruction ou auto-déconstruction, dans la mesure où « c'est la théologie elle-même qui s'est dépouillée du Dieu distinct du monde ... Au bout du monothéisme, il yale monde sans Dieu, c'est­à-dire sans autre rnonde » (CM, 54). Je rlle propose dans les pages qui suivent de revenir sur cet évidement créateur (Dieu n'est plus le sujet ou la substance du monde, « Dieu se vide de lui-même dans l'ouverture du monde », D, 100), sur cette déconstruction qui est à la fois une auto­déconstruction du Dieu créateur et l'ouverture du monde4 afin de mettre

2. La Déclosion, Paris, Galilée, 2005, p. 100. Cité ci-dessous par D. 3. Être Singulier Pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 34. Cité ci-dessous par ESP. 4. Sur la déconstruction comme auro-déconstruction, je me permets de renvoyer le lecteur à {( The Self:· Deconstruction of Christianity ", in Jean-Luc Nancy and Plural Thinking: Expositions ofWorld, Polities, Art and Sense (à paraitre chez Fordham University Press).

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en relief comment se noue l'idée de création du monde avec cette auto­déconstruction, lorsque création, COlllme le suggère Nancy dans Être Singulier Pluriel, est à concevoir « sans" Dieu" et "sans créateur" » (ESP, 201), et cornme événement du monde.

1. GLOBALISATION ET MONDIALISATION

La pensée du monde se déployant dans La Création du monde ou la mondialisation s'ancre dans un jeu maîtrisé entre deux termes en apparence synonymes, ou usités indifféremment, globalisation et mondialisation. Nancy revient dans son introduction à l'édition anglaise du texte5 sur cette particularité linguistique propre au fran­çais qui possède en effet deux termes pour désigner le phénomène connu en anglais sous l'appellation unique de « globalization », soit « globalisation » et « mondialisation ». Si le terme de globalisation tend à la traductibilité intégrale de tous les sens et tous phénomènes, de fàit, le ternle de « mondialisation» conserve une part d'intraduisi­ble, de secret ou de non-rnaitrisable. Si les deux termes semblent dans un premier temps se rejoindre, voire se confondre, s'accordant dans la désignation d'un phénornène unique, soit l'unification des parties du monde, de fait ils recouvrent des sens bien distincts, sinon oppo­sés. Cette discussion, que l'on ne s'y trompe pas, n'est pas simple exercice sémantique, car en elle se joue rien moins qu'une décision essentielle pour le sens du monde: d'une part l'uniforrnisation pro­duite par une logique globale éconornique et technique - « globalité d'injustice sur fonds d'équivalence générale », précise Nancy (CM, 63) - conduisant à l'opposé d'un monde habitable, à ce que Nancy nomme « l'im-monde 6 » et d'autre part la possibilité d'une authenti-

5. Jean-Luc Nanc.y, The Creation o/the World or Globalization, translated by François Raffonl and David Pettigrew, Albany, NY, SUNY Press, 2007. Cité ci-dessous par Cw.

6. Nancy écrit: ({ Le monde a perdu sa capacité de faire monde: il semble avoir gagné seulement celle de multiplier à la puissance de ses moyens une proliferation de l'im-monde. » (CM, 16). Dans La Déc/osion, Nancy donne un ({ résumé brutal de la situation » (D, 48) en diagnostiquant que la globali-

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que mondialisation;). d'un faire monde et d'un faire sens, d'une « créa­tion du monde ». La mondialisation garde la référence à l'horizon du monde, en tant qu'espace des relations hurnaines, comme espace du sens en commun, d'un espace de significations ou de signifiance pos­sible, alors que la globalisation, comme Nancy le souligne dans La Déclosion, signifie la désintégration du sens du monde (D, 48-49).

Nancy part en effet du fait suivant: le monde se détruit. C'est selon Nancy un fait, voire le fait d'où s'origine cette pensée inédite du monde. « Que le rnonde se détruise n'est pas une hypothèse: c'est en un sens le constat dont se nourrit aujourd'hui toute pensée du monde. » (CM, 17). La pensée du monde, de l'être-monde du monde, est ainsi rendue possible, paradoxalement, lorsque le monde se détruit ou est en voie de se détruire. C'est comme si l'accession au planétaire, la couverture du monde dans sa totalité, le faisait du rnême coup disparaître, comme disparaît le sens de la démarche tota­lisante. Laccès à la totalité, au sens du global et du planétaire, est du même coup la disparition du monde. S'avoue aussi le profond nihi­lisme de la logique de la globalisation, car, comme Nancy le conclut, « tout se passe comme si le monde se travaillait et se traversait d'une pulsion de mort qui n'aurait bientôt rien d'autre à détruire que le monde lui-mêtne» (CM, 16).

Ce qui apparaît ainsi dans cette antinomie entre le global et le rnondial est une logique du « rien» qui joue dans la donation - la création - du monde. C'est dans ce rien que se jouent les destins croi­sés de la globalisation et de la mondialisation, que se joue la question du nihilisme contemporain, un nihilisme qu'il conviendra de ne pas confondre avec le rien de l'ex nihilo de la création du monde, qui est plutôt à rapprocher d'une ouverture. Il faut en effet distinguer, pré­vient Nancy dans La Déclosion, le rien qui joue dans l'événement et

sation signifie une réduction du sens du monde à la ({ production du marché mondial », à une simple ({ accumulation» et ({ circulation des capitaux, accompagnés par une nette aggravation de l'écart entre dominateurs riches et dominés pauvres », et suit une expansion technologique indéfinie par laquelle ({ l'humanité débouche dans l'inhumanité ». D, 48.

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l'ouverture ou éclosion du monde, du phénomène du nihilisme, qui érige le rien comme principe, alors que l'ex nihilo signifie l'absence de principes: « Ex nihilo, c'est-à-dire: rien au prinçipe, un rien de prin­cipe, rien que cela qui est, rien que cela qui croît (creo, cresco) sans principe de croissance ... » (D, 39). Et ainsi: « "Nihilisrne", en effet, veut dire: faire principe du rien. Mais ex nihilo veut dire: défaire tout principe, y cornpris celui du rien» (D, 39). Nancy opposera donc pensée de la création du monde en tant qu'elle est ex nihilo, de toute position d'un nihilisme. La création ex nihilo « constitue l'exact revers du nihilisme» (CM, 95). Et cet ex nihilo, conclut Nancy dans une formule saisissante, « fracture de l'intérieur le noyau dur du nihi­lisme» (CM, 95). Il s'agirait donc d'entretenir une autre relation au rien, une autre relation « à l'endroit exact où le vide était ouvert »,

une autre relation au « cœur vide du vide lui-même », un vide à ne pas « confondre avec le nihilisme, qui est une béance engorgée et colmatée par elle-même» (D, Il), précisément parce qu'il constitue une ouverture. « Ce que la pensée doit alors recueillir, c'est le vide de l'ouverture en déshérence» (D, 10).

II. LE DEVENIR-MONDE DU MONDE COMME DÉTHÉOLOGISATION

Le Inonde comme événement s'ouvre de cet évidement, de l'auto-dé­construction de Dieu. La question du monde comme tel, que Nancy appelle le « devenir-Inonde du monde» (CM, 32, 33), s'est frayée à la faveur d'un certain évidement, d'une auto-déconstruction ou déthéo­logisation par laquelle, écrit Nancy, « le Dieu de la métaphysique se convertissait en monde» (CM, 38-39). Tel est le paradoxe de cette question: le monde comme problème et comrne lieu propre de l'exis­ter humain habite et hante les figures classiques de l' onto-théologie et de la représentation (ce que Nancy nomme « les grandes transcen­dances du rationalisme classique », CM, 32), tout en étant recouvert et occulté par elles. Le monde, écrit Nancy dans une forrnule saisis­sante, a été ou a formé « l'auto-déconstruction qui travaille de l'in-

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térieur l'onto-théologie» (CM, 32), Nancy posant que 1'« ouverture du monde dans le monde est le résultat d'un dépouillement ou d'une déconstruction du christianisme» (D, 120). Reconstituons les traits principaux de cette occultation et auto-déconstruction.

Nancy commence par poser que le monde érnerge comme monde lorsqu'il sort de la représentation, lorsqu'il se libère de la dite vision du monde ou Weltanschauung. La représentation du monde suppose en effet une position de surplomb (donc hors du monde), un surplomb d'où le monde peut être vu et représenté, réduit pour ainsi dire à et par un regard surplombant. Nancy insiste sur le fait que le monde émerge cornme monde sur fond d'un retrait historique ou historial de la repré­sentation du monde. Qu'inclut en effet cette notion de représenta­tion? Elle suppose un observateur du monde, un cosmotheoros, soit un sujet-du-monde se re-présentant le monde devant soi comme un objet; elle suppose d'autre part la représentation d'un principe et d'une fin du monde, le monde finissant dans une telle vision; elle se consacre, en dernière analyse, dans la réduction du monde au statut d'objet, un monde dit « objectif ». Or c'est à tous ces traits que le Inonde échappe: le monde n'est pas suspendu à un sujet-créateur mais est une création de lui-même, ex nihilo (le rnonde n'est pas suspendu à un sujet-créateur divin mais « est sa propre création »), ce qui constitue pour Nancy le sens même de la création, (CM, 174); le monde est an-archique et sans fin (le monde est « un fait sans raison ni fin », [CM, 41]); le monde n'est pas un objet mais est sujet de lui-même: le trait décisif du devenir­monde du monde, explique Nancy, « est le trait par lequel le monde s'éloigne résolument et absolument de tout statut d'objet pour tendre à être lui-même le "sujet" de sa propre « mondialité » - ou "mondiali­sation". Mais être un sujet en général, c'est avoir à devenir soi-même» (CM, 33). C'est dans cette mesure que le monde n'est pas de l'ordre de la substance, du support ou suppôt: le monde ne se présuppose pas 7, il

7. Comme Nancy y insiste dans Être Singulier Pluriel, l'être « ne peut pas être pré-sup-posé», car il n'est « que l'être de ce qui existe, et n'est lui-même aucune autre existence préalable ou sous-jacente à j'existence telle qu'elle existe». ESp, p. 77-78.

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existe comme extension de lui-lnême, comme écart de soi, sans fonds ou sur fonds de rien. Nancy précisera ainsi que le monde est une dimen­sionnalité sans origine, fondée sur rien, une « archispatialité » ou une « spaciosité de l'ouverture» (CM, 99) qui est un « espacement de pré­sences» (toujours plurielles et singulières).

Ainsi, le monde « s'est soustrait au statut de représentation possi­ble ... Le monde est désormais sorti de la représentation, de sa repré­sentation, et d'un ITlonde de représentations, et c'est ainsi, sans doute, qu'on atteint à la détermination la plus conternporaine du monde» (CM, 37-38). En dernière analyse, la représentation du rnonde tient à la position d'un sujet du monde, c'est-à-dire un sujet qui tient le monde sous son regard, sa vision, de sorte que le rnonde en tant que représenté est « un monde suspendu au regard d'un sujet-du-monde » (CM, 31). Quant à ce sujet, il n'est bien entendu pas du monde, ni non plus « dans» le monde au sens de l'être-au-nlonde: il n'est pas mondain. Cette position en dehors du monde lui confere pour ainsi dire un statut théologique, par où la représentation du nlonde, par la position d'un sujet, avoue sa dépendance à l' onto-théologie. Le monde est ainsi marqué, dans sa représentation, par l' onto-théologie, et celle-ci se donne dans la position d'un sujet créateur: « Même en l'absence d'une représentation religieuse, un tel sujet, implicite ou explicite, pérennise la position du Dieu créateur, ordonnateur et des­tinateur (voire destinataire) du monde» (CM, 32). Ainsi, le monde sorti de sa représentation « est avant tout un monde sans Dieu capa­ble d'être le sujet de sa représentation» (CM, 38).

Le monde émergera donc comme problème philosophique propre sur fond d'un retrait de l' onto-théologie, et sa mise en jeu comme existence absolue est corrélative de la disparition de Dieu. La mon­danisation constitue l'envers de la théologisation, Nancy identifiant la « mondanisation », soit la structure immanente du monde - le fait que le monde ne renvoie qu'à lui-même et jamais à un outre­monde (postulat de l' onto-théologie) - à une « déthéologisation »

(CM, 55). Ce sera là en effet un leitmotiv de la pensée du monde

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chez Nancy: le monde est une irnmanence absolue; il est une imma­nence car ne renvoyant pas à une transcendance ou un autre monde par-delà ce monde; et il est une absoluité car il est précisérnent seu­lement ce monde, le monde, seul et unique, « absoluInent» (CM, 23). Le monde est un absolu, puisqu'il n'est plus relatifà un autre monde. En effet, ce qui faisait barrage, obstacle, à une pensée du monde comme événement (nous le verrons an-archique) et comme immanence absolue était la division de la totalité de l'étant selon la tripartition Nature-homme-Dieu. Dieu, pour Nancy, revient à ceci: un autre monde posé à côté de ce monde, outre ce monde. « Car un Dieu distinct du monde serait un autre Inonde» (CM, 41), et: «Au bout du monothéisme, il y a le monde sans Dieu, c'est-à-dire sans autre monde» (CM, 54, je souligne). Dieu est ce qui se tient en dehors du monde. Or la première proposition d'une pensée authenti­que du ITlonde est que le monde ne renvoie jamais à un autre Inonde. Le monde ne renvoie plus à une transcendance, à un au-delà, à un Dieu hors du monde et distinct du monde, bref il ne renvoie plus à un autre monde: « Qui dit désormais "le monde" dénonce tout recours à un "autre monde" ou à un "outre-monde" », écrit Nancy (CM, 22-23). C'est pourquoi il ne s'agira pas dans cette pensée iné­dite du monde d'une sécularisation du théologique: le monde se joue hors du scénario théologique. Il n'est plus possible de mesurer le sens du monde par référence à un ITlodèle externe et transcendant. [immanence du monde signifie en premier lieu qu'il n'y a pas de modèle pour le ITlonde, puisque le monde n'est plus réduit ou ajusté à une représentation ou à un principe: le monde est an-archique. Sans principe extérieur, absolument délié de toute référence à une extériorité, il ne renvoie donc qu'à lui-même, et son sens ne provient que de lui-même. C'est pourquoi l'expression « sens du monde », titre d'une œuvre majeure de Jean-Luc Nancy 8, ne peut pas signifier le sens du monde comme génitif objectif, un englobement du Inonde

8. Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993.

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cornme totalité à partir d'un dehors surplombant (suivant la formule de Wittgenstein selon laquelle « le sens du monde doit se trouver en dehors du monde »), mais plutôt un génitif subjectif, produit à partir des renvois internes du monde: « Aussi le sens du monde ne se pro­duit-il pas comme un renvoi quelque dehors du monde» (CM, 37). Précisons que lorsque Nancy parle de « sens », il n'entend pas par ce terme la même chose que la « signification» au sens d'un sens donné accompli, rnais plutôt l'ouverture de la possibilité de production de significations. Le sens n'est pas donné, il est à inventer, à créer, ex nihilo. Le sens du Inonde est rapporté à un faire-sens qui est le monde en tant que tel: le monde, pour le dire dans un français sans doute impossible, se fait sens lui-même. Le sens n'est jamais une référence à un dehors du monde, mais ne renvoie qu'à lui-même, cette autoré­férence constituant le monde. Nancy écrit ainsi: « La mondialité est la symbolisation du Inonde, la manière dont le monde fait symbole en lui-mêIne avec lui-même, dont il fait ajointement, rendant possi­ble une circulation de sens, sans renvoyer à quelque outre-monde» (CM, 59). Le monde ne renvoie qu'à lui-même, et son sens ne vient pas du dehors, il « circule », nous dit Nancy, « entre tous ceux qui s'y tiennent, chaque fois singuliers et partageant singulièrement une même possibilité quaucun d'eux n'accomplit, ni aucun lieu ni aucun dieu hors de ce monde» (CM, 59, je souligne).

Un monde ne se franchit donc pas (il n'a pas de dehors 9), il se traverserait plutôt: de part en part, de bout en bout, d'un bord à l'autre, mais jamais pour accéder à un dehors ou un au-delà au sens d'un autre monde. En ce qui concerne les limites ou les bords du monde, Nancy énonce fermement: « La tenue d'un monde est l'ex­périence qu'il fait de lui-même. :Lexpérience (1'experiri) consiste à traverser jusqu'au bout: un monde se traverse d'un bord à l'autre, il ne fait rien d'autre. JaInais [le monde] ne franchit ces bords pour occuper un surplOInb d'observation de soi» (CM, 37). Et si l'on

9. Même si un certain excès, donc un certain « dehors », le caractérise, nous y reviendrons.

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« quitte ce monde », ce n'est pas pour accéder à un autre monde, c'est simplement ne plus être-au-rnonde, ne plus être dans un monde, ne plus avoir de monde. «Ce monde-ci» est le seul monde. Mourir, c'est quitter le monde, comme monde. Et non pas quitter ce monde-ci pour un autre monde. Ne plus être, c'est ne plus être au monde.

On le voit, la pensée du monde est celle d'une immanence absolue s'opposant à la tradition de la transcendance (postulat d'un « autre» monde). Et pourtant, Nancy insiste sur le fait que le monde, la ques­tion de l'être-monde du monde, travaille de l'intérieur l' onto-théo­logie, que celle-ci s'auto-déconstruit et confirme malgré elle l'uni­cité du rnonde et son imrnanence radicale. De fait, explique-t-il, il « n'est pas besoin d'un examen très prolongé pour s'apercevoir que, déjà sous les représentations nlétaphysiques les plus classiques de ce Dieu, il ne s'agissait de rien d'autre, en fin de compte, que du rnonde lui-même, en lui-même et pour lui-même» (CM, 32), et comment en serait-il autrernent s'il n'y a pas d'outre ou d'autre monde? Plus avant, Nancy pose que les grandes transcendances du rationalisme « interrogeaient l'être-rnonde du monde» (CM, 32): elles en ren­daient compte, elles en donnaient la structure immanente, elles four­nissaient la« raison interne de l'ordre général des choses» (CM, 39). Dieu est en effet le Dieu du monde, il en est le sujet, de sa fabrication, de son entretien, et de sa destination. En ce sens, l' onto-théologie n'élaborerait pour Nancy rien d'autre que « le rapport immanent du monde à lui-même» (CM, 39), s'auto-déconstruisant en lui. Est-ce un hasard si en philosophie la transcendance théologique, dite « ver­ticale », s'est convertie avec Kant en une transcendance « horizon­tale» (le transcendantal) qui ne déploie rien d'autre que l'horizon et la structure du monde lui-même? Chez Kant, ainsi que Nancy l'écrit, le rnonde surgit comme « le lieu, la dimension et l'effectivité de la pensée: l'espace-temps du sens et de la vérité» (CM, 33), et non plus sinlplement comme objet de vision (d'un sujet). Nancy lira donc un « devenir-rnonde du monde », comrne il le nornrne, dans les figu­res classiques de l' onto-théologie que sont la création continuée de

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Descartes (maintien du rnonde), le Deus sive natura de Spinoza (Dieu comme monde), la vision en Dieu de Malebranche et la monade des monades de Leibniz, logique interne du monde. À chaque fois, il s'agit en dernière analyse du monde, de sa vérité et de son sens. C'est dans cette mesure que la question du monde aura formé l'auto-dé­construction de l' onto-théologie, et que le Dieu de la métaphysique s'est converti en rnonde.

Le Dieu de la métaphysique, en une singulière kénôse et évide­ment de soi, s'est donc converti en monde, s'est « progressivement dépouillé des attributs divins d'une existence indépendante pour ne plus posséder que ceux de l'existence du monde considérée dans son immanence» (CM, 39). C'est ce que la déconstruction du christia­nisme (comme auto-déconstruction) nous donne à penser: l'auto­déconstruction du créateur divin dans sa création, s'absentant dans le monde. C'est en ce sens que Nancy ne parlera pas d'athéisme, rnais d'absen-théisme, d'un Dieu « absenthéiste » (CM, 54). Le créateur disparaît ou s'anéantit dans sa création, et « avec cette disparition s'effectue au moins en puissance un épisode décisif du rnouvement d'ensemble qu'il m'est déjà arrivé de nOInmer "déconstruction du christianisITle", et qui n'est plus que le mouvement le plus intime et le plus propre du monothéisme comme absentement intégral de Dieu dans l'unité qui le résorbe et où il se dissout» (CM, 88). C'est dans cette mesure que le motif de la création forme pour Nancy un « point nodal» dans la déconstruction du monothéisme, « pour autant qu'une telle déconstruction procède du rnonothéisme lui­même, voire en est le ressort le plus actif» (CM, 93). Le sujet du monde (le créateur) disparaît dans le ITlonde qui devient lui-même sujet de lui-même. Nous l'avons souligné plus haut, le devenir-monde du monde signifie que le monde perd son statut d'objet (de vision) pour accéder au statut de sujet (auparavant occupé par Dieu en tant qu'existence indépendante). Désormais, il n'y a plus que le monde (imITlanence) comme sujet de lui-même, c'est-à-dire toujours pour Nancy comme rapport à soi (<< être un sujet en général, c'est avoir à

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devenir soi-même », CM, 33). Ce rapport à soi ne procède pas d'un fonds ou d'un substrat, il est extension de soi, rapport à soi à partir de l'extension propre du monde. COlnme l'explique Nancy, « le Dieu de l'onto-théologie s'est lui-mêrne produit (ou déconstruit) comme sujet du Inonde, c'est-à-dire comme TIlonde-sujet. Ce faisant, il se supprimait comme Dieu-étant-suprême et il se transforTIlait, tout en s'y perdant, en l'existence pour soi du monde sans dehors (ni dehors du monde ni monde de dehors) » (CM, 33). Dieu disparaît donc, mais il disparaît dans le monde, ce qui du même coup entraîne qu'on ne puisse plus rigoureusement parler en termes d'être dans le monde (au sens de contenu à contenant), mais seuleInent en termes d'être­au-monde. La préposition « au », explique Nancy, résume désormais tout le problème du monde (CM, 40). Ce glissement du « dans» au « au » indique l'immanence radicale du Inonde: tout a désormais lieu au monde, c'est-à-dire à même le monde.

III. LA CRÉATION DU MONDE.

Lauto-déconstruction du créateur est donc l'ouverture du monde, et Nancy indique clairement que «Dieu se vide lui-même dans l'ouverture du monde» (D, 100), que l'ex nihilo est un « nihilouvert en monde », que « l'ouverture du monde dans le monde est le résul­tat d'un dépouillement ou d'une déconstruction du christianisme» (D, 120). Le monde s'ouvre de ce vide, une ouverture ex-appropria­tive, sans sujet-support divin (<< seule l'ouverture est divine », écrit Nancy de façon décisive, CM, 93 10

), une ouverture qui n'est qu'une dis-position car l'ex nihilo « ne contient rien de plus, mais rien de Inoins, que l'ex- de l'ex-istence ». Cette existence est sans présupposé, seulement la dis-position des singularités (sans dessous, mais tenant en un « entre»), une différance. Elle est aussi une expérience, nous

10. Aussi dans La Déclosion, Nancy évoque le divin « en tant qu'ouverture ou espacement, de lui-même aussi bien qu'en lui-même espacé». D, 25.

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l'avons vu, c'est-à-dire un événement de soi, « dégagé du but, du projet, de la volonté », une existence ne faisant donc que « s'exposer à l'imprévisible, à l'inouï de son propre événement» (D, 121). C'est en ce sens que l'existence prendra toujours la forme d'un excès, ouvrant un excès ou une transcendance dans l'immanence, ou comme l'ex­prime Nancy, ouvrant « dans le monde un dehors qui n'est pas un outre-monde mais la vérité du monde» (D, 121). rimmanence du monde, c'est donc l'existence d'un excès, un excès qui serait comme un « "dehors du monde" en pleine immanence mondaine» (D, 15), un « "hors le nlonde" au beau milieu du monde », une « transcen­dance de l'inlmanence » (D, 25, note 1).

Le monde n'étant plus une représentation ou une vision, son mode d'être manifeste en effet un excès par rapport à cette vision. Le monde excède sa représentation, il en sort, et surgit hors modèle, excessif: excentrique, singulier. Excès d'un événement pur, fondé sur rien, hors représentation, le monde échappe par là même à tout hori­zon de calculabilité (en opposition à la logique de la globalisation économico-technologique). Un monde comme excès a donc le mode d'être d'un événement imprévisible, il ne saurait être un choix entre possibles. Il serait plutôt « une décision violente et sans appel, car elle tranche entre tout et rien - ou, plus exactelnent, elle fait être quelque chose au lieu de rien» (CM, 68, je souligne). Il s'agit donc d'une décision « pour ce qui n'est en aucune façon donné d'avance, mais qui fait l'irruption du nouveau, imprévisible parce que sans visage, et ainsi le "commencement d'une série de phénomènes" par quoi se définit la liberté kantienne en son rapport au nlonde » (CM, 67).

Selon la structure même de tout événement, le monde arrive dans l'incalculable, réfractaire à l'identité, selon ce que Derrida appelle la possibilité de l'impossible (que commente Nancy). Pour Derrida, l'impossible, qu'il écrit en « im-possible » pour des raisons qui appa­raîtront ci-après, est possible, et l'événement a lieu, comnle im-pos­sible. De fait, l'im-possible est selon Derrida, que Nancy suit ici,

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la structure même de l'événementll . La possibilité du monde pour Nancy « ne doit pas faire l'objet d'un calcul assuré et programnlatÏ­que ... elle doit être une possibilité de l'impossible (selon une logique assez déployée par Derrida), elle doit se savoir comme telle, c'est-à­dire savoir qu'elle advient aussi dans l'incalculable et dans l'inassi­gnable» (CM, 51). Lirn-possible dans ce contexte ne signifie pas ce qui n'est simplement pas possible, donc sans effectivité; l'impossible, ou l'im-possible, signifie: ce qui arrive en dehors des conditions de possibilité offertes par un sujet de la représentation, en dehors des conditions transcendantales de possibilité, qui, de fait pour Nancy, impossibilisent le sujet de cette expérience du monde (CM, 52). Ces deux propositions doivent donc être posées ensemble: le transcen­dantal impossibilise l'expérience; l'im-possible est la possibilité de l'expé­rience. Le monde arrive comme un tel im-possible. Un événement ou une invention n'est possible que comIne irn-possible. C'est pourquoi Nancy précisera: « Notre question devient ainsi clairement question de l'expérience impossible ou de l'expérience de l'impossible: une expérience soustraite aux conditions de possibilité d'une connais­sance finie, et qui soit pourtant une eXpérience» (CM, 80). Cette expérience est donc l'expérience de l'excès par rapport aux conditions de possibilités anticipantes. Lexpérience a lieu dans l'excès de l'im­possible comme structure de l'événement.

Le monde est ainsi excessif, excédant: les conditions de possibilité de la représentation et du transcendantal, son événement perçant l'horizon, tout en néanmoins établissant une tenue propre. Le monde est sans fondement (dans une représentation), mais il « se tient» en ce rien 12. Le monde « est essentiellement, non pas la représentation d'un univers (cosmos) ni celle d'un ici-bas (monde abaissé, voire condamné du christianisme), mais l'excès, par-delà toute représentation d'un

Il. Sur ce point, voir mon « Derrida et l'éthique de l'impossible », Revue de Métaphysique et de Morale. janvier 2007, p. 73-88. 12. Un « se-tenir» qui constitue pour Nancy l'éthique originaire de l'être-au-monde, car le« se-tenir» est « au fond de toute éthique ». CM, p. 36.

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ethos ou d'un habitus, d'une tenue par laquelle il se tient de lui-même, se configure et s'expose en lui-même, se rapporte à soi sans se rappor­ter à aucun principe donné ni à aucune fin fixée» (CM, 46-47). Cette tenue, Nancy la nOlnme dans ce passage un ethos et un habitus.

S'il ne veut pas être terre d'exil ou vallée de larmes, ou tout sim­plement l'im-monde qu'il devient aujourd'hui, le monde doit être le lieu d'un habiter possible, le lieu d'un possible avoir-lieu, là ou il y a « véritablement lieu d'y être (dans ce monde) » (CM, 34). Le monde est ce lieu de l'avoir-lieu, ou des avoir lieux possibles, ce lieu où « il y a place pour tout le rnonde » car il est le lieu et la dimension d'un possible habiter, d'une co-existence. Le monde « n'est monde que pour qui l'habite» (CM, 35). Nancy insiste sur cette dimension­nalité du monde: le monde « n'est nulle part », il est « l'ouverture de l'espace-temps» (CM, 100), une « dispersion dis-pas ante spatio­temporelle », là où tout peut avoir lieu, si tant est que « ce qui a lieu a lieu dans un monde et en raison de ce monde» (CM, 36). Il est lieu pour un avoir-lieu et un habiter propres, car avoir-lieu ce n'est pas « se passer» rnais arriver proprement. Cet être-propre indique l'éthique ici mise en jeu, une éthique originaire de l'être-au-monde 13. Pensant ensemble la tenue du monde et le sens originaire de l'ethos comme tenue, Nancy explique que le monde est aussi une praxis: ne repo­sant sur aucun donné substantiel, le sens du monde est à créer, dans une praxis originaire du sens: « Le sens est toujours dans la praxis »,

énoncera Nancy (CM, 61). Jamais établi COInme un donné, le sens n'est jamais accompli ou achevé: il est à fàire. Lêtre lui-même, en tant qu'il est toujours l'être sans donné, a le sens d'un acte, d'un faire, d'une création qui tient tout entière dans l'ex nihilo.

Le monde révèle une immanence absolue, mais il n'en est pas transi de finitude. Il est fini, puisqu'il sort de rien pour aller au rien, et n'est lui-même qu'une croissance de rien. Nancy analysera ainsi l'expres-

13. Sur une telle éthique, voir « I.:éthique originaire de Heidegger », in Jean-Luc Nancy, La Pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001.

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sion « venir au monde»: « Ce "venir au monde" signifie naissance et mort, sortie de rien et allée à rien» (CM, 101). Provenant de rien, reposant sur rien, allant au rien, le monde, écrit Nancy dans un pas­sage saisissant, est « le rien lui-même, si l'on peut parler ainsi, ou plu­tôt rien croissant comme quelque chose ». (CM, 55). Relevant les liens étyInologiques entre croissant, naître, croître, cresco, et creo, Nancy introduit à ce stade le motif de la création. Croître et créer: le mouve­ment du monde. « Dans la création, une croissance croît de rien et ce rien prend soin de lui-mêIIle, cultive sa croissance» (CM, 55).

La création est une mise-en-monde ou une mise-au-monde, une « décision» par où un «sujet» vient au monde. De la création entendue comme « résultat d'une action divine achevée », l'on passe à l'idée de création comme « activité et comme actualité en somme incessante de ce monde dans sa singularité (singulier de singuliers) »

(CM, 82). La création doit donc être pensée comIne la « mise au monde d'un monde », sens premier de la creatio (CM, 82). Ce faire (sens) est une création ex nihilo, provenant de rien, et le sens, émer­geant de rien, laisse le monde apparaître comme un rien-de-donné et sans-raison. Nancy pose, en faisant écho au Principe de raison de Heidegger, que« ni raison ni fonds ne soutiennent le monde» (CM, 47, n. 1). Le monde, ne reposant sur aucun principe, est un fait, il n'est qu'un fait (même s'il est un fait unique, n'étant pas lui-même un fait dans le monde). Il n'est pas fondé en raison, ou en Dieu. Il est le fait d'un « mystère », écrit Nancy, le Illystère d'une existence accidentelle, errante (selon Wittgenstein, ce qui est mystique est le fait que le monde soit). Le monde n'est ni nécessaire ni contingent, si la contingence se définit en rapport avec la nécessité. Il serait plutôt au-delà ou en deçà de la nécessité et de la contingence, un fait absolu. Il est possible de dégager la facticité du Inonde de ce couple nécessi­té-contingence si « l'on considère ce fait du monde sans le rapporter à une cause (ni efficiente ni finale) » (CM, 41). Le monde est un fait sans cause et sans raison. Nous sommes donc appelés, dans cette pensée du monde comme immanence absolue, à aSSUIner cette facti-

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cité sans raison du monde, et d'assurner son non-sens, ou plutôt ceci que le sens n'existe qu'en un tel fait: « Le penser, c'est penser cette factualité, ce qui irnplique de ne pas la reconduire à un sens capable de l'assumer, mais de placer en elle, dans sa vérité de fait, tout le sens possible» (CM, 41). Le monde est une signifiance sans fondement en raison, il est une « résonance sans raison» (CM, 48).

La création dont parle Nancy, soit la création du monde, au sens subjectif du génitif, doit être entendue cornme surgissement du rien. La création tient tout entière dans l'ex nihilo, et non dans la posi­tion d'un théisme. «Si la "création" veut dire quelque chose, c'est l'exact opposé de toute forme de production au sens d'une fabrication qui suppose un donné, un projet et un fabricant . .ridée de création telle que l'ont élaborée les pensées les plus diverses ... c'est l'idée d'ex nihilo» (CM, 55). Nancy engage la notion de création dans l'exacte mesure où il prend congé de toute réference à un donné dans sa pen­sée du monde, le conduisant à évoquer dans La Déclosion une éclosion du monde qui n'adviendrait plus sur fonds de « monde donné, ni même de créateur donné », mais qui serait « l'éclosion de l'éclosion elle-même et l'espacernent de l'espace lui-même» (D, 230). Il s'agit de donner droit à un donné ou à « l'existence du donné sans raison, sans fondement ni principe de son don» (D, 39). Rien n'est donné, tout est à inventer, à créer: « Le monde est créé de rien: cela ne veut pas dire fabriqué avec du rien par un fabricant particulièrement effi­cace. Cela veut dire non fabriqué, produit d'aucun fabricant» (CM, 55). Cet événement du monde sans donné ouvre l'espace de la créa­tion, une création proprement ex nihilo, dans laquelle le créateur s'an­nihile. Création sans créateur transcendant (création où le créateur s'abîme, s'absente et disparaît), création immanente à soi, création de soi-même à même soi-mêrne: « Si le monde est la croissance de rien - expression d'une redoutable ambiguïté! - c'est qu'il ne dépend que de soi, alors que ce "soi" ne lui est pas donné d'ailleurs que de lui-même» (CM, 56).

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Le monde est créé de rien, non pas au sens du néant, mais au sens de rien de donné, et rien de raison. Le monde sort de rien, est sans préalables, sans modèles, « sans principe et sans fin donnés» (CM, 63). Sortir de rien signifie: la présentation du rien, non pas au sens d'une phénoménologie de l'inapparaissant ou de la théologie néga­tive, mais au sens d'un rien comme écart, « explosion du rien» (ESP, 21) ouvrant les lieux d'une pluralité de présences singulières. Comme l'écrit Nancy dans La Déclosion, il s'agit de penser « un nouveau départ de la création: rien qui s'écarte et qui fait place ou qui donne lieu à quelque chose» (D, 230) 14. La création du monde est donc surgissement imprévisible, irruption du nouveau, commencement absolu, ouverture disposante (l'ex de l'ex nihilo comme écart), ipséité et co-existence (le co- ou l'avec est « intriqué» dans l'ex), l'éclosion d'un monde sans fondement ou fondé sur rien, sans raison, sans fin, sans auteur et sans sujet, hors représentation, seule sortie hors de l'im-monde: « Créer le monde veut dire: immédiatement, sans délai, rouvrir chaque lutte possible pour un monde, c'est-à-dire pour ce qui doit former le contraire d'une globalité d'injustice sur fond d'équi­valence générale. Mais mener cette lutte précisément au nom de ceci que ce monde sort de rien, qu'il est sans préalable et sans modèle, sans principe et sans fin donnés, et que c'est exactement cela qui forme la justice et le sens du monde» (CM, 63).

14. Aussi, dans Être Singulier Pluriel: « Le rien n'est alors rien que la dis-position du surgissement. Lorigine est un écartement. » ESP, p. 35.

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LA MIMESIS COMME SYNESTHÉSIE

Sandrine Israël-Jost

Jean-Luc Nancy intitule le premier chapitre des Muses « Pourquoi y a-t-il des arts, et non pas un seul? », sous-titré, en homrnage plai­sant à Fontenelle, « entretien sur la pluralité des mondes ». Question inutile, puisque les Muses sont plusieurs, signifiant une « origine plu­rielle» des arts? Nancy COlllmence par repérer quelles contraintes philosophiques ont rendu cette question, au contraire, possible et nécessaire. Kant, Schelling et I-Iegel ont ainsi chacun contribué de façon majeure à la décision philosophique consistant à subsumer la pluralité des arts sous une unité essentielle. Et c'est à travers Hegel, tout particulierement, que Nancy avance dans la détennination de sa question initiale en disant: «À ce point, la question de la diffé­rence des arts devrait se transformer dans la question de la différence des sens. Et peut-être est-ce en effet la même. Mais comment faut-il comprendre cette identité 1. »

Le problème continue à s'élaborer en ces termes: « Le rapport de ces deux différences [des arts et des sens], ou de ces deux espacements, se laisse d'autant moins traiter à la légère que l'on se trouve très vite

1. Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994, p. 25. Voici l'affirmation de Hegel que J.-L. Nancy

cite pour les besoins de son analyse: « Lart lui-même est là pour les sens, si bien que c'est la précision

de ces sens et de la matérialité qui leur correspond [ ... ] qui doit être prise pour base de la classification des arts. »

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conduit à un autre genre de considération: la différence des sens, c'est-à-dire celle des cinq sens et la ou les différences supplémentai­res qu'y introduit toujours un désir de groupement et/ou de hiérar­chisation, cette différence elle-même plurielle et depuis longtemps attestée comme un topos n'est peut-être, en fin de compte, que le résultat d'une opération "artiste", ou l'artefact produit par une mise en perspective "technique" de la perception. En un mot, non pas la sensibilité comme telle, mais la ou les distributions des sens seraient elles-mêmes les produits de l"'art" [ ... ] c'est peut-être en effet d'un cercle qu'il s'agit, de ce qu'il faudra peut-être considérer, sur un rnode analogue à celui du "cercle herrnéneutique", comme un cercle aisthé­sique 2

• » Nous retiendrons que la compréhension de la mimesis doit avoir lieu à partir d'un tel « cercle aisthésique », et qu'ici nous avons la formule, encore énigmatique, du rapport des arts aux sens.

Le concept de synesthésie aura pour charge de contribuer à éluci­der un tel rapport. Dans son acception ordinaire, la synesthésie réfère au domaine des sens, et désigne l'adjonction de sensations supplé­mentaires à celle occasionnée par une excitation perçue, sensations appartenant à d'autres registres sensoriels. Par exemple, la sensation auditive occasionnée par un son s'accompagnera de la vision de cou­leurs, étant entendu que la vision de ces couleurs est provoquée par l'excitation sonore. Il s'agit du débordement d'un registre ou d'une zone sur un ou plusieurs autres, ce qui implique de parler non pas de la simultanéité de différentes sensations issues d'excitations dis­tinctes, mais d'une seule et même sensation qui ainsi s'hétérogénéise. Mais si, dans son acception usuelle, la synesthésie désigne une ano­malie psychologique, elle devient, chez Nancy, le nom d'une renlÎse en jeu de ce qu'est l'identité à soi de chaque sens. Un sens est fait de ce qui le déborde ou de ce sur quoi il déborde.

Précisons toutefois que, pour Nancy, la synesthésie n'induit aucune confusion entre les sens, et que le débordement qui fait un sens reste

2. Ibid., p. 25-26.

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rigoureusement lié à sa distinction. « Chaque sentir touche au reste du sentir comme à ce qu'il ne peut pas sentir. La vue ne voit pas le son, ni ne l'entend, bien que ce soit en elle-rnême aussi, ou à même elle-même, qu'elle touche à ce non-voir et qu'elle est touchée par lui 3 ». C'est pourquoi Nancy maintient la notion d'une distinction des zones ou registres sensoriels. Cette décision théorique constitue même l'un des ressorts majeurs de son analyse: nulle continuité, rnais au contraire discrétion irréductible entre les sens, entre les zones. Les registres sensoriels, les zones érogènes touchent les uns aux autres, par contact et contiguïté, et ne se mélangent jamais. Or, cette définition implique directement la teneur de l'hétérogénéité en question: si un registre ou une zone restent distincts, c'est que l'hétérogénéité qui les affecte ne se trouve jamais résorbée. Les différences, concernant ponc­tuellement un seul et même registre, ne sont pas hornogénéisées en une nouvelle unité. Un registre discret reste toujours discret, bien que constitutivement entamé par ce qui fait la discrétion d'autres registres. Il y a, comme le dit Nancy, partage d'incommunicables. Des différen­ces font un sens, mais sans lui appartenir. Voilà, sommairement décrit, ce qui caractérise l'acception, chez Nancy, de la synesthésie, laquelle désigne le principe d'hétérogénéité de l'identité d'un sens.

C'est précisérnent cette synesthésie que l'art met en acte 4. Lart, dit Nancy, « force un sens à se toucher lui-mêrne, à être ce sens qu'il

3. Ibid., p. 36. Juste après, Nancy ajoute: « I.:indifférence ou la synergie synesthésique ne consistent pas en autre chose que dans l'auto-hétérologie du toucher. La touche des sens pourra donc être distribuée et classée d'autant de manières qu'on voudra: ce qui fait être la touche qu'elle est, c'est une dis-location, une hétérogénéisation de principe. »

4. Nous utilisons l'expression aristotélicienne de « mise en acte )', qu'il ne s'agit pas d'entendre au sens de l'accomplissement d'une puissance dont la détermination serait alors en germe et que la mise en acte ferait croître, mais en mettant l'accent sur le caractère inachevable de la mise en acte, lequel tient au fait qu'acte et puissance débordent constitutivement l'un sur l'autre. En effet, une puissance est toujours déjà mise en acte, et une mise en acte n'aboutit jamais complètement. Or, ce débordement de l'une sur l'autre implique une détermination réciproque de celles-ci, et la remise en jeu de cette détermination. A ce titre,

on pourrait même parler de « remise en acte ", pour souligner que la mise en acte d'une puissance ne cesse de rejouer différemment celle-ci. La mise en acte décide de la puissance, et la puissance décide de la mise en acte. De la sorte, puissance et mise en acte se rejouent l'une l'autre, et en l'occurrence, nous

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est 5 ». En effet, l'hétérogénéité est ce par quoi un sens est ce qu'il est - car un sens est ce à quoi il touche _., et à l'inverse, se toucher fait l'hétérogénéité d'un sens. On voit mieux ici en quoi l'hétérogé­néité ne peut être résorbée en une unité inédite, pour la simple raison qu'elle conserve son extériorité. Lart est alors à penser cornme une force qui tout à la fois maintient la séparation et fait communiquer. « ... Lart dis-loque le "sens commun" ou la synesthésie ordinaire, ou il la fait se toucher elle-même en une infinité de points ou de zones. La différence prolifère, non seulement entre de grands regis­tres sensoriels, mais à travers chacun d'eux 6. » Il y a une puissance de contagion - metexis - et de transport - méta-phore - à l'œuvre dans les arts, et c'est une telle puissance qui actualise la pluralité des sens, et produit des « correspondances» synesthésiques. Mais c'est également cette mise en acte qui constitue la pluralité des arts: ils se « synesthésient » en « synesthésiant ». À ce titre, la pluralité des arts « correspond 7 » à la pluralité des sens.

La synesthésie désigne l'effet d'un acte - la différence des sens -et l'acte lui-même - qui correspond au rôle de l'art. Par là, toute synesthésie qualifie une mimesis qui requiert d'être autrement définie. Une telle mimesis assure la ressernblance à soi des sens - et des arts -, laquelle ressemblance s'effectue synesthésiquernent par des différen­ces extérieures. La mimesis synesthésique se révèle dans le cercle ais­thésique, où la différence des sens est mise en acte par l'art qui opère ainsi sa propre différence: devient les arts. La mimesis synesthésique assure ainsi la constitution réciproque de la pluralité respective des sens et des arts. Par là, une telle mimesis imite du même geste qu'elle constitue: c'est en faisant les sens -leur différence _. que les arts font comme eux - leur différence.

dirons qu'un sens mis en acte ne cesse d'être nouvellement localisé, c'est-à-dire touche à d'autres sens. Un

sens mis en acte est déplacé, transporté - fonctionne, nous y reviendrons, comme une métaphore.

5. Ibid., p. 42. 6. Ibid., p. 44. 7. On entendra ici le verbe "correspondre" au sens synesthésique de Baudelaire.

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Par là, toute mimesis synesthésique peut renvoyer à la célèbre thèse d'Aristote sur le rapport de l'art à la nature. Chez Aristote, la thèse concernant le rapport de l'art à la nature dédouble la mimesis en imi­tation et en suppléance. Comment lire cette affirmation lorsqu'il s'agit de cerner ce qui caractérise le rapport entre l'art et la nature (les arts et les sens) à travers le mouvernent du cercle aisthésique? Cette thèse, rappelons-le, dit ceci: « Mais, d'une manière générale, l'art, dans certains cas, parachève ce que la nature n'a pas la puissance d'ac­complir, dans d'autres cas il imite la natures. » Formulation complète du mouvement du cercle aisthésique, les deux cas ne constituent plus, chez Nancy, une alternative, mais caractérisent la double opération par quoi l'art imite la nature. Et celle-ci, justement, est tout à la fois suppléée et imitée. Plus exactement, la suppléance de 1'art est consti­tutive de la nature, bien que reposant sur l'imitation de celle-ci.

Cette mimesis qui est, cornIlle on l'a vu, mise en acte, n'appar­tient alors pas davantage en propre aux arts qu'aux sens. Une mimesis synesthésique est réciproque, bien que non symétrique. Ceci, déjà, nous contraint à nous demander comment, plus précisément, arts et sens doivent être rapportés l'un à l'autre. La mimesis synesthésique, loin de contenir ce qui fàit la distinction des arts et des sens, semble être leur opération commune, celle-là même qui fàit l'identité de leur pluralité ainsi que ce qui les distingue. Cette remise en jeu de ce qui fait la différence des arts et des sens impose que soit réinter­rogé le rapport du sens et des sens, du langage et du sensible. Cet aspect en particulier nous conduira à questionner le traitenlent que Nancy réserve à la poésie, et à mesurer la définition inédite qu'il en donne aux enjeux sous-jacents à la position d'un cercle aisthésiqur!. Cette dernière question nous conduira à nous interroger, plus géné­ralement, sur ce que devient, dans ces conditions, l'opposition du sensible et de l'intelligible.

8. Aristote, Physique, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF, 2000, p. 152. 9. Nous exposerons plus loin ce traitement et cette définition.

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Afin d'esquisser une telle analyse, nous commenterons quelques notes de Nietzsche datées de la période imrnédiatement postérieure à la publication de La Naissance de la tragédie, période qui ITlarque une rupture avec l'esthétique de cet ouvrage inaugural lO

• Le choix de Nietzsche pour poursuivre le problème posé par Jean-Luc Nancy repose sur ce qui apparaît comme une divergence décisive dans leur traitement respectif du rapport entre le sensible et l'intelligible, et ceci à travers une manière comparable de définir la mimesis.

Voici tout d'abord la conclusion d'un fragment qui date de la période comprise entre l'été 1872 et le début de l'année 1873 : « Nos sens imi­tent la nature, en se calquant toujours davantage sur elle. :Limitation suppose une impression, puis la transposition continue de l'irnage perçue en mille métaphores, toutes efficaces ll

. » On remarquera tout d'abord, dans la première proposition de ce passage, que ce sont les sens - et non pas l'art - qui imitent la nature. Les sens - fonctions physiologiques - suppléeraient-ils à l'art? Y a-t-il, pour parler comnle Montaigne, « artialisation de la nature », laquelle, dans une sorte de redoublenlent, imite en faisant comnle l'art? Ne nous ernpressons pas de répondre par l'affirmative, en déclarant sans plus qu'avec Nietzsche, sentir c'est faire de l'art! Essayons plutôt de décrire ce qui se passe lorsqu'on définit l'activité des sens ainsi que le fait Nietzsche.

Considérons donc simplernent que transposer en métaphores, c'est l'opération directe des sens, sans pour autant poser cela comme une activité proprernent artiste. Opération directe, en effet, puisque Nietzsche nous dit que l'imitation suppose une impression, et que par là la fonction traditionnelle de réception passive dévolue aux sens devient une simple condition préalable. Sentir, c'est imiter, et son acte est la transposition, la production de métaphores. Transposer n'est donc en aucun cas une fonction supplémentaire du sentir, s'ajoutant à la réceptivité. Mais c'est bien pour le sentir que les sens doivent

10. Au sujet d'une telle rupture, on pourra se reporter à l'article de Philippe Lacoue-Labarthe intitulé « Le détour» in Le Sujet de la philosophie: 7jtpographies l, Paris, Flammarion, 1979. 11. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes IL Paris, Gallimard, NRF, 1990, p. 240.

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transposer ce qu'ils ont reçu. Par conséquent, on peut bien dire que les sens continuent de recevoir, mais en recevant une impression, ils ne sentent encore rien. À ce titre, recevoir ne définit plus le sentir.

Mais comment peut-on affirmer alors que les sens transposent alors qu'il n'y a rien à transposer, puisque la première irnpression ne se fait pas sentir? Si pourtant transposer constitue bien l'acte du sen­tir, il faut répondre à cela qu'en recevant, les sens ne sentent effective­ment encore rien. Mais ce qu'ils sentent en transposant, c'est bien ce qui procède de cette première et insensible irnpression: on sent cette impression à partir du moment où elle est transposée.

Dans ces conditions, qu'est-ce que sentir quelque chose? Que perçoit-on d'une chose? Nous avons choisi d'appeler « ressemblance à soi» ce qui f~lÎt l'identité d'une chose ainsi perçue. Un être, une chose, avons-nous vu, ne se font jamais sentir que par métaphores. On ne perçoit donc une chose que par le renvoi à ce à quoi elle res­semble, et c'est précisélnent cette non-adéquation à soi qui la fàit être telle qu'elle est. Dans ces conditions, la forme d'identité d'une chose ne peut consister dans une identité à soi, puisque ce sont précisétnent ces ressemblances à d'autres qui la font ce qu'elle est. La mêmeté de la chose est ainsi sans cesse écartée d'elle-même, ou plus exactement est faite de cet écart. Lorsqu'une chose possède une identité à soi, rien ne l'empêche de ressernbler à bien d'autres choses. Mais ici, ce sont originellement ces resselnblances à d'autres qui font son iden­tité. Voici pourquoi nous avons choisi de nornmer une telle identité « ressemblance à soi ». Par là, nous avons voulu marquer d'une part l'incessant écart à soi qui fait une chose, d'autre part la teneur de ce qui fait pourtant bel et bien sa rnêmeté. Une chose n'est pas, en effet, ce qui ne cesse de s'altérer, mais au contraire ne cesse d'être soi-rnême dans sa ressemblance à d'autres.

C'est donc l'ensemble proliférant des métaphores qui assure la res­semblance à soi d'un être ou d'une chose. Une chose est ce qu'elle est en ne cessant de se ressembler. Une telle forme d'identité se rappro­che d'ailleurs de ce que Nancy conçoit comme une « identité plu-

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rielle », identité qui n'est pas faite d'une rnultitude d'aspects ou de réalités, mais qui est « multiplement une ». Nancy, ici, nous aide à penser le caractère discret12 des mille métaphores par quoi se produit l'identité - la ressemblance à soi-même -- d'une sensation. En effet, l'écart rnétaphorique sera interprété comme l'extériorité les unes par rapport aux autres des ressemblances. Se ressembler, c'est se distin­guer des autres par la comparaison, ce qui ne cesse d'interrompre son adéquation à soi-même.

La cornparaison, dira-t-on alors, donne pourtant lieu à la version la plus plate de la métaphore. Pourquoi ramener la fulgurance méta­phorique au lourd didactisme de la comparaison? C'est que la com­paraison illet justement l'accent sur l'extériorité du rapport de l'un avec d'autres. Qu'une sensation n'ait lieu qu'en se ressemblant signi­fie que ce qu'elle est, tenant à la cOIIlparaison avec d'autres, conserve toujours l'extériorité de la comparaison, et que ce à quoi la sensation est cOIIlparée ne lui est jarnais assimilé et identifié. Ressembler à soi, ce n'est pas passer dans l'autre, mais être comme d'autres. Et si l'un est ce qu'il est par d'autres, il n'y a là nul processus d'altération, mais à l'inverse une épreuve du même, laquelle a toujours lieu à même d'autres. Ressembler à soi-même, ce n'est pas être autre et toujours autre, mais cela revient à actualiser sa ressemblance à soi à travers sa comparaison avec d'autres.

Récapitulons. Chez Nietzsche, cette extériorité des autres choses par rapport à une sensation se laisse penser à travers le transport métapho-

12. Chez Nancy, en effet, la notion de discrétion est décisive pour penser des différences qui ne peuvent être résorbées dans une unité dialec:tisante. A ce titre, les notions d'extériorité et d'extension, de partes extra partes appartiennent à son concept de synesthésie. Voici ce que dit par exemple Nancy à propos du concept freudien de zone érogène: « Quoi qu'il y ait à dire, par ailleurs, du modèle énergétique, il a du moins pour fonction ici de faire droit à une discontinuité et à une dis-location du plaisir, ou de l'aisthesis en général, ce qui voudrait dire du même coup: de l'aisthesis en tant qu'elle est sans généralité aucune, ou plutôt, en tant qu'elle n'a de généralité que dis-loquée, partes extra partes, non seulement res extensa sur le mode cartésien, mais être-hors-de-soi général et générique, un être zoné de la condition dite "sensible". » J .-L. Nancy, Les Muses, op. dt., p. 33-34. Nancy dit aussi, à propos de la technique, que {( c'est la production dans l'extériorité à soi et dans la discrétion de ses opérations et de ses objets. »

Ibid., p. 49.

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ri que : cette extériorité implique un écart à soi réitéré à travers chaque comparaison. Une chose se ressemble - est ce qu'elle est - nlais tou­jours ailleurs. La ressemblance à soi d'une chose implique justement qu'elle ne se rejoigne jamais elle-même. Si Nancy met l'accent sur les coupes, les jointures, les séparations d'un côté, sur la contagion, la participation, la comrnunication de l'autre, Nietzsche médite sur les jeux d'écarts et de rapprochements qui font les limites des choses, limites intangibles bien que toujours en train d'être tracées.

*

Sentir, c'est percevoir en quoi ce qui est senti ne cesse de se res­sembler. Or Nietzsche ne nous dit pas que les sens perçoivent toujours plus fidèlement la nature, mais qu'en l'imitant, ils se calquent toujours davantage sur elle. Percevant la nature, donc, ils font comme elle. En cela, les sens sont toujours plus fidèles à la nature, puisque sentir consiste à se calquer toujours davantage sur le senti. En quoi consiste alors cette fidélité? Comment comprendre un tel mimétisme? Et quel rapport ce mimétisme entretient-il avec les transpositions?

En imitant la nature, en faisant comme elle, les sens vont à leur tour actualiser leur ressemblance à soi. Il ne s'agit donc pas de réduire le rôle des sens, en tant qu'ils transposent, à celui d'un révélateur de la ressem­blance à soi de la nature, car ils ressenlblent également à eux-mêmes en tant qu'ils imitent. Être soi, dirons-nous alors, n'est pas quelque chose de donné, mais doit être actualisé par un autre. « Imiter» et « transpo­ser » désignent alors chacun un mode de l'actualisation de la ressenl­blance à soi, l'un mettant l'accent sur le faire, l'autre sur le voir. En d'autres termes, imiter signifie mettre en acte sa propre ressemblance à soi, transposer mettre en acte la ressemblance à soi d'un autre.

Nous avions constaté d'abord que ce qui fàit qu'une chose est ce qu'elle est ne se voit que dans ses ressemblances - à partir des écarts métaphoriques. Nous voyons à présent que, paradoxalement, c'est en faisant comme un autre qu'on ressemble à soi-même. Plus spécifique-

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ment, imiter, c'est faire que d'autres actualisent sa ressernblance à soi­même. Qu'est-ce, alors, qu'une imitation fidèle? C'est ce qui résulte de l'acte par quoi l'on est soi-même dans ses multiples ressemblances avec d'autres.

La ressemblance à soi, disions-nous, est quelque chose qui doit être actualisé - par la transposition lorsqu'il s'agit de voir quelque chose cornme il est, par l'imitation lorsqu'il s'agit d'être soi-même. En cela précisément consiste la synesthésie à l'œuvre dans la théorie esthétique du Nietzsche de cette époque -le Nietzsche « post-Nais­sance-de-la-tragédie » -, synesthésie qu'on définira comme l'opération par quoi un être est soi-même: il se ressemble en tant qu'il est comme d'autres. Son hétérogénéité lui reste extérieure, alors même qu'elle lui est constitutive. Ainsi, loin de le confondre avec d'autres, l'imitation de ceux-ci assure au contraire sa distinction.

Nous avons distingué voir (transposer) et faire (imiter), mais comme deux types d'acte, et non pas comme ce qui opposerait la conternplation à la production. Et c'est le moment de nous demander en quoi consiste l'acte de voir une ressemblance. Quelle part active y intervient? En d'autres termes, si percevoir consiste à transposer, que veut dire « foire des métaphores» ?

Aristote disait que le faiseur de métaphores devait posséder le génie de voir les ressemblances. Le faire consiste dans un voir. La décla­ration d'Aristote interdit ainsi de soutenir celle, facile et inexacte, de ressemblances produites de toutes pièces, de ressemblances fai­tes avant d'être vues, et que l'on voit parce qu'elles sont faites pour être vues, ceci exploitant la présupposition que, dans le fond, tout ressemble à tout, et qu'il suffit de le montrer. Rien de ce bricoleur routinier, faisant paresseusement reposer sa vision dans l'idée d'une ressemblance universelle, dans le génie dont parle Aristote. Nietzsche est-il, sur ce point, aristotélicien?

Transposer consiste à faire voir la ressemblance à soi d'un autre. Que s'agit-il de faire, en faisant voir? S'il s'agit bien d'actualiser la res­semblance à soi d'un être ou d'une chose, il convient alors de laisser

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être la chose à la faveur de la remise en jeu de sa resselnblance à soi dans des comparaisons avec d'autres, et non pas d'intervenir en for­çant la ressemblance. Mais que veut dire « forcer la ressemblance»? Forcer la resselnblance, c'est mettre en évidence qu'une chose ressem­ble à tout, en perturbant le flux de métaphores par une ressemblance généralisée. Il y a, dans un tel forçage, une inversion de la manière dont la ressemblance se voit: un être ne ressernble pas à d'autres, mais tous les autres lui ressenlblent. Et par là, au lieu de ressembler à soi­même, un être ou une chose sont la caricature d'eux-mêmes. Voyons comrnent un caricaturiste de renom, C. Philipon, le directeur de la revue Charivari en fait la démonstration.

En 1834, le directeur du journal satirique fut cité en justice et condamné à une amende pour avoir publié une caricature du roi Louis-Philippe, dont la tête avait été transformée en poire. Pour sa défense, Philipon publia alors dans le journal une séquence de quatre vignettes, où l'on voit d'abord un portrait assez réaliste de Louis-Philippe, suivi de deux autres portraits où, parfaitement recon­naissable encore, sa tête prend une allure piriforme, tandis que la dernière vignette représente une poire dans laquelle quelques traits évoquent un visage avachi, aux bajoues pendantes. Chaque vignette est accompagnée d'une phrase qui cherche à démontrer l'arbitraire du jugement, lequel repose justement sur le principe selon quoi tout ressemble à tout. En effet, la première vignette, qui ressernble à Louis­Philippe, mais n'est pas une caricature, ressemble à la suivante, qui ne l'est pas non plus, qui ressemble à la suivante, qui ressemble à la poire finale. Voici les phrases qui accompagnent chaque vignette, ainsi que la conclusion de la démonstration: « 1. Ce croquis ressemble à Louis-Philippe, vous condamnerez donc! 2. Alors il faudra condam­ner celui-ci, qui ressemble au premier. 3. Faire condamner cet autre, qui ressemble au second. 4. Et enfin, si vous êtes conséquent, vous ne sauriez absoudre cette poire, qui ressemble aux croquis précédents. » Philipon termine ainsi: « Ainsi, pour une poire, pour une brioche, et pour toutes les têtes grotesques dans lesquels le hasard ou la malice

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aura placé cette triste ressemblance, vous pourrez infliger à l'auteur cinq ans de prison, et cinq mille francs d'amende! Avouez, Messieurs, que c'est là une singulière liberté de la presse 13! » La démonstration de Philipon consiste ainsi à produire une chaîne de dessins intermé­diaires dont chacun ressemble au suivant, sans que pour autant le premier de la chaîne ressemble au dernier. Et ces quatre vignettes suf­fisent à prouver que n'importe quelle représentation peut faire figure de caricature injurieuse, car des dessins intermédiaires peuvent relier n'importe quelle représentation à n'importe quelle autre.

Parce que le caricaturiste possède l'art de forcer la ressemblance, il sait que le principe que tout ressemble à tout est une fiction. C'est le caricaturiste qui, usant localenlent de la ressenlblance forcée, veille à ce que celle-ci ne prenne pas une dimension universelle. C'est, autre­ment dit, le caricaturiste qui est à rnême de séparer deux régimes bien distincts de la ressemblance: la ressemblance forcée - dont il a fait sa profession - et la ressemblance qui ne se force pas, justement, et qui ne supporte pas d'intervention.

On dira ainsi qu'à l'inverse du caricaturiste, le génie est l'agent de la mise en acte de la ressemblance. À ce titre, le génie est l'opéra­teur de la synesthésie. Mais cette opération se distingue rigoureuse­ment d'une construction ou d'une fabrication. La ressemblance à soi ne s'invente pas, et il s'agit ici d'opposer deux « opérations ». Lune consiste à forcer la ressemblance à être ressemblante en fixant celle-ci de manière à ce qu'un être devienne un centre attractif de ressemblan­ces: tout lui ressemble, dès lors que la chaîne idoine d'intermédiaires est fàbriquée. Il s'agit là d'une ressemblance garantie d'avance par le principe de la ressemblance universelle. On se contentera de produire de toutes pièces les intermédiaires qui mettront en évidence cette ressemblance. En d'autres termes, l'opération de la ressemblance uni­verselle consiste à inventer de quoi rendre visible cette ressemblance

13. On trouvera notamment la reproduction de cette planche dans l'ouvrage de E.H. Gombrich, L'Art et l'illusion, Paris, Phaidon, 2002, p. 291.

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universelle. Mais, paradoxalement, le principe selon quoi tout res­semble à tout suppose une indéfectible adéquation à soi de chaque chose: la ressemblance s'invente non pas à partir de la remise en jeu de l'identité d'une chose, mais de la fabrication des intermédiaires par quoi s'avère que telle ou telle chose lui ressemble.

L autre mode de la ressemblance consiste, tout différemment, dans le travail infini de la transposition, par lequel un être vérifie à chaque métaphore qu'il ressemble à tel autre. La n1étaphore est précisément ce par quoi s'effectue la comparaison avec un autre. En effet, la res­semblance n'est pas garantie a priori, mais procède d'une compa­raison. Parce que la mise en acte de la ressemblance à soi a lieu à la faveur d'une comparaison, ce qu'est une chose est à chaque fois relnis en jeu par la puissance/mise en acte de l'autre chose à quoi elle est comparée: la ressemblance est toujours en acte, jamais achevée.

Le premier mode opératoire est de l'ordre de l'administration de la preuve, le second de l'ordre de l'effectuation provisoire. Le génie est ainsi l'opérateur de ce dernier mode de ressemblance, et son « opéra­tion » consiste non pas à produire des intermédiaires entre une chose et tout ce qui lui ressemble, mais à être l'intermédiaire entre une chose et d'autres à qui elle ressemble. Le génie est par là celui qui fait voir ces autres par quoi paraît la ressemblance à soi d'un être ou d'une chose. Son« opération» ne consiste qu'à entremettre, pour ainsi dire, ces autres avec cet être ou cette chose. Ainsi, l'opération du génie est de l'ordre de l'attention productive, de la vigilance créatrice.

*

Le génie a donc une fonction d'intermédiaire, ou d'entremetteur. Nietzsche s'écarte, par là, de la notion d'invention 14 que l'auteur d'un

14. Le terme « génie» renvoie, il est vrai, à la nature et à la naissance. Mais l'usage, surtout depuis le XVIIIe siècle, associe au génie l'idée d'invention. Par exemple, Voltaire dit: {( Ce terme de génie semble devoir désigner non pas indistinctement les grands talents, mais ceux dans lesquels il entre de l'inven­tion. » Dictionnaire philosophique, art. « Génie ».

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trope pourrait contenir. Nous pouvons ainsi cornmencer à décrire la torsion que Nietzsche opère en disant que si les sens possèdent, chez lui, le rôle du génie, cela n'en fait pas des artistes pour autant. Il convient par là de questionner la nature de la perception en tant que, chez Nietzsche, la mimesis synesthésique est prise en charge par les sens. Une perception produit des métaphores, rnais il s'agit justement d'essayer de penser une telle production à l'écart du modèle existant de l'opération artiste, laquelle sera redéfinie en fonction de l'acte per­ceptif En quoi consiste celui-ci?

Excitation perçue - maintenant répétée en de nombreuses métaphores, faisant

affluer des images apparentées tirées des differentes rubriques. Chaque per­

ception entraîne une imitation multiple de l'excitation, mais transposée dans

différents domaines.

Excitation ressentie transposée à des nerfs voisins où elle est répétée par trans­

position, etc. Il s'opère une traduction d'une impression sensorielle à une

autre: il y a des personnes qui voient quelque chose ou savourent quelque

chose à l'audition de certains sons. Phénomène tout à fait général 15.

Nietzsche analyse ici la manière dont, spécifiquement, une percep­tion ressemble à soi. Sentir consiste, avons-nous vu précédemment, à faire voir la ressemblance à soi de la chose perçue. Ainsi, une chose nous paraît non pas en fonction de nos conditions subjectives de connaissance, mais en fonction des manières, actualisées par la per­ception, selon lesquelles une chose ressemble à soi-même. Pour cela, les sens perçoivent en faisant des métaphores. Mais ce n'est pas en cette seule opération que réside la mimesis synesthésique. Car sentir consiste aussi à imiter, et non pas seulement à (faire) voir la ressem­blance à soi d'une chose. Telle chose dont les sens font apparaître la ressemblance à soi, ils l'irnitent également.

15. Nietzsche, Œuvres Lomplètes II, op. tit., p. 241. Traduction légèrement modifiée.

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Comment donc les sens s'y prennent-ils pour imiter, et par là res­sembler à soi? Leur acte - la perception - a ceci de spécifique: il a pour fonction de faire voir la ressemblance à soi des choses perçues. Pour cela, les sens transposent. Or, pour faire voir leur propre ressem­blance à soi, il s'agira de procéder cornme ils le font pour n'irnporte quelle chose perçue. Ainsi, lorsqu'il s'agira de produire leur ressem­blance à soi, c'est-à-dire d'imiter, les sens vont transposer. Le fragment que nous venons de transcrire décrit justement de quelle manière, à la faveur même des transpositions, le sentir ressemble à soi dans ses répétitions synesthésiques. En effet, en transposant l'excitation, la perception proprement dite se répète soi-rnême, en faisant venir à elle des perceptions apparentées (cornparables). De celles-ci, on peut ainsi dire qu'elles sont tout à la fois des métaphores de la chose perçue et des métaphores de la perception comme telle. Ces perceptions appa­rentées produisent d'une part la ressemblance à soi de la chose perçue, et d'autre part la ressemblance à soi de l'acte des sens.

Imiter consiste, avions-nous dit, à produire sa propre ressem­blance à soi. Mais on voit ici que produire une telle ressemblance se confond avec l'acte de produire la ressemblance à soi de ce qui est perçu. Les perceptions en tant que transpositions de la chose perçue et les « images apparentées» en tant que transpositions de la perception sont les mêmes. C'est à chaque fois à l'occasion de leurs transpositions que les sens imitent. Lécart que leur cornpa­raison d'une chose perçue avec d'autres effectue correspond très exactement à cet écart à soi que les sens effectuent en « faisant affluer» des perceptions lointaines, mais comparables entre elles. Les transpositions procèdent des comparaisons d'un être ou d'une chose avec d'autres, et sont les perceptions par quoi chacune d'entre elles établit sa ressemblance avec soi par comparaison. C'est ainsi que Nietzsche décrit la synesthésie, en indiquant ensuite son carac­tère « tout à fait général ». La synesthésie est constitutive de toute perception, et par extension des sens eux-rnêmes, qui ne peuvent sentir qu'en synesthésie.

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Imiter et transposer sont un seul et même acte dans le cas du sen­tir, et distingue la perception de tout autre phénomène, chez qui ces deux actes sont bien distincts 16. L'acte de transposition n'est ainsi pas réservé à la perception, laquelle se caractérise seulement par le fait d'accomplir sa ressemblance à soi à la faveur du même acte que celui par lequel elle fait voir celle d'un autre. C'est même précisément cette co'incidence de deux actes ordinairement distincts qui définit ce que nous cherchions à cerner, à savoir la mimesis synesthésique. En quoi consiste-t-elle? On aurait pu croire, d'abord, que la transposition est le propre de la ressemblance, mais que c'est précisément en faisant comme un autre (en imitant) que les sens accornplissent leur acte propre (transposer). Or, la mimesis synesthésique ne consiste pas en une telle forme de torsion sinlple. Elle réside bien plutôt dans le fait que se concentre en un acte unique ressemblance à soi de soi-même et ressemblance à soi d'un autre. C'est donc bien cette mêrneté de deux pluralités que met en acte la perception -la pluralité de la res­senlblance innombrable des sens, de chacun et de chaque chose, avec soi - qui signale que c'est elle, la perception, qui fait advenir, voire constitue, le « cercle» aisthésique 17.

Concrètement, cela signifie que la perception fonctionne comme la poésie, ce qui n'implique absolument pas que la perception ait le

16. Il serait d'ailleurs intéressant, et même nécessaire, d'analyser à l'occasion du présent propos com­ment la théorie nietzschéenne de la perception implique que n'importe quoi puisse ou bien transposer - faire voir la ressemblance à soi d'une autre chose - ou bien imiter - ressembler à soi. Une telle analyse est appelée par le problème tel que nous l'avons circonscrit et traité, mais ne pourra prendre place ici. Concernant l'imitation telle que Nietzsche la conçoit ici, nous signalons qu'il serait fécond de la mettre en rapport avec la théorie benjaminienne de l'imitation. Nous pensons en particulier à certains textes d'Enfonce berlinoise ainsi qu'au texte intitulé « Sur le pouvoir d'imitation» dans lesquels, à partir d'exemples tirés du mimétisme joueur des enfants, Benjamin fait voir que la ressemblance à soi s'actua­~ise dans l'imitation, et notamment dans l'imitation de choses. 17. Chez Nietzsche, il se trouve que ce sont les sens qui prennent en charge la suppléance mimétique. On remarquera tout d'abord que cela rend radicalement impossible de songer encore à un engendrement des sens par eux-mêmes, car non seulement c'est par une opération technique qu'ils adviennent -la mimesis synesthésique en tant que transpositionlimitation - mais la teneur de celle-ci implique d'autres que soi. Pour les sens en tant que suppléance mimétique, leur ressemblance à soi se confond avec la ressemblance à soi des choses perçues. Ainsi, 1'« auto» de la production des sens se trouve-t-il brisé en deux points.

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monopole de la métaphore. Laspect dont, bien plutôt, elle a l'ex­clusivité, réside, comrne nous venons de le voir, dans la coïncidence en un acte unique du f~lÏt de voir les ressemblances d'autres cho­ses et de la rnise en acte de la sienne propre, autrement dit dans la synesthésie. Ainsi, sentir n'est pas l'acte d'une faculté donnée, qu'on perfectionnerait par l'exercice; mais sentir ne cesse de se rernettre en acte à partir de la remise en acte de ce que sont les choses. Une perception s'éprouve à travers toutes les autres perceptions auxquelles elle ressemble, et ceci a lieu par les transpositions qu'elle effectue. C'est, autrement dit, à la faveur d'une double rnétaphorisation qu'a lieu l'acte de sentir. Si par là sentir ne s'arroge pas le rôle dévolu à la poésie, mais qu'il le partage, la distinction des sens et du sens s'en voit brouillée. Sensible et intelligible ne sont alors plus deux éléments hétérogènes l'un à l'autre, mais il y a des régimes hétérogènes les uns aux autres de sensibles sensés, de sens sensibles.

C'est une telle spécificité du sentir qui nous conduit à faire l'hy­pothèse que mettre les sens au centre du cercle aisthésique - et non pas l'art - était susceptible de brouiller la différence entre le sensible et l'intelligible, et par là de rejouer le rapport des sens et des arts. Qu'à l'inverse, mettre l'art au centre du cercle tendait à reconduire le privilège de l'intelligible sur le sensible. Pour tenter de montrer cela, voyons comment Nancy, vers la fin de son analyse, élabore le rapport des arts et des sens. Son analyse porte sur la poésie, que son équivocité (la poésie référant aussi bien au sens qu'à la production technique) rend particulièrement favorable à remettre en jeu le rapport entre les sens et le sens, tout en faisant un clin d' œil, on le notera, à l'ancien privilège de la poésie dans la hiérarchie des arts classiques. C'est bien pourquoi l'analyse de Nancy prend son départ chez Hegel. Hegel a en effet fonnulé la contradiction féconde de la poésie qui, d'un côté, porte le sensible à son exténuation, et d'un autre côté fait du sensible une finalité en soi. La poésie est ce qui d'une part conduit l'art jusqu'à son dépassement dans la pensée, et qui d'autre part assume plus que tout autre art la pluralité et l'extériorité sensible. Nancy introduit son

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analyse ainsi: « ... la pluralité sensible et technique des arts engage le sens intelligible. Et c'est ainsi qu'il y a un art, ou plutôt, à nouveau, des arts du sens intelligible, c'est-à-dire des arts du langage, auxquels en mêrne temps tous les autres arts touchent selon des modalités qui font irrésistiblement tenter de les entr' exprimer sous la catégorie de "poé­sie". Avec la prévalence ou la domination sans cesse reconduite de la "poésie", et d'une "poésie" (Dichtung) plus essentielle que le "poème", on assiste simultanément à la reconduction des arts sous l'unité d'une pure production du sens et à la dis-location sensible du sens 18. »

La question du rapport des arts et des sens revient alors à poser celle du sensible de l'intelligible et de l'intelligible du sensible. Lisons-le: « Le sens (sensible) ne sent que s'il s'oriente sur un objet et qu'il le fait valoir dans un contexte significatif, inforrnatif ou opératoire; réci­proquement, le sens (intelligible) ne fait sens que s'il est, comme on dit, "perçu" », et « le rapport intuitif ou perceptif au sens intelligible a toujours cornporté, chez l'être fini en général, une irréductible récep­tivité » [J. Derrida, Khôra, p. 62]. Le sens (sensible) fait sens (intelli­gible), il n'est même que cela, l'intellection de sa réceptivité conlIne telle; le sens (intelligible) se sent, il n'est même que cela, la réceptivité de son intelligibilité [ ... ] De là deux questions indéfinirnent croisées ou plus, incrustées l'une dans l'autre: quelle est l'aisthesis de la signi­fiance, quel est son organe récepteur et quelle est sa sensation, quel goût a le sens et pour quelle langue? Quelle est la signification du sen­sible, par quelle voie rnène-t-il vers son intelligibilité? Double ques­tion technique où le sens se dernande à lui-même sa propre condition de production, mais où il se demande ainsi lui-rnênle, tendu vers sa propre activité comme vers la réception de sa propre réceptivité, vers un logos qui serait le pathos du pathos 19. »

Or, la question du sensible du sens, de ses « organes récepteurs »,

ne nous semble justenlent pas symétrique à celle du sens du sensible.

18. J.-L. Nancy, Les Muses, op. cit., p. 52. 19. Ibid., p. 54-55.

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Notons par exemple à ce propos que la « double question technique» porte proprement sur la réceptivité de l'activité d'intellection du sens. Il s'avère ainsi que la question de l'intelligibilité du sensible semble aller de soi - Nancy se comporte à cet endroit comme si la phénomé­nologie avait réglé la question. Et toute son inquiétude philosophique porte sur la sensibilité du sens. [interrogation porte ainsi largement sur le sens et ses propres conditions de possibilités. On peut alors avoir l'impression, en le lisant, que la question de l'aisthesis est au fond seu­lement celle de l'aisthesis du sens, et que l'intelligible porte, en somme, presque toute la charge de la question du rapport des arts et des sens.

Nous avons émis l'hypothèse que c'est d'avoir mis l'art au centre du cercle aisthésique, et par là, de manière parfaiternent conséquente, d'être tombé sur la poésie pour définir le rapport entre les arts et les sens qui a écrasé la problénlaticité en jeu dans la mise en question d'un tel rapport. En effet, quels que soient les infléchissements, voire les torsions, dont on affecte le concept et la chose « poésie », dont les ressources sensibles et sensées sont indéniables, il n'est pas possible de surmonter le primat du langage qui se tient en elle et en dehors d'elle. [inévitable place que tient la poésie si l'on traite le cercle aisthésique ainsi que le fait Nancy, reconduit le privilège du sens sur les sens, et surtout, laisse intacte l'association du langage et du sens, que défait au contraire la perception synesthésique.

Certes, Nancy dira que « la subsomption poétique ou poétisante s'avère en soi hétérogène. Le lieu ou la forme où l'art viendrait tou­cher à son essence ne peut être que le partes extra partes des Inondes artistiques. La poésie nomme son propre dehors, ou le dehors comme le propre: les sens du sens 20 ». Mais la puissance synesthésique de la poésie qui, du coup, est capable de se substituer à l'art au centre du cercle aisthésique 21

, entraîne avec elle une certaine détermination de la question du rapport du sens et des sens. Ici encore, ainsi que nous

20. Ibid., p. 57. 21. C'est ce que dit très explicitement Nancy en désignant la poésie comme pars pro toto de l'art, ce qui nous confirme que c'est bien la poésie qui fait paraître/constitue le cercle aisthésique.

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l'avions déjà noté précédernment, ce qui est en question, c'est l'ais­thésie du sens, qui vise à comprendre le mode de pluralité du sens: «Alors, le sens est multiplement unique, et uniquement multiple. [ ... ] Pas plus, en effet, qu'il n'y a de sirnple extériorité des sens, sinon par abstraction plutôt grossière, et pas plus qu'il n'y a, d'autre part, homologie d'une distribution des arts et d'une distribution des sens [ ... ], pas plus il ne peut y avoir de multiplicité sirnple qui viendrait à la place du Un. Il faudrait plutôt dire que la multiplicité expose multiplenlent l'unité 22. »

On pourrait ainsi dire que c'est parce que la poésie subsume les arts que la complicité du sens et du langage, confirmée et renforcée, concentre tout l'enjeu sur l'aisthesis du sens. Or justement, il nous a semblé que la détermination de la mimesis comme mimesis synesthési­que rejouait la question de savoir comment les mots et le sens se font l'un l'autre, que sens et langage avait là l'occasion de se dissocier, et d'entretenir un rapport inédit avec les sens. Il semblerait que Nancy reste, sur le rapport de cet aspect de la question esthétique, hégélien. Quelles sont alors les conséquences qu'il y a à mettre, comme le fait Nietzsche, les sens au centre du cercle:

« Il Y a en nous une force qui nous fàit percevoir avec plus d'intensité les

grandes lignes de l'image spéculaire, une force qui accentue le rythme égal en

dépit même de l'imprécision réelle. Ce doit être une force artistique. Car elle

crée. Son principal procédé est d'omettre, de ne pas voir, de ne pas entendre.

Elle est donc antiscientifique: car elle ne porte pas un égal intérêt à toute

perception.

Le mot ne renferme qu'une image, d'où se tire le concept. La pensée compte

donc avec des grandeurs artistiques.

Toute classification est une tentative pour parvenir à l'image.

Nous avons un rapport superficiel à tout être véritable, nous parlons le lan­

gage du symbole, de l'image: puis nous ajoutons quelque chose au moyen

22. Ibid., p. 58.

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d'une force artistique, en renforçant les traits principaux et en oubliant les

traits secondaires23• »

« Le rnot », dit Nietzsche, « ne renferme qu'une image, d'où se tire le concept ». Un rrlOt n'est pas le signe d'un concept, mais contient une image, et par là fournit la matière pour un concept. Nietzsche met-il par là le langage du côté du sensible, et non du sens? La réponse à cette question n'est pas sirnple, si l'on en juge par la teneur du fragment. En effet, qu'est-ce qu'un concept? Nietzsche semble ici reprendre la définition ordinaire du concept, mais non du tout l'opération qui y mène. Un concept, c'est un ensernble de traits principaux qui peuvent s'appliquer à un grand nombre de choses. Mais un concept ne procède ni de la saisie intellectuelle de ces traits principaux, ni d'un processus analytique qui les abstrait des innom­brables choses qui les comportent. Un concept, tout différemment, naît d'une force artiste.

Or, que fait exactement une force artiste? Elle accentue des traits, en érrlousse d'autres. Elle voit davantage certains aspects, n'en voit plus du tout d'autres. Dans le fragment précédent, Nietzsche dit que « l'art repose sur l'imprécision de la vue. De même pour l'oreille, imprécision dans le rythme, le tempérament, etc., c'est encore là-des­sus que repose l'arf4. » :Lart, au fond, procède comme la perception, mais à la puissance supérieure. Il tire parti de l'imprécision sensorielle en faisant percevoir avec plus d'intensité les grandes lignes, en effa­çant les lignes f~lÎbles.

À partir de là, nous pouvons dire que l'art est, chez Nietzsche, la fonction intelligible du sensible. Mais est-ce là une simple inversion de la thèse de Nancy qui faisait de l'art la fonction sensible de l'in­telligible ?Non, car sensible et intelligible ne conservent pas identi­quement leur fonction respective. Ici, en effet, l'intelligible procède

23. F. Nietzsche, Œuvres complètes II, op. rit., p. 194. 24. Ibid.

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d'une force artiste, laquelle est sensible. C'est rIlême précisérnent à l'intelligible que Nietzsche attribue le qualificatif d'antiscientifique. Car l'intelligible est fait de « grandeurs artistiques », lesquelles sont une exagération des quantités sensibles. Nous avions noté en passant que, chez Nancy, le sensible est toujours déjà intelligible. Or, chez Nietzsche, l'intelligible est à l'image du sensible - consiste en l'exa­gération du sensible. À ce titre, le sens n'est autre chose, par rapport aux sens, que l'aggravation des traits principaux que ceux-ci nous font percevoir. On sera presque tenté de dire que l'intelligible est la caricature du sensible ...

Mais, à la différence du principe de la ressemblance universelle -principe de la caricature lorsque l'intelligible est séparé du sensible -la pratique de l'aggravation du trait empêche justement la fonction intel­ligible du sensible de fixer la ressemblance. « Toute classification est une tentative pour parvenir à l'image » ... à l'image, c'est-à-dire à la chose en tant qu'elle ne cesse de ressembler à soi, la classification devenant par là un processus supplémentaire de cOillparaison avec d'autres. Lintelligible procède ainsi d'une force artiste appliquée aux perceptions.

Une telle conception empêche de faire du langage le privilège de l'intelligible, parce que langage et intelligible sont chacun des forma­tions artistes du sensible. Dès lors, l'art - la poésie - n'a pas à charge de montrer qu'il y a un sensible du sens. Et l'on peut se dégager, afin de penser la non-séparation du sensible et de l'intelligible, du prin­cipe d'origine hégélienne par lequel l' art tout à la fois spiritualise le sensible et rend l'intelligible sensible. L'art, tout différemment, est la force qui tire l'intelligible du sensible, force qui ne rend pas tant le sensible intelligible qu'elle ne contraint, dans un rapport d'écart et d'extériorité, à l'incessante comparaison de ce qu'on appelle le sensi­ble avec ce qu'on appelle l'intelligible.

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1.

NANCY ET LA TECHNOLOGIE

Erich Hürl

« Un autre sens de l'existence, et de ce fait, un autre sens de la "technique" »

« La "question de la technique" n'est rien d'autre que la question du sens aux confins. »

Jean-Luc Nancy

La pensée du sens développée par Jean-Luc Nancy porte à l'ex­pression une urgence majeure, une urgence à laquelle cette pen­sée répond, dont elle rend compte avec fidélité, et qui finalement explique pourquoi cette pensée est aussi fortement contemporaine. Lanalyse de la déclosion, de l'ouverture et de l'extériorisation du sens sur laquelle Nancy, au plus tard depuis L'oubli de la philosophie et jusqu'à aujourd'hui, consacre toute son attention dans une réflexion sans cesse renouvelée, ne trace rien de moins que les contours de notre situation actuelle au sein de l'histoire du sens. Mêrne s'il s'agit, dans ce qu'il releva d'abord sous le nom de « dérive du sens », d'un processus de longue durée, à l'origine déjà ancienne --- un processus de déclos ion, d'ouverture et d'extériorisation qu'il s'est finalement mis à décrire cornme celui de la déconstruction du christianisme -- il n'en reste pas moins que nous sommes les premiers à pouvoir lire et connaître ce processus.

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Nancy lui-même est parfaitement conscient du moment histo­rique inouï dans lequel prend place son questionnernent du sens: « Notre temps est celui où il est urgent que l'Occident - ou ce qu'il en reste - analyse son propre devenir, se retourne sur sa propre prove­nance et sur sa trajectoire, et s'interroge sur le processus de décornpo­sition du sens auquel il donne lieu 1. » Mais de quelle urgence s'agit-il exactement, qui nous force, nous Occidentaux, à une telle analyse de nous-mêmes, et nous place de la sorte devant la loi de notre devenir? D'où provient cette injonction de concevoir la déclosion, l'ouver­ture et l'extériorité cornme des fonnes et des moments essentiels de l' occidentalité, qui aura consisté, en dernière analyse et prise dans sa totalité, en une longue « décomposition du sens» ? Est-il possible de nommer une scène principale de cette dérive et de cette décompo­sition du sens, en lesquelles il convient de voir aujourd'hui, contre la conception traditionnelle que la métaphysique a d'elle-nlême, le signe distinctif de l' occidentalité? Existe-t-il une autre scène du sens sur laquelle le processus du sens en tant que tel prendrait forme, et à laquelle l'histoire du sens elle-rnême devrait ses manifestations les plus décisives? Une autre scène où auraient lieu l'inauguration et l'ouverture sans cesse répétée de l'histoire du sens, et qui donnerait à penser quelque chose comme l'inconscient de cette histoire du sens?

La thèse que nous aurons à développer dans ce qui suit consiste à poser que ce qui caractérise notre époque, c'est précisénlent l'ouver­ture telle qu'elle est opérée par la machine, ainsi que l'irruption de l'extérieur sous les traits de la machine, qui exigent de nous une pen­sée de l'ouverture et de la déclosion, et une redéfinition de l' occiden­talité comme processus d'ouverture et de déclosion 2. Si notre époque

1. Jean-Luc Nancy, La Déc/osion (Déconstructioll du christianisme Ij, Paris, Galilée, 2005, p. 49.

2. Cette thèse touche, sinon à l'impensé, du moins peut-être à l'oubli propre à la pensée de Jean-Luc

Nancy, alors même que l'objet de cet oubli est sans cesse sur le point de se révéler comme le noyau de cette

pensée extraordinairement vive, et de faire ainsi ressortir son extrême actualité. Il y a quelques années, j'ai parlé peut-être un peu rapidement de 1'« oubli de la technique» dont Nancy serait coupable, ce contre

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est celle d'une décomposition du sens, et qu'elle porte en tout lieu les marques de celle-ci, c'est parce qu'elle est l'époque de la machine et que la machine elle-même est la décomposition du sens - ou à tout le moins la décomposition du sens dans sa forme traditionnelle (c'est-à-dire du sens dans le sens dont nous avons hérité, du sens tel qu'il se lllanifeste dans et cornme la culture de la signification et de la représentation), voire même, peut-être, finalement, la décomposition comrne sens et structure du sens eux-mêmes. Si, depuis l'origine, la machine et la technique ont été en Occident le nom que l'on donnait à cet extérieur à la réputation douteuse, le nom donné au devenir, à l'accidentel, à tout ce qui met en danger le travail vivant de la pro­duction de sens, à tout ce qui sans cesse se situe à la marge de l'ordre de la culture du sens, à tout ce qui se meut au bord du gouffre du non-sens, de l'insignifiant et de l'irreprésentable en soi, l'entrée en force de la rnaèhine au cœur même de la culture du sens, son appa­rition soudaine au sein de notre mode d'être nous oblige quant à elle à repenser l' occidentalité et à réviser profondément la concep­tion que nous avons d'elle. Cette dérive du sens, qui équivaut à un renversement de la situation de la culture du sens, est l'un des traits caractéristiques de notre époque, et nous place devant la difficile mais nécessaire tâche de redéployer notre histoire, de la travailler, de la perlaborer en allant à l'encontre des lieux cornrIluns de la culture du sens occidentale. Ce mouvernent de fond qui modifie notre situation historique, et qui, pour parler avec Heidegger, trace le schéma de notre nouvelle position fondamentale, je l'appelle déplacement tech­

nologique du sens 3•

quoi, à juste titre, il fut amené à protester (cf mon article {( The unadaptable fellow. Notes sur Günther

Anders et la question de la cybernétique », in Tumultes 28-29 (2007), p. 341-362). J'avais alors totale­

ment négligé l'économie exacte de cet oubli et le fait que cet oublié lui-même exige incessamment d'être

porté à l'expression, s'avérant constituer l'un des aspects centraux de la pensée nancyéenne du sens. Seule la relecture à laquelle son objection m'obligea, et dont je fais part ici des premiers résultats, me permit de

constater que son œuvre est sans cesse située au seuil d'un redéploiement de la question de la technique.

3. Cf mon article {( Du déplacement technologique du sens », in Rue Descartes 64 (2009), p. 50-65. Je

remercie Boyan Manchev de m'avoir donné là l'occasion d'approfondir cette question fondamentale.

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La pensée de Nancy, et tout particulièrement son projet d'une déconstruction du christianisme, avec ses motifs centraux de l'ouver­ture et de la déclosion, s'inscrit dans l'espace constitué par cette césure historique, et y reçoit toute son acuité. Si, cornme l'affirme Nancy, il y a incontestablement un « sens positif» dans le fait « que la ques­tion du sens soit de nouveau posée », sans que pourtant « le mode, la nature de cette "positivité" se laisse [ ... ] facilement déternlÏner 4 », nous montrerons pour notre part que cette positivité doit être définie comme une déclosion et une décomposition technologiques -- au sens d'une déclosion et d'une décomposition opérées par le biais du pas­sage de la technique à la technologie et par le biais du devenir techno­logique de la technique. C'est le déplacement technologique du sens qui nous assigne une place nouvelle dans l'histoire du sens. C'est lui qui est en grande partie responsable du fait que nous n'ayons « rien à faire avec les déterminations du sens que notre passé ancien ou récent peut nous représenter 5. »

Le déplacement technologique du sens, pour caractériser de rnanière encore sommaire cette mutation historique, ne consiste pas en un simple déplacement vers un sens technique, qui occuperait désor­mais, en lieu et place du sens religieux, moral, politique, économi­que, ou de quelque autre sens que ce soit, le centre de la culture du sens, et disposerait désormais de tout pouvoir sur la constitution du sens. Le fàit que la machine, à travers le déplacement techno­logique du sens, fasse irruption au cœur de la culture du sens, ne signifie pas que la technique soit désormais notre nouveau sens et que nous vivions, pour le meilleur et pour le pire, dans un monde technocratique. Car le lieu qu'occupe la technique dans la culture du sens n'est pas le seul à s'en trouver rnodifié; l'est aussi le sens de la chose technique, le sens du technique, ainsi que le sens du sens

4. Jean-Luc Nancy, L'Oubli de la philosophie, Paris, Galilée, 1986, p. 12.

5. Ibid.

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lui-même. Du f::üt de ce passage de la technique à la technologie, la technique n'est plus un instrument, un outil ou un organe, non plus un moyen à disposition d'un sujet en vue d'une fin particulière: elle n'est donc plus une prothèse servant à une quelconque produc­tion subjective. Par-delà tous les modèles traditionnels de la raison instrumentale, qui appartiennent à l'ère de la signification et à son régime spécifique du sens représentatif, et contrôlent l'interprétation de la chose technique, la technique devenue technologie doit être comprise comme un agencement complexe et ouvert d'hornmes, de choses et de machines. Sous les traits du nouveau mode d'être de la machine, l'extérieur surgit sur la scène du sens et cornme scène du sens, alors que ce dernier semblait jusqu'à présent relever plutôt d'un travail de l'intériorité et du théâtre de l'intentionnalité. Le déplace­ment technologique du sens expose dans et comme le passage de la technique à la technologie le problème et la question du sens en tant que tels, c'est-à-dire en tant que problème et question de l'initiale et inéluctable extériorité, supplémentarité, prothéticité et ouverture de l'homme. Il montre - c'est ce qu'a bien vu Heidegger dès Sein und Zeit - le sens comme renvoi multiple, comme extérieur formé par l'ensemble des renvois qui sans cesse s'échappent vers l'extérieur, vers un par-delà qu'ils finissent même par dépasser. En d'autres termes: le déplacement technologique du sens transforrne le sens du sens lui­même, il révèle sa structure originaire de machine et d'agencement située au-delà du dornaine de cette signification qui restreint tout sens, et dont elle constitue précisément le dépassement et le débor­dernent. Il met en lurnière la technicité originelle et le machinisme essentiel du sens, et révèle son inéluctable transitivité.

Le déplacement technologique du sens transforme de cette manière, en même temps que le sens de la technique et que celui de la machine, le sens du politique, du scientifique, du social, mais aussi le sens des beaux-arts. Car tous ces vastes champs de constitution du sens que l'Occident, à l'instant de sa genèse, inscrivit dans l'ordre de la signi-

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fication et de la production de signification, participent eux aussi de cette situation nouvelle dans laquelle nous nous trouvons au sein de l'histoire du sens, et font apparaître des extériorités, et des modèles de signifiance avant toute signification, tout à fait fondamentaux. Contre l'affirmation centrale de la culture du sens traditionnelle, qui consiste à voir dans le sens et la technique deux contraires absolus, le contexte actuel d'une radicalisation de la présence de la technolo­gie fait apparaître précisément, et ce de manière globale et sous des formes qu'il nous reste encore à déchiffrer, le lien inéluctable qui les unit, le fait que leur différence n'est en rien une opposition. Le dépla­cement technologique du sens scande notre sortie de l'époque de la métaphysique comme ère de l'intériorité du sens à donner et à pro­duire, et marque l'entrée dans l'ère méta-technique, qui est amenée à être celle de l'extériorisation et de « l'absentement du sens» dans sa forme traditionnelle, et qui réorganise l'être, ou plutôt le sens de l'être, dans le contexte de la nouvelle condition technologique.

Cette grande transformation dont nous sommes les témoins est peut-être en son essence l'effet d'un tournant fondamental dans l'his­toire des machines, au cours duquel les machines classiques devinrent des machines post-classiques, et les machines triviales des machines non-triviales6

• Désormais, les caractéristiques décisives des machines ne sont plus la détermination mais l'indétermination, non plus la certitude mais l'irnprédictibilité, non plus la clôture mais l'ouverture, non plus la linéarité rnais la non-linéarité. Une sortie s'opère ainsi du monde clos de la machine mécanique régi par le principe de raison et par le schéma de la cause et de la conséquence, ou du moyen et de la fin. Dans un contexte marqué par les technologies de l'information et la haute-technologie, les catégories directrices jusqu'à présent en vigueur dans le monde technique perdent leur pertinence, et avec elle tout ce qui limitait, contrôlait et schérnatisait le sens de la machine et

6. Cf Erich HürI, " Du déplacement technologique du sens », art. cit., p. 51 sq.

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les formes de vie qui lui correspondent 7. Nous entrons dans ce que Scott Lash a appelé des « fonnes de vie technologiques» (technologi­cal flrms of lift) et dans un monde de « constellations plus ou moins ouvertes» (more or less open constellations) 8. Lash va même jusqu'à décrire le déplacement technologique du sens du sens de la manière suivante: « Dans des formes de vie technologiques, nous donnons du sens au rnonde par le biais de systèmes technologiques [ ... ] Le processus de donation de sens a perdu toute intériorité9• »

Gilbert Sirnondon a analysé de manière particulièrement perti­nente cette évolution décisive dans l'histoire des machines, la décri­vant comme un changement de statut de l'objet technique, qui du statut de minorité passe à un statut de majorité, et l'interprétant comme une vaste conversion dans le champ de la culture du sens, par laquelle l'objet technique ne représente plus l'objet en soi dénué de sens, mais fonctionne comme le point zéro du sens, et comme « une machine ouverte» :

Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il élève le degré de technicité, correspond [ ... ] au fait que le fonctionnement d'une rnachine recèle une certaine marge d'indéter­mination. [ ... ] La machine qui est douée d'une haute technicité est une machine ouverte et l'enselnble des machines ouvertes suppose l'homme comme organisateur perrnanent, comme interprète vivant des machi­nes les unes par rapport aux autres. Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homnle est l'organisateur permanent d'une société

7. Lacan a d'ailleurs bien relevé cette mutation d'une extrême importance, lui qui expliqua au cours de son séminaire II (1954-1955): « Le sens de la machine est en train de changer complètement, pour vous tous, que vous ayez ouvert un bouquin de cybernétique ou pas. [ ... ] Il y a une mutation en cours de la fonction de la machine, qui laisse derrière elle tous ceux qui en sont encore à la critique du vieux mécanisme» (Jacques Lacan, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. 1954-1955. Le séminaire de Jacques Lacan Livre Il, Paris, Seuil, 1978, p. 44 sq.). 8. Scott Lash, Critique o/information, Londres, Sage, 2002, p. 16. 9. Ibid., p. 19: « In teclmological forms o/lift, we make sense o/the world through technological systems. [. .. ] Sense-making loses its interiority. »

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des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin d'un chef d'orchestre [ ... ] Ainsi l'homme a pour fonction d'être le coordinateur et l'inventeur perrnanent des machines qui sont autour de lui. Il est parmi les machines qui opèrent avec lui 10.

La machine ouverte est au centre de notre conversion historico-on­tologique. Elle est la figure centrale et le protagoniste de notre histori­cité, qui, prise dans son entier, est celle de l'ouvert et de l'ouverture.

S'il est possible que le christianisme, pour revenir à cette problé­rnatique, soit « le transcendantal absolu de l'ouverture Il », cornme Nancy en émet l'hypothèse dans l'un de ses textes, peut-être la machine ouverte est-elle pour sa part le transcendantal historique de l'ouverture et de la pensée de l'ouvert elle-même, qui rend nécessaire une telle relecture du christianisme dans le cadre d'une généalogie de l'ouverture. Il revient à nous de penser l'arrivée de la pensée de l'ouverture dont nous sommes les contemporains, de saisir toutes les facettes de son instauration historique et de son historicité - et ce, comme nous allons tout de suite le voir, pour une bonne part aussi et précisérnent dans le cadre et sous les traits d'une déconstruc­tion du christianisme telle que Nancy l'envisage, et plus exactement comme examen à nouveaux frais du problème de la création, que la question de la technique traverse en son milieu. Dans le destin du sens tel que Nancy a cOInmencé à le lire, se croisent en effet les che­mins du christianisme et de la rnachine - ces deux grandes figures de l' occidentalité.

2.

Nancy a bien saisi l'immense portée de la question de la techni­que, et notarnment la signification historique qu'elle revêt pour la

10. Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001, p. Il sq. 11. Jean-Luc Nancy, « La déconstruction du christianisme» (1995), in ].-L. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 203-226, citation p. 211.

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question de l'ouverture et de l'ouvert - une question constitutive de notre situation nouvelle au sein de la culture du sens. La condition technologique est dans ce cadre profondérnent inscrite dans sa pensée du sens, de la même manière que cette pensée, à l'inverse, dépeint la condition technologique avec une force rare. Sans même avoir développé une théorie détaillée de l'histoire et de la philosophie des machines, Nancy conçoit la technique de manière extrêrnement pré­cise conlme ce qui nous confronte brutalement au retrait du fond et au caractère indéfendable du régime de sens qui lui correspond, et ce qui, de facto, déconstruit celui-ci. Il se dirige vers une nouvelle pen­sée du sens, amenée à être toujours également, au moins de manière implicite, une pensée de la technologie, en ce que, loin de nier ou de dissimuler l'absence de fond et de finalité de l'être, elle les intègre en tant que telles à sa réflexion, et leur confère une dignité.

Alors que l'existence dans les registres du sens traditionnel, c'est-à­dire du sens signifiant, ne voit janlais en la technique qu'une « dévas­tation du sol, du 'naturel' et de l'origine », Nancy définit celle-ci dans Les Muses comme « extériorité à soi» et comme « exposition à un manque de sol et de fondement », au sens d'une pensée généralisée du prothétique et de la prothèse 12. La technique est cornprise dans ce texte - de manière tout à fait ambivalente - comrne « déshérence de l'origine et de la fin » et comme « retrait du fond », et plus précisé­ment comme ce qui historiquenlent prépare et propage le retrait du fond tout en le dissimulant par instants. Elle apparaît, de plus - c'est là sa position exacte dans l'histoire --, comme le protagoniste essen­tiel d'un tournant hétérogénétique, qui prépare, voire impose une pensée de la multiplicité et de l'hétérogénéité de mondes. Inscrite dans une pensée des arts et de leur production de sens, se maintenant à distance, par conséquent, mais aussi dans une certaine mesure à

12. Jean-Luc Nancy, Les Muses, éd. revue et augmentée, Paris, Galilée, 2001, p. 50 (comme les citations suivantes).

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proximité de la question de la technique, se dessinent ici les contours d'une pensée de la technique comme dénaturation, défondation et désorientation originaires, telle qu'elle prit fonne plus explicitement quelques années plus tard dans La Création du monde 13.

Le texte tout à fait admirable sur la peinture pariétale qui est inté­gré aux Muses, en particulier, doit être lu comme une discussion de la question de la technique et de sa pertinence au sein d'une pensée de l'ouverture. En effet, 1'« ouverture [ ... ], l'espacement par lequel l'homme est Inis au Inonde, et par lequel le Inonde lui-même est un monde 14 » y est thématisé par le biais du dessin: avant toute sépa­ration entre l'art et la technique, du fait du geste de l'esquisse sans finalité et de l'extériorisation initiale qui se produit sous la forme du dessin lui-même - le geste technique originaire -, apparaît « l'im­possible dehors du monde [ ... ] dans son iInpossibilité 15 ». Le des-

13. La question de la différence et du rapport exact entre l'art et la technique ne cesse de préoccuper Nancy. "Linsistance de la question de la technique est là aussi perceptible, de même qu'est perceptible le fait que cette question apparaisse chez Nancy aussi et précisément sous la forme de la question de l'art et à travers la question de l'art. Ainsi explique-t-il dans « Techniques du présent » (in Le Portique 3 [1999]) : « Il y a donc une double rencontre entre l'art et la technique. La première concerne la non naturalité et l'absence de fin. Cette première rencontre a lieu comme par parallélisme. Mais, en même temps, et c'est plus curieux, plus difficile, il y a une rencontre par superposition. Tour se passe comme si l'art devait être la vérité de la technique: puisque la technique supprime les fins 'éthico-rhéologico-politiques', ou, du

moins, chamboule considérablement l'ordre de ces fins-là, alors l'art vient occuper une position qu'il n'a jamais eue dans aucune civilisation, une position telle que l'on parle de la vérité dans l'art, et où l'artiste prend une place de plus en plus considérable, alors même qu'il ne sait plus du tout quoi faire comme art, puisqu'il n'y a plus aucun canon, aucune règle ni aucun modèle. » La technique, comme l'explique Nancy, est le retrait des fins, elle instaure et impose l'ouvert et l'ouverture lorsque cela est possible, et apprête le lieu de l'art. C'est dans ce contexte qu'il faut lire la remarque suivante, extraite des Muses: « Et sans doute un examen attentif en viendrait-il à montrer qu'une formule du rype 'art et/ou technique' pourrait bien condenser à sa manière l'énigme de notre temps, d'un temps qui se reconnaîtrait pourvu, jusqu'à l'excès, d'une pensée de l'art sans intervention d'art, et d'une profusion de technique sans pensée de la technique» (p. 18). Les temps ont cependant changé depuis que ces lignes ont été écrites, au début des années 1990, comme en témoigne notamment l'apparition d'une nouvelle pensée de la technique. 14. Ibid., p. 122. 15. Ibid., p. 130. Nancy a approfondi la question du dessin et de l'esquisse dans son texte Le plaisir au dessin (Paris, Hazan, 2007), qui accompagna l'exposition du même nom. Seule une analyse patiente permettrait de mettre en lumière de manière plus précise le lien étroit qui unit l'esquisse, l'extériorité et la technicité tel que ce texte le fait ressortir, ce qui dépassemit le cadre de notre présente analyse. Je me

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sin est l'archi-esquisse, l'archi-projection du rnonde, il est son mode d'apparaître originel, mettant en lumière de cette façon le caractère technique originaire de l'apparaître, en mêrne temps qu'il constitue l'archi-trace et l'archi-frayage de toute constitution et formation du monde. Le dessin sur la paroi, comme l'explique Nancy, rompt « la continuité de l'être 16 », inscrit des marques au sein de l'être, l'entaille et le codifie. C'est précisément cela, cette interruption du continuum de l'être que Nancy situe au comlnencernent de l'histoire, qui fut décrit à la fois par Deleuze et Guattari et par Stiegler comrne le signe distinctif de la chose technique, qui consiste précisément en une codification des flux d'être et en une grammaticalisation du flux lui­même 17. Nancy perçoit dès les débuts de la constitution du monde cette technicité qui caractérise avant tout nos modes contemporains de constitution du monde. Ainsi le phénoménologue des médias et de la technologie Vilém Flusser a montré dans quelques-uns de ses travaux, et notamment dans son œuvre posthume Vom Projekt zum Subjekt, cornment le tournant technologique auquel nous assistons signifie l'entrée dans l'ère des codes synthétiques, des pré-images et des projections, et marque la naissance d'une nouvelle donation de sens issue de la technopragmatique de l'esquisse 18.

Le Sens du Monde - un texte clé pour qui veut comprendre le programme de Nancy, qui transparaît là dans toute son originalité­s'attache à faire ressortir le lien étroit qui unit la question du sens et celle de la technique. Un double sens de la technique y apparaît - un

contenterai donc de renvoyer à la phrase lourde de sens par laquelle Nancy concluait son texte, et qui indiquait la direction prise par sa pensée dans un contexte de technologies de la simulation: « Serons­nous capables d'un dess(e)in du monde? » 16. Ibid., p. 127. 17. Sur le rapport entre grammaticalisation et extériorisation cf: Bernard Stiegler, Pour une nouvelle critique de l'économie politique, Paris, Galilée, 2009, p. 43-63. 18. Vilém Flusser, Vom Subjekt zum Projekt, Bensheim/Düsseldorf; Bollmann, 1994, notamment p. 9-27. Dans son article « Eine neue Einbildungskraft » (in Bildlichkeit, éd. par Volker Bohn, Francfort/ Main, Suhrkamp, 1990, p. 115-126), Flusser a analysé la nouvelle imagination, concrète et projective, telle qu'elle prend forme dans le contexte de codes numériques, comme une distanciation de ce « pre­mier geste créateur d'image» qu'est celui de la peinture pariétale.

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sens étroit, qui appartient encore au monde désormais dépassé de la signification, de la production et de l'œuvre, et qui a de la technique l'image dogmatique d'un instrument, et un sens général, qui, thé­matisé ici sous le nom d'« écotechnie », fait tomber les « clôtures de signification» « pour laisser venir du sens, nécessairement inouï 19 ».

Or, c'est la technique elle-rnême qui désœuvre le triple ordre de la signification, de la production et de l' œuvre qui régissait le sens étroit et l'image dogmatique de la technique. Le double sens de la tech­nique mis au jour par Nancy ne serait-ce qu'entre les lignes porte une marque historique distinctive: en efFet, l'apparition récente de la question du sens, l'ouverture et la réouverture du sens en tant que tel, a lieu très précisément dans le passage de la première à la deuxième technique, pour reprendre l'expression de Walter Benjamin, ou, pour le dire autrement, dans le passage de la technique à la technologie 20.

L'extériorité et l'extériorisation ayant conduit à 1'« extériorité néces­saire d'un être-à» - avant Être singulier pluriel (1996) et sa mise en lumière de l'être-avec, l'être-à constitue, en tant que ce qui le prépare, la figure centrale de la réexposition du sens - semblent être d'abord l'extériorité et l'extériorisation de la technique en tant que telle, qui de ce fait n'est plus soumise à l'ancien régime de la signification, de la production et de l'œuvre. Si, comme Nancy le relate de manière extrêmement détaillée et nuancée, nous assistons à l'accomplisse­ment, à la disparition et à l'achèvement d'un certain régime du sens - celui du sens signifié - et que nous sommes dans le même ternps les témoins de l'inauguration d'un autre ordre du sens, du lever du

19. Jean-Luc Nan(:y, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 16l. 20. Benjamin distingue dans la deuxième version de son texte sur l'œuvre d'art entre la première et la seconde technique: tandis que la « première technique» est de constitution instrumentale, et vise à une domination de la nature, la « seconde technique» élargit le « champ d'action », elle conduit hors du cadre ergontologique, et porte des traits clairement désœuvrants et déclosants. Benjamin avait également deviné la portée du déplacement technologique du sens, lui qui explique: un « nouveau collectif, historiquement inouï » a « ses organes dans la seconde technique» (cf L'œuvre d'art à fêre de sa reproductibilité technique (2e version), trad. par Pierre Klossowski, in Walter Benjamin, Gesammelte Schriften l2, éd. par RolfTiedemann, Francfort/Main, Suhrkamp, 1974, p. 709-739, citation (traduc­tion modifiée) p. 717).

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sens avant tout sens, de l'apparaître et du lever du monde en tant que tel, alors cette transformation en profondeur, et en dernière analyse ontologique, qui se produit au cœur mêrne de la culture du sens, est à mettre en rapport avec la violence du désœuvrement technologi­que. Le rnonde serait dans ce cas toujours déjà et inéluctablement un monde technique. Avant et sans la technique, le monde ne pourrait être constitué. :Lapparaître du monde revêtirait déjà en soi un carac­tère technique, le monde ne se lirniterait donc pas à apparaître, mais, plus essentiellement, il « apparaillerait ».21

Le lien étroit, historique et systématique, qui unit le sens et la technique, tel que Nancy l'a révélé, est mis en lumière par un pas­sage du Sens du monde qui exige, de par sa clarté et son acribie, d'être cité in extenso:

« Le monde de la technique, voire le monde "technicisé", n'est pas la nature livrée au viol et au pillage [ ... ] Il est le nlonde devenant monde, c'est-à-dire ni "nature", ni "univers", ni "terre". "Nature", "univers" et "terre" (et 'ciel') sont des nonlS d'ensembles ou de totalités donnés, et de significations arraisonnées, apprivoisées, appropriées. Monde est le nom d'un assemblage ou d'un être-ensenlble qui relève d'un art - d'une techné - et dont le sens est identique à l'exercice même de cet art [ ... ] C'est ainsi qu'un monde est toujours une 'créa­tion' : une techné sans principe ni fin, ni matériau, autre qu'elle-même. Et de cette manière, le sens hors du savoir, hors de l'œuvre, hors de

21. La relecture de la nature fondamentalement spectaculaire de la société qui est faite dans Être singu­

lier pluriel (Paris, Galilée, 1996) laisse entrevoir l'immense portée de la question de l'apparaître tech­nique. Nancy envisage un instant la thèse du caractère strictement technique de la comparution et du caractère technique de l'être-avec lui-même. Il souligne également à cette occasion le fait que le concept instrumental de technique voile peut-être la question de la technique, et pourrait nuire à une pensée de la technique. Dans un passage qui problématise notre incapacité philosophique à penser la nature spectaculaire, hypermédiale et haute-technologique du fait social, il explique: « Nous ne sommes pas capables de nous approprier cette prolifération [technique du spectacle social, E. H.], parce que nous ne savons en penser ni la nature "spectaculaire" [ ... ], ni la nature 'technique' (que nous considérons comme

une instrumentation autonome, sans nous demander si ce nest pas au contraire 'notre' compréhension de

'nous-mêmes' qui trouve ces techniques, qui s'invente en elles, et si la technique n'a pas essentiellement partie

liée avec t'avec" ... ) » (p. 93, je souligne, E. H.).

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l'habitation dans la présence, mais le désœuvrement du sens, ou le sens en plus de tout sens - on voudrait dire, l'intelligence artificielle du sens, le sens saisi et senti tenu par l'art et comme art, c'est-à-dire techné, cela qui espace et qui diffère la phusis jusqu'aux confins du monde. Il ne servira à rien, et il sera même dangereux, de protester contre la main­mise technique sur la nature, pas plus que de vouloir mettre la tech­nique au service des fins d'une "nature" mythique (les "totalitarismes" l'ont fait). Mais il faudra apprendre la "technique" comme l'infini de l'art qui supplée une nature qui n'eut et qui n'aura jamais lieu. Une écologie bien entendue ne peut être qu'une technologie 22. »

Une nouvelle irnage du monde comme « assemblage », « être-en­semble» et « création» au sens fort du terme: telle est la nouvelle conception du monde inhérente à la condition technologique engen­drée par les rnachines ouvertes. Toute écologie, mais aussi toute onto­logie s'avèrent être une technologie. Le devenir-rnonde du monde, qui se réalise en dehors du cadre de la signification, et prend les traits d'une sortie de l'univers du sens donné et de la fin de l'œuvre, est implémenté de manière technologique. Se distançant d'un certain registre de critique conservatrice de la technique - auquel appartien­nent, à n'en pas douter, certains aspects de la pensée heideggérienne de la technique -,Nancy explicite cela de la manière suivante:

La technique aurait-elle à faire avec cet hypothétique passage, si son essence ne doit plus être considérée à la manière dont Heidegger a cru pouvoir le faire (du moins sur le registre le plus connu, et le plus convenu, de son discours), c'est-à-dire comme une extorsion opérée sur la nature, elle-rnênle « arraisonnée» comme « stock », mais d'une tout autre ITlanière, comme in-finitisation de la « production» et de l' « œuvre », ou COIT1ITle « désœuvrement 23 » ?

Le désœuvrement en tant que tel-· une question et un motif qui constituent pour ainsi dire notre destin dans la position nouvelle que

22. Nancy, Le Sens du monde, op. dt., p. 66. 23. Ibid., p. 154.

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nous occupons dans l'histoire du sens, et qui ont marqué de manière tout à f~lÎt décisive la pensée à la suite de Heidegger et au-delà de Heidegger - apparaît cornme l'effet et la tâche de la technologie. Et la pensée du désœuvrelnent elle-rnême appartient à l'ère de la tech­nologie, elle constitue l'expression et même une forme de réalisation du sens à l'ère de la technologie. Les Chroniques philosophiques elles aussi font tout à fait explicitement état du caractère technique du désœuvrement et du caractère désœuvrant de la technique.

La technique possède la nature et la structure de cette déperdition ou perdition indéfinie: elle défait, détruit, déplace, non pour refaire, mais pour déplacer plus loin, ainsi réglée non pas sur le possible mais sur la possibilisation répétée de l'inouï (plus performant, plus infor­n1ant, plus transformant) 24.

Enfin, dans La Création du monde, Nancy a conféré à la technique la position la plus forte qui soit au sein de l'histoire du sens: elle inaugure le monde du sens lui-même, soutient le déplacement initial et originaire du sens, qui devient de ce fait un déplacement techno­logique du sens, et marque ainsi égalernent et surtout la condition de la philosophie 25. Car 1'« ouverture de sens inouï» qui aurait eu lieu par le départ, le retrait et la soustraction des dieux et à l'instant de la naissance de la philosophie provient selon Nancy de la force inouïe de la soustraction, qui précisément est le propre de la technique:

Cette force, à tous égards, est celle de la technique. Derrière ce qui va devenir, en un sens très précis qu'il faudra dégager, techno-Iogie, il y a un enselnble de techniques comme celles du fer puis celles du com­merce (aussi bien du côté de la comptabilité que du côté de la navi­gation), celles de l'écriture ou celles de l'urbanisn1e. Avec ce mornent dans l'histoire des techniques, il se produit comme le passage d'un

24. Jean-Luc Nancy, Chroniques philosophiques, Paris, Galilée, 2004, p. 60.

25. Si, dans L'Oubli de la philosophie, un chapitre central de l'histoire du sens apparaît déjà sous le titre

de ({ Déplacement du sens» (p. 63 sq.), et si l'histoire du sens y est décrite comme se produisant sous la

forme de ce déplacement, s'inaugurant seulement par ce déplacement du sens, il n'y est cependant pas

encore fait état du caractère techno-logique de cette ouverture et de cette inauguration.

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seuil. Un lllouvement qui est contemporain de l'homme -la techni­que en tant qu'hominité, tout simplement, Homo faber producteur ou concepteur d' Homo sapiens, technicien de lui-rnême -, un mouve­ment qui d'emblée procède par soustraction ou par évidement 26 •••

L'« échappée inaugurale de l'Occident », avec ses quatre condi­tions que sont la politique, la science, l'amour et l'art, l'entrée dans 1'« absense » occidentale 27

, la « fuite de sens» originelle que la méta­physique du sens compris cornme signification va tenter ensuite de retenir, sont rapportées de manière tout à fait explicite à une « déna­turation hominienne 28 » engendrée par la technique. Ce n'est qu'avec et par la métaphysique et son travail du sens signifiant-signifié, qui ne soutient rien avec plus de ferveur que la thèse de l'opposition entre le sens et la technique comme différence directrice de toute culture du sens, que la technicité originelle du sens a été recouverte. La technique est chez Nancy l'événement dénaturant par excellence, qui seul libère et permet le sens en tant que tel. En l'absence de tech­nique, il n'y aurait et ne pourrait y avoir ni entrée dans l'ordre du sens, ni sens de l'être. Cette technique, Nancy l'appelle l'architech­nique, « l'ouverture d'un espace vide où se (re)joue l'infinie 'création' du monde 29 ». « L'événement de la technique» - telle est sa conclu­sion ,-- « aurait donc un sens en un sens qui ne serait ni directionnel ni significatiPO ». Il révèle ce qui rend possible l'existence comme exposition, sans principe, sans finalité ni être déjà donné; il ouvre cet espace « où l'existence s'expose, manquant de sens, faisant de ce manque sa vérité même 31 ». La perte d'orientation dont est victime l' occidentalité signifiante, telle qu'elle se manifeste notamment, si l'on en croit Nancy, dans la tentative barthésienne d'une libération

26. Jean-Luc Nancy, La Création du monde ou fa mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 125. 27. Ibid., p. 122. 28. Ibid., p. 127.

29. Ibid., p. 133. 30. Ibid. 31. Ibid.

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et d'une exemption du sens, et qui caractérise de manière plus glo­bale notre présent dans sa totalité, ne fait finalement que réitérer la désorientation causée par l'événement technique, par lequel débuta et recommence sans cesse l'histoire du sens elle-même 32.

Il est de la plus pure logique historique qu'il ait fallu attendre la fin de la métaphysique que provoqua la technologie et à laquelle nous assistons depuis un siècle (et de manière accrue, cependant, depuis les années 1950 et la rnobilisation générale cybernétique), pour que cet événement de la technique se montre de nouveau tel quel, et tel qu'il était dès son origine. Par la radicalisation technologique de la technicité, que les moyens offerts par la métaphysique ne permettent plus qu'à peine de thérnatiser et de circonscrire, réapparaissent le trait globalement techno­logique de la technique et le monde ouvert du sens, qui seuls nous per­mettent de penser l'histoire du sens en tant que telle et nous donnent à percevoir le lien étroit et essentiel qui unit la technique et le sens.

Comme l'a très justement souligné Hans Blumenberg, le christia­nisme et la technique sont étroitement liés par la question de la création. Ils constituent précisérnent dans ce lien qui les unit des facteurs déter­minants de l'histoire occidentale du sens. Contre l'opposition grecque, et avant tout platonicienne, à l'idée d'une création absolue, qui va de pair avec une anti-technicité manifeste et une négation de la condition technologique tout aussi visible,c' est finalement le christianisme, si l'on en croit Blumenberg, qui a commencé à esquisser l'idée de la création, rendant ainsi possible la compréhension de l'être de l'hornme comme créateur, présupposé indispensable à une appréhension onto­logique du « monde technique qui arrive 33 ». La déconstruction du

32. LJ à ce sujet Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 179-188 33. Cf Hans Blumenberg, « "Nachahmung der Natur". Zur Vorgeschichte der Idee des schôpferischen Mens chen » (1957), in H. Blumenberg, Wirklichkeiten, in denen wir leben, Stuttgart, Reclam, 1996,

p.55-103.

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christianisme à laquelle Nancy procède opère précisément dans ce pli du sens occidental que marque le problème de la création. Nancy a bien vu que si la nouvelle pensée du sens voulait être pleinement en phase avec le mode d'être technologique, pour la compréhension duquel elle est indispensable, alors la reforrnulation et la radicalisation de la question de la création constituait l'une de ses tâches centrales: car ce n'est qu'à la lumière de la question de la création que pourront être esquissés les traits fondamentaux d'une nouvelle ontologie, et plus précisément d'une ontotechnologie, qui seule sera en mesure de rendre compte fidèlement des processus de constitution et de formation du monde tels qu'ils ont lieu à l'ère hypertechnique.

Dans ce cadre, la déconstruction de la création - qui n'est pas seu­lement, il est irnportant de le noter, un problème parmi d'autres, mais bien l'un des thèmes centraux de la réflexion de Jean-Luc Nancy­conduit à une pensée au sein de laquelle la création n'est plus une œuvre, au sein de laquelle rien d'ailleurs ne peut plus revêtir le carac­tère d' œuvre, et dans laquelle enfin aucune production n'a plus lieu, seule une véritable « mise-hors-de-soi 34 », une pure exposition. Posée de cette manière inédite, la question de la création constitue, comme l'affirme Nancy de manière tout à fait explicite, le « point nodal» d'une « déconstruction du monothéisme» dans son entier, et repré­sente mêlne son « ressort le plus actif35 »;Nancy précise cependant que le terme de « création» ne peut être employé qu'à titre préli­minaire et temporaire, dès lors qu'il est certainement trop connoté et usé pour être en rnesure de guider à long terme le double travail, qu'irnplique la déconstruction des monothéismes, de redéfinition du processus de constitution du monde et de notre situation au sein de l'histoire du sens 36. L'enjeu et l'horizon de la question de la création est 1'« idée de creatio ex nihilo, pour autant qu'elle soit bien distinguée

34. Jean-Luc Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 127. 35. Jean-Luc Nancy, La Création du monde, op. cit., p. 93. 36. Ibid.

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de toute forme de production ou de fabrication », et si l'on pose qu'« ex nihilo veut dire: défaire tout principe, y compris celui du rien. Cela veut dire: vider rien (rem, la chose) de toute principialité: c'est la création 37 ».

Dans le passage d'un concept de création à l'autre, dans le passage d'une conception de la création comme production, œuvre et ins­trument à une conception désœuvrée, kénologique et l'on pourrait même dire kénogrammatique de celle-ci, c'est-à-dire à une concep­tion de l'œuvre comme ouverture et évidement - et c'est là l'une des figures centrales de ce moment fondamental de transition au sein de l'histoire du sens qu'il s'agit aujourd'hui de déchiHrer - se dessine précisément le déplacement technologique du sens dont la pensée nancyénne du sens, nous l'avons vu, prend pleinement acte, et que sans cesse elle expose, dans des domaines variés. Dans l'évolution qui se produit de la technique vers la technologie disparaît - dans une homologie exacte à la déconstruction de la création _.- tout sens étroit et instrurnental de la technique comprise comme outil et comme œuvre, ce sens qui précisément caractérisait et modélisait notamment, à l'inverse, la conception dogrnatique de la création. Labandon du mode d'être traditionnel ergontologique, axé autour de l' œuvre et de la production, qui transparaît de la nouvelle pensée de la création, est implémenté à travers des agencements complexes, et impossibles à appréhender dans le cadre des registres de la raison instrurnen­tale, d'hommes et de machines - ou, pour le dire avec Deleuze et Guattari, à travers des ensembles de voisinage homme-outil-animal­chose, qui confèrent un nouveau sens au terme d'« activité 38 ». Le

37. Nancy, La Déclosion, op. dt., p. 39 sq. 38. Le concept d'" ergomologie» a été forgé par Werner Harnacher à l'occasion de sa lecture de l'on­tologie développée par Heidegger à l'époque de son rectorat, qui est axée autour du concept du Dasein travaillant. Harnacher analyse la conception heideggérienne d'un Dasein de constitution ergomologi­que, selon laquelle le " Dasein défini comme travail, téchnè, energeia ne se crée pas seulemem lui-même, mais crée aussi par là même et dans le même temps - à la différence de la conception développée dans Sein und Zeit- son propre monde. » (cf Werner Harnacher, "Arbeiten Durcharbeiten », in Archaologie

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déplacement technologique du sens nous fait entrer dans un monde transinstrumental d'agencements, d'assemblages et de désassembla­ges au-delà de l'œuvre, de la production et de la fabrication. Elle fait du désœuvrement le processus fondamental de notre mode d'être, et exige de nous une pensée du désœuvrement, qui aura d'abord été un désœuvrement technique.

Conséquence et effet du déplacement technologique du sens, une nouvelle situation ontologique apparaît, que Nancy décrit finalement comme un déplacement du sens de la création dans son ensemble:

De la création comme résultat d'une action divine achevée, on passe à la création comme activité et cornme actualité en somme incessante de ce monde dans sa singularité. Une valeur du mot (la création comme état de choses du rnonde donné) cède à une autre (la création comme mise au monde d'un monde - sens actif qui n'est d'ailleurs que le premier sens de creatio) 39.

Dans le contexte de la condition technologique, le modèle onto­logique « d'une production par cause et selon des fins données» a désormais perdu toute pertinence. Le devenir-technologique de la technique démonte cette conception en dernière analyse mécaniste de la création, qui renfermait une acception étroite de la techni­que. S'y substitue le « non-modèle ou le sans-modèle d'un être sans donné », qui « fait surgir son réel incomlnensurable 40 ». La soustrac-

der Arbeit, éd. par Dirk Baecker, Berlin, Kadmos, 2002, p. 155-200, citation p. 167.) De manière générale, l'ergontologie peut être définie comme une ontologie du travail, dans le cadre de laquelle ce dernier occupe un statut ontologique prioritaire, puisque la constitution du monde et du sens dépen­dent de lui: elles sont accomplies par le travail et sont l'œuvre du travail. Dans ce contexte, « créer» signifie « produire à l'aide du travail ». Le concept de « mode d'être ergontologique » exprime le rapport au monde travaillant, instrumental, et qui a pour but la production d'œuvres - ce rapport au monde qui selon Simondon domine le monde pré-technologique de la technique minoritaire depuis Aristote et jusqu'à l'ère industrielle. Il rend compte précisément de cette conception de la création comme pro­duction, fruit en réalité d'une mécompréhension et d'une mauvaise lecture de l'idée de création, et que Nancy démolit en prenant appui sur le motif du déplacement technologique du sens. 39. Jean-Luc Nancy, La Création du monde, op. cit., p. 82. 40. Ibid., p. 89.

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tion du donné, l'absence de fond et de finalité, le passage au monde nouveau et créateur de l'être transitif - telles sont les caractéristiques fondamentales de la profonde césure qu'introduit dans l'histoire du sens le déplacement technologique du sens.

Nancy cristallise ainsi comme l'enjeu de la question de la tech­nique ce qui chez Heidegger apparaissait encore avant tout comme l'enjeu de l'art. Dans L'origine de l'œuvre d'art, Heidegger différen­ciait en effet entre deux rnodes de « production» (Hervorbringung): la «confection» (anfertigen) et la «création» (herstellen). Loutil est confectionné, l'œuvre est créée. La lecture de I-Ieidegger illustre l'énorme difficulté qu'il y a à quitter le réseau de sens instrumental du monde pré-technologique et la conception étroite de la produc­tion en vigueur dans ce monde, à quitter l'ère de l'objet technique minoritaire qui instaure un rapport instrumental au monde, et à dessiner une image nouvelle de la technique, à tracer les contours d'une production au-delà de la fàbrication. La nouvelle condition technologique fait ressortir combien le modèle de l'homrne comrne confectionneur et fabricant est inadaptée. C'est pourquoi Heidegger tente d'édifier une conception entièrement nouvelle de ce que pro­duire peut signifier, de ce que l'activité elle-même peut vouloir dire par-delà les concepts de fabrication et de confection. C'est pour cette raison qu'il s'intéresse à la question de l'art et de l'œuvre, et qu'il tente de déterminer les formes que pourraient prendre les actes de mise en œuvre et de création dès lors que ceux-ci seraient entendus par-delà l'instrumentalisme. Cependant, Heidegger sernble penser que seul peut être considéré comme un dépassement du monde de la technique et porter le nom d'« art» ce qui, de plus en plus, depuis la cybernétisation progressive qui s'accomplit depuis le milieu du siècle dernier, apparaît comme l'utilisation d'un monde de machi­nes ouvertes, et transforme le sens de la technique et par là mêrne à la fois le sens du monde et le sens du sens. Ce qui, dans son texte sur l'œuvre d'art, ne concerne que la création d' œuvres d'art - la

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question du trait (RijS), du plan (GrundrijS), de l'esquisse (Entwurfi, de l'ouverture (Offoung) comme activité créatrice - devient finale­ment un moyen de caractériser la nouvelle situation artéfactique, de décrire les technosciences, et même l'ensemble de la position fon­darrlentale de notre époque dans la constellation hypertechnique 41

Une nouvelle description ontologique exhaustive va être nécessaire, qui s'articulera autour de la question de la création et fera apparaître celle-ci comme l'une des questions essentielles concernant les modes actuels de constitution de monde. Or, la pensée de Nancy est profon­dément habitée par la conscience de cette nécessité.

Lorsque celui-ci explique « que la création n'est en premier lieu pas production », rnais « expression, exposition, extranéation de "soi" », le triple emploi du préfixe « ex- » fait précisément apparaître l'extérieur initial, l'extériorité inéluctable, l'ex nihilo originaire de l'ex-istence ni produite-productrice, ni donnée, mais ouverte, qui seule est créatrice. Il s'agit là de l'ouverture essentielle propre à la technicité créatrice de l'existence, qui en soi est extérieure. L'ouverture inhérente à la coexis­tentialité illustre elle aussi ces traits d'extériorité créatrice de monde:

Le co- est intriqué dans l'ex- : rien n'existe qu'avec dès lors que rien n'existe qu'ex nihilo. Le premier trait de la création du monde est qu'elle crée l'avec de toutes choses: c'est-à-dire le monde, c'est-à-dire nihil en tant que ce qui ouvre et ce qui œuvre le monde 42.

Si Être singulier pluriel n'avait encore avancé que timidement la question de savoir « si la technique n'a pas essentiellement partie liée avec 1"'avec 43" », La Création du monde fait quant à elle ressortir de manière bien visible cette technicité de l'être-avec lui-même, qui certes transparaît sans cesse dans la pensée de Nancy, mais n'y est

41. J'ai étudié plus en détailla position de Heidegger au sujet de la technologie et plus particulièrement de la cybernétique dans mes articles « La destinée cybernétique de l'Occident. McCulloch, Heidegger et la fin de la philosophie » (in Le milieu des appareils, sous la dir. de Jean-Louis Déotte, Paris, LHarmattan, 2008, p. 109-1.37) et « Die offene Maschine. Heidegger, Günther, Simondon über die technologische Bedingung» (in Modern Language Notes (German Issue), Vol. 123/N° 3 (2008), p. 632-655). 42. Jean-Luc Nancy, La Création du monde, op. cit., p. 99. 43. Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, op. cit., p. 93.

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finalement présente qu'en arrière-fond, l'être-avec prenant dans son œuvre d'abord et la plupart du temps la forme d'un être avec d'autres, d'une communauté entendue en son sens étroit et non comme le fait d'agencements transhumains.

La question de la créatio ex nihilo - c'est là probablement son moment à la fois le plus extrême, le plus urgent et le plus difficile -renferme un marnent de débordement qui met en difficulté la pen­sée nancyéenne, précisérnent là où la nouvelle pensée de la création rompt avec toute ontologie du manque. En effet, si la question de la création est liée au christianisme, celui-ci porte quant à lui les traits encore bien visibles d'une ontologie du manque (que ce soit sous la forme du manquement, de la faute ou du péché), que la nouvelle pensée de la création a précisément pour but de laisser derrière elle. Car rappelons-nous: Nancy n'avait-il pas dit (je cite de nouveau): « défaire tout principe, y compris celui du rien [ ... ]: c'est la créa­tion 44 ». Le manque est assurément la grande formule, le grand mode de présentation culturel de la négativité, lui qui fut omniprésent au sein de la culture traditionnelle du sens axée autour des concepts de signification et de représentation, y signalant un rnanque constant de sens et d'être, et soutenant avec force son régime de la production et de l'œuvre. Or, le passage de la technique à la technologie et la transformation qui en résulta au sein de la culture du sens obligent à mettre entre parenthèses cette ontologie du manque qui de tout temps, depuis la technodicée d'anthropologie négative décrite dans le Protagoras, a été utilisée pour déchiffrer et interpréter de manière étroite l'être technique - cette interprétation qui conçoit l'homme comme l'être défaillant et toute culture et technique comme com­pensation prothétique originaire. Serait-ce, en dernière analyse, une spécificité inhérente à notre époque technologique, que nous soyons arrivés à!' extrêrne pointe d'une histoire du rnanque, là où le manque

44. Jean-Luc Nancy, La DéclosiorI, op. cit., p. 39 sq.

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ne manque plus de rien, n'est plus un manque d'essence, ni de fina­lité, ni de définition ni de fondelnent, mais est devenu un manque de rien, qui ferait disparaître, au final, cette grande figure de la culture du sens et cette grande rnarque de négativité qu'est le manque ?Nous trouvons-nous à l'endroit où l'être et le rnanque ne semblent plus inévitablernent liés, où cette évidence, qui pendant si longtemps fut tant signifiante et centrale pour l'Occident, a perdu toute capacité de persuasion, et où l'on cornmence à oser penser au-delà du tnanque? Ne faut-il pas voir précisément dans cette abolition du régime d'his­toire du sens axé autour du manque, avec ses valeurs fondamentales, dont l'on manque toujours et sans fin, de l'essence, de la finalité, de la définition et de la raison, le trait décisif de notre nouvelle situation dans l'histoire du sens, qui est l'effet d'une technologie créationniste dépassant tout manque 45 ?

Sans doute Nancy conçoit-il la déconstruction du christia­nisme comrne la destruction d'une ontologie du manque, comme une démolition dont toute son œuvre est fortement redevable, et en laquelle il voit l'une des tâches principales de la déconstruction. Ainsi comprend-il la foi chrétienne comme un acte d'intimité, à la différence de la croyance, qui repose selon lui sur un manque. Ainsi - pour prendre un autre exemple - différencie-t-il de manière très claire, dans sa lecture de Jacob, et plus précisément là où il est ques­tion de la grâce, entre une « logique du manque et de l'appropriation jalouse» et une « logique de la demande afin de recevoir ce qui ne peut être reçu que du don ou cornme don »46, Lintérêt qu'il porte à

45. Dans le court, mais très important texte de Nancy, au titre programmatique « Manque de rien» (in Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 201-206), apparaît entre les lignes cette pensée remarquable selon laquelle notre situation historique, qui est celle d'une dérive générale du sens, doit aussi et surtout être comprise comme une transformation du manque - comme passage d'un manque de quelque chose, d'un manque d'essence, à un manque de rien. Il y a manifestement une histoire, ou plutôt une historicité du manque, qui, pourrait-on dire, traverse l' occidentalité, et lui appartient en propre. Et c'est à nous que cette occidentalité apparaît. 46. Jean-Luc Nancy, La Déclosion, op. dt., p. 75.

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Jacob ne provient pas pour le moins du fait que celui-ci distingue la charis du désir, pros phtonon, c'est-à-dire du désir issu de l'envie et de la jalousie, du désir envieux, fruit du manque.

Mais la pensée de Nancy semble d'un autre côté étrangement hési­tante précisément dans cette question du manque à double titre décisive (à la fois pour l'histoire du sens et pour l'ontologie). Ou tout du moins ne semble-t-il pas être prêt à aller jusqu'au bout de son ques­tionnement. Cela n'est nulle part rnieux perceptible que dans son rapport à Deleuze. Deleuze signifie l'importante tentative de dore l'ontologie du manque, de sortir de l'histoire du manque, de pen­ser entièrernent au-delà du manque, d'être tout, sauf un prêtre de la castration. Dans son texte « Pli deleuzien de la pensée », Nancy laisse transparaître que c'est précisément cette tentative qui l'a tout du moins irrité, et qu'il préfère à la « plénitude simple du chaos» les sillons et les frayages creusés par le « rnanque-à-soi de l'être» (un manque-à-soi de l'être contre lequel L'Anti-Œdipe s'élève et lutte comme aucune autre œuvre de notre époque philosophique). Il poursuivait ainsi: « Je ne comprends pas, pour ma part, comment on peut éviter ce creusement (la mort, le temps, la genèse et la fin). »47 Sa pensée appartiendrait-elle donc finalement encore, en une certaine rnesure, à l'ontologie du manque, bien qu'elle en constitue à n'en pas douter une tentative d'assomption? Est-ce peut-être précisérnent la question du manque qui finalement lie sa pensée au christianisme, et qui motive toute sa relecture? Les formes de la supplémentarité et de la prothéticité initiales et nécessaires - ces formes spécifiques de l'extérieur que l'on rencontre non seulement chez Nancy, mais aussi chez Derrida, et tout particulièrement dans la pensée du défaut développée par Stiegler, et qui unissent ces trois penseurs - sont­elles peut-être (on ose à peine le penser) encore des formes et des

47. Jean-Luc Nancy, « Pli deleuzien de la pensée », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique, éd. par Éric Alliez, Le Plessis-Robinson, Aliez - Institut Synthélabo, 1998, p. 115-123, citation p. 122.

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inscriptions d'une ontologie du manque, quand bien même elles en marqueraient l'extrême limite, des modèles de négativité inhérents à l'histoire du rnanque, mais dont ils marqueraient en même tenlps la fin? La pensée du dehors et la pensée du retrait constituent-elles peut-être encore, d'une certaine manière, et sous des formes spécifi­ques qu'il faudrait sans aucun doute marquer plus précisément, une dernière expression ou un dernier écho de cette puissante formation historico-ontologique?

Ici apparaît toute l'acuité de notre constellation actuelle d'histoire du sens pour la politique de la philosophie. Le quasi-transcendan­talisme et la pensée de l'immanence, qui divergent peut-être le plus fortement dans leur position respective à l'égard de la question du manque, incarnent deux stratégies de politique du sens qui luttent aujourd'hui, dans un contexte de transformation technologique du sens, pour la juste lecture de la situation du sens et pour la déterrni­nation adéquate du nouveau sens du sens. La question est de savoir si la pensée quasi-transcendantale de l'ouverture et de la déclosion, telle qu'elle se développe aujourd'hui et depuis plus d'un demi-siècle sous la forme d'une pensée de la supplémentarité, constitue encore un modèle propre à l'ontologie du manque - fût-elle une forme de son assomption - et si la pensée et l'ère de la technologie exigent également de nous que nous la laissions elle aussi derrière nous.

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JEAN-LUC NANCY ET LE THÉÂTRE

Christophe Bident

« Jean-Luc Nancy et le théâtre », ce titre plat, sitôt lu, se referme sur son unique signification, à peine plus qu'une indication. C'est le titre par lequel j'ai répondu, sans vraiment répondre, à la première demande de Danielle Cohen-Levinas et Gisèle Berkman, il y a bien des mois, et que j'ai laissé subsister depuis. C'est donc un titre à la fois circonstanciel et grossier. Il renvoie cependant à un ancien désir, qui remonte à un temps désormais tout à fait archaïque, celui des cor­respondances manuscrites, en l'occurrence, les premières que j'aie pu échanger, sans l'avoir alors jamais rencontré, avec Jean-Luc Nancy. Et ce désir s'est maintenu jusque dans ce titre où la conjonction, signe ambigu d'exclusion et de partage, entend désormais signifier ceci: Jean-Luc Nancy et le théâtre, comme on le dit familièrement, ça fait deux. C'est le sens de ce deux que je voudrais explorer ici, de manière embryonnaire, dans le temps imparti d'une courte communication. Car il faudrait relire toute l'œuvre et tout le parcours de Jean-Luc Nancy pour établir les lignes de ce lien. Dans le cadre de ces ateliers de lecture, j'ai choisi de le faire à partir d'un seul texte, peut-être un texte de circonstance, écrit par Jean-Luc sur le Théâtre du Radeau et intitulé « Le Radeau du théâtre », paru en 2002. Je ne m'en référe­rai pas moins à quelques autres textes, notamment les deux échan­ges de lettres, de voix, de répliques avec Philippe Lacoue-Labarthe, qui se sont suivis à douze années de distance dans la Nouvelle Revue

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de psychanalyse, en 1992, et dans Études théâtrales, en 2004 et qui auraient pu, ou dû, se prolonger1

« Le Radeau du théâtre» est un texte écrit pour un dossier consa­cré par la revue Fusées au Théâtre du Radeau, à l'occasion de ce qui demeure aujourd'hui l'un des plus beaux spectacles de la cornpagnie dirigée par François Tanguy, les Cantate? Peut-être faut-il situer, rapi­dement, l'orientation dramaturgique du travail de Tanguy, « le bien nommé », relève Jean-Luc, et du Radeau, un travail de plus en plus obstiné, opiniâtre et vocatif, ou provocateur, à partir de textes litté­raires échappant souvent au genre théâtral, des textes réputés majeurs (ou mineurs) de la littérature européenne. Chaque spectacle assemble plusieurs textes: la plupart sont prononcés dans leur langue d'ori­gine, accompagnés ou entrelacés de musiques classiques, baroques ou romantiques enregistrées. Les acteurs, dans des costumes d'époques diverses et volontiers travestis, déplacent tout au long du spectacle des vitres, des panneaux, quelques rares objets, dans une pénombre magnifiquement éclairée. Je me contente ici, et je m'en excuse, de ces quelques lignes pour situer ce travail, tout en renvoyant au livre récent de Jean-Paul Manganaro: il rassemble des études qui s'étalent sur vingt années d'accompagnement du Théâtre du Radeau3•

1. Pour être exhaustif, ou tendre à l'exhaustivité, il aurait fallu convoquer l'ensemble des textes, peu connus et peu accessibles, de Jean-Luc Nancy sur le théâtre. Il aurait fallu également parler du livre sur la danse écrit avec Mathilde Monnier et publié en 2005, Allitérations. Je ne le ferai pas ici. Il n'est d'ailleurs pas certain que Jean-Luc Nancy élise, dans l'ensemble qu'il nomme singulier pluriel des arts, h danse comme partenaire privilégié du théâtre; ce sont d'autres questions. Il aurait fallu enfin pouvoir évoquer la question théâtrale à partir de l'ensemble de l' œuvre de Nancy: elle en implique les princi­paux gestes et motifs et en articule tous les champs (esthétique, politique, scientifique ). Je ne le ferai ici qu'à peine, en indiquant simplement quelques passages possibles. 2. Jean-Luc Nancy, « Le Radeau du théâtre », in Fusées, n° 6, 2002, p. 1111128. Je me référerai à cet

article en indiquant successivement le nombre ordinal de l'alinéa et le numéro de la page, entre paren­thèses, directement dans le corps du texte. 3. Jean-Paul Manganaro, François Tanguy et le Radeau, Paris, P.O.L., 2008.

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Venons au texte de Jean-Luc. J'embarque dans Fusées et j'atter­ris sur « Le Radeau du théâtre ». En inversant le rapport génitif des deux noms qui identifient la compagnie, Jean-Luc Nancy livre un premier signe, qui tend à essentialiser un objet qui reste pour l'ins­tant indéfini. Cet objet, est-ce le travail de la compagnie? En ce cas, le Théâtre du Radeau est le Radeau du théâtre, le lieu du sauvetage incertain d'un espace en perdition. Ou est-ce le travail théâtral dans son ensernble? En ce cas, tout théâtre est un Radeau et l'espace plus large qu'il quitte mais qu'il désigne est celui d'une société ou d'une communauté qui sombre ou n'en finit pas de sornbrer. Est-ce, enfin, le travail philosophique de Jean-Luc Nancy sur le théâtre? En ce cas, c'est ce texte même qui est un Radeau, qui offre un Radeau au théâ­tre, au théâtre en général ou au Théâtre du Radeau, voire au théâtre de la philosophie de Jean-Luc Nancy.

Pour comprendre le sens du titre sans l'arrêter dans aucune signi­fication, car je crois qu'elles peuvent toutes ici se convoquer, je vais relever dans le texte un certain nombre de motifs. Mais je veux com­mencer par dire ce qui en est absent et qui, par son absence même, constitue la deuxième singularité de cet article. Car si le nom qui désigne la compagnie, le Radeau, revient des dizaines ou des centaines de fois, si bien que le texte paraît d'abord comme une série de varia­tions sur le sens de ce mot, le nom de Tanguy, lui, ne figure pas Cà l'exception de deux occurrences dans l'unique note infrapaginale), ni le nom des acteurs Cà l'unique exception de celui de Laurence Chable, dans la même note), ni le titre du spectacle Cà une exception encore, mais rnoins comme titre que comme désignation d'un genre poétique ou musical)4, ni, enfin et surtout, aucune réference à ce spectacle, si bien que le lecteur peut se demander si Jean-Luc Nancy l'a vu ou si,

4. Labsence de nom propre est un cas particulier de certains textes de Jean-Luc Nancy (je pense à

L'Oubli de la philosophie, par exemple). Cela dit, elle est plutôt fréquente lorsqu'il parle de théâtre, en

particulier du théâtre depuis la fin du dix-neuvième siècle (Mallarmé, Artaud, Brecht, Beckett sont souvent cités sans être commentés).

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comme cela lui arrive parfois, selon la confidence de Philippe Lacoue­Labarthe, il est parti avant la fin5• À ce titre, « Le Radeau du théâtre» est donc une exception dans le dossier de la revue: il est le seul texte à ne pas parler du spectacle dont il est contemporain. On pourrait dire, peut-être: il est le seul texte à l'ignorer, à ignorer le spectacle et le travail du Radeau. Entre nous, je puis vous dire que c'est un texte qui a passablement énervé certains lecteurs du milieu théâtral (je ne parle pas de Tanguy et de sa compagnie, que je n'ai pas interrogés), qui espéraient une lecture par Nancy du travail de Tanguy et n'ont trouvé dans ce texte qu'une série de variations subtiles sur la signification du n10t« radeau ». Pour eux, quels qu'en soient l'art et la manière, il n'en va pas autrement de ce texte que comme un coup d'épée dans l'eau.

J'avouerai d'ailleurs ma propre déception. J'aurais aimé, moi aussi, que Jean-Luc parle des Cantates. J'aime quand il lit un texte, et même un texte de théâtre (il l' a fàit, par exemple, pour Le Roi Lea0) ; j'aime quand il regarde et quand il lit un film ou un tableau (Ginette Michaud parle ici de ses « descriptions si nombreuses»). C'est ainsi que cette deuxième singularité du texte, paraître pour un texte sur Tanguy où Tanguy ne figure pas, s'intensifie: si l'on peut dire que Jean-Luc Nancy analyse ou commente des textes, des films ou des tableaux, je ne connais pas de passage dans son œuvre où il analyse ou commente une mise en scène? Il s'agit donc d'une singularité de son discours esthétique dans son ensemble: je reviendrai sur ce point. (Au demeurant, j'aurais dû n'entretenir aucun espoir. Dès 1992, Jean-Luc l'a dit: « pour ma part je suis en général assez peu réceptif au spectacle du théâtre8 ».)

5. Philippe Lacoue-Labarthe, in Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, « Scène, un échange de lettres », Nouvelle Revue de psychanalyse, « La Scène primitive et quelques autres », na 46, automne 1992, p. 76. 6. Jean-Luc Nancy, « .chomme nu », in ThéâTre/Public, na 115, 1994, p. 20-26. 7. Dans un entretien avec Véronique Fabbri, Jean-Luc Nancy évoque deux mises en scène, l'une de Barrault, l'autre de Wilson: mais c'est chaque fois pour les aborder sous un seul aspect, celui de la cho­régraphie (Entretien avec Véronique Fabbri, in Rue Descartes, na 44, 2004, p. 62-79). 8. Jean-Luc Nancy, in « Scène », art. cit., p. 73.

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Cependant, à sa rnanière, le texte de Jean-Luc décrit aussi le tra­vail du Radeau. On peut le lire, ou plutôt en lire la première moitié, comme une ekphrasis interrompue des Cantates, ou plus généralernent des créations du Radeau. Peut-être vais-je voir dans ce texte ce que Jean-Luc n'a jamais vu. Ou ce qu'il aurait vu autrement, c'est-à-dire en aveugle. Ou ce qu'il aurait vu par le truchement d'un simulacre, le tableau de Géricault lequel, cité dès la troisièrne page, déclenche plus sensiblement le mode ekphrastique du discours.

Le texte se déploie sur douze pages en une série de fragments rassemblés en dix ensembles de longueurs inégales séparés par des astérisques. On trouve dans chacun des cinq premiers fragments des lignes qui décrivent, sans jamais le préciser, le travail théâtral du Radeau. L ekphrasis interrompue est donc aussi une ekphrasis cryptée. Elle n'est pas constituée de réferences indirectes, mais de descriptions directes et pourtant non référencées, comme autant de clins d' œil au lecteur qui a vu un spectacle du Radeau et qui saura les reconnaître. Je relève ainsi quelques figures de cette crypte en suivant l'ordre des premiers fragments.

Le rnode de création par prélèvement, l'esthétique de surface, le glissement des acteurs.

Un art des planches brutes ou de la tente (depuis 1996, les créa­tions du Radeau ont lieu sous une vaste tente), un rapport au sens qui passe par le détour.

Une ritualité sans idoles à invoquer. La dispersion des paroles, des gestes et des regards. Un oubli de la parole, une revendication de l'écriture comme adieu

à la présence, une présentation pitoyable des corps.

On le voit: ces figures sont autant de touches, à la .fois sensibles et intelligibles, qui cornbinent les modes de l'ekphrasis et de l'analyse sans pourtant jamais développer l'une ni l'autre. :Lekphrasis échoue

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régulièrement dans une analyse qui ne se poursuit jamais dans un discours dramaturgique sur le Radeau mais s'inscrit dans le cadre d'un discours général sur le théâtre.

Le malaise que peut procurer ce texte peut encore être formulé de la manière suivante: pourquoi un homrne qui a vu un spectacle du Radeau (et je pense cette fois au voir de Rirnbaud, poète qu'aime ailleurs à citer Jean-Luc, à ses visions, à sa voyance, à celle du Bateau ivre, qui a « vu quelquefois ce que l'homnle a cru voir! ») peut-il à ce point le faire sombrer dans l'anonyme? Serait-ce, finalenlent, une forme particulière et paradoxale de respect? Ou cela signalerait-il un certain malaise de l'auteur envers la chose théâtrale, au nloins envers la chose théâtrale contemporaine?

Car je ne peux m'ernpêcher de penser, au fond, que Jean-Luc a vu ce spectacle9, lorsque je lis dans ce passage qui clôt la deuxième série de fragments une subtile description des évolutions et des proféra­tions magnifiques des acteurs du Radeau: « Eux nous envoient des embruns mêlés de cris, de murmures, de respirations et d'expirations tout en arpentant leur mince plancher. »

Pourquoi alors, pour quoi, en un mot ou en deux, faire systé­matiquement dériver l'ekphrasis vers ce que le texte semble se don­ner pour objet, un discours sur la fondation et l'histoire du théâtre occiden tal ?

Comme d'autres de Jean-Luc sur le théâtre, ce texte revient en Grèce sur la naissance du théâtre et de la tragédie. Ce discours est donc aussi un retour sur ce ou ces retours, sans virer pour autant en pensée du retour. Dans l'Antiquité grecque, Jean-Luc Nancy ne cherche pas une signification mais un sens, le sens d'une culture occi-

9. Ce que, lors du colloque, Nancy a confirmé publiquement après mon intervention.

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dentale qu'indiquait déjà une phrase de Brecht ici citée de mémoire: « Quand on dit que la tragédie est sortie du culte, on oublie de dire que c'est en en sortant qu'elle est devenue tragédielO

• » (5, 116). La culture occidentale est celle qui remplace le teruple par la scène (une autre manière d'exposer la foi ?), qui célèbre désornlais « ce qui vient après le culte» (3, 115) par une dispersion des paroles, des gestes et des regards. La naissance du théâtre signe le début d'un monde sinon sans dieu, au moins sans dieu qui assurerait « ici et nlaintenant l'or­dre du monde» (4, 116); ainsi, le début d'un monde sans présences, sans présences divines, sans divinités présentes sur le mode de la pré­sence, sans paroles performatives finalement abolies dans la présence; le début d'un monde entrant dans l'écriture, une écriture qui signe le congé donné aux dieux désormais absents.

Ce retour en Grèce s'accompagne d'un regard-éclair sur l'histoire du genre théâtral. En quatre lignes, on passe de l'espace de la tragédie et de la comédie à celui du drame. C'est que là encore le propos de Nancy ne tient pas dans la signification ou dans l'histoire, dans la signification historique, mais dans le sens de la culture. Je résume. La naissance du drame poursuit le geste une prernière fois accompli

10. La phrase citée de mémoire par Nancy est assez proche de sa traduction par Jean Tailleur dans le Petit Organon pour le théâtre (§ 4), aux éditions de l'Arche: « Quand on dit que le théâtre est issu du cultuel, on dit, sans plus, que c'est en s'en dégageant qu'il est devenu théâtre» (1963, 1970,1978, p. 14). Assez proche, également, de sa traduction par Bernard Lortholary dans la réédition du Petit Organon avec L'Achat du cuivre: « Quand on dit que le théâtre est venu des pratiques du culte, on exprime seulement que c'est ce déplacement qui en a fait le théâtre» (LArche, 1999, p. 193; c'est aussi la traduction de la Pléiade, Brecht, Écrits sur le théâtre, p. 355). Assez proche à ceci près que Nancy substitue à« théâtre » le mot« tragédie » et transforme la modalisation de réserve (<< on dit, sans plus », « on exprime seulement ») en modalisation d'insistance (<< on oublie de dire »): double lapsus. Dans le texte original, en allemand, la phrase est la suivante: « Wenn man sagt, das Theater sei aus dem Kultischen gekommen, so sagt man nur, daiS es durch den Auszug Theater Wurde. » (BertoIt Brecht, Kleines Organon for das Theater, in Grojfe kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe, Schriften 3, Berlin und Weimar Aufbau Verlag et Frankfurt am Main Suhrkamp Verlag, 1993, p. 67). Je remercie Jean-Louis Besson de me l'avoir commu­niquée, et de me permettre de reproduire ses commentaires sur la difficulté de la traduction: « Le terme

le plus délicat à traduire est Auszug, qui est dérivé de ausziehen: enlever, ôter, extraire. Auszug signifie donc aussi bien extrait (tiré d'un livre), que départ, exode, émigration. Brecht veut donc dire que c'est en s'extrayant, en se détachant du cuIte que le théâtre est devenu théâtre. »

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par la naissance de la tragédie. Le drame signe la fin de l'adhérence aux dieux, fût-elle sur le mode de l'adieu, et dépose sous nos regards une action nue: « ce qui est montré n'est pas tant le résultat de l'évé­nement que l'enchaînernent des conséquences qui le produisent» (6, 118 - c'est une lecture très brechtienne du drame). Il dépose cet enchaînement sous nos regards, mais aussi et peut-être surtout dans nos oreilles. « Le théâtre fait voir parce qu'il fait entendre, et non l'in­verse. Ainsi les naufragés sur le radeau sont-ils entendus avant d'être vus à travers la brume. Ce qu'il montre est de la parole en corps [ ... ] le théâtre est un art de la vitesse de propagation du son. » (6, 118) Dans un paragraphe d'une vitesse déconcertante, nous assistons au théâtre de la philosophie de Nancy. Les propositions s'enchaînent: le son s'adresse au public; le public est le destinataire des paroles (c'est la double adresse) et finalement leur acteur; en quoi le théâtre s'op­pose au cinéma, dont le public est simple regarde ur ; le spectateur de cinéma entre dans une image, celui du théâtre prend en charge une parole. D'où, pour finir, cette phrase étonnante: « Si le théâtre est un radeau, le cinéma est une auto: la différence est dans la conduite des regards ll

. » (6, 118)

Si, enfin, pour Nancy, le théâtre fait du public un acteur, il dépose le drame entre nous: le théâtre est interruption, sacrée mais non sacri­ficielle, de la vie, présentation et auto-présentation de l'entre-nous 12.

« Bien loin d'être une aliénation, le spectacle est ici la mise en évi­dence de cela même, que nous sommes spectaculaires: nous somlnes à voir car nous nous exposons, nous nous présentons les uns aux autres dans un monde sans Présence. » (8, 119) C'est, on le comprend, ce que le geste théâtral inaugurait chez les Grecs, ce que le drame ren-

Il. Phrase étonnante, claire extrapolation cependant, comme le rappelle Jonathan Degenève, des films où Kiarostami conduit son spectateur en voiture (voir L'Évidence du jilm, avec Abbas Kiarostarni, Yves Gevaert Editeur, Bruxelles, 2001). 12. Cette idée est déjà abordée, et même un peu plus développée, dans Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 87/96.

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force et que le théâtre contemporain, peut-être celui de Tanguy (que signifie, dans la phrase que je viens de citer, le « ici» ?) achève. Ainsi: «Tout théâtre, tout texte de théâtre et toute mise en scène donne cela à voir: comrnent la présence s'absente et comment nous nous présen­tons et nous exposons à cet événement, en lui et par lui» (8, 120, je souligne). Il ne reste de la présence que le mouvement par lequel elle s'absente, c'est-à-dire aussi celui par lequel elle s'écarte: l'absence n'en finit pas d'absentifier la présence, cet écart est exposé au public qui ne l'incarne (exposé en cet événement) que pour en recevoir la grâce (exposé par cet événelnent) et finalement le désincarner (exposé à cet événement). Cet écart, c'est la parole, « la parole en corps », on l'a vu, mais aussi la parole morcelée, la parole « partagée, c'est-à-dire elle aussi coupée comme par un couteau sacré et répartie, entre des rôles, entre rôles et public, entre nous et nous» (8, 121).

Ainsi est-ce une lecture athéologique que Nancy donne de la nais­sance et de l'histoire du théâtre, qu'aucun historien du théâtre ne saurait cosigner: l'histoire du théâtre n'est d'ailleurs ici évoquée que pour être révoquée, dans une parenthèse de deux lignes (<< il y a une imrnense histoire du théâtre », [8, 120]). Cette lecture reproduit le geste de l'écart ailleurs travaillé par cette philosophie. C'est par une série d'écarts assumés avec les présences que le théâtre se construit. Restent alors deux questions: en quoi le théâtre serait-il un geste culturel plus important que d'autres? et quelle place tient ici, spécifi­quement, le Théâtre du Radeau?

COInmençons par la seconde. Je voudrais soutenir l'hypothèse sui­vante: alors que le texte semble ignorer le travail de Tanguy, il tend à lui accorder une place considérable, rien rnoins que celle du der­nier, du dernier travail théâtral d'une époque ouverte par le théâtre grec. Je reviendrai sur cette tension, propre aux doutes de Jean-Luc Nancy sur le théâtre (ne l'oublions pas, c'est le sens de l'hypothèse: ça jàit deux). Je dois aussi préciser que je n'accorde aucune signification

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eschatologique ou téléologique à cette place de dernier. J'y verrais plu­tôt une élévation de la création théâtrale, une intensification (comme on dit d'une afFaire qu'elle est de la dernière conséquence), voire une sommation, un ultime en forme d'ultimatum (cela plairait, cela a dû plaire à François Tanguy). Plusieurs passages dans le texte de Nancy vont en ce sens. Alors que les cinq premiers ensembles de fragments se livraient à une ekphrasis interrornpue et cryptée, les cinq derniers entendent dériver de cette ekphrasis une analyse, tout aussi cryptée et interrompue, du ou des spectacles de Tanguy. Tout en suivant le fil de son discours sur la fondation et l'histoire du théâtre occidental, Nancy multiplie les propositions analytiques sur les créations du Radeau.

Je reprendrai très sommairement, en une seule phrase, mes propres analyses, d'une forme plus attendue, du théâtre de Tanguy. La mise à nu du théâtre que propose un tel théâtre, l'addition ou la conjugai­son, par plusieurs silhouettes, de quelques restes de textes, de musi­ques, de mobilier, d'accessoires et de lumières, pousse à son extrême la rnise à nu du sort de la culture occidentale. C'est, me semble-t-il, ce que nous dit le théâtre de Tanguy. Comrnent ne pas, dès lors, être sensible à de telles propositions de Nancy? « Le sort exposé comme sort» (4, 115) « un sort proche d'une sortie, on l'a vu, et peut-être faudrait-il ajouter, d'une sotie; l'appel à!' écoute de naufragés à peine visibles et à peine audibles» (6, 118). Ou encore, l'exposition mélan­coliquement jouissive de présences pitoyables: « C'est notre présence en tant que présence mortelle (et non plus présence des mortels fàce aux Immortels), finie, fragile, exposée à une vérité de soustraction, de disparition, d'accomplissement dans l'évanouissement - mais cet évanouissenlent lui-même comme parole et corps de parole. » (5, 117 et 7, 119, pour la citation). Ou enfin: « C'est cette parole rompue et adressée qui rejoue l'enjeu du sacré: la proximité de l'absolument éloigné, l'accès à l'inaccessible restant sans accès, la fièvre et la ferveur de l'impossible, du trop possible, du certain, du réel. La parole du sens qui s'élance et qui se perd dans cet éloignement, où sa perte est

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sa vérité de sens: la vérité d'un excès infini de présence dans l'ab­sence. » (8, 121). Ou, pour vraiment en finir, cette caractérisation du théâtre comme un appel, qui met fin, dans un rapide fragment en forme de clausule, à l'article (10, 122). Un appel, cela convient tout à f~tit à la dramaturgie de Tanguy: on pourrait relire son œuvre à partir de ce mot.

En un sens, ces caractères sont d'après le drame, postdramatiques si l'on veut: c'est un terme que je n'aime pas trop et que, je l'imagine, Jean-Luc aime encore moins, mais qui vient ici signifier ce que le Théâtre du Radeau propose d'ultime, après la tragédie, et après le drame, justement.

Je reviens alors à l'autre question. En quoi le théâtre, le Radeau du théâtre, le Radeau qu'est le théâtre accomplirait-il un geste cultu­rel plus important que celui ou ceux d'autres arts? Ce qui soulève imlnédiatement une question supplémentaire: en quoi le Théâtre du Radeau accomplirait-il le geste culturelle plus important de tous, le dernier? Questions qui s'inscrivent en fàux contre la manière d'en­trevoir l'unicité de l'art ou la pluralité des arts, élaborée par Jean-Luc Nancy dans Les Muses. Et c'est pourquoi, si le théâtre accomplit pour lui un geste culturel décisif, ce n'est pas parce qu'il pourrait convo­quer, sublimer ou totaliser l'ensemble des autres arts 13 , mais parce

13. C'est une question qui hante l'œuvre de Jean-Luc Nancy, sous divers motifs: notamment, la subli­mation kantienne, par « liaison des beaux-arts dans un seul et même produit », en l'espèce particulière de la tragédie versifiée (voir Les Muses, Galilée, 1994,2001, p. 22); la subsomption par la poésie de la pluralité des arts (id., p. 57); les tentations, plus ou moins fortes, de chaque discipline artistique ou des lectures de chaque discipline artistique à se donner pour totalisation et sommation des autres (voir les entretiens avec Véronique Fabbri et avec Abbas Kiarostami, par exemple). Chaque fois, la tentation wagnérienne est la plus nettement récusée. Mais chacune de ces tentations est révoquée car, selon Nancy, si « les arts passent en effet les uns dans les autres, ce n'est pas tant par « les pratiques de mélange ou de synthèse» (et on touche ici à un vocabulaire très contemporain) que « chacun pour soi ». C'est une pensée qui se discute et s'approfondit mais qui chez Jean-Luc Nancy ne varie pas: la pluralité des arts est dans l'unité de chacun (par exemple, « il y a de la musique dans la peinture », Les lvJuses, op. cit., p. 165).

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qu'il expose publiquement et en présence ce que les autres arts expo­sent: il est une exposition de l'exposition.

Dans le cadre de cette pensée, le Théâtre du Radeau fournit l'expo­sition la plus intense ou la plus nue de l'exposition (il faudrait donc relire encore et relier ici les pages de La Pensée dérobée, d'une pensée évoquant un mouvement infini de dénudement touchant au dénue­ment). C'est ce que laisse entendre, dès le début du texte, la réflexion sur le radeau conlIne objet: « Étant ainsi posé sur l'eau, il est exposé comme jamais bateau ne saurait être. » Et cette phrase qui semble vrai­ment avoir été écrite pour Tanguy: « Étant sans profondeur lui-mêrne, le radeau expose d'autant plus le gouffre ouvert au-dessous de lui, tout comme il expose l'étendue inorientée tout autour de lui. » (2, 112). Je le formulerai ainsi: les spectacles du Radeau exposent ce qui a disparu du discours (la profondeur psychologique) comme ce qui est au-delà des limites de sa pratique (la constitution d'une signification) 14.

C'est ici qu'il faudrait revenir sur les échanges engagés par Jean­Luc avec Philippe Lacoue-Labarthe sur le théâtre, depuis les pre­mières années de leur amitié: Lacoue-Labarthe les fait remonter aux années 1970 à 197215, soit avant même l'implication plus ou moins forte des deux hommes au travail du Théâtre National de Strasbourg lors de l~ direction de Jean-Pierre Vincent, entre 1975 et 1983. Ces échanges exposent les formes de leurs désaccords, de leurs différends ou de leurs dissentiments, à tel point qu'on peut se demander si Jean­Luc et le théâtre, ça ne jàit pas trois plutôt que deux.

14. Qu'ils le fassent en donnant à entendre, jusqu'en leurs langues natales, des poèmes, est sans doute

aussi ce qui peut retenir Jean-Luc Nancy chez Tanguy. Dans Les Cantates, il y avait Coleridge, Dante, Holderlin, Rilke,Tasso (pour la plupart, certes, cette fois, en traduction). Et l'on imagine parfaitement

pouvoir entendre dans un spectacle du Radeau les quelques vers de Pessoa cités par Nancy dans Les Muses (op. cit., p. 57-58), ils fourniraient même comme la raison de leur existence et de leur adresse.

15. Philippe Lacoue-Labarthe, in « Scène», art. cit., p. 74.

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Je n'ai pas le temps ici de revenir sur ces échanges. Je m'en tiendrai à une seule question, celle de la Darstellung, soit celle de la présenta­tion ou de la représentation, avec cette conviction que le texte sur le Radeau, ou ce dont il témoigne, transforme les termes du dialogue de Jean-Luc avec Philippe Lacoue-Labarthe, au moins ce qui en affleure dans les deux publications citées et au milieu desquelles, chronologi­quement, il se situe.

La représentation, écrit ici Nancy, c'est « la portée en présence de quelque chose qui par soi n'est pas présent» (2, 113). Cette défini­tion semble valoir pour la représentation théâtrale, mais elle vaudrait également pour la représentation elle-même. Nancy ne semble pas ici faire la différence entre la représentation et la représentation théâ­trale, en tant que celle-ci pourrait être conçue comme représentation de la représentation, ou mieux présentation de la (re)présentation, ou encore peut-être présentation de l'être-(re)présentation, ou exposi­tion de l'être-(re)présentation16• Du Radeau, de ce que le Radeau fait de cette représentation, Nancy souligne néanmoins la gravité du tan­gage (mot absent filais suggéré, dans sa parenté paronomastique avec Tanguy « le bien nommé », dans sa rime leirissienne avec le langage, peut-être aussi). « Les gens de la scène sont sur leur radeau occupés à faire des signes. Mais ce ne sont pas des signes qui signifient un sens. Il vaudrait mieux dire que ces signes-là sentent la signification, mais ne la flairent que de loin et s'en détournent au rythme de leur flottaison scénique. Ils ne sont pas chargés de signifier mais de nous signifier que nous sommes avec eux sur un radeau et que le monde flotte sur l'écume de rien, dans laquelle à chaque instant tout peut se perdre, de laquelle à chaque instant nous pouvons être éclaboussés. »

16. La difference possible entre présentation et représentation ne joue pas ici. Tout spectacle, affirme

Jean-Luc Nancy contre la lecture situationniste, commence par ({ leur intrication mutuelle: pas

d'({ expression» qui ne se donne en ({ image », pas de « présentation » qui ne soit déjà dans la « repré­

sentation », c'est-à-dire, pas de « présence» qui ne soit présence des uns aux autres. » (Être singulier pluriel, op. cit., p. 91)

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(2, 114) Cela, encore une fois, dit assez bien le rapport au sens et le rapport au monde (à la mondialité, à la mondialisation) opéré par les spectacles de Tanguy: choisir de ne citer les textes et les histoires que pour les abandonner aux mouvements divers de construction et de saccage de leur Histoire et n'en montrer que les vestiges. Et cela dit tout aussi bien que ce que lit Nancy chez Tanguy est ce qu'il élit partout comme son mode préféré d'indication du sens: l'écart, la présence qui s'écarte. La représentation théâtrale atteindrait ainsi son extrémité dans les spectacles du Radeau: présentation de la (re)présen­tation de présences qui s'écartent. Malgré ou plutôt grâce à toutes ces médiations, cela fait événement. C'est, conclut Nancy, « l'événement d'une venue à la présence» (9, 122).

On voit la complexité de ce mouvement de la venue, d'autant plus qu'elle est ici, on l'a vu, une venue nue, une venue qui expose la nudité de son IT10UVement et n'en trace, furtivement, fugitivement, que les restes. Ce mode de « venue à la présence », c'est ce que Nancy nomme ailleurs, dans Les Muses, le vestige, à la fois inhérent à l'art et comme sa pointe extrême, exposée comme telle, dans l'art contem­porain. En ce sens encore, les spectacles du Radeau pourraient figurer une extrémité de l'art, en l'espèce du théâtre, contemporain. On voit bien en effet chez Tanguy que « ce qui reste est aussi ce qui résiste le plus », « ce quelque chose d'essentiel» relevant bien « de l'ordre du vestige» et le théâtre s'exposant par là comme « vestige de lui-même »,

semblant « passé, ne montrant plus que son passage », consumation du théâtre ne montrant plus que ce qui demeure en lui de son « désir métaphysique ». On sait la détestation de Tanguy pour tout ce qui arrête l'image: en ce sens, et avec Nancy, on peut encore dire que dans ce théâtre, «l'image aussi se retire », ne laissant advenir que « l'autre de l'irnage », le vestigell.

17. Voir « Le vestige de l'art», in Les Muses, op. rit., et notamment les pages 135, 148 et 150 à 156. Voir aussi ce qu'écrit Jean-Luc Nancy dans Le Sens du monde (Paris, Galilée, 1993): « Quand on y pense, on se prend à songer que ce que l'Europe a eu de plus génial, et peut-êrre bien, son idée même du génie, a

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Or cette définition que l'on peut inférer du « Radeau du théâtre »,

la représentation théâtrale comme présentation de la (re)présentation

de présences qui s'écartent, prolonge la dernière réplique de Nancy à Lacoue-Labarthe dans l'échange de 1992. Dans un passage où il ne se souciait pas davantage de distinguer représentation et représenta­tion théâtrale, Nancy écrivait: « Oui, il s'agit de la présentation, et de la présentation de l'être, ou plutôt de l'être comme présentation, c'est-à-dire de l'existence en tant que son sens est dans la présentation. [ ... ] Il Y a - c'est justement ça, l'il Y a - ce que je préfère de plus en plus appeler "venue en présence", réservant ainsi une forme d'inchoa­tif permanent, d'initialité répétée, et une différance de ladite "pré­sence" (ce "ni-mot-ni-concept" de Derrida s'impose ici: non comme une solution, rnais comme un programrne de travail plus ouvert que jarnais)18. » Or c'est justement ce «programme de travail» qu'à sa manière le théâtre de Tanguy expose et dont Nancy reconnaît ici l'exposition. Et c'est pourquoi, me semble-t-il, le dialogue de 2004 commence exactement en ces termes: «Ce que la "scène" met en jeu n'est rien d'autre que la "présence" ou bien le mode d'être (ou de paraître, ou d'apparaître) de l'étant-présent en général. » Et quelques lignes plus loin: « Le théâtre nous fàit question, si le théâtre se repré­sente à nous comme un mode privilégié sinon comme le mode par excellence de la présentation de la présence. » Lorsque Nancy lance à Lacoue-Labarthe cette proposition: «Le personnage de théâtre n'existe pas », on ne peut s'empêcher de penser que la fonne ultime que pourrait exemplifier le théâtre de Tanguy propose précisérnent

jailli avant tour d'une nécessité formidable de mettre en scène le sens du sens, d'en figurer et d'en agiter

les masques, les éclats, les trajectoires, dans une dramatisation intense dont la ressource est l'Occi­

dent lui-même en tant qu'obscurcissement originel du sens: interruption du mythe et du sacrifice, qui

deviennent ce que l'Occident ne peut plus que mimer (c'est ce qu'il dit de lui-même).

Sans doute le cycle des représentations du drame est-il clos. Ce n'est pas un hasard si le théâtre est aujourd'hui sans fable nouvelle, sans mutbos, ayant épuisé la fable totale (Wagner ou Claudel), la fable moderne (Brecht),

la fable de la fin des fables (Beckett). Le rideau est tombé sur la scène métaphysique, sur la métaphysique

comme scène de la (re)présentation. " (Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, op. cit., p. 43)

18. Jean-Luc Nancy, in « Scène", art. cit., p. 95.

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un théâtre sans personnage. Cela permet aussi à Nancy de récuser la réflexion sur la place du vivant dans la représentation théâtrale. « Le théâtre serait ainsi dans son principe soustrait aux problématiques de la présence "vivante" et "vécue", de la "présence à soi", de la profon­deur ou de l'épaisseur de la "personne" - autant de problématiques que Nancy n'aborde jamais que par le biais de la « présence réelle », avec guillemets et en ne l'abordant que pour aussitôt s'en écarter, en signifier l'écart. Cela lui permet enfin d'adresser cette question à Lacoue-Labarthe, et c'est la fin de la première réplique du « Dialogue sur le dialogue»: « Le théâtre serait-il donc essentiellement étranger à l'ordre de la présence "personnelle", "individuelle", "subjective" et au contraire structuré par une logique (une topo-dramato-logique) d'une présence elle-même essentiellement étrangère à l'ordre des "choses présentes", essentiellement en fuite, une présence qu'il s'agit de présenter justement parce qu'elle ne se présente pas19 ? »

Ce qui n'est pas vraiment une question: à cette proposition, Lacoue­Labarthe ne peut que s'accorder (les acteurs présentent des présences qui n'ont jamais été présentes, c'est le cas d'Antigone, etc.). Si bien que Nancy prolonge sa réflexion dès le début de la réplique suivante: «Je voudrais reprendre en COITlmençant par ceci: il n'y a peut-être même pas lieu de parler de "présentation", ou bien en tout cas d'une "pré­sentation" qui, à force de ne pas se présenter, me semble finir (si elle n'a déjà commencé) par se durcir en une surprésence ou en une pré­sence éminente. Pour tout dire, le risque est de reconstituer de manière subtile et involontaire une onto-théo-logie20

• » Dont, j'ajoute, seraient passibles tous les théâtres. Sauf peut-être celui de Tanguy?

Dans le « Dialogue sur le dialogue », Nancy met fin à sa réflexion sur la présence par cette formule: le théâtre ne propose pas une « "pré-

19. Jean-Luc Nancy, in Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, «Dialogue sur le dialogue», in Dialoguer, Un nouveau partage des voix (textes réunis par Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette), voU, Études théâtrales, n° 31/32, 2004-2005, p. 80-82. 20. Jean-Luc Nancy, in « Dialogue sur le dialogue », art. cit., p. 86.

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sentation" originaire », mais « un espacement des présences21 ». Un espacement des présences, c'est-à-dire une présentation de présentation de présences qui s'écartent, tel serait précisément, et exemplairernent, le théâtre de Tanguy, qui s'emploie constamment à ne pas reconstituer par des « présences éminentes» une onto-théo-Iogie. Ce qui a tou­jours porté le théâtre, un Radeau, ce Radeau tendrait à l'accomplir ou, dirais-je volontiers, à l'ultimer. (Resterait à savoir s'il faut imputer cette tension à Tanguy ou/et à Nancy.)

Le texte pour le Théâtre du Radeau est et n'est pas un texte sur le Théâtre du Radeau. J'ai essayé de dire pourquoi, et conlment. Cela pose une dernière question. Pourquoi laisser tout ce qui ne touche pas seulement au Radeau du théâtre mais bien précisément au Théâtre du Radeau sur le mode de la suggestion? Je ne crois pas, en l'espèce, que Jean-Luc ait voulu écrire un long poème. Peut-être me suis-je trompé du début à la fin et c'est alors entre Jean-Luc Nancy et moi que ça fait deux. Peut-être n'en va-t-il pas davantage de Jean-Luc Nancy que de Derrida ou de Deleuze, et cela me renvoie à l'énigme que demeure pour moi le relatif désintérêt de la philosophie contemporaine pour le théâtre ou plus exactement pour la mise en scène, énigme qui voile, me semble-t-il, et pour le dire trop vite, une hantise de la présence. Peut­être enfin Jean-Luc Nancy marque-t-il par cette mise à l'écart des noms le doute qu'il éprouve dans ses propositions les plus fortes sur le théâtre et seulement, entre les arts, sur le théâtre, et en particulier sur un théâtre contemporain: ce qui, entre eux, fait deux, ce qui, pourtant, aurait pu ne faire qu'un, si l'on donne crédit à cette parenthèse autobiographique du premier échange publié avec Lacoue-Labarthe: « (comme tu le sais, c'est du côté du comédien, sur la scène, que j'aurais voulu être)22. »

21. Jean-Luc Nancy, in {( Dialogue sur le dialogue », art. cit., p. 87.

22. Jean-Luc Nancy, {( Scène », art. cit., p. 73-74. De Jean-Luc Nancy, je ne connais qu'une « partici­pation» dans l'Antigone de Holderlin mise en scène par Philippe Lacoue-Labarthe et Michel Deutsch (d'après le livre d'André Gunthert, Le Voyage du T.NS., Solin, 1983).

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Après tout, ce doute, j'aurais dû en être averti dès la première cor­respondance reçue de Jean-Luc, datée du 16 juin 1996, et dont avec son aval je citerai un court extrait: «Vous saisissez ce qui est pour moi la question: celle de la voix de l'interruption. Et je pense parfois qu'en effet c'est au théâtre qu'elle doit se trouver. Mais je ne l'y ai guère trouvée (ce qui est une autre histoire, où se mêlent sans doute des traits personnels et un état actuel du théâtre). »

Ce qui signifierait peut-être enfin que l'écart, chez Jean-Luc Nancy, est aussi une figure possible du doute.

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LA DÉCONSTRUCTION DU PAYSAGE:

ESQUISSE D'UNE PROBLÉMATIQUE CHEZ JEAN-LUC NANCY

TOIIlokazu Baba

La conférence prononcée par Jean-Luc Nancy à l'École nationale du paysage en 2001, « Dépaysement du paysage », commence par un rappel de la proximité étymologique de trois mots: «pays », « paysan» et « paysage ». La démarche adoptée par Nancy pour parler du paysage devant des paysagistes ou de futurs paysagistes peut d'abord sembler très philologique, à la différence de celle d'autres penseurs français du paysage tels qu'Alain Corbin ou Augustin Berque. Mais il faut rappeler que, lorsque Nancy aborde la question du paysage, il reprend, même s'il ne s'y réfère pas, une question ouverte par un débat entre Levinas et Derrida autour du paganisme heideggérien.

En effet Levinas, au milieu des années 1950, fait une critique virulente du concept de quadriparti (Geviert) que son ancien maître avait développé dans les Essais et conférences publiés en 1954. Selon Heidegger, les hommes en tant que mortels se situent dans une unité simple de quatre éléments: les mortels, les divins, le ciel et la terre. L'homme mortel comme bâtisseur et cultivateur garde en lui cette unité foncière de l'être. Dans « La philosophie et l'idée de l'infini» (1957), Levinas met en cause ce concept en y soupçonnant « une adoration féodale des hOIIlmes asservis pour les maîtres et seigneurs

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qui les commandent1 ». Plus encore, il s'interroge sur les implications d'un tel concept et son lien au national-socialisme. Dans cet ordre féodal, il s'agit d'un « enracinement paysan », d'un « exister païen» en tant que « bâtisseur et cultivateur, au sein d'un paysage familier2 »,

1'« absolu du paysage3 ». Un peu plus tard, il le qualifiera d'« éternelle séduction du paganisme, par-delà l'infantilisme de l'idolâtrie, depuis longtemps surmonté ».

Comme on le sait, Derrida a critiqué cette interprétation de Levinas: « [ ... ] comment accuser cette pensée de l'errance intermi­nable d'être un nouveau paganisme du Lieu, un culte corrlplaisant du Sédentaire? La requête du Lieu et de la Terre n'a rien ici, [ ... ] de l'attachement passionnel au territoire, [ ... ] du provincialisme ou du particularisme, [ ... ] peu liée au "nationalisme" errlpirique5• »

Malgré cette critique très juste, le concept de paganisme chez Levinas ne se réduit pas à l'enracinement dans la terre. Il apparaît dès le rnilieu des années 30, et joue un rôle capital dans la pensée phénoménologique et politique du jeune Levinas. Dans Totalité et infini (1961), il dit même la nécessité de « courir le risque du paga­nismé » pour se tourner vers la relation éthique. Comme nous avons déjà éclairé ce concept ailleurs7

, nous voudrions ici traiter d'autres impensés sous-jacents à ce débat, par l'interrnédiaire de la décons­truction du paysage selon Nancy. Au-delà des simples éléments du débat particulier, ils méritent d'être exarninés comme une question philosophique plus générale.

1. ({ La philosophie et l'idée de l'infini » (Revue de Métaphysique et de Morale, Colin, 1957, nO 3), repris dans En découllrant l'existence allec Husserl et Heidegger, troisième édition corrigée, J. Vrin, 2001, p. 236. 2. Op. cit., p. 236-237. 3. ({ Le regard du poète» (1956), dans Sur Maurice Blanchot (1975), Fata Morgana, 2004, p. 25. 4. ({ Heidegger, Gagarine et nous» (1961), dans Difficile liberté, troisième édition corrigée et revue, Livre de poche, 2003, p. 349. 5. ({ Violence et métaphysique» (1964), dans L'écriture et la diffèrence (1967), Seuil, 1979, p. 213. 6. Totalité et infini, Livre de poche, 2000, p. 151. 7. ({ Du mode d'existence païenne selon Levinas », Cristian Ciocan, Mihail Neamtu (eds.), Philosophical Concepts and Religious Metaphors,' New Perspectives on Phenomenology and Theology, special issue Studia Phaenomenologica 2009, Zeta Books, 2009.

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Dans un premier temps, nous allons présenter la réorganisation des rapports conceptuels entre le pays, le paysan, le païen et le pay­sage comIne une réponse de Nancy à ce débat (1). Ensuite, nous préciserons la nature historique du paysage dont parle Nancy en la comparant avec la fameuse analyse de Joachim Ritter sur la fonction esthétique du paysage dans la société moderne, tout en portant notre attention sur la question de la déconstruction du christianisrne (II). Enfin, nous montrerons le rapport proprement philosophique entre la question du paysage et celle de l'image (III).

1. LES LIENS ÉTYMOLOGIQUES

Lapparition tardive du «paysage»

Commençons par l'hypothèse étyrnologique présupposée par Levinas. Elle fut proposée pour la première fois par C. Baronius dans son Martyrologium Romanum en 15868

• Selon lui, on a commencé à utiliser le terme latin « paganus » -- d'où vient le français païen - terme interchangeable avec « gens» et « gentilis », parce que les « pagani », les paysans habitant à la campagne, ne connaissaient pas le christianisme et s'entêtaient à conserver leur culte des dieux.

8. C. Baronius, Martyrologium Rommzum, Rome, 1586, p. 60. Lhypothèse restera dominante jusqu'à 1899 où Th. Zahn ouvre une controverse en s'appuyant sur une autre hypothèse selon laquelle le sens qui a entraîné le sens ultérieur de « païen" était « civil" opposé à militaire. Cet avis a été suivi par Adolf Harnack. Cf: Th. Zahn, « paganus )', neue kirchliche Zeitschrift X, 1899. Adolf Harnack, Militia Christi - Die christliche Religion und der Soldatenstand in den ersterz drei Jahrhunderten, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck). Cet avis sera ensuite contesté par Jacques Zeiller (Paganus -- Étude de terminologie histo­rique, Thèse pour le doctorat ès-lettres présentée à la faculté des lettres de l'Université de Paris, 1917). Le débat va continuer jusqu'aux années 1960. Sur l'aperçu général des débats, voir Carsten Colpe, « Die Ausbildung des Heidenbegriffs von Israel zur Apologetik und das Zweideuti~erden des Christentums ", Die Restauration der Gatter - Antike Religion und Neo-paganismus, Hrg. Von Richard Faber und Renate Schlesier, Konigshause und Neumann, 1986. Voir aussi notre thèse de Doctorat en japonais, Rinnri no tasha, Emmanuel Levinas ni okeru ikyô gainen; gogen, gainenshi, Heidegger juyô no kantenn kara (L'autre de l'éthique, le concept de paganisme chez Emmanuel Levinas du point de vue de l'étymologie, de l'histoire, et de la réception de Heidegger) thèse de Doctorat, université de Hitotsubashi, 2008, la première partie, p. 8-37. Larticle « païen» du Dictionnaire historique de la langue française (sous la direction d'Alain Rey, Robert, 1994) est un très bon résumé de l'ensemble des débats.

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Or « paganus » vient lui-même d~ « pagus », le canton, d'où dérive le rnot français « pays ». « Paganus » est ainsi d'abord l'habitant du « pagus ». Morphologiquement, «pays », «paysan », «païen» et « paysage» ont donc tous la même racine: «pagus ». Lhypothèse étymologique depuis Baronius est aujourd'hui rejetée par presque tous les philologues, toutefois l'historicité de l'hypothèse de Baronius reste pour nous pleine de sens. Nous y reviendrons plus loin.

Les mots latins« pagus» et« paganus » existaient déjà depuis le début de notre ère. « Pagan us » hérita de plusieurs significations: le campa­gnard, le paysan, le civil opposé au militaire, le particulier. Les philo­logues, de nos jours, ne s'accordent pas encore sur la question du sens dérivé de « paganus » qui a entraîné l'équivalence du mot avec « gentes» au sens de païens au IV siècle. En tout cas, après la Cité de Dieu et aussi après L'histoire contre les païens de Paul Orose, les auteurs chrétiens utili­sent le terme sans la réticence que l'on peut constater avant les invasions des « barbares» au début du V- siècle. « Pagani » (au pluriel) est désor­mais interchangeable avec « gentes» et « gentiles », les mots bibliques qui correspondent au grec « ethnè » et à l'hébreu « gôïrrl ».

Quant à l'introduction de ces mots latins dans la langue française, on sait qu'ils sont attestés assez tôt en français à l'exception de « pay­sage ». Selon Le trésor de la langue française, « païen» fut le premier, en 881, puis « pays », vers la fin du xe siècle, et « paysan », au milieu du XIIe. La première occurrence vérifiée de « paysage» date de 1549. Pourquoi y a-t-il eu un tel retard?

À la différence des termes que nous venons d'évoquer, le « paysage» n'est pas la traduction d'un quelconque mot latin. Selon Catherine Franceschi, « paysage est un mot de la langue dite "vulgaire"9 ». De plus, « paysage» fut dès le début un « mot commun entre les peintres [sic] 10 ». Il désigna la représentation picturale d'un pays depuis son origine. Ce fàit correspond bien à l'apparition du thème du pay-

9. Catherine Franceschi, « Du mot paysage et de ses équivalents », in Les enjeux du paysage, sous la

direction de Michel Collot, Ousia, 1997, p. 78. 10. Art. cit.

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sage dans la peinture occidentale, dont Jean-Luc Nancy rnentionne, comIlle un des premiers exemples, Les très Riches Heures du Duc de Berry peintes au xV siècle11

• D'ailleurs, dans ces enluminures ache­vées quasiment un siècle avant l'hypothèse de Baronius, on voit bien les paysans travaillant aux champs à côté d'un château, bons servi­teurs du seigneur certes, mais pas polythéistes, car selon la fonction du livre d'heures, ils doivent rester dans l'ordre chrétien et théologico­politique. Du point de vue de l'hypothèse de Baronius, ces anciens adeptes polythéistes sont devenus les habitants du paysage chrétien. C'est précisément grâce à l'apparition du paysage chrétien - qu'il soit pictural ou non - avec ses paysans intégrés, que Baronius a pu se représenter après coup l'image du pays, à savoir d'un paysage avec ses paysans polythéistes qui devaient exister avant l'évangélisation.

On voit bien que le « paysage» est un mot et un concept nou­veau: la représentation apparut d'abord par la voie picturale d'un pays habité par des paysans qui étaient à l'origine païens. Lanalyse de Nancy commence alors par cette unité ternaire qui constitue le paysage: pays, paysan, païen.

La co-appartenance: pays, paysan, païen

Le paysage signifiait pour Levinas l'ordre du monde où l'on est ser­viteur et enraciné dans la terre. La démarche de Nancy vise à déjouer l'asymétrie de l'appartenance, autrement dit à en dégager les deux côtés: la co-appartenance.

Nancy dégage d'abord les deux éléments à l'intérieur même du mot « pays ». «Pays» ne désigne pas seulement tel ou tel coin de terre auquel on appartient, mais aussi la personne qui y appartient. En français d'autrefois, «un pays/une payse », c'est quelqu'un du mêrne lieu ou du même village. Moi et mon pays, nous sommes tellement indissociables que ce dernier est constitutif de la mienneté

11. « Paysage avec dépaysement », Au fond des images, Galilée, 2003, p. 111. Ci-dessous, nous indi­quons la pagination entre parenthèses.

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(Jemeinigkeit) au sens de l'analytique existentiale heideggérienne. Il en va de même pour le peuple du pays dont je suis un membre parmi d'autres. Mais mon peuple désigné comme singulier n'est pas nécessairement monolithique dans ses composants. La mienneté ne s'acquiert que par rapport à son pays, son peuple et sa langue dans toute sa multiplicité. Dire « moi », c'est dire « je suis de tel pays, de tel peuple, etc. » (p. 107).

De la même façon, la co-appartenance est présupposée dans le « paysan» comme occupant de son pays. Loccupation du pays ne signifie pas d'emblée un enracinement dominateur ni une servitude au seigneur. Occuper, en latin capio, signifie d'abord « prendre» ou « saisir ». Ainsi l'occupation du pays, c'est-à-dire la « paysannerie» au sens propre du mot, c'est « la prise du lieu et du temps du pays» (p. 107). Celui-ci peut être égalenlent un champ ou un terroir, mais aussi une «autoroute », voire, pourquoi pas, «Internet », s'il s'en occupe. Par conséquent le « paysan» n'est pas forcément l'agricul­teur ou le campagnard installé dans un terroir, mais quelqu'un qui s'occupe du « temps-et-lieu », d'un lieu de travail. Le « paysan» et le « pays» se définissent illutuelleIIlent.

Lidée traditionnelle du «païen» comme polythéiste fait aussi l'objet de la déconstruction. « Le païen vit dans la présence continue des dieux» (p. 109) qui sont « à chaque coin de champ, à chaque borne de domaine» (p. 109). Il ne s'agit pas d'un polythéisme qui soit à l'antipode du « monothéisme!2 », notion qui remonte à Philon d'Alexandrie!3. Contrairement à cette dichotomie, Nancy adopte une position comparable à celle de Schelling: penser les dieux comme l'apparition multiple d'un divin. Les païens ont donc un divin qui ne se présente qu'en pluralité. Après avoir relevé la co-appartenance du

12. Ce concept fait l'objet d'une déconstruction la même année que cette conférence. Cf.« Déconstruction du monothéisme », conférence prononcée au Caire en 2001, dans La Déclosion (Déconstruction du chris­tianisme, 1), Galilée, 2005. 13. Étienne Balibar, « Note sur l'origine et les usages du terme « monothéisme» », Critique janvier­février 2006,704-705, p. 19-45.

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pays et du paysan, et la présence multiple d'un divin chez les païens, il dit: « D'une certaine manière, le paysan ne peut qu'être païen. » (p. 110). Mais cette identification n'est pas celle qui s'opère dans la figure traditionnelle que Levinas a projetée sur le dernier Heidegger.

Résumons maintenant l'apport de la déconstruction du pays, du paysan, et du païen pour la question du paganisme heideggérien selon Levinas. 1) Nancy part de la même hypothèse étymologique que Levinas. 2) Ce faisant, l'analyse qui révèle la co-appartenance du pays et du paysan avec le souci de la multiplicité de chacun nous a conduits à une conjoncture conceptuelle sur laquelle un quelcon­que nationalisme empirique ou une domination féodale ne sauraient reposer. 3) Lenracinerrlent dans la terre qui est l'essence du paganisme n'est plus l'enracinement dans le territoire réel, mais dans un « lieu de travail» qui peut être n'importe où, et qui, par conséquent, ne peut pas être un provincialisme ni un régionalisme. 4) Le paganisme n'est pas le culte polythéiste, mais ce dernier suppose « un divin» même si celui-ci n'est pas le « Dieu» du monothéisme.

Ayant compris cet apport, il nous faut maintenant comprendre la déconstruction du paysage dont le concept de dépaysement donne l'indice. Il convient d'étudier la démarche de Nancy selon deux modalités: une modalité historique qui a affaire à la déconstruction du christianisme (II), et une modalité phénoménologique (III).

, , II. LE PAYSAGE DANS L HISTOIRE DE L EUROPE

La jonction du paysage dans la société moderne selon Ritter

Après l'analytique de la co-appartenance, le philosophe retrace la naissance de la peinture de paysage dans l'histoire de l'art occidental. Comme il le remarque, le paysage, qui n'était encore qu'un arrière­fond de figures chez Giotto dans la première moitié du XIV siècle, se présente comme sujet dans Les Très Riches Heures du Duc de Berry à la fin du x:ye siècle. Pourtant, sa représentation du paysage n'entraîne

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jamais de dépaysement. Il n'est pas si aisé de situer le « paysage avec dépaysement» dans l'histoire occidentale de la représentation pictu­rale ou poétique du paysage. Afin d'éclairer la piste historique, nous allons nous intéresser brièvement à la célèbre approche du paysage de Joachim Ritter, l'un des éditeurs des fameux Dictionnaires historiques de la philosophie et grand spécialiste d'Aristote et de Hegel.

Ritter commence son enquête historique par l'épisode de l'ascen­sion du Mont Ventoux en 1335 telle que la raconte Pétrarque, à peu près contemporain de Giotto. Pétrarque fait une comparaison entre la montée au sommet de la montagne et l'exaltation de l'âme jusqu'à la béatitude. Au sommet, le poète italien est frappé par un passage des Confessions de Saint Augustin: « Les hommes s'en vont admirer les cirnes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les côtes de l'Océan, les révolutions des astres, et ils se détournent d'eux-rnêmes p4 » Selon le Père latin, l'ascension au som­met de la montagne ne peut conduire à la béatitude, car celle-ci n'a lieu qu'à l'intérieur de chaque ârne.

Cette comparaison entre l'ascension de la montagne et l'exaltation de l'âIlle est motivée, selon Ritter, par une tradition de la contem­plation du monde, theoria tou kosmou. D'après cette tradition issue des philosophes ioniens suivis par Aristote et certains successeurs de l'Antiquité tardive, l'objet de la contemplation philosophique (theo­ria) est la phusis, la nature dans sa totalité; « ce qui par nature est premier à tout être et est présent en lups ». Lâme conternplant la nature se tourne vers le « Tout », vers le « Divin ». La contemplation de la nature n'était pas seulernent philosophique et physique, mais aussi « théologique », comrne l'affirmaient Aristote et les philosophes ioniens. C'est ainsi que la tradition philosophique et théologique des

14. Les Confessions, Livre dixième, chapitre VIII, traduction par Joseph Trabucco, GF Flammarion, 2004, p. 212. Voir aussi, chapitre XXVlI, XXXIV. 15. Joachim Ritter« Landschaft», Subjektivitat; sechsAufiatze (1974), Suhrkamp Verlag, 1980, p. 144. « Paysage», traduit par Gérard Rauler, dans Joachim Ritter, Paysage: fonction de l'esthétique dans la société moderne. Accompagnée de l'ascension du mont Ventoux de Pétrarque. La promenade de Schiller, Les éditions de l'imprimeur, 1997, p. 43. Nous nous permettons parfois de modifier la traduction.

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philosophes païens a pu mener Pétrarque à la cime du Mont Ventoux pour y regarder cette nature comme un paysage, au sens moderne du terme toutefois. Et cela, bien que Pétrarque n'eût pas de terme en latin, à la différence du vieux berger qu'il rencontre en chemin, pour qui la montagne n'est qu'un « lieu de l'orage» ou encore « l'assise des dieux16 » (Gottersitze), lieu de la présence immédiate des dieux.

Ici, il importe de n'oublier ni la continuité ni la discontinuité que le regard de Pétrarque impliquait par rapport à la tradition à laquelle il appartenait. Certes, il s'attendait à pénétrer dans quelque chose de « divin », qui n'est pas la mêrne chose que « les divins» vus par le ber­ger dans la rnontagne. Le « divin» ne lui arrive pas de la même façon que les divinités païennes; La différence entre le regard sur le divin et celui sur les divins est la même qu'entre la philosophie et la mytholo­gie. Il est évident que l'exercice philosophique relève d'une connais­sance conceptuelle 17. Bien que Pétrarque hérite de cette tradition, son regard sur la nature porte en lui une allure un peu différente; s'il lui avait suffi de contempler la nature conceptuellement, Pétrarque n'aurait eu aucune raison de gravir une montagne avec tant d'efforts physiques. Il avait besoin d'aller contempler l'admirable paysage en chair et en os, à travers la sensibilité.

En réalité, la nécessité d'une conception esthétique du monde telle qu'on l'y voit à l'état naissant n'a surgi qu'avec la forme nouvelle de la science, où la nature devient un simple objet, autrement dit, avec la réification de cette nature qui était autrefois une puissance divine. C'est la science réifiante de la nature qui a détrôné la theoria du lllonde. Avec ce changement historique de la forme du savoir sur la Nature, Baumgarten et Humboldt ont ressenti la nécessité de puiser l'expérience vécue dans la sensation et dans le sentirnent esthétique de la totalité du monde, expérience que la science physique ne saurait traduire en sa langue rationnelle et rigoureuse.

16. Ibid., p. 146, tr. Er., p. 47-48. 17. Ibid., p. 149, tr. fr., p. 55.

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On serait tenté d'associer ce courant à la devise rousseauiste du retour à la nature. Mais, pour Schiller, il ne faut pas conclure que l'on doit récupérer le sentiment naturel dans la vie simple, tout en fuyant la civilisation urbaine qui déforme la nature humaine. Pour l'auteur de « la Promenade », la liberté humaine ne se trouve pas dans l'union primitive de l'homrne et de la nature environnante et rassurante (<< umruhende» Natur, selon l'expression de Ritter), où l'homme, cer­tes heureux dans sa simplicité, est soumis à la force naturelle. Donc, la liberté humaine consiste à se libérer de l'esclavage de la nature en recourant à la science et à la technique, lesquelles permettent de maî­triser et de réifier la nature. Chez Schiller, l'homme moderne est coupé de la nature environnante et rassurante de la vie idyllique. Dans la vie urbaine, la nature fait l'objet de la maîtrise. Le poète fait l'éloge du citadin, 1'« heureux» (der Beglückte) qui brise la chaîne de la naturelS. Le divorce (Entzweiung) entre la société moderne urbaine et la nature environnante et rassurante est ainsi la condition de la liberté.

Dans cette situation de l'homme moderne, « la représentation esthé­tique de la nature-paysage» a le « rôle positif de maintenir une rela­tion ouverte de l'homme à la nature environnante et rassurante19 » de laquelle il a été coupé au profit de sa liberté. Lart lui restitue la « "tota­lité de la nature" présente en tant que paysage20 », « ce que la société [ ... ] ne peut que confiner à l'extérieur d'elle-lllême21 ». La représenta­tion esthétique prend à présent la place occupée autrefois par la kosmo­theoria. Ainsi Ritter conclut-il de façon hégélienne que l'art entre dans le « cercle commun avec la philosophie' et la religion» en se faisant « le porte-parole esthétique "du divin, des intérêts les plus fondamentaux de l'homme et des vérités les plus générales de l'esprit"22 ».

18. Ibid., p. 160, tr. fr., p. 79. 19. Ibid., p. 161, tr. fr., p. 81. 20. Ibid., p. 162, tr. fr., p. 81. 21. Ibid., p. 161, tr. fr., p. 83. 22. Ibid., p. 163, tr. fr., p. 87. Ici, Ritter cite Hegel, Conférencessur l'esthétique, I, Edition Glockner, r. 12, p. 26 sq.; trad. fr. de S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1964, t. 1 (Introduction à l'Esthétique), p. 40 sq.

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D'ailleurs, ce qui doit être représenté dans la représentation de la nature-paysage serait la nature sauvage et menaçante qui évoque le sentiment du sublime. Elle fait redécouvrir au citadin moralement désabusé une nature qui procure un sens de l'immutabilité permettant à l'homme d'établir son identité dans une modernité qui évolue sans cesse23

• Ici, Schiller se trouve dans la lignée de la pensée sur le sublime de Burke et de Kant24, qui ont fàit oublier l'idée traditionnelle de la beauté de la nature ordonnée telle que la supposait la kosmotheoria.

L)étrangeté du paysage selon Nancy

En effet, quand Nancy se réfère à des exemples de paysages avec dépaysement, ceux-ci semblent se situer dans le sillage du sublime, surtout quand il s'agit de la forêt américaine vue par Chateaubriand. Ce n'est pas la nature souriante habitée de paysans fidèles aux dieux ou à Dieu, ou encore à l'Église, peinte dans certains tableaux cités par le philosophe: L'Angélus de Millet, où l'on voit un couple de paysans faisant leur prière dans un champ en écoutant probablement la clo­che de l'église située au fond du tableau, ou encore La Chute d1care de Breughel où se dégagent les figures des travailleurs, du paysan, du berger, du pêcheur, chacun à son lieu de travail, sur fond d'une baie immense et lumineuse. Les paysans, au sens propre du terme, y sont intégrés dans le paysage aménagé par un ordre bien établi. Ils n'y sont jamais dépaysés. De plus, le paysage idyllique peint par les poètes païens (tel celui auquel Schiller songe lui aussi au début de « Promenade») ne forme pas non plus la présence du paysage dont parle Nancy. Que ce soit Virgile ou Homère, ils ne décrivent pas le paysage, rnais des actions de l'homme dans un paysage idyllique.

23. Sheila Margaret Benn, Pre-Raman tic Attitudes ta Landscape in the Writing afFriedrich Schiller, Walter de Gruyter, Berlin/New York, 1991, p. 153-161. On peut penser par exemple à la peinture d'un homme

sur le sommer d'une montagne entourée de nuages de Casper David Friedrich. 24. Roderick Nash, Wilderness and the American Mind, revised edition, New Haven and London, Yale University Press, 1967, p. 45-.

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Pour que le paysage avec dépaysement advienne, il faut que l'on soit d'ores et déjà sorti du paysage fondé et bâti selon l'exercice de la raison ou de l'imagination bien réglée. Pour emprunter un mot à Levinas utilisé pour la même problématique mais d'un point de vue stricte­ment phénoménologique (sur lequel nous allons revenir plus loin), c'est 1'« exotisme25 » quittant le Illonde bien ordonné qui entraîne le dépaysement. Le paysage ne doit pas être l'expression d'une idée idyllique ou biblique, rnais il faut la présence du paysage lui-même (p. 112). Voici une « condition de principe: un absentement de toute présence qui détiendrait pour elle-même une autorité ou une capacité de sens ». (p. 113) C'est pourquoi Nancy voit le début de ce moment de l'absentement dans la contestation de l'autorité de l'Église catholi­que par la Réforme (ibid, note 2). S'il n'y a pas d'autorité qui impose un quelconque ordre au paysage, « il est une représentation du pays en tant que possibilité d'un avoir-lieu de sens» (p. 112).

Selon Nancy, trois auteurs présentent ce genre de représentation du paysage. Tout d'abord, Chateaubriand effleure ce motif comme ouverture illimitée du lieu, quand il écrit, en évoquant la poésie des « forêts américaines»: « le voyageur [ ... ] se sent inquiet, agité, et dans l'attente de quelque chose d'inconnu» (p. 114). Lauteur du Génie du Christianisme était l'un de ces voyageurs chrétiens européens qui sont allés chercher en Arnérique le monde idéal pourtant « perdu» au· début de l'humanité. Cet écrivain romantique, qui a séjourné en Amérique pendant cinq nlois entre 1791 et 1792, donne la forme la plus parfaite de 1'« exotisme sentimental» issu de 1'« exotisme philoso­phique» de Rousseau et d'autres26

• N'étant pas ordonnée pourtant par l'idéal idyllique ou biblique, la forêt au nord de New York était assez proche d'un paysage rnenaçant et sublime. Ce qui domine le voyageur, c'est la« crainte» et 1'« inquiétude» devant quelque chose d'inconnu,

25. Emmanuel Levinas, De l'existence à l'existant (1947), seconde édition augmentée, Vrin, 1993, p.83-92. 26. Gilbert Chinard, L'Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et XVII! siècle

(1913), Slatkine Reprints, Genève, 2000, p. 432.

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« comme s'il allait être admis à quelque secret de la Divinité27 ». Par opposition au paysage idyllique (la umruhende Natur de Schiller) on pourrait l'appeler un-ruhende (in-quiétant) Landschaft.

Ensuite, c'est Baudelaire qui évoque, dans un passage de Paysage (1861), le paysage citadin de Paris, les hymnes des clochers empor­tés par le vent, les ateliers animés et bruyants, des cherninées et des fumées qui montent au ciel. Pour ce Parisien depuis sa jeunesse, ce sont des « églogues» sans paysans ni charnps. C'est le paysage qu'il rêve en regardant le ciel et les « mâts» de la ville depuis la fenêtre du haut de sa « mansarde28 ». Ce monde n'évoque plus le sentiment du sublime, cependant « les grands ciels» qu'atteint le regard du poète « font rêver d'éternité» (p. 115). Dans le ciel gris de Paris, il ne res­sent jamais la Divinité. Labsence ou le retrait du divin, c'est alors la présence du paysage lui-même.

C'est le cas également chez Holderlin. « Les chênes en belle ordon­nance » au pied desquels se promènent les chevreuils qui se montrent comme des « piliers en forêt» des cités de la civilisation antique « sur l'étendue des déserts », devenue ruines29

• Dans le bois où le poète se tient, « les esprits bienheureux» sont morts (p. 115-116). Il vit dans une sorte de ruine de la représentation divine. Le paysage en question n'est ni la belle nature bien ordonnée ni la nature sauvage évoquant le sublime, il ne représente pas une quelconque idée: c'est donc le paysage lui-même qui y est présent. Le sentÎlllent qu'évoquerait le paysage chez Baudelaire et Holderlin sortirait de l'horizon du sentiment sublime.

27. Chateaubriand, Génie du christianisme, l, Garnier Flammarion, 1966, p. 316. 28. Les Fleurs du Mal, Le livre de poche, Éditions Gallimard et Librairie Générale Française, 1964, p.97. 29. ({ Âges de vie », Ho/der/in, hymnes, élégies et autres poème, traduit par Armel Guerne, GF Flammarion, 1993, p. 116.

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III. LE PAYSAGE COMME EMPFINDUNG:

LA QUESTION DE LA REPRÉSENTATION

C'est là ce que Nancy appelle le« sentiment du paysage» (p. 115). Cette expression remonte à Georg Simmel qui parlait, dans sa Philosophie du paysage, du sentiment du paysage, distingué du senti­ment religieux d'un adorateur de la nature30. Ce que Nancy appelle « le sentirrlent de l'athéisme» du paysage, certes comparable à celui de Simmel, est pourtant une « affirmation de ceci que le divin, s'il se présente en quelque manière [ ... ] se présente [ ... ] comIne le retrait du divin lui-même» (p. 115). Comme on le voit, ce sentiment se réfère au religieux par son absence31 .

Dépourvu d'esprits bienheureux, le paysage nous ouvre un lieu étrange, inconnu, immense et éternel. :Lécartement du ciel et de la terre par l'horizon n'a pas de fin, c'est un espacement sans lirnites. C'est la raison pour laquelle on y perd ses repères, on ne sait plus où l'on est, et on se dépayse. C'est ce que Levinas appelait « exotisme », à propos de l'art moderne qui produit dans sa sensation et dans son esthétique ce qu'il nomme « chose en soi [ ... ] - non pas comIne des objets de degré supérieur [ ... ] étrangers à toute distinction entre un "dehors" et un "dedans"32 ». En effet: « C'est hors d'accès, dit Nan(:y [ ... ] parce que c'est d'emblée et à jamais au-delà et en deçà de l'accès: en effet, c'est l'accès lui-même, c'est le pas d'ouverture du paysage ». (p. 119)

Ainsi, la représentation paysagère évoquée par les trois auteurs dont on vient de parler est un phénomène de l'affectivité. Autrement dit, on peut la rapprocher de certains arts modernes qui sont venus à thématiser le sentir lui-même du paysage après la sortie du sys­tème qui ordonne les significations du monde. C'est la matière de la recherche phénoménologique du paysage chez Erwin Straus et Henri

30. Georg Simmel, « La philosophie du paysage» (1913), dans La tragédie de la culture et autres essais, traduit par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Rivage poche, 1988, p. 240. 31. « Le paysage est lieu de l'étrangeté ou de l'étrangement et de la disparition des dieux» (p. 116). 32. Emmanuel Levinas, op. cit., p. 87.

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Maldiney. Ces derniers se trouvent très proches de Nancy en termes d'analytique du paysage33•

Dans Du sens des sens (1935), Straus distingue le percevoir (Wahrnehmung) du sentir (Empfindung). Et il compare la nature de ce dernier et la nature du temps, en évoquant le fameux passage sur le temps dans les Confessions. Comme la conscience intirne du temps, si l'on cherche à connaître le sentir, on le perd. Mais si l'on ne cher­che pas à le connaître, on le sait bien34• Chez Straus, le vécu paysager en est un exemple. «Le paysage est invisible parce que plus nous le conquérons, plus nous nous perdons en lui.35 » « La peinture du paysage [ ... ] rend l'invisible visible rnais comme chose dérobée, éloi­gnée36 ». Limage du paysage dans la peinture ne montre pas tel ou tel paysage réel mais l'effet d'éloignement du paysage pour le sentir. Ce qui est donné dans le sentir du paysage est décrit, chez Nancy aussi, comme une continuité de la donation du monde informel: « sépara­tion des éléments », « écartement », « déchirure de ce qui n'est encore rien ». La description du paysage, qu'elle soit phénoménologique, picturale ou poétique, vise à « l'instabilité, la fugitivité » (p. 118) du sentir paysager. Sa description devient le « suspens », 1'« immobilisa­tion » de la donation infinitésimale. Le poète ou le peintre (ou le phé­noménologue) est donc « contemplateur de l'infini» (p. 117), mais pas au sens de la totalité de la nature de la kosmotheoria.

Dans cette phénoménologie de l'affectivité, il ne serait pas ininté­ressant de comparer le « sentiment du paysage» qui attend quelque

33. « Lespace du paysage est, écrit Maldiney en reprenant Straus, d'abord le lieu sans lieux de l'être perdu. Dans le paysage, l'espace m'enveloppe à partir de l'horizon duquel je suis hors. Nulles coordon­nées. Nuls repères. » Henri Maldiney, Regard Parole Espace (1973), LÂge d'Homme, 1994, p. 143. 34. Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne; ein Beitrag zur Grundlegul1g der Psychologie, Berlin, Verlag von Julius Springer, 1935, p. 231. Du sens des sens,. contribution à l'étude des fondements de la psychologie, tr. fr., G. Thines et J.-P. Legrand, Jérôme Millon, 2000. p. 375. Simmelle décrit comme « flux chaotique et infini du monde, tel qu'il est immédiatement donné ». Georg Simmel, op. cit., p. 235. 35. Erwin Straus, op. cit. p. 240, tr. fr. op. cit., p. 382. 36. Straus. op. cit., p. 239/382. Cf. Maldiney, op. cit., p. 143. Comme exemple de cette représentation du paysage, il pense aux peintures « vénitiennes du XVIIIe siècle (Guardi) » et surtout à « la vue de Delft de Vermeer au Mauritshuis de La Haye ».

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chose d'étrange avec l'Unzuhause du Dasein que celui-ci éprouve devant « la totalité de l'étant37 ». Mais il ne faudrait pas ici identifier cette angoisse du néant néantisant chez l'être pour la mort et la pré­sentification étrange de l'infini chez l'être perdu dans le paysage, car d'un côté, ce qui est présent, c'est la totalité, et d'un autre côté, c'est l'infini. Il serait nécessaire de les examiner à partir de l'horizon phé­noménologique plus fondamental dont parle Nancy lui-même: l'uni­fication primordiale de l'image« Einigung du Bild [ ... ] une ouverture à une vue en général38 ». En outre, la genèse de cet horizon de toute expérience dans la subjectivité finie ne se réalise qu'en étant précédée par la « pré-donation de sa donabilité qui est identiquement sa rece­vabilité. [imagination est donc le temps39 ». Cet horizon inchoatif est appelé « mesure artistique (quel que soit le genre) » et « philo­sophique »; « C'est elle (la mesure) qui définit l'infini dans le fini» (p. 119). La dernière phrase de l'article renvoie à cette source de la subjectivité finie creusée par Kant et par le Kantbuch de Heidegger.

C'est enfin là que l'on en vient au point de divergence entre Nancy et Levinas, en deçà de la question de l'interprétation du dernier Heidegger. Nancy suit le sillage du Kantbuch (1929) pour penser l'image et le paysage. D'autre part, Levinas, ayant suivi le cours de Heidegger de 1928-1929 consacré en partie à Kant et à sa concep­tion du monde, examine le problème du paysage comme « exotisme» de l'auto-affection. Mais il trouvera l'origine du temps et de l'infini ailleurs que dans l'imagination du sujet fini.

37. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer, 1986, p. 362. Maldinay; op. cit., p. 143. 38. Jean-Luc Nancy, « imagination masquée », Au fond des images, op. cit. p. 153. 39. Nancy, op. dt., p. 163. Ce thème est au cœur de la phénoménologie française: ainsi de la « diffé­rance» (Derrida) et de la « donation» (Marion).

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MANO A MANO , ,

SOUS L IMPULSION DU REEL ET DU RIEN

Federico Nicolao

« Quant à moi je considère que la poésie repose essentiellement dans l'intonation, dans une certaine respiration de la phrase. »

Jorge Louis Borges

« Toute âme est un nœud rythmique. »

Stéphane Mallarmé

Limportance que revêt au sein de l'œuvre de Jean-Luc Nancy son intérêt pour la poésie a probablement trop timidement fait surface jusqu'à présent dans l'exégèse de ses écrits. Bien que l'on sache peu de chose de l'attention qu'il a vouée à la poésie (ses cours donnés à Berkeley par exelnple demeurent inédits), tout conduit à penser qu'elle ait inHuencé profondément son œuvre philosophique. Ce n'est pas ici que l'on comblera entièrement cette lacune - si c'en est une -, ni en examinera toutes les conséquences; on aimerait simple­ment instiller dans l'esprit du lecteur un doute, l'idée que cet intérêt souvent négligé devrait à l'avenir être étudié. Qu'en peut-on dire?

Rendre hommage au rythme de la pensée de Jean-Luc et à son idée de la poésie comme respiration répond au désir de repérer dans chacun de ses livres la circulation d'une voix singulière et plurielle qui se dérobe, mais constitue, à peine perceptible, lointaine et proche, un renvoi constant à l'éternelle question du rapport entre poésie et philosophie.

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FIGURES DU DEHORS

Malgré la difficulté de systérrlatiser quelque chose de si complexe, pour peu que nous manquions de rigueur, il faut se souvenir que Jean­Luc Nancy affirme dans toutes ses œuvres - sans aucune exception et avec une irrépréhensible rigueur -, une claire et nette antipathie pour tout effet « poétique» ou « d'art» dans la philosophie. Mais ce parti pris, il ne faut pas le taire, vient justement de l'un des interlocu­teurs privilégié et régulier de Michel Deguy et Jean-Paul Michel, de l'homme qui a écrit avec Philippe Lacoue-Labarthe Le Mythe nazi, et avec Jean-Christophe Bailly La Comparution, de l'auteur de Calcul du poète, Résistance de la poésie, Ex nihilo ou, avec Virginie Laluq, de Fortino Sdmano; de l'écrivain qui a parodié La Jeune Parque de Paul Valéry participant en alexandrins avec La Jeune Carpe au volume Haine de la poésie, dirigé par les poètes-penseurs Mathieu Bénézet et Philippe Lacoue-Labarthe.

Or si cet ennemi d'une certaine poésie tient toujours à aussitôt écar­ter le risque de flirter avec le pathos de certains amoureux des poè­tes, c'est aussi parce que, absolument désarmé et impressionné devant l'ouvert auquel la poésie donne accès, il décide perpétuellement de risquer, pendant toute sa vie, sur les traces par exemple de Bataille et de Blanchot, d'esquisser un rapport autre que celui qu'entretiennent souvent les philosophes à la poésie, touchant en elle à une respiration de l'écriture, essayant d'annihiler (au sens le plus stricte du terme), de la poésie ainsi comprise, tout effet (précieux, gracieux, distrayant).

Et c'est donc en philosophe que Jean-Luc Nancy ne se prive jamais d'offrir sa pensée aux énergies à l'œuvre dans la poésie, sans cacher le rapport essentiel que celles-ci lui permettent d'instituer avec les arts (comme le souligne très bien Ginette Michaud dans son texte Ek-phraseis du n° 960 de la revue Europe), et cela en s'éloignant le plus possible de la tentation cl' établir un jour une poétique ou une théorie esthétique - comme d'autres philosophes, on le sait bien, l'ont fait -, conscient que toute question qui se présente est digne de pensée et que toute manière d'affronter un sujet peut avoir une dignité hors des langages communs, sans souveraineté, sinon celle

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de sa singularité, loin de tout principe du meilleur (auquel souvent cèdent les philosophes qui ont donné à la poésie une primauté seu­lement apparente).

Pourquoi cela? Pourquoi cette dérnarche? Sur quoi reposent cette position et ce retrait?

À sa manière, dirait-on, Jean-Luc Nancy a donné à la poésie et à l'art une place fondamentale, mais sans jarnais vouloir l'instaurer. Il rue semble bien qu'on pourrait décrire certaines opérations de la phi­losophie chez lui comme si elles tiraient leur inspiration de procédés artistiques ou poétiques, mais dans leur instabilité, dans leur excès, dans leur impossibilité de les arrêter pour les ériger en critères. Il me semble bien que poésie et art - « Lune ne va pas sans l'autre », lit-on dans un entretien avec Emmanuel Laugier dans le numéro spécial que la revue L'Animal lui a consacré - influencent tous deux ce qu'on pourrait appeler sa disposition à la philosophie. On suggère alors d'exalniner l'hypothèse selon laquelle la tentation de concevoir la poésie cornme respiration, qui traverse son œuvre, influence profon­dément - et lui-même l'a plusieurs fois laissé entendre - son appro­che et sa conception de l'art, et constitue non pas un « tic» ou un aspect mineur de son travail, mais une clef de voûte d'une révolution philosophique à laquelle l'œuvre de Jean-Luc Nancy aurait donné vie. Comme si l'impossibilité de régler la pensée était également un élément constitutif de la philosophie, comme si maintenir en suspens telle autre lancée, revenir sur tel autre argument, faire écho par telle autre réflexion à tel autre problème ne dépendait ni d'un hasard ni d'un système, mais du besoin d'écrire et par l'écriture de respirer.

La tâche du philosophe quand il rencontre la poésie et l'art, ce n'est déjà plus de circonscrire leur domaine mais de refuser leur Religion; de les reconnaître et de les ouvrir indéfiniment, offrant dans la pensée un écho à leur mélodie intime, à leur alternance et à leur altérité, à leurs élans, à leur étrangeté; voire à toutes les coupes, les silences, les failles qui en eux ne cessent de parler, de libérer ainsi ex nihilo une matière tissée d'ententes et de tensions,

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nourrie de désirs, de contrastes et d'impulsions qui constitue le fond, stricto sensu irrécupérable, d'une inépuisable source d'inspiration. Ce que nous pourrions retenir chez Nancy dans son lexique et dans sa méthode, c'est le rôle fondamental que jouent les arts et en par­ticulier la poésie, car c'est à travers eux, aussi, mais loin de toute surévaluation fondée sur des critères esthétiques ou de toute banale louange de la poésie ou du poète, de l'art ou de l'artiste, que le phi­losophe a bâti son œuvre.

Leur expérience et leurs diflicultés - voilà en contrepartie un autre aspect auquel il faudra un jour s'intéresser - en ressortent à chaque instant nécessairement renouvelées. N'oublions pas non plus que nous ne manquons pas d'artistes et de poètes qui s'inspirent désor­mais de l'œuvre de Jean-Luc Nancy dans leur pratique. Leur nombre croît, bien qu'on ignore encore où les mènera leur rencontre avec l'organisation de la pensée extrême et libre que l'œuvre de Nancy porte inséparablement en elle.

Une chose paraît certaine: l'exercice de la philosophie tel que Jean-Luc Nancy l'a conçu - non plus seulement un système en cours de stabilisation, mais un rnouvement par essaims, fait d'arrêts et de départs continus dans des sujets considérés inépuisables, mais à la résonance et à l'interruption simultanées desquels l'écriture s'expose et abandonne - n'aurait jamais pu devenir ce qu'il est sans ce respect et cette écoute de la poésie et de l'art qui senlblent pour le philoso­phe l'espace d'ouverture et de respiration de la pensée, de la voix, de la phrase (nous y reviendrons, mais c'est une écriture capable de réinventer philosophiquement le calcul qui a fait - dès ses premiers livres -l'originalité de l'organisation de Jean-Luc Nancy, et c'est elle qu'on perçoit encore aujourd'hui, de plus en plus sûre de ses moyens, dans les projets du philosophe: la déconstruction du christianisme, la relecture de Marx, le chantier sur art et démocratie, par exemple ... ).

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On lit d'ailleurs dans son texte Changement du monde, section Nomos du livre La Pensée dérobée: « On a coupé la parole à la parole, et la parole parle désormais coupée. Le langage commence ainsi à parler à travers une interruption du discours, et de cette interruption. Ce n'est pas un silence, car le silence, avec ses ressources de Inystique ou de sagesse, est resté lui aussi en amont de l'interruption. C'est un autre régime de la parole, un autre soin, un autre souci, un autre labour de la parole. Celle-ci devient difficile et retenue: elle ne peut plus se fier à un accomplissement de sens. Elle apprend une autre confiance, qu'elle place dans son mouvement, son frayage: une autre façon de se libérer. »

Et dans un autre cours jusqu'à présent inédit sur « la fin de l'art »

en 1987 à Berkeley, dans une séance du 27 novembre 1987, ceci: « L art est dans la rnise en jeu sensible de la liberté, en quelque sorte deux fois: cornrne présentation sensible de la liberté et comme liberté de la présentation. »

*

C'est pour répondre à cette hypothèse de lecture qu'un peu hâtive­ment nous aimerions avancer cette question, sans trop de précautions, rompant avec des lectures plus traditionnelles: la philosophie chez Jean-Luc Nancy ne rencontre-t-elle pas les choses et la vie précisément par le biais de ce que la pensée chez lui emprunte à la poésie moderne? Toute l' œuvre de Jean-Luc Nancy n'est-elle pas tournée vers, ouverte à une réflexion sur la question du rythme poétique de l'existant?

Une telle analyse présuppose qu'on soit bien conscient de l'influence sur Jean-Luc Nancy de deux histoires sans histoire: celle de la philo­sophie et celle de la littérature. Cela exige qu'on ne néglige jamais la façon dont s'opère la reprise de certains thèmes, qu'on n'oublie jamais ce qu'il y a à la source des plus microscopiques modifications, qu'on porte attention à ce que Jean-Luc Nancy tire d'autres lectures.

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Il est impossible de ne pas trouver à propos de la manière dont sa philosophie s'ouvre à la poésie (et à l'art) des analogies, des antécé­dents, des parallélismes significatifs.

On se limitera à évoquer l'inépuisable influence sur lui de Derrida (auquel il dédiera Borborygme), le dialogue silencieux avec Heidegger et I-Iusserl (en particulier l'importance pour Nancy des pages de celui-ci sur la voix). Nous évoquerons - rapidement, trop rapide­ment - ses études avec Philippe Lacoue-Labarthe sur la rhétorique chez Nietzsche. On réveillera le souvenir de ses traductions des grands théoriciens allemands de la littérature, on soulignera furtivement l'im­portance et l'orientation de sa lecture de Schlegel, de Schelling, de Novalis. De même, à propos d'influences décisives, on mentionnera sa fascination pour une citation de Sénèque, qu'il transcrit sur un bout de papier et garde longtemps sur son bureau: « Neminem mihi dabis qui sciat, quomodo, quod vu/t, coeperit velle: non consilio adductus illo, sed impetu impactus est. » (<< Tu ne pourras rne montrer personne qui sache comment il a commencé à vouloir ce qu'il veut: il n'y a pas été conduit par la réflexion, mais jeté par une poussée ».) Et si on remonte encore plus loin dans le temps, on ne pourra pas passer sous silence son inclination pour les présocratiques. On ne pourra pas taire son amour pour les origines de la philosophie et ces auteurs qui n'ont jamais cessé de le captiver mais sur lesquels il a rarement écrit. On entend encore retentir chez lui par exemple l'écho de « l'un différent en lui-même» du fragment d'Héraclite si important aussi pour les romantiques alle­mands; on se rappelle sa citation de Pannénide dans Corpus (d'abord il y écrit [p. 98] : « La pensée est l'être en tant qu'il pèse sur ses bords» et juste après il convoque le fragment du Poème sur la nature: « C'est rnême chose être et pensée. ») En littérature, il fàudra se souvenir en revanche d'Artaud, de Bataille et évidemment de Blanchot. Maïs la liste serait évidemment bien plus longue: elle inclurait nombre de contemporains ayant enfin progressivement soustrait la poésie à tout effet; on pense ici en particulier à Philippe Lacoue-Labarthe et à Jean­Christophe Bailly, mais on aura l'occasion d'y revenir.

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Ce qui engage sur une voie nouvelle tout penseur qui prendrait comme point de départ les œuvres de Nancy vient donc toujours chez Nancy, bien entendu, de loin; de très loin: d'interactions péné­trantes, de réactions, de lentes osmoses, d'acharnées résistances.

*

Mais devant tout ouvrage de Jean-Luc Nancy on ressent quelque chose de particulier, ce qu'on aimerait appeler - en prenant un grand risque - une organisation poétique de sa philosophie.

Bien entendu, parler de poésie au sujet de cette pensée ne signifie pas présupposer en elle un quelconque procédé à effet, mais justement au contraire souligner son insistance, sa recherche et sa sortie d'une limite qui lui est depuis toujours déjà donnée et à laquelle elle se rap­porte, à l'aide de tous les moyens, dans le registre de l'expérience.

Comme il est écrit dans un cahier manuscrit de notes préparatoi­res pour un cours à Berkeley en 1988 et qui avait précisément pour titre « Poésie et Philosophie»: « Philosophie et poésie se touchent à la limite, parce que l'une et l'autre - pour le dire de manières diverses et approximatives - ont la limite pour "objet", la limite en soi, toute limite, et donc chaque fois leur limite; ou bien, ce sont des "discipli­nes de la limite"; ou des "expériences-limites". »

Une note en marge précise: « Formellement une lirnite est 1) l'ex­trémité 2) le problème de l'accès à cette extrémité. »

On remarquera mieux en tout cas par cette hypothèse non seu­lement la succession et la variété significatives des thèmes sur les­quels consciemment ou inconsciemment Jean-Luc Nancy a toujours travaillé, mais l'attention qu'il a portée dans tous ses ouvrages à la cadence, à la syncope, à l'interruption et à la ponctuation.

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Auteur en 1975 d'un petit texte d'une page appelé Note dans le n° 4 de la revue du poète Emmanuel Hocquard, Première livrai­son, numéro consacré à l'autobiographie, Jean-Luc Nancy écrivait: « "Autobiographie: Biographie d'une personne écrite par la personne même." Cette définition n'est pas seulement obscure: il se pour­rait qu'elle n'ait aucun sens. En effet, pour que cette "biographie" comporte le récit de la vie jusqu'à la mort, il faudrait que l'auteur survive à sa propre mort afin de consigner l'événement. Mais dans cette hypothèse, la mort n'est plus le dernier événement de la vie de l'auteur, et l'autobiographie demeure incomplète, sauf à inclure le récit d'une deuxième mort, lequel ne manquerait pas de poser un problème identique. »

Dans un passage de Fortino Sdmano où il commente un poème de Virginie Lalucq, mais qui ressemble par sa structure à un fragment autonome tel ceux de Nietzsche ou de Novalis dont il aurait pu être le traducteur ou le commentateur, il écrit: « Résistance de la poésie: résistance de rien, d'un infiniment petit. De ce qui ne finit pas les mots, ne finit pas le sens, fuit et nous fait fuir avec. Cette épaisseur sans épaisseur fait pièce au discours, se dérobe, se défile. Mais ce n'est pas comme une extase apocalyptique et suressentielle. C'est la pensée d'une échappée de pensée1

• »

[élan avec lequel les intuitions chez Nancy se succèdent, se précisent, se donnent tout simplement, avec lequel les sujets de recherche s'alter­nent, dans un style tout à fàit personnel et pour la philosophie natu­rel, renoue avec l'idée de flux rythmique de la philosophie des origines, relance le programme philosophique littéraire d'auteurs longtemps étu­diés, mais scande surtout quelque chose de nouveau: il y a une scansion du et dans le travail chez lui, une accentuation, un respect de 1'« encore» et du « déjà », voire de tout un ensemble de forces à l'œuvre.

1. Virginie Lalucq, Jean-Luc Nancy, Fortino Samano, Paris, Galilée, 2001, p. 97.

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La mesure et le mouvement de la langue approchent le lecteur du sens par progression; l'interruption survient toujours, sans sujétion, comme une ouverture à l'autonomie de la voix. Avec l'écoulement des phrases, des mots, l'écrivain doit à la fois supposer et nier son indé­pendance face au langage et à ses situations, et de ce fait admettre ou consentir que ce qui serait poésie meure et naisse simultanément.

« Si nous comprenons, si nous accédons d'une manière ou d'une autre à une orée de sens, c'est poétiquement. Cela ne veut pas dire qu'aucune sorte de poésie constitue un I110yen ou un milieu d'accès. Cela veut dire - et c'est presque le contraire - que seul cet accès défi­nit la poésie, et qu'elle n'a lieu que lorsqu'il a lieu. » Voici ce qu'on lit dans le texte Résistance de la poésie et c'est toujours donc dans l'écoute la plus vigilante, la plus attentive aux mots et à leur agencement, que quelque chose comme ce qui ne peut pas être interrompu s'impose chez Nancy. Suite de boucles redoutables et innocentes où il en va du sens même de la pensée et d'avancées au contact de l'émerveillement et du ravissement que la langue fait surgir, mais effrayante néces­sité vécue de coupes aussi et de respiration, d'incertitude et de mort, qu'elle suscite et rend presque palpable.

« En ce sens» écrit-il dans La Création du monde, « une existence est forcément une découpe finie sur (ou dans, ou hors de ... ) la per­manence indéterminée (ou infinie au sens d'interminable), de la rnême manière qu'elle est le non-phénoménal sous (ou dans, ou hors de ... ) le phénoménal de la même permanence. Mais cette finitude forme exactement l'infini réel et absolu ou l'acte de cette existence: et dans cet infini elle engage sa fin la plus propre2

• »

Il est fort possible que la tâche du philosophe - non sans une remembrance nietzschéenne et cependant avec une subtile mais décisive variation - consiste aussi à pressentir la rnoindre échappée,

2. Jean-Luc Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 85.

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à s'enfuir dans les tours et détours d'une fugue terrible mais pas­sionnante du temps, qui conduit perpétuellement à recommencer à même les êtres et les choses, stimulés par leur sens irrépressible rnais indéfinissable, par leur battement et leur présence inépuisés.

« Ce qui est à dire - le vrai, le juste, le sens -, le poète doit le dire dans sa condition d'unité et de passage, sous la touche de son passage3

• »

Il en va là de la possibilité de « toucher au bord des choses avec les bords des mots », pour employer une autre expression que Nancy le premier a utilisée dans la postface à un livre de poèmes (Dernière mode familiale de Philippe Beck).

Touche par touche. Impulsion par irnpulsion. Des limites sont atteintes et relancées.

De la même manière les arguments varient. Leur vibration devient indispensable à la musique d'une pensée qui naît et se développe sous l'irnpulsion du réel et du rien.

Ce soin, constant et à la fois non dépourvu de nonchalance, infini mais qui surgit du rien, pour s'épuiser et y retourner, s'impose natu­rellement à l'auteur, par son écriture. Celle-ci prend une allure de transcription d'un rythme chargé de ses vertiges, de ses sommets, de ses eHacements et de ses disparitions.

C'est cette fine sensibilité à la pensée comme à ce qui se retire et qui advient, se libère et respire, qu'on appellera ici poésie: cette sobriété, cette mesure cherchée sans cesse, cet accord constamment tenté, le seul capable à la fin de toucher à quelque chose, sous l'im­pulsion d'un dehors qui provoque quelque chose comme la parole. Elle pourrait rappeler par sa dynamique ce que décrit si bien Sénèque dans la phrase citée.

3. Jean-Luc Nancy, {( Calcul du poète» in Des lieux divins, suivi de Calcul du poète, Mauvezin, TER, 1997, p. 75. Rappelons que le texte est inspiré d'Hi::ilderlin, auteur qui a joué un rôle fondamental dans l'élaboration de son œuvre.)

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Cette fidélité à ce qui s'écrit comme toujours imprévisible, non sans une part (imaginaire ou réelle) de nécessité absolue, voilà ce qu'on appellerait une organisation poétique de sa philosophie.

*

Qui a eu l'occasion et la chance d'entendre Jean-Luc Nancy parler et penser en public, sait que les choses ne vont pas autrement lorsqu'on passe de la précision et de la puissance de ses textes au registre, d'une beauté toujours nouvelle, de l'oralité, comme si l'essentiel dans l'écri­ture se passait dans ce qui en elle s'expose à son dehors et comme si cette autre écriture qui précède l'inscription sur la page subsistait, seule basse continue à même de convoquer l'invention de la lecture.4

C'est en tout cas sur un fond d'oralité qu'on entrevoit ce qu'on propose d'appeler Stirnrnung poétique dans la philosophie de Nancy - et on ajouterait qu'en ce sens la pensée est pour Jean-Luc poésie, jeu avec la création (quand on dit jeu on pense aussi aux textes que Jean-Luc a consacrés au théâtre, à son échange avec Philippe Lacoue­Labarthe sur la scène, et à toute prise de parole publique), rapport sans fin(s) à relier sans cesse à une création ex nihilo5•

4. On ne trouve pas par hasard des passages magnifiques sur la voix dans deux autres ouvrages de Jean­Luc Nancy assez peu commentés: Du livre et de la librairie, texte d'une admirable simplicité et dans Le partage des voix, l'un des textes philosophiques cruciaux de Jean-Luc Nancy, en partie consacré à l'her­

méneurique et à Heidegger, en partie au dialogue et à Platon. Écrit en 1982, ce livre mériterait à lui seul une analyse, car par le geste dont il se démarque des deux grands penseurs Nancy élabore partiellement

ce qui ne cessera plus de le hanter ensuite.

5. Ex nihilo, c'est d'ailleurs le titre qu'il a donné à l'un de ses rares poèmes et ce poème contient dans

sa structure, au début et à sa fin, des indications presque scéniques [Cliquez ici pour ouvrir ce monde / Cliquez ici pour sortir] ce qui rendrait à mes yeux souhaitable une autre étude encore qui porte sur les rapports que la didascalie entretient avec la poésie dans le théâtre ancien, sur l'influence qu'elle a eue

sur la poésie moderne - après l'emploi qu'en a fait Samuel Beckett - et sur l'influence que celle-ci a eue

sur l'idée de poésie chez Jean-Luc et Philippe; mais celle-ci reste encore une autre histoire qui ne nous

concerne pas aujourd'hui et qu'on ne pourra pas développer ici.

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Un effort d'activation donc, ce qu'on appellera désormais sans crainte peut-être la « poésie» chez Nancy: un travail, profond, mais qui prend en compte la mort, l'épuisernent, voire ce qui ne cesse pas de faillir, tout aussi bien que la naissance de ce qui se pense et s'écrit, de ce qui le pense et l'écrit, de ce qui pense et écrit ses lecteurs (et on connaît bien aussi les conséquences politiques de la question: dans le contexte de ce colloque à lui consacré, Jean-Christophe Bailly en parle très bien).

*

Tout se passe chez lui comme s'il s'agissait depuis toujours de lit­téralement laisser la langue penser, ou de laisser la pensée inventer sa langue en retrouvant celle des autres, en s'accordant, dans sa nou­veauté continue, à celle des autres, et aux autres langues en soi, chose essentielle pour l'auteur de Logodaedalus, Borborygmes, Mmmmmmm, À l'écoute. [Bien que dans un certain désordre, les titres de ces textes moins lus que La Communauté désœuvrée, Le Sens du monde ou La Déclosion doivent être cités, ils ne sont pas directement consacrés à des poètes ou à la poésie, mais s'avèrent au demeurant particulière­ment importants pour les thèmes qui nous intéressent.]

« La voix humaine retentit toujours vers une autre voix et à partir d'une autre voix. Sa résonance sonore est indissociable d'un retentis­sement d'adresse et d'écoute: lors même que je parle silencieusement "dans ma tête" (comme on croit pouvoir dire), c'est à dire lorsque je pense, j'entends une autre voix dans ma voix ou bien j'entends ma voix résonner dans une autre gorgé. »

Entre calcul et invention, « près du silence mais non sans feu7 »,

sans volonté de conquérir un auditoire, fIlais exigeant que toute avan-

6. Cette citation est tirée de La Pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001 p. 169. 7. Lexpression appartient, me semble-t-il, à Ginette Michaud.

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cée expérimentale ait une cohérence et se produise dans le vrai, le pari de la pensée est aussi celui de retrouver sans gêne dans un souffle nouveau les mots que la philosophie abandonnait. On en pourrait en rappeler certains: sens, vérité, histoire, liberté, communauté, créa­tion, dérnocratie, esprit, monde.

Nancy, qui ne s'est janlais privé de s'engager dans les difficultés des questions, a au fond toujours outrepassé ce qu'il avait nommé L'oubli de la philosophie (1986), et, livre après livre, texte après texte, a réveillé sa discipline, redessinant esthétique et poétique, activant un dispositif où désormais résonnent, accueillis par le penseur, l'indica­tion et la remise en question; la proposition et l'abandon; la décision et ce qui la travaille en négatif; les poussées de ce qui est irréductible à la parole, mais aussi son immédiate déconstruction.

« Sans doute» lit-on dans Calcul du poète au sujet d'Holderlin « l'exactitude exige l'exclusion de ce qui se prolonge de manière indé­terminée. Lunité du tout doit être saisie au passage, comme passage, et non pas poursuivie le long de son mouvement. Le dire de ce qui est dit, sans rien de plus, doit suspendre le discours. Ainsi la justesse de l'enchaînement, de la "consécution rythmique", tient à son inter­ruption, à la "césure", en quoi consiste aussi bien "la pure parole" suspension antirythmique. Le rythme est fait de l'antirythme [ ... J.

Le cours du sens doit être interrompu pour que le sens ait lieu, pour qu'il soit saisi au passage - pour que soit saisie l'unité d'un tout qui est plus et autre chose que le tout de ses moments, étant au contraire leur scansion commune et leur syncope. Voilà tout le calcul du poète et son geste tendu et inapaisable, le geste d'un "arrachement"8. »

Et encore: «Arracher doit se faire "au bon mornent et au bon endroit"9. »

8. Cf {( Calcul du poète)), op. cit., p. 6l. 9. Ibid.

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On ne prétend pas que les mots utilisés pour les poètes, en ce cas pour Holderlin, conviennent à ce que Nancy a fait en philosophie, mais que ce qu'il a pensé d'abord en relation à la poésie a très souvent influencé ce qu'il a par la suite déplié dans ses textes philosophiques.

Pris acte du caractère fondamental des interruptions et des interval­les dans l'œuvre de Nancy, il est clair que sa philosophie dialogue de manière privilégiée avec la poésie et l'art. Elle porte également en elle une charge novatrice, car son approche procède avec ceux-ci par contact sans confusion, par contrariété sans contradiction. (On emprunte ces mots à ce texte cardinal sur Holderlin et à un passage où Jean-Luc montre l'articulation et la distinction du sensible et du spirituel.)

Dans sa complexité ou sa défaillance, dans son entrain ou son enjouement, cette considération accordée à la rencontre de l'art et de la poésie les relance presque comme des événements naturels.

(D'autres auront l'occasion dans ce colloque et cette publication d'évoquer Le fond des images, Le regard du portrait, ses travaux fon­damentaux sur SÎlnon :Hantaï, On Kawara, Miquel Barcelo, Tacita Dean ou Abbas Kiarostami, pour ne citer que quelques exemples)

Nous nous limiterons à relire l'un des passages clefs des Muses: «Imaginons l'inimaginable, le geste du premier imagier. Il ne

procède ni par hasard ni par projet. Sa main s'avance dans un vide, creusé à l'instant même, qui le sépare de lui-même au lieu de pro­longer son être dans son acte. cette séparation est l'acte de son être. Le voici hors de soi, avant même d'avoir été à soi, avant d'avoir été soi. En vérité, cette main qui avance, ouvre d'elle-même ce vide qu'elle ne comble pas. Elle ouvre la béance d'une présence qui vient de s'absenter en avançant la mainlO

• »

10. Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 2001, p. 128

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*

Tentons encore de faire écho à ce que l'auteur admet à plusieurs reprises au sujet de ce qu'il appelle son intérêt complexe pour la poé­sie (et l'art, car l'une ne va pas sans l'autre) et qu'il a récemment reformulé dans cet entretien accordé au poète Emmanuel Laugier en disant qu' « avec la "poésie", nous n'en avons pas fini, que nous la haïssions (Bataille, Artaud) ou que nous la vénérions ».

Même sans répondre, demandons-nous quel sens donner à ce constat, et ne manquons pas de souligner qu'il apparaît dans son œuvre après de longues lectures des textes de Heidegger sur Holderlin, ou des pages d'Adorno sur Celan qui l'ont visiblement influencé.

Jean-Luc Nancy saurait-il très bien que toute légitime méfiance devant le traitement de la poésie par les philosophes doit au moins être révisée à une époque où Philippe Lacoue-Labarthe a écrit La poésie comme expérience puis Phrase, et Jean-Christophe Bailly La Jin de l'hymne puis Basse continue Il?

Voit-on à quel point un propos comme celui qu'on vient de lire sonne différemment après la lecture des textes cités de Lacoue­Labarthe et de Bailly, auxquels il a toujours accordé une importance essentielle?

« Avec la "poésie" nous n'en avons pas fini, que nous la haïssions (Bataille, Artaud) ou que nous la vénérions. »

Mais d'autre part - voilà un jeu bien curieux auquel on propose de se prêter -: oublions Jean-Luc Nancy.

Dans quel sens? Essayons de nous débarrasser au préalable de l'auteur incontournable auquel nous somrnes tous venus rendre hommage dans le contexte de ces journées.

Il. Vers cet orient faisait d'ailleurs peut-être signe, pour lui aussi, le « ••• que ne suis-je pas poète j'aurais écrit un hymne à l'amour» d'une des dernières séquences de Moriendo de Roger Laporte, livre précé­dent et longuement fréquenté pàr Jean-Luc Nanc.y.

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Essayons de faire abstraction de la figure «Jean-Luc Nancy», du philosophe auquel Federico Ferrari et Tomas Maià voulaient consa­crer il y a déjà quelques années un colloque sans parler de lui, mais en invitant juste des auteurs de toutes les disciplines pour parler avec lui de création ex nihilo; de l'auteur avec qui Philippe Lacoue-Labarthe donne vie à L'Absolu littéraire, cette anthologie, comme on l'a rapi­dement rappelé, capitale pour la culture littéraire et philosophique française; du penseur d'Être singulier pluriel sans lequel il serait pro­bablement inimaginable de faire face aux changements auxquels l'his­toire nous soumet; du philosophe auquel Jacques Derrida a consacré Le toucher, jean-Luc Nancy; de l'un des plus fins commentateurs de I-Iegel et de Kant, mais aussi de Blanchot ou de Bailly, ou encore de l'auteur courageux de La Déconstruction du christianisme, ce chantier auquel il travaille seul (dans le sens que Bailly a esquissé de cet adjec­tif) tel un Hercule de la philosophie.

Oublions tout cela, oublions même l'ami, autant d'écrans qui nous séparent de l'essentiel, et descendons dans le silence de ses livres, de tous ses livres, ou de ses prises de parole, descendons où l'on ne peut arriver que par l'écoute ou la lecture.

Là où persiste une manière de dire qui est à lui et à personne d'autre. Où l'occasion - et c'est vraiment tout le poids et la dignité de sa condition de philosophe - déclôt la possibilité d'être « dans la frappe d'un présent qui présente [le tenlps] en le disjoignant de lui­même, en le dégageant de sa sirnple stance pour la faire scansion [ ... ] et cadence [ ... J. » (À l'écoute, p. 37)

Tout se passe donc entre la pensée et l'écriture, comme si l'une accordait à l'autre la possibilité d'un toucher, et conlme si récipro­quement - venues d'un ailleurs dans un ici -- elles se donnaient épais­seur, contour, densité, couleur, profondeur.

Gravité et légèreté, joie et savoir, elllbarras et attention, rigueur et invention, les travaillent.

Il ne s'agit pas seulement d'aller traquer dans la langue une conca­ténation de moments, mais de laisser leur tenlps venir à découvert.

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Opération instantanée dont les effets demeurent pour toujours, mais dans laquelle le toujours reste mobile et variable.

Dans sa complexité ou sa déf~lÎllance, dans son entrain ou son enjoue­ment, mais aussi dans ses interruptions ou ses relances, la voix permet que l'on rencontre l'art et la poésie presque comme la vie de la pensée.

« Pourquoi attendre ce qui déjà est là, de rien? Quoi en attendre? Un rien de plus, un rien en plus (il s'en faut de rien) : c'est un excès, ou un accès. De rien, à rien. On l'a toujours su, et l'on vient trop tard. Mais ça recommence toujours. Ça n'est jamais trop tard. Jamais à ternps, toujours hors temps. Juste des écarts de cadence. Un ternps, un seul, à contretemps, et voilà l'effarante réalité des choses. » (Ex Nihilo)

Mais d'où vient - sinon d'elle-même et de sa poésie, de son amitié avec le nécessaire et l'arbitraire - cette cadence, cette accentuation, cette force, qui fait trembler le réel, qui touche au monde avec fragi­lité et gravité, qui l'accompagne avec scrupule et élégance, qui par­ticipe par déchirure à l'apparaître changeant et perpétuel des choses, qui institue le récit risqué des rapports qu'on a avec l'être?

Telle est la difficile expérience qui permet d'atteindre à la fois, encore et déjà en instance, au bord de la disparition, à la limite de l'éclosion, le dehors résonnant du dedans et le dedans du dehors.

Expérience minime, touche qu'on ne peut comparer à nulle autre, mais qui se partage, sorte d'intuition qui est à la fois élan et réso­nance, qui s'ouvre à ce qui est et à ce qui vient; qui s'intéresse à un destin du rnaintenant - et le lllaintenant n'est pas chose derrière laquelle on puisse aller d'un coup, mais mano a mano.

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LA CINÉFILIE DE JEAN-LUC NANCY

Jonathan Degenève

En 1959, Jean-Luc Nancy a dix-neuf ans ... et il va au cinéma. Parmi les films qui sortent cette année, il en voit au moins deux, ou bien à ce moment-là ou bien plus tard. Lun, dirions-nous aujourd'hui, est un film d'art et d'essai tandis que l'autre est un film à grand spectacle, un blockbuster qui décroche pas moins de onze oscars. Avec le premier, qui est Hiroshima mon amour de Resnais, nous avons une anecdote; avec le second, Ben Hur de Wyler, nous avons un point de rencontre entre le cinéphile et le cinéfile. Je com­mence par l'anecdote, que l'on trouve dans L'Évidence du fi'lm, et je terminerai cette introduction par le point de rencontre. En 1959, donc, Jean-Luc Nancy est à côté d'une vieille dame dans une salle de cinéma et l'un et l'autre regardent Hiroshima mon amour; soudain, face à « un plan complètement gris », la personne âgée s'écrie: « Ah ! il Y a une panne»; le jeune homme, lui, a un peu plus l'habitude, quoiqu'il ne sache pas trop comment, et il comprend que c'est une « image» ou, plus précisément, un « trou », mais qui fait bel et bien partie du film,· une image-trou comme celle qui rythmera L'Amour à mort du même Resnais en 1984. On a déjà là en amorce la différence entre le cinéphile, qui en sait un peu plus long, et le cinéfile, voire la cinéfile, puisqu'il s'agit de la femme. Car, si l'on accomplit à présent un saut de près d'un demi-siècle (de 1959 à 2004) pour se reporter à l'article de la revue Trafic où Jean-Luc Nancy distingue et oppose

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le cinéphile et le cinéfile1, on constate que la vieille dame est cette

cinéfile requise d'abord et avant tout par le défilement, par ces « cent minutes passées à les sentir passer» et qui, de ce fait même, crie, peut­être parce qu'elle meurt, quand ça s'arrête ou, du rnoins, quand elle croit que ça s'arrête. Le jeune homme, lui, ne connaît pas de panne en la matière: il est le cinéphile à « l' œil averti» qui ne reste pas interdit car il saisit, rnême confusément, que c'est en tant que tel que ce trou est encore et juste une image. Mais les choses se compliquent deux fois. D'une part, Jean-Luc Nancy se considère en réalité davantage cornme un cinéfile que comnle un cinéphile, davantage comme une vieille dame que comme un jeune homme. D'autre part, il peut y avoir des points sur lesquels le cinéphile et le cinéfile se rencontrent. Ce fut notamment le cas, en 1959 à nouveau, avec Ben Hur de Wyler, un film « à la croisée des chemins» puisque le cinéfile peut y jouir de ce qui passe, et même de ce qui file à toute allure - songeons à l'ac­teur Charlton Heston sur son char - tandis que le cinéphile peut y saisir ce qui se passe quand ça passe, ou quand ça casse, en étant plus attentif aux astuces du réalisateur - songeons maintenant à ces deux raccords mouvement sur le même Charlton Heston, pendant cette même course de chars, où un brusque changement d'échelle et une incrustation permettent de rattraper une chute du cascadeur. Pour expliciter cette double complication qui empêche d'asseoir tranquille­ment le philosophe à telle ou telle place de spectateur, alors qu'il opère pourtant lui-même une séparation et un choix dans les types de rap­ports au cinérna, je ne creuserai qu'une seule idée, mais qui, je crois, constitue le fond du problème : c'est celle de ce paradigme filaire -le défilement des images, la file du cinéfile --- qui est en jeu depuis que Jean-Luc Nancy va au cinéma.

Déjà, il n'y va pas, il y « file », et ce n'est pas le cinéma, c'est le « ciné », ou « le cinoche », ou « la toile ». Et dans cette cinélangue, il

1. Jean-Luc Nancy, « Cinéfile et cinémonde» in revue Trafic, nO 50, mai 2004.

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y a aussi les expressions « faire du/son cinérna » et, la meilleure d'en­tre toutes, « ne rien comprendre au filrn ». Ensuite, il fait la queue devant cette rnaison qui est pour lui, sinon une maison de passe, du moins une maison de passage des hommes et des vues. Parfois, c'est dans cette file d'attente qu'il se décide pour ce filrn-ci ou ce film-là en fonction des affiches et des critiques en vitrine. Enfin, en sortant, il ne fait que reprendre un autre fil dans la mesure où il redit ce qu'il disait déjà en entrant, à savoir que le film est bien ou, finalement, qu'il n'est pas si bien que cela. Réinscrivant ainsi le cinéma au cœur d'une pratique sociale, populaire, langagière et dilettante, Jean-Luc Nancy se démarque de deux théoriciens à la fois: Barthes et Bazin.

Je ne sais pas s'il avait ces auteurs en tête en rédigeant son texte, mais il est difficile de ne pas penser immédiatement à une phrase, assez méchante d'ailleurs, où le cinéphile Bazin attaque le cinéfile qu'il ne connaît pas sous ce nom, bien sûr, rnais qu'il épingle pourtant parfaitement:· « Que le public aille faire la queue à Adorables créatures ou au Fruit défendu, la fermeture des ITlaisons closes y est peut-être pour quelque chose, rnais il doit tout de même bien se trouver à Paris quelques dizaines de milliers de spectateurs pour attendre du cinéma d'autres plaisirs ». Justement, ces autres plaisirs plus raffinés, cette « jouissance savante» comme dit Jean-Luc Nancy, que goûte celui qui analyse le cinérna, celui qui « juge, classe, compare, repère les citations, les procédés, les processus, les modèles et les filiations », celui qui est plus du côté du filius que du filum et qui appelle de ses vœux les happy few qui sauront déchiffrer les films comme lui, grâce à lui, voilà ce avec quoi Jean-Luc Nancy entend prendre ses distances. Ce faisant, il ne donne pas pour autant dans un snobisme à l'envers, si j'ose dire, à la manière de Barthes qui réussit le pari, et on lui en voudra beaucoup, de parler du cinéma, mais sans citer le moindre titre de film, dans un texte au titre, lui, très parlant: « En sortant du cinéma2 ». On trouve

2. Cf Roland Barthes, « En sortant du cinéma», Communications, 2e trimestre 1975, in Œuvres

complètes, t. IV, éd. revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 778.

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aussi chez Barthes cette idée que l'on file ordinairement au ciné non pas dans le cas d'une « quête culturelle bien précise (film choisi, voulu, cherché, objet d'une véritable alerte préalable) », mais ({ à partir d'une oisiveté, d'une disponibilité, d'une vacance» et, ITlên1e, d'un « désœu­vrernent ». On trouve encore chez Barthes cette idée que le ruban audiovisuel est une sorte de papier tue-mouches qui nous attrape et nous retient, nous fascine, nous sidère, nous hypnotise, nous encolle et, du coup, Barthes rêve d'un film, mais ce film reste sans nom, il rêve d'un film à venir, donc, qui pourrait en même temps nous faire décoller de l'écran - au sens « aéronautique et drogué du terme », dit-il, mais, surtout au sens du décollement distancié de Brecht. À bonne distance de cette distanciation - le cinéfile aime au contraire être scotché, lui qui «pass[e] tout entier dans le visuel ou le visionnaire en fermant les yeux sur les images, les montages et les trucages» - et à bonne distance également de cet air toujours un peu distant qu'arbore le connaisseur dès qu'il s'agit des goûts du grand public - le cinéfile aime au contraire être emporté par la foule, celle qui le traîne et qui l'entraîne dans la queue et celle qu'il entraîne lui-même au cinéma où il va le plus souvent « à plusieurs », une foule sentimentale de sur­croît qui « pleure toujours, quand il le faut, quand le film le veut» -, bref, à bonne distance du distant et du distancié, Jean-Luc Nancy ne recule devant rien au cinéma, ni devant le tout-venant du monde qui se presse dans la file d'attente, ni devant l'illusion du monde, ou des rnondes, qui défilent sur l'écran.

À tout cela il est une raison, et elle constitue la thèse principale de cet article paru dans Trafic que je commente ici. Elle pourrait s'énoncer ainsi: pour le cinéfile qui file au cinéma, ce qui défile sous ses yeux et dans ses oreilles, ce n'est pas le monde du cinéma, mais le monde tout court, son monde en tous les cas, un cinémonde dans lequel il « vit, pense et travaille ». Largument est triple.

Il tient en premier lieu au fàit que le cinéma « imprègne» le monde de tous les jours: il y est implanté partout, il est diffusé et rediffusé sur tous les supports qu'on voudra, il est l'objet d'une communication

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permanente et, même, le moyen ou l'outil d'une COIIlmunication (la cinélangue). Enfin, il est un élément de notre « échotechnie ».

En deuxième lieu, le cinéma nous « projette dans le Inonde de sa projection ». Or, dans ce monde, nous avons affaire au mouvement. Si l'on suit Deleuze relisant et, même, réalisant Bergson dont l'arn­bition était d'intégrer l'étendue dans la durée, on a bien au niveau du plan une réalisation de cette intégration dans la mesure où, sur chacune de ses deux faces, le plan justifie une extension des images en nlouvement ou des images-mouvement qu'il fait durer au-delà de leurs limites (ce qui est tout le contraire d'une spatialisation du temps). Sur sa face cadrage, le cadrage fixe des images en mouve­ment et, a fortiori, le cadrage mobile des images-lIlouvement, le plan, n'est qu'une totalité provisoirement close sur elle-nlême (un cache et non un cadre, disait Bazin), qui s'ouvre sur un hors-champ où, dit Deleuze, « la durée descend dans le système comme une araignée» et « introdui[t] du trans-spatial et du spirituel », c'est-à-dire une éten­due ni homogène ni divisible mais, par définition, mouvante et chan­geante. Sur sa face montage, le plan relie à nouveau un élément à un ensemble qui le rnodifie, par l'intermédiaire de ce même fil d'arai­gnée tantôt « ténu» tantôt « épais» mais qui descend, cette fois-ci, à l'endroit des raccords. C'est la célèbre expérience de Koulechov qui le montre le mieux: une image-mouvenlent, une image en mouvement ou une image sans aucun mouvement du tout, ne peut que s'ouvrir sur celle qui la suit et, même, sur celle qui la précède, elle ne peut que s'y prolonger et s'y altérer indissociablement. Si l'on suit à pré­sent Jean-Luc Nancy revenant à Bergson également, mais un « autre Bergson3 » que celui de Deleuze, dit-il, Bergson est non pas réalisé mais simplement rappelé et peut-être rappelé à Deleuze qui oublie sans doute un peu vite que, pour avoir 1'« intuition réelle» du mou­vement, il faut une tête, un cœur et un mobile avant tout dispositif, il faut une « motion » et une « émotion » et, même, une émotion de

3. Cf Jean-Luc Nancy, « Cinéfile et cinémonde », art. cit., p. 184

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la motion4• Le cinéma m'y inviterait-il, à cette émotion de la rnotion,

qu'il n'en resterait pas moins que c'est rnoi qui la sens, en tant que cinéfile, dans ces cent minutes passées à les sentir passer et non pas seulement à les voir passer.

Comme l'explique Bergson dans Les Données immédiates de la conscience, il sufEt « de penser à ce qu'on éprouve en apercevant tout à coup une étoile filante»: «dans ce mouvernent d'une extrême rapidité, la dissociation s'opère d'elle-même entre l'espace parcouru, qui nous apparaît sous la forme d'une ligne de feu, et la sensation absolument indivisible de mouvement ou de mobilité ». Imaginons un cinéfile face à une étoile filante. Que sent-il? Qu'éprouve-t-il? Que pense-t-il? La mêrne chose à chaque fois, qui n'est précisément pas une chose, mais un progrès: le progrès lent et sans trace de cet astre qui indique aux rois mages, dans Ben Hur, où est né Jésus, « la course» beaucoup plus « erratique» de ce tube de vaporisateur dans Close-up (1990) ou de cette pomme dans Le Vent nous emportera (1999) de Kiarostami, qui ne font que rouler et, roulant, non pas se déplacent, ce qui impliquerait que ces objets savent où ils vont, mais se portent ailleurs. Parce que nous ne pouvons nous raccrocher à des trajectoires balisées, nous prenons alors conscience de formations et de déformations, du mouvement d'une présence qui se présente à nous. Et ce n'est pas qu'une boîte en fer ou qu'un fruit: c'est «l'être du monde comme tel » en tant que « flux », ({ pulsation », « allées et venues en nous et à travers nous ».

En troisième et dernier lieu, le cinéma modélise le monde du cinéfile, plus encore qu'il ne le médiatise, en ceci qu'il lui fournit des ({ schème[s] » ou des « existentia[ux] » qui configurent ses façons d'agir ou de contempler. Ainsi, pour le cinéfile, le cinéma passe devant ou avant le monde: si le monde, il y est venu à sa naissance, le cinéma le lui redonne incessamment, l'éclairant d'une « lumière irradiée », « impalpable et renouvelée [ ... ] toujours en même temps heureuse et

4. Ibid., p. 184.

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dangereuse ». Dès lors, quand la projection dans la salle s'interrompt ou qu'on ne peut plus projeter un film sur sa propre vie, c'est une mort qui advient: celle qui arrive à la vieille dame lorsqu'elle crie à la panne face à Hiroshima mon amour et celle qui arrive à Monika, sept ans auparavant, dans l'œuvre éponyme de Bergman (1952), lorsqu'elle dépérit en constatant que son Rêve de femme (le film dans le film auquel elle adhère de tout son corps) n'illumine plus sa vie de femme. Le cinéphile, lui, ne meurt et ne mourra jamais. Le cinéma disparaîtrait-il complètement qu'il se réfugierait alors dans les ciné­mathèques « devenant toujours plus un archiviste ».

Cette prégnance du cinéma dans le monde, cette présence du monde dans le cinéma et cette préséance du cinéma sur le monde fondent donc, chez Jean-Luc Nancy, un rapport au monde via le cinéma: allant au cinéma, je vais et, même, je viens au rnonde. Mais il ya beaucoup plus. Quand il file au ciné, quand il est dans la file, quand il file - comme on dit « filer du coton» - ces cent minutes d'un film en les sentant passer, et qu'il reprend le fil de ce qu'il se disait, le cinéfile est « l'incarnation» d'un cinémonde dont le signe ou, mieux, dont le sens est celui d'un défilement articulé et articulant. Ce défilement articule mécanique­ment des vues que le cinéfile articule, à son tour, sensiblement et signi­ficativement. Et en se projetant dans le projeté, le cinéfile s'articule à ce défilement qui, en retour, lui renvoie son mouvement d'exister qui est précisément d'être-à, c'est -à-dire d'être articulé.

D'où cette définition de la cinéfilie que je tente en ayant aussi à l'esprit ce que Jean-Luc Nancy écrit à propos de L'intrus de Claire Denis: un sens kinesthésique du sens, un goût, précédant tout juge­ment, pour la beauté du mouvement apprécié en tant que mesure ou dérnesure commune à tout et à tous.

Dès lors, il faut bien que le cinéfile partage quelque chose avec le cinéphile. De fait, partage il y a, un partage du savoir, mais ce partage est plus nécessaire à l'un qu'à l'autre. Car, s'il ne redevient pas cinéfile par moments, le cinéphile dénature le cinéma: sa science l'empê­che de se laisser porter et elle l'aveugle donc sur l'évidence du film:

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son flux, sa pulsation, ses allées et venues continûment discontinus qui ébranlent le sens et les sens. Le cinéfile, lui, peut devenir ciné­phile à tout moment. Mais, à vrai dire, rien ne presse. Car ce qu'il sait en attendant ne fait qu'un avec l'objet de son savoir. C'est un savoir immanent, absolu, naturellement cinématographique et qui concerne essentiellement ce défilement par lequel il est lui-même mû et ému. C'est un savoir-être, un savoir qu'il a de et qui lui vient de son être, l'être du cinéma et l'être du Inonde. Voilà ce qui fàit défaut au savoir scientifique du cinéphile, un défaut plus grave que la préten­due ignorance du cinéfile puisque ce défaut désincarne et dénature. Ainsi, le cinéfile « pleure tandis que le cinéphile note qu'il pleure ».

Cette inégalité me frappe. Non pas parce qu'elle repose sur une onto­logie. Après tout, l'article de Jean-Luc Nancy paraît dans un numéro de Trafic intitulé: « Qu'est-ce que le cinéma? »

Mais, d'une part, si le cinéphile et le cinéfile sont presque le même, et Jean-Luc Nancy souligne le «presque », ce n'est pas au sens du Discours de la syncope qu'il fàut entendre ce «presque ». La question n'est plus dans une mêmeté du même qui s'indécide car il semble plutôt que le cinéphile et le cinéfile ne soient pas du tout le même ou, en tous cas, pas du tout dans un même manque de l'autre et de son savoir et pas du tout dans une même impossibilité d'en rester à ce qu'ils sont et savent. À moins que l'on ne touche ici à une sorte de conflit en ]ean-Luc Nancy, lequel serait presque tenté, une tenta­tion qui irait contre son propre défilement onto-ciné-mondofilique, d'être identique à lui-même en se satisfàisant de ce qu'il est et sait (en cinéfile) et en renvoyant aux calendes grecques ce qu'il sera et saura peut-être un jour (en cinéphile). À moins encore que Jean-Luc Nancy ne veuille être le même de ce qu'il est à ce qu'il sait, mais qu'il n'y soit que presque parvenu. Je le disais en introduction, asseoir le philosophe à telle ou telle place est plus difficile que prévu. J'espère avoir montré pourquoi.

D'autre part, et surtout, ce partage du savoir qui favorise l'un (le cinéfile) au détriment de l'autre (le cinéphile) réintroduit ce qui

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devait a priori en être exclu, à savoir, une histoire du cinérna. La voici, résumée à gros traits. En voyant le train des frères Lumière entrer en gare de la Ciotat, en 1896, le premier spectateur cinéfile ne put apparemment qu'être trompé. Mais apparemment seulement, puisque le sirnple fait qu'il se retourna sur son siège ou qu'il le quitta en hurlant, comme on le raconte aussi, prouve qu'il eut une intui­tion réelle du mouvement: on peut ici convoquer le hors-champ ou l'émotion de la motion pour le prouver. Sur cette scène primitive, peut-être pas si éloignée de celle du jeune horIlrne et de la vieille dame face à Hiroshima mon amour en 1959, il fallut alors un ciné­phile un peu moins naïf pour réfléchir à ce qui se passait quand ça passait. Sa réflexion fut féconde puisqu'elle fit sortir le cinéma du cinématographe, une « cinématologie » d'une « manivelle d'inlages », mais elle le mena aussi à considérer plus tard ce septième art comme désormais fini, et ses auteurs essayistes comme désormais perdus face aux distractions spectaculaires qu'offrit très vite le ciné à la masse. Ce fut la fameuse « mort du cinéma ». Dans cette perspective, le cinéfile glisse aujourd'hui ceci au cinéphile: il ne faut quand même pas trop charrier. .. car il y a Ben Hur et « des milliers d'autres filrns » où cha­cun trouve son compte. En ces points de rencontre, non seulement la constitution d'une « double entité» cinématographique - un ciné d'un côté, un cinéma de l'autre - se déconstruit de fait, un fait his­torique, mais elle ne peut aussi que se déconstruire en droit puisqu'il y a de bonnes raisons à cela. Ce sont celles que nous donne Jean-Luc Nancy lorsqu'il nous dit notamment qu'en ces points de rencontre le cinéphile ne peut plus « méconnaître» son cousin le cinéfile sauf à vouloir se persuader encore et toujours que la primarité et la naïveté de son regard sont synonymes d'ignorance.

Pour ne pas conclure sur ce qui m'étonne dans la cinéfilie de Jean­Luc Nancy, soit une position qui ne prend pas position là où on l'attendait, comrne si le philosophe baissait un peu la garde, parfois, devant une historicisation et une identification de son défilement,

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un défilement qui, je crois, est ce qui plaît par-dessus tout à Jean-Luc Nancy a~ cinéma, je voudrais tirer un tout autre fil. C'est ce « brin [ ... ] d'herméneuphilie cinématographique5 » que Jean-Luc Nancy consent à faire de temps en temps. Qu'est-ce que l'herméneuphilie ? En suivant Allitérations, on pourrait dire que c'est l'amour de l'inter­prétation, mais à condition de préciser immédiatement que c'est à nouveau d'une interprétation première qu'il s'agit puisque c'est l'in­terprétation du chanteur, du danseur ou du mime qui joue son texte. Nous ne sommes pas encore à l'époque du décryptage. Et, en son contexte, c'est à nouveau du premier qu'il est question avec l'her­méneuphilie cinématographique puisqu'il s'agit, en l'occurrence, des prerniers critiques de cinéma (Delluc et Vuillermoz) qui étaient à mille lieux de seulement imaginer qu'ils étaient les pères d'une dis­cipline. C'est à nouveau ... le prernier: tel pourrait être le motif de Jean-Luc Nancy. Voilà ce qu'il reprend, non par nostalgie ou obses­sion, mais parce qu'il est porté par cela et sur cela mêrlle qui, en tout, rend tout possible.

5. Ibid., p. 185.

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L'IMAGE EN CUISINE

POUR CLAIRE NANCY

Christopher Fynsk

Il arrive que les questions surgissent à la fàveur de voies détour­nées. Vous dégustez au restaurant un repas qui bouleverse l'idée que vous vous faisiez de ce qui est possible en matière d'art culinaire. Vous cherchez à poursuivre l'expérience - à la répéter, tout d'abord -et voilà que, non seulement vous découvrez tout un monde d'activité créatrice dont vous ignoriez tout auparavant, mais que vous réalisez que votre rapport à la nourriture a évolué sous la pression d'une exi­gence fondamentale. Il ne s'agit pas seulement ici que d'une infime modification de votre forme de vie, mais de bien autre chose, dans la mesure où cette « altération» touche à votre rapport au monde, menant, par exemple, à des engagements sociaux. La nourriture est devenue une question essentielle. Il faut s'y confronter.

Entre-temps, avec les délais de la raison, vous avez cherché à com­prendre l'origine de cette exigence. Qu'en est-il de l'art en cuisine? Qu'en est-il de sa pensée?

Tel est le cheminement que j'ai suivi après ma rencontre avec la cuisine de Ferran Adrià au restaurant El Bulli en 2003 (nommé qua­tre fois meilleur restaurant du monde depuis 2003), cuisine qui m'a fait saisir avec enthousiasme l'occasion de venir à Paris pour partici­per à une discussion sur le thème de la création à partir de l' œuvre de Jean-Luc Nancy. Quel meilleur cadre pouvait-on imaginer pour

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une exploration de l'intention artistique d'El Bulli, ce restaurant qui se fait laboratoire aussi bien qu'atelier, voire théâtre; lorsqu'il cherche à offrir aux clients ce que l'on y nomrne expérience? La présentation du résultat qui suit ne peut que rester modeste, mais il serait possible de suggérer, peut-être, en quel sens on serait justifié de se servir d'une phrase d'inspiration rnallarrnéenne pour saisir ce qui y est en jeu; car je suis bien tenté d'annoncer qu'en Catalogne, on a touché au goût.

*

Si je me suis tourné vers les réflexions de Nancy sur l'image, c'est parce que je suis particulièrement intéressé par le jeu de mimesis et de methexis que l'on trouve dans la cuisine d'Adrià.Nous pourrions être tentés de passer directement à la question de l'art et de la technolo­gie dans le cas d'Adrià, cherchant ainsi à penser sa « technologie du fond» ; mais je crois qu'il faut bien garder à l'esprit, en abordant cette cuisine, tout ce que Nancy nous donne à penser à propos du fond de l'image l

. Car il est trop facile de manquer la dimension de l'art dans la cuisine d'Adrià en se focalisant sur le thème de la gastronomie moléculaire et sur tout ce qu'Adrià et son équipe ont appris d'Hervé This - c'est une grande tentation, surtout lorsque l'on veut saisir cette affirmation gastronomique2

• Mais il y a aussi une deuxième raison de commencer avec l'image; car un abord plus formel, celui d'une étude qui se concentrerait sur les concepts Adriannais - comme, par exem­ple, « la déconstruction3 »: concept et pratique dont il se sert un peu

1. Je m'appuie ici essentiellement sur deux livres de Jean-Luc Nancy qui touchent à la question de l'art: Au fond des images (Paris, Galilée, 2003) et Les Muses (Paris, Galilée, 1994). 2. C'est ce que l'on a vu dans la presse écossaise, confirmant encore que ce n'est pas en Écosse, malheu­reusement, que l'on doit chercher l'art en cuisine.

3. On se rapportera aLLX publications très impressionnantes d'El Bulli, ainsi qu'à A Day at El Bulli: An Insight into the Ideas, Methods and Creativity of Ferran Adrià, Paris, Phaidon, 2008: « En tant que méthode créatrice, la déconstruction est une extension de l'adaptation. Elle est apparue en 1995. Les dem. méthodes ont ceci en commun qu'elles se réfèrent à un plat originel comme point de départ, s'appuyant sur la mémoire du convive de ce plat. Dans l'adaptation, le plat est soumis à une transfor­mation aux mains du chef créateur, mais il garde à la fin certains traits visibles et reconnaissables du plat

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moins les dernières années (oui, lui aussi) - risquerait de manquer ce que Roland Barthes a mis au jour dans le discours sur la cuisine, à savoir qu'il provoque le désir. Je ne sais pas si j'arriverai à atteindre ce but, mais je sais que je ne suis pas suffisamment cuisinier pour le faire à partir d'une analyse de recettes. J'ai donc choisi de mettre l'ac­cent sur l'art, et de voir comment l'image est mobilisée dans le temps distendu d'un repas conçu par Ferran Adrià.

Mais peut-on vraiment parler de l'image en cuisine? Nancy sug­gère que l'on peut l'envisager4, et je dirais qu'il a certainement raison lorsque la cuisine touche aux bords de l'art et commence à présenter la présentation d'un plat. C'est surtout le cas lorsque la chose pré­parée est présentée dans sa « mêmeté », c'est-à-dire dans une ressem­blance, voire une dissemblance vis-à-vis d'elle-mêmes. Il y a toujours, dans la présentation d'un plat chez Adrià, un jeu de mimesis, ainsi que l'engagement des deux formes de retrait ou de voilement que

originel. [ ... ] Dans la déconstruction, en revanche, tout aspect du plat originel, y compris sa forme, est modifié - que ce soit en apparence, en forme, en texture, ou les trois ensemble. Quoique le plat retienne quelque chose de l'essence de l'originel (et en effet le but de la déconstruction peut être d'accentuer ou de souligner la saveur originelle), le nouveau plat n'est pas reconnaissable. La déconstruction dépend ainsi, plus que l'adaptation, du savoir du convive concernant le plat originel; car, sans un point de réfé­rence, le plat est une construction basée sur rien. Pour fonctionner, le jeu dans lequel s'engage le chef a besoin de la participation du convive. » (Les Méthodes Crù!trices II, p. 240). 4. « Limage me jette à la figure une intimité qui m'arrive en pleine intimité - par la vue, par l'ouïe ou par le sens même des mots. En effet, l'image n'est pas seulement visuelle: elle est aussi bien musicale, poétique, et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc. "Au fond des images, op. dt., p. 16. 5. Je ne poursuivrai pas ici le débat engagé par Jean-Luc Nancy avec la phénoménologie. Je n'aborderai pas non plus ce qu'un penseur comme Maurice Blanchot ajouterait à ce débat en ce qui concerne l'image. Je m'appuierai simplement sur quelques déclarations directes de Nancy concernant la présen­tation de la chose en image et la convergence que l'on peut voir avec la pensée heideggerienne. On lira chez Jean-Luc, par exemple: « La présentation de la présentation n'est pas une représentation: elle ne rapporte pas la présentation à un sujet pour lequel ou dans lequel elle aurait lieu. La présentation de la présentation la rapporte à elle-même. La patence est rapporté à elle-même comme si l'on énonçait simplement: patet, "il est manifeste", "il est évident", non pas pour amorcer la réflexivité infinie, "il est évident qu'il est évident", mais plutôt pour faire paraître, entendre, distinguer, sentir et toucher le "il" "sujet" de l'évidence. » (Les Muses, op. dt., p. 62). Dans Au fond des images, on lit le passage suivant: « [Limage] n'est ni la chose ni l'imitation de la chose [ ... J. Elle est la ressemblance de la chose, ce qui est différent. Dans sa ressemblance, la chose est détachée d'elle-même. Elle n'est pas la "chose même" (ou la chose "en soi"), mais la "mêmeté" de la chose présente comme telle. » (p. 23).

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reconnaît Heidegger dans la présentation propre à l' art. Nancy met plutôt l'accent sur la prernière des deux formes, à savoir la réserve de la chose - le détachement ou la distinction provenant de ce jeu de trait par lequel s'excrit le fond de l'image. La seconde forme est la plus accentuée par Adrià; il s'agit de la dissemblance, la Verstellung, qui est irréductible dans tout jeu de distinction dans l'art. Cornme le dit Heidegger, on ne sait jamais, dans l'art, si l'on a affaire à l'un ou à l'autre. Le retrait se retire en se remarquant, et il se dissirnule. Il est vrai qu'Adrià cherchera à présenter l'essence de la chose dans une ressemblance à elle-même, comme dans le cas du petit pois, présenté sous la forme d'un globule gélatiné d'un vert printanier qui contient une essence exquise de petit pois. On retrouve le même jeu dans le cas du plat contenant l'os d'un poisson accompagné d'un petit verre contenant sous forme d'un jus son essence. (Avec le poisson « momi­fié », en revanche, on a déjà affàire à quelque chose d'autre qui n'est pas sans rappeler ce que Salvatore Puglia appelle « la troisièlne mort du poisson »). On peut penser ici à d'autres plats célèbres. Mais Adrià proposera souvent une essence (de goût) sous une_apparence trom­peuse, comme dans le cas de ses caviars de melon. De fait, il poursuit toute une alchimie de l'essence, ainsi qu'un comrnentaire sur l'alchi­mie elle-rnême.

Dans chaque cas, il y a entrée dans un monde de saveurs par les voies d'une pénétration et d'une infusion dans laquelle le palais rece­vra une empreinte. Une écriture du goût aura lieu6

• Un sixième sens est touché, selon Adrià. On goûte à quelque chose du pays, et on touche au sens du monde. J'y reviens.

6. Je développe très rapidement ici le thème du trait et de l'empreinte qu'il exerce dans le jeu de la distinction: « [Limage] n'est donc pas une représentation: elle est une empreinte de l'intime et de sa passion (de sa motion, de son agitation, de sa tension, de sa passivité). Ce n'est pas une empreinte au sens d'un type ou d'un schème déposé, fixé. C'est plutôt le mouvement de l'empreinte, la frappe qui marque la surface, le soulèvement et le creusement de celle-ci, de sa substance [ ... ], son imprégnation ou son infusion [ ... J. Limage me touche, et ainsi touché et tiré par elle, en elle, je me mêle à elle. Pas d'image sans que je sois aussi moi-même à son image, sans pourtant passer en elle [ ... ]. (Au fond des images, op. rit., p. 21)

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J'y reviens, parce qu'il faut insister sur le fait qu'à El Bulli cet évé­nement se répétera plus de 25 fois (27 fois dans mon eXpérience) pendant un repas. On commence, par un premier geste d'hospitalité, avec un apéritif basé sur l'essence du sapin - rappelant les odeurs de la route que l'on aura traversée pour gagner ce lieu isolé. Je mets l'accent ici sur le geste plutôt que la saveur (je ne passerai pas en revue tous les plats; bien évidemment, la limite est ténue entre gourman­dise et philosophie) parce que je crois que pour comprendre l'art en cuisine, il faut partir de l'hospitalité et d'une mobilisation de l'être­avec. C'est à partir de là, et de là seulement, me semble-t-il, que l'on peut penser le jeu que Brillat-Savarin a décrit si richement sous le nom de conviviat -- phénomène social accompagné d'une luisance du corps qui se développe dans ce processus par lequel le corps est touché dans sa totalité de l'intérieur7

• Pas de pensée de l'image en cuisine sans une pensée du Mitsein et du Mitdasein - pensée qui nous éloignerait d'un concept religieux de communion. La présence réelle de l'image en cuisine nous oblige à penser une autre participations.

Nous comnlençons donc par un apéritif, suivi d'une série de « snacks », de tapas, et des combinaisons du savoureux et du sucré qui nous amènent vers les desserts - chaque plat est une proposition poétique, selon la phrase d'Édith Doron. (Je m'appuie, avec cette notion d'une « poésie », sur le jeu de noms donnés à chaque plat et sur un appel à la notion de « langage» chez Adrià - mais il y a

7. Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, Hermann, 1975, p. 23, 29_

8. Je me réfère ici à la page d'Au fond des images où Jean-Luc Nancy affirme les choses suivantes, sans en

proposer la « déconstruction »: « Ni monde ni langage, on pourrait dire que l'image est "présence réelle" si l'on veut bien se souvenir de la valeur chrétienne de cette expression: la "présence réelle" n'est justement

pas la présence ordinaire du réel dont il s'agit; ce n'est pas le dieu présent dans le monde comme se trouvant

là. Cette présence est une intimité sacrée qu'un fragment de matière livre à l'absorption. Elle est présence

réelle parce qu'elle est présence contagieuse, participante et participée, communicante et communiquée

dans la distinction de son intimité. » (p. 27) Dans une note en bas du page, Nancy ajoute la précision suivante: «Qu'elle soit littérale (catholique, orthodoxe) ou symbolique (protestante). » Il s'ouvre ici une

question sur le côté « spirituel» du travail d'Adrià, et on peut sans doute commencer par le distinguer de ce qui reste proprement religieux (c'est-à-dire, « liant» au langage de la théologie chrétienne) dans ces

mots de Nancy.

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une question plus fondamentale concernant la référence à la poésie ici dont je ne peux pas traiter aujourd'hui9.) À chaque fois, il existe un jeu double de nünlesis et methexis - et « double» en un sens qui Inérite l'attention. Il faut reconnaître tout d'abord que chaque plat d'Adrià engage une synesthésie à laquelle participent tous les sens; l'élément mis en valeur change constamment, toujours avec humour lO

• Mais pour généraliser - et je schématise à l'excès - on peut dire qu'il y a deux phases dans l'expérience de l'image culinaire chez Adrià (ce qui est peut-être le cas dans toute cuisine où l'image est en jeu). Tout d'abord la rencontre du visuel et de l'olfactif, où le visuel s'impose particulièrement. Parfois, on reconnaît tout de suite de quoi il s'agit, parfois on ne sait pas exactement à quoi on a affaire. Il y a parfois un aspect qui fait hésiter (Adrià joue beaucoup avec l' œuf, l' œil, et le gélatineux en général) ; le plus souvent il y a de l'éclat. Je ne suis pas sûr que l'on mangerait dans tous les cas s'il n'y avait pas l'invitation et la promesse. Parfois, on hésite simplement à détruire la présentation. Mais il y a presque toujours un attrait ou une « capti­vation » dus au jeu de traits composés, même si l'hésitation n'est pas complètement effacée. Et c'est en partie par cette suspension que la distinction de l'image est maintenue lorsque l'on passe à la deuxième phase et au moment de vérité, pour ainsi dire.

Mais avant de faire ce pas, j'ouvre une parenthèse à propos de la suspension. Car il faut reconnaître, je crois, que l'hésitation est fonda­mentale à toute approche de l'image en cuisine. La question « Est-ce que l'on peut en manger? », revient constamment, et ce n'est pas seulement parce que le plat se donne, parfois, cornn1e une fleur, ou dans une composition que l'on hésite à déranger. Dans la question: « Cette chose, est-elle à manger? », le doute à propos de l'identité de la chose n'est pas simplement théorique. « Est-elle mangeable? »

-------,-------9. On se rapportera à la discussion très riche de Nancy dans Les Jvluses, op. cit., p. 52-58. 10. Il faut noter qu'El Bulli n'est pas loin de Cadaquès, la résidence de Salvador Dali; je regrette de n'avoir pas encore fait l'expérience du plat accompagné d'un ballon qui laisse échapper un air parfumé.

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On ne le saura avant de goûterll . Et lorsque l'on introduit dans sa bouche une nourriture qui n'est pas falnilière, ou qui dans sa présen­tation rompt avec les certitudes à la fois intelligibles et sensibles du monde familier l2

, on reconnaît que l'on court un danger. Il est pos­sible que l'on ne la tolérera pas; il est même possible que l'on coure un danger mortel. Manger, en ce sens, est une expérience - le passage par un danger. Est-ce toujours le cas avec l'image en cuisine? Est-ce qu'elle fait ressortir ainsi quelque chose de fondarnental concernant l'acte de manger? Les ethnologues et les psychanalystes pourraient peut-être nous en dire beaucoup. Mais sans m'attarder plus sur cette question, je note qu'il y a eu récernment en Espagne une grande polémique à cet égard portant sur El Bulli. D'aucuns prétendaient que les plats servis à El Bulli sont effectivement dangereux. À force de « techniciser» la cuisine à ce point, disait-on, on nuit inévitablement aux bénéfices naturels des produits; on déconstruit non seulement les attentes traditionnelles et les rituels de la communion nationale et familiale, rnais on risque également de déformer la composition chimique des produits. On risque, dit-on, d'introduire des agents nocifs. On reconnaît l'argument - il peut avoir ses mérites, mais il passe rapidement du réactionnaire au ridicule. Dans son caractère de symptôme, pourtant, il est révélateur.

Ce qui est fascinant dans cette question de l'expérience gustative, c'est que, lorsque l'on goûte - deuxièllle temps - on sait que si la nourriture est effectivenlent nocive, il est, dans une certaine mesure, déjà trop tard. Ce qui donne une certaine intensité à l'expérience du goûter (que les Japonais n'ont pas manqué d'explorer). Mais laissons maintenant passer

11. Situation qui complique un peu l'impératif articulé par Jean-Luc au cours du colloque: « Tâtonner! »

12. Concept à examiner, sans doute, plus longuement: « Lart n'a pas affaire au "monde" entendu comme extériorité simple, comme milieu ou comme nature. Il a affaire à l'être-au-monde dans son surgissement même. Du même coup, il touche à l'intégration vivante du sensible - mais cette fois, il faut entendre "toucher à" au sens d'ébranler, d'inquiéter, de déstabiliser ou de déconstruire. Lart touche de cette manière à ce qui, de soi, phusei, naturellement, établit l'unité synthétique et la continuité d'un monde de la vie et de l'activité. » (Les .Muses, op. dt., p. 36-37).

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les craintes liées à l'ernpoisonnerrlent, pour nous pencher sur la ques­tion énorme qui vient de s'ouvrir concernant la temporalité de l'acte de goûter. Car il s'ensuit à ce mornent - ce que l'on pourrait appeler le moment de vérité, sauf qu'il n'en est rien - une expérience d'une très grande cOlnplexité. Les questions ne font que se multiplier lorsque l'on se met à identifier les saveurs, à examiner les textures, et à explorer les températures - tout en confinnant ou en révisant ses attentes, cherchant à produire un jugement sur la chose que l'on mange. Roland Barthes introduit son essai sur Brillat-Savarin en évoquant ce processus, que je simplifie excessivernenr, avec l'exemple du champagne. Commentant l'analyse qu'en propose Brillat-Savarin, il écrit:

Voilà posée à propos d'un rien (mais le goût implique une philosophie du

rien) l'une des catégories formelles les plus importantes de la modernité:

celle de l'échelonnement des phénomènes. Il s'agit d'une forme du temps,

beaucoup moins connue que le rythme, mais présente dans un nombre si

grand de productions humaines qu'il ne serait pas trop d'un néologisme pour

le désigner: appelons ce « décrochage », cette échelle du Champagne, une

« bathmologie ». La bathmologie, ce serait le champ des discours soumis à un

jeu de degrés. Certains langages sont comme le Champagne: ils développent

une signification postérieure à leur première écoute, et c'est dans ce recul du

sens que naît la littérature . .Léchelonnement des effets du Champagne est

grossier, tout physiologique, conduisant de l'excitation à l'engourdissement;

mais c'est bien ce même principe de décalage, épuré, qui règle la qualité du

goût: le goût est ce sens même qui connaît et pratique des appréhensions

multiples et successives: des entrées, des retours, des chevauchements, tout

en contrepoint de la sensation: à l'étagement de la vue ... correspond l'éche­

lonnement du goût l3•

Je crois que Jean-Luc Nancy a dû approuver cette description d'une « bathrIlologie » qui mettrait l'accent sur les degrés, les étagerIlents, les

13. Brillat-Savarin, PhysioLogie du goût, op. cit., p. 7-8.

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intervalles et les seuils qui constituent un jeu différentiel d'intensités. La forme de l'image en cuisine se compose du relief donné dans le visible (accompagné, et parfois modifié, par un élément olfactif), mais elle ne trouve pas sa « perfection» avant de se soumettre à une espèce d'analyse qui recompose sa distinction, sans la défaire. L'image est recomposée dans une suite de saveurs, parfums, ou notes qui se diffe­rencient et se rappellent, provoquant un jeu de références basé sur les connaissances du gourmet (à commencer par le savoir des goûts, et en passant par l'histoire de la cuisine), ainsi que des souvenirs plus pro­fonds (jusqu'à la madeleine que Barthes ne manque pas d'évoquer). L'image en cuisine fait image à chaque phase de sa formation, mais à la deuxième, surtout, elle joue sur des réferences à la fois subtiles et profondes. Soulignons, pour contrebalancer légèrernent les accents de Nancy, qu'il y a ici un jeu de significations qu'il ne faut pas sous­estimer. On n'abandonne jamais la recherche de la reconnaissance et de la référence. On cherche ce que l'on sait du goût d'un poisson particulier, par exemple, et on fait passer dans l'esprit la gamme d'as­sociations que ce goût déclenche. En mêrne temps, et Nancy a raison d'insister sur ce point, on apprécie ce qui du goût excède la signifi­cation - on accède à une totalité du sens sensible qui demande un jugement de goût. Ce dernier est aussi, indissociablernent, un juge­ment sur le goût, et déjà une pensée, puisque le goût est en train de se chercher. El Bulli propose à ses convives, en ce sens, un véritable défi. En poussant l'expérimentation aussi loin, tout en gardant la référence à l'histoire, il ne peut qu'exiger un jugernent qui déclare si le coup est réussi ou non - c'est-à-dire, tout platement, si c'est bon ou mauvais. (El Bulli n'a pas été trois fois reconnu comme meilleur restaurant du monde simplement pour ses vols expérimentaux ou son audace tech­nologique: le « c'est intéressant» ou le « c'est agréable» ne suffira pas. Devant la totalité de sens présentée/retirée par l'image, il faut juger.) En même temps, El Bulli force le convive à remettre en question ses attentes et à les repenser par rapport aux enjeux de l'expérimentation (surtout en ce qui concerne le rôle en cuisine de la technologie).

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Mais on n'a abordé jusqu'ici que l'image isolée du plat individuel. Il faut reconnaître aussi que la totalité de sens composée par l'image culinaire doit se composer avec celles d'autres images dans la suite du repas. Si l'on peut reconnaître avec Nancy un rythme dans la com­position de l'image - rythnle qui n'est pas simplement à deux temps, selon les deux mornents de l'image que j'ai isolés, mais qui traverse chacun de ces mornents dans et par le jeu de traits différentiels où le sens de l'image s'excrit - il y a aussi le rythme qui opère par succession d'images. Car les images s'articulent dans une totalité plus grande qui déconstruit et recompose le repas classique de façon à jouer prof ondé­rnent avec le temps du repas. Brillat-Savarin reconnaissait à la cuisine un singulier allègement du fardeau de l'être-là; la table, dit Brillat­Savarin, « est le seul endroit où l'on ne s'ennuie pas pendant la pre­mière heure14 ». La suite de surprises que compose Ferran Adrià mobi­lise celui qui y participe pendant une période qui ne dure pas moins de trois heures - sans fatigue, sans engourdissement. Mais ce n'est pas simplement l'élan renouvelé qui crée cet effet d'emportement; c'est, plus fondamentalement, le rythme de l'expérience. Ainsi, durant le repas, il y a cette « distension d'un présent d'intensitél5 » que Jean­Luc retrouve dans l'immobilité de l'image visuelle tout aussi bien que dans les durées de l'image rnusicale, choréographique, cinématogra­phique, ou cinétique en général, où la succession devient aussi une espèce de simultanéité - un ternps même, créé par le rythme.

En évoquant le rythme, je rejoins Nancy, lequel rejoint Heidegger en concevant le rythme à partir du trait et de l'articulation. Dans le cadre d'une étude plus approfondie, je poursuivrai cette référence plus avant, cherchant à articuler le rythme des présentations et le rythnle de l'être-avec qui prend forme dans la convivialité. Je rap­pelle ici que Heidegger, à l'époque de l'analyse existentielle, pensait le

14. Physiologie du goût, op. cit., p. 25. 15. Au fond des images, op. cit., p. 26.

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fond de l'être-avec à partir d'un schématisme du temps qu'il a décrit comme rythmique 16

Le rythme du repas qui s'établit au fond de l'image en cuisine doit être pensé à partir du partage de sens qui se fait dans et par le convi­viat, dans toute l'extension du repas. Cette dimension du repas rend très difficile une description de son achèvement. Or, en 2003, à El Bulli, cet achèvement (et peut-être ce que Nancy appellerait la « per­fection» du repas17), s'est marqué par l'arrivée d'un pain cornplet, servi sur une planche de bois - geste que l'on peut prendre comme exemplaire du jeu figuraI à E1 Bulli. Voilà qu'un élément fondamental du repas classique, symbole de la communion qui aurait normale­ment sa place vers le début du repas, n'arrive qu'à la fin et comme dessert. Et il ne sera mangé que lorsque l'officiant (mais il n'y a aucun rite ici) l'aura rompu pour révéler que ce symbole fondamental de l'hospitalité est en vérité creux. On rompt le pain, y révélant un vide (les morceaux sont délicieux).

C'est donc à ce moment-là que l'expérience du repas commence à se présenter dans sa totalité rassemblée. La cassure du pain provoque un retour sur soi de la cOlnpagnie, qui s'est préparé pendant tout le repas. Il n'est plus sinlplement question - il ne l'a jamais été -- d'un jugement de goût. Il faut se poser la question du sens de cette expérience.

En fait, il y aura eu, pendant tout le repas, la stimulation de ce qu'Adrià appelle, à sa façon, mais après tant d'autres, y compris Brillat-Savarin lui-même, un sixième sens. Adrià définit ce sixième sens comme un jeu intellectuel qui prend fonne dans la mise en mou­vement de tous les sens et d'un supplément qui vient des échanges créatifs qui ont lieu lorsque le convive entreprend l'herméneutique de son expérience, y amenant non seulement la mémoire et l'intelli­gence, mais aussi l'imagination pour jàire quelque chose des propo­sitions poétiques et du passage rythmique qu'il aura traversés. Ce jeu

16. Je développe cette problématique dans {( Vom Rhythmus erfasst », Rhythmus, éd. Barbara Naumann, Konigshausen & Neumann, 2005, p. 109-122. 17. Les Muses, op. dt., p. 142-143.

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intellectuel ne manque pas de comporter une réflexion analytique et conceptuelle que l'on poursuivra bien après le repas. Que devient la cuisine ici, où va-t-elle? On est bien tenté de prendre des notes (cela se voit souvent à El Bulli) , car toute une science de la cuisine et de la nourriture elle-même est mise en marche ici.

Mais lorsque la réflexion touche au rapport entre technologie et nature (mot que j'emploie pour faire référence à toutes les valeurs du « naturel» que l'on investit dans la cuisine), on sent qu'Adrià a bien raison d'utiliser le mot de« pensée» pour ce qu'il cherche à provoquer. Car l'herméneutique du convive dont j'ai parlé a rapport avec ce que Nancy appelle la « technique» du fond (sans fond) qui est le sens du monde. Elle le sait - elle en prend conscience - à partir du jeu de créativité extrême qui se célèbre à El Bulli - créativité qui se remarque, cornme le dit Heidegger dans sa méditation sur l'art, par le jeu de la distinction elle-même18

• Et elle se donne comme telle, c'est-à-dire comme technique du fond sans fond dans une figure telle que le pain rompu. C'est l'être-là comme technique du fond qui se fait toucher par l'expérience à El Bulli, et qui se fait découvrir dans un plaisir singu­lier que l'on peut traduire, peut-être, en disant qu'ici on est heureux de reconnaître que l'on est ce que l'on mange, selon la maxime de Brillat­Savarin. Il s'agit de presque rien (je rappelle le mot de Barthes lorsqu'il dit que la cuisine irnplique une philosophie du rien). Mais, à partir du « vestige» qui en reste19, et que l'on est appelé à préserver, s'ouvre la possibilité d'une pensée préparatoire de la cuisine à venir, ainsi qu'une attente. La pensée connaît donc une espèce de faim très agréable. Mais je rernettrai à plus tard cette question de la faim de la pensée.

18. Pour cette question d'une créativité qui se donne comme telle, et de la « préservation» qu'elle appelle chez celui qui en fait l'expérience, on se rapportera à la deuxième partie de L'origine de l'œuvre d'art. Je ne peux pas développer ici la question de la préservation, mais le thème en est important, en rapport avec El Bulfi dans la mesure où l'on ne peur pas quitter le restaurant sans se demander ce que cette expérience impliquera pour le rapport à la cuisine en général. On peut craindre, par exemple, que tour le reste ne semble un peu « normal ». 19. Voir « Le vestige de l'art», dans Les Muses, op. cit., p. 154-158.

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LA CHUTE DES CORPS: LE « COUP DE DÉS» DE JEAN-LUC NANCY

Evelyne Grossman

« Si le désastre signifie être séparé de l'étoile (le déclin qui marque l'égarement lorsque s'est interrompu le rapport avec le hasard d'en haut), il indique la chute sous la nécessité désastreuse. [ ... } Le désas­tre ne nous regarde pas, il est l'illimité sans regard, ce qui ne peut se mesurer en terme d'échec ni comme la perte pure et simple. »

Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre

La consigne qui fut donnée à certains d'entre nous était donc, au sein de l'atelier de cette fin d'après-midi (chute du jour, déclin de l'écoute, lassitude de tant de II10ts déjà entendus), de parler durant un quart d'heure d'un texte de Jean-Luc Nancy - gageure assez déri­soire parmi ce trop-plein de communications venues de toutes parts, mais que j'ai acceptée immédiatement àvec reconnaissance ... recon­naissance à Jean-Luc Nancy. Et d'abord pour Corpus, un des textes qui m'accompagne depuis longtemps et que j'ai à nouveau évoqué cette année avec les participants de mon sénlÏnaire à l'université Paris-Diderot - séminaire qui portait justement sur « Corps, affect, écriture ».

J'ai donc pris presque au hasard, sans réellement choisir (disons: un coup de dés .. . ), une page de Corpus, celle où sont évoqués au tout début du livre la pesanteur des corps et les Champs de Cinabre, les lois de la gravitation et l'Océan des SoufRes ... Pas même un feuillet, à dire vrai, à peine quelques segments disloqués dans l'espace d'une page dont j'essaierai de parler. Plus que cette consigne, un conseil

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que nous suggère avec la bienveillance qu'on lui connaît, Jean-Luc Nancy: ne pas chercher à s'approprier le corps du sens mais affinner la « dis-location », « l'effraction disséminée », « partout le capricieux désassemblement de ce qui ferait l'assomption d'un corpsl ». Ceci est donc une lecture en fragments et touches dispersées.

Immédiatement cette question: de quoi parle Jean-Luc Nancy dans Corpus? De l'invention du corps en Occident. Certes. Mais du corps comille corps, ou du corps comme texte? Du mot ou de la chose? Corpus est d'abord une réflexion, comme l'on sait, sur un illot. Premiers mots du livre, cette « parole rituelle» qu'il réitère à l'ouverture: « Hoc est enim corpus meum. » Forrnule théologique, celle de l'Eucharistie, corps « présentifié de l'Absent », comme il l'écrit (C, 8). Mais Qui est ici absent? Et qui écrit? Ou excrit? Quel est le sujet de cette énonciation, de cette Annonciation? COilunent, pour reprendre ses Inots, s'adresser au corps? Et le corps de qui? Est-ce qu'on peut, sans risque, parler sur, parler après, parler dans l'espace (ou 1'espacement) de cette parole théologique? Quelle langue inven­ter (quelle syntaxe, quel discours) à la suite de cette « parole rituelle» ou pour en sortir (s'il s'agit d'en sortir)? Corpus est d'abord cette hésitation, cet écart d'un phonème entre corpus [y] et corpus [u], entre le texte [korpys] et le corps [korpus] ; mot imprononçable donc, silen­cieusement dissocié, marqué déjà peut-être par cet écart, cet espace­ment dont parle Jean-Luc Nancy et qui ne peut alors que s'écrire, ou plutôt s'excrire, comme il dit. « Corps est la certitude sidérée, mise en éclats », dit-il (C, 9).

Autre question, sur notre bord à nous, lecteurs de Jean-Luc Nancy: comment lit-on une excriture? Question pour moi fonda­mentale. Comment une lecture peut-elle s'espacer, comme le veut Nancy, autrement que dans les blancs, les silences rythmés? Faut-il lire Corpus comme le Coup de dés de Mallarmé, ce poème-partition

1. Jean-Luc Nancy, Corpus, Métailié, 1992, rééd. 2000, p. 33. Dorénavant abrégé en C, suivi de la page.

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qui, aux dires du poète lui-même, devait prendre « une allure de constellation»; texte« spacieux », dit Jean-François Lyotard du Coup de dés. Qu'attendait Mallarmé d'un lecteur présumé non « ingénu» auquel pourtant il destine le 4 mai 1897 une « observation relative au poèrne » invitant à apprendre un mode different du lire? Pour abor­der le Coup de dés, le lecteur devra donc, écrit Mallarmé, « appliquer un regard aux prelniers mots du Poème pour que de suivants, dispo­sés comme ils sont, l'amènent aux derniers, le tout sans nouveauté qu'un espacernent de la lecture2 ». Il ne s'agit pas, précise-t-il encore, de transgresser la mesure du vers mais de la disperser2'. Le poème, on s'en souvient, évoque un ciel constellé et le gouffre des flots, les voiles et vagues de pages espacées. Chute des mots et des dés, lancés « du fond d'un naufrage» et qui déclinent sur la page, de gauche à droite, transversalement: «sous une inclinaison / plane désespéré­ment / d'aile / la sienne / par / avance retombée d'un mal à dresser le vol4

• » Et Jean-Luc Nancy, comme en écho répété de loin en loin: « Précipité de très haut [ ... J. Corps immanquablement désastreux: éclipse et tombée froide des corps célestes» (C 10). Toute naissance est cette chute répétée, redit Nanc..)'. En résonance encore, ce vers de Mallarmé dont le leitmotiv rythme aussi, on s'en souvient, tant de textes de Beckett: « Calnle bloc ici-bas chu d'un désastre obscur» (Tombeau d'Edgar Poe).

Qu'est-ce qu'un désastre? La chute d'un astre, COlnme l'on sait. Relisons alors le début de cette page de Corpus:

2. Préface au Coup de dés, Œuvres complètes, éd. H. Mondor, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1945, p. 455. 3.« Les "blancs", en effet, assument l'importance, frappent d'abord; la versification en exigea, comme

silence alentour, ordinairement, au point qu'un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet: je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. » (Ibid.) 4. Ibid., p. 460-461.

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« Si l'Occident est une chute, comme le veut son nom, le corps est le der­

nier poids, l'extrémité du poids qui bascule dans cette chute. Le corps est la

pesanteur. Les lois de la gravitation concernent les corps dans l'espace. Mais

tout d'abord, le corps pèse en lui-même: il est descendu en lui-même, sous

la loi de cette gravité propre qui l'a poussé jusqu'en ce point olt il se confond

avec sa charge. C'est-à-dire, avec son épaisseur de mur de prison, ou avec sa

masse de terre tassée dans le tombeau, ou bien avec sa lourdeur poisseuse de

défroque, et pour finir, avec son poids spécifique d'eau et d'os - mais tou­

jours, mais d'abord en charge de sa chute, tombé de quelque éther, cheval

noir, mauvais cheval. » (C, 10)

L'Occident est donc une chute, un accident (occidere, tomber). Il est non seulement le lieu où le soleil décline et se couche (l'Occi­dent, le « Couchant du Temps », disait Holderlin), mais, comme par prédestination nominale, le lieu où s'est inventée cette chute infinie des corps: déclin, déclinaison, clinamen. C'est dans un matérialisme rigoureux qui s'énonce ceci: le corps est d'abord élément d'une physi­que qui décline ses lois: pesanteur, attraction, gravitation. Gravitation mais aussi gravité des corps (la sévérité, la force de la loi) et encore, comme en sourdine, le corps gravide (<< il est descendu en lui-même, sous la loi de cette gravité propre qui l'a poussé jusqu'en ce point où il se confond avec sa charge») : corps engrossé et qui pèse (de gravi­dus, « chargé », dérivé de gravis, « lourd »), poids du corps enceint de lui-même, qui tombe de lui5 et se met au monde. Toute naissance est une chute, répètent les textes sacrés. Corpus théologique ?Non le Christ « descendu» sur la terre ... mais le corps, « descendu en lui­même ». Corps-matière, corps-masse, densité cornpacte et sonore qui passe dans le corpus écrit: « épai~eur ... masse de .terre tassée dans le .tombeau ... lourdeur poi~euse ... ». Corps-tombe du Cratyle ressus­cité, sôma-sêma. Corps tombeau, tombé, mauvais sort (<< cheval noir,

5. Au plus profond de son délire religieux, Antonin Artaud écrit en 1945 à Rodez: «Celui que je suis n'a jamais désiré avoir d'enfant qui tombe de lui ou sorte de lui comme dans l'enfantement des hom­mes ... » (Œuvres complètes, éd. Paule Thévenin, tome xv, p. 65).

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mauvais cheval »), associations d'idées et de sons, force d'attraction des corps et des mots, langue qui trébuche, lapsus et rire final.

Facétieuse transfiguration de la Chute: « Précipité de très haut, par le Très-Haut lui-même, dans la fausseté des sens, dans la malignité du péché. [ ... ] Aurions-nous inventé le ciel dans le seul but d'en faire déchoir les corps? » (C, 10). Jet de corps lancés au hasard dans l'éther par le Tout-Puissant. La Création? Un coup de dés. Chute de l'homme ou de Dieu? Déjà chez Blanchot, ironiquement métamor­phosé en insecte kafkaïen, le Très-Haut tombe et déchoit: poussière noire écrasée sur le sol, aplati, balayë. Dérisoire; risible. Rire sardo­nique de Lautréamont, peignant le cheveu-pénis tombé du crâne de Dieu, le Tout-Impuissant, au Chant troisième de Maldoror ... Certes, Jacques Derrida a raison de suivre dans les textes de Nancy (Ego sum, Corpus, Être singulier pluriel, d'autres encore ... ) toute une pensée de l'ex-pulsion, ex-pression, « ex-crétion au dehors» qui rejoint à bien des égards la pensée heideggerienne de la Geworfenheif. Sans doute, en effèt, tout ceci résonne-t-il dans le jet de dés nancéen. Est-il sûr pour­tant que l'ex-istence s'entende chez lui, comme chez Heidegger, non pas naturellement comme chute hors d'un état originel (Heidegger, comme l'on sait, y insiste) mais comme expérience fondamentale de l'être-jeté et de la déchéance (Verfollen)? :Langoisse qu'évoque Nancy (<< "Le corps" est notre angoisse mise à nu ») est d'un autre ordre, Ille semble-t-il, que le souci heideggerien, et son coup de dés renvoie à mes yeux davantage à la légèreté héraditéenne de l'aiôn: la vie est un enfant qui joue, nous sommes les dés que lance le ciel.

Soit donc la chute des corps, chute pensée comme pesante (<< et le corps doit toucher terre») et légère à la fois. Corps irréductible­ment matière, grain de poussière et grain de lunlière. Ou encore ceci :

6. Maurice Blanchot, Le Très-Haut, Paris, Gallimard, 1948, rééd. Llmaginaire, p. 239-24l. 7. Jacques Derrida, Le Touchel; jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 39-40.

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« Corps comme un bout d'os, comlne un caillou, un grave, un gra­vier qui tombe à pic» (C, 21). Comment mieux dire? Qui tombe à pic: chute, précipice, accident ... retour à l'Occident. Mais aussi, hasard chanceux de ce qui tombe « à pic », coup de dés réussi. Chute heureuse de ce qui n'est plus ni « chute» ni déchéance: felix culpa, comme le répète Joyce dans Finnegans Wake, après Saint Augustin. Hystérie joyeuse, dit encore Nancy: non le corps bloqué de la sur-si­gnifiance crispée mais le corps ouvert, hors-lieu (C, 22-23).

Question, pour finir: de ceci, comment inventer l'écriture? Corpus n'est pas un poènle ni ne relève de cette énonciation liturgique et rituelle, rythmée de formules, qu'évoque l'incipit du livre. C'est pour­tant aussi sous ce signe ou sur ce bord que Jean-Luc Nancy médite la répétition du coup de dés des corps.

{( Hoc est enim corpus meum: nous provenons d'une culture dans laquelle

cette parole rituelle aura été prononcée, inlassablement, par des millions

d'officiants de millions de cultes. Dans cette culture, tous la (re)connaissent,

qu'ils soient ou non chrétiens. [ ... ] Elle est peut-être, dans l'espace de nos

phrases, la répétition par excellence, jusqu'à l'obsession [ ... ] » (C, 7)

Comment donc, du culte à la culture, réinventer non pas une écri­ture qui prenne corps et s'incarne (fantasme chrétien) mais une excri­ture qui touche le corps? Conlment autrenlent dit, ne pas écrire le corps mais s'adresser à lui, le toucher sur son bord externe, cette limite où il est « corps-dehors» ? Coup de dés là encore, pari que lance Jean­Luc Nancy: « Il fàudrait donc un corpus. Discours inquiet, syntaxe casuelle, déclinaison d'occurrences. Clinamen, prose inclinée vers l'accident, fragile, fractale» (C, 49). Corpus serait donc cette tenta­tive: une excriture hors dualisme qui n'oppose plus corpus [u] et cor­pus [y], corps et texte, mais qui tienne cette gageure d'une ontologie du corps comme « excription de l'être ». Corps-texte, cortex comme

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corpus, corps-psyché, corps sans organes de la pensée: « un corpuscule du cortex [ ... ] un gramme de pensée» (C, 101).

« Le cortex n'est pas un organe, c'est ce corpus de points, de pointes, de tra­

ces, gravures, rayures, lignes, plis, traits, incisions, scissions, décisions, lettres,

chiffres, figures, écritures engrammées les unes dans les autres, déliées les

unes des autres, lisses et striées, planes et granuleuses. Corpus des grains de la

pensée en corps - ni "corps pensant" ni "corps parlant" -, granit du cortex,

égrènement d'expérience» (C, 101-102).

Profonde et difficile pensée que nous commençons à peine à entre­voir, la philosophie serait pour Jean-Luc Nancy « désir d'un corps ».

Il faudrait, disait-il dans un entretien récent, « redonner au philein toute la charge d'Eros que Platon aurait dû y avoir placée une fois pour toutes. Ce qu'il en est de la sophia ne peut que venir ensuite, et dans la dépendance de cette érotique, de ce goût (philia) au sens de désir, de penchant voire de pulsion qui seul fait droit à l'exigence de penser. La sophia ne peut être qu'un "objet de désir", c'est-à-dire un "sujet" par qui le désir est suscité: un corps8 ».

8. Entretien de Jean-Luc Nanc.y avec Boyan Manchev, « La métamorphose, le monde », paru dans le numéro 64 de la revue Rue Descartes, « La Métamorphose», Paris, PUF, 2009, p. 92.

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LA MATIÈRE DU MONDE ET L'AISTHESIS DU COMMUN

Boyan Manchev

Oui, c'est toujours ainsi. Et pourtant, comrnent est-il possible que la venue au monde, la naissance soit toujours et à la fois singulière et multiple, négative et affirmative, et - à même la tendresse de l'éclosion d'une nouvelle singularité, de l'effleurement fasciné des surfaces diapha­nes et opaques du monde (qui, par la violence de sa tendresse renoue toujours, inévitablement, le nœud du monde) - toujours révoltée?

Pour tenter de répondre à cette question, je me propose de démon­trer, à partir d'une lecture de quelques chapitres du Corpus de Jean­Luc Nancy, la consubstantialité du « principe» de la création et du « principe» de l'exposition-comparution, respectivement de deux ordres de questionnement - celui sur la matière plastique du monde (la création, le monde: 1'« ontologique») et celui sur la comparution des singularités (le politique), même si cette con-substantialité n'a lieu que sur le rythme de l'espacement-évidernent de la substance l

.

***

1. Dans ce texte je me propose de revenir, pour prolonger le travail, sur quelques motifs déjà enta­més ailleurs: cf. surtout l'ouvrage L'altération du monde. Pour une esthétique radicale, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009.

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La pensée philosophique de la seconde 1110itié du siècle dernier a été fascinée par l'irnage d'une puissance « pure»: une puissance qui ne passe pas en acte, qui se retient en soi et qui est pourtant, parado­xalement - telle est du moins la conclusion logique - effective en sa non-actualisation. Giorgio Agarnben, à la suite d'Antonio Negri, ne laisse persister aucun doute quant à la valeur politique de ce concept ontologique: «Aussi longtemps qu'une ontologie nouvelle et cohé­rente de la puissance (au-delà des jalons qui ont été posés dans cette direction par Spinoza, Schelling, Nietzsche, Heidegger et Deleuze) n'aura pas rernplacé l'ontologie fondée sur le prirnat de l'acte et sur sa relation avec la puissance, une théorie politique soustraite aux apories de la souveraineté restera impensable2

• » Voici mon hypothèse de départ: ce « programme », résumé de

manière très nette par Agamben et déterminant la radicalisation politique de la pensée philosophique dans la lignée de Marx et de Nietzsche, depuis Benjamin et Kojève, Bataille et Simone Weil, est central également dans l'œuvre de Jean-Luc Nancy, où cependant il se modifie de manière essentielle et dans un sens définitif: Dans le vocabulaire conceptuel de Nancy le problème de la puissance « pure », non contaminée par la logique de l'actualité, coïncide avec celui de la comparution, tel qu'il a été exposé par Jean-Christophe Bailly et Nancy lui-même dans La comparution3

• Apparemment, la comparution, ou l'exposition, est autre chose que l'actualisation d'une puissance: ce concept fraye la voie à une possibilité alternative au processus d'actualisation. En effet - je continue à élaborer ilIon hypothèse - le concept de comparution des singularités se situe un pas en avant sur le« programme» d'une ontologie de la puissance car il anticipe sur le problème de fond qui se pose avec celle-ci: si toute actualisation de la puissance est suspendue, comment dès lors l'être devient-il effictif? J'ai déjà tenté ailleurs d'inverser cette question de

2. Giorgio Agamben, Homo Sacer, Paris, Seuil, 1997, p. 54. 3. Cf Jean-Christophe Bailly, Jean-Luc Nancy, La Comparution, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1991.

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manière affirmative, en supposant qu'un tel tournant affirmatif est propre à la pensée de Nancy. La question se formulerait alors ainsi: en quel sens l'effectivité de l'être est-elle son être-en commun 4?

Ce texte table donc sur l'hypothèse qu'on trouve une réponse souvent implicite à cette question dans l' œuvre de Nancy - réponse qui précède alors la question. Or, pour avancer dans cette voie, il nous faudrait, avant même d'aborder la possibilité d'une ({ ontologie de la puissance », une critique radicale de l'idée de puissance. Ce moment critique est présent chez Nancy, mais s'effectue précisément sur un mode affirmatif, par l'élaboration des idées de la création, de la rnatière, de la modalisation, de l'exposition, de la cornparu­tion. Supposons alors que l'enjeu décisif qui s'ouvre avec la pensée de Nancy consiste à amorcer et rendre effective une nouvelle articula­tion, radicale, de la pensée du monde, du politique et de l'esthétique (de l'expérience sensible, c'est-à-dire de la finitude).

En quel sens donc l'effectivité de l'être est-elle son être-en-com­mun? Hypothèse effective: la comparution des singularités n'est pas autre chose que l'intensité ou la dynamique de la puissance; la com­parution ou la com-position est une dynamique ({ pure ». Comment penser dès lors la dynamique des singularités? Cette question générale s'articule par toute une série de questions: Comment la comparu­tion des singularités pourrait-elle tracer ou créer de nouveaux reliefs ontologiques (ou encore politiques?) sans être une re-composition, c'est-à-dire une nouvelle actualisation? La comparution ne veut pas dire passage ou transition: on ne passe pas d'une singularité à une autres. Comment une communauté ou bien l'en-commun de l'être

4. Cf « La métamorphose. Communauté et ontologie modale », Les Càhiers philosophiques de Strasbourg, n° 24, 2008. 5. Le concept de transitivité apparaît chez Nancy, apparemment avec la tâche d'introduire l'idée d'une transition sans transition: « Toute l'ontologie se réduit à la transitivité de l'être. [ ... ] Toute l'ontologie se réduit à cet être-à-soi·à-autrui. ressence n'y est, transitivement, que l'exposition de sa subsistance: la face exposée du subsistant, n'existant qu'en tant qu'exposée, à jamais inaccessible et inappropriable pour l'intérieur de la subsistance, pour son centre épais, opaque, inexposé, immanent et pour tout dire

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pourraient-ils alors passer d'un état à un autre? Comment le change­ment est-il possible? Si toutes les singularités étaient à jarnais exposées, dans leur instant sans durée infiniment fini - comment les nouvel­les singularités viendraient-elles au monde? Et comment l'invention politique serait-elle possible par le mouvement de la comparution?

QUELLE MATIÈRE DU MONDE?

Sans insister en apparence là-dessus, Jean-Luc Nancy n'a jamais cessé d'affirmer une pensée de la dynamique de l'être, avant tout dans les termes de l'être-en-commun de l'êtré. Je reviendrai ici briè­vement sur un paragraphe de Corpus dont j'ai déjà essayé d'aborder les enjeux et les conséquences conceptuels et où cette dynamique s'annonce sous le régime singulier de la modalisation, s'associant à son tour au concept d'une ontologie modale7• Il s'agit du chapitre « Corps glorieux », singulier dans sa richesse et sa puissance, mais aussi dans son énigme, chapitre qui trace une image inédite de la création du monde: « Que Dieu crée le limon [la terre, la glaise, la boue], et que du limon il façonne le corps, cela veut dire que Dieu se modalise ou se rnodifie, mais que son soi n'est lui-même rien d'autre que l'exten­sion et l'expansion indéfinie des modes. Cela veut dire que la "créa­tion" n'est pas la production d'un monde à partir d'on ne sait quelle rnatière de néant, rnais qu'elle est ceci que la matière (cela même qu'il y a) essentiellement se modifie: elle n'est pas une substance, elle est l'extension et l'expansion des "modes", ou bien, pour le dire de manière plus exacte, elle est l'exposition de ce qu'il y aS. »

inexistant. » Vean-Luc Nancy, ({ De l'être-en-commun», La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 207-209). 6. ({ Ce mode d'être, d'exister (yen a-t-il un aurre? l'être ne serait donc jamais ({ l'être », mais toujours modalisé dans l'exposition) ... » (ibid., p. 224). 7. Cf Boyan Manchev, ({ La métamorphose du monde. Jean-Luc Nancy et les sorties de l'ontologie négative ", Europe, avril 2009, sous la dir. de Ginette Michaud. 8. Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000 [1992], p. 55.

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On le voit bien: le moment rnodal est non seulement directement lié à une vision inédite de la création, mais il en est le seul prin­cipe: la création du monde est modalisation et, par conséquent, le monde n'est qu'une auto-modalisation. Il est vrai que le « sujet» ou le principe d'auto-modalisation est désigné ici par le nom Dieu, le plus chargé qui soit; supposons cependant que cette désignation n'a d'autre tâche que d'affirmer l'irréductibilité de la puissance ou plutôt de la force auto-modalisante à un principe totalisant. Elle est affir­mée comme la force d'un monde absolunlent immanent, mais dont l'immanence « absolue» n'est que celle de son excès illimité sur soi. Non sans surprise, dans le paragraphe cité Dieu se rapproche d'un autre terme -la matière: « cela veut dire que Dieu se modalise et se modifie, mais que son soi n'est lui-même rien d'autre que l'extension et l'expansion indéfinie des modes. [ ... ] [L]a rnatière (cela même qu'il y a) essentiellement se modifie: elle n'est pas une substance, elle est l'extension et l'expansion des "modes"9 ». Répétition ou plutôt résonance tout à fàit frappante, saisissante: Dieu est la rnatière, la matière est Dieu. Et en effet oui: bien avant que le dieu unique du monothéisme ne les expulse, les anciens dieux multiples se métamor­phosent sans arrêt, lieux divins ou singularités-modes irréductibles, non totalisables à une substance, à un principe absolu sacré. On ne s'étonnera donc pas à la proposition radicale de Nancy, formulée plus loin: « Donc, oublions Dieu10 ».

Le ton de cette pensée étonnante de la modalisation puise-t-il à la même source que les premières impulsions de la pensée philosophi­que? Le sens commun voit à l'origine de la philosophie une pensée sur les éléments ou les principes. Mais en réalité, chez Anaximène ou chez Héraclite, il s'agit avant tout de penser une modifiabilité pre­mière de la matière du monde, en lui donnant le nom d'air ou de feu. « Lair prend un aspect différent selon qu'il est condensé ou raréfié,

9. Ibid. 10. Ibid., p. 119.

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car, lorsqu'il atteint un certain degré de raréfàcrion, il devient feu; en revanche, les vents sont de l'air condensé et le nuage est forrné à par­tir de l'air par condensation. » (Anaxirnène); « [LJes transformations du feu: d'abord, mer, de la mer une moitié terre, une moitié souffle brûlantll . » Les anciens ont appelé cette modifiabilité de la matière « densité », avant que le concept scientifique de densité n'apparaisse, deux millénaires plus tard, chez Newton. La densité est l'affection de la rnatière qui nomme son caractère originairement multiple, non­élémentaire, divisible indivisible, pour reprendre les mots d'fféraclite. C'est cette pensée des rnodifications - ou plutôt des modalisations - qui impulse les premiers pas de l'activité connue plus tard COlllme « philosophie ».

S'agit-il dès lors, avec Corpus de Nancy, d'un retour à la pensée préscientifique de la matière - la pensée sur la modalisation maté­rielle? Même plus que cela. Car, si la modalisation est l'autre nom de la création (telle est la pointe de l'affirmation du chapitre « Corps glorieux») et si par conséquent la modalisation est la seule matière, alors, la rnatière est elle-même création. La pensée de la modalisa­tion ontologique affirme l'existence de la matière non pas comme principe opposé à l'idée ou à la forme; elle ne se propose pas d'ef­fectuer de nouveau une réduction ontologique pour rendre le tout explicable et pour le soumettre au déterminisme, toujours fataliste au bout du cornpte, de la nécessité. Au contraire, la pensée de la rnodalisation affirme la matière non pas comme substrat assujetti ou bien comme tuasse dure de la nécessité mais comrne possibilité de l'émergence libre du nouveau, de la fermentation de l'avenir, seul « substrat» de la création du monde - métamorphose sans substance. « [L] a liberté matérielle - la rnatière COlllme liberté - n'est pas celle d'un geste, encore rnoins d'une action volontaire, sans être aussi celle de deux nuances de mica, de millions de coquilles dissemblables, et

Il. Héraclite, Fragments (Citations et témoignages), Traduction et présentation Jean-François Pradeau, Paris, Flammarion, 2002, p. 131.

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de l'extension indéfinie d'un principium individuationis12• » Ainsi

l'auteur de Peri psykhès de notre temps, pour reprendre les mots de Derrida dans Le toucher, Jean-Luc Nancy, apparaît également comme un des « radicaux» de la « gauche aristotélicienne », selon la forn1i­dable expression d'Ernst Bloch13

, c'est-à-dire de la lignée philosophi­que qui pense et affirme la matière du monde comme matière de la liberté - d'Avicenne et Averroès, à travers Bruno et Spinoza, à Marx, Nietzsche et Bataille.

Le chapitre «Corps glorieux» ouvre ainsi un espace de relief inconnu et de limites incertaines, l'espace d'intensités de pensée cherchant toujours leur nonl, l'espace d'une pensée du monde à venir - la pensée du monde-métamorphose. À travers ce paragraphe, la question de la création du monde se formule désormais ainsi: quelle matière du monde?

LA SUBSTANCE SINGULIÈRE

Tout en s'alignant sur les thèses de la « gauche aristotélicienne» sur la matière, l'affirmation modale exposée dans « Corps glorieux » ne témoigne-t-elle pas aussi d'un spinozisme non avoué? Nancy lui­même reste explicitement réservé quant à la radicalité de l'ontologie de Spinoza. «Toutefois - écrit-il dans La création du monde-, la subs­tance spinozienne tient encore à!' écart, ou paralyse, me semble-t-il, la question de la "gratuité" du monde telle que je voudrais l'indiquer ici l4 • » Cette réserve exprimée dix ans plus tard est en fait à l'unisson de la radicalité de l'affirmation de Corpus. Or, si le chapitre « Corps glorieux» décèle une tendance spinoziste, ce serait un spinozisme radical, paradoxal même: un spinozisme sans la substance. «Dieu s'était fait corps, il s'était étendu et pétri ex limo terrae: de l'extension grasse, lisse, déformable de la glaise, de la matière première, laquelle

12. Corpus, op. cit., p. 34. 13. Cf. Ernst Bloch, Avicenne et la gauche aristotélicienne, Paris, Éditions Premières Pierres, 2008. 14. Jean-Luc Nancy, La Création du monde - ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 81.

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consiste tout entière, non en substance, mais en modalisation, ou en modification 15. » La nlatière n'est pas une substance; c'est une moda­lisation « pure », non substantielle donc. Inversement, la modalisa­tion - la métamorphose - serait l'activité de la matière sans principe externe: lieu rnêrne de la métamorphose, «le corps est la matière plastique de l'espacement sans forme et sans Idée16 ». Il est clair que ce qu'on appelle ici métamorphose est tout autre chose qu'un flux égal et homogène, en d'autres tennes tout autre chose qu'une substance. La supposition d'une pensée de la métamorphose est inconciliable avec la pensée de la substance. Il s'agit donc non pas de penser la métamorphose comme une puissance événementielle de l'être, mais comme sa seule « substance », dont la plus fidèle description serait la dynamique des singularités irréductibles.

Mais qu'est-ce dès lors que la substance? La conférence « De l'âme », publiée dans la deuxième édition de Corpus, prolonge l'ar­gument de « Corps glorieux» d'une manière inattendue et avec une référence explicite à Spinoza: « La substance unique de Spinoza n'est pas une masse, elle est en elle-rnême double: elle est pensée et éten­due -les deux étant co-extensives et parallèles l'une à l'autre. Et cette dualité même, c'est Dieu. Ce qui fait qu'à partir de là, on peut oublier Dieu - Spinoza a plus qu'abondamment été traité d'athée et, je crois, à juste titre. Donc, oublions Dieu. L'idée du corps, c'est l'idée, la vision et la forme à la fois d'une étendue ou d'une extension, en tant que cette étendue ou cette extension n'est pas simplement extérieure à l'idée, mais en tant que cette extension est visible ou sensible par soi-même et cornrne forme de soi17

• » « Forme veut dire que le corps s'articule [ ... ] comme un rapport à autre chose que lui-même. Le corps est un rapport à un autre corps - ou un rapport à soi 18. »

15. Corpus, op. cit., p. 55. 16. Ibid., p. 56. 17.lbid.,p.119. 18. « De l'âme », ibid., p. 115.

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Un nouveau déplacement du motif modal est en cours ici: c'est le déplacement ou bien la transformation du mouvement lTlodali­sant en mOUVelTlent réflexif Ce déplacement affecte aussi la figure de Dieu, qui n'apparaît de nouveau que pour se transformer à son tour en opération réflexive: « Dieu se voit comme ce corps, le mien, le vôtre. [ ... ] Si Dieu est la pensée de l'étendue, c'est parce qu'il est l'étendue de la pensée19

• » Cette transformation d'envergure permet de mieux comprendre le retour « réflexif» à la substance spinozienne dans Corpus. La substance ne serait pas autre chose que cette capacité de se rapporter à, le ferlTlent du « se » qui est aussi, en même temps, la puissance de 1'« ex », de la sortie de soi, donc de la métamorphose. En un mot, la substance n'est que le mornent auto-réflexif du corps: de 1'« étendue» (et) de la « pensée ». Mais (se) rapporter à, c'est-à­dire sortir de soi, c'est-à-dire s'exposer ou être exposé(e) veut dire s'« individuer ». Ainsi la substance - en tant que liberté - est mue par un principium individuationis: « la liberté lTlatérielle » est, on l'a vu, celle « de l'extension indéfinie d'un principium individuationis tel que les individus eux-mêmes ne cessent pas de s'in-dividuer, toujours plus différents d'eux-mêmes, toujours donc plus semblables et plus substituables entre eux, jamais pourtant confondus en substances sans que la substance, avant que de rien soutenir, ni soi, ni autre, ne vienne à être exposée ici: au rnonde. [ ... ] (C'est-à-dire: la liberté). »

(ibid., p. 34). La plus fidèle description de la « substance »-lTlodali­sation sera alors la dynamique des singularités irréductibles, tandis que la comparution sera le nom de la totalité non totalisable des rapports-expositions. Pour parler avec les mots de Bailly et de Nancy: « Lontologie du "commun" et du "partage" ne serait pas autre chose que l'ontologie de l"'être" radicalement soustrait à toute ontologie de la substance, de l'ordre et de l' origine20

• »

19. Ibid., p. 119. 20. « La comparution », in Jean-Christophe Bailly, Jean-Luc Nancy, La Comparution, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1991, p. 57.

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Linsistance sur le fnonlent réflexif dans Corpus n'est donc aucu­nement aléatoire. Elle est liée à un problème fondamental propre à la problématique de la métamorphose. On peut en saisir les enjeux, une fois de plus, par un retour clarifiant à Aristote. Or, le Stagirite postule dans la Métaphysique qu'il n'existe pas de changement du changement: il n'y a pas de metabolé de la metaboùf21. Comme si le mornent réflexif chez Nancy venait en réponse à ce « blocage» aristo­télicien (nécessaire pour bien visser la rnachinerie de l'actualisation). Avec le moment réflexif chez Nancy il ne s'agit aucunement d'une sorte de « meta-metabolé» mais du changement - de l'altération -comme seule immanence du « flux héraclitéen » du monde. Mouvoir le mouvement veut dire per-sister à même le flux. Or, le flux n'est pas fluidité; il est dynamique effective: l'opération altérante s'y effectue.

Pour avancer dans la voie d'une réponse possible à la question cru­ciale de la dynamique des singularités, de l'effectivité de l'être donc, plongeons dans le flux de la métarnorphose.

L'ÉVÉNEMENT DE LA MÉTAMORPHOSE

Le ten1po de Corpus nous stimule ainsi d'avancer dans la voie d'une ontologie radicale. J'ai déjà tenté, en l'imaginant, de lui donner, à la suite de Jean-Luc Nancy, un nom préalable - celui d'ontologie modale ou d'ontologie de la métamorphose. Le concept d'ontologie modale est tracé dans le chapitre de Corpus « Corpus: autre départ» où le terme « modal» apparaît en tant qu'attribut possible d'une ontolo­gie, évidemment dans le contexte de la réflexion sur le corps: « Ici, l'ontologie est modale - ou rnodifiable et modifiante - de manière essentielle, entière et exclusive22.» Avec «l'ontologie modale» il s'agit donc d'une possibilité qui n'a jamais été, à ma connaissance, examinée à la hauteur de son exigence et dont les enjeux sont décisifs

21. Aristote, Métaphysique, Livre Xl, 1068 a-b. 22. Corpus, op. rit., p. 48.

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pour toute pensée philosophique et politique qui se propose d'arti­culer la puissance comme principe actif: la possibilité d'une pensée sur le monde qui ne procéderait pas de l'idée d'une actualisation de la puissance, mais de l'idée d'une modalisation pure, d'une puissance de transformation. Avec « l'ontologie modale» il ne s'agit pas d'autre chose que de penser la métamorphose comme le régime ontologique même.

Pourtant, si l'on conçoit la métamorphose comme le reglme ontologique même, il se pose la question de la métamorphose de la métamorphose, en un mot, de la possibilité de l'événement. Car, si l'événement de la métamorphose interrompait quelque chose, ce ne serait pas autre chose que la structure événementielle elle-même. Alors, comment l'événement est-il possible dans la perspective héra­clitéenne d'une ontologie de la métamorphose?

Pour s'approcher d'une réponse possible à cette question, tentons d'abord de formuler, une fois de plus, une hypothèse: contrairement aux apparences, la pensée de Nancy sur l'événement se sépare de manière décisive de la tradition que je désigne comme « logique mes­sianique » (le terme « logique messianique» transmet une hypothèse selon laquelle les régimes ontologiques « post-critiques» s'organisent autour d'un nœud structurel commun, notamment l'idée d'un évé­nement qui destitue le régime ontologique dans son ensemble tout en le posant). Indépendamment du fait que l'œuvre de Nancy et son « programme» de déconstruction du christianisme en particu­lier comprend nombre de catégories qui certainement impliquent un horizon messianique (l'événement à venir, le signal vide, l'annonce), Nancy s'oppose explicitement à la rhétorique messianique. Par exem­ple, dans l'ouverture de La Pensée dérobée il écrit: « Pour ma part, je reste réservé envers ce lexique du messianique23 • »

23. Jean-Luc Nancy, La Pemée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p. 14. J'ai déjà essayé d'argumenter l'hy­pothèse selon laquelle Jean-Luc Nancy apparaît comme un des critiques parmi les plus radicaux de nos jours de la « logique messianique» (cf. « Jean-Luc Nancy, la déconstruction du christianisme »,

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Pour Nancy l'événement n'est pas une coupure, une exception ou un excès de l'ordre de l'être. Ce n'est donc nullement un hasard s'il tente d'excéder la dialectique de l'être et de son excès -l'événe­ment - en parlant, dans la Création du monde, de « l'événement de l'être ». Or, Nancy se trouve, sur ce point également, en proximité de la lignée matéria"liste qui pense l'événement comIne immanent au monde (Spinoza, Marx, Nietzsche, Bataille), en postulant pour sa part l'événement immanent au monde comme Inétamorphose du monde: non pas la Inétamorphose qui excède le monde pour le poser mais la métamorphose qui est son excès imInanent.

Quelle possibilité de l'événement dans le monde-métamorphose alors? Si on se proposait au début de confronter deux ordres de ques­tionnement - celui sur la matière du monde (ordre « ontologique») et celui sur la comparution des singularités (ordre politique), on est amené à constater maintenant que c'est bien la coïncidence de ces deux ordres qui ouvre la voie pour une réponse possible. La question sur la possibilité de l'événement dans le Inonde-métamorphose coïncide donc avec notre question de départ: comment penser la dynamique des singularités?

Apparernment, la comparution des singularités ou l'exposition est tout autre chose que l'actualisation d'une puissance. :Lévénement par lequel la singularité est ouvre la puissance en réduisant l'actualité par son actualisation. :Lévénement n'est donc pas une actualisation de la puissance; il est la puissance même qui transforme le .front de l'actuel. La puissance est alors la surface de l'événement, son front sensible - surface sensible qui est le lieu de la transformation: en afFrontant le dehors, en s'y exposant, elle change toujours de configuration. Le front change. En ce sens, l'événement relève essentiellement d'une météorologie. :Lévénement météorologique est la séquence d'une évé­nementialité continue, autrement dit, d'une transformation continue.

Critique n° 718: « Pensée du style, styles de pensée », mars 2007 et « La Métamorphose et l'Événe­ment. Comment penser sans fin? », Rue Descartes n° 64: « La métamorphose », sous la dir. de Boyan Manchev, printemps 2009).

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Lévénement est donc le point où l'actualité et la puissance devien­nent indiscernables. Inversement, la puissance-transformabilité qui n'est pas une substance, est une courbe infinie de changeInent (conti­nue-discontinue, divisible-indivisible) : elle est un front événementiel.

Lévénement n'est donc pas excédentaire à l'ordre des choses du monde, au « flux héraclitéen » ou à la surface ontique du monde. Au contraire, il en est immanent, il est sa difference intime: l'éclosion du « là » qui est toujours une transformation -l'éclosion de la forrrle à même l'altération de la matière. Pas de substance du Inonde, où les germes pourraient être accueillis ou cueillis, greffées ou même engen­drés, pour qu'ils poussent comme formes de vie, formes d'être-là; en revanche, seulement ceci: multitude irréductible des modes, des formes, des choses, qui persiste tout en se transformant - persistance dans la métamorphose et par la métamorphose qui est le monde.

LA DYNAMIQUE DES SINGULARITÉS: L'AISTHESIS DU COMMUN

Si l'extension de la matière est toujours un mouvement d'« indivi­duation », de singularisation donc, cela ne fait que confirmer l'hypo­thèse selon laquelle le mouveInent de la métamorphose -la puissance pure ou l'activité de la matière - coïncide avec le mouvement de la comparution. Ainsi l'hypothèse de départ se transforme en (hypo) thèse finale: pour comprendre l'effectivité de la comparution il fau­drait effectuer l'opération suivante - comprendre «l'extension et l'expansion des "modes" », «l'exposition de ce qu'il y a », comme l'autre nom du mouvement de la comparution des singularités. Ces deux affirmations - ou bien cette double affirmation - opèrent égale­ment une double critique, le point de coïncidence de la critique de la « métaphysique de la présence» et par conséquent de la machinerie de l'apparaître, du mode onto-phénoménologique de l'être, et de la critique de la logique aristotélicienne de l'actualisation de la puis­sance. La proposition inédite de Nancy nous invite à substituer au schéma de l'apparaître ou de l' actualisation- qui suppose toujours,

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au bout du compte, une origine ou une ressource, un principe idéal et moniste - la dynamique d'un mouvement originaire aisthétique, matériel donc, mouvement anarchique et d'intensité multiple. Seule une telle dynamique (dynamique de la pensée aussi), radicalement matérialiste, métamorphique, peut frayer la voie d'une comparution effective: c'est-à-dire du commun du monde, d'un être-en-comrnun. Telle serait la conséquence la plus radicale de Corpus, sa conséquence politique au sens fort. Le matérialisme radical de Corpus s'affirme sur un rythrlle (et par une pulsion) démocratique au sens plus noble du Inot, rythrne aussitôt syncopé par le battement irrégulier d'une distance intime, d'une instance métamorphique - par un tempo anarchique, sinon révolutionnaire. Et il incombe aujourd'hui à la « gauche nancéienne» de réaffirmer avec intransigeance ce rythme de la pensée, inspirant le courage, contre toute tentative de réduction, crypto-heideggerienne ou théologique, de la pensée du « plus grand penseur du toucher de tous les temps24 ».

Il ne reste qu'un pas à faire ici -le pas de la notion de comparution à celle de communauté, la notion politique centrale de la pensée de Nancy. Or, la métamorphose est le ITlode de l'en-commun de l'être. Inversement, la communauté est le lieu même de la modalisation, ou de la métamorphose, où les singularités s'altèrent sous l'effet des événernents qui com-posent les reliefs finis de leur exposition infinie. Laltération est la poussée mêrne du mouvement de l'exposition, dans la mesure où l'exposition est toujours un mouvement ex-centrique, une transformation du syntagme com-posé, un choc d'intensités: le schéllla élémentaire de l'en-commun n'est pas le rapport d'un être singulier à un autre, mais la co-ïncidence des singularités, ou leur com-parution, ou leur exposition. Len-commun: l'il Y a des intensi­tés qui (se) touchent où bien des surfaces qui s'enroulent pour pro­duire de nouveaux reliefs, de nouvelles singularités.

24. Jacques Derrida, Le Toucher, jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 14.

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Laltération aisthétique du monde est la dynamique immanente de l'en-comrnun. Or, la comparution est toujours aisthétique, c'est­à-dire altérante; comparution et altération, ou métamorphose, sont deux norns differents d'un même mouvement. La métamorphose du monde est tout autre chose que la modalisation d'une substance unique: elle est la comparution et la co-ïncidence de ses modes, des singularités qui corn-posent le monde en s'ex-posant - en t ex-po­sant - radicalement. Les singularités ne comparaissent que par le tact commun, par le con-tact - qui est le nom du mouvement intime propre à la métamorphose, de l'aisthesis du commun.

LA CRÉATION RÉVOLUTIONNAIRE

J'évoquerai, en guise de conclusion, un échange avec Jean-Luc Nancy. Je cite une réponse de Nancy: « Si tu demandes: "que nous veut le nlonde ?" je crois que je répondrais: il se veut en nous, comme nous, à travers nous et tous nos nlondes. Mais "il se veut" n'est alors ni subjectif: ni volontaire. Autant dire: "ça pousse" (où on peut d'ailleurs entendre "pousser" au sens de la force directionnelle et au sens de la croissance biologique). La poussée se pousse: c'est-à-dire qu'elle pousse, tout sinlplement25 • » Étonnarnment, on observe dans cette affirnlation la même structure argumentative que dans le para­graphe sur le voir réflexif de dieu, nlais cette fois-ci concernant le désir du monde. Ainsi le voir de Dieu - réflexif-modalisant - devient ou bien se transforme en désir du monde. Ici, il n'est décidément pas question d'une simple réduction psychologisante de la question du monde; au contraire, il s'agit d'une thèse sur la matière du nlonde elle-nlêrne. La pulsion, la poussée du rnonde viennent ici comme un autre nom, révélateur, de l'extension des modes du monde, du nlOU­vement de la métamorphose, qui n'est pas, cependant, un nouveau

25. {( La métamorphose, le monde. Entretien avec Jean-Luc Nancy », Rue Descartes n° 64: {( La méta­morphose », op. rit.

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nom de l'affection aristotélicienne (<< [u]ne propriété selon laquelle on peut être modifié, comme le clair et l'obscur, le doux et l'amer, la gravité et la légèreté », Métaphysique, D, 21). Cette thèse ne veut pas affirmer que la pulsion est le désir de la matière (donc la matière en tant que sujet, ou substance - une auto-affection donc) mais, inver­sement, que ce désir - cette pulsion, cette poussée, on peut ajouter -cette intensité, cette énergie - est la matière du monde elle-même.

La matière est une transformation du monde immanente au monde, seule immanence du monde - l'imrnanence de son excès illimité sur soi. Alors, elle est, comme le suppose à son tour Antonio Negri, proche de Nancy à cet égard, révolutionnaire26.Non pas révo­lution du concept de matière donc mais matière-révolution; non pas révolution du matérialisme mais matérialisme révolutionnaire. Le matérialisme radical est celui d'une matière modale et modalisante.

La comparution serait ainsi une« révolution permanente », révolu­tion paradoxale sans doute car non téléologique et non-violente mais d'une force et d'une intensité multiples et irréductibles. La révolu­tion de la comparution ne serait pas une coupure ou un saut mais une immanence anarchique - une immanence transformatrice qui persiste, (se) creusant toujours plus loin dans l'anarchie du « rien tout simple », de l'inimaginable d'une justice sans commune mesure, c'est­à-dire: de la liberté. (La contre-révolution serait alors, inversement, l'établissement de stratagèmes nécessaires pour fixer, pour réduire, pour entraver la persistance de la transformabilité - de la liberté.)

La comparution-métamorphose sera ainsi le nom de l'effectivité de la puissance sans que celle-ci se fige en acte-autorité. La puissance constitutive du peuple ne se figera pas en actualité-autorité car c'est une puissance rnétamorphique, une horde de formes actives et créa­trices qui poussent vers l'avenir. Cela veut dire que la comparution

26. « [LJa matière est elle-même révolutionnaire ». (Antonio Negri, Du retour. Abécédaire biopolitique. Entretiens avec Anne Dufourmantelle, Paris, Cal mann-Lévy, 2002, p. 136).

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des singularités, non réductible à un pouvoir autoritaire, a été depuis toujours le norn d'une puissance révolutionnaire.

Voici en quoi la matière est elle-même révolutionnaire. Et voici pourquoi la question nodale de la pensée de Nancy, la question de la création du monde se pose, nécessairement, en tant que question de lutte pour un monde: « Créer le monde veut dire [ ... ] rouvrir cha­que lutte possible pour un monde27. » Cette question, la question de la lutte pour un monde, est la question la plus urgente, décisive, à laquelle nous faisons face aujourd'hui - au moment où les forces de la nouvelle réaction engloutissent chaque jour davantage la puissance de transformation, en engageant ainsi 1'altération de « notre» monde, en saturant, en abîmant le monde. Porter la question du monde demande du courage - et la pensée sur le monde de Jean-Luc Nancy la porte à la hauteur de son exigence. C'est sans doute la raison ultime pour laquelle cette pensée ne peut qu'inspirer le désir d'aller plus loin dans le partage d'une affirmation joyeuse du monde, à travers son désir en nous, qui - comme la communauté joyeuse et éphémère de la pensée - ne saura jamais se fermer sur soi, ni se laisser étouffer.

27. Jean-Luc Nancy, La Création du monde, op. dt., p. 63.

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NOTE HÂTIVE SUR LA TRADUCTION ANGLAISE DE CORPUS

Richard Rand

« J'avais passé l'éponge. Et après ce coup d'éponge, ce qui restait de moi semblait uniquement occupé à regarder un visage, à toucher un corps - et pas du tout à le retenir, encore moins à poser des questions pour savoir ce que ce visage voyait de moï!. )}

Premier point: j'enseigne la littérature anglaise, pas la littérature française, et je ne suis pas un professionnel de la philosophie. On va me comprendre, donc, quand je dis que je n'ai pas trouvé facile la lecture des œuvres de Jean-Luc Nancy. Je l'ai toujours trouvé quand même un auteur de clarté exceptionnelle, et même presque acces­sible, grâce à son mode d'exposition, à sa lucidité, à la clarté de sa langue, à sa sobriété, à sa patience. En fait, je ne le lis pas, ou je ne l'ai presque jamais lu, en traduction anglaise, étant donné que ses écrits sont toujours plus lisibles en français qu'en anglais.

Deuxième point: Je ne suis pas, d'abord en premier, un traducteur. Je ne traduis que quand c'est nécessaire. Cette nécessité, c'est celle de la compréhension, de la précision. Je ne me dispose à traduire que quand je me perds, et, en plus, quand ce sentiment d'être perdu me devient, mettons, insupportable (aussi rarement que cela se pro­duise ... car je n'éprouve le besoin de comprendre tout ce que je lis).

1. Maurice Blanchot, Au moment voulu, Paris, Gallimard, 1951, p. 21.

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Il Y a quelque chose d'étrange à traduire les choses qui vous confon­dent vraiment, comme, dans mon propre cas, Glas ou. Signéponge de Jacques Derrida, ou De la paille et du grain de Jean Paulhan. Pour COlnmencer, le processus de traduction ne garantit jamais une claire compréhension du texte. Plutôt le contraire: plus on approche la langue du texte, plus recule sa compréhension (je cite Blanchot à cet égard: « Qu'y a-t-il d'étrange à ne pas voir ce qui est loin, quand le proche est encore invisible2 ? ») Cet état peut durer, même après l'achèvement officiel de la traduction, même après sa publication. Ce que l'on gagne, quand même, plus que la clarification du texte, c'est l'intimité avec lui; on peut fréquenter ses zones de résistance avec confiance, même quand elles continuent à vous donner du souci. La même chose peut m'arriver avec des œuvres que je ne traduis pas, des textes dans ma langue maternelle. Après tout, pour quelle raison se tourrnenter, pendant des décennies passées à enseigner, à maintes reprises, des œuvres telles que Coriolan ou Moby Dick? On négocie, du mieux possible, la chose qui résiste, soit dans le texte, soit au sein de la traduction - cette résistance Ine fait gagner en précision et en propriété dans l'intelligence du texte, qui devient proche sinon intime (Blanchot encore: « Qu'elle se soit dressée alors devant moi, non pas comme une irréalité vaine, mais comme l'imrninence d'une rafale monumentale, comme l'épaisseur, à l'infini, d'un souffle de granit précipité contre mon front3 ••• »).

Me reste l'obligation contractuelle du traducteur, de rendre l'origi­nal dans sa langue maternelle, même dans le milieu de son obscurité persistante, ce qui nous illlpose à tous une dose de patience et de bonne hUilleur, d'honnêteté, et de décisions ... On se trouve obligé aussi de suivre des règles, celles, bien connues, fondamentales, que Martin Luther a formulées dans sa très fameuse Épître sur l'art de

2. Ibid. 3. Ibid., p. 24-25.

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traduire (1530). Quelles sont-elles? Premièrement, écrire aussi claire­ment que possible dans sa langue maternelle, ce qui veut dire écrire aussi simplement que possible (chose qui n'est jamais simple à réali­ser, « in plain English », comme nous disons: l'Anglais de la vie). Et deuxièmement, ne pas passer sous silence les ambiguïtés de l'original, et ne pas créer ses propres ambiguïtés. Si la traduction doit compor­ter de l'équivoque, alors, que la traduction soit univoquement équi­voque! C'est ce que j'appellerai « la règle capitale de l'exactitude », ce mot si affectionné de Jean-Luc. Permettez-moi de citer quelques lignes de Jean Paulhan qui illustrent ces deux règles:

Pour tout ce qui a trait au langage, il est plus sûr (et plus agréable à la fois)

de fréquenter le Port-au-Foin, les Halles et simplement les bistrots, que la

bonne société ou les soirées de famille. Quand le peuple invente un mot,

c'est: en général un mot plaisant et savoureux: c'est coudée ou mal des ardents.

Quand les savants inventent un mot, c'est un mot absurde et mal fabriqué:

c'est kilo, c'est: eczéma4•

Le vernaculaire se trouve à la fois « plus sûr» que la langue du savant, et, comme Paulhan nous l'aurait fait comprendre, « plus inventif », ce qui veut dire, en effet, plus équivoque (quand ça rnarche bien).

Quels sont les problèmes que le traducteur d'un passage cornme celui-là, qui traite des traductions déjà au travail dans le français ori­ginal (coup de dés et mal des dents étant un calembour pour coudée et mal des ardents; kilo et eczéma, qui pour Paulhan comptent à peine comme mots, importations du grec à mettre encore en français)? Tandis que les phrases de Paulhan elles-mêmes doivent, et peuvent, être traduites aussi clairement que l'anglais le permet, les calembours et (donc le vernaculaire) ne peuvent être du tout traduits (au moins

4. Jean Paulhan, De la paille et du grain, Paris, Gallimard, 1948, p. 29-30.

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par moi; en tout cas cette fois-ci); le meilleur est donc de les lais­ser debout tels qu'ils sont en français et en italiques (exactement comme dans le passage original de Paulhan), et de les expliquer le cas échéant dans une note spécifique. Pratique de tradition qui peut produire des résultats assez surprenants: la traduction par Chaucer du De Consolatione Philosophiae de Boèce est presque deux fois plus longue que l'original. Et pourquoi? Parce qu'il explicite toutes les ambiguïtés de Boèce, et ce en traduisant les commentaires français très riches de Jean Trivet.

Dans la traduction anglaise de Co rpus5 , il n'y a aucune note, et aucune tentative pour désambiguïser les termes équivoques. Ce qui ne veut pas de tout dire que les équivoques sont passées inaperçues - seulement que nous avons laissé en l'état nos essais partiels et insuf­fisants. Le plus évident de tous: le mot corps a été rendu par body, et, selon moi, c'est un désastre. Le désastre doit, donc, être apparent pour le lecteur anglais si ce n'est noté pour une autre fois. Comment donc montrer un tel « désastre» sans faire d'annotation? Si nous y avons réussi, c'est en imprimant face à façe le texte français et la traduction. Ce qui permet de préserver la clarté de l'anglais (notre obligation primaire), tout en exposant en plein jour la corporéité du mot fran­çais corps. Quand bien même difficile à identifier, le corps est bien en vue - bien visible, à la fin, même si tout n'est pas donné à lire ... Agir autrement aurait ruiné le tempo et l'esprit de l'original; faire autre­nIent eût été changer, pour ainsi dire, Corpus en corpse, c'est-à-dire en cadavre. Je concède aussi que le « body» est une sorte de transplan­tation, un « intrus », « an intruder », comme raconté dans L'Intrus. Et cela me fait un peu mal, mais au moins, cela laisse vivre en quel­que façon la traduction. (Je note ceci: dans le futur lointain, quand, comme l'a prédit Jean-Luc, la transplantation du cœur sera une chose du passé, la langue anglaise aura peut-être tellement changé que le

5. Jean-Luc Nancy, Corpus, Fordham, University Press, 2008.

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mot « corpse » n'aura plus la signification de « cadavre », devenant, pourquoi pas?, un pur synonyme de« body». Patientons.)

Jean-Luc n'a pas lui-même, à mon avis, d'indulgence pour les jeux de mots ouvertement annoncés, et ses néologismes sont peu ou prou reçus par la langue anglaise assez rapidement, peut-être trop rapide­ment (ici je me rapporte aux termes en « ex» ou en « in »). Quand il n'est pas recherché dans ses jeux de mots, forternent plurivoques, une des significations domine les autres; la traduction peut alors saisir le problèrne, parfois faiblelnent. Ainsi avec « la naissance des seins », qui désigne une phase temporelle et une fête pour les yeux (sans oublier das Sein de nos amis allemands). Comment le suggérer en anglais? Nous ne pouvons que recourir à un jeu de mots en anglais, un homo­phone transcrit dans un graphème visible: cela devient, donc, « the b[eJaring of breasts ». En anglais, c'est vrai, on ne « porte» pas les seins, même s'ils voient le jour. Quand même, et dans un sens opposé à « la naissance des seins» - locution française qui suggère plutôt le cacher que l'exhiber - on expose les seins, on « bare the breasts ».

Le mot « bearing » - avec un « e » - c'est ce que font les femmes en donnant le jour aux enfants: littéralerrlent, en anglais, « birth ». Pour capter la notion de naissance qu'habite le syntagme « la naissance des seins », j'ai donc eu recours à« the b[e]aring ofbreasts ». Un moment de « forçage» que je justifie (même si je comrrlence à le regretter), comme jeu de cache-cache, et de calembour et de graphème-pho­nème. C'est la chose mêrne. Honni soit qui mal y pense!

Je finis cette note hâtive sur une question, une question impor­tante, que le traduire doit encore affronter: les lecteurs de l'ouvrage Le toucher Jean-Luc Nancy se rappelleront qu'en effet, dans tout Corpus, il s'agit de l'étude minutieuse d'un jeu verbal, celui de la proxitnité de « peser» et « penser ». Qu'ils soient, ou non, liés par l'étymologie? Derrida pose la question à un moment crucial- en citant, chose assez rare chez lui - Jean Paulhan:

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. .. c'est d'abord la question de l'étymologie qui « rapporte la pensée à la

pesée» [c'est une citation de Le poids d'une pensée, p. 1]; mais du même

coup, celle de la « figure du discours» qui semble miser sur une « co-appro­

priation intime de la pensée et de la pesée ». Nancy ne renonce ni ne cède

au « désir étymologiste », ni à toutes les tentations que Paulhan dénonça si

justement dans La preuve par l'étymologie: « ... nous faire accéder, dit Nancy,

du moins au titre d'une trace déposée dans la langue, à une propriété pesante

de la pensée, et qui serait identiquement propriété pensante de la chose

pesante ... » Tout Nancy, dirait-on, signe ce geste (l'infime différence d'une

lettre, n, entre penser et peser) ... autant dire que [Nancy] travaille à penser­

peser exactement l'impe[n]sable. Aussi exactement que possible, il mesure

(pe[n]se) l'impossiblé ...

«Tout Nancy signe ce geste. » Et Derrida continue, comme on sait, à lier toute la philosophie française, de Descartes à Merleau, à ce rnême geste, en enchaînant les topiques de « le toucher» à « la pesée », et, de là, à la pensée.

Comment saisir en anglais ce jeu capital sur pesée et pensée? Tout se joue en cette décision. J'étais, bien sûr, attiré vers les mots anglais « ponder » et « ponderous », qui veut dire « penser» et « lourd ». Le lien étymologique est puissant, séduisant même. Qu'est-ce que cela donne enfin? Premièrement, je cite une phrase de Corpus:

C'est bien pourquoi une « pensée» du corps doit en être, avec ou sans

étymologie, une pesée réelle, et pour cela, un toucher, ployé/déployé selon

l' aréalite.

En anglais:

6. Jacques Derrida, Le Toucher, jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 87-89. 7. Op. dt., p. 43.

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SENS DU MONDE ET CRÉATION

This is why, with or without etymology, a « thought » about the body should

really ponder the body, be a feeling of its weight, and, in that, a touching,

played-displayed in accord with arealitys.

En modifiant un peu la syntaxe, j'introduis le mot anglais « pon­der ». Mais, comme vous le savez, on ne peut jamais sentir le corps du mot « think » toucher à « weight }> •••

(La traduction n'arrive jamais: c'est « la naissance des seins» qui lui importe, ou plutôt leur prénaissance.)

8. Ibid p. 42.

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DÉCONSTRUCTIONS

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QUESTIONS SUR LA DÉCLOSION

Jean-Michel Rey

Cher Jean-Luc,

Prié de donner un titre pour cette intervention, j'ai opté il y a quel­ques mois pour le plus élémentaire, en apparence au rnoins: Questions sur la déclosion, sur ce terme que tu introduis depuis quelque temps déjà dans la discussion - à propos du christianisme, est-il besoin de le préciser. Ce sont là autant de questions que j'essaie de formuler tant bien que mal, en tâtonnant, je dois l'avouer. Des questions que je me pose en te lisant, que je te pose maintenant, que j'essaie d'introduire dans certaines de tes remarques, que je lance aussi à la cantonade. Des questions qui ne peuvent manquer de se redoubler et qui ne sauraient donc avoir de forme unique ou un aspect univoque, qui ne sauraient avoir un aspect définitif: D'autant plus que ces questions, elles sont tout à la fois appelées par ton texte - par ce que j'y trouve ou par ce que j'y introduis, par ce que j'y entrevois aussi, et cornme activées par ma perplexité, par mon embarras même, non pas tant devant ton texte que devant l'ampleur de ce qui nous occupe. Les interrogations ont toujours plusieurs sources.

Toi et moi, différemment, avec des références qui ne sont pas strictement les mêmes, nous sommes confrontés à cette démesure - sans avoir décidé de nous mettre dans une position effectivement inconfortable. Sur le tard - pourrait-on dire; comme si nous avions,

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pendant des années, tourné autour d'un tel propos, en trouvant à chaque fois des objets intermédiaires - on dirait aussi bien: transi­tionnels - pour retarder le moment où nous aurions à nous préoccu­per de cela. Faut-il y voir le privilège quelque peu arnbigu de ce qu'on appelle, faute de mieux, l'âge? Ou le résultat d'une démarche qui se donne le temps des détours et qui s'oblige à la patience? Ou encore l'effet après-coup de la lecture de Nietzsche et de quelques autres? Je ne sais pas trop. Selon toute vraisemblance, de telles déterminations ont pu jouer un rôle, et d'autres également qui sont moins immédia­tement accessibles, qui sont moins à portée de main. (À l'adresse des lecteurs présents et à venir.)

Mais cornment en être venu là précisément? C'est, en partie, pour avoir travaillé ces derniers temps sur un objet qui relève manifeste­ITlent de ce champ - je veux dire saint Paul saisi par un certain biais1

-

que, pour ma part, je m'aventure dans un exercice difficile, périlleux. Quelles que soient les raisons qui nous poussent à nous occuper de cela - je veux dire le christianisme -, et il y en a évidemment plu­sieurs - je parle pour moi, mais je peux imaginer que pour toi il en va de même -, quelles que soient les motivations qui orientent le travail de ce côté, ce n'est jamais en toute sérénité que cela peut avoir lieu. C'est ma conviction la plus intime de longue date. Trop de fragments d'histoire personnelle - sans évoquer même ce qui relève d'une his­toire plus générale - sont COITune en filigrane dans toute cette affaire et il est difficile de faire totalement abstraction de cette donnée. Sans parler non plus des sous-entendus et de ce que je ne suis pas à même de percevoir dans les différentes questions que je cherche à élaborer ici - dans les interrogations qui, dans tous les cas, je crois, viennent de loin - comme on dit. Il faudrait préciser, dire notamment que des propos de cette espèce viennent du plus lointain et en même temps du plus proche. Du plus éloigné et du plus intime. Il ne saurait y avoir en la matière de bonne distance. On est contraint, en la circonstance, de

1. Jean-Michel Rey, Paul ou les ambiguïtés, édition de l'Olivier, coll. « penser/rêver »,2008.

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fàire se rapprocher des termes contraires ou antagonistes, de produire des énoncés qui ont une allure paradoxale, de former des énoncés qui apparaissent quasi contradictoires ou du moins antagonistes. On est forcé de miser sur des incompatibilités. Pascal nous aide à nous orienter sur une terre qui n'est jamais tout à fait inconnue, nous incite sans doute à nous aventurer dans cette direction. Il est, à mon sens, à l'arrière-plan de toutes les démarches qui cherchent, par un biais ou par un autre, à traiter du christianisme, à se prononcer sur l'ensemble qu'il constitue - qu'on le veuille ou non. Pascal qui est, tu le sais aussi bien que moi, tellelTlent présent dans la démarche de Nietzsche.

Pour le dire en un ITlot, mais il y faudrait bien plus que cela: j'avance que ce que tu appelles si justement, en prernière approxima­tion, un « chantier à ciel ouvert» est pour moi, entre autres choses, le plus unheimlich de tous les objets - si tant est qu'on puisse encore parler d'objet à ce propos. Il faudrait bien évidemment préciser ce qu'on peut entendre par ce superlatif qui affecte un terme dont le sens est, comme on doit le savoir, particulièrement instable, parti­culièrement troublant et équivoque. Il suffit de voir ce que les trois penseurs chez qui ce terme joue un rôle crucial peuvent nous indi­quer, ou nous suggérer, du chantier en question, de ses contours, du champ de forces qui y est à l' œuvre, de ce qui semble se produire sous ce mot qui n'a pas d'équivalent strict en français. Ces trois penseurs que sont Nietzsche, Freud et Heidegger sont confrontés, chacun à sa façon, à des interrogations provenant de ce champ - ce champ qui constitue une sorte d'horizon, comrne un milieu dans lequel chacun se sait inscrit et à partir duquel il se met à penser; chacun avec les instruments qu'il forge pour la circonstance, avec les points d'ap­pui qu'il peut trouver à l'extérieur - dans la littérature notamment. Chacun étant amené à bricoler des étayages provisoires pour avancer quelques énoncés.

Penser voulant dire avant tout, dans ce contexte, se risquer à énon­cer quelques propositions - quitte à devoir les reprendre, les modifier

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ou les trouver insatisfaisantes - mais ne jamais pouvoir s'en déprendre, ne pas être à même de les dépasser ou de sirnplement passer à autre chose. Car il y a, sans aucun doute, des dangers dans une telle opéra­tion - dans le fait de se risquer, en l'occurrence, à se prononcer sur tel ou tel aspect du christianisme, voire sur le christianisme en son entier - sur ses formes, son destin, son avenir, ses avatars, ses connivences, ses survivances, et ainsi de suite. Le christianisme étant entendu, non pas comme une chose passée, mais comme ce qui marque encore sa pré­sence dans à peu près tous les domaines - ceux qui nous intéressent du moins; peut-être même comme ce qui permet de penser et, partant, de soulever à son propos les interrogations les plus variées. Au sortir des Lumières, tant en France qu'en Allemagne, le christianisme apparaît comme ce qui continue d'être au plus haut point énigmatique, comme l'affaire par excellence du XIXe siècle - un siècle dont il n'est pas sûr que nous soyons sortis. Comme si nous étions voués à ressasser quelques mots et quelques énoncés qui proviennent de ce moment, à reprendre quelques problèmes que ce siècle nous transmet.

En quoi nous sommes encore pieux, ne cesse de dire Nietzsche. En quoi nous sommes encore chrétiens, peut-on ajouter dans la même perspective. Michelet écrit au milieu du XIXe siècle: « Nous sommes fils du christianisme. Nous lui devons beaucoup, comme l'analyse du cœur, la critique morale par laquelle nous pouvons juger ... le chris­tianisme2

• » Une manière parmi d'autres d'indiquer en bref l'ampleur de la dette, de cerner la démesure qui est censée nous permettre de penser et de critiquer.

Un des aspects, et non des moindres de cette énigme, est bien entendu cet encore. Ton travail se situe à coup sûr dans l'espace d'un « encore» de cette nature, il y fait droit, l'évoque par différents biais, cherche à lui rnénager la place qui lui revient, qui lui convient aujourd'hui. [encore de l'impossible dépassement: c'est ce que nous

2. Avec une formule comme celle-là, on est loin des Lumières.

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lègue un certain XIXe siècle, ce sur quoi nous somrnes évidemment contraints de revenir intenuinablement. À quoi devons-nous de pou­voir nous risquer à parler du christianisme? À quoi et à qui? C'est là une interrogation qui ne peut manquer de surgir dans une dérnarche comlue la tienne. Une interrogation qui trouve à s'étayer sur quelques grandes références que tu parcours et reprends inlassablement, que tu désignes en propre aussi. Comment faire autrement d'ailleurs?

En étant un lecteur patient de certains textes, et notamment de ceux de Heidegger, tu prends acte de la nécessité de t'inscrire dans une démarche du même ordre, une démarche qui reprend, répète et prolonge, en prenant appui sur ce que Derrida a appelé la « décons­truction ». Derrida, faut-il le rappeler, est cette figure qui a profon­dément marqué notre génération et grâce à qui tu formules certains de tes propos -- entre déconstruction et déclosion, si je puis dire. Comrne si tu voulais amplifier le mouvenlent de la « déconstruc­tion » en l'ouvrant, de manière affirmée, sur un nlode aventureux par conséquent, à ce que tu appelles la « déclosion », et mettre délibéré­rnent l'accent sur un objet dont notre ami, Jacques Derrida, n'a parlé que par allusions.

Tout discours sur le christianislne est forcément en dette, à plu­sieurs titres même; et réclamerait, je crois, que se mette en place une perspective généalogique - au sens que Nietzsche pouvait donner à ce terme, ou une démarche qu'il faudrait inventer de toutes pièces et qui pourrait être équivalente. Ton livre, sur la déclosion précisément, le laisse entendre à de nombreuses reprises. Comme tout livre de réflexion, il chemine grâce à des sous-entendus, prend appui sur des principes qu'il n'est sans doute pas possible de mettre entièrement au jour. Tes lecteurs ont et auront à s'atteler à une tâche de cet ordre. Tu fraies une voie avec cette perspective de la « déclos ion » et tu poses à cette occasion certaines exigences: tu les mets en discussion.

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Les questions que je pose ici sont très inégalement élaborées; mais je ne vois pas pour l'instant de quelle manière il serait possible de leur donner une unité ou quelque chose d'équivalent. Il y a donc un certain désordre dans ces questions - à propos de ce chantier. (Certains optimistes parleraient peut-être d'en1pirisme pour cerner ma rnanière de faire. Pourquoi pas?) Ce n'est pas inutile de le men­tionner d'entrée de jeu; non pas pour tenter d'excuser la faiblesse de mon argumentation, mais plutôt pour indiquer les difficultés à cir­conscrire ce champ, à le nommer, à le cerner. Pour signaler aussi une chose qui nous vient en bonne partie du XIXe siècle -l'allemand, mais aussi le français qui me semble compter dans ce contexte: ce dont nous essayons de parler sur un mode général serait, en l'occurrence, ce qui nous donne, en partie au moins, les moyens d'en parler. Il est à mon sens difficile d'éviter, dans cette perspective, une circularité de cette nature.

Michelet dit, au rnilieu du XIXe siècle: « Le christianisme est mort en ce qu'il a de chrétien3• » C'est peut-être pour partie ce qui se passe, au XIXe siècle, chez ceux qui nous intéressent dans ce moment en tout cas, comme pour donner suite au geste critique kantien et, en quel­que manière, pour l'infléchir ou le prolonger: d'une part, l'accent se porte fortement sur le « nous », ce qui contribue à rendre ce pronom personnel profondément énigIllatique, comme on le voit continuelle­ment chez Nietzsche; d'autre part, ici et là, on a recours à 1'« encore» pour indiquer ce qui n'est pas dépassé, ce qui n'est sans doute pas dépassable - ce dornaine où s'accomplissent tous les retours possi­bles, où se logent toutes sortes de survivances4• Et ces deux aspects sont intimement liés, selon toute vraisemblance: c'est, entre autres choses, ce qui nous échoit, c'est-à-dire ce qui est à penser en priorité. Ta délnarche, ici même, cherche à situer des priorités, à hiérarchiser des problèmes et, donc, à indiquer des urgences.

3. Est-ce du même ordre que le « Dieu est mort» de Nietzsche? 4. Le terme est manifestement trop lâche ici.

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La pensée de 1'« encore» recouvre des propos disparates et ne se laisse pas séparer d'un questionnement sur le « nous », sa polysémie, ses usages multiples. En d'autres termes, et pour schématiser: l'his­toire ne suffit pas à comprendre ce qui arrive; il faut construire de toutes pièces une tout autre démarche: la « généalogie» telle qu' 011

la trouve chez Nietzsche - s'il est possible de donner suite à une telle hypothèse; ou, chez Derrida relisant un certain Heidegger, ce qui se présente sous l'aspect de la « déconstruction ». Avec, à l'horizon, l'ex­trême difficulté que représente le « nous» dans une perspective où il s'agit avant tout de prendre en considération les différentes figures de 1'« encore ». Lactivité de penser tourne parfois autour de quelques mots parmi les plus rudimentaires: ce qu'indiquerait notamment le moment de la « philologie» nietzschéenne.

Je ne crois pas faire un détour en disant cela. J'essaie simplement de situer mon propos, d'indiquer, autant qu'il est possible, autant que je puisse le mesurer, la provenance de rnes questions. Est-ce ce qui est encore chrétien en nous qui nous permet, qui nous autorise, qui nous pousse 5 à poser certaines questions sur le christianisme? Des questions sur ce qu'il est et/ou sur ce qu'il n'est plus, sur ce qu'il en reste dans nos manières de dire et de faire, dans nos façons de procéder, dans nos « habitudes» - pour parler comme Bergson. Autrernent dit, c'est le soupçon qu'il y a de ta part comme de la mienne - pour parler un instant de nous deux '- plusieurs visées dans les réflexions qui nous occupent. Le soupçon qu'avec ces questions, et d'autres du mênle ordre, on se déplace du plus intime au plus général, du plus sin­gulier jusqu'au seuil de l'universel - si je peux risquer ici une telle expression. Ce qui ne simplifie pas les choses. Sans évoquer même ce que notre génération a connu - ou méconnu ... - du christia­nisme. Quand j'évoque le fait de génération, je pense évidemnlent à ceux qui nous ont formés, de ce point de vue notamment. Il y en a

5. On peut multiplier les verbes ici.

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plusieurs - heureusement, et pour chacun, je crois, différents ou dif­féremment entendus. J'en citerai trois en ce qui me concerne: Jean­François Lyotard, Michel de Certeau, Jacques Derrida.

Comnle dans les familles nombreuses, on choisit en fait, parmi les grands aînés ou les ascendants, ceux dont on se croît le plus proche, quitte à rassembler dans ce choix des incompatibilités ou des diffe­rences nettement tranchées. Et un tel choix n'est pas sans conséquen­ces sur ce qu'on essaie de mettre en place ensuite, sur ce qui préoc­cupe pendant des décennies. Pas sans effets non plus sur les pas qu'on esquisse pour ne pas simplement répéter ce que nos prédécesseurs directs ont pu nous transmettre ou nous léguer, ce qu'ils nous laissent simplement en héritage sous une forme ou sous une autre.

J'ai déjà esquissé ma première question. Par commodité, je mets la chose au singulier, mais c'est bien entendu d'un pluriel qu'il s'agit - à chaque fois un ensemble plus ou moins homogène de demandes. (Comment faire autrement? Comrnent pourrait-on rassembler cette matière sous un seul titre?) Dire le christianisme, est-ce seulement pos­sible, strictement pensable - ou même souhaitable? Ne procédons-nous pas à une unification forcée quand nous parlons ainsi, à un rassem­blement qui serait analogué à celui que nous établissons quand nous disons - et là encore il est difficile de faire autrement - la philosophie? Quand nous disons le christianisme, n'avons-nous pas tendance à le considérer comme déjà advenu sous un aspect uniforme, sur un mode univoque, sans prendre en compte, non pas l'histoire comme telle -les différents avatars ou d'éventuelles mutations -, mais son mode de constitution spécifique, ce par rapport à quoi il se pose, ce à quoi il s'op­pose en l'oubliant? J'entends par là, d'abord, le fàit qu'il est une forma­tion seconde - pour reprendre une hypothèse féconde de Jan Assmann. Pierre Legendre, quant à lui, dit que le christianisme senlble « attendre la légitimité de celui qui ne peut la lui donner sous peine d'autoaboli-

6. Et tout aussi puissant, sinon plus - parce que moins explicité.

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tion »7. Il me semble que l'on s'expose à effacer ce que représente une telle ascendance, quand on emploie l'article défini de cette manière.

À plusieurs reprises, dans ton livre, tu emploies l'expression de « judéo-christianisme ». Le noyau de ma question serait d'abord dans cette direction. Peut-on dire aujourd'hui qu'il y a quelque chose de cet ordre - le judéo-christianisme - et si oui, ne risque-t-on pas de manquer, d'un point de vue philosophique, ce que représentent l'ins­tauration et la fondation, ainsi que les grands gestes qui accompa­gnent cette« construction»? Comment cerner la spécificité du chris­tianisme si l'on maintient qu'il y a un « judéo-christianisme », si on présuppose une sorte de continuitéS entre les deux religions, si l'on donne toute sa valeur au trait d'union? Ne doit-on pas plutôt se don­ner les moyens de revenir sur les modalités de constitution, sur les formes d'engendrement du christianisme - et, par conséquent, sur la façon dont se trouve traité le passé, la manière dont se trouve amé­nagé l'antérieur? Il Ine semble qu'il y a là quelque chose de crllcial, un processus qui se répète tout au long de l'histoire du christianisme et qui concerne plusieurs choses à la fois: le traitement9 du passé, l'orientation du temps, et la façon dont le christianisIne s'inscrit dans une histoire qu'il contribue à remodeler entièrement - ce qui n'est pas une mince affaire. Lexpression « judéo-christianisnle » ne permet pas, à Inon sens, de rendre compte des differentes opérations par lesquelles - il faudrait préciser: grâce auxquelles - le christianisme s'instaure - des opérations qui ne sont pas le seul fàit de l'inaugura­tion, puisqu'on y fait recours par la suite, notamrnent pour restaurer la pureté première, ce qu'on croit du moins être de cet ordre, et pour affirrner sans autre argumentation une forme d'universalité.

À quoi il convient d'ajouter le pouvoir du Texte -le Texte étant, en l'occurrence, celui des Évangiles et de tout ce qui gravite autour,

7. Ce qui ne peut manquer de poser des problèmes sur le statut même de la fondation, sur la portée d'un commencement qui se veut unique, univoque - et sur les conséquences de cette première fois. 8. Pour le dire vite: quel est le prix de cette continuité? 9. On peut entendre ce terme dans ces diverses acceptions.

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les Épîtres de Paul notarnrnent. Il y a là un ensemble dans lequel, me semble-t-il, on peut percevoir des signes de tension, peut-être même des différends, des incornpatibilités ou des divergences. Une tension qui n'est pas seulement au commencernent, mais qui continue de courir jusqu'à aujourd'hui, sous des formes évidemment différentes. C'est, entre autres choses, ce qui oblige à porter l'attention sur l'unité supposée du christianisme, sur les « raisons» de cette supposition, sur l'intérêt - si je puis dire -. qu'il y a à la rnaintenir, sur l'éconon1ie qui soutient cette supposition. Si j'insiste sur cette tension, c'est pour au moins deux raisons. D'une part, ce que nous appelons le christianisme est comme hanté par ce qui le précède; et il y a - il Y a eu - plusieurs façons de négocier une telle hantise: celle de Paul n'est pas la nIême que celle de Pierre (pour aller vite) et l'unité des deux positions - sans parler d'autres ultérieures éventuellement -- n'est pas assurée. Autre manière de me demander, de te demander, à quelles conditions il est encore possible de parler du christianisme et de travailler à la décons­truction de cette unité. D'autre part, il me semble qu'il est difficile d'éviter d'évoquer, dans cette perspective, la dimension des langues et tout ce qui est en jeu dans une telle diversité.

Ayant travaillé sur Paul, j'ai constaté une chose banale, mais cru­ciale pour toute cette histoire: l'écart, l'abîme même, qu'on voit entre le grec de Paul et le latin de la Vulgate qui est censé le traduire. (Sans parler ensuite du français qui vient, à son tour, traduire le latin ou le grec.) On atténue, on enjolive, on rabote: toutes sortes d'opérations qu'il faudrait analyser, mais dont le plus évident, à mes yeux, est qu'on ne se soucie jamais des décalages d'une langue à l'autre, qu'on ne se préoccupe pas de ce qui se perd de l'une à l'autre, voire de ce qui s'éconornise dans une telle transition. Le christianisme n'est sans doute pas séparable des langues dans lesquelles il se produit. Faute de prendre en compte cet espace des langues, on s'expose à le constituer sur le mode de la plus grande abstraction, à le présenter comme une entité dont les contours sont dessinés une fois pour toutes, une entité dont l'unité ne soulève pas de difficultés majeures.

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Sur un mode presque caricatural, cela donne la position d'Alexan­dre Kojève quand il évoque les conséquences de la déInarche de Paul précisément: « Ce n'est qu'à partir du moment où la philosophie moderne a pu séculariser (= rationaliser, transformer en discours cohérent) l'idée religieuse chrétienne de l'homogénéité humaine que cette idée a pu avoir une portée politique réelle. » C'est, sans doute, une position de cette nature qui permet à Kojève de préciser, ailleurs, ceci qui, à mon sens, fait grandement question: « Le christianisme est déjà un athéisme inconscient, voire symbolique. »

Il me semble qu'il y a, ici et là dans ton livre, des énoncés qui vont explicitement dans cette direction, qui indiquent en tout cas une espèce de connivence - le mot est manifestement trop lâche ici -­entre le christianisme et l'athéisme. Peut-on parler, à ce propos, de la toute-puissance de Hegel ou de l'hégélianisme?

Mais si j'évoque ces propos de Kojève, ce n'est évidemlnent pas pour ranger ta démarche de ce côté-là - ce qui serait absurde. C'est, plutôt, pour essayer de préciser, par ce biais aussi, certaines de mes perplexités concernant ce que tu convoques sur ton « chantier ». Si l'on suppose qu'il y a une sorte d'unité du christianisme, n'est-on pas conduit à miser - ici encore Ina formulation est trop rapide -sur des unités analogues qu'on pourrait trouver dans la pensée de Heidegger? Unité du côté de ce qu'il appelle « l'Occident », voire de ce qu'il entend par « onto-théologie ».

Dans l'état actuel du chantier, il me semble -. mais là encore j'aimerais t'entendre à ce propos - que, à plusieurs reprises, tu tables sur des équivalences de cet ordre. Par exemple, quand tu écris: « Le christianisme est occidental comme par destination. » (Il y a, dans ce livre, je l'indique sans aucune ironie, un usage du « comme» qui me frappe tout particulièrement; il faudrait aller plus loin que cette simple remarque.)

C'est sur un point un peu différent qu'une autre question s'amorce: sur l'équivalence - ou la proximité, ou la quasi-identité - entre le

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FIGURES DU DEHORS

christianisme et la philosophie. Je lis le passage qui me semble le plus représentatiF de ce point:

« Ceci dit, faisons un pas de plus: pénétrer dans le cœur, dans le mouvement

essentiel du christianisme kérygmatique ou évangélique, entrer dans sa struc­

ture d'annonce, cela ne doit pas se faire non plus par un recours aux seuls

Évangiles, en prenant parti contre leur développement dogmatique ultérieur.

Au contraire, c'est dans le développement dogmatique qu'il faut ressaisir la

veine propre imprimée à ce dogme par la structure fondamentale de l'an­

nonce et de l'ouverture du sens JO• »

Les questions ne manquent pas. Qui est à même de délimiter le « développement dogmatique»? Où le trouver? Est-ce à situer dans les commencements ou dans l'histoire du christianisme? Sous quelles formes cela peut-il se présenter? En quelle langue cela se donne-t-il? Je retrouve ici mon interrogation antérieure, celle qui portait sur le sens - et la portée, l'importance - des différents glissements d'une langue à l'autre. Du Pneuma grec au Spiritus latin, pour prendre un exernple rudimentaire, qu'est-ce qui se passe? À quoi assiste-t-on effectivement? Qu'est-ce qui risque de se perdre? Quelle clarté nou­velle est-on censé acquérir? On pourrait multiplier les exemples dans cette direction. Un des plus probants serait les traductions, dans les principales langues européennes, du terme crucial: Agapé.

Je continue la citation. « Dans l'édifice dogmatique chrétien, nous avons affaire à une construction théologique, c'est-à-dire aussi bien et d'abord à une construction ou à une élaboration philosophique. »

Je m'interroge sur le « c'est-à-dire» dans cette phrase. En quel sens peut-on dire qu'il y a, dans la dogmatique chrétienne, une équiva­lence entre théologie et philosophie? Qu'est-ce qui permet d'établir une quasi-identité entre les deux démarches? J'essaie de pousser un peu plus loin rna question. N'est-ce pas une certaine conception de

10. Jean-Luc Nancy, La Déclosion, Paris, Galilée, 2005, p. 218-219.

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la philosophie - disons, pour faire vite, un certain Heidegger - qui autorise à produire cette équivalence et à la tenir pour acquise? Ou bien encore: ne court-on pas le risque, dans ce type de démarche, de ne considérer la théologie que comme le simple décalque, la simple doublure de la philosophie? N'est-on poussé à faire continuellement comme si la théologie chrétienne - qui, on le sait, connaît des formes diverses, des aspects incompatibles -- n'était qu'un moindre dire au regard du discours philosophique, une sorte de rnoindre être?

Je reprends la citation. « Philosophique, non pas au sens où il y aurait une philosophie chrétienne située à côté d'autres philosophies, mais au sens où la structure originale du kérygme chrétien s'est élabo­rée dans un rapport historique précis à toute une histoire philosophi­que. C'est donc dans le démontage des constituants philosophiques du dogme chrétien ou de la théologie chrétienne qu'il s'agit de perce­voir les philosophèmes de l'annonce. »

Quel est ce « rapport historique à toute une histoire philosophique» ? N'est-on pas, ici encore, dans une perspective où, en fin de compte, on n'aurait pas d'autre choix que de ranger la théologie sous la domina­tion de la philosophie? Et, plus encore, sous le poids de ce qui serait cornmun à la philosophie et au christianisme, la dimension du sens? Question qui fàit écho à l'énoncé suivant: « D'une manière plus géné­rale, le sort du christianisme est peut-être le sort du sens en général. » On peut égalenlent se demander s'il y a une théologie chrétienne et s'il ne convient pas de différencier selon les moments, selon les langues ...

C'est par ce biais qu'il est possible, à mon sens, d'amorcer plus directement des questions concernant la déconstruction -- ce terme qui joue un rôle crucial chez toi et que tu redéfinis pour une part dans cette perspective, que tu infléchis en tout cas pour la circons­tance. Je saisis cet infléchissement dans cet énoncé notamment: « Le christianisme est par lui-rnêrne, en lui-même, une déconstruction et une auto-déconstruction. » Il est fait mention aussi, dans cette pers­pective, de 1'« auto-évanouissement» du christianisme.

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J'essaie de préciser ma perplexité. S'agit-il pour toi d'accompa­gner, voire d'accomplir, un processus qui serait déjà à l'œuvre dans le christianisrne? Et si c'est le cas, l'est-il dès le cornrnencement ou survient-il dans le cours de son histoire? Ou bien: s'agit-il de mettre en acte, à propos du christianisme précisément, ce qui jusqu'alors concernait la philosophie elle-même? La « déconstruction » se fait­elle d'elle-même, par son propre mouvement en quelque sorte? Ou bien: exige-t-elle un travail spécifique de la part de celui qui sait devoir la mettre en œuvre?

On pourrait peut-être poser la question autrement ici : qui travaille à déconstruire ici précisément? S'il Y a une sorte d'équivalence entre l'Occident et le christianislne, comme tu sembles padois le penser ou le sous-entendre, peut-on dire la même chose de l'Occident -qu'il y a en lui un processus d'auto-déconstruction? N'est-on pas dès lors poussé à reconduire une définition du « nihilisme» univoque qui serait déjà en adéquation avec ce qu'on cherche?

Il me semble que le programme de « déconstruction » inauguré par Derrida implique - pour le dire trop vite -- un souci renouvelé des langues, des idiomes et des façons de dire. Pensons, par exemple, au texte qui s'intitule La pharmacie de Platon - une démarche qui n'est possible que par un travail minutieux sur ce qu'on pourrait appe­ler le grec de Platon. Dès qu'on cherche à s'engager dans la même opération à propos du christianisme, la question ne peut manquer de se poser: est-ce le même type de texte? Pour essayer de préciser l'interrogation: à quoi a-t-on affaire dans cette « autodéconstruction du christianisme»?

Je te cite. « Je nommerai "déconstruction du monothéisme" l'opé­ration consistant à désassembler les éléments qui le constituent, afin de tenter de discerner, entre eux et comme derrière eux, en retrait de la construction, ce qui rend possible leur assenlblage, et qui nous reste encore peut-être, paradoxalenlent, à découvrir et à penser comme l'au-delà du monothéisme en tant qu'il est lui-même mondialisé et athéisé. »

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DÉCONSTRUCTIONS

Ma perplexité première porte, non pas tant sur l'opération elle­même, que sur le terme « éléments ». Ces « éléments» relèvent-ils de la dogmatique ou faut-il les chercher ailleurs? Sous quelle forme? Ces « éléments» - qui ont sans aucun doute une importance cru­ciale - peuvent-ils être envisagés comme étant indépendants de leurs idiomes, de leurs langues, de leur contexte? Ou doit-on les considé­rer, au contraire, comme fortement liés à des formes d'expression, attachés à une syntaxe?

Question que je prolonge en te citant encore (page 208). Longuement, mais je crois que, dans les lignes qui suivent, ton argu­mentation trouve sa forme la plus épurée.

« LOccident lui-même, l'occidentalité, est ce qui s'accomplit en mettant à nu une nervure bien particulière du sens: sa nervure en quelque sorte vide ou à vif, celle du sens comme sens bouclé se por­tant à la limite du sens ou de la possibilité du sens. Dès lors, décons­truire le christianisme, c'est accompagner l'Occident jusqu'à cette limite, jusqu'à ce pas où l'Occident ne peut plus avoir qu'à se dépren­dre de soi pour continuer à être encore Occident, ou pour être encore quelque chose de lui-même au-delà de lui-même. »

Où je retrouve le « encore », ce terme sans lequel il n'est sans doute pas possible de penser des problèmes de cette ampleur. Ce terme qui concerne, dans ta dérnarche, tout ce qui relève du propre, de la pro­priété - bref l'énigmatique « lui-même» de l'Occident. Comment circonscrire ce « lui-même»?

Je reprends la citation où ma perplexité vient se porter mainte­nant, sur le terme courant, sans doute inévitable dans notre manière de parler, mais difhcile à saisir dans un tel contexte, dans la perspec­tive de la démesure que j'évoque ici, à savoir le « geste ». Le geste qui serait celui de l'humanité en son entier, ou du moins d'une partie de celle-ci. Le mouvement d'un rapport à soi qui deviendrait à ce point excessif qu'il s'accomplirait sans ressembler à rien de connu, sans obéir à aucun principe reconnu.

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« Sur ce pas, il faut qu'il se déprenne de lui-même, c'est donc le même geste de se déprendre de l'Occident et de se déprendre du christianisme. Cependant, sur ce pas - et c'est ce qui engendre pro­prement et nécessairement, je crois, un geste de déconstruction -, sur ce pas il ne s'agit pas de rejeter une tradition, de laisser tomber une vieille peau, mais, précisément, d'affronter ce qui vient à l'Occi­dent et au christianisme du plus loin qu'eux-mêmes, ce qui, du fond de notre tradition, nous vient comme plus archaïque (au sens d'une arkhè et non d'un commencement historique, bien entendu) que le christianisme lui-même. »

On notera le dernier point de ton argument, et les deux aspects que tu distingues - autant de tâches pour l'avenir, ou pour tes lec-

e d "h 1 l' " 1 . teurs... une e ces tac es etant .- et on ne peut etre que p el-nement d'accord avec toi sur ce point - de savoir comment il est désorInais 11 possible d'échapper, sur ce terrain comme sur tout autre, à une reconduction de la dialectique dans sa version moderne, celle dont Hegel fournit le plus beau développement en faisant entendre dans toute sa puissance le sirnple terme allemand d'Aujhebung.

«Autrement dit, la question est de savoir si nous pouvons, en nous retournant sur notre provenance chrétienne, désigner du sein du christianisme une provenance du christianisme plus profonde que le christianisme lui-même, une provenance qui pourrait faire surgir une autre ressource - avec toute l'ambiguïté que, pour le moment, j'assume entièrernent, entre un geste de Aujhebung dialectique hégé­lienne et un autre geste qui ne serait pas de relève dialectique. »

Tu peux supposer les questions - certaines du moins - que soulè­vent tes deux énoncés: « se déprendre du christianisme », d'un côté, et, de l'autre, « désigner du sein du christianisme une provenance du christianisme plus profonde que le christianisme lui-même ». Ici encore, il y a cette alnpleur et cette démesure qui ont de quoi intimi-

Il. Disons: après Kierkegaard et après Adorno ...

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DÉCONSTRUCTIONS

der. Tes expressions ont le mérite de contourner en partie ce que j'ap­pelle, faute de mieux, intimidation; et, donc, de permettre à d'autres, tes lecteurs en l'occurrence, d'introduire dans la densité de ton texte des remarques, des incises, des propositions, des restrictions - et tout ce qui y ressemble.

Pour ma part, je vois aussi dans tes énoncés - même si le centre de ton propos n'est pas là -, une manière de revenir sur cette pra­tique philosophique, sur cette « habitude» dirait Bergson, qui nous autorise à dire l'Occident ou la philosophie. On pourrait trouver chez Wittgenstein des manières de préciser cela. Mais, plus que 1'« habi­tude », ce qui reste énigrnatique est la conviction - évidemment parta­gée et qui a sa propre nécessité - qui s'attache, dans ces differents cas et dans bien d'autres, aux articles définis, à cette façon de faire catégorie dont la pensée tire, comme on le sait, le plus grand parti. Nietzsche évoquait la « croyance en la grammaire» qui va de pair avec la croyance en Dieu. Il y a là une remarque que j'essaie, tant bien que mal, d'éten­dre à ce constituant grammatical majeur qu'est l'article défini - dans le champ qui nous occupe, le christianisme essentiellement, et la philoso­phie, l'Occident ... Comment aborder de tels objets - des objets dont la définition est, en quelque sorte, déjà donnée, déjà puissamment à l' œuvre? N'y a-t-il pas, pour ces objets, du fait du telllpS notamment, mais pas uniquement, un mouvement en autos, une sorte d'auto-pré­sentation, une Selbstdarstellung dirait-on en allemand ?Un mouvement qui aurait fortement irnprégné tout notre langage, qui aurait préernpté nos manières de dire, orienté la grarnmaire même.

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OUVRIR LE MONDE À L'INFINI DE LA FINITUDE

DEPUIS L'ESPACEMENT JUDÉO-CHRÉTIEN

Marc Goldschmit

J'aimerais essayer aujourd'hui non seulement de parler de Jean-Luc Nancy et de sa pensée, sa pensée de paladin de la philosophie - peut­être de ce que Federico Nicolao appelle une « organisation poétique de la philosophie» -, mais essayer de penser à lui en parlant de lui. J'essaierai de m'acheminer vers ce qu'il ya peut-être de plus intime et intense dans sa pensée, le cœur comme intrus, le cœur de l'intrus, à partir du cœur secret de la déconstruction du christianisme, la cir­concision judéo-chrétienne du cœur. J'essaierai donc de parler de la déconstruction et du christianisme du point de vue de la disjonction judéo-chrétienne, de Jean-Luc, de Paul, sans oublier Jacques. Jean­Luc Nancy a engagé, notamment dans La Déclosion, les analyses et les hypothèses les plus profondes (là où il n'y a plus de profondeur), les plus avancées, et les plus raréfiées ou les plus rares quant à ce qu'il ya de commun entre le destin du monde et celui du christianisme. Ces hypothèses et ces analyses, à bien des égards inaugurales, engagent une tout autre politique et une tout autre éthique de notre rapport à ce que la mondialisation du christianisme nous a légué. C'est cette éthique de la politique qui nous enjoint de réouvrir le monde à l'in­fini actuel de sa finitude.

Le christianisme n'est pas seulement issu de la conjonction de pen­sée juive et grecque, il est général et mondial en tant qu'il est lui-même

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et en même temps « le nœud de la triplicité formée par les trois mono­théismes l ». Le christianisme n'est pas seulement lui-même, il est, par sa capacité à se déconstruire, la forme générale du monothéisme. « Le christianisme est pour lui-nlême, en lui-même, une déconstruction et une auto-déconstruction. C'est aussi pour ce trait qu'il représente à la fois la forme la plus occidentalisée - et/ou occidentalisante, si l'on peut dire - du monothéisme2

• » Il est en ce sens le monothéisme absous de la détermination ou de la forme des trois monothéismes. Il est le Illonothéisme général et mondial, mais aussi bien la métamor­phose du monothéisme en monde, et cela par « cet état d'auto-dépas­sement qui lui est peut-être très profondément propré ... ».

Comme processus d'auto-dépassement, le christianisme ou «le monothéisme est un athéisme» (Schelling). «Lathéisme est l'élé­ment dans lequel l'Occident s'est proprement inventë » écrit Jean­Luc Nancy. « Le monothéisme n'aura représenté rien d'autre que la confirmation théologique de l'athéisme: la réduction du divin au principe dans une logique de la dépendance du monde. La tauto­logie du monde s'y déploie simplement en tautologie de dieu5• »

On peut lire dans La Déclosion que « toute l'histoire de "Dieu" -du "Dieu" de l'Occident - ne déploie rien d'autre que le procès de l'athéismé» et que « le christianisme devint [ ... ] de lui-même humanisme, athéisme et nihilisme7 ». La mondialisation du chris­tianisme est donc la « mondialisation de l'athéisme ». La mondiali­sation de l'athéisme paraît irréversible et irrécusable, elle nous oblige à penser qu'« un jour viendra p~ut-être, et peut-être même n'est-il

1. J.-L. Nancy, La Déclosion. Déconstruction du christianisme 1, Paris, Galilée, 2005, p. 21. Jacques Derrida, qui prend peut-être moins de risque sur cette question que Jean-Luc Nancy, mais qui ne pense pas moins dangereusement, préfère parler des trois religions abrahamiques. 2. Ibid., p. 54. 3. Ibid., p. 205. 4. Ibid., p. 27. 5. Ibid., p. 34. 6. Ibid., p. 35. 7. Ibid., p. 38.

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pas très éloigné, où l'on pourra caractériser la pensée contemporaine comme un lent et lourd mouvement de gravitation autour du soleil noir de l'athéisme8 ». Mais ce soleil noir, qui nous contraint désor­mais à errer sous l'impensable et le sans vérité, doit être accompagné par un nouvel ethos qui nous oblige à ne plus trahir l'athéisme, à penser en quelque sorte à sa « hauteur ». « Lathéisme est le seul ethos possible, la seule dignité du sujet9• » Lathéisme en effet « continue à former un horizon, précisément là où il devrait s'agir d'autre chose. Car les horizons et les principes ont partie liée10 ». Lathéisme n'est pas à la mesure sans mesure de la pensée qu'il lègue, celle du vide, du désert, laissé par l'effondrement du principe. Il continue à for­mer l'horizon d'un principe et d'une présence fondatrice de l'étant en totalité, au lieu de creuser et d'ouvrir le désert. Ce que Jean-Luc Nancy appelle « l"'absenthéisllle" continue à faire horizon - c'est-à­dire limite, impasse et fin du monde (pour l'opposer à l'athéisme)Il ».

Cette trahison de l'athéisme par lui-même peut se nommer hurna­nisme. « Lhumanisme a été l'athéisme, il en a été la vérité, la portée, la proposition et l'opération. » La déconstruction du christianisille ne peut alors avoir lieu sans une déconstruction de l'humanisme, et peut-être faudrait-il ajouter, du communisme.

À la différence des théologies du salut, nous savons que « nous sommes épuisés, écœurés de ce savoir absolu d'où ne rejaillit vers nous, à la différence de celui de l'Esprit, aucune autre "infinité" que celle d'une infamie selon laquelle le "dépassement" de l'homme prend la forme d'une domination inexorable des hommes par un processus d'ensemble qui n'est même plus leur histoire [qui n'est pas libre] mais une machinerie indifférente à leur sort et tout occu­pée à son propre développement exponentiel et exponentiellement tautologique ». La déconstruction du monothéisme qui commande

8. Ibid., p. 31. 9. Ibid., p. 30 10. Ibid., p. 32. Il. Ibid.

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de ré-ouvrir le monde, naît donc de l'épuisement et de l'écœure­ment suscités par la monovalence de 1'« équivalence générale12 ».

Lhumanisme et le nihilisme nous écœurent mais nous obligent peut-être aussi à ouvrir le monde à l'in-fini de la finitude, que cet infini soit rigoureuseillent impensable n'entache la nécessité de le penser d'aucune contradiction.

Qu'est-ce alors qu'ouvrir le Inonde? Ce n'est pas repeindre les cieux, c'est ouvrir la terre au monde, ouvrir le monde sur son vide, son creusement, ce que Jean-Luc Nancy appelle la« transcendance de l'immanence» ou le « hors du monde au beau milieu du monde13 ». Il s'agit donc d'« une autre pensée de l'immanence14 » et du monde. « Il ne peut plus être question de sortir du monde [ ... ] et la finitude ne borne pas l'infinité, elle doit au contraire lui donner son expan­sion et sa vérité15• » Linfinité du dehors ne sort pas du monde mais le creuse, car « il ne peut plus y avoir d'ailleurs au sens occidental ancien». La finitude de l'être du Monde, de l'être comme Monde, est l'espace de ce dehors ou de cette infinité, elle est la vérité à laquelle s'expose l'infinité differante des existences. «Lexistence consiste à faire dans le monde l'expérience de ce qui n'est pas de ce monde sans être pour autant un autre monde16

• » C'est ce que Jean-Luc Nancy nomme, avec Nietzsche, «une expérience au cœur17 », c'est-à-dire « ni Dieu ni humanité, mais le monde en tant que cela dans quoi un dehors peut s'ouvrir, et faire expérience18 ». Nous ne pouvons alors sortir de l'écœurement que par une expérience au cœur du cœur, une expérience du cœur, qui vient au cœur, qu'il faut peut-être appeler « une foi », mais en un sens entièrement renouvelé et méconnaissable de la foi.

12. Ibid., p. 53. 13. Ibid, p. 25. 14. Ibid., p. 30. 15. Ibid, p. 32. 16. Ibid, p. 120 17. Friedrich Nietzsche, L'antéchrist, § 34. 18. La Déclosion, op. tit., p. 123.

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« La foi consiste, comme le savent les mystiques sans y mettre aucune exaltation, à s'adresser ou à être adressée à l'autre du monde, qui n'est "autre monde" qu'au sens d'autre que le Inonde, celui qui chaque fois finit sans réInission 19. » La foi n'est en ce sens pas théolo­gique, elle est messianique. Buber parle, dans des analyses connues, de deux types de foi: l'emouna (un acte de confiance qui ne peut être justifié de manière adéquate) et la pistis (qui consiste à admettre quel­que chose comme vrai). Le type de foi juive et biblique est l'emouna. Quand Paul parle dans sa langue de juif hellénisé de pistis, il ne peut pas ne pas la penser comme emouna. La « foi» dont parle Jean-Luc Nancy, et qu'il disjoint de la croyance, ressemble étrangement à la foi « juive» au sens de l'emouna. Cette suggestion, peut-être égarante, indique une certaine ambivalence du cœur et au cœur de la décons­truction du christianisme, en tout cas elle accompagne ce que Jacques Derrida écrit de la déconstruction comme « le dernier témoignage, pour ne pas dire le martyre de la foi en cette fin de siède20 ».

Il faut ici « se demander à nouveau ce qui, sans nier le christia­nisme mais sans revenir à lui, pourrait nous mener vers un point - vers une ressource - enfoui dans le christianisme, sous le mono­théisme, sous le monothéisme et sous l'Occident, et qu'il faudrait désormais mettre au jour: car ce point ouvrirait, en somme, un avenir du monde qui ne serait plus ni chrétien, ni anti-chrétien, ni monothéiste ni athéiste ou polythéiste, mais qui s'avancerait préci­sément au-delà de toutes ces catégories21 ». Peut-on faire l'hypothèse ici que ce point d'ouverture, ce point ouvrant et libérant se trouve dans le creusement de ce que Jean-Luc Nancy nOlTIme le « nœud organisateur»? « Le nœud organisateur se tient exactement au point de la conjonction du greekjew /jewgreek de Joyce - mais en tant que ce point forme en même temps un point de disjonction, et en

19. Ibid., p. 151. 20. Jacques Derrida, « Comment ne pas parler », in Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 539. 21. La Déclosion, op. cit., p. 54.

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tant que cette disjonction, intime au cœur de l'athéisrne lui-rnême, demande encore à être vraiment éprouvée22. »

N'est-ce pas alors la déconstruction du judéo-chrétien le cœur du problème? Le «"judéo-chrétien" [est une] dénomination fragile23 »

« pour désigner un certain entrelacement, au creux des civilisations européennes, de deux sœurs ennemies ou bien de la mère et de la fille, la Synagogue et l'Église24 », mais il est aussi « l'abîme le plus impénétrable [comrne le désert dans le désert] que recèle la pensée de l'Occident25 ».

Son enjeu n'est alors rien d'autre que « la composition et/ou la décomposition, en soi et pour soi, de ladite "civilisation"26 ». « Le trait d'union passe sur un vide qu'il ne comble pas. Sur quoi ce vide peut-il ouvrir27 ? » demande Jean-Luc Nancy. Le creusement judéo-chrétien ouvre un monde et une histoire. « Il se produit une déconstruction avant la construction, ou pendant la construction et en son cœur. Elle n'annule pas la construction, et je n'ai pas l'intention de refuser, au nom de Jacques, l'examen ultérieur de la construction chrétienne - selon un geste de "ressourcement" ou de "purification" de l'origine, si obsessionnel dans le christianisme, dans le monothéisme et dans l'Occident. Mais cette déconstruction - qui, précisément, ne sera pas un geste rétrocédant vers une sorte de lunüère matinale - appartient dès lors au principe et au plan de la construction. Elle est dans son ciment: elle est dans le trait d'union, elle est du trait d'union2s. » Le trait d'union déconstruit en ce sens le trait d'union. Il n'y a pas de cogito judéo-chrétien, celui-ci ne saurait se rassembler, mais il dis­joncte, ne coïncide pas avec soi, se disperse, se perd. Quelle est la marque du judéo-chrétien, son signe secret? Peut-être la circoncision

22. Ibid., p. 34-35. 23. Ibid, p. 65. 24. Ibid, p. 66. 25. Ibid, p. 66. 26. Ibid, p. 66. 27. Ibid, p. 67. 28. Ibid, p. 84.

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du cœur. Jean-Luc Nancy écrit: «Israël est donc le lieu singulier choisi pour ce témoignage sur le cœur: le lieu visible et visiblement rnarqué par la circoncision à partir duquel le Saint atteste de la sain­teté invisible de toute l'humanité ou du plérôme de ses peuples29

• »

Le creusement est en ce sens celui de la circoncision. « On pourrait se demander pourquoi nous détournons systématiquernent notre regard du chrétien, pourquoi nous louchons toujours vers le "juif­grec" comme si nous ne voulions pas regarder en face le chrétien30 »

demande J ean-LucNancy. Jean-Luc Nancy analyse l'Épître de Jacques, 1'« ("épître de paille"

disait Luther) comme un texte dont l'intention est, non pas de s'op­poser à Paul, mais de corriger une interprétation tendancieuse de Paul, qui irait à couper cette foi de toute action31 ». « C'est la posi­tion qui se tient exactement entre deux élaborations théologiques, et donc peut-être aussi entre deux religions, la juive et la chrétienne, comme leur trait d'union et d'écartement, rnais aussi comme leur corn-possibilité, quel que soit le statut de ce "corn": comme leur construction et leur déconstruction ensemble32• » Le judéo-chrétien divise la réference, la pluralise, la double, il est sans communion ni communauté, c'est une insurrection plurielle. Le vide au cœur de la communion, qui appelle la déconstruction du christianisme, est aussi creusé par l'abîme sous le trait d'union judéo-chrétien. C'est donc au-dessus de cet abîme et de son creusement que vient s'inscrire ou se tracer le « "plérôme des peuples" (plérôma tôn ethnôn, plenitudo gentium, Romains Xl, 25) » qui est la « visée imprimée à l'Occident par le christianisme »

« Katholikè ekklésia [ ... ] au lieu d'être adressée à une communauté, à une synagogue ou à une église déterminée (comme les Épîtres de Paul), l'est à un ensemble plus large, qui, chaque fois relève de la

29. Ibid, p. 71. 30. Ibid, p. 204. 31. Ibid, p. 72-73. 32. Ibid., p. 73.

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diaspora33. » «LÉpître attribuée à Jacques [ ... ] [est donc la] pre­mière d'une tradition "catholique"34. » Il faut la diaspora pour la communauté catholique, l'intégralité des peuples. Il semble étrange que Jean-Luc Nancy pense comme « catholique» l'Épître que tous les interprètes s'accordent à déterminer comme la plus judaïque de toute, l'Épître adressée depuis Jérusalem. Jean-Luc Nancy reconnaît cette identification hébraïque ou judaïque de Jacques, mais la marque subtilernent d'un indice de croyance. «Jacques le Mineur - "frère de Jésus" et que l'on croit enfin pouvoir identifier comme ce chef de l'Église de Jérusalenl ou de la "sainte Église des Hébreux"35. » Quelle étrange métonymie vient ici substituer, dans la déconstruction du christianisme, «catholique» entre guillemets, à un judaïsme des plus radicaux, et ouvrir Jérusalem à la totalité des peuples, déplacer l'adresse vers le sans adresse? Ne peut-on pas dire que la déconstruc­tion vient de Jérusalem - ou plutôt du désert de l'exil, après la des­truction du temple de Jérusalem - et que le trait d'union du judéo­chrétien est « judaïque» sans appartenir à quelque religion juive que ce soit, qu'il est ce qui, du judaïsme n'est plus religieux (la part sans part du judaïsme), qu'il est juif en ce sens sans l'être, c'est-à-dire peut­être « catholique» entre guillemets?

«Aujourd'hui donc, pour nous, le judéo-chrétien, ce sera Jacques36 » écrit Jean-Luc Nancy qui joue, pour la circonstance mer­veilleusement de l'équivoque et de l'homonymie entre Jacques, le frère de Jésus, à qui l'Épître du même nom est attribuée, et Jacques Derrida, auquel est attribué une certaine déconstruction, un certain envoi de la déconstruction. Jean-Luc Nancy va jusqu'à parler de« lien secret entre les deux Jacques », ce qui ne va pas sans inscrire Jacques Derrida, et la déconstruction, dans une certaine tradition « catholi­que» entre guillemets.

33. Ibid., p. 70. 34. Ibid., p. 69-70. 35. Ibid., p. 70. 36. Ibid., p. 70.

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Il faut peut-être ici faire se rencontrer Paul et Jean-Luc et chercher ce qui, dans l'origine du christianisme, est divisé, pluralisé et diffé­rant au point d'ouvrir la possibilité d'une disjonction susceptible de réouvrir le monde. J'aimerais parler d'une des strates des textes de Paul, les strates folles ou affolantes. Quand on lit Paul, c'est-à-dire les premiers écrits « chrétiens» dont on ait la trace, on voit se met­tre en œuvre une rhétorique retorse, au-delà de toute rhétorique, qui bouleverse les frontières du judéo-chrétien et ouvre une iden­tité trouble. Les différences dedans/dehors, juif/non-juif: juif/grec vont se trouver déplacées et profondément déstabilisées. C'est tout ce jeu judéo-chrétien qui précède le montage du christianisme et qu'il faut peut-être réouvrir aujourd'hui, si on veut défaire l'évidence installée par ce montage. Le jeu judéo-chrétien travaille d'abord la question de la loi et de ses limites. La loi juive selon Paul ne permet pas d'accéder à l'ordre messianique du salut. Elle ne donne que la connaissance des péchés et non la rédemption, car la loi a été donnée non pas pour le salut, mais « pour la connaissance du péché37 ». Si l'on considère que les judaïsmes de l'époque sont inséparables d'une perspective messianique, la loi juive apparaît alors comme ineffec­tive du point de vue « juif» ou messianique. La loi ne permet pas en elle-même à la vie juive de s'accomplir mais la rive à la finitude. La loi représente la connaissance du péché sans la rédemption, elle fait apparaître notre finitude.

Paul écrit: «voilà pourquoi personne ne sera justifié devant lui par les œuvres de la loi [ergon nomou] ; la loi en effet ne donne que la connaissance du péché38 • » Les œuvres appartiennent au domaine économique de l'échange et sont étrangères au don anéconomique de la grâce: « à celui qui accomplit des œuvres, le salaire n'est pas compté comme une grâce, mais comme un dû39 • » Paul écrit: «Tous ceux qui ont péché sans la loi périront aussi sans la loi; tous ceux qui

37. Romains, 3, 20. 38. Ibid. 39. Rm, 4, 4.

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ont péché sous le régime de la loi seront jugés par la loi. Ce ne sont pas en effet ceux qui écoutent [akroatai] la loi qui sont justes devant Dieu - ceux-là seront justifiés qui la mettent en œuvre [poiètaz]40. »

Les frontières et l'existence de la loi juive sont donc profondément bouleversées par tous ces textes qui opèrent une véritable révolution topologique et trop alogique de la différence juive. Ceux des juifs qui vivent avec la loi qu'ils écoutent savent déterminer ce qu'est le péché; leurs actes et leur vie peuvent donc être comptés au nombre des œuvres de la loi, bien qu'ils soient impuissants à mettre effecti­vement celle-ci en œuvre, à l'accomplir. Nombre de juifs écoutent la loi mais n'y entendent rien, ils sont impuissants à mener la loi vers son Telos messianique. Mais qui sont ces juifs? Combien sont-ils et comment les differencier? Leur nombre est sans doute incalculable, comme celui des païens qui vivent sans la loi et peuvent pourtant être dit « justes» - en tant qu'ils ne conunettent pas le péché et ne transgressent donc pas la loi -, ils accomplissent la loi juive sans le savoir et à leur insu. La loi n'est donc pas mise en œuvre là où elle est en œuvre, et elle est accomplie là où elle est littéralement absente; elle est retranchée de nombre de vies juives en même temps qu'elle est étendue au-delà de ces vies et de la lettre. C'est à partir de cette équivoque de l'Épître aux Romains qu'on peut comprendre que Paul écrivait aux Galates: « par la pratique de la loi tous ne seront pas jus­tifiés41 », ce qui confirme les Psaumes qui disent: « Par la pratique de la loi tout vivant n'est pas justifië2

• » Cette nouvelle topologie de la loi (ou « Loi») n'est pas du tout

une « universalisation indifférente aux différences », puisqu'elle est l'extension indéfinie de la loi et de la vie juive au-delà d'elle-même, en même temps qu'une certaine rétention ou un certain retranche­ment en soi-même. La loi et la vie juive acquièrent ainsi une existence virtuelle et non plus seulement réelle, qui déplace toutes les. places et

40. Rm, 2, 12-13. 41. Galates, 2, 16 42. Psaumes. 143,2

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tous les partages, qui transgresse toutes les différences en les potentia­lisant infiniment. Cette virtualisation de la loi s'opère au nom de son effectivité, ce qui produit une dangereuse équivoque et une inversion des signes. En régime messianique de la grâce, qui sont les Justes qui mettent la loi en œuvre? Et qui est juif? Même si Dieu le sait, lui qui « connaît les cœurs », cela n'interdit pas de penser qu'en mênle temps, devant Dieu, peut être juif celui qui ne le sait pas et qui ne l'est pas à la lettre, c'est-à-dire dans sa chair et sa généalogie. De même celui qui croit l'être, et qui vit pieusement dans l'observance de sa loi, pourrait ne pas être ce qu'il croit. Terrible tropologie « juive» inséparable de la topologie de la loi, qui vient inquiéter sans limite toute identification religieuse ainsi que toute position anti-judaïque.

Ce principe invisible qui correspond à la rnise en œuvre secrète et juste de la loi, et qui inverse potentiellement tous les signes, toutes les marques et toutes les œuvres, s'appelle la foi: « nous croyons en effet que l'honlnle est justifié par la foi [pistis] sans les œuvres de la loi43• » La foi - étrangère à toute croyance en des dogmes - précède la loi mosaïque, elle aurait, selon Paul, justifié Abraham devant Dieu qui en retour lui aurait alors prornis la terre en héritage. La foi est jus­tice, c'est-à-dire accomplissement de la loi mosaïque, et elle précède chronologiquement cette loi. Avant Moïse, le péché et la transgres­sion existaient déjà par la chair, bien que la loi n'ait pas encore été connue ni révélée. Paul écrit: « Pourtant d'Adam à Moïse la mort a régné [ébasileusèn] sur ceux qui n'avaient pas péché d'une transgres­sion [parabaseos] semblable à Adam44• »

Mais comment pourrait-il y avoir une transgression avant la loi et sans elle, si la loi ne se précédait pas toujours elle-même hors d'elle­même et en l'absence d'elle-même? Sans cette hypothèse paradoxale de la préséance de la loi sur elle-rnême, comment comprendre en effet ce que Paul écrit dans une autre Épître: « la loi ne procède pas

43. Rm, 3, 28. 44. Rm, 5, 14.

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de la foi45 • » En effet, si la foi est la mise en œuvre de la loi, c'est qu'elle en est la fin et que la loi précède donc en ce sens la foi, ce que confirme Ga., 3, 23: « Avant la venue de la foi nous étions enfermés sous la garde la loi, en vue de la foi qui devait être révélée. »

Lorsque la foi fut donnée à Abraham avant que la loi ne le soit à Moïse, elle a été reçue sans être révélée. Si les hommes peuvent être justes grâce à la foi et sans la connaissance que donne la loi, c'est pourtant la loi qu'ils transgressent par avance, tant que la foi ne leur est pas révélée. Que peut-on transgresser d'autre qu'une loi ou une limite, une frontière? Peut-on même parler de transgression sans loi? « Là où il n'y a pas de loi, écrit Paul, il n'y a pas non plus de transgres­sion46• » Seule la donation messianique de la foi permet donc de ne pas transgresser la loi et de l'accomplir. Si la foi d'Abraham précède la loi de Moïse, la loi mosaïque précède la révélation de la foi par Jésus, elle se précède toujours elle-même, alors que la foi se répète dans la révélation après la loi.

Mais que dit la loi? Elle est le trait le plus concis de toute l'éthique juive: « Car la loi toute entière trouve son accomplissement en cette unique parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-mêmé7• »Toute éthique, y compris celle de l'athéisme, n'est-elle pas « juive» en ce sens? Cette loi va-t-elle être interrompue par la révélation de la foi? La révélation rend-elle la loi inutile? Lorsque Paul écrit « car moi, c'est par la loi que je suis mort à la loi, afin de vivre pour Dieu48 »,

il semble que l'entrée dans la vie messianique signifie la sortie de la loi hors d'elle-même. Lacconlplissement de la loi juive passe-t-il par l'abolition du judaïque? Cela serait sans doute un terrible contresens, qui n'a pas évité de se produire, puisque Paul affirme aussi, dans la synagogue de Rome où il s'adresse à une communauté juive qui ne connaît pas encore sa parole messianique: « Anéantissons-nous la loi

45. Ga, 3, 12. 46. Rrn, 4, 15. 47. Ga, 5, 14. 48. Ga, 2, 19.

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par la foi? Loin de là! Au contraire nous confirmons la loi49 • » Ce qui sera répété par Matthieu, comme un des logia de Jésus: « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir50• » Nous nous demandons COlnment un certain judaïsme a pu se retourner contre sa différence, sortir d'elle et s'étendre en devenant indiscernable.

En régime messianique, la loi devient ce qu'elle est et cesse d'être scindée en loi écrite et non écrite. La loi non écrite, inscrite en droit dans le cœur de tout homme, ce que Paul nomme la foi, est la loi absolue, aussi bien sa disparition. Sa particularité juive se retire pour devenir infinie. Si la vie juive acquiert une diInension absolue par le messie, elle peut devenir universelle en passant dans l'inapparence, elle est alors indiscernable dans l'immanence de la foi. « Est vraiment juif: écrit Paul, celui qui l'est dans le secret5l . » Dans ces conditions que doit-il advenir de la nation juive, et du signe d'appartenance à cette nation, la circoncision? Comment le problème de l'inscription charnelle de l'alliance avec Dieu est-il réglé ou déréglé dans la folie des textes pauliniens? La disparition de la loi juive dans un devenir messianique absolu peut-il tolérer l'inscription dans la chair d'une telle différence? Que peut signifier encore, en réginle messianique, la différence du peuple juif, la dite « élection»? Lélection est peut­être la condition de possibilité de l'hospitalité; que serait en effet une hospitalité qui serait absolue et sans principe de differenciation: si tous étaient des hôtes, plus personne ne le serait. Paul doit rester l'apôtre élu qui annonce aux nations la disparition de l'élection des juifs dans l'élection de tous. La pensée de Paul produit peut-être le paradoxe d'une élection de tous et du tout, en quelque sorte une élection sans sélection, doublé d'une généralisation d'une différence de nature dans la technè, une aristocratie démocratique.

49. Rm, 3, 31. 50. Matthieu, 5, 17.

51. Rm., 2, 29

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Ce texte, qui contient le programme de ce qu'on peut peut-être appeler un marranisme avant la lettre, distingue la pratique de la loi et sa transgression, séparant une nouvelle fois ce qui est effectif de ce qui est charnel ou visible. Mais dans ce texte ce n'est pas seulement la pratique de la loi qui devient en droit virtuelle pour tout homme, c'est le signe charnel de la circoncision. Ce qui pose un problèrne plus redoutable encore que celui de la pratique invisible de la loi: cornment un incirconcis peut-il être dit circoncis du point de vue du pneuma, en contradiction avec ce qui est visible dans la chair? Autrement dit comment une inscription, une coupure, une blessure autour du prépuce peut-elle devenir effective alors qu'elle n'a pas eu lieu dans la chair? Et cornment peut-elle se déplacer vers le cœur en confirmation du Deutéronome qui dit «vous circoncirez votre cœur52 »? Paul explique que cela doit être entendu selon le pneuma, le souffle, et non selon la lettre, gramma. Mais fàut-il prendre cette distinction de la lettre et du souffle à la lettre? Et si l'on accepte de traduire pneuma par « esprit », quel serait l'esprit de cet esprit si la lettre de Paul ne doit pas être lue à la lettre?

Il faut prendre au sérieux ce jeu de l'effacement et de l'inscription de la marque ou de la lettre de chair, d'autant plus qu'on est là dans l'impensable, c'est-à-dire dans ce dont on ne veut rien savoir. Ce qui se joue dans cette logique abyssale, dont on se demande si elle n'a pas piégé Paul lui-même, c'est la possibilité de souffler ou de dérober la circoncision aux juifs en soufflant à Paul sa parole marrane avant la lettre.

Qu'est-ce donc en effet qu'une circoncision, une élection ou une judéité invisibles? Que penser d'autre part d'une élection et d'une judéité infinie, ou à la mesure de la terre -. sinon de l'univers? La circoncision est un signe, qui est un sceau, qui peut être reçue avant d'être opérés. La question de la circoncision oriente vers la foi d'Abra­ham et sa multiple paternité. « Il n'était pas encore circoncis, il était

52. Deutéronome, 10, 16

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incirconcis. Et il reçut le signe de la circoncision, comme sceau de la justice qu'il avait obtenue par la foi quand il était incirconcis, afin d'être le père de tous les incirconcis qui croient, pour que la justice leur fût aussi imputée, et le père des circoncis, qui ne sont pas seule­ment circoncis, rnais encore qui rnarchent sur les traces de la foi de notre père Abraham quand il était incirconcis53 • » La circoncision pour Paul n'est plus le grand signe de l'Alliance mais le « sceau de la justice reçue par la foi54 ». Dans cet extrait, le peuple juif se divise en deux: l'ensemble des juifs circoncis d'une part, et ceux qui mar­chent sur les traces de la foi d'Abraham, d'autre part. Une partie des juifs est donc retranchée, celle qui porte la trace de la foi d'Abraham dans sa chair, mais qui ne marche pas dans les traces de sa foi. On se demande ici encore conlment cette métaphore, qui appartient au champ de la lettre, pourrait ne pas contaminer dangereusement l'es­prit de l'esprit, ou le souille du soufRe, comme on veut traduire.

Pour comprendre le rapport entre la circoncision et le messianique, il fàut peut-être partir de l'extrait suivant: « Mais maintenant, nous avons été dégagés de la loi, étant morts à cette loi sous laquelle nous étions retenus, de sorte que nous servons dans un esprit nouveau, et non selon la lettre qui est ancienne55 • » Le messie produit donc comme une réduction phénoménologique de la circoncision, dont la thèse naturelle est suspendue, ce qui laisse apparaître les condi­tions de la donation dans le messie. Non seulement la circoncision charnelle ou « naturelle» est autant impuissante et ineffective que la loi littérale, mais de plus elle annule l'usage du rnessie lorsqu'elle est pratiquée chez les incirconcis: « Voici, moi Paul, je vous dis que, si vous vous faites circoncire, Christ ne vous servira de rien56• » La circoncision est, avec les lois rituelles, le principal obstacle à la propa­gation du monothéisme juif. Après 68-70 et la guerre contre Rome,

53. Rm, 4, lO-12. 54. Rm 41,12. 55. Rm, 7, 5-6 56. Ga, 5,2.

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Hadrien déclarera même hors la loi la circoncision comme variante de la castration. La circoncision des païens est en effet dangereuse pour leur vie. On comprend alors pourquoi l'assemblée de Jérusalem57

dispense les pagano-chrétiens de la circoncision de la chair et leur prescrit un minimum de pratiques juives: les lois noachides d'après l'histoire de Noé et du Déluge, ce qu'on appelle aussi le « catholi­cisme d'Israël ». Paul quant à lui demeure un juif pratiquant toute sa vie (il est le judéo-chrétien dans la forme la plus intense du trait d'union), il pratique encore les lois alimentaires lorsqu'il se trouve en présence de communautés juives58• Il fait ainsi l'expérience d'un terrible compromis: si la loi est abolie pour les pagano-chrétiens, en revanche Paul peut encore circoncire Timothée59•

Le messianique, qui souffle la circoncision du cœur aux chrétiens, est le régime dans lequel on accède à la donation ou à la re-créa­tion du monde, ce que les juifs appellent aussi le royaume messia­nique. En conclusion de l'Épître aux Galates on peut lire: « •.. car ce qui importe ce n'est ni la circoncision, ni l'incirconcision, mais la nouvelle création [ou la nouvelle créature]6o. » « Un nouveau départ de la création: rien qui s'écarte et qui fait place ou qui donne lieu à quelque chosé1

• » Cette nouvelle création est la re-création en régime messianique, qui suspend toute élection et toute circoncision pour les redonner selon la justice de la foi plutôt que selon l'appar­tenance à un peuple par la chair. Ce n'est donc plus la circoncision qui décide du messianique, mais la foi en la résurrection du messie. Cette expérience n'est pas celle d'une création, elle est une création et f~lÎt une créature nouvelle au milieu du nihilisme. Jean-Luc Nancy écrit « "Nihilisme", en effet, veut dire: tàire principe du rien. Mais ex nihilo veut dire: défaire tout principe, y compris celui du rien. Cela

57. Citée en Actes 15n 23-29. 58. l Corinthiens 9, 20-22. 59. Ac 16, 3. 60. Ga, 6, 15. 61. La déclosion, op. dt., p. 230.

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veut dire, vider rem (rem, la chose) de toute principialité: c'est la créa­tion62 . » « Que figure la "création" sinon la sortie du vidé3 ? Ou bien Dieu se vide de lui-même dans l'ouverture du Inonde, ou bien Dieu se soutient comme étant à lui seul sujet et substance du mondé4• »

« Ce n'est pas du tout le même "Dieu"65 » écrit Jean-Luc Nancy. « Le second -le Dieu de la représentation religieusé6. » Il faut remarquer ici une étrange proximité de ce Dieu libéré de sa représentation reli­gieuse, ce Dieu vide et vidée de lui-même dans la création, avec le Dieu du Tsim-Tsoum dans la Kabbale.

Loin de prêcher une laïcité universelle indifférente aux différences, Paul approfondit les différences jusqu'à l'invisibilité et leur donne une extension mondiale et équivoque qui est sans doute la transcrip­tion de son monothéisme. Paul demande de manière violemment provocatrice: « Ou bien Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs? Ne l'est-il pas aussi des païens? Oui, il l'est aussi des païens, puisqu'il y a un seul Dieu, qui justifiera par la foi les circoncis, et par la foi les incirconcis67. » Il fàut citer Flavius Josèphe, pour s'apercevoir que ce rapport des juifs aux païens n'était pas une exception à l'époque de Paul. Les juifs d'Antioche « ne cessaient d'attirer des multitudes de Grecs à leurs cérémonies religieuses, et [ ... J, ces Grecs, ils les avaient en quelque sorte incorporés à leur propre groupéS ». Cet attrait exercé par la loi juive est en effet difficile à apprécier aujourd'hui. C'est donc l'unité de Dieu qui va transcender la différence entre les circoncis et les incirconcis, afin de re-marquer tous les hommes d'une circoncision invisible et secrète: la grâce de la foi. Je ne peux m'empêcher de citer Jean-Luc Nancy ici: la déconstruction du chris­tianisme « efface toute valeur inscrite sur un ciel, effacé le ciel lui-

62. La déclosion, op. cit., p. 39. 63. Ibid., p. 99. 64. Ibid., p. 100. 65. Ibid. 66. Ibid. 67. Rm, 3, 29-30. 68. Flavius Josèphe, La guen-e des juifi, Paris, Minuit, 1977, p. 7, 33.

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même, et laisse intact le monde, et touché d'une étrange béance, grâce et blessure en même temps69 ».

De rnême que la différence entre circoncis et incirconcis est sus­pendue parce qu'elle devient inessentielle au regard de la différence invisible, marque de la justice divine, de même « il n'y a pas de dif­férence entre Juif et Grec, tous ont le rnême seigneur ». La tentation est grande ici de penser que Paul annule toute différence dans l'uni­verselle tolérance, c'est peut-être la tentation même du christianisme dans sa tendance catholique. Mais on se dernande alors pourquoi Paul parle encore de circoncision et de loi, c'est-à-dire de ce qui dif­férencie et marque le judaïsme, et pourquoi il les divise et les dédou­ble, si ce n'est pour leur donner une puissance d'autant plus effective qu'elle est équivoque, et une extension sans frontières? Les juifs à l'époque de Paul ne pouvaient en effet guère espérer autre chose que l'isopoliteia, l'égalité pour les Juifs. Le fameux « il n'y a ni Juifs ni Grecs» signifie aussi un tel rêve d'égalité.

Aucune différence n'est réellement supprimée. Pour s'en convain­cre il faut lire le passage suivant: « Quelqu'un a-t-il été appelé étant circoncis, qu'il demeure circoncis; quelqu'un a-t-il été appelé étant incirconcis, qu'il ne se fasse pas circoncire. La circoncision n'est rien, et l'incirconcision n'est rien, mais l'observation des commande­ments de Dieu est tout. Que chacun demeure dans l'appel où il était lorsqu'il a été appeleo. » Avec la venue du rnessie, chacun doit donc delneurer dans l'appel qu'il a reçu, puisque la justice effèctive des uns ou le péché et l'injustice des autres ne deviennent phénoménales que devant Dieu, c'est-à-dire là où il n'y a plus aucun phénomène. Cette promesse d'une élection égalitaire ou d'une égalité d'inéquivalence constitue peut-être le foyer imaginaire du christianisme en même temps que son point aveugle.

69. La déclosion, op. cit., p. 120. 70.1 Cor, 7, 18-19.

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Dieu seul a donc le pouvoir de fàire la différence, ce qui n'est pas contradictoire avec ce que dit Jean-Luc Nancy, la différance est divine. S'il n'y a plus de différence entre les hommes qui vivent en régirne messianique - tous sont rédimés, c'est-à-dire absous du jugement qu'ils peuvent porter les uns sur les autres - il Y a plus de différences devant Dieu. Dans le messie, il y a plus ce qu'il n'y a plus. Autrement dit le messianique, contre les théologies du salut, rend l'équivalence généralisée impossible. Cette absence de frontières entre les hommes est donnée par la lumière de Dieu qui s'étend jusqu'aux extrémités de la terre, conforménlent à ce qu'écrit le prophète Isaïe: « Je fàis de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre71

• » Cette exhaustion des différences dans le messie est divine, c'est l'ouverture même du monde. « Dieu », en effet, écrit Jean-Luc Nancy, « dit la différence du jour - dies - et de la nuit, le partage lumière/ténèbres par lequel tout a lieu72 », « l'écart et le pas d'ouverture entre rien et rien ». « Toujours ce divin est une manière de nommer, à propos du monde, l'altérité constitutive de son ouver­ture: Divin est le partage qui fait rnonde73 • »

Cette impossibilité pour le juif Paul ou pour le juif Jésus de faire coïncider le judaïsme avec lui-mêrne dans une orthodoxie, va servir de point d'entrée pour faire sortir le judaïsme de lui-même et peut­être même l'exproprier, l'exapproprier. Aux portes de Damas, Paul reçoit l'ordre de se rendre à l'étranger, de se faire étranger à soi. Il vivra dès lors en imitation, des juifs et des Grecs: il se fait juif avec les juifs et grec avec les Grecs. « Je me suis fait tout à tous afin d'en sauver à tout prix quelques-uns74• » Mais il faut dire aussi que Paul imite le Christ « crucifiant la chair75 », « car moi, je porte en mon

71. Isaïe, 49, 6 72. La déclosion, op. fit., p. 173. 73. Ibid, p. 103. 74. 1 Co9, 20-22 75. Ga 5,24

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corps les marques de Jésus76 ». Paul ouvre ainsi la vie à une Mîmésîs infinie, en exposant les judéo-chrétiens à jouer la finitude de leurs différences et la différance de leurs finitudes. « Imitez-moi comme j'imite le Christ» écrit-il77

• Cette Mîmésîs infinie des judéo-chrétiens trace, non pas une figure identitaire et identique à elle-même, mais l'essence non figurale d'un principe de ruine et d'anarchie du chris­tianisme. Le judéo-chrétien ne donne-t-il pas alors l'envoi de ce que Jean-Luc Nancy appellera, beaucoup plus tard, une « déclosion », dans laquelle « les lieux sont délocalisés et mis en fuite pas un espace­ment qui les précède et qui, seulement plus tard, donnera lieu à des lieux nouveaux. Ni lieux, ni cieux, ni dieux: pour le moment, c'est la déclosion générale, plus encore que l'éclosion. La déclosion: démon­tage et désassemblage des clos, des enclos, des clôtures78 ».

76. Ga 6,1 77. 1Co, Il, 1 78. La déclosion, op. cit., p. 230.

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LA « CHOSE-DEHORS» DE LA PENSÉE

Gisèle Berkman

« C'est le mouvement d'une pensée qui doit nous importer. »

O.-L. Nancy, La Pensée dérobée)

Jean-Luc Nancy est l'un des rares philosophes contenlporains depuis Heidegger à s'affronter à ce qui, dans la pensée, se situe très en deçà et très au-delà d'une thématisation, désactivant les frontières entre savoir et non-savoir, entre la philosophie et ses autres. Il déploie à cet effet un geste unique au regard de la tradition philosophique, et qui, du dedans et du dehors tout ensemble, acconlpagne, phrase, dirait-on, l'expérience de la pensée: c'est un toucher, mais aussi une scansion, une danse, ou encore une pesée, comme le requiert l'éty­mologie1.Nancy touche, en quelque sorte, à l'intouchable même, au Noli me tangere de la pensée envisagée dans son essentiel dérobement. Rien d'abstrait ici, au sens de la « mauvaise généralité» hégélienne, mais la plus vive des expériences, le plus aigu des contacts, le plus sensible des effleurements: « La pensée se refuse à l'abstraction et à la conceptualisation telles que les comprend l'entendement. La pensée ne produit pas les opérateurs d'une connaissance, elle éprouve une

1. Cf La Pensée dérobée, accompagné de « :Léchappée d'elle », de François Martin, Galilée, 2001, [désormais noté: Pl, p. 12: « Ce que fait la pensée [ ... ], n'est pas une opération ni même une action. C'est un geste et une expérience. Un geste: une conduite, une manière d'aller vers ou de laisser venir, une disposition, invite ou dérobade, qui précède toute construction de signification. »

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expérience, elle la laisse s'inscrire. [ ... F » Et c'est depuis la vivacité de cette expérience que doit s'entendre l'autre pensée: « cette expérience de la liberté (qui n'est pas expérience "en pensée", mais qui est la pensée, ou le penser, comme expérience) n'est que le savoir de ceci: qu'en toute pensée il y a une autre pensée, une "pensée" qui n'est plus pensée par la pensée, mais qui la pense elle-même (qui la donne, qui la prodigue, et qui la pèse - ce que veut dire "penser"): une pen­sée autre que l'entendernent, autre que la raison, autre que le savoir, autre que la conternplation, autre que la philosophie, autre enfin que la pensée elle-même3• »

Présente dès les titres (Le Poids d'une pensée, Une pensée finie, La Pensée dérobée, Sur le Commerce des pensées), la pensée est comme un personnage conceptuel, pour emprunter cette expression à Deleuze. Mais ce dernier dresse une Image de la pensée qui fait de la pensée le « sans image» par excellence, là où celle-ci, chez Nancy, comparaît en fille dénudée, se dérobant pour mieux reparaître comme grain, gramrne, éclat, corpuscule, tour à tour présence évanouissante, illu­mination fugace, pesée d'impondérablé. Lévénement de la pensée n'est autre que l'avènement du désir, comme le formule, d'un trait, La Pensée dérobée: « désirer et penser, désirer penser, penser comme

2. J.-L. Nancy, « I.:amour en éclats », in Une Pensée finie, Galilée, 1990, p. 227, [désormais noté: PFJ. J'aurais pu, tout aussi bien, citer la préface du Poids d'une pensée, dans laquelle le mouvement spéculatif est ce qui s'éprouve, se rythme, se danse, au plus loin de la soi-disant abstraction de la pensée: « [ ... ]

entrer dans le mouvement de l'auto-négation de l'être pour aller au néant et de lui au devenir où s'ac­tive le mouvement déclenché par la première négation (qui n'est, précisément, que l'auto-négation de l'abstraction), comment cela ne toucherait-il pas? I.:être pauvrement abstrait claque entre les doigts, s'évanouit - rien à toucher là où on croyait sentir le sol même, ou le tronc de l'arbre. Mais ce claque­ment même donne une secousse, et le néant qui s'ouvre distend l'espace auquel nous touchons de toutes parts. Puis vient le mouvement, l'ébranlement encore incertain mais continu, continu et scandé, par iequel ça devient ... » (Le Poids d'une pensée, l'approche, Strasbourg, éd. de la Phocide, coll. « Philosophie - d'autre part», 2008 [1 re éd. Le Griffon d'argile, 1991], p. 7, désormais noté: Pp). 3. J .-L. Nancy, L'Expérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988, p. 82, [désormais noté: EL]. 4. Cf « Coupe de style », in Pp, p. 81 sq., pour l'opposition entre la pensée qui se pèse, se soupèse et s'échange, et ce qui constitue proprement l'autre pensée: « Cela pèse le poids de la lumière qui fait l'ap­paraître. Personne, en somme, ne pèse ni ne porte ce poids. Il n'y a ni balance, ni socle, ni colonne sous le monde. Pas de substance, pas de sujet. ».

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désirer5• » Figura ou persona, la pensée n'est pas à proprement parler incarnéé. Mais elle s'expose et nous expose à ce qui en elle est jouis­sance, amour des limites, invite à cette liberté qui toujours précède, est la précédence même.

La déconstruction « de » Nancy, qui n'est pas celle « de » Derrida (qu'est-ce que signer une déconstruction?) met en jeu l'ex de l'ex­position et de l'ex-criture, laquelle est tout sauf l'inscription ou le dépôt d'une signification. Mais la touche de la pensée - terme cher à Nancy, et qui dit aussi bien le contact que le posé de pinceau, voire la touche que l'on fait au jeu de la séduction - est-ce encore un concept ou déjà une figure? Quelle topologie du dehors est en jeu, visant ce qui échappe à toute construction comme à toute décons­truction, et qui ressortit à l'inconstructible? Qu'en est-il de ce que Nancy nomme la « chose-dehors7 » de la pensée, et qui ne saurait équivaloir à ce que Foucault, dans « La pensée du dehors », nommait, au sujet de Blanchot, le « dehors où disparaît le sujet qui parle»? Certes, l'autre pensée, captée dans son émouvant dérobement, joue contre, tout contre ce que Blanchot, dans L'Entretien infini, qualifie d'« écriture hors langage », et pour quoi il forge le saisissant néolo­gisme de dé-scription. Mais sans doute ne peut-on que tendre vers l'inconstructible, en désigner, comme de la pointe du pinceau ou du crayon, ce qui défie tout tracé, toute empreinte, et que Jean-Luc

5. LY. {( Nudité», in P, p. 13. On aurait pu citer également cette formule de {( Sens elliptique», in PP, p. 282: {( Il n'y pas de plaisir de la pensée qui puisse moins jouir que jouir, absolument. »

6. On pense à la critique radicale de l'incarnation menée dans Corpus, p. 62 sq., où elle est liée à la critique de la signification et de sa contradiction intrinsèque: {( Le corps signifiant [ ... ] n'incarne qu'une chose: l'absolue contradiction de ne pouvoir être cmps sans l'être d'un esprit, qui le désincorpore. » [Métailié, 2000, rééd. Métailié, 2006, notre éd., p. 20 (désormais noté; C)].

7. Cf J.-L. Nancy, Les Muses, Paris, Galilée (1994), éd. revue et augmentée, 2001, 1994, p. 56. Nancy commente en ces termes un propos de Hegel sur la conciliation du vrai et du réel, au sein de la poésie, et au sein de la pensée: {( [ ... ] la pensée se sent (éprouve son poids, sa gravité) deux fois hors de soi; une fois dans la chose "même" (c'est-à-dire, qui est la même que la pensée en tant qu'elle se fait sentir "chose­dehors" ... ) et une seconde fois dans la poésie ... » {( Chose-dehors»: on trouve une tournure analogue, dans Corpus, où Nancy parle de ce qui, en s'excrivant en, s'adresse au {( corps-dehors », c'est-à-dire, {( à même ce dehors ou comme ce dehors.» (C, 20).

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Nancy, lors de ces journées d'étude, a nOIllmé la « struction » : ce qui est comme en deçà du déconstructible et de l'indéconstructible. Une certaine figure du dehors est ici engagée: non plus le dehors de la pensée, avec tout ce qu'une telle expression comporte encore, y com­pris chez Blanchot, de fascination pour quelque extériorité absolue et hors langage, mais ce que l'on pourrait peut-être nOlIlmer: le-dehors­la-pensée, ce dehors que nous avons en partage. Ici, la pensée touche à ce que Nancy nomme res, la chose-rien qu'il y a, comme « avant» toute donation. Il revient à l'écriture d'enregistrer, à!' extrêrne pointe et sans s'y abîmer, l'événelIlent de cette touche. J'essaierai de suivre chez Nancy, tentant de Ine tenir au plus près de la formation même de sa forme, le sillage de l'autre pensée, celle qui toujours fuit et toujours insiste comlne le non-savoir même.

GESTES DE PENSÉE

Quels sont les linéaments du geste de Nancy dessinant dans et hors la pensée ce que penser inscrit et excrit? Voilà qui requiert, dans un premier temps, d'établir en quoi le geste déconstructeur de Nancy diffère de celui de Derrida. À bien des égards Nancy ne parle que de la pensée, en composant la question selon une « onto-topologie »,

là où Derrida, à quelques exceptions près, n'a cessé d'éluder le mot même de « pensées », ou plutôt, de mettre celle-ci en ellipse ou en suspens entre une pensée de l'écriture et une pensée encore à venir. La fin de la première partie de la Grammatologie est, à cet égard, explicite: « D'une certaine manière, "la pensée" ne veut rien dire. [ ... ] Cette pensée ne pèse rien. Elle est, dans le jeu du système, cela même qui jamais ne pèse rien. Penser, c'est ce que nous savons déjà n'avoir

8. Il faudrait, bien sûr, se livrer à un repérage précis d'occurrences. Notons que le texte où Derrida se montre le plus disert sur la pensée, en tant que celle-ci, dans sa praxis, excède le philosopher proprement dit, est sans doute Le Rapport bleu, consacré, comme on sait, à la fondation du Collège international de philosophie. Notons également, dans Papier machine, l'allusion à un "rien" de pensée.

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pas encore commencé à faire [ ... J9. » Cette ellipse, cette élision, ce suspens, n'ont pas échappé à Nancy. Dans « Sens elliptique », dont le point de départ est « Ellipse », ce texte qui conclut L'Ecriture et la difference, il note: « En un sens, [ ... ] il n'y a pas de discours, pas de philosophie, et il n'y a rnême pas de pensée de Derrida. Du moins, cela aura été sa passion; ellipser, éclipser la pensée dans l'écriture. Ne plus penser, venir et laisser venir lO

• » Et c'est comme s'il avait fallu Le Toucher, Jean-Luc Nancy, pour que, touchant à la pensée de l'ami, Derrida touche à l'intouchable même de la penséell

..•

C'est un peu comme si Nancy, pour sa part, remontait le courant inverse, lui qui fait apparaître, avec le concept limite d'excriture, cette infinitisation du sens auquel la pensée s'expose tout en s'y dérobant. Ainsi deux mouvements, deux gestes de pensée, s'opposent-ils comme en chiasme: Derrida, tendu jusqu'à l'irnpossible vers l'archi de l'ar­chi-origine; Nancy, attaché à l'ex de l'ex-position et de l'ex-criture. À la passion de l'ellipse (Derrida) répondrait l'ellipse de l'hyperbole (Nancy). Lêtre mis sous rature chez l'un se reverserait en ontologie du - « à être» chez l'autre. Ou encore: d'un côté l'impossible à venir; de l'autre, l'infini à même l'espacement du présent, une distension qui est aussi celle de ce que Nancy nomme « le sens ».

Nancy instruit une autre topologie, en même temps qu'une autre position du temps. Il ne s'agit plus de « penser le présent à partir du temps» (Derrida) mais de penser l'espacement à partir de l'être-fini: « Nous aurons à penser l'espacement du temps, c'est-à-dire le temps

9. J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 142. 10. PP, p. 285. Il. Cf J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000. C'est à deux reprises que Derrida effec­tue ce geste. Tout d'abord, p. 30, il commente la référence que Nancy fait à Psyché, dans trois textes: Première livraison, dans Le poids d'une pensée, et dans Corpus. Puis, dans l'avant-dernier chapitre intitulé « Et à toi. Lincalculable », il commente en ces termes, p. 335 sq., le syntagme d'un « malgré la pensée »,

dans Le poids d'une pensée: « Malgré la pensée: la pensée ne pense que malgré elle, à son corps défendant, pourrait-on dire. Elle ne pense que là où le contrepoids de l'autre pèse assez pour qu'elle commence à penser, c'est-à-dire malgré elle, quand elle touche ou se laisse toucher contre son gré. C'est pourquoi jamais elle ne pensera encore, elle n'aura jamais commencé à penser, d'elle-même. Voilà ce qu'il faut penser de la pensée, peser de la pesée. »

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comme corps12 . .. » Ainsi la res cogitans se fait-elle res extensa, c'est dit en toutes lettres dans Corpus, ou encore dans ce texte au titre élo­quent, « Espace contre ternps »: « Res cogitans est res extensa. Cogito, ergo extendor [ ... ] Penser: une vitesse dont aucun teIIlps ne peut ren­dre compte. Et donc, pas une vitesse. Un écart, une dis-location: voici un autre lieu, un autre topOS13. »

Il faudrait montrer longuement la fraternelle divergence de Nancy d'avec ce que l'on aimerait appeler, chez Derrida, le geste archi-, d'où procède, dans De la grammatologie, le concept de trace. C'est la trace, entendue comme «archi-écriture» et «première possibilité d'une parole », qui constitue «l'ouverture de la première extériorité en général, l'énigmatique rapport du vivant à son autre et d'un dedans à un dehors: l'espacement14 ». La différance, donc, commande le dehors, et c'est à cette condition que l'être peut être mis sous rature, et que peut être posée l'équivalence aporétique qui constitue l'un des intertitres de la Grammatologie, « le dehors est le dedans »,15 formule dont on lIlesurera la proximité et la différence tout ensemble avec celle qui, dans Corpus, fait s'équivaloir le dehors et le dedans comme l'auto-exposition du monde à lui-mêrne: « Lidentité du dehors et du dedans n'opère pas la résorption d'une substance dans l'autre: elle opère au contraire, très précisément, l'exposition de l'une à l'autre comme exposition du monde à lui-même16 ... » Chez Nancy, c'est le « se difterer » infini de la différence qui cornmande les choses, selon un tout autre graphe, que l'on pourrait formuler ainsi: le dehors est le dedans (mais il faudrait entendre que « dedans» est barré, sans

12. C, 39. 13. Pp, p. 86. 14. J. Derrida, De la Grammatologie, op. cit., p. 103: «Archi-écriture, première possibilité de la parole, puis de la "graphie" au sens étroit, [ ... ] cette trace est l'ouverture de la première extériorité en général, l'énigmatique rapport du vivant à son autre et d'un dedam à un dehors: l'espacement. Le dehors, extériorité "spatiale" et "objective" dont nous croyons savoir qu'elle est comme la chose la plus familière du monde, n'apparaîtrait pas sans le gramme, sans la différance comme temporalisation, sans la non­présence de l'autre inscrite dans le sens du présent. »

15. Ibid., p. 65. 16. C, p. 141.

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peut-être le voir: façon d'en suggérer ce que Nancy nomme la venue). Dans « Sens elliptique », on trouve cette formule, au sujet de la diffé­rance inhérente, depuis et avec Derrida, à la différence ontologique: « un dedans qui vient au dehors1

? », ce qui revient aussi à postuler, comme à la pointe du langage, une intériorité externe, à laquelle répondrait, au plan de la pensée, une extériorité interne. Ainsi est-il question, dans La Pensée dérobée, au sujet de la méprise de Sartre sur Bataille, de ce « non-savoir où la pensée glisse hors de soi - en-soi hors de soi18 ». Que le dedans (un dedans qui, répétons-le, n'est rien d'intérieur à soi) vienne au dehors, cela comnlande tout ce qui est dit de l'illusion d'une intériorité qui se retracerait et se reviendrait, mais également du rapport entre corps et pensée. Nous sommes ici dans une articulation explicite du sens (1'envers de ce que Nancy nomme la « signification »), de l'existence et de l'écriture. Cette articulation donne tout son poids à l'impondérable de la pensée. C'est, là encore, une affaire de geste. A l'hyperbole de l'archi-origine se substitue l'el­lipse se dérobant à soi le soi. « Cogito excogité19 » (Nancy) contre cogito hyperbolique (Derrida)20; et pensée exposée (Nancy) contre pensée ellipsée, éclipsée (Derrida).

On perçoit mieux la topologie de la pensée à l'œuvre chez Nancy : si la pensée est ex-posée, et ex-cogité le cogito, c'est lié à ce geste que l'on pourrait dire celui d'une soustraction infinitisante21 , ou d'une ellipse hyperbolique. Le cogito excogité (<< cogito dont la cogitatio est cet évanouissement22 ») est lié à la position d'un dehors sans dedans.

17. « Sens elliptique », in PF, p. 282 18. (,1 « La pensée dérobée», in P, p. 40 sq. 19. Ibid., p. 38: « Cogito excogité, pensée hors de soi». 20. Voir notamment le texte fameux de J. Derrida, « Cogito et histoire », in L'Écriture et la différence, et ce qu'écrit Derrida sur« cette pointe hyperbolique du cogito qui devrait être, comme toute folie pure, silencieuse ».

21. Mouvement qui peut et doit être mis en rapport avec la pensée de la communauté et du politique qui se développe depuis La Communauté désœuvrée. Dans ce texte, la transcendance figurait ce qui, de l'immanence, se soustrait à elle-même, ce qui ouvrait aussi la voie à l'insuffisance à soi du tout-politique exposée récemment dans Vérité de la démocratie. 22. « La pensée dérobée », in P, p. 38.

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Topologique, cette ontologie23 où l'être diffère infiniment de soi est aussi, indissociablement, écriture, comme il est dit dans Corpus: « [ ... ]

l'ontologie s'avère comme écriture. "Écriture" veut dire: non la mons­tration, ni la démonstration, d'une signification, mais un geste pour toucher au sens24• » Ici, l'écriture déjoue la partition historiquement constituée entre philosophie et littérature, dans la mesure aussi où elle n'est plus ni l'une ni l'autre, s'inscrivant dans la provenance de cet Athenaeum dont Nancy et Lacoue-Labarthe avaient exposé naguère la théorie, tout en menant cette provenance, qui est celle de l'idéalisme allemand, bien au-delà d'elle-même. C'est qu'il n'est plus, ici, d'ab­solutisation de la littérature qui vaille. Ce que disent, autrement, les « Fragments» recueillis dans LExpérience de la liberté: « récriture n'a rien de philosophique ni de littéraire. Elle trace plutôt une essentielle indécision des deux, entre les deux et en chacune par conséquent25 • »

Si l'on navigue, comme je le fais en ce moment, entre ces deux pôles que me semblent être Corpus (la pensée comme corps) et La Pensée dérobée (la pensée à l' œuvre, c'est-à-dire: désœuvrée), on com­prend mieux que tout se phrase au moins deux fois, une première fois en termes d'ontologie, et une deuxième en termes d'expérience. Ces deux fois n'en font qu'une, si l'on considère que, dans la pensée de Nancy, l'être est sans essence, s'apparaissant et se dérobant dans l'éclair de l'existence, dans l'instant sans épaisseur de cette commuta­tion où l'infini (se) joue à même une finitude à entendre sans déter­mination négative. Ce que j'aurais envie de retraduire en ces termes: dans cette pensée critique par rapport à la phénoménologie26

, l'exis-

23. On est tentés de parler d'une « onto-topologie», tant l'espacement, chez Nancy, est explicitement affaire d'ontologie. Parmi de multiples exemples, cf Les Muses, op. cit., p. 39, sur cet {( espacement qui n'est pas d'abord spatial, mais ontologique». 24. C, p. 19 (je souligne). 25. Cf EL, p. 195. 26. Voir {( rapproche », in Pp, p. 123: {( non pas la vue, ni le para1rre ne se jouent ici: la phénoménologie na pas lieu d'être là où l'être est topologique» (je souligne). Dans Les Muses, on trouve également le thème d'une insuffisance de la méthode phénoménologique proprement dite: à la discrétion d'un fond qui se retire et se retrace en formes, ne saurait répondre le seul thème d'un apparaître.

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tence est cornme la donation de « rien », à condition d'entendre dans ce « rien» ce que Nancy, parlant de Blanchot, et fidèle à la res de l'éty­mon latin, se plaît à nommer « le battement de la chose-rien ».

Voici un geste de pensée qui scande et danse, en quelque sorte, ce que penser inscrit, excrit à la surface du monde. Geste comme à dou­ble ellipse, comme mimant cette double ellipse de l'ontologique et du transcendantal qui se voit décrite dans « Sens elliptique ». La pre­nlière ellipse serait celle de ce dehors dont se constitue un dedans à penser sans intériorité; la deuxième serait celle du « se » sans soi dont il est question dans les formulations réfléchies - au double sens du terme - dont use Nancy pour figurer le geste de penser, qui (se) tou­che à mesure même de ce qu'il touche. La pensée se touche, (gardons toute l'ambiguïté, et jusqu'à l'auto-érotique de ce réfléchi) et, se tou­chant, elle se dérobe. C'est qu'elle est l'être se montrant, et cela, dans une volte, un retour sur, où « soi» ne mène à aucune appropriation, constitue le geste même de la désappropriation infinie du propre, comme si la présence s'était toujours constitutivement auto-décons­truite. Là encore, les choses se disent deux fois, une première pour l'être, une deuxième pour la pensée. Dans Corpus, un tour vertigineux d'auto-réflexion est donné au propos fameux de Parménide: « C'est même chose être et pensée. » Nancy, commentant d'un même tour le contenu et l'acte de pensée de Parménide, aboutit alors à l'équivalence suivante: « Corps, la pensée est l'être se montrant, l'être-son-propre­déictique et l'être-l'index-de son-propre27 ». Quant à la pensée, elle est évoquée en ces ternIes, dans « Coupe de style»: «Ainsi, elle se montre, sans avoir de sops. » Par ce tour auto-réfléchi, se dissout du même coup le sujet ou le support, le suppôt ou la substance de l'auto­réflexion. À la lirnite, il n'y a, écrit Nancy dans plus d'un texte, même plus de soi, mais un avec, dont la sécheresse est finalement préférée au cum, encore trop effusif, trop communiel.

27. C, p. 99. 28. « Coupe de style », in Pp, p~ 8 L

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EXCRIRE

À la composition de la topologie, de l'ontologie et de l'écriture que je décrivais précédemment, répondrait la composition écrire, toucher, penser, qui peut se lire: ex-crire, (se) toucher, penser. Laisser s'excrire la pensée, est-ce exposer le régime auto-déconstructeur qui est au cœur de la philosophie? Sans doute, mais s'agissant de ce que fait Jean­Luc Nancy, cette fonnulation apparaît encore insuffisante. Touchant à certaines limites, membranes, frontières, il touche du même coup à ce qui est en jeu (expression chère à Bataille) dans une écriture, quand celle-ci se fait effi-action discrète mais souveraine, bouleverse­ment des significations, marche à l'étoile, comme on le dirait d'une marche à l'insu. À cet égard, l'écriture pensante de Nancy, l'ex-criture de Bataille, l'écriture du dehors selon Blanchot, s' entr' appellent. Mais il faut que le penseur excède le concept pour que celui-ci consente à dévoiler son envers, à retourner sa doublure de non-savoir. Peut­être peut-on nommer l'ex-criture: le frayage du dehors. Il y va d'une pensée « qui s'appelle aussi "écriture" », comme il est dit dans « Une pensée finie », dans la mesure aussi où cette pensée est volte et révolte, « en insurrection permanente contre toute possibilité de discours29 ».

Étrange pensée, dont la modalité fàit l'objet d'un questionnement taraudant: «Comment peut-elle, comment doit-elle s'écrire, cette pensée remise au pas-de-sens comme à son plus propre objet30 ? »

Qu'est-ce que l'excriture selon Nan(:y? De ce concept-limite, je tenterai une paraphrase: tentative pour approcher ce geste, me glis­ser dans son orbe, prendre l'empreinte, s'il se peut, de son tracé. Il y a tout d'abord l'excrit tel que Nancy lui-rnême sy expose dans certains de ses textes qui touchent au poème, se tiennent sur son extrême bord, et laissent affleurer et venir l'excrit à mesure même de ce que leur pro-

-------------_._---29. PF, p. 12. 30. Ibid., p. 51.

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pre phrasé laisse affleurer et venir, entre les mots, un jeu, un gramme, un rien de pensée31 . On trouve, dans Le Poids d'une pensée, La Pensée dérobée, Corpus, comme traversant et striant les textes de part en part, les éclairs, stridences, grondements, murmures d'une langue soudain lâchée (comme on lâcherait les chiens), et ainsi rendue à sa teneur ima­ginale. Un peu comlne s'il s'agissait de rapatrier, depuis une sorte de dehors interne de la langue spéculative, la ressource sensorielle dont cel­le-ci peut apparaître coupée dans la philosophie « pure ». Excrire (mais on n'excrit pas, semble suggérer Nancy : ça s'excrit, comme au défaut de ce qui s'inscrit, et peut-être pourrait-on dire: il excrit, comme on dit: il neige), c'est laisser la bride sur le cou à l'autre pensée. Corpus, qui est un peu le De Corporis rerum de Nancy, comme il existe un De Naturae rerum de Lucrèce, est à cet égard un véritable clinamen de mots-choses. Les Inots s'excrivent, tels les corps qu'ils sont aussi, lorsqu'il s'agit de décliner « la pensée que le corps est lui-même, et la pensée que nous voulons penser au sujet du corps32 ». Lexcriture est liée à l'interruption, elle est l'interruption même, en jeu dès qu'intervient ce « temps des cho­ses» dont il est question dans La Pensée dérobée, et qui n'est autre que le temps des corps: « Mousse, gomme, dent, tuile, synapse, cristal liquide, écaille, planche, écume, ongle, grêle, neurone, lymphe, et ainsi de suite à la suite jamais indéfinie. Aux temps modernes succède le temps des choses33. » C'est en laissant s'excrire la pensée qui vient (Nancy accep­terait-il d'orthographier celle-ci: 1 apensée?), qu'un « rien» de pensée a chance de venir interrompre la patience du concept. Les choses, alors, ne peuvent que se phraser « comme»: c'est comme si l'excrit se fàisait peau retournée, pensée extravasée sur le rien dont elle s'ourle. Laisser s'excrire le monde, c'est faire comparaître les figures, s'exposer à la vio­lence de leur déferlement, à l'imperceptible de leur venue: 1 autre pensée

31. Citons, parmi de nombreux textes: ({ Ex Nihilo », in La Pensée dérobée, « I.:approche », in Le Poids d'une pensée, ou encore « Nous autres », « la chambre obscure ", « Jeux d'ombres », ({ Le premier dernier homme », in Po&sie, n° 111,2005. 32. C, p. 10 l. 33. « Kenos », in P, p. 186.

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vient quand elle veut ... Sans doute y a-t-il là un risque majeur pour un philosophe - celui-ci fût-il familier de l'autre pensée, attentif à ses grince­ments, bégaiements, hurlements, borborygmes, tout comme aux traces ténues laissées par ses pattes de colombe -, un risque auquel on ne peut s'adonner que par ces intermittences ou ces spasmes qui sont et font la pensée. Il y a là quelque chose de très différent, je ne puis que le noter au passage, de l'écrit et de l'excrit tels que Philippe Lacoue-Labarthe, dans Phrase notamment, a pu les pratiquer ...

Mais l'excriture est aussi ce que Nancy configure, exposant du même coup ce qui, de l'excrit, se dérobe au concept. Il y va alors de « l'impossibilité de communiquer quoi que ce soit sans toucher à la limite où le sens entier se renverse hors de lui-même, comme une . 1 h d' \ \ l "" C Simp e tac e encre, a travers un mot, a travers e mot sens. e

renversement du sens qui fait le sens, ou ce reversement du sens à l'obscurité de sa source d'écriture, je le dis l' excrilA . » Montrer l'excrit à l'œuvre, sachant que cette œuvre est celle même du désœuvrement, voilà qui engage à toucher à ce qui, dans certains textes, met en jeu l'autre pensée, celle qui ne s'inscrit pas, au sens d'une entaille de sens à même quelque support ou « subjectile », mais précisément, et au sens propre de ce terme, ce qui se dé-robe, et que figure au plus près l'itnage de la tache d'encre infusant au cœur du mot inscrit, opé­rant ce retournement en doigt de gant du sens d'où jaillit l'excrit. Le geste dessine dans la pensée ce qui et ce que traverse « penser»; il touche en enlevant, en soulevant, en déposant aussi; il procède d'une écoute, d'un posé, d'une libre réceptivité à la « tache d'encre» qui imprègne le mot et transit le sens. Toucher à l'écriture (à l'excriture) de la pensée, c'est ITlettre en œuvre une lecture qui ne rassemble ni n'interprète, qui laisse venir et s'abandonne, selon le principe de cet « abandon à cet abandon à la langue où l'écrivain est exposé» par lequel Nancy définit la lecture35 •

34. Cf « Lexcrit », in PP. 35. Ibid., p. 60. Ce motif important de l'abandon est aussi ce qui explique le désaveu de l'interprétation et de l'herméneutique, présent en difh~rents points des textes de Nancy. Cf, entre autres, l'important

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LA CHOSE-DEHORS

Touchant à Bataille, Nancy touche à ce qui, dans l'écriture et la pensée de ce dernier, se réserve, comme encore intouché, indécons­truit, et qui a trait à une certaine combinaison entre écriture, sacrifice et pensée. À cette combinaison, Nancy touche au moins deux fois: une première fois dans l'article « La Communauté désœuvrée36 »,

lorsqu'il pointe le fait que « Bataille a renoncé secrètement à penser la communauté proprement dite, à penser la souveraineté partagée entre des existences singulières et communiquant de ne pas com­rnunier »; et une deuxième, dans le texte « rinsacrifiable », qui est, à l'origine, une intervention à un séminaire datant de 1989. Dans ce texte majeur, Nancy rappelle la dimension aussi permanente que centrale du sacrifice dans la pensée de Bataille - un sacrifice qui en appelle au sacrifice de la pensée elle-même: « Comme on le sait, la pensée de Bataille ne se marque pas seulement par un intérêt particu­lier pour le sacrifice: elle en est obsédée, et fascinée. [ ... ] Comme on le sait encore, Bataille ne voulut pas seulement penser le sacrifice, il voulut penser selon le sacrifice, et il voulut le sacrifice lui-même, en acte, et à tout le moins il ne cessa de se présenter sa pensée comme un nécessaire sacrifice de la pensée37• »

Touchant à ce qui, de Bataille, s'excrit dans un certain abandon lui­même déconstructible, voilà que Nancy communique à l'écriture et à

chapitre de Corpus intitulé: « Ce qui, d'une écriture, n'est pas à lire )}, p. 76 sq: « Ce qui, d'une écriture et proprement d'elle, n'est pas à lire, voilà ce qu'est un corps. » C'est que la lecture relève ici d'autre chose que du déchiffrement pur et simple. Elle est affaire de tact et de contact, mais d'un tact, Nancy y insiste, qui ne donnerait pas accès à la présence, dans la mesure où il est local, modal, fractal. La signifi­cation, critiquée dans Corpus dans la mesure où elle opère une fixation indue du sens, ce serait peut-être, précisément, ce qui s'établit dans l'oubli ou le déni du modal. 36. Article paru initialement dans le n° 4 de la revue Aléa dirigée par Jean-Christophe Bailly, avant d'être repris dans le livre La Communauté désœuvrée, Bourgois (1986), nouvelle éd. revue et augmentée, 1990. Cf l'historique fait par J.-L. Nancy lui-même, dans La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 103-104, puis dans La Communauté affrontée, Galilée, 2001, p. 37-38. 37. PF. Ce sacrifice n'est pas sans évoquer ce mot terrible de L'Expérience intérieure: « La pensée (à cause de ce qu'elle a au fond d'elle), il faut l'enterrer vive)}.

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la pensée de Blanchot une forme d'ébranlement souterrain, le toucher du sens produisant la résonance des textes qui s'entrechoquent et s'en­tre-répondent: La Communauté inavouable de Blanchot (1984), qui est, comme le note Nanc-ylui-même dans La Communauté affrontée> une réponse à l'article de 1983 sur « La Communauté désœuvrée »,

contient, au chapitre « La communauté négative», un passage sur Bataille que l'on ne peut pas ne pas lire comme une adresse latérale à Nancy sur la question du sacrifice. Tentant de sauver Acéphale, où « le sacrifice [ ... ] fonde la communauté en la défaisant», Blanchot écrit, à la fin d'une note importante, qu'on peut voir là « le passage à une tout autre sorte de sacrifice, lequel ne serait plus meurtre d'un seul ou meurtre de tous, mais don et abandon, infini de l'abandon. [ ... ] Ce qui lie Acéphale au pressentiment d'un désastre qui trans­cenderait toute transcendance38

• » Blanchot tente donc de sauver la communauté sacrificielle d'Acéphale en tant que celle-ci figurerait le sacrifice du sacrifice, le sacrifice se trouvant suspendu dans le renonce­ment au sacrifice. Une forme d'immémorial se trouverait fondée au lieu mythique du meurtre, celui fût-il suspendu dans le renoncement même à l'acte dont l'étrange performatif négatif est ce qui maintient elle-même en suspens la communauté impossible d'Acéphale. Toucher au sacrifice, c'est aussi, du même coup, toucher à une certaine moda­lité de l'écriture et de la pensée, en tant que celles-ci se représentent et se vivent sous une modalité sacrificielle, celle que Derrida a mise au jour chez Rousseau, et celle aussi que Nancy a pointée chez Bataille, chez qui un certain sacrifice de la pensée est en jeu. Répondant à la réponse de Blanchot dans La Communauté affrontée, et à ce qui, de cette réponse, sonne comme un secret reproche39, c'est à 1'« avec»,

38. M. Blanchot, « La communauté négative », in La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1984, p. 32, note 1. 39. Cf La Communauté affrontée, op. fit., p. 38: « [ ••• ] j'étais aussi saisi par le fait que la réponse de Blanchot était à la fois un écho, une résonance et une réplique, une réserve, voire à quelque égard un reproche. » Mais Nancy interprète ce « reproche » comme une intimation secrète, celle « de ne pas en rester à la négation de la communauté communielle, et de penser plus avant que cette négativité ... »

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dans sa sécheresse et sa neutralité, que Nancy donne le pas sur le « co » de la communauté. Il y a là l'indice d'un pas de côté par rap­port à Blanchot, d'une différence dans l'entente de la pensée, et, par conséquent, dans l'entente du « dehors ». Par la suite, Nancy pointera nettement, dans « Linsacrifiable », et toujours au sujet de Bataille, la façon dont une économie sacrificielle cornmande, ou est comman­dée par, un certain rapport au dehors entendu comme absolu - de cette absoluité de l'absolu, on trouvait déjà, dans La Communauté désœuvrée notamment, la plus rigoureuse des critiques40 • C'est qu'il y va de cette limite où le sacrifice se défait, où s'avère le fait qu'il n'y pas de "dehors": « Le sacrifice occidental répond à une hantise du « Dehors» de la finitude, aussi obscur et sans fond que soit ce « dehors ». Par elle-même, déjà, la « fascination» désigne cet obscur désir de communier avec ce dehors41

• » Nancy ajoute, quelques lignes plus loin: « "Rien" n'est pas un abîme ouvert au-dehors ». Différence topologique infime mais insistante, avec Blanchot, chez qui il y a à la fois la position de « rien» (le farneux: « rien est ce qu'il y a, et d'abord rien au-delà ... » dans la « scène primitive» de L'Écriture du désastre) et le maintien d'un Dehors absolu, comme pré-originaire. Dans le cha­pitre « Labsence de livre» qui clôt L'Entretien infini, Blanchot forge une fable très singulière où l'écriture (et la loi qui en est le corollaire) s'érige sur fond de l'occultation d'un dehors absolu, d'une « écriture hors langagé2 ». C'est bien le sacrifice, suspendu-conservé, qui passe de Bataille à Blanchot, figurant l'insacrifiable au cœur vide de l'excrit. La dé-scription selon Blanchot se tient contre, tout contre, ce que Nancy a nomrné la « struction », et qui est peut-être, chez lui, l'in-

Lon ne peut que souscrire à cette interprétation, tout en soulignant qu'elle comporte, comme un tiers silencieux, le nom même de Bataille. 40. cy La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 17-18, et notamment p. 18: « La logique de l'absolu fait violence à l'absolu. Elle l'implique dans un rapport qu'il refuse et exclut par essence. »

41. Cf « Linsacrinable", in PP, p. 103. 42. Cf M. Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 626: « Écrire, le rapport à l'autre de tout livre, à ce qui dans le livre serait dé-scription, exigence scripturaire hors discours, hors langage. Écrire au bord du livre, en dehors du livre. "

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constructible fait du monde. Derrida, dans « Pas », écrit que l'écriture de Blanchot est une invitation à « penser autrement le "hors la lan­gue" de la pensée ». Il me semble que la struction, telle que Nancy a commencé d'en élaborer la question, est, à bien des égards, bien plus proche de ce que Deleuze nommait« plan d'immanencé3 », que de ce dehors-là, dont il faut entendre à la lettre la teneur de dé-scription.

J'avancerai, pour finir, une hypothèse. La voix - et avec elle une certaine conception de la vocalité, de la résonance, de l'auto d'une auto-affection qui (se) reviendrait sans revenir à soi - ne se tient-t-elle pas à l'horizon de ce que Nancy - saisissante formule - nomme la « chose-dehors» de la pensée? Les angles les plus nets de cette ques­tion que je ne puis traiter ici exhaustivement se trouvent, à mon sens, dans le triptyque que composent à bien des égards Une Pensée finie, Le Poids d'une pensée, et La Pensée dérobée. J'en ferai résonner deux passages. Un extrait, tout d'abord, de La Pensée dérobée, sur l'écriture comme résonance de la voix: « [ ... ] lors même que je parle seul et silencieusement "dans ma tête" (comlne on croit pouvoir dire), c'est­à-dire lorsque je pense, j'entends une autre voix dans ma voix ou bien j'entends ma voix résonner dans une autre gorge. r"écriture" est le nom de la résonance de cette voix [ ... ]44. » La structure de la voix telle que Nancy la décrit serait alors homologue à celle de l'autre pensée, la voix se faisant, à son tour, voix-dehors. C'est ce qui ressort de l'étonnant Vox clamans in deserto, dans Le Poids d'une pensée, cet essai de comparution sonore des voix du Zeitgeist: « Une voix a sa voix hors d'elle-même, elle n'a pas en elle sa propre contradiction

43. Cf la définition qui est donnée du plan d'immanence in G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie? éd. de Minuit, 1991, p. 59: « C'est le socle de tous les plans, immanent à chaque plan pensable qui n'arrive pas à le penser. Il est le plus intime dans la pensée, et pourtant le dehors absolu» [je souligne]. 44. Cf « Répondre du sens », P, p. 169 (je souligne). Cf également p. 170 pour l'équivalence suivante: « récriture est donc la résonance même de la voix, ou la voix en tant que résonance, c'est-à-dire en tant que renvoi en soi-même, à travers la distance d'un "soi", à la "mêmeté" qui lui permet de s'identifier [ ... ].»

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ou bien, en tout cas, elle ne la supporte pas: elle la jette au-devant d'elle. Elle n'est pas présente à soi, elle est seulernent une présentation au-dehors, un tremblement qui s'offre au-dehors, le battement d'une ouverture - encore une fois, un désert étalé, exposé, avec les couches d'air qui vibrent dans la chaleur. Le désert de la voix au désert, toute sa clameur - et pas de sujet, pas d'unité infinie, ça part toujours dehors, sans présence à soi, sans conscience de soi45 • »

La pensée, ce serait alors le corps d'une voix qui (se) touche, cette voix qui est comnle la voix-dehors répondant à la chose-dehors de la pensée. La déposition du négatif, ce serait à montrer longuement, constitue sans doute l'acte de foi de cette pensée (du) dehors, l'in­sensé de son geste, au sens où l'insensé est ici comme ce pas-de-sens par lequel le sens se soulève de terre.

Mais la pensée, fût-elle autre pensée, ne saurait épuiser le tout du monde. Reste le monde, et cette pensée « tout entière à venir », dont il est dit, dans La Comparution: « Ce ne sera pas une "pensée" au sens qu'on donne à ce mot. Ce sera quelque chosé6 ». Ce qui ouvre aussi bien sur le divorce entre la pensée et la chose, que sur la pensée envi­sagée comme dessin, forme et tracé ouvrant, ce qui est nonlmé, dans Le Plaisir au dessin, « la pensée de la chose, c'est-à-dire sa formation, sa re-formation ou sa transformation en véritë7• »

Là où c'est, elle advient ...

45. J.-L. Nancy, « Vox damans in deserto », in Pp, p. 32. Tout ce développement sur la voix comme voix du dehors pourrait être mis en rapport avec ce qu'écrit Blanchot dans le très important chapitre de L'Entretien infini, « La voix et l'écriture, l'humanisme et le cri », op. cit., p. 387: « Il faudrait se demander pourquoi, à une époque où la littératme, par l'exigence romantique et d'une manière déclarative, tend à prendre le pouvoir, c'est cependant la voix qui est privilégiée et c'est le privilège de la voix qui s'impose à l'idéal poétique. La voix, mais non pas la parole. La voix, qui n'est pas alors seulement l'organe de l'intériorité subjective, mais est au contraire le retentissement d'un espace ouvert sur le dehors. » Il s'agit d'un chapitre dont Nancy commente la position d'« absenthéisme» au chapitre "Le nom de Dieu chez Blanchot" de La Dédosion, (DécoJlStruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005, p. 129 sq. 46. J.-L. Nancy, La Comparution, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. « Titres », p. 67. 47. J.-L. Nancy, Le Plaisir au dessin, Lyon, éd. Hazan et Musée des Beaux-Arts de Lyon, 2007, p. 15.

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FOI, RIEN, DÉCLOSION

Alfonso Cariolato

« La fidélité est fureur du futur. »

Edmond Jabès

Peut-être ne peut-on commencer que par une question. Mais une question que l'on sait déjà sans réponse, parce que le champ qui s'ouvre par cette question concerne le questionner même, son statut, sa forme, son sens. Et pourtant, on ne peut que poser la ques­tion, parce qu'il semble qu'en cela consiste la philosophie ou que, de cette façon tout du moins, s'est imposé un savoir, celui de Socrate, que Platon a ensuite défini comme « philosophique ». Et il s'agit sans aucun doute ici de philosophie. Ou mieux: d'une pensée; et d'une pensée de notre temps - j'ajouterais même - de la pensée de notre temps. Non pas que l'œuvre de Jean-Luc Nancy résume ou exempli­fie le temps qui est le nôtre - c'est ce qu'il ne faut demander à aucune pensée. La raison demeure plutôt dans le fait que le travail de Nancy a, pour ainsi dire, la même consistance que le présent, c'est-à-dire un trait à la fois de proximité et d'extranéité, de précipitation et d'iné­luctabilité, qui travaille son écriture de l'intérieur, qui la traverse, la consume même.

Cette œuvre - qui fait du dehors, de l'ouvert, du fini, l'espace même de la pensée - se révèle elle-même toujours tendue à la limite, Iuue par une urgence, vibrante malgré sa plasticité déjà presque classi-

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que, et d'une certaine manière insaisissable, fuyante, toujours au-delà d'elle-même. Elle vise, malgré tout, à proferer encore (et je souligne le mot « proferer») l'essence offirte de la chose et du monde - offirte, c'est-à-dire « exposée à être - ou à exister - hors de l'être en tant que sirnple subsistance l », et qui reste cependant - voici la sagesse la plus profonde de cette œuvre - chaque fois toujours à dire, à penser. Un peu comme si, en disant la chose de la pensée, c'est-à-dire en disant la chose même qui est toujours en jeu dans toute pensée, dans l'exactitude admirable de la formulation - on entendait malgré tout dans cette voix une autre voix, presque un écho persistant qui répé­tait:« ce n'est pas ça! »,« il y a autre chose ... ». D'ailleurs, le présent dont on parle ici n'a rien à voir avec une présence pleine, accomplie, définie, mais c'est le présent portant l'avenir qui surgit chaque fois d'un passé sans origine; c'est l'exposition, ou encore - dit de manière rapide - le ternps, simple et complexe, splendide et déchirant, riche et indifférent, de l'exister tout court.

*

Or, la déconstruction du christianisme est le dernier sujet de la pensée de Jean-Luc Nancy. Et, en tant que« dernier », il oriente para­doxalement toute son œuvre précédente vers un avenir imprévisible. Il ne s'agit pas seulement d'un travail de démontage à l'intérieur du monothéisme, visant à retrouver ce que la tradition philosophique a mis de côté ou traduit trop rapidement en des termes philosophiques. Dans le cas du christianisme, en effet, il s'agit de suivre le rythme complexe de la déclosion qui, d'une part, ré-ouvre le christianisme à ce qui semble hors de lui et, d'autre part, ouvre la raison à ce que les Lumières croyaient avoir éloigné d'elle, à savoir la triple vertu théo­logale « foi-espérance-charité ». Mais - voilà enfin la question - que se passe-t-il avec la déclos ion ? Que se passe-t-il pour la philosophie,

1. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1990, p. 205.

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pour la pensée? Il est évident, en effet, que la déclosion n'est pas seulement une idée, un contenu de la pensée indiquant un mouve­ment de déstabilisation « du systèrne de l'étant en totalité »2 qui naît à l'intérieur même de la clôture métaphysique. Avec le thème de la déclosion il en va tout d'abord de la pensée même. C'est la pensée qui se meut, s'ouvre - qui est ouverte - et s'abandonne, sortant d'une sorte de rigidité ou d'auto référence immobilisée.

La déclos ion est d'abord déclosion de la pensée. Dire qu'elle est un « acte» de la pensée, ce serait déjà trop dire; en elle, la pensée ne sait même pas qu'elle agit ou mieux: elle ne sait pas bien ce que veut dire pour elle « agir ». La déclosion est plutôt la pensée qui s'étend, qui hésite et se meut à tâtons dans la surprise et dans l'inquiétude. Il ne s'agit peut-être même pas d'un mouvement, mais d'un réflexe, d'une contraction, d'un spasme, d'un battement. La déclosion est la pen­sée qui entend battre son propre cœur comme s'il était le cœur d'un autre. Et Jean-Luc le sait bien. Le cœur bat toujours ici et ailleurs; mon cœur est toujours le cœur d'un autre. On existe et on pense tou­jours dans 1'« espace entre deux battements », mais des batternents, on ne peut rien savoir, sauf qu'un jour ils ont comrnencé à battre et qu'un jour ils s'arrêteront. Et pourtant l'intervalle entre deux battements, tout intervalle, ce presque rien, n'est pas peu de chose; en lui on peut entendre, pour utiliser une image de l'écrivain David FosterWallace, « une Heure sans fin qui allonge ses ailes de rnouette d'un battement du [ ... ] cœur à l'autre» (pas seulement le présent, rnais le « inter-beat Present3 », le présent intra-battement). Voici une pensée de l'inter­ruption, c'est-à-dire une pensée qui s'ouvre et ne cesse pas de finir chaque fois parmi deux interruptions, deux battements du cœur de la chose, et qui dans cela s'écarte d'elle même. Une pensée rythmée du dehors ou par le dehors. Et pourtant, j'insisterais plus sur cette tenue

2. J.-L. NanGy, Ouverture, in La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005,

p.17. 3. «An endless Now stretching its gull-wings out on either side of his heartbeat », D. Foster Wallace, Infinite jest, London, Abacus, 1997, p. 860 (c'est moi qui traduis).

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suspendue, pleine de bruits, de souffles, de turbulences, sur cette dis­tension, cette durée sans durée ou bien, mieux, cette tenue sans tenue parrni deux battements, plutôt que sur les interruptions mêmes. On peut dire que c'est tout d'abord la pensée, la pensée finie, qui fait avec la déclosion, « une [véritable] expérience au cœur ».

*

Or, le christianisme - en laissant ici de côté toute la complexité, la généricité et l'ambiguïté de ce mot - est « l'exigence d'ouvrir dans ce monde une altérité ou une aliénation inconditionnelle ». Et il n'y a pas de philosophie, il n'y a pas de déconstruction sans cette exi­gence de l'inconditionné; et Nancy ajoute - pour dissiper le moindre doute - que c'est en cela que réside le « sens exact» de « la raison kantienne », « de la Destruktion heideggérienne de l'ontologie et de la "déconstruction" derridienne » aussi bien que des « lignes de fuite de Deleuze ».4 Linconditionné traverse la pensée comme un vent léger, et en déplace sans cesse l'activité, la fait pdtir dans tous les sens du terme. C'est pourquoi Nancy écrit: « La raison exige l'inconditionné. e' est sa passion. Elle exige cela qui ne dépend de rien de préalable, d'aucune condition déjà posée. Si j'admets une condition, un préala­ble, je ne peux pas commencer à philosopher5• »

Ainsi, au centre de l'expérience de la pensée, c'est-à-dire au cen­tre de l'acte par excellence qu'est la pensée, il y a une passion. Et il faut insister - pour utiliser le langage hégélien - sur le « négatif» de cette passion, sur la passivité de la passion, à savoir, sur le fait que la pensée ne peut même pas penser sa passion sans la nier en tant que passion, elle ne peut pas s'en détacher et l'objectiver, mais ne peut qu'en faire l'expérience, et se laisser traverser par elle, s'y aban­donner. Linconditionné, en effet, n'est rien et on ne peut rien en

4. J.-1. Nancy, Ouverture, in La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), op. dt., p. 17. 5. J.-1. Nancy, Chroniques philosophiques, Paris, Galilée, 2004, p. 9-10.

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faire. Ce n'est pas une donnée, ce n'est pas un principe, ce n'est pas 1: d' '" un Ion ement, ce n est pas une cause, ce n est pas un etant, ce n est

pas Dieu. Linconditionné est l'existence sans fondement, sans cause, sans raison - la position absolue de la chose, comme le dit Kant et, de façon différente, le dernier Schelling; bref, ce qui en des ternIes chrétiens s'appelle: creatio ex nihilo, que Nancy considère plus en soi que comme l'expression du rapport entre principe et conséquences du principe: [c'est-à-dire comme un] « sortir de rien, ou rien (res, la chose) comme nlatière premièré ».

Cette passion pour l'inconditionné, donc, ce négatif, est ce qui ouvre la pensée, et l'empêche de se replier sur elle-même. On pourrait dire: c'est la condition sans condition de sa liberté. Le tonos, la tension, l'ef­fort de la pensée, ne demeure pas dans l'acconlplissement de la chose - « ceci, cela, l'être ou l'étant, le rnonde, la chose »7 ont leur perfection toujours au-dehors de tout ce qui est donné. La pensée se mesure avec l'incommensurable de la chose - c'est pourquoi l'excès est ce qui en déternlÏne la dénIarche, l'ethos. Et c'est en cela que demeure aussi toute sa rigueur: dans cette fidélité envers la chose. Foi ou fidélité à rien, donc, parce que justement « la foi est une conduite, non l'adhésion à un message ».8 Il faut relire en ce sens, l'epekeina tès ousias, le « par-delà l'étant », de Platon. Le christianisnIe oblige finaienlent la raison à se mesurer avec la chose dans une fidélité inconditionnée; mais il s'agit de « la fidélité à une absence et [de la] certitude de cette fidélité en l'ab­sence de toute assurance ».9 Foi de la chose, foi de la pensée.

*

6. J.-L. Nancy, Lettre à Simon Hantaf (sans date), in S. Hantaï, J. Derrida, J.-L. Nancy, La connaissance des textes. Lecture d'un manuscrit illisible, Paris, Galilée, 2001, p. 15. 7. J.-L. Nancy, Prière démythifiée, in La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), op. cit., p. 192. 8. J.-L. Nancy, Une expérience au cœur, in La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), op. cit., p.120. 9. J.-L. Nancy, Déconstruction du monothéisme, in La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), op. cit., p. 56.

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Je sais bien que la tentative de thématiser une « logique de la foi» cornporte des implications complexes et d'une portée très vaste. Pour nous limiter à l'éthique et à la politique, on peut, et il faudra, relire la dimension de la singularité commune, de l'être-avec entendu comme transcendance non substantielle qui résiste à l'imlnanence infinie de la violence, la relire donc à partir de la foi entendue non pas comme certitude en une présence pleine et substantielle, mais comme la fidé­lité d'une singularité parmi d'autres singularités, distribuées, placées, espacées par la partition qui les rend réciproquement autres. Lexister et l'agir dans le monde, l'éthique et la politique enfin ouvertes non seulement à leur absence de fondement (et donc à l'Ab-gründigkeit dont parlait Heidegger lO

), mais surtout à cette fidélité paradoxale qui fait qu'on vit dans le monde comrne si on était hors du monde, n'ayant plus la volonté de nommer, de surdéterminer ou, pire, d'im­poser à ce « dehors» une quelconque identité enfermée dans une réflexion de soi aussi infinie que stérile. Tout a été dit et tout est encore à dire en ce qui concerne « la mort, le monde, l'être-ensem­ble, l'être-soi, la véritéll ». Les mots d'Holderlin résonnent encore: «Viens dans l'Ouvert, ami12 ! », ces mots auxquels l'œuvre de Nancy - et de Philippe Lacoue-Labarthe - auront été, à leur façon, fidèles.

Et pourtant, la question dont je suis parti concernait la déclosion et la pensée. Et c'est encore sur la pensée que je voudrais revenir pour conclure, parce que la déconstruction du christianisme n'est ni un discours sur la religion, ni une philosophie de la religion, mais regarde tout d'abord le sens de la pensée, son propre être pensée, donc l'ouverture de son rapport à soi. En d'autres termes: la déclo­sion révèle que l'être-à-soi de la pensée n'appartient pas à la pensée,

10. Cf, entre autres passages, M. Heidegger, Beitriige zur Philosophie (Vom Ereignis), hg. von F.-w. von Herrmann, Klostermann, Francfort/Main, 1989 (= Gesamtausgabe, t. 65), § 147, p. 269. 11. ].-L. Nancy, Ouverture, in La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), op. cit., p. 18. 12. « Komm! ins Offene, Freund!», La promenade à fa campagne, in F. Holderlin, Œuvres, éd. par Ph. Jaccottet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 803.

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mais l'ouvre inconditionnellement à la chose, au monde. La pensée, en effet, ne pense que dans la surprise qui lui vient de l'avenir (de la réalisation) de tout ce qui est - dans une stabilité toujours incertaine, à l'image de celui qui avance dans une aube imminente, et cependant toujours lointaine. On pourrait aussi dire que la déclosion est, pour la pensée, une sorte d'annonce (ou bien, si l'on veut, la déclos ion est l'Annonciation qui est la nôtre), laquelle dit à peu près (tout simple­luent, rnais il faut ajouter que cela est le difficile mêrne) : « Pour l'es­sentiel, on est finalement hors de la représentation. La pensée repré­sentative - et donc même la critique de la pensée représentative - est finie ». De cette manière, une tâche immense s'ouvre, et c'est ici que nous nous touchons, que nous sommes. La déclosion (avec l'Aufhe­bung de Hegel et la Verwindung de I-Ieidegger) est le premier pas, juste un pas - il nous reste encore à parcourir l'océan infini ouvert par la mort de Dieu, dont parlait Nietzsche dans Le gai savoir (§ 124).

Jacques Derrida écrit: « Si la philosophie a eu lieu - ce qu'on peut toujours contester _.- c'est seuleluent dans la mesure où elle a formé le dessein de penser au delà de l'abri fini 13. » Non pas au-delà du fini, donc, mais au-delà de « l'abri fini ». Ni mêrne de la finitude, en effet, la pensée peut se faire un abri, qui deviendrait tout de suite un féti­che, une idole. Voilà donc toute l'urgence de penser une « logique de la foi ». Non seulement parce que la foi a sa logique que la théologie et la philosophie depuis le Moyen Âge n'ont cessé d'analyser, rnais -bien plus encore - parce qu'il n'y a pas de logos qui ne participe à la dimension de l'alogon et qui ne soit, de quelque manière, touché par l'expérience de l'offrande, qui est - comme l'écrit Nancy - « le futur d'un don, et/ou le don non donné d'un futur14 ».

(Cela ouvre toute la question, immense, de la grâce, de la cha ris - une grâce toujours à contretemps, imprévue, inattendue - qui par ailleurs est le propre sans propriété de la finitude même).

13. J. Derrida, Cogito et histoire de la folie, in L'Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 90, n. l. 14. « Offiù; c'est présenter ou proposer - non pas imposer le présent, comme un don », J.-L. Nanc}', La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 275.

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La pensée qui vient, alors, avec la déclosion, est une pensée extrême, fidèle à rien d'autre qu'à l'inaccessibilité au sens, qui est pourtant la condition paradoxale d'accès au sens - et, pour cette raison, une pensée exposée à tous les cris, les douleurs et les joies du monde. Une pensée qui enlève, qui fàit de l'espace; une pensée qui se retire sans pour autant être une pensée du renoncement ou du sacrifice. Une pensée qui désire et qui cherche. Oui, je le dirai: une pensée d'amour.

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ENSEMBLE SANS L'ÊTRE, GRÂCE À RIEN

Martin Crowley

On Margate sands. 1 can connect Nothing with nothing.

T.S. Eliot

Supposons qu'il n'y a pas de dieu. Ni avec minuscule, ni avec majuscule. Allons tout de suite plus loin, pour éprouver cette sup­position comme - par exemple - ce que Nancy appelle, à propos de Nietzsche (et aussi de Bataille), « une expérience au cœur1 ». Cette expérience n'est autre que celle décrite comme suit par Blanchot, au titre - peut-être - d'« (une scène primitive?) »:

Ce qui se passe ensuite: le ciel, le même ciel, soudain ouvert, noir absolument

et vide absolument, révélant (comme par la vitre brisée) une telle absence

que tout s'y est depuis toujours et à jamais perdu, au point que s'y affirme et

s'y dissipe le savoir vertigineux que rien est ce qu'il y a, et d'abord rien au­

delà. Linattendu de tette scène (son trait interminable), c'est le sentiment de

bonheur qui aussitôt submerge l'enfant, la joie ravageante dont il ne pourra

témoigner que par les larmes, un ruissellement sans fin de larmes 2.

1. J.-L. Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005, p. 117-23. 2. Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 117.

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Révélation vide, de rien, du rien: deux fois rien, sans doute. Rien au-delà, d'abord: il y a ce qu'il y a, ce qui reste quand il n'y a rien d'autre. Mais aussi, et par conséquent (et comrne Nancy, plus que tout autre, l'aura inlassablelnent montré): ce rien qui, ici, fait que cette imrnanence ne se renferme pas sur elle-même, qu'elle soit au contraire ordonnée au rythme de l'espacement, de l'écart, de l'inter­valle. Heureusement (d'où ces larmes de joie): ce qu'il y a, ce sont des corps, singuliers pluriels, ensemble les uns avec les autres grâce à cet espacement. « Il n'y a pas qu'une chose au monde », écrit Nancy dans Le sens du monde,

et c'est comme ça qu'il y a quelque(s) chose(s). S'il n'yen avait qu'une, il n'y

aurait que temps pur, durée immobile. Mais il y en a plus d'une, et cela veut

moins dire qu'il yen a plusieurs fois une, que cela ne veut dire: le plus d'un

[ ... ] est ce plus que l'un dans le présent de l'un, son excès qui l'écarte en soi

de soi. Son senSJ.

Toujours plus d'un corps: corps humains, animaux aussi, célestes même, newtoniens - et peut-être jusqu'au niveau des quanta, là où il n'y aurait plus de corps - ou du moins toujours plus d'un -, où il n'y aurait précisément que cet espacernent. « L'entre-Ies-corps ne réserve rien », nous dit Corpus, « rien que l'extension qu'est la res elle­rnême, la réalité aréale selon laquelle il arrive que les corps sont entre eux exposés4 ». C'est le fait qu'il n'y a rien au-delà, qui fait qu'il y a le dehors. Mon propos ici, ce sera donc plus ou moins cela: du rien au-delà à l'ensemble - heureusement désajusté - des corps.

3. Jean-Luc Nancy, Le Sem du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 109. 4. Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000, p. 104.

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DÉCONSTRUCTIONS

LE DÉSA]OINTEMENT DES PIERRES ET LE REGARD DIRIGÉ VERS LE VIDE

Dans 1'« Ouverture)} de La Déclosion, comme bien sûr ailleurs, Nancy écrit à propos du christianisme qu'il comporte « le mouve­ment d'une déconstruction », à savoir « le désajointement des pierres et le regard dirigé vers le vide (vers la chose-rien), leur écartement5 ». Excédant la volonté de ce mêrne christianisme de combler le vide qu'il aurait introduit, ce IIlouvement donne de la sorte sur ce dehors paradoxalement immanent (<< la chose-rien ») qui fàit de la finitude l'espacement, l'ouverture du monde qui « n'est pas hors de lui, bien qu'elle ne soit pas non plus dedans, [ ... ] n'est pas un autre monde ni un outre-monde, puisqu'elle ouvre ce monde à lui-rnêrné ». Ouverture de la finitude que Nancy appelle aussi « l'infini actuel»: « l'acte donc, la présence actuelle et active du rien en tant que chose (res) de l'ouverture même. Ici et IIlaintenant, la mort, la vérité, la naissance, le monde, la chose et le dehors7

• » « Lêtre se franchit ainsi à tout instant », pouvons-nous lire dans Le Sens du monde: pénétré par l'impénétrable, comme Nancy l'écrit de la pensée, le rnonde est ouvert à et par une « altérité constitutive» que le nom de Dieu, ou du divin, aura eu pour fonction d'indiquer8

• Admettant bien entendu que « ce nom peut assurément être rejeté pour beaucoup de raisons », Nancy insiste néanmoins sur la nécessité de passer par 1'« épreuve» de penser ce qui excède la pensée; de pousser la fidélité à la pensée

Jusqu'à cette foi de rien du tout: fidélité pensante, au-delà du concept [ ... J, pensée confiée à ce qui lui vient d'ailleurs car de nulle part, de la part nulle de

rien, et ainsi foi qui n'est en somme rien - que cette infime extrême touche

de pensée posée sur ce rien 9.

5. La Déclosion, op. dt., p. 21. 6. Ibid., p. 102. 7. Ibid., p. 20 n. 2. 8. Le Sens du monde, op. dt., p. 107; La Déclosion, op. tit., p. 103 (voir aussi p. 22). 9. La Déclosion, op. cit., p. 22, 104.

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La part nulle de rien: pas de dieu, rien d'autre que le monde comme monde, « Seul jusqu'au bout, rectangle noir ouvert lO ». Rectangle noir pris cornme figure dans le texte de Granel que Nancy commente ici; référence sans doute aussi au carré noir de Malevitch, cet icône qui, ne renvoyant à aucun au-delà, assume ainsi l'immanence du dehors, pour en devenir l'icône de sa propre finitude, ouverture du monde en tant que tel.

VIDER RIEN DE TOUTE PRINCIPIALITÉ

« Il n'y a pas de dehors du dehors où tout présent s'espace », nous dit Le sens du monde, et aussi: « Rien: le fait du monde, un être-le-là qui tout d'abord est l'ici de ce monde-ci, sans création d'où il proviennell . » Le dehors ne cache rien (<< n'a lui-même ni dehors, ni dedansl2 »), et ce rien n'a pas à attendre quelque révélation que ce soit. Aux antipodes de cette révélation divine dite absconditas in contrario (cachée dans son contraire), le rien est évident: manifestement, il y a les corps, espacés. Si, pour Nancy, il faut distinguer « l'idée de creatio ex nihilo [ ... ] de toute forme de production ou de fabrication », c'est que cette idée nommerait plutôt « un rien de principe, rien que cela qui est»: ce qui empêche de « faire principe de rien ». « Cela veut dire: vider rien (rem, la chose) de toute principialité: c'est la création 13. » Le rien ne recèle aucun principe; et surtout, il ne se cache pas comme principe. Il n'est pas par conséquent susceptible d'être transformé en quelque ressource positivante, capitalisante, dialectique: sa négativité heureuse ruine tout emploi que l'on imaginerait en faire. C'est la création.

En quoi le rien (la chose même), c'est aussi l'existence - en ce qu'elle a d'insacrifiable. La finitude « n'est pas un "moment" dans un procès et dans une économie », écrit Nancy. « Lexistence finie n'a pas à faire

10. Ibid., p. 104. Il. Op. cit., p. 107,235. 12. Ibid., p. 240. 13. La Déclosion, op. dt., p. 39.

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jaillir son sens par un éclat destructeur de sa finirude l4 . » Le sens de l'existence n'étant en rien caché,

l'événement de l'existence, le « qu'il y a », veut dire qu'il n'y a rien d'autre.

[ •.. ] « Rien» aHirme la finitude, et pas un abîme ouvert au-dehors. « Rien»

affirme la finitude, 'et ce « rien », aussitôt, ramène l'existence à elle-même, et

à rien d'autre. Ilia désubjective, lui ôtant toute possibilité de s'approprier par

autre chose que par son seul événement, avènement. Lexistence, en ce sens,

c'est-à-dire en son sens propre, est insacrifiable 15•

Le rien, l'écart, l'espacement de l'existence n'en cache ni le sens, ni le salut: nous n'avons pas à être sauvés d'une existence qui n'est en rien fautive. « Au contraire », écrit Nancy, « l'existence consiste à faire dans le monde l'expérience de ce qui n'est pas de ce monde sans être pour autant un autre mondel6 ».

Pas de faute, ni de salut, ni de sacrifice: car l'existence n'a besoin d'aucune justification. Lexistence de chaque un et de chaque une, à laquelle nous sommes exposés, échappe sans fin aux tentatives renou­velées d'abus nihilistes qui cherchent par définition à transformer le rien en néant, à faire de la chose même matière à exploiter. Qu'elle y échappe ne doit nullement nous rassurer: l'exploitation n'en est pas en quelque sorte déjouée. Mais l'existence insacrifiable s'affirme tout de même, dans et contre cette exploitation qui s'imagine pouvoir en user, qui part de ce mythe pour en briser toujours davantage les corps. Elle s'affirme en partie comme résistance à l'équivalence générale, comme l'éclat de l'existence singulièrement plurielle, comme acte de l'infini actuel, selon lequel « l'absence de prix est cela qui s'inscrit et qui s'ex­crit avec chaque existence comme sa présence éternelle, immédiate­ment dans le monde hors le monde, instantanément éternellel7 ».

14. Jean-Luc Nancy, Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990, p. 101. 15. Ibid, p. 103-104. 16. La Déclosion, op. cit., p. 120. 17. Ibid., p. 122.

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C'EST AINSI QU'IL NOUS FAIT COMPARAÎTRE ET RÉPONDRE DE LUI

éflaque existence: car il y en a plus d'une. Grâce à l'écart qui fait que c'est ensemble que nous sommes, que cela plaise ou non. Mais, encore une fois: cela ne doit nullelnent nous réconforter. Que l'exis­tence - chaque existence - soit insacrifiable, cela n'a rien d'apaisant. Puisque ce que j'appelle ici l'abus, l'exploitation - ce que Robert Antelme, pour sa part, a appelé le faux et le fou:

un corps mourant de faim, un corps torturé, une volonté brisée, un regard vidé,

un charnier de guerre, une condition bafouée, refoulée, et aussi une dérélic­

tion de banlieue, une errance de migrant, et même un désarroi de jeunesse ou

de vie.i1lesse, une insidieuse privation d'être, un bousillage, un barbouillage de

bêtise, cela existe. Cela existe en tant que déni de l'existence. [ ... ] Ce déni, où

qu'il advienne, atteint toute l'existence, car il touche à l'en de l'en-commun. Et

c'est ainsi qu'il nous fait comparaître et répondre de lui, c'est-à-dire de nous 18.

C'est précisélnent parce qu'elle vise l'écart (l'existence insacrifia­ble), l'entre-deux de notre être-ensemble, qu'il faut qu'au nom de cette existence nous articulions cet être-ensemble en quelque chose comme une résistance active à l'exploitation sacrificielle. Car

pareille pensée n'est pas seulement en pensée: dès maintenant, et comme

déjà hier, il est pratiquement manifeste et nécessaire - de la nécessité et de

l'évidence du monde - que la lutte est définitivement et d'emblée affaire

d'égalité concrète et de justice effective 19.

Si le rien - qui est et qui fait « l'évidence du monde» - ruine tout principe, l'espacement demande d'être affirmé au nom de la résis-

18. Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, La Comparution: Politique à venir, Paris, Christian Bourgois, « Détroits », 1991, p. 97-98. Voir aussi Robert Antelme, L'Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 230. 19. Jean-Luc Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 60.

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tance ruineuse qu'il est, contre cette exploitation qui cherche à en tirer abusivement profit. (J'irai jusqu'à dire: et c'est la déconstruction même.) Si la création veut dire, comme nous l'avons vu, « vider rien [ ... ] de toute principialité », ce geste ira jusqu'à contester cette prin­cipialité-Ià qui ne voit dans rien qu'un espace vierge prometteur de gains éventuels. Ainsi:

Créer le monde veut dire: immédiatement, sans délai, rouvrir chaque lutte

possible pour un monde, c'est-à-dire pour ce qui doit former le contraire

d'une globalité d'injustice sur fond d'équivalence générale20•

Paradoxalement peut-être, c'est parce que les projets meurtriers de l'exploitation touchent à l'en de l'en-commun, que l'être-ensemble heureusement espacé doit entrer en lutte: au nom de l'ouverture mêrne du monde. Comme nous le rappelle La Communauté désœu­vrée, «Au reste, on ne fait pas un monde avec de sinlples atornes. Il faut un clinamen21

• » « Ce qui sépare », selon Blanchot: « ce qui filet authentiquement en rapport22

• »

QUE LA POLITIQUE ASSUME UNE DIMENSION QUE, POUR AUTANT,

ELLE N'INTÈGRE PAS

Tout le problème, ici, se résume à ceci: que l'ouverture de l'exis­tence - le rien - demande une entrée en lutte qui semble faite préci­sément pour la nier. Comment « rouvrir chaque lutte possible pour un monde », sans par là traduire (et trahir) le rien qu'il s'agit d'affir­mer en moteur dialectique? Nancy, pour sa part, semble négocier ce dilemme en proposant qu'au lieu de produire une œuvre, nous assumions une tâche. C'est-à-dire: que la politique se conçoive et

20. Ibid., p. 63. 21. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Christian Bourgois, 1999, p. 17. 22. Maurice Blanchot, L'Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 329.

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s'exerce d'abord comme fidélité à tout ce qui la dépasse. « La part du sans-valeur », nous dit Verité de la démocratie (l'infini actuel, l'exis­tence insacrifiable, le rien),

excède la politique. Celle-ci doit rendre possible l'existence de cette part, elle

a pour tâche d'en maintenir l'ouverture, d'en assurer les conditions d'accès,

mais elle n'en assume pas la teneur 23.

Ainsi Nancy écrira-t-il, dans 1'« Ouverture» de La Déclosion, que l'une des branches de l'alternative face à laquelle il faudra que se redéfinisse la politique,

devrait signifier ceci: que la politique assume une dimension que, pour

autant, elle n'intègre pas, qui la déborde, la dimension d'une ontologie ou

d'une éthologie de l'être-avec, articulée sur cette excédence absolue du sens

et de la passion du sens dont, après tout, le mot « sacré» ne fut jamais que

la désignation 24.

Assumer, sans pour autant l'intégrer, une telle «éthologie de l'être-avec », c'est aussi: refuser que le rien serve comme principe ou comme ressource dialectique; exiger de la politique qu'elle réponde à l'appel de cette dimension qui ne lui appartient pas, « cette excé­dence absolue du sens»; lutter, au sein de la politique, pour que s'y affirme une absence heureuse de fondement, le rien non-principiel, hétérogène. Ainsi:

Il faudrait en venir à comprendre que les problèmes de la misère et de 1'ex­

ploitation, de la justice et de l'égalité, ne peuvent pas ne pas ouvrir d'eux­

mêmes sur la question de la « transcendance }) - pour lui donner brutalement

ce nom - dont la politique est en fait sommée de dire si elle est capable ou

23. Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p. 33. 24. Ibid., p. 14.

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bien si elle la reporte - et comment - sur sa limite externe, sur un bord dont

il faudrait politiquement ménager la possibilité25 •

Ménager politiquement la possibilité des bords de la politique: insis­ter sur ce que la politique soit ordonnée à ce qui la dépasse en tant que régime de l' œuvre. Tout ce qui excède la politique peut très bien se poursuivre sans que sa chance lui soit politiquement donnée; toujours est-il que les modalités de cette poursuite - par exemple, s'il doit ou non s'agir d'activités clandestines - seront déterminées, ici et là, en partie, politiquement. Il est donc question d'agir, politiquement aussi, en sorte que l'existence insacrifiable ne soit pas réduite à un objet d' œu­vre; du dedans, aussi, excrire cette existence comme limite externe de la politique. Qu'auront fait tous ceux et toutes celles qui se sont battus, juridiquement et politiquement, pour que soit enfin fermé le camp honteux et volontairernent illégal à Guanranamo, sinon entrer en lutte pour affirmer l'existence insacrifiable? sinon inventer des moyens spé­cifiques d'agir afin de répondre à l' inj onction suivante:

Ne pas abandonner les corps, et peut-être au mépris de l'œuvre, telle est la

tâche. Ne pas abandonner les corps des dieux sans pourtant désirer rappeler

leur présence. Ne pas abandonner l'office de la vérité ni celui de la figure,

sans pourtant combler de sens l'écart qui les sépare. Ne pas abandonner le

monde qui se fait toujours plus monde, toujours plus traversé d'absence,

toujours plus en intervalle, incorporel, sans pour autant le saturer de signifi­

cation, de révélation, d'annonce ni d'apocalypse26•

Que ces tâches nous incombent ITlontre bien à quel point il ne peut pas s'agir pour Nancy d'en rester à la simple description d'un ordre ontologique où se serait déjà réalisé quelque chose comme une égalité ou une justice suffisantes. :Lêtre-ensemble disparate auquel,

25. Ibid., p. 13, n. 2.

26. Jean-Luc Nancy, « Un jour, les dieux se retirent ... », Bordeaux, William Blake and Co., 2001, p. Il.

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grâce à rien, nous nous trouvons exposés, nomme au contraire une condition qui, pour être donnée, n'en impose pas moins - impose par là même - ses tâches, ses luttes. «Tout d'abord, lisons-nous dans Vérité de la démocratie, nous sommes en commun. Ensuite, nous devons devenir ce que nous sommes: la donnée est celle d'une exi­gence, et celle-ci est infinie27

• » Inventer, à partir de rien, les nouveaux moyens d'agir qu'il nous faut - c'est aussi cela, la création. :Lexigence de l'existence cornmune traverse la politique sans s'y épuiser, en y inscrivant sa trace exorbitante comme appel infini et actuel. Rouvrir dans la politique la lutte pour la justice sociale concrète et effective, sans quoi le rien de l'existence est chaque jour anéanti; résister, dans la politique et ailleurs, à ce qu'elle écrase ou se renferrne sur ce rien, à ce que cette existence commune devienne objet de sacrifice. Ne pas les abandonner, ces corps, l'existence, ce rien.

Un tel salut, sans nous sauver, au moins nous touche et, nous tou­chant, suscite ce trouble étrange de traverser la vie pour rien - mais pas exactement en pure perte28

27. Vérité de la démocratie, op. dt., p. 25, ll. 1 28. La Déclosion, op. cit., p. 153.

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LA CHRISTOLOGIE DE JEAN-LUC NANCY

Yuji Nishiyama

«]I.1ais, dira-t-on, comment les morts sont-ils relevés? Avec quel corps viennent-ils? Ils sont vraiment sots. >1,

Première épître aux Corinthiens, XV, 35

Il fàut remonter à la jeunesse de Jean-Luc Nancy pour compren­dre les rapports qu'il entretient avec le christianisme1

• Né et élevé dans une fàmille pratiquante, Nancy s'investit très tôt dans diHe­rents groupes de jeunes catholiques. Lors de sa khâgne, à Paris, ses premières rencontres philosophiques se font encore dans les milieux chrétiens, et c'est ainsi qu'il s'initie aux études philosophiques avec Georges Morel, jésuite spécialiste de Hegel. Dès cette époque, la religion constitue, pour le jeune philosophe, une question centrale. Après son agrégation, pour faire des études de théologie et obtenir un diplôme d'État de théologie, Nancy s'inscrit, en 1964, à la faculté de théologie de l'université de Strasbourg, mais il ne tarde pas à la quitter, lassé par son climat suranné. C'est à ce moment-là qu'il com­mence à lire Nietzsche afin de réfléchir dans une tout autre optique sur la question du christianisme. Par ailleurs, militant pour un socia­lisme chrétien, notamment avec la CFDT (Confédération Française Dérnocratique du Travail), il fait alors ses premières armes de philo-

1. Cf «Nancy, le cœur de l'autre », Libération, 17 février 2000, p. 3, et «Jean-Luc Nancy », in Dominique Janicaud, Heidegger en France II, Paris, Albin Michel, 2001.

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sophe par ses contributions à la revue Esprit, revue phare du catho­licisme de gauche2

• Nancy se désengage également progressivement du christianisme politique, dont il ne voit plus la nécessité. C'est au début des années 1970, bien qu'il ne soit alors plus actif sur la scène publique, qu'en tant qu'héritier de la pensée chrétienne, il décide de fàire de celle-ci l'un des thèmes centraux de sa philosophie.

Dans Corpus (1992), Nancy part de la formule de la communion, Hoc est enim corpus meum (<< Ceci est mon corps »), pour décrire la façon dont Dieu invisible se matérialise au travers du corps. Le corps du Christ, médiateur entre l'ici-bas et l'au-delà, est ainsi le symbole par excellence d'une communion unificatrice. Les croyants baptisés sont tous des « membres du Christ, son corps» (Première épître aux Corinthiens, XII, 27), si bien que le corps du Christ est vu comme le trans-corps qui synthétise tous les corps terrestres. Ajoutons que la pensée chrétienne présente l'Église comme « le corps du Christ, la plénitude de celui qui remplit tout en tout» (Épître aux Éphésiens, l, 23). Le Christ règne ainsi sur ce monde, comme la tête qui domine toutes les choses terrestres, et son corps est le corps unique servant de modèle à toutes les communautés terrestres.

Concernant la question de la communauté, c'est depuis La com­munauté désœuvrée (1986) que Nancy développe sa pensée sur « la communauté », «le commun », «la communication» et «1' être­avec ». Il s'agit là des possibilités d'une communauté qui ne peut pas être fondée sur le principe unificateur ou la seule origine. Tout être fini existe toujours exposé à sa propre mort. Cette expérience-limite n'a pas, toutefois, de sujet qui puisse se l'approprier exclusivement; de même, elle ne peut être interprétée unilatéralement comme l'exi­gence de la communauté. Certes, l'exposition à la mort fait que cha-

2. Les quatre écrits de Nancy dans Esprit sur la guerre d'Algérie, Althusser, Breton, Vœux pour le Concile ou Nietzsche sont ses premières publications dans cette revue: « Un certain silence », Esprit, Paris, avril 1963; « Marx et la philosophie )), Esprit, Paris, mai 1966; « André Breton )), Esprit, Paris, décembre 1966; « Catéchisme et persévérance )), Paris, Esprit, octobre 1967; « Nietzsche. Mais où sont les yeux pour le voir? )), Paris, Esprit, mai 1968.

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que être fini se divise et s'isole, mais cette phase inappropriable est toujours déjà donnée pour être partagée entre ces êtres finis. Ceux-ci existent en commun sur un mode discontinu, de par le partage du désœuvrement. C'est en se fondant, dans Corpus, sur cette nouvelle perspective, que Nancy met en cause l'unité du corps, s'interrogeant sur les relations entre le corps du Christ et la communauté.

On dit souvent que notre identité sociale et culturelle est symbo­liquement déterminée par le corps. Gestes et mimiques, qui contri­buent à produire notre rapport au IIlonde, seraient ainsi un élément de l'identité de chaque individu. Le corps serait le lieu de confirma­tion de notre identité, le lieu où le sens du monde peut s'articuler, s'exprimer. Nancy ne partage pas cet avis. Pour lui, la matérialité du corps révèle avant tout la limite du sens, limite que nous éprouvons avec force quand le corps s'approche d'un objet, quand il touche les choses, en éprouvant l'épaisseur et le poids. Dans la philosophie de Nancy, le sens n'est jamais un pur concept: il est toujours pensé dans le cadre d'une ontologie matérielle et corporelle. La présence du corps et la limite du sens ne sont pas incluses dans les deux grandes catégo­ries philosophiques du sensible et de l'intelligible; il est probable au contraire qu'elles produisent la ligne de partage entre les deux. «Ni antérieur, ni postérieur, le lieu du corps est l'avoir-lieu du sens, abso­lument3• » Loin de servir de base solide à notre identité, notre corps nous expose en réalité constamment à la discontinuité et à la rupture. « C'est depuis les corps que nous avons, à nous, les corps comme nos étrangers. Rien à voir avec dualismes, monismes ou phénoménolo­gies du corps. Le corps n'est ni substance, ni phénomène, ni chair, ni signification. Mais l'être-excrit4• » Pour Nancy, c'est quand le corps fini touche à la limite du sens que le monde s'ouvre à nouveau et qu'un nouvel événement a lieu avec les autres.

3. J.-L. Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000, p. 103. 4. Ibid., p. 20.

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À partir du milieu des années 1990, les travaux de Nancy l'amè­nent à « déconstruire le christianisrIle » en s'interrogeant sur les muta­tions et les tendances à l'autodestruction qui mobilisent un christia­nisme confronté aux forces de la mondialisation. Refusant à dessein le retour aux sources de la pensée grecque et judaïque prôné alors par nombre de penseurs, il veut comprendre jusqu'à quel point la pensée et les structures chrétiennes continuent à exercer leur emprise sur le monde rIloderne. La logique de la déconstruction va permettre à Nancy d'isoler le moment où le christianisme se détruit de lui-rnême, sans l'intervention d'élérIlents extérieurs tels que la raison toute-puis­sante des Lumières ou la « mort de Dieu» de l'athéisme. Il trouve au cœur même du christianisme une tendance à l'auto-négation qui ne relève ni du théisme, ni de l' athéisme5• C'est au cours de ces recher­ches que Nancy évoque Jésus Christ, le « corps du sens» par excel­lence, en ces termes:

« [ ... ] nous savons bien que le cœur de la théologie chrétienne est évidem­

ment constitué par la christologie, que le cœur de la christologie est la doc­

trine de l'incarnation, et que le cœur de la doctrine de l'incarnation est la

doctrine de l' homoousia, de la consubstantialité, de l'identité ou commu­

nauté d'être et de substance entre le Père et le Fils6• »

Quel sens la christologie attribue-t-elle au personnage de Jésus­Christ? Il s'agit là d'un débat irnportant pour les théologiens qui

5. À Jean-Luc Nancy qui travaille sur le christianisme, Derrida demande: « Qui prendrait la responsa­bilité d'une déconstruction du christianisme? ») (Sens en tous sens: autour des travaux de Jean-Luc Nancy, François Guibal, Jean-Clet Martin dir., Paris, Galilée, 2004, p. 185). Il s'agit ici de savoir si la décons­truction du christianisme ne fonctionne qu'en référence au seul nom propre du christianisme. Derrida fait résonner plusieurs origines de l'Europe avec la référence grecque ou juive, tandis que Nancy, lui, insiste sur la nécessité de penser le christianisme lui-même comme charnière entre le monde grec et le monde juif Derrida interroge la lecture en quelque sorte unidimensionnelle de l'histoire occidentale par Nancy et lui demande avec insistance si rien ne restera du nom propre du christianisme. 6. Cf ].-L. Nancy, La Déclosion, (déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005, p. 219.

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cherchent à dévoiler les significations profondes de l'incarnation7,

de la crucifixion et de la résurrection. Vers le milieu du V- siècle est convoqué le concile de Chalcédoine, qui, dans un effort de défini­tion théologique de la figure du Christ, préfère, au monophysisme jusqu'alors prévalant, le nestorianislne, dont l'influence sera décisive par la suite. Cette doctrine, basée sur le dogme de La Trinité, postule que Jésus est consubstantiel à Dieu (homoousia), et qu'il est pourvu à la fois des attributs du divin et de l'humain. Le nestorianisme admet qu'en dépit de toutes les souffrances physiques et morales endurées, et alors que l'homme Jésus meurt sur la croix, le divin en lui peut res­susciter intact. En d'autres termes, et pour reprendre le vieux symbo­lisme dual de l'ici-bas et de l'au-delà, ce sont les souffrances terrestres qui révèlent et libèrent la divinité de Jésus. ridée d'un « Dieu sans souffrance» (theos apathès) , qui existe depuis l'Antiquité, se voit ainsi réintroduite au Moyen Âge par le nestorianisme.

Hegel, s'appliquant avec rigueur à penser le problème philosophi­que de la présence du Christ, conteste le nestorianismes. Il interprète la christologie de manière dialectique, en ce qu'elle consacre « la mort de la mort de Dieu », et voit dans l' œuvre de Dieu un mouvement similaire à celui qui parcourt sa propre philosophie. Selon Hegel, Dieu nie tout d'abord son éternité en se manifestant sous une enve­loppe terrestre (Jésus). Cette négation de sa substance abstraite est rendue possible par l'incarnation. Par la moï! du Fils sur la Croix, Dieu nie ensuite sa subjectivité concrète. La mort de l'homme Jésus équivaut à la mort de Dieu, dont l'existence temporelle s'achève. Cet événenlent va au-delà de la mort individuelle de Jésus: il implique

7. Nous ne traitons pas ici du sujet de l'Incarnation. Voir J.-L. Nancy, Visitation, (De la peinture chré­tienne), Paris, Galilée, 2001. 8. Sur le syllogisme inouï de l'incarnation, de la mort et de la résurrection du Christ chez Hegel, voir Emilio Brito, La christologie de Hegel: Verbum Crucis, traduit par Bernard Pottier, Beauchesne, ] 983, notamment p. 508-532; Catherine Malabou, L'avenir de Hegel: plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1996, notamment la seconde partie; Shigeru Aoki, Hegel no kirisuto ron: Jûjika no tetsugaku ILa christologie de Hegel: la philosophie de la Croix}, Nansôsya, 1995.

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aussi la mort universelle de Dieu. C'est cette auto-négation, cette double négation de soi (substance-sujet) de la part de Dieu qui fait du christianisme une religion essentiellement révélée. Elle synthé­tise de manière négative, d'une part, la religion naturelle qui consiste à s'unir avec l'existence abstraite de Dieu, d'autre part, la religion esthétique visant à subjectiviser Dieu par le biais de la représentation artistique.

Pour Hegel, il ne suffit pas de séparer la figure humaine et la figure divine du Christ, pas plus qu'il ne suffit de considérer la mort et la résurrection comme catégoriquement distinctes. Ce qui compte vrai­ment, c'est le fait que Jésus soit jusqu'au bout tiraillé entre ses deux figures (<< Dieu avec la souffrance» !). Le Inérite de la résurrection, c'est de permettre de dépasser (aufheben) la contradiction entre le fini et l'infini mise en acte par la mort du Christ sur la Croix. Nous trou­vons en Hegel un philosophe protestant qui essaie d'émanciper le christianisme de la classique opposition entre l'ici-bas et de l'au-delà, en proposant une interprétation plus dynamique du mouvement à trois temps: incarnation - passion - résurrection.

Jean-Luc Nancy, dans son mémoire Figure et Vérité9 rédigé en 1963 sous la direction de Paul Ricœur, traite du problème de la représentation dans l'analyse hégélienne de la religion révélée. Son premier ouvrage, La remarque spéculative (1973), concernera en effet la dialectique de Hegel, et il fera souvent par la suite référence au philosophe allemand 10. Dans la religion révélée, le corps du Christ, immanent, accède à l'universalité pour soi grâce à la valeur symboli-

9. Jean-Luc Nancy, Figure et Vérité: Le problème de la représentation dans l'analyse hégélienne de la reli­gion révélée, D.E.S. sous la direction de Paul Ricœur, 1963. Afin de mieux traduire en japonais Hegel: l'inquiétude du négatifde Nancy, j'ai demandé à un ami japonais, doctorant à Strasbourg, d'emprunter à Nancy lui-même ce mémoire précieux et non publié. J'aimerais exprimer ici encore tous mes remer­ciements à Jean-Luc Nancy pour sa générosité. 10. Sur les rapports étroits entre Nancy et Hegel, voir Yuji Nishiyama« Ayaukumo danzetsu no konse­kiwo obita "wareware-aidà' no houto: Jean-Luc Nancy niyaru Hegel no kasotekidokkai » [« La desti­nation de "l'entre-nous" avec les traces d'une brisure dangereuse: l'interprétation plastique de Jean-Luc Nancy sur Hegel ,,] in Datsukochiku no poritikusu [The Politics ofDeconstruction], Ochanamizu-syobo. 2003.

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que que lui donne la communauté de l'Église. Nancy met en cause la structure du christianisme, qui permet à l'esprit de passer de la religion à la philosophie grâce au Christ qui est à la charnière entre figure et vérité, représentation et vérité. Est-il exagéré de dire que l'on peut déjà deviner la tournure que prendront par la suite les recherches de ce jeune Nancy qui essaie d'analyser Hegel en refusant aussi bien l'interprétation athée de Kojève que l'exégèse chrétienne de Niel? Est-il excessif de voir là l'une des matrices de la déconstruction du christianisme, à savoir la réflexion sur les relations entre religion et philosophie, entre théisrne et athéisme?

Dans l'article« Lêtre abandonné» (Argiles, n° 23-24, 1981), Nancy voit dans la Passion du Christ un exemple poignant de l'être aban­donné. « Les hommes abandonnés de Dieu sont sauvés par le Fils que le Père abandonne. Le christianisrne relève l'abandon: c'est ce que Hegel avait comprisll. » Pour Nancy, il y a dans la tradition occiden­tale deux figures archétypales de l'être abandonné: Œdipe et Moïse. Lun est un Grec poursuivi par un destin tragique, l'autre, un Juif condamné à l'exil; deux hommes arrachés dès la naissance à leurs ori­gines et à leur identité, abandonnés, non pas hors du monde, mais bel et bien au cœur de ce monde. Nancy fait du Christ la troisième figure archétypale de l'abandon. Par son sacrifice volontaire, le Christ intro­duit la figure de l'être abandonné dans le processus dialectique. Avec le Christ, l'aspect purement négatif de l'abandon est dépassé, et l'on voit apparaître une opportunité de réconciliation avec le monde. Nancy prend ses distances vis-à-vis de la dialectique hégélienne en écrivant que « cette "compréhension" ne comprend rien, elle oublie l'abandon du Fils ». Dans une référence probable à la pensée de Georges Bataille, il met l'accent sur le dernier cri de Jésus: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? (Eli, Eli, lama sabactani?) » Ce cri ne synthétise-t-il pas l'expérience tout sauf dialectique que doit endurer le Christ sur la croix? Hegel ne sous-estime-t-il pas ce moment où,

11. Jean-Luc Nancy, L'impératifcatégorique, Paris, Flammarion, 1983, p. 146.

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absolument abandonné, perdu entre le fini et l'infini, le Christ réalise qu'il n'a plus rien à espérer? Dès ce questionnement, la christologie de Nancy prend une tout autre scansion que celle de HegeP2.

Comme l'indique Nancy, si la négation de soi est un mouvement intrinsèque au christianisme et fréquemment répété, il serait bon de savoir jusqu'où ce mouvement concorde avec la dialectique hégé­lienne. En effet, la déconstruction du christianisme risque 11lalgré elle de contribuer à remplacer le christianisllle par la philosophie - ce qu'avait fait Hegel avec la méthode dialectique. Nancy écrit donc avec précaution:

« [ ... ] nous ne savons peut-être même pas encore ce qu'est vraiment la relève

dialectique hégélienne, [ ... ] nous ne savons peut-être pas ce qu'est la négati­

vité: pour l'apprendre il faut plonger dans son cœur, et ce cœur risque bien

d'être, si j'ose dire, un cœur chrétien 13. »

L'enjeu de la déconstruction du christianisme, c'est donc cette tentative de décrire la christologie autrement que par la dialectique. Comment Nancy parvient-il à faire entendre un nouveau battement au cœur du christianisme? Dans un bel ouvrage sur la peinture chré­tienne, Noli me tangere, Nancy fait un long commentaire de la résur­rection du Christ et de sa représentation esthétique. Les Évangiles comportent des passages sur le Christ ressuscité, mais aucune des­cription n'y est faite de la résurrection elle-même. Nancy choisit de commenter la scène où le Christ ressuscité répond à Marie-lv1adeleine en ces termes énigmatiques: « Ne me touche pas» (Noli me tangere). Ici, ce qui intéresse Nancy n'est pas la renaissance corporelle du mort, ruais bien plutôt les relations avec autrui qui rendent possible la résur­rection. Jésus ne ressuscite pas tout seul, ce n'est pas seulement grâce

12. Concernant la Passion du Christ, dans ({ Linsacrifiable » (in Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990), Nancy considère également Socrate et le Christ comme des figures du sacrifice fondant l'Occident, et analyse, à ce titre, leur originalité exemplaire. 13. J.-L. Nancy, La Déclosion, op cit., p. 209.

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à son nouveau corps qu'il revient à la vie. Il ne ressuscite vraiment qu'en entendant Marie-Madeleine l'appeler« Rabbouni!» (Maître!), c'est-à-dire une fois qu'il s'est tellement approché des autres qu'il doit reculer et leur interdire de le toucher. « [ ... J La résurrection n'est pas un processus de régénération [ ... ], mais elle consiste ou plutôt [ ... ] elle a lieu dans le rapport à celui qui dit: "Je suis la résurrection"14. »

Dans les Évangiles, le mot « résurrection» n'est pas employé tel quel. On signifie cet événement par le concept d'anastasis (lever, sou­lever), dont Nancy comprend suffisamment le sens grec pour en tirer des réflexions utiles. Limage du mort qui s'élève a quelque chose d'hé­roïque, qui évoque la formule hégélienne sur « la vie qui supporte la mort et se conserve en elle ». Ce corps dressé symbolise le sujet fort qui dépasse et accepte la négativité. Mais, pour Nancy, cette levée du mort n'est pas une victoire glorieuse contre la mort, ni une réaffirma­tion de soi face à la négativité. Elle met plutôt en lumière la ligne de partage sur laquelle se trouve le sujet, ligne qui trace les oppositions entre vie et mort, présence et absence, vie et non-vie, soi et autre.

Cette interprétation de la résurrection est admirablement exprimée dans l'expression« en partance ». Jésus ne ressuscite pas en revenant à lui-même, nlais en s'exposant au corps de l'autre, à!' appel de l'autre. Le Christ ressuscité ne rétablit pas son identité; il se met dans la posi­tion de celui qui est appelé à sortir de lui-nlême. C'est ainsi que, dans les Évangiles, on a du mal à reconnaître le Christ ressuscité car il sem­ble différent de ce qu'il était avant la crucifixion: Marie-Madeleine le prend, par erreur, pour un jardinier (Jean, :XX, 15), et les deux apô­tres en chemin vers un bourg nommé Enlmaüs ne réalisent pas que la personne qui les suit est leur rnaître Jésus (Luc, XXIV, 13-35.). La résurrection du Christ est ainsi éprouvée par ses proches comme une disparition, un détachement de son identité. Le corps ressuscité est constamment en partance de soi, et c'est dans cette ligne de partage entre le soi et l'autre que Nancy trouve la signification de l'anastasis.

14. J.-L. Nanc.y, NoZi me tangere, essai sur la levée du corps, Paris, Bayard, 2003, p. 32-33.

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« C'est l'autre qui se lève et qui ressuscite en moi mort. C'est l'autre qui ressuscite pour moi, plutôt qu'il ne me ressuscite15• »

La christologie de Nancy se démarque ainsi de l'interprétation dualiste basée sur la consubstantialité (homoousia) du Père et du Fils, tout comme elle se démarque de l'interprétation dialectique qui fait de la souffrance sur la Croix la condition de la réconciliation entre le Père et le Fils. En suivant la ligne de partage entre le soi et l'autre du point de vue de la résurrection à l'autre, Nancy opère une décons­truction à la fois ontologique et existentielle de la christologie. Si l'interprétation de Nancy est juste, et que la résurrection est un évé­nement qui s'adresse avant tout à l'autre, il n'est pas étrange que le Christ ait, de son vivant, dit à ses proches: « Ne t'inquiète pas, je me réveillerai avec toi. »

Ces mêmes mots, Jacques Derrida les a dits à Jean-Luc Nancy à la veille de son opération de greffe du cœur16

• Cette phrase a une réso­nance particulière entre les deux amis. «Avec toi» exprime le soutien de l'ami Derrida qui, depuis la Californie, s'inquiète sincèrement du résultat de l'opération. Ces mots valent comme une promesse d'ami­tié, et comme la certitude que cette amitié a encore un bel avenir devant elle. Mais quel sens revêt, pour Nancy, ce « rne réveiller avec toi»? Il s'agit de l'appel du nouveau cœur, de ce don d'un inconnu qui lui garantit une nouvelle vie, une nouvelle temporalité. Car c'est grâce aux battements de ce cœur qu'il reviendra à la vie. Cependant, ce cœur inconnu demeure profondément étranger, ainsi qu'en témoi­gne le risque de rejet ou de séquelles physiques indésirables. C'est pourquoi Nancy l'appelle« l'intrus ». [expression « avec toi» évoque donc pour lui ce cœur qui bat en lui et le sauve, mais qui le met aussi en partance de son propre corps.

15. Ibid., p. 35. 16. Jacques Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 135.

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La question du corps telle que la pose Nancy a des implications directes pour la médecine moderne qui progresse à grands pas dans la greffe d'organes, l'installation de prothèses ou encore la chirur­gie par le biais de nanorobots. La combinaison de l'humain et du non-humain permet une extraordinaire augmentation des chances de survie ou de rétablissement des fonctions corporelles. Nancy nous pousse à réfléchir sur cette frontière entre le soi et l'autre - le soi en partance - que ressentent ceux dont le corps est amélioré ou envahi par des « intrus », produits de notre science médicale. Mais la ques­tion du corps ressuscité ne se linlÎte pas nécessairement aux situa­tions extrêmes où la survie du corps est en jeu. Comme nous l'avons déjà vu, pour Nancy, tout être fini, parce qu'il a un corps, s'expose à l'autre et se retrouve ainsi constamment en partance.

Ce qui nous ramène à l'extrait de l'Épître aux Corinthiens que je citais en exergue: «Mais, dira-t-on, comment les morts sont-ils relevés? Avec quel corps viennent-ils? Ils sont vraiment sots. » Il me semble bien qu'en suivant la christologie de Jean-Luc Nancy, nous sommes amenés à nous demander, sottement peut-être: « Mais, en tant qu'êtres finis, comment SOl1unes-nous relevés avec l'autre? Avec quel corps venons-nous avec l'autre? »

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LE CHRISTIANISME ET LA PESANTEUR OU ÉCLAIRCISSEMENTS

SUR LA « DÉCONSTRUCTION DU CHRISTIANISME»

À PARTIR DE SCHELLING

Susanna Lindberg

Avec sa pensée de la « déconstruction du christianisme », Jean-Luc Nancy a aussi développé un diagnostic de la « globalisation » carac­téristique de notre époque. La « déclosion » désigne « la levée [ ... ] de la "clôture de la métaphysique"l », par laquelle, à partir du christia­nisme, la globalisation éclôt sans fin. Le christianisme y est interprété comme le rapport à un dehors du ITlonde à même le monde - rapport qui s'auto-déconstruirait infiniment en révélant, à son origine, l'idée d'une pure ouverture2

• Selon « La déconstruction du christianisme »,

1'« Ouvert comme tel » a d'abord le sens originaire de « dieu vivant », pensé comme pure vie et pure venue à la présence. La pensée de cet « Ouvert» s'explique alors en termes d'une « foi », laquelle est réin­terprétée comme pure intentionnalité sans objet. Dans cette constel­lation on pense l'être humain selon un « péché» entendu comme endettement de l'existence.

C'est assurément saisir, avec une concision remarquable, l'état actuel de la philosophie, et surtout lorsque celle-ci relève d'une ins­piration phénoménologique. Néanmoins, j'admets avoir du nIaI à

----'------------_.-----1. Jean-Luc Nancy, La Déclosion, (Décomtruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005, p. 16. 2. Ibid., p. 20-21, 210-211.

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reconnaître ce qui, dans ce travail, s'appelle « christianisme» - ce qui rend égalernent difficile l'identification des implications poli­tiques de sa « déconstruction ». À supposer que « christianisme» nomme une religion historique ayant une réalité géopolitique, sa définition minimale devrait être conforme au Credo apostolique ou au Symbole de Nicée, peu ou prou acceptés par toutes les églises chrétiennes. Le thème essentiel de ces professions de foi est la divi­nité du Christ, traduite dans son incarnation, sa mort et sa résurrec­tion. Parce que la « déconstruction du christianisme» vide ce Credo de son contenu3

, elle brouille la portée historique et géo-politique du christianisme et, par là, l'étendue réelle de la« globalisation » qui devait s'y rattacher.

Nancy définit le christianisrne en fonction des problématiques de la révélation, de la révélabilité, et d'une pensée ou d'une existence capable d'accueillir la révélation. Ainsi le christianisme est par exerrl­pIe décrit comme « l'exigence d'ouvrir dans ce monde une altérité ou une aliénation inconditionnellé ». Détachée des réalités historiques et géo-politiques, cette définition coïncide mieux avec la structure éminemment philosophique que Nancy choisit d'appeler le mono­théisme - optant ainsi pour le terme utilisé dans leurs polémiques par Schopenhauer, Nietzsche et Freud - plutôt que 1'« onto-théo­logie » formulée par Heidegger. Dans un débat avec Jacques Derrida, « Responsabilité - d'un sens à venir », Nancy associe le transcendan­tal et l'historique, comme le « monothéisme» et le « triple mono­théisme» comportant le judaisrne, le christianisme et l'islam, en sorte que Dieu est, d'un côté, le nom de la révélabilité transcendan­tale en général et, d'un autre côté, ce qui se révèle historiquement. Cela explique pourquoi « le monothéisme s'est répété [ ... ] il n'y a pas

3. Le rôle de Jésus semble nié lorsque Nancy dit par exemple que « l'idée compléte de la révélation chrétienne [ ... ] n'a jamais été celle de la révélation de quelque chose ou de quelqu'un. )) Nancy, La Déc!osion, op. cit., p. 214. 4. Ibid., p. 20.

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d'autre religion qui ait éprouvé le besoin de se re-révéler à nouveau chaque fois, devenant une autre religion mais refondant le même5 ».

Comme terme philosophique, le « monothéisme» ne désigne pas seulement le dieu Un dans son opposition aux dieux multiples du polythéisme: depuis Hegel, il se pense cornme dieu Un, subjectif et effectif dans une opposition au panthéisrne et à l'athéisme (qui avaient coûté cher à Spinoza et à Fichte). Schelling est le premier à avoir thématisé le « monothéisme» comme problème philosophique à part entière en 1828 dans Le Monothéisme, qui est une introduc­tion aux cours sur La Philosophie de la mythologie. Dans ce texte, le monothéisme est la pensée du Dieu comme Un-Tout, de telle sorte que le monothéisrne transcendantal du dieu vivant se révèle dans le processus théogonique, lequel se déploie aussi comrne le polythéisme historique. Comme nous venons de le voir, le « triple monothéisme» de Nancy est lui aussi la révélation historique répétée du principe général du monothéisme. Il n'est pas le pluriel des monothéismes, dont Schelling raille l'inconséquence chez Hegel6

, mais il n'est pas non plus le «polythéislne» monothéiste de la Trinité chrétienne, que Schelling propose COlnme vérité du monothéisme et du Dieu en généraF. Au fond, les « monothéismes» selon Schelling et Nancy se distinguent parce que le monothéisme trinitaire selon Schelling est une structure temporalisante révélant l'Un (le ternps corrlme tel), tandis que le « triple rnonothéisrne » selon Nancy est un phénomène historique répétant le même (la révélabilité comme telle).

Je ne convoque pas ici Schelling simplement en raison du voca­bulaire. Je voudrais exarniner la pensée de Schelling parce qu'elle condense exceptionnellement bien le principe de la déconstruc­tion du christianisme. Nancy nomme régulièrement Schelling parmi les grands penseurs d'une expérience de l'être à partir du

5. Jacques Derrida / Jean-Luc Nancy, « Responsabilité - du sens à venir », dans Sens en tous sens. Autour des travaux de Jean-Luc Nancy, éds. Francis Guibal et Jean-Clet Martin, Paris, Galilée, 2004, p. 190. 6. F. W. J. Schelling, Le Monothéisme, trad. Alain Pemet, Paris, Vrin, 1992, p. 51. 7. Ibid., p. n.

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monothéismé, les autres étant Hegel, Holderlin, Nietzsche et Heidegger. Limportance de Hegel pour sa démonstration est sans doute plus explicite, car l'idée de l'aboutissement de la révélation au point où « le révélé est le révélable, l'ouvert cornme tel », lui vient de Hegel- via un inRéchissement déconstructeur9• Cependant, il semble que Schelling permette de pénétrer plus avant dans la pro­blématique du monothéisme. En effet, plus encore que chez Hegel, Dieu est le clou de l'édifice de la philosophie schellingienne: « phi­losophie », selon lui, « est la monstration continuée de Dieu 10 ».

D'un côté, Schelling souligne bien entendu sa foi chrétienne et l'aboutissement de son concept de Dieu dans le christianisme. D'un autre côté, étant le Dieu des philosophes, éponyme de la raison du monde, le Dieu de Schelling est très peu dogmatique: ainsi peut-il prendre par exemple le visage dionysiaque d'un dieu fou souffrantll

assimilé à la nature, ou d'un «Jupiter stygien » qui est « dans la pesanteur12 ». Ce Dieu logiquement Un se révèle dans l'histoire et s'y démultiplie en tout un cortège qui va de Samothrace jusqu'au dieu à venir. Chrétien et païen, le monothéisme de Schelling est encore un athéisme mystico-rationnel13• Ainsi, dans les Leçons d'Er-

8. Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, p. 87 et 93; Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 10.

9. Ibid., p. 214. Nancy souligne le rôle de Hegel en réponse à Derrida qui, dans Foi et savoir, attribue cette pensée à Heidegger contre Hegel (Jacques Derrida, Foi et savoù; suivi de Le siècle et le pardo, Paris, Seuil, coll. Points essais, 2000, p. 26. Cf. Derrida / Nancy, « Responsabilité du sens à venir », op. cit., p. 190). Cela étant, l'interprétation de l'absolu comme pur regarder (reine Zuschauen) portant sur ce qui rend possible la pensée, et qui doit également être pensé selon la « mort de dieu », provient essen­tiellement d'une interprétation heideggérienne de Hegel (Martin Heidegger, « Hegel et son concept de l'expérience», dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1986). - Sur le hégé­lia..l1isme de Nancy, je me permets de me référer à mon article « Linquiétant Hegel de Nancy », Europe n° 960 / Avril 2009, p. 262-268. 10. Schelling, Confirenees de Stuttgart, dans CEuvres métaphysiques (1805-1821), trad. Jean-François Courtine et Emmanuel Martineau, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1980, p. 206.

Il. Schelling, Les Âges du monde, version de 1815, trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier-Montaigne, 1949, p. 178-181.

12. Schelling, Aphorismes sur la philosophie de la nature, S. W VU, p. 229 et 236, dans CEullres méta­physiques, p. 101 et 108. 13. « Le monothéisme est un athéisme », J.-L. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 55.

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langen, Schelling dit que le sujet absolu ne doit pas être immédiate­ment confondu avec Dieu, et qu'« une philosophie vraiment libre doit abandonner Dieu même14 ». Schelling se réfère ici à Angelus Silesius (<< Gelassenheit fiiht Gott: Gott aber selbst zu lassen/lst ein'Ge­lassenheit, die wenig Menschen fassen 15 »). De manière analogue, Nancy cite Eckhart dans « Responsabilité - du sens à venir»: « Si j'avais une devise, si je devais me donner une devise, ce serait sans doute cette phrase d'Eckhart: "Prions Dieu de nous tenir libres et quittes de Dieu"16. » Dans les deux cas, il reste donc à savoir jusqu'à quel point on peut être quitte d'un Dieu qu'on abandonne.

Les éléments clés de la « déclosion » trouvent leur pendant dans la pensée de Schelling, surtout dans la pensée de sa rnaturité, inaugurée par l'Écrit sur la liberté humaine et par le projet des Âges du monde. D'un côté, en parlant d'un dieu vivant qui n'est que pure venue à la présence, l'fancr. fait penser aux Âges du monde, dans lequel Schelling pense l'auto-engendrement du rnonde comme naissance éternelle du dieu vivant qui passe d'une vie pure à la présence du monde. La pen­sée de la « création» selon Schelling comme naissance de l'être est dirigée contre l'idée onto-théo-logique du créateur séparé de sa créa­tion. Comme I-Ieidegger, Schelling pense 1'être comme événement rnais, contrairement à Heidegger, il le présente explicitement comlne « création» et plasticité du monde. D'un autre côté, Nancy décrit la

14. « C'est jusqu'à ce point que doit s'élever celui qui veut posséder la science parfaitement libre et s'engendrant elle-même. Ici il faut abandonner le fini, tout ce qui est encore étant, ici doit disparaître jusqu'à la dernière amarre; ici il s'agit de tout abandonner pas seulement comme on a coutume de dire, femme et enfants, mais tout ce qui simplement est, Dieu même, car Dieu lui aussi n'est, de ce point de vue, qu'un étant. [ ... ] Autrement dit, le sujet absolu n'est pas non-Dieu, et il est cependant aussi non-Dieu, il est également ce qui n'est pas Dieu. Il est donc en cette même mesure au-dessus de Dieu, et puisqu'un des plus éminents mystiques du passé a osé parler de sur-déité, que cela nous soit également permis, et nous le soulignons ici expressément, afin que l'absolu - ce sujet absolu - ne soit pas immédiatement confondu avec Dieu. Cette distinction est en effet de première importance. Aussi celui qui prétend se tenir au point de départ d'une philosophie vraiment libre, doit-il abandonner Dieu même. » (Schelling, Leçons d'Erlangen, S.w. IX, 217, dans Œuvres métaphysiques, p. 278-279.) 15. Angelus Silesius, Pèlerin Chérubinique, II, 92, cité dans Schelling, Œuvres métaphysiques, p. 296. 16. Derrida / Nancy, « Responsabilité - du sens à venir », p. 194.

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pensée à la rnesure de la création, la « foi », comme une exigence de la raison elle-même « d'éclairer sa propre obscurité, non pas en la bai­gnant de lumière, mais en acquérant l'art, la discipline et la force de laisser l'obscur émettre sa propre clarté17 ». Ce type de pensée fait écho à ce que Schelling appelle intuition intellectuelle ou Ekstase18

• LEkstase de la pensée a lieu depuis une « décision », qui est à la fois la décision prise par l'absolu de se révéler et la décision prise par l'humain de s'abandonner à la pensée de l'absolu: c'est la décision paradoxale de perdre la conscience que nous avions du monde et de nous-mêmes, afin de laisser l'absolu se penser en nous. Le penser humain est une « Ekstase », un « être-exposé» et une « inquiétude19 »: une capacité de penser, par-delà les catégories et les objets « morts », l'être comme « vie », à savoir la dynamique même de la création, jusque dans la « nuit des ténèbres» qui devancent Dieu et vers le « reste obscur» qui persiste toujours20

• Il me sernble que ce rapport ekstatique de la raison à ce qui la dépasse et lui résiste est très proche de ce que Nancy appelle « foi» dans le christianisme déconstruit.

Quant au «péché », dernier trait majeur de la déconstruction du christianisme, il se présente chez Nancy comme « endettement de l'exis­tence », pensé dans l'horizon de la « décision d'existence ». Il serait à mettre en parallèle avec la décision pour le bien ou pour le mal décrit dans l'Écrit sur la liberté - mais sur ce point j'aimerais éviter les rappro­chements précipités, parce que la décision (<< ontologique ») d'existence et la décision (<< éthique ») pour le bien ou pour le mal ne sont peut-être pas commensurables. La question étant délicate, je me permets de la lais­ser cette fois-ci de côte1

, et me concentrerai sur la révélation de Dieu.

17. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 15. 18. Schelling, Les Leçons d'Erlangen, S.W.IX, 229, op. cit. p. 289. 19. Ibid., S.w. IX, 230-231, 236, op. cit. p. 290-291 et 295. 20. Schelling, Conférences de Stuttgart, S.W. VII, 433, op. cit. p. 214. 21. Cf B. s. Pryor, « Giving Way to ... Freedom: A Note after Nancy and Schelling », dans Schelling Now. Contemporary Readings, éd. Jason Wirth, Indiana UP, Bloomington-Indianapolis, 2005.

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Nancy ne désigne pas lui-même ces préfigurations de sa pensée dans la philosophie de Schelling: on peut les prendre pour de sim­ples reflets, fortuits ou bien historiaux. Je les relève cependant pour une raison particulière: il semble possible d'utiliser Schelling pour poser à la pensée de la « déclos ion » une question de portée plus générale. Pour le dire d'abord très vite: est-ce que, pour trouver un horizon vraiment commun pour une pensée de la globalisation, il ne serait pas plus juste de penser l'ensemble de la nature terrestre, plutôt que l'universalité promue par le christianisme (mais contredite par sa particularité factuelle) ? Il n'est, en outre, pas satisfaisant d'ouvrir cette question avec les termes de la querelle traditionnelle entre reli­gion et science - lesquelles se positionnent chacune comme l'envers dialectique de l'autre, jusqu'à se retrouver sur une base commune, par exemple dans ce que Nancy appelle 1'« écotechnir?2 ». Plutôt qu'à cette nature humanisée, je pense ici à la nature élémentale qui remue, inapparente, sous le monde de l'existence hUInaine, et me demande si ce n'est pas elle que nous devrions essayer d'imaginer comIne condition ultime de la globalisation, y cOInpris derrière l'articulation chrétienne du monde. Telle est la pensée que j'essaie de formuler avec Schelling13, tout en admettant qu'elle n'émerge pas non plus sans une légère torsion déconstructrice.

22. « [écotee/mie» désigne le monde de la techno-science dans lequel la nature se trouve entièrement retirée. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 61. 23. Je m'oppose ainsi à Luc Ferry, qui dit dans son pamphlet Le Nouvel ordre écologique L'arbre, l'ani­mal et l'homme (Paris, Grasset, 1992) que la pensée romantique de la nature et en particulier celle de Schelling est antihumaniste (op. cit., p. 166) et prépare la voie pour une « écologie profonde» qui com­binerait « l'amour du terroir, la nostalgie de la pureté perdue, la haine du cosmopolitisme, du déracine­ment moderne, de l'universalisme et des droits de l'homme [ ... ] au rêve autogestionnaire et au mythe de la croissance zéro [ ... ] on peut dire de l'écologie profonde qu'elle plonge certaines de ces racines dans le nazisme et pousse ses branches jusque dans les sphères les plus extrêmes du gauchisme culturel »

(op. cit. p. 179-180). Ces amalgames démagogiques, au demeurant sans étaiements, sont dépourvus de fondement en particulier en ce qui concerne la Naturphilosophie de Schelling, dans laquelle la nature est l'Un-Tout et nullement le pays bucolique; tout sauf une innocence perdue, la nature s'y déploie en

tant qu'une technique originaire.

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Au fond, il s'agit donc de savoir ce qui fait l'unité du monde de la globalisation. Chez Schelling et Nancy, le Dieu et le christianisme ont pour fonction de rendre compte de l'unité du monde (qu'on doit certes aussi contester, mais c'est une autre question). Pour Schelling, Dieu est précisément le nom de l'Un-Tout. Dieu n'est pas le concept le plus universel mais, beaucoup plus fondalnentalement, l'absolu comme élément de toute philosophie: indémontrable parce que lui­même élément de toute démonstration possible24

• Or Nancy, surtout dans Être singulier pluriel, s'est puissamment opposé à toute pensée de l'uni-totalité: sa proposition fondamentale étant que « la pluralité de l'étant est au fondement de l'être25 », l'existence contredit l'unité requise par le savoir absolu. Selon Nancy, la globalisation conteste cette pluralité en produisant un type de monde, « l'Occident », qui s'étale partout et qui « n'a plus d'ailleurs ». Avatar de 1'« époque de la technique» selon Heidegger, 1'« Occident» est engendré par l'équi­valence générale propre à l'économie capitaliste et à la technoscience; il s'appuie sur l'universalité logico-techno-juridique et sur la fuite de Dieu et de la conscience hors du monde26

• Comme le monothéisme doit être pensé en tant que condition de possibilité de ce processus, il apparaît comme ce qui étouffe l'être singulier pluriel. Devrions-nous donc penser que l'Un-Tout de Schelling - d'autant plus qu'il se déve­loppe en une philosophie du monothéisme - incarne la monovalence techno-scientifico-monothéiste et écrase la pluralité des êtres singu­liers? En tout cas, Heidegger inciterait sans doute à le penser, car, en interprétant le principe schellingien « vouloir est être originaire » comme activité d'un sujet cherchant à réaliser une représentation ou une idée27, il assimile l'absolu schellingien au principe onto-théo-lo­gique de causa sui qui, par définition, couvre l'être.

24. Schelling, Conférences de Stuttgart, S.W VII, 243, op. cit. p. 205. 25. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 30, 2I. 26. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 48-52. 27. Martin Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1977, p. 166.

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DÉCONSTRUCTIONS

À la lurnière des textes de Schelling, il n'est pas possible de justifier l'assimilation directe de sa pensée à l'époque de la globalisation ou de la technique. Le Dieu selon Schelling n'est pas un étant préalable, telle la causa sui selon Heidegger, mais le non-être dans la création. Dans la création, Dieu s'évide d'abord dans la nature, que Schelling pense contre son acception moderne (1'ensemble des lois immuables de la nature) comme l'activité de vivre ayant lieu dans les êtres singuliers; ceux-ci se réalisant par exemple dans les techniques plus ou moins inventives des anÎlnaux28

, voire dans la force créatrice de l'hurnain. Le monde créé est l'activité des singuliers en tant qu'ils se rapportent les uns aux autres29 • En effet, le jugement de Nancy sur Schelling est plus nuancé que celui de Heidegger. Nancy compte Schelling parmi les philosophes qui pensent l'être à partir du rnonothéisme où le créateur disparaît dans la création: l'être n'est plus du tout une posi­tion mais l'infinitif de l'exister. La création est 1'« actualité en somme incessante de ce monde dans sa singularité30 » - et en particulier de la nature, désormais sans créateur, sans providence et sans fin (Nancy attribue cette impulsion à Kant, filais Schelling l'aura développée de la rnanière la plus irnportante). C'est ainsi que Dieu se déconstruit et devient monde, y cornpris dans la pensée de Schellintl. La dif­férence entre Schelling et Nancy s'amincit lorsqu'on pénètre plus avant dans la question délicate du rapport entre le rnonothéisrne et le monde des singuliers. Le monde singulier pluriel est-il équivalent à la déconstruction du christianisme, laquelle se produit dans la pensée de la création à la mesure du monde? Ou est-ce qu'une faille, voire

28. C'est pourquoi la Kimsttrieb animale est la « vraie pierre de touche de toute authentique philoso­phie ». Confirenees de Stuttgart, S.w. VII, 455, op. cit., p. 233. 29. Pour un compte rendu plus détaillé de la nature selon Schelling, je me permets de me référer à mon article {( The Legacy of Schelling's Philosophy of Nature in 20 th Cemury Phenomenology of the Elememal ", Das Elementale: Erde, Pan und Fleisch, Hrsg. von Annette Hilt und Anselm Bohmer, Konighausen und Neumann, 2008. Voir aussi Philippe Huneman, {( From the Critique of Judgment to the hermeneutics of nature: Sketching the fate of philosophy of nature after Kam », Continental Philosophy Review (2006) 39, 1-34. 30. Nancy, La création du monde, p. 82.

31. Ibid, p. 93.

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un abîme, demeure entre la fin du monothéisme et l'ouverture du monde de l'être singulier pluriel? Il me semble que Schelling aide à articuler ce seuil, parce qu'il étudie précisément le fond obscur d)où procède la création, en approfondissant les deux questions clés de la création ex nihilo et de la pluralité de l'être.

Nancy situe un moment charnière de la déclosion du christianisme dans la question de la création ex nihilo. Lorsqu'il s'agit de compren­dre la structure interne de ce nihil- du « rien croissant comme quel­que chose32 » - nos repères les plus familiers, la négativité hégélienne et le retrait de l'être heideggérien, restent en réalité assez sornmaires. La « négativité sans emploi» risque de s'avérer irréelle et le « retrait» risque de sombrer dans son indicibilité. En effet (et malgré les aHir­mations contraires de Heidegger), dans les deux cas le nihil est pensé comme suspension du logos, ce qui revient au fond à le penser depuis le logos) en sorte que le nihillui-mênle se montre impuissant. Schelling, en revanche, prend le nihil explicitement pour une puissance) dont il examine l'opération interne afin de comprendre comment il engendre l'être. Parce que le logos sort du néant, et non l'inverse, son obscurité ne sera jamais entièrement convertie en lumière idéale.

Pour être plus exact, Schelling ne parle pas de la création ex nihilo parce que ce qui peut donner l'être n'est pas rien33) mais de ce qui, n)existant pas, est libre « d'exister ou de ne pas exister34 », comme il l'explique notamment dans Les Âges du monde. Slavoj Zizek n'a pas tort de l'appeler un « néant pur qui "jouit de sa non-existence))35 »: « c'est un néant, mais comme la pure liberté est un néant; comme

32. Ibid, p. 55. 33. « Scruter l'essence du non-étant, voilà vraiment la difficulté, la croix de route philosophie. [ ... ] C'est de la mésintelligence de ce concept qu'est née la représentation d'une création ex nihilo. Toutes les essences finies sont créées du non-étant, mais non pas du rien. » Schelling, Conférences de Stuttgart, S.W VII, p. 436, op. cit. p. 217. 34. Schelling, Les Âges du monde, versions de 1811 et 1813, trad. Pascal David, Paris, PUF, coll. Épiméthée, 1992, p. 156. 35. Slavoj Zizek, The Abyss of Freedom, introduction à Schelling, Ages of the World, trad. Judith Norman. The University of Michigan Press, Ann Arbor, 1997, p. 16.

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la volonté qui ne veut rien, qui ne désire aucune chose, à laquelle toutes choses sont égales, et qui de ce fait n'est mue par aucune. Une telle volonté est Néant, et elle est Tout36 ». La création du monde - et du temps - est la contraction de cette volonté qui ne veut rien, jusqu'à ce que, dans un spasme d'expansion, il décide d'être. Par ailleurs, lorsque Heidegger reconnaît dans Schelling l'idée que l'être originaire est vouloir, il interprète à tort ce vouloir comme une poussée dirigée par une représentation ou une idée. Le vouloir créa­teur n'est pas un sujet déjà constitué réalisant une représentation déjà présente, mais un vouloir pur, inconscient et insensé: d'abord, il ne veut pas quelque chose mais rien; ensuite, ce qui apparaît après coup comme ayant été décidé par lui est l'existence, et non pas une détermination idéale37•

Dans sa « philosophie de l'identité », Schelling a développé d'ari­des formulations logiques pour décrire le surgissement de quelque chose à partir d'une indifférence primordiale. Dans Les Âges du monde, la générativité du non-être tombe dans le passé absolu, dont elle déploie la structure logique. En dernière instance, cependant, le non-être est producteur et fertile parce qu'il n'est pas seulement une figure logique rnais l'être réel: la nature. Dans Recherches sur l'essence de la liberté humaine, Schelling souligne qu'il part toujours d'une véritable philosophie de la nature, qui implique une stricte sépara­tion entre Dieu et la nature. S'il précise qu'il n'y a rien d'extérieur à Dieu et, en ce sens, que la nature est aussi « en Dieu », néanmoins la nature est en dieu ce qui n'est pas dieu, le fondement de son existence, l'origine abyssale nocturne qui est à vaincre si Dieu doit naître38

36. Schelling, Les Âges du monde, trad. P. David, p. 157. 37. On sait depuis longtemps que la question fondamentale de la philosophie de la maturité de Schelling porte sur le qu'il y a (Dass-Sein) et non pas sur ce qu'il y a (Was-Sein). Voir par ex. Walter Schultz, Die Vollendung des deutschen Idealismus in der Spiitphilosophie Schelling s, W. Kohlhammer Verlag, Stuttgart und Kain, 1955, p. 21 sqq.; Xavier Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir, tome II, Paris, Vrin, 1992, p. 45 sqq. ; Jean-François Courtine, Extase de la raison, Paris, Galilée, 1990, p. 162. 38. Schelling, Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine et les sujets qui sy rattachent, l, VII, 357 sq., dans Œuvres métaphysiques, p. 143 sq.

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Dieu est l'enfant de l'abîme, d'une nature qui n'est pas « impuis­sante », COl"nme l'est la nature hégélienne, mais qui est la « puissance» même: die erste Potenz. Dans la Naturphilosophie proprement dite, à laquelle Schelling se réfère ici, la « première nature» est identifiée à la matière, que Schelling pense dès le départ dans son acception scien­tifique - newtonienne - selon la « pesanteur39 ». Schelling ne dénigre nullement les sciences naturelles: comme Kant, il se les approprie et cherche à les fonder de manière philosophique et, quant à lui, en saisissant la vie dans la matière d'apparence morte. À cette fin, Schelling explique la matière d'abord transcendantalement comme pure différence dynamique, ensuite ontologiquement comme pure productivité.,/et finalement, dans sa maturité philosophique, comme la pesanteur qui engendre la lumière (c'est l'équilibre entre le prin­cipe d'existence et le principe idéal de l'apparaître)40.

Suivant Schelling, la notion (méta)physique de pesanteur explique aussi la pluralité de l'être. D'un côté la pesanteur nomme chaque être singulier dans son être. Le sans-fond de l'existence est « obscur» et « nocturne », pas simplement parce qu'il serait difficile d'accès, mais parce que la pesanteur est aussi un principe d'ipséité et de volonté propre qui rejùse de se ITlanifester41 . « La pesanteur concerne le cœur des choses» et ne connaît que « le sans-relation42 ». Schelling se glo­rifie d'avoir soutenu le regard de la nuit de l'existence sans fond et

39. Le plus bel exposé sur les aspects matériel et ontologique de la pesanteur de Schelling est « Über das Verhaltnis des Realen und Idealen in der Nature, oder Entwickelung der ersten Grundsatze der Naturphilosophie an den Prinzipien der Schwere und des Lichts », dans Ausgewahlte Schrifien Bd. 3, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1985. Le rôle de la matière comme absence ou inconscience de dieu ne se limite cependant pas à la Naturphilosophie: voir. par ex. Conférences de Stuttgart, S.W VII, p. 435, op. cit. p. 215. 40. Dans l'ontologie comme dans la nature, « la gravité précède la lumière à titre de fond éternellement obscur, qui n'est pas lui-même in actu et qui s'enfuit dans la nuit tandis que se lève la lumière (l'exis­tant). » Schelling, Recherches ... , 1, VII, 358, op. cit., p. 144. 41. Ibid. S.W VII, 362-363, op. cit., p. 148-149; voir aussi Aphorismes sur la philosophie de la nature, S.W 198 sqq., op. cit. p. 75 sqq. 42. Schelling, Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, S.W VII, 177, op. cit. p. 55.

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d'avoir « proclarné la divinité du singulier43 »: c'est pourquoi il ne pense pas le singulier cornme une sirnple chute. D'un autre côté, la pesanteur nomme pour Schelling égalernent le lien des singuliers entre eux. « C'est seulernent tandis que les essentialités de la matière commencent à graviter les unes contre les autres qu'elles coagulent en corps obscurs et naissent comme choses, et comrne capables de trans­formations réciproques44• » Schelling ne se contente pas ici de recy­cler la loi newtonienne de la gravitation universelle. Au contraire, il ambitionne de la fonder métaphysiquement en affirmant un lien universel - un « amour» qui relie les choses - qui ne soit pas une loi externe, mais une inclination des «cœurs45 ». Ce sont les cho­ses singulières elles-mêmes qui se rapportent les unes aux autres, se manifestent les unes aux autres, et se transforment réciproquement. La « lumière» - l'aspect idéal de la chose, sa « visibilité» - provient de la pesanteur: elle n'est pas le simple reflet d'une idée hyper-oura­nienne, mais la forme qui résulte de la vie de la chose parnlÏ d'autres choses46 •

Il me semble que la notion de « pesanteur» d'après Schelling n'est pas étrangère au Inot « poids» de Nancy: « un corps n'a pas un poids [ ... ] il est un poids47• » Comme dans la philosophie de la nature chez Schelling, cela veut dire, premièrement, que chaque être fini a un cer­tain poids propre, un dernier repli obscur et récalcitrant qui coïncide en dernière instance avec le fait de son existence. Deuxiètnement, le poids caractérise aussi l'interaction des corps entre eux: selon Nancy comme selon Schelling, les êtres finis ne sont ni indifférents (comme les atomes épicuréens) ni ordonnés selon une harmonie préétablie (comme dans la monadologie de Leibniz), mais ils agissent active-

43. Ibid. S.W VII, 143, op. cit., p. 26. 44. Ibid. S.W VII, 166, op. cit., p. 45. 45. Voir en particulier « Über das Verhaltnis des ReaIen und Idealen in der Natur» S.W II, 364 sqq. 46. Par ex. Aphorismes sur la philosophie de la nature, S.W VII, 209, op. cit., p. 84-85; Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, S.W VII, 162, op. cit., p. 42. 47. Nancy, Corpus, Métailié, Paris, 1992, p. 82. Cf Nancy, Le poids d'une pensée, l'approche, Strasbourg, La Phocide, 2008, p. 10-11.

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ment les uns sur les autres. C'est les uns à l'égard des autres qu'ils ont du poids, non pas comme les planètes (mortes) dans la gravitation universelle, mais comme les êtres vivants qui se désirent et se fuient les uns les autres. C'est cette interaction qui engendre chez Nancy le « sens» des corps - et c'est bien ainsi que la « lumière» se lève depuis la « pesanteur» des êtres finis chez Schelling.

Une différence capitale entre Schelling et Nancy demeure cepen­dant. D'après Schelling, tous les corps singuliers forment un Tout, qu'il pense comme un organisme infini. Contrairement au modèle planétaire newtonien, le Tout n'est pas une constellation éternelle toujours déjà fonnée, mais un vivant infini qui se transforme sans cesse en fonction de ce que font les singuliers: l'organisme infini est la lumière qui monte de la pesanteur des corps. Plus tard, Schelling l'appellera la « vie de Dieu48 ». Par contre, dans la pensée de l'être singulier pluriel, nul organisme supérieur ne rassemble le monde des corps: Nancy écrit après le dés-astre, au sens de Blanchot, qui a fait éclater tout modèle cosmique. Mais la question reste cependant ouverte de savoir dans quelle mesure la déconstruction du christia­nisme mime encore l'organisme onto-temporel du Dieu vivant.

Autrement dit, est-ce que la pensée de la « déconstruction du christianisme» retient encore le « poids» des singuliers? La création n'y reste-t-elle pas plutôt solidaire de l'incarnation? Si le logos n'existe pas en dehors du corps dans lequel il s'incarne, l'incarnation se pense cependant depuis le logos, qui requiert ainsi une priorité logique; en ce sens, nous restons auprès de la vieille pensée chrétienne de la fini­tude comme déchéance, chute provisoire de l'idée. Pourtant, même déconstruit, le christianisrne nous lègue encore l'idée de l'Ouvert: l'idée d'une Lichtung qui ne révèle rien mais est la révélabilité elle­même. Avec les termes de Schelling nous devrions dire ici que la « pesanteur» n'engendre pas la « lumière », mais que la « lumière »

illumine les êtres pesants.

48. Cf. Marcia Sâ Cavalcante Schuback, « The Work of Experience », dans Schelling Now, p. 66-83.

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La lumière et la pesanteur sont les deux puissances asymétriques d'une logique de la « création»: elles n'obéissent pas à une dialecti­que qui permettrait de retourner leur relation à volonté, d'absorber l'une dans l'autre ou de fonder les deux en une synthèse. C'est pour­quoi le choix de l'une ou de l'autre comme principe ultime de la création fait la différence: celle de penser le fini comme déchéance de l'infini ou comme aHirrnation du fini en lui-même. C'est pourquoi aussi je propose de penser la « création» du monde depuis la pesan­teur: comme la façon dont la nature se produit et schématise sans fin ses idées. Aucune lumière purement idéale ne peut illuminer le fond de la nature pesante, car elle ne peut pas dire pourquoi l'être est. La nature fonctionne comme la khôra platonicienne, qui fut une inspi­ration de Schelling, plus obscure encore que l'imagination transcen­dantale, laquelle peut et doit figurer par analogie la productivité de la nature mais ne peut pas la supplanter.

ridée de la création naturelle n'a jamais plu au christianisme, même déconstruit, parce que, dans son désir d'ouverture lUInineuse, celui-ci se Inéfie de l'obscure pesanteur de la nature. Si l'origine de la création était la « pesanteur », le monde et les dieux eux-mêmes reposeraient sur une base potentiellement « diabolique»: c'est ce que reflète encore Schelling dans Les Âges du monde, où le principe de la création est en effet la nature figurée par le dieu souffrant, fou et cruel, et dans les Recherches sur l'essence de la liberté humaine, où la liberté humaine prend sa source dans la possibilité diabolique de vou­loir le mal contre toute raison divine. Ou du moins, telle a tradition­nellement été l'émotion chrétienne devant la nature. Notre Inonde, moins chrétien que celui de Schelling mais toujours de provenance chrétienne, ne la regarde pas de manière plus amène. Notre monde préfère recouvrir et dompter la « nature» par les technosciences et laisser croire que toute remise en question de la technique Inène à une barbarie dionysiaque. Il me seInble, cependant, que la clôture technocratique ne peut résister à toutes les forces de déclosion de la nature elle-même (nous appelons souvent ces forces des « calamités» :

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ainsi le changement climatique, le virus HIV, etc.). La nature reste créatrice et, pour la même raison, elle reste aussi une puissance pani­que. Je me demande si cette nature n'est pas le fondement réellement commun de tous les gens de ce globe et, par là, le meilleur paradigme d'une pensée de la mondialisation.

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PRIMEURS ...

Didier Cahen

AVERTISSEMENT

Pas de reconstruction ni de ré-écriture! on lira ici dans leur forme brute, abrupte, les questions posées de vive voix à Jean-Luc Nancy lors des journées d'étude en janvier 2009; ou plutôt un faisceau de questions qui portaient sur la déclosion et la littérature. On a conservé d'autant le ton de l'adresse directe.

PRÉAMBULES: PLUS LOIN •.•

1. L'un l'autre J'aurais voulu montrer comrnent, pourquoi les chenlins de Nancy

et de Derrida se coupent, divergent et se recoupent, élargissant ainsi la réflexion sur le rapport entre la déclosion et la déconstruction. Naturellement il y faudrait deux ou trois vies. Autant de livres alors ...

Pour situer le champ d'une nécessaire recherche, permettez-moi seulement de vous livrer quelques jalons sous une forme parfaite­ment elliptique:

Derrida ... Toute l'œuvre est traversée par un désir unique de vivre la pensée et de penser pour vivre. Il cherche ce qu'il cherche, avec un indicible goût pour l'expérience de 1'absolu; « mission impossible »,

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tel pourrait être le titre d'un livre de Derrida, à-venir, écrit par on ne sait qui, risqué par quelqu'un d'autre ...

Jacques Derrida a engagé la totalité de ses forces et un peu plus peut-être, dans une aventure de pensée rebelle et chatoyante qui tire son unité d'une langue aussi rigoureuse qu'inventive. « Lexpérience de la langue, rappelait-il à la fin de sa vie, est, bien sûr, vitale. Mortelle, donc, rien d'original à cela. » On sait qu'il a jalonné son parcours de mots pesés, pensés, créés ou vivifiés, ressuscités parfois, qui portent sa recherche: différance, revenance, destinerrance etc. ; pour aujourd'hui, contentons-nous de ces quelques indices. Voici autant de façon d'en­tretenir et relancer le mouvement, de dégager le chemin, de devancer le possible/répondre de l'impossible, de continuer avec ce qu'il sait parfaitement ignorer ... De déconstruire, en somme. Mais au-delà -et c'est tout le génie de la déconstruction de toujours se réserver la possibilité d'aller, en gardant le cap, au-delà de son propre horizon de pensée - par-delà même cette ambition, se délimite la place et la philosophie d'un autre droit de savoir. Cela touche à l'intuition de l'autre, à l'expérience des marges, à l'expansion de tout un univers, au non-savoir qu'explore la face cachée de la littérature. La carte postale (1980), Circonfession (1991) ou Le monolinguisme de l'autre (1996) ... et Le Toucher, Jean-Luc Nancy (2000), ces livres, écrits ouvertement à la première personne, montrent à quel point Jacques Derrida aura donné sa vie à la philosophie. Avec toujours cet horizon très clair: rendre jus­tice à l'autre, tout autre, donner droit à sa vie. Et tutoyer l'ami ...

Nancy ... il cherche ce qui le cherche, attend ce qui l'attend (l'inat­tendu d'abord) tout en sachant parfaiteIllent ce qu'il veut: une vérité excessive du sens, un sens à naître, un sens censé excéder le sens et s'accorder non sans raison à cet excès. Le risque est là dans cette pas­sion de l'épuiselnent du sens, de l'é-puisernent où c'est le sens qui finalement l'emporte. D'où cette nécessité de rnêler prudence et imprudence, la pertinence et bien des formes d'impertinence, la dis­cipline philosophique et son indiscipline mais en se situant toujours

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du côté de l'humain; d'où cette façon encore de recreuser de l'inté­rieur les questions essentielles, peser sur les lirnites, toucher à l'absolu (donné sans l'être, pense-t-il, retrouvant là - qui sait? - un reste de chrétienté ... ). On se gardera cependant d'oublier l'hornme derrière l'engagement du penseur. Jean-Luc Nancy tient à sa propre histoire. Quand il exprime la volonté farouche de « transformer le monde» - de le remettre au monde - on sent l'élan des premiers jours, toute l'énergie puisée dans l'ombre d'une autre foi ... On retiendra d'abord une implacable leçon de vie dans son désir intact de repartir de rien, dans cet art de choisir de n'être que pour mieux être, mieux qu'être. On admirera alors cette insistance toute insurrectionnelle à vivre l'aventure, à vivre tout simplement avec son autre cœur, non sans philosophie. En tutoyant l'abîme ...

Les deux, Nancy comme Derrida, Derrida cornrne Nancy: l'un ne va pas sans l'autre, ils se rejoignent dans ce désir d'aller plus loin que l'autre ... et d'y trouver une résolution éthique voire politique ... Superbe, incalculable défi pour qui sait penser/vivre.

2. Cette fois La Déclosion1 se présente comme un «chantier à ciel ouvert »,

« recollection, toute provisoire, de textes épars qui tournent autour du même objet sans le prendre de front ». De fait, il s'agit bien de recueillir par la pensée le fruit de l'obsédante recherche menée depuis trente ans dans bien des directions. Nancy en aura décliné l'énoncé selon toutes les variantes possibles pour en tirer ce constat: « Il y a bien une question du sens: mais elle est devant nous, à venir et à pen­ser. » La déclosion ... : rarement un titre aura mieux précisé dans son énigmatique clarté (quasi pré-socratique!) la tâche qu'il inaugure. Le philosophe remonte aux sources du christianisme, pour y déceler la clôture qui reste à déconstruire, en libérer toutes les ressources

1. Jean-Luc Nanc.y, La Déclosion, Paris, Galilée, 2005.

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pour transcender le sens, en épuiser l'essence. Rien d'un retour à la religion, précise toutefois Jean-Luc. Le « prière d'insérer» énonce clairement l'enjeu: « la raison exige ce que Kant nomn1ait l'incondi­tionné et que le nom divin masquait en le nommant pourtant: en le dé-nommant. » Un tel déjouer le christianisme pour préparer l'avenir (l'à-venir) évoque, nous le savons, l'immense travail de Derrida et de Lévinas, leur pensée post-philosophique. Penser dernain! le faire avec les autres, dans la fidélité aimante ... C'est bien ainsi que s'exprime la foi du philosophe2

, , /

LA DECLOSION: S ECHAPPER ...

1. Paroles du livre Que dit le livre? Permettez-moi de reprendre le titre et son sous­

titre, d'en préciser l'attente. La Déclosion (Déconstruction du christia­nisme, 1) suggère:

- que « c'est le christianisme qui est au cœur de la déclosion » ••.

(et pas seulement le catholicisme dont on sait, cependant, quelle importance il eut dans les années de formation de Jean-Luc; pas le judaïsme, ni même ce qu'on appelle, à tort ou à raison, le judéo­christianisme, vaste question ... )

- que la « déconstruction du christianisme» commence avec ce volume-ci ... et qu'il aura, évidemment, une suite, des suites! La fin du texte d'« ouverture» (p. 24-25) explique pourquoi, pour le moment, le livre procède essentiellement par touches.

- que la déconstruction du christianisme est, en cet instant précis, un « moment» ou une « étape» d'une entreprise que l'on dira, pour aller vite, supra-philosophique, qu'il nomme « la déclosion ».

2. La foi selon Jean-Luc Nancy: ({ Cette fidélité à une absence et certitude de cette fidélité en l'absence de toute assurance. » Ni religiosité ni athéisme, comme on le constate, dans cette foi-là rendue ici à la philosophie.

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J'aimerais aussi rappeler ces quelques lignes extraites de la préface, puisque le livre a pour unique souci de déplier, déployer, dé-clore cette Ouverture, naturellement écrite dans l'après-coup. « La déclo­sion désigne l'ouverture d'un enclos, la levée d'une clôture [ ... J ici "clôture de la métaphysique". [ ... ] Dans la mesure où le christianisme peut et doit être considéré cornme une puissante confirmation de la métaphysique, le christianisme et avec lui tout le rnonothéisme ne font que conforter la clôture. [ ... ] Le christianisme déclôt dans son geste essentiel la clôture qu'il construit et qu'il parachève en prêtant à la métaphysique de la présence la plus forte ressource imaginaire. [ ... J Le christianisrne est au cœur de la déclosion cornme il est au centre de la clôture [ ... J. Toute cette série d'affirmations implique la possibilité non seulement de déconstruire le christianisme mais de saisir en lui, en sortant de lui, de lui, l'excédent lui-même, le rnou­vernent d'une déconstruction. » Ce que disait déjà la 4e de couver­ture: « On indique ainsi que la "clôture de la métaphysique", dont le christianisnle est censé avoir formé le plus lourd verrouillage, n'est pas aussi hermétiquement close qu'elle le paraît, et qu'il importe d'en entamer la déclosion. »

Par ailleurs, l'enjeu revendiqué comme tel c'est «la déclosion mutuelle des héritages de la religion et de la philosophie », donc du christianisme et de la métaphysique grecque. Tu sembles parfois, Jean-Luc, mettre les deux termes en parallèle quand tu évoques une discussion inaboutie avec Jacques Derrida sur « l'ensemble des motifs d'une "déconstruction" ou d'une déc/osion du christianisme ». Cela suppose une certaine intrusion de l'un dans l'autre et laisse envisager des ressorts réciproques, qui tendent à renforcer cette (dés)articula­tion déclosion/déconstruction ... « Motif»: je retiens le nlot aussi et les raisons contenues pour justifier un tel dessein et les mobiles com­muns. Déconstruction et déclosion alors? ils semblent autant parler l'un (pour) l'autre que se passer l'un (de) l'autre.

Si je résume la tâche qui apparaît ici: (laisser) déclore la clôture de la métaphysique et pour cela comnlencer par (laisser) déverrouiller ce

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tour de plus donné par le christianisme. De ce point de vue on peut dire que la déclosion engage et/ou élargit la déconstruction ... dont tu nous dis toutefois, Jean-Luc, qu'elle est elle-même chrétienne.

2. Du sens ... Déclosion/ déconstruction: les jàux-amis. Certes on retrouve la

rime en -ion et le nouveau coup de dé- (je reviendrai sur l'inscription par Nancy de la déclosion dans la série des « inconditionnés») mais la fabrique des Inots est radicalement différente:

le mot déconstruction existe (dans le dictionnaire classique). On en connaît l'histoire philosophique, maintes fois rappelée par Derrida lui­Inême; le mot rappelle la Destruktion heideggerienne (qui lui donnait sa « dignité philosophique ») et il se forme très simplement: construc­tion/ déconstruction et les verbes corrélés construire/déconstruire.

dans le dictionnaire classique, pas de « déclosion ». Le mot est un peu un trompe-l'œil; il conjoint, avalise ou en-valise avec une par­faite et totale discrétion un nom et un verbe dont les sens n'ont ini­tialement pratiquement rien à voir: comme on le sait, déclore c'est dé-clore, ce n'est pas dés-éclore. Mais miraculeusement il y a tout de mêlne une affinité élective suffisante, donc quelques bonnes raisons pour que cela « fasse sens » •..

Le dictionnaire alors: Déclore: enlever, supprimer la clôture, défaire un enclos Éclore: sortir de l' œuf: s'ouvrir (en parlant de l' œuf); se dit d'une

fleur en bouton qui s'ouvre; s'épanouir, fleurir Éclosion: le fàit d'éclore; l'épanouissement de la fleur, l'éclosion

d'une rose précise aussi le dictionnaire. Naissance, apparition ajoute­t-il (sans qu'on sache ce qu'il peut y avoir de spectral dans le terme)

Donc l'éclosion: naissance ... et la déclosion n'est alors évidem­ment pas le contraire, certaineInent pas la mort pour simplifier mais son revers pour amplifier le mouvement: une vraie naissance dans la naissance, n'essence ou une re-naissance mais perpétuée, une ouver-

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ture ... à l'ouverture comprise dans une structure d'antécédence ou de précédence qu'on peut penser connue et rnaîtrisable (et que Nancy rappelle p. 208 et 216 notamment; et l'on devrait tout aussi bien revenir à la structure de base de l'archi-trace telle qu'exposée jadis dans l' œuvre de Derrida).

Aussi bien un rapport détonnant entre éclosion et déclosion puis­que nous dit le livre, dans son bouquet final, la déclosion engendre l'explosion de l'éclosion ou/et l'éclosion comme explosion (p. 230).

3. Des raisons . .. Loin d'avoir la connotation inévitablement « mécaniste» et « ana­

lytique» de la déconstruction3 la déclosion rime avec une sorte d'an­thologie poétique, tout aussi bien poético-philosophique qui lui octroie une floraison de sens. Je m'autorise, pour étayer ce florilège, de cette profession de foi de Nancy dans À l'écouté: « On veut ici tendre l'oreille philosophique vers ce qui a toujours rnoins sollicité le savoir philosophique que ce qui se présente à la vue - forme, idée, tableau, représentation, aspect, phénomène, composition - et qui se lève plutôt dans l'accent, le ton, le timbre, la résonance, et le bruit» (pas le silence, je le note au passage). Autrement dit, entendre la réso­nance du sens, donner raison à l'ineffable réson.

Alors le florilège ... : de Ronsard à Celan en passant par Angelus Silesius et Gertrude Stein, si je m'en tiens à quelques noms de poètes ...

Ronsard pour commencer qui semble confirmer que déclore -déclore sa robe de pourpre - c'est très naturellement éclore:

3. Rien d'une provocation! Le livre donne une des définitions possibles de la déconstruction: « Démonter, désassembler, donner du jeu à l'assemblage pour laisser jouer entre les pièces une possi­bilité d'où il procède mais qu'il recouvre» (215). On sait, par ailleurs, combien Jacques Derrida s'est refusé à définir « la » déconstfuction, rappelant maintes et maintes fois qu'il n'y avait pas de déconstruc­tion au singulier. N'empêche ... 4. À l'écoute, Paris, Galilée, 2002.

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« Mignonne, allons voir si la rose/Qui ce matin avait déclose/Sa robe de pourpre au soleil [ ... ] »

Il y a de l'éclosion dans la déclos ion voire presque une é-closion dans ce dérobement de la couleur ... Qui pourra dire, de fait, si au­delà de cette lecture commune, apposante, reposante, la rose ne s'est pas dénudée? peut-être a-t-elle risqué d'enlever sa robe de pourpre au soleil pour mieux se laisser voir alors dans son obscure clarté? ... Plus loin, on le sait, la rrlort en son miroir ...

Angélus Silesius, « la rose est sans pourquoi ». Raison, floraison, éclosion: je vous renvoie à l'analyse de Heidegger, à la lecture et à la relecture de la sentence (sic, selon la traduction courante) d'Angelus Silesius dans « le principe de raison»: « la floraison de la rose comme simple éclosion spontanée », « la floraison comlue pure éclosion hors de soi»; comme s'il manquait un trait d'esprit pour a-roser la rose, une simple lettre pour faire pousser la fleur, un pur coup de « d »

pour recueillir la rose et sa défloraison, et mieux saisir en quoi, pour­quoi la rose laisse couler. .. la couleur, et s'ombre d'un rouge « sans» en se coupant d'elle-même.

Gertrude Stein: « rose is a rose is a rose is a rose [ ... ] »: la façon la plus subtilerrlent poétique d'effleurer l'essence de la rose, de s'y frotter sans se piquer, d'en dire et d'en sentir l'être-éternel et pour l'éternité. Cet affleurement5 rime parfaitement avec la floraison comme l'éclo­sion habille la déclosion de cette « absente de tout bouquet» ... , évite qu'elle ne s'abîme. L épanouissement de la rose évoque alors l'éva­nouissement de la fleur si l'on veut bien sentir où nous enlmènent ces vers de Stein (autre façon de dire les choses: la fleur pèse comme la pierre le poids de la pensée quand elle est bien conçue, déliée par la syntaxe ou délivrée comme telle).

5. En géologie, un affleurement est une roche du sous-sol, mise à nu par érosion ou par l'activité hUJJJaine (construction de route, carrière). Il ya un affleurement quand les roches du sous-sol ne sont pas recou­vertes par le sol, la végétation ou des constructions.

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Celan enfin, bien sûr, et l'éclosion de la « rose de personne », la déclos ion constitutive de Dieu, non-Dieu; c'est à partir de là que se pense probablement la difFérence entre l'anéantissement et la déclo­sion de l'espèce humaine, l'écart abyssal entre le nihilisme - toujours pensé comme solution (finale dans sa finalité la plus impensable) - et le non-savoir qui part de rien, de rien de spécial, de rien de tangible, de rien qui vaille, qui part de rien ou presque, d'un rien qui n'est pas rien en somme en vue de la création de quelque chose, de l'éclosion de rien en quelque chose. Façon aussi de dégager l'altérité de la néga­tivité qui empoisonne toute une pensée de la création vive. Plus loin encore le Zeitgehoft, 1'« enclos du temps» décrit par le poète.

4 fleurs, 4 roses, 4 excursions dans la littérature, ce « carré d'herbes folles6 » que tu évoques, Jean-Luc, avant de conclure, d'une conclu­sion certes toute provisoire mais qui annonce tout de même rien moins que la fin du livre: « l'éclosion du monde doit être pensée dans sa radicalité [ ... ] l'éclosion de l'éclosion elle-même [ ... ] Un nouveau départ de la création: rien qui s'écarte et qui fait place ou qui donne lieu à quelque chose [ ... ] La déclosion: démontage et désassemblage des clos, des enclos, des clôtures. Déconstruction de la propriété, celle de l'homme et celle du monde. »

Alors pour toutes ces (dé) (flo) raisons au moins, j'admire déjà pro­fondément le geste, la trouvaille, j'en comprends bien toute la néces­sité, je vois comme toi, comme vous, tout ce qu'il nous apporte.

4. De l'ouvrage ... Différences et répétition. De fàit l'une des formulations les plus

décisives nous dit ceci: «La clôture toujours se déclôt d'elle~même »

(p. 17) C'est une des rares propositions à sens ouvert, ouvertement

6. Jean-Luc Nancy cite Jean-Christophe Bailly en exergue du denier texte du livre LA Déclosioll: « C'est

difficile de faire le lien entre un carré d'herbes folles poussant entrec deux voies de chemin de fer et [ ... ] Dieu, ou son absence, ou ses substituts [ ... ] une sorte de permanente déclosion dont, justement, le carré d'herbes folles entre les voies du chemin de fer serait un exemple! »

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multiple ou double à tout le moins puisque, contrairement à Derrida et Blanchot tu tiens, Jean-Luc, et en toute occasion ou presque, à une certaine ré-assurance du sens. Ici clairernent nous retrouvons l'éco­nomie de la déconstruction. Nous apprenons que la clôture se défait ou se sépare de ce qu'elle est et qu'elle effectue d'elle-même ce geste libératoire; elle aussi se déclôt constitutivement d'elle-même quoi qu'on en ait ou quoi qu'on fasse. La clôture s'enlève si l'on s'applique à suivre sa dynamique, son authentique ouvroir. C'est dans la foulée que tu sembles lui donner une certaine prévalence sur d'autres gestes ou mots de la même famille: « La clôture toujours se déclôt d'elle­même: tel est le sens exact de l'exigence de l'inconditionné qui struc­ture la raison kantienne,' tel est de même le sens de la Destruktion heideggerienne de l'ontologie et de la « déconstruction » derridienne - aussi bien que le sens des « lignes de fuite» chez Deleuze. » Ici ça tombe sous le sens, la déclosion est le terme exact (et donc provisoire­ment le plus juste) qui semble instruire - sans l'instrumentaliser --la déconstruction (en modélise le geste).

5. Enc(l)ore . .. D'où rnes prernières questions toutes personnelles, trop personnel­

les peut-être. Comment te dire? Elles portent sur ton expérience et sur cette « foi» (en toi, on l'imagine!) dont tu nous livres la primeur: tout simplement, si l'on remonte le temps, ou et comment s'est joué ce passage de la déconstruction à la déclosion? quelles furent les rai­sons pour cela? sont-elles greffées sur la raison ou à chercher ailleurs? quelles ouvertures de et dans « la » déconstruction (interminable de par sa nature rnême)? une post-déconstruction dans ce soupçon de conversion? tout aussi bien alors comment régler l'usage de l'une et de l'autre? et le partage? voire la jouissance ... Si je précise: à la limite qu'est-ce que l'on touche ainsi; et puisque c'est tout sauf un acte gratuit, il faut bien croire que « ça rapporte» très au-delà, si l'on peut dire, de 1'« indéconstructible »: supplément d'âme, ouverture du corpus? ton sentiment là-dessus? quel X pour désigner cette toute

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nouvelle béance et soussigner qu'on gagne sur le sens? je livre sans précaution cette toute dernière forrnulation qui me semble la plus économique pour dire ce qui te f~lÎt philosopher.

Et partant de là une autre question qui porte sur le non-savoir de la littérature7 ou la littérature comme autre droit de savoir. Retour au préambule en somme. Il y a, on le sent, en relisant les textes que j'ai rapidement traversés, une expérience très littérale, une mise en œuvre très terre à terre de la déclosion! Presque un déracinement qui se confirme avec le temps qui passe. Si on prenait la peine de suivre un certain ordre (fut-il seulement chronologique) qui va de Ronsard à Paul Celan, qui mène d'une rnort toute réfléchie au pur « néant/ né-en» d'un Dieu/non-Dieu, on relèverait une sorte de rnontée au ciel de l'impossible, une montée en puissance de l'impensable pensée. Alors quid de la littérature pour rnieux absoudre cet absolu, s'y fier sans y penser, défendre le fruit de la déclosion ?

Ceci encore, comnle une échappatoire et donc un peu précipité, je le reconnais: quoi de la poésie comme expérience à nu (sans foi ni loi) ... et du tout nu - de l'inconditionné, d'un Dieu sans l'être ... , l'impénétrable suggère le texte d'ouvertureS, « ceci» nous dit la 4e

de couverture du livre pour innommer voire pour déictifier ce que le nom de Dieu « dé-nornme9 »! Oui la littérature, plutôt la poé­sie - ce « métier d'ignorance» (Claude Royet-Journoud) - comme expérience de tout ceci, une expérience très libre de toutes les formes

7. Nous nous permettons de renvoyer à notre Qui a peur de la littérature?, Paris, Kimé, 2001 : « Mfirmons donc, provisoirement, pour dégager le lieu d'une possible définition, que la littérature commence dans sa confrontation avec l'intraduisible, se développe sur un terrain où l'analyse reconnaît ses limites, se poursuit quand il ElUt bien écrire ce qui, faute d'expérience, ne peut se traduire dans les termes usuels d'une communication. »

8. « La pensée peut penser - et ne peut pas ne pas penser - qu'elle pense un excès sur elle-même. Elle pénètre l'impénétrable ou bien plutôt elle est pénétrée par lui ... » (p. xxx). 9. Ceci dit, la liste reste bien évidemment ouverte. Il est tout cela, il n'est rien de cela. S'il est, il est interprété et ne sera jamais que le fruit provisoire de l'interprétation. Il ElUdrait aussi prendre le temps

de s'interroger ici sur le « pendant» de la communi(cat) ion pour qui peut être chrétien sans être for­cément de religion chrétienne!

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d'expérimentation - donc inconditionnelle; d'un mot, une expé­rience non expérimentale mais langagière qui consiste à rechercher ce que parler veut dire, pour finalement venir à bout de « tout ceci »,

tenter de combler le vide?

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Jean-Luc Nancy

Lors du colloque dont Gisèle Berkrnan et Danielle Cohen-Levinas assurent ici la publication après en avoir pris l'initiative et conduit la préparation puis le déroulernent, je n'ai pas voulu présenter un exposé. Je préférais m'exposer à ce qui me viendrait d'une rencontre que j'avais redoutée (dont j'avais d'ailleurs écarté un premier projet dont je craignais l'ampleur plus imposante avec les risques de célé­bration convenue). J'avais moi-même demandé aux deux initiatrices de penser à l'écart des réseaux déjà constitués, ceux de rna généra­tion en particulier, et de faire parler le plus possible de voix moins attendues. Je leur rends grâces d'avoir tout fait dans ce sens et d'avoir ainsi permis, malgré le poids inévitable des successions de conféren­ces (dont chacune suffirait à faire discuter une pleine journée), un rendez-vous qui en fut vraiment un: car un rendez-vous tient avant tout à la surprise, à l'imprévu de ce qui n'a pas été trop inscrit dans un programme. C'est au « rendez-vous» que Duchamp assigne la vraie possibilité du ready-made: au croisement d'un hasard et d'une nécessité, la seconde ne pouvant se révéler que grâce au prernier.

Il y a eu, sinon «nécessité» au sens strict, du moins quelque consistance de sens à cette rencontre bien entendu prévue, généreu­sement préparée et tenue, mais laissée par cette générosité - celle des « directrices» et celle de tous les présents - à une liberté d'allure

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sans laquelle les conventions refoulent la pensée. Cela a fàit du sens, de ce sens que je tiens à définir par l'adresse et l'envoi, par l'échange et le partage avant - et après! - tout dépôt et mise à disposition de quelque signification.

C'est pourquoi il valait mieux que je ne vienne pas avec un dis­cours déjà prêt. Je devais être là pour recevoir et renvoyer, comme je le pourrais. Cela même, pour autant, n'était pas posé comme une règle de fonctionnement, mais cela s'est fait, dès le début. D'un côté, il n'y eut que peu de discussion entre les présents, car je prenais pres­que toujours pour moi seul le temps de la discussion. Mais c'est ainsi que cela ne cessait de circuler tout en tournant autour de quelques foyers d'intérêt ou de souci dont les retours réguliers étaient manifes­tes mais non contraignants.

Quelques foyers - d'intérêt, de souci, de désir, de pensée,,- comme une constellation dont le premier mérite fut de déplacer, sinon de dérober, ce qui aurait pu fonctionner comme un centre et qui aurait porté le nom que je porte.

l.

Hors colloque, à présent, comment retrouver ou plutôt prolon­ger ailleurs, dans une autre dimension, cette circulation délicate, qui n'avait pas caractère d'ouvrage avec COInmencement et fin? Je prends le parti de laisser aux notes qui suivent leur caractère de notes, non pas simplenlent celles que j'ai prises pendant les exposés et pour pré­parer mes remarques, mais à partir d'elles et en extrapolant, en avan­çant, d'autres notes qui seraient à la fois cailloux blancs du souvenir et suggestions notées, esquisses pour le travail. Je Ine tiendrai entre la référence aux exposés - tels du moins que je les ai entendus - et le filage des brins que j'y ai saisis. La référence pourtant restera impli­cite: je ne vais pas passer la revue des communications - dont les

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textes figurent dans ce volume - et je rnêlerai les renvois, les quasi­citations et rnes propres notations. Ce sera le compte rendu d'une écoute et l'irnprovisation d'un contrepoint. 1

De l'une et de l'autre manière, je livre ici tout ce dont je suis rede­vable à cette rencontre - comme depuis toujours je suis redevable à tant d'autres, à tant de rencontres de toutes sortes auxquelles pour finir je dois à peu près tout. C'est ainsi pour nous tous: nous nous devons tout les uns aux autres. Ce n'est pas que « tout est dit et l'on vient trop tard» comme le pensait La Bruyère: c'est au contraire que rien n'est jamais assez dit et qu'il est toujours trop tôt. Toujours trop tôt pour qu'un assez soit possible, pour qu'il puisse être question d'une satisfaction de sens, et toujours assez tôt pour ouvrir à nouveau, à neuf, le dire qui passe entre nous et de « nous» à « nous» et dont seul le passage nous fait: nous, existants en charge du sens et pour cela même distincts les uns des autres, sujets, comme on aime dire, mais sujets en cela qu'ils s'adressent et adressent au monde les signes de possibles rencontres. Ce qui peut s'appeler « colloque », mais qui vaut moins par la tenue d'une assemblée que par le fait que cette réu­nion vient de dehors et y retourne, ne vaut qu'à ouvrir sur lui - ou sur eux, car il n'y a pas un seul « dehors ».

2.

Mais me voici déjà dans rna première note, qui se doit devenir en marge du titre que Danielle Cohen-Levinas et Gisèle Berkman ont donné au colloque. Figures du dehors. Je reçois ce titre comme invite à mieux dire ce que « dehors» indique. On ne peut y voir l'opposé d'un « dedans»

1. La succession de mes notes m'engage à suivre, en gros, la succession des journées du colloque. Mais je n'hésite pas à déplacer telle ou telle référence implicite. De manière générale je ne peux que faire

tort - même de rendant justice à ceux qui ont parlé et dont je ressaisis les propos à mes propres fins et risques. Mais je ne le ferais pas si ces propos n'étaient, dans ce volume même, présents sous l'autorité de chacun.

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et par conséquent il est tendanciellernent voué à effacer sa signification. Ou bien à la tresser à celle de « dedans ». Lun et l'autre nomment des mouvernents, voire des déplacements de: depuis l'extérieur, depuis l'in-· térieur. Le hors vient du fors, qui est la porte. Il n'y a dedans et dehors que par la porte. Un dedans sans porte (ni fenêtre) nous savons ce que c'est: la monade de Leibniz. Mais celle-ci contient en son dedans tout le dehors du monde. Chaque dedans contient tout le dehors et n'est rien d'autre que le rnode singulier de cette « contenance ». Qu'on parte de la porte .- ouverte ou fermée, précisément conçue pour ce battement - ou bien de la rnonade close, on est dans la même déclosion: l'enjeu est le dehors comme ce qui emplit, occupe et ouvre le dedans. Lopposition des deux tombe: elle tombe exactement sur le seuil de la porte, ce seuil fût-il invisible comme il l' est pour la monade.

Le seuil, c'est là où se tient l'ex-istence. Là où elle sort de soi en rentrant en soi. Là où s'ouvre en plein dedans un dehors qui n'est autre que celui que nomme Wittgenstein en disant que « Le sens du monde est hors du monde»: non pas un autre monde, rien au dehors au sens d'une extension de lieu, mais au beau milieu du monde l'ouverture infinie. Un infini qui entre dans le fini et qui ainsi l'accroît infiniment. Qui en même ternps le perce d'une ouverture béante - porte, seuil, issue et entrée et le dilate, en le laissant fini, aux dimensions incommensurables de l'infini.

y a-t-il « figures» de cela ?N' est-ce pas précisénlent infigurable? Mais j'entends ici figures comme le mot de la fiction, du modelage -pétrissage, façonnage, brassage qui cerne chaque fois et discerne le dehors infini sans l'arrêter sur un contour qui reste lui-même ouvert, battant, déformable. Modeler et modaliser - ce qui veut dire aussi « monadiser », pour suivre ce fil, ou si on veut « singulariser» ou encore « subjectiver » - cela qui n'est pas quelque chose, une matière ductile, mais la puissance même de l'ouvert, puissance active/passive dont le colloque se sera beaucoup occupé au titre du rien.

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3.

Nihil, donc. Ou la question du nihilisme. C'est-à-dire la nécessité d'affiner toujours plus la probléInatique de sa sortie. Nietzsche savait qu'on sort du nihilisIne par le dedans: c'est déjà d'une sortie au-de­dans qu'il s'agit. Si le nihilisme en effet déclare l'absence des arrière­mondes, il est sans dehors. On pourrait en faire sa définition. S'il doit s'agir d'une « sortie », le dehors auquel accéder ne doit s'offrir au terme d'aucun dépassement. Non pas, donc, sortir proprement, mais affirmer sur le seuil -- sur un seuil ouvert au vide - la réalité, la valeur, le sens unique d'une existence, de chaque existence et de l'existence du monde. À cette unicité, elle-Inême multipliée d'exis­tant en existant, au sens de cette unicité mesurer 1'« éternel retour»: non un recommencement, mais une inscription éternelle - c'est-à­dire hors du temps des successions - de ce sens.

Par un aspect, le nihilisme atteint ici sa plus grande concentration - plus rien ne vaut, plus rien ne fait sens et cela même est indifférent­en même temps que par un autre il délivre un excès sur lui-même: car l'indifférence intégrale est déliaison, ce n'est plus simplement « manque de sens» encore relié à une attente, mais cela révèle qu'on ne peut même plus parler d'un « manque ». C'est précisément là où on guettait encore du manque qu'il faut comprendre le nihil comlne le rien qui est la res, la chose même.

Se dégager entièrement de toutes les logiques, lexiques et rhétori­ques du vide, du rien comme absence, creux, manque, privation, etc. Comprendre que rien est la « chose même» en tant que cette chose n'est aucune chose mais ne se résout pas dans cette négativité: au contraire, elle fait la chose, l'affaire, la matière, la substance ou le sujet de - non pas de « ce qui est» nIais de « ce qu'il en est» ( d' exister).

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Alors ex nihilo prend sa valeur juste: la chose sortant infiniment de soi, en transformation, en métamorphose perpétuelle à laquelle aucune forme première ou dernière n'est assignée. Il s'ensuit toutefois que cette « valeur juste» elle-même ne peut rester identique à soi: de l'ex nihilo entant que sortie du nihilisme, nous ne finirons pas d'ex­plorer ou d'essayer les allures. Car ce sont les allures d'une vérité.

Peut-être cette vérité est-elle celle de l'Ereignis. Ce terme travaillé par Heidegger entre l'événement (son sens courant) et l'appropria­tion (er-eignis), celle-ci déclinée en désappropriation et en dévolution ou dédicace (ent- et zu-eignis) reste sans doute encore à approprier à une pensée d'aujourd'hui (ce qui veut dire aussi rejouant autrement l'enjeu de la déconstruction heideggerienne et derridienne). Cela voudrait dire, à titre indicatif: nihil = pas de sens posé, donné, dis­ponible ni atteignable, mais arrivée, venue, événement qui ouvre le nihillui-même.

4.

Le dehors-rien repris du dedans, cornme ouverture du dedans au­dedans (rien hors du rnonde, rien hors de l'existant, de tous et de chacun) cela peut aussi se dire: 1'« être» cornme création. C'est-à­dire à la fois comme surgissement, irruption et comme croissance (cresco), comme développement et transformation de soi vers soi sans pourtant de fin donnée ni visée, sans fin. On peut dire ainsi: l'être, c'est-à-dire la difftrance même - par quoi on prolonge le plus rigou­reusement l'envoi de Derrida. La diHerance en effet ne consiste pas simplement à marquer l'écart dans l'identité ou dans l'ipséité: elle inscrit l'infini dans le fini.

La création est l'autre de toute production. Elle est sans pro­ducteur, sans opération et sans produit. Elle est événement du rien comme res, chose même, outre phénomène qui n'est pourtant rien d'« en soi », qui n'« est» pas. Il ne s'agit pas d'un paraître ou d'un

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apparaître (d'une phénoménologie) mais d'un survenir erratique et nul au regard de ce que suppose la provenance d'un paraître.

On peut en proposer la vie comme paradigme: le vivant considéré comme délivrance à soi de l'étant, délivrance à un « soi» pauvre, en souffrance et en soif de sens, trouvant son (non)-sens dans son arri­vée, dans sa délivrance même finie/infinie. L'arrivée, cornIlle le départ, finit l'infini: l'inscrit mais en même temps s'excrit. La vie s'excrit en tous sens, c'est-à-dire inscrit un soi qui se revient à l'infini.

Qu'est-ce alors qui précède la vie, ou plutôt le vivant? Ce n'est pas l'inerte, l'inorganique, ce n'est pas la mort mais le IllOrt: figure, ou plutôt une fois de plus allure de celui qui précède infiniment. On peut ajouter en forme de question: Dieu est mort? il est le mort?

5.

La création, la survenue n'est pas unique ni unitaire. Elle est du même coup distinction, dispersion des existants. L'origine est co-ori­gine. La seule res donnée est 1'« avec », qui n'est rien, nulle chose. Ainsi le réel de « la chose» est retrait de langage: chose infigurable, informe et infiniment IllétaIllorphique du cum, du partage non IIlon­nayable. Lieu ou espace, distension de l'infini.

Le sans-fond de l'origine n'est plus alors cavité de l'être nlais espa­cement des existences. L'autre est une autre origine du monde dans un assemblement libre et sans bords. Assemblement lui-même délié: assimulare renvoie à simul et à similis, simultanéité et sitnilitude qui ont une racine comIllune de la forme sam = « un », mais c'est un « un » par simultanéité et sinlilitude, non par identité de substance. C'est un « un » différant.

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Corps est l'insignifiant qui porte le sens, qui supporte cette charge nulle de renvoi infini. C'est la forme qui porte l'informe, soutien qui disparaît cornme soutien, excrit dans son « ex-pression ». C'est un agencelllent intensif sans repli sur soi, et qui donne l'insaisissable à saisir et l'inidentifiable ou l'inéquivalent à reconnaître: la simili­tude des corps n'est possible que dans leur non-identité (principe de Leibniz).

6.

Démocratie: elle doit être avant tout l'égalité dans l'inéquivalence. Elle exige contre l'équivalence générale (le sens en tant que monnaie d'échange) une « aristocratie» (l'échange comme diHerentiel). Il faut donc penser la possibilité d'une évaluation des differences, sur fond de comrnunauté (ou de communisme). Comrnent la penser sans la fixer? comment penser un critère universel qui ne détermine pas sa propre universalité? On pensera quelque chose comme la « pré­tention à l'universel» du jugement kantien. Soit la prétention - la tension vers - à pouvoir reconnaître la valeur de l'inévaluable (dont l'œuvre d'art porte l'exigence). On pensera du même coup que la valeur n'est pas un prix fixé, mais l'évaluation elle-rnêIlle (celle qui ne prétend pas disposer déjà du critère) : le geste de donner du prix. (Littéralement, cela se dit aussi chérir.)

Il s'agit de commensurer les incommensurables, en résistant à la dernande de Sens qui toujours veut ce dernier comme mesure unique. C'est en résistant à la demande de Sens qu'on ouvre au sens. (En résis­tant à la religion qu'on prie, en résistant à la philosophie qu'on pense.)

La démocratie n'a pas de figure, ou bien sa figure passe infinirnent la figure. C'est un des acquis les plus forts de notre temps, et à partir duquel tout reste à faire. À savoir: une politique qui ouvre vers ce dépassement et n'avance aucune figure pour l'assurer. La démocratie

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est elle-même événement: non progrès, ni procès, ni libération, mais événement (sans « avènement» véritable) d'une béance, d'un écart non pas entre un Sens désirable et une infinnité à l'atteindre mais entre le sens et lui-même, soit entre nous.

7.

Politique, donc, du rnythe interrompu. Linterruption du mythe signifie le contraire de la substantification de l'État, voire de sa trans­substantiation (en parti, en peuple, en fondation). Mais elle ouvre la question de ce qui parle à partir de l'interruption. Non plus un muthos, pas un logos non plus. Ce qui est à dire est ceci, que « la Souveraineté n'est rien» (Bataille). Lorsque le peuple est souverain, comment prend-il en charge cette vérité?

Question redoutable. Répondre que la prise en charge est la tâche de l'artiste, du penseur, risque toujours de reconduire une « souve­raineté» qui ... ne se prenne pas pour rien (et ne soit pas prise pour rien). Répondre « tous» ou « le commun» engage une élaboration très difficile, que sans doute pourtant il faut affronter. Reste en tout cas un point acquis: la politique ne peut pas prendre en charge cette vérité, sauf à reconnaître qu'elle lui échappe et doit lui échapper.

On revient à 'ceci: la vérité opère à la fois interruption du sens - différance du signifié, pourrait-on dire - et multiplicité des sens, non « relative» ni « subjective» mais interne au sens lui-mêrne (autre forme de l'ouverture du dehors au-dedans). Le sens demande plu­sieurs sens et chaque sens s'interrompt - se ferme et s'ouvre -. au contact des autres.

Si la société est l'image inversée de la vérité de tous (pour faire allu­sion à Marx), alors l'inversion a deux aspects: d'une par l'unité sup­posée de la société inverse la pluralité des sens-existences singulières,

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d'autre part la « société» elle-rnême inverse, dans la représentation d'un processus d'as-sociation, d'as-semblage ce qui est tout d'abord donné comlne « en-comnlun » et qui n'est pas un processus mais la possibilité du sens. La politique doit tenir l'association de telle façon que la société laisse accès au commun, qui n'est pas un « bien com­mun » qu'on puisse ni définir, ni gérer. Comme le Bien de Platon, il est au-delà de ce qui est, sans équivalence à quoi que ce soit. Cette inéquivalence résiste à l'érosion capitaliste.

8.

S'il Y a une présentation de cette inéquivalence, c'est-à-dire de l'expérience conlmune du rapport à un sens autant partagé qu'in­terrompu, elle est donnée dans ce que nous nommons « art », « lit­térature », « poésie» ou « pensée ». Ou bien il s'agit, non plus d'une présentation rnais au contraire d'un retrait qu'on peut nonlmer « amour », «amitié », «contemplation », « adoration ». Les deux régimes se croisent, s'impliquent l'un l'autre, s'écartent aussi l'un de l'autre comme l'œuvre du geste ou comme la mélodie du timbre.

Car l'expérience cornmune est sans voix propre, sans voix unique dune « communauté» - et de plus elle est expérience de cela mêlne : que le commun, le sens, n'est rien de donné. Ainsi peut-on parler de « communisme non choral », si le chœur est pensé comme assomp­tion de la société.

Ce qui est « non choral» relève de la prise de parole: prendre la parole, au sens démocratique aussi bien qu'au sens métaphysique, ce n'est pas s'en emparer, c'est plutôt au contraire la donner en même ternps, l'engager dans l'échange. Mais celui-ci n'est pas le doucereux « dialogue» : il est, de point en point, circulation de sens. Il ne s'agit ni de consensus, ni de dissensus (même si sur le plan proprement politique il faille la tension des deux); il s'agit de la distension, de l'interruption et du renvoi internes au sens (qui font du sens).

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9.

Les œuvres de l'art, et cette œuvre désœuvrée qu'est l'interrogation toujours relancée sur ce que« art » veut dire, présentent - dans chaque régïme esthétique et selon la pluralité essentielle de ces régimes -les allures multiples, contrastées, hétérogènes de ce sens dont l'unité est la dissociation, voire la dissémination. « Dissociation» : les arts ne sont ni sociaux, ni politiques, mêlne s'ils résonnent nécessairement sur ces registres. Ils ne sont pas « associatifs », ni entre eux ni chacun pour soi. Ils distinguent au contraire des intensités qui s'écartent entre elles quelles que soient leurs correspondances au sens de Baudelaire.

Ces œuvres font sens hors de la signification - aussi là où elles usent du langage (révélant que ce dernier n'a pas la signification pour office, même s'il en a aussi le service). C'est pourquoi elles deman­dent leur ekphrasis: qu'on sorte d'elles des esquisses ou des analo­gues de signification. Non pas pour arraisonner l'art sous la gouverne philosophique - comlne on ne l'a que trop répété! - tnais tout au contraire pour ouvrir ou pour rouvrir la philosophie à cette pensée qui passe le concept et la signification. Parler de l'art, des arts, s'inté­resser à eux dans la pluralité irréductible de leurs figures (ou allures, là encore), ce n'est pas annexer un dOlnaine« esthétique»: c'est prendre en compte et en tâche ceci, que le nihilisme signifie aussi l'effacement (la dévaluation) des significations que des philosophies, théologies, représentations, discours pouvaient installer en repères d'un tnonde. À supposer qu'on n'y fît pas vraiment confiance, on pouvait s'arc­bouter sur ou contre les repères ainsi disposés (Dieu, le monde, le péché, le salut, l'autorité, la hiérarchie sociale, l'homme, la femme, la nature, la science, etc.). Il est frappant que l'épanouissement des Lumières ait aussi entraîné le commencement de la dissipation de ces repères. Il s'est produit une formidable usure et désorientation de la parole signifiante. De là que les arts ont quitté leurs statuts arti­sanaux, décoratifs et liturgiques: ils furent rouverts ou réinaugurés,

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en recevant ce nom d'« arts », comme chargés du sens désamarré des repères. Et du même coup chargés de s'identifier, n'étant plus repérés par des fonctions ou services définis. Jusqu'à ce que 1'« art » lui-mêrne soit en charge et en peine de son identité ... : c'est-à-dire en peine du régime du sens ou des sens.

À l'ekphrasis - parole tirée de - répond ce que j'aimerais n0111-mer, bravant le ridicule, une « adoration» : parole adressée, non pour informer mais pour l'adresse même. Il ne s'agit nullement d'une reli­gion de l'art. Au contraire, de suspendre la religion pour laisser l'art adresser ses signes au-delà de la signification.

À travers tous les registres artistiques, dont on ne pensera janlais assez la diversité, voire la disparité aussi bien que les contacts, voire les porosités, se joue une sorte d'unité sensible qui n'est « une» que différenciée, distribuée entre les registres sensibles: un toucher, une touche à laquelle se fait connaître le sens. Cette touche irnplique une methexis tissée dans toute mimesis, et peut-être la methexis déjoue-t­elle tous les pièges de la supposée imitation ou représentation. Mais il ya methexis d'autant de façons qu'il y a de registres sensibles.

10.

La sensation pour être sentie - ce qui veut dire aussi pour être pensée (pour relever de ce penser dont le sentir, pour Descartes, est le premier mode) - doit se ressembler (se reconnaître pour elle-mêrne). Elle rencontre ainsi la résistance d'une autre sensation, distincte, éloi­gnée (comnle un bleu d'un brun ou un son d'une couleur). Se pro­duit ainsi une syn- ou trans-esthésie - une sensation de la différence des sentirs - qui n'est pas perceptive (fonctionnelle, utile) mais qui engage l'intensification de chaque mode ou en chaque mode d'une « expression des choses infinies ».

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Sentir se joue dans la differance d'une synthèse des sensations -tout comme l'ouverture ou l'envoi d'un sens se joue dans la différance d'un accomplissernent signifiant. En même ternps, ce qui donne à sentir la différence d'un régirne sensoriel (sensitif, sensuel) tel que, par exemple, celui de la couleur ou celui du rnouvement (chacun pouvant se démultiplier. .. ), ce qui fait sentir ou qui donne à sentir tel registre sensible, ce sont les « forces artistes» dont parle Nietzsche. Lart produit - ou crée? - du sensible.

*

De l'ouverture d'un sens non suivie de fermeture en un discours, de l'envoi d'un sens faisant sens par son adresse, le théâtre donne un paradigme privilégié, et pour cela décalé du spectre des « arts ». Lart du théâtre sort du culte sacrificiel en laissant le résultat du sacrifice pour ne retenir que l'acte: la parole coupée (adressée, interrompue), en sang, en sens. Et cela dans l'adresse événementielle que forme la représentation théâtrale. (Paradigme d'une suspension active, de même qu'en peinture le paysage suspend le désir d'un cosmotheoros ou que le cinéma suspend le cours du flux du monde, l'un et l'autre « activant» un autre « monde », un autre « flux ».) Il s'agit toujours d'ouvrir ici un ailleurs.

11.

Corps: sa chute, son attraction. Il est l'être-jeté dehors, hors du nihil. Ni déchéance, ni finitude close, au contraire jaillissement et contour fini de l'ouverture infinie. Gravité, pesanteur en laquelle se donne à sentir le monde: l'attraction d'un sens possible. Corps comme support de ce sens mais aussi comme son poids et sa poussée: angoisse et séduction d'un signe qui ne signifie rien que ce poids et cette poussée.

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Ontologie en corps: ontologie modale. Modalisation ou méta­morphose sans substance. Un corps toujours se transformant, tous les corps indéfiniment transformant une rnêlne rnatière informe impondérable: un sens qu'ils sont les uns pour les autres.

Corps impénétrable, inaccessible à l'anatomie, lui-même méta­morphique, se transfonnant de part en part, inorganique mais non pas sans membres, articulations, flexions et déclinaisons. Corps qui fait sens de soi à soi, qui se sent et se donne à sentir: corps érogène, zoné. Non organique, orgastique.

Impénétrable mais érectile, frissonnant, exsudant et exhalant: corps pulsionnel, c'est-à-dire corps de sens, corps du sens. En défi­nitive, le sens est corporel. Et C0111me tel irnpénétrable: ce qu'on appelle aussi esprit.

Il s'en suit qu'on ne peut pas parler d'un seul corps. « Corps» est plusieurs, de soi pluriel. C'est aussi ce qu'a voulu dire le « corps du Christ»: non pas un surorganisme, mais l'en-commun des corps (la « communion », mot chargé à couler. .. ).

12.

«Déconstruction du christianisme»: avant tout, comment ce singulier « du » christianisme est-il possible? Ne recouvre-t-il pas en vérité l'extrême diversité de formations, transformations et histoires très complexes? En effet ce singulier simplifie par abus si on le rap­porte à l'histoire et aux contenus doctrinaux. D'un autre point de vue, il est déjà par lui-même l'acte déconstructif: « le » christianisme, c'est déjà ce qui reste de sa déconstruction. C'est aussi, de la même manière, ce que « lui-même» (s'il existe, le christianisme) dépose de soi tantôt comme la requête éperdue d'une « pureté» primitive tou­jours-déjà perdue et toujours-à nouveau cherchée, tantôt comme la

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déliaison de toute sa construction doctrinale en une seule affirmation déliée, non liée et non liante, qui est affirmation de la déliaison de « Dieu» (<< Dieu est mort », « Prions Dieu de nous tenir quittes et libres de Dieu »). Le christianisme - tendanciellement effaçant son nOin même - comlne athéisme déliant la« position» même d'un athéisme autant que d'un théisme.

Le christianisme est auto-déconstructeur non par privilège mais parce qu'en lui, à travers lui c'est l'opération déconstructrice de la philosophie elle-même qui atteint son inensité maximale: déposition et démontage de tout savoir « rnonté », élaboré, construit ou reçu comrne construit, constitué, fondé. De même que Platon désigne le « divin» au-delà de l'étant, c'est-à-dire ouvre l'espace entier de l'étant comme monde sans au-delà, sans présences occultes (des dieux) mais ouvert en soi au-delà de soi, de mêlne le christianisme, reprenant et aggravant le geste, défait entièrement le recours religieux à une alté­rité occulte. Lautre est révélé hic et nunc.

Kojève a pu dire que le christianisITle est athéisme inconscient. Cependant, peut-il y avoir un athéisme « conscient»? Oui au sens où il sait que la négation de « Dieu» n'est pas la position de quoi que ce soit à sa place (<< homme », «science» ou « histoire », etc.) Mais en même temps non, parce que cette non-position elle-même, cette déposition de toute position ne peut pas être contenue dans une « conscience»: elle dépose la conscience même. Non pas dans une « inconscience », mais dans une ouverture de la « conscience» à plus qu'elle-même, ou dans un débordement de conscience.

Linfondé du dehors creuse le monde, creuse la conscience et le « sujet ». C'est ce creusement qui est déconstruction, et déclosion.

Ainsi la foi n'est pas simplement la pistis en tant que confiance (qui s'assure, se gage en elle-mêrne). Elle est plutôt (selon emouna en

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hébreu, amen, et amin dans l'arabe du Coran) assurance, affirmation fenne et scellée au-delà de la confiance, scellée si on peut dire de sa seule ouverture.

Comrnent dès lors penser le « messianique»? Comme l'opposé, d'abord, d'une théologie du salut, si le salut fait gage, assurance accor­dée, sauvetage (et de quelle perte ?). Le messianique oppose l'attente sans expectative, sans visée ni calcul d'une fin de l'attente -la tension, l'attention. Cependant si le Messie « est venu» et le salut « accom­pli », alors il n'est plus à venir sans pourtant être donné, disponible, approprié. Il est venu et parti, sa venue est toute dans ce passage qui ouvre l'infini ici mêrne: « une fois pour toutes », cela qui paraît l'af­firmation la plus insensée du christianisrne, affirme qu'en chaque fois cette « fois» s'ouvre à nouveau. Manière de retour éternel.

Ce qui est affirmé est essentiellement une interruption. Le conti­nuum est interrornpu: celui d'une nature comme d'une histoire, du ternps comme de l'espace, des causes, des raisons, et tout d'abord le continuum du sacrifice. On n'assure pas un passage au sacré, ni du sacré parnlÏ nous, mais on voit s'ouvrir un incommensurable.

(Peu importe en définitive le « christianisme» : simplement on s'ef­force de recueillir ce que l'ancien Occident, effacé et devenu monde, aura reçu comme son stigmate le plus propre. Pour le meilleur et pour le pire: l'incommensurable infini ou la démesure indéfinie ici même, comme mesure de l'existence.)

13.

Quelle est l'affaire de la pensée? Linconditionné la traverse, la transit, la passionne. Linconditionné, ce n'est pas ou ce n'est plus « l'être », c'est que l'existence (le fait de l'étant) est sans fondement. Ce « sans» n'est ni négatif, ni privatif. Il désigne ceci: s' « il y a » quel-

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que chose (quelques choses, car « il n'y a » qu'au pluriel) c'est que ce « donné» n'est justement pas donné au sens de déposé, disponible et atteignable cornrne un fondement. Au contraire, son fait, son événe­ment s'indique lui-même comme autre que toute forme de « donné ». Comme « don », si on veut, ce qui renvoie à tout autre chose. Ce qui renvoie à de l'autre en général, à du dehors qui s'ouvre du fait mêrne de l'événement d'existence. Dehors qui n'est pas ailleurs, pas outre­monde, et vers quoi fait signe un signe sans signification (pareil au Wink dont Heidegger fait l'être et l'acte du « dernier dieu »). Dehors signalé, indiqué, évoqué, mais non constructible - et donc aussi indé­constructible. Vérité en excès du sens: interruption, sens laissé coi.

De manière paradoxale, la technique indique quelque chose de l'extériorité in(dé)constructible. La « machine non triviale» ne se contente plus de faire fonctionner un ordre de raisons donné dans un programme: elle est ouverte, non prédictible, elle retire quelque chose du principe de raison suffisante. La prothéticité qu'elle géné­ralise déplace de manière sensible la représentation de la technique comme organe d'un sujet (jusqu'à inviter à parler de « métatechni­que »). Elle est multiplication de fins sans fin, plutôt que moyens ajustés à des fins: errance, destinerrance (Derrida). Elle est aussi moins « œuvre» que mise hors de soi, ex-position. Mise hors de soi, d'abord, de la « nature ».

C'est pourquoi, en arrière de toute construction et déconstruc­tion, se trouve ce qu'on peut désigner comme une «struction»: selon le sens du struo latin un entassement, un amassement d'avant tout assernblage. Amas, donnée informe du non-donné au sens de non-posé. Une déconstruction à son extrémité touche à la struction: un nom pour le réellres/rien. Pour l'inconstructible.

Penser, c'est toucher à ça et rnontrer ça à travers les constructions désajointées. C'est rnontrer alors qu'il n'y a rien là dont on manque­rait: il n'y a pas un sens caché, oublié, retenu dans un fondement.

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On ne manque de rien: on touche à ce rien du réel. Mais ce rien est rnobilité, forme en formation, ce à quoi le rapport pensant n'est pas de savoir mais de foi.

La pensée est expérience du réel: entre concept et figure, échap­pant aux deux ordres, elle est touche -- approche, proximité, écart - et de là elle est tâche, non pas d'atteindre quelque principe ou fondement mais tâche d'une approche toujours reprise de ce dehors. (Tâche de tâcheron, à tout prendre: non pas ouvrage ni quête, ni vision, ni construction.)

À l'approche du dehors qui toujours se dérobe tout en ne dérobant rien il ne s'agit pas de se taire, il s'agit au contraire de reprendre le récit, les récits de cette approche. De dire ce qui fàit que le rien du réel ouvert au dehors empêche l'immanence de se replier sur elle-même, tout autant qu'elle empêche la négativité de s'éprouver comme mal­heur (rnanque, séparation, perte, chute). « Négativité heureuse»?

*

Il est alors nécessaire de penser l'impossibilité de rapporter « tout» à quelque unité de principe, d'origine ou de fin. De penser, donc, une essentielle pluralité (singulier pluriel). Et au premier chef, impossibilité de garder plus ou moins implicite un « tout est politique». (Pas plus qu'un tout artistique, religieux ou scientifique.) La politique doit non pas se définir mais se déterminer par une fidélité à ce qui la dépasse.

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14.

Coda Déclosion: le mot évoque à la fois la clôture qui s'ouvre et l'éclo­

sion. Celle de la rose, par exemple, de celle de personne. De celle qui croît sans raison et de comment ce « sans raison» résonne.

Et puisque c'est la jeunesse qu'il faut cueillir en déclosion, avant qu'au soir elle se fane, la pensée qui s'est iIllposée à rnoi pour clore ce colloque en déclosion a été celle de la jeunesse dont certes pas une idée mais un affect, un élan ont traversé ces trois journées. J'ai remer­cié, je remercie à nouveau ici pour cette jeunesse, touchée en moi aussi bien comme dans les autres moins jeunes qui étaient là.

Jeunesse, c'est aussi ce qui reçoit tout du dehors. Si je dis que j'ai reçu ces journées, ce n'est pas pour autant une nouveauté: j'ai toujours tout reçu du dehors, toujours très sensible au fait que « je » n'étais presque rien que cette réception. Or ces journées m'ont fait jeune car elles ne m'ont pas conforté dans le narcissisme. « JLN » n'est pas une image de Illoi mais bien plutôt un index qui accompagne toutes mes expositions, réceptions et partages de dehors indéfinirnent variés et renouvelés - comme le je vide de Kant accompagne toutes ses représentations. Index d'un singulier qui file dès que touché.

Hors colloque: nous y voici. Ce n'est qu'un début.

# - Retour - après la coda

Mais enfin, qu'ai-je fait dans ce colloque? J'ai surtout écouté. J'ai laissé venir, passer, me traverser des phrases, des harmoniques, des échos, parfois des sons étranges ou discordants. Comme toujours lorsque j'entends (voix ou textes) parler de « moi» je me denlande de qui ou de quoi il s'agit. C'est à coup sûr l'expérience de beaucoup de

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ceux qui s'exposent en public. Le public est la caisse de résonance que se cherche un timbre, un accent, un ton afin de devenir ce qu'il est: résonance, retentissement, appel, convocation. Il craint pourtant, ce timbre, il craint les retours de l'écoute publique autant qu'il craint de n'en percevoir aucun et de rester vox clamantis in deserto. Ou plu­tôt - car il est prestigieux de clamer dans le désert, pour les bêtes et pour le ciel - il craint de n'être que désert, sable et sel dans la gorge. Il craint ce qu'il recherche, ce dont il a désir et mêrne besoin - bien mieux qu'une gratification d'estime et de reconnaissance, oui, infini­ment mieux: la grâce de savoir qu'un peu de sens résonne et que le « retour» n'est pas seulenlent un effet d'acoustique rnais un effet de sens, une musique.

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LES AUTEURS

T omokazu BABA est chercheur post-doctoral à Japan Society f'Or the

Promotion of Science, chargé de cours à l'université des études étrangères de

Tokyo. Parmi ses publications, « Lactualité de Maïmonide chez Jacob Gordin »,

Hitotsubashi Review of Arts and Sciences, nO 5, mars, 20 Il, p. 380-404. « Du mode

d'existence païenne selon Levinas », Cristian Ciocan (éds.), Philosophical Concepts

and Religious Metaphors: New Perspectives on Phenomenology and Theology, Zeta

Books, 2009, p. 195-222.

j ean-Christophe BAILLY, né en 1949 à Paris. Après avoir longtemps travaillé

dans l'édition, animant notamment la collection « Détroits» chez C. Bourgois,

s'est remis à la philosophie (doctorat en 2004!). Enseigne à l'École Nationale

Supérieure de la Nature et du Paysage de Blois. Publications récentes: Le Champ

mimétique (Seuil, 2005), Le versant animal (Bayard, 2007), L'instant et son ombre

(Seuil, 2008). A récemment publié Le Dépaysement: voyages en France (Seuil, 2011)

et La Véridiction: sur Philippe Lacoue-Labarthe (Bourgois, 2011).

Gisèle BERKMAN est directrice de programme au Collège international de

philosophie dont elle est l'une des vice-présidentes, et membre du comité

de rédaction de Po&sie. Publications récentes: n° 65 de Rue Descartes, « Clair!

obscur », (PUF, 2009, dir.); Archéologie du moi, (dir. avec C. Jacot Grapa), PUY,

« la philosophie hors de soi », 2009; L'Effet Bartleby, philosophes lecteurs (Hermann,

20 Il). En préparation, La Dé-pensée, archéologie d'un mal contemporain, à paraître

chez Mille et une nuits, en 2012.

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Christophe BIDENT est professeur de littérature française à l'Université de

Picardie Jules-Verne. Parmi ses publications: Jvlaurice Blanchot, partenaire

invisible (Champ Vallon, 1998), Reconnaissances Antelme, Blanchot, Deleuze

(Calmann-Lévy, 2003). De Maurice Blanchot, il a édité les Chroniques littéraires

du Journal des Débats, 1941-1944 (Gallimard, 2007) et La Condition critique

(Gallimard, 2010). En préparation, Le geste théâtral de Roland Barthes, à paraître

chez Hermann.

Antonia BIRNBAUM enseigne la philosophie à l'Université de Paris 8. Elle

.l'\..a publié trois livres, Nietzsche. Les aventures de l'héroïsme (Payot, « Critique

politique », 2000), Le vertige d'une pensée. Descartes corps et âme (Horlieu, 2003),

Bonheur justice Walter Benjamin, (payot, « Critique politique », 2009). Elle travaille

actuellement à un livre de portraits de philosophes français contemporains.

Didier CAHEN, né en 1950, est poète et essayiste. Il a produit une vingtaine

d'émissions consacrées à des écrivains et poètes sur France-Culture (Jabès,

Derrida, Blanchot, du Bouchet, etc.) On lui doit des articles dans l'Encyclopédie

Universalis sur Maurice Blanchot, Edmond Jabès, Jacques Derrida et Jean-Luc

Nancy. Publications récentes: Edmond Jabès (Seghers, « Poètes d'aujourd'hui »), 3

jours, poèmes avec des gravures de Claude Garache (La canopée/La rivière échappée,

2011).

Alfonso CARIOLATO est philosophe, actuellement rattaché à l'Université de

~adoue (Italie). Parmi ses publications: Illuogo deI jinito. 23 studi (Il Poligrafo,

2003); 1 sensi deI pensiero (Lanfranchi, 2004); Dare una voce. La jilosojia e il brusio

deI mondo (Linea BN - La Carmelina Edizioni, Ferrara, 2009). En France, il a

publié notamment: L'existence nue. Essai sur Kant, préface de Jean-Luc Nancy (Les

Éditions de la Transparence, 2009).

D anielle COHEN-LEVINAS, philosophe et musicologue, est professeur à

l'Université Paris IV Sorbonne et chercheur-associé aux Archives Husserl de

Paris à l'ENS de la rue d'Ulm. Derniers ouvrages parus: L'impatience des langues

(co-écrit avec Gérard Bensussan, Hermann, 2010), Le siècle de Schoenberg (dir.,

540

Page 539: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

BIOGRAPHIE DES AUTEURS

Hermann, 2010), Emmanuel Levinas et le souci de l'art (dir., Manucius, 2010),

Levinas et l'expérience de la captivité (dir., Parole et Silence, 20 Il), Lire Totalité et

Infini (dir., Hermann, Paris).

arc CRÉPON directeur de recherches au CNRS (Archives Husserl),

directeur du département de philosophie de l'ENS, a récemment publié

Altérités de lEurope (Galilée, 2006); De la démocratie participative, fondements et

limites (avec Bernard Stiegler) (Mille et une nuits, 2007); La culture de la peur,

identité, sécurité, démocratie (Galilée, 2008); Vivre avec, la pensée de la mort et la

mémoire des guerres (Hermann, 2008) ; La guerre des civilisations (Galilée, 2010). Il

est également traducteur de Nietzsche, Leibniz et Rosenzweig.

Martin CROWLEY enseigne au département de français de l'Université de

Cambridge. Il a notamment publié L'Homme sans: Politiques de la finitude

(Lignes, 2009; postface de Jean-Luc Nancy), et Robert Antelme: L'humanité

irréductible (Lignes/Éditions Léo Scheer, 2004).

Jonathan DEGENÈVE est maître de conférences à Paris 3 - Sorbonne Nouvelle.

Il a publié un volume collectif, Le Début de la fin (Paris 7 - Denis Diderot, 2005),

et des articles sur des écrivains (Blanchot, Beckett, des Forêts, Koltès, Quignard) et

des cinéastes (Welles, Lynch, von Trier, Cassavetes, Zviaguinstev). Sa recherche et

son enseignement portent sur les rapports textes/images au xxe siècle.

ichel DEGUY est le rédacteur en chef de la revue Po&sie, (Belin, 32e

année). Universitaire (Professeur à Paris VIII, 1969-1999), il a présidé le

Collège international de philosophie. Écrivain, poète, essayiste, il a publié une

trentaine d'ouvrages. Titres récents: Le Sens de la visite (Stock, 2006), L'État de

la désunion (Galaade, 2010), La Fin dans le monde (Hermann, 2010). À paraître:

Poésie/Gallimard, tome IV, N'était le cœur (Galilée, 2012), Écologiques (Hermann,

2012), Contes d'auteur (Seuil, 2012).

Federico FERRARI, né à Milan en 1969, vit à Lisbonne. Il travaille sur la

question de l'art dans son rapport au temps. Parmi ses publications: Nus

541

Page 540: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

FIGURES DU DEHORS

sommes. La peau des images, avec Jean-Luc Nancy (Klincksieck, 2002) (Torino,

Bollati Boringhieri, 2003; Berlin-Zurich, Diaphanes 2006); La convocation, con

Tomas Maia e Federico Nicolao (Genova/Paris, Chorus, 2006); Iconographie de

l'auteur, avec Jean-Luc Nancy (Galilée, 2005); Sub specie aeternitatis. Arte ed etica

(Reggio Emilia, Diabasis, 2008).

Edoardo FERRARIO est professeur d'esthétique à l'Université « La Sapienza »

de Rome. A travaillé sur Husserl, Heidegger, Levinas et Derrida. Il a écrit de

nombreux textes sur la poésie de Dante Alighieri, d'Emilio Sereni et de Paul Celan.

Parmi ses œuvres récentes Il lavoro del tempo (Guerini, 1997); L'Altro e il tempo

(Guerini, 2004); Testimoniare (Lithos, 2006); Voci della Fenomenologia (Lithos,

2007); Oikonomia (Lithos, 2009).

Christopher FYNSK est directeur du Center for Modern Thought à The

. University of Aberdeen. Il a joué un rôle important dans la présentation de

la pensée de Jean-Luc Nancy aux États Unis. Parmi ses publications: Heidegger:

Thought and Historiâty (Cornell, 2e éd., 1993), Language and Relation; that there is

language (Stanford, 1996), Infant Figures (Stanford, 2000), The Claim of Language :

A Case for the Humanities (Minnesota, 2004).

Juan Manuel GARRIDO est professeur de philosophie à l'Instituto de

Humanidades de l'Université Diego Portales à Santiago du Chili. Il a également

enseigné à l'Université du Chili. Il est chercheur de Conicyt (gouvernement du

Chili). Il est l'auteur de nombreux articles en espagnol, français et anglais, ainsi que

du livre La Formation des formes (Galilée, 2008). A récemment publié Chances de la pensée - à partir de Jean-Luc Nancy (Galilée, 20 Il).

M arc GOLDSCHMIT, agrégé et docteur en philosophie. Auteur de Jacques

Derrida, une introduction (Pocket, 2003), Une langue à venir. Derrida,

lëcriture hyperbolique (Lignes et Manifestes, 2006), Lëcriture du messianique.

La philosophie secrète de Walter Benjamin (Hermann, 2010)., Deux livres en

préparation: Llfypothèse Marrane et Métaphysiques de la Littérature.

542

Page 541: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

BIOGRAPHIE DES AUTEURS

;IfP

Evelyne GROSSMAN est profèsseur de littérature française à l'Université Paris

Diderot-Paris 7 et a présidé l'assemblée collégiale du Collège international de

philosophie de 2007 à 2010. Parmi ses publications récentes: Antonin Artaud, un

insurgé du corps (Gallimard, « Découvertes », 2006); L'Angoisse de penser (Minuit,

2008); en collaboration avec F. Danesi et Fr. Vengeon, Louise Bourgeois, « Three

Horizontals » (INHA-Ophrys-Collège international de philosophie, 20 Il).

Erich HORL est profèsseur de philosophie des médias et de la technologie à

l'Université de Ruhr à Bochum, Allemagne. A publié: Die heiligen Kaniile.

Überdiearchaische illusion der Kommunikation (2005); (éd., avec Michael Hagner);

Die Transformation des Humanen. Beitriige zur Kulturgeschichte der Kybernetik

(2008); (éd.) Die technologische Bedingung. Wissen und Existenz in technischer Welt

(à paraître); «The unadaptable fèllow. Notes sur Günther Anders et la question

cybernétique» in Tumultes n° 28-29 (2007).

Sandrine ISRAËL-JOST enseigne la philosophie à l'École Supérieure des Arts

Décoratifs de Strasbourg. Prépare une thèse de doctorat sur la contingence chez

Nietzsche. A publié des articles sur Georges Bataille, Sade, Debord, MachiaveL ..

Jérôme LÈBRE, ancien élève de l'ENS, agrégé et docteur en philosophie,

enseigne la philosophie en classes préparatoires littéraires (Saint-Quentin). Il

est membre de. l'Institut des hautes études en psychanalyse. Ses travaux portent

sur l'Idéalisme allemand (notamment Le Jil de l'identité - puissance et frivolité de

l'analyse chez Hegel, Olms, 2008) et sur la pensée française contemporaine. Il est

l'auteur d'articles sur Deleuze, Foucault, Derrida, Jean-Luc Nancy. A récemment

publié Vitesses, (Hermann, 2011).

Susanna LINDBERG est maître de conferences en philosophie à l'université de

Tampere. Elle a publié Hegel contre Heidegger, Les irréconciliables (LHarmattan,

2010), Être comme éclosion et vie (LHarmattan, 2011), ainsi que de nombreux articles en

français et en anglais. En finnois, elle a publié un livre dont le titre français serait L'amitié

des philosophes. Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et les deux sens de la communauté

(Turkijaliitto, 1998). Elle a traduit en finnois Blanchot, Derrida, Nancy, etc.

543

Page 542: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

FIGURES DU DEHORS

T omas MAIA a soutenu une thèse de doctorat sur le tragique moderne sous la

direction de Jean-Luc Nancy, condensée dans l'essai Innigkeit. Holderlin e la

possibilidade da arte (dans le collectif Logica poética. Friedrich Holder/in, Bruno C.

Duarte dir., Lisbonne, Vendaval, 2011). Il enseigne à la Faculté des Beaux-Arts de

l'Université de Lisbonne, a réalisé un film, Scena, (Lisbonne, 2008, Lucca, Italie,

2009) et publié Assombra. Ensaio sobre a origem da imagem (Lisbonne, Assirio &

Alvim, 2009).

Boyan MANCHEV enseigne à l'Université Nouvelle de Bulgarie, il est

professeur invité à l'Université de Sofia et à l'Université des Arts de Berlin et

ancien directeur de programme au Collège international de philosophie. Parmi ses

publications récentes: L'Altération du monde,' Pour une esthétique radicale (Lignes,

2009), La Métamorphose et l'Jnstant- Désorganisation de la vie (La Phocide, 2009);

Rue Descartes 64: « La métamorphose », sous la dir. de B. Manchev (2009), Le

corps-métamorphose (Altera, 2007).

M artine MESKEL-CRESTA est professeur de philosophie à l'Université

de Cergy-Pontoise, IUFM de Versailles. Elle est co-responsable d'un

séminaire au Collège international de philosophie (<< Transformations actuelles de

l'enseignement, mutations de société: peut-on penser un changement d'époque? »),

et auteur d'articles sur la citoyenneté (Télémaque, 2001), la transmission (Presses

Universitaires de Nancy, 2006), « la voix de l'enseignant et la pédagogie comparée»

(colloque de l'AFDECE, à paraître).

Ginette MICHAUD est professeur au Département des littératures de langue

française de l'Université de Montréal. Co-commissaire en 2005 de l'exposition

Trop. Jean-Luc Nancy, avec François Martin et Rodophe Burger (catalogue, Galerie

de l'UQAM, 2006), elle a consacré plusieurs études à Jean-Luc Nancy et dirigé le

Cahier d'Europe (avril 2009) qui lui érait consacré. Publications récentes: Tenir

au secret (Derrida, Blanchot) (Galilée, 2006); Battements -- du secret littéraire et

« Comme en rêve ... » (Hermann, 2010).

544

Page 543: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

BIOGRAPHIE DES AUTEURS

Jean-Luc NANCY est professeur émérite à l'Université de Strasbourg, où il a

enseigné depuis 1968. Il a aussi enseigné à Berlin, Irvine, Berkeley, San Diego

et à l'European Graduate School. Il est l'auteur de près d'une centaine d'ouvrages

dont on signale ici les plus récents, aux éditions Galilée: La Déclosion et L'Adoration

(<< Déconstruction du christianisme» 1 et II); Vérité de la démocratie, Politique et

au-delà; Maurice Blanchot, Passion politique; La Ville au loin; Dans quels mondes

vivons-nous? (avec Aurélien Barrau). Il publie en mars 2012 LÉquivalence des

catastrophes.

Federico NICOLAO, écrivain et philosophe, est né à Gênes en 1970. Ancien

boursier de la Villa Médicis en littérature, il enseigne actuellement l'art

contemporain à l'ECAL de Lausanne et la philosophie de l'art à l'École Nationale

Supérieure d'Arts de Paris Cergy. Il est l'auteur de nombreux essais sur les arts et la littérature. Correspondant pour l'Italie du Collège international de philosophie, il a

fondé et dirige la revue « Chorus una costellazione ». Pour plus de renseignements,

consulter le site http://www.federico-nicolao.blogspot.com

Yuji NISHIYAMA est professeur à l'Université métropolitaine de Tokyo (Japon)

et directeur de programme au Collège international de Philosophie. Parmi

ses livres: La littérature comme contestation la solitude, l'amitié et la communauté

chez Maurice Blanchot (Ochanomizu-syobô, 2007), Philosophie et Université,

(Miraisya, 2009). Il a traduit en japonais les ouvrages de J. Derrida, M. Blanchot,

C. Malabou, J.-L. Nancy, etc. Il a réalisé en 2009 un film documentaire, Le droit à

la philosophie: les traces du Collège international de Philosophie.

1\ ndrea POTESTA est actuellement professeur invité à l'Université Alberto

.rl.Hurtado à Santiago du Chili. Il est responsable des éditions de La Phocide

et membre du Parlement des philosophes. Il a soutenu une thèse de doctorat en

Italie autour de Jean-Luc Nancy et une en France autour de Heidegger et Derrida.

Il est l'auteur d'un ouvrage sur Kant (La « pragmatica» di Kant, Milan, 2004) et

d'un livre ~ur Platon (Voyage à Syracuse, Strasbourg, 2009) ainsi que de nombreux

articles sur Heidegger, Derrida et Nancy.

545

Page 544: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

FIGURES DU DEHORS

François RAFFOUL est professeur de philosophie à l'Université d'état de

Louisiane (LSU), USA. Publications récentes: À chaque fois Mien: Heidegger et la

question du sujet (Galilée, 2004), et The Origins ofResponsibility (Indiana Université

Press, 2010). Il a traduit en anglais plusieurs livres de Jean-Luc Nancy, dont Le

Titre de la lettre (avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1992), L'Oubli de la philosophie et

Le poids d'une pensée (1998), La Création du monde ou la mondialisation (2007), et

en préparation Identité.

D ichard RAND est professeur émérite de littérature anglo-américaine

~ l'Université d'Alabama (Tuscaloosa); traducteur de Jacques Derrida

(Signé ponge, Glas, Mochlos) , Jean Paulhan (De la paille et du grain), Jean-Luc

Nancy (Corpus), etc. Membre du comité de rédaction de Po&sie, astrologue voué

à la constellation Mallarmé-Paulhan-Blanchot, il est l'auteur de nombreux articles

sur Coleridge, Wordsworth, Keats, Poe, Hawthorne, Melville, Mallarmé, Yeats,

Blanchot, Paulhan, Ashbery, de Man, Derrida.

j ean-Michel REY a enseigné la philosophie et l'esthétique à l'Université de Paris

8 dont il est professeur émérite. Livres sur Nietzsche, Freud, Kafka, Valéry,

Péguy, Artaud. Sur la question du « crédit)}: La part de l'autre (PUF, 1998); Le

temps du crédit (Desclée de Brouwer, 2002); Les promesses de l'œuvre: Nietzsche,

Artaud, Simone Weil (Desclée de Brouwer, 2003). Publications récentes: Paul ou les

ambiguïtés (éd. de l'Olivier, 2008); Postface à la Philosophie de l'histoire de France

d'E. Quinet (Payot, 2009); L'Oubli dans les temps troublés (éd. de l'Olivier, 2010).

Sylvain SANTI, maître de conferences en lettres modernes à l'Université de

Savoie, est l'auteur de Georges Bataille à l'extrémité jùyante de la poésie (Rodopi,

2007). A dirigé Mythe et création 2, avec J.-P. Madou et L. Van Eynde, Editions

de l'Université de Savoie, 2007. Nombreux articles sur Bataille, Blanchot,

Breton, Leiris, le surréalisme. Ses travaux les plus récents portent sur la littérature

contemporaine (Quignard, Prigent).

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Page 545: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

TABLE DES MATIÈRES

GISÈLE BERKMAN ET DANIELLE COHEN-LEVINAS

Avant-propos

LA POLITIQUE ET SES AUTRES

MARC CRÉPON

Vivre avec: une pensée du monde

ANTONIA BIRNBAUM

Marx, avec et sans Nancy

ANDREA POTESTÀ

LÉquilibre des corps

FEDERICO FERRARI, TOMÂS MAIA, FEDERICO NICOLAO

La Convocation

EDOARDO FERRARIO

:Lontologie désœuvrée de Jean-Luc Nancy

SYLVAIN SANTI

Politique de la communication

JÉRÔME LÈBRE

Une vérité sans équivalent: l'évidence de la démocratie

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY

Retour sur la comparution

MARTINE MESKEL-CRESTA

(Les) dehors (de) la démocratie?

MICHEL DEGUY

Jean-Luc Nancy & Pascal

II SENS DU MONDE ET CRÉATION

JUAN MANUEL GARRIDO

Le Sens de l'être comme creatio ex nihilo et la déconstruction de la vie

GINETTE MICHAUD

« Ce qui se dessine ... »

:LAisthétique de Jean-Luc Nancy en quatre traits

7

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35

53

65

83

101

117

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Page 546: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

DANIELLE COHEN-LEVINAS

Le Neveu de Nancy. Entretien sur la musique

FRANÇOIS RAFFOUL

La Création du monde

SANDRINE ISRAËL-J OST

La Mimesis comme synesthésie

ÉRICH HORL

Nancy et la technologie

CHRISTOPHE BIDENT

Jean-Luc Nancy et le théâtre

TOMOKAZU BABA

La déconstruction du paysage: Esquisse d'une problématique chez Jean-Luc Nancy

FEDERICO NICOLAO

Mano a mana. Sous l'impulsion du réel et du rien

JONATHAN DEGENÈVE

La Cinéfilie de Jean-Luc Nancy

CHRISTOPHER FYNSK

L'Image en cuisine

EVELYNE GROSSMAN

La chute des corps: le « coup de dés» de Jean-Luc Nancy

BOYAN MANCHEV

La matière du monde et l'aisthesis du commun

RICHARD RAND

Note hâtive sur la traduction anglaise de Corpus

JEAN-MICHEL REy Questions sur la déclosioll

MARC GOLDSCHMIT

III DÉCONSTRUCTIONS

Ouvrir le monde à l'infini de la finitude

GISÈLE BERI<MAN

La « chose-dehors» de la pensée

ALFONSO CARIOLATO

Foi, rien, déclosioll

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267

293

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345

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403

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Page 547: BERKMAN COHEN-LEVINAS Figures Du Dehors Autour de Jean-Luc Nancy

MARTIN CROWLEY

Ensemble sans l'être, grâce à rien

YU]I NISHIYAMA

La Christologie de Jean-Luc Nancy

SUSANNA LrNDBERG

Le Christianisme et la pesanteur ou éclaircissements sur la « déconstruction du christianisme» à partir de Schelling

DIDIER CAHEN

Primeurs ...

JEAN-Luc NANCY

Hors colloque

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