bergeron g., tout Était dans montesquieu, 1996

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  • Grard Bergeron (1922-2002) Politologue, dpartement des sciences politiques, Universit Laval

    (1996)

    Tout tait dans Montesquieu. Une relecture de LEsprit des lois.

    Un document produit en version numrique par Rjeanne Toussaint, ouvrire

    bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec Page web personnelle. Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une bibliothque fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, sociologue

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 2

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    C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 3

    Du mme auteur

    Fonctionnement de l'tat (avec une prface de Raymond Aron), collection Sciences politiques , Paris, Armand Colin, 1995, 660 pages. [En prparation.]

    La gouverne politique, Paris-La Haye, Mouton, 1977, 264 pages. L'tat du Qubec en devenir (collaboration, sous la direction de Grard Berge-

    ron), Montral, Boral-Express, 1980,412 pages.

    Pratique de l'tat au Qubec, Montral, Qubec-Amrique, 1984, 442 pages. Petit trait de l'tat (avec une prface de Lucien Sfez), collection Politique

    clate , Paris, Presses Universitaires de France, 1990, 263 pages.

    L'tat en fonctionnement (avec une prface de James D. Driscoll), collection Logiques politiques , ditions de L'Harmattan, 1992, 170 pages.

    Le Canada franais aprs deux sicles de patience, (Collection L'histoire im-mdiate ), Paris, ditions du Seuil, 1967.

    Incertitudes d'un certain pays, Qubec, Les Presses de l'Universit Laval, 1979. Pratique de l'tat au Qubec, Montral, Qubec/Amrique, 1984. Notre miroir deux faces : Trudeau-Lvesque, Montral, Qubec/ Amrique,

    1985. [En prparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

    Quand Tocqueville et Siegfried nous observaient..., Sainte-Foy, Les Presses de l'Universit du Qubec, 1990.

    LIRE tienne PARENT (1802-1874) : notre premier intellectuel, Sainte-Foy, Les Presses de l'Universit du Qubec, 1994.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 4

    Cette dition lectronique a t ralise par Rjeanne Toussaint, bnvole, Courriel: [email protected]

    Grard Bergeron Tout tait dans Montesquieu. Une relecture de LEsprit des lois. Paris-Montral : LHarmattan, 1996, 266 pp. Collection Logiques juridiques. [Autorisation formelle accorde, le 12 avril 2005, par Mme Suzanne Patry-

    Bergeron, pouse de feu M. Grard Bergeron, propritaire des droits d'auteur des u-vres de M. Grard Bergeron]

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 12 octobre 2010 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 5

    Grard Bergeron (1996)

    Tout tait dans Montesquieu.

    Une relecture de LEsprit des lois.

    Paris-Montral : LHarmattan, 1996, 266 pp. Colection Logiques juridiques.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 6

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 7

    Il se pourrait alors que Montes-quieu, dgag d'une exgse scolaire et quelque peu fane, revnt sur le devant de la scne et appart, non seulement comme un philosophe concordataire, mais comme un grand esprit au carre-four du monde moderne qui, dans son pessimisme sans espoir, n'a pas cru que l'exercice de la raison conduisait nces-sairement l'attente de l'apocalypse.

    (Paul Vernire, Montesquieu et l'Es-prit des lois ou la raison impure, Paris, SEDES, 1977, p. 7-8).

    Mais il ne faut pas toujours telle-ment puiser un sujet qu'on ne laisse rien faire au lecteur. Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser.

    (Montesquieu, l'Esprit des lois, Pa-ris, dition l'Intgrale , Seuil, 1964, livre XI, chapitre 20 : Fin de ce livre , p. 598).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 8

    Table des matires Quatrime de couvertureAvant-propos. Pourquoi et comment ce livre ?

    PROLOGUE. De qui s'agit-il ? Ou l'homme Montesquieu

    Chapitre I. Les ... trois cent cinquante ans de noblesse prouve... Chapitre II. Des Persanes (1721) aux Lois (1748) en passant par les Romains

    (1734)

    NOUVELLE LECTUREDE l'Esprit des lois

    Chapitre III: cause de dsordres et de longueurs, reconstruire le plan Chapitre IV. Une anthropologie dtermine par le terroir... Chapitre V. Du ct des affaires, du commerce et du fisc Chapitre VI. Un diste devant les religions institues Chapitre VII. Avant tout, la scurit dans la socit internationale Chapitre VIII. Les tripartitions des types de gouvernement Chapitre IX. Le systme constitutionnel de libert politique Chapitre X. Le systme partisan de libert politique

    CONCLUSIONS. Et destin de l'uvre

    Chapitre XI. Par quels droits, pour quelles lois ? Chapitre XII. Complments, rsidus et ajouts Chapitre XIII. La querelle et Dfense de l'Esprit des lois par l'auteur Chapitre XIV. Tout tait dans Montesquieu ?

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 9

    Tout tait dans Montesquieu. Une relecture de LEsprit des lois.

    QUATRIME DE COUVERTURE

    Retour la table des matires

    Le grand paradoxe au sujet d'tienne Parent (1802-1874) consiste en ce que celui qui passe pour avoir t le plus important penseur critique du Canada franais au si-cle dernier possde un nom peine connu des gnrations intellectuelles de notre poque. Quant le lire... Pourtant, la plupart des historiens et analystes de ce sicle placent son oeuvre crite (de journaliste), puis parle (de confrencier), un sommet, o ne se retrouvent gure que l'action flamboyante d'un Louis-Joseph Papineau et l'histoire monumentale d'un Franois-Xavier Garneau.

    Grard Bergeron a trouv opportun et passionnant de prendre connaissance de l'uvre multiforme de celui qui fut certes l'intellectuel le plus complet, et probable-ment le plus pntrant, dans la phase particulirement critique des annes 1830-1850. Bien que mene sans complaisance, ni quelque indulgence de circonstance, l'valua-tion minutieuse de cette pense conclut un jugement plutt positif. Par l'ampleur de ses vues, cette oeuvre prsente encore de singulires rsonances pour la comprhen-sion de nos problmes fondamentaux un sicle et demi plus tard.

    Quatre annes plus tt, chez le mme diteur, l'auteur nous avait offert Quand Tocqueville et Siegfried nous observaient... Aprs l'uvre de ces deux classiques trangers sur notre destin politique, voici maintenant la substance de l'uvre du premier classique autochtone sur le mme sujet et la mme poque. Il est tou-jours utile de connatre, en mme temps que leur authenticit, la vivacit de nos raci-nes de groupe.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 10

    C'est pourquoi il importe - et au sens fort - de LIRE tienne PARENT.

    Aprs des tudes aux universits Laval, Columbia, de Genve et de Paris, Grard Bergeron a enseign la plus grande partie de sa carrire l'Universit Laval, puis, les dix dernires annes, l'cole nationale d'administration publique de Qubec. En 1991, il tait nomm professeur mrite de l'Universit du Qubec.

    En outre d'une oeuvre volumineuse portant sur les pro-blmes politiques du Canada et du Qubec, il s'est surtout fait connatre, hors de son pays, par ses ouvrage sur la thorie de 1'tat, ainsi que sur l'analyse historique de la Guerre froide. Plus rcemment, il explorait un nouveau fi-

    lon, celui des ides politiques. Aprs un premier livre, consacr la pense de Toc-queville et de Siegfried sur le Canada, le prsent livre, traitant de l'oeuvre d'tienne Parent, procde d'une mme lance...

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 11

    [7]

    Tout tait dans Montesquieu. Une relecture de LEsprit des lois.

    AVANT-PROPOS Pourquoi et comment ce livre

    Retour la table des matires

    Comme attrait d'un titre, ainsi que comme contenu d'un objet d'tude, l'expression constituait une trouvaille fort suggestive : De l'Esprit des lois. Il faudra une bonne dose d'impertinence cette mauvaise langue de Mme du Deffand pour en diffuser cette distorsion, la fois moqueuse et perfidement louangeuse, de l'esprit sur les lois... Le matre juriste Jean Domat (1625-1696) se serait trouv avoir inspir Mon-tesquieu par l'intitul d'un chapitre de son Trait des lois : De la nature et de l'esprit des lois 1.

    En traquant aussi bien les sens multiples du mot esprit que du terme, gale-ment surcharg, de lois , l'auteur allait donner de vastes dimensions au grand pro-pos de sa vie. Cette interminable discussion sur un thme aussi majeur en cette pre-mire moiti du XVIIIe sicle n'allait pas finir de flotter comme une espce de bel oriflamme dans le ciel de tous les vents, fouettant la condition politique de l'homme en socit.

    1 Voir le dveloppement Montesquieu, lecteur de Jean Domat dans l'ouvrage de Simone

    Goyard-Fabre, Montesquieu : la nature, les lois, la libert, Paris, Presses Universitaires de Fran-ce, 1993, p. 70-89. L'auteur fournit ce dtail intressant : Si l'on en juge par les marginalia de l'dition de Domat qui se trouvait La Brde, la connotation du concept de loi dans l'oeuvre de Domat a beaucoup frapp Montesquieu (ibid., p. 71).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 12

    Le dj clbre auteur obtenait, avec un tel livre, la reconnaissance d'une gloire immense : trop grande peut-tre, [8] ou mme un peu tardive, puisqu'aussitt acquise, elle se fixera en solennit, avec l'accompagnement des trompettes de la renomme... Un critique le dplorait avec dlicatesse l'poque du bicentenaire de l'oeuvre de 1748 :

    La gloire de Montesquieu s'est trop tt fige dans le marbre des bustes et le mtal des mdailles - substances polies, dures, incorruptibles. La postrit le voit de profil, souriant de tous les plis de sa toge et de son visage, d'un sou-rire cisel dans le minral. Les irrgularits de la physionomie ne sont plus aperues ou ne comptent plus : il a pris sa distance de grand classique (...). S'il a jamais provoqu le scandale, l'affaire est teinte et l'auteur est excus : nul litige avec la postrit. Il habite l'immortalit avec modestie. Le voici presque abandonn la grande paix des bibliothques 2.

    Quant la tranquillit, d'un type assez gnralement grgaire, des salles de cours universitaires, quel sort a-t-elle coutume de faire l'auteur du classique Esprit des lois ?

    Montesquieu, de nos jours, est la fois clbre et dlaiss. Il a place dans les manuels ; on interroge sur lui aux examens quelque tude nouvelle lui est de temps autre consacre on le cite, quoique avec parcimonie ; rares sont les critiques qu'on lui dcoche ; on l'admire de bon coeur sans le frquenter beaucoup ; il domine, mais l'cart ; autour de son pidestal, point d'affluen-ce, peine une poigne de fidles ; il reoit des hommages, peu de visites. H-las ! on ne le lit gure (...). Vous recevrez presque toujours un aveu d'absten-tion, d'indiffrence ; vos interlocuteurs se sont accommods, depuis les Mor-ceaux choisis du collge, d'tre informs de seconde main 3.

    Pourtant, il y a presque vingt ans, un exgte de grandes oeuvres sociales imagi-nait cette ventualit : Il se pourrait [0] (...) que Montesquieu, dgag d'une exigen-ce scolaire et quelque peu fane, revnt sur le devant de la scne et appart, non seu-lement comme un philosophe concordataire, mais comme un grand esprit au carrefour

    2 Jean Starobinski, Montesquieu par lui-mme, Paris, aux Editions du Seuil, 1953, p. 15. Lors

    d'une rdition augmente, quarante ans plus tard, l'auteur reproduit le mme texte en tte de l'ouvrage (p. 7).

    3 Henry Puget, L'apport de " 'Esprit des lois" la Science politique et au droit public dans La pense politique et constitutionnelle de Montesquieu : Bicentenaire de l'Esprit des lois 1748-1948, Paris, Recueil Sirey, 1952, p. 25.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 13

    du monde moderne 4. Qui sait ? Mais aussi, il s'imposerait d'admettre d'abord que rien du genre ne semble encore s'annoncer.

    L'intention de cette tude est certes d'une bien moindre envergure, et sans nourrir quelque illusion. Le plus notable au sujet du penseur est tout de mme d'avoir t le premier en date pratiquer les sciences politiques la moderne. On s'interroge parfois sur la place relle qu'il occuperait sur une imaginaire ligne d'antriorit : fut-il simplement prcurseur ou, davantage, le fondateur et le premier adepte d'une science politique fondamentale ? La gnralit d'une pareille question, telle que pose, contredit toute rponse simple ou rapide. Mais si ce n'tait pas lui, on discernerait mal une candidature davantage plausible. Et mme en avant-propos, on s'abstiendra de forcer quelque rponse de cette espce.

    Nous allons tout de mme ajouter une dernire pice d'autorit ce petit florilge d'introduction l'auteur de l'Esprit des lois, car l'on ne saurait, en effet, se dispenser de tout balisage au dpart de l'exploration d'une oeuvre d'une telle ampleur. Partant de cette remarque : Il peut paratre surprenant de commencer une histoire de la pense sociologique par l'tude de Montesquieu , Raymond Aron avait conclu, quarante pages plus loin, qu'en outre, il...

    est en un sens le dernier des philosophes classiques et en un autre sens le premier des sociologues. Il est encore un philosophe classique dans la mesure o il considre qu'une socit est essentiellement dfinie par son rgime poli-tique et o il aboutit une conception de la libert. Mais en un autre sens, il a rinterprt la pense politique classique dans une conception globale de la socit, et il a cherch expliquer sociologiquement tous les aspects des col-lectivits 5 .

    [10] L'apport capital et dcisif de Montesquieu serait d'avoir t tout cela, ce qui n'tait pas peu en 1748...

    * * *

    Une construction aussi ample que l'Esprit des lois se prsente d'abord au regard sous l'aspect d'un pav de quelque huit cents pages, se dcoupant d'ordinaire en deux 4 Paul Vernire, Montesquieu et l'Esprit des lois ou la raison impure, Paris, SEDES, 1977, p. 7-8. 5 Raymond Aron, Les tapes de la pense sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 27, 66.

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    tomes 6. Mais, la lecture, l'oeuvre monumentale n'a plus l'air d'un bloc massif, divi-se qu'elle est en six grandes parties, dpourvues de titres mais englobant trente et un livres, qui se subdivisent finalement en six cent cinq chapitres. Le principe de divi-sion de cette dernire catgorie devient assez dconcertant, du fait que certaines uni-ts comptent une douzaine de pages, tandis qu' l'autre extrme, il est aussi des cha-pitres qui ne s'tendent que sur deux, trois ou quatre lignes, ne permettant que l'es-pace d'un titre, d'une proposition hypothtique ou d'une dfinition ramasse. Enfin, de nombreux chapitres ne comportent pas d'autre titre que l'indication Continuation du mme sujet . Une telle parcellisation s'expliquerait en bonne partie comme la ranon d'un travail colossal, s'tant tal sur une fort longue priode et, en outre, tant mar-qu par de multiples reprises. Enfin, le texte global, finalement retenu pour l'dition originale, avait t, en grande partie, rdig en morceaux d'ges fort divers.

    [11] Comme analyste critique d'une oeuvre sortie de pareil maillage, il nous para-tra, plus qu'utile, indispensable au propos, de faire usage de procds dits de lecture accompagne. Cela signifie d'abord que, pour l'expos de la trame essentielle, nous reproduirons, au texte, le maximum d'extraits de forte signification, mais sans nous sentir assujetti la longueur d'une oeuvre qui cdait volontiers aux sductions appa-rentes de l'rudition pour elle-mme 7. Il s'agit, avant toute autre proccupation, de mettre en valeur la pense exacte de Montesquieu, dans ses articulations matresses et ses contenus majeurs.

    Nous nous abstiendrons donc d'abuser, mme pour les parties vitales de l'uvre, des abrgs, adaptations concises ou simples raccourcis. Est-il plus grand hommage

    6 Il y a un grand avantage travailler avec une dition de l'oeuvre complte de notre auteur. Il en

    est d'excellentes, comme celles : de Nagel, publie Paris en trois volumes (1950, 1953, 1955), sous la direction d'Andr Masson ; de la clbre Bibliothque de la Pliade, publie Paris en deux volumes (1949 et 1951), avec une prsentation et des notes de Roger Caillois ; de la col-lection l'Intgrale des ditions du Seuil, publie Paris en un seul volume (1964), avec une pr-face de Georges Vedel, une prsentation et des notes de Daniel Oster. Bien que cette dernire ne contienne pas la correspondance du clbre crivain, il est utile d'avoir porte de la main en un seul fort volume (presque) tout Montesquieu. Pour de judicieuses observations d'ordre biblio-graphique, on pourra consulter la version franaise de l'ouvrage de Robert Shackleton (Montes-quieu : a critical biography, Oxford University Press, 1961), prpare par Jean Loiseau, Mon-tesquieu : une biographie critique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1977. Voir en particulier les pages VII, 3-4 et 329-333.

    7 Robert Shackleton, Le facteur qui le (Montesquieu) diffrencie le plus de bien des partisans des Lumires est l'tendue de son savoir. A la fin de sa vie, il est certainement, aprs Gibbon et Frret, le plus rudit. Mais l'rudition est chez Montesquieu, presque secondaire (op. cit., p. 302).

    (Lire la note 8 p. 11).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 15

    rendre un grand crivain que de ramener son oeuvre ses lments forts, construc-tifs, et qui sont aussi propulsifs dans le droulement d'une pense ample et suffisam-ment mobile pour s'offrir comme en saisie d'elle-mme ?

    Concentr, l'argumentaire de l'Esprit des lois pourra tenir en plusieurs fois moins d'espace que son auteur n'en a pris pour l'laborer pendant la vingtaine d'annes de rdaction de cette somme. D'autre part, s'impose dans ce cas ce que certains critiques de Montesquieu ont appel le problme du Plan . La mise en place logique de tant d'lments dans une aussi vaste schmatique n'a certes pas t compltement russie par l'auteur. Et la dure de la confection de l'ouvrage sur une telle longueur de temps peut bien en avoir t une cause importante. Quoi qu'il en soit, il s'en est suivi des zones d'ombre, des ambiguts, ou tout simplement des dsordres au moins ap-parents . Son pangyriste d'Alembert en faisait tat peu de temps aprs sa mort 8.

    Sur cette question, plus stratgique que toute autre pour cette recherche, il faudra recourir un second procd, autrement plus engageant que celui de la lecture ac-compagne.

    [12] Nous prendrons mme le risque d'une opration de dconstruction-reconstruction. Par ce moyen, il n'est plus propos que de simplement rduire une surabondance d'illustrations historiques, que l'auteur greffait inlassablement sur le tronc de son discours principal.

    Il s'agira de retrouver la structuration naturelle des lments plus dcisifs d'une pense qui soit suffisamment dgage et prcise pour devenir gnrative de ses s-quences propres, et en tirant, pour ainsi dire, sa propre logique constructionniste. Un chapitre, le troisime, sera consacr cette opration de dconstruction-reconstruction de laquelle sortira, partir du quatrime, un plan analytique, plus co-nome et resserr, de l'Esprit des lois. Au prix d'un jeu de mots lamentablement facile,

    8 Quant au prtendu dfaut de mthode dont quelques lecteurs ont accus Montesquieu ,

    d'Alembert crivit en novembre 1755 que le dsordre est rel, quand l'analogue et la suite des ides n'est point observe ; quand les conclusions sont riges en principes, ou les prcdent ; quand le lecteur, aprs des dtours sans nombre, se retrouve au point o il est parti. Le dsordre n'est qu'apparent quand l'auteur, mettant leur vritable place les ides dont il fait usage, laisse suppler aux lecteurs les ides intermdiaires... Pour le reste, il faut donc regarder du ct du talent ou du gnie des lecteurs : ... et c'est ainsi que Montesquieu a cru pouvoir et devoir en user dans un livre destin des hommes qui pensent, et dont le gnie doit suppler des omis-sions volontaires et raisonnes (dition l'Intgrale , p. 25).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 16

    pourrait-on risquer cette formulation : retrouver et livrer la quintessence de l'esprit mme de l'Esprit des lois ?

    Bref, nous nous octroyons un double privilge : le premier, d'une lecture accom-pagne, pour laguer le texte de toutes ses espces de longueurs non strictement in-dispensables - selon une premire mtaphore arbres ; et le second, de la dconstruc-tion-reconstruction des matriaux indispensables et des pices fortes pour une nouvel-le architecture - nous inspirant, cette fois-ci, d'une mtaphore maisons. (Il va de soi que le lecteur aurait un trs grand avantage avoir porte de main le texte intgral de l'Esprit des lois). Enfin, il trouvera, la fin de notre chapitre 3, notre propre plan rvis, celui de Montesquieu, et les deux mis en regard selon une table de concordan-ce.

    Ces indications de mthode devaient tre fournies ds l'avant-propos, bien qu'elles ne permettent encore que de [13] souligner au lecteur des intentions. C'est fait. Mais avant de tenter de les honorer, il serait bon de savoir qui nous aurons affaire : ce sera l'objet des deux premiers chapitres. Qui est ce Charles-Louis de Secondat, n en 1689, hritant en 1716 d'un oncle qui lui cdait par testament sa charge de prsident mortier au Parlement de Bordeaux, et qui, Genve, trente-deux ans plus tard publie sans nom d'auteur un norme ouvrage intitul :

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 17

    DE L'ESPRIT DES LOIS

    OU DU RAPPORT QUE LES LOIS DOIVENT AVOIR AVEC LA CONSTI-TUTION DE CHAQUE GOUVERNEMENT, LES MOEURS, LE CLIMAT, LE RELIGION, LE COMMERCE, ETC. A QUOI L'AUTEUR A AJOUT DES RE-CHERCHES NOUVELLES SUR LES LOIS ROMAINES TOUCHANT LES SUC-CESSIONS, SUR LES LOIS FRANAISES ET SUR LES LOIS FODALES

    Prolem sine matrem creatam

    Cette pigraphe, qui est du pote Ovide, signifierait quelque chose comme un livre sans modle . A Mme Necker, Montesquieu en faisait ainsi la confidence : Pour faire de grands ouvrages, deux choses sont utiles : un pre et une mre, le g-nie et la libert... Mon ouvrage a manqu de cette dernire... 9. Nous verrons, point nomm, quel degr et quelle sorte de libert son propre pays refusait l'auteur de l'Esprit des lois.

    9 Ibidem p. 528, 13.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 18

    [15]

    PROLOGUE

    De qui s'agit-il ? Ou l'homme Montesquieu.

    Retour la table des matires

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 19

    [17]

    Prologue. De qui sagit-il ? Ou lhomme Montesquieu.

    Chapitre I

    Les... trois cent cinquante ans de noblesse prouve...

    I

    Retour la table des matires

    Dans Mes Penses 10, Montesquieu dclare au tout dbut qu'il va faire une as-sez sotte chose : c'est mon portrait . Une dizaine de pages plus loin, il s'accuse enco-re de sottise : Quoique ce soit commencer par une trs sotte chose que de commen-cer par sa gnalogie... Sottise pour sottise, nous portons plus d'attention au premier qu' la seconde : la gnalogie relve de l'information parentale, tandis que le portrait reflte l'homme, le citoyen, le penseur, surtout que le portrait de Montesquieu est, d'aprs lui-mme, dessin par une personne de ma connaissance - combien ! puisqu'il [18] s'agit de lui-mme ! -, laquelle il cde fictivement la parole en ouvrant les guillemets... :

    Je me connais assez bien...

    10 Srie de trois cahiers o Montesquieu consignait toutes sortes de notes pour les travaux en cours

    ou qu'il projetait d'crire. Il commena cette rdaction l'poque o nous sommes en ce dbut de chapitre - en 1720. Le troisime cahier conduit jusqu' la veille de sa mort en 1754. C'est une source d'informations inestimable sur et par l'auteur. L'dition de l'Intgrale , en contient le texte complet (p. 893-1082). retenir du court Avertissement ces lignes : Je me garderai bien de rpondre de toutes les penses qui sont ici. Je n'ai mis l la plupart que parce que je n'ai pas eu le temps de les rflchir, et j'y penserai quand j'en ferai usage (p. 853).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 20

    Ma machine est si heureusement construite que je suis frapp par tous les ob-jets assez vivement pour qu'ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine...

    L'tude a t pour moi le souverain remde contre les dgots de la vie n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'ait t...

    Je m'veille le matin avec une joie secrte ; je vois la lumire avec une es-pce de ravissement. Tout le reste du jour je suis content...

    Je suis presque aussi content avec des sots qu'avec des gens d'esprit et il y a peu d'hommes ennuyeux qui ne m'aient amus trs souvent : il n'y a rien de si amusant qu'un homme ridicule 11.

    Ces confidences sur son propre bonheur continuent sur ce ton goguenard pendant quelques pages, faisant soudainement taire cette personne de ma connaissance , lui-mme d'vidence, pour enchaner par des propos de plus de gravit sur son sens de la responsabilit.

    Si je savais quelque chose qui me ft utile, et qui ft prjudiciable ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile ma famille et qui ne le ft pas ma patrie, je chercherais l'oublier. Si je savais quelque chose qui ft utile ma patrie, et qui ft prjudiciable l'Europe, ou bien qui ft utile l'Europe et prjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime...

    Si j'avais l'honneur d'tre pape, j'enverrais promener tous les meures de c-rmonies, et j'aimerais mieux tre un homme qu'un Dieu.

    Cet homme , Montesquieu ne le conoit pas autrement que... :

    Je suis un bon citoyen ; quelque pays que je fusse n, je l'aurais t tout de mme. Je suis un bon citoyen, parce que j'ai toujours t content de l'tat o je suis ; que j'ai toujours approuv ma fortune, et que je n'ai jamais rougi d'elle, ni envi celle des autres. Je suis un bon citoyen, parce que [19] j'aime le gou-vernement o je suis n, sans le craindre, et que je n'en attends d'autres fa-veurs que ce bien infini que je partage avec tous mes compatriotes ; et je rends grce au ciel de ce qu'ayant mis en moi de la mdiocrit, en tout, il a bien vou-lu en mettre un peu moins dans mon me...

    11 Ibid., p. 853-854.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 21

    Je hais Versailles parce que tout le monde y est petit. J'aime Paris parce que tout le monde y est grand.

    Ce qui fait que j'aime tre La Brde, c'est qu' La Brde il me semble que mon argent est sous mes pieds. Paris, il me semble que je l'ai sur mes paules. Paris, je dis : " Il ne faut dpenser que cela. " ma campagne, je dis : "Il faut que je dpense tout cela" 12.

    Tel pourrait tre, en quelques pages, un Tout Montesquieu par lui-mme. Tout ? Sauf, bien entendu, ce qui lui a valu l'immortalit littraire : J'ai la mala-die de faire des livres et d'en tre honteux quand je les ai faits. La demi-boutade n'a pas besoin d'tre appuye, tout comme celle-ci, deux pages plus loin : Je n'ai point le temps de me mler de mes ouvrages ; je m'en suis dmis entre les mains du pu-blic 13. Pas tant que cela la vrit, ainsi qu'on le verra tout au long de sa vie, sur-tout lors de la clbre Querelle de l'Esprit des lois ! En mme temps qu'il nourrit une qualit rare de civisme qu'on qualifierait de nobiliaire, l'homme Montesquieu entre-tient la lgitime ambition d'assurer son indpendance matrielle. Pouvoir librement penser et crire, les deux longtemps et longuement, est ce prix.

    On fera l'conomie d'espace en se satisfaisant de rappeler que les anctres berri-chons remontaient l'poque de Jeanne d'Arc, que les deux noms valant d'tre retenus sont Jacob de Secondat, le fondateur de la ligne, et Jacques, le pre de l'crivain, qui mourut en 1713 aprs avoir fait carrire chez les chevau-lgers. Charles-Louis, qui tait l'espoir du nom, allait hriter de l'oncle Joseph le titre de baron de Montesquieu et la charge de prsident mortier 14 Bordeaux. Mais le lieu [20] familial, La Brde et son chteau, est autrement intressant que cette gnalogie de plus de trois sicles de noblesse , ft-elle prouve ...

    II

    12 Ibid., p. 855-856. 13 Ibid., p. 860-861. 14 Toque ronde que portaient les prsidents, le greffier en chef du Parlement et le chancelier de

    France. Comme exemple de l'usage, les dictionnaires donnent prcisment : prsidera mortier.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 22

    Si une visite guide du chteau de La Brde vaut le dtour, si long soit-il surtout pour les non-Europens, il n'en est pas de mme pour le village de Montesquieu. La biographie classique de Robert Shackleton en dissuaderait tout amateur des Lettres persanes ou admirateur de l'Esprit des lois ! Triste et pitoyable le dcrit-il, c'est le Sud-Ouest sous son aspect le moins engageant 15. Un second biographe, plus rcent et d'une non moindre estime pour l'crivain, met en cause, avec une pointe de malice, tout le Bordelais lui-mme, qui serait peut-tre la seule rgion mridionale de France qui ait invent la mlancolie de l't 16.

    La Brde et son chteau du XVe sicle offrent un tout autre charme dans leur stricte authenticit. Dj la route qui y mne, une vingtaine de kilomtres de la capi-tale du Sud-Ouest, confirmait presque la promesse : par son trac de l'poque romaine sur la rive gauche de la Garonne, et, dj en quittant Bordeaux, avec le surgissement des premiers vignobles. Enfin, par del le hameau de La Prade, c'est le village de La Brde que domine son chteau. En effet, vritable chteau, fortifi et bien conserv, il constituerait dans le dcor comme une espce de monument digne de perptuer le souvenir d'un penseur de gnie.

    Jusqu' l'ge de onze ans, l'enfant fut lev au village et non au chteau. Il avait peine atteint ses sept ans lorsqu'il perdit sa mre en 1696 ; son pre vcut jusqu'en 1713. Du fait de l'absence de descendant dans la branche ane de la famille, [21] il sera sans contestation l'hritier de La Brde, de ses btiments, terres et vignobles. En devenant chtelain, Charles-Louis tait rest un enfant du terroir, conservant du reste son accent du pays, reu avec le lait de sa nourrice qui habitait au moulin du village.

    Une anecdote, se doublant d'un paralllisme, parat trop jolie pour n'tre pas rap-pele. Lors de son baptme, l'enfant avait t tenu sur les fonts baptismaux par un mendiant ayant le mme prnom, Charles . Selon un tmoin oculaire, c'tait telle fin que son parrain lui rappelle toute sa vie que les pauvres sont ses frres 17. Le parallle, on le trouve dans le fait qu'un sicle et demi plus tt un futur grand cri-vain bordelais, et par surcrot moraliste, qui n'est autre que Michel de Montaigne,

    15 Robert Shackleton, Montesquieu : biographie critique, Grenoble, Presses Universitaires de

    Grenoble, 1977, p. 11. L'auteur ajoutait : Quand les murs taient intacts et qu'un seigneur y vi-vait l'endroit tait peine moins coup de la civilisation (ibid.).

    16 Pierre Gascar, Montesquieu, Paris, Flammarion, 1989, p. 22. 17 Cette citation est d'aprs une note releve sur le livre de messe d'une femme du pays et re-

    produite dans la chronologie de l'Intgrale, p. 11.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 23

    avait aussi t port au baptme par des indigents 18. Belle et pieuse symbolique d'en-tre dans la vie de ces deux grands sceptiques, chacun sa faon bien entendu, mais tous deux originaires de la mme rgion.

    Il ne serait gure sant d'accentuer les traits provinciaux d'un Montesquieu jeune, qui allait devenir grand voyageur et l'un des esprits les plus cosmopolites du sicle. Un juriste de notre poque et originaire de la mme rgion se plaisait le proclamer essentiellement un provincial, et le Bordelais que je suis peut bien affirmer qu'il est essentiellement un Girondin 19. L'un des hommages les plus pittoresques qui lui aient t rendus le fut en son temps par le disciple Antoine Suard, g de vingt ans peine. Il prenait plaisir d'voquer devant l'Acadmie de Toulouse un Montesquieu de la clbrit qui courait du matin au soir, un bonnet de coton blanc sur la tte, un long chalas de vigne sur l'paule, et (...) ceux qui venaient lui prsenter les homma-ges de l'Europe lui demandrent plus d'une fois, en le tutoyant comme un vigneron, si c'tait l le chteau de Montesquieu 20.

    [22] Car voil bien l'occasion de rappeler que La Brde n'tait pas qu'un chteau fort du quinzime sicle, entour de douves et auquel on accdait par un pont-levis, mais aussi des vignobles tout autour, ainsi qu' l'intrieur une splendide bibliothque qui fait encore l'admiration des visiteurs lettrs d'aujourd'hui.

    La Brde tant reste une proprit continue de la famille, le visiteur de la biblio-thque peut voir devant les armoires vitres un trs grand nombre des in-folio portant l'ex-libris de l'auteur de l'Esprit des lois. Ce lieu, en quelque sorte sacr, est aussi la plus belle et la plus grande pice du chteau. On risquerait mme ce raccourci : c'est l qu'on sent le mieux ce qu'on appellerait la mystrieuse pesanteur immanente d'une pense, au point que survit encore, aprs plus de deux sicles, le souvenir d'une belle lgende du lieu : Dans la haute nef de sa bibliothque de La Brde, ou de son troit cabinet de travail, resserr comme un poste de vigie, Montesquieu a jug les lois et les moeurs, dnonc sans fivre les tyrans, exalt la libert et marqu ses bornes 21.

    18 Fait rapport par Shackleton, op. cit., p. 9. 19 J. Brthe de La Gressaye, Histoire de l'Esprit des lois dans La pense politique et constitu-

    tionnelle de Montesquieu : Bicentenaire de l'Esprit des lois, Paris, Recueil Sirey, 1952, p. 72. 20 Cit par Flix Ponteil, La pense politique depuis Montesquieu, Paris, 1960, Sirey, p. XI. 21 Texte d'un auteur anonyme dans la notice finale d'un recueil de citations de Montesquieu, intitu-

    l Du Principe de la Dmocratie, Paris, Librairie de Mdicis, 1948, p. 88. (Lire la note suivante).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 24

    Quant l'entreprise viticole, il y est parfois fait mention dans quelques tudes. On l'aborde d'habitude sous deux biais : sous l'angle des rapports de Montesquieu avec l'Angleterre, l'poque forte consommatrice de vins de Bordeaux, ou sous celui du mariage de raison avec Jeanne Lartigue, de descendance calviniste, qui, en plus d'ap-porter une dot fort substantielle, deviendra une excellente intendante des biens du mnage. Robert Shackleton rsume avec sobrit les faits essentiels - aboutissant un bilan - d'une durable union : Jeanne de Lartigue tait huguenote et resta fidle jus-qu' sa mort la religion rforme. L'affection ne semble pas avoir jou un grand rle dans cette union. Mais la fortune de Montesquieu en fut consolide, il y gagna une mre pour ses enfants et une excellente intendante pour ses domaines 22.

    [23]

    III

    En l'an 1700 tout juste, alors g de onze ans, Charles-Louis partira cheval, au sein d'un bizarre quipage 23, pour Juilly, o se trouve le collge renomm des orato-riens, congrgation sculire fonde par le cardinal Brulle en 1611. L'enfant n'est encore que le baron de La Brde. Sans prtendre la cote de Louis-le-Grand, l'ta-blissement de Juilly jouissait d'une excellente rputation : sa proximit de Paris, son beau parc, la comptence de ses matres, une discipline srieuse sans tre oppressive en sont la cause. Le pensionnaire n'y contractera aucune grande amiti, aussi bien ct matres que ct condisciples. Il est surtout studieux, si le qualificatif convient un si grand liseur. C'est au point o l'un de ses matres crit son pre : Il ne quitte-rait jamais les livres, si on le laissait faire 24.

    22 Shackleton, op. cit., p. 19. Au sujet de la fortune de Montesquieu, il ne faut pas rester sous l'im-

    pression que ses revenus ne provenaient que de la production viticole. Pierre Gascar qui, vers 1720, tablissait sa fortune trois cent mille livres ( peu prs quinze millions de nos francs) , avance aussi que ses revenus s'lvent vingt-neuf mille livres, mais ne lui sont fournis par ses terres que pour une partie. Ses moluments de prsident mortier au Parlement, bien qu'il nglige de les arrondir en exerant pleinement ses fonctions et en recevant des " pices ", reprsentent le reste (op. cit., p. 51).

    23 Un seul domestique avait la responsabilit de deux cousins, en plus de celle de Charles-Louis, pendant cette randonne qui prit un mois entier. une poque o les routes n'taient pas sres maints gards, on conviendra que les parents aristocrates s'en remettaient des mthodes d'du-cation virile et mme risque.

    24 Cit dans l'intgrale, p. 11.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 25

    Le jeune baron passera cinq ans Juilly. De ses travaux de collgien trois vestiges ont t conservs. D'abord, une Historia romana, puis un Discours sur Cicron - dj Rome ! Et enfin une tragdie en vers, Britomare, dans laquelle un personnage s'crie : Je dfendais encore ma libert mourante... 25.

    Le seul lien durable avec l'Oratoire se nouera plus tard avec le pre Desmolets, de dix ans son an, qui allait faciliter sous peu son adaptation Paris. Les positions thologiques des [24] oratoriens avaient quelque chose de demi-jansniste, teint d'un peu de gallicanisme : double couleur locale idologique, sans rien de sectaire. La gloire de l'ordre tait le dj clbre Malebranche, qui se faisait rare Juilly tout en y tant vnr. L'adolescent n'tait pas encore en tat d'tre marqu par quelque em-preinte philosophique. Il est assez probable qu'il n'ait pas encore lu Malebranche en ces annes du pensionnat de Juilly. Ce n'est que plus tard qu'il connatra l'illustre Malebranche qui est le pre des opinions adoptes par Montesquieu 26.

    Quelle allure ( dfaut de prestance) pouvait avoir Montesquieu dix-huit ans ? Le romancier Pierre Gaspar a visiblement trouv plaisir l'esquisser :

    dix-huit ans, Charles-Louis est un garon de taille moyenne, c'est--dire qu'il semblerait plutt petit, de nos jours o, aux conseils de rvision, la toise s'envole. Il est blond et maigre. Son visage o l'ossature marque, lui im-primant une expression d'intelligence et d'nergie, conduira plus tard un por-traitiste, qu'on accusera injustement d'avoir un peu trop lu certains de ses ou-vrages, lui donner un profil romain et presque csarien. Il a, ses contempo-rains en tmoigneront, une vivacit qui appartient sa race, et qui subsistera sous l'norme perruque " in-folio " des prsidents de Parlement, qu'il coiffera bientt 27.

    Cette prsidence ne sera pas un point d'arrive, plutt un tremplin de dpart... Mais pour accder ce poste, il faut avoir fait son droit. Bordeaux, plutt hlas ! Ce premier contact n'avait pas t vcu en grande cordialit :

    25 Cit dans Shackleton, op. cit., p. 15. 26 Ibid., p. 26. 27 Gaspar, op. cit., p. 18-19.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 26

    Au sortir du collge on me mit dans les mains des livres de droit ; j'en cherchai l'esprit, je travaillai, je ne faisais rien qui vaille 28.

    Dj...

    [25]

    IV

    Entre 1709 et 1713, on sait relativement peu de choses de Montesquieu - si l'on n'ignore pas qu'il en porte prmaturment le nom. Son ami et introducteur la vie parisienne, Desmolets, va l'inciter suivre les sances des acadmies. Ce biblioth-caire de mtier lui conseille d'entreprendre un livre de notes, le fameux Spicilge 29. Il rencontrera aussi l'rudit Nicolas Frret dont la spcialit est la sinologie, terme inexistant l'poque. Par l'intermdiaire de cette connaissance, il entre aussi en contact avec un Chinois authentique, devenu chrtien, Arcadio Hoange. En vivant Paris, l'Asiatique s'tait pntr de culture franaise tout en gagnant sa vie comme responsable des livres chinois dans la Bibliothque du Roi. Cette pousse de cosmo-politisme chez le jeune Montesquieu est peu connue 30. Ayant t admis au barreau, son existence parisienne de 1709 1713 lui offrira nombre de distractions, propres lui faire oublier le droit dpourvu d' esprit , qu'il avait d, tout de mme, ingurgiter la faon d'une indigeste potion...

    1713, la mi-novembre, la mort de son pre le rappelle La Brde. Il n'a que vingt-cinq ans. La mvente rcente des vins n'a pas dor le blason de l'entreprise fa-miliale, qui accuse 20 000 livres de dettes. Le nouveau propritaire a tt fait de re-dresser la situation, la conjoncture aidant en prenant un tour moins dfavorable. Et

    28 Montesquieu dans une lettre adresse Solar le 7 mars 1749, cit par Shackleton, op. cit., p. 21.

    Les italiques sont de nous. 29 ne pas confondre avec les cahiers de Mes penses (voir la premire note de ce chapitre). Le

    prsentateur de l'Intgrale, Daniel Oster, nous en donne l'origine latine, spicilegium signifiant glane ou moisson. Ce recueil constitue donc un outil de travail que Montesquieu avait sous les yeux, n'en doutons pas, lorsqu'il travaillait aux Lettres persanes ou L'Esprit des lois . L'Int-grale le contient en entier aux pages 379-435.

    30 Montesquieu rend minutieusement compte de discussions qu'il avait eues avec lui. Fascin par les dtails de la religion de Confucius (...), il souligne la nature absolue du pouvoir royal en Chine et la confusion de l'autorit civile et de l'autorit religieuse. Il tmoigne dans ces conver-sations de l'intrt qu'il ne cesse jamais de porter l'orient (Shackleton, op. cit., p. 17-18.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 27

    opportunment, son rcent mariage apporte la solution dfinitive sous la forme d'une centaine de milliers de livres de dot.

    [26] Exactement un an plus tard, en avril presque jour pour jour, la mort de son oncle lui procure, par voie d'hritage, cumulativement sa fortune, ses terres de Mon-tesquieu (dont nous avons dit qu'il portait dj le nom) et surtout la prsidence mor-tier. Dj conseiller au Parlement, il en vend la charge pour une plus haute fonction. Par son lection l'Acadmie de Bordeaux, en peu de temps il est devenu un person-nage, du moins l'chelle provinciale. Et il fait ses dbuts acadmiques en pronon-ant une confrence intitule Sur la Politique des Romains dans la religion.

    Nous, qui savons la suite, ne sommes pas autrement tonns que, pour ses dbuts acadmiques, il ait choisi un pareil sujet de dissertation. Quant sa prsidence presti-gieuse, cette activit ne l'enchante gure. Plus tard, il avouera presque ingnument :

    Quant mon mtier de prsident, j'avais le coeur trs droit : je compre-nais assez les questions en elles-mmes : mais, quant la procdure, je n'y en-tendais rien 31.

    vrai dire, c'est le domaine des ides gnrales qui l'intresse bien davantage. Devant l'Acadmie de Bordeaux, il livre d'autres dissertations : outre l'essai dj men-tionn sur les Romains et la religion, une Dissertation sur le systme des ides, une autre intitule Sur la diffrence des gnies. Le trsor mal en point de l'tat - c'est l'poque de la Rgence et le banquier Law met en France ses ides en application - l'incite prsenter un Mmoire sur les dettes de l'tat.

    Montesquieu subira la sduction des sciences naturelles dans les annes subs-quentes jusqu' 1720. Il compose plusieurs mmoires dans ces domaines, alors trs populaires, surtout dans les acadmies de province : sur l'cho, les maladies des glan-des rnales, la transparence des corps, leur pesanteur, etc., et mme un Projet d'histoi-re physique de la terre ancienne et moderne, auquel il joint une invitation aux savants trangers d'adresser des mmoires Bordeaux, M. de Montesquieu, prsident au Parlement de Guyenne, qui en paiera le port ! Quelques-uns de ces premiers textes ont t colligs dans les ditions compltes 32.

    31 Cit dans l'Intgrale, p. 11. 32 Voir ibid., p. 33-60.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 28

    [27] On n'y porte gure d'attention aujourd'hui, sauf exception, tel le critique Paul Vernire, qui les qualifie de travaux d'amateur dont le style fleuri cache mal l'inex-prience : nous pensons aux dbuts de (...) Maupertuis, de Raumur, de Buffon. Avec le temps, une mthode plus rigoureuse, une culture mathmatique plus srieuse, nul doute que Montesquieu aurait jou son rle dans cet essor des sciences. En fait son esprit est ailleurs... 33.

    33 Paul Vernire, Montesquieu et l'Esprit des lois ou la raison impure, Paris, SEDES, 1977, p. 13.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 29

    [29]

    Prologue. De qui sagit-il ? Ou lhomme Montesquieu.

    Chapitre II

    Des Persanes (1721) aux Lois (1748) en passant par les Romains (1734)

    I

    Retour la table des matires

    Cet ailleurs , o vagabonde alors l'esprit de Montesquieu, c'est quelque part, entre Ispakhan et Smyrne, dans une Perse de lgende... Y entretiennent des rapports pistolaires fournis deux habitants de ce pays exotique : d'un ct, un esprit rflchi et mme moraliste (Usbeck) et, de l'autre, un caractre plus lger et mme quelque peu tourdi (Rica). Mais le rseau des correspondants est nombreux et bien autrement vari. Aprs avoir travaill trois ans ces Lettres persanes, Montesquieu les publiera Amsterdam en 1721, sous la couverture de l'anonymat, ainsi qu'il tait encore d'usa-ge.

    On imagine l'auteur plus volontiers sous les traits du grave Usbeck que sous ceux de Rica, plutt enclin l'exubrance, mais c'est tort car il est autant l'un que l'autre. Paul Vernire a bien expliqu l'espce de phnomne gntique de fusion, laissant voir que le contraste historique de Louis XIV et de la Rgence s'accusera, dans la

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 30

    double exprience de l'tudiant pauvre de 1709 et de l'homme " arriv " du Prsident de 1717 34.

    [30]

    I

    l'poque de la parution, l'auteur a atteint ses trente-deux ans. Avec un ouvrage de cette nature, il prenait dlibrment des distances avec sa province mais sans vrai-ment chercher se dprovincialiser. On rptera trop aisment qu'en germe Les Let-tres persanes contenaient dj l'Esprit des lois, du moins comme projet de vie 35. La vrit est que ce qui fut une tape vers... n'tait pas un pas indispensable la future laboration de la grande oeuvre. Il y avait pire : cela pouvait mme comporter cer-tains lments de risque pour l'avenir. Dans la Prface aux Lettres persanes, l'auteur anonyme prenait soin de confier son lecteur : Si l'on savait qui je suis, on dirait : "Son livre jure avec son caractre ; il devrait employer son temps quelque chose de mieux, cela n'est pas digne d'un homme grave" 36. Au fait, nous ne faisons que sug-grer que cette premire oeuvre d'une certaine ampleur, et l'intention d'un large pu-blic, terminait ainsi une plutt longue adolescence 37.

    Montesquieu n'avait pas invent la forme pistolaire du roman 38, mais il saura en tirer des facilits satiriques videntes et, l'anonymat aidant, en ne prenant pas de trop grands risques. En l'occurrence, le succs fut immdiat et clatant : en une anne, quatre ditions en immixtion concurrentielle avec quatre contrefaons, et la premire dition, d'ailleurs, ne s'puisant qu'aprs une dizaine de tirages, etc... L'ami et cicro-

    34 Paul Vernire, Montesquieu et l'Esprit des lois ou la raison impure, Paris, SEDES, 1977, p. 14. 35 Ce qui est aller un peu vite en besogne, quoi que Montesquieu en ait dit plus tard (ibid., p.

    15). 36 dition l'Intgrale, p. 63. 37 C'est le titre que donne Vernire la tranche de vie qui, de la naissance de Montesquieu (1689),

    s'tend jusqu' la publication des Lettres persanes (1721) (ibid., p. 11 - 13). 38 Parmi nombre de prcdents, il faut faire une place part une srie de lettres de l'Italien Gio-

    vanni Paolo Marana, dont le titre franais tait L'Espion dans les cours. Ds 1721, une rim-pression de la premire dition des Lettres Persanes comportait une mention disant que cet ou-vrage tait dans le got du livre de Marana.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 31

    ne parisien, le pre Desmolets, en avait fait l'exacte prvision : Cela sera vendu comme du pain.

    La correspondance entre les compres persans fourmillait de textes clairement al-lusifs l'actualit franaise du moment, [31] et qu'alimentaient les deux grands malai-ses de l'poque : le religieux, dans le prolongement des effets de la rvocation de l'dit de Nantes de 1685, le financier et son plus que bizarre palliatif du systme de Law. Le contenu des changes pistolaires tait parfaitement saisi, compris, interprt par un public lecteur avide de voir voler des flchettes plus ou moins perfides sur nombre de personnalits en vue.

    La trame de fond de cette chane de lettres tait, tout le temps, tamise par les contrastes les plus divers et les plus appuys entre la vie en France et celle de la Per-se, ou plus largement, entre les civilisations d'Orient et d'Occident. L'interrogation, faussement nave : Comment peut-on tre persan ? faisait littralement fureur et survivra jusqu' aujourd'hui la faon d'une expression proverbiale. Quant l'auteur, qui ne pouvait demeurer anonyme bien longtemps, ni ne le cherchait tellement, il se trouvait en danger de voir un succs aussi colossal lui monter la tte ! En mars 1725, il crit une connaissance, Dodart, ce mot montrant qu'il ne perdait pas pied : J'habite ma campagne avec une satisfaction intrieure que je vous souhaite Paris. Je sens que si je suis fou quelquefois (...), il y a nanmoins chez moi un fond de sa-gesse en rserve que je pourrai faire valoir quelque jour 39.

    La folie laquelle il tait rfr n'tait pas tellement celle que des milieux prudes lui reprochaient : son ton volontiers libertin - celui du sicle et, en particulier, des annes de la Rgence - pour dcrire les ambiances capiteuses de la vie sensuelle de harem, etc. Sur ce point non plus, Montesquieu n'avait certes pas lanc le genre. Robert Shackleton, aprs avoir fait allusion une certaine forme de littrature licen-cieuse, va jusqu' crire que, lorsqu'il quitte la voie troite entre la dcence et l'ind-cence, il sombre dans la pornographie. Les Lettres persanes, dans le passage qui met-tait le harem en scne, traitent le mme thme, et c'est une partie essentielle du livre. Ce sont ces passages qui fournissent le cadre et l'intrigue 40. Le cardinal Dubois ne manquait pas d'arguments pour interdire le livre ds 1722.

    39 Cit Vernire, op. cit., p. 16. 40 Robert Shackleton, Montesquieu : Biographie critique, Grenoble, Presses universitaires de Gre-

    noble, 1977, p. 35.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 32

    [32]

    II

    On affronte l'embarras du choix en tchant de ne restreindre la slection qu' quelques lettres parmi les 161 que compte l'ouvrage. Par ailleurs, l'espace de ce chapi-tre est limit. Toutefois, il ne serait pas sant de passer outre la prescription que nous nous sommes fait d'une lecture accompagne de quelques textes typiques et illustratifs du propos. Quatre lettres nous sont apparues indispensables et suffisantes, bien que deux soient amputes de plus que de la moiti.

    La premire que nous proposons est la pice classique du genre spirituel, qui lui vaut d'tre retenue dans les recueils de morceaux choisis ou les anthologies. Il s'agit bien de cette lettre, devenue classique par sa rflexion finale et interrogative : Comment peut-on tre persan ? Rica raconte Ibben comment il a vcu ce qu'au-jourd'hui on appellerait son premier choc intellectuel Paris (dition de l'Intgrale, p. 78) :

    Les habitants de Paris sont d'une curiosit qui va jusqu' l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regard comme si j'avais t envoy du Ciel : vieil-lards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fentres ; si j'tais aux Tuileries, je voyais aussitt un cercle se former autour de moi : les femmes mmes faisaient un arc-en-ciel, nuanc de mille couleurs, qui m'entourait ; si j'tais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dresses contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant t vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'taient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : "Il faut avouer qu'il a l'air bien persan". Chose admirable ! je trouvais de mes portraits par-tout ; je me voyais multipli dans toutes les boutiques, sur toutes les chemi-nes : tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

    Tant d'honneurs ne laissent pas d'tre charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie trs bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imagin que je dusse troubler le repos d'une grande ville o je n'tais point connu. Cela me fit rsoudre quitter l'habit persan et en en-dosser un l'europenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connatre ce que je valais relle-ment : libre de tous les ornements trangers, je me vis apprci au plus juste.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 33

    J'eus [33] sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique : car j'entrai tout coup dans un nant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'et regard, et qu'on m'et mis en occasion d'ouvrir la bouche. Mais si quelqu'un, par hasard, apprenait la compagnie que j'tais persan, j'entendais aussitt autour de moi un bourdonnement : "Ah ! ah ! Monsieur est persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on tre persan ?".

    ..

    Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.

    Cette lettre tait la trentime dans l'ordre. La lettre qui suivra la prcdait imm-diatement, soit la vingt-neuvime de l'ouvrage. Elle est encore de Rica, et toujours l'intention d'Ibben. Trop longue pour tre reproduite en entier, nous n'en citons que le dbut, dcrivant le fonctionnement de la couche suprieure de la hirarchie dans l'glise (en des termes persaniss comme Rhamazan et dervis) (l'intgrale, p. 77-78) :

    Le Pape est le chef des Chrtiens. C'est une vieille idole, qu'on encense par habitude. Il tait autrefois redoutable aux princes mmes : car il les dpo-sait aussi facilement que nos magnifiques sultans dposent les rois d'Irimette et de Gorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers Chrtiens, qu'on appelle saint Pierre, et c'est certainement une riche succes-sion : car il a des trsors immenses et un grand pays sous sa domination.

    Les vques sont des gens de loi qui lui sont subordonns et ont, sous son autorit, deux fonctions bien diffrentes : quand ils sont assembls, ils font, comme lui, des articles de foi ; quand ils sont en particulier, ils n'ont gure d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la Loi. Car tu sauras que la reli-gion chrtienne est charge d'une infinit de pratiques trs difficiles, et, com-me on a jug qu'il est moins ais de remplir ces devoirs que d'avoir des v-ques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilit publique. De sorte que, si l'on ne veut pas faire le Rhamazan ; si on ne veut pas s'assujettir aux formalits des mariages ; si on veut rompre ses voeux ; si on veut se ma-rier contre les dfenses de la Loi ; quelquefois mme, si on veut revenir contre son serment : on va l'vque ou au Pape, qui donne aussitt la dispense.

    [34] Les vques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulvent entre eux

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 34

    mille questions nouvelles sur la Religion. On les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu' ce qu'une dcision vienne la terminer.

    Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume o il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ.

    ..

    Paris, le 4 de la lune de Chalval, 1712.

    Mais il y avait mieux - ou pire - dans le style corrosif que la prcdente pice. La vingt-quatrime lettre, que Rica adresse Ibben, constituait une charge fond contre les deux hommes incarnant l'autorit spirituelle universelle de la chrtient et l'autori-t souveraine temporelle du royaume de France - les deux tant qualifis de magi-ciens ... En voici la partie centrale, le texte tant donc allg de son dbut, peu utile, et de sa partie finale, qui en affaibliraient la porte (l'Intgrale, p. 74-75) :

    Le Roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne, son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanit de ses sujets, plus inpuisable que les mi-nes. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur vendre, et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payes, ses places, munies, et ses floues, quipes.

    D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit mme de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'cus dans son trsor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu' leur persuader qu'un cu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu' leur mettre dans la tte qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitt convaincus. Il va mme jusqu' leur faire croire qu'il les gurit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits,

    Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t'tonner : il y a un autre magicien, plus fort que lui, qui n'est pas moins matre de son esprit qu'il l'est lui-mme de celui des autres. Ce magicien s'appelle le Pape. Tantt il lui fait croire que trois ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du [35] pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espce.

    ..

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 35

    De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.

    Enfin, la dernire lettre que nous proposons, la cent vingt-neuvime dans l'ordre, est, cette fois-ci, du comparse Uzbek. Il peut tre aussi volubile en s'adressant Rhe-di, qui habite Venise, sur les thmes des carences des lgislateurs et des rapports qu'ont les lois et les moeurs entre elles. Ce sont l des sujets majeurs de l'Esprit des lois, que personne, bien entendu, n'avait pu encore lire (l'Intgrale, p. 130) :

    La plupart des lgislateurs ont t des hommes borns, que le hasard a mis la tte des autres, et qui n'ont presque consult que leurs prjugs et leurs fantaisies.

    Il semble qu'ils aient mconnu la grandeur et la dignit mme de leur ou-vrage : ils se sont amuss faire des institutions puriles, avec lesquelles ils se sont la vrit conforms aux petits esprits, mais dcrdits auprs des gens de bon sens.

    Ils se sont jets dans des dtails inutiles ; ils ont donn dans les cas parti-culiers, ce qui marque un gnie troit qui ne voit les choses que par parties et n'embrasse rien d'une vue gnrale.

    Quelques-uns ont affect de se servir d'une autre langue que la vulgaire : chose absurde pour un faiseur de lois. Comment peut-on les observer, si elles ne sont pas connues ?

    Ils ont souvent aboli sans ncessit celles qu'ils ont trouves tablies, c'est--dire qu'ils ont jet les peuples dans les dsordres insparables des change-ments.

    Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutt de la nature que de l'es-prit des hommes, il est quelquefois ncessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblan-te : on y doit observer tant de solennits et apporter tant de prcautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de formalits pour les abroger.

    Souvent ils les ont faites trop subtiles et ont suivi des ides logiciennes plutt que l'quit naturelle. Dans la suite, elles ont t trouves trop dures, et, par un esprit d'quit, on a cru devoir s'en carter ; mais ce remde tait un

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 36

    nouveau [36] mal. Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre et les regarder comme la conscience publique, laquelle celle des particuliers doit se conformer toujours.

    Il faut pourtant avouer que quelques-uns d'entre eux ont eu une attention qui marque beaucoup de sagesse : c'est qu'ils ont donn aux pres une grande autorit sur leurs enfants. Rien ne soulage plus les magistrats ; rien ne dgarnit plus les tribunaux ; rien, enfin, ne rpand plus de tranquillit dans un tat o les murs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.

    C'est de toutes les puissances, celle dont on abuse le moins ; c'est la plus sacre de toutes les magistratures ; c'est la seule qui ne dpend pas des conventions, et qui les a mme prcdes.

    On remarque que, dans les pays o l'on met dans les mains paternelles plus de rcompenses et de punitions, les familles sont mieux rgles : les pres sont l'image du crateur de l'Univers, qui, quoiqu'il puisse conduire les hom-mes par son amour, ne laisse pas de se les attacher encore par les motifs de l'esprance et de la crainte.

    Je ne finirai pas cette lettre sans te faire remarquer la bizarrerie de l'esprit des Franais. On dit qu'ils ont retenu des lois romaines un nombre infini de choses inutiles et mme pis, et ils n'ont pas pris d'elles la puissance paternelle, qu'elles ont tablie comme la premire autorit lgitime.

    ..

    De Paris, le 4 de la haie de Gemmadi 2, 1719.

    Dj des lments de fond, ainsi que quelque chose du ton particulier de l'Esprit des lois...

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 37

    III

    Un intervalle de quatorze annes spare la publication des Lettres persanes (1721) de celle des Considrations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur d-cadence (1734). Comme crivain, Montesquieu a pris place d'emble dans le cercle dor. Il va dsormais s'appliquer trois objectifs dans le but d'asseoir une notorit plus grande encore : afin d'assurer son indpendance financire, de vendre sa charge de [37] prsident, opration qui lui assurera une rente annuelle de 5,200 livres, de se faire lire l'Acadmie franaise avec l'appui dcisif de Madame de Lambert dont le salon passe pour tre (presque) l'antichambre de la Coupole, tant dsire, et de dcro-cher un poste de prestige dans la diplomatie.

    Seul, ce dernier espoir, en la forme d'un calcul erratique, sera du. Pour l'homme, ce sera pour le mieux, ainsi que pour le plus complet panouissement de l'crivain. Quant l'Acadmie, ce rite de passage oblig pour la grande conscration littraire, l'auteur des Lettres persanes s'y fit lire la fin de 1727, six ans aprs une premire publication. Ce fut, la fois, grce l'ouvrage tant controvers et en dpit de lui qu'il y russit 41.

    Une fois lu sous la Coupole , Montesquieu n'y remettra plus gure les pieds. Il projette plutt toute une srie de voyages afin de mener une espce de vaste enqute personnelle sur l'tat politique de l'Europe dans une demi-douzaine de pays : en Au-triche, en Italie (rencontrant Law Venise), en Allemagne, en Hollande, en achevant son priple par un long et important sjour en Angleterre, entre 1729 et 1731. Dans ce dernier pays, qui l'intressera particulirement toute sa vie, et pour d'autres raisons moins prosaques que des commandes dcrocher pour le vin de La Brde, il pour-suit, dirait-on, des buts d'enracinement et d'abord, celui d'une rsidence chez lord

    41 Shackleton, qui a souvent le mot qu'il faut pour parler de Montesquieu, fait observer ce

    propos : Il n'tait srement pas le premier auteur d'un livre presque licencieux tre reu l'Acadmie, ce qu'il fut en 1728, mais il tait le premier n'avoir que ce titre son lection (ibid.). Cette question touche celle de la vie mondaine de Montesquieu et de ses rapports parti-culiers avec les femmes. L'angle et les dimensions de notre travail ne nous permettent pas d'en traiter convenablement. Le romancier Pierre Gaspar s'est bien acquitt de cet aspect de la vie de notre auteur. On lira avec un intrt, dans sa biographie de Montesquieu (Paris, Flammarion, 1989), les chapitres intituls Un vent de dissipation et L'amour sans lendemain (p. 69-107).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 38

    Chesterfield pendant deux ans, puis d'une introduction la loge maonnique de Westminster, et enfin l'lection la Royal Society, etc. De retour en France en 1731, il prsente plusieurs mmoires l'Acadmie de Bordeaux dont les manuscrits seront malheureusement perdus, dont une assez inattendue Histoire de la jalousie.

    [38] En Angleterre, particulirement, il s'tait fait d'utiles contacts : outre lord Chesterfield dj mentionn, Robert Walpole, Pierre Coste, le traducteur de John Locke, ainsi que l'ami de John Newton, Martin Folkes. Il frquente aussi bien le mi-lieu littraire que le monde de la politique et des journaux. Toute sa vie, cet homme bouillonnera d'ides : son sjour en Angleterre fut une priode d'intensit particulire dont on ne finira pas de voir les suites dans l'laboration de certains passages-cls de l'Esprit des lois et mme jusque dans l'amnagement, l'anglaise, du parc du chteau de La Brde ! On l'imagine volontiers dans le milieu de ses origines, la tte et les car-nets de notes bourres d'ides nouvelles, ou anciennes mais repenses...

    D'ailleurs, il caractrisera l'Angleterre comme un pays particulirement propice la pense, entendons la pense politique et en son sens le plus riche. D'Alembert, prononant son loge l'anne de sa mort, en 1755, reproduisait ce passage se termi-nant en bonheur d'expression : Comme il n'avait rien examin ni avec la prvention d'un enthousiaste, ni avec l'austrit d'un cynique, il n'avait remport de ses voyages ni un ddain outrageant pour les trangers, ni un mpris encore plus dplac pour son propre pays. Il rsultait de ses observations que l'Allemagne tait faite pour y voya-ger, l'Italie pour y sjourner, l'Angleterre pour y penser, la France pour y vivre 42. Vivre et penser, c'tait le destin d'lection. De retour La Brde, il se remet donc avec une ardeur renouvele l'pais dossier de L'Esprit des lois, depuis longtemps sur le mtier..

    Mais c'est encore plus le temps de disposer au passage du manuscrit complt des Considrations, court texte termin depuis un certain temps, et que, d'une faon ou de l'autre, on a pris l'habitude de rattacher au projet de la grande uvre 43. Montesquieu 42 D'Alembert, Eloge de Montesquieu , l'Intgrale, p. 24. Lire la note suivante. 43 De l'ouvrage sur les Romains, Jean Brthe de la Gressaye rappelait, l'occasion de la clbra-

    tion du bicentenaire de l'Esprit des lois, qu'on le considre d'habitude, non sans quelques rai-sons, comme une sorte d'avant-projet de lEsprit des lois, comme un chapitre, un morceau dta-ch, de l'Esprit des lois, une application particulire de ses ides ce grand sujet de Rome qu'il connaissait si bien . Mais il tait si peu dcid, ce moment-l, crire l'Esprit des lois (...) qu'il aurait eu l'ide de faire imprimer en mme temps que les Considrations de 1734 un chapi-tre que l'on retrouvera plus tard et de quelle importance ! dans l'Esprit des lois (Livre XI), le

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 39

    croit bon de publier ce manuscrit hors de France, comme il l'avait fait pour les Lettres persanes, d'autant qu'en France, Voltaire venait de faire l'objet d'une lettre de cachet pour son dernier opuscule des Lettres philosophiques.

    [39] Le nouvel ouvrage de Montesquieu sera donc publi en Hollande, l't 1734, sous le titre complet de Considrations sur les causes de la grandeur des Ro-mains et de leur dcadence. Tandis qu' Paris, Manon Lescaut de l'abb Prvost fait un malheur , en mme temps et pour d'autres raisons que les Lettres philosophiques, on chuchotera propos de la dcadence du prsident de Montesquieu, dont on attendait davantage ! Mine de Tencin lui donnera un coup de griffe, en guise de cares-se, en l'appelant Mon petit Romain 44.

    IV

    Comme illustration de la manire de Montesquieu dans cet important, quoique bref, ouvrage, nous proposons un premier texte relatif la grandeur , ou plutt la puissance, des Romains car son chapitre VI s'intitule De la conduite que les Ro-mains tinrent pour soumettre tous les peuples . Bien qu'assez copieuse, la partie s-lectionne ne constitue [40] qu'environ le cinquime de la totalit de ce chapitre l'Intgrale, p. 446-447).

    Dans le cours de tant de prosprits, o l'on se nglige pour l'ordinaire, le snat agissait toujours avec la mme profondeur ; et, pendant que les ar-mes consternaient tout, il tenait terre ceux qu'il trouvait abattus.

    Il s'rigea en tribunal, qui jugea tous les peuples : la fin de chaque guer-re, il dcidait des peines et des rcompenses que chacun avait mrites. Il tait

    chapitre clbre sur la Constitution d'Angleterre ( L'histoire de l' "Esprit des lois", dans La pense politique et constitutionnelle de Montesquieu : Bicentenaire de l'Esprit des lois, 1748-1948, Paris, Recueil Sirey, 1952, p. 83). Les spculations sur la liaison entre le petit ouvrage sur les Romains de 1734 et l'ouvrage monumental sur les Lois de 1748 drivaient de l'affirmation du fils de Montesquieu (Jean-Baptiste) dans l'loge historique qu'il fit de son pre l'occa-sion de sa mort. De ce texte, dat du 4 avril 1755, voici le tmoignage ce propos : Le livre sur le gouvernement d'Angleterre, qui a t insr dans l'Esprit des lois, tait fait alors (en 1733), et M. de Montesquieu avait eu la pense de le faire imprimer avec les Romains (l'Int-grale, loge historique de M. de Montesquieu par M. de Secondat, son fils , p. 17). Nous re-trouverons d'autres lments de cette question du clbre livre XI, chapitre 6, notre chapitre suivant, et bien davantage notre chapitre IX.

    44 Cit ibid., p. 12.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 40

    une partie du domaine du peuple vaincu, pour la donner aux allis ; en quoi il faisait deux choses : il attachait Rome des rois dont elle avait peu craindre, et beaucoup esprer ; et il en affaiblissait d'autres, dont elle n'avait rien es-prer, et tout craindre.

    On se servait des allis pour faire la guerre un ennemi ; mais d'abord on dtruisit les destructeurs. Philippe fut vaincu par le moyen des toliens, qui furent anantis d'abord aprs, pour s'tre joints Antiochus. Antiochus fut vaincu par le secours des Rhodiens - mais, aprs qu'on leur eut donn des r-compenses clatantes, on les humilia pour jamais, sous prtexte qu'ils avaient demand qu'on ft la paix avec Perse.

    Quand ils avaient plusieurs ennemis sur les bras, ils accordaient une trve au plus faible, qui se croyait heureux de l'obtenir, comptant pour beaucoup d'avoir diffr sa ruine.

    Lorsque l'on tait occup une grande guerre, le snat dissimulait toutes sortes d'injures, et attendait, dans le silence, que le temps de la punition ft venu : que si quelque peuple lui envoyait les coupables, il refusait de les punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle, et se rserver une vengean-ce utile.

    Comme ils faisaient leurs ennemis des maux inconcevables, il ne se for-mait gure de ligue contre eux ; car celui qui tait le plus loign du pril ne voulait pas en approcher.

    Par l, ils recevaient rarement la guerre, mais la faisaient toujours dans le temps, de la manire, et avec ceux qu'il leur convenait : et de tant de peuples qu'ils attaqurent, il y en a bien peu qui n'eussent souffert toutes sortes d'inju-res, si l'on avait voulu les laisser en paix.

    Leur coutume tant de parler toujours en matres, les ambassadeurs qu'ils envoyaient chez les peuples qui n'avaient point encore senti leur puissance, taient srement maltraits : ce qui tait un prtexte sr pour faire une nouvel-le guerre.

    [41] Comme ils ne faisaient jamais la paix de bonne foi, et que, dans le dessein d'envahir tout, leurs traits n'taient proprement que des suspensions de guerre, ils y mettaient des conditions qui commenaient toujours la ruine de l'tat qui les acceptait. Ils faisaient sortir les garnisons des places fortes, ou bornaient le nombre des troupes de terre, ou se faisaient livrer les chevaux ou les lphants ; et, si ce peuple tait puissant sur la mer, ils l'obligeaient de br-ler ses vaisseaux et quelquefois d'aller habiter plus avant dans les terres.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 41

    Aprs avoir dtruit les armes d'un prince, ils ruinaient ses finances, par des taxes excessives, ou un tribut, sous prtexte de lui faire payer les frais de la guerre, nouveau genre de tyrannie qui le forait d'opprimer ses sujets, et de perdre leur amour.

    Lorsqu'ils accordaient la paix quelque prince, ils prenaient quelqu'un de ses frres ou de ses enfants en otage, ce qui leur donnait le moyen de troubler son royaume leur fantaisie. Quand ils avaient le plus proche hritier, ils in-timidaient le possesseur ; s'ils n'avaient qu'un prince d'un degr loign, ils s'en servaient pour animer les rvoltes des peuples.

    Quand quelque prince ou quelque peuple s'tait soustrait de l'obissance de son souverain, ils lui accordaient d'abord le titre d'alli du peuple romain ; et par l ils le rendaient sacr et inviolable : de manire qu'il n'y avait point de roi, quelque grand qu'il ft, qui pt un moment tre sr de ses sujets, ni mme de sa famille.

    Voil pour le ct grandeur ; le ct dcadence , c'est le revers de cette es-pce de sagesse impriale dont Montesquieu traite au chapitre IX sous le titre : Deux causes de la perle de Rome , produisant pour ainsi dire des effets cumulatifs car si la grandeur de l'empire perdit la rpublique, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins :

    Lorsque la domination de Rome tait borne dans l'Italie, la rpublique pouvait facilement subsister. Tout soldat tait galement citoyen : chaque consul levait une arme ; et d'autres citoyens allaient la guerre sous celui qui succdait. Le nombre des troupes n'tant pas excessif, on avait attention ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir int-rt la conservation de la ville. Enfin le [42] snat voyait de prs la conduite des gnraux, et leur tait la pense de rien faire contre leur devoir.

    Mais, lorsque les lgions passrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, qu'on tait oblig de Laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que l'on soumettait, perdirent peu peu l'esprit de citoyens ; et les gnraux, qui disposrent des armes et des royaumes, sentirent leur force, et ne purent plus obir.

    Les soldats commencrent donc ne connatre que leur gnral, fonder sur lui toutes leurs esprances, et voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la rpublique, mais de Sylla, de Marius, de Pompe, de Csar. Rome ne put plus savoir si celui qui tait la tte d'une anne, dans une pro-vince, tait son gnral ou son ennemi.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 42

    Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, qui il ne pouvait accorder que sa puissance mme, le snat put aisment se dfendre, parce qu'il agissait constamment, au lieu que la populace passait sans cesse de l'extrmit de la fougue l'extrmit de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner ses favoris une formidable autorit au dehors, toute la sagesse du s-nat devint inutile, et la rpublique fut perdue.

    Ce qui fait que les tats libres durent moins que les autres, c'est que les malheurs et les succs qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la li-bert, au lieu que les succs et les malheurs d'un tat o le peuple est soumis, confirment galement sa servitude. Une rpublique sage ne doit rien hasarder qui l'expose la bonne ou la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c'est la perptuit de son tat.

    Si la grandeur de l'empire perdit la rpublique, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.

    Rome avait soumis tout l'univers, avec le secours des peuples d'Italie, aux-quels elle avait donn, en diffrents temps, divers privilges. La plupart de ces peuples ne s'taient pas d'abord fort soucis du droit de bourgeoisie chez les Romains ; et quelques-uns aimrent mieux garder leurs usages. Mais lorsque ce droit fut celui de la souverainet universelle, qu'on ne fut rien dans le mon-de si l'on n'tait citoyen romain, et qu'avec ce titre on tait tout, les peuples d'Italie rsolurent de prir ou d'tre romains : ne pouvant en venir bout par leurs brigues et par leurs prires, ils prirent la voie des armes ; ils se rvolt-rent dans tout ce ct qui regarde [43] la mer Ionienne ; les autres allis al-laient les suivre. Rome, oblige de combattre contre ceux qui taient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle enchanait l'univers, tait perdue ; elle allait tre rduite ses murailles : elle accorda ce droit tant dsir aux allis qui n'avaient pas encore cess d'tre fidles ; et peu peu elle l'accorda tous.

    Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n'avait eu qu'un m-me esprit, un mme amour pour la libert, une mme haine pour la tyrannie, o cette jalousie du pouvoir du snat et des prrogatives des grands, toujours mle de respect, n'tait qu'un amour de l'galit. Les peuples d'Italie tant de-venus ses citoyens, chaque ville y apporta son gnie, ses intrts particuliers, et sa dpendance de quelque grand protecteur. La ville dchire ne forma plus un tout ensemble : et, comme on n'en tait citoyen que par une espce de fic-tion, qu'on n'avait plus les mmes magistrats, les mmes murailles, les mmes dieux, les mmes temples, les mmes spultures, on ne vit plus Rome des mmes yeux, on n'eut plus le mme amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 43

    Contrairement au sobriquet mon petit Romain que lui avait donn Mme de Tencin, il fallait bien plutt se sentir appel une vocation de grand Romain pour brosser ce monumental diptyque grandeur-dcadence du plus gigantesque et durable empire qui ait jamais exist.

    V

    De 1734, moment de la parution de cet ouvrage sur les Romains, jusqu' la publi-cation du classique sur les Lois en 1748, Montesquieu va sjourner plus de temps Paris qu' La Brde. En effet, il est tout un personnage dj et, pour ses relations, il vise plus haut que le menu fretin qu'il rencontrait une dizaine d'annes plus tt (entre 1722 et 1724) au club de l'Entresol , dans l'htel du prsident Hnault, place Ven-dme. C'est tout de mme l qu'il avait rencontr le fameux abb de Saint-Pierre, le thoricien d'une paix perptuelle 45.

    [44] Pour l'honneur, il assiste aux runions de l'Acadmie et pour l'intrt et l'agrment aussi, car il y rencontre des grands noms comme Fontenelle ou Marivaux. De mme, il renoue avec la franc-maonnerie dont il tait devenu membre lors de son long sjour en Angleterre. Les salons littraires en vogue (Mmes de Tencin, du Def-fand, etc.) l'accueillent, ce qui lui permet de rencontrer encore Marivaux mais aussi Buffon, Diderot, Voltaire, etc. Toutefois, il ne se laisse pas aspirer totalement par la vie parisienne car La Brde lui reste doublement ncessaire.

    Son pouse, Jeanne Lartigue, avait continu d'assurer avec fermet et efficacit la gestion du patrimoine commun pendant ces annes de totale absence, suivies de celles du va-et-vient Paris. Le gentilhomme campagnard doit faire plus que se montrer de temps autre dans sa campagne ; il a rpondre aux attentes de ses fermiers et d-fendre leurs intrts en mme temps que les siens. Son capital est alors estim un demi-million de livres, assurant un revenu de quelque 25 000 livres par an. Il a dj gagn davantage. Ce n'est pas la gne, encore faut-il y veiller !

    45 Montesquieu ne tarissait pas d'loges au sujet de l'illustre abb de Saint-Pierre, l'excellent abb

    de Saint-Pierre, le meilleur honnte homme qui fut jamais (cit par Shackleton, op. cit., p. 57). Avant Rousseau et Kant, Charles-Irne Castel, abb de Saint-Pierre, fut l'auteur d'un clbre Projet de paix perptuelle pour l'Europe (1713).

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 44

    Mais la dvorante occupation de sa vie, c'est videmment le manuscrit de l'Esprit des lois qui en est sa phase de compltude et de rvision finale. Sa renomme dura-ble en dpend. Malgr sa vue toujours dficiente 46, il fait de pleines journes de huit heures. Serait-il jamais arriv terme s'il n'avait eu la collaboration de secrtaires 47 et de sa fille [45] Denise ? Des biographes ont fait tat d'exclamations d'impatience sinon de dcouragement : Ce travail me tue... ; Ma vie avance et l'ouvrage recu-le... ; Mon travail s'appesantit... 48.

    Puis, se produisent les ncessaires regains au prix sans doute d'une trs forte vo-lont. Enfin, l'ouvrage est considr comme termin par son auteur en juin 1747. Montesquieu, du par des commentateurs du manuscrit, peu engageants dans leur valuation, clt la vaine procdure de ces consultations par ce mot magnifique : Je ne crois pas avoir manqu de gnie...

    L'ouvrage paratra l'tranger et sans nom d'auteur comme, auparavant, les Let-tres persanes et les Considrations ; et, cette fois-ci, c'est chez Barillot Genve. Nous sommes en 1748. L'auteur mourra illustre , ainsi qu'on avait pris l'habitude d'accoler cette pithte son nom : L'illustre Montesquieu crit.... pense.... etc. Il n'aura plus que sept ans pour savourer un pareil succs, tout fait hors du commun. Il mourut Paris, victime d'une pidmie de grippe maligne le 10 fvrier 1755. Seul de la gent des philosophes, Diderot assistait aux obsques l'glise Saint-Sulpice Paris.

    46 Il sentit venir tt les premiers signes d'une future ccit. Quand il mourra, il sera presque com-

    pltement aveugle. Auparavant, il se faisait fort de savoir devenir aveugle .... confiait-il des amis.

    47 Shackleton fournit en appendice son ouvrage le fruit d'une recherche patiente sur les secr-taires de Montesquieu , auxquels il importe d'ajouter sa propre fille Denise. Cette recherche commence par les deux paragraphes informatifs qui suivent :

    Montesquieu a beaucoup souffert des yeux. Mme avant ses voyages, la peur de la ccit tait cause qu'il se les lavait tous les jours. De l'un de ses yeux il ne voyait que les gros objets, tandis que l'autre tait de temps en temps menac de cataracte. .

    Le rsultat tangible de cette maladie est que les pages autographes nous prsentent des cri-tures trs diffrentes : l'une - celle de la jeunesse - est ferme et sre, une autre est forme par une main faible et hsitante mais n'en est pourtant pas moins lisible. Une troisime est l'criture de Montesquieu souffrant. D'normes caractres, crits parfois en diagonale travers la page, sont encore aujourd'hui le tmoignage mouvant de sa maladie et de la crainte qu'elle lui inspirait (ibid., p. 335-342).

    48 L'Intgrale, p. 13.

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 45

    [47]

    NOUVELLE LECTURE

    De LEsprit des lois

    Retour la table des matires

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 46

    [49]

    Nouvelle lecture de LEsprit des lois

    Chapitre III

    cause de dsordres et de longueurs, reconstruire le plan

    Retour la table des matires

    L'immortalit de l'oeuvre sera garante de la rputation continue de son auteur. Mais, dans cette oeuvre, un seul mais colossal ouvrage prend presque toute la place d'une gloire d'apparence inusable. Le doyen Georges Vedel, en prface l'dition de l'Intgrale, se posait une question plutt inattendue : Que serait notre auteur sans l'Esprit des lois ? L'ambigut foncire de l'interrogation suggre deux rponses peu conciliables. D'abord, il ne serait pas moins un matre de la prose dominant la lan-gue la plus ductile que la terre ait porte depuis les Grecs, un grand cousin de Fonte-nelle, un petit frre de Voltaire.

    Mais, comme le grand ouvrage classique rsiste ses deux sicles et demi d'ge, du coup, tout s'ordonne dans une unit profonde. Le voyageur, la lumire du ma-tre livre, devient enquteur... , continue Vedel. Ce n'est toutefois pas tout, puisque ce ct, doublement rassurant, comporte tout de mme un revers assez risqu : Ce qui frappe peut-tre le plus dans l'Esprit des lois, c'est l'abondance des critiques que - sauf

  • Grard Bergeron, Tout tait dans Montesquieu (1996) 47

    pour son style - le livre appelle. On ne peut le dire bien compos. La rigueur de son plan, divis en chapitres, livres et chapitres, n'est qu'apparente 49.

    [50] Aussi peut-il s'imposer de recomposer l'ordonnancement de l'ouvrage, mais dans des conditions strictes que nous dirons plus loin dans ce chapitre. Afin que la satisfaction intellectuelle du lecteur, qui veut comprendre mieux, soit satisfaite et aus-si pour que l'hommage rendre un auteur de gnie ne se restreigne pas simple-ment s'incliner en passant, ce lecteur doit se sentir incit pratiquer, au moins une fois dans sa vie, ce sage parmi les autres sages de la pense politique. La chance d'y arriver serait plus grande s'il disposait d'un appareil logique simplifi dans l'arrange-ment d'un si grand nombre d'lments du discours, d'ailleurs trop abondant, de Mon-tesquieu.

    Dans ce cas particulier, on pourrait parler de l'homme d'un seul livre, qui fut aussi son dernier. L'Esprit des lois n'est pas une espce de somme des prcdents livres qu'on pourrait mettre entre parenthses, en les abandonnant l'oubli. Cette grande oeuvre se prsente plutt comme l'axe focal de presque tous les thmes et objets d'un univers politique en plein milieu d'un sicle qui allait tre qualifi de celui des Lu-m