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BÉRÉNICE de Jean Racine Mise en scène Jean-Louis Martinelli DOSSIER PÉDAGOGIQUE réalisé par Emanuela Pace

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BÉRÉNICE

deJean Racine

Mise en scène Jean-Louis Martinelli

DOSSIER PÉDAGOGIQUEréalisé par Emanuela Pace

Du 13 septembre au 19 novembre 2006Salle Transformable

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Hélas ! en guerre avec moi-même,Où pourrai-je trouver la paix ?Je veux, et n’accomplis jamais.

Je veux mais, ô misère extrême !Je ne fais pas le bien que j’aime,

Et je fais le mal que je hais.

Jean Racine, Cantiques spirituels, 3, 1694

Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique

Jean Racine, Bérénice, v. 343

Ah Rome ! Ah Bérénice ! Ah prince malheureux !Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

Jean Racine, Bérénice, v. 1225-1226

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TABLE DES MATIÈRES

PARTIE I – LE CONTEXTE DE L’ŒUVRE 5

I – ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES ET HISTORIQUES 61. Chronologie 62. Le contexte religieux : Racine et Port-Royal 113. Le contexte politique 13

3.1. La Monarchie absolue 133.2. Racine, historiographe du Roi 14

II – LA VIE DES THÉÂTRES : HISTOIRE D’UNE CONCURRENCE 16

III – RACINE ET LE JEU DES RÈGLES « CLASSIQUES » 191. L’écriture tragique au XVIIe siècle 192. Motifs galants 243. L’imitation créatrice : « l’écart » racinien 264. Complément : typologie racinienne 27

PARTIE II – POUR L’ANALYSE DE BÉRÉNICE 35Illustration : l’allégorie de la tragédie 35

I - PRÉLIMINAIRES : UNE COMPOSITION À REBOURS 36

II - POUR UNE PREMIÈRE ANALYSE 401. Analyse et construction de l’action 402. Thèmes 433. Glossaire 45

III - LE TEMPS DE LA FABLE : L’HISTOIRE ROMAINE- Pour une confrontation avec les composantes de la fable racinienne - 54

1. Rome à l’époque de Titus 542. L’Empire romain en Orient et la guerre de Judée 55Carte   : la Palestine pendant la « Guerre des Juifs » 573. La sacralisation de l’empereur romain 584. Bérénice dans l’Histoire 61

IV. APPROFONDISSEMENT :LE CROISEMENT DES MULTIPLES RÉÉCRITURES DANS BÉRÉNICE 64

1. Quelle tragédie pour Bérénice ? 641.1 De la source historique à l’élaboration d’un mythe exemplaire 641.2.Le dépassement de la tragédie galante 671.3.La tragédie élégiaque 701.4.Proposition complémentaire de lecture de l’œuvre 75

2. Le jeu des sources antiques 762.1. Suétone : Titus et Bérénice 762.2. Tacite : Titus et Bérénice 76

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2.3. Flavius Josèphe : Antiochus 763. Le jeu de sources littéraires 79

3.1 Virgile 793.2. Ovide 793.3. Titus et Bérénice dans la littérature galante du XVIIe siècle 79

4. Quelques mises en scène : le rôle accordé à la parole 814.1. Antoine Vitez (1980) 814.2. Michael Grüber (1984) 82

PARTIE III. DU CÔTÉ DU PLATEAU 84

I. L’ESPACE SCÉNIQUE : NOTE SUR LE DISPOSITIF BIFRONTAL 85

II. AVANT LES RÉPÉTITIONSCarnet de notes de Jean-Louis Martinelli (extraits) 87Chronologie des spectacles réalisés par Jean-Louis Martinelli 91

BIBLIOGRAPHIE 92

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PARTIE I – LE CONTEXTE DE L’ŒUVRE

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I. ELEMENTS BIOGRAPHIQUES ET HISTORIQUES

1. Chronologie de la vie de Jean Racine1

1639 Baptême de Jean Racine (fils de Jean Racine, greffier du Grenier à sel et procureur, et de Jeanne Sconin) le 22 décembre à la Ferté-Milon.

1640 Cinna de Corneille.

1641 Mort de la mère de Racine, le 28 janvier.

1642 Mort de Richelieu2.

1643 Mort du père de Racine, le 6 février. Racine est alors recueilli par sa grand-mère Marie Desmoulins, dont la fille Agnès (née en 1626) devait devenir abbesse de Port-Royal sous le nom de « Mère Agnès de Sainte-Thècle ».

1643 Mort de Louis XIII, Anne d’Autriche est régente.

1644-1645 Racine est recueilli à Port-Royal sur les instances de la Mère Agnès.

1648-1653 Hégémonie française en Europe (traité de Westphalie, 1648). La Fronde en France, la Révolution en Angleterre (Cromwell protecteur d’Angleterre en 1653).

1649-1653 A la mort de son mari, la grand-mère de Racine prend le voile à Port-Royal. Racine, lui, est élève aux Petites Ecoles de Port-Royal.

1652 Echec de Pertharite, Corneille se retire à Rouen et ne reviendra à la scène parisienne qu’en 1659 (Œdipe).

1653 Condamnation du jansénisme. Fouquet est surintendant des Finances.

1654-1655 Racine poursuit sa scolarité à Paris, au collège de Beauvais.

1655 Pascal se retire à Port-Royal des Champs.

1655-1658 Racine revient à Port-Royal, à l’Ecole des Granges (culture grecque sous la direction de Lancelot, culture latine sous celle de Nicole, culture moderne et littéraire sous celle de Le Maître).

1656-1657 Lettres provinciales de Pascal. Le grand succès à Paris est le Timocrate de Thomas Corneille.

1658 Racine suit durant un an des cours de logique au collège d’Harcourt à Paris.

1 Tirée en grande partie de la chronologie proposée par Christian Biet dans Racine, Paris, Hachette Supérieur, collection « portraits littéraires », 1996, p. 227- 234.2 En caractères gras, les faits historiques et culturels marquants de la deuxième moitié du XVIIe siècle.

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1658 Molière revient à Paris. Il joue, l’année suivante, Les Précieuses Ridicules. A l’extérieur : victoire des Dunes sur les Espagnols, et mort de Cromwell.

1659 Paix des Pyrénées

1660 Mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse (fin de sa liaison avec Marie Mancini, la nièce de Mazarin). Restauration des Stuarts en Angleterre.

1659-1661 Racine voit à Paris le cousin germain de son père, Nicolas Vitard, janséniste austère, secrétaire du duc de Luynes. Il rencontre aussi La Fontaine pour une amitié durable, côtoie Chapelain et Perrault dont il sollicite les avis en matière de littérature. Il écrit en 1660 La Nymphe de la Seine, ode sur le mariage du roi. Sa carrière commence donc, avec une gratification de cent louis.

1661 Mort de Mazarin. Prise du pouvoir par Louis XIV, arrestation de Fouquet. Débuts de la transformation de Versailles par Le Vau.

1662 Mort de Pascal.

1661-1663 Après avoir écrit deux pièces (dont nous avons perdu la trace) refusées partout, il se rend à Uzès (en novembre 1661 auprès de son oncle, le chanoine Sconin, vicaire général, espérant obtenir un bénéfice ecclésiastique. Ennui, dévotion, austérité du lieu et bientôt plus aucune garantie d’avoir son bénéfice font qu’il ne pense qu’à repartir pour Paris.

1662 Querelle de l’Ecole des femmes.

1663 Retour à Paris, nouvelle Ode au roi, cette fois sur sa convalescence, puis Ode aux muses qui lui vaudra, deux ans plus tard, de figurer sur la première liste officielle de gratifications pour six cents livres. Boileau devient son ami fidèle.

1663 Invasion de l’Autriche par les Turcs.

1664 Condamnation de Fouquet après un procès de quatre ans. A Paris, Tartuffe est interdit, la querelle durera jusqu’en 1669. Corneille écrit Othon.

1664 La troupe de Molière installée au Palais-Royal joue, après avoir fait attendre Racine, La Thébaïde ou les Frères ennemis, sans beaucoup de succès, le 20 juin.

1665 Bon succès, au contraire, d’Alexandre le Grand au Théâtre de Molière (4 décembre). Racine donne la pièce aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne qui la jouent le 18 janvier 1665. Ce qui déclenche immédiatement une brouille avec Molière. Sa réputation de jeune ambitieux opportuniste s’installe.

1666 Mort de la Reine-Mère, le parti dévot n’a plus de défenseur suprême. Alliance franco-hollandaise contre l’Angleterre. Incendie de Londres (après la grande peste de l’année précédente). Corneille fait jouer Agésilas et, l’année suivante, Attila.

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1666 Racine prend prétexte de lettres de Nicole sur les Visionnaires, plutôt adressées à Desmarets de Saint-Sorlin, pour se sentir visé par le terme d’« empoisonneur public » et justifier le théâtre par deux lettres (dont une seule est publiée) assassines. Il rompt avec Port-Royal en janvier pour se tourner sans plus d’obstacles vers la cour et les mondains.

1667 Conquête de la Flandre par les troupes françaises (guerre de Dévolution qui aboutira l’année suivante aux traités de Saint-Germain et d’Aix-la-Chapelle, et à l’annexion de la Flandre).

1667 Racine fréquente le cercle d’Henriette d’Angleterre, brille dans les salons et se lie à la Du Parc qu’il arrache à la troupe de Molière pour créer à l’Hôtel de Bourgogne, le rôle titre d’Andromaque, le 17 novembre, grand succès. On s’y rend en foule pour pleurer devant la tendresse de ses héros. Parallèlement Corneille se réconcilie avec Molière pour faire front contre Racine.

1668 Molière monte La folle querelle de Subligny qui tourne en dérision Andromaque. En publiant sa Dissertation sur le Grand Alexandre, Saint-Evremond, admirateur de Corneille, déclenche la polémique entre les partisans de Corneille et ceux de Racine.

1668 Racine profite d’une réforme royale destinée à rénover la procédure et la tenue des procès pour écrire une comédie qui ridiculise les tenants du vieux droit : Les Plaideurs, en novembre.

1669 Mort de la Du Parc, probablement des suites d’une fausse-couche sans qu’on sache qui, de Racine ou du chevalier de Genlis, aurait pu être le père.

1669 Tartuffe est enfin représenté officiellement.

1669 Racine entre sur le terrain de Corneille avec Britannicus, sa première tragédie « romaine », peu de succès. La fréquentation des mondains et une vie intime agitée l’amènent à être remarqué. Il devient proche de Mme de Montespan.

1670 Mort d’Henriette d’Angleterre. Les Etats de Hollande notamment Guillaume d’Orange capitaine général. Tite et Bérénice, tragédie de Corneille. Première édition des Pensées de Pascal.

1670 Nouvelle tragédie romaine, cette fois très prisée par le public, parce qu’on y adore la tristesse majestueuse et la tendresse des sentiments : Bérénice, créée à l’Hôtel de Bourgogne le 21 novembre. Le 28, Molière monte au Palais-Royal Tite et Bérénice. La tragédie de Racine est donnée à la Cour le 14 décembre, à l’occasion des fiançailles du Duc de Nevers. Cette fois, le jeune auteur devient un rival redoutable pour un Corneille inquiet.

1671-1673 C’est la gloire. On le fête à la ville et aussi à la Cour. Il écrit une tragédie exotique et sanglante, Bajazet (janvier 1672), qui fait grand bruit.

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1672-1674 Déclaration de guerre à la Hollande. Passage du Rhin en juin. Conquête de la Hollande et prise de Maastricht l’année suivante. En 1674, occupation de la Franche-Comté par Louis XIV, victoire de Turenne sur les Impériaux et de Condé sur les Hollandais. La France est la grande puissance européenne.

1673 Mithridate (début janvier) est une tragédie à rebondissements qui rompt avec la simplicité de Bérénice et la violence de Bajazet. Nouveau succès, en particulier auprès du roi. Le 12 janvier, il est reçu à l’Académie française sans véritable opinion de la part des Modernes. Racine est riche et célèbre.

1673-1674 Mort de Molière en 1673. Suréna, dernière tragédie de Corneille. Publication de l’Art poétique de Boileau en 1674.

1674 Campagne de Turenne en Alsace.

1674-1676 Le 18 août 1674, Racine donne à Versailles Iphigénie en Aulide qui émeut encore. La même année, il est nommé trésorier de France en la généralité des Finances de Moulins, ce qui lui assure de confortables subsides. Il est anobli et sa noblesse est transmissible. Enfin, il est le grand vainqueur de Corneille, de ses cabales et de son médiocre Pradon. Corneille et Racine, ostensiblement, montrent qu’ils se réconcilient…

1676 Edition collective de ses Oeuvres, textes et préfaces remaniés.

1676 Victoires françaises en Flandre, négociations de Nimègue.

1677 Le 1er janvier, on donne la Phèdre de Racine en même temps que celle de Pradon, à Paris. Le parti cornélien attaque, le parti racinien contre-attaque, les sonnets injurieux se croisent et Condé devra apaiser les esprits, non sans difficulté. Dans le même temps, Racine se réconcilie officiellement avec Port-Royal, après de longs échanges. Il se marie le 30 mai à Catherine de Romanet, riche bourgeoise parisienne qui lui donnera sept enfants. Ses témoins sont Colbert, Lamoignon, Condé et le duc de Luynes… Enfin, il arrive au faîte de sa gloire et à l’aboutissement de sa carrière en étant nommé historiographe du roi avec son ami Boileau, dans l’automne de la même année, et en devenant conseiller du roi. Ses hautes fonctions politiques et sa destinée littéraire (qui le fait accéder au genre le plus haut, l’histoire), font qu’il n’est plus besoin qu’il se compromette sur les planches.

1678 Paix de Nimègue. Publication de La Princesse de Clèves.

1678 Racine et Boileau accompagnent le roi dans sa campagne contre Gand et Ypres, en mars. Bon politique et bon courtisan, Racine fréquente assidûment Mme de Maintenon.

1679 Un moment soupçonné dans « l’affaire des Poisons », la Voisin l’ayant accusé d’avoir empoisonné la Marquise Du Parc en 1668 « à cause de son extrême jalousie ».

1682 La Cour s’installe à Versailles.

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1683 Mort de Colbert. Hostilités avec l’Espagne, invasion de la Belgique par Louis XIV. Mort de la reine Marie-Thérèse, Louis XIV épouse secrètement Mme de Maintenon.

1683 Racine accompagne le roi dans sa campagne d’Alsace.

1685 Révocation de l’Edit de Nantes.

1685 Directeur de l’Académie française, Racine reçoit en janvier Thomas Corneille (qui succède à son frère défunt) et fait l’éloge de Pierre Corneille.

1687 Racine accompagne le roi au Luxembourg.

1688 Guerre de la ligue d’Augsbourg.

1688-1689 Mme de Maintenon commande à Racine une pièce religieuse pour ses pensionnaires de Saint-Cyr. Ce sera Esther tragédie biblique en trois actes, représentée le 26 janvier 1689 devant le roi par les jeunes filles de la fondation.

1689 Campagne du Palatinat.

1690 Racine est nommé « gentilhomme ordinaire du roi » en décembre, charge qui deviendra héréditaire en 1693, par faveur insigne.

1691 Mort de Louvois. Invasion du Piémont par les Français.

1691 Nouvelle tragédie biblique pour les « demoiselles de Saint-Cyr », Athalie.

1691-1693 Racine accompagne le roi aux sièges de Mons et de Namur. Le 2 novembre 1692, naît Louis Racine, son septième enfant, qui deviendra son biographe.

1693 Racine commence son Abrégé de l’histoire de Port-Royal.

1696 Racine est nommé conseiller-secrétaire du roi, ce qui le met en état de voir Louis XIV très régulièrement et de pouvoir parler avec lui en tête-à-tête.

1697-1698 Le roi et Mme de Maintenon s’adonnent à la dévotion avec ardeur, Racine est éloigné dans une demi-disgrâce sans qu’on sache absolument les raisons de cette froideur nouvelle. Racine tombe malade au printemps 1698 et l’on parle de tumeur.

1699 Le 21 avril, Racine s’éteint à Paris. Il sera, selon ses vœux, enterré à Port-Royal et, lorsque l’abbaye sera détruite en 1711, ses cendres seront transférées à Saint-Etienne du Mont, à Paris.

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2. Le contexte religieux : Racine et Port-Royal0

L’éducation de Racine à Port-Royal est à tous égards déterminante, aussi bien pour les distances stratégiques qu’il prit à l’égard des jansénistes au début de sa carrière théâtrale, pour la réflexion philosophique et religieuse de ses pièces, que pour son retour final dans le giron de Port-Royal, puisque c’est enfin le lieu où il décida d’être enterré (c’est après la destruction de Port-Royal que son corps sera transporté à Paris, dans l’église Saint-Etienne-du-Mont).Le jansénisme est pour Racine une doctrine apprise dès son plus jeune âge. Il sait donc que Cornelius Jansen (1585-1638), dit Jansénius, s’était livré à une analyse de la doctrine augustinienne de la grâce. Pour les jansénistes, l’homme est soumis au destin fixé par Dieu, sans qu’il puisse connaître ce destin. L’homme est damné depuis le péché originel, depuis la faute d’Adam et d’Eve et leur punition, depuis la Chute.Entre l’homme et Dieu, la distance est devenue infinie et définitive. Le monde et les œuvres sont ainsi condamnables. Dieu, dans son infinie bonté, parce qu’il est l’Amour, peut parfois sauver l’homme de la Chute indépendamment des actions humaines : c’est la grâce efficace. Non point tout homme, mais quelques hommes, et l’on ne peut savoir ce que le destin sera et si Salut il y aura. Jamais l’homme ne pourra être certain d’être sauvé, même si sa vie est exemplaire, même si elle est à l’image de l’amour de Dieu pour les hommes – premier principe – et qu’elle se fonde sur l’amour qu’on doit à Dieu et aux hommes – second principe. Ainsi Dieu est caché, à l’image de ses décisions et de sa grâce.

Si la volonté de l’homme doit être tournée vers l’amour de Dieu, si elle doit chercher à résister au mal et aux passions, qui sont le mal absolu, l’homme qui l’exerce ne sera jamais sûr de sa rédemption. L’homme est donc soumis à une sorte de prédestination dont le mystère réside dans la volonté divine. Dieu peut secourir l’homme vertueux qui lutte contre le péché, mais momentanément, c’est la grâce actuelle, qui peut être retirée à tout moment et faire de l’homme un « juste pécheur ».Face à cette doctrine inquiète et pessimiste, les jésuites, au contraire, parlent de grâce suffisante, celle que l’homme par l’exercice de sa volonté peut obtenir de Dieu à tout moment, car Dieu est Amour. Cette grâce suffisante, infiniment disponible à l’homme, peut être acquise, à tout moment et mener immédiatement au Salut si la contrition est sincère et les actes suffisamment probants.On peut donc supposer que dans ses tragédies, Racine a pu mettre en scène la problématique janséniste en insistant sur la destinée irrémédiable de ses héros et l’incertitude constante de leur Salut. Dieu étant caché, ses leçons sont impénétrables. La grâce n’étant pas infiniment disponible, elle peut apparaître ou disparaître, ou ne jamais advenir sans que l’homme puisse intervenir, sans que sa volonté n’arrive à le sauver.Mais on sait aussi que les rapports entre Racine et Port-Royal, loin d’être simples, ne sont pas sans orages. Entre 1664 et 1666, Port-Royal fait rédiger par Nicole dix-huit Lettres sur l’hérésie imaginaire pour se défendre contre ses détracteurs. La condamnation du théâtre y est très vive puisque les auteurs de romans et les poètes de théâtre y sont traités « d’empoisonneurs publics, non des corps, mais des âmes des fidèles ».

0 Christian Biet, op. cit., p.21-24

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C’est Desmarets de Saint-Sorlin qui est la cible, mais Racine, se sentant visé, répond violemment sur le ton de la moquerie en empruntant à l’Ecriture ses références les plus précises et en renvoyant Nicole à son combat contre les jésuites. Après cette querelle, Racine adopte ouvertement, par rapport au théâtre, une position mondaine fondée sur le plaisir et le goût du public tout en notant l’utilité du théâtre, qu’elle soit morale, religieuse ou politique. En cela, il se démarque de ses anciens maîtres, ou, du moins, de leurs positions les plus radicales.

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3. Le contexte politique

L’œuvre de Racine constitue un long dialogue avec Louis XIV. Elle lui donne à voir les grandeurs et les faiblesses, les bonheurs et les échecs des hommes qui sur terre sont les plus proches de Dieu.0

3. 1. La Monarchie absolue0

Politiquement, Racine écrit au moment où la monarchie absolue est clairement établie : la prise de pouvoir personnel de Louis XIV a lieu en 1661 (Racine est alors à Uzès). Et quand Racine se lance dans le monde des Lettres, le roi, débarrassé du surintendant Fouquet la même année et libéré par la mort de sa mère Anne d’Autriche de l’emprise de la « vieille cour » (1666), est définitivement « Roi-Soleil » omnipotent et très-chrétien. Ce que connaît d’abord Racine, ce sont les triomphes de la monarchie, les batailles et les guerres gagnées : la conquête de la Flandre en 1667 lors de la guerre de Dévolution (l’année d’Andromaque », le renforcement du pouvoir central sur les différentes juridictions et les parlements (au moment des Plaideurs), et la victorieuse paix d’Aix-la-Chapelle permettant l’annexion de la Flandre (1668).Ainsi, dès ses premiers écrits, Racine s’engage comme la grande majorité des auteurs de l’époque, dans une louange constante du roi : ses odes et Alexandre en sont les marques les plus évidentes, et jamais cette attitude courtisane ne se démentira.

La cour est alors jeune et encline aux plaisirs, dominée par Henriette

d’Angleterre et toujours émue aux nouvelles conquêtes féminines de Sa Majesté. Colbert orchestre l’ensemble et le roi, grand guerrier, bon danseur, excellent chasseur, devient le centre de toutes choses. Encore itinérante, puisque Versailles est loin d’être terminé – le château ne sera véritablement habitable que vers 1682 -, la cour se transporte à Saint-Germain, Fontainebleau, Chambord, parfois au Louvre et donne de grands divertissements dans les jardins de Versailles. Les Grands doivent y figurer, les écrivains et les artistes y sont convoqués et Racine n’aspire qu’à en être.La déclaration de guerre à la Hollande, le passage du Rhin (1672), la conquête de la Hollande, la prise de Maastricht (1673), l’occupation de la Franche-Comté et les victoires de Condé et Turenne sur les Impériaux et les Hollandais (1674), enfin, les victoires françaises en Flandre (1677), amplifient le renom de Louis XIV et en font le maître de l’Europe. Il y a bien, en 1676, l’affaire des Poisons qui jette quelque trouble sur le royaume et compromet bien du beau monde - dont Racine, qu’on soupçonnera un moment d’avoir fait empoisonner sa maîtresse-comédienne, la Du Parc - mais on châtiera les deux prétendues responsables, on jasera et l’on n’osera aller plus loin.Durant ce temps, Louis XIV et Colbert ont la haute main sur le monde des Lettres et des Arts, installent un mécénat d’Etat efficace, contrôlent les académies, passent des commandes, font les carrières et distribuent des gratifications. C’est au milieu de toute cette gloire militaire et civile que Racine compose ses tragédies et installe son pouvoir sur les Lettres. Dès lors, comment ne pas souhaiter devenir historiographe de celui qui se donne comme le plus grand roi de l’Histoire et renoncer au théâtre ?

0 Jacques Morel, Jean Racine, Théâtre Complet, Paris, Dunod, « Classiques Garnier », 1908 (préface).0 Christian Biet, op. cit., p. 23-24.

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Même si, après l’arrivée de Mme de Maintenon, le mariage du roi avec cette dame dévote, si, après la mort de Colbert (1683), les choses s’obscurcissent quelque peu, si la révocation de l’édit de Nantes (1685) fait fuir une bonne partie des intelligences protestantes vers le Refuge anglais et hollandais, Racine sait rester dans cette cour brillante qui éclipse toutes celles de l’Europe et en devient le modèle. Les guerres qui clôturent le siècle sont plus dures mais ne sont pas encore perdues comme elles le seront plus tard et Louvois tient la situation en main.Louis XIV aspire à plus d’intimité et de recueillement, fait construire Marly pour échapper à ses courtisans, mais accueille Racine pour de fréquentes lectures. La dévotion marque des points, plus que jamais l’Etat se veut un, fort et d’une seule religion, sans contestation possible, ni interne (janséniste) ni externe (protestantisme). La question du protestantisme a été réglée par l’exil, celle du jansénisme par l’expulsion des religieuses de Port-Royal en 1664 et le sera définitivement quelques années après la mort de Racine. L’attitude dévote du roi n’a plus d’opposants valides, sinon au-delà des frontières, et Louis XIV, pour l’instant, ne craint plus les jansénistes. Aussi, lorsque Racine revient vers Port-Royal à la fin de sa vie, il prend un risque mesuré, même si son ralliement est authentique.

3. 2. Racine, historiographe du roi0

Nommé historiographe du Roi en 1677 avec Boileau, Racine accompagne le roi aux sièges de Mons et de Namur en 1691-1693. Entre temps, « l’Affaire des poisons » avait jeté une ombre sur le tragédien accusé en 1679 d’avoir empoisonné sa maîtresse.

Devenu homme de cour Racine méditait l’histoire du Roi, composait Esther et Athalie. Entre son éducation forgée à l’austérité janséniste de Port-Royal, honnie du Roi, et le culte de la personne royale, Racine n’oscille pas mais engrange les expériences successives et sans doute contradictoires. Son besoin de noblesse et de pureté s’exprime dans la création passionnée et le culte de Louis XIV devient «cérémonie», deux moments entretenant ensemble une certaine logique.Historiographe, gentilhomme du Roi, il accompagne le Roi dans ses sièges. Il sert, dit-il, Dieu et le Roi et laisse parfois sa pitié intervenir. Face à la guerre et aux revers de l’année passée par le Roi, il s’écrie:« J’étais si bas, si ébloui de voir briller les épées, si étourdi d’entendre tambours et timbales qu’en vérité j’eusse voulu de tout mon cœur que tous les gens que je voyais eussent été chacun dans leur chaumière ou dans leur maison avec leurs femmes et enfants, et moi avec ma famille» (Correspondance).Auparavant il avait écrit un éloge historique au Roi dont voici un extrait : « dans l’histoire du Roi, tout vit, tout marche, tout est action. Il ne faut que le suivre, si l’on peut, et le bien étudier lui seul. C’est un enchaînement continuel de faits merveilleux[ ]. En un mot, le miracle suit de près un autre miracle.

L’Eloge historique du roi

Entre Paris et Gand, aux côté du Roi, dans l’hiver 1678, Racine écrit un journal de voyage qui est censé servir au récit célébrant le monarque, ce sera l’Eloge historique du roi. L’on apercevra comment la narration du passé devient par la rhétorique un monument pour la postérité.Louis Marin, historien aujourd’hui disparu, a fait l’étude devenue emblématique de ce qu’il appela «les stratégies raciniennes»

0Raymond PICARD dans Jean Racine, Œuvres complètes, volume II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966 (p 350).

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d’éloge (Louis Marin, Le portrait du roi, éd. minuit, 1981).

Paradoxalement, Racine, qui avait écrit «le panégyrique et l’histoire sont éloignés comme le ciel l’est de la terre », s’identifiera à son projet et écrira l’éloge historique du roi. Voici ce que L. Marin en dit : Racine formule en quelques propositions la manière d’écrire le récit historique du roi en simulant les effets de représentation de son histoire, « un récit qui paraisse désintéressé, mais qui soit vif, piquant et soutenu, arrachant de la bouche du lecteur les épithètes et les éloges magnifiques que le roi mérite », mais que son narrateur n’énonce pas. La manière d’écrire l’histoire du roi est construite autour d’une double opposition, celle du paraître et de l’être d’une part, celle du désintérêt d’autre part, avec, toutefois, une distorsion caractéristique.Le discours de Racine peut alors s’achever par l’éloge du roi, mais qui ne sera prononcé que par prétérition et par médiation ou en différant sa présentation effective, tous ces procédés constituant, sans nul doute, un éloge du prince dont les effets auront une efficacité infiniment plus grande qu’un éloge réel. Ainsi donc, comme dans la fable du corbeau et du renard, le pouvoir de l’éloge réside moins dans ce qui est dit que dans ce qui ne l’est pas, mais est supposé l’être sans avoir été ; tout le dispositif repose sur des manipulations précises du vocabulaire et de la syntaxe, mais plus encore et plus précisément sur celles des marqueurs d’énonciation, tant du côté du destinateur que celui du destinataire présents ou représentés. En fin de compte, le moment « critique » du discours d’éloge de Racine est celui du déplacement de l’appropriation du sujet, de soi à l’autre. Il ne s’identifie comme sujet propre que par une double aliénation, aliénation dans sa fonction de laudateur du roi, aliénation dans celle, familiale, de serviteur du roi.

Or l’Académie dont Racine est le porte-parole se définit, mais institutionnellement, par cette même et double fonction : louer le roi, c’est le servir et comment le servirait-on par un service qui ne serait pas sa louange ?

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II. LA VIE DES THEATRES : HISTOIRE D’UNE CONCURRENCE

Les deux « Bérénice »0

Bérénice a été créée sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne le vendredi 21 novembre 1670. Une semaine plus tard, la troupe rivale de Molière, installée au Palais-Royal, jouait une autre Bérénice dont l’auteur était le grand Corneille, et qui sera publiée sous le nom de Tite et Bérénice. Ces créations simultanées et concurrentes étaient fréquentes au XVIIe siècle, les comédiens, qui se livraient une concurrence acharnée d’un théâtre à l’autre, étant généralement à l’origine de ces joutes. Aussi, dans le cas présent, les contemporains ne semblent pas y avoir attaché une attention particulière, n’y voyant point une bataille décisive entre deux auteurs rivaux. La postérité en a jugé autrement : s’agissant de Corneille et de Racine, pour lesquels, dès la fin du XVIIe siècle, on n’a plus su penser qu’en termes de parallèles et de confrontations, on s’est perdu en conjectures sur l’origine de cette simultanéité, et, à défaut de témoignages contemporains, on a reconstruit l’histoire. La concurrence entre les deux pièces a été perçue comme une concurrence entre les auteurs et ce, à partir du seul point de vue de Racine, vainqueur d’une confrontation dont il s’est gardé de révéler l’origine : on a ainsi jugé la situation de 1670 à partir d’une perspective ultérieure, comme si Racine avait été d’emblée reconnu comme le poète tragique par excellence, rabaissant, dès Andromaque, Corneille au statut de « père de la tragédie ».

Ainsi, selon l’opinion la plus couramment avancée depuis le XVIIIe siècle, ce serait Corneille qui aurait repris le sujet de Bérénice, proposé à Racine par Henriette d’Angleterre.

De nos jours, cette opinion, pourtant solidement combattue dès 1907 par Gustave Michaut0, puis cinquante ans plus tard par Raymond Picard0, a plus de vitalité que jamais0.Que vaut l’une ou l’autre des versions de cette légende face aux textes contemporains ? Non seulement aucun d’eux ne fait allusion à quelque commande ou à un concours, mais en 1676, lorsque Le Clerc publiera son Iphigénie après l’Iphigénie de Racine, il mettra sa propre rencontre avec Racine sur le compte du hasard, « comme il arriva à Monsieur de Corneille et à lui (Racine) dans les deux Bérénices0 ». Et nul ne protesta contre cette version des faits.En fait, l’idée de hasard n’exclut pas qu’il y ait pu y avoir antériorité dans le choix du sujet ; elle marque seulement qu’il n’y avait pas eu de confrontation agressive entre les deux poètes.Pour le reste, il semble que l’antériorité du choix du sujet puisse être mis au crédit de Corneille. Un texte très exactement contemporain des deux Bérénice le laisse entendre. Il s’agit de la Réponse à la Critique de Bérénice par le sieur de S***0

publiée en 1671 et attribuée à l’abbé de Saint-Ussans.

0 Georges Forestier, Notice de Bérénice, dans Jean Racine, Œuvres complètes, Volume I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1446-1451 - extraits.0 La « Bérénice » de Racine, Société française d’imprimerie et de librairie, 1907.0 La Carrière de Jean Racine, Gallimard, 1956, p. 154-161.0 Même Georges Couton, scrupuleux éditeur des Œuvres complètes de Corneille dans la Pléiade, en tient pour une variante de cette légende, selon laquelle la princesse aurait fait travailler les deux hommes sur le sujet de Bérénice en même temps et à l’insu l’un de l’autre (du moins au début).0 Préface d’Iphigénie, dans R. Picard, Nouveau corpus racinianum, Editions du C.N.R.S., 1976, p. 92.0 Reproduite par Georges Forestier dans son édition des Œuvres complètes de Jean Racine, Volume I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, (p. 520-533).

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Ce texte, qui se présente comme une réplique au libelle de l’abbé de Villars, La Critique de Bérénice0, est une défense en règle de la Bérénice de Racine. Discutant point par point les arguments de Villars, il se contente cependant d’expliquer que si Racine a écrit une tragédie qui porte le même nom que celle de Corneille, il n’a pas traité le même sujet, que sa pièce ne présente aucun point commun avec l’autre et qu’il n’a pas cherché à « entrer en lice » avec Corneille : c’est sans ambiguïté, on le voit, qu’il reconnaît l’antériorité du choix de l’histoire de Bérénice par Corneille.

Autrement dit, il se trouve que Racine a décidé de traiter la même histoire que Corneille. Il n’y a là rien de choquant en un siècle qui n’avait pas notre conception de la propriété intellectuelle : l’important, c’est qu’à partir d’une même histoire on ne traite pas le même sujet.Reste à donner un nom à ce hasard qui a fait tomber entre les mains de Racine une histoire dont Corneille venait de s’emparer. L’histoire des théâtres parisiens du XVIIe siècle peut nous donner un élément de réponse. Les deux scènes sur lesquelles ont été représentées les deux Bérénice connaissaient en 1670 l’apogée de leur rivalité : faisant depuis de nombreuses années déjà jeu égal, sur le plan de la fréquentation, avec l’Hôtel de Bourgogne, le Palais-Royal se voyait en position de prendre le pas sur celui-ci, depuis que Corneille, en 1667, lui avait confié la création de sa dernière pièce, Attila, allant ainsi à l’encontre de la médiocre réputation de ce théâtre pour le tragique, et surtout depuis que l’autorisation et le triomphe de Tartuffe, en 1669, avaient libéré Molière et sa troupe de leurs dernières entraves.

Et il se trouve que, depuis 1629, toutes les fois que les comédiens de l’Hôtel de

Bourgogne voyaient leur suprématie contestée (ou seulement menacée) par le succès d’une pièce sur une scène concurrente, ils s’empressaient de commander à leurs auteurs attitrés une œuvre sur le même sujet.Mais on peut admettre que Corneille n’ait pas choisi d’emblée la troupe de Molière, qu’au début de son travail il ait sondé les intentions des deux troupes avant de promettre sa pièce au plus offrant, permettant ainsi à l’Hôtel d’être informé au plus tôt du sujet de cette nouvelle œuvre. Ce sujet était ainsi « dans l’air », et il n’a pas dû être bien difficile de convaincre Racine d’offrir sa version de la même histoire à ses amis de l’Hôtel de Bourgogne. L’affaire des deux Bérénice ? Probablement le énième épisode de la guerre des théâtres. Et l’on remarquera pour finir que cela n’est pas contradictoire avec le récit que Du Bos prête au vieux Boileau, du moins dans le sens où nous l’avons interprété : rien n’interdit de penser qu’un Racine hésitant devant la proposition des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne n’ait fini par céder aux « instances » d’une princesse à qui il ne pouvait rien refuser.La création de Bérénice fut, de novembre 1670 à janvier 1671, un très grand succès. On y versa force larmes, et la pièce concurrente de Corneille céda très rapidement dans la faveur du public. Or, il faut le souligner, Tite et Bérénice est l’une des grandes pièces de Corneille : la « victoire » de Racine n’est donc pas due à une quelconque manifestation de décrépitude du talent de son rival. Tite et Bérénice eut une honnête carrière ; mais on se plaisait plus à Bérénice. Et, au XVIIe siècle, la différence entre une honnête carrière et un grand succès tient au phénomène de la seconde vision : tandis que Tite et Bérénice faisait rapidement le plein des spectateurs potentiels de Paris en 1670, Bérénice invitait ces mêmes spectateurs à revenir plusieurs fois.

0 (Critique de Bérénice, dans Racine, Œuvres complètes, I, par Georges Forestier, Pléiade, p.517.)

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On se satisfaisait d’une seule représentation de Tite et Bérénice ; on revenait pleurer à Bérénice. Cet engouement explique que la pièce ait été choisie pour être représentée devant la Cour, au palais des Tuileries, lors de la fête qui suivit le mariage du duc de Nevers et de Mlle de Thianges le 14 décembre. Comme on peut voir dans la dédicace à Colbert, Racine ne s’est pas privé de souligner la satisfaction manifestée par le roi lors de cette représentation.Ce triomphe – auquel les acteurs contribuèrent largement0 - ne fut cependant pas de tout repos pour Racine, mais ce n’était pas nouveau, et il devait subir des attaques jusqu’à la fin de sa carrière de dramaturge. En fait, le principal opuscule dirigé contre Bérénice, La Critique de Bérénice de l’abbé de Villars, n’était pas de nature à porter ombrage à la pièce dans la mesure où si, une nouvelle fois, c’est au nom d’une dramaturgie cornélienne que les critiques sont assénées, la pièce rivale de Corneille allait être huit jours plus tard la cible des attaques, plus sévères encore, de ce même abbé dans la Critique de la Bérénice du Palais-Royal. Racine prit pourtant la peine d’y répondre dans la préface de sa tragédie, publiée le 24 janvier 1671. Car s’il feint de ne pas s’abaisser à se justifier et semble se contenter d’accabler l’auteur du « libelle » de tout son mépris à la fin de la préface, en fait, les longues explications qui précèdent sur ses choix esthétiques répondent sans le dire aux attaques de l’abbé de Villars.

Corneille aura beau estimer plus tard qu’il avait été desservi par ses acteurs, il n’y eut aucune voix, même parmi ses partisans

inconditionnels, pour prononcer un jugement favorable envers Tite et Bérénice. Saint-Evremond lui-même, qui reproche à Racine d’avoir donné à son Titus « du désespoir, où il ne faudrait qu’à peine de la douleur », est encore plus sévère envers Corneille, accusé d’aller « contre la vérité et la vraisemblance, ruinant le naturel de Titus, et le caractère de l’empereur ». Aussi sa pièce sombre-t-elle dans un oubli total (jusqu’à une époque très récente), tandis que Bérénice de Racine – honorée en 1683 d’une parodie, hélas très médiocre, sur la scène des comédiens italiens – poursuivit jusqu’au milieu du XVIIIe siècle une belle carrière.

0 Floridor, le plus prestigieux des comédiens de sa génération, jouait le rôle de Titus, Champmeslé celui d’Antiochus, et surtout, sa femme, Melle de Champmeslé, incarnait Bérénice ; récemment arrivée au théâtre du Marais avec son mari, elle avait déjà été remarquée pour sa reprise triomphale du rôle d’Hermione ; c’était sa première création racinienne.

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III. RACINE ET LE JEU DES RÈGLES « CLASSIQUES »

1. L’écriture tragique au XVIIe siècle0

La tragédie est, au XVIIe siècle une pièce de théâtre en cinq actes, en alexandrins classiques, dont le sujet est le plus souvent emprunté à la Fable (la mythologie) ou à l’Histoire, mettant en scène des personnages illustres et représentant une action dont le but revendiqué est d’exciter la terreur et la pitié par le spectacle des passions humaines et des catastrophes qui en sont la fatale conséquence.

Pour garantir l’effet de crainte, le poème dramatique est soumis à des règles. Loin de brider l’imagination du poète, ces « règles » contraignantes ont pour fonction de concentrer l’émotion : il s’agit de faire vite et fort. Unité de lieu, de temps et d’action : l’attention du spectateur ne doit pas se disperser. A cette règle des trois unités, les dramaturges du XVIIe siècle ajoutent deux autres règles nécessaires au nouveau goût d’une époque avide de raison et d’ordre, la bienséance et la vraisemblance, qui serviront à canaliser certains débordements de langage et d’imagination que la nouvelle sensibilité ne supportait plus.

La tragédie à l’époque classique se caractérise donc par la représentation d’illustres personnages : princes, rois, dieux ; la peinture d’événements exceptionnels mais vraisemblables : la tragédie dénoue sous nos yeux une crise dont l’issue est presque toujours sanglante car la fatalité des dieux ou des passions conduit les personnages à leur perte ; le respect des trois unités, des bienséances et de l’unité de ton : le style noble et l’alexandrin s’imposent ; enfin une finalité moralisatrice plus ou moins nette, car il s’agit de travailler à l’édification du public.

Les passions n’y sont présentées aux yeux des spectateurs que pour montrer tout le désordre dont elles sont la cause, et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit en principe se proposer.« Ce n’est point nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

(Préface de Bérénice)Le conflit est au cœur de l’intrigue.

Une crise s’ouvre sur un conflit : conflit de l’homme avec lui-même. Il est dès lors possible, et c’est plutôt la position de Corneille, de s’enfermer dans ce conflit, en jouant sur l’impasse ou le dilemme, de bloquer l’intrigue, pour ensuite surprendre le spectateur en instituant une sorte de coup de théâtre ou un renversement (dû aux personnages, par l’exercice de leur volonté ou dû aux circonstances) qui permet un dénouement favorable ou défavorable. Il est aussi possible, et c’est la position de Racine, de développer l’intrigue par degrés afin de réaliser les virtualités programmées par la mise en crise initiale sans qu’il soit possible, ni par la volonté des personnages ni par les circonstances, d’intervenir dans la marche inexorable fixée par avance.

La dramaturgie tragique repose sur un principe : une situation inextricable et fatale au sein de laquelle des passions contraires se heurtent. L’issue étant généralement connue d’avance, qu’elle soit positive (fin heureuse) ou négative (fin malheureuse), puisque la légende ou l’Histoire nous l’enseignent, toute l’attention se porte sur la progression de l’action réduite à quelques péripéties ou coups de théâtre qui réaniment régulièrement ou la possibilité d’échapper

0 Christian BIET, op. cit., p. 27-37 - extraits.

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à l’horreur, ou l’illusion des personnages sur leur propre destin.

Chez Racine, les péripéties ou les coups de théâtre apparaissent rarement (Mithridate) ou sont totalement éliminés afin de laisser toute la place à une progression logique (Bérénice).

Mais la tragédie est avant tout parole, texte dit, et non point action représentée. Tout passe donc par le discours poétique, même les actions les plus violentes généralement rapportées par des confidents ou des messagers qui empruntent alors un style épique pour la relation d’un combat, d’un meurtre ou d’une action horrible (le récit de Théramène dans Phèdre). Tout autant qu’un dramaturge, Racine est un poète. Et dès le XVIIe siècle, ses auditeurs ou lecteurs ont reconnu en lui un charme et un pouvoir d’évocation qui mêlent la tendresse à l’intensité. Capable de varier les registres, utilisant la parole comme manière de toucher le spectateur, Racine adopte ainsi une écriture qui hésite entre la mélodie des cœurs blessés et la poésie violente. L’intérêt est donc soutenu par la parole. Et le plaisir du spectateur vient à la fois de cette parole et du déroulement de la crise.

L’amour domine la tragédie. C’est, avec l’ambition (généralement politique, positive parfois chez Corneille, libido dominandi chez Racine), la passion essentielle qui meut les personnages. L’amour, c’est, dans la première tragédie cornélienne, un moyen de dépassement et de refus de la passion. Dans la seconde partie du siècle, dans la tragédie racinienne en particulier, c’est une passion dangereuse et irrémédiable. Les personnages visent la possession de l’objet à n’importe quel prix, préfèrent le meurtre ou la mort à l’échec. Finalement l’amour-passion est l’horreur du personnage et l’ennemi de sa volonté : il semble tout entier viser au désastre. Instinct incapable d’être maîtrisé par l’exercice de la volonté et de la raison, l’amour est tragiquement naturel. Alors la

tragédie exige que l’amour soit impossible, c’est la loi du genre.

En se heurtant aux obstacles, la passion devient furieuse, exacerbée par la jalousie, passion dérivée de la première. Tyrannique, injuste, prêt aux pires horreurs, le personnage racinien ne peut que subir le fait que l’amour n’est pas partagé ou que, s’il l’est, c’est en dépit d’une interdiction ou d’une incompatibilité radicale. On pourrait en déduire que l’amour chez Racine s’attache exclusivement à une personne qui ne peut lui appartenir sans haine, sans crime ou sans inceste, et qu’il se manifeste surtout par l’affrontement. Ainsi, la tragédie ouvre une crise où le héros est sans pouvoir, condamné au malheur, victime des ravages causés par l’amour, amour total et irrépressible qui se substitue à toute autre forme de conscience ou d’intérêt. La question est alors de savoir si la crise peut se refermer, s’il est encore temps de trouver un personnage capable de sauver l’intrigue parce qu’il n’a pas de passion dévorante (l’innocent et absent Astyanax d’Andromaque) ou s’il est possible, finalement, de résister à ses passions en les dominant (Corneille l’a tenté avec le personnage d’Auguste dans Cinna). Et la tragédie hésite toujours à bien ou mal finir, tant il est idéologiquement dangereux, lorsqu’on parle de héros, de rois ou simplement d’hommes, de laisser une crise ouverte sur la haine, la violence, le meurtre, l’inceste ou le parricide. Mais il est aussi une autre sorte d’amour, l’amour tendre, galant, hérité de la pastorale et non sujet aux passions. C’est l’amour de Britannicus, d’Antiochus ou de Monime. Cet amour n’exclut pas la recherche du mariage, de l’union d’affection, de l’amicitia à visée conjugale. Encore faudrait-il que cet amour épuré des passions soit possible dans le monde tragique que lui assigne Racine.

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La tragédie commence in medias res (au milieu du déroulement de la fable) : à l’aube (début des vingt-quatre heures), en un lieu (vestibule, palais à volonté) un héros, le plus souvent, et son confident s’entretiennent de la situation et rappellent ce qui s’est passé précédemment, ce qui permet d’orienter immédiatement la tragédie sur la crise, qui est l’essentiel du propos.La scène d’exposition doit être rapide, courte, entière, intéressante et vraisemblable, elle doit concentrer le sujet pour laisser immédiatement toute la place au traitement de la crise. Les scènes suivantes (Boileau souhaite que l’exposition ne dure au maximum que deux scènes mais elle dure par exemple six scènes dans Britannicus) continuent à présenter l’action en faisant intervenir les personnages principaux (retarder leur arrivée est alors un effet) et en nouant l’action.Suivent les obstacles qui surgissent au cours de la crise qui s’amplifie à mesure qu’ils arrivent. Les obstacles entravent les intentions des personnages et forment le nœud de la pièce. Ils sont dits extérieurs si la volonté du héros se heurte à celle d’autres personnages, intérieurs s’il s’agit d’une passion ressentie par le héros. Les péripéties sont les évènements imprévus qui modifient la situation du héros : la seconde partie du siècle les refuse parce qu’ils sont extérieurs à l’intrigue et se confondent alors avec la tragi-comédie. Le tragique reposant dans l’accomplissement inéluctable du destin, les péripéties viendraient briser la logique de l’intrigue. Il faut, pour l’auteur tragique, veiller à ce qu’une tension continue s’installe et que les effets multiples déterminés par les rebondissements de l’action (les péripéties), refusés plus tard par le genre,

soient remplacés par une concentration du discours sur le péril de mort.

L’auteur doit alors amplifier la crise par divers moyens. D’abord en jouant sur le lyrisme élégiaque et l’introduction du pathétique, ensuite en distillant les informations et en fractionnant les reconnaissances (le principe de l’anagnorisis) qui permettront le dénouement. L’auteur peut ainsi avoir recours à des quiproquos tragiques, sur un mot, sur une personne, fortuits ou calculés, qu’on peut souvent trouver dans les oracles (Iphigénie).La mécanique tragique s’oriente ainsi vers l’histoire poétique d’une crise et les possibilités ou non de sa résolution. L’action disparaît ou diminue au point de disparaître, la volonté des héros se heurte à l’accomplissement des passions et l’homme est posé comme un être souffrant. Dès lors, la question qui se pose est celle de la maîtrise de l’adversité et la maîtrise de la faute qui marque les personnages, la famille ou la cité.Le « moi » est face à la fortune et au destin qui l’accablent, et le seul recours ne peut être que la Providence qui, sous des allures, au XVIIe siècle, de grâce suffisante devenue efficace, peut intervenir pour sauver les protagonistes.

Le dénouement est l’événement final qui tranche le fil de l’action par la cessation des périls et des obstacles. Le malheur est alors généralement consommé sans que souvent la grâce ne soit apparue. Mais le dénouement d’une tragédie peut n’être pas tragique (tragédie à fin heureuse) ou peut être tragique mais redoublé par une fin seconde fournissant une issue à la pièce (déclaration, apparition ou intervention d’un personnage extérieur ou innocent qui « sauve » l’intrigue du désastre absolu).Il s’agit ainsi de mettre en discours et en scène des situations exemplaires pouvant attirer les larmes, la terreur et la pitié des spectateurs. L’histoire (antique ou moderne à condition qu’elle soit éloignée géographiquement) et la Fable (la

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mythologie) sont alors de véritables réservoirs d’intrigues.

La Bible peut aussi être une source efficace, mais les enjeux sont alors risqués en un siècle où la religion est une matière délicate.

Le dénouement comme résolution de la crise

On le voit, tout tourne autour de la crise que l’auteur tragique doit ouvrir dès le début de sa pièce. Mais cette crise, largement développée et amplifiée, ne peut être laissée en suspens. Seul Racine se livrera à cet exercice, et encore, dans fort peu de ses pièces.

Si la tragédie française se réclame de la perspective aristotélicienne qui met en place non seulement le principe de terreur et de pitié, mais aussi le phénomène de catharsis, elle ne peut pas finir sur une situation n’engageant que la terreur et la pitié, parce qu’elle ne peut se fier à la catharsis. Rester sur une crise, en France, c’est laisser le spectateur décider et se débattre avec les passions représentées sur scène. Dans une société normative qui a besoin d’une vérité de référence, il ne peut y avoir de suspens en fin de pièce et de liberté pour le spectateur. La tragédie ne peut laisser un héros en proie à une fatalité abstraite sans considérer que les effets terribles représentés sur le théâtre sont assignables à des causes particulières, à une faute dont il faut définir les contours exacts. A l’émouvant, il faut substituer un intelligible parfait afin de présenter une solution à l’émotion tragique.Le sujet-spectateur français ne peut accepter la fatalité antique à laquelle il doit trouver des causes, et il ne semble pas non plus avoir la même tolérance de dissonance que le citoyen-spectateur grec – l’un vit dans une monarchie, l’autre dans une république -. Ce qu’il veut c’est qu’une consonance revienne au plus tôt, non dans

son esprit, mais représentée sur scène, même in extremis. Il faut qu’il y ait ce retour à l’ordre ; et s’il n’est rien proposé de tel, en fin de tragédie, si la leçon positive n’est pas tirée, la tragédie met immédiatement en danger l’ensemble social qui repose sur l’assonance et l’harmonie hiérarchique. C’est pourquoi la catharsis grecque peut bien référer, comme l’indiquent les traducteurs et les théoriciens du temps, à une « épuration », il n’en reste pas moins vrai que la catharsis française ne peut se passer du concept de « purgation » qu’elle complète généralement de l’énonciation finale d’une loi. Une fois le principe de purgation effectué, il faut absolument dire l’ordre. Si le plaisir propre de la tragédie grecque procède de la pitié et de la frayeur et consiste dans la transformation en plaisir de la peine inhérente à ces émotions, ce plaisir, ce processus et ces sentiments, s’ils peuvent être admis sur la scène française, ne peuvent suffire et trouvent ensuite une loi qui pallie le vide interprétatif. Si la terreur et la pitié permettent la cognition, l’imagination et le sentiment, la scène conclusive, elle, guide la cognition, enserre l’imagination et ajoute au sentiment l’intellection d’un ordre positif présent. Le plaisir pris à comprendre et à éprouver à bien eu lieu, la jouissance n’a pas été refoulée, mais le spectateur a ensuite été guidé dans l’appropriation du monde que cette jouissance déterminait. D’où une seconde jouissance, celle, confortable, du retour à l’ordre. Le lecteur et le spectateur, de possibles herméneutes, redeviennent des sujets intégrés dans un système social.

La tragédie racinienne a donc deux objets contradictoires : le premier est de montrer toute l’horreur qu’il y a à s’affranchir du monde, à franchir l’interdit, à laisser les passions gouverner l’homme ; le second est de représenter cette lutte, quitte à ne plus en voir les leçons. Construction et déconstruction dans une poétique particulière, historiquement datée, le théâtre tragique de Racine permet de représenter le principe de résolution et de

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clôture en n’abandonnant aucune des questions qui fondent le tragique.

L’auteur de tragédie, en France, doit répéter ce qui doit être répété : qu’il est nécessaire de conserver les principes sociaux pour vivre, et qu’il faut donner au spectateur des raisons d’espérer.

Le spectateur doit donc apprendre, en assistant aux tragédies, ce que sont les passions : une terrible épreuve, fascinante et difficile à repousser. Mais entre-temps, par l’exposé même de ces passions, par le fait qu’elles ont guidé le héros ou l’héroïne, le spectateur a vacillé parce qu’il a été fasciné par le feu des passions, la vision de l’horreur et la mise en cause de la hiérarchie du monde.

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2. Motifs galants0

Depuis quelques années, la critique reconnaît unanimement que Racine peint l’amour en style galant. On tient enfin compte de l’avis des contemporains du poète dramatique. C’est au nom de cette galanterie qu’on se mêlait alors de le censurer ou de le louer. La galanterie est ici la conformité à un public mondain par « l’attention aux manières, en particulier aux manières que l’on avait avec les femmes, et à l’élégance dans les relations amoureuses », comme le note justement Alain Viala (« Racine Galant », Cahiers de la Comédie Française, n° 15, nov. 1995). Analyser la subtilité des relations amoureuses pour éduquer la morale amoureuse, là était alors le but de la littérature galante, et l’on peut raisonnablement penser que l’auteur d’Andromaque et de Bérénice ait voulu s’inscrire dans cette vague esthétique et morale, et qu’il l’a fait avec succès. Car on pleurait à ses tragédies, et l’on y allait pour entendre les poétiques tendresses que se disaient les nouveaux héros modernes et mondains.

Aussi peut-on noter la multiplicité des emprunts au vocabulaire de la tendresse, relever les images et les métaphores venues tout droit de l’Astrée, des romans de Mademoiselle de Scudéry et des recueils de pièces galantes, insistant sur les regards-miroirs de l’âme, sur les feux-de-l’amour et sur les combats que se livrent les glorieux-prisonniers-de-l’amour et leurs charmantes maîtresses. La tirade de Titus à la scène 2 de l’acte II de Bérénice, est un modèle du genre : « Enfin tout ce qu’Amour a de nœuds plus puissants,/Doux reproches, transports sans cesse renaissants,/Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle, /Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle… » ; l’on pourrait lire dans cette pièce (IV, 4 pour Titus ; I, 5 pour Bérénice ; etc) et dans toutes les autres de semblables images.

On peut aussi mettre en parallèle ce code charmant avec la vogue que rencontraient à nouveau l’Art d’aimer d’Ovide, les poèmes d’Anacréon et les larme de la Didon de Virgile. Rompu à l’étude des Anciens, Racine donne alors à la mode galante les autorités qu’elle désire et rend les clichés respectables. Comme le vocabulaire, les situations de ses tragédies renvoient à l’esthétique moderne : un héros cherche à faire coïncider sa gloire et son amour ; son accomplissement ultime consiste à aimer de la façon la plus élevée : l’amour doit être respectueux et ne peut être passion dévorante (Britannicus versus Néron) ; le sacrifice par amour est l’un des plus hauts honneurs du héros (Atalide) ; on peut mourir d’aimer si l’on n’est pas aimé (Antiochus) ; etc. Et tout cela, après tout, n’a rien de vraiment original à l’époque.

Mais Racine dépasse la simple illustration de la mode. Il fait bien plus que réitérer des clichés usés, actualise l’élégie, et réactive les métaphores, les images et les situations en les prenant, pour citer A. Viala, « au pied de la lettre ». Nous avons vu comment Néron, ravisseur de Junie, est lui-même ravi par sa passion qui naît du regard : « …ravi d’une si belle vue, /J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue : /Immobile, saisi d’un long étonnement » (Britannicus, II, 2). Le jeu convenu du ravissement s’exerce ici avec efficacité, et Néron est interdit par ce ravissement même. Sa parole et ses gestes sont littéralement confisqués par le regard qu’il a porté sur Junie et par la passion qui naît en lui.

Il est ainsi bien plus tragique de mourir véritablement d’amour que de le dire, et de réaliser les mots et les structures d’un code qui n’avait d’autre objet que celui de peindre métaphoriquement des postures amoureuses en les hyperbolisant. Cette fois, l’hyperbole a un sens littéral, et si l’on parle de sacrifice, sacrifice il y a.

0 Christian BIET, op. cit., p. 115-117

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C’est pourquoi, grâce à cette actualisation des mots dans les sentiments et les actions des personnages, Racine prend à son propre jeu son public et, le surprenant, le porte au comble de l’émotion. Cette émotion naît alors de cette surprise que les mots ont simultanément un sens pratique et poétique, et qu’ils peuvent tuer les personnages. La réactivation du vocabulaire, des figures et des situations galantes se fonde alors sur le fait que, durant cette transmutation, la passion entre par effraction dans les tropes, elle réinvestit les images et dynamise les actes. Soudain, les feux brûlent, les regards torturent, les sacrifices tuent, pour de bon. Et Racine applique cette technique à l’amour tendre comme aux passions. De l’amour galant galamment peint, il fait une passion, en « réalisant » ses images : la passion devient, dans le discours, cette hyperbole galante actualisée qui fait dévier les amours tendres pour les rendre littéralement pathologiques et irrémédiables. Les feux qui sont à la naissance des amours, les regards sans lesquels rien n’arrive – puisque le théâtre de Racine et les sentiments de ses personnages s’ordonnent toujours en fonction d’un rapport spéculaire -, les sacrifices qui sont souvent les menaces ou les aboutissements des amours, deviennent porteurs des passions qui les constituent. Comme dans un processus physique, physiologique, les passions « remplissent » les image galantes, elles en sont leur origine première ; elles réalisent et actualisent ce qui n’était que de simples mots tendres. Et lorsque Racine oppose l’amour galant à la passion, l’utilisation des mêmes figures, leur hyperbolisation, puis leur « réalisation » contaminent l’amour tendre au point qu’il devient tragique. L’amour de Britannicus et de Junie s’oppose alors à la passion de Néron, fanatique, idolâtre et morbide.

L’actualisation des figures déborde les figures convenues, l’amour devient idolâtrie et, comme par récurrence, l’amour galant devient tragique : face à l’hyperbole réalisée de Néron, les tendres dires des amants, qui s’estimaient capables de mourir l’un pour l’autre, deviennent réalité. Si bien qu’on s’émeut tout autant de reconnaître les figures tendres pratiquées tendrement dans les milieux mondains, et qui font pleurer par convention, que l’on tremble que ces figures ne deviennent efficaces (pour ne pas dire « réelles »)², comme sur ce théâtre.Car les larmes que Racine propose sont la résultante et l’illustration d’une souffrance, d’une « douleur » comme le dit Xipharès dans Mithridate. L’émotion par les larmes est bien plus que la conformité à un code, fût-il celui du public visé, elle est le ressort primordial des pièces et des âmes raciniennes.

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3. L’imitation créatrice : l’ « écart » racinien

En effet, nous n’avons rien de plus touchant dans tous les poètes que la séparation d’Enée et de Didon, dans Virgile.

(Bérénice, préface)

En l’absence de manuscrits, il peut paraître difficile de cerner la genèse des tragédies raciniennes. Cependant, nous connaissons suffisamment aujourd’hui les règles d’écriture du genre tragique - qui sont loin de se limiter aux fameuses « trois unités »-, les principes esthétiques qui sous-tendent l’écriture dramatique de Corneille, le premier modèle de Racine, et les caractéristiques des tragédies les plus en vogue au début de sa carrière, pour mesurer la spécificité de son propre travail d’écriture, qui est fondé sur une série d’écarts par rapport à la norme tragique, au modèle cornélien et aux « tragédies galantes » de Quinault et de ses confrères. Nous avons la chance, en même temps, que l’art classique soit un art d’imitation : sur les onze tragédies de Racine, quatre sont adaptées du théâtre grec0, cinq ont pour source des récits historiques0 et deux dramatisent un épisode biblique ; même la comédie des Plaideurs, si l’on procède à un jeu de soustraction entre la pièce de Racine et celle d’Aristophane qui a été son point de départ, révèle une part des caractéristiques de l’écriture racinienne. Car c’est à cela que peut servir l’étude des sources : non pas à relever combien le poète a imité – puisque c’est le principe de son art que d’imiter -, mais à comprendre combien il a été original dans son travail d’imitation, et, partant, quelle est la nature de son travail d’écriture.

Un personnage d’Aragon raconte qu’il gardait en mémoire l’écho d’un vers de Bérénice sans avoir la moindre idée de ce qu’il représentait : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée ». Il est de fait que les plus beaux vers de Racine reposent souvent ainsi sur un jeu de sonorités (pas toujours aussi symétriques et aussi faciles à analyser que dans ce vers).Dès lors , ce qui compte ici, c’est que « Césarée » ne sert pas seulement d’écho assonancé à « demeurai » : le mot inscrit la souffrance élégiaque d’Antiochus dans l’éloignement d’une ville à la fois orientale et romaine ; plus exactement, il crée l’image – Césarée, ville de cette Palestine dont Bérénice est reine – qui tire l’amoureux délaissé hors de la convention littéraire, pour le hisser dans l’imaginaire historique de l’œuvre et le faire vivre comme personnage tragique. Or ce vers et l’ensemble des vers qui l’entourent, parmi les plus élégiaques écrits par Racine, ne relèvent d’aucune imitation précise. Il n’empêche : cet « orient désert » depuis que Bérénice s’en est allée, cette Césarée vide de Bérénice sont imaginés à l’instar des rochers ou des palais abandonnés par leurs amants ou leurs maris que hantent les Héroïdes d’Ovide. Même lorsqu’il semble s’affranchir d’un modèle précis, Racine est « si rempli de la lecture » des poètes antiques – comme il le sera de celle des prophètes bibliques et des psaumes – qu’il accède à une forme supérieure d’imitation : avec lui, l’expression d’imitation créatrice, dont on fait le fondement de l’esthétique classique de la Renaissance et du XVIIe siècle, doit être prise à la lettre0.

0 La Thébaïde, Andromaque, Iphignie, Phèdre.0Alexandre, Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate.0 Georges FORESTIER, Œuvres complètes, p. XVII ; LIV - extraits.

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4. Typologie racinienne, quelques figures0

L’espace dans la tragédie racinienne0

Bien que la scène soit unique, conformément à la règle, on peut dire qu’il y a trois lieux tragiques. Il y a d’abord la Chambre : reste de l’antre mythique, c’est le lieu invisible et redoutable où la Puissance est tapie : chambre de Néron, palais d’Assuérus, Saint des Saints où loge le Dieu Juif ; cet antre a un substitut fréquent : l’exil du Roi, menaçant parce qu’on ne sait jamais si le Roi est vivant ou mort (Amurat, Mithridate, Thésée). Les personnages ne parlent de ce lieu indéfini qu’avec respect et terreur, ils osent à peine y entrer, ils croisent devant avec anxiété. Cette Chambre est à la fois le logement du Pouvoir et son essence, car le Pouvoir n’est qu’un secret : sa forme épuise sa fonction : il tue d’être invisible : dans Bajazet, ce sont les muets et le noir Orcan qui portent la mort, prolongent par le silence et l’obscurité l’inertie terrible du Pouvoir caché0.

La Chambre est contiguë au second lieu tragique, qui est l’Anti-Chambre, espace éternel de toutes les sujétions, puisque c’est là qu’on attend. L’Anti-Chambre (la scène proprement dite) est un milieu de transmission ; elle participe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, du Pouvoir et de l’Evénement, du caché et de l’étendu ; saisie entre le monde, lieu de l’action, et la Chambre, lieu du silence, l’Anti-Chambre est l’espace du langage ; c’est là que l’homme tragique, perdu entre

la lettre et le sens des choses, parle ses raisons. La scène tragique n’est donc pas proprement secrète0 ; c’est plutôt un lieu aveugle, passage anxieux du secret à l’effusion, de la peur immédiate à la peur parlée : elle est piège flairé, et c’est pourquoi la station qui y est imposée au personnage tragique est toujours d’une extrême mobilité (dans la tragédie grecque, c’est le chœur qui attend, c’est lui qui se meut dans l’espace circulaire, ou orchestre, placé devant le Palais).

Entre la Chambre et l’Anti-Chambre, il y a un objet tragique qui exprime d’une façon menaçante à la fois la contiguïté et l’échange, le frôlage du chasseur et de sa proie, c’est la Porte. On y veille, on y tremble ; la franchir est une tentation et une transgression : toute la puissance d’Agrippine se joue à la porte de Néron. La Porte a un substitut actif, requis lorsque le Pouvoir veut épier l’Anti-Chambre ou paralyser le personnage qui s’y trouve, c’est le Voile (Britannicus, Esther, Athalie) ; le Voile (ou le Mur qui écoute) n’est pas une matière inerte destinée à cacher, il est paupière, symbole du Regard masqué, en sorte que l’Anti-Chambre est un lieu-objet cerné de tous côtés par un espace-sujet ; la scène racinienne est ainsi doublement spectacle, aux yeux de l’invisible et aux yeux du spectateur (le lieu qui exprime le mieux cette contradiction tragique est le Sérail de Bajazet).

Le troisième lieu tragique est l’Extérieur. De l’Anti-Chambre à l’Extérieur, il n’y a aucune transition ; ils sont collés l’un à l’autre d’une façon aussi immédiate que l’Anti-Chambre et la Chambre. Cette contiguïté est exprimée poétiquement par la nature pour ainsi dire linéaire de l’enceinte tragique : les murs du

0 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 15-18, P 22-31, p. 56-63 : extraits.0« La Chambre », « les trois espaces extérieurs : mort, fuite, événement ».0 La fonction de la Chambre royale est bien exprimée dans ces vers d’Esther :Au fond de leur palais leur majesté terribleAffecte à leurs sujets de se rendre invisible ;Et la mort est le prix de tout audacieuxQui sans être appelé se présente à leurs yeux. (I,3)0 Sur la clôture du lieu racinien, voir Bernard Dort, Huis clos racinien, Cahiers Renaud-Barrault, VIII.

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Palais plongent dans la mer, les escaliers donnent sur des vaisseaux tout prêts à partir, les remparts sont un balcon au-dessus du combat même, et s’il y a des chemins dérobés, ils ne font déjà plus partie de la tragédie, ils sont déjà fuite. Ainsi la ligne qui sépare la tragédie de sa négation est mince, presque abstraite ; il s’agit d’une limite au sens rituel du terme : la tragédie est à la fois prison et protection contre l’impur, contre tout ce qui n’est pas elle-même.

L’Extérieur est en effet l’étendue de la non-tragédie ; il contient trois espaces : celui de la mort, celui de la fuite, celui de l’Evénement. La mort physique n’appartient jamais à l’espace tragique : on dit que c’est par bienséance : mais ce que la bienséance écarte dans la mort charnelle, c’est un élément étranger à la tragédie, une « impureté », l’épaisseur d’une réalité scandaleuse puisqu’elle ne relève plus de l’ordre du langage, qui est le seul ordre tragique : dans la tragédie, on ne meurt jamais, parce qu’on parle toujours. Et inversement, sortir de la scène, c’est pour le héros, d’une manière ou d’une autre, mourir : les sortez de Roxane à Bajazet sont des arrêts de mort, et ce mouvement est le modèle de toute une série d’issues où il suffit au bourreau de congédier ou d’éloigner sa proie pour la faire mourir, comme si le seul contact de l’air extérieur devait la dissoudre ou la foudroyer : combien de victimes raciniennes meurent ainsi de n’être plus protégées par ce lieu tragique qui pourtant, disaient-elles, les faisait souffrir mortellement (Britannicus, Bajazet, Hippolyte). L’image essentielle de cette mort extérieure, où la victime s’épuise lentement hors de l’air tragique, c’est l’Orient bérénicien, où les héros sont appelés interminablement dans la non-tragédie. D’une manière plus générale, transplanté hors de l’espace tragique, l’homme racinien s’ennuie : il parcourt tout espace réel comme une succession de chaînes (Oreste, Antiochus, Hippolyte).

L’Erotique racinienne

Les deux Eros.Il y a deux Eros raciniens. Le

premier naît entre les amants d’une communauté très lointaine d’existence : ils ont été élevés ensemble, ils s’aiment (ou l’un aime l’autre) depuis l’enfance (Britannicus et Junie, Antiochus et Bérénice, Bajazet et Atalide) ; la génération de l’amour comporte ici une durée, une maturation insensible ; il y a en somme entre les deux partenaires une médiation, celle du temps, du Passé, bref d’une légalité : ce sont les parents eux-mêmes qui ont fondé la légitimité de cet amour : l’amante est une sœur dont la convoitise est autorisée, et par conséquent pacifiée ; on pourrait appeler cet amour l’Eros sororal ; son avenir est paisible, il ne reçoit de contrariété que de l’extérieur de lui-même ; on dirait que sa réussite tient à son origine même : ayant accepté de naître à travers une médiation, le malheur ne lui est pas fatal.

L’autre Amour, au contraire, est un amour immédiat ; il naît brusquement ; sa génération n’admet aucune latence, il surgit à la façon d’un événement absolu, ce qu’exprime en général un passé défini brutal (je le vis, elle me plut, etc.). Cet Eros-Evénement, c’est celui qui attache Néron à Junie, Bérénice à Titus, Roxane à Bajazet, Eriphile à Achille, Phèdre à Hippolyte. Le héros y est saisi, lié comme dans un rapt, et ce saisissement est toujours d’ordre visuel (on y reviendra) : aimer, c’est voir. Ces deux Eros sont incompatibles, on ne peut passer de l’un à l’autre, de l’amour-ravissement (qui est toujours condamné) à l’amour-durée (qui est toujours espéré), c’est là l’une des formes fondamentales de l’échec racinien.

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Sans doute, l’amant malheureux, celui qui n’a pu ravir, peut toujours essayer de remplacer l’Eros immédiat par une sorte de substitut de l’Eros sororal : il peut par exemple énumérer les raisons qu’on a de l’aimer0, tenter d’introduire dans ce rapport manqué une médiation, faire appel à une causalité ; il peut s’imaginer qu’à force de le voir, on l’aimera, que la coexistence, fondement de l’amour sororal, finira par produire cet amour. Mais ce sont là précisément des raisons, c’est-à-dire un langage destiné à masquer l’échec inévitable. L’amour sororal est plutôt donné comme une utopie, un lointain très ancien ou très futur (dont la version institutionnelle serait le mariage, si important pour Racine). L’Eros réel, celui qui est peint, c’est-à-dire immobilisé dans le tableau tragique, c’est l’Eros immédiat. Et précisément, parce que c’est un Eros prédateur, il suppose toute une physique de l’image, une optique, au sens propre.

Nous ne connaissons rien de l’âge ni de la beauté des amoureux raciniens. Périodiquement, on mène bataille pour savoir si Phèdre est une très jeune femme ou Néron un adolescent, si Bérénice est une femme mûre, Mithridate un homme encore séduisant. On connaît certes les normes de l’époque ; on sait que l’on pouvait déclarer son amour à une demoiselle de quatorze ans sans qu’elle puisse s’en offenser, et que la femme est laide après qu’elle a trente ans vécu. Mais cela importe peu : la beauté racinienne est abstraite en ce sens qu’elle est toujours nommée ; Racine dit : Bajazet est aimable, Bérénice a de belles mains : le concept débarrasse en quelque sorte de la chose0.

On pourrait dire qu’ici la beauté est une bienséance, un trait de classe, non une disposition anatomique : nul effort dans ce que l’on pourrait appeler l’adjectivité du corps.

Pourtant l’Eros racinien (du moins l’Eros immédiat dont il s’agira désormais ici) n’est jamais sublimé ; sorti tout armé, tout fini, d’une pure vision, il s’immobilise dans la fascination perpétuelle du corps adverse, il reproduit indéfiniment la scène originelle qui l’a formé (Bérénice, Phèdre, Eriphile, Néron, revivent la naissance de leur amour0) ; le récit que ces héros en font à leur confident n’est évidemment pas une information, mais un véritable protocole obsessionnel ; c’est d’ailleurs parce que, chez Racine, l’amour est une pure épreuve de fascination qu’il se distingue si peu de la haine ; la haine est ouvertement physique, elle est sentiment aigu de l’autre corps ; comme l’amour, elle naît de la vue, s’en nourrit, et comme l’amour, elle produit une vague de joie.

Ce que Racine exprime immédiatement, c’est donc l’aliénation, ce n’est pas le désir. Ceci est évident si l’on examine la sexualité racinienne, qui est de situation plus que de nature. Dans Racine, le sexe lui-même est soumis à la situation fondamentale des figures tragiques entre elles, qui est une relation de force ; il n’y a pas de caractères dans le théâtre racinien (c’est pourquoi il est absolument vain de disputer sur l’individualité des personnages, de se demander si Andromaque est coquette ou Bajazet viril), il n’y a que des situations, au sens presque formel du terme : tout tire son être de sa place dans la constellation générale des forces et des faiblesses.

0 Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nousPar combien de raisons Bérénice est à vous, (Bér. III, 2).0 Par exemple :On sait qu’elle est charmante, et de si belles mainsSemblent vous demander l’empire des humains. (Bér. II, 2).0 D’une manière plus générale, le récit n’est nullement une partie morte de la tragédie ; bien au contraire, en est la partie fantasmatique, c’est-à-dire, en un sens, la plus profonde.

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La division du monde racinien en forts et en faibles, en tyrans et en captifs, est en quelque sorte extensive au partage des sexes ; c’est leur situation dans le rapport de force qui verse les uns dans la virilité et les autres dans la féminité, sans égard à leur sexe biologique.

On voit apparaître ici une première esquisse de la fatalité racinienne : un simple rapport, à l’origine purement circonstanciel (captivité ou tyrannie), est converti en véritable donnée biologique, la situation en sexe, le hasard en essence.

Les constellations changent peu dans la tragédie, et la sexualité y est en général immobile. (…) Inversement, les personnages qui sont par condition hors de tout rapport de force (c’est-à-dire hors de la tragédie) n’ont aucun sexe. Confidents, domestiques, conseillers (Burrhus, par exemple, rejeté dédaigneusement hors d’Eros par Néron0) n’accèdent jamais à l’existence sexuelle. Et c’est évidemment dans les êtres les plus manifestement asexués, la matrone (Oenone) ou l’eunuque (Acomat) que se déclare l’esprit le plus contraire à la tragédie, l’esprit de viabilité : seule l’absence de sexe peut autoriser à définir la vie, non comme un rapport critique de forces, mais comme une durée et cette durée comme une valeur. Le sexe est un privilège tragique dans la mesure où il est le premier attribut du conflit originel : ce ne sont pas les sexes qui font le conflit, c’est le conflit qui définit les sexes.

Le troubleC’est donc l’aliénation qui

constitue l’Eros racinien. Il s’ensuit que le corps humain n’est pas traité en termes plastiques, mais en termes magiques. On l’a vu, l’âge ni la beauté n’ont ici aucune épaisseur : le corps n’est jamais donné comme objet apollinien (l’apollinisme est pour Racine une sorte d’attribut canonique de la mort, où le corps devient statue, c’est-à-dire passé glorifié, arrangé).

Le corps racinien est essentiellement émoi, défection, désordre. Les vêtements – dont on sait qu’ils prolongent le corps d’une façon ambiguë, à la fois pour le masquer et pour l’afficher – ont à charge de théâtraliser l’état du corps : ils pèsent s’il y a faute, ils se défont s’il y a désarroi ; le geste implicite, ici, c’est la mise à nu

(Phèdre, Bérénice, Junie0), la démonstration simultanée de la faute et de la séduction, car chez Racine, le désordre charnel est toujours d’une certaine manière chantage, tentative d’apitoiement (parfois poussée jusqu’à la provocation sadique0). Telle est la fonction implicite de tous les troubles physiques, si abondamment notés par Racine : la rougeur, la pâleur, la succession brusque de l’une et de l’autre, les soupirs, les pleurs enfin, dont on sait le pouvoir érotique : il s’agit toujours d’une réalité ambiguë, à la fois expression et acte, refuge et chantage : bref le désordre racinien est essentiellement un signe, c’est-à-dire un signal et une commination.

L’émoi le plus spectaculaire, c’est-à-dire le mieux accordé à la tragédie, c’est celui qui atteint l’homme racinien dans son centre vital, dans son langage0. L’interdiction de parole, dont certains

0 Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science,Burrhus ; et je ferais quelque difficultéD’abaisser jusque-là votre sévérité. (Brit. III, 1).0 Belle, sans ornements, dans le simple appareilD’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. (Brit. II, 2).Laissez-moi relever ces voiles détachés,Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés. (Bér. IV, 2).0 Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage… (Bér. IV, 2).0 Notamment :Et dès le premier mot, ma langue embarrasséeDans ma bouche vingt fois a demeuré glacée. (Bér. II, 2).

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auteurs ont suggéré la nature sexuelle, est très fréquente chez le héros racinien : elle exprime parfaitement la stérilité de la relation érotique, son immobilité : pour pouvoir rompre avec Bérénice, Titus se fait aphasique, c’est-à-dire que d’un même mouvement, il se dérobe et s’excuse : le je vous aime trop et le je ne vous aime pas assez trouvent ici, économiquement, un signe commun. Fuir la parole, c’est fuir la relation de force, c’est fuir la tragédie : seuls les héros extrêmes peuvent atteindre cette limite (Néron, Titus, Phèdre), d’où leur partenaire tragique les ramène aussi vite que possible, en les contraignant en quelque sorte à retrouver un langage (Agrippine, Bérénice, Oenone). Le mutisme a un correspondant gestuel, l’évanouissement, ou tout au moins sa version noble, l’affaissement. Il s’agit toujours d’une sorte d’acte bilingue : comme fuite, la paralysie tend à nier l’ordre tragique ; comme chantage, elle participe encore à la relation de force. Chaque fois qu’un héros racinien recourt au désordre corporel, c’est donc l’indice d’une mauvaise foi tragique : le héros ruse avec la tragédie. Toutes ces conduites tendent en effet à une déception du réel tragique, elles sont démission (ambiguë d’ailleurs, puisque démissionner de la tragédie, c’est peut-être retrouver le monde), elles simulent la mort, elles sont des morts paradoxales, des morts utiles, puisqu’on en revient. (…)

En somme l’Eros racinien ne met les corps en présence que pour les défaire. La vue du corps adverse trouble le langage et le dérègle, soit qu’elle l’exagère (dans les discours excessivement rationalisés), soit qu’elle le frappe d’interdit. Le héros racinien ne parvient jamais à une conduite juste en face du corps d’autrui : la fréquentation réelle est toujours un échec. N’y a-t-il donc aucun moment où l’Eros racinien soit heureux ? Si, précisément lorsqu’il est irréel. Le corps adverse est bonheur seulement lorsqu’il est image ; les

moments réussis de l’érotique racinienne sont toujours des souvenirs.

La « scène » érotiqueL’Eros racinien ne s’exprime

jamais qu’à travers le récit. L’imagination est toujours rétrospective et le souvenir a toujours l’acuité d’une image, voilà le protocole qui règle l’échange du réel et de l’irréel.

La naissance de l’amour est rappelée comme une véritable « scène » : le souvenir est si bien ordonné qu’il est parfaitement disponible, on peut le rappeler à loisir, avec la plus grande chance d’efficacité. Ainsi Néron revit le moment où il est devenu amoureux de Junie, Eriphile celui où Achille l’a séduite, Andromaque celui où Pyrrhus s’est offert à sa haine (puisque la haine ne suit pas d’autre procès que l’amour) ; Bérénice revoit avec un trouble amoureux l’apothéose de Titus, Phèdre s’émeut de retrouver dans Hippolyte l’image de Thésée. Il y a là comme une sorte de transe : le passé redevient présent sans cesser pourtant d’être organisé comme un souvenir : le sujet vit la scène sans être submergé ni déçu par elle. La rhétorique classique possédait une figure pour exprimer cette imagination du passé, c’était l’hypotypose (Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants…) ; un traité de l’époque0 dit que dans l’hypotypose, l’image tient lieu de la chose : on ne peut mieux définir le fantasme. Ces scènes érotiques sont en effet de véritables fantasmes, rappelés pour alimenter le plaisir ou l’aigreur, et soumis à tout un protocole de répétition.

En un mot, dans l’érotique racinienne, le réel est sans cesse déçu et l’image gonflée : le souvenir reçoit l’héritage du fait : il emporte0. Le bénéfice de cette déception, c’est que l’image érotique peut être arrangée. Ce qui frappe dans le fantasme racinien (et qui est sa

0 P. Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler (1675).0 Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ? (Bér. I, 5).

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grande beauté), c’est son aspect plastique : l’enlèvement de Junie, le rapt d’Eriphile, la descente de Phèdre au Labyrinthe, le triomphe de Titus et le songe d’Athalie sont des tableaux, c’est-à-dire qu’ils se rangent délibérément sous les normes de la peinture : non seulement ces scènes sont composées, les personnages et les objets y ont une disposition calculée en vue d’un sens global, elles appellent le voyeur (et le lecteur) à une participation intelligente, mais aussi et surtout elles ont de la peinture la spécialité même : le coloris ; rien de plus près du fantasme racinien qu’un tableau de Rembrandt, par exemple : dans les deux cas, la matière est organisée dans son immatérialité même, c’est la surface qui est créée.Tout fantasme racinien suppose – ou produit – un combinat d’ombre et de lumière.

La figure du père0

Cette alliance terrible, c’est la fidélité. Le héros éprouve à l’égard du Père l’horreur même d’un engluement : il est retenu dans sa propre antériorité comme dans une masse possessive qui l’étouffe. Cette masse est faite d’une accumulation informe de liens : époux, parents, patrie, enfants même, toutes les figures de la légalité sont des figures de mort. La fidélité racinienne est funèbre, malheureuse. C’est ce qu’éprouve Titus, par exemple : son père vivant, il était libre, son père mort, le voilà enchaîné. C’est donc essentiellement à sa force de rupture que l’on mesure le héros racinien : c’est fatalement son infidélité qui l’émancipe. Les figures les plus régressives sont celles qui restent soudées au Père, enveloppées dans sa substance (Hermione, Xipharès, Iphigénie, Esther, Joad) : le

Passé est un droit qu’elle représente avec superbe, c’est-à-dire avec agressivité, même si cette agressivité est policée (chez Xipharès et Iphigénie). D’autres figures, tout en restant inconditionnellement soumises au Père, vivent cette fidélité comme un ordre funèbre et la subissent dans une plainte détournée (Andromaque, Oreste, Antigone, Junie, Antiochus, Monime). D’autres enfin – et ce sont les vrais héros raciniens – accèdent pleinement au problème de l’infidélité (Hémon, Taxile, Néron, Titus, Pharnace, Achille, Phèdre, Athalie et, de tous le plus émancipé, Pyrrhus) : ils savent qu’ils veulent rompre mais n’en trouvent pas le moyen ; ils savent qu’ils ne peuvent passer de l’enfance à la maturité sans un nouvel accouchement, qui est en général le crime, parricide, matricide ou déicide ; ils sont définis par le refus d’hériter : c’est pourquoi l’on pourrait transposer à leur sujet un mot de Husserl et les appeler des héros dogmatiques ; dans le vocabulaire racinien, ce sont les impatients. Leur effort de dégagement est combattu par la force inépuisable du Passé ; cette force est une véritable Erinye0, qui vient arrêter la fondation d’une nouvelle Loi, où tout serait enfin possible0. Voilà le dilemme, Comment en sortir ? Et d’abord, quand en sortir ? La fidélité est un état panique, elle se vit comme une clôture dont le bris est une secousse terrible. Cette secousse se produit pourtant : c’est l’intolérable (le c’en est trop racinien, ou encore le comble, l’extrémité mortelle). La souffrance du lien est une véritable apnée0, et c’est en cela qu’elle provoque à l’action : traqué, le héros racinien veut se précipiter au-dehors. Mais ce mouvement même, la tragédie le suspend : l’homme racinien est surpris dans son dégagement ;

0 «  Le « Dogmatisme » du héros racinien ».0 Sous son aspect agressif, vengeur, érinyque, la fidélité serait une notion fortement juive : « mais au sein du peuple juif, surgirent toujours des hommes qui ravivaient la tradition affaiblie et renouvelaient les admonestations et les sommations de Moïse, en n’ayant de cesse que les croyances perdues ne fussent retrouvées ». (Freud, Moïse et le monothéisme).0 « Animé d’un regard, je puis tout entreprendre », dit Pyrrhus à Andromaque, c’est-à-dire : si vous m’aidez à rompre avec l’Erinye Hermione, j’accède à la Loi nouvelle.0 Le contraire de souffrir est respirer : « avoir quelque relâche après une épreuve terrible ».

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il est l’homme du que faire ? non du faire ; il appelle, il invoque une action, il ne l’accomplit pas ; il pose des alternatives mais ne les résout pas ; il vit poussé à l’acte mais ne se projette pas en lui ; il connaît des dilemmes, non des problèmes ; il est rejet plus que projet (excepté, encore une fois, Pyrrhus) ; faire, pour lui, ce n’est que changer. Cette nature suspendue de l’alternative s’exprime dans d’innombrables discours raciniens ; l’articulation habituelle en est : Ah plutôt…, ce qui veut dire : tout, y compris la mort, plutôt que de continuer ainsi.Le mouvement libératoire de l’homme racinien est purement intransitif, voilà déjà le germe de l’échec : l’action n’a rien où s’appliquer, puisque le monde est au départ éloigné. La division absolue de l’univers, issue de l’enfermement du couple en lui-même, exclut toute médiation ; le monde racinien est un monde à deux termes, son statut est paradoxal, non dialectique : le troisième terme manque. Rien ne marque mieux cette intransitivité que l’expression verbale du sentiment amoureux : l’amour est un état grammaticalement sans objet : j’aime, j’aimais, vous aimez, il faut que j’aime enfin, il semble que chez Racine le verbe aimer soit par nature intransitif ; ce qui est donné, c’est une force indifférente à son objet et, pour tout dire, une essence même de l’acte, comme si l’acte s’épuisait hors de tout terme0. L’amour est au départ même dépris de son but, il est déçu. Privé du réel, il ne peut que se répéter, non se développer. C’est pourquoi l’échec du héros racinien provient finalement d’une impuissance à concevoir le temps autrement que comme une répétition : l’alternative tend toujours à la répétition, et la répétition à l’échec. La durée racinienne

n’est jamais maturative, elle est circulaire, elle additionne et ramène sans jamais rien transformer (Bérénice est l’exemple le plus pur de cette rotation, dont il ne sort, comme Racine l’a si bien dit, rien). Saisi par ce temps immobile, l’acte tend au rite.

Aussi, en un sens, rien de plus illusoire que la notion de crise tragique : elle ne dénoue rien, elle tranche0..

Le Confident

Entre l’échec et la mauvaise foi, il y a pourtant une issue possible, celle de la dialectique. La tragédie n’ignore pas cette issue ; mais elle n’a pu l’admettre qu’à force d’en banaliser la figure fonctionnelle : c’est le confident. A l’époque de Racine, la mode du rôle est en train de passer, ce qui accroît peut-être sa signification.Le confident racinien (et cela est conforme à son origine) est lié au héros par une sorte de lien féodal, de dévotion ; cette liaison désigne en lui un double véritable, probablement délégué à assumer toute la trivialité du conflit et de sa solution, bref à fixer la part non tragique de la tragédie dans une zone latérale où le langage se discrédite, devient domestique0. On le sait, au dogmatisme du héros s’oppose continuellement l’empirisme du confident. Il faut rappeler ici ce qu’on a déjà dit à propos de la clôture tragique : pour le confident, le monde existe ; sortant de la scène, il peut entrer dans le réel et en revenir : son insignifiance autorise son ubiquité. Le premier résultat de ce droit de sortie c’est que pour lui l’univers cesse d’être absolument antinomique : constituée essentiellement par une construction alternative du monde, l’aliénation cède, dès

0 Exemple :J’aimais, Seigneur, j’aimais : je voulais être aimée. (Bér. V, scène dern.)Un autre verbe essentialisé, c’est craindre :Qu’est-ce que vous craignez ?

- je l’ignore moi-même,- Mais je crains. (Brit. V, 1).

0 Au contraire, la tragédie eschyléenne, par exemple, ne tranche pas, elle dénoue (L’Orestie fonde le tribunal humain) : les liens se dénouent, le remède existe. (Eschyle, Agamemnon).

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que le monde devient multiple. Le héros vit dans l’univers des formes, des alternances, des signes : le confident dans celui des contenus, des causalités, des accidents.

Sans doute il est la voix de la raison (d’une raison fort sotte, mais qui est tout de même un peu la Raison) contre la voix de la « passion » ; mais ceci veut dire surtout qu’il parle le possible contre l’impossible : l’échec constitue le héros, il lui est transcendant ; aux yeux du confident, l’échec touche le héros, il lui est contingent. D’où le caractère dialectique des solutions qu’il propose (sans succès) et qui consistent toujours à médiatiser l’alternative.A l’égard du héros, sa médecine est donc apéritive, elle consiste d’abord à ouvrir le secret, à définir dans le héros le point exact de son dilemme ; il veut produire un éclaircissement. Sa technique semble grossière, mais elle est éprouvée : il s’agit de provoquer le héros en lui représentant naïvement une hypothèse contraire à son élan, en un mot de « gaffer »0 (en général, le héros « accuse » le coup, mais le recouvre rapidement sous un flot de paroles justificatives). Quant aux conduites qu’il recommande face au conflit, elles sont toutes dialectiques, c’est-à-dire subordonnent la fin aux moyens. Voici les plus courantes de ces conduites : fuir (qui est l’expression non tragique de la mort tragique) ; attendre (ce qui revient à opposer au temps-répétition le temps-maturation de la réalité)0 ; vivre (vivez, ce mot de tous les confidents, désigne nommément le dogmatisme tragique comme une volonté d’échec et de mort : il suffirait que le héros fasse de la vie une valeur pour qu’il soit sauvé). Sous ses trois formes, dont la dernière impérative, la viabilité recommandée par le confident est

bien la valeur la plus anti-tragique qui soit ; le rôle du confident n’est pas seulement de la représenter ;

il est aussi d’opposer aux alibis dont le héros recouvre sa volonté d’échec une Ratio extérieure à la tragédie et qui en quelque sorte l’explique : il plaint le héros, c’est-à-dire que d’une certaine manière il atténue sa responsabilité : il le croit libre de se sauver mais non point de faire le mal, agi dans l’échec et pourtant disponible à son issue ; c’est tout le contraire du héros tragique qui revendique une responsabilité pleine lorsqu’il s’agit d’assumer une faute ancestrale qu’il n’a pas commise, mais se déclare impuissant lorsqu’il s’agit de la dépasser, qui se veut libre, en un mot, d’être esclave mais non point libre d’être libre. Peut-être que dans le confident, bien qu’il soit gauche et souvent très sot, se profile déjà toute cette lignée de valets frondeurs qui opposeront à la régression psychologique du maître et seigneur, une maîtrise souple et heureuse de la réalité.

0 Phèdre charge Oenone de la débarrasser des tâches de l’acte, de façon à n’en garder noblement, et enfantinement, que le résultat tragique :Pour le fléchir enfin tente tous les moyens. (Phéd. III, 1).0 Exemple : Théramène dit à Hippolyte qu’il s’agit précisément d’accoucher de son amour pour Aricie :Quoi ! vous-même, Seigneur, la persécutez-vous ? (Phèd. I, 1).0 Laissez à ce torrent le soin de s’écouler (Bér. III, 4).

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PARTIE II – POUR L’ANALYSE DE BÉRÉNICE

Frontispice commandé par Racine au peintre Charles Le Brun. La devise grecque « Phobos kai Eleos », « frayeur et pitié » réfère aux deux notions clés du tragique aristotélicien, c’est-à-dire du pathétique tragique (reproduit à l’ouverture de l’ouvrage de Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques, Paris, P.U.F., 2003).

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I – PRÉLIMINAIRES : UNE COMPOSITION A REBOURS1

L’élaboration poétiqueEn somme, cette distinction des

plans qu’invoque habituellement la critique interprétative – le plan de ce que le poète a fait en apparence (le sujet superficiel) et le plan de ce qu’il aurait voulu faire (le sujet réel), pour ne rien dire de ce qu’il a fait inconsciemment (qui serait le sujet profond) – repose sur une méconnaissance des principes créateurs d’un auteur de tragédie au XVIIIe siècle. Envisagée sous cet angle, l’angle génétique, la tragédie du XVIIe siècle révèle bien l’existence de plusieurs plans, mais ceux-ci correspondent aux strates successives de l’élaboration dramatique.Aristote s’en était déjà expliqué longuement dans le chapitre VI de sa poétique. Mais pour ne pas revenir sur ce long texte que j’ai déjà cité au chapitre IV, je préfère renvoyer aux deux textes les plus étudiés au XVIIème siècle, le Discours du Poème héroïque du Tasse, et La Constitution de la tragédie de Heinsius.

Il y a d’abord le plan de l’élaboration poétique : transformer une histoire en un sujet, et le sujet en une action susceptible de susciter les émotions tragiques. Il s’agit ensuite de prêter des caractères, des passions et des sentiments aux protagonistes de l’action que sont les personnages, ce qui relève de ce qu’on appelait alors « la morale » ; de leur prêter aussi des pensées et réflexions sur la portée de leurs actes, et, dans la mesure où les personnages de la tragédie sont, sauf rares exceptions, des souverains, c’est ici qu’intervient la science politique ; il faut aussi les faire parler, délibérer, disputer, faire en sorte qu’ils relèvent leurs caractères, passions, pensées, ce qui relève de la rhétorique.

1Georges FORESTIER, Passions tragiques et règles classiques, Paris, P.U.F., 2003, p. 200-206 ; 237-238 ; 314-317 - extraits.

Du coup, l’une des définitions de la tragédie proposée par Racine dans sa préface de Bérénice se révèle-t-elle en même temps la traduction de la démarche créatrice du poète :(…) une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression.

Le ton polémique du contexte tend à faire croire que cette conception de la tragédie est proprement racinienne. En fait, sur le plan de la démarche créatrice, ni Corneille ni ses confrères n’y auraient rien trouvé à redire, et l’on voit bien que la « bonne méthode » de composition dramatique énoncée par Saint-Evremond et reproduite au commencement de ce chapitre n’est autre que la méthode normale de composition pour tous les théoriciens et créateurs de l’époque.

Commençons donc par examiner la Bérénice de Racine, puisqu’il se trouve que ce processus créateur consistant, comme il le dit, à « faire quelque chose de rien » s’y présente de la manière la plus éclatante.

Dans sa Critique de Bérénice, l’abbé de Villars croyait ironiser en écrivant :Toute cette pièce, si l’on y prend garde, n’est que la matière d’une scène, où Titus voudrait quitter Bérénice (…).

Il ne croyait pas si bien dire, et Racine se plaît à commencer sa préface en réduisant à une phrase le récit qu’avait fait Suétone des amours de Titus et de Bérénice :Titus reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferbatur, statim ab urbe dimisit invitus invitam.Titus, alors même que, disait-on, il avait promis le mariage à Bérénice, la renvoya de Rome sitôt après avoir pris le pouvoir, (malgré lui, malgré elle).

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Notons bien la forme de plus-que-parfait (mot à mot : Titus était dit avoir promis le mariage) : ce ne sont pas les amours – heureuses ou contrariées – de Titus et Bérénice dont Racine entreprend de nous retracer la triste histoire ; promesse de mariage, opposition de l’empereur Vespasien, père de Titus, et mariage désormais rendu possible par la mort de Vespasien, tout cela est renvoyé dans le passé de la tragédie. Ne reste que la séparation, brutale et immédiate, « la matière d’une scène », comme dit l’abbé de Villars.

En cela, Bérénice constitue-t-elle un cas particulier ? Représente-t-elle le point extrême de cette conception de la crise tragique sur laquelle, dit-on, débouche naturellement la parfaite et facile obéissance de Racine à la règle des vingt-quatre heures ? Certes, à ceci près que la crise tragique ne découle qu’indirectement (et pour les plus médiocres des auteurs de tragédie) de la règle de l’unité de temps et de celle de l’unité d’action ; car elle procède avant tout d’un certain type d’écriture tragique, où le travail ne consiste pas à réduire une vaste matière, mais au contraire à déployer une matière minimale ; non pas à réduire, mais à déduire.Bref, chez Corneille et Racine, ce qu’on appelle la crise résulte, tout simplement, si l’on peut dire, du rabattement du dénouement (de la scène de dénouement) sur les cinq actes qui précèdent. Autrement dit, ce que Racine appelle le sujet est le dénouement lui-même envisagé paradoxalement comme le point de départ de l’action tragique : un point de départ situé à la fin, impliquant que l’action soit construite à rebours.

De ce rabattement, Racine n’est certes pas l’inventeur, ni même le réinventeur, quoi qu’il en dise en se plaçant sous l’illustre patronage de Sophocle, dont l’Ajax, dit-il, « n’est autre chose qu’Ajax qui se tue de regret, à cause de la fureur où il était tombé après le refus qu’on lui avait fait des armes d’Achille ».

Cela faisait longtemps, en fait, que Corneille avait relu son Sophocle et avait appliqué ce principe de composition à rebours : en 1642 exactement, établissant ainsi une véritable solution de continuité entre Horace et Cinna, entre une pièce qui obéissait à une logique narrative, suivant le déroulement chronologique de la source historique dont elle réduisait la matière, et une pièce qui obéit à une logique tragique (même si – déjà – elle ne se termine pas par la mort du héros), c’est-à-dire construite à partir d’une source historique qui ne lui donnait qu’un dénouement.

En somme, une tragédie, pour qu’elle possède ces critères d’intelligibilité qui font d’elle une œuvre d’art mimétique (et réflexive), doit reposer sur un enchaînement de causes et d’effets qui conduisent d’une situation initiale à un dénouement ; que ces causes et ces effets soient des événements objectifs, des décisions politiques ou des actes passionnels n’a aucune conséquence de ce point de vue, pas plus que le fait que les enchaînements reposent sur une nécessité logique (le nécessaire) ou doxale (le vraisemblable). Une tragédie, comme tout genre de fiction narrative, doit être lue de cette manière. Mais sa mise en forme initiale – du moins à compter de Corneille – repose sur le processus inverse, un enchaînement causal qui va de la fin vers le début. Bref, la tragédie classique obéit, dans les meilleurs des cas, au principe de la cause finale.

Les choix offerts aux personnagesAutrement dit, ce que J. Scherer a appelé autrefois « la liberté du personnage racinien »1 est consubstantiel à la composition à rebours. Et c’est en cela que Bérénice est une tragédie d’action et non une tragédie de déploration – et ce alors même qu’il ne s’agit que d’une longue tentative d’explication d’une décision (il faut la faire comprendre et accepter, sans quoi elle n’est qu’un geste tyrannique). Tragédie d’action, en effet, puisque Titus

1 Scherer, 1965 et 1982.

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peut à tout moment revenir sur cette décision (Racine lui prête la velléité de renoncer pour partir avec Bérénice), ou que Bérénice peut à tout moment choisir de se tuer (et Titus de se tuer après elle). On saisit toute la différence entre une tragédie à dénouement étendu, comme le sont les tragédies de la Renaissance et quelques-unes des nouvelles tragédies régulières postérieures à 1634, comme La Mort de Mithridate, et une tragédie à dénouement rabattu : dans le premier cas, il n’y a pas de choix, puisque les personnages savent dès le début qu’ils vont mourir, même si le poète leur fait prononcer çà ou là des espoirs d’échappatoire ; dans le second cas, même si la matière y est aussi réduite (« faire quelque chose de rien ») et l’inexorable déjà en marche, tout reste en apparence possible pour les personnages qui hésitent, se repentent, se reprennent, etc.

Les modalités de l’actionEt si Bérénice est l’histoire de la séparation de Titus et de Bérénice, et si cette séparation est annoncée dès l’entrée en scène de Titus, rien n’est encore joué en fait, à cause de la passion de Titus et de son incapacité à affronter la passion de Bérénice. On comprend pourquoi Racine a pu balayer du revers de la main – à vrai dire, il y consacre presque toute la préface de Bérénice – le reproche ironique de l’abbé de Villars :Car toute cette pièce, si l’on y prend garde, n’est que la matière d’une Scène, où Titus voudrait quitter Bérénice ; l’Amante en serait marrie, et se voudrait tuer ; l’Empereur la menacerait de se tuer lui-même si elle se tuait ; et Bérénice afin de n’avoir pas le déplaisir de voir en l’autre monde l’ombre de son ingrat, aimerait mieux vivre, et prendrait congé pour la Palestine.

N’est-il pas plus adroit, sans s’aller embarrasser d’incidents, d’avoir ménagé cette Scène, et d’en avoir fait cinq Actes ?1

Le sujet de Bérénice est certes la séparation de Titus et de Bérénice ; et si son résumé en est touchant, ironie de Villars mise à part, il n’y a guère de quoi remuer les passions des spectateurs et leur tirer autant de larmes que la représentation leur en a tirées. A quoi Racine a répondu que justement il ne faut pas s’en tenir là :A cela près, le dernier Adieu qu’elle dit à Titus, et l’effort qu’elle se fait pour s’en séparer, n’est pas le moins tragique de la Pièce, et j’ose dire qu’il renouvelle assez bien dans le cœur des Spectateurs l’émotion que le reste y avait pu exciter.

Ce « reste », qui précède le dénouement entendu comme sujet de la pièce et couronnement de l’émotion, c’est l’action de la pièce, c’est-à-dire, pour cette pièce sans événements, l’enchaînement des discours par lesquels cette séparation est progressivement dite (entendons esquivée, annoncée, refusée, expliquée, mal entendue), progression en soi pathétique, chaque étape de cette progression engendrant en outre les larmes et les cris de la passion. Bref, ce n’est plus le malheur en soi qui est le fondement du pathétique, mais la marche vers le malheur, une marche rythmée par le choc des passions – ou par le conflit du devoir et de la passion, comme on le verra dans le prochain chapitre.[Bérénice est] donc bien [une tragédie] de passion, mais dans le cadre d’une autre poétique, une poétique bien proche de celle que d’Aubignac rangeait sous l’appellation des sujets mixtes, dans lesquels il s’agit de « soutenir » les incidents par les passions, comme il disait, ou de soutenir l’action par la violence des passions, comme dira Racine dans la préface de Bérénice, justement.

1 Critique de Bérénice, dans Jean Racine, Œuvres complètes, I, par Georges Forestier, Pléiade, p.517.

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La quête du pathétique absoluLa tragédie racinienne ne recherche pas le tragique, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais le tragique au sens d’exacerbation des émotions, c’est-à-dire, à proprement parler, le pathétique.Elle procure un plaisir esthétique en provoquant des émotions extrêmes – la frayeur et la pitié – par le récit de désastres humains ; et ces émotions sont d’autant plus violentes (et le plaisir d’autant plus grand) que ces événements « lamentables » ne sont pas seulement racontés, mais ramassés en un laps de temps réduit et mis sous les yeux des spectateurs par la représentation. Ce plaisir paradoxal n’a pas été sans provoquer la perplexité des hommes de la Renaissance et du XVIIe siècle dans la mesure où il est lié à un processus mal interprété à cette époque-là, la Catharsis, comme on a vu au chapitre IV. Mais il leur aurait suffi de réfléchir sur l’un des textes les plus connus de leur temps, Les Confessions de Saint-Augustin, pour en comprendre la nature :

Comment se fait-il qu’au théâtre l’homme veuille souffrir au spectacle de faits douloureux et tragiques, dont il ne voudrait pourtant nullement pâtir lui-même ? Et pourtant il veut pâtir de la souffrance qu’il en retire, comme spectateur, et c’est la souffrance même qui fait sa volupté. (…) L’auteur de ces fictions imaginaires jouit d’autant plus de sa faveur qu’il le fait souffrir davantage : ces malheurs tirés de l’Antiquité ou de la fiction pure, sont-ils traités sans que le spectateur en souffre, celui-ci quitte sa place, il est dégoûté, il critique ; mais qu’il en souffre, il reste là attentif et réjoui1.

1 Les Confessions, III, II (« les spectacles »), éd. Citée, p. 818.

Certains y avaient réfléchi et c’est bien sur ce plaisir paradoxal qu’insiste Racine dans l’extrait de la préface de Bérénice cité plus haut – « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie » - et ce, alors même qu’il s’emploie à se justifier d’avoir proposé une tragédie dans laquelle le tragique n’était ni funeste, ni sanglant.Comme j’ai essayé de le montrer dans cet essai, l’histoire de la tragédie française classique, dans son rapport dialectique à la théorie littéraire, peut s’appréhender comme l’effort constamment renouvelé pour pousser toujours plus le spectateur vers ce plaisir halluciné. Si les théoriciens ont élaboré un idéal extrême, celui d’une esthétique théâtrale supposant qu’on ôte au spectateur toute conscience de la représentation, si, pour ce faire, ils ont corseté leur esthétique dans un système extrêmement contraignant de règles avec pour critère unique la vraisemblance, c’est avec cette intention unique : que le poète dramatique parvienne à tout coup à provoquer chez les spectateurs cette fièvre qu’avaient autrefois attrapée les habitants d’Abdère après avoir vu représenter par temps chaud l’Andromède d’Euripide.

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II. POUR UNE PREMIÈRE ANALYSE

1. Analyse et construction de l’action1

Le développement de la fableActe I. Sitôt entré dans une salle magnifique, qui relie les appartements de l’empereur Titus et de la reine Bérénice, le prince Antiochus envoie son confident Arsace quérir la reine (I, 1). Resté seul, il frémit à l’idée de voir Bérénice pour la dernière fois : lui vouant un amour silencieux depuis cinq années, il ne peut supporter de la voir épouser Titus le soir même. Doit-il se taire ou parler (I, 2) ? A son retour, Arsace essaie de le convaincre de différer son départ : Titus s’apprête à le couvrir d’honneurs. Antiochus voudrait lui expliquer ses sentiments (I, 3), mais Bérénice arrive, radieuse et rassurée : malgré le long silence de Titus après la mort de son père Vespasien, il l’aime toujours, il doit l’épouser et agrandir son royaume. Antiochus lui fait alors ses adieux, mais finit par lui avouer les vraies raisons de son départ. Choquée dans sa « gloire » et déçue dans son amitié, elle le laisse partir désespéré (I, 4). A sa confidente Phénice qui regrette ce départ, dans l’incertitude de la décision de Titus, Bérénice répond en se grisant de l’image de son amant (I, 5).

Acte II. Titus paraît en grande pompe au début de l’acte II, mais renvoie sa suite pour rester seul avec son confident (II, 1). Il interroge Paulin sur l’opinion de Rome concernant son mariage avec une reine étrangère ; mais le plaidoyer légaliste de Paulin ne choque pas l’empereur qui avait déjà pris, désespéré, la décision de sacrifier son amante à Rome et à sa propre gloire (II, 2). On annonce Bérénice et Titus chancelle (II, 3). Elle s’interroge sur l’attitude de son amant, se plaint, parle d’ingratitude, tandis que Titus est incapable de répondre (II, 3).

1 Georges Forestier dans Bérénice, Paris, Le Livre de poche, 1987, p. 104-111 ; 122-125.

Inquiète de sa brusque fuite et de son silence, elle en cherche les raisons et parvient à se rassurer (II, 4).

Acte III. Les deux rôles masculins, qui avaient occupé chacun un acte, se rencontrent enfin au début de l’acte III. Tout en s’étonnant du départ précipité d’Antochius, Titus ne lui en demande pas la raison et le charge d’aller annoncer à Bérénice qu’il la renvoie et qu’il la lui confie (III, 1). Malgré la confiance et les encouragements de son confident Arsace, Antiochus se rappelle les sentiments de Bérénice à son égard et oscille entre l’espoir et l’inquiétude : à tout le moins, il décide de ne pas être le porteur de la mauvaise nouvelle (III, 2), mais Bérénice entre en scène à ce moment et force Antiochus à parler ; elle affecte de ne pas le croire, et le bannit pour toujours de sa vue avant de sortir effondrée (III, 3). Accablé sous le poids de la haine de Bérénice, Antiochus n’attend plus pour partir que la tombée de la nuit et la confirmation que la reine n’a pas, par désespoir, cherché à attenter à ses jours (III, 4).

Acte IV. Au début de l’acte IV un bref monologue de Bérénice nous révèle son profond et douloureux désarroi : Phénice ne revient pas assez vite lui annoncer que Titus accepte de la rencontrer (IV, 1). Au retour de Phénice, elle refuse de se laisser apprêter par elle, l’image visible de son désespoir étant seule en mesure de toucher Titus ; Phénice parvient à l’entraîner dans son appartement, loin des yeux, des courtisans qui accompagnent l’empereur (IV, 2). Sitôt entré, celui-ci délègue Paulin auprès de Bérénice et renvoie sa suite (IV, 3), afin de s’interroger, seul, sur la conduite à tenir : se voyant vaincu d’avance par les beaux yeux implorants de sa maîtresse, il cherche des raisons pour revenir sur sa décision, mais son honneur d’empereur finit par l’emporter sur ses sentiments d’homme privé (IV, 4).

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Arrivée éperdue de Bérénice : affrontement de larmes, Titus, à tout moment prêt à céder devant le chant d’amour de Bérénice, parvient à se hausser à une décision présentée comme « romaine » ; Bérénice, qui s’était déclarée prête à rester comme concubine, retrouve sa fierté et sort en affirmant qu’il ne lui reste pas d’autre issue que la mort (IV, 5). Se jugeant plus barbare que Néron, Titus s’égarerait dans sa douleur si Paulin n’était là pour le rappeler à lui (IV, 6) ; cette douleur, Antiochus vient la porter à son comble par ses reproches et son invite à courir sauver la reine (IV, 7), tandis que tous les corps constitués de Rome font annoncer leur arrivée au palais ; sans hésiter, Titus choisit de les recevoir avant d’aller retrouver Bérénice (IV, 8).

Acte V. Le dernier acte s’ouvre sur un Arsace heureux en quête de son maître (V, 1) : Bérénice s’apprête à quitter Rome, annonce-t-il à Antiochus qui n’ose cependant plus s’abandonner à l’espérance (V, 2). Passant dans l’appartement de la reine, Titus invite Antiochus à contempler pour la dernière fois l’amour qu’il voue à sa maîtresse (V, 3), ce qu’Antiochus, au désespoir, interprète comme l’annonce de la réconciliation des amants et une allusion à son propre départ ; il sort, décidé à mourir (V, 4). Bérénice veut partir sans écouter Titus, qui l’aime plus que jamais ; pendant qu’elle lui renouvelle ses reproches, il apprend par la lettre qu’il lui avait arrachée que son départ est feint et qu’elle veut mourir : il envoie Phénice chercher Antiochus (V, 5) et explique à Bérénice, en une très longue tirade, ses sentiments, ses raisons d’agir, son souhait de mourir (V, 6). Pour la première et dernière fois, les trois protagonistes sont réunis : Antiochus avoue à Titus qu’il est son rival et qu’il veut faire le sacrifice de sa vie. Bérénice intervient alors et prononce les mots de la séparation : que tous trois vivent, mais séparés, cultivant le souvenir de leur malheureuse histoire (V, 7).

Ainsi l’action s’est nouée, semble-t-il, avec le coup de théâtre du début de l’acte II : tout laissait supposer que, le deuil de Titus terminé, les amants se marieraient enfin, et Titus annonce le contraire. Pourtant, à confronter cette décision avec le dénouement qui reprend les termes des deux premiers actes, mais en les fusionnant – Antiochus part seul (acte I), Titus renvoie Bérénice (acte II) - on se demande où est l’action. On se demande même s’il y a une action, dans la mesure où le coup de théâtre du deuxième acte est un coup de théâtre « de savoir » et non « d’action » : la décision a été prise dans les heures qui ont précédé la terrible journée à laquelle nous assistons, il ne restait qu’à l’annoncer (Titus : « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique », v. 343). Bérénice n’est-elle donc décidément qu’une tragédie sans action ? C’est une question importante, qui a été posée dès la naissance de Bérénice, et à laquelle on ne peut répondre en examinant le seul enchaînement des évènements.

Nature des péripétiesEn définitive, si Bérénice observe si facilement les règles essentielles de la dramaturgie classique, n’est-ce pas à cause de l’extrême simplicité de l’action ?

De quoi est fait l’acte I ? Situation et sentiments de deux des trois protagonistes, allusions au troisième, attente d’évènements heureux pour l’un, désespérants pour l’autre. Le tableau s’anime rapidement, mais l’action n’est pas encore nouée : la décision inattendue d’Antiochus, prise bien avant le commencement de la pièce, appartient encore à l’exposition : en outre, en l’absence de Titus, on ne voit pas en quoi cette décision peut influer sur le déroulement prévisible de l’action.

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Quant à cette absence, qui fait écho au long deuil solitaire qu’il vient de s’imposer, elle crée un effet de suspension : les interrogations et les inquiétudes de Bérénice seraient-elles justifiées ?L’acte II est l’acte du coup de théâtre : Titus, malgré qu’il en ait, a décidé de renvoyer Bérénice. Mais quoique l’action se révèle ainsi brutalement différente de ce que laissait attendre l’exposition, cet acte, comme le précédent, s’achève sur un effet de suspension : tout est décidé désormais, mais il faudra attendre le dénouement pour en être certain ; d’ici là tout paraît possible, du fait des accès de faiblesse d’un Titus éperdument amoureux et de la confiance retrouvée de Bérénice. Il faut insister sur cette possibilité de déviation de l’action. C’est ce qui fait l’action elle-même.

A l’acte III, plaintes de Titus, désarroi d’Antiochus, trouble puis froide violence de Bérénice cherchant à masquer la perte de ses moyens, et, pour finir, fuite d’Antiochus devant le désastre sentimental et psychologique dont il est le témoin impuissant et la victime. Les effets purement théâtraux sont délaissés dans cet acte : tout ce qui arrive découle de la décision de Titus annoncée un acte plus tôt ; tout espoir, toute incertitude même sont morts ; en apparence il n’y a plus rien à attendre de l’avenir. Ce n’est pas un hasard si Antiochus ne quitte jamais la scène et possède le plus fort temps de parole : il est l’homme des paroles sans effet, ballotté entre les deux amants qui ne se rencontrent pas. Il n’y a donc plus rien à attendre de l’avenir, mais, précisément, de quoi sera fait l’avenir ?

L’acte IV est l’acte de monologues : leur contraste illustre parfaitement les rapports entre les deux héros. Très court monologue (neuf vers) d’une Bérénice égarée, qui attend des mots, des actes qui ne dépendent pas d’elle (si ce n’est de ses pleurs) ; long monologue (cinquante-trois vers) d’un Titus qui met en balance une décision qu’il a déjà prise, et qui ne semble hésiter que

parce qu’il craint de céder devant la conjugaison des larmes et des charmes de Bérénice. L’acte entier est à l’image de ce monologue : sur fond d’une décision qui semble irrévocable, l’égarement de Bérénice plonge Titus dans un désarroi de plus en plus profond. Si un effet de suspension se manifeste à nouveau, ce n’est plus l’attitude politique de Titus qui est en cause, mais le comportement, désormais suicidaire, de Bérénice.

L’acte V conduit les trois héros aux portes de la mort : tous trois souhaitent mourir et s’apprêtent même à le faire, jusqu’à ce qu’au prix d’une véritable ascèse Bérénice choisisse pour tous une voie plus difficile : la mort vivante.

L’originalité dramaturgique de BéréniceComparée aux précédentes tragédies de Racine, comparée à celles de Corneille, Bérénice est effectivement une œuvre « immobile ». Cependant, à y regarder de près, la différence entre le dénouement et la situation des premiers actes réside dans l’attitude de Bérénice, et ceci est fondamental. Passant de l’espoir à l’inquiétude, de la révolte à une fatale résignation, elle finit par assumer le départ auquel elle est contrainte et par dicter à chacun des trois protagonistes sa conduite. La scène finale du sacrifice, dans laquelle elle joue le rôle moteur, serait impensable à l’acte II. Elle est l’aboutissement de son propre cheminement psychologique, mais aussi du cheminement psychologique de Titus, et même de celui d’Antiochus. Au terme de leurs souffrances respectives, tous trois sont passés par la volonté de mourir - de sacrifier leur vie à leur amour - et, après cette sorte d’expérience de la mort, sont conduits à un état plus difficile que la mort : une vie sans possibilité de vivre. L’action tragique n’existerait pas si Bérénice n’était qu’un triple lamento. Mais Bérénice, c’est le cheminement de la souffrance qui conduit, quand il n’est pas possible de souffrir plus et dans une

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absence d’alternative, au sacrifice suprême.Telle est donc l’originalité dramaturgique de Bérénice : l’action y est tout intérieure, et les évènements qui constituent d’ordinaire la trame de l’action sont rejetés dans le passé de la pièce : le temps lui-même n’est là qu’au passé. Tel est le sens de ces aveux, de ces confidences, de ces rappels qui courent dans les trois premiers actes. Plus qu’une longue exposition poétique, c’est le passé qui se déverse dans la pièce et qui constitue la matière de la crise.

2. Thèmes

Au regard d’une telle simplicité d’action, l’organisation des thèmes se révèlent infiniment plus complexe, ne serait-ce que du fait de leur inévitable hiérarchisation.Sur un premier plan figurent les thèmes romanesques. C’est le thème du héros qui s’évade de l’amour d’une puissante reine ou d’une enchanteresse – Racine fait lui-même allusion au célèbre épisode de la séparation de Didon et d’Enée dans l’Enéide – thème doublé depuis la fin de la Renaissance par celui du héros qui renonce à l’amour pour une raison qu’il estime plus haute (voir La Place Royale et Polyeucte de Corneille) : c’est aussi le thème des amours parfaites, mais impossibles du fait d’une cause extérieure à la volonté des amants (on songe encore à Corneille, avec Le Cid, mais aussi à Roméo et Juliette). Bérénice, c’est en premier lieu la fusion de ces trois thèmes.D’autre part, se combinant avec les précédents, on découvre des thèmes historiques, appelés par le genre même de la tragédie française classique qui réclame « quelque grand intérêt d’Etat » (Corneille, Discours de la tragédie). C’est le thème de la fiction démocratique du régime impérial romain – l’empereur, c’est d’abord le princeps, c’est-à-dire celui qui occupe le premier rang au Sénat, dont il n’est officiellement que l’émanation - d’où le

thème précis de l’autocrate qui se croit obligé de tenir compte de l’avis de « Rome » ; c’est aussi le thème du refus romain du concept de royauté, qui s’exprime ici par le sous-thème de l’interdiction faite aux dirigeants romains d’épouser des reines étrangères. A travers ces deux aspects se profile le thème, a priori exclusivement cornélien, de la raison d’Etat. Bérénice, c’est donc aussi la fusion de ces thèmes historiques.On pourrait rajouter d’autres thèmes, comme celui du génocide judéen qui se profile à l’arrière-plan et qui constitue une sorte de lien obscur entre les trois personnages, également responsables du sac de Jérusalem1. Signalons aussi le thème, souvent évoqué par les commentateurs, de l’abandon de la vieille maîtresse par le jeune homme qu’elle a formé.En fait, tout cela est superficiel par rapport à ce qui nous paraît véritablement fonder Bérénice. Que l’action progresse de manière si imperceptible dans Bérénice est lié à l’organisation thématique de la pièce qui pourrait se formuler au travers de l’image suivante : comme le jour se dégage lentement des brumes matinales qui empêchent de savoir ce dont il sera fait, l’action de Bérénice, paraît être un lent déchirement des voiles de l’illusion.

Passons vite sur toutes ces illusions dont Arsace berce régulièrement un Antiochus prêt à tout croire et à douter de tout. Illusion que d’espèrer que Bérénice pourrait un jour penser un peu moins à Titus et un peu plus à lui : ne découvre-t-il pas cruellement en lui faisant le récit de ses malheurs qu’elle n’entend que le bonheur de Titus (v. 225-228, 278) ? Mais l’amour n’a pas terminé son rôle de pourvoyeur des illusions : au cinquième acte encore, Antiochus pleurera sa ridicule aptitude à espérer l’impossible, et ne trouvera dès lors de salut que dans la mort (v. 1293-1302).

1 Nous avons là un écho d’Andromaque, où le génocide troyen figure en bonne place.

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Plus ténues paraissent les illusions dont Titus est la victime. N’est-ce pas lui, en effet, qui par sa décision de renvoyer Bérénice détient entre ses mains le destin des trois protagonistes ? En fait, il n’a pas échappé aux illusions de l’amour ; il les a seulement rejetées dans le passé :Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,De mon aimable erreur je fus désabusé.

(v. 459-461)

Rejetées dans le passé, elles n’en sont pas moins prêtes à en revenir à tout moment. Le grand monologue de Titus à l’acte IV n’est rien d’autre que le dernier affrontement, sous nos yeux cette fois, entre l’amour et l’honneur, c’est-à-dire entre l’illusion et la réalité. « Titus, ouvre les yeux ! » s’écrie-t-il (v. 1013) au plus fort de son rêve amoureux qui lui figurait une Rome complice de ses amours.La principale victime du jeu des illusions qui sous-tendent la tragédie est évidemment Bérénice elle-même. Ecoutons-la au premier acte (sc.4) s’éblouir d’un avenir à la fois glorieux et amoureux, tandis que Titus a déjà pris sa décision de la renvoyer. C’est elle qui imagine que Titus a rassemblé le sénat et augmente ses royaumes pour la proclamer impératrice : Titus n’a rien dit de tel (« sans qu’il m’en ait parlé », v. 169) ; il s’agit seulement de supputations de son entourage (« et si de ses amis j’en dois croire la voix », v. 173). Elle demeure dans ses illusions jusqu’à sa rencontre avec Titus au milieu du deuxième acte. Là encore, quoique ébranlée par la réserve et la fuite de son amant, c’est elle qui trouve les moyens fallacieux de se rassurer : « Hélas ! S’il était vrai… Mais non, il a cent fois/ Rassuré mon amour… » (II, 5, v. 641-642). Suit une série de termes qui tous ressortissent au champ lexical de l’illusion (v. 648-653) : je crois, il aura su, peut-être, m’a-t-on dit, sans doute.

L’acte charnière est le troisième, avec la brutale annonce, faite par Antiochus, de la séparation : Bérénice, avant de quitter la scène en larmes, oscille entre l’aveuglement (« Non, je ne le puis croire », v. 907) et la clairvoyance (« Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis », v. 918).

Comme il va de soi, l’envers du thème de l’illusion est constitué par le thème de la réalité. Dans Bérénice, la réalité semble être, comme dans toute l’œuvre de Racine, la Loi. La loi de Rome, au premier rang, qui interdit à ses princes d’épouser des reines ; la loi du père défunt, dont l’interdiction paraît plus présente qu’avant sa mort ; la loi des dieux même, qui ont mis Titus à l’épreuve en le chargeant du fardeau de l’empire. Toutes ces expressions de la Loi, d’une Loi à la fois historique, mythique et irrationnelle, tissent la toile de fond. Au premier plan, plus tangible que la plus puissante des allégories, la vraie réalité, c’est l’exercice du pouvoir et son corollaire, l’idée de sacrifice.

En 1670, lorsque le rêve pastoral de l’amour pur et purificateur est évoqué (v. 504-522), il est confiné dans le cadre des relations privées, et coupé de tout pont avec l’exercice du pouvoir. En 1670, tandis que Louis XIV, en érigeant Versailles, s’apprête à transporter sa cour à la campagne, il apparaît clairement que le pouvoir n’y changera pas de nature et n’aura rien de pastoral. Le sacrifice de Bérénice, ainsi que de la part d’humanité de Titus, c’est la reconnaissance littéraire de l’avènement d’un nouvel ordre politique, d’où l’homme est absent.

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3. Glossaire1

Le lexique de Racine dans Bérénice

A la fin de son remarquable essai sur l’écriture racinienne, Léo Spitzer rappelle le propos d’un critique littéraire des années 30 qui affirmait que « le public de la Comédie-Française qui écoute une tragédie de Racine aujourd’hui, ne saisit plus un tiers du texte ».Même si ce constat peut sembler excessif, il est vrai que la langue du XVIIe en général et l’emploi tout en nuances, qu’en fait Racine en particulier, constituent un sérieux obstacle pour amener les générations actuelles à l’apprécier. Cette difficulté tient autant à la grammaire qu’à la sémantique. Le sens des mots a en effet considérablement évolué, telle acception a disparu, tel réseau polysémique s’est enrichi, appauvri ou modifié, alors que c’est souvent en référence à un sens hérité du latin, ou en jouant sur les nuances sémantiques, que Racine a construit son texte et que l’on peut retrouver toute la richesse et la force de son écriture. Pour prendre un exemple célèbre, l’alexandrin de Bérénice, « Dans l’orient désert, quel devint mon ennui », « ennui » ne désigne ni un désagrément ni un abattement, mais, en référence à l’étymologie, un tourment, une torture, puisque le nom vient du verbe inodiare qui signifiait littéralement « prendre en haine » et donc, consécutivement, « chercher à nuire, torturer ». De même, s’agissant de la polysémie, un adjectif aussi anodin en apparence que «  indiscret », par exemple, signifie « incapable de discerner » dans « Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret/De votre solitude interrompt le secret », et « immodéré » dans « Et je m’en croyais, ce triomphe indiscret/ Serait bientôt suivi d’un éternel regret ».Si ces deux exemples suffisent à illustrer la nécessité d’un lexique du vocabulaire racinien et à montrer qu’il constitue un outil de travail et de pédagogie privilégié,

1 L’Ecole des Lettres n°7, 15 février 1996

ce type de document n’a cependant pas toujours bonne réputation, car on l’apparente volontiers au dictionnaire, dont le style définitoire n’a a priori rien de séduisant. Or, justement nous avons essayé d’éviter cet écueil en proposant, pour les dizaines d’entrées qui constitue notre « lexique », des paragraphes rédigés, présentés sous un jour dynamique et non statique : pour chaque terme, nous dégageons ainsi un noyau sémantique de base à partir duquel nous présentons succinctement les évolutions et changements de sens qui permettent d’expliquer et de mieux comprendre les diverses acceptions relevées dans les textes. […].S’agissant de la présentation du lexique, signalons que nous n’avons donné que les formes nominatives des noms et adjectifs latins et l’infinitif des verbes, et que les termes d’une même famille ont en général été regroupés sous un seul mot vedette : par exemple « assurance » et « rassurer » apparaissent à l’article « assurer » et n’ont pas d’entrée spécifique, cela afin d’éviter d’inutiles redites. Enfin, nous ne donnons qu’un ou deux exemples d’emploi en contexte pour chaque terme mais, sauf exception, on trouvera dans les textes de nombreuses autres occurrences.La lettre B, apparaissant à la fin des exemples, dans le texte signifie Bérénice.

Abuser : vient du latin ab-usus « mauvais usage », qui a donné le nom abus puis, par dérivation, le verbe abuser . Du sens premier, « user mal », nous sommes passés par extension à « tromper ( user mal de la crédulité de quelqu’un) » : « S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée » (Bérénice, 507). De ce verbe fut dérivé un antonyme qui a un sens exactement contraire, « détromper » : « De mon aimable erreur je fus désabusé » (B, 461).

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Adorer : vient du latin orare « prononcer solennellement une formule rituelle », puis « prier », d’où est dérivé par préfixation le verbe ad-orare « adresser une prière à un dieu ». Ce sens perdurera jusqu’à l’époque classique où il sera étendu pour signifier alors « aimer beaucoup, passionnément », qui est le sens dans lequel l’emploie Racine : « Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée » (B, 236). Il est toutefois bon de garder en mémoire l’origine religieuse du mot, qui peut-être connotée ponctuellement.

Affliger : vient du latin fligere « battre », d’où est dérivé par préfixation affligere « frapper contre, jeter à terre, abattre (sens concret et moral) ». Le sens premier est donc « frapper durement, mortifier », et c’est ainsi qu’il faut l’interpréter chez Racine : « Elle croit m’affliger : sa haine me fait grâce » (B, 924). Le sémantisme du verbe aujourd’hui s’est atténué, mais pas dans le nom dérivé affliction, lequel conserve un sens fort, proche de « mortification ».

Affreux : vient d’un radical germanique aifr-« terrible », qui a donné le substantif français affre avec le sens « d’effroi », puis, par dérivation suffixale, l’adjectif affreux « qui cause l’effroi ». C’est le sens avec lequel l’emploie Racine et non celui très atténué de « qui est très laid ou désagréable » que nous connaissons aujourd’hui : « Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? » (B, 1112). Il est à remarquer que affre ne s’est maintenu que dans la formule figée « les affres de la mort ».

Agiter : vient du latin agere « mettre en mouvement, faire avancer, pousser devant soi » d’où l’expression de l’activité en général : « faire quelque chose ». A partir de ago, a été dérivé le fréquentatif agitare «(de ago +itare, suffixe verbal latin signifiant que l’action du verbe est répétée ou intensifiée), qui s’employait pour

traduire divers mouvements, y compris l’idée de « persécuter, tourmenter », sens qui se retrouve chez Racine : « Un trouble assez cruel m’agite et me dévore » (B, 1047). Mais, avec un réfléchi, il peut renvoyer à une agitation physique et il signifie alors « aller en tout sens, de manière désordonnée » : « Je m’agite, je cours, languissante, abattue » (B, 955).

Alarme : a été emprunté au XIVe siècle à l’italien all’arme « aux armes ». D’abord interjection, le mot s’est substantivé en un nom masculin puis est devenu féminin au XVIe siècle. Par métonymie, il en est venu à désigner non pas le fait d’alarmer, mais le danger lui-même, comme dans : « Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes » (B. 388) ; voire les angoisses que cause l’approche du danger, comme dans : « Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes » (B, 151). Le verbe, issu du nom, alarmer, a signifié « donner l’alarme », puis, par extension, « inquiéter par l’annonce d’un danger » et, à la forme pronominale , « s’inquiéter vivement », qui se retrouve chez Racine : « Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer » (B, 653).

Appeler : vient du latin pellere « repousser par des mouvements rapides et répétés », d’où furent dérivées deux catégories de verbes, les uns avec une terminaison en -ere (idée de pousser), les autres en – are (idée de s’adresser à). Soit, par exemple, appellere «  pousser vers, aborder » ; et appellare « s’adresser à » puis « inviter à venir », qui se trouve chez Racine dans : « Il semblait à lui seul appeler tous les coups » (B, 22). « Nommer » est un sens plus tardif.

Arracher : vient du latin radix « racine », qui a donné par dérivation parasynthétique eradicare « déraciner » et, au figuré, « détruire, anéantir ». Chez Racine, le mot peut avoir le sens concret initial « enlever brutalement » : « Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire » (B, 1355) ; ou un sens figuré, soit obtenir quelque chose

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d’abstrait, comme une promesse, un aveu, etc. : « Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse » (B, 207) ; soit ôter un sentiment, un dessein : « Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie » (B, 1231) ; soit encore un sens qui a une origine métaphorique, où l’action de partir ou de se séparer est si douloureuse que le personnage se présente ou est présenté comme quittant ses attaches les plus fortes : « On voulait m’arracher de tout ce que j’adore » (B, 612). Aujourd’hui, le verbe s’arracher avec le sens de « partir » est, comme chacun sait, tombé dans un tout autre registre…

Arrêter : vient du latin ad-re-stare, qui a pour radical stare « être debout, se tenir immobile, rester ferme, tenir bon ». A côté du sens actuel d’ « interrompre, empêcher de se poursuivre », comme dans : « Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas » (B, 82), on rencontre aussi le sens aujourd’hui vieilli de « retenir ».

Assidu : vient du latin sedere « être assis, être inactif, stable », qui a donné par préfixation assidere « être assis auprès, être installé auprès, assister, siéger ». Du verbe est dérivé l’adjectif assiduus, littéralement « qui est toujours assis auprès », et donc «  qui est régulièrement là », puis, par extension, « qui est constant (puisque toujours là) » « Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue » (B, 155).

Assurer : vient du latin se-curus, où se - est un préfixe marquant la privation et où curus renvoie à cura « soin, souci ». Securus signifia d’abord « qui est à l’abri des besoins » puis évolua en « exempt de soucis, tranquille, sans danger » et donc « sûr ». Cet adjectif donna le verbe assecurare « rendre sûr », sens étymologique qui transparaît dans Racine, par exemple, dans : « Et lorsque cette reine, assurant sa conquête » (B, 83) et, sous une forme adjectivale issu du participe passé, « qui est sûr, certain ». Mais nous trouvons aussi les acceptions

ultérieures « affirmer quelque chose comme certain, certifier » : « Il m’en viendra lui-même assurer dans ce lieu » (B, 177) et « prendre appui sur quelque chose de sûr », sens qui se retrouve avec assurance, nom qui désigne « ce sur quoi on peut s’appuyer ». Fidèle à l’étymologie, le verbe rassurer signifiait à l’origine « rendre sûr de nouveau d’où le sens chez Racine - et aujourd’hui - de « tranquilliser » : « Qu’un mot va rassurer mes timides esprits ! » (B, 581).

Attester : emprunt au latin attestari « attester, prouver », lui-même issu de testis « témoin ». Cette étymologie explique le sens aujourd’hui vieilli du mot chez Racine : « prendre pour témoin, demander le témoignage de » : « N’en doutez point, Madame, et j’atteste les dieux/Que toujours Bérénice est présente à mes yeux » (B, 585-586).

Avouer : vient du latin vocare qui signifie « appeler, convoquer, nommer » et, au figuré, « amener à, destiner à ». De là fut dérivé le verbe ad-vocare « appeler vers soi » puis « convoquer, invoquer, faire appel à ». La forme évolue en ancien français en avoer avec le sens de « reconnaître quelqu’un comme son seigneur » (por seignor avoer) et, plus généralement, « reconnaître officiellement », sens préservé dans : « Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ? » (B, 1008). De cette idée de « reconnaissance » est née celle d’« aveu », et le sens moral de « reconnaître une faute » : « Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle » (B, 1107). Le verbe dérivé désavouer connaît plusieurs emplois, mais c’est celui de « refuser son approbation (littéralement ; refuser de reconnaître) qui apparaît chez Racine : « La reine, qui m’entend, peut me désavouer ». (B, 1437).

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Chagrin : vient de l’adjectif germanique gram « hostile » qui donna en ancien français l’adjectif grain « chagrin, soucieux, triste, fâché ». A cet adjectif fut préfixé l’affixe cha-, de valeur péjorative, d’où cha-grain puis chagrin « tristesse, affliction ». C’est ce sens premier, dans toute sa force, qu’il faut dégager chez Racine et non le sens actuel de « irritation, peine » : « Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer » (B, 653).

Charger : les Romains désignaient par currus leur char de guerre, qui ne servait que d’apparat dans les « triomphes », et par carrus les grands chars que les Gaulois, qui n’avaient pas de séjour fixe, utilisaient pour charroyer leurs affaires. De ce carrus fut dérivé le verbe carricare « véhiculer sur un carrus », qui donna en ancien français cargier, chargier : « faire porter » puis « confier, être chargé de ». « Faire porter » demeure chez Racine « mettre en nombre (au figuré) » : Charge le ciel de vœux pour vos prospérités » (B, 334). Pour « confier, être chargé de », il faut distinguer entre « avoir la responsabilité de » : « Un autre était chargé de l’empire du monde » (B, 456), et « être titulaire de » « Triomphant et chargé des titres souverains » (B, 121).

Charme : vient du latin carmen « chant », qui donna par extension « composition en vers (destinée à être chantée), prophétie, prédiction, formule magique, enchantement ». Le verbe dérivé de charme, charmer, a donc le sens d’« envoûter » : « Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ? » (B, 599) ; et l’adjectif charmant, issu du participe présent, signifie « qui ensorcelle, qui enchante comme par magie » « Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ? » (B, 317).

Confiner (se) : vient du latin finis « borne d’un territoire », puis, par extension, « fin, but ». De là furent dérivés le verbe finire « borner, délimiter, finir, définir » et le nom pluriel confinia-orum, extrême limite », lequel donna le verbe (se) confiner, avec le sens premier d’« aller aux limites du monde connu, hospitalier ». C’est ce sens qui apparaît chez Racine, et non celui, actuel, de « s’enfermer dans un endroit clos, se limiter à un petit espace » : « Au bout de l’univers va, cours te confiner » (B, 1025).

Confondre : vient du latin fundere « verser », en parlant surtout des métaux, d’où « fondre, répandre irrégulièrement », puis, « produire en abondance, disperser ». De ce verbe fut dérivé con-fundere qui signifie littéralement « verser ensemble », puis, au figuré, « confondre, ne pas distinguer ». Le verbe a, au XVIIe siècle et chez Racine, de nombreuses nuances d’emploi. On retrouve le sens de base (« assimiler, ne pas distinguer ») dans : « Vous avais-je sans choix/ Confondu jusqu’ici dans la foule des rois? » (B, 673-674) ; d’où « rendre égal (en ne faisant pas de différence) » et l’idée de « se mêler en se réunissant » : « Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts/Confondre sur lui seul leurs avides regards » (B, 309-310). L’idée initiale de « (con)fusion » explique aussi les sens « mettre dans l’impossibilité de se défendre (à force de confusion ») : « De confondre un amour qui se tait à regret » (B, 450).

Connaître : vient du latin noscere « prendre connaissance de », verbe inchoatif d’où fut dérivé le verbe cognoscere « apprendre, apprendre à connaître », puis « connaître » : « Jugez-nous/Je crois tout : je vous connais tous deux » (B, 1429) et « reconnaître » « Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours » (1482). Ce dernier emploi explique celui du dérivé méconnaître avec le sens de « ne pas reconnaître » : « Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ? »

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(B, 94). Attention, cependant, à « reconnaître » qui n’est pas l’antonyme de méconnaître, mais signifie « témoigner de la reconnaissance à » : « De reconnaître un jour son amour et sa foi » (B, 437).

Conspirer : vient du latin spirare qui signifie, en construction transisitive, « exhaler (un souffle, une odeur) » et, en construction intransitive, « souffler », puis « être en vie ». d’où, par dérivation, le verbe con-spirare : « souffler ensemble », qui donna, d’une part, « s’entendre secrètement » : « Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous » (B, 1073) ; et d’autre part « servir à la réussite de ».

Content : vient du latin tenere « tenir », d’où fut dérivé l’adjectif con-tentus « qui se contient », puis « qui se contente de ». C’est le sens dans : « Dire tout ce qu’aux cœurs l’un de l’autre contents » (B, 325), où l’adjectif souligne la parfaite harmonie des amants et est donc loin du sens moderne « être satisfait de ».

Crainte : altération du latin tremere « trembler, craindre » par le gaulois cremo ou crito « tremblement, ce qui donna le verbe cremere et, en ancien, cremer, criembre, creibre « craindre, vénérer », puis le nom crainte « sentiment de respect, de vénération face à ce qui fait trembler » : « Le respect et la crainte/Ferment autour de moi le passage à la plainte » (B, 359-360).

Cruel : vient du latin cruor « chair crue, sang répandu » qui donna par dérivation l’adjectif crudus : « saignant, cru, indigeste » ; « qui fait saigner » puis, par dérivation suffixale sans changement de catégorie, crudelis « qui se plaît à faire couler le sang, à faire souffrir, à torturer », sens fort qui transparaît dans : « Un trouble assez cruel m’agite et me dévore » (B, 1047).

Déclarer : vient du latin clarus « sonore, éblouissant, illustre » qui donna par dérivation le verbe de-clar-are « annoncer à voix haute, faire connaître » : « Je vais, Paulin… Ô ciel ! puis-je le déclarer ? » (B, 445) ; mais aussi, avec un réfléchi, plus spécifiquement, « déclarer son amour » : « Brûla pour Cléopâtre ; et, sans se déclarer […..] » (B, 389).

Dérober : vient de l’ancien français rober « voler, piller, violer » qui donna par dérivation préfixale dé-rober avec le sens de « dépouiller », puis par extension, « action de fuir » : « Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur » (B, 961). Notez que, si le fuyard n’a pas de butin, il demeure l’idée que c’est une fuite illégale, irresponsable.

Dévorer : vient du latin vorare « avaler », qui donna de-vorare « avaler, engloutir » avec un sens concret et figuré, lequel se retrouve dans : « Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ! » (B, 36) avec l’idée de « garder pour soi ». Mais il existe aussi un emploi métaphorique, comme dans « Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ? » (B, 599), qui suppose l’idée de « torturer, tourmenter ».

Disputer : vient du latin putare « mettre au net », d’où, notamment, « calculer, compter ». De ce sens particulier est dérivé dis-putare « examiner un compte dans tous ses détails », puis au figuré « discuter, délibérer » et « quereller, opposer une résistance », comme dans : « Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux » (B, 201).

Egaré : vient de l’ancien français garer « garantir, préserver, protéger, défendre », d’où fut dérivé esgarer « éloigner une chose hors de l’endroit où elle était à l’abri, avoir perdu ». Ainsi, dans : « Tu me voyais tantôt inquiet, tantôt égaré » (B, 925), l’adjectif signifie «  qui a perdu toute assurance, toute certitude et donc qui ne sait plus où aller ni que faire ».

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Entendre : vient du latin tendere « tendre », d’où fut dérivé in-tendere « tendre vers » puis, au figuré, « être attentif à, comprendre » comme dans « Je vous entends, grands dieux ! Vous voulez rassurer/Ce cœur[….] » (B, 1245-1246). Cependant, au XVIIe siècle, le verbe avait déjà remplacé la formule ouïr dans le sens moderne « d’entendre » : «Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre » (B, 448).

Entretenir : vient du latin tenere « tenir », à partir duquel est composé entre-tenir « tenir ensemble », puis « tenir en bon état, pourvoir à » et par extension « converser avec ». C’est ce dernier sens que l’on rencontre chez Racine : «  Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement » (B, 982). Le nom dérivé entretien désigne la « conversation en elle-même », comme dans : « Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens » (B, 762), mais aussi « ce qui se dit dans les conversations » : « Et, si j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour » (B, 58).

Esprit : vient du latin spiritus « souffle » et au figuré, « esprit, âme, etc. ». Notez la différence entre le singulier, désignant le « siège » de la pensée », comme dans : « Toujours la mort d’un père occupe votre esprit » (B, 598) ; et le pluriel renvoyant à l’ensemble des capacités d’agir, de sentir, de penser » : « Qu’un mot va rassurer mes timides esprits ! » (B, 581).

Etonner : vient du latin tonus « tonnerre » d’où fut dérivé ex-ton-are « frapper d’une violente commotion » qui donna en ancien français estoner « ébranler, être ébranlé, paralysé ». Le sens s’adoucit à partir du XVIIe siècle, mais il faut préserver chez Racine le sens premier « être frappé d’une violente commotion (au figuré) » : « Ce coup sans doute est rude : il doit vous étonner » (B, 905).

Excès : vient du latin cedere « marcher », d’où fut dérivé ex-cedere « sortir de, aller hors de » qui donna le nom excessus

« sortie ». Cette forme, empruntée au latin dès le Moyen Age, garde chez Racine l’idée d’une sortie hors des limites, des normes : « A quel excès d’amour m’avez-vous amenée ! » (B, 1067).

Exciter : vient du latin ciere « mettre en mouvement », auquel fut ajouté un suffixe fréquentatif qui donna le verbe ci-tare « convoquer, citer en justice », puis par préfixation, ex-citare « pousser dehors ». Chez Racine, on retrouve partiellement cette idée de mouvement avec un sens « pousser à, inciter à » : « Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir » (B, 946) ; mais aussi l’acception « accroître, augmenter », l’idée de mouvement s’accompagnant d’une idée d’accroissement : « Excitent ma douleur, ma colère, ma haine » (B, 876).

Expliquer : vient du latin plectere « tresser, entrelacer », dérivé en plic-are « plier » puis ex-plicare « déplier » et au figuré, « expliquer ». Chez Racine, le verbe peut signifier « faire connaître », comme dans : « Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ? » (B,1001), mais aussi « parler longuement de « quelque chose », littéralement « déplier » sa pensée ou ses sentiments, en référence au sens étymologique : « Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour » (B, 6).

Flatter : vient du francique flat « plat », qui donna en ancien français flater « passer le plat de la main, caresser » (voir l’expression figurée « faire du plat à quelqu’un »). Chez Racine, flatter a toujours le sens négatif de « tromper par un faux espoir » : « Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs » (B, 245). De même, le nom flatteur désigne « celui qui caresse par des mensonges », comme dans : « Et, sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs » (B, 357), et l’adjectif homonyme signifie « qui trompe par une apparence séduisante » : « De votre changement la flatteuse apparence » (B, 1447.

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Funeste: emprunt au latin funestus « funèbre, funéraire, sinistre », adjectif lui-même dérivé de funus « funérailles, mort violente, ruine, perte, mort ». Il faut conserver ces connotations à des occurrences telles que : « Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ? » (B, 131), où mariage et mort contrastent fortement.

Fureur : vient de furere « être pris d’une agitation violente, être fou furieux, d’où fut dérivé furor « accès qui emporte hors de soi ». Il faut préserver cette idée d’excès, de sortie hors des normes chez Racine : «  Des flammes, de la faim, des fureurs intestines » (B, 231).

Généreux : vient du latin genus « naissance, race », puis « naissance noble, race noble ». Le nom donna par dérivation l’adjectif generosus « qui est de race noble », puis, « qui a des sentiments nobles et généreux ». C’est ce sens qui apparaît chez Racine : «  Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ? » (B, 12).

Idolâtre : vient du grec eidôlon « image » et latreuein « adorer », l’idolâtre étant celui qui adore les images (des dieux). Pour commenter les termes de ce paradigme lexical, ne pas oublier que les idolâtres sont, dans la Bible, les Gentils, admirateurs d’images, vouant un culte passionné aux faux dieux. Le mot a donc une coloration péjorative, comme dans : « Je ne prends point pour juge une cour idolâtre » (B, 355), même s’il exprime un « amour passionné » comme pour idolâtrie dans : « Antoine, qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie » (B, 391), ou le fait d’ « aimer passionnément » pour idolâtrer avec toutefois une nuance péjorative puisqu’il s’agit en général de passions condamnées ou condamnables.

Indiscret : Discret est un emprunt au latin discretus « séparé » pour signifier « capable de discerner  ce qui est séparé, distinct ». Discretus avait un antonyme,

indiscretus « non séparé », qui fut également emprunté et donna l’adjectif indiscret signifiant tout d’abord « qui manque de discernement » comme dans : « Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret/De votre solitude interrompt le secret » (B, 5557-558). Puis la paire antonymique évolua pour signifier aux XVIe-XVIIe siècles « réservé, modéré » pour discret et « immodéré » pour indiscret, second sens possible du mot.

Moment : emprunt au latin momentum, qui est une contraction de movimentum, au sens de « petite division du temps ». Conformément à cette étymologie, moment signifie donc « instant » chez Racine : « Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre » (B, 447) ; et l’expression, par exemple dans « Prêts à quitter le port de moments en moments » (B, 73), signifie « d’un instant à l’autre ».

Murmure : vient, par emprunt, du nom murmur « grondement sourd et roulant » créé par redoublement de l’onomatopée « mur » par laquelle on ferme les lèvres pour se taire ou émettre un son sourd, ce qui donna en ancien français murmure avec le sens premier de « bruit sourd de la voix », qui se retrouve chez Racine par exemple dans : « S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure » (B, 1140), mais aussi avec celui de « débat, querelle, avec des voix sourdes qui se font entendre », comme dans : « Mon cœur, libre d’ailleurs, sans craindre les murmures » (B, 727). Cela explique que murmurer signifie « disputer, reprocher ».

Parjure : vient du latin jus (et non de juro), d’où sont dérivés les verbes ejerare « récuser un juge » et per-jerare « faire un faux serment ». Cette dernière forme fut refaite en per-jurare « parjurer » et donna les noms perjurus « celui qui se parjure » et perjudium « parjure » au sens de faux serment. Tous deux furent empruntés au latin, mais sous une forme, parjure, qui a donc deux significations. Dans le vers

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suivant, le mot correspond au perjurus latin, puisque Bérénice englobe Titus dans la catégorie des hommes sans parole : « Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures » (B, 1184).

Presser : vient de pressare, forme fréquentative de premere « presser » (sens concret et figuré), qui prit en ancien français le sens complémentaire de « torturer, oppresser », lequel se retrouve chez Racine. Mais on rencontre aussi, lié à l’idée de mouvement, « se précipiter vers » et faire que quelque chose aille plus vite, précipiter : « Quelle raison subite presse votre départ » (B, 667-668). Ce dernier sens se retrouve dans le verbe dérivé s’empresser, qui signifie « faire quelque chose précipitamment » : « Ses femmes, à toute heure autour d’elle empressées » (B, 1203). Le nom presse, dérivé du verbe, désigne avant tout « l’action de presser » et, par métonymie, la « foule ».

Prévenir : vient du latin venire « venir », d’où fut dérivé prae-venire qui signifie « devancer », avec un sens concret initial. Mais le mot signifie aussi « avertir », comme le participe passé dans : « Et mon cœur, prévenu d’une crainte importune » (B, 1283) ou encore « donner à l’avance une opinion » comme dans : « Contre son innocence on veut me prévenir » (B, 909). Le nom prévention réfère ainsi à un sentiment irraisonné d’attirance, de répulsion, de méfiance qui « précède » tout examen et toute connaissance rationnels .

Prodiguer : vient par dérivation de prodigue, adjectif lui-même issu du participe passé de prodigere « pousser devant soi, faire aller, dépenser avec profusion, dissiper », prodigus, « qui gaspille, qui est abondant, ruineux ». Chez Racine on trouve des emplois concrets : « Je prodiguai mon sang ; tout fit place à mes armes » (B, 511).

Ravir : vient du latin rapere « emporter violemment, enlever de force », sens

premier qui se retrouve chez Racine par exemple dans : «  Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore » (B, 588). Mais nous avons aussi, dès l’ancien français, des acceptions dérivées, comme « s’en aller en courant ».

Respirer : vient du latin spirare (voir le mot « conspirer »), d’où fut dérivé re-spirare « renvoyer en soufflant, exhaler », puis, « reprendre haleine, se reposer, se remettre ». On retrouve chez Racine le sens initial, « inspirer de l’air » comme dans « Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez?» (B, 1129), et le sens figuré de « se remettre » : « Arsace, laisse-moi le temps de respirer » (B, 774).

Rude : emprunt au latin rudis « brut, grossier ». Au XVIIe siècle, l’adjectif désigne également ce qui est dur à supporter faute d’être dégrossi. Le sens est ainsi proche de « pénible » chez Racine : « Ah ! qu’il m’explique un silence si rude » (B, 643).

Sensible : vient du latin sentire « éprouver une sensation ou un sentiment », d’où fut dérivé l’adjectif sensibilis « qui est perceptible par les sens ». Mais au XVIIe, sensible signifie aussi « capable de sentiment » comme dans « Tout ce que, dans un cœur sensible et généreux » (B, 897) ou qui réagit à une sollicitation affective » : « La reine, en ce moment, sensible à vos bontés » (B, 333).

Souffrir : vient du latin ferre dont on connaît la diversité des emplois (« porter, supporter, apporter, rapporter, emporter ») et d’où fut dérivé suffere « se soutenir, se maintenir » mais aussi « supporter, endurer ». Ce sont ces deux derniers sens qui se retrouvent chez Racine :  « Hé quoi ! souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ! » (B,35) ; « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous/Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? » (B, 1113-1114).

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Soupirer : dérivé du latin spirare (voir le mot « conspirer ») en su(b)-spirare « respirer profondément, soupirer, dire en soupirant » et « se plaindre », qui subsiste notamment dans l’expression « soupirer après quelqu’un ». C’est ce dernier sens que nous rencontrons chez Racine : « Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire » (B, 1155). On dégagera la même connotation «plaintive » pour le nom soupir, comme dans : « Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ? » (B, 347).

Superflu : vient du latin fluere « couler », d’où fut dérivé super-fluere « déborder » qui donna l’adjectif superfluus « superflu » (littéralement : « ce qui déborde, donc qui n’est pas nécessaire ou qui est en trop ») . Chez Racine l’adjectif est proche d’« inutile (faute d’être nécessaire) » : « Après cinq ans d’amour et d’espoirs superflus » (B, 45) ; « Dis-moi, que produiront tes secours superflus » (B, 977). Attention, l’adjectif n’a pas la connotation péjorative qu’il a aujourd’hui dans des expressions comme « discours superflus » ou « c’est du superflu » dont l’interprétation sémantique tend à être infléchie par un rapprochement avec l’idée de « superficiel ».

Surprendre : composé du verbe prendre, issu lui-même du latin prehendere, contracté en prendre. Prendre a éliminé capere des différentes acceptions duquel il a hérité peu à peu. A côté du sens de base « étonner », comme dans : « Tant d’honneur, dont l’excès a surpris le sénat » (B, 525), il faut noter le sens plus particulier de « s’emparer par surprise ».

Tourmenter : vient du latin torquere : « faire tourner (une arme avant de la lancer), brandir (une arme), « tordre », puis « torture en tordant les membres du corps », d’où au sens moral, « torturer, harceler ». C’est ce dernier emploi qui est illustré chez Racine. De même, le nom tourment est issu d’un dérivé de torquere,

tormentum « machine à lancer des projectiles (sorte de catapulte), instrument de torture servant à tordre les membres », puis « la torture pour elle-même » d’où, au sens moral, « torture » : « D’un amant interdit soulagez le tourment ».

Trait : vient du latin tractus, participe passé de trahere « traîner, entraîner ». Trait désigna d’abord l’« action de tirer » puis, par métonymie, la « flèche » c'est-à-dire « ce qui est tiré », sens qui se retrouve chez Racine et qui renvoie à un cliché de la poésie amoureuse déjà largement employé par les poètes du XVIe siècle : « Mon cœur en ces lieux/Reçut le premier trait qui partit de vos yeux » (B, 189-190). Le nom attrait est le participe substantivé du verbe attragere, composé de attrahere « tirer à soi violemment » et, au figuré, « attirer » et de agere « mener », qui signifie « faire l’action d’attirer ». Attrait réfère à un « trait physique ou moral qui attire (violemment) : « Maintenant que je puis couronner tant d’attraits » (B, 441). Le verbe distraire est lui aussi dérivé de trahere sous la forme dis-trahere « tirer en sens divers, rompre, déchirer, séparer, partager ». Le sémantisme, chez Racine, peut correspondre à l’acception moderne de « se détourner de, chercher à oublier ». De même, il faut interpréter l’adjectif « distrait » comme qualifiant quelqu’un « qui se détourne, qui regarde ailleurs », par exemple dans : « Que vous dirais-je enfin ? Je fuis des yeux distraits » (B, 277), et non pas « qui est absorbé dans ses pensées, rêveur », acception prédominante aujourd’hui.

Vœu : forme populaire du latin votum. Chez Racine, le mot signifie souvent « prière », comme dans : «  Charge le ciel de vœux pour vos prospérités » (B, 334), mais aussi « dessein, souhait, intention », comme dans : « Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal » (B, 42) ou encore « amour, sentiment ».

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III. LE TEMPS DE LA FABLE : L’HISTOIRE ROMAINE

1. Rome à l’époque de Titus

Néron et l’année des quatre empereurs0

L’impopularité de Néron sonne le glas du règne de la dynastie d’Auguste et plonge l’Empire dans la guerre civile.

Néron (règne 54-68) est le dernier représentant des Julio-Claudiens, la dynastie fondée par Auguste. Il n’a que seize ans lorsqu’il succède à son père adoptif Claude ; il est alors guidé par des conseillers compétents, et les premières années de son règne apparaîtront par la suite comme un âge d’or. Plusieurs années de pouvoir finissent néanmoins par l’opposer au Sénat. En 65, il découvre et réprime violemment une grande conspiration dirigée contre lui. Il provoque aussi le mécontentement des riches en confisquant leurs propriétés. Enfin, la population le soupçonne, à tort, d’avoir allumé l’incendie qui a détruit le centre de Rome en 64. Néron ne fait qu’accentuer le doute : il rachète les terrains incendiés pour y faire bâtir sa Maison dorée, une luxueuse villa à jardins au cœur de la capitale.Son règne prend fin en 68 lorsque Vindex en Galles, puis Galba en Espagne entrent en rebéllion. Vindex est bientôt vaincu, mais Néron perd le soutien de Rome et se suicide en juin0. Lui succède Galba0, un vieil homme, qui entre dans Rome à l’automne 68 ; il est assassiné sur le Forum en janvier de l’année suivante.

Lorsque son meurtrier, Othon0, prend le pouvoir à Rome, les légions du Rhin se

sont déjà déclarées en faveur de leur propre commandant, Aulus Vitellius0. En Italie, Othon dispose de peu de troupes ; il est vaincu par l’armée de Vitellius lors de la première bataille de Crémone en avril. Vitellius prend alors le contrôle de Rome, mais en juillet un nouvel empereur est proclamé en Orient : Titus Flavius Vespasianus (Vespasien), qui dirige alors les opérations de la guerre contre les Juifs. Les légions du Danube se déclarent en faveur de Vespasien et, menées par Antonius Primus, elles défont les Vitelliens en septembre 69, lors de la seconde bataille de Crémone. En décembre, l’armée flavienne se fraie un chemin jusqu’à Rome, déloge Vitellius de sa cachette et le tue, lui aussi, sur le forum. Vespasien devient le maître incontesté du monde romain, le quatrième et dernier empereur de cette année 69 mouvementée.

La dynastie des Flaviens (70-96)0

Après « l’année des 4 empereurs », Vespasien, légat de Judée, proclamé imperator depuis juillet 69, en Orient, fit son entrée dans Rome à l’automne 70. Il était âgé de 60 ans, d’origine italienne et issu d’une famille d’officiers subalternes du côté paternel et d’un milieu de notables par sa mère.

Robuste, probe, sans ambition personnelle, sans génie, mais doué de bon sens, il entreprit de restaurer l’Etat augustéen, en

0 Chris Scarre, Altas de la Rome antique, Paris, Editions Autrement, collection « Atlas/Mémoires », 1995.0 Déclaré ennemi public par le Sénat, il s’enfuit de Rome et se suicida à l’âge de trente et un ans dans la villa d’un de ses affranchis, située dans les faubourgs.0 Galba était gouverneur de l’Espagne tarraconaise ; il avait plus de soixante-dix ans lorsqu’il fut élu empereur.0 Othon, ami et partisan de Néron, s’était allié à Galba dans l’espoir d’être nommé son successeur. Lorsque celui-ci lui préféra quelqu’un d’autre, Othon les fit tous deux assassiner.0 Vitellius marcha sur Rome où il prit le pouvoir, avec pour seul résultat de se faire déposer par les partisans de Vespasien.0 Odile Wattel, Petit Atlas historique de l’Antiquité romaine, Paris, Armand Colin, « U Histoire », 1998.

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associant ses deux fils à l’exercice du pouvoir.

Règnes de Vespasien et de Titus (69-81) : le principat fut institutionnalisé par la lex de imperio Vespasiani (70), un texte de circonstance, destiné à régulariser la situation et s’inscrivant dans la continuité. Vespasien proclama l’hérédité de ses fils au principat et gouverna en maître absolu ; il réduisit le Sénat à 200 familles et le compléta par des chevaliers, des officiers, des notables municipaux. Il restaura les finances publiques, en procédant à des centuriations (cadastre d’Orange) et intégra les biens de la famille impériale dans le domaine public.Il renforça la défense des frontières avec Titus, dont le règne fut trop court (79-81) pour être significatif.

Domitien (81-96) fut un bon administrateur, mais son autoritarisme heurta l’opposition sénatoriale, qui le fit assassiner en 96 et vota la « damnation de sa mémoire ».

2. L’Empire romain en Orient et la guerre de Judée

Au cours des 1er et 2ème siècle avant Jésus-Christ, Rome prend le contrôle de l’Asie Mineure, du Levant et de l’Egypte. Elle acquiert quelques-uns des territoires les plus riches du monde méditerranéen.

Les régions florissantes s’inspirent de la culture grecque depuis plusieurs siècles et l’on y parle grec plutôt que latin. Mais l’influence hellénistique n’empêche pas divers traditions locales et langages primitifs de subsister. Ainsi se pratiquent des religions exotiques telles le culte de l’Artémis Aux Multiples Seins à Ephèse, le culte du Soleil à Héliopolis (Baalbek) et à

Emèse, et la religion pharaonique en Egypte, sans oublier le monothéisme intransigeant des Juifs qu’on trouve non seulement en Judée, mais aussi à Alexandrie et dans d’autres villes0.

Les provinces d’Asie Mineure (Odile Wattel, op. cit.) où l’on distingue la Commagène et la Cilicie

La guerre de Judée (66-74)0

Depuis le début des années soixante, la Judée est en état de révolte permanent contre les Romains : à Césarée, capitale grecque de la province et à Jérusalem, ville sanctuaire, en état de siège depuis 66. Au printemps 67, Vespasien fut chargé par Néron de l’offensive avec trois légions : fin 67, il reprit la Haute-Galilée, défendue, entre autres, par Flavius Josèphe0

(Jotapata, Tibériade, Gamala, le mont Thabor, Gischala).

En 68, la guerre civile en Judée fut animée par un zélote0, Jean de Gischala, qui s’appuyait sur le parti populaire et occupa

0 Chris Scarre, op. cit., p. 74.0 Odile Wattel, op. cit., p. 720 Flavius Josèphe : né en 37-38, mort après 93 ? Issu d’une famille sacerdotale de Palestine, auteur de la Guerre Juive, un récit sous influence romaine, écrit à la fin de la guerre.0 Zélote : parti de Judas, prônant l’action violente, pour contribuer à la venue du Messie.

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Jérusalem. Au printemps 68, Vespasien renonça à assiéger Jérusalem, mais isola la ville en reprenant les cités du nord de la Judée, de Samarie et la Pérée. Après la mort de Néron, en juin 68, et le début de la guerre civile, aucune action d’envergure ne fut entreprise par Vespasien, jusqu’à sa proclamation impériale par les armées d’Egypte. En juillet 69, Titus assura la relève : il reprit Hébron et quelques cantons de Judée, que les zélotes avaient récupéré entre temps, il reçut des renforts de Syrie et d’Egypte aussi, fin 69, quatre villes échappaient encore à la domination romaine : Jérusalem, Herodium, Machéronte et Masada.

Le siège de Jérusalem par Titus fut immortalisé dans le décor sculpté de l’arc dédié au futur empereur sur le forum républicain. La reconquête de la ville, entreprise à partir du printemps 70, s’annonçait difficile, dans la mesure où depuis 69, deux nouvelles factions, rivales de celle des zélotes, dirigées par Simon Bar-Giora et Eléazar pendant quelques mois, se partageaient le site et le temple de Jérusalem. L’unanimité face aux Romains transcendait les divisions internes, même si certains modérés, comme Flavius Josèphe, collaborèrent avec les Romains et prônèrent en vain la reddition. La famine, l’épuisement eurent raison de la résistance juive et la ville tomba aux mains des armées de Titus, fin août-début septembre 70. Le temple fut incendié, la ville rasée, 97000 juifs furent vendus en esclavage et plus d’un million périrent. Titus rapporta des trophées symboliques (le chandelier à sept branches, la ménorah, les trompettes d’argent, des vases à encens) et des prisonniers aussi emblématiques que Simon Bar-Giora pour son triomphe.

Si, après son départ, les villes d’Herodium et Machéronte furent reprises par le gouverneur de Palestine (Bassus), la forteresse de Masada, résista jusqu’en avril 74 ; la fin tragique de cette cité présente

des similitudes avec la chute de Carthage en 146 : suicide collectif des habitants.

La « paix flavienne » après 70 : la Palestine devint une province impériale dirigée de Césarée, devenue colonia Prima Flavia Augusta Caesarensis, par un sénateur de rang prétorien et non plus un prétorien et non plus un procurateur. La Xème légion devint permanente et fut cantonnée à Jérusalem.

Occupation de la Commagène et liquidation de l’état d’Antiochus dès 720.

La sécurité des frontières fut une priorité des Flaviens. La réorganisation administrative des provinces d’Asie Mineure : la liquidation des Etats d’Antiochus IV, roi de Commagène et d’Aristobulos, souverain d’Arménie Mineure, fut suivie de nouvelles annexions territoriales et d’incorporations aux provinces avoisinantes. L’Arménie Mineure fut intégrée à la Cappadoce, en 71-72, la Commagène rattachée à la Syrie en 72-73. De nouvelles provinces furent créées, telles la Galatie-Cappadoce, en 73-74, résultant de la fusion de deux provinces existantes, élevée au rang proconsulaire ; la Cilicie, jusque-là sous gestion syrienne et la Lycie-Pamphylie, détachée de Galatie en 73-74, toutes deux dirigées par des gouverneurs impériaux de rang prétorien. La cause directe de cette réforme administrative dans la partie orientale de l’Empire fut l’occupation de la Commagène, qui était trop vaste pour être intégrée aux provinces voisines.

Cette réorganisation s’accompagna d’une réforme fiscale (fiscus asiaticus) et d’une ingérence croissante des Flaviens dans les affaires de l’administration provinciale du Sénat (proconsuls de l’entourage impérial, aux mandats prorogés de plusieurs années).

0 Odile Wattel, op. cit.

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3. La sacralisation de l’empereur romain0

La personne de l’empereur possède une aura particulière qui a fait naître une véritable mystique impériale ; cette dernière a accru les pouvoirs du prince et a interdit d’en fixer les limites. De ce fait les dieux interviennent pour montrer aux hommes quel est le dirigeant le meilleur pour eux. Ils envoient des signes de toutes sortes pour le signifier.

Les signes envoyés par les dieux

Les plus concrets sont les présages matériels ou les songes et tout ce que peuvent indiquer les horoscopes à une époque où l’astrologie est acceptée par tous. Dans tous les récits de la jeunesse et de la vie des empereurs il y a une place pour un regroupement des signes qui ont frappé l’opinion. Ce fut le cas d’Auguste lui-même qui pût être considéré comme le fils d’Apollon apparu à sa mère sous la forme d’un serpent, et pour qui, le jour de sa naissance, on fit la prédiction « qu’il était né un maître de l’univers ».Deux autres exemples sont aussi significatifs. Vespasien reçut des présages très personnels offerts directement par les dieux ou provoqués par lui-même quand il consulta l’oracle du dieu Carmel ou lorsqu’il guérit l’aveugle et l’infirme à Alexandrie. C’est là que Sérapis lui confirma peut-être son destin. En ce qui concerne Septime Sévère, Dion Cassius avait pu écrire un livre entier sur les signes qui, durant toute sa vie, l’avaient destiné à l’Empire ; il s’était assis sur le trône de Commode, il avait accepté une toge appartenant à ce même empereur, il avait eu des songes dont celui où il était allaité par une louve comme Romulus et Rémus.

En outre, il possédait un horoscope qui le destinait à l’Empire. Tous les empereurs apparaissent ainsi comme issus du choix

des dieux et protégés par eux ; cette protection est rendue plus éclatante par la participation à la Victoire.

La Victoire

Dion Cassius a pu écrire : « La puissance de l’empereur vient de la Victoire ». Ce qui était une des grandes caractéristiques du pouvoir d’Octave-Auguste subsiste après lui. L’idée s’est établie que les dieux ont choisi un homme pour être porteur de la Victoire et aucun empereur n’a pu se passer de la marque de la Victoire. Certains la possèdent lors de leur avènement parce qu’ils ont participé auparavant à des campagnes militaires ; c’est le cas de Vespasien et de Titus, celui de Trajan ou de Septime Sévère. D’autres l’ont recherchée pendant leur règne pour affirmer, ou confirmer aux yeux de tous, leur légitimité. Quelques campagnes menées par Domitien peuvent ainsi trouver leur justification ; des empereurs très pacifiques, comme Antonin le Pieux, célébrèrent des jeux en l’honneur de la Victoire.Etant donné que l’empereur est le victorieux par excellence, il est le seul homme qui puisse célébrer le triomphe et être, pendant une journée, l’égal et l’image de Jupiter dans la grande procession qui monte au Capitole.

Les « Vertus Augustes »

Cette « théologie de la Victoire », pour reprendre l’expression de J. Gagé, a provoqué le développement de « vertus » divinisées autour de l’empereur et de sa famille. Elles furent rattachées à la personne impériale parce que, à travers lui, elles étaient les garantes visibles de la protection divine. Dès Auguste il en fut ainsi de la Concordia, l’accord dans le monde romain entre l’empereur et les hommes qui y vivent, de la Pax mise en valeur avec

0 Odile Wattel, op. cit., p. 248-252.

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l’inauguration sur le Champ de Mars de son grand autel en 9 av. J.-C., des quatre vertus cardinales dont les noms étaient inscrits sur le bouclier d’or de la curie, virtus, clementia, iustitia, pietas. Elles continuent à être mises au premier plan sous les successeurs d’Auguste. La légitimité du pouvoir de chaque empereur provient de la possession et de la pratique de ces vertus. Bien d’autres vertus divinisées sont apparues au fil des temps, suivant les goûts de chaque empereur et les événements du moment ; la liste serait longue. Mais il en est deux plus importantes. Felicitas (le Bonheur) prit une place de premier plan à partir du principat de Galba et se développa sous Trajan puis Hadrien ; elle assurait à chacune une perspective de prospérité, de bonheur, de succès ; elle s’intéressait à tous, l’empereur, sa famille, Rome, le monde entier. Cette vertu était étroitement liée à celle d’Aerternitas, éternité du monde romain, éternité du pouvoir impérial, éternité de Rome grâce à l’association étroite des empereurs et des dieux. C’est l’affirmation que le pouvoir détenu par un homme trouve ses sources dans le monde des dieux et exprime les aspirations diverses des Romains. Cette part de surnaturel et de mystique est essentielle dans toutes ces vertus qui reçoivent un culte et sont publiquement mises en valeur sur les revers monétaires, expression de la volonté impériale.

La personne sacrée du prince

Ce caractère est souligné par l’existence du serment prêté par les civils comme les militaires dans l’ensemble de l’Empire dès Auguste.

Le sacramentum attachait le soldat à l’empereur et faisait passer le charisme de Victoire présent dans la personne impériale dans chacun des soldats.

Par ce serment « pour le salut, l’honneur et la victoire » les personnes de l’empereur et des membres de sa famille étaient placées dans la position de garantes de l’ordre voulu par les dieux.Le caractère sacré de la personne impériale était mis en valeur par l’existence du « palais impérial » qui était resté modeste jusqu’à Néron, mais qui se développa de façon spectaculaire avec la Domus Aurea de ce dernier (non achevée) et avec le palais de Domitien qui fit de la colline du Palatin une colline « impériale ». Dans la partie officielle l’impression d’être dans une demeure réservée à un homme de caractère sacré était marquée par l’entrée monumentale, l’immense salle d’audience avec son estrade élevé, sa salle à manger d’apparat. Le cérémonial impérial marquait la place particulière tenue par le prince dans la société de son temps ; un silence religieux l’entourait lors des cérémonies, il était impossible de le regarder en face et de le toucher, le nom de pulvinar (couche divine) était donné à la tribune impériale du Grand Cirque, des acclamations rythmées l’accueillaient en public ; la salle d’audience fut appelée « sacrée » et le palais « temple ». Le couronnement de cette sacralisation de l’empereur vivant ne pouvait être que sa divinisation après sa mort.

Le culte impérial : l’apothéose

Le culte impérial est un élément essentiel d’affirmation d’un pouvoir sacralisé à la recherche d’une légitimité. Il découle directement de la sacralisation, de la surhumanisation du prince de son vivant. Il est réservé à certains princes et membres de la famille impériale jugés dignes, après leur mort, des caeleste honores.La divinisation porte, en latin, le nom de consecratio, c’est-à-dire le mot qui désigne toute introduction d’un culte nouveau, toute reconnaissance officielle d’un culte. Comme il est normal dans ce domaine,

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c’est au sénat de prendre la décision et de dire si l’empereur mort est digne de la divinisation considérée comme une récompense réelle des « vertus » de l’homme. Le sénat peut d’ailleurs aller à l’inverse et prononcer la « condamnation de la mémoire » (damnatio memoriae), c’est-à-dire faire disparaître de l’histoire de Rome un empereur en faisant marteler son nom sur les monuments et en faisant briser ses effigies. Ce fut le sort réservé à Néron, à Domitien et, pour un temps, à Commode.Une cérémonie imposante et publique marque la consécration. Nous la connaissons grâce aux descriptions faites par Dion Cassius pour Auguste et pour Pertinax. Elle symbolise le passage de l’état d’homme à celui de divinité. Une image de cire du défunt est exposée sur le Forum, à Rome, l’éloge funèbre est prononcé par le successeur (la justification de la consécration), un cortège accompagne l’image de cire au Champ de Mars avec les sénateurs, les chevaliers, des troupes et la famille impériale. Au Champ de Mars, en dehors des limites du pomoerium, est dressé un bûcher monumental de trois étages, orné d’ivoire et d’or, de tentures, de statues et surmonté d’un quadrige guidé par l’empereur mort. Le feu est mis à l’ensemble et un aigle est lâché du sommet, vrai symbole de la consécration, car considéré comme emportant l’âme de l’empereur parmi les dieux. L’empereur mort est alors devenu un divus, un divinisé, accueilli parmi les dieux en tant que nouveau dieu à part entière.Au 1er siècle, Auguste (Divus Augustus), Claude, Vespasien, Titus et Nerva furent « consacrés ». Le début du culte impérial resta limité sous les Julio-Claudiens, mais le changement de dynastie, à la mort de Néron, transforma la perception du culte impérial. En effet, pour légitimer leur prise de pouvoir, les Flaviens se placèrent dans la continuité de l’action d’Auguste. A partir de ce moment le culte impérial sert à souligner cette continuité sans faille du

pouvoir impérial à travers les changements d’hommes et de dynasties. La « chaîne des divinisés » est devenue la garante de l’éternité de la puissance romaine.

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4. Bérénice dans l’Histoire0

Mais qui connaît la vraie Bérénice, figure historique qui a vécu la guerre de Judée et la destruction du Temple en 70 ? Bérénice, descendante d’Hérode et des Maccabées, princesse déchirée entre deux cultures, honnie par les Juifs parce qu’elle était trop romaine, et par les Romains parce qu’elle était juive. Bérénice la réprouvée.

Personne, pas même les historiens : « on sait qu’elle a existé et qu’elle était très mal vue. Mais d’elle-même, on ne sait rien », admet Maurice Sartre. « Elle était peut-être affreuse, qui sait ? Racine a brodé à partir d’une phrase de Suétone », plaisante Pierre Vidal-Naquet. Nul portrait, pas une description, rien. La tradition rabbinique l’ignore. Les auteurs romains la caricaturent. Même Flavius Josèphe, issu du même milieu, qui, comme elle, accompagna les empereurs Flaviens dans leur ascension, reste discret.

Deux mille ans plus tard, Bérénice demeure une oubliée de l’Histoire, sauf dans la version édulcorée, apolitique, des auteurs classiques. Elle a été pourtant reine, deux fois, elle a joué, au côté de son frère, le roi Agrippa II, un rôle majeur d’intermédiaire entre les Romains et les Juifs, et tenté d’éviter la guerre de Judée ; elle a organisé et aidé le couronnement de Vespasien, puis participé à la vie politique romaine, au côté de Titus ; elle a même, peut-être, failli réaliser son rêve d’un empire romain d’Orient. Oui, Bérénice, la grande amoureuse, était d’abord une politique, une femme de pouvoir, élevée, comme Cléopâtre, au milieu des intrigues de palais, dans une société où les femmes ne pouvaient gouverner que par procuration. Une ambitieuse ? Sans doute. Une traîtresse ? C’est moins clair.

Au premier siècle de notre ère, l’Etat Juif, constitué deux cents ans auparavant, n’est plus qu’un souvenir. Hellénisé puis romanisé, c’est une mosaïque de micro-royaumes et de cités.

Les descendants d’Hérode, imposé par les Romains et Juif douteux, puisque sa mère était arabe, ne bénéficient plus d’aucune aura religieuse. Rois-clients, totalement dépendants de l’Empire, ils portent des noms grecs, parlent le grec à côté de l’araméen, mais pas l’hébreu, réservé au sacerdoce. Le père de Bérénice, Agrippa 1er, a été élevé à Rome avec le futur empereur Claude. A la tête d’armées mercenaires, ils vivent dans des palais fastueux, ou à l’étranger, à Rome, à Alexandrie, dans une sorte de jet-set avant l’heure, à l’écart de leur peuple.

Bérénice, pur produit de cette élite cosmopolite, est plus près d’un juif hérétique comme l’apôtre Paul, citoyen romain né à Tarse (Cilicie), qu’elle visitera en prison, que d’un Simon Bar Gioras, héros des indépendantistes, qui soulève les paysans, libère les esclaves et terrorise les possédants.

Née en 28 ou en 29, à Jérusalem, elle a mené une vie de nomade de luxe entre les citadelles du clan, avant d’être mariée très jeune au fils d’une illustre famille juive d’Alexandrie. Le port fondé par Alexandre au nord de l’Egypte abrite la communauté la plus brillante, la plus hellénisée de la diaspora. Son mari, Marcus Alexander, est le neveu du philosophe Philon et le frère de Tibère Alexandre – lequel abjurera sa religion pour faire carrière dans l’administration romaine. Bérénice y vit cinq ans, de 41 à 46, jusqu’à la mort de son époux.

A moins de 20 ans, elle est remariée à son oncle Hérode, roi de Chalcis (au sud de la Syrie), dont elle a deux fils, avant de se retrouver pour la seconde fois veuve, en 48. Elle revient vivre auprès de son frère à Césarée de Philippe (à la frontière actuelle du Liban, de la Syrie et d’Israël), dont il a fait sa capitale. La rumeur leur prête aussitôt des relations incestueuses, justifiées il est vrai par la réputation de la famille – Salomé est leur cousine.

0 Véronique Maurus, « Bérénice la réprouvée », le Monde, 22 août 2004.

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Pour faire taire les mauvaises langues, Bérénice se remarie donc une troisième fois avec Polémon, roi de Cilicie (sud de la Turquie), qui se convertit pour l’épouser. Mal lui en prend puisqu’elle l’abandonne pour revenir auprès d’Agrippa.

En Palestine, la révolte gronde contre le joug de l’Empire dont le poids est partout visible. Césarée, comme Jaffa, Gaza et Sébasté (Samarie) se sont converties au mode de vie greco-romain. Même Jérusalem a un gymnase, un théâtre, une agora, un hippodrome, des thermes. Craignant une dilution de l’identité juive dans la culture dominante, une partie de la population s’est crispée. Les différends culturels et religieux recoupent une vraie lutte de classes. Entre l’aristocratie hellénisée des villes et les Juifs pieux fidèles à la Torah, entre les notable pro-Romains et le peuple écrasé d’impôts, l’abîme s’est creusé. Les maladresses et la brutalité du procurateur Florus ont exacerbé les tensions.

Bérénice se trouve à Jérusalem au début de l’été 66, lorsque Florus puise dans le trésor du Temple et provoque des émeutes qu’il réprime aussitôt dans le sang. Elle plaide la clémence, en vain ; le procurateur reste inflexible, la foule les hue.

Agrippa se précipite à Jérusalem et tente de calmer les esprits avec l’appui des principaux citoyens et du chef des prêtres. Nous ne sommes pas de taille, dit-il en substance, les Romains sont beaucoup plus forts et ne feront pas de cadeaux : ils extermineront notre race. Songez au sort des Juifs de la diaspora, songez aux principes que vous défendez… Il ébranle les insurgés, mais réveille in fine leur colère en conseillant de se ranger sous l’autorité de Florus. Le roi doit fuir vers le nord avec Bérénice, après avoir échappé de peu aux émeutiers qui saccagent leur palais. Des notables et même de jeunes prêtres se rallient à la révolte, et prennent le pouvoir à Jérusalem. La guerre est désormais inévitable.

Au printemps 67, quand le général Vespasien débarque en Palestine pour mater la rébellion, Bérénice et Agrippa font aussitôt allégeance. Ils n’ont guère le choix, leur royaume part en éclats. Tout au plus peuvent-ils espérer sauver l’essentiel, c’est-à-dire le Temple. Le début de la campagne semble leur donner raison. Vespasien a vite repris le contrôle de la Galilée et épargne Jérusalem, où la guerre civile fait rage. Il se contente de l’isoler, en passant par la côte, prend Césarée-maritime et Jaffa, puis, rejoint par son fils Titus qui a ramené une légion d’Alexandrie à marche forcée, le général romain s’établit dans le palais d’Agrippa, à Césarée de Philippe, où il est fastueusement reçu à la fin de l’hiver 67.

Titus a 29 ans. Bérénice 39. C’est une grande dame, richissime, sans doute fort séduisante, qui connaît par cœur les arcanes politiques de la région et dispose de puissants appuis. Titus, guerrier hors pair, intelligent, passionné – et débauché notoire -, est subjugué. Vespasien ne l’est pas moins, mais pour d’autres raisons. Flavius Josèphe, qu’il a capturé en Galilée, lui a prédit qu’il deviendrait empereur. C’est alors tout sauf évident : issu de la bourgeoisie provinciale, Vespasien est certes un bon stratège, mais un courtisan pitoyable, dont la rusticité et l’avarice proverbiale suscitent les lazzis de la cour. Pourtant, la prédiction l’a ébranlé. Son fils lui aussi, dans les bras de Bérénice, se prend à rêver d’un grand destin.

En juin 68, Néron est « suicidé ». La prophétie commence à devenir crédible. Titus est expédié à Rome pour saluer le nouvel empereur, mais, à mi-chemin, il apprend que celui-ci, à son tour, a été assassiné. Deux successeurs se disputent l’empire. Titus revient illico pour informer son père et retrouver sa maîtresse. Vespasien, de plus en plus ébranlé, fait durer la campagne de Judée. Il attend son heure. Mais Bérénice, dans la coulisse, agit. Elle aussi a cru Josèphe, son allié de classe, peut-être même un lointain parent.

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Elle utilise ses innombrables relations auprès des clients de Rome, en Syrie, en Phénicie, en Cilicie, à Alexandrie, etc. Peu à peu, l’idée de faire proclamer Vespasien empereur par les armées d’Orient fait son chemin.

C’est d’Alexandrie que part l’initiative. Le 1er juillet 69, le préfet d’Egypte Tibère Alexandre – ex-beau-frère de Bérénice – fait jurer fidélité à Vespasien par ses légions. L’armée de Judée suit. Le gouverneur de Syrie, Mucien, cède, lui aussi, aux instances de Bérénice, venue sur place le convaincre : tandis que Vespasien attendra à Alexandrie, Mucien marchera sur Rome pour défendre son « poulain », qu’il fait proclamer empereur le 20 décembre 69. Contre toute attente, la prophétie s’est réalisée.

Vespasien, l’hiver passé, regagne sa nouvelle capitale, laissant à Titus, assisté de Tibère Alexandre, le soin de prendre Jérusalem. La ville, isolée, déchirée entre des factions rivales, est dans un état épouvantable. Le siège, pourtant, durera six mois. Bérénice n’y assiste pas. A-t-elle fait promettre à son amant d’épargner le Temple ? En tout cas, selon Josèphe, Titus cherchera jusqu’au bout à protéger le saint des saints. C’est un centurion qui, désobéissant aux ordres, jette le brandon fatal, le 29 août 70. Le Bâtiment le plus sacré des juifs est en cendres. Des milliers de rebelles sont massacrés, réduits en esclavage, crucifiés ou jetés dans les arènes.

En septembre, Titus rejoint Bérénice à Césarée de Philippe, puis entreprend un circuit de retour triomphal qui le mène jusqu’à Antioche – où il s’oppose à l’expulsion des juifs réclamée par les Syriens – avant de retraverser la Judée pour gagner Alexandrie. En passant par Memphis, il ceint un diadème, suivant le rite d’Apis. La rumeur court aussitôt qu’il veut se faire couronner roi d’Orient. Titus a-t-il un moment caressé le rêve de régner sur place, auprès de la femme qu’il aime ?

Vespasien, en tout cas, prend l’idée très au sérieux et Titus s’empresse de démentir. Il regagne l’Italie pour rassurer son père, avec qui il partagera le triomphe, puis, de plus en plus, le pouvoir.

La suite est mieux connue. A Rome, Bérénice a rejoint Titus qui l’installe, en 75, dans son palais, et promet de l’épouser, bravant le scandale. La princesse, à 48 ans, ne peut plus donner un héritier au futur empereur et souffre d’une réputation exécrable, tant auprès des Juifs que des Romains, largement antisémites. Les philosophes cyniques se gaussent – et seront pour cela poursuivis. Le Sénat redoute l’influence politique du « clan juif » qui comprend, outre la princesse, son frère Agrippa, Josèphe et Tibère Alexandre. L’empereur Vespasien, lui, s’inquiète encore de ses visées sur l’empire d’Orient. Sous leurs pressions conjuguées, Titus se résigne. En 78, il renvoie Bérénice, « malgré lui, malgré elle », écrit Suétone.

Dans sa jeunesse, le prince passait pour un homme violent, avide et dépravé. Or, en 79, quand il succède à Vespasien, il se transforme du tout au tout, devient clément, généreux, intègre, au point que le même Suétone, surpris, le qualifie de « délice du genre humain ». Bérénice peut-elle être étrangère à cette mue extraordinaire, elle qui, pendant onze ans, a aimé et préparé le prince à ses futures fonctions ? Ou est-ce au contraire son départ qui l’a provoquée ?On ne le saura jamais. Titus, après deux ans de règne, est emporté par une malaria foudroyante et meurt, en septembre 81, sans avoir voulu revoir sa maîtresse.

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IV. APPROFONDISSEMENT : LE CROISEMENT DES MULTIPLES RÉÉCRITURES DANS BÉRÉNICE

1. Quelle tragédie pour Bérénice ?

1.1. De la source historique à l’élaboration d’un mythe exemplaire

Dès que ma flamme expire, un mot la fait renaître,Et mon cœur malgré moi rappelle un souvenirQue je n’ose écouter, et ne saurais bannir.Ma raison s’en veut faire en vain un sacrifice,Tout me ramène ici, tout m’offre Bérénice,Et même je ne sais par quel pressentiment,Je n’ai souffert personne en son Appartement,Mais depuis cet Adieu si cruel et si tendre,Il est demeuré vide et semble encor l’attendre.(Corneille, Tite et Bérénice, II, 1, vv. 448-456)

« Racine - écrit Georges Couton dans une note de son édition de Tite et Bérénice0 - ne fait pas état de cette première rupture ; c’est une des différences importantes entre les deux pièces ». Il faut la souligner, en effet. Une première fois, sous le principat de Vespasien, Bérénice avait dû se séparer d’un Titus cédant au désaveu de la Ville et à la pression de son père. Ce fut sans doute alors invitus invitam, mais Suétone, l’inventeur de la formule, s’est dispensé de rapporter ce premier renoncement, résultat de pressions extérieures : tout à son désir de statufier le onzième César, il n’a retenu que le renvoi de Bérénice par le Titus empereur, insistant sur le fait que cette rupture couronnait la conversion d’un prétendant au pouvoir cupide, cruel et débauché, en prince parfait

de tous points. En escamotant ce premier épisode distinct, il a donc négligé cette information essentielle, transmise par Dion Cassius, l’historien auquel réfère Corneille dans son édition de Tite et Bérénice, selon laquelle Bérénice était retournée à Rome après l’accession de Titus au principat, sans parvenir à reconquérir son amant, devenu « continent ». Le parti pris de Suétone a fait école : à l’exception de l’historien Coëffeteau, les écrivains français qui, au XVIIe siècle, se sont livrés à « l’élaboration d’un couple exemplaire », pour reprendre la formule de Georges Couton, n’y ont pas regardé de près. Tout à la construction du mythe de la séparation contrainte et acceptée de deux amants parfaits, ils ont préféré la version selon laquelle les deux amants se sont séparés une fois pour toutes, certains même suivant aveuglément Suétone en mettant la séparation au compte du Titus Tout-puissant, et non du Titus encore soumis à son père. Racine ne s’est pas posé plus de questions que le Père Le Moyne ou Scudéry0 : au mythe littéraire de la séparation de Didon et d’Enée faisait désormais pendant le mythe historique de la séparation de Bérénice et de Titus devenu sujet de littérature morale et de littérature élégiaque0. Dans les deux cas une séparation, les désastres sentimentaux dignes de mémoire et de poésie ne se pouvant envisager, semble-t-il, en dehors de cette unicité qui les rend exemplaires.

0Corneille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1987 : n. 3 de la p. 993 (p. 1618).0 Ce sont en effet les deux auteurs qui ont joué le rôle le plus important dans cette «  élaboration d’un couple exemplaire », comme l’a bien souligné Georges Couton (le Père Le Moyne. Les Peintures morales où les passions sont représentées par tableaux, par caractères et par questions nouvelles et curieuses, 1640-1643 ; Georges de Scudéry, Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques, 1642). Précisons que chez Scudéry, Titus n’est pas encore devenu empereur.0 Sur ce point on ne saurait trop souligner le rôle capital d’intermédiaire joué par Scudéry : ses Femmes illustres en prolongeant les Héroïdes d’Ovide, dont elles sont une imitation, contribuaient à rapprocher Bérénice séparée de Titus de toutes ces héroïnes séparées de leurs amants ou de leurs maris qu’avait chantées Ovide, et parmi lesquelles figurait justement Didon écrivant à Enée (et aussi Phèdre à Hippolyte, Ariane à Thésée, Médée à Jason).

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Corneille ne l’a pas jugé ainsi : lui, le plus « historien » des auteurs de tragédie du XVIIe siècle, lui qui pour légitimer cet aspect de sa dramaturgie n’avait cessé de ferrailler pendant trente ans contre les champions du règne exclusif de la vraisemblance, avait été quelques mois plus tôt la cible de Racine qui lui avait reproché d’avoir commis de graves entorses à la chronologie impériale dans Héraclius0. Quoique devenue un mythe littéraire, l’aventure de Titus et de Bérénice était d’abord historique, et Corneille, revenant au théâtre après trois ans de silence, ne pouvait guère se permettre de paraître moins historien que son agressif émule avait prétendu l’être dans son récent Britannicus - et ce, alors même qu’il ignorait en choisissant le sujet de Titus et de Bérénice qu’il allait se trouver concurrencé par Racine0 - : s’approcher au plus près de l’histoire - avec tout ce que cela signifie pour un auteur de tragédie0 -, c’était rester plus que jamais fidèle à soi. Or Coëffeteau, dont l’Histoire romaine (1623) fait la synthèse des différents historiens anciens, n’a pas omis de signaler la première séparation. l’Histoire romaine était dans toutes les bibliothèques, et elle a fourni bien souvent la base des recherches historiques auxquelles s’est livré Corneille avant d’élaborer ses pièces.

Dès lors, en construisant son intrigue sur une ultime séparation des amants qui succédait à un premier renvoi de Bérénice, il se montrait fidèle à une

vulgate historique qui aurait dû nourrir le mythe de la séparation des amants, comme elle le fait dans sa propre pièce, plutôt que s’effacer devant la version quintessenciée des prosateurs et des poètes.

Fidélité historique donc, que Corneille n’a pas manqué de souligner dans ce qui tient lieu de préface à sa pièce : des extraits de la traduction du texte de Xiphilin, l’abréviateur de Dion Cassius.Aussi importe-t-il d’examiner de quelle manière il a construit sa trame dramatique à partir de sa source historique. Pour cela, nous donnons ici une traduction de l’ensemble des extraits du texte de Xiphilin publiés par le dramaturge0 :(Extraits de la vie de Vespasien)Vespasien est déclaré en son absence empereur par le sénat, tandis que Titus et Domitien sont nommés Césars.Domitien s’était voué à son amour pour Domitia, fille de Corbulon, et, après l’avoir enlevée à Lucius Lamius Aemilianus, son mari, il la comptait au nombre de ses maîtresses ; ensuite de quoi il l’épousa.Vers la même époque, Bérénice était dans tout son éclat, ce qui la poussa à venir à Rome avec son frère Agrippa. Tandis que lui fut honoré de la prêture, elle s’installa au palais et commença à coucher avec Titus. On s’attendait à ce qu’elle l’épousât, car elle agissait en tout comme si elle était sa femme. Mais Titus, qui comprenait que le Peuple Romain le supportait mal, la répudia, surtout que de graves calomnies couraient sur ce qui se passait.(Extraits de la vie de Titus)Titus, dès le moment où il exerça seul le principat, ne commit aucun meurtre et ne fut plus l’esclave de ses amours ; il fut au contraire bienveillant, quand bien même il était l’objet de complots, et continent, en dépit du retour de Bérénice à Rome.

0 Préface de Britannicus. Racine répondait aux critiques qu’avait formulées publiquement Corneille sur l’âge de Britannicus.0 Nous revenons plus bas sur cette question de la genèse des deux pièces.0C’est-à-dire fidélité envers les très grandes lignes de l’événement historique (ce que Corneille appelle «  l’action principale »), et liberté dans les détails aussi bien que dans les acheminements aux événements principaux (« les circonstances »). Sur cette question, on pourra se reporter à notre étude « Théorie et pratique de l’histoire dans la tragédie classique » Littératures Classiques, 11, 1989, pp. 95-107.0 Nous traduisons. Ne donnant que ce qui avait trait à son intrigue, Corneille a pratiqué des coupes dans le texte de l’historien ; il a signalé ces coupes par des changements de paragraphe.

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A sa mort, Titus déclara se repentir d’une seule chose, sans révéler ce dont il s’agissait, et comme personne ne sait rien de sûr, chacun imagine une chose différente. Il y eut des bruits concordants, à ce que certains rapportent, que ce fut pour avoir possédé Domitia, la femme de son frère ; d’autres pensent, et je suis de leur avis, que ce fut pour n’avoir pas supprimé Domitien quand il savait qu’il complotait contre lui, et pour avoir préféré le tolérer, et aussi qu’il laissait l’Empire romain entre les mains d’un tel homme.

Ce texte, on le voit, contient la totalité des données de l’intrigue de Tite et Bérénice.

Par là, on voit bien qu’effectivement l’une des différences essentielles entre les deux Bérénices tient au fait que, tout en racontant l’une et l’autre la séparation définitive de Titus et de Bérénice, elles ne traitent pas le même épisode. Racine, en choisissant la version mythique issue de Suétone, qui faisait fi de la chronologie, a raconté pourquoi et comment Titus a renvoyé Bérénice, une fois pour toutes. De son côté Corneille, en s’attachant à la chronologie historique, a montré pour quelles raisons et de quelle manière Titus, séparé une première fois de Bérénice sous le principat de son père, est resté « continent », comme dit l’historien, face au retour de Bérénice. Ainsi l’épisode porté au théâtre par Corneille – la situation créée par le retour de la reine – succède à l’épisode mis en scène par Racine – les conditions du renvoi - alors même qu’ils sont censé l’un et l’autre se tenir au même moment décisif, les premiers temps de l’accession de Titus au principat. Relisons les vers que nous citions en commençant :

Tout me ramène ici, tout m’offre Bérénice,Et même je ne sais par quel pressentiment,Je n’ai souffert personne en son Appartement,Mais depuis cet Adieu si cruel et si tendre,Il est demeuré vide et semble encor l’attendre.

Autrement dit, où finit Bérénice, commence Tite et Bérénice.0

0 « Où finit Bérénice commence Tite et Bérénice » dans Onze études sur la vieillesse de Corneille, Mélanges offerts à Georges Couton, Paris, Adirel-Klincksieck, 1994, p. 53-75.

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1.2. Le dépassement de la tragédie galante0.

Racine a donc traité un autre sujet que Corneille. Et l’on comprend ainsi pourquoi la source historique qu’il invoque peut se réduire à une simple phrase attribuée au seul Suétone, chez qui il n’y eut qu’une séparation, imposée par Titus lui-même. Pour lui, Titus et Bérénice représentent l’illustration historique du thème de la séparation contrainte des amants, illustration agrémentée d’un paradoxe qui lui confère une vraie dimension exemplaire : rien, si ce n’est une nécessité tout intérieure, n’engageait le maître du monde à quitter la femme qu’il aimait. C’est donc méconnaître l’approche particulière de Racine que de lui reprocher, comme on l’a fait dès le XVIIe siècle0, le comportement de son Titus : un Titus vraiment fort ou réellement amoureux de Bérénice aurait eu une attitude louis-quatorzienne ; il aurait soumis Rome à ses volontés et – à défaut de l’épouser – aurait gardé Bérénice à ses côtés. Mais que dit Suétone ? Que Titus, qui avait mené jusqu’à la mort de son père une vie dissolue (pêle-mêle : corruption, orgies, mignons, amour public pour la reine Bérénice qu’il voulait épouser), une vie si dissolue qu’elle faisait redouter qu’il devînt « un autre Néron », changea du tout au tout après son avènement : il ne regarda plus ses mignons, les orgies devinrent d’agréables festins avec des amis choisis, il gouverna avec probité, et il renvoya Bérénice sans attendre.

Selon Suétone, donc, si Titus a pu manifester un rayonnement qu’on pouvait

qualifier au XVIIe siècle de louis-quatorzien, c’est au prix d’une véritable métamorphose : et l’un des plus éclatants témoignages de cette métamorphose a été le renvoi de Bérénice.

On saisit ici combien Racine a admirablement adapté Suétone à son projet. Dès sa préface, c’est le Titus parfait qu’il présente à son lecteur, et cela, au prix d’un véritable montage de citations. Car entre le début et la fin de la phrase qu’il attribue à Suétone, il a escamoté un paragraphe entier : l’allusion à la promesse de mariage à Bérénice était liée aux autres débordements de Titus, le renvoi de la reine devenant ainsi l’une des illustrations de sa métamorphose morale. En laissant entendre que c’était le Titus déjà parfait qui avait promis le mariage à la reine, il aboutissait à présenter le renvoi de celle-ci comme un sursaut de perfection, lié au changement de statut du personnage : pour être un monarque parfait, le Titus de Racine a été conduit à prendre une décision opposée aux vœux du héros parfait. Ainsi, en nous donnant à voir les douloureuses conséquences d’une décision nécessaire, Racine mettait en scène non point la soumission d’un prince trop faible, ou le renvoi d’une femme qu’il n’aimait plus vraiment, mais les ultimes douleurs de la métamorphose d’un homme en monarque : « Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner0 ». C’est pourquoi il fait insister Bérénice d’abord sur le « long deuil que Titus imposait à sa Cour » durant lequel elle crut voir un autre Titus qui « ne (lui) laissait plus que de tristes Adieux », puis, à deux reprises, sur la nuit de l’apothéose de Vespasien.

0 Georges Forestier, Notice de Bérénice, dans Jean Racine, Œuvres complètes, Volume I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1456-1466.0 Voir la lettre de Bussy à Mme Bossuet, datée du 13 août 1671 : « S’il (Titus) eût parlé ferme à Paulin, il aurait trouvé tout le monde soumis à ses volontés » (lettre reproduite par R. Picard, Nouveau corpus racinianum, p. 63).0 v. 1102.

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Ce que la femme qui ne vit que pour l’amour ne perçoit pas, le public français du XVIIe siècle le percevait fort bien : en Titus s’est déroulé le processus rituel de la continuité monarchique, l’esprit du monarque défunt passant en son successeur, qui se trouve ainsi littéralement investi de tous les pouvoirs et de tous les devoirs de la souveraineté monarchique0. De tous les devoirs, surtout, car c’est sur ce point que repose le paradoxe qui fonde la tragédie de Bérénice.

A l’image d’un roi de France, Titus est présenté comme un monarque absolu. Ce terme « d’absolu », issu de l’expression latine solutus a legibus (« délié des lois »), ne signifie pas que le roi fait ce qu’il veut des lois existantes, ni qu’il peut donner à tous ses caprices force de loi ; il indique qu’il a plein pouvoir législatif, c’est-à-dire qu’il est investi du droit de remplacer à tout moment une loi ancienne par une nouvelle (qui sera enregistrée, autrement dit contrôlée et éventuellement discutée, par les cours souveraines). D’un autre côté, il doit respecter les lois naturelles et divines, ainsi que les « lois fondamentales » du royaume, qui fixaient les conditions de l’exercice monarchique (transmission de la Couronne, âge de la majorité royale, etc.). Transgresser ces deux types de lois, c’était s’engager dans la tyrannie. Dès lors, on comprend l’importance du rappel par Paulin de la « loi fondamentale » de Rome :Rome par une Loi, qui ne se peut changerN’admet avec son sang aucun sang étranger,Et ne reconnaît point les fruits illégitimesQui naissent d’un Hymen contraire à ses maximes0.

Epouser Bérénice reviendrait donc pour Titus à transgresser cette loi fondamentale, et à cesser d’être un monarque légitime pour devenir un tyran :Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle.Quelle honte pour moi ! Quel présage pour elle,Si dès le premier pas renversant tous ses droits,Je fondais mon bonheur sur le débris des Lois0

Ainsi, il ne faut pas se méprendre sur le personnage de Titus dans ses relations avec Rome. Loin d’être une force agissante, Rome (comme le sénat, qui la représente) n’est qu’une « observatrice » qui attend avec inquiétude de pouvoir interpréter le présage d’avenir que constituera l’attitude de son empereur envers Bérénice. Aussi Titus n’est-il pas un prince faible, s’inclinant devant un sénat et un peuple qui le menaceraient. La faiblesse serait au contraire d’être un nouveau Néron – ce que Rome redoute. Grâce à Bérénice, Titus avait subi une première métamorphose : pour lui plaire et se hisser à la hauteur de son amour, il avait quitté la voie du plaisir que la cour de Néron lui avait inculquée0. Mais à la mort de son père, il lui a fallu s’élever plus haut encore. C’était alors que la tentation néronienne s’offrait complètement à lui : Néron était-il autre chose qu’un Titus ayant continué, une fois empereur, à céder à ses propres envies et à les faire approuver, malgré elle, par Rome ? Or Titus a conscience d’avoir été « livré à l’Univers0 », c’est-à-dire arraché à lui-même et à Bérénice, « cruel sacrifice » qu’il a accepté0. « Le choix des Dieux », dit-il0, est contraire à ses amours.

0 Pour plus de détail sur cette question, voir Christian Delmas, « Bérénice et les rites de succession royale », XVIIe siècle, n° 157, 1987, p. 395-401, et « Bérénice comme rituel », Racine : théâtre et poésie, actes du colloque E. Vinaver (Manchester, 1987), C. M. Hill éd., Leeds, Francis Cairns Publications, 1991, p. 191-203.0 II, II, v. 377-380.0 v. 467-4700 v. 504-519.0 v. 466.0 v. 471.0 v. 465.

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C’est qu’en effet « ce choix » a fait mourir son père et l’a fait monter sur le trône, le forçant ainsi à incarner l’imago de l’empereur défunt et à faire siens les interdits qu’il avait prononcés. Véritable force du destin qui pèse sur lui, et qui le force à se faire la plus haute opinion du pouvoir suprême et de la qualité de Romain, ce que Racine traduit par le concept traditionnel de « gloire ».

Tel est le paradoxe de la monarchie absolue sur lequel Racine appuie toute sa tragédie : Titus peut tout, sauf ce qu’il désire plus que tout, épouser une reine étrangère, ce que lui interdit la loi fondamentale de Rome – interdiction que son destin de monarque « glorieux », c’est-à-dire respectueux des lois et du bonheur de son peuple, le force à accepter. C’est le cercle vertueux qui conduit l’empereur au sacrifice de sa passion et à la souffrance et qui confère à ce sacrifice une dimension exemplaire.

On voit qu’avec Bérénice le difficile problème des rapports entre enjeu politique et enjeu amoureux, inséparable de l’histoire de la tragédie classique française, se voyait résolu : l’amour est le sujet politique de Bérénice. Et si, comme nous l’avons dit en commençant, Bérénice est une tragédie galante qui transcende le genre et en épuise la formule, c’est parce qu’en confrontant la galanterie et la politique, elle parvient à rendre tragiques l’illusion romanesque et la rêverie pastorale qui fondent les œuvres galantes du XVIIe siècle.

Cette œuvre est, en effet, le lieu de la tragique victoire de l’affirmation de la nécessité politique (ou du principe de réalité) sur le rêve pastoral. Qu’y a-t-il de plus fortement et fréquemment affirmé que

le désir d’oublier la puissance, la gloire et la pompe, pour se réfugier dans un univers où seule la religion du cœur est admise ?

Le débat intérieur de Titus, dans le grand monologue de l’acte IV, l’exprime clairement en reprenant le thème de la fuite loin de la Cour, si souvent exprimé dans la littérature pastorale de la fin du XVIe et des premières décennies du XVIIe siècle :Ah lâche ! Fais l’amour, et renonce à l’Empire.Au bout de l’Univers va, cours te confiner,Et fais place à des cœurs plus dignes de régner0.

Mais c’est le personnage même de Bérénice qui illustre ce thème : elle fuit la Cour0, elle réclame « plus de repos (…) et moins d’éclat » et se moque de sa « grandeur0 » ; son cœur, explique Titus0, n’a jamais réclamé autre chose que celui de son amant. En fait, il faut le répéter, c’est moins le détail des vers qui est significatif que l’ensemble du rôle. Bérénice, c’est l’antithèse de Rome, c’est l’amour dans lequel on s’oublie, à travers lequel on oublie la réalité politique :Plût aux Dieux que mon Père, hélas, vécût encore !Que je vivais heureux0

Ce regret de Titus est bien clair : tant que vivait Vespasien, c’était le bonheur, parce que Vespasien tenait entre ses mains la « chose politique », et que Titus pouvait s’abandonner entièrement à son rêve amoureux. Le déchirement de l’illusion romanesque, c’est la révélation que le rêve pastoral n’est décidément qu’un rêve. Il est loin le temps où romanciers et dramaturges dessinaient des « cours bergères » sous les yeux de

0 IV, IV, v. 1024-1026.0 v.135 et suiv.0 v. 569 et suiv.0 v. 530.0 II, IV, v. 600-601

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lecteurs et de spectateurs attendris, et faisaient semblant d’y croire.

1.3. La tragédie élégiaque

La comédie héroïque était un genre que seul Corneille, ou presque, avait pratiqué – encore Tite et Bérénice n’était-elle que sa deuxième comédie héroïque0 - et l’on comprend que Racine, tout occupé à s’affirmer face à son prestigieux aîné, ait préféré confirmer, après Andromaque, que les malheurs liés à « la perte d’une maîtresse » pouvaient être du ressort de la tragédie. De là l’invocation, dès le commencement de la préface, du précédent de la séparation de Didon et d’Enée qui fait l’essentiel du livre IV de l’Enéide : Didon n’était-elle pas allée jusqu’à se tuer après le départ d’Enée ? Certes, ajoute-t-il, il n’a « point poussé Bérénice jusqu’à se tuer comme Didon », ce qui aurait été détruire le sujet ; mais c’est assurément le précédent tragique du suicide de Didon qui lui a donné l’idée de conduire son héroïne, ainsi que Titus et Antiochus, jusqu’au bord du suicide – ce que Corneille, tout à sa « comédie héroïque », n’a pas songé à faire. Et c’est cette tentation du suicide, avec l’expression de la souffrance qui la justifie et le pathétique qui l’accompagne, qui a autorisé Racine à ranger sans hésitation sa Bérénice dans le genre de la tragédie : Corneille lui-même n’avait-il pas marqué comme condition à la tragédie le « péril de vie » ?

Cependant, dans la mesure où un tel sujet est par nature moins apte que l’avait été le sujet de la mort de Britannicus à susciter les émotions canoniques de la tragédie que sont la crainte et la pitié, le poète s’est vu contraint de donner une définition tout à fait circonstancielle de la tragédie : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit

grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie ».

C’était moins parade à une éventuelle objection de Corneille que réponse aux attaques de l’abbé de Villars qui, le premier, dans sa Critique de Bérénice, avait accusé Racine de n’avoir pas écrit une tragédie, mais « un tissu galant de Madrigaux et d’Elégies ». Cette « douloureuse histoire », comme dit le personnage de Bérénice au dénouement, peut effectivement être perçue comme une « dolente élégie ». Que Racine mette en avant la « tristesse majestueuse » dont sont habités les personnages non seulement ne change rien à l’affaire, mais serait plutôt un aveu involontaire : la tristesse est l’émotion caractéristique des personnages élégiaques ; le désespoir celle des personnages tragiques.

En réalité, la tristesse n’est pas en totale contradiction avec le désespoir, et Racine s’est efforcé de faire passer ses personnages par le désespoir afin de les acheminer vers la tristesse. C’est dire qu’il est dommage qu’entraîné par son critique sur le terrain de la polémique, il ait été contraint de se priver du concept d’élégie, comme s’il entrait en contradiction avec celui de la tragédie. Car Bérénice, histoire d’une séparation, se résout dans son dénouement en une véritable tragédie élégiaque.

Le tragique particulier à Bérénice réside, en effet, dans ce que les héros, après s’être débattus désespérément contre une situation paradoxale qui est la conséquence d’une pure exigence morale, se trouvent à la fin de la pièce dans une situation qui paraît au spectateur aussi lamentable que si la mort avait frappé : il y a bien, pour répondre à la définition minimale de la tragédie, un passage du bonheur au malheur. D’où l’affirmation de la préface : « (…) le dernier Adieu qu[e Bérénice] dit à Titus, et l’effort qu’elle se

0 Après Don Sanche d’Aragon (1650) et avant Pulchérie (1672).

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fait pour s’en séparer, n’est pas le moins tragique de la Pièce, et j’ose dire qu’il renouvelle assez bien dans le cœur des Spectateurs l’émotion que le reste y avait pu exciter0».

Au dénouement, en effet, il n’y a plus de vie véritable possible pour des êtres qui ne vivaient que pour aimer. Les trois héros se sont condamnés à une solitude semblable à la mort : Titus à l’abandon solitaire du pouvoir - « Gémissant dans ma Cour, et plus exilé qu’elle0 », avait-il annoncé, - Bérénice et Antiochus à la solitude d’un exil séparé en Orient. Le tragique du dénouement réside dans la nécessité de continuer à vivre dans un air désormais irrespirable. C’est proprement un tragique élégiaque0, dont la définition sera donnée quatre ans plus tard par Corneille dans un vers magnifique de son dernier chef-d’œuvre, Suréna : « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir0».

C’est pourquoi, malgré l’insupportable déchirement amoureux, tout le désespoir s’efface devant le sentiment de déréliction qui emporte les trois principaux personnages. Et mieux encore que Bérénice et Titus, c’est Antiochus qui, décidé à partir dès le commencement de la pièce, évoque ce type de mélancolie élégiaque :

Adieu, je vais, le cœur trop plein de votre image,Attendre en vous aimant, la mort pour mon partage.Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleurRemplisse l’Univers du bruit de mon malheur,

Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore,Vous fera souvenir que je vivais encore0.

Ni lamentations, ni suicide ! Vivre seul et silencieux dans le côtoiement incessant de la douleur et dans l’attente d’une mort qui ne saurait se faire attendre. Ce qui n’était le partage que d’Antiochus au commencement de l’œuvre va devenir le lot commun à la fin de la pièce. On conçoit la réserve du XIXe siècle à l’égard de Bérénice : rien ne lui était plus étranger que cette forme de pathétique fondée sur la mélancolie dominée qui débouche à la fin sur la déclaration résignée de Bérénice : « Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte0. »

Tragique élégiaque, répétons-le, car cette phrase ne signifie pas que l’amour pourra survivre à condition que les amants ne se revoient plus : on n’est pas exactement en présence ici du thème de « l’amour de loin » qui, issu de la poésie des troubadours, fondait une bonne part de la littérature courtoise et qui est au cœur de la légende de Tristan et Iseut0. Dans Bérénice, l’amour de loin n’est qu’une mort simplement différée.

Duo ou trio ?On sait par quelles

incompréhensions, souffrances, indignations et menaces de suicide Bérénice est passée avant de conquérir cette douloureuse maîtrise qui lui permet de dicter le programme élégiaque du dénouement. Nous avons déjà noté que la Bérénice racinienne est l’incarnation tragique de l’effondrement du rêve

0 Ibid.0 v. 752.0 Pour une analyse plus approfondie de la dimension élégiaque de Bérénice, voir Gilles Declercq, « Alchimie de la douleur » : l’élégiaque dans Bérénice, ou la tragédie éthique », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 139-165.0 I, III, v. 268 ; O. C. t. III, p. 1253.0 I, IV, v. 279-284.0 v. 1512.0 L’idée de rapprocher Bérénice du thème de « l’amour de loin » a été proposée pour la première fois par Luigi de Nardis, « Bérénice ou « l’amors de lonh », Actes du 1er Congrès international racinien (Uzès, 7-10 septembre 1961), Uzès, 1962, p. 29-35.

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pastoral. Elle est en cela rigoureusement aux antipodes de la Bérénice cornélienne, dont tout le rôle se définit par son statut de reine. La comparaison est instructive : chez Racine, Bérénice n’est pas une reine.

Elle ne l’est qu’au regard de Rome qui la rejette, de Paulin qui la condamne, de l’empereur qui doit se séparer d’elle à cause de cela. Dans les paroles et dans le comportement que Racine lui prête, elle est exclusivement une femme amoureuse, à qui le poète a pu prêter les mêmes larmes, les mêmes accents de sincérité et le même ton naturel que l’on trouve chez les Héroïdes d’Ovide. Jamais il n’était allé aussi loin dans la transposition dramatique des épistolières ovidiennes : Andromaque et Junie, princesses captives et déchues, n’avaient d’autre ressource que de s’exprimer en femmes ; Bérénice, présentée comme une reine en exercice et renvoyée de Rome à cause de cela, n’aurait jamais dû – eu égard à la règle de la bienséance des caractères – tenir un autre langage qu’un langage de reine. C’est délibérément que Racine a fait céder cette règle – dont Corneille au contraire se plaisait à explorer les limites depuis vingt-cinq ans – au profit du traitement élégiaque du personnage. Aussi, pure « héroïde », fait-elle pleurer, quand la Bérénice de Corneille suscite seulement une émotion admirative devant sa difficulté à être à la fois une reine et une amoureuse.

Mais ce coup de force esthétique est surtout remarquable parce que le sujet même de la pièce exigeait de Racine que, face à Bérénice, il maintînt Titus dans la plus parfaite obéissance à la règle de la bienséance : monarque, il ne doit pas agir autrement qu’en monarque, ce qui est la

cause de l’incompréhension et de la souffrance de Bérénice, et de son propre déchirement. Parfait héros cornélien qui, paradoxalement, paraît dépendre plus étroitement de cette règle que le Tite de Corneille, irrésolu, tenté par l’abandon, et qui se laisse emporter par ses destins (et sévèrement jugé par Saint-Evremond pour cette raison). De là l’étonnante et sublime disparate de ce couple d’amants issus de deux univers littéraires différents ; disparate que Racine s’est plu à souligner en faisant de la scène de première rencontre une scène d’incompréhension et d’aphasie, et qu’il a prolongée en prêtant à ses deux personnages des discours de nature différente ; disparate enfin qui sera souvent mal comprise et mal jugée dès le XVIIe siècle0. C’est pourquoi toutes les « explications » de Titus, fondées sur la logique monarchique de la nécessité politique, viennent se briser contre une logique purement amoureuse. D’un côté, un discours de nature délibérative, tenu par celui qui a cessé d’être un homme pour devenir un monarque, et qui doit en convaincre celle qui l’aime (et achever de s’en convaincre lui-même) ; de l’autre, un discours qui fait alterner la plainte et le judiciaire, inaccessible aux tentatives de persuasion du délibératif, tenu par une femme qui refuse d’être reine et qui accuse l’homme qu’elle aime des blessures que le monarque lui inflige, avant de le condamner à assister au spectacle de son suicide.

0 Voir la lettre de Mme Bossuet à Bussy, datée du 28 juillet 1671 : « Mon Dieu, la jolie maîtresse, et que c’est grand dommage qu’un seul personnage ne puisse pas faire une bonne pièce ; la tragédie de Racine serait parfaite ». (lettre citée par R. Picard, Nouveau corpus racinianum, p. 62).

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A côté de ce couple, le rôle d’Antiochus – personnage semi-historique rapproché d’un duo historique0 - n’a cessé de troubler la critique depuis trois siècles, au point que certains y voient la grande faiblesse de la pièce : au pire, on le traite de « confident monté en grade », au mieux, on en fait un personnage purement fonctionnel. Il est vrai qu’il commence par être un personnage d’exposition : présent dans les quatre premières scènes de la pièce, il nous renseigne, à travers son monologue, ses conversations avec son confident et son entrevue avec Bérénice, sur la situation et les sentiments présumés des trois personnages. Il est vrai aussi qu’ensuite sa fonction dramaturgique paraît essentielle : tant que Racine ne permet pas à Titus de se montrer capable de s’expliquer, c’est-à-dire jusqu’à l’acte IV, c’est à Antiochus qu’est dévolu le soin d’assurer le lien entre deux amants plongés dans l’incommunicabilité (Titus : « Et je veux seulement emprunter votre voix0 »). Autrement dit, sous le couvert de permettre à Titus d’esquiver le spectacle de la souffrance de Bérénice, il sert à retarder cette explication. Du coup, après la grande rencontre entre les amants du quatrième acte, son rôle semble terminé et il ne paraît plus que de manière intermittente avant d’être réintégré in extremis au moment de la séparation. Comme le dit l’abbé de Villars, Antiochus serait donc le rôle qui permet de faire de la matière d’une scène une pièce tout entière. Cependant, si ce personnage se réduit à n’être qu’un rôle purement fonctionnel, il reste à comprendre pourquoi il reparaît au quatrième acte après l’explication décisive entre les deux amants, pourquoi Racine insiste sur le pathétique de sa propre situation – notamment dans la dernière

scène de l’acte IV, malencontreusement supprimée à partir de la deuxième édition (1676) - et enfin pourquoi c’est à lui que revient d’exprimer le dernier soupir de la pièce. Maladresses d’un Racine victime de sa gageure de vouloir « faire quelque chose de rien » et contraint de conserver son « utilité » sous peine de dévoiler de façon trop criante sa nature d’utilité ?

Pour tenter de répondre à ces questions, il faut commencer par chercher l’origine de ce personnage dont l’abbé de Villars, en bon connaisseur de la poétique classique, qualifie l’amour « d’épisodique ».A l’origine, en effet, Antiochus a été inventé par Racine pour former le cœur de l’épisode destiné, selon l’expression de Corneille, à « s’embarrasser » avec l’action principale pour constituer l’intrigue de la pièce. L’action principale de Bérénice, plus simple que la plus simple des actions de tragédie, nécessitait tout particulièrement l’intégration d’une matière épisodique pour créer ces « acheminements vraisemblables » (pour reprendre encore la terminologie cornélienne), destinés à donner l’impression que la séparation est un aboutissement. Et la scène III de l’acte III – point d’équilibre exact de toute la pièce – montre bien comment Racine avait initialement conçu son épisode : Antiochus, contraint d’avouer à Bérénice que Titus se sépare d’elle, se trouve dans la même situation qu’Oreste face à Hermione à la scène II de l’acte II d’Andromaque ; il se voit même discrètement accusé d’avoir cherché à séparer les deux amants avant d’être banni pour jamais des yeux de Bérénice0. En son état actuel, cette scène est comme la trace de ce à quoi Racine avait probablement d’abord songé : le tiers amoureux dans la littérature romanesque,

0 En 79, il ne faisait que traîner à Rome l’existence d’un souverain oriental dépossédé de son royaume (en 73, Vespasien, le père de Titus, avait transformé le royaume de Commagène en province romaine), et il ne paraît pas qu’il ait quitté Rome à l’avènement de Titus ; il ne paraît pas non plus qu’il ait été l’ami de celui-ci. Tout ce dont on est sûr, c’est qu’il était à ses côtés au siège de Jérusalem, où sa conduite fut loin d’être aussi glorieuse que l’assurent les personnages de Bérénice. L’essentiel de ce rôle est donc inventé, mais tout est possible – ce qui est parfaitement conforme à l’esprit de la tragédie classique.0 V. 694.0 V. 913-916

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dans le genre pastoral, comme dans la tragédie galante, est celui qui cherche à tendre des pièges aux amants afin de provoquer à son profit leur séparation ; en cas d’échec, il peut aussi s’engager sur la voie de l’enlèvement ou de la tentative de meurtre.

Plus largement, l’introduction d’Antiochus – qui se définit comme « rival » lors de son aveu final à l’empereur, et qui a été haussé pour cela par Racine de médiocre roitelet oriental en véritable double de Titus0 - offrait la possibilité de créer une situation dramatique potentiellement conflictuelle. Antiochus face à Bérénice et Bérénice face à Titus pouvaient se comporter comme Oreste face à Hermione et Hermione face à Pyrrhus : reproches, promesses, chantage, menaces. Bien plus que son maître, c’est le fidèle Arsace qui manifeste le plus clairement ses liens avec ce schéma littéraire originel, puisqu’il a pour fonction de rappeler à Antiochus, au plus profond des apparences contraires et du désespoir, qu’une séparation entre Titus et Bérénice est toujours possible et qu’il pourra en être le bénéficiaire.

Or Antiochus – tout « rival » de Titus qu’il se reconnaît à la fin – n’entreprend rien : tout au plus oscille-t-il entre l’espoir et le désespoir, c’est-à-dire entre la confirmation ou la suspension de sa décision, formulée dès son entrée en scène, de fuir Bérénice à jamais. Et Bérénice de son côté s’abstient d’utiliser

l’amour d’Antiochus pour tenter de faire plier Titus. Peut-on croire un seul instant que Racine, au moment de la conception de sa pièce, n’a pas été effleuré par l’idée de jouer, même discrètement, des possibilités de chantage, de jalousie, offertes par le schéma du trio amoureux ?

Or l’exacerbation de la passion qu’il prête à son héroïne conserve jusqu’à la fin les traits sous lesquels Titus avait décrit « tout ce qu’Amour a de nœuds plus puissants » :

Doux reproches, transports sans cesse renaissants,Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,Beauté, Gloire, Vertu, je trouve tout en elle0 (…).

Autant dire que le poète a choisi de renoncer à toute possibilité de conflit pour s’en tenir à la logique élégiaque de son sujet et qu’il a accordé son personnage épisodique à cette logique.

Aussi pourrait-on dire que, loin de se réduire à un rôle fonctionnel, Antiochus figure une sorte d’emblème de toute la tragédie, dont le caractère élégiaque se reflète, comme en abyme, dans son propre destin. Il est celui qui dès l’ouverture imprime à la tragédie son pathétique en traçant pour lui seul le programme élégiaque0 que Bérénice, au dénouement, élargira à la dimension du trio. Et l’on comprend pourquoi c’est à lui que Racine donnera le mot de la fin : « Hélas ! ». L’Histoire d’Antiochus est celle de l’exclu qui, après avoir porté solitaire son exclusion durant cinq actes, se trouve

0 De souverain déchu, Antiochus est, en effet, devenu sous la plume de Racine presque l’égal de Titus : ils ont rivalisé de courage sous les remparts de Jérusalem (v. 211-223), et Titus lui doit « la moitié de sa gloire » (v. 687-688) ; ils se chérissent et s’admirent mutuellement (v. 270), au point que Bérénice estime que parler à Antiochus, c’est « entretenir Titus dans un autre lui-même » (v. 272). Antiochus n’est-il qu’un roitelet oriental ? Titus le distingue de tous les autres rois (v. 673-674), et il augmente considérablement l’étendue de son royaume avant de le laisser partir (v. 763-767). Il n’est pas douteux qu’en Orient Antiochus jouisse d’une gloire presque comparable à celle de Titus à Rome (v. 793-796).0 v. 542-543.0 Voir les vers 279-284 cités plus haut.

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intégré au dénouement dans un trio de personnages au moment où les relations qui unissent les deux autres, après avoir été celles de l’incompréhension, ne sont plus que celles de l’exclusion acceptée. Et c’est par sa propre valeur d’exemple qu’il mérite d’être intégré dans ce qui aurait pu ne rester qu’un duo exemplaire : « Adieu, servons tous trois d’exemple à l’Univers / De l’amour le plus tendre, et la plus malheureuse, / Dont il puisse garder l’histoire douloureuse0».

1.4. Proposition complémentaire de lecture de l’œuvre.

L’étude « Bérénice, la simple abstraction » que propose Christian Biet dans Sur Racine (op. cit., p. 80-93), après avoir dégagé l’originalité de l’écriture en regard des précédentes pièces de Racine d’une part, des sources d’autre part, développe les spécificités dramaturgiques de l’œuvre, en se fondant sur l’analyse très précise de la nature du politique en jeu et de son rapport avec la thématique amoureuse. Il met ainsi en lumière le choc des genres littéraires à l’œuvre au sein même des personnages, « l’envers du sacre » et le vide auquel est destiné ce « cabinet superbe et solitaire », pour finir sur la fuite de Bérénice « vers l’abstraction », vers « un lieu irreprésentable dont le théâtre ne peut rendre compte, vers le lieu supposé de la souffrance infinie ».

0 v. 1514-1516, p. 509. Nous soulignons.

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2. Le jeu des sources antiques.

2.1. Suétone0 : Titus et Bérénice

Retour de Titus à Rome après la guerre de Judée : Bérénice l’accompagne ; Vespasien est empereur.

VII. Outre sa cruauté, on appréhendait encore son intempérance, parce qu’il se livrait avec les plus prodigues de ses amis à des orgies qui duraient jusqu’au milieu de la nuit ; et non moins son libertinage, à cause de ses troupes de mignons et d’eunuques, et de sa passion fameuse pour la reine Bérénice0, à laquelle, disait-on, il avait même promis le mariage ; on appréhendait sa rapacité, parce qu’il était notoire qu’il avait coutume de vendre la justice et de s’assurer des profits dans les affaires jugées par son père ; enfin, tous le considéraient et le représentaient ouvertement comme un autre Néron. Mais cette mauvais renommée tourna à son avantage et fit place aux plus grands éloges, quand on ne découvrit en lui aucun vice et, tout au contraire, les plus rares vertus. Il se mit à donner des festins agréables plutôt que dispendieux. Il sut choisir des amis auxquels ses successeurs eux-mêmes accordèrent toute leur confiance et leur faveur, jugeant qu’ils leur étaient indispensables, aussi bien qu’à l’Etat. Quand à Bérénice0, il la renvoya aussitôt loin de Rome, malgré lui et malgré elle.0

2.2. Tacite0 : Titus et Bérénice

Après la mort de Galba, Titus rebrousse chemin pour achever la guerre aux côtés de son père.

II.2. Ces réflexions et d’autres du même genre le ballottaient entre l’espoir et la crainte ; ce fut l’espoir qui l’emporta. Il y eut des gens pour croire que, brûlant de passion pour la reine Bérénice0, il avait rebroussé chemin ; et certes son jeune cœur n’avait pas d’aversion pour Bérénice, mais cela ne le gêna nullement dans la conduite des affaires : sa jeunesse mena joyeuse vie au milieu des plaisirs, et il montra plus de retenue pendant son principat que pendant celui de son père.0

2.3. Flavius Josèphe0 : Antiochus

La témérité d’Antiochus Epiphane0

pendant le siège de Jérusalem

V, 11, 3. Entre-temps était arrivé Antiochus Epiphane, avec de nombreuses troupes et en particulier sa garde personnelle, qu’on appelait « Les Macédoniens ». Ces gardes avaient tous le même âge, ils étaient de haute taille, juste sortis de l’adolescence, armés et instruits à la macédonienne, ce qui leur valait leur appellation, bien que beaucoup ne fussent pas de race macédonienne. Car de tous les rois soumis aux Romains, celui de Commagène0 jouissait de la plus grande prospérité avant de faire l’expérience des revers de fortune : lui aussi prouva dans sa

0 Caius Suetonius Tranquillus (69 ap. J.-C. – 125).0 Cf. Tacite, Hist., II, 2, et Josèphe, Ant. Iud, XVIII, 5, 4 ; XIX, 5, 1 ; XX, 7,3.0 Cf. Préface de Bérénice : où l’on voit le montage de citation ainsi que le déplacement chronologique (de 75 à 79, après la mort de Vespasien. C’est nous qui notons).0 Vies des douze Césars, Tome III, Titus, texte établi et traduit par Henri Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, 1993. Une lecture attentive du texte en son entier permet de relever un certain nombre de segments reconnaissables dans Bérénice, tels que celui définissant Titus « l’amour et les délices du genre humain », « redistribué » dans l’œuvre de Racine.(v. 1487-1488). De même que certains faits relatés tels que la prise de Jérusalem (Titus V.).0 (55 ap. J.-C. – 120 ?).0 Bérénice se trouvait à Césarée, près de Vespasien.0 Histoires, Livres II et III, texte établi et traduit par Henri Le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, 1989.0 Voir note 3 p. 53 du présent dossier.0 Fils du roi de Commagène, Antiochus IV, le plus prospère des rois soumis aux Romains0 Petit royaume sur la rive droite de l’Euphrate, au nord de la Syrie.

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vieillesse qu’il ne faut déclarer personne heureux avant sa mort.

Mais il était au moment le plus florissant de son règne quand son fils se présenta et exprima son étonnement de voir des Romains hésiter à attaquer un rempart. Il était, quant à lui, de tempérament plutôt belliqueux, risque-tout de nature, et d’une telle force que sa témérité connaissait peu d’échecs. Comme Titus lui avait répondu en souriant qu’on n’empêchait personne d’essayer, Antiochus, comme il était, s’élança avec ses Macédoniens à l’assaut du rempart. Grâce à sa force et à son habileté, il réussit personnellement à se protéger des flèches que les Juifs lui décochaient, mais les jeunes gens à ses côtés, à peu d’exception près, furent tous durement éprouvés. En effet, pour ne pas manquer à leur promesse, ils mettaient leur point d’honneur à continuer le combat. Finalement, ils battirent en retraite avec beaucoup de blessés, réfléchissant que même d’authentiques Macédoniens devaient avoir, pour vaincre, la fortune d’Alexandre.

Les malheurs du roi de Commagène

VII, 7, 1. C’était déjà la quatrième année que Vespasien exerçait le pouvoir lorsque de grands malheurs s’abattirent sur le roi de Commagène, Antiochus, atteignant toute sa famille, et dont l’origine fut la suivante : Caesennius Paetus était alors gouverneur de Syrie. Soit qu’il dît vrai, soit qu’il agît par haine personnelle à l’égard d’Antiochus - la chose n’a pas vraiment été éclaircie - il envoya un rapport à César, d’après lequel Antiochus, avec son fils Epiphane, avait décidé de se révolter contre les Romains et avait conclu un pacte avec le roi des Parthes : il fallait donc les prévenir, de crainte qu’ils ne se hâtent de provoquer des troubles et de bouleverser par une guerre tout l’empire romain. César,

une fois en possession d’un tel rapport, n’allait pas le tenir pour négligeable : le fait que les deux rois étaient voisins rendait l’affaire digne de la plus grande attention.

En effet, Samosate, capitale de la Commagène, est située sur l’Euphrate, de sorte que, si les Parthes avaient de telles intentions, ils auraient une traversée très facile et une réception assurée. Dans ces conditions, Paetus, investi de la confiance de l’empereur et ayant reçu tout pouvoir de faire ce qui lui paraîtrait opportun, n’eut pas un moment d’hésitation : brusquement, alors qu’Antiochus et son entourage ne s’attendaient à rien de semblable, il envahit la Commagène avec la Huitième légion, renforcée de cohortes et de quelques escadrons de cavalerie. Il avait comme allié Aristobule, roi de la région nommée Chalcidique0, et Soaemus, roi de ce qu’on appelle Emèse.Leur invasion ne rencontra pas de résistance, car personne dans le pays ne voulait lever la main sur eux. Antiochus reçut inopinément la nouvelle et n’envisagea même pas de faire la guerre aux Romains : il décida de laisser tout son royaume dans l’état où il était et de se dérober devant l’envahisseur, avec sa femme et ses enfants, pensant ainsi prouver aux Romains qu’il était pur du crime qu’on lui imputait. Sortant de la ville, il gagna un endroit dans la plaine à cent vingt stades et y établit son campement.

VII, 7, 2. Paetus envoya un détachement occuper Samosate et tint la ville grâce à lui ; pour sa part, avec le reste de ses forces, il s’élança à la poursuite d’Antiochus. Mais, même ainsi pressé par la nécessité, le roi ne se laissa pas entraîner à entreprendre quelque action contre les Romains : tout en déplorant son sort, il accepta de supporter ce qu’il faudrait. Mais, pour ses fils, qui étaient jeunes, qui avaient l’expérience de la guerre et une force physique exceptionnelle, il n’était

0 Peut-être Chalcis, dans le mont Liban, dont Claude avait fait cadeau à Hérode, petit-fils d’Hérode le Grand (II, 11, 5), dont le fils serait le roi ici désigné. Emèse est à 80 km au nord.

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pas facile d’endurer cette épreuve sans se battre. Epiphane et Callinicus eurent donc recours à la force. Un combat acharné eut lieu et se poursuivit toute la journée ; les deux frères y déployèrent un magnifique courage et, quand le soir tomba, leur armée n’avait absolument pas plié. Mais Antiochus, même après un combat qui s’était terminé de cette façon, ne jugea pas acceptable de rester. Emmenant avec lui sa femme et ses filles, il s’enfuit en Cilicie : ce qui eut pour effet de briser le moral de ses troupes : en effet, dans l’idée qu’il jugeait son royaume perdu, elles se mutinèrent et passèrent aux Romains, le découragement apparaissant sur tous les visages. Epiphane et les siens étaient donc dans l’obligation de se soustraire aux ennemis avant d’être complètement privés d’alliés. Pour franchir avec eux l’Euphrate, il y eut en tout et pour tout dix cavaliers. De là, et sans être désormais inquiétés, ils se rendirent auprès du roi des Parthes Vologèse qui, loin de les traiter avec dédain comme des fugitifs, les jugea dignes de tous les honneurs, comme s’ils jouissaient encore de leur ancienne prospérité.

VII, 7, 3. A son arrivée à Tarse, en Cilicie, Antiochus fut arrêté par un centurion envoyé par Paetus, qui le fit diriger sur Rome, chargé de chaînes. Mais Vespasien ne supporta pas qu’il lui fût amené dans de telles conditions, jugeant qu’il fallait respecter l’amitié d’autrefois plutôt que veiller à exercer une colère inexorable sous prétexte de guerre. Il ordonna donc, tandis qu’il était encore en route, de lui enlever ses chaînes, de différer son transfert à Rome et de l’installer momentanément à Lacédémone ; il lui alloua des revenus considérables pour lui assurer un train de vie non seulement sans restrictions mais royal. Quand ils eurent appris cela, Epiphane et son frère, jusqu’alors pleins d’appréhensions au sujet de leur père,

furent soulagés de l’anxiété qui les accablait.

De plus, ils se mirent à espérer une réconciliation avec César, à qui Vologèse avait écrit à leur sujet : car, même au sein de la prospérité, ils ne supportaient pas de vivre hors de l’empire romain. César, dans sa bonté, leur ayant fait donner un sauf-conduit, ils vinrent à Rome où leur père, de Lacédémone, les rejoignit aussitôt. Ils y demeurèrent, entourés de tous les honneurs possibles0.

0 La Guerre des Juifs, traduit du grec par Pierre Savinel, Paris, Editions de Minuit, collection « Arguments ». Nous signalons aussi de formidables pages sur la fin du siège de Jérusalem (VI, 10, 1) et le Triomphe à Rome de Vespasien et Titus (VII, 5, 4 à VII, 5, 6).

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3. Le jeu des sources littéraires – fragments

3.1. Virgile0 : Didon et Énée

(281-287) Il brûle de partir, de fuir, de quitter ce doux pays, frappé comme de foudre par l’avis, par l’ordre si solennels des dieux. Hélas, que faire ? Par quels discours oserait-il entreprendre une reine passionnée ? Quels mots trouver pour commencer ? Et il partage son esprit rapide, penchant en un sens puis en un autre, il l’entraîne en des partis opposés, le tourne et le retourne à travers tous les choix possibles.

(291-294) De son côté, puisque la bonne Didon ne sait rien et ne pense guère à la rupture de telles amours, il verra comment l’approcher, quel est pour lui parler l’instant le plus facile, et le moyen de faire aboutir leur affaire.

(296-299) Mais la reine – qui pourrait tromper un cœur ? – a pressenti la fourbe et surpris la première les mouvements qui se préparent, inquiète déjà quand tout était sûr.

3.2. Ovide0 : lettre de Didon à Énée

(163-164) Quel crime m’imputes-tu, sinon d’avoir aimé ?

(166-169) Si tu as honte de m’épouser, qu’on ne me nomme point ta femme, mais ton hôtesse ; pourvu qu’elle soit tienne, Didon supportera d’être n’importe quoi.

(182-190) Sinon, j’ai résolu de renoncer à la vie. Tu ne saurais être longtemps cruel envers moi. Plût au ciel que tu visses l’image de celle qui t’écrit ! J’écris et le glaive troyen est contre mon sein, et le long de mes joues mes larmes

coulent sur cette épée nue, qui, bientôt, au lieu de larmes, sera teinte de sang. Oh ! que ton présent0 convient bien à ma destinée ! Tu construis mon tombeau à bien peu de frais. Et le trait qui perce ma poitrine n’est pas le premier : la même place a déjà reçu une blessure du cruel Amour.

3.3. littérature galante du XVIIe siècle0 : lettre de Bérénice à Titus

Je ne doute point que vous ressentiez plus de douleur à m’abandonner, que vous n’ayez de joie de toutes vos victoires.

Mais cette raison d’Etat, qui autorise tant de crimes et tant de violences, ne peut souffrir que l’invincible Titus, après avoir tant de fois risqué sa vie pour assurer la félicité des Romains, puisse songer à la sienne particulière. Je n’avais, pourtant, jamais ouï dire que l’amour fut une passion honteuse, quand l’objet en était honnête (…).Je pensais (dis-je) que cette passion, quand elle régnait dans un cœur généreux, lui inspirait encore une nouvelle ardeur d’acquérir de la gloire. Cependant, je vois bien que ce n’est pas l’opinion ni de l’empereur ni du sénat et que je me suis trompée dans mes conjectures.

Du reste, mon cher seigneur, je sais que mes larmes peuvent être suspectes à ceux qui ne me connaissent pas. Mes ennemis, qui verront ma douleur, vous diront sans doute que je regrette l’empire autant que Titus et que l’ambition a plus de part, en mon âme, que l’amour.

Mais, s’il est vrai que vous m’aimiez autant que vous me l’avez dit, vous jugeriez de mes sentiments par les vôtres et

0 Chant IV de l’Énéide, Livres I-IV, texte ètabli et traduit par Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1992.0 Héroïdes, VII, texte établi par Henri Bornecque et traduit par Marcel Prévost, Paris, Les Belles Lettres, 1991.0 Son épée précisément.0 Madeleine de Scudéry, Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques (1642, attribué à Georges de Scudéry), « Huitième harangue », Paris, côté-femmes éditions, 1991.

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vous sauriez sans doute, que votre seule personne fait toute ma douleur comme elle a fait toute ma félicité. Non, Titus, la magnificence de Rome ne m’éblouit point, le trône qui vous attend n’a rien contribué à l’affection que j’ai pour vous. Les vertus de votre âme et l’amour, que vous avez eu pour moi, ont été les seules choses que j’ai considérées, quand j’ai formé la résolution de vous aimer.

Elle sera seule en votre âme, comme vous êtes seul en la sienne, bien qu’éloignée de vous, elle sera pourtant toujours présente à votre esprit. Si cela est ainsi, je souffrirai mon exil avec patience. Mais Dieux ! puis-je seulement songer à ne jamais vous voir ? Non, Titus, il m’est absolument impossible, mon destin est inséparable du vôtre, et quoique puissent faire Vespasien et toute l’autorité du sénat, il faut que je ne vous quitte point.

Et sans pouvoir l’accuser, sinon de m’avoir trop aimée, je pars la plus malheureuse qui ne fût jamais. Mais que dis-je, insensée que je suis ? La fortune m’arrache d’auprès de lui contre sa volonté, elle le menace de lui ôter la couronne qu’il ne consente à mon exil et, dans cet instant, j’ai la satisfaction de voir mon cher Titus m’estimer plus que l’empire de tout le monde. Il est vrai pourtant qu’il faut l’abandonner, mais j’ai du moins cet avantage, en partant, de savoir que je demeure en son âme et que rien ne m’en pourra chasser. Je vois, si je ne me trompe, que votre silence m’accorde ce que je dis, vos soupirs m’en assurent et vos larmes ne me permettent pas d’en douter.

Puissiez-vous donc, ô Titus, remporter autant de victoires, que vous donnerez de combats, régner sur vos peuples avec

autant d’autorité que de clémence, avoir autant de gloire que vous en méritez, rendre votre règne aussi heureux que je suis infortunée, enfin puissiez-vous faire tant de belles choses, et par votre insigne valeur et par votre rare bonté, que du consentement de toutes les nations, vous puissiez un jour être appelé l’Amour et les délices du genre humain.

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4. Quelques mises en scène : le rôle accordé à la paroleLe renouveau de la critique d’une part (Goldmann, Barthes, Starobinski, etc.), les relectures de metteurs en scène hors du cadre étroit du classicisme d’autre part (Jean-Louis Barrault en 1955, Roger Planchon en 1966) invitent à la redécouverte scénique de cette pièce singulière : « tragédie de la parole, expression pure et retenue de la douleur amoureuse, l’œuvre, construite selon les principes classiques, frappe pourtant par une modernité perceptible notamment dans son économie de moyens et le rôle fondamental accordé à la parole».0

4.1. Antoine Vitez (1980)Mais je ne veux pas donner aux choses un air d’actualité. Procédé vulgaire. Ni me placer au XVIIe siècle, ce qui serait encore une façon d’actualiser, puisque Racine joue que cela se passe dans l’Antiquité romaine.

Un parquet. Pourquoi un parquet ? Le parquet donne à lui seul l’idée de l’intérieur. (…) Et tout Racine, y compris Bajazet - pourrait se jouer sur le même parquet, puisque c’est toujours la même chose, et les mêmes gens.

Pour jouer cette histoire, nous essaierons de retrouver les lois de la tragédie française, et d’abord sa lumière. Point d’effet brutal, point de faisceau qui viole l’épaisseur noire de la salle. Il ne s’agit après tout que d’une conversation sous les lustres. Mais pleine de dangers : on se fait des blessures atroces par les mots qu’on dit, on ne crie pas, on ne se touche pas, la tête éclate.

Bérénice et Antiochus – « Ils avaient tout pour se plaire », tout pour être heureux ensemble. Le couple, on dit ainsi : le couple, l’harmonie. La beauté, je parle de Bérénice avec Antiochus, et vraiment il l’adore, et elle l’aime. Mais la tragédie est dans ce petit détail affreux : elle aime d’un autre amour, idiot (comme on dit), brutal, intolérable comme une soif, cet homme lâche, inconsistant, l’empereur. C’est la tragédie : comme tout serait beau, et tout en équilibre s’il n’y avait cette écharde, ce poison, ce désir – un vice absurde.

Il n’est de vérité que dite. C’est ce que tout Racine enseigne. Phèdre, et Antiochus, et Titus. Tant qu’on a fait que savoir soi-même la vérité, laissant entendre seulement qu’on pourrait la dire, on n’a rien fait. Il faut parler. Toujours me reviennent en mémoire ces vers admirables de la bouche qui ne peut s’ouvrir :« Il y a des choses que je ne dis à personne AlorsElles ne font de mal à personne MaisLe malheur c’est Que moiLe malheur le malheur c’estQue moi ces choses je les sais. »0

Les héros ne sont pas sympathiques. Les victimes ne sont pas forcément sympathiques. Antiochus, le jour du succès de Bérénice, vient commettre son crime. Il veut empoisonner pour toujours ce bonheur supposé en utilisant une drogue affreuse : la mémoire. Et à la fin, quand il revient, au Ve acte, il croit encore pouvoir tuer le bonheur du couple, infecter l’amour des autres avec son propre amour. Heureusement pour lui, tout est mort, il s’en aperçoit un peu tard.0

0 Jean-Luc Vincent dans Bérénice, Paris, collection « Classiques & Cie », 2004, p. 125.0 Le Fou d’Elsa, p. 290, et tout le reste du poème.0 Antoine Vitez, Écrits sur le théâtre, III ; « La Scène 1975-1983 », Paris, P.O.L., 1996. Mise en scène au Théâtre des Quartiers-d’Ivry.

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4.2. Klaus Michael Grüber (1984)0

Comme toujours chez Grüber, les acteurs ne bougeaient pas beaucoup. Et là, encore moins. C’est une tragédie où tout est immobile, le désastre est accompli. C’est comme un feu déjà éteint mais dans lequel il reste des braises. C’est en définitive peut-être plus le décor que les acteurs qui apportait le mouvement, avec la fenêtre ouverte et le rideau qui s’agitait.0

« Je me suis tu cinq ans »…Le vers est comme un confort pour survivre.Le vers : extrême élégance pour éviter le silence, c’est un cadeau.Quand on vous entend : il faut se taire et puis il y a la forme et il faut vivre, il faut continuer.Parler pour survivre.Rimer devient une arme de survie.Quand on a compris les 18 « hélas ! », on a compris la pièce.Dans la pièce, il y a les cris avant de se taire.Le comédien est là pour consoler ou guérir le personnage.Les deux premières minutes, c’est un seuil – la difficulté de franchir le seuil.La beauté d’avoir peur, la peur de se perdre et de continuer l’alexandrin.

Savoir et tout oublier.

Bérénice connaît les étoiles, le ciel jamais déchiré.Pour le vivre, il faut l’avoir vécu.

Titus n’est plus là quand il ouvre la bouche, c’est déjà sa statue qui parle. C’est ça être impérial.Quand on commence à jurer ça veut dire que quelque chose ne va pas. Bérénice immobile, seulement la main tendue qui vit.Paulin reconstruit Titus, il a refait Titus avec l’accord de Titus, mais c’est une chirurgie terrible.Un signe : pour cacher une douleur plus grande qu’on ne peut pas exprimer.Il y a tellement de personnes qui veulent faire le bien que ça va rater.Phénice a compris de Rome ce qu’une femme amoureuse ne peut pas voir.Les confidents protègent le seuil.Paulin a souffert toutes les choses que les autres sont en train de souffrir.Paulin : c’est la loi inamovible, c’est Rome qui parle.Paulin ne parle jamais mais quand il parle c’est comme un fleuve de connaissance. Plus on sait plus on se tait.La sagesse n’a pas d’intonation, n’a pas de couleur.La connaissance n’a pas d’émotion, c’est plat.Titus : mouche qui tourne autour de la lumière, qui se brûle et qui revient quand même.

Les silences sur le plateau c’est le comédien qui les crée et non pas le personnage.Dans le texte de Racine, tout est énoncé, on n’a pas besoin d’exprimer le sentiment.

Étrange équilibre entre l’écriture et le théâtre.Ce sont des personnages écrits qui ne peuvent pas être vécus.Quand on parle des larmes on ne peut pas avoir en même temps l’émotion, le produit de l’émotion.

0 Mise en scène à la Comédie-Française en 1984.0 Interview de Gilles Aillaud (scénographe de la mise en scène de Grüber), Théâtre aujourd’hui, CNDP, 1993.

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Au lieu de se taire on dit qu’on se tait.

Pour que la parole soit si froide, il faut que le cœur soit terriblement sanglant.

Paulin n’a pas besoin de respirer, il respire une fois par jour.

Hélas : souffle sur une blessure.0

PARTIE III – DU CÔTÉ DU PLATEAU

0 Klaus Michael Grüber… Il faut que le théâtre passe à travers les larmes…, portrait proposé par Georges Banu et Mark Blezinger, Paris, Éditons du regard / Académie expérimentale des théâtres / Festival d’Automne, 1993, extrait des notes de répétition recueillies par Léonidas Strapatsakis.

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I. L’ESPACE SCÉNIQUE : NOTE SUR LE DISPOSITIF BIFRONTAL0

Un dispositif particulier, moins chargé de références historiques précises, est le dispositif bifrontal, qui permet à une partie du public de voir l’autre, par-dessus ou par-delà les comédiens, tout en dégageant sur les côtés des espaces vides. Ainsi, ce dispositif a, durant la même saison (2002-2003), été employé pour monter trois tragédies de Racine (Phèdre par Patrice Chéreau à l’Odéon-Berthier, Phèdre par Christian Rist au théâtre de la Tempête et Andromaque par Jean-Louis Martinelli à Nanterre-Amandiers) et a contribué, de diverses manières, à ce que les spectateurs assistent à une sorte de cérémonie en se voyant les uns les autres par-delà les acteurs, les personnages et le texte, et à ce qu’ils dirigent aussi leurs regards vers les bords du théâtre, autrement dit vers les endroits débarrassés du public figurant le divin, la cité ou les coulisses. « Racine et/ou la cérémonie » le formulait Jacques Scherer. Et chacune de ces mises en scène s’interroge sur cette assertion forte par le dispositif bifrontal. Le plateau court, étroit, serré et rectangulaire, s’étire donc devant les spectateurs qui se font face, se voient, et se voient voir. Le monde tragique du langage et du désir est alors ostensiblement observé par plusieurs rangées de regards silencieux et assis, sans qu’un décor frontal n’aille briser le fait qu’ils sont là, ensemble, pour épier le feu ravageur qui consume, enflamme et détruit les énonciations du poème.

Jean-Louis Martinelli qui reprend aux Amandiers un travail plus ancien, déjà représenté au TNS avec la même

scénographie prend le spectateur littéralement à témoin et joue simplement le jeu : au centre (sablonneux) le conflit, d’un côté la cité de l’autre l’ailleurs troyen, divin, le lieu de l’arrivée et du départ d’Oreste. Tout est là pour que se joue là, ici, et maintenant, en quelques heures, sur un espace qui n’a plus lieu d’être à la fin de la pièce. D’une certaine manière, cette mise en scène adapte le code de la bi-frontalité aux règles classiques afin que jaillisse en pleine lumière le conflit tragique illustré par les vers. Si le dispositif marque comme on l’affirmait un écart ou une dénotation particulière par rapport à la mise en scène frontale habituelle, il s’arrête là et laisse place au jeu des acteurs. En cela, il se rapproche, en première analyse, du travail scénographique de Chéreau.

A ceci près que les spectateurs de Chéreau dominent la scène de plus haut (les gradins montent de la scène vers le plafond), qu’ils figurent une assemblée nombreuse, prise dans un hangar théâtralisé, assistant (de haut en bas), radicalement, à la chute des autres, ceux qui verbalisent devant eux, l’exaspération de la passion. Parfois, les personnages comédiens entrent par les travées, côtoient les assis, saisissent presque les regardants. Les sons et la musique off illustrent les situations, renforcent les moments essentiels, et renvoient le monde de la représentation au passé et au futur proches de ceux qui sont ici pour s’arrêter un moment, assister au spectacle du désir, sentir que tout cela parle encore. D’un côté, le décor de Richard Peduzzi installe l’entrée antique d’un palais imposant - émergeant des sables de Pétra ? – dont l’entrée est reliée au « plateau » par une passerelle incertaine et presque improvisée sur laquelle Phèdre vacille.

De l’autre, l’aire de jeu se dissout dans l’atelier Berthier : quelques chaises

0 Christian Biet, Christophe Triau dans Qu’est ce que le Théâtre ?, Paris, Gallimard, Collection « Folio », 2006.

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banales, comme un chœur absent (selon l’expression de Serge Banu), une large ouverture vers un monte-charge, les portes du bâtiment, le boulevard Berthier, le périphérique. Les vers de Racine se situent dans ce passage, entre l’Antiquité et le présent, tendus.

Les spectateurs de Rist, eux, sont à la fois peu nombreux (quatre à cinq rangées seulement, de plain-pied) et surplombés par une passerelle-autel-échafaud, une scène qui les domine (un praticable, un panneau de verre d’où sort la lumière des dieux). Cette fois les regards ne plongent pas, ils s’élèvent, et dans ce mouvement, rencontrent parfois d’autres yeux qui, face à eux, écoutent. Les sons viennent du dedans ; ils sont scandés à coups de bambous et de tympanon par Jean-Michel Deliers, pris dans le tempo, guidés par les mouvements des funambules, règlent le pas de la prosodie, vérifient l’unité symétrique, soutiennent sa brisure et son déséquilibre, accompagnent la Chute. De chaque côté du dispositif scénique, deux scènes perpendiculaires, deux barres de T définissant un espace équivoque, entre scène et hors-scène, et tout autour, une sorte de tente qui rompt clairement avec le monde réel : la pièce et ses spectateurs participent à une cérémonie particulière, celle des images, des sons, des sensations de la langue et des émotions, produite par l’énonciation des vers.

On verra comment, parallèlement, Rist et Chéreau proposent un fonctionnement opposé de la lumière à l’intérieur de ce même dispositif afin d’être en pleine cohérence avec la lecture différente qu’ils font de la pièce, mais à travers ce premier descriptif, fondé sur cette rapide analyse de la bifrontalité, on aura compris que ce tout premier choix (qui, par ailleurs, peut parfaitement être guidé par les circonstances de la production, ou une série de hasards, ou au contraire relever d’une véritable décision ; chez Chéreau, par exemple, il reprend le principe de sa

précédente mise en scène Dans la solitude des champs de coton de Koltès en 1995, et s’inscrit dans une volonté plus large, manifeste depuis plusieurs années, de renoncer à son ancienne maîtrise de la scène comme boîte à images) apparaît toujours comme essentiel. Choisir la frontalité, la bifrontalité, la scène en éperon, la circularité ou la semi-circularité, l’itinérance, la multiplicité des dispositifs, c’est distinguer une mise en scène et une lecture, c’est entrer dans la norme (la frontalité) ou décider ostensiblement d’en sortir, et c’est surtout donner au public des signes immédiats qui confortent son attente ou la déséquilibrent, mais qui se donnent, manifestement, comme disponibles à l’interprétation.

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II. AVANT LES RÉPÉTITIONS – Carnet de notes de Jean-Louis Martinelli (extraits)

L’avenir du sujet racinien dépend de l’autre. Cette dépendance le ferme à toute autre préoccupation. Il s’anéantit, se confond avec l’autre et fond en larmes.

Des êtres de pouvoirTravailler sur Bérénice, Titus, Antiochus, c’est aussi se souvenir de la douleur à choisir, de la paralysie face à un acte à poser et de l’immense douleur que l’impossibilité de choisir procure. Et pourtant, dira-t-on, ces hommes et ces femmes sont des êtres de pouvoir. Mais de quel pouvoir s’agit-il ? De celui que les autres leur prêtent, non de la réelle perception qu’ils ont d’eux-mêmes ; le pouvoir n’est qu’image, et certainement pas un état de fait qui soit à même de rassurer.Dès lors, l’espace d’indécision est porté à son paroxysme. L’homme d’action, à qui le monde prête forme et autorité et qui d’ailleurs en fit preuve sur les champs de bataille, qui s’est forgé une cuirasse, semble dévoré, miné de l’intérieur.Mise à jour d’une des oppositions majeures des héros raciniens : puissance publique / faiblesse intime ; action / atermoiement ; décision / indécision ; égo / dénarcissisation.

Les larmes par lesquelles le corps s’échappeRacine n’interroge pas la relation amoureuse mais le fond des âmes et des corps passionnés, dévorés par l’esprit de conquête et de possession passés sur le terrain même de l’intime. Il est donc tout à fait juste de parler de ce théâtre comme « champ de bataille », de voir les personnages en guerriers de l’amour : larmes de rage, de folie à travers lesquelles le corps s’échappe.

La préoccupation de l’autre, la tendresse ne sont guère de mise : Antiochus même ne parle pas du bonheur de Bérénice, il désire que son regard se tourne vers lui ; puis il s’incline devant Titus le conquérant, en se dévorant de l’intérieur. Rome et Titus lui ont pris sa terre et « sa femme » ; il ne reste de lui que l’enveloppe ; depuis cinq ans il se terre et se tait.

Fragments de lecture

Ouverture de la pièceArrêtons un moment (v. 1)Faire démarrer une pièce par le verbe « arrêter » est tout simplement magnifique. Postulat esthétique. Le spectateur est, avec Arsace, invité à « se poser ». Antiochus appelle à la réflexion en même temps qu’il se fixe en ce lieu. Dès lors, nous voilà prévenus, l’action ne sera pas le moteur de l’œuvre. La fiction démarre par un « arrêt sur image ». Dès le générique, nous sommes en mode « pause ».

AntiochusDès son arrivée, Antiochus se retrouve physiquement dans l’entre-deux. Il s’inscrit dans cet espace, couloir, trait d’union entre Titus et Bérénice, cabinet, abri de leurs conversations amoureuses. Dès le départ, il est au cœur de l’intimité du couple et s’immisce en un lieu qui, très certainement, ne peut qu’aviver son sentiment d’exclusion.Gêne, angoisse, plaisir masochiste mêlés au désir impérieux d’abattre in extremis, avant le couronnement supposé de Bérénice, sa dernière carte. Nous pourrions également considérer que ce « Arrêtons un moment » est l’arrêt qu’impose Antiochus à Arsace dans la marche qui les conduisait vers l’appartement de Bérénice : premier atermoiement du sujet amoureux. « Je veux lui parler mais l’angoisse au ventre ne peut me résoudre à avancer ». Pris de paralysie, Antiochus ne peut franchir le seuil.

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Ainsi, nous montrerons plus sûrement l’empêchement dans lequel se trouve Antiochus.

« j’ose lui demander un entretien secret » (v. 10)Antiochus est roi, certes, guerrier reconnu, mais face à Bérénice et hôte de Titus, il avance avec l’extrême prudence de l’amoureux éconduit cinq ans plus tôt. Depuis, rien… Pour se décider à parler, il aura attendu l’ultime moment, celui où toute l’histoire peut se clore par le couronnement de Bérénice.

« Et pourquoi donc partir ? » (v. 98 et suiv.)Arsace rappelle à Antiochus, face aux spectateurs, ce que furent ses faits d’armes aux côtés de Titus : il apparaît alors comme un véritable guerrier qui aida à la prise de Jérusalem au péril de sa vie. Lorsqu’il fait le récit de l’assaut victorieux, on sent chez Arsace toute l’admiration pour ce « frère d’arme ». De plus, en bon politique, Arsace ne peut imaginer qu’Antiochus quitte les lieux avant d’avoir été conforté en son pouvoir par Titus qui, devenu empereur, n’aura pas oublié ses hauts faits. Conforter l’image d’Antiochus, chef de guerre et roi, est ce que nous aurons à montrer. L’homme défait que nous avons sous les yeux ne l’est pas par défaut de virilité. Le vainqueur des barbares est mis à terre par une femme. Il est ce guerrier, secret et préoccupé, amoureux mais non abattu, qui espère toujours, contre le réel même, une issue favorable à son amour.

Antiochus face à Bérénice (Acte I, scène 4)Bérénice ne semble pas dupe de l’agitation qui règne autour d’elle. Surtout ne pas montrer Bérénice comme une coquette qui pourrait se glorifier de son sort. Comme dans toutes les tragédies, concernant les protagonistes, il s’agira de considérer qu’ils sont pleinement dans ce qu’ils disent au moment où ils le disent.

Cette première apparition est presque joyeuse lorsqu’elle retrouve cet ami fidèle.Elle annonce l’heureuse nouvelle à Antiochus, l’empereur va certainement, le deuil passé, la glorieuse apothéose achevée, la couronner impératrice. Le spectateur, prévenu des sentiments d’Antiochus, ne peut qu’éprouver avec lui - car il sait ce que Bérénice ignore encore… - la cruauté des paroles de Bérénice. D’autant plus grande qu’elle semblera se dévoiler, se confier à lui, comme sans doute à personne d’autre.

« Il fallait partir sans la revoir » (v. 182)L’état de confusion d’Antiochus est extrême, à tel point que les mots semblent lui échapper et que Bérénice pareillement troublée ne les relève pas. Jouer ce vers non pas en aparté mais face à elle, pensée secrète qui s’énonce, réflexion à haute voix, bulle de bande dessinée. Bérénice doit lui apparaître en cet instant comme présente/absente, face à lui mais déjà pure image, souvenir, inatteignable.

Titus pour mon malheur, vint, vous vit et vous plut (v. 194)Antiochus fait le récit de sa vie amoureuse, déchirée et oppose à la constance de cet amour – en rappelant ce qui les unit (cet orient dont ils viennent tous deux) – la violence de l’apparition de Titus, du coup de foudre.Reprenant le récit de ses exploits guerriers, il minimise son action comparée à celle de Titus, se pose en victime amoureuse et contribue alors à accroître l’admiration que Bérénice peut vouer à l’empereur.

Antiochus s’est, seul, fabriqué cet amour. Il s’est enfermé dans une image avec laquelle il part, vers le silence, dans l’attente de la mort.

Bérénice passe de la joie du couronnement proche à la stupéfaction, l’incrédulité, le trouble même, pour finir par se positionner, déjà, en impératrice.

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En fait, Antiochus la précipite encore plus avant dans le rôle qu’elle se croit attribué. La pression d’Antiochus balaye ses propres inquiétudes et radicalise son attitude.

Bérénice et Phénice (Acte I, scène 5)Phénice, en femme concrète et expérimentée, redoute encore un revirement possible de Titus. Elle écoute les rumeurs de Rome que Bérénice ne veut pas entendre.

Bérénice se laisse aller à son rêve. Sûre d’elle ? Invente-t-elle à son tour une fiction ? Elle magnifie Titus, s’associe à sa prise de pouvoir. Titus, maître de Rome et du monde, pourra imposer sa loi « Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler » (v. 298).

Le fauteuil de TitusDidascalies uniques du texte : « Bérénice se laisse tomber sur un siège » (V, scène 5) ; « Bérénice se levant » (V, scène dernière).Ce siège, seul élément mobile dans l’espace, pourrait être l’endroit où Titus finit par se réfugier. Empereur esseulé, prostré ou endormi épuisé. Solitude du pouvoir, solitude et effondrement du sujet amoureux regardant s’éloigner vers un Orient désert Bérénice et Antiochus, séparément. Le son, peut-être, évoquerait pour Titus l’Orient à jamais absent et ce désert présent.

Titus face à PaulinPaulin, la voix de Rome.Le point de retournement de la scène « Paulin : Quoi, Seigneur ?Titus : Pour jamais je vais m’en séparer » (v. 446).

Le temps pourra se dilater, et l’on verra peut-être la douleur, ou la honte de Titus face à ce renoncement. Après ces mots, le monde peut sembler s’écrouler, nous pourrions penser que Titus va s’effondrer.

Mais, comme souvent chez Racine, le vers suivant contredit notre sensation « Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre ». Ce vers a peut-être valeur de didascalie pour tout ce qui précède. Titus peut sembler sûr de lui, de la décision prise, mais l’évocation amoureuse l’ébranle… À la suite de Titus, le spectateur doit pouvoir se dire « Qu’un amant sait mal ce qui’il désire » et donc être suspendu aux retournements successifs, potentiels, du sujet amoureux. C’est bien là que se situe le présent de la représentation, son action. Plus l’indécision, plus l’espace de la douleur seront béants, plus la représentation sera aiguë, ardente, présente à nos esprits et nos épidermes.

« Mais par où commencer ? / Ma langue embarrassée…/ a demeuré glacée » (v. 473 - 475/476)Titus s’est tu huit jours, temps qui pèse peu face au silence d’Antiochus. Cependant, là encore, le sujet amoureux est dans l’incapacité de parler. Cet empêchement sera d’autant plus sensible que nous aurons perçu Titus empereur, déterminé. Dès lors, dans toute cette scène, il conviendra vraisemblablement de ne pas le voir abattu, perdu, afin de rendre d’autant plus palpables sa gêne et sa fuite face à Bérénice.

Titus choisit l’ambassade d’Antiochus, dont il ignore, jusqu’au bout, les sentiments. La narration produit à nouveau un effet de relance, qui ne peut qu’accroître l’attention du spectateur. N’ignorant rien de ces sentiments pour Bérénice, il est celui qui s’interroge sur ce qui va advenir. C’est réellement à partir de cet instant, aux deux tiers de la pièce, que le dispositif est véritablement mis en place.

« Je lui dois tout » finira par conclure Titus, et pourtant « je lui dirai Partez, et ne me voyez plus. » (v. 519 - 522).Bérénice est celle qui l’a sauvé, qui l’a fait grandir.

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Afin de se préserver d’une forme de « dolorisme », nous devrons veiller à demeurer dans l’argumentaire que Titus développe en direction de Paulin. Il ne lui montre pas tant ses faiblesses qu’il ne lui explique la cruauté de la situation, cherchant à lui montrer, et dans le même mouvement aux spectateurs, la conscience qui est la sienne de l’injustice de cette situation. En effet, Titus agit en toute lucidité et seulement mu par la vertu que Bérénice a fait grandir en lui.

Après avoir démarré la scène sur le terrain politique, Titus (et donc Racine) l’achève sur celui de l’amour. Titus restera-t-il fidèle à sa résolution, tant son amour pour Bérénice semble entier ? On est en attente de la rencontre entre Bérénice et Titus.D’ailleurs les deux termes, résolution de la répudiation ou amour de Bérénice, autrement dit Rome ou Bérénice, devront être investis avec la même détermination. Pousser à l’extrême le sentiment d’indécision.

« Je n’examine point si j’y pourrai survivre » (v. 552)Titus craint donc de ne pas survivre au départ de Bérénice. Lorsque la mort ou le suicide sont évoqués, ils devront révéler toute la potentialité, la violence d’un passage à l’acte. Certes, dans Bérénice nous n’aurons ni mort, ni suicide, bien que l’on puisse considérer le départ de Bérénice et d’Antiochus comme des morts différées. De même pour Titus in fine, seul en ce lieu. J’ai la sensation qu’il s’est fabriqué un tombeau du temple de ses amours.

Ainsi la séparation des corps renvoie-t-elle chacun au vide, à l’inexistence, à la mort. En face de ce gâchis, je ne puis que pleurer et, malgré la grandeur d’âme dont fait preuve Bérénice, je ne puis que déplorer que Titus fut vertueux. Et Bérénice devient une charge contre le rigorisme.

Il est de coutume de dire que la tragédie racinienne est là pour nous prévenir des débordements de la passion. Au contraire, sur ce point Bérénice semble être une dénonciation de la rigueur poussée à son comble. Si Titus renonce à l’empire, aux honneurs, à la cour, au pouvoir ; s’il se retire, il sera en mesure de jouir de la vie. Au lieu de quoi le choix de l’exercice du pouvoir le condamne à l’extrême solitude et donc à renoncer à la vie même.

Titus ou le fils prisonnierBérénice espère secrètement qu’une fois Vespasien mort, Titus accédant au pouvoir, elle pourra enfin obtenir son rang d’épouse. On dit généralement qu’à la mort de Vespasien, Titus accède à l’âge adulte ; alors qu’il me semble évident qu’il reste le modèle du fils obéissant. La loi du père mort se confond avec celle de Rome. Dès l’instant de sa mort, Vespasien prend la place du Dieu caché et pèse sur le destin de Titus.

Dans le corpus des commentaires raciniens, Titus est présenté comme le seul personnage tragique de la pièce. Lucien Goldmann0 parle même du « pâle Antiochus » ; au contraire, il m’apparaît qu’ils sont les deux faces de la même médaille, deux êtres empêchés, entravés. Certes, Titus est aux prises avec la loi dictée par son père mort et une opinion publique à laquelle il pourrait imposer une décision tyrannique alors qu’Antiochus est empêché par Titus lui-même – là où Bérénice finira par trancher, par prendre la décision définitive. Mais tous deux sont bien ces êtres incapables de se constituer en sujets, en individus. La violence de la pièce se situe en ce point aussi, et probablement encore davantage pour des spectateurs du XXIe siècle.

0 Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1956.

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Chronologie des spectacles réalisés par Jean-Louis Martinelli

En 1977, il fonde sa compagnie, le Théâtre du Réfectoire, à Lyon

1980 Le Cuisinier de Warburton d'Annie Zadek1981 Barbares amours d'après Electre de Sophocle et des textes de Pier Paolo Pasolini 1982 Pier Paolo Pasolini d'après l'œuvre de Pier Paolo Pasolini1983 L'Opéra de quat'sous de Bertolt Brecht et Kurt Weil

En 1987, il est nommé directeur du Théâtre de Lyon

1990 La Maman et la putain de Jean Eustache1992 L'Eglise de Louis-Ferdinand Céline

Impressions-Pasolini d'après Pier Paolo Pasolini (Variations Calderón)1993 Les Marchands de Gloire de Marcel Pagnol

En 1993, il est nommé directeur du Théâtre National de Strasbourg (TNS)

1995 Roberto Zucco de Bernard-Marie KoltèsVoyage à l'intérieur de la tristesse de Rainer Werner FassbinderL'Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder

1997 Andromaque de Jean Racine Germania 3 de Heiner Müller

1998 Œdipe le Tyran de Sophocle, version de Friedrich Hölderlin, traduction PhilippeLacoue-Labarthe

2000 Phèdre de Yannis Ritsos (TNS)Catégorie 3 :1 de Lars Norén(reprise Théâtre Nanterre-Amandiers en 2002)

En 2002, il prend la direction du Théâtre Nanterre-Amandiers

2002 Platonov de TchékhovJenufa de Janacek (Opéra de Nancy)Voyage en Afrique, « Mitterrand et Sankara » de Jacques Jouet

2003 Andromaque de Jean Racine Médée de Max Rouquette

Les Sacrifiées de Laurent GaudéUne Virée d’Aziz Chouaki

2005 Schweyk de Bertold Brecht2006 La République de Mek-Ouyes de Jacques Jouet

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BIBLIOGRAPHIE

Œuvre non théâtrale de Jean Racine1

Poésie2 : La Nymphe de la Seine, à la Reine (1660)Ode sur la convalescence du roi (1663)La Renommée aux muses (1663)Idylle sur la paix (1685)Épigrammes et pièces satiriques Hymnes traduites du bréviaire romain (1688)Cantiques spirituels (1694)

Prose

- Port-RoyalPréface à la querelle des « Imaginaires » (1667)Lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires et des Deux visionnairesLettre aux deux apologistes de l’auteur des Hérésies imaginairesAbrégé de l’Histoire de Port-Royal

- Œuvre historiqueL’éloge historique du roi sur ses conquêtes depuis l’année 1672 jusqu’en 1678La Relation de ce qui s’est passé au siège de Namur

- Œuvre académiqueDiscours prononcé à l’Académie française à la réception de M. l’abbé ColbertDiscours prononcé à l’Académie française à la réception de MM. De Corneille et de BergeretHarangue faite ua roi par Monseigneur Jacques-Nicolas Colbert (selon Louis Racine, elle fut rédigée par son père).

1 Pour les œuvres théâtrales, nous renvoyons à la chronologie du présent dossier.2 Pour les poésies de Jean Racine, consulter le Volume I de l’édition des Œuvres complètes par Raymond Picard (références infra.).

- Correspondance traductions et commentaires de texteConsulter le volume II de l’édition des Oeuvres complètes de Racine par Raymond Picard (références infra.).

Éditions complètes du théâtre de Jean Racine- Racine Jean, Théâtre complet, par Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, collection. Folio, 1982-1983- Racine Jean, Oeuvres Complètes, Volume I, par Georges Forestier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999- Racine Jean, Théâtre complet, par Jacques Morel et Alain Viala, Paris,Dunod, collection « Classiques Garnier », 1980- Racine Jean, Oeuvres Complètes, Volume I et II, par Raymond Picard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950-1966- Racine Jean, Théâtre complet, par Jean Rohou, Paris, Hachette, collection « La Pochothèque », 1998 - Racine Jean, Théâtre complet, par Philippe Sellier, Paris, Imprimerie Nationale, collection « La Salamandre », 1995

Bérénice : éditions séparées - Racine Jean, Bérénice, préface d’Anne Delbée, commentaires et notes de Georges Forestier, Paris, Le livre de Poche, 1987.- Racine Jean, Bérénice, notes et dossier de Jean-Luc Vincent, Paris, collection « Classiques & Cie », 2004.

Théâtre du XVIIe siècle, dramaturgie classique en France et contexte culturel- Bénichou Paul : Morales du Grand Siècle. Paris, Gallimard, 1948 ; réédition Folio Essais 1992- Biet Christian, Triau Christophe, Qu’est-ce que le Théâtre, Gallimard, Folio, 2006Forestier Georges, L'Art de l'éblouissement. Essai sur la tragédie classique, Paris, PUF, collection " Perspectives littéraires ", 2002.

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- Delmas Christian, la Tragédie de l’âge classique (1553-1770), Paris, Seuil, collection « Ecrivains de toujours », 1994- Morel Jacques, La Tragédie, Paris, A. Colin, coll. U., 1964.- Scherer Jacques, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986

Versification et travail du vers- Bernardy Michel, Le Jeu verbal ou traité de diction française à l’usage de l’honnête homme, Marseille, éditions de l’aube, 1988.- Milner Jean-Claude, Regnault François, Dire le vers : court traité à l’intention des acteurs et des amateurs d’alexandrins, Le Seuil, 1987

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classique, Paris, PUF, 1978.- Rohou Jean, L’évolution du tragique racinien, Sedes, 1991.- Rohou Jean, Jean Racine. Bilan critique, Paris, Nathan, 1994.- Roubine Jean-Jacques, Lectures de Racine, Paris, Armand Colin, collection « U », 1971- Scherer Jacques, Racine et/ou la cérémonie, Paris, PUF, 1982.- Spitzer Leo, Etudes de style, Paris, Gallimard, 1970 (tr. fr.).- Starobinski Jean, L’Oeil vivant, Paris, Gallimard, 1961.

Numéros de revues consacrés à Jean Racine- Les Cahiers de la Comédie-Française, dossier « Racine », n°15, automne 1995, P.O.L. et Comédie-Française- Littératures classiques, n°26, « Racine », janvier 1996, Paris, Klincksieck

Études sur Bérénice- Antoine G., Racine : Bérénice, Paris, C. D. U., 1957- Akerman Simone, Le Mythe de Bérénice, Paris, Nizet, 1978- Barrault Jean-Louis, « Réflexions rapides après Bérénice », in Cahiers Renaud-Barrault, No 8, 1955, pages116-125.- Les Bérénices : textes et figures, Musée National des Granges de Port-Royal Magny-les-Hameaux, Paris, Musées Nationaux, 1992- Delmas Christian, « Bérénice comme rituel », Actes du colloque E. Vinaver, 1987- Ronzeaud Pierre, Dandrey Patrick et Viala Alain, Les Tragédies romaines de Racine, Britannicus, Bérénice, Mithridate (actes de la journée d’étude du 18 novembre 1995 à Marseille et de la journée Racine en Sorbonne du 13 janvier 1996), Paris, Klincksieck, 1996- Scherer Jacques, « Les personnages de Bérénice », Mélanges d’histoire littéraire (XVIe-XVIIe siècles) offerts à Raymond Lebègue, Paris, Nizet, 1969