bercherie textos www

90
1 Cinco Textos de Paul BERCHERIE de www.paul-bercherie.com 16/12/2011 (1) Les grandes étapes de la Psychiatrie clinique La constitution de la psychiatrie comme discipline de savoir, corps de pratique et branche de la médecine scientifique, à l’orée du 19ème siècle, va représenter à la fois une très profonde rupture culturelle et l’avancée ultime et décisive du matérialisme scientifique dans le champ social. Un lien immémorial se rompt là, dans la foulée du « désenchantement du monde », celui qui reliait la Folie (au sens le plus large) au Sacré et, lui supposant par là une transcendance impénétrable pour le commun des mortels, assignait sa prise en charge à des procédures magiques et rituelles que nous évoquerons plus loin. La Folie, qui était possession, damnation, inspiration sacrée, renvoyait directement au surnaturel ; la voilà réduite à un pur déficit : le fou devient à l’inverse l’insensé. Dépouillée de toute transcendance, de tout mystère propre, réduite donc à une appréhension purement déficitaire, elle déchoit au statut de maladie mentale – c’est-à-dire, dans l’épistémé matérialiste de la médecine anatomo-clinique, d’affection cérébrale. C’est donc à la perturbation d’un organe, au privilège certes exceptionnel puisqu’il est le siège supposé de la conscience, mais organe tout de même, de la machine corporelle, qu’est d’emblée assignée la causalité de l’aliénation mentale. La filiation doctrinale cartésienne de la psychopathologie s’indique ici directement, à travers le statut du corps dans la doctrine de Descartes. Le point le plus délicat et en même temps le plus riche d’implications du dualisme cartésien concerne en effet le statut du corps et l’articulation dans l’être humain des deux substances – la matière-étendue et l’esprit. Comme le formule Descartes, « je suppose que le corps de l’homme n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre » ; au-delà de l’empreinte, évidente ici, du récit biblique (Genèse, II, 7 : « l’Eternel forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être vivant »), il faut reconnaître dans cette conception l’archétype organisateur du savoir scientifique médical anatomo-physiologique. Leibniz la prolonge : « tout ce qui se fait dans le corps de l’homme et de tout animal est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre », avant Claude Bernard, le fondateur de la médecine expérimentale – « il ne saurait y avoir de barrière entre la science des corps vivants et celle des corps bruts » - et le grand physiologiste allemand Helmholtz, auquel Freud se rattache directement à travers son maître Brücke, cojureur du fameux serment de 1845 qui ne dit pas autre chose : « nulles autres forces que les forces physico-chimiques communes ne sont actives dans l’organisme ». L’appréhension par la science, tout au moins classique, de tout objet de recherche, passe obligatoirement par sa réduction au statut de machine, d’automate – comme par exemple le dit encore Descartes, l’animal est « une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée que celles qui peuvent être inventées par l’homme ». Ainsi la césure dedans-dehors caractéristique de l’univers scientifique se double-t-elle automatiquement d’une césure psychosomatique corps-esprit responsable de l’obtusion de la médecine scientifique vis-à-vis de la causalité psychique ( du sens ). Une expérience existentielle décisive s’investit en même temps ici : la découverte par le sujet moderne de la liberté potentielle de la conscience face aux

Upload: casaolivo

Post on 01-Dec-2015

122 views

Category:

Documents


66 download

TRANSCRIPT

1

Cinco Textos de Paul BERCHERIE de www.paul-bercherie.com 16/12/2011

(1) Les grandes étapes de la Psychiatrie clinique

La constitution de la psychiatrie comme discipline de savoir, corps de pratique etbranche de la médecine scientifique, à l’orée du 19ème siècle, va représenter à la fois unetrès profonde rupture culturelle et l’avancée ultime et décisive du matérialisme scientifiquedans le champ social. Un lien immémorial se rompt là, dans la foulée du« désenchantement du monde », celui qui reliait la Folie (au sens le plus large) au Sacré et,lui supposant par là une transcendance impénétrable pour le commun des mortels,assignait sa prise en charge à des procédures magiques et rituelles que nous évoqueronsplus loin. La Folie, qui était possession, damnation, inspiration sacrée, renvoyaitdirectement au surnaturel ; la voilà réduite à un pur déficit : le fou devient à l’inversel’insensé. Dépouillée de toute transcendance, de tout mystère propre, réduite donc à uneappréhension purement déficitaire, elle déchoit au statut de maladie mentale – c’est-à-dire,dans l’épistémé matérialiste de la médecine anatomo-clinique, d’affection cérébrale. C’estdonc à la perturbation d’un organe, au privilège certes exceptionnel puisqu’il est le siègesupposé de la conscience, mais organe tout de même, de la machine corporelle, qu’estd’emblée assignée la causalité de l’aliénation mentale. La filiation doctrinale cartésiennede la psychopathologie s’indique ici directement, à travers le statut du corps dans ladoctrine de Descartes.

Le point le plus délicat et en même temps le plus riche d’implications du dualismecartésien concerne en effet le statut du corps et l’articulation dans l’être humain des deuxsubstances – la matière-étendue et l’esprit. Comme le formule Descartes, « je suppose quele corps de l’homme n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre » ; au-delà del’empreinte, évidente ici, du récit biblique (Genèse, II, 7 : « l’Eternel forma l’homme de lapoussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint unêtre vivant »), il faut reconnaître dans cette conception l’archétype organisateur du savoirscientifique médical anatomo-physiologique. Leibniz la prolonge : « tout ce qui se faitdans le corps de l’homme et de tout animal est aussi mécanique que ce qui se fait dans unemontre », avant Claude Bernard, le fondateur de la médecine expérimentale – « il nesaurait y avoir de barrière entre la science des corps vivants et celle des corps bruts » - etle grand physiologiste allemand Helmholtz, auquel Freud se rattache directement à traversson maître Brücke, cojureur du fameux serment de 1845 qui ne dit pas autre chose :« nulles autres forces que les forces physico-chimiques communes ne sont actives dansl’organisme ». L’appréhension par la science, tout au moins classique, de tout objet derecherche, passe obligatoirement par sa réduction au statut de machine, d’automate –comme par exemple le dit encore Descartes, l’animal est « une machine qui, ayant été faitedes mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée que celles qui peuvent êtreinventées par l’homme ». Ainsi la césure dedans-dehors caractéristique de l’universscientifique se double-t-elle automatiquement d’une césure psychosomatique corps-espritresponsable de l’obtusion de la médecine scientifique vis-à-vis de la causalité psychique( du sens ). Une expérience existentielle décisive s’investit en même temps ici : ladécouverte par le sujet moderne de la liberté potentielle de la conscience face aux

2

« automatismes » (cf. infra) qui l’asservissent – déterminismes pulsionnel ou surmoïque,puissances des inerties acquises de la problématique personnelle, que la césure cartésiennetend à réduire à l’opposition esprit/matière (cf. les théories génétiques enpsychopathologie).

L’originalité du cartésianisme, par rapport aux doctrines matérialistes pures quicommencent à fleurir à la fin du 18ème siècle, est plutôt de reconnaître au sujet humain, àcôté de la machine corporelle-animale, une subjectivité transcendante centrée sur laconscience rationnelle et réflexive, et dès lors, d’introduire à la délicate question de ladialectique conflictuelle interne à l’être humain entre corps et esprit. Une ligne de partagese dessine alors dans la subjectivité entre ce qui relève du corps, donc de la matière (lesfonctions automatiques, comme on les appellera bientôt) et la pure transcendance de laconscience rationnelle. Descartes ne fait là que s’inspirer de la tradition aristotélicienne quisuperpose chez l’être humain, « animal raisonnable », aux âmes végétatives, sensitives,motrices, voire représentatives (les « phantasmes » d’Aristote – images intérieures de lamémoire et de l’imagination) de l’animal, la raison, l’intellect, dont la partie active(« l’intellect agent », créateur des concepts) est universelle, séparable du corps (doncimmortelle) et identique à la pensée divine. Mais évidemment, le mécanisme cartésiendurcit sensiblement le dualisme déjà présent chez Aristote et dans la grande scolastiquemédiévale, puisque la référence au corps ne renvoie plus désormais à la créature vivantedotée d’une âme, fût-elle inférieure, mais à une machine.

Descartes renvoie donc classiquement perception, mémoire, motricité, imagination, ducôté du corps – l’analyse des formations imaginaires comme un simple réarrangementd’images perceptives retenues par la mémoire, truisme depuis Aristote, réalise en faitl’opération réductrice principielle du rationalisme psychologique en désupposant de faittoute puissance créatrice véritable à la pensée symbolique (par exemple au rêve), nous yreviendrons. Surtout, il va désigner dans les passions, l’affectivité, la voie royale parlaquelle le corps affecte l’esprit – les « représentants » psychiques, comme le dira Freud,des appétits corrélatifs des impératifs de fonctionnement de la machine corporelle. Lecartésianisme peut alors promouvoir l’idéal rationaliste qui, à travers la philosophie desLumières, dominera le 18ème siècle, la Révolution française et toute la modernité : empirede la conscience, émancipée par la Raison, sur l’ensemble de la subjectivité, maîtrise despassions, réduction des dévergondages de l’imagination et de la croyance individuelle oucollective (les « idoles » de Bacon). A travers la lutte contre l’ « obscurantisme » - lesténèbres de la matière (des passions) s’opposent ici à la lumière de la conscience –politique ou religieux (« écraser l’Infâme », dit Voltaire), le rationalisme semble ainsiprolonger le combat séculaire de l’éthique monothéiste contre l’idolâtrie et les « fauxdieux ».

Mais identifier ainsi directement l’esprit, dans son essence même, à l’intellect – lesujet cartésien, sujet de la science, est un sujet « scientifique », en tout cas cognitif, commel’homo psychologicus qui va lui succéder – ne boucle pas seulement la forclusion del’inconscient dans l’univers rationaliste ; l’opération engage en même temps une doubleidéalisation, aux lourdes conséquences :

- l’assimilation du rationnel et du raisonnable marie optimisme épistémologique etutopisme social. Comme le formule limpidement Kant, démarquant directementRousseau : « il n’y a pas chez l’homme de dispositions au mal. Le mal vient de ce que la

3

nature n’est pas réglée. Il n’y a dans l’homme que les germes du bien ». La doctrineaugustinienne de l’inexistence ontologique du mal – le mal n’est que l’ignorance du bien :celui qui connaît le bien ne peut plus vouloir le mal – qui évite d’en attribuer laresponsabilité à Dieu, informe ici secrètement l’idéologie des Lumières, préparant laconfusion du registre de la connaissance rationnelle avec celui de l’éthique.

- l’architecture hiérarchique du dualisme cartésien, calquant le pouvoir attendu de laconscience sur les passions sur le modèle monarchiste du gouvernement du Créateur sur lacréation (toujours la supériorité ontologique de l’esprit sur la matière), tend à naturaliserle fonctionnement idéalisé du sujet de la science, à l’ériger en aboutissement naturel, enétape terminale du développement du sujet. Ainsi un accomplissement historique, aussiremarquable qu’exceptionnel dans le devenir humain, prend-il rang d’issue inévitable,soutenant l’extraordinaire ethnocentrisme de la modernité occidentale, préparant sadomination « naturelle » sur les « civilisations inférieures » et les peuples non-européens.

Au moment même où la démocratie constitue la citoyenneté politique sur ces mêmesbases idéologiques, l’institution par l’aliénisme de la folie comme « maladie mentale »,perte de la Raison, la situe d’emblée comme l’envers de l’idéal rationaliste des Lumières –ce qui, en érigeant désormais ce dernier en norme, en achève d’ailleurs la naturalisation eten occulte la teneur idéalisante. La dévolution à la médecine de la juridiction sociale sur lafolie ne constitue donc pas seulement un progrès culturel considérable et un notableadoucissement des mœurs, réalisation en acte du programme philanthropique du groupedes Idéologues, les héritiers français directs des philosophes des Lumières. En fondant laclinique psychiatrique sur le modèle idéal de l’Histoire naturelle de Buffon, disciplined’observation essentiellement empirique et classificatoire, Philippe Pinel, membred’ailleurs comme Buffon du groupe des Idéologues, importe dans l’approche de la folie lastructure constituante du rationalisme scientifique, en particulier l’écart ontologiqueextrême qui le structure entre le sujet de la science et le phénomène-objet d’investigation.C’est ce qui rend compte de la posture d’objectivation qui structure le dispositifpsychiatrique et organise les procédures majeures (interrogatoire, présentation de malades,expertise, certificats) où se constitue et se présentifie la connaissance clinique et dont onsait par ailleurs le rôle central dans la formation du psychiatre. Au-delà des indéniablesefforts personnels d’humanité de bien des praticiens, le démarquage d’un modèle, médicalou scientifique, d’investigation d’un objet physique dans la relation au semblable, même etsurtout fou, a des conséquences forcément dévastatrices en tendant à chosifier et à aliénerun sujet déjà immergé dans une terrible expérience.

La classification clinique que propose Pinel, source du premier paradigme de lascience psychiatrique , est entièrement vectorisée par la conception de la perte de la Raisondont elle situe en fait les divers paliers :

1. mélancolie ou délire partiel, où le délire, gai ou triste, se limite à un objet ou à unesérie particulière d’objets, le jeu des facultés mentales étant par ailleurs intact.

2. manie ou délire général, concernant tous les objets et plusieurs des « fonctions del’entendement ».

3. démence ou abolition de la pensée – par où Pinel, bien sûr, entend le jugement :incohérence dans les manifestations anarchiques des facultés mentales.

4. idiotisme ou oblitération des facultés intellectuelles et affectives, le malade étantréduit à une existence végétative, avec des restes sporadiques d’activité mentale.

4

Cette classification purement syndromique, qui s’affinera et s’étoffera progressivementau fil de la première moitié du 19ème siècle, situe à l’évidence les degrés successifs, dansune échelle descendante, de la destruction de la conscience jusqu’à l’existence purementvégétative, c’est-à-dire corporelle.

La conception doctrinale de la folie qui la double est, comme de juste, calquée sur lemodèle cartésien de la passion – conception psychophysiologique bien entendu, et nonpsychogénétique comme on l’a parfois anachroniquement soutenu, puisque c’est parl’intermédiaire du retentissement viscéral de l’éréthisme passionnel que s’opère ledérangement mental-cérébral. Comme le formule Pinel, la perturbation « part de la régionde l’estomac et des intestins d’où se propage comme par une espèce d’irradiation letrouble de l’entendement ». Pinel s’appuie d’ailleurs ici sur une très précieuse intuitionclinique : celle du retentissement corporel, biologique, de toute pathologie mentalesérieuse ; cet appoint neuropsychique, « processuel » (Jaspers : cf. infra), constitue de faitl’assise épistémologique de la construction ultérieure de la grande clinique psychiatrique.En privilégiant les « causes morales » (excès passionnel, désordre des mœurs), la doctrinepinellienne va privilégier le traitement moral - une thérapie essentiellement institutionnelledont l’isolement, la coercition efficace et la discipline d’un « travail mécanique » sont lestrois piliers. Il s’agit en définitive de « subjuguer et dompter l’aliéné en le mettant dansl’étroite dépendance d’un homme qui, par ses qualités physiques et morales, soit propre àexercer sur lui un empire irrésistible et à changer la chaîne vicieuse de ses idées ». Commeon le voit, à la défaillance de la conscience rationnelle doit suppléer l’autorité paternelle ettutélaire du médecin, seule capable de rétablir la hiérarchie psychophysique naturelle quela passion a détruite et dont la maladie représente l’inversion.

A la charnière du milieu du siècle, Baillarger fournira la formulation canonique de ladoctrine qui structure l’appréhension psychiatrique de la folie avec sa théorie del’automatisme, d’inspiration cartésienne patente (via la philosophie spiritualiste de Mainede Biran et de Jouffroy) :

« Il existe en nous, quant à l’exercice intellectuel, deux états très différents. Dans l’un,nous dirigeons nos facultés, et nous les employons à nos desseins, nous sollicitons desidées et après les avoir fait naître, nous les conservons plus ou moins longtemps pour lesexaminer sous tous leurs aspects ; il y a alors intervention active de la personnalité : c’estl’exercice intellectuel volontaire. L’autre état est tout à fait opposé : c’est l’étatd’indépendance pour les facultés et d’inertie pour le pouvoir personnel. « Nous sentonsalors, dit Jouffroy, notre mémoire, notre imagination, notre entendement se mettre encampagne sans notre congé, courir à droite et à gauche comme des écoliers en récréation,et nous rapporter des idées, des images, des souvenirs trouvés sans notre secours, et quenous n’avions pas demandés ». Pour peu qu’on s’observe, on reconnaît que ces deux étatsse succèdent alternativement : à chaque instant, nous reprenons la direction de nos idéeset à chaque instant elle nous échappe. Mais il arrive aussi que l’état d’indépendance desfacultés se prolonge : alors « la défaillance est générale, c’est-à-dire que le pouvoirpersonnel abdique entièrement, et lâche en même temps les rênes à toutes nos facultés.C’est ce qu’on peut observer dans ces moments où le corps étant dans un repos parfait, lasensibilité à peine effleurée par quelques sensations légères, nous laissons aussi aller notremémoire, notre imagination et notre pensée comme elles le veulent, et tombons dans cequ’on appelle l’état de rêverie. Notre personnalité n’est pas éteinte, elle surveille encore le

5

jeu naturel des capacités qui l’entourent : elle a la conscience qu’elle peut, quand elle levoudra, s’en ressaisir ; mais pour le moment elle ne gouverne pas, elle laisse tout aller, ellese repose. Dans cet état, toutes nos facultés se meuvent de leur mouvement propre et selonleur loi, non selon les nôtres, et par notre impulsion. L’homme s’est retiré, et notre naturevit comme une chose ; tout ce qui passe en nous est fatal : nous sommes retombés sous laloi de la nécessité, qui se joue de nous comme elle se joue de l’arbre et des nuages ». Aces passages empruntés à Jouffroy, je n’ajouterai plus que le suivant : « L’homme serapproche des choses quand il délaisse cet empire qu’il dépend de lui de prendre ; quand,au lieu de s’approprier ses facultés, il les abandonne à leur propre mouvement, et resteparesseusement endormi au milieu d’un mécanisme dont il lui a été donné de gouvernertous les ressorts ». Qu’est-ce que cet état de rêverie pendant lequel notre nature vit commeune chose, où tout ce qui se passe en nous est fatal, où nous sommes retombés sous la loide la nécessité, qui se joue de nous comme elle se joue de l’arbre et des nuages ? Qu’est-ceque cet état que Jouffroy compare à un mécanisme mû par des ressorts ? Cet état, c’estl’automatisme de l’intelligence caractérisé par l’exercice involontaire de la mémoire et del’imagination ».

C’est donc cet état de subversion de la conscience par les automatismespsychologiques, où le sujet humain perd sa liberté spirituelle pour tomber sous le règne dela nécessité (corporelle, matérielle), qui va constituer le modèle épistémologique dominantde l’appréhension rationaliste de la folie et ôter à son expérience toute portée symbolique –de même qu’au rêve, qui lui est toujours comme de juste associé et qui va prendre rang luiaussi parmi les dévergondages insensés de l’automatisme psychologique. A la mêmeépoque, Moreau de Tours, autre grand aliéniste français, dote la théorie d’une assiseexpérimentale par son (auto-) observation de l’intoxication par le haschich, prototype denombre de recherches ultérieures : l’atteinte toxique des fonctions psychiques supérieures(la conscience) libère les automatismes émotionnels et imaginatifs jusqu’à l’hallucinationet le délire – une stimulation « périphérique » peut s’y joindre, jouant sur les appareilsperceptifs, mais elle est insuffisante à elle seule à subvertir la conscience (cf. la sémiologiede l’hallucinose).

La théorie de l’automatisme est d’abord la transcription d’une expérienceexistentielle : celle de la conscience moderne, du sujet du monde profane « désenchanté »de la science, de l’homo psychologicus, totalement identifié à son moi conscient, n’ayantplus accès aux forces psychiques profondes que sous une forme négative, privative (in-conscient), comme perte du pouvoir de maîtrise de la conscience dans le gouvernement dela subjectivité ; l’attribution à l’ « automate » corporel des occurrences subjectives quiéchappent au règne du moi conscient représente la transcription directe de l’opération descésures cartésiennes, avec la forclusion de (ce qui du coup devient) l’inconscient, qu’ellesimpliquent. Comme conception d’ensemble, cette théorie de l’ « emprise organo-psychique » (Mignard) inspirera les recherches des plus grands cliniciens de la psychiatrieet les œuvres les plus accomplies de l’ « âge d’or » de la clinique – de Baillarger à Bleuleren passant par Jackson et Pierre Janet – avant d’organiser les grandes systématisations (cf.sa reprise par Henri Ey) de sa décadence contemporaine. Elle se « laïcisera » (seneurologisera) sans difficulté, l’opposition des zones associatives du cortex cérébral (enparticulier le cortex frontal) et des formations du cerveau médian (noyaux gris centraux,système limbique) lui fournissant un support d’apparence moins métaphysique. Elle

6

pourra accueillir une fine dialectique phénomènologisante, celle de la lutte initiale de laconscience et du moi contre l’invasion des phénomènes pathologiques, puis de leursubversion, de leur soumission au processus psychotique (phase de construction du délire),jusqu’à l’éventuelle désagrégation terminale. Ainsi de Griesinger, qui l’initie, à Jaspers, lagrande clinique phénoménologique allemande procède-t-elle elle aussi, à sa manière, de cemodèle d’ensemble, qui influencera profondément Freud, de sa conception du processuspsychotique à la construction même de la métapsychologie (opposition des processusprimaire et secondaire de la première topique, du moi organisé et du ça anarchique dans laseconde).

Mais la théorie de l’automatisme produit surtout la conception de la normalitépsychique indispensable au fonctionnement cohérent du dispositif psychiatrique. Aussitraverse-t-elle sans difficulté les évolutions et même les retournements de paradigme queconnaît la recherche clinique. Une deuxième approche double ainsi presque dès le départla domination des « causes morales » et du modèle passionnel dans la première psychiatrieclinique, pinellienne. Elle rend compte en particulier de l’idiotie congénitale ou précoce,comme de la prédisposition héréditaire en jeu même lorsque les causes morales sontdéterminantes : elle va vite devenir dominante, au fur et à mesure que les espoirsenthousiastes investis dans la construction des asiles (« une maison d’aliénés est uninstrument de guérison entre les mains d’un médecin habile ; c’est l’agent thérapeutique leplus puissant contre les maladies mentales », proclamait Esquirol) se heurtent à ladécevante réalité. Griesinger va donner à cette deuxième approche sa formule canonique :« les maladies mentales sont des maladies du cerveau », conception que confortenttoujours plus au fil du siècle les progrès de la connaissance psychiatrique dans le champdes troubles mentaux réellement organogènes (isolement paradigmatique dès 1822 de laparalysie générale, puis description des syndromes liés aux lésions du cerveau et auxintoxications) et le souci d’un alignement épistémologique plus direct sur la médecinescientifique anatomo-clinique.

Le passage de l’un à l’autre de ces deux modalités successives d’appréhensionrationnelle de la folie en aggrave bien sûr notablement le statut social – dans la seconde, lefou apparaît sans nuance comme un sous-homme au cerveau lésé, ce que la théorie de ladégénérescence va bientôt consacrer. Cette doctrine que Morel systématise au milieu du19ème siècle va permettre à la psychiatrie de rendre compte de la masse principale desphénomènes de la folie : ceux pour lesquels on ne trouve aucune causalité organiquemanifeste ; l’idée d’une atteinte de l’intégrité cérébrale plus fine qu’une lésion isolable, etd’étiologie héréditaire, réalise ainsi l’unité de la théorie en une pathogénèse où les atteintesorganiques patentes enclenchent par transmission héréditaire la prédisposition desgénérations suivantes. La thèse de la dégénérescence capitalise en même temps unincontestable progrès dans l’observation clinique, tant au niveau de la distributionfamiliale des troubles mentaux qu’à celui des perturbations psychologiques qui antidatentchez beaucoup d’aliénés l’éclosion des manifestations psychotiques et leur survivent sicelles-ci s’amenuisent ou disparaissent ; elle va stimuler un nouvel essor de l’observationclinique et une clinique différentielle pertinente.

Mais elle jette en même temps sur la folie une aura de suspicion qui assombrira tout lesiècle (cf. l’œuvre de Zola qui en transcrit la menace) et soutiendra les mises en garde etles manœuvres eugéniques (gare à la « tare » héréditaire !) – avant que le régime nazi n’en

7

mette atrocement en acte les potentialités exterminatrices. Il faut là encore situer la chargedestructrice de cette théorie comme l’envers du rationalisme utopique qui soutient toutel’approche psychiatrique : Morel commence son grand Traité des dégénérescencesphysiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine (1857) en stipulant que« l’homme a été créé suivant un type primitif parfait » et que « l’idée la plus claire quenous puissions nous former de la dégénérescence de l’espèce humaine est de nous lareprésenter comme une déviation maladive d’un type parfait » - bref sur le modèle de laChute : un peu de l’intuition originaire (la damnation) surnage là ! Même si les positionschrétiennes progressistes militantes de Morel – ami de Buchez, il « place d’emblée saconception sous l’autorité de la Genèse » - seront vite occultées par une postérité laïque etscientiste dont les références doctrinales renvoient plutôt à l’inspiration naturalistenéospinozienne des sciences biologiques , il faut souligner que le postulat implicite du« type parfait » est sous-jacent à toute conception génétique de la folie : en supposant unedéfectuosité du génome à la base de toute perturbation psychologique, les thèses modernesne supposent-elles pas qu’un patrimoine génétique intègre et sans défaut donnerait unindividu humain exempt de psychopathologie, bref … parfait !

Plus profondément ce postulat, celui de la « normalité » psychique, sous-tend touteconception psycho-pathologique de la folie et il est évidemment implicite dans le fait de larebaptiser « maladie mentale », ce qui forclot l’inhérence de la folie au statut même del’être humain et postule une nature raisonnable. On prendra ainsi vite l’habitude dedésigner comme « psychoses collectives » toutes les manifestations sociales desdébordements mystiques ou sanglants qui marquent l’histoire humaine depuis toujours,avant d’assimiler les religions à des délires et les prophètes à des cerveaux dérangés. Uneperception exacte – la parenté de ces manifestations individuelles ou collectives avec laFolie – vient ainsi soutenir l’aveuglement de l’idéologie rationaliste, qui faisait formuler àKant qu’ « il n’y a pas chez l’homme de disposition au mal : le mal vient de ce que lanature n’est pas réglée » (cf. supra). Désormais, le crime et la folie seront donc assignés àune nature déréglée – dégénérée. Il faudra que le 20ème siècle vienne démontrer sur uneeffrayante échelle que la raison la plus froide et la maîtrise la plus technique ne sontnullement incompatibles avec les crimes les plus fous, et même en potentialisentfabuleusement les effets, pour semer quelque peu le doute, sans tout de même disqualifiervraiment l’utopisme libéral ni défaire l’identification périlleuse de la rationalité et del’éthique.

Avec la formulation de la théorie de la dégénérescence, la psychiatrie dispose en toutcas du jeu complet des concepts fondamentaux organisateurs de son savoir clinique dontau début du siècle suivant, Jaspers, son grand épistémologue, produira la théorie achevée.Les formes de l’aliénation mentale se répartissent alors entre trois pôles majeurs :- héritée de la première période pinellienne, la notion de Réaction couvre des états « dontle contenu est en rapport compréhensible avec l’événement originel, qui ne seraient pasnés sans cet événement et dont l’évolution dépend de l’événement et de leur rapport aveclui. La psychose reste attachée à l’événement central » ;- ultime avatar des conceptions de Morel, le concept de Développement d’une personnalitépathologique subsume des états qui « ont seulement pour origine les dispositionsindividuelles qui évoluent à travers les époques de la vie […] sans discontinuitéincompréhensible venant ajouter quelque chose d’entièrement nouveau »;

8

- les deux premiers types ne sont en fait guère séparables, « dans la plupart des cas (deréaction), la condition préliminaire de la constitution est visible même en dehors de laréaction ». Comme le formule Kraepelin (à propos de la distinction entre délire dequérulence et paranoïa interprétative) : « les différences ne jouent que sur un certaindéplacement des relations entre les influences, externes, psychogènes et les causesmorbides internes » ;e- enfin, les états qui introduisent dans la vie psychique « un changement tout à faitnouveau », une rupture qui altère de façon marquée la personnalité antérieure, sanscontinuité compréhensible avec son passé, voire même la détruise, et pour lesquels Jaspersintroduit le concept de Processus psychique – le modèle en est bien sûr constitué par les« processus organiques » (démences et confusions mentales, organogènes). C’est là quetrouve particulièrement sa place l’intuition phénomènologique initiée par Griesinger (cf.supra).

Les grands débats du tournant du siècle tourneront autour de l’appartenance despsychoses majeures (psychose maniaco-dépressive, psychoses discordantesschizophréniques, psychoses délirantes systématisées) à l’un ou l’autre des deux grandspôles issus des modèles cliniques de la paralysie générale (processus) ou de l’idiotie(constitutions dégénératives : développements). La dernière phase créatrice de l’évolutionde la clinique psychiatrique (1910-1930) jouera du panachage de ces grands mécanismes –c’est le « diagnostic stratifié » de Kretschmer – dans une ultime efflorescence oùl’affinement exceptionnel de l’analyse et l’individualisation extrême du cas finissent parbrouiller tous les repères – « il n’y a pas de paranoïa, il n’y a que des paranoïaques »,énonce Bleuler – avant la décadence rapide, puis le déclin vertigineux contemporain dusavoir clinique.N.B. J’emprunte ici à mon premier livre Les Fondements de la Clinique. Histoire etStructure du savoir psychiatrique (1980) la description des trois grandes étapes destructuration de la clinique psychiatrique, qui en constituait le canevas général. J’ai étéchoqué plus que vraiment surpris de voir cette analyse reprise dans un ouvrage récent(1998) sans que j’y sois même cité par celui qui préfaça jadis mon livre

Appendice : A propos du DSM III

La parution de la troisième édition du Diagnostic and Statistical Manuel of MentalDisorders de l'American Psychiatric Association (DSM III) constitue à n'en pas douter unévénement important. D'abord par son volume : la première édition (DSM I), parue en1952, était une petite brochure, à peine plus grosse que la classification française del'INSERM ; la deuxième (DSM II), qui vit le jour en 1968, se présentait comme une jolieplaquette d'une centaine de pages : les principaux termes étaient brièvement définis, etplusieurs tableaux comparatifs en facilitaient l'usage. Cette fois, nous voilà en présenced'un véritable traité clinique, un gros volume relié de cinq cents pages, doublé, pour lesbesoins pratiques, d'un abrégé de format poche. La clinique connaîtrait-elle outre-Atlantique un vif regain d'intérêt, voire un essor spectaculaire qui contredirait les constatspessimistes de ceux qui n'y voient que déclin ?

Dès l'introduction cependant, on est mis en présence du projet fondamental qui

9

structure le DSM III, comme son homologue et paradigme international (d'ailleursd'origine en grande partie US), le chapitre « troubles mentaux » de la Classificationinternationale des maladies (CIR) de l'OMS. Il s'agit de mettre sur pied un langagecommun qui permette aux psychiatres un minimum de communication, de consensus, et àquel niveau plus essentiel que celui des faits (entendez la clinique) peut donc s'établir cedébut de réparation des malheurs de Babel ? Un espéranto, donc, de la psychiatrie, unpidgin comme disait Eric Laurent. D'où la précaution de ses promoteurs, exprimée on nepeut plus clairement dans l'introduction : « pour la plupart des troubles du DSM III,l'étiologie est inconnue. Des théories variées ont été avancées, évidemment argumentéesmais pas toujours convaincantes, pour expliquer comment ces troubles apparaissent.L'approche choisie dans le DSM III est athéorique du point de vue de l'étiologie et desprocessus physiopathologiques, excepté pour ces troubles pour lesquels cela est bien établiet donc inclus dans leur définition » (p. 6 -7).

Voilà qui requiert un certain nombre de commentaires. Remarquons pour commencerque c'est d'entrée que se pose le grand problème de la psychiatrie moderne, à savoir ladéchirure qui la traverse sur la nature des troubles mentaux ; en d'autres termes, et poursimplifier l'alternative : psychanalyse ou biologie ? C'est bien sûr pour suturer cettefracture que les œcuménistes de la psychopathologie ont recours à une position« athéorique », « ouverte », ravalant le débat au niveau de la discussion académique degrandes thèses dogmatiques. Derrière l'humilité de rigueur devant les faits, c'est donc àl'éternelle thèse empiriste que nous renvoient ces propositions apaisantes - que sespromoteurs soient cette fois US ne fait qu'en sudéterminer l'emploi. Il y aurait des « faitsconcrets », palpables par tout un chacun de bonne foi, et l'on ne commencerait à divergerque dans leur interprétation : voilà bien le mépris habituel de l'empirisme pour la théorie,son aveuglement devant l'importance de la structuration du regard dans la vision du réel,bref sa naïveté épistémologique. Nous verrons d'ailleurs plus loin à quelle tristeméthodologie aboutit une telle orientation.

On ne s'étonnera pas de me voir d'autre part relever l'identité absolue des problèmescliniques et nosologiques auxquels se heurte la psychiatrie moderne avec ceux qu'avait sidécisivement soulevés Jaspers il y a bientôt soixante-dix ans. L'unique grandépistémologue de la psychiatrie clinique en a marqué une fois pour toutes les bornes, etelle n'en finit plus, depuis, de reprendre et d'annuler, tel l'enfant à la bobine, le trauma quereprésentait cet arrêt de mort. Non sans en réarticuler sans cesse les propositions : il y aaux deux bouts du champ de la psychopathologie deux groupes de troubles mentaux dontl'étiologie est connue et indéniable, les troubles organiques d'un côté (maladies cérébrales,intoxications et infections), les troubles constitutionnels et réactionnels de l'autre, dontl'extension est au reste très variable suivant les points de vue (et minima dans le DSM III).Au milieu s'étend le domaine aux frontières floues sur lequel portent non seulement lesdiscordes doctrinales, mais surtout les difficultés cliniques, car, d'une part, d'innombrablesformes de passage en relient tous les éléments, d'autre part, les formes majeures, c'est-à-dire les grandes psychoses, doivent être rattachées aux troubles organiques sous peine dechanger de système et de clinique, bref de vendre son âme à Freud. La clinique, qu'elle leveuille ou non, est en effet consubstantielle à un certain abord de la psychopathologie-abord « empirique », c'est-à-dire médical, objectivant, visant à la description de types etd'espèces sur le modèle des maladies physiques, l'observateur abordant dans une position

10

d'objectivité scientifique l’objet, c'est-à-dire la maladie, à décrire et à classer. Nousexaminerons comment le DSM III se tire des apories jaspersiennes.

Pour celui qui a suivi l'évolution des DSM, il faut enfin noter que ce n'est pas sans unecertaine surprise que l'on enregistre l'évolution qui en amène la troisième mouture à detelles positions. C'est que le DSM I était fort loin d'être «athéorique». Sa nosologie commesa terminologie se référaient aux conceptions du maître de la psychiatrie américaine de lapremière moitié du siècle, c'est-à-dire d'Adolf Meyer, dont le fonctionnalisme était encoredominant en 1952. L'emploi du terme de réaction (schizophrénique, affective, névrotique,etc.) indiquait l'idée de grands types réactionnels auxquels avait recours la personnalitésous l'impact de facteurs multiples, psychologiques, sociaux, organiques, génétiques, etc. -ce qui structurait une nosologie synthétique, empruntant à la tradition classique comme àla psychanalyse. Le DSM II, lui, avait paru marquer une nette évolution dans la directionde cette dernière et, mettant à part les troubles organogènes, opposait les psychoses, lesnévroses et les personnalités pathologiques, laissant une situation un peu marginale aux« perturbations situationnelles transitoires ». A ce titre, il paraissait nettement plus« avancé » que le CIR VIII, qui lui servait de toile de fond. Il est donc temps maintenantd'examiner le contenu du DSM III et son orientation véritable.

Pour commencer, une innovation de taille : la plupart des rubriques étiologiques destroubles mentaux organogènes sont exclues de la liste nosologique, où ne figurent plus queles grands syndromes cliniques ; pour être codés, ils nécessiteront désormais une doubleréférence, le matricule du processus organique causal étant à rechercher dans la nosologiedes maladies physiques. De même, les maladies psychosomatiques ne sont plus détaillées,mais recouvertes par une rubrique unique, la spécification du trouble physique en causeétant renvoyée à la nosologie somatique. On peut se demander si l'on ne perd rien sur leplan clinique à ces clivages, mais voilà en tout cas qui s'inscrit dans le mouvementd'autonomisation de la psychiatrie, au niveau institutionnel et conceptuel, par rapport aureste de la médecine. Il n'en demeure pas moins que la pyramide hiérarchique de Jaspersest rappelée dès l'introduction : l'ordre nosologique « représente dans une certaine mesureune hiérarchie dans laquelle un trouble haut dans la hiérarchie peut avoir des traits que l'ontrouve dans les désordres bas placés dans la hiérarchie, mais non l'inverse » (p. 8-9). Lasuccession des entités nosologiques : maladies mentales organiques, schizophrénie,troubles de l'humeur, névroses et troubles sexuels, personnalités pathologiques et troublesréactionnels, ne fait donc que reprendre l'esprit général de toutes les nosologies depuisKraepelin. Un nouveau procédé en matérialise l'esprit - le diagnostic « multiaxial », quipermet la juxtaposition des registres cliniques (axe 1 : syndromes cliniques proprementdits, axe 2 : troubles constitutionnels de la personnalité), étiologiques (axe 3 : troublessomatiques, axe 4 : impact des « stress psychosociaux ») et fonctionnels (axe 5 : degréd'atteinte du « fonctionnement adaptatif »). Remarquons d'ailleurs que cette méthodologiegénérale se redouble ici dans le champ pédo-psychiatrique, qui acquiert ainsi, enconformité d'ailleurs avec la tendance mondiale, une autonomie complète.

Mais le plus remarquable est le contenu des rubriques « non organiques ». C'est là quese fait le mieux jour l'esprit général de l'ouvrage. Toutes les innovations, d'où qu'ellesviennent, y sont prises en compte. Ainsi, l'autonomisation des bouffées délirantes et desformes dites schizo-affectives répond évidemment à certaines particularités de leurtraitement pharmacologique. Même ouverture pour le transsexualisme, ou dans

11

l'adjonction aux classiques descriptions des personnalités pathologiques (paranoïde,histrionique, compulsive, etc.) des récentes descriptions psychanalytiques anglo-saxonnes : personnalités narcissique, schizotype, borderline. Mais l'intégration ne se faitpas toujours sous la forme d'une inoffensive juxtaposition. Ainsi, pour l'hystérie, le résultaten est l'éclatement : les Anglo-saxons avaient depuis longtemps l'habitude d'en scinder lesmanifestations en formes de conversion (symptômes moteurs, sensoriels, fonctionnelsfocaux) et formes dissociatives (grands épisodes psychiques : automatismescrépusculaires, états seconds, etc.). Voilà maintenant détachés des « troubles deconversion » (réduits aux altérations des grandes fonctions sensorielles ou motrices), les(pseudo-)somatisations d'un côté, les douleurs psychogènes de l'autre, les troublespsychosexuels (impuissance, frigidité) allant d'autre part rejoindre les perversionssexuelles. Le tout constitue, avec l'hypochondrie, une classe de « troubles somatiformes ».Les formes dissociatives sont également... dissociées entre lesfugues, les amnésies et lespersonnalités multiples, et regroupées sans changement d'appellation avec le syndrome dedépersonnalisation.

Le même sort atteint les phobies infantiles, réparties en divers « troubles anxieux »suivant la prédominance de l'un ou l'autre symptôme (angoisse de séparation, évitement ouétat hyperanxieux). Quant aux phobies de l'adulte, elles éclatent en agoraphobie, phobiesociale et phobie simple, tout en rejoignant la névrose traumatique et une classe d'étatsanxieux qui recouvre névroses d'angoisse et... névrose obsessionnelle dans les « troublesanxieux ». Un autre regroupement, qui constitue une innovation pour le moins originale,est la constitution, à l'intérieur des troubles névrotiques, d'une vaste classe de « troublesaffectifs », qui juxtapose les états maniaco-dépressifs et la dépression névrotique (ladépression réactionnelle reste, elle, dans les états de désadaptation réactionnelle).

Quelle est donc la clef de ce surprenant remue-ménage, dont je passe bien entendunombre d'autres exemples ? Il paraît évident qu'elle se trouve dans le manifeste« athéorique » qui coiffe l'ensemble de l'ouvrage, et qui recouvre bien entendu, on l'auramaintenant deviné, le behaviorisme. C'est lui qui justifie la considération des syndromescliniques en fonction de leur aspect le plus superficiel, favorisant regroupements oudissociations sur la présentation manifeste des symptômes, au mépris de touteconsidération pour leur structure. Le comportement est en effet observable et modifiabledirectement à travers des stratégies qui le soumettent par grandes classes fonctionnelles, etsans regard pour toute l'épaisseur psychologique, cet « avatar fumeux de la métaphysiquede l'âme ».

Maintenant nous apparaît la structure stratifiée du DSM III : sur le socle jaspersienmasqué, une synthèse éclectique d'apports de toutes sortes, coiffée par la domination de la« pensée » behavioriste. De ce pêle-mêle hétéroclite, où la nosologie tend sans cesse plus àse dégrader en sémiologie (tendance naturelle au behaviorisme), émergent de-ci de-làquelques noyaux durs empruntés à la clinique classique ou à la psychanalyse, et dont lesangles vifs n'ont pas encore disparu sous le sable de la confusion. Voilà un pidgin qui nouspromet la plus fabuleuse des cacophonies, chacun pouvant utiliser à sa convenance lefragment de ce pot-pourri qui peut lui convenir ! Comme toute discipline d'observation, laclinique n'a jamais pu s'accommoder de méthodologies bâtardes : si le regard classique estbien mort, ce n'est certes pas dans la confusion des langues et des approches qu'on s'enprocurera le substitut. Au reste, faut-il le préciser, la visée essentielle du DSM III n'est

12

certainement pas clinique : le S de statistique qui figure dans son titre nous indique bien dequel côté se fait tant ressentir le besoin d'une langue commune, et pourquoil'administration US présida à sa naissance avec tant de sollicitude.

C'est bien en effet au niveau des considérations pratiques que se pose actuellementpour la psychiatrie le problème de son unité : l'unité d'une nation passe, on le sait, par lastandardisation de sa langue, et la métaphore est ici loin d'être artificielle. De plus en plus,les débats doctrinaux à l'intérieur de l'institution psychiatrique débouchent sur desoppositions aiguës au niveau de l'action et de la manière dont elle est conçue. Lapsychiatrie est pratique sociale, et les conflits « idéologiques » qui la traversent recouvrentbien autre chose que le choc des dogmatismes au royaume de l'idée pure (pour autantqu'une pareille chose ait pu jamais exister).

Reste que l'idéologie (cette fois sans guillemets) athéorique représente sans conteste unfait nouveau. Nous l'avons vu, elle prend dans le DSM III la place du large système deMeyer, homologue, si moins systématique et structuré, de celui, mieux connu chez nous,de Ey (qui s'est d'ailleurs bien souvent réclamé du premier). Voilà une occurrence qui doitnous arrêter : il semble que dans la phase actuelle, la psychiatrie « humaniste » ne soit plusen état de produire les vastes systèmes qui caractérisaient la première phase post-clinique(que l'on me permette ce raccourci), et qui régnèrent des années 1930 aux années 1950,assurant une relative unité et une réelle ouverture du champ psychopathologique - que l'onsonge au rôle fédérateur de Ey en France. Nous sommes donc désormais entrés dans laphase de désagrégation : le recours à des références aussi informes que l'« athéorisme » oule behaviorisme l'indique suffisamment, de même que la dégradation accélérée du niveaudes manuels et des traités. L'institution, certes, est toujours vivante, mais ne peut plusproduire de justification doctrinale présentable. L'Europe, plus foncièrement humaniste,paraît suivre avec un certain retard une telle évolution, mais pour paraphraser le motmalheureux d'un gaulliste célèbre, je serais tenté de conclure qu'entre les biologistes et lapsychanalyse, il n'y aura bientôt plus personne*.

*Version intégrale d'une revue critique parue dans l'Ane, n° 3, 1981, p. 40-41, sous letitre : « Pidgin ou pêle-mêle ? ».

13

(2) La construction de la Métapsychologie freudienne

Prologue – Le contexte d’ensemble de la découverte freudienne.

A – Le contexte immédiat : l’hypnose et le champ clinique de l’hystérie.En cette fin du 18e siècle où Mesmer va fonder le « magnétisme animal », il semble

que l’action du rationalisme classique et des Lumières ait rendu nécessaire, pour toute unepartie de la société, un habillage d’allure scientifique pour rendre leur efficace auxpratiques immémoriales de la guérison cérémonielle magico-religieuse. Tout en calquantassez fidèlement - il avait observé de près l’exorciste le plus célèbre de l’époque, le pèreGassner (cf. Ellenberger, 1970, ch. II), avant de contribuer à le discréditer au nom de lascience, et à son profit personnel - les procédés des thaumaturges traditionnels (décorétudié, longue attente, apparition calculée et spectaculaire du mage, rôle d’objets aupouvoir mystérieux et formidable – en particulier son fameux baquet -, paroles et gestescabalistiques, assistance nombreuse et convaincue, honoraires très élevés, doctrine secrèteet toute puissante), et en utilisant largement l’influence de la préparation psychologique etde la renommée sociale, Mesmer se targuait d’une théorie empruntant aux connaissancesphysiques sur le magnétisme l’apparence lointaine d’une justification rationnelle. Ilsollicitait d’ailleurs bruyamment un contrôle et une reconnaissance par les sociétésscientifiques et médicales de l’époque, démarche tout à fait significative d’un notablechangement des mentalités, et qui lui fut en définitive fatale.

L’aventure mesmérienne va laisser (cf. Barrucand, 1967 ; Janet, 1919, 1re partie ;Ellenberger, 1970) une postérité de grande importance : la découverte, par son disciplePuysegur, d’une forme particulière de la « crise » classiquement résolutive du troubleayant motivé la cure magnétique – un état de sommeil particulier, qu’il appellesomnambulisme, et qui deviendra l’hypnose. Tout au long du 19e siècle, les pratiquesmagnétiques se développent en marge de la médecine scientifique; s’adressant toutparticulièrement à ces affections qu’on appelle névroses depuis Cullen et Pinel - lesmaladies mentales en font initialement partie, mais constituent une classe à part, d’ailleursprogressivement réduite par l’isolement successif des psychoses et démences organiques,de même que l’exclusion ultèrieure de diverses maladies (tétanos, parkinson, basedow, etbientôt épilepsie) et le regroupement d’ensembles symptomatiques et de syndromes éparsne laisseront plus dans la classe des névroses, à la fin du siècle, qu’hystérie etneurasthénie - qui continuent à être pensées comme des perturbations fonctionnelles dusystème nerveux. Mais si le magnétisme animal est avant tout une thérapeutique, c’estautre chose qui passionne ses adeptes, et qui motivera officielles : le sujet ensomnambulisme semble présenter une extra-lucidité, qui lui permet des indicationsthérapeutiques précises sur son mal ou celui d’autres patients, mais aussi des d’ailleurs lesrejets et condamnations réitérés des instances scientifiques et médicales capacitésperceptives extraordinaires à travers l’espace et le temps, ou l’acquisition de donsmiraculeux (télépathie, langues étrangères et inconnues, etc.).

Ce n’est qu’à partir du milieu du 19e siècle (Braid) que l’étude de l’hypnose (termedésormais retenu) entre dans une phase rationnelle – la crédulité des auteurs s’exprimeradésormais dans le registre de l’erreur méthodologique et non plus du surnaturel. Mais c’estCharcot qui l’imposera finalement au monde scientifique (1882). Cela fait alors une

14

dizaine d’années qu’il se consacre à l’étude clinique de l’hystérie. C’est des leçonscliniques que délivre Charcot, l’année 1885, que prenne leur source l’ensemble descourants qui vont renouveler au 20e siècle la psychopathologie et exercer sur l’ensemblede la psychologie une influence décisive.

L’importance des recherches de Charcot sur l’hystérie me semble devoir être envisagéesur un plan moins clinique que conceptuel. L’apport clinique de la Salpêtrière, tel queGilles de la Tourette en récapitulera les résultats dans son monumental Traité de l’hystérieen trois tomes (1891-1895), n’est certes pas à négliger. Cependant un coup d’œil àl’excellent ouvrage de Briquet, qui date de 1859 et faisait autorité sur la question avantCharcot, démontre à l’évidence qu’il s’agit plus d’un enrichissement de détail que d’unvrai renouvellement – excepté justement sur le plan doctrinal. Charcot en effet prend ausérieux la métaphore nerveuse qui structurait le développement de la clinique de l’hystériedepuis la fin du 17e siècle et l’œuvre de Sydenham. Il tente l’investigation de la grandenévrose en la considérant comme une maladie neurologique, et en lui appliquant la trèsrigoureuse méthodologie qu’il a mise au point dans ses études des grands syndromes de lapathologie du système nerveux. C’est aussi ce qui va l’amener à en systématiser d’unemanière très exagérée la symptomatologie.

Ceci correspond à la première partie des recherches de Charcot, soit à la période 1870-1878. Mais à partir de 1878, dans le prolongement des idées de Lasègue et des recherchesde Richet qui est alors son interne, Charcot est amené à inclure l’hypnose dans sesinvestigations, sur la base de l’évidente ressemblance des états artificiellement produitsqu’on y regroupe avec la symptomatologie spontanée de l’hystérie, tout particulièrementdes crises. Il applique alors à la « névrose hypnotique » la même méthode de recherche, etest conduit à la rapprocher toujours plus de l’hystérie. On connaît la controverse que cetteopinion déclenchera entre la Salpêtrière et l’école de Nancy autour de Bernheim.

Mais l’étude de l’hypnose l’amène aussi et surtout à reprendre les travaux des anciensmagnétiseurs autour des suggestions hypnotiques. C’est ainsi qu’apparaît progressivementl’identité absolue des grands symptômes « neurologiques » de l’hystérie (paralysies,contractures, troubles sensitifs et sensoriels, inhibitions fonctionnelles, etc.), et desphénomènes produits sous hypnose par simple suggestion mentale. C’est sur ce constatque repose la deuxième période des recherches de Charcot sur l’hystérie, celle des années1885-1890, qui débouchera sur l’effondrement de sa conception première et la naissancedes grands courants psychodynamiques du début du XXe siècle. L’idée fondamentale estdonc la découverte que la plupart des symptômes attribués à l’hystérie peuvent êtreconsidérés comme de nature psychique, en tant qu’ils ne reposent que sur une idée (l’idéede paralysie ou l’idée d’insensibilité par exemple) et qu’ils peuvent en être considéréscomme la réalisation fonctionnelle. L’origine de l’ « idée fixe » sous-jacente au symptômepeut être exogène, comme dans la suggestion hypnotique, ou endogène, ainsi que lesleçons de 1885 de Charcot sur les paralysies hystéro-traumatiques vont s’attacher à ledémontrer.

Il faut souligner deux points particuliers qui font toute la richesse de ce momenthistorique capital en psychopathologie. D’une part, le fait que la nature psychique dessymptômes ne leur retire rien de l’objectivité qu’avait démontrée leur investigation sur lemodèle neurologique. Charcot s’exprime là-dessus très clairement : « Ces paralysiessingulières qui ont été désignées sous le nom de paralysie psychique, paralysie dépendant

15

d’une idée, paralysie par imagination, je ne dis pas remarquez-le bien paralysiesimaginaires ; car, en somme, ces impuissances motrices développées par le fait d’untrouble psychique sont, objectivement, tout aussi réelles que celles qui dépendent d’unelésion organique ». C’est, bien sûr, à cette objectivité qu’est lié le caractère inconscient dela psychogenèse du symptôme. Très rapidement à travers un courant qui, par Babinski,aboutit aux exceptions de Dupré dans les années 1900, ce caractère qui pose justement leproblème théorique essentiel va tendre à se perdre chez des cliniciens à l’esprit un peuétroit qui vont renouer avec une conception plus ancienne de l’hystérie, celle qui l’assimileplus ou moins à la simulation et qu’avaient défendu Charcot avant des aliénistes commeGriesinger, Morel et Falret. L’hystérique redevient ainsi la « malade haïssable » délaissée,ou plutôt fuie des cliniciens – en dehors de Janet et Freud.

Il faut d’autre part remarquer que le modèle psychologique extrêmement plat qu’utiliseCharcot, celui de l’associationnisme et des localisations cérébrales, lui permet néanmoinsde maintenir intact son édifice théorique, soit la théorie neurologique de l’hystérie, àtravers la notion d’une lésion « dynamique » corticale qui rend possible de penser leparadoxe d’un trouble à la fois psychique et objectif. Déjà cependant, l’affinement del’analyse clinique commence à permettre une différenciation sémiologique des sériessymptomatiques hystériques et organiques ; Babinski s’attachera à en fournir les critères,mais c’est justement à ce point que commence la recherche freudienne.

B – Le contexte théorique : constitution de la psychologie positive au 19e siècle.Parallèlement à la structuration de la psychopathologie clinique et d'ailleurs en

interaction constante avec elle, le 19ème siècle voit la construction d'une psychologie« scientifique» qui atteint vers la fin du siècle une situation d'équilibre emportant un trèslarge consensus international. Le noyau de ces conceptions est directement hérité de laphilosophie sensualiste anglaise, les thèses principales des doctrines de Locke et de Humepassant ainsi de l'épistémologie à la constitution de la psychologie associationniste àtravers les écrits de James Mill et de son fils John Stuart Mill. L'associationnisme hérite dela critique nominaliste et empiriste de la connaissance l'axiome de l'origine perceptive(sensualisme) de l'ensemble des contenus de l'esprit - nihil est in intellectu quod non priorfuerit in sensu : la formule aristotélicienne se trouve ici reprise sans la thèse d'une capacitéde l'esprit à remonter de l'expérience singulière à la forme universelle qui s'y trouveactualisée (réalisme). Instruit des renversements spectaculaires de la connaissancephysique (passage de l'héliocentrisme au géocentrisme) comme de la nouvelle conceptionde l'univers qui désuppose aux objets du monde physique toute autre propriété que lesattributs mécaniques (dimension, dureté, masse, vitesse) - ce qui dénie toute réalité auregistre qualitatif de la perception - le sensualisme considère en effet l'expérienceperceptive immédiate comme une image médiate et extrêmement déformée du réel.

Les perceptions constituent donc, par leur inscription mnésique, le matérielélémentaire de la pensée (idées simples), source unique des formations psychiques pluscomplexes (idées complexes, termes généraux, concepts abstraits) par l'intermédiaire d'uneloi fondamentale de composition, la loi d'association des idées, que Hume considéraitcomme l'homologue psychologique de l'attraction gravitationnelle newtonienne. Les idéess'associent ainsi irrésistiblement par ressemblance, contiguïté, contraste, et surtout

16

habitude pour Hume, l'élément essentiel de la causalité (inscription psychique d'unesuccession temporelle régulière d'un fait par un autre). Ainsi, par synthèse ou soustractionsuccessives, passe-t-on du substrat perceptif de la pensée à des formations de plus en plussymboliques, puis aux abstraits.

La réduction analytique du complexe en éléments simples réalise ainsi l'applicationaux contenus de l'esprit de la méthodologie cartésienne caractéristique du rationalisme dela science classique. Cette approche est par ailleurs individualiste par essence ; l'esprit estfondamentalement conçu comme une monade, d'abord « table rase », dont l'ouverture aumonde est avant tout perceptive, cognitive : on retrouve ici le « sujet de la science »,prototype de l'homo psychologicus moderne. Ainsi l'associationnisme, transposition d'unethéorie de la connaissance en psychologie, conçoit-il finalement toute activité mentalecomme une forme plus ou moins élaborée (de la simple inférence au raisonnement le plusabstrait) du jugement (cognitivisme), ce dont rend aussi compte de sa tendance à «atomiser » le fonctionnement psychique, à le réduire, sur le modèle même du matérialismede la physique classique, à l'interaction mécanique d'éléments simples. Si le langage sevoit alors reconnaître une place essentielle dans le fonctionnement mental - puisque toutecatégorie générale se réduit finalement à un mot (nominalisme) et que le raisonnementrationnel ne peut ainsi opérer que par l'intermédiaire du langage (« la science est unelangue bien faite », dira Condillac) - il est conçu sur un mode purement taxinomique sansaucune appréhension des complexités de sa structure propre. C'est en réalité à une formeélémentaire de raisonnement que la psychologie associationnisme réduira aussi le registredes motivations, avec le principe d'utilité, inspiré de Hume encore et dont JeremyBentham, le maître de Mill, fera le principe fondamental d'une anthropologie(l'Utilitarisme) : c'est l'axe du plaisir et de la douleur qui ordonne fondamentalement lesaspirations et les conduites animales et humaines - Freud en tirera « son principe deplaisir » - à travers l'association entre la tonalité affective du souvenir des expériencesvécues et les images et idées connexes.

Au-delà de ce que les évolutions ultérieures vont lui apporter de nuances et decomplexification, la théorie associationniste demeure la base et le socle de la psychologierationaliste parce qu’elle en présentifie sous une forme minimale les postulatsfondamentaux : conception monadologique de l’esprit, théorie cognitiviste de la pensée,centrage sur la conscience de l’appréhension du fonctionnement psychique, rationalismeutilitariste dans l’ordre des motivations. Ainsi appareillée, la psychologie conçoitfondamentalement l’esprit comme une machine, qui traite l’information sur un modecomputatif et se trouve asservie au rationalisme de l’utile – utilitarisme individuel, etbientôt organique, puis aussi générique.

Au fur et à mesure de l'avancée hégémonique de la conception scientifique du monde,un puissant courant matérialiste se développe par ailleurs et, s'émancipant du demi-spiritualisme cartésien, considère l'esprit comme la manifestation du fonctionnementcérébral (« le cerveau sécrète la pensée comme l'estomac digère les aliments », diraCabanis), c'est-à-dire comme la manifestation spécifique de l'organe préposé à lacoordination et à la régulation des relations de l'organisme vivant à l'environnementextérieur. Le darwinisme viendra bientôt conforter ce réductionnisme en démontrantl'appartenance pleine et entière de l'homme au règne animal. Mais le matérialismebiologique s'intègre surtout sans difficulté à la psychologie associationniste à travers le

17

principe d'utilité, où il reconnaît la traduction psychique des nécessités vitales del'organisme : l'agréable est en général utile et nécessaire à la vie, le douloureux nocif etdangereux - bien sûr l'organisme n'est pas infaillible et la sensation peut-être trompée.L'instinct apparaît alors comme « une suite des lois de la formation et du développementdes organes » (Cabanis) et le représentant des intérêts du corps dans le registre propre aufonctionnement psychique. Bientô, la neuropsychologie cérébrale viendra doubler lesanalyses associationnistes d'un support objectif concret : centres corticaux d'images,sensoriels, moteurs, du langage, centres sous-corticaux reliés au fonctionnement viscéral,fibres nerveuses de connexion paraissent ainsi matérialiser les thèses principales de lapsychologie scientifique.

Mais le concept d'instinct permet aussi un notable enrichissement des théoriesassociationnistes : toute l'épaisseur des déterminations vitales de l'organisme vivant, del'hérédité, vient ainsi se surimposer à la « table rase » imaginée par le sensualisme, etinformer le jeu des associations d'idées. Le registre des motivations relationnelles y gagneun statut plus consistant que les seules références utilitaristes à la notion de « sympathie »,par laquelle le sujet ressent directement l'approbation ou la désapprobation de sessemblables et s'identifie à leurs joies ou à leurs peines. Cabanis va être à la source d'unethèse qui, à travers Bichat et Schopenhauer, imprégnera tout le siècle : il considère toute lasphère des relations interpersonnelles (amoureuses, familiales et sociales) commedéterminée par l'instinct sexuel qui, comme vecteur de la reproduction de l'espèce,implique intrinsèquement l'autre. Comme le formulera le grand psychiatre et psychologueanglais Maudsley, l'instinct sexuel pousse le sujet « à sacrifier une partie de lui-même à lapropagation de son espèce [...], entraîne l'association au moins temporaire de deuxindividus et plante ainsi le premier jalon de la vie sociale. Il est facile en outre de voir quel'affection pour l'être engendré par l'exercice de cet instinct, et les soins constantsnécessaires à la progéniture éveillent l'instinct de maternité et de paternité[...] Par ceprocédé, l'individu franchit les limites de l'égoïsme familial. Or le sentiment de lafamille[...]est la base du sentiment social […] Si nous suivions le développement del'instinct sexuel jusqu'à son point culminant, nous constaterions sa lointaine influencejusque dans les sentiments les plus élevés, sociaux, moraux et religieux de l'humanité».

La jonction entre associationnisme et matérialisme ne permet pas seulement auraisonnement analytique initialement purement causaliste de s'enrichir de toute une palettede motivations finalisées véhiculées par la causalité biologique, sans pour autanttransgresser le cadre d'ensemble du rationalisme puisque les grands instincts sontfoncièrement conservateurs (conservation de l'individu, perpétuation de l'espèce) etapparaissent ainsi comme une modalité spécifique des principes fondamentaux dudéterminisme physique (inertie, conservation de la masse et de l'énergie) ; dans la biologiescientifique en effet, l'évolution du vivant est foncièrement attribuée au « hasard et à lanécessité » - comme le dira Freud, « il nous faut mettre les résultats effectifs dudéveloppement organique au compte d'influences extérieures qui le perturbent et ledétournent de son but » (Au-delà du principe de plaisir, p. 82) - aucune prise en compte del'évidente « poussée » endogène qui soutient l'évolution des espèces n'étant de fait possibledans un tel contexte doctrinal. Machine sophistiquée, autogérée, l’organisme se trouveasservi dans son fonctionnement au rationalisme utilitariste de la science biologique –

18

essayez donc d’y soumettre le cycle « vital » d’un virus, parcelle d’information génétiquepurement destructrice, sans aucune existence propre, qui n’attendait que la naissance del’informatique pour trouver son véritable analogon ! La biologisation de la psychologievient aussi conforter les postulats initiaux fondamentaux des théories associationnistes, enparticulier l'individualisme : superstructure la plus différenciée de la monade-organisme, lepsychisme est toujours plus conçu comme enfermé dans les frontières de la boîtecrânienne - Gall pensait même en palper directement les contours avec sa « phrénologie »- toute une gymnastique théorique devenant nécessaire pour en appréhender trèssommairement la dimension supra-individuelle.

La progression du consensus n'empêche pas la perpétuation d'une profonde oppositionentre les conceptions issues du courant cartésien, largement dominant enpsychopathologie, et celles héritant du sensualisme, bientôt investies dans toute unepratique de l'expérimentation psychologique. La branche allemande de la psychologieassociationniste tient en effet d'Herbart, son fondateur, des exigences physicalistesrigoureuses, manifestées en particulier dans un souci de mathématisation qui débouche en1860 sur une première réalisation concrète avec la loi psychophysique de Fechner (« lasensation croit comme le logarithme de l'excitation » - l'intensité du stimulus extérieur),suscitant l'espoir intense d'une intégration imminente de la psychologie dans le giron dessciences expérimentales. Décrivant le « champ de conscience », Herbart s'efforçait parailleurs d'en mesurer la contenance (six représentations au maximum) et de décrirel'antagonisme dynamique (idéalement mesurable) des représentations pour l'occuper ; la« masse aperceptive » des représentations qui occupent le champ de conscience (le moi)refoule ainsi les représentations antagonistes qui passent en dessous du « seuil deconscience » - concepts qui, bien sûr, inspireront Freud.

Critiquant les conceptions mécanistes et atomistiques de l'associationnisme et lecaractère de passivité qu'elles attribuent au fonctionnement psychique, les cartésienss'efforcent eux de mettre en évidence l'activité constituante de l'esprit dans l'ensemble deses manifestations, même les plus élémentaires - à l'adage classique du sensualisme («nihil est,etc. »), Leibniz ajoutait : « nisi intellectu ipse » (si ce n'est l'intellect luimême).Les héritiers de Descartes, de Leibniz et de Kant, spiritualistes, nativistes, aprioristes,globalistes, soulignent ainsi le caractère constituant et indécomposable des catégoriesfondamentales de l'expérience psychique (espace, temps, individualité de l'objet) etl’activité synthétique de l’intelligence dans toutes ses manifestations. En même temps,leurs positions doctrinales deviennent de plus en plus intenables au fur et à mesure de laprogression hégémonique de l'agnosticisme matérialiste : la référence plus ou moinsexplicite à la transcendance du registre spirituel apparaît sans cesse plus comme unarchaïsme métaphysique irrationnel.

La deuxième moitié du 19ème siècle va permettre la résolution du conflit et apporter,avec les théories évolutionnistes, une synthèse qui suscitera un très large consensus-temporaire bien sûr : le débat rebondira au tournant du siècle avec une puissanteréaction globaliste qui s'insurge contre l’inspiration foncièrement analytique et causalistede la psychologie évolutionniste et sa tendance réductrice à dissoudre le sens des activitéspsychiques en les décomposant en éléments simples ; elle démontrera, expérimentalementcette fois (cf. les recherches de Binet, de Watt, Messer et Buhler, puis des gestaltistes), lerôle constituant, créateur, de l’esprit dans toutes ses manifestations, de la perception à la

19

pensée et au discours, qui ne se laissent pas réduire à une computation mécaniqued’images ou de symboles. Né au milieu du siècle de la confluence des théoriestransformistes, des réflexions issues du changement social et politique engendré par lerationalisme des Lumières (notion d'une évolution culturelle de l'humanité : Condorcet,Comte, Hegel), des récentes découvertes concernant l'âge réel de la planète et son histoiregéologique, et des premiers pas de l'investigation paléontologique, l'évolutionnismeconstitue une vaste synthèse qui supplantera vite l'autorité du récit biblique et dont l'œuvrede Darwin va bientôt constituer le couronnement. Il structurera les grandes idéologies de lamodernité, de la foi libérale dans le progrès aux redoutables mythes mobilisateurs du20ème siècle : marxisme, racisme darwinien inspiré de la notion de survie du plus apte.

La psychologie évolutionniste s'appuie sur la notion de l'hérédité des acquis de la raceet sur ce que Haeckel, le grand disciple allemand de Darwin, baptisera « loi biogénétiquefondamentale » (la récapitulation de la phylogénèse par l'ontogénèse, que les découvertesde l'embryologie comparative venaient illustrer) pour proposer la conception d'unehiérarchie superposée des niveaux successifs de fonctionnement de l'organisme vivant etdu système nerveux central. La complexification croissante des structures biologiques(accroissement progressif des différenciations et des connexions fonctionnelles) rendcompte de ces paliers superposés, à travers un passage du quantitatif au qualitatif dontMarx fera la grande loi dialectique de l'évolution universelle et qui rend par exemplecompte sans grande difficulté théorique du saut qualitatif de l'animal à l'homme dans lescapacités psychiques. L’évolutionnisme va fournir les modèles explicatifs privilégiés duréductionnisme rationaliste en biologie et en psychologie : il autorise une expansiongénéalogique du raisonnement utilitariste, projection fondamentale du modèle causaliste(de l’abrasion du sens) dans le champ du vivant. La règle cartésienne fondamentale de ladécomposition analytique du complexe en éléments simples est ainsi sauve - non bien sûrsans paralogismes : lorsque l’apparition de caractères esthétiques sur le corps animal sevoit rapporter à la sélection sexuelle (plumes et trophées de tête favorisent le mieux doté etsa descendance, qui raflent les partenaires disponibles), le mystère du sentiment de labeauté se trouve simplement viré au compte du congénère spectateur de l’autre sexe, etnon expliqué.

Pour ce qui est du fonctionnement neuropsychologique, la psychologie évolutionnistepeut alors reprendre les différentes pièces de l'analyse associationniste (composition destraces perceptives en images, généralisations conceptuelles, rôle du langage dans laconstitution des abstraits) dans une réinterprétation diachronique et hiérarchique quiremplace une perspective solipsiste et mécanique par une conception de l'évolutionprogressive des capacités d'inscription, de rétention et d'association des structures,lentement différenciées au cours de l'évolution, du système nerveux central. Ainsi lesobjections des nativistes et aprioristes se trouvent-elles intégrées à une conception qui neconsidère plus que l'esprit soit d'abord « table rase », puisque chaque individu porte aveclui dès avant sa naissance tous les acquis de l'espèce et n'a pas à refaire pour son proprecompte le chemin déjà parcouru. De même la théorie de l'automatisme peut-elles'intégrer à une doctrine dont toute référence directement spiritualiste est désormaisexpurgée : les deux niveaux de fonctionnement psychique qu'elle distingue apparaissentalors comme le reflet de la systématisation hiérarchique du système nerveux central,récapitulation de son histoire phylogénétique (aires corticales d'association, localisations

20

fonctionnelles instrumentales, centres sous-corticaux médians). La loi de régression deJackson-Ribot vient alors doubler la grande loi d'évolution et rendre compte en particulierde la psychopathologie, désormais appréhendée comme l'effet de l'atteinte des centresneuropsychiques les plus élevés, les plus récemment acquis dans l'évolution de l'espèce, etde l'émancipation subséquente des centres inférieurs « automatiques ». Un champépistémologique inédit se constitue ainsi, avec la célèbre trilogie évolutionniste duprimitif, de l'enfant et du fou, au voisinage immédiat de la psychologie animale.

Avec l’évolutionnisme, la psychologie rationnelle dispose désormais d’une assisescientifique difficilement contestable, même si son réductionnisme ne s’en trouve en rienatténué, bien au contraire. Il faut aussi remarquer que l'évolutionnisme ménage une placebien plus large pour la notion d'un psychisme inconscient que les théories matérialistesantécédentes qui, à la jonction des motions corporelles et de la conscience, situait unefrange obscure mais déterminante sur le plan motivationnel et dans le sentiment del'identité individuelle. Lorsque Darwin s'écrie dans un de ses manuscrits : « notreascendance, donc, est l'origine de nos passions mauvaises : le diable, sous la forme dubabouin, est notre grandpère », il initie un mode de raisonnement appelé à une très largediffusion dans la psychologie et la psychopathologie ultérieures. Sous la forme plusclassiquement fonctionnelle de l'évolutionnisme, transcription directe de la théorie del'automatisme, ou sous la forme plus spécifiquement darwinienne du registre del'archaïque, la psychologie rationaliste dispose donc des instruments théoriquesnécessaires à l'appréhension d'un psychisme inconscient ; mais il faut souligner que,utilitarisme biologique oblige, elle ne peut pour autant le concevoir autrement que commeune strate fonctionnelle de l’organe psychique intégrée à la synthèse globale que couronnela conscience (théorie de l’automatisme).

Sur ces bases en tout cas, l'héritage paradoxal de Charcot - la découverte de laconsistance psychologique inconsciente des symptômes pseudo-neurologiques del'hystérie et de leur équivalence aux suggestions hypnotiques – trouvera en Pierre Janet uninvestigateur et un théoricien qui en assume l'intégralité et entame du même pas laconstruction d'une œuvre psychopathologique imposante. Sur le plan doctrinal, Janet,élève de Ribot, s'appuie essentiellement sur la réinterprétation évolutionniste de la théoriede l'automatisme (la loi de régression) et sur la conception psychiatrique des constitutionsmorbides, héritière du concept morellien de dégénérescence. Ainsi conçoit-il laconstitution des « idées fixes » inconscientes (les complexes freudiens) sous-jacentes auxgrands symptômes hystériques comme l'effet d'une dissociation de la conscience entée surun rétrécissement du champ de conscience, phénomène constitutionnel spécifique à lapersonnalité hystérique, source d'une tendance à l'émancipation de « sous-personnalités »autonomes dont l'idée fixe représente le phénomène élémentaire et les cas dedédoublement de personnalité et de personnalités multiples, la forme développée.

En se concentrant sur les « insuffisances psychologiques », la « misèrepsychologique » des névropathes, en traquant donc tous les signes « objectifs »,psychologiques et somatiques, de ce qu'il considère comme une maladie cérébrale auplein sens du mot, Janet passe bien sûr souvent à côté de la signification psychologiqueinconsciente de bien des symptômes. Mais cette position qui se situe, on le verra, auxantipodes des bases même du trajet freudien, lui procure de fait sectoriellement une trèsnette avance clinique sur son grand rival. Ainsi souligne-t-il d'emblée chez les hystériques

21

ce qu'il appelle leur besoin de direction : « les malades font sans cesse appel à l'aided'autrui [...]Tous ceux qui se sont occupés d'elles ont bien vite remarqué[...]l'attachementextraordinaire de ces malades pour leur médecin. Celui qui s'occupe d'elles n'est pas unhomme ordinaire ; il prend une situation prépondérante auprès de laquelle rien ne peutentrer en balance ». A un moment (1894) où Freud ne conçoit le transfert que comme unartefact de la cure, une « fausse connexion » associative et alors qu'il maintiendra jusqu'aubout une conception purement libidinale de l'investissement transférentiel, Janet en dégageavec une netteté indiscutable la consistance de suppléance aux carences psychologiquespropres du névrosé.

De même Janet reprendra-t-il de la tradition psychiatrique la description des troublesdu caractère hystérique - « leurs enthousiasmes passagers, leurs désespoirs exagérés et sivite consolés, leurs convictions irraisonnées, leurs impulsions, leurs caprices, en un mot cecaractère excessif et instable » - en y ajoutant une fine description du fond de videémotionnel, d'apathie, d'égocentrisme et de dépression sévère qui les sous-tend - « toutesles malades dont j'ai parlé sont tristes et désespérées ; l'ennui continuel, le dégoût de la vie,la peur, les terreurs, l'extrême désespoir, voilà ce qu'elles expriment continuellement » -avec le besoin d'excitation connexe, qui structure bien des comportements irrationnels oupuérils. Lorsqu'il se tournera un peu plus tard vers la névrose obsessionnelle qu'il baptise,lui, bien significativement psychasthénie, Janet objectivera de même un fond de «stigmates psychasthéniques » : à côté d' « insuffisances » communes avec les hystériques(aboulie, dépressivité, nervosisme, besoin de direction, besoin d'excitation), il décrit lessentiments d'incomplétude (impressions générales d'infériorité, d'impuissance, d'inutilité,sentiments d'étrangeté, de déréalisation, de dépersonnalisation, d'automatisme) que lespsychanalystes ne cerneront qu'avec un demi-siècle de retard (cf. les analyses de Winnicottsur le « faux self » et la personnalité schizoïde) . Aussi Janet situe-t-il d’emblée l'essencemême de la névrose (et bientôt des grandes psychoses dont il entame l'investigation dansles années 1920) dans l'amoindrissement de la « fonction du réel » ; soit une conceptiondynamique et énergétique de l'adaptation à la réalité comme l'activité synthétiquehiérarchiquement la plus élevée et énergétiquement la plus coûteuse du fonctionnementpsychique – ce dont Freud s’inspirera en 1911.

D’une façon générale, la symptomatologie névrotique s’analyse chez Janet commeémancipation d’activités parcellaires et inintégration centrale de la personnalité – ce queJung va bientôt reprendre dans sa théorie des complexes . Cette doctrine vient alorssoutenir une pratique psychothérapique qui a intégré l'importance et la nécessité d'unerelation stable et patiente, mais qui la conçoit comme une direction morale au long cours,orthopédique et pédagogique, prescrivant en particulier toutes sortes de restrictionsd'activité - les « économies psychologiques» qui permettront au névropathe, êtreconstitutionnellement affaibli, de mieux gérer son maigre budget énergétique. Ainsi leremarquable flair clinique de Janet lui permet-il de dégager plus clairement que Freud lesnœuds principiels de l’énigme de la névrose – les déficiences subjectives, existentielles etéthiques, qui la conditionnent, comme l’appétence transférentielle qu’elles commandent –mais sa perspective doctrinale l’amène à céder au symptôme, aux antipodes du programmefreudien et de l’éthique qui le sous-tend, comme elle l’empêche de reconnaître l’insigneexemplarité de la névrose dans la condition humaine .

22

Présentation synthétique des quatre modèles métapsychologiques freudiens

Je rappellerai pour commencer que ce qui fait l'originalité de Freud dès sa prise decontact avec l'enseignement de Charcot, ce qui le différencie d'emblée de Janet, son grandrival dans l'appréhension des phénomènes inconscients de l'hystéro-hypnotisme, c'estl'orientation particulière que confère à sa démarche son adhésion aux principes de l'Ecolescientiste allemande en psychologie. Ces principes s'énoncent : psychophysiologisme,théorie du champ et du seuil de la conscience, idéal physicaliste de quantification et demesure, neuropsychologie cérébrales.

C'est sur la base de ces principes que Freud entame sa recherche, en conceptualise lesrésultats et commence la construction d'un modèle du fonctionnement mental-cérébraldont le manuscrit adressé à Fliess l'automne 1895, L’Esquisse d'unepsychologiescientifique, constitue la première mouture. Freud va bientôt assez fortement l’amender surdivers points, et tout particulièrement sur son aspect "neuronique", renonçant àreconstituer dans l’immédiat une correspondance directe entre le fonctionnement mental et1’anatomo-physiologie cérébrale. Les résultats et hypothèses de l’Esquisse perdurent ainsidans son premier modèle proprement métapsychologique (le terme n'apparaît sous saplume que le 13 février 1896), mais en quelque sorte laïcisées "déneuronisées"- ce quiouvre d'ailleurs justement la carrière du terme de Métapsychologie.

A -Le premier modèle métapsychologique

Il se constitue donc entre 1895 et 1900 et se trouve décrit en détail dans le chapitre 7de l’ Interprétation des rêves. Il repose fondamentalement sur des conceptions :1 - associationniste : le contenu de l'appareil psychique et des divers systèmes qui leconstituent est entièrement composé d'images mentales discrètes, de représentations etseules les liaisons associatives qui les relient et le régime de ces liaisons peuventdifférencier le statut de ces représentations. Les hypothèses fondamentales, tantépistémologiques (connaissance empirique du réel) que linguistiques (théorie des "imagesverbales") ou cognitives (théorie de la pensée et de la logique) de l’associationnisme, sontlà reprises assez littéralement par Freud ;2 – psychophysiologique : le psychisme est conceptualisé comme un organe corporel, lesmobiles, les "énergies" qui le traversent sont issues du fonctionnement des organes etviennent charger les représentations, devenues ainsi représentantes, c’est-à-diremandataires des besoins du corps (pulsions). L'affectivité est la manifestation direct de cesprocessus ; elle est donc pensée sur le modèle des processus viscéraux de tension et dedécharge ;3 - spiritualiste; : le fonctionnement mental obéit à deux régimes fondamentaux. Lepremier, le processus primaire, correspond à une circulation libre de l'énergie, à des àprocessus automatiques de décharge, à une pensée associative non régulée ; il représenteen fait une version à peine complexifié des automatismes réflexes qui structurent laphysiologie des centres nerveux inférieurs. Le second, le processus secondaire, est lasource et manifeste en même temps l'emprise d’une instance d’adaptation au réel, le moi,qui vient entraver les processus primaires, leur substituant une rétention, un retard de ladécharge, une élaboration consciente et verbale de la pensée, une prise en compte des

23

exigences de la réalité dans la satisfaction des besoins pulsionnels ;4 - évolutionniste type Spencer/Jackson : qui imprègne l'ensemble de la conceptualisationde l'appareil mental (cf. l'identification primaire-archaïque/secondaire-évolué) et surtoutfournit la clé du problème de la névrose à travers la théorie de la libido que Freud achèvede construire dans la première édition (1905) des Trois essais sur la théorie de lasexualité). La pulsion sexuelle connaît en effet deux grandes étapes de développement : lapremière correspond à la sexualité infantile et manifeste un fonctionnement morcelé enactivités pulsionnelles indépendantes (perverses), fondamentalement anarchiques et auto-érotiques (niveau primaire automatique); la seconde voit l'intégration de ces composantesinitialement indépendantes en un tout hiérarchique et intégré, orienté vers un objetextérieur et un but pulsionnel unique (génital). Entre ces deux étapes prend place lapériode de latence où se constituent les digues psychiques qui limitent, resserrent,canalisent les pulsions libidinales, les intégrant en une organisation hiérarchisée. C'estl'étape du refoulement originaire, héritage phylogénétique "organiquement préformé", oùd'anciennes activités pulsionnelles deviennent source de déplaisir en place de jouissance,se voyant ainsi détachées de l'ensemble (c'est-à-dire de l'organisation définitive du moi),constituant ainsi la "réserve inconsciente" (régie donc par le processus primaire), pointd'appel des refoulements ultérieurs (après coup), source des manifestationspsychopathologiques quand le cours principal de la pulsion sexuelle est barré ou que desfixations infantiles en obèrent après-coup le fonctionnement. Ces manifestations seconstituent suivant les lois du processus primaire, et les symptômes névrotiques ont doncla structure des formations de l'inconscient dont le rêve est le paradigme.

Les concepts clés du premier modèle sont donc l'inconscient, le refoulement, leprocessus primaire et la théorie sexuelle. Ses référents cliniques essentiels résidentincontestablement dans le rêve et l'hystérie, dont la clinique a guidé pas à pas saconstitution et qui apparaît alors comme la "langue fondamentale" de la névrose. Entémoignent la réduction de tous les développements psychopathologiques au tempspremier du refoulement et la disparition corrélative du concept de défense des années1892-1895, l'essentiel des analyses cliniques produites à cette période étant versé après1895 au registre des modalités du retour du refoulé.

B -Le second modèle métapsychologique

J'ai souligné ailleurs la lacune conceptuelle qui a autorisé la constitution du premiermodèle et en constitue, en même temps la limite, à savoir l'absence de prise en compte del'aspect global, personnel, téléologique de la subjectivité, qui s'y manifeste d'ailleurs dansla carence d'une théorie de la personnalité (ne pas confondre avec l'appareil psychique) etde ses troubles (couverts par la théorie et le terme même de dégénérescence dans les textesfreudiens d'alors). Les postulats mécanico-physicalistes initiaux de la recherche freudienneont ainsi à la fois permis une extraordinaire percée dans le champ du symptôme (et desformations de l'inconscient en général) et interdit l'appréhension de la structure subjectivedans sa globalité.

A partir de 1909 et surtout de 1911, Freud va modifier son oculaire, faire le point surun autre registre du fonctionnement subjectif, découvrir brusquement le champ cliniquelaissé là en friche et passer le reste de sa vie à tenter d'en construire la théorie - cettepsychologie du moi qui va venir doubler la "psychologie des profondeurs" et qui deviendra

24

la deuxième topique. J'ai tenté de démontrer que cette mutation du regard freudien prenaitsa source dans la correspondance avec Jung des années 1907-10 et dans la rencontre, àtravers Jung, des théories de Pierre Janet.

C'est en effet la référence évolutionniste qui prend la relève de la théorie de laséduction, substituant la récapitulation ontogénique des étapes du développementphylogénétique aux deux temps (avant et après la puberté) du traumatisme sexuel de lathéorie initiale. Après quelques timides références, deux textes fondamentaux entament lastructuration du deuxième modèle métapsychologique: les "Formulations sur les deuxprincipes du fonctionnement psychique'' et les Remarques sur le cas du PrésidentSchreber tous les deux parus en 1911. Mais le fil de pensée qui y prend sa sourcecontinuera à dérouler à travers le reste de l’oeuvre freudienne, inspirant en ppa rt iculierdans la dernière période les textes sur la psychose (1924) et le fétichisme (1927-1938) oùil se trouve transcrit dans le vocabulaire de la seconde topique et le jeu de ses instances.

Ce qui structure précisément ce nouveau modèle, c'est l'opposition de deux registres dufonctionnement mental (désormais il vaudrait mieux dire subjectif) que Freud commenced'ailleurs par identifier aux deux processus du premier modèle, bien que des différencesconsidérables rendent impraticable une telle superposition. Il s agit de la polarité entre, dune part, une adaptation au réel conçue comme une tension dans l’action, une activitétoujours inventive (produisant sans cesse de nouvelles synthèses, dirait Janet) que Freudnommera bientôt alloplastie et, d’autre part, un refuge pathogène dans un monde intérieurde rêveries fantasmatiques, de réalisation omnipotente et irréelle du désir (introversion deJung, autoplastie de Freud). Je rappellerai que le thème du fantasme était loin dereprésenter alors une nouveauté dans la théorie freudienne, mais il était jusque-là toujoursconçu comme un maillon dans le cycle de la décharge pulsionnelle, une anticipationmentale (une "préconception") de l’action - certainement pas comme un des versants del’activjté subjective dans sa médiation entre la pulsion et le réel ; corrélativement, l'actequi amène la décharge pulsionnelle n'a plus l'allure d'un circuit réflexe ("action spécifique"du premier modèle) dont le moi ne contrôle en quelque sorte que la gâchette ; il devientaction, soit effort intelligent (et informé du réel) pour inventer une solution pratique quisatisfasse le désir. Quant à la décharge primaire, elle ne consiste plus dans ledéclenchement intempestif du réflexe instinctif, mais se consume en déchargesénergétiques internes (manifestations mimiques et viscérales de l'affect - dans le premiermodèle, le fonctionnement psychique primaire déclenchait à la fois l’acte spécifique etl’hallucination de son objet (cf . les deux versants de la symptomatologie hystérique : lessymptômes de conversion et les "délires"). Désormais, l'activité mentale autistiqueprimitive ne produit que l'hallucination de la satisfaction et cette autarcie illusoire n’est untemps possible au sujet que grâce au soutien de son environnement (cf. les soins maternelsou l'oeuf des oiseaux). Le sujet devra ensuite faire l'apprentissage douloureux du réel.

La construction du deuxième modèle se fait autour du concept-clé du narcissismeprimaire et du champ clinique de la psychose (autisme du délire). Il s'accompagne d'unemutation de la théorie de la technique où le concept du transfert s'arroge une positioncentrale, reléguant au deuxième plan la vieille théorie de la catharsis (l’équationfondamentale souvenir - symptôme) qui structurait encore les textes techniques de 1904.Les emprunts conceptuels qui servent à la construction du second modèle concernent

25

essentiellement le premier système théorique de Pierre Janet, dont les sources sontspiritualistes et évolutionnistes (du type Spencer-Jackson), mais qui constitue en réalitéune transition créatrice à un modèle globaliste, c'est-à-dire à un modèle dans lequel laspécificité et la transcendance du registre subjectif par rapport au registre matérielconstitue l'intuition fondamentale dont vise à rendre compte la théorisation en psychologie.

C - Le quatrième modèle métapsychologique

Les deux derniers modèles de la conceptualisation métapsychologique freudienneémergent lentement au fil des années 1912-1926 à partir d'une matrice indifférenciée dontTotem et Tabou fournit la première mouture. La substance du quatrième modèle estinscrite dans l'ultime conclusion du livre : "Au commencement était l'action." Je renverraiimmédiatement le lecteur au précédent paragraphe sur le second modèle pour faireressortir l'hétérogénéité absolue des prémisses principielles de ces deux modèles si prochespourtant dans le temps de leur naissance. Comme si Freud, dans son double effort, à la foispour penser la mutation que vient de subir son regard et pour conserver la filiation à sonpremier modèle, suivait l'éclatement des deux aspects initiaux du processus primaire(réflexe impulsif et hallucination) dans les deux versions opposées ainsi promues dufonctionnement mental originaire (action impulsive ou autisme).

Les références théoriques de Totem et Tabou ne sont pas difficiles à dégager : il s'agitde l'anthropologie évolutionniste, c'est-à-dire d'un courant très marqué parl’évolutionnisme deuxième manière, darwinien . Je rappellerai que le darwinisme sedistingue de l'évolutionnisme basal, spencerien, par la dimension historique (au sens d'unegenèse mythique) qui amène la substitution à l'opposition élémentaire/organisé (Spencer-Jackson) du conflit archaïque (originaire) / évolué. Par ailleurs, la composition théoriquede Totem et Tabou s'avère hétérogène puisque deux lignes de pensée le structurent : lapremière s'inscrit dans le fil du développement du deuxième modèle (cf. la troisième partiesur l'Animisme et la toute-puissance des pensées), tandis que la deuxième propose leconcept d'une impulsivité fondamentale du psychisme archaïque, à travers un examen duproblème de l'ambivalence et de la genèse de la conscience morale dont la clinique de lanévrose obsessionnelle avait fourni le matériau (cf . le cas de l'Homme aux rats, 1909).

Ainsi se constitue un modèle fort proche de celui qui inspire à la même époque lefonctionnalisme américain, lui aussi de descendance darwinienne et centré sur le conceptd’adaptation. Freud n’en l'élaboration qu'en 1925 avec Inhibition, Symptome et Angoisse,alors qu'il a déjà formulé l'essentiel de la seconde topique sur la base du troisième modèle(cf. infra). A l'opposé de la vision pessimiste que véhicule ce dernier, le quatrième modèleva donc proposer un large tableau de l'activité synthétique et adaptative du moi, de sapolitique et de ses stratégies. Cela sous le double aspect, d'une part de son développementgénétique, d'autre part, de son constant effort de médiation entre la réalité objectaleexterne (puis intériorisée) et les pulsions aveugles du Ça qu’il s’efforce d’intégrer à sonorganisation (c’est 1’ "assèchement du Zuydersee" que Freud propose alors commeobjectif essentiel de la cure analytique). Rappelons rapidement les caractéristiquesprincipales du quatrième modèle :

- à travers une refonte complète de la théorie de l'angoisse, il tend à virer au compte de

26

l'activité défensive du moi l'ensemble du processus névrotique dont les différents moments(problème du développement d’angoisse, du refoulement originaire, de la régression, de laformation de symptôme, etc.) apparaissent ainsi comme l'effet de sa stratégie synthétiqueet adaptative (fonctionnalisme). Le corollaire en est la reprise du vieux concept de défensedont le refoulement (et même le refoulement originaire) ne constitue plus qu’une espèce ;

- la psychopathologie est alors essentiellement pensée en terme d'anachronisme :l'activité adaptative du moi obéit à une véritable rationalité ; elle se modifie en effet enfonction du développement de sa propre structure (maturation) qui modifie les situationsde danger (et de satisfaction) auxquelles il a affaire comme les possibilités défensives dontil dispose. Ainsi se déroule une séquence génétique de situations : détresse et immaturitéinitiale (naissance), dépendance totale aux objets (complexe d’Oedipe et angoisse decastration), latence et constitution du surmoi, âge adulte et adaptation sociale. C’est lapermutation de modes de réaction (patterns, diront plus tard les analystes américains) necorrespondant plus objectivement à la situation tant interne qu’externe qui rend compte dela propension aux névroses, conséquence en dernier ressort de la prématuration de l'enfanthumain, de sa situation initiale de détresse et de dépendance, et de la tendance auxfixations évolutives ;

- un corollaire intéressant de ce passage au premier plan d'une théorie génétique dudéveloppement est la révision du postulat de l'indestructibilité des désirs infantiles attachéau premier modèle (c'est-à-dire à une vision mécaniste du psychisme) : la conception d'unevéritable disparition possible du complexe d'OEdipe dans le développement normal sesitue bien sûr aux antipodes des conceptions initiales.

Les concepts clés attachés au deuxième modèle (narcissisme) et au troisième (pulsionde mort) se trouvent bien entendu également gommés dans le quatrième ; si l'adaptation etl'activité du moi sont les concepts clés de ce modèle d'inspiration fonctionnalisme, sonchamp clinique de référence est la névrose obsessionnelle, "à n'en pas douter l'objet le plusintéressant et le plus fécond de la recherche analytique", comme dira Freud au mémemoment.

D - Le troisième modèle métapsychologique

I1 émerge progressivement au carrefour du deuxième et du quatrième modèles dont,par certains côtés, il peut apparaître comme une tentative de synthèse. Ainsi peut-on levoir prendre corps, me semble-t-il, à partir de trois germes :

- sur le terrain du quatrième modèle, c'est le problème particulier de l'intégration del'ambivalence au cours du deuil, à travers l'intériorisation des désirs de l'objet perdu, qui enconstitue à l'évidence la source. Le problème du complexe paternel et de la constitution del'instance morale, que Freud a surtout envisagé dans Totem et Tabou sous l'angle de larépression de la haine et de l'envie (impulsivité primaire) et de la clinique de la névroseobsessionnelle, vont ainsi le conduire à l'investigation du deuil et de la mélancolie ;

- sur le terrain du deuxième modèle, la clinique du narcissisme a amené Freud, dès1914 (Pour introduire le narcissisme), à entamer la théorie des idéalisations et de lastructuration des idéaux du moi. L'objet externe (parental) apparaît là comme l'héritier del'omnipotence narcissique originaire et la source introjective de l'idéal du moi ;

- d'autre part, la reconnaissance, dans le concept de narcissisme, de l'existenceprécocissime d'un choix d'objet infantile ouvre la voie à un profond remaniement de la

27

théorie libidinale. A l'anarchie perverse polymorphe de la sexualité de l'enfant (1905) sesubstitue le dégagement d'une séquence d' "organisations sexuelles infantilises" : si Freuden intègre le concept à la théorie sexuelle, il n'en demeure pas moins qu'il recouvre enréalité, c'est-à-dire dans sa clinique, quelque chose de beaucoup plus global, en faitl'ensemble de la vie psychique de l'enfant à un moment donné, activité sexuelle et choixd'objet certes, mais aussi modalités d'ensemble de l'organisation du moi, de la relationobjectale et de la totalité du vécu.

C'est dans la Métapsychologie de 1915, cette première tentative avortée de synthèse,que le troisième modèle va commencer à se constituer, dans la deuxième .partie de l'essaisur les Pulsions et leurs destins. Freud y envisage le problème de l'ambivalence enl'intégrant à une description du développement génétique du moi, où ce dernier terme nedésigne plus une instance fonctionnelle différenciée dans un , appareil mécanico-biologique, mais l'être subjectif (le self, diraient les auteurs anglosaxons modernes) dans laglobalité de son rapport au monde extérieur objectal. Les termes d'amour et de haine luiapparaissent en effet ne pouvoir " être utilisés pour les relations des pulsions à leurs objetsmais réservés pour les relations du moi total aux objets "(Métapsychologie, p. 40 ; c'estmoi qui souligne). A ce point, la description des étapes du développement libidinaldébouche sur l'histoire de la structuration la subjectivité. L’amour et la haine, confonduesdans la première étape orale-narcissique (moi-plaisir purifié), se désintriquent au fil del'organisation anale- sadique (poussée à l'emprise sur l'objet), puis s'opposent dansl'organisation génitale (post-ambivalente, dira Abraham) tandis que s'achève laconstitution de la relation d'objet. Au passage les mécanismes d'incorporation-réjection del'étape primaire orale-narcissique ont fourni la clef de l'interprétation du cycle maniaco-dépressif et éclairé la genèse des idéalisations.

Mais l’ensemble de ce développement repose sur une telle mutation de la conceptualitéfreudienne que son intégration théorique ne pourra se faire qu'à l'aide d'outils conceptuelsneufs et profondément hétérogènes à ceux de la première topique, toujours en usage en1915. C'est ainsi qu'entre 1919 (Au-delà du principe de plaisir) et 1923 (Le Moi et le Ça),Freud fournit le deuxième grand effort créatif de son oeuvre de théoricien en dotant letroisième modèle de sa charpente conceptuelle :

- la polarité amour/haine ne peut plus être réduite à une conception mécanico-énergétique de la pulsion (premier modèle) : elle inclut en effet d emblée téléologie etsignification, c’est-à-dire les éléments caractéristiques du registre subjectif . Pour enrendre compte, Freud va choisir de s'inspirer de son passé pré-scientifique, , retrouvant àtravers ce tournant néo-lamarckiste sa fascination première pour Goethe et la philosophiede la Naturel. Ainsi conçoit-il la nouvelle dualité pulsionnelle (pulsion de vie/pulsion demort) intégrant du même coup le registre subjectif à la racine même de l'existence, réglantaussi ses comptes avec les deux grandes dissidences (Adler et Jung) en leur ôtant le terrainmême de leur polémique ;

- il faut fournir au "moi total"et à l’histoire de sa structuration un modèle qui en intègrela globalité et qui ne peut plus avoir grand chose à voir avec les circuits électro-neuroniquede l'Esquisse. La "vésicule indifférenciée de substance excitable" dont Freud proposel'image fortement vitaliste en 1919 va demeurer le socle de la seconde topique. L' "œuf"syncitial des origines se différencie certes ensuite en instances, mais d'une part chacuned'entre elles conserve l'aspect global, subjectif et personnel qu'il métaphorisait, d'autre part

28

l'ensemble de l'organisme psychique en reconduit la Gestalt (cf. les fameux schémas de1923 et 1932) ;

- sur cette double base, la dialectique de la structuration interne de la subjectivité et dujeu de ses instances va pouvoir prendre sens. Le concept d'introjection -identification est lapièce essentielle de ce procès et éclaire tant le développement du moi que la constitutiondu surmoi-idéal du moi. L'aboutissement en est le tableau des relations de dépendance dumoi et la description de la lutte que se livrent les deux grandes pulsions (alias l'amour et lahaine) à travers la politique, les conflits et les alliances qui mettent aux prises les instancessubjectives.

Le référent clinique du troisième modèle se dégage sans difficulté des bases même dela théorisation freudienne, de l'accent dramatique et pessimiste qui marque les deux textesde 1919 et 1923 (et qui amènera en 1925, le "coup de barre" en sens opposé de Inhibition,Symptôme et Angoisse) et de la considération que le surmoi du : mélancolique manifeste"pour ainsi dire une pure culture de la pulsion de mort" (Le Moi et le Ça, in Essais depsychanalyse, p. 268). La mélancolie est donc l'unique occurence clinique où se manifesteouvertement cette pulsion toujours cachée et silencieuse, comme le champ privilégié où seconjoignent les deux innovations conceptuelles essentielles qui structurent le troisièmemodèle. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre le fait que, dans le cadre dutroisième modèle, le concept de narcissisme vient recouvrir une modalité d'organisation dumoi et de la relation objectale (moi-plaisir purifié) et non plus un état de reploiementautistique des investissements (deuxième modèle) ; corrélativement, sa significationconceptuelle dévie de l'autisme hallucinatoire à l’omnipotence - c'est-à-dire cliniquementdu référent psychotique (shizophrénie-paranoïa) au référent maniaque. C'est la mêmedynamique qui fait qu'à partir du Moi et le Ça, Freud conçoit le narcissisme du moicomme toujours secondaire ("dérobé aux objets"). Le narcissisme primaire tend en effet,dans le cadre du troisième modèle, à prendre la signification d'un pur état anobjectal(narcissisme du ça).

Nota bene : Bien entendu, si la deuxième topique se structure à l intérieur du troisièmemodèle, elle devient aussitôt la "langue fondamentale"commune à l'intérieur de laquelle setrouve retranscrits les trois autres. Ainsi le Ça peut-il prendre les traits de l’inconscient dupremier modèle, de la propension autistique et déréelle du deuxième, de l'impulsionaveugle du quatrième, tout en conservant l'aspect de 'l'arène où se livre l'éternel combatd'Eros et Thanatos (troisième). Il est cependant essentiel de distinguer derrière cetteterminologie identique le contexte théorique qui donne à chaque terme son extension et sasignification véritables à l'intérieur de chacun des quatre modèles.

29

(3) Constitution du concept freudien de psychose (1)

Je me propose ici de situer les conditions dans lesquelles Freud a pu rencontrer leproblème clinique des psychoses. Je tenterai donc de décrire à grands traits l'état de laquestion au moment où Freud entame ses investigations dans ce champ, les matériauxcliniques et les orientations conceptuelles qu'il a pu y emprunter ou qui ont pu guider sonregard. Nous pourrons ainsi mesurer à la fois l'originalité spécifique de l'abord freudien,comme les filiations qui le rattachent à son enracinement historique. Je m’appuierai sur lesdeux tomes de mes Fondements de la clinique, qui constituent la toile de fond de cetarticle, et où l'on pourra trouver une étude plus complète des documents sur lesquels ils'appuie.

A – Position du problème avant Freud

1°) Il me semble que le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B.Pontalis exprime une opinion très largement répandue dans le milieu psychanalytique enconsidérant que, vers 1895-1900, Freud « trouve dans la culture psychiatrique de langueallemande une distinction bien assurée du point de vue clinique entre psychoses etnévroses » (p 269) C'est là pourtant une affirmation totalement erronée : les deux termesexistent certes depuis déjà longtemps dans le vocabulaire nosologique (plus d'un sièclepour le terme de névrose, un demi-siècle pour celui de psychose), ils sont d'un emploi trèscourant, mais ne constituent nullement un couple d'opposés, attendu qu'ils ressortent àdeux plans conceptuels différents, en quelque sorte perpendiculaires l'un à l'autre. Loin des'exclure, ils peuvent au contraire très facilement se superposer, une même entité (parexemple la mélancolie ou la manie dans la littérature psychiatrique allemande de l'époque)pouvant être à la fois une psychose et une névrose.

En effet, le terme de psychose signifie alors tout simplement maladie mentale,affection psychiatrique : il s'est substitué comme concept technique au vieux terme defolie, dans la mesure où l'évolution des conceptions cliniques tendait à en faire non plus ungenre, mais une classe, et donc à l'employer au pluriel (cf. Texte n°1). Aucune significationplus précise ne limite l'extension du terme de psychose, qui recouvre aussi bien lestroubles mentaux d'origine organique (« psychose paralytique » pour la paralysie généralepar exemple) que les affections fonctionnelles - les délires proprement dits, - ou que cesdérangements mentaux limites et contrôlés qu'on appellerait plutôt névroses de nos jours(cf. la « psychose obsessionnelle » des auteurs de l'époque).

Quant au terme de névrose, il désigne, lui, non pas une notion clinique comme celui depsychose, mais un concept étiologique et nosologique : ces affections fonctionnelles dusystème nerveux où les perturbations les plus étendues et les plus étagées de ses fonctionsne reposent sur aucune lésion organique décelable. On s'interroge alors sur le fait de savoirs'il s'agit d'un cadre provisoire, appelé à disparaître avec le progrès des techniqueshistologiques (la maladie de Parkinson, par exemple, restera encore longtemps unenévrose), ou s'il pourrait bel et bien s'agir d'une classe d'affections ayant une réellecohérence conceptuelle, et qui se caractériserait par la bénignité du point de vue

30

pronostique et la fugacité de leurs symptômes, mais aussi par la permanence de la maladie,c'est-à-dire son aspect constitutionnel, manifestation d'un terrain dégénératif, d'une tareplus ou moins héréditaire. Les psychoses sans base organique objectivable, ne reposant nisur une lésion cérébrale ni sur un processus toxi-infectieux, tendent ainsi à être considéréescomme des névroses, et cela dans un double cadre. D'abord comme des affectionsautonomes, des névroses de cette zone du système nerveux qui correspond aux processushiérarchiquement les plus élevés, c'est-à-dire au psychisme : ce sont les psychonévroses,maladies mentales fonctionnelles, parfois dites « psychoses proprement dites » (Magnanles oppose aux « états mixtes » entre la psychiatrie et la pathologie médicale). Ensuitecomme les manifestations particulières, étendues aux fonctions nerveuses supérieures,c'est-à-dire mentales, des grandes névroses généralisées, telles l'épilepsie, l'hystérie ou laneurasthénie, dont les symptômes couvrent l'ensemble des fonctions nerveuses. Dans lanosologie allemande courante à l'époque, celle de Krafft-Ebing, on distingue alors :- les troubles mentaux constants, perturbations caractérielles et affectives des névrosés(neuropsychoses) ;- les accidents mentaux, qui font directement partie de la névrose, comme les crisespsychiques et les états seconds hystériques ; - enfin, les psychoses qui naissent sur leterrain de la névrose, mais ne diffèrent que par quelques détails des autres psychosesautonomes (ainsi la paranoïa hystérique, où sont plus fréquents les thèmes érotico-mystiques et les symptômes de persécution physique).

L'opposition conceptuelle névrose-psychose, c'est-à-dire finalement le concept depsychose, est donc quelque chose de purement freudien et le restera longtemps. AinsiPierre Janet peut paraître rejoindre Freud puisque, vers la même époque, il ne reconnaîtque deux névroses, l'hystérie et la psychasthénie (qui recouvre grosso modo les troublesphobo-obsessionnels) ; mais il ne tardera pas à considérer la mélancolie, la manie, lesdélires chroniques et la schizophrénie comme des névroses, dans le même sens étio-pathogénique qu'il donne à ce terme. C'est donc dans la pensée freudienne elle-même qu'ilfaut comprendre la genèse de ce couple d'opposés, nous verrons comment. Mais se posedès lors la question de savoir au juste ce que Freud a réellement emprunté à la cliniquepsychiatrique de son temps : tentons d'en faire l'inventaire.

2°) Je renverrai ici à l'analyse, faite dans le Texte n°1, du mouvement d'ensemble de laclinique psychiatrique dans le champ des psychoses. Sur cette base, examinons rapidementles quelques emprunts conceptuels essentiels que Freud opère sur la clinique allemande deson époque. On peut les grouper sous deux chefs essentiels : concepts nosologiques,modèles pathogéniques.

Sur le plan nosologique, le concept-clé autour duquel tournent la plupart desdiscussions de l'école allemande, en cette fin du XIXe siècle, est celui de paranoïa. Ilrecouvre le syndrome délirant, envisagé très globalement puisque, si l'on se réfère auxrègles méthodologiques de Falret et Morel, il s'agit encore d'une entité fort mal délimitéecliniquement, étiologiquement et dans son évolution. Elle peut en effet se présenter aussibien comme aiguë ou chronique, hallucinatoire ou sans hallucination, dissociative oulaissant intacte la synthèse personnelle, primitive ou secondaire à une forme aiguë (manie,mélancolie, confusion mentale), issue d'un terrain nettement prédisposé ou maladieacquise chez des sujets « au cerveau sain ». Sa délimitation fait d'autre part problème parrapport à deux groupes cliniques :

31

- la névrose obsessionnelle, que quelques auteurs, derrière Westphall, considèrentcomme une paranoïa « abortive », c'est-à-dire critiquée, puisqu'elle peut égalements'analyser comme une invasion de la conscience par des néo-formations idéiques ouhallucinatoires. Krafft-Ebing lui-même laissera flotter le syndrome obsessionnel entre laneurasthénie, qui en constituerait le socle (cf. plus loin), et la paranoïa ;

- et la confusion mentale, puisque certains auteurs considèrent la paranoïa aiguëcomme une forme de confusion onirique où la profusion délirante et hallucinatoire faitpasser l'obtusion mentale au deuxième plan clinique. Ainsi Meynert inclut-il dans sonamentia, aux côtés de la forme stuporeuse, une forme délirante qui recouvre aussi bienl'onirisme que les psychoses délirantes aiguës, ce dont Freud utilisera la notion.

Un autre grand emprunt freudien consiste en un modèle pathogénique repris de Morelpar la clinique allemande de l'époque, en particulier par Krafft-Ebing. Je l'ai déjà évoquéplus haut à propos du concept de névrose : c'est l'idée d'un état névrosique basal, au sensd'une perturbation fonctionnelle diffuse du système nerveux, tant local que central, quipréexisterait à l'éclosion, sous l'influence de causes diverses, des troubles mentauxconstitutionnels, ceux au sujet desquels aucune pathogénie organique n'est objectivable nivraisemblable. L'épilepsie et l'hystérie servent ici de modèles à une conception très large,dont Freud reprendra la substance dans sa grande opposition névrosesactuelles/psychonévroses. Il est en tout cas tout à fait courant à cette époque de considérerles symptômes phobo-obsessionnels comme entés sur la neurasthénie, syndrome de« faiblesse irritable » du système nerveux, ou d'établir un lien entre l'hypochondrie-névrose et la paranoïa.

Freud sera d'autre part très infuencé par la doctrine de Griesinger, c’est-a-dire l'idéeque les manifestations psychopathologiques se répartissent en deux groupes bien distincts :

- un premier (formes primaires) correspond au processus morbide lui-même, ettémoigne de l'invasion d'une personnalité qui lutte encore contre les phénomènessymptomatiques ;

- un deuxième (formes secondaires) est le résultat d'une sorte d'adaptation terminale aunouveau monde et au nouveau moi qu'a créés la maladie : travail de compromis,d'assimilation des éléments délirants, de soumission au processus morbide, et parfois dedésagrégation finale de la personnalité.

Nous verrons à quel point Freud (2) dans la deuxième phase de son travail sur lespsychoses fut impressionné par le modèle ainsi proposé par Griesinger, celui de lapsychose unique.

B – Freud et les psychoses de défense : 1894-1896

C'est des problèmes cliniques que pose l'hystérie que la recherche freudienne prend sondépart, et cela tout aussi bien pour le problème des psychoses, comme nous allons le voir.J'ai pu montrer ailleurs comment le travail sémiologique exemplaire de Charcot parvenait,autour de l'année 1885, à ce paradoxe où s'origine la psychanalyse : les symptômeshystériques se présentent indubitablement avec toute l'objectivité et la matérialité dessignes cliniques des maladies organiques, en particulier neurologiques ; pourtant, ils nesont que l'expression d'un trouble de la sphère mentale, la réalisation fonctionnelle d'uneidée d'impuissance motrice, d’insensibilité ou d'une représentation perceptive ou motrice.

32

Cette découverte ruine la métaphore nerveuse qui dominait la compréhension de 1’hystérie depuis deux siècles ; elle découle de la confrontation de l'hystérie et de 1’hypnose, avec ses manifestations suggestives, comme du progrès de la sémiologieneurologique, qui démontre progressivement le caractère non organique de lasymptomatologie pseudo-neurologique de la « grande névrose ».

1°) Freud a d'emblée saisi l'importance du problème et ses deux versants ; il contribuepour sa part à la discussion sémiologique qui le dégage avec les trois premiers paragraphesde son article « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysiesmotrices organiques et hystériques », dont il conçoit le plan dès sa rencontre avec Charcotet qu'il rédigera en 1888. Mais il faut aussi souligner que si toute la symptomatologiephysique de l'hystérie apparaît comme la manifestation d'un trouble mental, la situationpropre des accidents mentaux de la névrose va s'en trouver fortement décalée. N'oublionspas en effet que l'hystérie inclut aussi, parmi les diverses formes de crise qu'elle peutprovoquer, des manifestations hallucinatoires, des états seconds et crépusculaires, desdélires ecmnésiques, des phénomènes de personnalités alternantes, qui constituent lespsychoses hystériques légitimes, dont nul n'a jamais songé à rejeter l'appartenance à lanévrose. Bien qu'il s'agisse de troubles aigus, de durée en général assez brève, le terme depsychose convenait à leur désignation simplement descriptive, puisqu'il s'agit précisémentde troubles mentaux manifestes.

Voici donc que l'hystérie propose le modèle d’une double modalité de manifestationspsychopathologiques : symptômes névrotiques à expression pseudo-physique, symptômespsychotiques dont le caractère mental est au contraire patent. C'est l'origine véritable ducouple conceptuel névrose-psychose dans la pensée freudienne, et du même coup, nousallons le voir se charger d'un sens bien particulier. Dès la « Communication préliminaire »de Breuer et Freud en 1893, la disparité structurale de deux groupes de symptômesapparaît à l'évidence. Rappelons rapidement qu'ils sont amenés à considérer que « ladissociation du conscient [...] existe rudimentairement dans toutes les hystéries. Latendance à cette dissociation [...] serait, dans cette névrose, un phénomène fondamental »(Etudes sur l'hystérie, p. 8). À partir de la constitution de ce groupe psychique séparé dureste du psychisme et de la conscience, qui constitue le souvenir actif du ou des traumaspathogènes, on peut distinguer deux situations :

- « le symptôme hystérique permanent correspond à une infiltration de ce second étatdans l'innervation corporelle que domine généralement le conscient normal » (ibid., p.11) ;

- « l'accès hystérique révèle [...] que cette condition seconde s'est mieux organisée etqu'à un moment donné [elle] a envahi toute l'existence du sujet [et] régirait l'ensemble del'innervation corporelle » (ibid.). Dans cet état, « il ne s'agit plus que d'un aliéné, commenous le sommes tous dans nos rêves » (p. 9).

Dès cette époque - et c'est ce qui va progressivement l'opposer à Breuer - Freudconsidère la constitution du groupe psychique dissocié de la conscience comme « laconséquence d'un acte de volonté du malade [...] dont on peut indiquer le motif » (« Lespsychonévroses de défense », 1894, Névrose, Psychose et Perversion, p. 2). C'est lathéorie de la défense, à laquelle l'abandon de l'hypnose, et donc l'expérience de larésistance du patient à la remémoration cathartique, l'ont amené. Dans ce cadre, la doublesymptomatologie de l'hystérie apparaît plus clairement encore comme reposant sur une

33

disparité de structure.La défense du moi consiste à séparer l'affect, le quantum d'excitation attaché à la

représentation traumatique, ce qui permet de la faire disparaître de la conscience. Cettesomme d'excitation subit ensuite un sort qui varie suivant la modalité défensive en cause ;dans l'hystérie, il s'agit de la conversion en innervation corporelle, ce qui génère lessymptômes physiques, névrotiques. Le moi contrôle alors la situation, puisque l'effort dedéfense a été une réussite.

Mais le moi court aussi un danger, celui « d'être vaincu, de succomber à la psychose »(Etudes sur l'hystérie, p. 212). C'est l'échec de la défense, qui voit l'invasion du moi par lareprésentation traumatique, mécanisme des « accès » ou psychoses hystériques - le modèlephysiologique en est le rêve, ou plutôt le cauchemar.

Telle est donc la première source de la conception freudienne de la psychose et del'opposition névrose-psychose : la névrose correspond à un succès de la défense, à unedomination du moi sur le matériel refoulé, et à la formation de substituts symptomatiquesdéformés ; la psychose est le résultat de l'échec de la défense, de l'invasion et de lasubjugation du moi par les représentations pathogènes traumatiques. Bien que dès cetteépoque, nous allons le voir, Freud dispose de notions plus diversifiées et d'un matérielvarié, ce modèle explicatif hantera durablement sa pensée, jusqu'à dominer finalement saconception de la psychose. Il faut d'ailleurs indiquer que la référence au rêve, dès 1892,avant donc toute découverte propre à Freud dans ce champ, pointe au passage l'origined'une telle conception, le modèle conceptuel du psychisme qui la cadre. Il s'agit de lathéorie psychologique spiritualiste issue de Maine de Biran, que Baillarger a imposée enpsychopathologie sous le nom de théorie de l'automatisme ; je l'ai décrite en détail ailleurs(cf. Texte n°2).

2°) Mais au même moment, le concept de défense va permettre à Freud une plus largepercée dans le champ psychopathologique - l'analyse de la névrose obsessionnelle, maisaussi de deux formes de psychoses de défense, la « confusion hallucinatoire » et laparanoïa. Dans la troisième partie de son article sur les Psychonévroses de défense (1894),Freud examine en effet un cas qu'il diagnostique confusion hallucinatoire ou Amentia deMeynert. La nosologie de cette époque ne laissait à vrai dire guère d'autres possibilités qued'assimiler ce genre de syndromes à un onirisme, et donc au groupe de la confusionmentale (amentia). Il s'agit en fait de ce type de bouffées délirantes que l'école de Claudeappellera, dans l'entre-deux-guerres, « délire de rêverie » ou schizomanie. Le sujet s'yconfine dans une réalisation imaginaire autistique de désirs auxquels la réalité n'a amenéqu'une objection plus ou moins brutale ; la perte d'objet, comme dans le cas de Freud, enest un exemple privilégié. Le degré d'objectivation des scénarios imaginatifs de ces sujetsest difficile à vérifier, mais n'atteint probablement pas le réalisme hallucinatoire des étatsoniriques.

Freud remarque donc qu'on a ici affaire à une « espèce beaucoup plus énergique etefficace de défense. Elle consiste en ceci que le moi rejette la représentation insupportableen même temps que son affect, et se comporte comme si la représentation n'était jamaisparvenue jusqu'au moi. Mais au moment où cela est accompli, la personne se trouve dansune psychose » (« Les Psychonévroses de défense », p. 12). En fait, « on est donc en droitde dire que le moi s'est défendu contre la représentation insupportable par la fuite dans la

34

psychose » (ibid., p. 13). A l'inverse donc de la psychose hystérique, la « confusionhallucinatoire » est bien le résultat d'une manœuvre défensive réussie. Freud utilise icil'autre face, positive cette fois, du modèle onirique : le rêve heureux, l'accomplissementomnipotent du désir. Il est d'ailleurs évident que la représentation traumatique en causen'est pas, cette fois, d'une nature identique à celle des autres cas de névroses de défense : ilne s'agit pas d'une motion sexuelle, mais d'une réalité pénible. Freud le remarque bien :« le moi s'arrache à la représentation inconciliable, mais celle-ci est inséparablementattachée à un fragment de réalité, si bien que le moi, en accomplissant cette action, s'estséparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité. » (ibid., c'est moi qui souligne.)

Il faudra quinze ans pour que Freud puisse tirer parti sur le plan théorique de cecontraste, trente (3) pour qu'il en définisse clairement les coordonnées : le modèlepsychologique associationniste qu'il utilise en 1894 lui interdit la différenciation du statutde deux représentations. Il sera d'abord nécessaire qu'il soit fortement révisé pour que lesregistres du fonctionnement subjectif et de l'activité du moi (théorie du narcissisme,deuxième topique) acquièrent une place dans la théorie et éclairent dans la clinique ce typed'oppositions.

Dans un manuscrit contemporain qu'il adresse à Fliess, le « Manuscrit H » de janvier1895, Freud étend ses analyses à un cas de paranoïa (4). Les symptômes délirants (idées deréférence, de surveillance, commentaires péjoratifs) y apparaissent comme le substitut d'unreproche intérieur inconscient concernant un souvenir érotique refoulé. Freud remarque :« le déplacement se réalise très simplement. Il s'agit du mésusage d'un mécanismepsychique courant - celui du déplacement ou de la projection. Toutes les fois que seproduit une transformation intérieure, nous pouvons l'attribuer soit à une cause intérieure,soit à une cause extérieure. Si quelque chose nous empêche de choisir le motif intérieur,nous optons en faveur du motif extérieur. En second lieu, nous sommes accoutumés à voirnos états intérieurs se révéler à autrui (par l'expression de nos émois). C'est ce qui donnelieu à l'idée normale d'être observé et à la projection normale. Car ces réactions demeurentnormales tant que nous restons conscients de nos propres modifications intérieures. Sinous les oublions, si nous ne tenons compte que du terme du syllogisme qui aboutit audehors, nous avons une paranoïa avec ses exagérations relatives à ce que les gens saventsur nous et à ce qu'ils nous font [...] Il s'agit d'un mésusage du mécanisme de projectionutilisé en tant que défense. » (La Naissance de la psychanalyse, p. 100.)

Il se demande ensuite : « Cette manière de voir s'applique-t-elle aussi à d'autres cas deparanoïa ? Je devrais dire à tous les cas [...] Le paranoïaque revendicateur ne peut tolérerl'idée d'avoir agi injustement ou de devoir partager ses biens. En conséquence, il trouveque la sentence n'a aucune validité légale, c'est lui qui a raison [...] Une grande nation nepeut supporter l'idée d'avoir été battue. Ergo, elle n'a pas été vaincue ; la victoire necompte pas. Voilà un exemple de paranoïa collective où se crée un délire de trahison [...]Le fonctionnaire qui ne figure pas sur le tableau d'avancement a besoin de croire que sespersécuteurs ont fomenté un complot contre lui et qu'on l'espionne dans sa chambre.Sinon, il devrait admettre son propre naufrage. Mais ce n'est pas toujours un délire depersécution qui se produit. La mégalomanie réussit peut-être mieux encore à éliminer dumoi l'idée pénible. Pensons, par exemple, à cette cuisinière dont l'âge a flétri les charmes etqui doit s'habituer à penser que le bonheur d'être aimée n'est pas fait pour elle. Voilà lemoment venu de découvrir que le patron montre clairement son désir de l'épouser et le lui

35

fait entendre, avec une remarquable timidité, mais néanmoins de façon indiscutable. »(ibid., p. 101.)

À ce stade donc de sa recherche, Freud dispose de trois modèles psychopathologiquespour penser le problème des psychoses (5) :

- la psychose de subjugation du moi, qui correspond à un échec de la défense et à uneinvasion de la conscience par le refoulé victorieux. C'est le type du cauchemar et despsychoses hystériques. A leur sujet, il remarque, dans le « Manuscrit H », que « leshallucinations y sont désagréables au moi » (p. 102) puisqu'elles manifestent la mainmisedu refoulé ;

- les deux formes de psychoses de défense : le délire projectif paranoïaque et laréalisation hallucinatoire de désir, qui oppose à la représentation pénible son contraire(amentia, mégalomanie). C'est le caractère commun de la défense réussie qui permet àFreud de les rapprocher, car, en fin de compte, « l'idée délirante est soit la copie de l'idéerejetée soit son contraire (mégalomanie). La paranoïa et la confusion hallucinatoire sontles deux psychoses de défense ou d'inversion en contraire. Les idées de référence de laparanoïa sont analogues aux hallucinations des états confusionnels, puisqu'ellescherchent à affirmer le contraire du fait qui a été rejeté. Ainsi, les idées de référencecherchent toujours à prouver l'exactitude de la projection » ( St.Ed.,1, 212 ; traductionfrançaise, p. 102, incompréhensible).

Ce caractère de dénégation délirante et de satisfaction égotique du désir permetd'ailleurs à Freud une incontestable intuition de la structure narcissique des psychoses.Ainsi affirme-t-il : « dans tous ces cas, la ténacité avec laquelle le sujet s'accroche à sonidée délirante est égale à celle qu'il déploie pour chasser hors de son moi quelque autreidée intolérable. Ces malades aiment leur délire comme ils s'aiment eux-mêmes. Voilà toutle secret. » (La Naissance, p. 101.) Là encore, le modèle associationniste du psychisme,qui domine à cette époque la pensée freudienne, interdira la claire saisie conceptuelle decette première intuition clinique.Il nous faut d'abord remarquer que c'est le concept assezsouple de défense qui permet à Freud de disposer ainsi d'un spectre assez large demécanismes psychopathologiques, et donc d'une nosologie ouverte. Du reste, si sapénétration déjà remarquable de la psychologie des psychonévroses le détacheincontestablement, dès cette époque, de son contexte historique, entamant la structurationde la psychanalyse comme champ autonome du savoir, l'ensemble de ses acquis cliniquess'inscrit dans le registre : cause, origine, signification et mécanisme du symptôme. Il faitpartie des conditions épistémologiques mêmes de la percée freudienne que sa démarchel'oriente d'abord plus vers l'investigation des symptômes que de la maladie, c'est-à-dire dela structure, j'ai tenté de le démontrer ailleurs. Pour ce qui est de la détermination endernier ressort, de ce qu'il appellera bientôt le « choix de la névrose » - ici, en l'occurrence,celui de la défense - Freud reconnaît qu'il s'agit encore d'un « processus [qui] échappe[...] à l'analyse psychologico-clinique. Il faut le considérer comme l'expression d'unedisposition pathologique accentuée » (à propos du cas d'amentia - « Les neuropsychosesde défense », op. cit., p. 13). C'est en effet à la constitution particulière du malade qu'on estici renvoyé, et donc à une théorie étiopathogénique qui s'inscrit dans la tradition de Morel,alors prégnante sur toutes les écoles cliniques européennes.

3°) Quelques mois à peine après ces premiers travaux, Freud se met à rédigerl'Esquisse d'une psychologie scientifique (automne 1895). Elle repose sur un nouveau pas

36

dans l'investigation clinique de l'hystérie, dont la théorie de la séduction représente leconstat doctrinal, et qui n'est rien moins que la première rencontre de Freud avec lasexualité infantile. C'est sur cette base que Freud envoie à Fliess, le 1er janvier 1896, le« Manuscrit K », qu'il intitule « Conte de Noël », et dont les matériaux sont repris dans les« Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense » (1896 également). La nouvelleoptique représente d'une certaine manière l'acceptation de l'argument de Breuer, qui nepouvait imaginer qu'un effort actuel de défense puisse créer le clivage hystérique ; Freudtrouve donc dans l'idée de l'effet après-coup d'un traumatisme sexuel précoce la clé durefoulement originaire, condition préalable à toute défense pathologique ultérieure.

Corrélativement, le concept de défense va progressivement disparaître pour trente ansde la pensée freudienne, puisque le refoulement est désormais le primum movens, le tronccommun obligé du processus névrotique, quelle qu'en soit l'issue finale. À la place de laconception primitive, où défense et formation de symptôme formaient un seul et mêmemouvement, Freud va dégager de la névrose obsessionnelle un nouveau modèle beaucoupplus complexe. Il y distingue quatre périodes :

- la première est celle de l'« immoralité infantile », où se produisent les événements quideviendront après coup traumatiques et qui constituent le noyau du refoulé originaire ;

- la seconde se distingue par l'apparition de la maturité sexuelle, l'investissementsexuel des scènes infantiles et le refoulement ;

- dans la troisième période, apparaît à la place un symptôme primaire de défense, queFreud appellera plus tard formation réactionnelle, et qui est la négation exacte du refoulé.Dans la névrose obsessionnelle où il s'agit d'une scène (secondaire) de séduction active etdu reproche intérieur qui y est lié, c'est une nuance de scrupulosité, de honte, de méfiancede soi qui marque cette troisième période de « santé apparente » ;

- la quatrième est celle où éclate la maladie proprement dite, par l'échec de la défenseet le retour du refoulé (en particulier sous l'action de perturbations sexuelles actuelles). Lereproche réapparaît alors déformé, soit déplacé sur des représentations neutres obsédantes,soit sous la forme d'un affect pénible obsédant. A ce stade, une lutte s'engage entre cesformations de compromis et la défense secondaire (ruminations, folie du doute,cérémoniaux, phobies diverses, compulsions) que le moi leur oppose, et qui serarapidement infiltrée elle-même par le refoulé - d'où son caractère compulsif. Parfois, lemoi épuisé est vaincu par les symptômes, qui emportent ainsi la croyance, ce qui donnelieu à des épisodes de délire mélancolique (symptômes de domination du moi).

Cette très remarquable analyse va demeurer le modèle de la description d'un processusnévrotique pour l'ensemble de l'œuvre de Freud. On remarquera qu'elle comporte unedifférenciation hiérarchique de quatre groupes de symptômes et permet d'ailleurs ladistinction de plusieurs formes cliniques de névrose obsessionnelle suivant laprédominance de l'un ou l'autre type symptomatique. Mais ce modèle, que Freud tenteaussitôt d'appliquer à la paranoïa, va avoir un effet très particulier sur sa théorie despsychoses, lié là encore à la conception d'une phase primaire commune de refoulement.

En effet, Freud peut dégager une stratification symptomatique homologue desmanifestations cliniques paranoïaques :

- après la première phase, où ont lieu les scènes traumatiques, le refoulement se fait parla voie de la projection, « et le symptôme (primaire) de défense qui est érigé est celui de laméfiance à l'égard des autres » (« Nouvelles remarques », Névrose, Psychose et

37

Perversion, p. 80).- les formations de compromis du retour du refoulé consistent en impressions

délirantes d'observation, en voix et en hallucinations visuelles et sensitives. Il fautsouligner que si les troisièmes paraissent à Freud « plus proche du caractère de l'hystérie »(ibid., p. 81), les secondes, où « les reproches refoulés font retour sous forme de penséesmises à voix haute », (ibid.) lui paraissent fonctionner « tout à fait comme dans lesobsessions » (« Manuscrit K », La Naissance, p. 135).

- à la place de la défense secondaire de la névrose obsessionnelle, on va ici assister à« la formation délirante combinatoire, le délire d'interprétation, qui aboutit à l'altération dumoi » (« Nouvelles remarques », p. 91). C'est un travail d'assimilation des symptômes,puisque le mode particulier de la défense primaire (projection) fait qu'ils trouvent créanceauprès du moi, ce que Freud considère « comme la preuve que celui-ci a été vaincu. Leprocessus s'achève soit par une mélancolie (impression de petitesse du moi), où la créance,refusée au processus primaire, est secondairement accordée aux déformations, soit - etc'est là une forme plus grave et plus fréquente - par un délire de protection (mégalomanie),jusqu'au moment où le moi se trouve complètement déformé » (« Manuscrit K », op. cit.,p. 136).

On le voit, la souplesse et la complexité du nouveau modèle du déroulement d'unprocessus névrotique permettent à Freud une démarche très originale par rapport même àsa propre méthodologie dans le champ des névroses proprement dites. On peut constateren effet que les divers mécanismes psychotiques qu'il avait pu isoler se trouventmaintenant intégrés aux étapes d'un procès unique, aux côtés d'autres de descriptioninédite.

Ainsi le symptôme primaire de défense et le premier groupe de formations decompromis (impressions d'observation et de surveillance) correspondent au mécanismeproprement paranoïaque décrit en 1895. Les deux autres groupes de symptômes du retourdu refoulé recouvrent l'une des formations hallucinatoires de type « psychoseshystériques », l'autre les voix que Freud, nous l'avons vu, rapproche des obsessions. Ladéfense secondaire, elle, intègre parmi ses diverses formes la mégalomanie, c'est-à-dire ledélire de réalisation de désir. Encore le matériel restreint dont dispose alors Freud ne luipermet-il pas d'aller bien loin dans cette voie, qui va rester le modèle définitif del'appréhension freudienne des psychoses, comme on pourra le vérifier par l'examen destravaux de la deuxième grande période de leur étude clinique, celle des années 1910-1915.Ainsi la « démence » autistique schizophrénique, dont Freud emprunte à Jung et Bleuler leconcept, se verra-t-elle intégrée au grand cycle psychotique.

On peut d'autre part remarquer que l'analyse « psychologico-clinique» à laquelle Freudse livre ici lui permet de différencier structuralement des mécanismespsychopathologiques que la clinique psychiatrique (donc descriptive) de son temps nedistingue pas encore : ainsi de la spécificité du statut des voix, des hallucinationssensorielles et sensitives, des « impressions délirantes » (d'observation, de surveillance, decommentaire), des fantaisies d'auto-satisfaction (amentia, mégalomanie) et bientôt de ladésagrégation autistique schizophrénique, etc. A ce titre, on peut penser que la cliniquefrançaise, beaucoup plus pointilliste et différenciatrice que la clinique allemande, aurait pului fournir un support mieux adapté à sa recherche métapsychologique : ainsi aboutira-t-elle dans l'entre-deux-guerres à la description d'entités nosologiques autonomes,

38

correspondant entre autres à chacun des cinq mécanismes freudiens que je viensd'énumérer, et qui peuvent structurer de manière isolée une forme clinique (respectivementla psychose hallucinatoire chronique, les états oniroïdes, le délire interprétatif, lesparaphrénies imaginatives, le syndromehébéphrénique).

*

Au total, l'examen des premiers textes freudiens sur les psychoses nous aura permisd'éclairer les conditions de constitution des principaux axes conceptuels qui vontpermettre à Freud de baliser ce champ. On peut ainsi opposer tout d'abord sa conceptiondes névroses, où le tronc commun du mécanisme initial débouche sur une pluralité dedevenirs ultérieurs (6) et sa théorie des psychoses, qui forment toutes l'une ou l'autre étaped'un grand cycle unique - qui évoque immédiatement, jusque dans la littéralité du conceptde déformation finale du moi, les idées de Griesinger. Si l'on veut donc dégager unenosologie freudienne des psychoses, ce sera dans les éléments articulés du cycle de lapsychose qu'il faudra la chercher.

C'est ensuite l'idée d'une subjugation, d'une domination du moi comme essence duprocessus psychotique (7). Si Freud cesse pour dix ans, avec l'abandon de la théorie de laséduction, son investigation des psychoses, on trouve trace du fait qu'une telle orientationcontinue à dominer sa pensée dans divers passages de la correspondance avec Fliess - cf.par exemple le début de la lettre du 11 janvier 1897, p. 163 de La Naissance, ainsi quedans le chapitre métapsychologique (ch. VII) de L'Interprétation des rêves : « iI n'y adanger que lorsque le déplacement des forces est réalisé, non par le relâchement nocturnede la censure critique mais par un affaiblissement pathologique de celle-ci, ou par lerenforcement pathologique des excitations inconscientes, alors que le préconscient estinvesti et que les portes de la motilité sont ouvertes. Alors le veilleur est terrassé, lesexcitations inconscientes soumettent à leur pouvoir le préconscient, dominent par lui nosparoles et nos actes ou s'emparent de la régression hallucinatoire [...] C'est cet état quenous appelons psychose » (p. 483).

Enfin, dès 1899, Freud écrit à Fliess qu'il a « été amené à considérer la paranoïacomme la poussée d'un courant auto-érotique » (lettre du 9 décembre, La Naissance,p. 270), retrouvant ainsi l'intuition de 1894 (cf. le cas d'amentia), ce qui l'amènera dix ansplus tard à la théorie du narcissisme. C'est sur ces trois idées fondamentales, présentesainsi dès les premiers pas des investigations freudiennes, que se constituera désormais lathéorie des psychoses : unité fondamentale du cycle psychotique, dominance dumécanisme d'échec de la défense et de subjugation du moi, aspect narcissique-autoérotiquede la régression psychotique. On peut souligner la profonde cohérence interne de cetteconception : psychose y représente l'envers du fonctionnement mental « normal », d'où lesmodèles prédominants du rêve et de la « psychose unique » de Griesinger (8) C’est qu'eneffet l'expérience initiale où s'est originé le concept freudien de psychose, celle del'hystérie et de sa bipolarité symptomatique, continue à structurer en profondeurl'appréhension théorique du champ psychotique tout entier. C'est sans doute à ce niveauqu'il faut situer les difficultés et les achoppements du fonctionnement ultérieur du modèlefreudien ainsi dégagé.

39

NOTES

(1) - Exposé présenté le 13 décembre 1981 dans le cadre de la section belge de l’Ecole dela Cause freudienne. Paru dans Quarto, n°4, 1982, pp.25-34.(2) - E. Harms nous apprend que son exemplaire du Traité de Griesinger était« soigneusement souligné au crayon […] Du plus haut intérêt, est l’accumulation ducrayonnage sur les pages où Griesinger présente sa théorie de l’ego et sa conception de lamétamorphose (délirante) de l’ego ». Cf. E. Harms : « A Fragment of Freud's Library »,PsychoanalyticQuaterly 1971, p.491.(3) - Cf. la reprise du même cas dans « Névrose et psychose » (1924), sans qu'aucun faitclinique nouveau n'y soit ajouté.(4) - Au sens de Krafft-Ebing : il s'agit d'une forme de délire de relation des sensitifs àévolution intermittente par bouffées aiguës.(5) - Il s’agit des psychoses délirantes : Freud ne s’intéresse encore guère aux étatsmaniaco-dépressifs, qu’il considère d'ailleurs comme des névroses actuelles (cf.« Manuscrit G » du 7 janvier 1895).(6) - Ainsi l’existence d’un « noyau hystérique » dans la névrose obsessionnelle ne lui a-t-elle jamais suggéré l’idée de réunir les deux névroses en une entité unique à plusieursstrates.(7) - La plupart des modalités symptomatiques décrites dans les textes de 1896correspondent d'ailleurs à cette conception.(8) - C'est-à-dire en fait de la théorie de l'automatisme qui structure une conceptionbipolaire du fonctionnement mental (rêve/veille ou processus primaire/processussecondaire).

40

Paul BERCHERIE(4) Les Fondements éthiques du freudisme: les Etudes sur l'Hystérie

« Le vrai n'est peut-être qu'une seule chose,c'est le désir de Freud lui-même, à savoir le fait

que quelque chose dans Freud n'a jamais été analysé ».Jacques LACAN, Le Séminaire XI, p. 16.

Il y a dans le mouvement psychanalytique une sous-évaluation générale del'importance des Etudes sur l'hystérie qui tendent à être considérées certes comme lepremier pas de la geste freudienne, mais comme relevant cependant encore de lapréhistoire de la psychanalyse, comme en quelque sorte le plus immédiat de sesantécédents. En contrepartie, l'accent et l'intérêt tendent à se déplacer sur lacorrespondance avec W. Fliess, comme l'atteste bien le titre du volume qui la regroupe (LaNaissance de la psychanalyse) - ce qui n'a pas manqué de susciter la thèse très circulaired'une genèse de la psychanalyse au décours du transfert de Freud sur Fliess via l'épisodede l'auto-analyse, variante spécifiquement psychanalytique du mythe de l'auto-engendrement du héros. Freud lui-même est d'ailleurs en grande partie la source de cetteprésentation des choses en ce qui concerne les Etudes sur l'Hystérie ; sa conscience un peuconfuse des origines exactes de son trajet tient sans doute à sa propension à le voir avanttout déterminé par une séquence de découvertes scientifiques, ce contre quoi, comme on leverra, la présente analyse s'inscrit en faux - mais aussi à la gêne qu'engendre visiblement lepoids de la dette qu'il a contractée vis-à-vis de Breuer.

Qu'on en juge : il commence (1909) par lui attribuer purement et simplement lapaternité de la psychanalyse : "Si c'est un mérite d'avoir appelé à la vie la psychanalyse,celui-ci ne me revient pas. Je n'ai pas participé à ses premiers commencements. J'étaisétudiant et en train de préparer mes derniers examens, lorsqu'un autre médecin viennois, leDr Joseph Breuer, appliqua ce procédé d'abord à une jeune fille souffrant d'hystérie (1880à 1882)" (Cinq conférences sur la psychanalyse, pp. 29-30). A partir de 1914, Freudcorrige le tir : "des amis bien intentionnés m'ont fait remarquer, depuis, que j'avais peut-être donné alors une expression inappropriée à ma reconnaissance. J'aurais dû, comme endes occasions antérieures, souligner que le "procédé cathartique" de Breuer constituait unstade préalable de la psychanalyse et ne faire commencer celle-ci qu'au moment où j'airejeté la technique de l’hypnose et introduit celle des associations libres" (Sur l'histoire dumouvement psychanalytique, pp. 14-15). La rectification est en effet juste et légitime, maisil se trouve qu'en contrepartie, Freud va maintenant minorer l'importance des Etudes surl'hystérie et en virer l'intégralité du contenu au compte de Breuer : "si la présentation quej'ai faite jusqu'ici a suscité chez le lecteur l'attente que les Etudes sur l'hystérie sont surtous les points essentiels de leur contenu factuel la propriété spirituelle de Breuer, eh bien,c'est exactement le point de vue que j'ai toujours défendu et que je voulais cette fois encoreexprimer" (Autobiographie, 1925, pp. 37-38). Ainsi décrit-il les Etudes commeintégralement fondées sur le procédé cathartique et ajoute-t-il que "dans la théorie de lacatharsis, il n'est pas beaucoup question de la sexualité[...] Si l'on s'en était tenu aux Études

41

sur l'hystérie, on aurait eu du mal à deviner l'importance de la sexualité dans l'étiologie desnévroses" (ibid., p. 39).

Tout cela est parfaitement inexact : le procédé cathartique se trouve dépassé, l'hypnoseabandonnée, et la technique substitutive fondée sur l'association des idées (il ne s'agit pasencore à proprement parler d'association libre, mais d'une sorte de procédé « d'associationdirigée ») mis en place dès le deuxième des cas rapportés par Freud (Fr. Lucy R.), lathéorie en étant développée en détail dans le quatrième chapitre des Etudes rédigé parFreud tout seul ("Psychothérapie de l'hystérie"). Le quatrième chapitre s'ouvre d'autre partsur des considérations sur "l'étiologie et le mécanisme des névroses" où Freud formule onne peut plus clairement sa théorie sexuelle : "puisque l'on pouvait parler de cause dansl'acquisition d'une névrose, l'étiologie devait tenir à des facteurs sexuels. Je trouvai encoreque, dans l'ensemble, différents facteurs sexuels créaient aussi différents tableaux cliniquesdes névroses" (Etudes sur l'hystérie, p. 207). Suit une analyse comparée des différentesformes de névroses sexuelles qu'il distingue alors (neurasthénie, névrose d'angoisse,névrose obsessionnelle, hystérie, névroses mixtes).

Les Etudes sur l'hystérie, en ne s'en tenant donc même qu'aux critères retenus parFreud lui même (abandon de l'hypnose, théorie sexuelle) représentent donc bien le lieuvéritable et le témoignage du moment de naissance de la psychanalyse. J'ajouterai et jem'efforcerai de démontrer ici qu'elles rendent surtout compte du moment originaire où,s'extrayant de ses antécédents, la psychanalyse constitue son orientation générale etaffirme son éthique, c'est-à-dire son programme, du moment, donc, de cristallisation desprincipes fondamentaux du freudisme.

II

Je commencerai par décrire ce qui peut-être considéré comme les basesprincipielles dutrajet freudien, c'est-à-dire les éléments que Freud partage avec Breuer ou qu'il hérite de cedernier, à partir desquels se jouera l'écart singulier, la dérive propre qui enclenche laconstitution de la psychanalyse proprement dite.

Il s'agit d'abord de l'attitude générale des deux amis vis-à-vis des hystériques etnommément de leur rejet de la théorie de la dégénérescence comme étiologiefondamentale de l'affection hystérique. Je ne reviendrai pas ici sur la théorie de ladégénérescence dont j'ai analysé ailleurs en détail la prégnance sur la théorie générale desnévroses et des psychoses dites "fonctionnelles" (non organogènes) dans laneuropsychiatrie du 19ème siècle; rappelons simplement que, d'une part, elle enracinedonc ces troubles névrotiques ou mentaux dans la conception globale d'undysfonctionnement psychologique héréditaire et organogène de type malformatif et,d'autre part, que cette conception générale d'une infériorité, d'une tare psychologiquevéhicule une perception péjorative du patient dont on ne peut plus avoir qu'une faible idéede nos jours au vu des théories modernes de type génétique qui en sont les héritièresdirectes, mais qu'on peut sans doute évaluer quelque peu en référence à l'aboutissementpratique direct de cette théorie, c'est-à-dire aux camions à gaz et aux 80.000 morts desinstitutions psychiatriques du Troisième Reich.

C'est donc une position très singulière, très personnelle, que prennent Breuer et Freudlorsqu'ils affirment dans la "Communication préliminaire" des Etudes sur l'hystérie "qu'ontrouve parfois parmi les hystériques des personnes possédant une grande clarté de vue, une

42

très forte volonté, un caractère des plus fermes, un esprit des plus critiques" (Etudes, p.9).Relevons, dans le même fil, l'appréciation de Freud sur la personnalité de la premièrepatiente à laquelle il applique le procédé cathartique, Emmy Von N : "nous avions affaire àune femme remarquable, d'une haute moralité, prenant au sérieux ses devoirs et dontl'intelligence et l'énergie vraiment viriles, la grande culture et l'amour de la vérité, nous enimposaient à tous deux, alors que son souci du bien-être des gens d'une situationinférieure à la sienne, sa modestie innée et l'élégance de ses manières en faisaientréellement une grande dame" (ibid., p. 81).

Freud n'a d'ailleurs pas attendu les Etudes sur l'hystérie pour prendre une telle positionsur cette question cruciale. Dès 1888, dans un article ("Hystérie") écrit pour uneencyclopédie, il affirmait que "ce qui est vulgairement décrit comme un tempéramenthystérique peut-être présent dans l'hystérie, mais n'est absolument pas nécessaire à sondiagnostic[... ]Beaucoup de patients qui appartiennent à cette classe sont parmi les gens lesplus aimables, les esprits les plus clairs, les volontés les plus fortes"(Standard Edition,tome 1, p. 49). Chaque fois qu'il aborde un nouveau champ psychopathologique, c'estd'ailleurs armé des mêmes principes; ainsi des états phobo-obsessionnels qu'il étudie dansson article de 1895 ("Obsessions et Phobies") en formulant d'entrée de jeu qu’"il n'est pasjustifié de les faire dépendre de la dégénération mentale" (Névrose, psychose et perversion,p. 39). Quinze ans plus tard aussi bien, il notera au sujet du "roman familial du névrosé"(article de 1909) qu' "une activité fantasmatique importante est en effet inhérente à lanature de la névrose ainsi qu'à celle de toute personnalité supérieurement douée" (ibid., p.158). Précisons qu'il ne s'agit en rien, dans tout cela, de récuser totalement la théorie dela dégénérescence : il ne s'agit que de la valeur explicative de cette théorie pour lacompréhension étiopathogénique des névroses. Au reste, pour restituer dans sa totalité lepassage de la "Communication préliminaire" cité plus haut, il y est affirmé que "nosexpériences[...] mettent en lumière les contradictions existant entre l'assertion selonlaquelle l'hystérie serait une psychose et le fait qu'on trouve parfois parmi les hystériquesdes personnes, etc...". Pour Breuer et Freud, la psychose relève donc tout à fait de lathéorie de la dégénérescence et Freud continuera longtemps à recourir au terme et auconcept – qui, conformément d'ailleurs à son origine historique, morellienne, a chez luiune forte tonalité éthique, rendant donc compte, au-delà du champ psychotique, desdéviations du caractère et du comportement que centre la notion psychiatrique deperversion. Ainsi, dans son article technique de 1904, "De la psychothérapie", Freudprécise au sujet des indications de la cure analytique qu' "il faut refuser les malades[...]dont la caractère n'est pas assez sûr[...] La maladie d'un patient ne doit pas nous dissimulerla valeur véritable de ce dernier[...] La psychothérapie analytique n'est pas un procédé detraitement de la dégénérescence névropathique, c'est au contraire là qu'elle se trouvearrêtée" (La technique de la psychanalyse, p. 17). En effet : "des malformations decaractère très enracinées, les marques d'une constitution vraiment dégénérée, se traduisentdans l'analyse par des résistances presque insurmontables" ("La méthode psychanalytiquede Freud", 1904, ibid., p. 7). De même, dans le chapitre "Considérations théoriques"des Etudes sur l'hystérie, Breuer récuse la théorie de l'hystérie de Pierre Janet en arguantentre autre du fait que "Janet a établi ses conceptions principales en étudiant à fond leshystériques débiles mentaux que recueillent les hôpitaux et les asiles" (p. 187) - bref queses conceptions dérivent de l'étude d'associations morbides mal désintriquées.

43

Ce qui est en tout cas évident et qu'il faut apprécier à sa juste importance, c'est que lerejet de la conception dégénérative de l'hystérie (et des autres névroses) créeimmédiatement un champ ontologique inédit, celui d'une classe de troublespsychologiques à laquelle va pouvoir s'appliquer une théorie presque purementpsychogénétique (presque, puisqu'il demeure la notion d'une prédisposition déterminant laforme particulière du symptôme - cf. la "complaisance somatique" pour l'hystérie), demême que cette mutation épistémologique ouvre aussitôt la voie à l'idée d'une curepsychologique, brèche que Freud va donc investir et explorer dans toutes sesconséquences. Relevons pour l'instant que le préalable indispensable, la porte d'entrée enquelque sorte de l'investigation freudienne, consiste dans une prise de position dont laconsistance éthique est si manifeste, qu'elle se présente à la limite comme une sorted'extension présomptive des principes des droits de l'homme, du respect de la personnehumaine et d'égalité juridique aux patients névrosés.

Il faut en même temps souligner quel écart considérable se creuse là entre Breuer, etsurtout Freud - puisque la théorie des "états hypnoïdes" rapproche encore Breuer del'orthodoxie neuropsychologique - et les bases mêmes de la posture psychiatrique : laconception d'un règne principiel de la conscience sur le fonctionnement psychique normal(théorie de l'automatisme), transcription directe de la tradition cartésienne, estl'organisateur épistémologique central de la connaissance psychiatrique, qui ne peut sepasser d'un paradigme de la normalité psychique pour valider ses repérages nosologiques(cf. ch. 2). A l'opposé, Freud professera bientôt que "l'homme sain est un névrosé enpuissance[...] (et que) la différence entre la santé nerveuse et la névrose n'est [...] qu'unedifférence portant sur la vie pratique" (Introduction à la psychanalyse, p. 434). Car "lamaladie [...] ne suppose ni destruction de l'appareil, ni création de nouveaux clivagesinternes; il faut l'interpréter de manière dynamique, comme un renforcement ou unaffaiblissement des composantes d'un jeu de force, dont les fonctions normales nousdissimulent beaucoup l'effet" (Interprétation des rêves, p. 517).

Venons-en maintenant à la deuxième des bases fondamentales du trajet de Freud, àsavoir l'acquis de Breuer, investi dans une position personnelle et une conceptionthérapeutique que résume le concept de catharsis. Freud va nous en fournir une brèveformulation : "Breuer qualifiait notre procédé de cathartique; on lui assignait commefinalité thérapeutique de canaliser le quantum d'affect utilisé à entretenir le symptôme, quis'était fourvoyé sur de fausses routes et qui s'y était pour ainsi dire coincé, vers des voiesnormales par lesquelles il put être déchargé (abréagi)" (Autobiographie, p. 38). Relevonsla forte connotation médicale et thérapeutique de cette conception de "l’abréaction" : ils'agit de soulager le patient de l'objet pathogène (l'affect coincé, en quelque sorte "enkysté"dans son psychisme) qui le perturbe - d'où le modèle de la purge (catharsis en grec) quistructure l'action de Breuer (Anna O. dit "ramonage") et le rattache directement à la grandetradition thaumaturgique des cures magico-cérémonielles et du magnétisme animal. Freud,d'ailleurs, en reprend au départ l'esprit et déclare au sujet de son premier cas, Emmy vonN. : "ma thérapeutique[...] chercha, jour après jour, à dissiper et à liquider tout ce que lajournée avait ramené à la surface, jusqu'à ce que la réserve accessible de souvenirsmorbides parût épuisée" (Etudes, p. 70).

En contrepoint, la posture thérapeutique de Breuer apparaît patiente, réceptive,attentive aux suggestions de sa patiente, ce qui est évidemment à mettre en relation avec le

44

rôle crucial d'Anna O. dans la constitution du procédé cathartique - et à rapprocher del'attitude des magnétiseurs. On dirait de nos jours qu'il fonctionne pour l'essentiel dans lademande de sa patiente, et à l'extrême, l'attitude de Breuer me paraît significativementillustrée par ce passage du protocole de la cure : "lorsque son humeur redevenait maussadeet qu'elle refusait de parler, je devais l’y contraindre en insistant, suppliant" (ibid., p. 22 -c'est moi qui souligne). On verra qu'on aurait du mal à trouver l'équivalent d'une telleformulation chez Freud, qui se situe bien plutôt aux antipodes d'une telle posture. Maisc’est en tout cas cette posture qui permet à Breuer de (re)découvrir la valeur de l’écoutedans une relation thérapeutique au long cours – ainsi constate-t-il que tout se passe mieuxpour sa patiente " lorsqu’on la laissait tranquillement et sûrement dévider l’écheveau deson souvenir "(p.26).

III

Ayant ainsi situé la plate-forme initiale sur laquelle s'enlèvera le trajet freudien,venons-en à décrire ce dernier, et pour commencer, à tenter de cerner, en opposition à cellede Breuer, la position de Freud. Celui-ci n'a jamais dissimulé son peu de motivationproprement thérapeutique. Ainsi confie-t-il en 1896 à Fliess : "je n'ai aspiré, dans mesannées de jeunesse, qu'aux connaissances philosophiques et maintenant je suis sur le pointde réaliser ce vœu en passant de la médecine à la psychologie. C'est contre mon gré que jesuis devenu thérapeute" (La naissance de la psychanalyse, pp. 143-144). En 1927, il n'apas varié et en tire argument dans sa défense de l'analyse profane : "après quarante et unans d'activité médicale, la connaissance que j'ai de moi-même me dit qu'au fond, je n'aijamais été un véritable médecin. Je suis devenu médecin par suite d'une déviation forcéede mon dessein originel, et le triomphe de ma vie consiste à voir retrouvée, après un longdétour, la direction initiale" (La question de l'analyse profane, « Postface », p. 145).

Freud a décrit à diverses reprises la façon dont son maître vénéré, Brücke, l'avaitdissuadé, vu son état de fortune et le peu de perspective de promotion académique quis'ouvrait à lui, de poursuivre sa carrière initiale de chercheur en histophysiologie, pourl'engager à terminer ses études de médecine et à s'orienter vers la pratique neurologique.Ce qu'il a toujours revendiqué, c'est d'abord et avant tout ce qu'il situe lui-même commedésir de savoir, une fondamentale épistémophilie : "pendant ces années de jeunesse, pasplus du reste que par la suite, je n'éprouvais aucune prédilection particulière pour le statutet l'activité de médecin. J'étais plutôt mû par une sorte de désir de savoir, lequel serapportait toutefois plus à la condition humaine qu'à des objets naturels" (Autobiographie,p. 15). C'est également l’une des motivations qui le fait s'intéresser au récit de Breuer,reprendre le procédé cathartique et tenter d'en étendre le champ d'application : "nonseulement ce procédé paraissait plus efficace que la simple injonction ou interdictionsuggestive; il satisfait aussi le désir de savoir du médecin, qui avait tout de même le droitd'apprendre quelque chose de l'origine du phénomène qu'il s'efforçait de supprimer par lamonotone procédure suggestive" (ibid., p. 33).

C'est donc le désir de savoir, qui s'investit au départ dans une pure activité derecherche, et que sous-tend également la brûlante ambition de se faire un nom dans lechamp de la science (cf. la désastreuse aventure juste antécédente de la coca), qui va êtrele moteur de l'engagement de Freud dans l'exploitation du procédé cathartique, puis de ladémarche psychanalytique. Mais il faut souligner qu'il aura pour cela fusionné avec un

45

autre ingrédient remarquable de la posture freudienne, d'abord investi dans le passage parl'utilisation suggestive de l'hypnose : il s'agit de la forte propension de Freud à uneattitude directive autoritaire vis-à-vis de ses patients. En témoigne en particulier levocabulaire combatif, voire violent et guerrier, utilisé entre autres dans l'article qu'ilconsacre en 1890 à l'hypnose suggestive, le "Traitement psychique" : "à partir du momentoù les médecins ont clairement reconnu l'importance de l'état psychique dans la guérison,il leur est venu à l'idée de ne plus laisser au malade le soin de décider du degré de sadisponibilité psychique, mais au contraire de lui arracher délibérément l'état psychiquefavorable grâce à des moyens appropriés. C'est avec cette tentative que débute le"traitement psychique moderne" (Résultats, idées, problèmes, T. 1, p. 12 - c'est moi quisouligne). Après avoir mis en valeur le fait que les possibilités de succès du traitementdépendent "de l'obéissance et de la crédulité" du patient (cf. p. 15) à quoi s'oppose"l'obstacle capricieux" de "l'autocratisme de la vie psychique" (p. 18) - soit le refus par lepatient de la domination exercée par le thérapeute – Freud conclut que "la victoire de lasuggestion sur la maladie n'est donc pas acquise d'avance[...] Un combat reste nécessaire,dont l'issue est très souvent incertaine" (ibid., p. 22 - c'est moi qui souligne).

Certes Freud l'a toujours affirmé, il n'aime pas l'hypnose, ni la technique suggestive, etil abandonnera l'un et l'autre dès qu'il en aura la possibilité : "or, l'hypnose m'était bientôtdevenue antipathique parce qu'elle constituait un auxiliaire hasardeux et pour ainsi diremystique" (Cinq conférences, p. 54); "l'exploration en hypnose, dont j'avais connaissancepar Breuer, devait nécessairement se révéler sans comparaison plus attrayante, par soneffet automatique et la satisfaction simultanée de la passion de savoir, que la monotone etviolente interdiction suggestive, qui détourne de toute recherche" (Sur l'histoire dumouvement psychanalytique, pp. 17-18). Bien qu'il relève la violence du procédé suggestif,il est clair que c'est sa monotonie, et surtout sa stérilité épistémologique et sonirrationalité - précisons : l'absence de toute autre perspective, de toute autre significationprincipielle ou référence éthique dans l'hypnose suggestive, que l'objectif médical de lasuppression du symptôme - qui rebutent Freud : "à la longue, ni le médecin, ni le patientne peuvent tolérer la contradiction entre la dénégation décidée de la maladie dans lasuggestion et sa nécessaire reconnaissance hors de celle-ci" ("Préface et notes à latraduction de J.M. CHARCOT, Leçons du mardi à la Salpêtrière" (1892), in StandardEdition, T. 1, p. 141).

Car, après même l'abandon de l'hypnose, on retrouve la même autorité, la mêmepugnacité, la même violence en fin de compte, dans le texte des Etudes sur l'hystérie.Qu'on en juge d'après quelques citations surtout choisies pour leur valeur impressionniste :"je décidai d'utiliser comme point de départ l'hypothèse suivante : mes malades étaient aucourant de ce qui pouvait avoir une importance pathogène, il s'agissait seulement de lesforcer à le révéler" (Etudes, p. 86) ; "je le savais pertinemment, elle avait eu une idéequ'elle me dissimulait, mais elle ne se débarrasserait jamais de ses maux, tant qu'elle mecacherait quelque chose" (ibid., p. 122) ; "la représentation pathogène soi-disant oubliéeest là, toute proche, on y accède par des associations facilement accessibles, il ne s'agitainsi que de supprimer un certain obstacle qui semble ici encore être la volonté dupatient" (ibid., p. 225) ;"il s'agit surtout pour moi de deviner le secret du patient et de le luilancer au visage" (ibid., p. 227 - c'est toujours moi qui souligne).

Les retombées d'une telle posture sont immédiates et d'une extrême importance. Pour

46

commencer, Freud n'a jamais réellement pratiqué le procédé de Breuer : la première foisoù il l'utilise (cas Emmy von N.), il lui adjoint d'emblée des injonctions systématiquesd'oubli des souvenirs traumatiques remémorés - "mon traitement consiste à effacer cesimages afin d'en empêcher le retour" (p. 39) - qui laisseront d'ailleurs derrière elles unedysmnésie durable (cf. p. 46 n. 1). Ainsi, à l'opposé de la position patiente et réceptrice deBreuer, investit-il d'emblée le procédé cathartique d'une dimension activiste, voireinquisitric, qui le fait très vite (dès son deuxième cas des Etudes, "Fr. Lucy R") glisser dela catharsis proprement dite, soit de l'axe rétention-abréaction, au thème aussitôt prégnantdans sa pensée et sa pratique de la révélation d'un secret : "l'intérêt qu'on lui témoigne, lacompréhension qu'on lui fait pressentir, l'espoir de guérir qu'on fait luire à ses yeux,poussent le malade à livrer son secret" (ibid., p. 109 - c'est moi qui souligne).

Cette nouvelle thématique, proprement freudienne, accompagne un changementtechnique capital, l'abandon de l'hypnose, qui paraît également clairement issu de laposture freudienne, puisque c'est d'une part l’irrationalité du procédé, son aspect"mystique" (avec le soubassement affectif qu'il soupçonne depuis longtemps et qu'unincident bien connu lui révèle en pleine lumière - cf. Autobiographie, p. 47), d'autre partson caractère incertain, qui s'oppose à l'ambition de Freud de disposer d'un procédéuniversel, qui fixent l'échéance. "Lorsque je fis l'expérience qu'en dépit de tous mesefforts, je ne réussissais pas à plonger dans l'état hypnotique plus d'une fraction de mesmalades, je décidai de renoncer à l'hypnose et de rendre la méthode cathartiqueindépendante d'elle[...] de travailler en laissant (mes patients) dans leur état normal" (Cinqconférences, p. 54). Comme l’on sait, c'est en se souvenant des expériences post-hypnotiques de Bernheim (qui, lui aussi d'ailleurs, abandonne finalement l'hypnose), queFreud met alors au point sa première méthode d'association, qu'on pourrait désigner duterme d’"associations dirigées" puisque lui-même fournit encore le point de départ (autourdu symptôme à explorer) et accompagne les efforts du patient par "l'artifice" suggestif dela pression sur le front.

IV

Tentons maintenant de dégager les conséquences immédiates et essentielles dugauchissement singulier que Freud imprime ainsi à la méthode de Breuer enl'investissantde ce qu'il faut bien désigner comme la violence de son désir. La première de cesconséquences, de ces retombées de l'activisme freudien est bien significativement la notionde résistance, et le concept de défense (de refoulement) qui en découle aussitôt et quidémarque décisivement Freud de Breuer. Le lien entre la posture de Freud (son"insistance") et l'expérience de la résistance est d'une claire évidence:

"Quand, à la première entrevue, je demandais à mes malades s'ils se souvenaient de cequi avait d'abord provoqué le symptôme considéré, les uns prétendaient n'en rien savoir,les autres me rapportaient un fait dont le souvenir, disaient-ils, était vague et auquel ils nepouvaient rien ajouter. Suivant l'exemple de Bernheim quand, pendant une séanced'hypnotisme, il évoquait les souvenirs soi-disant oubliés, j'insistais auprès des maladesdes deux catégories pour qu'ils fassent appel à leurs souvenirs et leur affirmais qu'ils lesconnaissaient, qu'ils s'en souviendraient, les uns déclaraient avoir eu une idée et chezd'autres le souvenir se précisait un peu. Je devenais alors plus pressant encore et j'invitaisles malades à s'allonger, à fermer volontairement les yeux et à se "concentrer", ce qui

47

présentait au moins une certaine ressemblance à l'hypnose. Je constatais ainsi que, sans lamoindre hypnose, de nouveaux souvenirs s'étendant plus loin dans le passé et qui avaientprobablement quelque connexion avec le sujet dont nous parlions, faisaient leur apparition.Ces expériences me donnèrent l'impression qu'il devait effectivement être possible de faireapparaître, simplement en insistant, la série de représentations pathogènes existantes.Comme cette insistance me coûtait beaucoup d'efforts, je ne tardais pas à penser qu'il yavait là une résistance à vaincre, fait dont je tirais la conclusion suivante : par mon travailpsychique je devais vaincre chez le malade une force psychique qui s'opposait à la prisede conscience (au retour du souvenir) des représentations pathogènes. Des perspectivesnouvelles semblaient ainsi s'offrir à moi. Sans doute s'agissait-il justement de la forcepsychique qui avait elle-même concouru à la formation du symptôme hystérique enentravant, à ce moment-là, la prise de conscience de la représentation pathogène" (Etudes,p. 216).

On mesurera dans ce passage, qu'il m'a semblé crucial de citer in extenso, la clartéetl'immédiateté de la séquence insistance-résistance-défense. Freud vient ici de forger lepremier concept qui lui soit strictement personnel et dont on peut dire qu'il passera le restede sa vie à en explorer l'extension d'une part, à tenter d'en produire la théorie d'autre part,le concept, donc, du refoulement. comme il le dit lui-même, "la théorie du refoulementest à présent le pilier sur lequel repose l'édifice de la psychanalyse, autrement dit sonélément le plus essentiel, qui n'est lui-même rien d'autre que l'expression théorique d'uneexpérience[…] (celle de la) résistance" (Sur l'histoire, p. 29).

Immédiatement associée au concept de défense puisqu'elle en est en quelque sorte lecorollaire, la thèse centrale du refoulement pathogène qui guidera désormais l'action deFreud et la conception éthique de la névrose et de la cure qui lui est directement rattachée.En effet, "l'analyse de cas analogues m'avait appris[...]qu'il faut qu'une certainereprésentation ait été intentionnellement chassée du conscient et exclue de l'élaborationassociative. C'est dans ce refoulement intentionnel que gît, à mon avis, le motif de laconversion" (Etudes, p. 91); "le clivage de la conscience dans ces cas d'hystérie acquiseest[...]un clivage voulu, intentionnel, ou du moins il est souvent introduit par un acte delibre volonté" (ibid., p. 96). Or cette dynamique intentionnelle, Freud la désigne de lamanière suivante : "le mécanisme qui provoque l'hystérie correspond à un acte depusillanimité morale et, par ailleurs, apparaît comme un acte de protection dont le Moidispose" (ibid. - c'est moi qui souligne). Ainsi la défense se présente-t-elle certes commeun geste de protection, mais d'abord et avant tout comme une reculade, un manque defermeté éthique, un acte qu'à la limite on pourrait qualifier de lâcheté morale.

Et c'est là précisément que viennent s'inscrire et prendre sens l'activité du thérapeute etle programme de la cure psychanalytique, puisque c'est le nom dont Freud baptisedésormais sa technique. Activité et programme qui s'investissent dans ce qu'on peut sansrisque d'erreur désigner comme la position enseignante du psychanalyste, de Freud enl'occurrence, puisqu'il en est encore l'unique représentant - on se souviendra d'ailleurs à cetendroit qu'il lui fut si souvent reproché d'endoctriner ses patients. "Nous agissons, autantque faire se peut, en instructeur là où l'ignorance a provoqué quelques craintes, enprofesseur, en représentant d'une conception du monde libre, élevée et mûrement réfléchie,enfin en confesseur qui, grâce à la persistance de sa sympathie et de son estime une foisl'aveu fait, donne une sorte d'absolution" (ibid., p. 228). Si le mécanisme de formation du

48

symptôme est lié au refoulement, reculade éthique, fuite devant le conflit, la cure supposeque le sujet revienne sur son "geste de pusillanimité morale" et affronte ce qu'il a vouluoublier, chasser de sa conscience. C'est ce trajet que l'analyste désire lui faire accompliret à quoi son "insistance" et son enseignement doivent l'amener et le préparer.

D'où, quatrième et dernière conséquence logique de la posture freudienne, l'importancecruciale des relations, bilatérales bien entendu, entre le patient et le thérapeute analyste."Le procédé en question est fatiguant pour le médecin, lui prend un temps considérable etprésuppose chez lui un grand intérêt pour les faits psychologiques et beaucoup desympathie personnelle pour les malades qu'il traite. Je ne saurais m'imaginer étudiant dansle détail le mécanisme psychique d'une hystérie chez un sujet qui me sembleraitméprisable et répugnant et qui, une fois mieux connu, s'avérerait incapable d'inspirerquelque sympathie humaine" (ibid. p. 123 - on aura reconnu dans cette dernière phrase lethème que Freud épingle du concept de dégénérescence : cf. supra). En contrepartie, "biendes malades, parmi ceux auxquels le traitement se prêterait le mieux, échappent aumédecin dès qu'ils ont le moindre soupçon de la voie où va les entraîner cetteinvestigation. Pour ceux-là, le médecin est demeuré un étranger. D'autres se décident à selivrer au médecin, à lui témoigner une confiance que l'on n'accorde généralement que parchoix libre et sans qu'elle soit jamais exigible. Pour ces patients-là, il est presque inévitableque les rapports personnels avec leur médecin prennent, tout au moins pendant un certaintemps, une importance capitale" (ibid., p. 214). Aussi, "quand les relations du malade avecson médecin sont troublées, ce dernier se trouve devant le plus grand des obstacles àvaincre" (ibid., p. 244). Freud cite trois cas possibles, de gravité croissante, d'une telleoccurrence : lorsque "le malade se croit négligé, humilié ou offensé ou encore quand il apris connaissance de propos défavorables sur son médecin ou sur la méthode detraitement" (pp. 244-245); "quand la malade est saisie d'une crainte de trop s'attacher à sonmédecin, de perdre à l'égard de celui-ci son indépendance et même d'être sexuellementasservie à lui" (p. 245); enfin, si "le transfert au médecin se réalise par une fausseassociation[...], le désir actuel se trouva(nt) rattaché, par une compulsion associative, à mapersonne" (ibid. - Freud parle alors aussi de mésalliance, de faux rapport). Ainsi latotalité du procès d'engendrement de la psychanalyse, dans cette phase crucialed'émergence des thèmes fondamentaux du champ freudien - de l'expérience de larésistance et du concept de défense-refoulement à la conception générale de la névrose etde la cure et à la dialectique de la relation transférentielle aapparaît comme directemententée sur le désir de Freud, dont s'alimente finalement une forte éthique. En cerner lescontours ne paraît pas une entreprise impossible. Le noyau en est constitué par un fieridéal de connaissance et de maîtrise de soi, de lucidité et de courage moral, tant devant lesexpériences et les conflits de l'existence qu'en face de la division subjective. Ainsi ledernier paragraphe des Etudes sur l'hystérie restitue-t-il un dialogue (très fréquent au direde Freud) avec son patient où ce n'est certes pas le bonheur qui figure au programme de lacure : "vous pouvez vous convaincre d'une chose, c'est que vous trouverez grand avantage,en cas de réussite, à transformer votre misère hystérique en malheur banal" (ibid., p.247).

Sur ce sujet, Freud ne variera jamais puisqu'il y fonde l'entreprise d'émancipation queconstitue la cure analytique - émancipation, non de la condition humaine bien sûr, mais del'aliénation qui engendre la névrose et dont la consistance qui parait foncièrement d'ordre

49

éthique – qui ne se propose rien de moins que de faire accéder le sujet à la liberté du choixconscient de son destin, c’est-à-dire au privilège unique que constitue l’émergencehumaine dans l’ordre vital. "Ou bien la personnalité du malade est amenée à la convictionqu'elle a repoussé à tort le désir pathogène et elle est conduite à l'accepter en totalité ou enpartie, ou bien ce désir est lui-même conduit à un but plus élevé et par là soustrait auxobjections (ce qu'on appelle sa sublimation); ou bien on reconnaît son rejet commelégitime, mais on remplace le mécanisme automatique, et par là insuffisant, durefoulement par une condamnation avec l'aide des plus hautes réalisations spirituelles del'homme : on obtient sa maîtrise consciente" (Cinq conférences, 1909, pp. 63-64, c'est moiqui souligne) - "ce n'est qu'en faisant usage de nos énergies psychiques les plus élevées,toujours liées à l'état de conscience, que nous pouvons maîtriser nos pulsions" ("De lapsychothérapie", 1904, in La technique, p. 20 – je souligne). Cette terminologie trèsfrappante témoigne significativement du rôle moteur, dans l’élaboration du programme dela cure, d’un ingrédient idéal ou, pour mieux dire, d’un référent transcendant – sur lequel ilfaut le souligner, la théorie restera muette.

Ce que propose en tout cas Freud ici au patient, c'est sa conception de l'existence et dece qui lui donne sens. Qu'il se soit lui-même efforcé de régler sa vie sur ces principes esthors de doute et donne son souffle et sa puissance à son trajet, à sa geste faudrait-il dire.Aussi s'est-il exprimé sur ce thème à d'autres occasions qu'en ce qui concerne la cureanalytique - au terme de son examen de la statue du Moïse de Michel-Ange par exemple,dans cet étrange texte non signé de 1914 qui n'a au premier abord rien à voir avec lapsychanalyse, où il évoque donc "l'accomplissement psychique le plus formidable dont unhomme soit capable : vaincre sa propre passion au nom d'une mission et d'une destinéeauxquelles on s'est voué" (Essais de psychanalyse appliquée, p. 36). Rappelons qu'il vientalors juste de traverser l'épisode douloureux de sa rupture avec Adler, et surtout avec Jung,et que l'épisode biblique auquel se rattache à son sens la statue, la colère de Moïse devantla relapse idolâtre des Hébreux (le Veau d'or), a d'incontestables affinités avec la défectionde certains de ses plus éminents disciples, du moins dans le vécu de Freud.

Ces principes éthiques, qui pointent clairement le chemin de ce qu'on ne peut désignerque comme une certaine conception de la sagesse, fondent la posture de Freud comme"thérapeute" - on voit à quel point le terme convient mal à une telle entreprise (à moins delui restituer son sens antique), où il paraît bien plutôt s'agir d'une position de guide dans ledifficile chemin de l'existence, d'un travail de transmission dont on ne peut guère s'étonnerqu'il ait finalement engendré une abondante filiation : le mouvement psychanalytique. Quedans sa forme la plus achevée, la cure analytique produise en fin de compte un analystetrouve là son sens, où se marque la posture foncière de paternité qu'adopte Freud. Il en ad’ailleurs toujours formulé le principe en terme d'éducation du patient, avec une constancedans la terminologie qui ne saurait tromper, malgré l'importance des évolutions de lathéorie comme de la production conceptuelle, et des affinements de l'approche clinique aufil des quarante et quelques années de cheminement qui suivent les Etudes sur l'hystérie.Qu'on en juge :

- 1904 : "l'apparition de l'inconscient s'associe à un sentiment de "déplaisir", d'oùopposition de la part de l'analysé[...] Si vous amenez le patient à accepter, du fait d'unemeilleure compréhension, ce qu'il avait jusqu’alors rejeté (refoulé) par suite d'unerégulation automatique du déplaisir, vous aurez réalisé une bonne part de travail éducatif "

50

("De la psychothérapie", La technique psychanalytique, p. 20 - c'est moi qui souligne) ;- 1916 : "le médecin vient en aide (au malade) par le recours à la suggestion agissant

dans le sens de son éducation. Aussi a-t-on dit avec raison que le traitementpsychanalytique est une sorte de post-éducation" (Introduction à la psychanalyse, p. 429) ;

- 1938 : la situation transférentielle confère à l'analyste "le pouvoir que son surmoi (dupatient) exerce sur son moi, puisque ce sont justement ses parents qui ont été[...] à l'originede ce surmoi. Le nouveau surmoi a donc la possibilité de procéder à une post-éducation dunévrosé et peut rectifier certaines erreurs dont les parents furent responsables dansl'éducation qu'ils donnèrent" (Abrégé de psychanalyse, p. 43); "nous assumons diversesfonctions utiles pour le patient en devenant une autorité et un substitut de ses parents, unmaître et un éducateur" (ibid., - c'est moi qui souligne).

Profitons-en pour éclairer un point délicat : comment Freud peut-il en même tempsmettre en garde l'analyste contre toute "direction de conscience" - position qu'il attribuepar exemple à plusieurs reprises à Jung après leur rupture ? C'est que l' "enseignement"dont il est ici question a pour but d'amener le patient à prendre lucidement conscience desconflits qui le traversent et à en décider l'issue en conscience; il ne s'agit en principe paspour l'analyste de peser dans telle ou telle direction. Son enseignement n'est pas d'ordremoral, mais d'ordre éthique, si l'on veut bien me permettre cette distinction : il s'agitd'accéder à ce qui est accessible à l'être humain en fait de liberté et de responsabilité, nondu Bien - dont le sujet décidera pour son propre compte. Si l'on préfère, la posture deFreud est certes paternelle, elle n'est pas religieuse, car elle ne propose au sujet aucunerévélation transcendante à laquelle il aurait à se plier et dont l'analyste serait le dépositaire.Ce qui ne l'empêche pas, bien entendu, d'avoir une morale, plutôt ferme même pour ce quile concerne : "je me considère comme un homme hautement moral qui peut souscrire àl'excellente maxime de T. Vischer : ce qui est moral est toujours évident en soi. Il mesemble que pour ce qui est du sens de la justice et de la considération envers sessemblables, de la répugnance à faire souffrir les autres et à abuser d'eux, je peux rivaliseravec les hommes les meilleurs que j'ai connus" (lettre à J.J. Putnam du 8/7/1915 inL'introduction de la psychanalyse aux U.S.A., p. 219) – bien entendu, ici comme ailleurs,trop de confiance en soi n’est pas forcément un atout....

Il faut cependant remarquer que Freud réserve ce type de profession de foi à seséchanges privés alors qu'il proclame hautement qu'il faut se garder de "mésuser del'influence qu'on a prise. Si tenté que puisse être l'analyste de devenir l'éducateur, lemodèle et l'idéal de ses patients, quelque envie qu'il ait de les façonner à son image, il luifaut se rappeler que tel n'est pas le but qu'il cherche à atteindre dans l'analyse et (que) enagissant de la sorte, il ne ferait que répéter l'erreur des parents dont l'influence a étouffél'indépendance de l'enfant[...] L'analyste, lorsqu'il s'efforce d'améliorer, d'éduquer sonpatient, doit toujours respecter la personnalité de celui-ci" - cela, tout de même, à laréserve près que "certains névrosés sont demeurés à tel point infantiles qu'il convient,même dans l'analyse, de ne les traiter que comme des enfants" (Abrégé, pp. 43-44).

V

On pourrait s'interroger sur l'origine de cette puissante éthique que le parcours freudiendes Etudes sur l'hystérie fait cristalliser et qui soutiendra désormais le cheminement deFreud. Elle n'est certes pas sans lien avec les idéaux du rationalisme scientifique et laïque,

51

avec son programme d'exhaustion et de maîtrise des forces naturelles et sociales : onconnaît la profondeur de l'adhésion militante de Freud, dès ses années de formation (cf. sarelation à Brücke, son maître vénéré), à ce programme conquérant. Il demeure que cerationalisme intransigeant ne tolère guère l'idée d'une amputation structurelle de l'empirede la conscience - ce qu'illustre bien tant l'obtusion constitutionnelle de l'idéologiemédicale à la découverte freudienne que son investissement presque originaire (dès saconstitution en discipline scientifique) dans la théorie organiciste de la dégénérescence,puis dans les avatars génétiques contemporains de cette doctrine. La pensée scientifiquetient de sa structuration cartésienne fondatrice l'opposition radicale de la pensée rationnelle(consciente donc, bien entendu) et de la matière : seuls les mouvements aveugles etmécaniques du corps matériel sont censés pouvoir troubler durablement le miroir de laconscience (cf. par exemple la doctrine d'Henri Ey). Les idéaux démocratiques des Droitsde l'Homme et la procédure élective supposent d'ailleurs eux aussi liberté et autonomiechez le citoyen-électeur : le statut de minorité légale des incapables civils témoigne bienque ce n'est pas de ce côté qu'il faut attendre une nette reconnaissance du besoin foncier derepères symboliques et de la faiblesse psychique constitutive du sujet humain, dontl’idéalisme des Lumières tente au contraire de venir à bout.

L'éthique freudienne témoigne donc d'une autre inspiration au moins supplémentairequi lui fait d'emblée rejeter la thèse médicale et accepter comme tout à fait naturelle lanotion d'une division subjective jamais entièrement réductible. C’est cette posture trèssingulière qui confère aussitôt une consistance psychologique pleine et entière, un sens àdécouvrir, à ces " déchets " de l’activité mentale que le rationalisme psychologiquerapportait à l’émancipation erratique des automatismes psychologiques – symptômes desnévroses, rêves, ratés apparents du fonctionnement conscient (lapsus, actes manqués)promus désormais formations de l’inconscient. Mais cette éthique si féconde émerge-t-elleainsi toute armée dans l’esprit de Freud, alors qu'elle semble au moins autant précéderl'expérience psychanalytique qu'en découler ? On peut en douter, tant il est remarquabled'en constater la parenté avec les principes éthiques du judaïsme post-biblique, le judaïsmerabbinique du Talmud et de la Kabbale – dont, rappelons-le, Freud n'était séparé que partout juste une génération, puisque son grand-père, dont il avait hérité le prénom hébraïqueSchlomo, portait le titre de rabbin. J'ai relevé ainsi, à titre d'exemple, la citation suivanted'un vulgarisateur de la kabbale du 13ème siècle, auteur donc sans grande originalitépropre, Baya Ben Asher, qui écrit à peu près au moment même où est rédigé le deuxièmelivre sacré du judaïsme rabbinique, le Zohar, et que cite Gershom Scholem, le grandhistorien du mysticisme juif : « le principe fondamental de la Torah ainsi que sonfondement consistent dans le fait que l'homme doit briser ses passions et ses instincts afinde les soumettre à la domination de l'âme rationnelle. Quiconque agit de la sorte, en faisantde sa ratio la maîtresse de sa passion et en soumettant son âme animale, est appelé "unjuste" » (La mystique juive : les thèmes fondamentaux, p. 129). A propos des innombrablescommandements de la Torah, Emmanuel Levinas remarque de même que "l'originalité dujudaïsme consiste à s'astreindre[...] dans les moindres actions pratiques (à) un temps d'arrêtentre nous et la nature en accomplissant une mitsvah, un commandement" (Quatre lecturestalmudiques, pp. 177-178) - temps d'arrêt qui réfrène l'impulsion instinctive et introduitl'espace du jugement et de la maîtrise de soi ; nombre de rites et de fêtes juives ont unefonction identique (sabbat, Kippour,etc.). Certes, comme y insistera Freud , ce dispositif a

52

un incontestable tropisme obsessionnel, mais sa puissance humanisante est incontestable etd’une claire évidence historique.

A l'opposé de l'angélisme utopiste des Lumières - " il n'y a pas chez l'homme dedisposition au mal[...] Il n'y a dans l'homme que les germes du bien" proclame Kant,démarquant Rousseau - l'essence même de la loi juive reflète donc la conscience aiguë dudéchirement de la psyché humaine entre des forces antagonistes irréductibles, la nécessitédu combat intérieur de l'homme avec lui-même, le besoin crucial de repères éthiques pourse diriger dans l'existence. C’est cette inspiration occulte qui paraît guider Freud en luifaisant rejeter, ou tout au moins gauchir, le modèle d’obédience cartésienne de la cliniquepsychiatrique ; il ne semble pas prêt, en effet, à considérer la domination de la conscienceéclairée sur les passions primordiales comme un acquêt naturel de l’homme « normal » :il y verrait plutôt le fruit d’une lutte sans répit, d’une lucidité sans trêve. De là sans doutecette confession ironique : « on ne peut dissimuler qu’il faut une grande maîtrise de soipour interpréter et communiquer ses propres rêves. Il faut se résigner à paraître l’uniquescélérat parmi tant de belles natures qui peuplent la terre ».

Freud a pu témoigner directement de son obscure conscience de cette filiationspirituelle. Il est significatif qu'il en ait réservé la seule expression vraiment manifeste à lapréface de la traduction en hébreu de Totem et Tabou (1930), non reproduite dans lesautres éditions courantes du livre - on sait la crainte de Freud de voir la psychanalysestigmatisée purement et simplement comme "science juive" : tout son enthousiasme et sacandeur dans sa relation avec Jung en témoigne explicitement. Voici ce qu'il y consigne :"aucun lecteur de ce livre ne saurait aisément se mettre à la place de l'auteur et éprouver cequ'il éprouve, lui qui ne comprend pas la langue sacrée, qui est totalement détaché de lareligion de ses pères - comme de n'importe quelle autre religion - qui ne peut partager desidéaux nationalistes et n'a pourtant jamais renié l'appartenance à son peuple, qui ressent sanature comme juive et ne voudrait pas la changer. Si on lui demandait, mais qu'est-ce quiest encore juif chez toi, alors que tu as renoncé à tout ce patrimoine ? Il répondrait : encorebeaucoup de choses, et probablement l'essentiel. A l'heure qu'il est, il serait toutefoisincapable de le formuler en termes clairs. Mais sûrement qu'un jour, ce sera accessible àla compréhension scientifique" (cité par YERUSHALMI, Le Moïse de Freud, pp. 47-48 -c'est moi qui souligne). - Dont acte !

Les fondements subjectifs de cette problématique, en ce qui concerne le cas personnelde Freud - toute son œuvre pourrait d'ailleurs en être considérée à bon droit commel'exploration et le commentaire - sont remarquablement homologues à ce que l'on peutconjecturer des origines historiques du judaïsme. Elle repose en règle sur la résolution duconflit œdipien par la voie de l'amour du Père et de la reconnaissance de sa placesymbolique, ce dont découle l'adhésion à ses exigences éducatives, l'assomption de lafiliation et l'identification structurante à l'idéal paternel. Cette configuration subjectivesuppose pour préalable une figure paternelle positive, investissant l'enfant d'aspirationsidéales et de représentations hautement valorisées pour ce qui concerne son avenirfantasmé - c'est le prototype de l'"Alliance". On sait que ce fut le cas de la relationpaternelle de Freud - fils cadet comme tous les héros de la Bible, d'Abel à Salomon, enpassant par Isaac, Jacob et bien sûr Moïse - qui échappa à la féroce rivalité réciproque deses aînés avec le patriarche. Une telle problématique ne réalise pleinement ses potentialitésqu'après la mort du père, qui évacue les éléments résiduels d'ambivalence œdipienne et de

53

protestation virile, et laisse le champ libre à l'idéalisation nostalgique et à la sublimationdu deuil. On connaît l'importance de l'événement - "le drame le plus poignant d'une vied'homme" (L'interprétation des rêves, préface à la 2ème édition de 1908, p. 4) - pourFreud et le tournant auquel elle préside dans sa trajectoire théorique (l'abandon de laNeurotica et l'invention de l'Œdipe : cf. infra ch. 5); c'est d'ailleurs dans le deuil du Père,après le meurtre œdipien, que Freud, dans son mythe de la horde originaire, verra la sourceet l'origine de la morale et de la Loi. On en trouverait à coup sûr le parallèle dans lejudaïsme post-exilique, rabbinique, avec le déclin de la dite "conception deutéronomiennede l'Histoire" (Israël glorieux et vainqueur lorsqu'il se soumet à la loi de Yahvé, massacréet humilié quand il la transgresse), c’est-à-dire de la toute-puissance divine , etl'émergence de la thématique de la responsabilité personnelle du sujet dans le sauvetage dela Création - thématique qui marque précisément l'entrée en scène de la figure du Juste (letzadik) : un apologue talmudique enseigne ainsi que l'effondrement du monde est prévenupar la simple présence, d'époque en époque, d'un petit nombre de Justes (trente six).

VI

Comment cet idéal judaïque de maîtrise morale de soi-même a pu ainsi se détacher detoute transcendance et, laïcisé, venir fonder une pratique qui, sous couvert de"thérapeutique", offre à un univers laissé quelque peu en déshérence par le retrait dureligieux les repères fondamentaux qui restituent à l'existence humaine sa dignité et sonsens, c'est une autre question. Il y aurait par contre lieu de s'interroger sur le lien entrecette fière vision éthique de l'existence et ce qu'on pourrait désigner comme le pointaveugle obligé de l'idéalisme qui la sous-tend, à savoir une certaine opacité à un tel regarddes ressorts véritables et de l'essence de la résistance (cf. les passages guerriers citéssupra), comme du problème sans doute connexe de ces dysfonctionnements qui font lalimite de la pratique freudienne et pour lesquels Freud maintenait encore dans les années1900 le terme et le concept de dégénérescence mentale. La question de la structuresubjective, avec son inertie propre, ses aléas, ses impératifs intangibles comme les échecsde sa stabilisation, marque ici à l'évidence l’une des butées majeures de la pensée et de lapratique freudiennes, comme en témoigne l'étroite sélectivité de la cure analytique à cetteépoque.

Certes, au fil de sa longue carrière d'analyste, Freud a notablement élargi le champ desa pratique, et s'il reprendrait sûrement jusqu'au terme de sa vie ses déclarations de 1904 -"il nous est agréable de constater que c'est justement aux personnes de la plus grandevaleur, aux personnalités les plus évoluées, que la psychanalyse peut le plus efficacementvenir en aide" (La technique, p. 18 - passage immédiatement voisin de celui qui évoque labutée de la "dégénérescence névropathique") - il envisage désormais sans fard la prise encharge de patients irrémédiablement "infantiles" (cf. supra) comme la réalité des cures àvie : "il y a aussi des gens gravement handicapés qu'on conserve toute leur vie sous gardeanalytique et qu'on reprend de temps en temps en analyse, mais ces personnes seraient,sans[...] ce traitement fractionné et récurent[...] absolument incapables de vivre"(Nouvelles Conférences, 1932, p. 209) - Freud pense ici sans nul doute à l'Homme auxloups).

Reste qu'au terme de son parcours, en 1938, il situe de la manière suivante lacure : "le

54

médecin analyste et le moi affaibli du malade doivent, en s'appuyant sur le monde réel,faire ligue contre les ennemis : les exigences pulsionnelles du ça et les exigences moralesdu surmoi[...] C'est ce pacte qui constitue toute la situation analytique[...] Pour que le moisoit, au cours du travail en commun, un allié précieux, il faut qu'[...] il ait conservé unecertaine dose de cohérence, quelque compréhension des exigences de la réalité. Or c'est làjustement ce que le moi du psychotique n'est plus capable de nous donner" (Abrégé, pp.40-41). En fait, "le moi avec lequel nous pouvons conclure un tel pacte doit être un moinormal" ("L'analyse avec fin et l'analyse sans fin", in Résultats, idées, problèmes, t. 2.,p. 250) - même si Freud précise aussitôt qu'il s'agit là d'une "fiction idéale", d'un étatutopique, ou plutôt asymptotique, dont il faut en fait ne pas trop s'éloigner pour que la curesoit possible. On reste donc assez proche du principe énoncé dès 1904 : "si l'on veut agir àcoup sûr, il convient de limiter son choix à des personnes dont l'état est normal puisquedans le procédé psychanalytique, c'est en partant de l'état normal qu'on arrive à contrôlerl'état pathologique" ("De la psychothérapie" in La technique psychanalytique, p. 17).

En privé, par exemple dans sa correspondance, il arrive à Freud d'être plus direct,témoin sa réponse en 1928 à l'envoi d'un livre d'Itzvan Hollos, un élève de Ferenczi,directeur d'un établissement psychiatrique, qui y relatait son expérience : "tout enappréciant infiniment votre ton chaleureux, votre compréhension et votre mode d'abord, jeme trouvais d'abord dans une sorte d'opposition qui n'était pas facile à comprendre. Je dusfinalement m'avouer que la raison en était que je n'aimais pas ces malades, en effet, ils memettent en colère, je m'irrite de les sentir si loin de moi et de ce qui est humain. Uneintolérance surprenante, qui fait de moi plutôt un mauvais psychiatre. Avec le temps, jecesse de me trouver un sujet intéressant à analyser, tout en me rendant compte que ce n'estpas un argument analytiquement valable. C'est pourtant bien pour cela que je n'ai pas pualler plus loin dans l'explication de ce mouvement d'arrêt. Me comprenez-vous mieux ? Nesuis-je pas en train de me conduire comme les médecins d'autrefois à l'égard deshystériques ? Mon attitude serait-elle la conséquence d'une prise de position de plus enplus nette dans le sens de la primauté de l'intellect, l'expression de mon hostilité à l'égarddu ça ? Ou alors quoi ?" (Ornicar?, n° 32, p. 24).

Il y a à coup sûr un lien entre l'attitude de Freud envers les patients qui ne se prêtentpas au "pacte analytique" et cette "hostilité à l'égard du ça" dont il faut d'ailleurs soulignerqu'elle s'intègre à l'intérieur d'une péjoration générale de l'inconscient - péjoration quiconstitue bien sûr le contrepoint de l'éthique freudienne, avec sa valorisation de la"maîtrise consciente" et des "plus hautes réalisations spirituelles de l'homme" (cf. supra).Ainsi, dans les Etudes sur l'hystérie, Freud remarque-t-il que "tous les résultats de (son)procédé donnent l'impression trompeuse qu'il existe, en dehors du conscient des sujets, uneintelligence supérieure qui détient et groupe dans un but déterminé d'importants matériauxpsychiques. Elle semble avoir trouvé pour le retour dans le conscient de ceux-ci, uningénieux arrangement, mais je suppose que cette seconde intelligence inconsciente n'estqu'apparente" (p. 219 - cf. aussi p. 232). Freud refuse ainsi à l'inconscient un statutauthentiquement subjectif et proposera toujours, bien souvent comme ci-dessus à reboursde son intuition clinique, des schémas théoriques mécanistiques qui le réduisent à uneinstance présubjective au fonctionnement régi par des automatismes proches du schémaphysiologique du réflexe (le processus primaire) - cf., par exemple, le statut nonintentionnel, purement mécanique, dévolu aux effets baroques et humoristiques du rêve ou

55

la répugnance qu'il confie à Lou Andréas Salomé en ce qui concerne la dite"communication d'inconscient à inconscient" dont il connaissait bien sûr parfaitementl'existence : "il y a là un point duquel il espère qu'il ne lui sera pas nécessaire de s'occuperdurant sa vie" ("Journal d'une année" in Correspondance avec Freud, p. 401). Sans douten'est-ce pas un hasard si, dans le temps même justement où il finit par publier, aveccombien de réticence, ses observations sur la télépathie, vient sous sa plume uneaffirmation aussi rarissime que celle-ci, en commentaire d'un rêve de son Casd'homosexualité féminine (1920) dont le contenu lui paraissait mensonger et de purecomplaisance séductrice : "alors, notre inconscient lui aussi peut mentir, lui le réel noyaude notre vie psychique, lui qui en nous est tellement plus proche du divin que notremisérable conscience" (Névrose, psychose et perversion, p. 264 - Freud attribuerafinalement au préconscient "l'intention de l'induire en erreur").

Une partie essentielle du conflit avec Jung se jouera sur ce terrain que Freud juged'autant plus glissant et dangereux que "le besoin qu'a l'homme de la mystique estinextirpable, et qu'il fait d'inlassables tentatives pour réapproprier à la mystique le domainequi lui a été arraché par l'interprétation du rêve" (ibid.). C'était bien en effet le mouvementqui se dessinait chez Jung et il inquiétait sans doute d'autant plus Freud qu'il sentait bien lerisque d'une régression irrationaliste globale de la psychanalyse qui interdirait toutepossibilité de reconnaissance scientifique et la couperait ainsi de sa deuxième racinefondamentale, celle que représentait dans son aréopage idéal le maître vénéré de sajeunesse, E. Brücke, avec son regard d'acier, son exigence méthodologique et ses positionsphysicalistes intransigeantes - celle de l'école de Helmholtz dont il était l'ambassadeur et lereprésentant à Vienne. Acquis par son intermédiaire au fameux "serment" de 1845programme doctrinal du groupe, Freud n'affirmait-il pas que "les analystes sont au fondd'incorrigibles mécanistes et matérialistes, même s'ils se gardent bien de dépouiller ce quiconcerne l'âme et l'esprit de ses particularités encore inconnues[...] Ils sont prêts pourparvenir à un fragment de certitude objective à tout sacrifier : l'éclat aveuglant d'unethéorie sans faille, la conscience exaltante de posséder une conception du monde bienarrondie, l'apaisement qu'apporte à l'âme de larges motivations en vue d'une action utile etéthique. Au lieu de cela, ils se contentent de miettes fragmentaires de connaissancs et depropositions de base imprécises, toujours prêtes à remaniement" ("Psychanalyse ettélépathie" in Résultats, idées, problèmes, t. 2, p. 9).

Ainsi est-ce par de tout autre voies, sans doute moins aventureuses que la dérivejungienne, que la psychanalyse post-freudienne parviendra pourtant, en ce qui concernel'inconscient, à une notable réévaluation des positions de Freud. De même toute l'évolutionultérieure du mouvement psychanalytique sur le plan technique consista-t-elle, je l'aimontré ailleurs, à tenter de dépasser la conception freudienne du "pacte analytique"(l'alliance de travail des psychanalystes nord-américains), qui suppose une adhésionpréalable du patient aux règles fondamentales de la cure, c'est-à-dire aux valeurs qui lescommandent et les investissent. Cette renégociation incessante du cadre de la curepsychanalytique dans la visée de l'élargissement de son champ d’action ne peut, mesemble-t-il, s'opérer qu'en réinvestissant d'une façon ou d'une autre le deuxième fondateurocculté du champ analytique, Breuer, et sa posture d'accueil et de réceptivité à laproblématique du patient (à l'inconscient ?). Aussi pourrait-on à bon droit dégager dansl'éthique de la psychanalyse comme dans l'histoire du mouvement freudien une tension

56

fondatrice entre les deux grandes positions qui l'ont instituée et les deux images de sesfondateurs, Breuer et Freud, dont bien d'autres noms, bien d'autres œuvres viennentrépercuter jusqu'à nos jours l'opposition - que l'on songe à la place de Ferenczi dans lesannées 30, qui revendiquait hautement pour sa néo-catharsis, sa nouvelle technique derelaxation, l'inspiration des Etudes sur l'hystérie et de Breuer, que l'on songe aussi, de nosjours, à la tension paradigmatique entre l'enseignement d'un Winnicott et celui de JacquesLacan.

Du côté de l'un donc, sous la bannière de l'abréaction, l'apaisement, la réparation, lathérapie à proprement parler, mais aussi l'attention aux demandes et suggestions dupatient; du côté de l'autre, l'activisme éthique proprement analytique, la prise deconscience, l'assomption du destin, la responsabilité du sujet. N'y pourrait-on voir le refletdes grandes imagos constituantes du champ subjectif, avec les valeurs éthiques qu'ellesvéhiculent : compréhension maternelle, rigueur et émulation paternelles ? Cette tensionéthique pourrait certes définir pour l'action de l'analyste un spectre, pourquoi pas àplusieurs dimensions et même doté d'une certaine "élasticité", comme le dirait Ferenczi, enfonction des affinités personnelles de l'analyste et du profil particulier du patient. Mais ilfaut aussi souligner qu'il y a en même temps là une fondamentale inconciliabilité, quelquechose comme le contraste de l'eau et du feu, que nulle articulation de circonstance nesaurait abolir - nous retrouvons là le statut même d'univocité de l'ordre éthique . Tenterd'assouplir ou de modifier d'une manière ou d'une autre la posture et le dispositif freudiensn'est pas en effet sans risque, car comme le dit Jacques Lacan en conclusion de son textecapital sur Une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose (1956) :"user de la technique qu'il (Freud) a institué hors de l'expérience à laquelle elle s'applique,est aussi stupide que d'ahaner à la rame quand le navire est sur le sable" (Ecrits, p. 583).Avec le risque, bien entendu, de remobiliser ces ressorts intersubjectifs fondamentaux,suggestion, manipulation inconsciente réciproque, direction de conscience ou délire àdeux, dont tout le sens de l'entreprise freudienne était de s'arracher, de tailler le champd'une tout autre expérience - soupçon auquel, d'ailleurs, la pratique lacanienne n'échappecertes pas (à tout seigneur, tout honneur !), de la séance courte au déchaînement des effetsde transfert.

De cet inconciliable témoigne en tout cas, en partie au moins, la violence desconflitsinternes qui déchirent, et déchirèrent toujours, depuis Breuer et Freud, le champpsychanalytique. Car si, comme cet exposé s'est efforcé de le démontrer, c'est d'un bout àl'autre le désir et l'éthique qui structurent ce champ et en constituent les lignes de force,engendrant dans un temps logique second expérience et savoir - cela même si laconfiguration fondatrice originaire de la psychanalyse a une affinité élective avec laconnaissance, une épistémophilie intrinsèque dont la fécondité épistémogènique estd'ailleurs patente et immédiate - on peut comprendre que les débats qui le traversentpuissent plus constamment évoquer les déchirements du religieux ou du politique que lescontroverses toujours réglées en définitive par le factuel du monde de la science*.

*Amplification d'un exposé présenté le 1er Octobre 1994 à la 9ème Journée d'Etudesde l'EPCI consacrée à L'hystérie freudienne hier et aujourd'hui.

57

(5) LACAN et CLERAMBAULT.Raison d’un détour

Il y a une incontestable énigme de la relation de Jacques Lacan à G.G. deClérambault, à simplement considérer au fil des années les revirements à cent quatre-vingtdegrés de l'appréciation de l'ancien élève envers son maître. Qu'on en juge :

- en 1931, dans le premier des textes que, dans l'Exposé général de ses travauxscientifiques (1933), il compte dans ses « travaux originaux », Structure des psychosesparanoïaques, reprenant à propos de la délimitation des délires en secteur et des délires enréseau (psychoses passionnelles et délire d'interprétation dans la conception deClérambault), la métaphore du vertébré et de l'annélide, Lacan indique en note : « cetteimage est empruntée à l'enseignement verbal de notre maître, G. de Clérambault, auquelnous devons tant en matière et en méthode, qu'il nous faudrait, pour ne point risquer d'êtreplagiaire, lui faire hommage de chacun de nos termes » (n 6 p. 10). Retenons tout de mêmeau passage la présence, certes aussitôt conjurée, de ce thème du plagiat dans un hommagesi appuyé.

- en 1932, dans sa thèse, alors qu'il propose cette fois l'image de la plante pour illustrersa conception de l'homogénéité structurale de toutes les strates du délire, des phénomènesélémentaires à l'organisation thématique systématisée, Lacan revient sur sa note de 1931 :« assurément, cette image est plus valable que la comparaison avec l'annélide que nousavions empruntée, dans une publication antérieure, aux approximations hasardeuses d'unenseignement tout verbal » (n. 58, p. 297). Il faut d'ailleurs remarquer que l'ensemble de lathèse de Lacan est d'une violence polémique si constante envers Clérambault qu'onpourrait relever, sinon à chaque page, du moins plusieurs fois par chapitre, les allusions lesplus critiques, au point qu'on peut en grande partie la considérer comme une machine deguerre contre son ancien maître - nous y reviendrons.

- aussi n'est-on pas peu surpris de voir Lacan, dans son grand texte de 1946, Propos surla causalité psychique, déclarer : « Clérambault fut mon seul maître dans l'observation desmalades. Je prétends avoir suivi sa méthode dans l'analyse du cas de psychose paranoïaquequi fut l'objet de ma thèse » (Ecrits, p. 168).

- Lacan ne variera plus désormais : ainsi, en 1966, dans la présentation dans les Ecritsde ses premiers textes (« De nos antécédents »), à propos de la « méthode d'exhaustionclinique dont (sa) thèse en médecine est l'essai », voulant « pointer l'origine de cetintérêt », il précise : « elle tient dans la trace de Clérambault, notre seul maître enpsychiatrie » (p. 65). On notera la nouvelle promotion de Clérambault, de la simpleobservation des malades de 1946 à la psychiatrie prise globalement de 1966. Evidemment,tout cela donne une impression ni très claire, ni très ordonnée, Lacan ne s'étant bienentendu jamais expliqué sur ses revirements et leur étonnante amplitude, laissant ainsi laporte ouverte à toutes les interprétations et les supputations sur sa bonne foi ou ses silencesembarrassés - lors de la republication de sa thèse en 1975, alors qu'une édition piratecircule déjà depuis un certain temps, ne reconnaît-il pas dans le prière d'insérer de ladernière page de couverture : « thèse publiée non sans réticence » ? On aura par ailleursremarqué que la republication avec la thèse de l'ensemble des « Premiers écrits sur laparanoïa » n'inclut curieusement pas le texte de 1931 où figure l'hommage appuyé cité ci-

58

dessus.Entretemps d'ailleurs, le dossier de la relation Lacan-Clérambault s'est pas mal étoffé.

Il semble bien ainsi, d'après plusieurs témoins de l'époque (en particulier Paul Sivadon),que Clérambault avait en 1931 brutalement rompu avec son ancien élève, en l'accusantde plagiat. Le texte qui aurait provoqué la colère du maître, dont la susceptibilitésourcilleuse sur la question de la propriété intellectuelle est par ailleurs bien connue, demême que le caractère hautain et ombrageux, serait le texte de 1931, Structure despsychoses paranoïaques, ce qui ne résiste guère à l'examen. Car si l'enseignement cliniquede Clérambault est effectivement soigneusement démarqué dans ce texte pour êtreintégré à un cadre doctrinal déjà original, ce qui n'a pu bien sûr qu'exaspérer notre homme,son nom y est cité huit fois et l'hommage si révérencieux déjà mentionné, où Lacan sembleprendre ses précautions vis-à-vis de l'accusation de plagiat, ne laisse aucune place à lapolémique.

Il reste cependant, dans la thèse de 1932, une trace non équivoque de la controverse. Apropos d'un certificat d'internement rédigé « par l'expert psychiatre qui du fait de l'intérêtqu'il a su provoquer autour de la conception du délire passionnel, peut-être considérécomme le spécialiste de la question » (p. 329 - on aura sans grande peine reconnuClérambault), Lacan, terriblement acide tout au long de ce passage, indique en note :« nous épargnons ce texte à nos lecteurs. Au reste, toutes les productions de son auteur,fût-ce les plus publiques, sont placées sous la sauvegarde d'une exclusivité à laquelle nousnous garderons désormais d'attenter » (n. 16 p. 330). Il semble donc bien s'être agi deplagiat, mais sur une production publique, c’est-à-dire un certificat - certificats, rappelons-le, que Clérambault, du fait de ses fonctions de médecin-chef de l’Infirmerie Spéciale de laPréfecture de Police de Paris, produisait en grand nombre et dont il fut, de l'avis unanime,le maître incontesté.

J.-C. Maleval, dont nous suivons sur ce point la minutieuse enquête, semble avoirrésolu le mystère : le texte incriminé ne serait pas Structure des psychoses paranoïaques,mais Ecrits inspirés : schizographie, texte où des fragments de certificat d'un styletypiquement clérambaldien semblent bel et bien cités sans indication de source ni d'auteuret qui date lui aussi de 1931. Clérambault aurait saisi le prétexte pour épingler le traître, cetrop brillant disciple qui lui empruntait son enseignement clinique pour le faire servir àillustrer des vues doctrinales inspirées de son ennemi juré, son rival Henri Claude,médecinchef de la Clinique des maladies mentales et de l'encéphale (la rivalité des deuxinstitutions était notoire), celui qu'il se plaisait à brocarder de vouloir « se faire un nomavec deux prénoms »...

Lacan prend donc une dure revanche en 1932 dans sa thèse, mais que s'estil passéensuite ? Certes, Clérambault est mort en 1934 et l'on pourrait gloser à loisir sur la mort dupère et ses effets, si le grand texte de Lacan de 1938, les Complexes familiaux, ne semontrait encore tout aussi sévère envers « ces piètres pathogénies qui ne sauraient plusmême passer actuellement pour représenter quelque genèse « organique » : [...] laréduction de la maladie à quelque phénomène mental, prétendu automatique » (p. 85 - onaura là encore reconnu Clérambault et son dogme de l'automatisme mental).

Bref, l'élucidation de ce dossier et de son énigme nécessite sans doute un peu plus quel'examen des enjeux affectifs du conflit personnel de deux personnages hors du commun.Quand il s'agit d'un homme aussi engagé dans sa pensée que le fut Jacques Lacan, peutêtre

59

seraitil plus judicieux d'écarter les tentations psychobiographiques ou tout au moins d'enlimiter la portée au style de l'affaire, pour en laisser la compréhension proprement dite auplan des enjeux doctrinaux et épistémologiques d'une relation qui ne me paraît engagerrien moins que l'essence du rapport de la psychanalyse à la psychiatrie au fil d'une lentedésintrication de leurs champs respectifs. Tout en tenant le plus grand compte de la chargepolémique si souvent présente dans les positions lacaniennes - il est de fait que Lacanpense souvent contre tel ou tel auteur, dont les positions cristallisent stratégiquementl'opposition de sa propre pensée ; elle se construit alors symboliquement dans uneopposition polémique certes, mais surtout dialectique : ainsi de Clérambault avant-guerre,de Hartmann et consorts, de Sartre, puis sans nul doute de Heidegger ensuite - ons'efforcera donc ici de restituer la logique d'une évolution conceptuelle, comme y engaged'ailleurs le prière d'insérer déjà cité de la dernière page de couverture de la thèse republiéeen 1975 : « Thèse publiée non sans réticence. A prétexter que l'enseignement passe par ledétour de mi dire la vérité. Y ajoutant : à condition que l'erreur rectifiée, ceci démontre lenécessaire de son détour. Que le texte ne l'impose pas justifierait la réticence ».

Quel est donc ce détour que désigne ici Lacan dans la trajectoire de sa pensée ? C'estce que je m'efforcerai d'élucider. Pour cela, je proposerai pour commencer de suivre lessuggestions mêmes de la thèse de 1932, en particulier la très forte démarcation qu’y opèreLacan (cf. la première partie : « Position théorique et dogmatique du problème » et sesderniers chapitres historiques très étoffés) entre les écoles allemande et française depsychiatrie. Remarquons d'emblée la très nette affiliation de Lacan aux thèses allemandes :les grands référents du texte de 1932 sont Kraepelin, Bleuler, Jaspers et Kretschmer, lesgrands maîtres de l'école psychiatrique allemande - de même que Clérambault estl'adversaire désigné, le référent négatif de prédilection. N'est-il pas déjà frappant de noterque ces référents allemands disparaîtront ou se négativeront (cf. en particulier Jaspers)dans les textes lacaniens d'aprèsguerre, alors même que, en sens inverse, la référence àClérambault deviendra de plus en plus positive, élogieuse, l'affiliation personnelle toujoursplus avouée et appuyée ?

II

Peut-on donc différencier significativement les écoles française et allemande depsychiatrie clinique ? Leurs approches respectives se laissent-elles opposerconceptuellement ? C'est justement ce que j'ai soutenu et cru pouvoir démonter jadis dansun tout autre contexte, à savoir mes travaux sur l'histoire de la clinique psychiatrique. J'enreprendrai donc rapidement l'argument central et situerai pour commencer le cadre globalde cette opposition, le mouvement d'ensemble qui structure l'histoire de la cliniquepsychiatrique (cf. mes Fondements de la Clinique 1) .

Depuis sa fondation par Philippe Pinel à l'orée du XIXe siècle comme disciplineautonome, pure science empirique d'observation et d'analyse rationnelle,méthodologiquement séparée tant des hypothèses étiopathogéniques que desconsidérations pratiques et thérapeutiques, la clinique psychiatrique traverse trois grandesphases de structuration. La première est directement issue de Pinel lui-même. La folie y estconsidérée comme un genre homogène, à l'intérieur duquel se découpent des espèces quise présentent comme des tableaux synchroniques, des syndromes dont le concept seramasse autour de la manifestation la plus centrale, la plus apparente de l'état morbide.

60

Ainsi, de Pinel à Baillarger et Delasiauve, une analyse qui se fait progressivement plusfine oppose les états d'excitation (manie), les états de dépression (lypémanie), les étatsdélirants (monomanie), les états stuporeux (stupidité), les états d'incohérence (démence),les actes impulsifs (folie ou monomanie instinctive). Ces formes se succèdent, s'associent,se combinent ; leur étiologie est d'ailleurs non spécifique, et elles sont plus pensées commedes types de réactions psycho-cérébrales que comme des maladies au sens moderne,anatomo-clinique, qu'inaugurait Bichat.

Déjà, cependant, une espèce s'isole progressivement de la folie telle qu'elle se trouveici conçue : l'idiotie représente un état dont la pathogénie et l'évolution semblent fixées etqui se distingue cliniquement de tout autre. Mais surtout, dès 1822, la découverte fortuitede la paralysie générale par Bayle prépare le bouleversement conceptuel etméthodologique qui trouvera, trente ans plus tard, son théoricien en Jean-Pierre Falret, quien tire une critique radicale de l'ancienne méthodologie et les principes pour laconstruction d'une nouvelle clinique : étude de l'évolution de la maladie, du passé et del'avenir du malade, recherche d'une pathogénie spécifique, recueil des signes négatifs,attention aux petits signes secondaires qui permettent la différenciation d'entités jusquelàconfondues dans les « conglomérats disparates » de la nosologie de Pinel et d'Esquirol. Enmême temps, les liens de la clinique et de la nosologie, étroitement complémentairesdepuis Pinel (puisqu'il s'agissait du découpage d'un spectre homogène de phénomènes), sedesserrent : la folie n'est plus un genre mais une classe de maladies juxtaposées les unesaux autres dans ce qu'on appellera plus tard une classification-nomenclature. Toute unesérie de troubles qui, depuis déjà un certain temps, tendaient à s'isoler comme « vésaniessymptomatiques » des « vésanies pures », de la folie proprement dite (conception deBaillarger), peuvent déjà répondre à cette nouvelle optique : troubles mentaux del'alcoolisme, des maladies infectieuses et des lésions cérébrales, folie épileptique. J.P.Falret et ses élèves commenceront à en décrire de nouveaux : folie circulaire, délire depersécution à évolution progressive de Lasègue, persécutés-persécuteurs (futur délire derevendication) et folie du doute avec délire du toucher (névrose obsessionnelle) de Falretfils, etc. Mais surtout Morel, le plus important des élèves de Falret, reprend l'enseignementde son maître en y ajoutant sa touche personnelle : c'est l'étiologie (la pathogénie serait unterme plus exact) qui lui semble constituer le grand principe de l'isolement des « formesnouvelles ». Pour cette immense classe de maladies mentales sans cause organique queBaillarger regroupait dans les « vésanies pures », il va proposer un principe decompréhension et de classement : l'étude du terrain, de la prédisposition, comprise dans lestermes de son temps comme dégénérescence héréditaire - ce qui, on le voit, par le biais duregroupement des personnalités pathologiques, aboutit à une assimilation conceptuelle despsychoses à l'arriération. Ainsi ce groupe énigmatique flottera-t-il suivant les conceptionsnosologiques, et donc suivant les divisions qu’y opèrent les cliniciens, entre les deuxgroupes cohérents des troubles organiques d'un côté (tendance Falret) et des étatsconstitutionnels de l'autre (tendance Morel).

Par là se trouvent jetées les bases de la deuxième clinique psychiatrique, la « cliniquedes maladies mentales », pour reprendre le titre assigné à la chaire de psychiatrie dans lesfacultés françaises de médecine. Tout est déjà prêt pour le demisiècle d'observation et dediscrimination qui va suivre : la notion d'entités clinico-évolutives déroulant une séquencede tableaux cliniques en un cycle typique, l'opposition des troubles mentaux

61

constitutionnels, s'enracinant dans la prédisposition d'une personnalité tarée, apte à délirer(au sens large) dans des situations vitales données, et des troubles mentaux acquis,d'étiologie organique reconnue.

Une fois ainsi situé le cadre épistémologique global qui encadre les démarches de lapsychiatrie clinique et lui fournit son unité, je proposerai, pour la différenciation desapproches singulières propres des deux grandes écoles qui firent cette clinique, de partird'une remarque de Freud dans la préface (1892) à sa traduction allemande des Leçons dumardi de Charcot : « J'ai insisté ici avec emphase sur les concepts d' « entité morbide »,des séries, du « type » et des « formes frustes » parce que c'est dans leur emploi que résidela principale caractéristique de la méthode clinique française. Cette manière de voir leschoses est en fait étrangère à la méthode allemande. Dans le cas de cette dernière, letableau clinique et le type ne jouent aucun rôle; par contre, d'autres caractéristiquesviennent au premier plan, ce qui s'explique par l'évolution des cliniciens allemands : unetendance à faire une interprétation physiologique de l'état clinique et de l'interrelation dessymptômes. L'observation clinique française gagne indubitablement en autonomie enreléguant au deuxième plan les considérations physiologiques » (pp. 134-135).

Cette observation très pertinente me paraît rendre très précisément compte duproblème, si l'on veut bien étendre à la psychiatrie ce que Freud situe ici dans le cadre dela clinique neurologique (il s'agit, en l'occurrence, de Charcot et de l'hystérie). L'écolefrançaise se présente en effet à l'évidence comme acquise à un abord empirique etpositiviste de la clinique. Le cadre doctrinal sera mince, plutôt réductionniste, les thèsespsychopathologiques sommaires, calquées sur la neuropsychologie des localisationscérébrales (la « mythologie cérébrale » du 19ème siècle), platement rationalistes, voireparfois franchement agnostiques (cf. plus loin l'exemple de Chaslin). L'inspiration estnaturaliste, comme le proposait Pinel, le père fondateur, et engendre une méthodologiedont le caractère analytique est sensible aussi bien dans le souci d'isoler des « formespures » (les « types » de Charcot) permettant la décomposition des « formes mixtes »(association de plusieurs entités pathologiques) que dans la tendance à l'isolement d'untrouble primaire (générateur, dira Minkovski) à différencier de la réaction secondaire dureste du psychisme. Clérambault poussera à son terme la logique de cette démarche dansl'isolement du syndrome érotomaniaque comme dans l'analyse de l'automatisme mentaldes psychoses hallucinatoires chroniques.

Dans l'étude des psychoses délirantes chroniques, l'école française concentrera sonintérêt sur la période d'état, la phase où l'efflorescence des phénomènes pathologiques estmaxima, celle donc qui offre le meilleur champ à sa méthodologie analytique etdifférencialiste. Elle débouchera ainsi en un demi-siècle d'études minutieuses et patientessur un herbier de formes cliniques à la morphologie fine et précise, la méthodologie du caspur et du cas mixte pouvant souvent donner l'impression de constructions un peu forcéesquand elle finit par privilégier plutôt le cas rare, comme chez Clérambault. Par contre, latentative d'appréhension proprement ontologique du problème de la folie demeure peuvigoureuse, ce qui se traduit aussi bien, comme je l'indiquais plus haut, dans le caractèresommaire de thèses psychopathologiques (cf. là encore Clérambault) que dans l'aspect peusystématisé des classifications nosologiques, souvent simple juxtaposition d'entités sur labase du grand cadre global légué par Falret et Morel.

Sans doute ces caractéristiques sont-elles d'autant plus patentes qu'elles sont

62

ouvertement revendiquées par les plus grands et les plus respectés des cliniciens de l'écolefrançaise. J'évoquerai pour mémoire Séglas, pour m'arrêter un instant sur son ami Chaslinet son célèbre traité de 1912, dont Paul Guiraud nous dit dans sa préface à l'éditionposthume de l'ensemble de l'Œuvre psychiatrique (1942) de Clérambault qu'il figurait dansla maigre bibliothèque de toutes les salles de garde de psychiatrie. De son titre (Elémentsde sémiologie et de clinique mentale) à son exergue (« J'ai dit qu'il faut se contenter dedécrire certains malades et ne pas essayer de les classer d'une manière rigoureuse » - lacitation est de Morel), aux sections de sa classification (troubles mentaux de causereconnue, troubles mentaux de cause inconnue) ou à la superbe conclusion de sonintroduction (« A la fin des types cliniques, j'ai inséré quelques observations sur lesquellesil m'est difficile de placer une étiquette ordinaire (ch. XIV : « Types cliniques d'attente ») ;je laisse ainsi la porte ouverte au lieu de la fermer, comme il arrive le plus souvent dans lesouvrages didactiques. Si l'on aime mieux une autre comparaison, ce chapitre de formesinhabituelles ou d'attente (tout aliéniste en rencontre de ce genre) est une petite offrandesur l'autel du dieu inconnu : c'est celui-là seul que je consens à adorer »), il porte la marquede fabrique de l'école française et en élève en même temps à son sommet le style et lespositions.

Si nous passons maintenant à l'examen des positions de l'école clinique allemande depsychiatrie, nous allons pouvoir pratiquement inverser l'ensemble de ces caractéristiquespour en situer le génie propre. Sans doute la forte imprégnation philosophique desaliénistes allemands - on sait la place cruciale de l'enseignement de la philosophie dans leprogramme des universités allemandes – rend-elle en partie compte du caractère dominantet central de la préoccupation doctrinale dans leur approche, comme le remarquait sijustement Freud. Ainsi l'école allemande semble-t-elle s'appuyer sur une conceptionontologique de la Folie comme subversion globale, destructrice (au moinstendanciellement) de la subjectivité humaine dans ce qui fait son essence : raison, liberté,unité personnelle - ce qui se traduit en particulier dans son appréhension des formescardinales des psychoses. Un enseignement fondateur continuera sans nul doute à informerdémarches et concepts, celui de W. Griesinger, avec sa doctrine de la monopsychose(psychose unique dont chaque espèce pinellienne représente une étape), dont j'ai pumontrer naguère l'immense influence sur les conceptions freudiennes du champpsychotique.

Ainsi la méthodologie clinique de l'école allemande sera-t-elle plutôt synthétique,visant la constitution de grandes classes psychopathologiques très extensives cliniquement(qu'on pense en particulier au concept allemand de schizophrénie), de même que les thèsespsychopathologiques s'avèrent remarquablement complexes et étoffées, axées sur laglobalité et l'irréductible spécificité du psychisme morbide dans une saisie en contrasteavec la psychologie normale. Sur le plan proprement clinique, la clinique allemande despsychoses se concentrent sur les formes terminales (plutôt négligées par les Français) oùse dénudent les caractères intrinsèques du processus pathologique - soit comme atteinteorganique destructrice de la subjectivité (champ des démences et des processus au sens deJaspers), soit comme échéance d'une existence avortée où l'impasse du destin révèle lafaille originaire à l'œuvre dans la constitution psychique (champ des psychopathiesdégénératives) - de même que l'examen des prodromes et des formes de début devra tenterde déceler la causalité qui s’y dévoile à travers les signes qui en laissent deviner l'issue.

63

Les classifications nosologiques, essentiellement axées sur le pronostic, se présententcomme foncièrement systématiques ; si elles s'efforcent de suivre les grands axesrationnels d'appréhension du phénomène pathologique (aigu/chronique, curable/incurable,partiel/total), c'est avec une nette dominance conceptuelle des derniers termes de ces pairescontrastées, ceux qui manifestent au plus clair l'essence ontologique de la folie telle qu'ellese trouve ici appréhendée. Au 20ème siècle, l'école allemande s'est par ailleurs fortementimprégnée des approches psychanalytiques et phénoménologiques ; aussi tend-elle àproduire sous forme monographique des études biographiques très détaillées de cas-typesde psychoses.

Cette rapide mise en place des traits contrastés des deux écoles, dont on gardera malgrétout en tête le caractère schématique, en illustre bien la complémentarité ; aussi leurdialogue fut-il particulièrement fécond jusqu'à ce que la Grande Guerre ne l'interrompedéfinitivement, figeant les positions dans une dernière efflorescence, avant le vertigineuxdéclin entamé dans les années 30, à l'heure même où le jeune Lacan fait son entrée dans lechamp clinique et y fait la rencontre des derniers maîtres encore créatifs, Clérambault toutparticulièrement.

III

Pour situer maintenant les variations et revirements du jugement de Lacan surClérambault, il nous faut tenter de restituer l'évolution propre de sa pensée de 1931 à194656, soit au cours de la phase de constitution de son orientation (le terme me semblemieux convenir que celui de « système ») doctrinale.

Remarquons d'emblée que les intuitions lacaniennes fondatrices s'enracinent dans uneapproche fondamentalement doctrinale de la psychopathologie : son souci est de saisirl'objet-folie dans sa nature même, dans son essence ontologique - ce qui, bien sûr, lerapproche aussitôt de l'école clinique allemande. Je relèverai, dans ces intuitionspremières, deux points essentiels :

1°) premièrement, dès le premier texte de notre corpus (Structure des psychosesparanoïaques, 1931) qu'encore une fois, Lacan, dans l'Exposé général de ses travauxscientifiques (1933), classe comme le premier de ses « travaux originaux » (à part des« communications », « rapports » et « traductions »), il avance une notion très personnellede structure qui va guider ensuite toute sa démarche : « nous le ferons en nous fondant surla notion purement phénoménologique de la structure des états délirants » (p. 5). Il s'agitde lutter contre la conception caractérologique de la paranoïa avec son corollaire, la« déduction qu'on en pourrait tenter à partir du jeu psychologique normal ». A l'opposé,Lacan affirme « la discontinuité d'avec la psychologie normale et la discontinuité entreeux » (ibid) des différents états paranoïaques en l'occurrence, de l'ensemble des étatspsychotiques en fait. Ainsi dans l'Exposé cité ci-dessus, Lacan affirme-t-il : « le progrès dela science psychiatrique ne saurait selon nous se passer d'une étude approfondie des« structures mentales », structures qui se manifestent au cours des différents syndromescliniques et dont l'analyse phénoménologique est indispensable à une classificationnaturelle des troubles » ( De la psychose..., p. 329) - il précise d'ailleurs bien au passagequ'il emploie le terme depuis le texte de 1931.

Il faut bien saisir ce qui est en jeu dans ce premier concept séminal du trajet lacanien :rien moins que le souci affiché d'assigner à la folie, à l'opposé d'un certain misérabilisme

64

immanent à l'approche médicalisante, la cohérence logique, l'exemplarité ontologique, brefla signification existentielle globale inhérente à toute expérience subjective dans l'univershumain. Comme le dit Lacan dans un texte publié - il faut le souligner et en comprendre laportée symbolique (on sait la valorisation des formations de l'inconscient en général et desproductions morbides en particulier dans un mouvement surréaliste par ailleurs très anti-psychiatrique) - dans la revue surréaliste Le Minotaure (1933) :

« Or, les travaux d'inspiration phénoménologique sur ces états mentaux (celui toutrécent, par exemple, d'un Ludwig Binswanger sur l'état dit de « fuite des idées » qu'onobserve dans la psychose maniaque-dépressive, ou mon propre travail sur « La psychoseparanoïaque dans ses rapports avec la personnalité ») ne détachent pas la réaction locale, etle plus souvent remarquable seulement par quelque discordance pragmatique, qu'on peut yindividualiser comme trouble mental, de la totalité de l'expérience vécue du malade, qu'ilstentent de définir dans son originalité. Cette expérience ne peut-être comprise qu'à la limited'un effort d'assentiment; elle peut-être décrite valablement comme structure cohérented'une appréhension nouménale immédiate de soi-même et du monde. Seule une méthodeanalytique d'une très grande rigueur peut permettre une telle description; touteobjectivation est en effet éminemment précaire dans un ordre phénoménal qui se manifestecomme antérieur à l'objectivation rationalisante. Les formes explorées de ces structurespermettent de les concevoir comme différenciées entre elles par certains hiatus quipermettent de les typifier » (ibid., p. 385).

On relèvera l'insistance sur la discontinuité (« hiatus ») des états psychotiques, maissurtout sur leur cohérence interne que l'observateur ne peut pénétrer qu'en se faisantréceptif au vécu du patient, en se laissant en quelque sorte enseigner par lui (l’« effortd'assentiment »). On comprendra sur cette base le rejet, pour ne pas dire l'allergie, chez leLacan de cette période, envers tout réductionnisme - réduction d'une expérience globale àun phénomène élémentaire, trouble primaire « automatique », postulat « passionnel »,déviance caractérologique, bref trouble fondamental « générateur » sur lequel travailleraitensuite un psychisme normal séquellaire : le type même de conception familière à l'écolefrançaise et que manie couramment Clérambault. A l'opposé, la recherche lacanienne d'unecohérence intime entre clinique et essence, phénoménologie et ontologie des expériencesdélirantes - ce que résume et subsume cette première notion de structure - débouche sur leconcept d'une unité de forme de tous les éléments cliniques d'un état délirant, de sastructure conceptuelle à la modalité phénoménologique (« antérieur à l’objectivationrationalisante ») sous-jacente où il s'enracine, d'où la proposition d'un schéma analogiquevégétal : « cette identité structurale frappante entre les phénomènes élémentaires du délireet son organisation générale impose la référence analogique au type de morphogénèsematérialisée par la plante » (Thèse de 1932, ibid., p.297n.58 - ce passage faitimmédiatement suite à celui où, en référence à l'annélide, Lacan brocarde Clérambault).

Une telle approche explique la concentration de l'intérêt clinique de Lacan sur lesdélires chroniques systématisés, qui peuvent au mieux s'y prêter et la soutenir - comme onle sait, Lacan ne s'intéressera jamais vraiment aux états maniaco-dépressifs ou dissociatifs(schizophrénie au sens restreint de la conception française, resserrée autour del'hébéphréno-catatonie), pour lesquels on ne relève dans son œuvre que quelques brèves ettardives notations (dans Télévision pour les premiers, dans L’Etourdit pour les seconds).Le privilège structural des délires chroniques est par ailleurs, Lacan y insiste à deux

65

reprises dès l'article de 1931, un critère diagnostique décisif : « les psychopathies, en effet,même les plus limitrophes du jeu psychique normal, ne révèlent pas dans le groupement deleurs symptômes une moindre rigueur que les autres syndromes de la pathologie. On nesaurait les analyser de trop près. Car c'est précisément l'atypicité d'un cas donné qui doitnous éclairer sur son caractère symptomatique, et nous permettre de dépister une affectionneurologique grossière, de prévoir une évolution démentielle, de transformer ainsi lepronostic d'un délire dont le cadre nosologique essentiel est la chronicité sans ladémence » (op.cit., p. 6).

Les troubles psychiatriques grossièrement organogènes - les troublesneuropsychiatriques, pour reprendre les distinctions conceptuelles du principalinterlocuteur de Lacan à cette période, son ami Henri Ey - ne produisent donc qu'uneimitation très imparfaite et d'ailleurs labile des authentiques structures délirantes. DerrièreEy, on devine ici l'influence conceptuelle d'un auteur élogieusement cité dans la thèse de1932, Charles Blondel avec son célèbre livre La conscience morbide (1914), le premier àintroduire en France un abord d'inspiration phénoménologique de la psychopathologie - ilest d'ailleurs assez frappant d'en comparer la première phrase à celle de la thèse de JacquesLacan ; qu'on en juge : « la clinique mentale a établi une distinction définitive entre lesdémences, congénitales ou acquises, aigües ou chroniques, et les troubles mentaux de toutordre qui ne relèvent pas d'un affaiblissement intellectuel, les psychoses proprementdites » (Blondel) ; « parmi les états mentaux de l'aliénation, la science psychiatrique a dèslongtemps distingué l'opposition de deux grands groupes morbides ; c'est à savoir, dequelque nom qu'ils aient été affectés, selon les époques, dans la terminologie, le groupedes démences et le groupe des psychoses » (Lacan) - précisons qu'à rebours du dire de nosdeux auteurs, il s'agit là d'une prise de position tout à fait personnelle et qu'elle est loin dereprésenter un consensus en psychiatrie clinique (cf. en particulier la questioncontinuellement discutée de la psychopathologie de la démence précoce-schizophrénie).

2°) Passons à notre deuxième point fondamental, l'organicisme, car Lacan estorganiciste au moins jusqu'en 1938 (cf. le texte sur les Complexes familiaux)inclusivement. S'il insiste en effet avec force sur la « pathogénie rigoureusementpsychogénique » (Thèse, op. cit., p. 349) des psychoses paranoïaques - auxquelles ilconsacre d'ailleurs l'essentiel de son intérêt - il affirme en même temps qu' « à mesurequ'on appliquera notre méthode à des psychoses plus discordantes, on relèvera desprocessus organiques plus évidents » (ibid). Dans le grand texte de 1938, il opposera les« névroses familiales » aux « psychoses à thème familial » (je souligne), soulignant ainsique les complexes familiaux ne fournissent que les thèmes, et non la dynamique, desdélires. Ce qu'il explicite d'ailleurs sans ambiguïté : « c'est dire que nous croyons à undéterminisme endogène de la psychose et que nous avons seulement voulu faire justice deces piètres pathogénies » (Complexes…, p. 85 - il s'agit de ses cibles habituelles d'avant-guerre, Clérambault et Génil-Perrin). « Si nous avons voulu comprendre ces symptômes(paranoïaques) par une psychogénèse, nous sommes loin d'avoir pensé y réduire ledéterminisme de la maladie. Bien au contraire, en démontrant dans la paranoïa que saphase féconde comporte un état hyponoïque : confusionnel, onirique, ou crépusculaire,nous avons souligné la nécessité de quelque ressort organique pour la subduction mentaleoù le sujet s'initie au délire[…] Ailleurs encore, nous avons indiqué que c'est dans quelque

66

tare biologique de la libido qu'il fallait chercher la cause de cette stagnation de lasublimation où nous voyons l'essence de la psychose » (ibid.).

Au-delà de cette référence libidinale, somme toute très freudienne (Freud, commebeaucoup de psychanalystes classiques, évoquerait ici la « constitution » libidinale innéedu sujet), relevons plutôt la notation cruciale de « la nécessité de quelque ressortorganique pour la subduction mentale où le sujet s'initie au délire ». Ce qui soutient eneffet l'organicisme du Lacan de cette période en ce qui concerne les psychoses, c'estl'impossibilité d'attribuer une subversion subjective aussi radicale que celle du délire à descauses « exogènes », c’est-à-dire au type de causalité (« constellations familiales »pathogènes, « incidences familiales » traumatiques - cf. p. 77) qui déterminent les« fixations évolutives » des névroses et leur symptomatologie : « les complexes familiaux(c’est-à-dire freudiens dans la conceptualisation lacanienne d'avant-guerre) remplissentdans les psychoses une fonction formelle[...] ; dans les névroses, les complexesremplissent une fonction causale » (ibid. – je souligne).

Il y a là, me semble-t-il, un vigoureux sens clinique, pour ne pas dire tout simplementun robuste bon sens : si, dans le fil de l'orthodoxie doctrinale freudienne, on inscrit,comme le fait encore Lacan en 1938, la structuration subjective dans une conceptiongénétique psychologisante, une conception du développement de la personnalité, commes'exprime déjà Lacan dans sa thèse, les phénomènes psychopathologiques apparaissentforcément comme une déviation pathologique d'un tel développement de sa trajectoirespontanée, naturelle, et l'on ne saurait concevoir que des facteurs exogènes, externes,accidentels, puissent faire plus, justement, que le dévier, mais le subvertir totalement,comme dans la psychose - l'on ne saurait concevoir une causalité pathogène plus puissanteque celle à l'œuvre dans les névroses. Car les psychoses se présentent, non à l'instar desnévroses, comme des déviations du développement dont peut rendre compte l'influenced'une causalité exogène, mais comme des agénésies, des arrêts complets dudéveloppement de la personnalité, au point qu'on ne puisse même y employer ce terme :« que l'on se rappelle seulement que ces affections répondent au cadre vulgaire de la folieet l'on concevra qu'il ne pouvait s'agir pour nous d'y définir une véritable personnalité, quiimplique la communication de la pensée et la responsabilité de la conduite » (p. 78 -aussitôt après, Lacan fait une exception pour certaines formes de paranoïa, dont le casAimée de sa thèse constitue le paradigme). Il faut préciser que le terme de « personnalité »recouvre dans la conceptualisation lacanienne d'avant-guerre – et d’ailleurs en accordétroit avec les conceptions du groupe des psychanalystes français (Lafforgue et surtoutPichon : cf. ch. suivant) - l'élaboration accomplie de la subjectivité, qu'elle soit située enterme de conscience et de responsabilité comme ici, dans le droit fil de la penséephilosophique occidentale, ou qu'elle recouvre, au plan métapsychologique, l'achèvementde la deuxième topique freudienne. Aussi doit-on « reconnaître, dans les formes mentalesqui constituent les psychoses, la reconstitution des stades du moi, antérieurs à lapersonnalité » (p. 72), où, du fait de l’échec du processus d’intégration, s'objectivent ets'émancipent, dissociées, les instances constituantes de la topique subjective, aussitôt « ques'effondre le conformisme, superficiellement assumé, au moyen duquel le sujet masquaitjusque-là le narcissisme de sa relation à la réalité » (p. 80). Ces considérations nerejoignent-elles pas tout à fait les prédictions répétées de Freud dans les années 1910,suivant lesquelles les psychoses « nous fourniront l'accès à l'intelligence de la psychologie

67

du moi » (Pour introduire le narcissisme, p. 88) ? Il faut en tout cas situer l’organicismede Lacan à cette étape du développement de sa pensée comme la rançon logique de lapsychogénèse, au sens interactionnel indiqué ci-dessus, pour qui se refuse auxidéalisations ferencziennes.

IV

Ayant ainsi cerné la configuration qui préside aux intuitions cliniques du jeune Lacan,il nous devient possible d'y situer une sorte de conflictualité interne qui rende compte de lacomplexité de l'évolution de sa pensée. S'il est clair en effet que l’essentiel de ses positionsdoctrinales (recherche d'une appréhension ontologique de la folie, rejet de toutréductionnisme, souci de saisir une cohérence globale, conception d'une subversionradicale de la subjectivité) explique son affinité principielle pour l'approche allemande,une franche filiation française est en même temps perceptible dans ses intérêts cliniques(concentration sur les délires chroniques conçus comme formes plurielles différenciées),même si la prévalence des enjeux et des conflits théoriques va dans un premier tempsl'occulter.

Reprenons maintenant sur ces bases l'examen de l'évolution des prises de position deLacan envers Clérambault dans les textes qui jalonnent cette phase cruciale pour laformation de sa pensée :

- l'article de 1931 est un texte plutôt éclectique où Lacan tente une sorte desynthèsejuxtaposition de tous les apports cliniques et conceptuels disponibles autour de sanotion personnelle de structure; aussi emprunte-t-il à Clérambault la description desformes cliniques (ce qui trahit clairement la filiation clinique de cette notion), tandis queles positions doctrinales sont nettement inspirées de l'école de Claude (cité dès la premièrepage de l'article) dont Henri Ey est alors le plus beau fleuron, et dont on sait qu'elle fut lagrande introductrice en France des conceptions modernes allemandes. C'est là d'ailleurs cequi, sans nul doute, déchaîne la fureur de Clérambault.

- la thèse de 1932 constitue le premier grand texte dogmatique de Lacan ; cette fois, lesprises de position sont claires : Clérambault est d'autant plus dans le collimateur qu'il est,jusqu'à la caricature, le plus représentatif des cliniciens de l'école française de l'après-guerre 1914-1918 - donc un adversaire méthodologique et doctrinal, et non plus uneréférence clinique ; dans le souci désormais affirmé de cohérence globale, l'écart estimpossible entre clinique et ontologie, je l'ai souligné plus haut. Ainsi le déploiement duconcept de structure en évacue-t-il la filiation française et clérambaldienne, rejoignant sansdoute le ressentiment personnel et le désir de revanche du jeune Lacan.

- le retournement commence à s'opérer en 1938 dans le premier manifeste proprementpsychanalytique de Lacan, ce texte si original et si riche des Complexes familiaux, quiconstitue à bien des égards la source de sa pensée, l'équivalent de ce que représente pourFreud l'Esquisse d'une psychologie scientifique. Il y remarque « que d'aucuns, qui ont puse croire les moins affectés par cette influence (celle de la psychanalyse) rénovèrent laportée clinique de certains thèmes, comme l'érotomanie ou le délire de filiation, enreportant l'attention de l'ensemble sur les détails de leur remaniement, pour y découvrir lescaractères d'une structure » (p. 84 - c'est moi qui souligne). On trouve là l'aveu manifestede la filiation, aussitôt tempéré bien sûr d'un bémol : « mais seule la connaissance des

68

complexes peut apporter à une telle recherche, avec une direction systématique, une sûretéet une avance qui dépasse de beaucoup les moyens de l'observation pure » (ibid). Relevonspour la suite ce thème de l'observation (c'est d'abord, rappelons-le, comme « seul maîtredans l'observation des malades » que Clérambault rentre en grâce en 1946) pour retenirque le regret vite étouffé qui apparaît ici n'empêche pas dès la page suivante la reprised'une critique acerbe des « piètres pathogénies » clérambaldiennes. C'est que la conceptionthéorique génétique et fonctionnaliste - cf. la référence très politzérienne p. 21 aubehaviorisme associée sur un pied d'égalité à la psychanalyse dans la rupture avec « lesabstractions académiques » et la visée du « concret » - qui guide encore Lacan dans cetexte limite considérablement les effets de ce qu'il peut contenir précisément d'anti-académique, en particulier cette approche révolutionnaire du complexe venant suppléer auplan adaptatif à la défaillance de l'instinct chez l'être humain. Il y a là comme un point detension extrême entre ce qui se présente comme un exposé du développement génétique dela personnalité et une dialectique subjective déjà clairement artificialiste dans ses troispoints nodaux (cf. ch. suivant) - mais il est encore trop tôt.

- en 1946 donc, le retournement s'épanouit dans une revendication totale de filiation aumilieu d'un texte où s'affichent pour la première fois, sous un vocabulaire(« psychogénèse », identification) et une conceptualisation (fonction de l'imago, modeimaginaire) encore incertains, très marqués d'hégélianisme, l'approche lacanienne du sujet.Lacan a conquis l'idée d'une structuration franchement artificialiste, non psychologique,c’est-à-dire non biologisante, de la subjectivité humaine : « c'est dans l'autre que le sujets'identifie et même s'éprouve tout d'abord » (p.181). La folie devient immédiatementl'envers et le prix de ce procès, comme ses formes en illustrent divers paliers d'impasse :« car le risque de la folie se mesure à l'attrait même des identifications où l'hommeengage à la fois sa vérité et son être. Loin donc que la folie soit le fait contingent desfragilités de son organisme, elle est la virtualité permanente d'une faille ouverte dans sonessence. Loin qu'elle soit pour la liberté « une insulte » (Ey), elle est sa plus fidèlecompagne, elle suit son mouvement comme une ombre. Et l'être de l'homme, nonseulement ne peut-être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il neportait en lui la folie comme la limite de sa liberté » (p. 176).

Il faut bien situer le pas absolument décisif que vient d'accomplir Lacan, sous uneforme certes encore imparfaite : rien moins que d'extraire la psychanalyse du bourbier dela psychopathologie (comme pathologie du développement de l'organe psychique), c’est-à-dire de la compromission avec la psychiatrie, dont l'organicisme était la sanction. Que lebalancier aille là trop loin en sens inverse, comme il est de règle, ne nous concernera pasici, mais en tout cas, un cycle inachevé trouve ici sa clôture, celui entamé parl'investigation freudienne du champ névrotique : ce n'est pas pour rien que la réflexionlacanienne s'est d'emblée et pour l'essentiel construite autour des états délirants. Lapsychanalyse est désormais sur le chemin d'une conceptualisation propre, autonome, de lastructuration subjective, qui restitue à l'histoire du sujet la place régalienne que luireconnaît la clinique analytique : non pas seulement environnementale, et éventuellementpathogène, mais fondatrice, constituante.Clérambault (et avec lui l'école cliniquefrançaise) peut alors retrouver sa place fondamentale dans la formation de la penséelacanienne, d'autant plus aisément que le débat doctrinal devient obsolète et que son nomn'est que l'index d'une référence purement clinique où les positions dogmatiques prennent

69

rang de simples métaphores intuitives : « c'est là où doivent se révéler à nous ces structuresde sa connaissance (il s'agit de l'aliéné) dont il est singulier, mais non pas sans doute depur accident, que ce soient justement des mécanistes, un Clérambault, un Guiraud, qui lesaient le mieux dessinées. Toute fausse que soit la théorie où ils les ont comprises, elle s'esttrouvée accorder remarquablement leur esprit à un phénomène essentiel de ces structures :c'est la sorte d' « anatomie » qui s'y manifeste. La référence même constante de l'analysed'un Clérambault à ce qu'il appelle, d'un terme quelque peu diaffoiresque,« l'idéogénique », n'est pas autre chose que cette recherche des limites de la signification.Ainsi paradoxalement vient-il à déployer sous un mode dont la portée unique est decompréhension, ce magnifique éventail de structures qui va des dits « postulats » desdélires passionnels aux phénomènes dits basaux de l'automatisme mental. C'est pourquoije crois qu'il a fait plus que quiconque pour la thèse psychogénétique » (p. 168).

L'expression est plus nette, dans un vocabulaire maintenant achevé et maîtrisé (cf. larelève de la « psychogénèse » par la référence à l' « analyse structurale ») en 1966 : « sonautomatisme mental, avec son idéologie mécanistique de métaphore, bien critiquableassurément, nous paraît, dans ses prises du texte subjectif, plus proche de ce qui peut seconstruire d'une analyse structurale, qu'aucun effort clinique dans la psychiatrie française »(p. 65).

- dans le même mouvement, la configuration conceptuelle qui guidait à l'origine lejeune Lacan va se dissoudre et la référence aux grands noms de la psychiatrie allemandedynamiste et phénoménologique disparaître, d'autant qu'elles véhiculent une métaphysiquedu moi et de la conscience qui va faire l'objet d'une déconstruction critique sans cessereprise. Parallèlement, la notion lacanienne initiale de structure se défait : c'est déjàmanifeste à travers l'écart qui s'est introduit entre clinique et appréhension doctrinale dansle jugement sur Clérambault et Guiraud, de même que dans la sévère critique de Ey en1946, prélude à un éloignement toujours croissant. Lorsque, dans son séminaire sur lePrésident Schreber en 1956, Lacan reprendra minutieusement l'étude du problème despsychoses, une disparité ontologique et conceptuelle radicale s'introduira en particulierentre les phénomènes élémentaires au niveau du signifiant et la « métaphore délirante »,calquant les thèses clérambaldiennes de l'automatisme mental et de la superstructure dudélire systématisé. C'est alors que Clérambault devient le « seul maître en psychiatrie » deJacques Lacan.

Il est, paraitil, bon de terminer un exposé sur un point de suspens, c’est-à-dired'ouverture. Reste donc pour moi, je l'avoue, un petit mystère : pourquoi, dans le tempsmême où Lacan hisse son vieux maître à cette place, affirme-t-il de façon totalementerronée : « Clérambault connaissait bien la tradition française, mais c'est Kraepelin quil'avait formé, où le génie de la clinique était porté plus haut » (p. 66) ? Car l'histoire n'aretenu la notion d'aucun contact entre Clérambault et Kraepelin, s'il est abondammentavéré que le premier fut formé dans le sérail français, à l'école de Magnan, par ses élèves(Legrain, Sérieux, Capgras).

L'œuvre de Clérambault est d'ailleurs l'édifice le plus imposant construit pour défairela grande synthèse kraepelinienne, dans le plus pur fil des positions de l'école française(doctrine de la , division des paranoïas). Y aurait-il là, de la part de Lacan, dissimulé dansune paramnésie, une autre reconnaissance de filiation, un vœu de conciliation et decontinuité vis-à-vis de son ancienne allégeance aux positions doctrinales de l'école

70

allemande, désormais vouées aux gémonies d'une acerbe critique - cf. le rôle dévolu après-guerre dans les écrits lacaniens au plus célèbre des élèves de Kraepelin, Jaspers ?

P.S. : Je ne résiste pas au plaisir de citer ici la critique d'un observateur simplementperspicace et objectif qui, sur le dernier point comme sur bien d'autres évoqués ci-dessus,me rejoint sur l'essentiel - si ce n'est sans doute sur le jugement de valeur à porter surl'ensemble de la dialectique franco-allemande en psychiatrie clinique :

« Pour notre part, nous n'avons rien retrouvé dans Clérambault de la démarche deKraepelin. Il est permis de douter si, comme l'écrivait Ey, Clérambault décrit des entitésnosographiques. En tout cas, son acharnement à caractériser la forme « pure » del'érotomanie, typique d'une démarche qui va vers le singulier, est directement inverse decelle de Kraepelin, qui tendait vers le général.

« L'œuvre de Clérambault nous apparaît comme la dernière survivance d'une démarchetypiquement française du XIXème siècle, qui consiste effectivement à multiplier lesdescriptions précises de tableaux cliniques, sans forcément chercher à les intégrer dans desensembles plus vastes. Et lorsqu'elle se penche sur les mécanismes psychologiques, cen'est pas tant non plus pour identifier ce qu'il peut y avoir de commun à plusieurs« tableaux » que pour énumérer tout ce qu'il peut y avoir de particulier à chacun. A ce titre,elle ne peut manquer de fasciner, comme égarée dans notre siècle, à contre-courant desautres. « L'érotomanie » illustre parfaitement cette démarche. Clérambault cherche ce quiest spécifique, afin d'isoler une entité. Que celle-ci mérite le qualificatif de nosographiqueou non est une autre affaire. Il ne cherche pas les points communs, mais les différences.Pour aller où, on ne le sait. En effet, l'œuvre de Clérambault évoque irrésistiblement celled'un entomologiste. On ne la voit pas déboucher sur une perspective plus vaste » (compte-rendu de la réédition de textes de Clérambault sur l'Erotomanie relevé sous la plumed'A.Viallard dans un numéro récent de la revue psychiatrique NERVURE, Mars 1994,p. 33)*.

* Exposé présenté le 26 avril 1994 devant le groupe francohellène de l'Institut duChamp Freudien dans le cadre d'une année consacrée à la Clinique des Psychoses.

BIBLIOGRAPHIE

1) - BERCHERIE, P. (1980) - Les fondements de la clinique 1 - Histoire et structure dusavoir psychiatrique, 3ème édition, PARIS, 1991. Editions Universitaires ; rééditionL’Harmattan, 2004. .2) - ------------------ (1981) – « Constitution du concept freudien de psychose », inGéographie du champ psychanalytique, 1988, PARIS, NAVARIN, pp. 157-171.3) - BLONDEL, C. (1914) - La conscience morbide, PARIS, ALCAN.4) - CHASLIN, P. (1913) - Eléments de sémiologie et de clinique mentale, PARIS.5) - CLERAMBAULT, G.G. de. (1942) - Œuvre psychiatrique, PARIS, PUF, 2 t.6) - FREUD, S. (1892) – « Préface et notes à la traduction de J.M. CHARCOT, Lecons dumardi à La Salpêtrière 1887-1888 », Standard Edition, LONDRES, t. 1.7) - ------------- (1914) – « Pour introduire le narcissisme » in La vie sexuelle, PARIS,PUF, 1969, pp. 81-105.8) - LACAN, J. (1931) – « Structure des psychoses paranoïaques », in ORNICAR?,

71

PARIS, n° 44, 1988, pp. 5-18.9) - ------------- (1938) - Les Complexes familiaux, PARIS, NAVARIN, 1984.10) - ---------- (1931-1933) - De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec lapersonnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, PARIS, SEUIL, 1975.11) - ---------- (1966) - Ecrits, PARIS, SEUIL.12) - ------------(1955-1956) - Le Séminaire, Livre 3 : les Psychoses, PARIS, SEUIL, 1981.13) - MALEVAL, J.C. (1994) – « La querelle LACAN-CLERAMBAULT ». Conférenceinédite.

72

xxxxx

73

Libros de Paul BERCHERIE

HISTOIRE ET STRUCTURE DU SAVOIR PSYCHIATRIQUE

PRESENTATION

Fruit de l’une des plus grandes aventures de la connaissance humaine, l’explorationrationnelle de la Folie, objet immémorial de terreur sacrée, la clinique psychiatriquereprésente un précieux trésor de connaissances concrètes. L’on sait moins qu’il ne s’agiten rien d’un ensemble conceptuel homogène, mais plutôt d’un puzzle fait de piècesd’origine, d’extension, de conceptualisation trés souvent à la fois peu compatibles etredondantes. Là comme ailleurs dans le champ psychologique, la connaissance del’Histoire et le retour aux textes sont donc indispensables à toute appréhension rigoureusedes connaissances comme des questions en cause.

Ce livre propose une étude précise et globale de l’histoire de la cliniquepsychiatrique à travers l’analyse des principaux textes qui la fondèrent. La description del’interaction des méthodes de recherche, des hypothèses, des connaissances acquises et desdécouvertes imprévues restitue ainsi une progression dialectique marquée de ruptures deparadigmes et de mutations conceptuelles. Alors se dégage la succession de trois grandesphases de structuration conceptuelle et méthodologique - respectivement première etdeuxième moitiés du 19è siècle, puis premier tiers du 20è siècle - avant l’essoufflement, ledéclin contemporain du savoir clinique, lorsque les postulats fondateurs s’avèrent avoirépuisé leur puissance heuristique.

TABLE DES MATIERES

Préface à la nouvelle édition

IntroductionI . Intérêt de l'étude de l'histoire de la clinique psychiatrique pour la psychanalyse.

Développement historique et extension spatiale de la clinique psychiatrique. Limites de cetravail.

II. 1) Clinique psychiatrique et clinique psychanalytique.2)Conception épistémologique d’ensemble.3) Principes de lecture.

1ère PARTIE - LA PREMIERE PSYCHIATRIE CLINIQUE : LES ESPECES DUGENRE FOLIEI-PinelA. Les conceptions épistémologiques de Pinel : la doctrine des Idéologues.B. Nature, situation nosologique, division de l’Aliénation mentale.C. Etiologie et physiopathologie de la Folie.D. Le traitement de la Folie et 1’Institution soignante.

74

E. Pinel et l'anatomopathologie.

II-EsquirolA. Psychologie, Nosologie et Clinique chez Esquirol.B. Nature, Causes, Traitement, Marche et Terminaisons, Anatomie pathologique de lafolie.

III - La descendance d’EsquirolA. L'influence de la pensée médicale et de Gall : Anatomistes et Psychistes.B. Georget: sa position intermédiaire dualiste. Nosologie : Délire aigu et Stupidité.Conceptions des causes et du traitement de la Folie proprement dite.C. L'héritage de Georget : Folies aiguës et Folies chroniques.D. Nosologie et psychopathologie des élèves d'Esquirol. Le problème de l'hallucination :automatisme psychologique et esthésie.

IV - Guislain et GriesingerA. Les psychiques et les somatistes dans la psychiatrie allemande d'avant Griesinger.B. Guislain : Psychopathologie : la phrénalgie initiale. Nosologie.C. Conceptions psychologiques de Griesinger : le psychisme comme activité du cerveau etle Moi. Métamorphose du Moi dans la Folie ..D. La nosologie de Griesinger : le Cycle évolutif de la Folie.

2ème PARTIE -LES FONDEMENTS DE LA NOSOLOGIE CLASSIQUEV - La découverte de BayleA. Evolution des différentiations nosologiques avec Baillarger et Delasiauve.B. La conception de la Paralysie générale et la nosologie de Bayle.C. Originalité des conceptions de Bayle : l'entité clinico-évolutive.D. L'acceptation progressive de la Paralysie générale et son retentissement nosographique :Folies pures et Folies symptomatiques.

VI - L'enseignement de J.P. FalretA. Les trois périodes de la pensée de Falret : anatomique, physiologique, clinique.B. Psychopathologie de Falret, les trois phases de la Folie, le rejet de la Monomanie.C. Le projet d'une nouvelle nosologie et le démembrement des syndromes pinelliens.L'exemple de la Paralysie générale et la controverse sur la Folie circulaireD. Lasègue : le Délire des persécutions. Autres travaux.E. Falret fils : le démembrement des Monomanies Raisonnantes. Les Aliénés persécuteurs.

VII MorelA. Les conceptions nosologiques de Morel : la dimension étio-pathogénique.B. L'anthropologie de Morel et la théorie de la Dégénérescence: prédisposition et Folie.C. Les espèces typologiques de Morel. Les Folies héréditaires.D. Les Folies névrosiques et les autres classes nosologiques.

III Kahlbaum

75

A. Le disciple de Falret: conceptions doctrinales.B. La nosologie de Kahlbaum.C. La description de la Catatonie.

3ème PARTIE - LA PSYCHIATRIE CLASSIQUE : LA CLINIQUE DESMALADIES MENTALESIX - Considérations généralesA. Le rôle de modèle de la Neurologie.B. Conceptions psychologiques généralement admises.

X - L'École d’IllenauA. La psychiatrie allemande pré-kraepelinienne : l'influence de Morel ; le problème de laParanoïa.B. Krafft-Ebing : les espèces constituantes de sa nosologie.C. Schule : nosologie et psychophysiologie.D. Les conceptions nosologiques en Italie.E. Caractères généraux de la clinique allemande pré-Kraepelinienne : permanence de laconception syndromique de la première période.

XI - MagnanA. L'hystérie de Charcot. La classification de Magnan : les Etats mixtes.B. Les psychoses non dégénératives. Le Délire Chronique.C. Les psychoses des Héréditaires-dégénérés. Etat mental du dégénéré, analyse desperversions sexuelles, caractères généraux des délires.D. Caractères généraux : l'orthodoxie Falret-Morel.

XII - Kraepelin avant 1900A. Les trois premières éditions (1883-1889) : de Wundt à Krafft-Ebing.B. La quatrième et la cinquième édition (1893-1896): l'influence montante de Kahlbaum.C. La classique sixième édition (1899) : conceptions nosologiques.D. Paranoïa, Folie maniaco-dépressive et Démence précoce en 1899.E. Le reliquat de l'influence d'Illenau.

XIII - Séglas et le groupe de la SalpêtrièreA. Caractères généraux du groupe.B. La Confusion mentale: Le travail de Chaslin; Séglas et Régis.C. Les Délires systématisés: conception générale; Cotard et le Délire des négations;Ballet : Persécutés auto-accusateurs et Hypochondriaques; La synthèse : Séglas;Hallucinations psycho-motrices et Persécutés possédés de Séglas; Caractères généraux desconceptions du groupe sur les Délires systématisés ou Paranoïas. La récapitulation dArnaud.D. La Démence précoce : la position de Séglas. Sérieux et la doctrine française.

4ème PARTIE - LA PSYCHIATRIE MODERNE: L’ERE PSYCHODYNAMIQUEXIV - Les Classiques français

76

A. Sérieux et Capgras : La description du Délire d'Interprétation et du Délire deRevendication. Psychopathologie et situation nosologique de la Paranoia.B. Gibert Ballet : Conception clinique et psychopathologie de la Psychose HallucinatoireChronique. L'évolution de la conception des hallucinations chez Séglas de 1900 à 1913C. Babinski : La restriction progressive du groupe des Névroses et la Psychasténie de P.Janet; La dissolution de la conception de l'hystérie de Charcot : Babinski.D. Dupré : Deny et la cyclothymie; La constitution émotive de Dupré; Autres constitutionspathologiques; Les délires d'imagination de Dupré et la nosologie française classique desDélires systématisés chroniques (Sérieux et Capgras).E. Caractères fondamentaux de la nosologie des Classiques français : l’émergence de ladimension psychodynamique en clinique. Difficultés de la théorie des constitutions.

XV - Le courant psychodynamique allemand.A. Les conceptions de Mœbius : hystérie et dégénérescence.B. Les affections psychogènes : Psychologie des complexes et conception de la Paranoïachez Bleuler; Les Psychoses des prisons, modèle de la pathologie relationnelle.C. La Schizophrénie : La conception de Jung; Compréhension psychanalytique dessymptômes et trouble primaire organogène dans la conception de Bleuter; Conceptions dessymptômes primaires; Division et extension de la schizophrénie d'après Bleuler.D. Kretschmer : Les formes bénignes et abortives de Paranoïa; Théorie du caractère etpathologie reactionnelle : les Réactions primitives, expansives, sensitives, asthéniques; LeDélire de relation sensitif et le démembrement de la Paranoïa de Kraepelin; La typologiecaractérielle de Kretschmer : schizoïdes, cyclothymes et visqueux; Le diagnostic stratifiéet l'analyse psychopathologique.

XVI - Kraepelin après, 1900 - JaspersA. Kraepelin après 1900 : La septième édition (1904) et les concessions au courantdynamiste; La huitième édition : modifications nosologiques; Les affectionsconstitutionnelles; Démences endogènes et Paraphrénies; La nouvelle division de laDémence précoce et ses faiblesses. Comparaisons de la nosologie des psychoses chezKraepelin, Bleuler et les auteurs français.B. Jaspers : La critique conceptuelle : relations de compréhension et relations de causalité;Réactions et Développement de la personnalité, Processus organiques, Phases et Processuspsychiques. Les expériences processuelles schizophréniques; Les conceptionsnosologiques de Jaspers et l'évolution ultérieure de la psychiatrie clinique allemande.

XVII - La psychiatrie française de l'entre-deux guerresA. Le courant "phénomènologique" : La conscience morbide de Blondel; Guiraud : formespassionnelles et processuelles des délires interprétatifs; Les conceptions doctrinales etnosologiques de Dide et Guiraud: Théorie et clinique des délires chroniques et de ladémence précoce; Targowla et Dublineau : l'Intuition délirante. Minkowski et laSchizophrénie.B. De Clérambault : Travaux préliminaires; Dissociation de la Paranoïa ; l'Erotomanie etles Psychoses passionnelles; Clinique et conception dogmatique de l'Automatisme mental;Conception automatique du délire d'interprétation; Les critiques de l’école de Claude: Le

77

problème des hallucinations (H. Ey).C. L’école de Claude : Les folies discordantes de Chaslin; La constitution schizoïde et lespsychoses paranoïdes; Schizoses et paraphrénie; Les travaux de Baruk sur la Catatonie;Démence précoce et schizophrénie dans le groupe de Claude.

ConclusionA. 1) Le relatif échec nosologique : les trois groupes de Jaspers;

2) Les réactions dogmatique, éclectique et empirique;3) La psychanalyse et l’ère des systèmes.

B. Succès et échec de la clinique psychiatrique: l'hypothèque médico-empirique. Attitudediagnostique et conception dynamiste en psychanalyse ou le reliquat psychiatrique.

Postface: Freud dans le champ psychiatrique

Cahier d’illustrations

Notes

Bibliographie

78

GENESE DES CONCEPTS FREUDIENS

PRESENTATION

C’est autour de Charcot, au terme d’une longue gestation, que se constitue le champclinique de l’Inconscient, à l’entrecroisement des recherches sur l’hystérie et l’hypnoseavec la neurologie naissante. Freud n’est ni le seul, ni même le premier à explorer cettebrèche dans le savoir médical, mais, dès l’abord, sa démarche trouve son originalité dansla spécificité des concepts qui le guident. A chaque étape de son trajet, Freud modifieses références théoriques, faisant appel à de nouveaux outils conceptuels. Leurhétérogénéité rend compte de l’incapacité où il fut d’opérer la synthèse des quatre modèlesmétapsychologiques élaborés de 1895 à 1926. C’est que son corpus de référence –l’ensemble des courants théoriques qui structurent la psychologie positive du XIXe siècle,auxquels sont empruntées les diverses pièces utilisées – représente en fait les étapessuccessives d’un long débat. D’où le caractère foncièrement contradictoire de cesemprunts. On s’est ici proposé d’analyser dans ses moments successifs le procès de ladécouverte freudienne en en restituant le cadre conceptuel et la dynamique théorique.

TABLE DES MATIERES

Préface à 1a nouvelleédition..............................................................................................................7

Introduction...............…………………………………………...........................................................9

PREMIERE PARTIE - CONSTITUTION DU CHAMP CLINIQUE HYSTERIQUEI - Evolution générale de la notion d'Hystérie jusquàCharcot..……………........………...…..15L’Hystérie et l'Hypocondrie jusqu'àSydenham . . ………………………………... . . . . . . . . 15Sydenham et l'unité du groupe des Vapeurs . . . .………………………. . . . . .. . . . . 17Les nosologues et le retour à la différenciation des deux Vapeurs . .........…………....21Le sillage de Pinel et ses controverses : Louyer-Villermay, Georget et les Concours 24La solution du problème : Cerise, Sandras, Beard et la Neurasthénie . ................29La clinique moderne de l’Hystérie:Briquet.......…………………………......................................32

II – Les manifestations psychiques de l'Hystérie : Folie hystérique et Foliesnévrosiques avantCharcot……………………………………………………...........................37Les troubles psychiques hystériques. La clinique de Pinel et celle de J.-P.

79

Falret...............….37La clinique de Morel : Dégénérescence et Névroses . . . .…………….. . . 39La Folie hystérique : Griesinger et Morel . . . . . . . ..…………….... . . . . . . ..41La Folie hystérique après Morel : la " malade haïssable" de J.Falret.…………....43

III – La conception d'ensemble de l'hystérie chez Charcot .. . . ……… . .47La méthodologie clinique deCharcot................................................…………………....…..........47L’Hystérie, maladie neurologique........................................…....................48La clinique de l’Hystérie d'après Charcot ………………………………….....52Etiologie et traitement...............................................……………………...........54

IV - L'étude de l’Hypnose et l'évolution de la doctrine de Charcot……............57Le Magnétisme animal .............................………..............................57L'Hypnose : Somatistes et psychologistes.............................................59La conception de Charcot: les trois états de la Névrose hypnotique..……... 61Les Leçons de 1885 sur l’Hystérie traumatique.................................63

V - L'effondrement de la doctrine de Charcot : l'Hystérie, maladie mentale 69Bernheim : la suggestion et l'hystérie . . . . . . . ……………………….. . . 69Babinski . . . . . . . . . . . . ……………………………... . . . . . . . . . .. . . . 71A- Sa méthodologie et le pithiatisme, 71; B - Dupré et le retour

à la conception psychiatrique, 73.Pierre Janet : automatisme et champ de conscience . .. . . . . . . . . .....75

DEUXIEME PARTIE - LES GRANDS COURANTS DE LA PSYCHOLOGIEPOSITIVE DU XIX SIECLEVI - L'Associationnisme anglais . . . . .. . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .83Du Nominalisme au Sensualisme . . . . .. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . 83

A - Le Nominalisme occamien, 83. B - La philosophie sensualiste : Locke, 84.C - Berkeley et Hume, 87

La psychologie de l'Association . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . 89A - James Mill, 89. B - John Stuart Mill, 92. Les présupposés de

l'Associationnisme : empirisme, individualisme, rationalisme, atomisme, 94

VII - Matérialistes et Spiritualistes français . . . . .……. . . . . . . . . . 97Condillac et l’Analyse...................….................................................... 97Le Matérialisme psychophysiologique . . . …...… . . . . . .. . . . . . . . . . . 99

A - Le Matérialisme moderne, 99. B - Cabanis, 99. C - Le sillage deCabanis : psychopathologie, neuropsychologie et positivisme, 100.

Les Spiritualistes ..............……...................…......... ..............................102A - L'Idéologie rationnelle, 102. B - Maine de Biran, 103. C - Le Spiritualisme, 105.

Le problème de l'Hallucination . . . . ............... . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . 106A - Baillarger et la Théorie de l'automatisme, 106. B - La controverse sur

l'Hallucination, 107. C - Taine : "L'esprit est un polypier d'images.", 109.

80

VIII - L'Associationnisme scientiste allemand …………....113Herbart.....................................................…………… …………...........................113

A - Les interdits kantiens, 113. B - Herbart : psychologie scientifique et mathématiquesdes représentations, 114. C - L'héritage d'Herbert dans la psychologie allemande, 116.

Les Expérimentalistes ............................................... ................. 117A - Fechner et la psychophysique, 117. B - Helmholtz : l'empirisme scientiste

et l'inconscient, 119. C - Wundt : aperception et conscience, 121Les neuropsychologues..............................................................…………...................122A - Griesinger : le moi et le refoulement, 122. B - Meynert et la Mythologie cérébrale,125.C - Le modèle neurophysiologique, 127.

X - La synthèse évolutionniste (I) : Fondements théoriques . . . ....…... . . . . .129Bain et les bases psychophysiologiques . . . . . . . . . ………………......... . . . 129A - Bain et le sens musculaire, 129. B - Le modèle psychophysiologique de la fin

du XIX siècle, 131.Spencer ..................................................... 131

A - Origines de l'Evolutionniste, 131. B - La psychologie spencérienne, 133.C - L'anthropologie évolutionniste, 136.

Le Darwinisme ..................……………….............................................. ... 139A - La spécificité de l'anthropologie darwinnienne, 139. B - L'expression émotionnelle

et le registre de l'originaire, 143. C - Romanes : l'évolution mentale, 145.D - Intelligence et langage, 150.

X - La synthèse évolutionniste (II) : Incidences particulières . . . . ..... . ..153Psychopathologie : de Jackson à Ribot . .…………………….......…. . . . .153A – Jackson : évolution et dissolution des fonctions nerveuses,153. B – Ribot et

l'Ecole psychopathologique française, 157. C- Théorie de l'Affectivité chez Ribot,159.D - Logique rationnelle et logique affective chez Ribot, 162.Enfance et sexualité . . . .. . . …… . . . . . . . . . . . . .. . . . .163A - La Psychologie de l'enfant : réductionnisme ou spécificité, 163.B - Théorie classique

de l'instinct sexuel, 167. C - Le problème des perversions sexuelles, 169.D - La théorie évolutionniste de la sexualité, 172.

XI - La réaction globaliste .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .177La descendance de Brentano . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . ..................................... . . . 177

A - La réaction globaliste, 177. B - Brentano et la phénoménologie de l'activitépsychique, 178. C - Wurzburg et la Psychologie de l'acte, 179. D - La Psychologiede la forme (Gestalt), 180.

Fonctionnalisme et Behaviorisme aux USA . . .…. . . . . . . . . . . . . . . . ..182A - L'éclectisme de James et la théorie de la conscience, 182. B- Fonctionnalisme

et Behaviorisme américains, 185. C - Les facteurs de la réaction behavioriste, 187.Autres courants globalistes ..............……………………………….. ................ 189

81

A - La périphérie du mouvement globaliste, 189. B - La " phénoménologie" de lapensée chez Binet, 189.

Appendice : Principaux axes de l'héritage psychiatrique chez Freud . .... 193A - Les Causes morales de la folie et Benedikt, 193. B - La psychiatrie allemande

prékraepelienne : Krafft-Ebing, 194. C - La clinique de Kraepelin, 195.

TROISIEME PARTIE - GENESE ET EVOLUTION DE LAMETAPSYCHOLOGIE FREUDIENNEXII - Le champ clinique des phénomènes inconscients :l'hystérie (1886-1893) .... 199La rencontre de Freud avec l'Hystérie selon Charcot 1886-1888....................................199

A - Tradition allemande et héritage de Charcot, 199. B - La paralysie hystérique,paralysie psychique, 200. C - Une psychophysiologie de l'hystérie, 202.

Hypnose et suggestion : 1888-1891, entre Bernheim et Charcot . . ....... 206La moisson catalytique : 1892-1893 . . . . . . . .…………………... . . . . . . . . . . 208

A - La " communication préliminaire" p, 208. B - La théorie de Breuer, 211. C - Ladéfense et les débuts de l’originalité freudienne, 214.Contrepoint : Neuropsychologie de l'aphasie. Jackson avec Helmhotz......……...216

XIII - A la recherche d’une théorie du refoulement : 1894-1896 . . . . ...… . . . 221Clinique des Neuropsychoses de défense et théorie sexuelle: 1894-1895 ………...... 221A - La théorie de la Défense : compréhension et mécanisme, 221.B - Le modèle psychophysiologique, ouverture et obstacle, 224.C - Théorie de la sexualité et névrose sexuelle, 227.Un conte de Noël, la théorie de la séduction : 1895-1896 . . ………... . . . . . . . 232A - La séduction et le cycle névrotique, 232. B - La "machine mentale" de l’Esquisse,235.C - Evolutionnisme et métapsychologie : la lettre 52, 243.

XIV - Les fondements premiers de la métapsychologie : 1897-1909 .. . .... .247L'appareil psychique ..........................................……….......................... 247

A - Description, 247. B - Refoulement, régression et évolution de la libido 250.Evolution et dissolution de la libido . . . . . . . . . . . . . .................................... . . . 253

A - La théorie sexuelle dans les Trois essais, 253. B - Perversion et théorie desnévroses, 255.

Théorie de la technique . . .. . ………..……………... . . . . . . . . . . . .. . . . ..258

XV - La mutation de la conceptualité freudienne : narcissisme et personnalité (1909-1919)............................................................................................................................261Les sources : Janet et l'Ecole de Zurich................................................................261Incidences sur la théorie des névroses et de la cure . . .…. . . . . . .265A - Les deux régimes du fonctionnement mental, 265. B - Types d'entrée dans la

névrose, 267.C - Résistance et transfert dans la cure analytique, 269.Clinique et théorie du narcissisme . . . .……………………….. . . . . . . . . . .. 271A - Narcissisme et psychoses, 271. B - Narcissisme et toute-puissance, 274.

82

C - L'ambivalence, l'image et l'action, 275. D - Théorie du narcissisme, 277.Vers une synthèse : la Métapsychologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279

XVI - La refonte de la Métapsychologie : pulsion de mort et seconde topique (1920-1938)............................................................................................................................ 285Vie et mort : le nouveau dualisme pulsionnel . . …….. . . . . . . . . . . ..285A - La reprise du couple amour/haine, 285. B - Origine et filiations du nouveau

modèle freudien, 288.La seconde topique ……………………………................................................. 292A - Description, 292. B - Les correctifs de 1925, 297. C - Le modèle parallèle

des psychoses, 302. D - Sources cliniques des modèles métapsychologiques, 304.La cure : le biologique comme ultime recours . .....………… . . . . . . . . . . . . . . 305A - Les programmes thérapeutique et ses butées, 305. B - Le continent noir de la

pensée freudienne et ses postulatsfondamentaux, 308.

Conclusions...............................................................………………………………...................311La théorisation chez Freud .. . . . . . . . . . . ……………………………… . . . . . . . .312Fonction de la théorie en psychanalyse . . .…………………… . . . . . . . . . . . . . . .313Les quatre courants postfreudiens . . . . . . . . ……………... . . . . . . . . .. . . . . . . . .316

Postface(1991) ...................................………………….............................. 319

Annexe : présentation synthétique des quatre modèles métapsychologiques freudiens...329

Notes .............................…………………………………...................................... 339

Bibliographie...................................................…………………................................................387Bibliographie générale . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . …………………... . . . . . . . . . 387Ouvrages cités dans la première partie . . . . . . .. . . . …………......…….. . . . . . . . . 389Ouvrages cités dans la deuxième partie . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . .. . . ..391

83

EXAMEN DES FONDEMENTS DE LA PSYCHANALYSE

PRESENTATION

Le champ psychanalytique apparaît désormais morcelé entre de vigoureux courantsdoctrinaux sortis chacun tout armé d’une grande fondation personnelle (Freud, Jung,Klein, Lacan, Ferenczi-Winnicott) – ce qu’un certain panachage éclectique inter-courant,phénomène de frange plus que de structure, ne doit pas masquer. L’évidente féconditéépistémologique et pratique de ces fondations se laisse difficilement appréhender àl’intérieur d’une conception rationaliste de la connaissance, fondée sur le principe decontradiction. Mais cette conception même, héritée des fondements de la science classiquenewtonienne, se révèle obsolète devant la révolution conceptuelle opérée dans le premiertiers du siècle écoulé au sein de la Physique théorique, noyau dur de la connaissancescientifique. Tant les conceptions dominantes en psychologie que l’approche habituelle dela théorie psychanalytique ou, a fortiori, des conflits doctrinaux internes au champpsychanalytique restent cependant inféodées à l’épistémologie rationalistetraditionnelle.

Il parait donc nécessaire de mettre en perspective cette dernière, dans sa constitutionhistorique et dans sa structure philosophique, dans sa relation en particulier au momentcartésien avec l’identification qui s’y noue de l’esprit et de la conscience - la forclusion del’inconscient. L’apparition de la psychanalyse apparaît alors comme l’autre aile dupuissant mouvement de subversion de la rationalité qui porte par ailleurs la révolutionrelativiste ou l’édification de la théorie quantique. Une autre approche de la connaissancesemble s’y faire jour, qui présuppose l’incommensurabilité dernière du réel à la pensée etménage une place constituante à la démarche concrète d’interrogation dans la productiondu savoir.

Abordée sous cet angle, la constitution du champ psychanalytique se montreimmédiatement tributaire d’options éthico-philosophiques sous-jacentes à chaque grandefondation, présentes dès leur premier pas sous la forme d’un germe séminal, noyau deconviction pré-doctrinal qui va organiser tant l’approche clinique que la mise en place dudispositif de la cure, avant qu’ajustements et déploiement des postulats initiaux neproduisent au fil de l’expérience engrangée l’édifice théorico-clinique achevé. Ces optionsfondamentales divergentes rendent compte de l’essentielle inconciliabilité des doctrines,des connaissances et des pratiques qui divisent et opposent, toujours violemment, lesgrands courants constitués de la psychanalyse, au delà de tentatives circonstancielles dedialogue et de coexistence. Elles se révèlent à l’analyse ne pas être sans lien d’homologie,et souvent de filiation directe, avec les grandes options qui structuraient naguère le champreligieux dans l’univers occidental, avant que l’avancée triomphante du rationalismescientifique ne les refoule du champ de la théorie et ne ruine leur puissance idéologique etsociale. Retour du refoulé de la Science, la psychanalyse, dans ses grandes fondationsdivergentes, ne doit-elle pas sa fécondité à ce fond désormais négligé d’universalitéintemporelle profondément inscrite dans la condition humaine ?

En proposant cette analyse inédite de la structure et de la constitution historique duchamp psychanalytique, ce livre parait venir à son heure, alors qu’incontestablement un

84

cycle se clôt, comme en témoigne le tarissement manifeste de l’inspiration créatrice,jamais en défaut pourtant au long du siècle de déroulement du processus initié par Freud.Une certaine conscience inquiète se fait ainsi jour de la relativité du savoirpsychanalytique tandis qu’un net amortissement du prestige social de la psychanalyseménage une large brèche au retour des conceptions psychologiques les plus obtuses,inféodées au scientisme le plus obsolète. Sans doute le moment est-il venu de prendre lamesure du chemin parcouru et de sa signification réelle pour l’aventure humaine.

TABLE DES MATIERES ANALYTIQUE

Préface............................................................................................................................................... p.9

Table desmatières…………………………………………..............………………………....…p.11

OUVERTURE.................................................................................................................................. p.13Ch.1- Du Réel, de la Science, duReligieux................................................................................p.151°) Les révolutions conceptuelles de la physique moderne, p.15 ; 2°) L’obsolescence del’épistémologie classique et les principes de Bohr-Heisenberg, p.24 ; 3°) Les fondementsmétaphysiques du mécanicisme, p.31 ; 4°) L’ordre religieux : le régime de l’Un, p.39 ;Bibliographie, p.46.Ch.2 – Du sujet de la science à la construction du rationalismepsychologique................ p.491°) De la pensée magique à l’avènement du sujet de la science : croissance du moi, p.49 ;2°) Désenchantement de la Folie, constitution de la psychiatrie, p.59 ; 3°) De la curemagique à l’hypnose : le retour du refoulé, p.68 ; 4°) Construction de l’HomoPsychologicus, p.74 ; Bibliographie, p.81.

FONDATION........................................................................................................p.83Ch.3 – Les fondements éthiques du freudisme : Les Etudes sur l’hystérie ........p.851°) Le véritable lieu de naissance de la psychanalyse, p.85 ; 2°) Bases éthiques communeset posture breuerienne, p.86 ; 3°) Le désir de Freud et la thématique du secret, p.89 ; 4°) Lerefoulement et l’éthique freudienne, p.92 ; 5°) Le crypto-judaïsme freudien, p.96 ;6°) Ethique de la lucidité et points aveugles de la doctrine, p.99.Ch.4 – Le mythe fondateur de la psychanalyse et ses implications doctrinales etpratiques...................................................................................................................p.1031°) Mythe fondateur et naturalisation de l’éthique freudienne, p.103 ; 2°) Epistémologie dela psychanalyse : le coup de force interprétatif, p.108 ; 3°) L’inféodation au rationalismepsychologique et le passe-partout sexuel, p.112 ; 4°) Réductionnisme : le culturel, larésistance, p.121.Ch.5 – Déploiement du dispositif freudien : technique classique, technique active,

85

ultimes correctifs..........................................…............................………………... p.1291°)De la catharsis au transfert : le dispositif classique, p.129 ; 2°) Exacerbation : principede plaisir et technique active, p.137 ; 3°) L’apaisement : pulsion de mort et « pacte »freudien, p.141. * Bibliographie de la seconde partie, p.149.HERESIE.................................................................................................................... p.151Ch.6 – JUNG, l’aryen: l’anti-FREUD..................................................................... p.1531°) Jung et Freud : du malentendu à la haine antisémite, p.153; 2°) Le socle du jungisme:les Métamorphoses, p.164; 3°)-1- Néognosticisme, p.175, et -2- « Grandepsychothérapie », p.179 ; * L’ontologie de la totalisation, p.185 ; Post-scriptum : uneexpérience jungienne, p.190 ; Bibliographie, p.191.

SCHISMES............................................................................................... p .193Ch.7 – De KLEIN à BION................................................................................ p.1951°) Les bases initiales du kleinisme : monde interne et conflit duel, p.195; 2°) La posturekleinienne : « into touch » avec l’inconscient, p.203 ; 3°) Incomplétude doctrinale et« développement » : le post-kleinisme, p.210 ; Bibliographie, p.222.Ch.8 – Constitution d’une orthodoxie : la psychologie du moi.......................... p.2231°) Biologisme et scientisme, Hartmann, p.223; 2°) Le maître occulté de la technique :Reich, p.229 ; 3°) Technicisme et rationalisme : la cure, p.237 ; Bibliographie, p.248.Ch.9 – FERENCZI et sa descendance............................................................. p.2491°) Relaxation et néo-catharsis : le dernier Ferenczi, p.249; 2°) - 1 - Du compromisbalintien, p.258, à l’épanouissement : 2 - Winnicott, p.262 ; * Kohut et l’énigme del’illusion transférentielle, p.270 ; Bibliographie, p.272.

REFONDATION ?.......................................................................................... p.273Ch.10 – Prologue : LACAN et CLERAMBAULT. Raison d’un détour............ p.2751°) De l’hommage au mépris et retour, p.275 ; 2°) Les écoles française et allemande depsychiatrie clinique, p.278 ; 3°) Les positions initiales de Lacan : « structure » morbide etorganicisme, p.282 ; 4°) Explicitation : l’extraction de la psychanalyse du bourbierpsychopathologique, p.286 ; Bibliographie, p.290.Ch.11 – Trajectoire de Jacques LACAN......................................................... p.291A - La période idéaliste : 1°) Fondements de l’orientation lacanienne, p.291 ; 2°) La cureet l’ordre du symbole, p.299 ; B – La théorie du signifiant : 1°) -1- Hyperstructuralisme,p.306, et -2- sources crypto-théologiques, p.311 ; 2°) Causation du sujet et théorie de lapulsion, p.317 ; 3°) Du primat du Nom-du-Père au centrage sur le phallus, p.322 ; 4°) Levirage de la jouissance, p.329 ; C – Le nœud borroméen : Théorie du sinthome, p.333 ;* Les flottements du modèle borroméen : commentaire, p.339 ; Bibliographie, p.342.

Postface.........................................................................................................p.345

Colophon….……………..............………………………p.348

86

CLINIQUE PSYCHIATRIQUE, CLINIQUE PSYCHANALYTIQUEEtudes et Recherches 1980-2004

PRESENTATION

Deux cliniques efficientes mais hétérogènes se disputent la juridiction sur le champpsychopathologique : la clinique psychiatrique et la clinique psychanalytique. Constituéetout au long du 19e siècle et du début du 20e siècle, la première se rattache directement àla médecine scientifique à laquelle elle doit son solide fondement empirique, puisméthodologique (la méthode anatomo-clinique), et sa base doctrinale (l’opposition dunormal et du pathologique) ; dès 1822, avec la découverte de la paralysie générale, puis dudomaine spécifique des troubles organogènes, elle dispose de son paradigme scientifique :elle l’appliquera résolument à l’ensemble de son champ. La seconde se construit d’abordpar étayage sur son aînée et ne découvre que lentement et rétrospectivement son essencevéritable, ce qui la conduit désormais à une relation de concurrence et d’opposition avec laclinique psychiatrique à laquelle ses principes fondateurs l’opposent en réalitéfrontalement

Ce recueil rassemble un ensemble de textes dont la rédaction s’étale sur près de vingt-cinq ans. La première partie réunit une série d'études dont le point commun réside dansl'effort de saisir les conditions génératrices de la clinique ; elles se situent ainsi àl'intersection du champ psychanalytique et du champ psychiatrique (l'airepsychopathologique), dont elles explorent les synergies et la fondamentale disparité,complétant ou reformulant chacune 'importantes sections du domaine couvert par mesdeux premiers livres. Ces textes portent, dans l'évolution de leur approche, la marque duparcours qui m’éloigna progressivement de mes positions initiales pour m’amener à cellesdéfendues dans la seconde partie. L’essai plus conséquent qui constitue la seconde partieouvrait un premier recueil paru en 1988 et lui donnait son titre, se voulant aboutissement etconclusion (« troisième tome ») du programme de recherche dont les deux tomes de mesFondements de la Clinique étaient le fruit. Il propose en effet une analyse des théoriesmétapsychologiques, comme matrice génératrice de la clinique analytique, qui en restituela structure et la généalogie, éclairant par là tant les difficultés de la théorisationfreudienne que le devenir ultérieur du mouvement psychanalytique, en particulier sonéclatement en courants hétérogènes et concurrents. J’ai adjoint en troisième partie quatrerecherches théorico-cliniques qui, se proposant chacune l’exploration d’une des frontièresessentielles du champ psychanalytique, en sonde les fondements. Leur approche« plurifocale » s’appuie sur l’essai précédent, tout en balisant le chemin qui mène auxpositions défendues dans mon dernier ouvrage - la dernière en illustre d’ailleurs certainspoints-clés dans un appui direct sur la clinique ; le compte-rendu critique des conceptionsde Meltzer placé en ouverture ressortit à la même problématique.Ecrit spécialement pource volume, l’Epilogue renoue avec une dimension plutôt délaissée du legs freudien en sepenchant sur le malaise contemporain à la lumière d’une exégèse critique des formulationsde Freud sur la civilisation fortement étayée des analyses avancées dans l’Examen desfondements de la psychanalyse. J’espère que ce recueil pourra ainsi témoigner à la fois de

87

l’unité de ton d’une réflexion sur la longue durée et de ses mutations évolutives au fil dutemps et de l’expérience.

TABLE DES MATIERES

Présentation……………………………..................……………………. p.9

PREMIÈRE PARTIE : INTERSECTIONS CLINIQUES : PSYCHANALYSE ETPSYCHIATRIE..............……………………………………........p.11Ch. 1 –Réflexion sur l’histoire du concept de Paranoïa…………………p.13Ch. 2 -Le concept de Paraphrénie et la nosologie psychiatrique despsychoses.....…p.19Ch. 3 - Constitution du concept freudien de psychose..…………….…..…p.33Ch. 4 - La clinique psychiatrique de l'enfant. Étude historique……....…p.45Ch. 5 - Clinique psychiatrique et clinique psychanalytique.……...p.57Appendice 1 : À propos du DSM III....……………...............………………p.67Appendice 2 : Sur les Etats- limites.............................................………............p.71Ch. 6 - Histoire et position des thérapeutiques en psychopathologie…...p.75A - L'instrument institutionnel, p.75 ; B - La descendance de l'hypnose : lespsychothérapies, p.79 : 1/Suggestion et psychothérapie, p. 80 ; 2/Catharsis etpsychanalyse, p. 82 ; 3/Synthèse et mutation : la psychanalyse du transfert, p. 84 ; C -L'émergence des thérapeutiques cérébrales, p. 86 ; Bibliographie, p. 89.

DEUXIÈME PARTIE : GEOGRAPHIE DU CHAMP PSYCHANALYTIQUE. p.91Préface…………...……………………………………………………….…...p.93Ch.1 - Le registre métapsychologique...........…....….......…………........….p.97A - L'invention de la Métapsychologie, p. 97 ; B - Le statut de la théorisation chez Freud,p.104.Ch.2 - Les deux premiers modèles métapsychologiques freudiens : la premièretopique et la mutation de 1911………………………………...........…..p.111A - Le modèle « hystérique », p.111 ; B - Le modèle « psychotique », p.116.Ch.3 - Les deux derniers modèles métapsychologiques freudiens : l'élaboration de laseconde topique....…..........………………………..………….…p.121A -Le modèle « mélancolique », p.122 ; B - Le modèle « obsessionnel », p.126.Ch.4 - La psychanalyse orthodoxe : l’ego psychology et le développementkleinien …....p.133Ch.5 – Les courants hétérodoxes : de Ferenczi à Lacan………….......…p.149Ch.6 - Le travail de pensée métapsychologique : statut du savoirpsychanalytique……..p.169Bibliographie......…….................………………………..........…………p.179

TROISIEME PARTIE : RECHERCHES THEORICO-CLINIQUES….....p.185Ch. 1 – Sur l’« objet esthétique » de Donald Meltzer…………...…….…….p.187Ch. 2 - A propos des troubles somatiques de fin de cure………......…...……..….p.197

88

Ch. 3 – Les chemins du « pacte analytique » freudien avec le psychotique....……p.217Ch. 4 – Notes sur la clinique psychanalytique de l’homosexualité et ses incidencessociales.....................................................................................................................p.237Ch. 5 – Evaluation critique du concept freudien de Projection…….....…p.245Appendice : Symptômes névrotiques et « noyau psychotique »….............p.265

EPILOGUE : Malaise dans la civilisation 2004……………..……...…p.271

89

LACAN JUNG Mélanie KLEIN De FERENCZI à WINNICOTT WilhemREICH

PRESENTATION

Le champ psychanalytique apparaît désormais morcelé entre de vigoureux courantsdoctrinaux sortis chacun tout armé de l’œuvre d’un génie fondateur (Freud, Jung, Klein,Lacan, Ferenczi-Winnicott) – ce qu’un certain panachage éclectique inter-courant,phénomène de frange plus que de structure, ne doit pas masquer. L’évidente féconditéépistémologique et pratique de ces fondations se laisse difficilement appréhender dans lestermes du principe de contradiction, c’est-à-dire dans la simple opposition de la vérité etde l’erreur.

A l’examen, la constitution du champ psychanalytique se montre immédiatementtributaire d’options éthico-philosophiques sous-jacentes à chaque grande fondation,présentes dès leur premier pas sous la forme d’un germe séminal, noyau de conviction pré-doctrinal qui va organiser tant l’approche clinique que la mise en place du dispositif de lacure, avant qu’ajustements et déploiement des postulats initiaux ne produisent au fil del’expérience engrangée l’édifice théorico-clinique achevé. La disparité de ces optionsfondamentales explique la foncière inconciliabilité des doctrines, des connaissances et despratiques qui divisent et opposent, toujours violemment, les grands courants constitués dela psychanalyse, au delà de tentatives circonstancielles de dialogue et de coexistence. Cesoptions se révèlent à l’analyse ne pas être sans lien d’homologie, et souvent de filiationdirecte, avec les grandes orientations qui structuraient naguère le champ religieux dansl’univers occidental, avant que l’avancée triomphante du rationalisme scientifique ne lesrefoule du champ de la théorie et ne ruine leur puissance idéologique et sociale.

Il est habituel de présenter les grandes fondations post-freudiennes soit comme desdéviations (point de vue de l’orthodoxie freudienne), soit, ainsi qu’elles se conçoiventelles-mêmes, comme des extensions (Klein, Reich), des révisions (Jung, Ferenczi) ou desamplifications (Lacan) de l’œuvre de Freud. Ces approches trop exclusivement centréessur leur relation à Freud voilent l’originalité spécifique de ces fondations, leur autonomiestructurale, au-delà de l’étayage initial sur l’œuvre du Fondateur. On s’est au contraireefforcé ici de restituer leur cohérence et leur fécondité par une analyse de leursprésupposés fondamentaux tout d’abord, mais aussi de leur abord de la cure et de leurapport clinique propres – dégageant ainsi la foncière pluralité du champ psychanalytique.

Cette série de cinq fascicules consacrée aux grandes fondations post-freudiennes estextraite d’Examen des fondements de la psychanalyse, étude d’ensemble de l’histoire et dela structure du champ psychanalytique.

JUNGCarl- gustav Jung (1875-1961) fut d’emblée désigné par Freud comme son héritier, celuiqui devait poursuivre et défendre son oeuvre. Bien après leur rupture, Jung définira sadémarche comme la voie psychologique d’un retour à l’expérience du Sacré. Lemalentendu s’installe ainsi d’entrée de jeu dans cette relation passionnelle, alors que leprojet jungien, dès avant la rencontre avec Freud, mène forcément à une féconde révision

90

critique du matérialisme freudien et de la théorie sexuelle.

Mélanie KLEINMélanie Klein (1882-1960) a véritablement fondé la psychanalyse de l’enfant. Elève etanalysante de Férenczi, puis d’Abraham, protégée de Jones, elle dispose donc contrel’hostilité des Freud, fille et père, de l’appui des plus puissants barons de la psychanalysede l’entre-deux guerres. Elle pourra ainsi se maintenir dans l’institution freudienne etdévelopper bientôt une doctrine et une pratique autonomes, et vite une véritable écoledirectement concurrente de l’orthodoxie freudienne.

Wilhem REICH et l’orthodoxie freudienneWilhem Reich (1897-1957) est le disciple de Freud qui prit non simplement au sérieux,mais au pied de la lettre les formulations théoriques du Maître. Marxiste, il trouve dans lathèse du refoulement sexuel la clé du maintien des systèmes d’exploitation de classe.Praticien, il veut faire de la cure psychanalytique une véritable technique. Freud, d’abordgêné, prendra vite ses distances. Avant son exclusion, Reich forme toute la jeunegénération des analystes austro-allemands: il est ainsi le véritable fondateur desconceptions techniques de l’orthodoxie.

De FERENCZI à WINNICOTTSandor Férenczi (1873-1933), le disciple le plus proche de Freud, expérimente pour lecompte du Maître la technique active; puis il entre en dissidence. Pendant les cinqdernières années de sa vie, il va jeter les bases d’une nouvelle conception de la doctrine etde la théorie psychanalytiques centrée sur un retour à la théorie traumatique. C’est DonaldWinnicott (1896-1971), le premier pédiatre-analyste, d’abord élève de Mélanie Klein, quisera son véritable héritier : il produira ainsi l’une des oeuvres majeures du corpuspsychanalytique contemporain.

LACANOn ne présente pas Jacques Lacan (1901-1981), dont le nom s’apparie immédiatement àcelui de Freud, comme jadis celui de Lénine au nom de Marx - c’est Lacan lui-même quiose le rapprochement. Cela ne garantit pas forcément qu’au-delà de son extraordinairefécondité, la refondation lacanienne - le fameux "retour à Freud" par-delà les dérives del’orthodoxie - soit réellement aussi fidèle à l’esprit du Fondateur qu’elle le revendique.