beckett, un écrivain devant dieu - jean onimus

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Beckett, un crivain devant DieuJean Onimus

Avant-Propos L'itinraire Le malheur de la conscience Dieu? Conclusion

AVANT-PROPOS Que reste-t-il de l'homme quand il ne lui reste que l'existence ? Tout a disparu: famille, pays, projets, travail, soucis; l'art n'a plus de sens, le journal est vide, il n'y a plus d'avenir, rien faire, personne. Que reste-t-il quand on a tout perdu fors l'existence? Des mots, une plainte, un regard... Mots incohrents, ultime preuve qu'on est l: quelqu'un parle. Des mots... La divagation dernire, juste avant le silence, des haltements, des larmes, le soliloque dchan de l'angoisse... Mais quoi bon prter l'oreille cela? Est-ce encore un homme qui parle? Cet tre qui ne sait o il est, qui il est, d'o il vient, au corps paralys, rduit une bouche baveuse, le regard fou, tout tremblant; incapable d'aimer, d'admirer, de croire, mme de raisonner... Un homme? Ce dchet dans une poubelle, cette chenille dans la boue, ce tas de hardes dans un foss! Non, plus un homme: une chose. Mais cette chose parle! Ce qu'elle dit n'a pas de sens: un mlange dlirant de rires et de rages. Mais elle parle. Quand tout est perdu, il reste la Parole. Elle se dresse toute seule aux frontires du nant, ultime tmoignage de prsence humaine et, si jamais elle s'arrtait, alors il n'y aurait vraiment plus rien... Mais encore, que signifient ces mots d'agonisant? Quel intrt, pour nous gens actifs, occups vivre, que peuvent nous apprendre l'ignorance, l'hbtude, l'apathie, la cachexie mentale? Quel rapport entre ce dlire de moribonds et les paroles utiles de chaque jour? Qu'est-ce qui pse le plus lourd? L'existence riche, panouie... ou l'existence dnue? La vie des gens normaux ou celle qu'investit de si prs la mort? O donc est le srieux? O la lucidit ? De quel ct la profondeur? Par une surprenante inversion, aux approches du nant, la divagation d'un clochard paralytique ou d'un cul-de-jatte abruti se rapproche de l'essentiel - de ce qu'on ne dit pas, de ce qu'il est inconvenant de dire. C'est qu'elle dit l'existence; le fait d'tre l pour mourir. C'est le dpouillement de la tragdie. Il faut avoir tout perdu de ce qui n'est pas essentiel pour voir la vrit de la vie qui est en effet ignorance, angoisse et finitude. Voil le thme de Beckett. Si un Heidegger, par exemple, est all aussi loin que lui dans la description de cette vrit, personne n'osa comme lui faire parler l'existence: un infra-langage celui de tous les jours, mais tel qu'on ne l'avait jamais relou. Une langue informe, peine une parole, l'insignifiance porte la puissance du tragique.

On comprend que Beckett exaspre les esprits positifs qui comptent sur les instruments de la psychologie et de la sociologie pour construire l'homme heureux, l'homme sans anxit de la "grande civilisation ". On comprend qu'il soit mpris des marxistes qui font confiance l'Histoire, proclament leur foi en l'homme et honnissent quiconque prtend dvoiler son alination ontologique (cf. ME, p. 159); qu'il dconcerte les chrtiens pour qui la crature humaine est l'image de Dieu et qui refusent de se reconnatre dans des larves souilles de boue, des clochards sniles, des hbts cruels. Pourtant cette oeuvre inclassable, qui chappe tous les humanismes - que l'existentialisme mme, parce qu'il est un humanisme, hsite rcuprer -, cette oeuvre atroce a une rsonance profondment humaine. Il suffit d'observer la violence des ractions qu'elle suscite: elle trouble, elle blesse mme si profondment que nous en avons presque peur et que certains la rejettent pour n'avoir pas l'affronter. Si elle a trouv pareil cho c'est sans doute qu'elle correspond quelque chose de permanent et d'universel. Des publics de tous pays se sont montrs sensibles ses mythes, ses figures, ses thmes, comme si ces mythes, ces figures et ces thmes taient obscurment attendus, reconnus et spontanment adopts. Et cela l'poque o l'humanit s'apprte crer son confort, organiser rationnellement la vie et conqurir le cosmos! C'est que Beckett, par-del les espoirs qui font illusion et les idologies rassurantes, derrire les structures de l'ordre et de la raison, dvoile quelque chose d'authentique. C'est un homme qui a eu le courage d'aller jusqu'au bout. Trs rares sont les artistes qui osent aller jusqu'au bout; on craint l'insignifiance de l'excs, la fatigue du cynisme, on stylise, on s'vade, on " arrange ". Le regard bleu et glacial de Beckett ne se laisse pas divertir: il soutient la vue du rel. Une telle lucidit fascine. Ce regard impitoyable nous montre le spectacle aprs le spectacle; quand on a fini de (fini de travailler, fini d'aimer, fini de croire, fini d'esprer), quand les feux trompeurs se sont teints sur la scne. Se manifeste alors un mlange de rpugnance et de consentement: l'instinct de conservation pousse la rvolte, l'indignation: on quitte la salle pour aller respirer... Mais en mme temps comment ne pas s'avouer ce dont on tait dj secrtement convaincu? C'est--dire la vacuit dont on est fait, dont sont faites toutes choses... Beckett focalise l'attention sur ce qu'il faut bien appeler le Terrible ou le Nant et qui se situe au centre de l'existence consciente. Les questions qu'il pose, qu'il nous force nous poser, ne relvent ni de l'arrter. Je ne peux pas l'empcher de me dchirer. Ce ne sont pas les questions d'un malade ou d'un anormal. Ce sont celles d'un homme authentique, c'est--dire d'un chercheur d'absolu: " Il n'y a plus de questions je n'en connais plus. Elle sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n'est pas la mienne, je ne peux pas l'arrter, Je ne peux pas l'empcher, de me dchirer, de me secouer, de m'assiger... Je n'ai pas de voix et je dois parler, c'est tout ce que je sais " (IN, p 40) Cette Question fait d'un homme une conscience. La plupart d'entre nous tchent de ne pas s'apercevoir qu'ils existent: y penser n'est-ce pas dj tomber dans la nvrose? Nvrose qui nous constitue en tant qu'hommes! Paradoxalement les fantmes de Beckett existent plus que la masse des hommes sans anxit. Pourquoi? Tout simplement parce qu'ils interrogent, parce qu'ils sont interrogation et qu'ils ne sont que cela. Or cette Question n'est-ce pas celle laquelle tentent de rpondre les philosophies et les religions? Beckett ne ressasse-t-il pas sur un mode particulirement provocant le thme mtaphysique ou mystique bien connu? Disons d'abord que cet homme n'est ni un philosophe ni un moraliste (ME, p. 138). Il est impossible de tirer de son oeuvre un systme ou une rgle de vie: c'est un pote, un artiste, un crateur de mythes. Mais, prcisment parce qu'il est un crateur, il peut encore s'acharner de

faon neuve et personnelle sur un seuil qu'ont tent de franchir tous les philosophes et tous les croyants. Il peut le faire sans tomber dans la banalit et en allant peut-tre plus loin que les autres. Sa mtaphysique n'a pas d'ge puisqu'elle n'existe pas; ce qu'il y a, par contre, chez lui c'est le parti pris de s'ouvrir ce qu'il appelle le "gchis"; de le laisser pntrer tel quel dans son champ de conscience et de lui donner autant qu'il est possible la parole. Il se contente de dire; il fait passer dans les mots, les gestes, les plaintes, une ralit brute que ses exgtes auront beau jeu ensuite d'interprter leur faon, de calibrer la mesure de leurs catgories. Le discours de Beckett n'est pas une philosophie: c'est, saisie au plus bas niveau, son premier balbutiement, l'exprience fondamentale: celle d'une conscience coince entre l'impossibilit de rien savoir sur l'existence et l'impossibilit de ne pas exister. Ce balbutiement des origines a un effet foudroyant: il dtruit instantanment les dcors de la culture et laisse pour un instant la lumire pntrer l'abme. La folie de Beckett n'est que la maladie de la lucidit dont les symptmes sont dj inscrits dans les consciences les plus saines; la condamner comme rgressive et morbide, ce serait condamner les hommes ne pas tre ce qu'ils sont, leur interdire cette qute d'eux-mmes qui, une fois commence, peut mener si loin. La pire erreur cependant serait de tirer de Beckett une sorte de plaidoyer en faveur de l'absolu. C'est son absence plutt qu'il proclame, avec toutes les consquences qui en rsultent: un univers dsarticul, un monde cruel o se tranent des hommes dont l'absence de l'essentiel a fait des fantmes. Ce monde dsert est-il encore vivable? A cette question Beckett ne rpond pas. Il ne s'aventure pas au-del des larmes, des haltements et des cris. Dans cette direction cependant on peut se demander s'il n'est pas all plus loin que personne n'avait os ou su le faire avant lui.

L'ITINRAIRE Les origines Samuel Beckett (n Dublin en 1906) a reu de sa famille, qui tait de religion protestante dans un pays catholique - et donc doublement puritaine - une intense formation religieuse. Il fut, selon l'expression de Harold Hobson, lev " presque comme un quaker ". Tout jeune on lui lisait la Bible: " Je me rappelle les cartes de la Terre Sainte... la Mer Morte tait bleu ple... " (GO, p. 16). Les rminiscences de l'criture maillent ses premiers crits (particulirement dans les textes et traductions en anglais). De sa mre il voque surtout la pit: il revoit "ses yeux brlant d'amour svre " (CC, p. 19) quand elle lui faisait rpter sa prire du soir: " raide droit genoux sur un coussin flottant dans une chemise de nuit, les mains jointes craquer, je prie selon ses indications. Ce n'est pas fini: elle ferme les yeux et psalmodie une bribe du credo dit apostolique; je fixe furtif ses lvres, elle achve, ses yeux se rallument, je relve vite les miens et rpte de travers " (ibid.). De cette mre tendrement et frileusement aime le fantme blanc, d'une puret redoutable, le hantera toujours (cf. AW, 1957). La vie dans ce cottage de petit fonctionnaire tait rgulire et mme mticuleuse; les parents imposaient l'enfant une ducation austre dont on trouve sans doute l'cho dans les propos de Moran parlant de son fils unique: " Sollst entbehren: voil la leon que je voulais lui inculquer pendant qu'il tait jeune et tendre... Et cette entreprise dt-elle me rendre odieux ses yeux et lui faire har, au-del de ma personne, jusqu' l'ide mme de pre, je ne l'en poursuivrais pas moins de toutes mes forces " (MO p. 170). On ne saurait videmment infrer de textes de ce genre que Samuel Beckett ait t la victime d'une mre abusive et d'un pre autoritaire. On remarquera cependant dans Cendres le regard assassin que le pre jette sur son fils et, inversement, dans Dis Joe, le dsir de tuer qui s'empare du fils (CO, p. 84, cf. AW, p. ] 6). Dans l'ensemble de l'uvre, le thme de la mre est fort ambivalent: elle est l'objet lancinant d'une qute ternelle, mais elle suscite son approche une horreur quasiment sacre: " Tout seul, et depuis toujours j'allais vers ma mre, il me semble, afin d'asseoir nos rapports sur une base moins chancelante. Et quand j'tais chez elle, et j'y suis souvent arriv, je la quittais sans avoir rien fait. Et quand je n'y tais plus, j'tais nouveau en route vers elle, esprant faire mieux la prochaine fois " (MO, p. 134). Nous frlons ici une des pulsions essentielles du psychisme beckettien. Nous y reviendrons. Ce qui est sr c'est que le puritanisme ambiant a dvelopp chez cet adolescent fragile une hantise caractristique du pch, une sorte de culpabilit originelle. Les tabous sexuels en particulier ont gn le

dveloppement normal de sa sensibilit. C'est encore Moran que l'on songe: " J'aiguillais son jeune esprit vers une voie des plus fcondes, celle de l'horreur du corps et de ses fonctions " (MO, p. 182), et Murphy avoue: "Pour tout ce qui touchait aux questions sexuelles on tait extraordinairement ferm dans ma rgion. " Ainsi ds la premire adolescence s'imposait lui le dualisme sur lequel il fondera sa philosophie: l'absolue sparation de l'esprit et du corps, la haine et le mpris pour la chair, ses purulences et sa rpugnante fcondit. Samuel restera marqu, voire cartel, par le refus de l'incarnation, par cet idalisme, par le besoin d'impossible transparence, et c'est faute de pouvoir " faire l'ange " que ses misrables personnages se rouleront dans la boue, drisoires, cyniques et furieux. L'amour charnel ne sera jamais dcrit par lui que sous un aspect hideux, ridicule, comme une mcanique malpropre, un jeu de vieillards obscnes que guette l'impuissance; la femme ne sera dans son uvre qu'une mprisable goule, telle miss Counihan, une vieille peau malodorante, telles May, Edith ou Ruth: crature hideuse ou lascive qu'il faut fuir comme Molloy fuit sa protectrice Lousse. Ses hros sont en gnral clibataires ou vieux. L'enfant est excr parce qu'il voque la fcondit de la vie et, fait significatif, c'est aux adolescents seuls que l'auteur rserve parfois quelque sympathie: " de sa petite personne il tait crit que je ne verrais que les cheveux crpus et noirs et le joli galbe des longues jambes nues, sales et muscles " (NT, p. 54); c'est Gide Biskra et pour les mmes raisons! Mais l'influence puritaine agira plus profondment encore sur sa vision pessimiste de l'existence, elle le convaincra de l'impuissance radicale de la raison qui ne saurait rien affirmer de dfinitif sur rien; elle lui fera considrer, au cur de toute ralit, l'universel pch et la mort comme une punition, bref l'imprialisme tragique du Mal sur toute la cration. De tels modles ont un impact considrable sur une jeune sensibilit. Or Samuel Beckett tait trs impressionnable; c'tait un grand timide qui ragissait en dedans, silencieusement: son regard la fois prvenu et innocent dcouvrait la cruaut du monde et s'en laissait longuement fasciner. La mort des petites btes, un serin bless par un chat, une mouche torture, un homard jet vivant dans l'eau bouillante (cf. PK); puis, plus gravement, sa mre opre, une cousine trs aime morte de tuberculose dan un sana de banlieue... Beckett a fait en quelque sorte l'exprience du Caligula de Camus: il a rencontr prcocement la souffrance et la mort et de cette brutale blessure il n'a jamais russi gurir. Il rejouera, tout au long de son uvre, cette souffrance et cette mort essayant de se soulager force de mots et de mythes. Un de ses premiers pomes (paru en 1938 mais crit plus tt) n'est qu'une numration sinistrement bouffonne de maladies, de sanies, de misres, aboutissant la conclusion religieuse jadis apprise, dsormais drisoire: le secret de la bonne conscience chrtienne n'est-il pas de tirer du mal un sens en le mettant " dans le pot avec le reste "?... Cela bout, cela rduit " jusqu'au sang de l'agneau" (00). Ce qui scandalise Beckett c'est l'aisance avec laquelle les chrtiens se dbarrassent ainsi sur le Christ du mystre de la souffrance. La Passion, prive de sa signification religieuse, rsume ses yeux symboliquement et tragiquement toute l'absurdit et l'injustice de la terre: " toute ma vie, dira Estragon je me suis compar lui. " L'emprise chez les incroyants du " mythe de Jsus " ne vient-elle pas de l? L'innocence crucifie et, pour comble, par les hommes euxmmes. Voil l'un des thmes majeurs d'Echo's Bones. en 1935. N'en concluons pas que l'adolescence de Beckett ft triste et solitaire: il dclare lui-mme qu'elle fut trs heureuse (ME, p. 140). C'tait un sportif: il sera membre du Cricket Club de Trinity College o il poursuivra par ailleurs de brillantes tudes d'Italien et de Franais. Son pre tait un bon marcheur et il parcourt en sa compagnie pied ou bicyclette les ctes sauvages de l'ouest. C'est l qu'il prendra contact avec la nature irlandaise, les vastes horizons, les marais de tourbe, les ciels lourds de pluie, les grottes marines et ces tardifs couchers de soleil qui percent un plafond de nuages - et les paysans, bergers, pcheurs, toutes ces ralits concrtes, ces " petites choses vues " qui enfoncent ses rcits les plus fantastiques dans la vraisemblance quotidienne. Ce dracin volontaire, ce rvolt, ce solitaire continuera vivre

par l'imagination dans son le natale; s'il en dteste les habitants et leur mentalit, son cur est demeur fidle au pays de son enfance. Psychologie Salvador de Madariaga, dans son Portrait de l'Europe, dit des Irlandais qu'ils sont les " Espagnols du Nord "; comme eux ils ont l'imagination vive, la parole aise, la sensibilit abrupte. Ils ont surtout la passion de l'Absolu et, par suite, le mpris de la vie contingente: double violence qui fait les saints et les rvolts, qui engendre une littrature pessimiste et bouffonne, une vision sinistre et caricaturale, le got de la cruaut et du sarcasme. C'est en Irlande que sont ns l'humour glac de Swift, le roman noir de Maturin, la cruaut de Synge, la froide passion de Yeats. D'elle encore sont venus le sourire pinc de Shaw, la sche analyse de Laurence Durrell et surtout le ralisme implacable de Joyce. Ces auteurs ont presque tous quitt leur pays, puisant dans la distance l'nergie de leur critique. Tel fut aussi le destin de Samuel Beckett. Le voici Paris en 1928, lecteur d'anglais l'cole Normale Suprieure o Sartre, Nizan, Merleau-Ponty achevaient alors leurs tudes. Il est difficile d'imaginer plus total dpaysement spirituel! De l'antique, compasse et pieuse Universit de Dublin l'intellectualisme cynique, brillant, pdant et joyeux de la rue d'Ulm, d'une atmosphre familiale quite, protectrice et bigote la fivre de la libre controverse parisienne... Ce fut assurment une crise, aggrave et prcipite par l'amiti de James Joyce dont Beckett devint bientt l'un des intimes et faillit pouser la fille. Il y avait, certes, des affinits singulires entre ces deux hommes, bien que Beckett ft plus jeune de vingt-quatre ans. Ulysses avait paru en 1922 et Joyce composait alors Work in Progress qui deviendra en 1934 Finnegan's Wake. Joyce a communiqu Beckett ce mlange de calme et de rage qui les rend tous deux si droutants premire lecture. Ils apprciaient leurs longs silences respectifs; l'cre humour de Joyce pntrait la sensibilit maladive de Beckett en lui enseignant voir la vie, et surtout leur Dublin natal, d'un regard ricaneur: L'humour ne leur offrait-il pas la fois un moyen d'expression et un modle de vie? Une issue leurs contradictions? A Joyce Beckett devra aussi le got d'une introspection exhaustive et, pour exprimer le labyrinthe intrieur, Joyce lui lguera le secret d'une langue prte toutes les audaces. Cependant le monde de Joyce est loin d'avoir, au point de vue religieux, la signification de celui de Beckett: on y reste en gnral au niveau de la satire et les questions, ou la Question, y sont comme touffes par la verve. C'est la verve et la drision que Beckett rencontrait aussi chez un Philippe Soupault et chez les Surralistes qu'il frquente au moment mme o Dali et Bunuel prparaient l'Age d'Or. Nous n'aurions encore qu'un Beckett " normalien ", familier du canular et de la blague pdante (tel qu'il apparat dans son premier pome Whoroscope, un drisoire soliloque prt Descartes) s'il n'y avait eu, en vue d'une thse de doctorat, la lecture attentive de Proust. Cela donnera un bref essai paru en 1931, texte important, beaucoup plus philosophique que littraire. Beckett y insiste sur le pessimisme de Proust et sa cruelle analyse du temps destructeur, du temps qui dforme et qui frustre, qui doit et ne revient jamais, qui empche toute plnitude, toute rencontre, toute communion, ne laissant sur son chemin que des joies partielles, des douleurs phmres et l'illusion d'avoir vcu. Ce qu'il a surtout apprci chez Proust c'est sa puissance de pntration dans le " donjon " de la conscience la plus intime, l o se conservent, par del le rseau des habitudes mortes, les secrets de la vie authentique. Cette vie profonde n'est pas la vie active, au contraire! Et Beckett trouve ainsi chez son matre une justification ontologique de ses propres tats de paresse et d'immobilit: c'est dans ces moments de vacuit que s'veille, qu'explose la vie authentique, hors du temps et de l'espace, comme on le voit dans les rvlations de la mmoire involontaire. Le rle de l'artiste est

d'oprer - et de faciliter pour les autres - cette descente: " L'artiste est actif mais ngativement. Il se retire de la nullit des phnomnes circonstanciels " (PR, p. 48). Chez Proust le temps n'est pas retrouv: il est oblitr par l'art, supprim: le rveur et l'artiste mergent brusquement de la nuit dans une lumire d'ternit. Ce qui a videmment fascin Beckett c'est l'antiintellectualisme, le got du concret, L'expression des essences particulires et, paralllement, le mpris pour l'art raliste, c'est--dire pour le jeu d'une ralit banale et plate, voue aux servitudes du temps et de l'espace, en somme ce qu'il aime en Proust c'est le pote. Il lui a appris dvaloriser le moi actif, actuellement vivant, au profit du je profond, dont on peut capter lusivement la prsence dans le silence, dans la solitude, quand on est couch au fond d'un rduit capitonn, d'une chambre de lige, l'coute des voix intrieures seules vritables. Proust a eu sur Beckett une influence dterminante mais il faut ajouter aussitt que l o Proust a cru trouver une issue - le souvenir interprt par l'art - Beckett ne parat avoir constat finalement qu'un leurre et une impasse. La mmoire chez lui ne " communique" pas si Malone mourant s'environne de souvenirs proustiens c'est pour constater leur vanit et accentuer son dnuement; le Krapp de la Dernire Bande, vainement pench sur un pass qu'il ne comprend plus et dont il ne peut que rire, est une sinistre caricature du Temps Retrouv. Il n'est pas jusqu' l'art de Beckett qui ne soit un dmenti l'illusion du pote qui pensait pouvoir avec des mots terniser l'instant vcu: L'criture, nous le verrons, ne sera pour Beckett qu'un pensum impos par une loi mystrieuse une suite de mots phmres par quoi l'homme, condamn l'existence, est requis de se dire et de se redire sans fin. Tous deux ont cherch, aux horizons de la vie intrieure, une dlivrance du temps, un rachat; Beckett, plus svre peut-tre, avoue finalement son chec: " C'est tuant, les souvenirs ", murmure l'Expuls (NT, p.12). On aimerait tracer un portrait moral de ce grand taciturne aux yeux de mouette (MU, p. 34), au regard lumineux, d'un bleu rfrigrant... Mais la chose est actuellement impossible. Prenant texte de son uvre, certains commentateurs ont parl de dsordre psychique; on insiste, par exemple, sur l'obsession de la mre, toujours dsire et toujours rebute (Mollay, Malone); sur la hantise et la haine du pre (Cendres); sur le thme de la femme abusive, ge, obscne; sur le caractre rgressif de la vie spirituelle, sentimentale et mme physiologique de ses personnages, sur l'aspect "archaque " de leur comportement, leurs paralysies hystriques, leur dmarche saccade, leur agressivit lmentaire, la dissociation de leur esprit et de leur corps, leur impuissance sortir d'eux-mmes et communiquer, leur tendance au repliement et l'inertie - coupe de brusques violences -, leur lassitude chronique, l'importance qu'ils attribuent aux fonctions physiologiques, leur attachement snile aux petites choses, leurs manies, leurs hallucinations, symptmes d'une anxit profonde... et l'on a vite fait, devant ce tableau peu flatteur, de reconnatre le type de l'introverti selon Jung, voire le type clinique du schizophrne. Un auteur qui s'est intress la psychanalyse peut aisment remplir ses crations littraires de psychopathes sans tre lui-mme le moins du monde un caractriel! Il reste que de tels personnages plaisent Beckett et semblent le soulager de ses difficults intrieures. Il reste aussi que, pour ceux qui le frquentent, son comportement est bien singulier. C'est un motif-inactif qui peut rester pendant des heures, comme Joyce, silencieusement assis en prsence d'un visiteur. Tel Murphy il est " n retrait ", c'est--dire qu'il fuit la vie sociale et n'est jamais si bien que couch ne rien faire dans quelque logis, inconnu de tous, hors du courant du temps, ou bien balanc dans le rocking-chair de Murphy, plong dans une pnombre grise et nue. Un de ses motifs pour aimer Descartes c'est la paresse matutinale de ce philosophe que la reine Christine a tu en le faisant lever aux aurores pour discuter mathmatiques. On le voit, comme le parleur de l'Innommable, toujours assis la mme place, les mains plat sur les genoux, regardant devant soi " comme un grand duc dans une volire " (IN, p. 12) ou quelque colosse gyptien. Cette statue porte sur la vie un regard d'tranger, un regard qui survole, un regard mystrieusement innocent et comme venu

d'ailleurs. C'est cette singularit mme qui donne au tmoignage de Beckett tant d'importance! Nous avons besoin d'interroger ceux qui ne sont pas comme nous des gens habitus, des rsigns, des aveugles - ou des divertis; nous avons besoin de nous interroger nous-mmes travers eux: leur dtachement nous apprend voir ce que nous avons cess de voir. Personne mieux que Beckett, ce taciturne, cet apathique, n'est capable de mettre nos consciences en alerte. Rvolte En 1931 Samuel Beckett rentre en Irlande o il a obtenu un poste d'assistant pour les langues romanes l'Universit. Sa carrire semble toute trace, facile, brillante; Or six mois plus tard on le voit dmissionner brusquement et quitter le pays: " Je n'aimais pas enseigner, dira-t-il plus tard un journaliste, je n'aimais pas vivre en Irlande. " Dsormais, tel Murphy, il va pendant cinq ans traner une existence errante, solitaire, presque misrable dans des galetas londoniens, puis en 1937 il se rfugiera Paris dans une chambre perdue un 8e tage du quartier de Montparnasse, la chambre de Malone... Jusqu' la guerre il va s'y enfermer dans une solitude farouche, ne retournant en Irlande que pour revoir sa mre quelques semaines en t. Que signifie cette cassure? Que s'est-il pass? C'est la consquence vidente de la crise de 1928-1930. Beckett pendant ces trois annes avait appris mpriser, puis honnir les valeurs de son adolescence. Comment aurait-il pu sans imposture supporter la socit irlandaise, les protocoles de la vie universitaire et la pratique religieuse de son pays? Ce qui domine dans ses crits pendant toute cette priode c'est, l'image de Joyce, la drision de tout ce que l'Irlande lui avait appris respecter le plus: c'est l'uvre d'un jeune intellectuel la fois pdant et furieux. Mais dans les contes de More Pricks than Kicks (1934) et surtout dans les pomes d'Echo's Bones (1935) perce aussi une angoisse. L'auteur s'ingnie faire regimber le lecteur en lui montrant les deux faces opposes de la ralit, la face panouie jusqu' l'curement et la face cruelle, seule authentique: "a happy body loose in a stinking, old suit. " Il cite avec complaisance la phrase de Rimbaud sur le "pavillon en viande saignante sur la soie des mers ": ralit sanglante flottant sur les illusions flatteuses de l'idalisme. Il accumule les images de pourriture et de consomption; la manire des conteurs du xve sicle on le sent hant par la mort physique, les vers du tombeau, les images de cadavres dcomposs: " Une tonne de vers par cre ", telle est, nous apprend-il, la moyenne dans les cimetires (AW, p. 173. De telles prcisions le satisfont visiblement. Et dj apparat le thme de la fuite: un homme sort prcipitamment de l'hpital o il a vu souffrir et mourir, tel est le sujet d'Echo's Bones. Le malheureux ne pourra plus rentrer chez lui: il s'en ira errant travers la ville en qute d'une impossible consolation. Cette dernire image est la plus juste qu'on puisse donner de l'tat d'esprit de Beckett cette poque, celle d'un tre bless au plus profond et dont la vie n'est dsormais qu'une fuite sans fin. On lui avait appris jadis simultanment le pessimisme et l'esprance; maintenant que la foi religieuse a disparu il ne reste qu'un pessimisme opaque: There is no sun no unveiling and no host Only I and then the sheet and bulkhead (EB). Dans ces vers on devine encore le regret d'une foi heureuse; c'est ainsi qu'il voquera dans Echo's Bones la nostalgie, l'occident de l'Eire, des mystrieuses Iles de Saint Brandan, des Iles Fortunes... Vains regrets! De plus en plus on le verra se dchaner contre une religion

trompeuse qui l'avait berc d'illusions. Le Non qui clt le pome Mala coda (EB) marque la fin d'une poque. Tout dsormais lui parait drisoire dans la "superstition" de ses compatriotes: "Quand on passe devant une glise dans un autobus irlandais toutes les mains s'agitent dans des signes de croix. Un jour les chiens d'Irlande le feront aussi et peut-tre aussi les cochons". Dans ces paroles qui datent de 1961 (ME, p. 140) on sent plus que de 1'ironie: une rancur... La satire religieuse va occuper une place de choix dans les uvres ultrieures et tout particulirement dans les textes en langue anglaise. Watt par exemple rencontre un journaliste bien pensant dont le souci est de savoir ce qu'on doit faire d'un rat qui a rnang une hostie (WA, p. 26), problme que posera son tour Moran. Ce dernier est le type du dvot stupide pour qui le culte n'est plus qu'une habitude. "Je sentais que la messe avait commenc sans moi. Moi qui ne ratais jamais la messe, l'avoir rate justement ce dimanche-l! Quand j'en avais un tel besoin! Pour me mettre en train!" (MO, p. 147). Le mme Moran se demande s'il aurait le droit de communier aprs absorption d'un pot de bire: "L'eucharistie produit-elle le mme effet, prise sur la bire, ft-elle de Mars?" (MO, p. 150). Tel est le ton de la diatribe. Dans Molloy on nous montre un bedeau post derrire un bnitier et cochant sur une liste les noms des fidles prsents l'office. Molloy s'interroge: que faut-il penser de l'excommunication de la vermine au XVIe sicle, et autres incongruits du mme genre? Quand Beckett voque un dvot ou une dvote on peut tre sr qu'il s'agit d'un imbcile goste que sa religion a rendu encore plus bte et plus sec, telle Miss Fitt (TT, p. 34) percluse de bonne conscience et incapable de rendre le moindre service son prochain. La prire de Winnie au premier acte de Ah! les beaux jours n'est qu'un rite, un jargon marmonn du bout des lvres, qui excite chez le spectateur ironie et piti: "Prires peut-tre pas vaines..." (BJ, p. 16). Au second acte Winnie, dcidment trop malheureuse, a perdu jusqu'au got de la prire: "Je priais autrefois. Oui j'avoue. (Sourire) Plus maintenant. (Sourire plus large) Non non" (BJ, p. 69). Il y aurait beaucoup dire sur ce sourire fugitif bientt suivi d'une rflexion douloureuse: "Autrefois... maintenant... comme c'est dur, pour l'esprit..." L'atroce exprience de la vie (et du temps) a rendu la prire illusoire et frivole. Elle ne convient hlas! qu' ceux qui n'ont pas rflchi, aux jeunes, aux enfants, aux innocents. Maintenant Winnie est nettoye des faux espoirs, les parfums du paradis ne viennent plus jusqu' elle et d'avoir pu esprer jadis elle s'excuse presque... Monsieur et Madame Rooney sont vieux: une longue exprience eux aussi; l'ide de prier les fait clater "d'un rire sauvage" (TT, p. 74): quelle distance entre les paroles du cantique "l'ternel soutient tous ceux qui tombent, il redresse tous ceux qui sont courbs" et la pitoyable ralit de ce vieux couple qui titube au bord du nant... Le culte tel que Beckett l'a vu pratiqu en Irlande semble avoir dfigur et discrdit ses yeux l'esprance religieuse. Il n'en parle jamais que pour la ridiculiser. "Tu crois la vie futur " demande Clov son pre et matre. Et Hamm de rpondre en plaisantant: "La mienne l'a toujours t". Clov sort dsappoint en claquant la porte et Hamm, tout rjoui: "Pan! dans les gencives" (FP, p. 69). C'est sur ce ton brutal que Beckett est toujours tent de rpondre ceux qui lui parlent de Dieu: par une rplique impatiente. On sait qu'il se refuse personnellement toute affirmation d'ordre philosophique et qu'il renvoie dos dos les idologies, les dogmatismes et les systmes. "La seule fois, raconte Madeleine Renaud, o je l'ai vu ragir c'est lorsqu'on s'est avis de le traiter d'intellectuel: il ne veut tre qu'un tmoin" (ME, p. 153). On peut se demander pourtant si son temprament froid et flegmatique n'est pas en effet d'un "crbral". L'aspiration mystique n'a eu aucune prise sur ce cur crisp: "Je n'ai, dclare-t-il lui-mme, aucun sentiment religieux. J'ai eu un jour une motion religieuse: c'tait ma premire communion; rien de plus" (ME, p. 139). Terrain sec o la tendresse vanglique reste sans cho. Dieu pour Beckett, s'il existe, ne peut tre qu'un tranger dont on aurait tort de rien attendre, un tyran peut-tre, ou quelque habile dmiurge, srement pas un pre... "Le matre, nous n'allons pas... commettre L'erreur de nous en occuper, il s'avrerait un simple fonctionnaire haut plac, ce jeu-l on finirait par avoir besoin de Dieu, on a beau tre

besogneux, il est des bassesses qu'on prfre viter. Restons en famille " (IN, p. 179). L'enqute mene par Beckett sur les fondements de la croyance fut une enqute purement philosophique. Il a, pendant ses annes parisiennes, dvor une bibliothque, allant des philosophes grecs aux mystiques de l'Inde (cf. le yogisme de Murphy), des scolastiques comme Guillaume de Champeaux aux cartsiens comme Geulincx. Mais c'est finalement le positivisme qui l'emportera: Dieu n'est qu'une invention des hommes pour se rendre la vie plus facile, plus confortable: " un Dieu [...] c'est facile, a calme le principal, a endort, un instant. Oui, Dieu, je n'y ai pas cru, fauteur de calme, un instant... " (IN, p. 36). Entre moi et le silence il y a des voix, un bruit obsdant de voix. Et, parmi ces voix, L'antique chanson dont s'est depuis les origines berce l'humanit. Cette chanson ressemble celles que les enfants se chuchotent eux-mmes pour masquer la peur et l'ombre. Chez Beckett elle n'est plus que gouaille: " Dieu qui n'tes pas plus au ciel que sur la terre et dans les enfers, je ne veux ni ne dsire que votre nom soit sanctifi... " (MO, p. 259). Cration L'volution de Beckett partir de 1938 est jalonne par de grandes uvres et ce sera, autant qu'on puisse en juger, une volution purement artistique concernant les techniques d'expression plutt qu'une volution spirituelle: les positions qu'il a prises ne varieront plus. Dans une premire priode l'art de Beckett continue sur le ton humoristique, " swiftien ", des recueils prcdents, mais le souffle est moins court et Murphy rvle un conteur, presque un romancier. Pendant l'Occupation, alors qu'il s'tait abrit chez un vigneron Roussillon dans le Vaucluse, Beckett crit en anglais Watt (publi seulement en 1953) qui est un chef-d'uvre d'humour, d'une merveilleuse criture pleine d'audace et de souplesse. Mais c'est aprs la guerre que se situent les uvres les plus connues: une exploration obstine, enrage de l'impossibilit de vivre. Fait unique dans l'histoire des lettres, L'auteur abandonne trenteneuf ans sa langue maternelle aprs en avoir jou en styliste consomm, voire rudit. Pourquoi choisir le franais? Peut-tre parce que son projet, L'incitation laquelle il cdait, l'obligeaient renoncer toute recherche de forme: Watt tait dj au point de vue stylistique un tonnant pot-pourri, mais dans sa propre langue Beckett se sent moins libre, moins hardi, trop scolaire ou trop virtuose: en franais, dit-il, " c'est plus facile d'crire sans style "; il se permettra dans Comment c'est un vritable jargon, plus dnu encore que le jargon savant de Joyce dans Ulysses: le franais fut ainsi pour lui l'organe de la libert. Un second fait parallle au premier caractrise cette priode: le progrs dans le dpouillement. De moins en moins de personnages, de moins en moins de faits, bientt un simple monologue la premire personne (Molloy, Malone), puis le parleur perd toute consistance (L'Innommable) et s'installe dans la plus totale impersonnalit (Comment c'est). Beckett semble en vouloir son imagination; il s'acharne en massacrer les cratures: " Ces Murphy, Molloy et autres Malone, je n'en suis pas dupe. Ils m'ont fait perdre mon temps, rater ma peine, en me permettant de parler d'eux, quand il fallait parler seulement de moi, afin de pouvoir me taire" (IN, p. 33). Les pisodes se rduisent, les paysages si vifs des premiers crits le cdent une envahissante grisaille: obissant un mystrieux besoin d'asctisme l'artiste renonce la description, au dtail raliste ou incongru dans lesquels il s'tait montr si habile. Dans L'lnnommable, de vagues fantasmes, Mahood, Worm, s'agitent encore. Mais dj l'auteur prvoit leur disparition: " ils s'en iront peut-tre un jour, un soir, lentement, tristement, en file indienne, jetant de longues ombres vers leur matre... ". Comment c'est n'est plus qu'un intarissable balbutiement qui se perd dans un ocan de silence, vision de bolge dantesque, grouillement incertain dans les tnbres boueuses: on ne pouvait aller plus loin en direction du silence.

Pour chapper l'impasse, Beckett, l'anne mme o il publie L'Innommable, se tourne vers le thtre. A priori rien ne semblait plus loign de son gnie que l'art dramatique o l'action est primordiale - et, de fait, son thtre sera tout fait extraordinaire et tel qu'on n'en avait jamais vu: "Les Penses de Pascal, dira Anouilh, mises en sketches et joues par les Fratellini": une sorte de cirque en effet, o fusionnent le grotesque et le tragique. Sans doute Beckett avait-il pour ainsi dire puis les puissances de la parole: restait le geste, c'est--dire le silence et l'angoisse rendus sensibles par le jeu des acteurs... Le geste va parfois plus loin que la parole, il rvle une situation, il peut contredire les mots (Allons-y! dit Vladimir: il ne bouge pas). Le geste projette au dehors, dramatise, ralise: les pices de Beckett ont le puissant effet de dfoulement et de pntration que procurent les psychodrames. Ce "retour" au thtre, c'est-dire l'expression la plus spontane, la plus primitive, la gesticulation et au cirque donne rflchir; Beckett risque sur la scne des actes presque sans paroles, o les silences (soigneusement nots) comptent autant que les brves rpliques. Comme Charlot au temps du film muet, il cherche un au-del des mots, une communication " viscrale " par la grimace, la clownerie, le mime. Mais la pente qui entranait le romancier vers l'expression la plus nue, aux limites du silence, va s'exercer encore sur ce thtre. Le nombre des personnages se rduit, ce ne sont que soliloques ou monologues; chaque pice Beckett semble buter sur une nouvelle impasse: comment est-il possible d'aller plus loin dans la vacuit? En dernier ressort il aura recours au mimodrame. Ses dernires uvres {Imagination morte Imaginez, le Cylindre) ne sont mme plus jouables: c'est la description objective d'un supplice la faon de Dante. La loi qui commande une telle volution est manifeste: c'est une descente en direction de la pointe (inaccessible) de l'enfer intime o l'absolu de l'existence confine au nant. Peu peu on voit disparatre le dcor, l'humour, la verve qui faisaient de Murphy et de Watt des uvres si juvniles; le monde extrieur se dcolore, les voix sont blanches, les phrases informes, les silences se prolongent. L'horreur en 1938 tait au-dehors: elle n'empchait pas le ridicule; mais vingt ans plus tard Beckett ne peut plus rire: L'horreur est dsormais en lui-mme, au centre de toute son existence. Le ton de la drision est dpass: "C'est a la vie ici pas de rponse C'EST A MA VIE ICI hurlements bon " (CC p. 176). On peut dire que, paralllement l'art contemporain, Beckett est pass du figuratif l'abstrait, rpondant un obscur besoin de gommer les objets, afin de se trouver autant qu'il est possible confront la ralit concrte, la pure dure sans frontire, l'existence brute et immdiate. Les personnages et les dcors ne sont que des mdiateurs et souvent des paravents: Beckett a eu le courage de les supprimer au fur et mesure que son imagination les lui fournissait, afin d'apercevoir, dans l'instant mme de leur anantissement, l'horizon vertigineux du Nant. Circonstances Si la pense de Beckett n'a gure paru voluer depuis 1938, il n'est pas douteux que les circonstances extrieures ont contribu la confirmer dans ses parti pris. Ds 1937 parat en traduction franaise la clbre leon de Heidegger Was ist Metaphysik, parue en Allemagne en 1931. Beckett, aussi habile en langue allemande qu'en italien et en franais, avait peut-tre alors dj lu Sein und Zeit dont la premire partie a t publie en 1927. En tout cas les thmes principaux de Heidegger recoupent souvent ceux de Beckett: tous deux, profondment chrtiens l'origine, sont partis d'une mme vision tragique de l'existence. Beckett trouvait chez le philosophe allemand la mme phnomnologie de l'angoisse, du Nant, de l'ennui et de la finitude, la mme conception de la ralit paradoxale de l'existence lucide qui n'est autre chose que l'clatement du souci dans le temps, il y trouvait enfin la mme horreur pour la vie lorsqu'elle est dgrade par l'inauthentique. Il n'est pas impossible videmment que Beckett ait mdit Schopenhauer ou Von Hartmann, mais son pessimisme n'avait nul besoin de remonter

si loin: Heidegger suffisait largement le nourrir. Certes celui-ci n'est pas un nihiliste, mais il est facile de majorer chez lui les thmes de drliction et de dtresse: Estragon et Vladimir sont videmment de sa race et de sa descendance. En 1938 Sartre, qu'un sjour Berlin en 1934 avait ouvert Heidegger, publie la Nause, donnant ainsi le dpart la littrature existentialiste. A la mme poque, au sein de l'angoisse qui accompagnait alors la monte des dictatures, le surralisme engendrait, ses propres dpens, un mouvement qui allait le trahir, un art et une posie o la rvolte enthousiaste le cdait au dsespoir: Michaux publie Plume, Giacometti dcouvre son gnie et tous deux se sparent, comme Beckett lui-mme, d'un surralisme dont la violence heureuse les exasprait. Un certain ton - un ton d'ironie dsespre - se fait jour, une srnit glace, une cruaut froide, un nihilisme sans clat. Camus Alger commence, en 1938, le Mythe de Sisyphe (qui paratra en 1941) au moment mme o Beckett publie Murphy en anglais. La littrature absurdiste connat, aprs la guerre, le prodigieux succs que l'on sait. Kafka, jusqu'alors presque ignor en France, est traduit et devient l'auteur la mode. Il est impossible que Beckett ne se soit pas senti en accord profond avec les potes, les romanciers et les dramaturges de ce temps-l; leurs recherches, leurs audaces ne pouvaient que le stimuler dans la voie qui lui tait propre: une gnration surgissait avec laquelle il se trouvait en consonance. Pour comprendre Beckett il faut se rappeler cette atmosphre oppressante de l'aprs-guerre, les squelles de l'univers concentrationnaire qui ont si fortement marqu les sensibilits, le sentiment d'chec et d'crasement de l'humanisme, la rgression de la civilisation telle qu'on l'a vcue en particulier au cours de la dcade 1947-1957, au temps du stalinisme, de la guerre froide et de la " Grande Peur " du sicle. Il faut rapprocher son uvre de celle d'artistes contemporains comme Dubuffet ou Giacometti, o l'tre humain est tragiquement dfigur, tantt dilu dans la matire, tantt dsincarn. Il faut la comparer au pessimisme de penseurs dsesprs comme E. M. Cioran dont le Prcis de Dcomposition parat en 1949. Il faut rappeler la recrudescence du cynisme, de l'humour noir, des thmes de dtresse et de cruaut, de la rvolte et de l'rotisme sans tendresse. Jamais peut-tre culture ne fut plus brisante et moins respectueuse de l'homme que celle-l. Beckett a commenc ses grandes uvres un moment o l'Occident athe, perclus de honte et scandalis de sa propre barbarie, posait brutalement les questions fondamentales et s'abandonnait en ricanant aux saturnales de la "lucidit ". Il est le tmoin et, pourrait-on dire, le prophte d'une poque o l'individu humain, aprs toutes les humiliations que l'Histoire rcente, la science, la socit, L'art et la rflexion lui ont fait subir, se dcouvre dnu et furieux.

L'ITINRAIRE Les origines Samuel Beckett (n Dublin en 1906) a reu de sa famille, qui tait de religion protestante dans un pays catholique - et donc doublement puritaine - une intense formation religieuse. Il fut, selon l'expression de Harold Hobson, lev " presque comme un quaker ". Tout jeune on lui lisait la Bible: " Je me rappelle les cartes de la Terre Sainte... la Mer Morte tait bleu ple... " (GO, p. 16). Les rminiscences de l'criture maillent ses premiers crits (particulirement dans les textes et traductions en anglais). De sa mre il voque surtout la pit: il revoit "ses yeux brlant d'amour svre " (CC, p. 19) quand elle lui faisait rpter sa prire du soir: " raide droit genoux sur un coussin flottant dans une chemise de nuit, les mains jointes craquer, je prie selon ses indications. Ce n'est pas fini: elle ferme les yeux et psalmodie une bribe du credo dit apostolique; je fixe furtif ses lvres, elle achve, ses yeux se rallument, je relve vite les miens et rpte de travers " (ibid.). De cette mre tendrement et frileusement aime le fantme blanc, d'une puret redoutable, le hantera toujours (cf. AW, 1957). La vie dans ce cottage de petit fonctionnaire tait rgulire et mme mticuleuse; les parents imposaient l'enfant une ducation austre dont on trouve sans doute l'cho dans les propos de Moran parlant de son fils unique: " Sollst entbehren: voil la leon que je voulais lui inculquer pendant qu'il tait jeune et tendre... Et cette entreprise dt-elle me rendre odieux ses yeux et lui faire har, au-del de ma personne, jusqu' l'ide mme de pre, je ne l'en poursuivrais pas moins de toutes mes forces " (MO p. 170). On ne saurait videmment infrer de textes de ce genre que Samuel Beckett ait t la victime d'une mre abusive et d'un pre autoritaire. On remarquera cependant dans Cendres le regard assassin que le pre jette sur son fils et, inversement, dans Dis Joe, le dsir de tuer qui s'empare du fils (CO, p. 84, cf. AW, p. ] 6). Dans l'ensemble de l'uvre, le thme de la mre est fort ambivalent: elle est l'objet lancinant d'une qute ternelle, mais elle suscite son approche une horreur quasiment sacre: " Tout seul, et depuis toujours j'allais vers ma mre, il me semble, afin d'asseoir nos rapports sur une base moins chancelante. Et quand j'tais chez elle, et j'y suis souvent arriv, je la quittais sans avoir rien fait. Et quand je n'y tais plus, j'tais nouveau en route vers elle, esprant faire mieux la prochaine fois " (MO, p. 134). Nous frlons ici une des pulsions essentielles du psychisme beckettien. Nous y reviendrons. Ce qui est sr c'est que le puritanisme ambiant a dvelopp chez cet adolescent fragile une hantise caractristique du pch, une sorte de culpabilit originelle. Les tabous sexuels en particulier ont gn le dveloppement normal de sa sensibilit. C'est encore Moran que l'on songe: " J'aiguillais son jeune esprit vers une voie des plus fcondes, celle de l'horreur du corps et de ses fonctions " (MO, p. 182), et Murphy avoue: "Pour tout ce qui touchait aux questions sexuelles on tait extraordinairement ferm dans ma rgion. " Ainsi ds la premire adolescence s'imposait lui le dualisme sur lequel il fondera sa philosophie: l'absolue sparation de l'esprit et du corps, la haine et le mpris pour la chair, ses purulences et sa rpugnante fcondit. Samuel restera marqu, voire cartel, par le refus de l'incarnation, par cet idalisme, par le besoin d'impossible transparence, et c'est faute de pouvoir " faire l'ange " que ses misrables personnages se rouleront dans la boue, drisoires, cyniques et furieux. L'amour charnel ne sera jamais dcrit par lui que sous un aspect hideux, ridicule, comme une mcanique malpropre, un jeu de vieillards obscnes que guette l'impuissance; la femme ne sera dans son uvre qu'une mprisable goule, telle miss Counihan, une vieille peau malodorante, telles May, Edith ou Ruth: crature hideuse ou lascive qu'il faut fuir comme Molloy fuit sa protectrice Lousse. Ses hros sont en gnral clibataires ou vieux. L'enfant est excr parce qu'il voque la fcondit de la vie et, fait significatif, c'est aux adolescents seuls que l'auteur rserve parfois quelque sympathie: " de sa petite personne il tait crit que je ne verrais que les cheveux crpus et noirs et le joli galbe des longues jambes nues, sales et muscles " (NT,

p. 54); c'est Gide Biskra et pour les mmes raisons! Mais l'influence puritaine agira plus profondment encore sur sa vision pessimiste de l'existence, elle le convaincra de l'impuissance radicale de la raison qui ne saurait rien affirmer de dfinitif sur rien; elle lui fera considrer, au cur de toute ralit, l'universel pch et la mort comme une punition, bref l'imprialisme tragique du Mal sur toute la cration. De tels modles ont un impact considrable sur une jeune sensibilit. Or Samuel Beckett tait trs impressionnable; c'tait un grand timide qui ragissait en dedans, silencieusement: son regard la fois prvenu et innocent dcouvrait la cruaut du monde et s'en laissait longuement fasciner. La mort des petites btes, un serin bless par un chat, une mouche torture, un homard jet vivant dans l'eau bouillante (cf. PK); puis, plus gravement, sa mre opre, une cousine trs aime morte de tuberculose dan un sana de banlieue... Beckett a fait en quelque sorte l'exprience du Caligula de Camus: il a rencontr prcocement la souffrance et la mort et de cette brutale blessure il n'a jamais russi gurir. Il rejouera, tout au long de son uvre, cette souffrance et cette mort essayant de se soulager force de mots et de mythes. Un de ses premiers pomes (paru en 1938 mais crit plus tt) n'est qu'une numration sinistrement bouffonne de maladies, de sanies, de misres, aboutissant la conclusion religieuse jadis apprise, dsormais drisoire: le secret de la bonne conscience chrtienne n'est-il pas de tirer du mal un sens en le mettant " dans le pot avec le reste "?... Cela bout, cela rduit " jusqu'au sang de l'agneau" (00). Ce qui scandalise Beckett c'est l'aisance avec laquelle les chrtiens se dbarrassent ainsi sur le Christ du mystre de la souffrance. La Passion, prive de sa signification religieuse, rsume ses yeux symboliquement et tragiquement toute l'absurdit et l'injustice de la terre: " toute ma vie, dira Estragon je me suis compar lui. " L'emprise chez les incroyants du " mythe de Jsus " ne vient-elle pas de l? L'innocence crucifie et, pour comble, par les hommes euxmmes. Voil l'un des thmes majeurs d'Echo's Bones. en 1935. N'en concluons pas que l'adolescence de Beckett ft triste et solitaire: il dclare lui-mme qu'elle fut trs heureuse (ME, p. 140). C'tait un sportif: il sera membre du Cricket Club de Trinity College o il poursuivra par ailleurs de brillantes tudes d'Italien et de Franais. Son pre tait un bon marcheur et il parcourt en sa compagnie pied ou bicyclette les ctes sauvages de l'ouest. C'est l qu'il prendra contact avec la nature irlandaise, les vastes horizons, les marais de tourbe, les ciels lourds de pluie, les grottes marines et ces tardifs couchers de soleil qui percent un plafond de nuages - et les paysans, bergers, pcheurs, toutes ces ralits concrtes, ces " petites choses vues " qui enfoncent ses rcits les plus fantastiques dans la vraisemblance quotidienne. Ce dracin volontaire, ce rvolt, ce solitaire continuera vivre par l'imagination dans son le natale; s'il en dteste les habitants et leur mentalit, son cur est demeur fidle au pays de son enfance. Psychologie Salvador de Madariaga, dans son Portrait de l'Europe, dit des Irlandais qu'ils sont les " Espagnols du Nord "; comme eux ils ont l'imagination vive, la parole aise, la sensibilit abrupte. Ils ont surtout la passion de l'Absolu et, par suite, le mpris de la vie contingente: double violence qui fait les saints et les rvolts, qui engendre une littrature pessimiste et bouffonne, une vision sinistre et caricaturale, le got de la cruaut et du sarcasme. C'est en Irlande que sont ns l'humour glac de Swift, le roman noir de Maturin, la cruaut de Synge, la froide passion de Yeats. D'elle encore sont venus le sourire pinc de Shaw, la sche analyse de Laurence Durrell et surtout le ralisme implacable de Joyce. Ces auteurs ont presque tous quitt leur pays, puisant dans la distance l'nergie de leur critique. Tel fut aussi le destin de Samuel Beckett. Le voici Paris en 1928, lecteur d'anglais l'cole Normale Suprieure o Sartre, Nizan,

Merleau-Ponty achevaient alors leurs tudes. Il est difficile d'imaginer plus total dpaysement spirituel! De l'antique, compasse et pieuse Universit de Dublin l'intellectualisme cynique, brillant, pdant et joyeux de la rue d'Ulm, d'une atmosphre familiale quite, protectrice et bigote la fivre de la libre controverse parisienne... Ce fut assurment une crise, aggrave et prcipite par l'amiti de James Joyce dont Beckett devint bientt l'un des intimes et faillit pouser la fille. Il y avait, certes, des affinits singulires entre ces deux hommes, bien que Beckett ft plus jeune de vingt-quatre ans. Ulysses avait paru en 1922 et Joyce composait alors Work in Progress qui deviendra en 1934 Finnegan's Wake. Joyce a communiqu Beckett ce mlange de calme et de rage qui les rend tous deux si droutants premire lecture. Ils apprciaient leurs longs silences respectifs; l'cre humour de Joyce pntrait la sensibilit maladive de Beckett en lui enseignant voir la vie, et surtout leur Dublin natal, d'un regard ricaneur: L'humour ne leur offrait-il pas la fois un moyen d'expression et un modle de vie? Une issue leurs contradictions? A Joyce Beckett devra aussi le got d'une introspection exhaustive et, pour exprimer le labyrinthe intrieur, Joyce lui lguera le secret d'une langue prte toutes les audaces. Cependant le monde de Joyce est loin d'avoir, au point de vue religieux, la signification de celui de Beckett: on y reste en gnral au niveau de la satire et les questions, ou la Question, y sont comme touffes par la verve. C'est la verve et la drision que Beckett rencontrait aussi chez un Philippe Soupault et chez les Surralistes qu'il frquente au moment mme o Dali et Bunuel prparaient l'Age d'Or. Nous n'aurions encore qu'un Beckett " normalien ", familier du canular et de la blague pdante (tel qu'il apparat dans son premier pome Whoroscope, un drisoire soliloque prt Descartes) s'il n'y avait eu, en vue d'une thse de doctorat, la lecture attentive de Proust. Cela donnera un bref essai paru en 1931, texte important, beaucoup plus philosophique que littraire. Beckett y insiste sur le pessimisme de Proust et sa cruelle analyse du temps destructeur, du temps qui dforme et qui frustre, qui doit et ne revient jamais, qui empche toute plnitude, toute rencontre, toute communion, ne laissant sur son chemin que des joies partielles, des douleurs phmres et l'illusion d'avoir vcu. Ce qu'il a surtout apprci chez Proust c'est sa puissance de pntration dans le " donjon " de la conscience la plus intime, l o se conservent, par del le rseau des habitudes mortes, les secrets de la vie authentique. Cette vie profonde n'est pas la vie active, au contraire! Et Beckett trouve ainsi chez son matre une justification ontologique de ses propres tats de paresse et d'immobilit: c'est dans ces moments de vacuit que s'veille, qu'explose la vie authentique, hors du temps et de l'espace, comme on le voit dans les rvlations de la mmoire involontaire. Le rle de l'artiste est d'oprer - et de faciliter pour les autres - cette descente: " L'artiste est actif mais ngativement. Il se retire de la nullit des phnomnes circonstanciels " (PR, p. 48). Chez Proust le temps n'est pas retrouv: il est oblitr par l'art, supprim: le rveur et l'artiste mergent brusquement de la nuit dans une lumire d'ternit. Ce qui a videmment fascin Beckett c'est l'antiintellectualisme, le got du concret, L'expression des essences particulires et, paralllement, le mpris pour l'art raliste, c'est--dire pour le jeu d'une ralit banale et plate, voue aux servitudes du temps et de l'espace, en somme ce qu'il aime en Proust c'est le pote. Il lui a appris dvaloriser le moi actif, actuellement vivant, au profit du je profond, dont on peut capter lusivement la prsence dans le silence, dans la solitude, quand on est couch au fond d'un rduit capitonn, d'une chambre de lige, l'coute des voix intrieures seules vritables. Proust a eu sur Beckett une influence dterminante mais il faut ajouter aussitt que l o Proust a cru trouver une issue - le souvenir interprt par l'art - Beckett ne parat avoir constat finalement qu'un leurre et une impasse. La mmoire chez lui ne " communique" pas si Malone mourant s'environne de souvenirs proustiens c'est pour constater leur vanit et accentuer son dnuement; le Krapp de la Dernire Bande, vainement pench sur un pass qu'il ne comprend plus et dont il ne peut que rire, est une sinistre caricature du Temps Retrouv. Il n'est pas jusqu' l'art de Beckett qui ne soit un dmenti l'illusion du pote qui

pensait pouvoir avec des mots terniser l'instant vcu: L'criture, nous le verrons, ne sera pour Beckett qu'un pensum impos par une loi mystrieuse une suite de mots phmres par quoi l'homme, condamn l'existence, est requis de se dire et de se redire sans fin. Tous deux ont cherch, aux horizons de la vie intrieure, une dlivrance du temps, un rachat; Beckett, plus svre peut-tre, avoue finalement son chec: " C'est tuant, les souvenirs ", murmure l'Expuls (NT, p.12). On aimerait tracer un portrait moral de ce grand taciturne aux yeux de mouette (MU, p. 34), au regard lumineux, d'un bleu rfrigrant... Mais la chose est actuellement impossible. Prenant texte de son uvre, certains commentateurs ont parl de dsordre psychique; on insiste, par exemple, sur l'obsession de la mre, toujours dsire et toujours rebute (Mollay, Malone); sur la hantise et la haine du pre (Cendres); sur le thme de la femme abusive, ge, obscne; sur le caractre rgressif de la vie spirituelle, sentimentale et mme physiologique de ses personnages, sur l'aspect "archaque " de leur comportement, leurs paralysies hystriques, leur dmarche saccade, leur agressivit lmentaire, la dissociation de leur esprit et de leur corps, leur impuissance sortir d'eux-mmes et communiquer, leur tendance au repliement et l'inertie - coupe de brusques violences -, leur lassitude chronique, l'importance qu'ils attribuent aux fonctions physiologiques, leur attachement snile aux petites choses, leurs manies, leurs hallucinations, symptmes d'une anxit profonde... et l'on a vite fait, devant ce tableau peu flatteur, de reconnatre le type de l'introverti selon Jung, voire le type clinique du schizophrne. Un auteur qui s'est intress la psychanalyse peut aisment remplir ses crations littraires de psychopathes sans tre lui-mme le moins du monde un caractriel! Il reste que de tels personnages plaisent Beckett et semblent le soulager de ses difficults intrieures. Il reste aussi que, pour ceux qui le frquentent, son comportement est bien singulier. C'est un motif-inactif qui peut rester pendant des heures, comme Joyce, silencieusement assis en prsence d'un visiteur. Tel Murphy il est " n retrait ", c'est--dire qu'il fuit la vie sociale et n'est jamais si bien que couch ne rien faire dans quelque logis, inconnu de tous, hors du courant du temps, ou bien balanc dans le rocking-chair de Murphy, plong dans une pnombre grise et nue. Un de ses motifs pour aimer Descartes c'est la paresse matutinale de ce philosophe que la reine Christine a tu en le faisant lever aux aurores pour discuter mathmatiques. On le voit, comme le parleur de l'Innommable, toujours assis la mme place, les mains plat sur les genoux, regardant devant soi " comme un grand duc dans une volire " (IN, p. 12) ou quelque colosse gyptien. Cette statue porte sur la vie un regard d'tranger, un regard qui survole, un regard mystrieusement innocent et comme venu d'ailleurs. C'est cette singularit mme qui donne au tmoignage de Beckett tant d'importance! Nous avons besoin d'interroger ceux qui ne sont pas comme nous des gens habitus, des rsigns, des aveugles - ou des divertis; nous avons besoin de nous interroger nous-mmes travers eux: leur dtachement nous apprend voir ce que nous avons cess de voir. Personne mieux que Beckett, ce taciturne, cet apathique, n'est capable de mettre nos consciences en alerte. Rvolte En 1931 Samuel Beckett rentre en Irlande o il a obtenu un poste d'assistant pour les langues romanes l'Universit. Sa carrire semble toute trace, facile, brillante; Or six mois plus tard on le voit dmissionner brusquement et quitter le pays: " Je n'aimais pas enseigner, dira-t-il plus tard un journaliste, je n'aimais pas vivre en Irlande. " Dsormais, tel Murphy, il va pendant cinq ans traner une existence errante, solitaire, presque misrable dans des galetas londoniens, puis en 1937 il se rfugiera Paris dans une chambre perdue un 8e tage du quartier de Montparnasse, la chambre de Malone... Jusqu' la guerre il va s'y enfermer dans une solitude farouche, ne retournant en Irlande que pour revoir sa mre quelques semaines en

t. Que signifie cette cassure? Que s'est-il pass? C'est la consquence vidente de la crise de 1928-1930. Beckett pendant ces trois annes avait appris mpriser, puis honnir les valeurs de son adolescence. Comment aurait-il pu sans imposture supporter la socit irlandaise, les protocoles de la vie universitaire et la pratique religieuse de son pays? Ce qui domine dans ses crits pendant toute cette priode c'est, l'image de Joyce, la drision de tout ce que l'Irlande lui avait appris respecter le plus: c'est l'uvre d'un jeune intellectuel la fois pdant et furieux. Mais dans les contes de More Pricks than Kicks (1934) et surtout dans les pomes d'Echo's Bones (1935) perce aussi une angoisse. L'auteur s'ingnie faire regimber le lecteur en lui montrant les deux faces opposes de la ralit, la face panouie jusqu' l'curement et la face cruelle, seule authentique: "a happy body loose in a stinking, old suit. " Il cite avec complaisance la phrase de Rimbaud sur le "pavillon en viande saignante sur la soie des mers ": ralit sanglante flottant sur les illusions flatteuses de l'idalisme. Il accumule les images de pourriture et de consomption; la manire des conteurs du xve sicle on le sent hant par la mort physique, les vers du tombeau, les images de cadavres dcomposs: " Une tonne de vers par cre ", telle est, nous apprend-il, la moyenne dans les cimetires (AW, p. 173. De telles prcisions le satisfont visiblement. Et dj apparat le thme de la fuite: un homme sort prcipitamment de l'hpital o il a vu souffrir et mourir, tel est le sujet d'Echo's Bones. Le malheureux ne pourra plus rentrer chez lui: il s'en ira errant travers la ville en qute d'une impossible consolation. Cette dernire image est la plus juste qu'on puisse donner de l'tat d'esprit de Beckett cette poque, celle d'un tre bless au plus profond et dont la vie n'est dsormais qu'une fuite sans fin. On lui avait appris jadis simultanment le pessimisme et l'esprance; maintenant que la foi religieuse a disparu il ne reste qu'un pessimisme opaque: There is no sun no unveiling and no host Only I and then the sheet and bulkhead (EB). Dans ces vers on devine encore le regret d'une foi heureuse; c'est ainsi qu'il voquera dans Echo's Bones la nostalgie, l'occident de l'Eire, des mystrieuses Iles de Saint Brandan, des Iles Fortunes... Vains regrets! De plus en plus on le verra se dchaner contre une religion trompeuse qui l'avait berc d'illusions. Le Non qui clt le pome Mala coda (EB) marque la fin d'une poque. Tout dsormais lui parait drisoire dans la "superstition" de ses compatriotes: "Quand on passe devant une glise dans un autobus irlandais toutes les mains s'agitent dans des signes de croix. Un jour les chiens d'Irlande le feront aussi et peut-tre aussi les cochons". Dans ces paroles qui datent de 1961 (ME, p. 140) on sent plus que de 1'ironie: une rancur... La satire religieuse va occuper une place de choix dans les uvres ultrieures et tout particulirement dans les textes en langue anglaise. Watt par exemple rencontre un journaliste bien pensant dont le souci est de savoir ce qu'on doit faire d'un rat qui a rnang une hostie (WA, p. 26), problme que posera son tour Moran. Ce dernier est le type du dvot stupide pour qui le culte n'est plus qu'une habitude. "Je sentais que la messe avait commenc sans moi. Moi qui ne ratais jamais la messe, l'avoir rate justement ce dimanche-l! Quand j'en avais un tel besoin! Pour me mettre en train!" (MO, p. 147). Le mme Moran se demande s'il aurait le droit de communier aprs absorption d'un pot de bire: "L'eucharistie produit-elle le mme effet, prise sur la bire, ft-elle de Mars?" (MO, p. 150). Tel est le ton de la diatribe. Dans Molloy on nous montre un bedeau post derrire un bnitier et cochant sur une liste les noms des fidles prsents l'office. Molloy s'interroge: que faut-il penser de l'excommunication de la vermine au XVIe sicle, et autres incongruits du mme genre?

Quand Beckett voque un dvot ou une dvote on peut tre sr qu'il s'agit d'un imbcile goste que sa religion a rendu encore plus bte et plus sec, telle Miss Fitt (TT, p. 34) percluse de bonne conscience et incapable de rendre le moindre service son prochain. La prire de Winnie au premier acte de Ah! les beaux jours n'est qu'un rite, un jargon marmonn du bout des lvres, qui excite chez le spectateur ironie et piti: "Prires peut-tre pas vaines..." (BJ, p. 16). Au second acte Winnie, dcidment trop malheureuse, a perdu jusqu'au got de la prire: "Je priais autrefois. Oui j'avoue. (Sourire) Plus maintenant. (Sourire plus large) Non non" (BJ, p. 69). Il y aurait beaucoup dire sur ce sourire fugitif bientt suivi d'une rflexion douloureuse: "Autrefois... maintenant... comme c'est dur, pour l'esprit..." L'atroce exprience de la vie (et du temps) a rendu la prire illusoire et frivole. Elle ne convient hlas! qu' ceux qui n'ont pas rflchi, aux jeunes, aux enfants, aux innocents. Maintenant Winnie est nettoye des faux espoirs, les parfums du paradis ne viennent plus jusqu' elle et d'avoir pu esprer jadis elle s'excuse presque... Monsieur et Madame Rooney sont vieux: une longue exprience eux aussi; l'ide de prier les fait clater "d'un rire sauvage" (TT, p. 74): quelle distance entre les paroles du cantique "l'ternel soutient tous ceux qui tombent, il redresse tous ceux qui sont courbs" et la pitoyable ralit de ce vieux couple qui titube au bord du nant... Le culte tel que Beckett l'a vu pratiqu en Irlande semble avoir dfigur et discrdit ses yeux l'esprance religieuse. Il n'en parle jamais que pour la ridiculiser. "Tu crois la vie futur " demande Clov son pre et matre. Et Hamm de rpondre en plaisantant: "La mienne l'a toujours t". Clov sort dsappoint en claquant la porte et Hamm, tout rjoui: "Pan! dans les gencives" (FP, p. 69). C'est sur ce ton brutal que Beckett est toujours tent de rpondre ceux qui lui parlent de Dieu: par une rplique impatiente. On sait qu'il se refuse personnellement toute affirmation d'ordre philosophique et qu'il renvoie dos dos les idologies, les dogmatismes et les systmes. "La seule fois, raconte Madeleine Renaud, o je l'ai vu ragir c'est lorsqu'on s'est avis de le traiter d'intellectuel: il ne veut tre qu'un tmoin" (ME, p. 153). On peut se demander pourtant si son temprament froid et flegmatique n'est pas en effet d'un "crbral". L'aspiration mystique n'a eu aucune prise sur ce cur crisp: "Je n'ai, dclare-t-il lui-mme, aucun sentiment religieux. J'ai eu un jour une motion religieuse: c'tait ma premire communion; rien de plus" (ME, p. 139). Terrain sec o la tendresse vanglique reste sans cho. Dieu pour Beckett, s'il existe, ne peut tre qu'un tranger dont on aurait tort de rien attendre, un tyran peut-tre, ou quelque habile dmiurge, srement pas un pre... "Le matre, nous n'allons pas... commettre L'erreur de nous en occuper, il s'avrerait un simple fonctionnaire haut plac, ce jeu-l on finirait par avoir besoin de Dieu, on a beau tre besogneux, il est des bassesses qu'on prfre viter. Restons en famille " (IN, p. 179). L'enqute mene par Beckett sur les fondements de la croyance fut une enqute purement philosophique. Il a, pendant ses annes parisiennes, dvor une bibliothque, allant des philosophes grecs aux mystiques de l'Inde (cf. le yogisme de Murphy), des scolastiques comme Guillaume de Champeaux aux cartsiens comme Geulincx. Mais c'est finalement le positivisme qui l'emportera: Dieu n'est qu'une invention des hommes pour se rendre la vie plus facile, plus confortable: " un Dieu [...] c'est facile, a calme le principal, a endort, un instant. Oui, Dieu, je n'y ai pas cru, fauteur de calme, un instant... " (IN, p. 36). Entre moi et le silence il y a des voix, un bruit obsdant de voix. Et, parmi ces voix, L'antique chanson dont s'est depuis les origines berce l'humanit. Cette chanson ressemble celles que les enfants se chuchotent eux-mmes pour masquer la peur et l'ombre. Chez Beckett elle n'est plus que gouaille: " Dieu qui n'tes pas plus au ciel que sur la terre et dans les enfers, je ne veux ni ne dsire que votre nom soit sanctifi... " (MO, p. 259). Cration L'volution de Beckett partir de 1938 est jalonne par de grandes uvres et ce sera, autant

qu'on puisse en juger, une volution purement artistique concernant les techniques d'expression plutt qu'une volution spirituelle: les positions qu'il a prises ne varieront plus. Dans une premire priode l'art de Beckett continue sur le ton humoristique, " swiftien ", des recueils prcdents, mais le souffle est moins court et Murphy rvle un conteur, presque un romancier. Pendant l'Occupation, alors qu'il s'tait abrit chez un vigneron Roussillon dans le Vaucluse, Beckett crit en anglais Watt (publi seulement en 1953) qui est un chef-d'uvre d'humour, d'une merveilleuse criture pleine d'audace et de souplesse. Mais c'est aprs la guerre que se situent les uvres les plus connues: une exploration obstine, enrage de l'impossibilit de vivre. Fait unique dans l'histoire des lettres, L'auteur abandonne trenteneuf ans sa langue maternelle aprs en avoir jou en styliste consomm, voire rudit. Pourquoi choisir le franais? Peut-tre parce que son projet, L'incitation laquelle il cdait, l'obligeaient renoncer toute recherche de forme: Watt tait dj au point de vue stylistique un tonnant pot-pourri, mais dans sa propre langue Beckett se sent moins libre, moins hardi, trop scolaire ou trop virtuose: en franais, dit-il, " c'est plus facile d'crire sans style "; il se permettra dans Comment c'est un vritable jargon, plus dnu encore que le jargon savant de Joyce dans Ulysses: le franais fut ainsi pour lui l'organe de la libert. Un second fait parallle au premier caractrise cette priode: le progrs dans le dpouillement. De moins en moins de personnages, de moins en moins de faits, bientt un simple monologue la premire personne (Molloy, Malone), puis le parleur perd toute consistance (L'Innommable) et s'installe dans la plus totale impersonnalit (Comment c'est). Beckett semble en vouloir son imagination; il s'acharne en massacrer les cratures: " Ces Murphy, Molloy et autres Malone, je n'en suis pas dupe. Ils m'ont fait perdre mon temps, rater ma peine, en me permettant de parler d'eux, quand il fallait parler seulement de moi, afin de pouvoir me taire" (IN, p. 33). Les pisodes se rduisent, les paysages si vifs des premiers crits le cdent une envahissante grisaille: obissant un mystrieux besoin d'asctisme l'artiste renonce la description, au dtail raliste ou incongru dans lesquels il s'tait montr si habile. Dans L'lnnommable, de vagues fantasmes, Mahood, Worm, s'agitent encore. Mais dj l'auteur prvoit leur disparition: " ils s'en iront peut-tre un jour, un soir, lentement, tristement, en file indienne, jetant de longues ombres vers leur matre... ". Comment c'est n'est plus qu'un intarissable balbutiement qui se perd dans un ocan de silence, vision de bolge dantesque, grouillement incertain dans les tnbres boueuses: on ne pouvait aller plus loin en direction du silence. Pour chapper l'impasse, Beckett, l'anne mme o il publie L'Innommable, se tourne vers le thtre. A priori rien ne semblait plus loign de son gnie que l'art dramatique o l'action est primordiale - et, de fait, son thtre sera tout fait extraordinaire et tel qu'on n'en avait jamais vu: "Les Penses de Pascal, dira Anouilh, mises en sketches et joues par les Fratellini": une sorte de cirque en effet, o fusionnent le grotesque et le tragique. Sans doute Beckett avait-il pour ainsi dire puis les puissances de la parole: restait le geste, c'est--dire le silence et l'angoisse rendus sensibles par le jeu des acteurs... Le geste va parfois plus loin que la parole, il rvle une situation, il peut contredire les mots (Allons-y! dit Vladimir: il ne bouge pas). Le geste projette au dehors, dramatise, ralise: les pices de Beckett ont le puissant effet de dfoulement et de pntration que procurent les psychodrames. Ce "retour" au thtre, c'est-dire l'expression la plus spontane, la plus primitive, la gesticulation et au cirque donne rflchir; Beckett risque sur la scne des actes presque sans paroles, o les silences (soigneusement nots) comptent autant que les brves rpliques. Comme Charlot au temps du film muet, il cherche un au-del des mots, une communication " viscrale " par la grimace, la clownerie, le mime. Mais la pente qui entranait le romancier vers l'expression la plus nue, aux limites du silence, va s'exercer encore sur ce thtre. Le nombre des personnages se

rduit, ce ne sont que soliloques ou monologues; chaque pice Beckett semble buter sur une nouvelle impasse: comment est-il possible d'aller plus loin dans la vacuit? En dernier ressort il aura recours au mimodrame. Ses dernires uvres {Imagination morte Imaginez, le Cylindre) ne sont mme plus jouables: c'est la description objective d'un supplice la faon de Dante. La loi qui commande une telle volution est manifeste: c'est une descente en direction de la pointe (inaccessible) de l'enfer intime o l'absolu de l'existence confine au nant. Peu peu on voit disparatre le dcor, l'humour, la verve qui faisaient de Murphy et de Watt des uvres si juvniles; le monde extrieur se dcolore, les voix sont blanches, les phrases informes, les silences se prolongent. L'horreur en 1938 tait au-dehors: elle n'empchait pas le ridicule; mais vingt ans plus tard Beckett ne peut plus rire: L'horreur est dsormais en lui-mme, au centre de toute son existence. Le ton de la drision est dpass: "C'est a la vie ici pas de rponse C'EST A MA VIE ICI hurlements bon " (CC p. 176). On peut dire que, paralllement l'art contemporain, Beckett est pass du figuratif l'abstrait, rpondant un obscur besoin de gommer les objets, afin de se trouver autant qu'il est possible confront la ralit concrte, la pure dure sans frontire, l'existence brute et immdiate. Les personnages et les dcors ne sont que des mdiateurs et souvent des paravents: Beckett a eu le courage de les supprimer au fur et mesure que son imagination les lui fournissait, afin d'apercevoir, dans l'instant mme de leur anantissement, l'horizon vertigineux du Nant. Circonstances Si la pense de Beckett n'a gure paru voluer depuis 1938, il n'est pas douteux que les circonstances extrieures ont contribu la confirmer dans ses parti pris. Ds 1937 parat en traduction franaise la clbre leon de Heidegger Was ist Metaphysik, parue en Allemagne en 1931. Beckett, aussi habile en langue allemande qu'en italien et en franais, avait peut-tre alors dj lu Sein und Zeit dont la premire partie a t publie en 1927. En tout cas les thmes principaux de Heidegger recoupent souvent ceux de Beckett: tous deux, profondment chrtiens l'origine, sont partis d'une mme vision tragique de l'existence. Beckett trouvait chez le philosophe allemand la mme phnomnologie de l'angoisse, du Nant, de l'ennui et de la finitude, la mme conception de la ralit paradoxale de l'existence lucide qui n'est autre chose que l'clatement du souci dans le temps, il y trouvait enfin la mme horreur pour la vie lorsqu'elle est dgrade par l'inauthentique. Il n'est pas impossible videmment que Beckett ait mdit Schopenhauer ou Von Hartmann, mais son pessimisme n'avait nul besoin de remonter si loin: Heidegger suffisait largement le nourrir. Certes celui-ci n'est pas un nihiliste, mais il est facile de majorer chez lui les thmes de drliction et de dtresse: Estragon et Vladimir sont videmment de sa race et de sa descendance. En 1938 Sartre, qu'un sjour Berlin en 1934 avait ouvert Heidegger, publie la Nause, donnant ainsi le dpart la littrature existentialiste. A la mme poque, au sein de l'angoisse qui accompagnait alors la monte des dictatures, le surralisme engendrait, ses propres dpens, un mouvement qui allait le trahir, un art et une posie o la rvolte enthousiaste le cdait au dsespoir: Michaux publie Plume, Giacometti dcouvre son gnie et tous deux se sparent, comme Beckett lui-mme, d'un surralisme dont la violence heureuse les exasprait. Un certain ton - un ton d'ironie dsespre - se fait jour, une srnit glace, une cruaut froide, un nihilisme sans clat. Camus Alger commence, en 1938, le Mythe de Sisyphe (qui paratra en 1941) au moment mme o Beckett publie Murphy en anglais. La littrature absurdiste connat, aprs la guerre, le prodigieux succs que l'on sait. Kafka, jusqu'alors presque ignor en France, est traduit et devient l'auteur la mode. Il est impossible que Beckett ne se soit pas senti en accord profond avec les potes, les romanciers et les

dramaturges de ce temps-l; leurs recherches, leurs audaces ne pouvaient que le stimuler dans la voie qui lui tait propre: une gnration surgissait avec laquelle il se trouvait en consonance. Pour comprendre Beckett il faut se rappeler cette atmosphre oppressante de l'aprs-guerre, les squelles de l'univers concentrationnaire qui ont si fortement marqu les sensibilits, le sentiment d'chec et d'crasement de l'humanisme, la rgression de la civilisation telle qu'on l'a vcue en particulier au cours de la dcade 1947-1957, au temps du stalinisme, de la guerre froide et de la " Grande Peur " du sicle. Il faut rapprocher son uvre de celle d'artistes contemporains comme Dubuffet ou Giacometti, o l'tre humain est tragiquement dfigur, tantt dilu dans la matire, tantt dsincarn. Il faut la comparer au pessimisme de penseurs dsesprs comme E. M. Cioran dont le Prcis de Dcomposition parat en 1949. Il faut rappeler la recrudescence du cynisme, de l'humour noir, des thmes de dtresse et de cruaut, de la rvolte et de l'rotisme sans tendresse. Jamais peut-tre culture ne fut plus brisante et moins respectueuse de l'homme que celle-l. Beckett a commenc ses grandes uvres un moment o l'Occident athe, perclus de honte et scandalis de sa propre barbarie, posait brutalement les questions fondamentales et s'abandonnait en ricanant aux saturnales de la "lucidit ". Il est le tmoin et, pourrait-on dire, le prophte d'une poque o l'individu humain, aprs toutes les humiliations que l'Histoire rcente, la science, la socit, L'art et la rflexion lui ont fait subir, se dcouvre dnu et furieux.

LE MALHEUR DE LA CONSCIENCE Le doute cartsien et la vie " Examinant avec attention ce que j'tais et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu o je fusse mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'tais point [...] je connus de l que j'tais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser et qui pour tre n'a besoin d'aucun lien ni ne dpend d'aucune chose matrielle; en sorte que ce moi, c'est--dire l'me [...] est entirement distinct du corps [...] et qu'encore qu'il ne ft point, elle ne laisserait pas d'tre tout ce qu'elle est. " Qui parle ainsi? Avant de quitter l'Irlande Beckett avait obtenu son Master's Degree pour un travail sur Descartes; dans son second crit, le burlesque Whoroscope, il donne la parole au philosophe; plus tard, dans Murphy et ailleurs encore il sera question de l'occasionnaliste hollandais Geulincx (1624-1669) qui a pouss aux extrmes limites le doute mthodique et le recours

Dieu. Beckett est une lointaine victime du clbre dualisme cartsien qui concidait si bien avec les prmisses de la thologie pessimiste qu'on lui avait inculque dans sa jeunesse. Dieu seul est cause efficiente; les choses ne sont, dit Geulincx, que des causes occasionnelles dont Dieu entretient le mouvement; notre corps lui-mme, nous ne pouvons pas plus agir directement sur lui qu'il ne peut nous informer de quoi que ce soit: la cloison est tanche entre 1'me et la matire. L'une doit son unicit sa permanence tandis que la matire autour d'elle change, germe et pourrit, vit et meurt comme une gangue indistincte et boueuse. C'est le monde de l'tendue, de l'irrationnel et du contingent o l'esprit ne trouve point se caser mais au contraire o tout le dsespre et lui rpugne. Rpugnance libratrice qui le rejette dans son univers lui et le prserve de se diluer dans " la tideur de boue originelle ", dans le " noir impntrable " (CC, p. 14) o il s'puise en vain concevoir quelques formes durables. La solidit est l'intrieur; au-dehors il n'y a que poussire, marcages, " chiennerie ", " chiure ". Seulement, plus il s'enferme dans son domaine propre, plus l'esprit se rduit la solitude: il n'a plus prise sur rien, il se dcouvre paralys dans une prison qu'il a construite sur le vide, "enferm entirement sans que rien [le] touche... il ne sait plus o [il] finit " (IN, p. 118). Une muraille d'air l'environne et, dans son dnuement, livr la rumination solitaire et aux scandales de l'irrationnel, il dpend entirement de la bonne volont de Dieu. De mon corps Dieu se sert pour susciter en moi des sensations, des sentiments et des penses, il rend ma volont oprante car je ne puis agir que dans la mesure o il le permet. Tout ce que peut ma libert c'est dire non, se rebeller ou dcider de l'ignorer. Ainsi, dans le second acte de Godot Dieu fait verdir un arbre et suinter de sve la nature. Mais Vladimir et Estragon ne participent pas cette preuve de vitalit cosmique, spars qu'ils sont de toutes choses par la rclusion dans leur esprit. Tel est le nant de l'homme. L'animal a plus de chance: il agit innocemment comme une machine tandis que l'homme, par sa nature d'esprit incarn, est incapable de rien voir et de rien faire. Le hros beckettien communique mal avec son corps; il ne comprend rien ce qui se passe autour de lui, il n'est mme pas toujours sr d'avoir un corps et, quand il parle, il a l'impression de " citer " des paroles qu'un autre lui enseignerait. Il en est rduit tout apprendre et jusqu'aux fonctions les plus instinctives (cf. la leon d'amour dans la Fin). La vie est un exercice pnible dont l'tude est sans cesse recommencer. Mais, pour peu que l'instinct s'empare malgr tout de lui, il dchane une conduite mcanique, violente, toute bestiale dont, sans trop la comprendre, il constate de loin avec rpugnance les manifestations. Cette gaucherie permanente de l'tre conscient est source de comique; elle n'est pas preuve de sottise; elle dnote au contraire l'hypertrophie d'une conscience qui n'embraie plus sur le rel, qui " s'emballe " en raisonnements fbriles. Car dans cet isolement physiologique l'analyse abstraite - la logique pure, la mathmatique a priori - se dveloppent comme un chancre tandis que la vie extrieure se dsintgre lentement. La maladie du hros beckettien est au fond trs simple: c'est celle d'une conscience cartsienne prive de cette assurance que procure la lumire divine; elle retombe sur soi comme une fleur fltrie, sa lucidit est aveugle et c'est ce que signifient ces grosses lunettes opaques que Mr Ward, professeur de philosophie, a poses une fois pour toutes sur les yeux de son lve, le hros gar de la Fin (NT, p.106). Installez-vous dans le cogito cartsien son point d'origine, avant l'apparition des ides innes et vous obtiendrez l'homme de Beckett dans toute l'tendue de son malheur. Aussi cette pense s'oppose-t-elle aussi bien aux philosophies chrtiennes de l'incarnation et de la participation qu' tous les humanismes athes. Elle a tir l'exprience cartsienne vers ce que celle-ci n'tait nullement destine manifester, vers une exprience tout fait

lmentaire, la fois existentielle et abstraite: "Mon uvre, dit Beckett, est une question de sons fondamentaux rendus aussi pleinement que possible. " Ce qui chez Descartes tait mthode devient chez lui ralit vcue, ce qui n'tait que transition provisoire devient impasse; ce surgeon protestant du cartsianisme alimente un dsespoir moral qui donne lieu une nvrose et des phantasmes dont il nous faut maintenant esquisser le tableau. Car, par sa nature mme, 1'" existentialisme cartsien " ainsi vcu est porteur d'une maladie mentale qui rappelle la schizophrnie: il brise le moi en deux. Huis-clos Au Festival de Venise en 1956 un film fut prsent dont le scnario tait l'uvre de Beckett et la vedette le clbre Buster Keaton. Au dbut, en gros plan, un ceil, symbole du regard intrieur, aussitt suivi - seconde image - d'un mur absolument nu et lisse. Un homme fuit le long de ce mur. Il fuit les regards des passants. Il court s'enfermer dans une cellule dont il ferme hermtiquement porte et fentre, voile soigneusement le miroir et d'o il expulse toutes les btes, chien, chat, oiseaux et jusqu'au poisson rouge; il masque mmes les tableaux o l'on pourrait distinguer un visage. Bref toute espce de regard, toute espce de reflet doit disparatre. Afin de pouvoir s'oublier totalement, de pouvoir chapper soi, ne plus se voir, dtruire son pass, il dchire une liasse de vieilles photos: sera-t-il enfin libre, vad du cercle de la conscience? Non, rien faire! Au moment o il cache son visage surgit en contre champ son double immobile qui le considre. Ainsi plus on cherche se fuir plus s'affirme l'intuable fantme: c'est le moi dcoll de lui-mme dont le regard s'allume quand tombe la nuit des sens. La conscience n'est heureuse que dans l'action quand elle s'accomplit au dehors, lorsqu'elle peut aimer, agir, esprer, se donner. Mais, lorsqu'elle se rverbre sur soi, un jeu de miroirs s'instaure dont le vertige est nauseux. Invasion sournoise de l'tre intrieur: on se trouve englu, pris au pige. La rupture avec le monde ne mne nullement au repos, au silence mais une effervescence morbide, la frnsie d'une pense qui littralement, se dvore elle-mme. L'onanisme auquel Beckett fait si souvent allusion, le vice solitaire, est l'expression charnelle, et comme le symbole de cette masturbation morale, vice infiniment moins grave aux yeux du solipsiste que le mensonge de l'amour o des tres, encags dans leur moi, se donnent l'illusion de communiquer entre eux! Plus on est lucide plus s'opacifient les relations avec autrui, plus on s'enferme en soi-mme. C'est en ce point central d'incandescence fbrile et de solitude que se situe le cartsien Beckett: " Seul dans la boue oui le noir oui sr oui haletant oui quelqu'un m'entend non personne ne m'entend non murmurant quelquefois oui quand a cesse de haleter [.. .] oui la boue oui moi oui ma voix moi oui pas un autre non [...] personne n'entend oui... " (CC, p 176), Alternance de haltements et de murmures, seule ralit indubitable, et tout autour cette boue noire et puante, chaos indistinct, " marais " o fermente la contingence. Mais qu'est-ce donc que ce Moi? Un " penser pur ", sans histoire, sans caractre, sans personnalit, sans projet, une existence love sur soi comme un serpent prt broyer, aspirer, assimiler tout ce qui passe sa porte, un engin destructeur dont la fonction est de " dcrer " du rel et de scrter du " mental ", c'est--dire du dsespoir. Le corps est absorb dans cette grande sphre creuse (MU, p. 83) qui se referme et emprisonne ses proies. Une monade close, tel est le moi et il n'y a rien en dire: " Moi je m'appelle comment hurlements pas de rponse " (CC, p. 175). A ce moi dpersonnalis on se cramponne pourtant frocement; on essaie de s'y reconnatre, on s'analyse sans fin mais plus on cherche s'identifier plus on s'gare dans le labyrinthe: " Ce que je voyais ressemblait plutt un miettement, un effondrement rageur de tout ce qui depuis toujours me protgeait " (MO, p. 230). En s'obstinant forer sa voie vers un centre qui

la fuit toujours, la conscience ne russit qu' liminer ses diffrences spcifiques, elle se perd de vue force de se chercher. Le virus de la connaissance est le point de dpart d'une " infection gnralise " (IN, p. 135). L'analyse dsintgre la pense qui l'avait suscite engendrant une hbtude, une sorte de tabs intellectuel et moral parallle au tabs physiologique d'un corps dvor par l'esprit. Le Sisyphe beckettien n'est porteur que de lui-mme, il redescend ternellement la recherche de lui-mme; d'o le thme si frquent du recommencement: dans Comdie, par exemple, lorsque la pice semble acheve on revient au point de dpart et l'effet de cette reprise est proprement terrifiant, cela donne tout coup la sensation de l'enfer, c'est la rumination ternelle chez deux femmes et un homme d'un pass cruel devenu ingurissable. D'une prsentation l'autre on quitte le mouvement linaire pour la circularit tragique, la porte se ferme, le temps se met pivoter et le moi dtach du mouvement qui jette la vie en avant, se voit condamn un supplice sans fin. " Mourir un jour? Non, murmure Pim: pour mourir il faudrait avoir vcu. " Mais la conscience ne sait pas vivre, elle tourne en rond comme le chat aprs sa queue: pour la dlivrer, l'arracher au sortilge il faudrait que l'air du dehors pntre jusqu' elle. C'est ce qui arrive une ou deux fois - exceptionnellement - Molloy parce qu'il dort la belle toile: " Je n'tais plus cette bote ferme laquelle je devais de m'tre si bien conserv, mais une cloison s'abattait et je me remplissais de racines et de tiges... " (MO, p. 73). Rares irruptions de la nature vivante! A partir de l'Innommable, on voit se multiplier les images de claustration, telle cette coupole minuscule o un couple lthargique est ternellement soumis une alternance d'ombre et de lumire (IM), ou bien cet troit cylindre d'o tentent vainement de s'vader des prisonniers fivreux; Murphy dj habitait une " cage " situe dans une impasse! L'tre humain est n scell par le pch originel de la rflexion qui la fois le constitue et rend impossible l'essor de l'innocence. Les autres On se tromperait en pensant que ces prisonniers de la lucidit tentent vritablement de s'vader. Leur existence est bien trop falote: comme celle du Plume de Michaux elle risquerait de se perdre au-dehors. Leur nostal