bayart_la revanche des societes africaines

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    J . - F . BAYART

    La revanche des socits africaines

    ui\r des enjeux de la vie, politique mouvemente de I'Afri-que noire porte SUB l'installation de situations autoritaires,,voire totalitaires OU tyranniques, se reproduisant au-delade cycles hti tuti onds plus ou moins rapides, et comparables,.pat exemple,. au a sirtemi Y , prgnant et ingalitaite, que certainsspcialistes discernent au Bfsil.,La question ri'kst pas si. ethnocen-dqoe que de bon's esprits~ne eulent bien le dire, ds lors quedes Africains prennnt des risques comme actuellement auGzibri, au Zare., au Kenya, pour d6fen'dre.cette revendicationdmocratique dans sa formuiaticin reprsentative et concrreriteileclassiqoe, face I'intransigemce. du: pouvoir, et q le princigedu plUripartisme prside aux destines de pays aussi divers que leSngal, la W b i e, , le Nigeria, Maurice, M adagastar, tout' eficonstimaqt un paatinstre rcurrent B I"'vo1iltioh constitutionnelled'aues Etats comfie la Haute-Vlta u le Ghana, Mme dansdes contextes de dgradation du systme rep&enfatif, des hsti tu-tions r&htent, qui persistent tfuver leur inspiration dans lelibiraiisme, telies. la prme o ia justice. au Kenya c;t-en SirrLeone. Et l'mnagement. interne des rgimes tarit&es estdotitiers'pos en termes de a dmocratisation E, en Cte-d'Ivoireiibtaimhedt.A dite vrai, c'est ptobblemert la quasi-totalit des acturspcjlitiques du cdntirient qui se' t6clament de la dmocratie. Hom-inage du vic 2 la vem ? Cela est vident dans le cas ds tyran-nies patrimoniales ,Qe sont (ou furent) la Guine, la Guine

    %"!

    Get article a Bt6 prBpar6 dans le' Cadre du Groupe d'analyse des modes popu-aires d'action plitique (Centre d'Btudes et de recherche's internationales, Fondationntionale des sciences politiques) ef presente dans de premieres versions B la seancede cldfure du seminaire du Centre d'6tudes et de documentation Bcotiomique, juridi-que et sociale (Le Caire, 9-10 avril 1983) et au treizihme congr& de I'Associationcanadienne des tudes africaines (Qubbec, 16-19 mai 1983).95

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    quatoriale, le Centrafrique. Cela est beaucoup moins sr danspresque tous les autres cas, o la prtention du pouvoir unelgitimation dmocratique nest pas rductible une manipula-tion cynique. Non que les essais de justifcation culturaliste desunanimismes politiques puissent encore faire illusion- elon les-quels par exemple, il ne pourrait y avoir, dans les socits africai-nes a deux crocodiles mles dans le mme marigot B, ou selon les-quels parti unique et animation rurale actualiseraient les germespr-coloniaux de formes spcifiques de a dmocratie B ou dea socialisme B En tant quides, la dmocratie et la thmatiquedes droits de lhomme qui lui est connexe ont t produites parlhistoire occidentale, reposent sur une valorisation de la notiondindividu (par opposition celle de personne) que nassumaientpas les socits pr-coloniales et ont t introduites en A friquedans le sillage de la colonisation. Cela ne sufit pas les rendremprisables ni entierement suspectes (1). Cela ne signifie pas nonplus que les non-Occidentaux, en loccurrence les Africains, tol-raient Q: traditionnellement P, mieux que les Euro ens, larbitrairetualisation autre), ni quils ne vivent aujourdhui lexigence de ladmocratie et des droits de lhomme que par occidentalisationinterpose. Cet apport tranger est dsormais partie intgrante descultures politiques subsahariennes, aprs avoir fait lobjet dunerappropriation quaucun retour une Q: authenticitP fumeusene viendra gommer, et il nourrit des rflexions aigus, incontesta-blement a africaines B parce que tenues par des Africains (2).Mas lanalyse des systmes politiques montre que cette qutedmocratique npouse pas obligatoirement les contours de ladmocratie librale. Dune part, les dtenteurs du pouvoir politi-que, administratif, judiciaire ou policier restent fidles, dans lesrgimes reprsentatifs, une pratique muscle de leur autorit,directement hrite de lordre colonial et qui contredit le respectlmentaire des liberts dmocratiques et des droits de lhommedans leur acception occidentale ; l nest que de penser la faondont est collect limpt ou la rpression de la dlinquance et

    du pouvoir (simplement, ils le critiquaient lai3 dune concep-

    (1) Sur la distinction entre lesnotions de personne et dindividu, cf. L.Dumont, Homo hierarchicus. Le syst&medes castes er ses implications, Paris,Gallimard, 1966, et R . da Matta, Carna-vals, bandits et hgros, Ambiguit6s de lasoci4t6 brhsilienne, Paris, Seuil, 1983,pp. 211 et suiv. Pour ce qui concernelAfrique, se reporter B La notion de per-sonne en Afrique noire, Paris, Ed. duCNRS, 1981 (nouvelfe Bditionl et audBbat entre M. Auge et A. Zempleni inC. Piault et al., Proph6tisme er th6rapeu-

    tique. Albert Atcho et la cornmunaut4 deBregbo, Paris, Hermann, 1975.(2) Voir notamment les uvres deNgugi, dEla, dEboussi Boulaga, ouencore H. Odera Oruka, Punishment andterrorism in Africa, Kampala, East AfricaLiterature Bureau, 1976 ; P.J . Houtondji,Libeds. Contribution B la r6volutiondahodenne, Cotonou, Ed. Renaissance,1973 ; J .M. Kariuki, I( Criminal law(amendment) bill 1 in : K. Munuhe, J.M.Kariuki in Parliament, Nairobi, LengoPress, 1976, volume II, pp. 31-53.

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    des mouvements sociaux au Sngal, en Gambie ou au Nigeriapour sen convaincre. Dautre part, les rgimes de contrle accen-tu ne sont pas aussi verrouills quils ne se donnent voir, ainsiquont d en convenir nombre dobservateurs la fin de la der-nire dcennie. Le parti unique, dont la principale fonction,ngative, consiste inhiber toute forme autonome dorganisationde la socit civile, nest pgurtant pas seulement un instrumentdoppression politique. Les Etats o, la coercition sest montre laplus froce sont prcisment des Etats o le parti unique naaucune consistance (lEmpire centrafricain de Bokassa, la Guinequatoriale des Nguema) ou est soumis la dictature dunhomme ou dune clique dont il nest que lappendice organisa-tinnel (Zare de M obutu, Guine de Skou Tour). L o il estmieux institutionnalis, il offre souvent aux petites gens unrecours contre larbitraire de ladministration ou de la police, et ilest capable de mdiatiser des comptitions individuelles, auniveau parlementaire ou prsidentiel, aussi bien que la participa-tion plus ou moins conflictuelle de groupes sociaux. Les rgimesmilitaires eux-mmes, outre le fait que leur installation constituefrquemment un facteur temporaire de dcompression politique(comme au Mali en 1968, au Ghana et en Haute-Volta en 1966,au Liberia en 1980), ont paru aptes, ces dernires annes, incar-ner, sous une forme populiste, voire messianique, la sensibilitrdemptrice qui parcourt le champ politique populaire, et explorer la voie difficile de la participation directe dont la viabi-lit, il est vrai, reste dmontrer, les prcdents libyen et malga-che ntant gure encourageants et les Comits de dfense dupeuple nayant au Ghana fait la preuve ni de leur eacacit ni deleur caractre dmocratique.Langle institutionnel est donc impropre saisir la questiondmocratique dans toute son tendue, mais les autoritarismes neprocdent pas pour autant du seul facteur de la dpendance.Fanon voyait dans la e fausse dcolonisation B lorigine de ladrive coercitive inflige aux a damns de la terre B. Pourtant, lebilan des pays qui ont conquis lindpendance les armes lamain nest pas plus convaincant, et chacun comprend que la pres-sion sud-africaine nest pas la seule cause de la crispation politi-que et policire du Mozambique, du Zimbabwe, de lAngola.Plus fondamentalement, G. Mathias et P. Salama soutiennent quee dans les pays capitalistes dvelopps, Itat dexception est ladictature, ltat normal la dmocratie B, alors que e dans les payssous-dvelopps, Itat dexception est la dmocratie, Itat nor-mal le rgime politique lgitimit restreinte >> (3). Cest une vi-

    1983, p. 89. Les citations qui suiventSont tirees des pp. 39, 97 et 126.(3) G. Mathias. p. Salama, LEtatSurd~VelOPP~. es m8tropoles au Tiersmonde, Paris, La DBcouverte, Maspero,97

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    dence mais elle ne nous apprend pas grand chose. _Ces auteurs,qui dduisent a la nature de classe capitaliste D de 1Etat du Tiersmonde de a Iconomie mondiale constitue B (et non de la pr-sence dune classe capitaliste, ventuellement inexistante dans lafom?tion sociale), dgagent la possibilit dune antinomie entrecet Etat capitaliste et les rggimes politiques qui le reprsentent :a Ce nest pas parce que 1Etat est capitaliste que les rgimes poli-tiques le seraient > et des intermdes dmocratiques sop envisa-geables. Nanmoins, dans les pays sous-dvelopps, 1Etat nestpas seulement garant du maintien des rapports capitalistes de pro-duction, il en est le producteur : u Linstitution de ces rapportsdans un milieu qui nest pas sur le point de les produire se faitpar la violence. La violence, la rpression semblent ansi prcderla recherche dune quelconque lgitimation D Lautoritarismedcoulerait donc de ce quHenri Lefebvre appelle la*mise au tra-vail s. Processus indniable, quun rgime reprsentatif de typesngalais peut nanmoins assurer laide des mmes mthodescoercitives que celles du rgime camerounais par exemple. Et pourrendre compte de a louverture B des rgimes latino-amricains lgitimit restreinte, nos auteurs recourent une interprtationa politique B trs classique, sans pour autant lexpliciter, ni conf-rer quelque contenu leur affirmation prliminaire :u les mouve-ments de base se fraient (...) un chemin propre travers lesbrches de la violence tatique, crant zin espace gatonomeR.p$ion des masses en dehors de tout contrle organique de1Etat. Cest ce qui conduit les rgimes politiques rechercheraujourdhui de nouvelles formes de lgitimation. Cest aussi cequi donne aux changements politiques en cours dans la rgion lecaractre dun processus ouvert s. Le problme de la constitutionde cet a espace autonome dexpression de,s masses D et de sonimpact ventuel sur la configuration de 1Etat reste entier. Dansun contexte comparable de dpendance structurelle et de criseconomique dramatique, le Sngal et le Kenya se sont orients,lun vers une plus grande u ouverture B, lautre vers une relativeC( fermeture B de leur systme politique. Pourquoi et comment ?Tel est le type de questions quil faut soulever, sans prtendre yrpondre en un article.

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    tat et socit avileSi lon se penche nouveau sur linachvement de la domina-tion, sur le caractre incompltement moniste des rgimes autori-taires africains, mis en vidence par des tudes rcentes, la recher-che dmocratique parat rsulter du rapport de la socit IEtat,et cest sous cet angle quil semble le plus commode dtudier leproblme.

    Le concept de soc& cvleLe concept de socit civile est en lui-mme sujet discussion.I1 est soncevable de le rcuser. Mais la revanche de la socit civilesur IEtat, dont lactualit a offert des exemples plus ou moinsspectaculaires dans les annes soixante-dix (par exemple en Polo-gne, en Iran, en Turquie, en Chine), a galement t dordrethorique. Du ct du marxisme, les interprtations dAlthusseret de Poulantzas, qui lcanaient, ont t battues en bIche parlintrt accru que lon a accord loeuvre de Gramsci et par ledveloppement de nouvelles rflexions (celle de R. Fossaert enparticulier). Paralllement, la critique antitotalitaire, lanalyse du

    c( social-corporatismeD faisaient la part belle la socit civile(avec Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Pierre Rosanvallon) etdautres penses, tout la fois relativisaient le poids de linstitu-tionnalisation tatique du pouvoir (Michel Foucault) et la surfacemme de ce pouvoir dans la socit (Michel de Certeau). Onretiendra donc ce concep de socit civile comme dsignant < lasocit par rapport 1E;at (...) en tant quelle est immdiate-ment aux prises avec 1Etat D (4) ou encore, plus prcisment,comme le processus a davance D de la socit et de c( d-.totalisationD contradictoire par rapport au processus simultan detotalisation mis en Oeuvre par le pouvoir ( 5 ) .Le concept de socit civile a donc trait une relation dynami-que, complexe _etambivalente (cest--dire pas seulement conflic-tuelle) entre 1Etat et la socit, et non forcment un champdistinct, reprable en tant que tel, entretenant des rapports depure extriorit avec un pouvoir territorialis ailleurs ; cela est clairau plan des institutions ou des organisations qui, en quelquesorte, reprsentent la socit civile au sein de la socit politique(tels les parlements, les partis ou les syndicats, mme quand(4) R . Fossaert, La socibtt!, T.5 . Les soixante-dix D Modes populaires dactionpolitique, (Paris, Centre dbtudes et de15) J .-L. Domenach, (1 Pouvoir et recherches internationalesl, 1, 1983,tats, Paris, Seuil, 1981, pp . 146-147.societe dans la Chine des annees pp. 49-52.

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    ceux-ciprtendent au monolithisme), mais cela est non moinsvraides structures de pouvoir proprement parler, qui peuvent semontrer singulirement permables aux clivages de la socitcivile, ainsi que la illustr la dissolution de la spcificit militairedes armes du Dahomey, de la Haute-Volta et du Sierra Leone,en des situations de comptition politique exacerbe. De plus, lasocit civile ne sorganise pas automatiquement autour dunestructure unique et particulire qui permettrait de la dcrire et dela caractriser ; elle est par nature plurielle et - ous y revien-drons- lle recouvre des pratiques htrognes dont lunificationventuelle est construite. E d , la socit civile nest pas J expres-sion des seuls groupes sociaux subordonns : les a modes populai-res daction politique s en relvent (et ce seront eux qui retien-dront lessentiel de notre attention), mais au mme titre que lesdmarches de groupes qui, pour tre socialement dominants(comme les commerants, les hommes daffaires, les responsablesreligieux), nen sont pas moins exclus de la gestion directe dupouvoir politique.Dans cette perspective, lon peut suivre Robert Fossaert quandil dfmit la stratgie de recherche suivante : a Ni inventaire, nistructure propre, il reste une possibilit qui est, en somme, detypifier (la socit civile) selon lespace- lus ou moins vaste,plus ou moins contraint - ue la structure sociale offre sondveloppement et selon le vecteur principal qui soutient ou res-treint ce dveloppement P (6). Encore faut-il prciser que lexis-tence dun tel a vecteur principal B, autre que la contrainte tati-que, nest pas oblige ; elle est le sujet mme de notreinterrogation.A certains gards, le problme du rapport de la socit 1tat est similaire dun type dEtat lautre. Celui-ci appardttoujours, peu ou prou, comme une a excroissanceB qui se dve-loppe u dans et sur la socit, en multipliant ses appareils spciali-ss, en articulant les populations contrles, en maillant le terri-toire quelles occupent, bref en assujettissant lactivit de lasocit son contrle s (7). Nanmoins, les degrs de la distorsiontatique sont si varis quils introduisent probablement des diff-rences de nature dune situation lautre. Dans la mouvancelibrale, on peut dj distinguer les situations u o$ lorganisationde la socit civile rend inutile lapparition dun Etat puissant etdune bureaucratie dominante s (situations dont. la Grande-Bretagne est larchtype auquel se rattachent les Etats-Unis,. laSuisse, les Pays-Bas, par exemple) et les situations a o 1Etattente de rgenter le systme social en se dotant dune fortebureaucratie s ,(situations dont la France fournit le type idal,

    (6) R . Fossaert, op. cit., p. 184. (7) lbid., pp. 146-147.100

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    approch par la Prusse, lItalie, !Espagne) (8). Mais on peut con-sidrer que, dans les deux cas, Etat et socit civile ont instaur,peu ou prou, ce que Gramsci estimait Cue un a juste rapport s,par opposition des situations de a statolhie ;P, en prsencedune so_Ct civile a primitive et glatineuses. Dans ces demierscas, un Etat htrogne, soit quil ft impos par la colonisation,soit quil procdt dune rupture volontariste ou rvolutionnaire,a dlibrment t construit contre la socit civile, souvent s u run mode mimtique, plutt quil ne sest form au gr dchan-ges conflictuels et progressifs avec celle-ci.a tat bien poZzcw et revanche des soce2fi afizcanes

    Ltat postcolonial africain appartient incontestablement cettecatgorie. La recherche hgmonique, sous-jacente Iidolo-gie de la construction et de lunit nationales, implique u9 essaide tutelle globale et de mise en forme de la socitpar 1Etat etpar les groupes sociaux qui postulent au statut de classe domi-nante (9). Cette entreprise porte dabord s u r laccs des auuesacteurs historiques au systme politique. La plupart des rgimesrestreignent cette facult en sopposant lorganisation autonomeet plurale des groupes sociaux subordonns, tantt en sefforantdintgrer les diB entes forces sociales au sein de mouvementsuniques, tantt en dveloppant dune faon plus ou moins impli-cite une logique para-censitaire, le plus souvent en adoptant desformes intermdiaires et mlanges de contrle. I1 sagit essentiel-lement, par le biais de cesprocdures, dinscrire les domins danslespace de la domination et de leur inculquer 1Etat. I1 sagitaussi dadministrer la socit, ft-ce son corps dfendant, delordonnqr selon le projet explicite et $el de la modemit.Ainsi, 1Etat postcolonial africain est un Q( Etat bien polic s (Po&ceystaa& assez proche, dans sa philosophie, des monarchies dea lEurope doutre-Rhin B des T-XVIII~ sicles (lo)>Et le passage(ou lessai de passage) dun a Etat mou B un a Etat intgral s,que Christian Coulon dcle au Sngal ( I l ) , est gnral, hormisles situations daggravation de la crise hgmonique.Cest prcisment cette relation dextriorit, dont 09 diraimmdiatement quelle est relative, cette distance entre 1Etat etla socit civile qui permettent dcarter lobjection de G. Lavau,

    (8) B; Badie, P. Birnbaum, Sociolo- 25, 1983, pp. 23-39.gie de /tat, Paris, Grasset, 19 7 9. (101 M. Raeff, Comprendre /Ancien(9) Je me permets de supposer con: &gime russe. Etat et socibt6 en Russienue du lecteur la problematique que jai imp&ia/e, Paris, Seuil, 1982, chapitre I.proposee in : LLtat au Cameroun, Paris, (1 1 ) C. Coulon, Le marabout et lePresses de la Fondation nationale des p r i n c e , P a r is , P e d o n e , 1 9 8 1 ,sciences politiques, 1979, et (( Les soci& pp. 28 9- 29 0.t6s africaines face A I ttat I I , ~ouvoirs101

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    ci-ivant propos de,lEurope : a (...) depuis si longtemps, lessocits civiles et les Etats se sont tellement mls, interpntrs,contamins, ont t tellement traverss par des idologies commu-nes qui1.y a partout de ltatique dans les socits et du civildans les Etats D (12). Dans la plupart des situations qui nous int-ressent, les eaux ne sont pas si B( mles D quon ne puisse lesreconnatre analyttquement (si lon excepte les cas limitesdabsorption de 1Etat par la socit civile, sous forme de crisehgmonique gnralise, de type congolais ou ougandais, ousous forme de tyrannie patrimoniale comme en Guine quato-riale, en Empire centrafrkin, en Guine), et la conjoncture histo-rique des annes soixante-dix nous donne observer, ici le bouil-lonnement indistinct, I le mascaret manifeste qui signalent larencontre contradictoire de 1Etat et de la socit civile.I 1 convient de poser la problmatique de la dmocratie, delautoritarisme, voue du totalitarisme sur le continent africain lalumire de cette csure : a I 1 y a de bonnes raisons de voir dans ladomination interne du pouvoir tatique le produit de Iinconsis-tance relative de la socit civile dans ces pays, du degr limitdinstitutionnalisation viable et durable des forces sociales localesen dehors de la sphre de 1tatB estime J ohn Dunn (13). Maisdans le mme temps, les groupes sociaux subordonns nont pastmoign de la passivit quon leur a souvent prte, et laffirma-tion tatique sest trouve confronte aux dbordements de lasocit. Si les situations da quilibre catastrophique P entre domi-nants et domins ont tt avort, quelques exceptions prs, si lesperspectives rvolutionnaires demeurent pour linstant alatoirespour des raisons que nous retrouverons,, les groupes sociaux nenont pas moins constamment pes sur 1Etat par le biais dinnom-brables

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    la socit sur celui-ci et contribuant sa faillite conomique. Leconstat de latrophie gcnrale de la socit civile et de sa dpen-dance par rapport 1Etat doit tre nuanc. Ici et l, elle entre-tient avec lui un rapport plus Q: juste s quailleurs et ces variationsne sont pas indiErentes du point de vue du caractre plus oumoins dmocratique du pouvoir. Plusieurs facteurs de diffrencia-tion savrent pertinents cet gard, que des tudes plus systma-tiques devraient pouvoir inventorier et prciser.La morphologie des socits, rarement prise en considrationpar lanalyse politique, conditionne largement les modalits delexercice du pouvoir. La gographie physique, le degr de dve-loppement technologique ne restent pas sans influence surlampleur du contrle tatique, et cela est encore plus vrai de ladmographie. L autorit politique suprme, le plus souvent iden-gie un homme, impose une tutelle dautant plus serre autissu social quelle est elle-mme en place,depuis longtemps etque la population est restreinte. Dans des Etats de moins de dixmillions dhabitants, et frquemment de moins de cinq, voire demoins dun million dhabitants, et o les moins de trente ans-politiquement mineurs- ont majoritaires, un Prsident en fonc-tion depuis une ou deux dcennies a, selon toute probabilit, uneconnaissance directe de tous les cas individuels daccumulation derichesse et dinfluence. Ainsi, un travail rcent de sociologie poli-tique estime 950personnes, au dbut de lanne 1982, la classeCJirigeante camerounaise (14 ) , valuation effectue propos dunEtat de sept millions et demi dhabitants et que lon peut proba-blement conserver pour des pays dmographiquement compara-bles (Cte-dIvoire, Guine, Haute-Volta, Mai, Sngal, Zambie,Zimbabwe) ou lgrement moins peupls (Angola, Bnin,Burundi, Niger, Rwanda, Sierra Leone, Tchad). Dans les micro-tats que sont le Botswana, les Comores, Djibouti, la Guine Bs-sau, la Guine quatoriale, Sa0 Tom, le Cap-V ert, le Gabon, laGambie et mme le Centrafrique, le Congo, le Liberia, la Mauri-tanie, le Togo, le contrle politique est potentiellement total. Cessituations, des degrs divers, connaissent une pratique de larpression que lon pourrait qualifier dintimiste, tantt relative-ment bonhomme et paternaliste (le Prsident admoneste lui-mme ceux qui se sont rendus coupables dindodit politique,comme cela semble stre fait en Cte-dIvoire ou au Cameroun),tantt carrment insoutenable (que lon songe au Conseil desministres centrafricain rig en tribunal sous laprsidence person-nelle de Bokassa, aux torturs guinens sentretenant tlphoni-

    t.14).P.F. Ngayap, Cameroun. Quigouverne?, Paris, LHarmattan, 1, 983,p. 14.103

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    LA REVANCHE DES SOCIT~Y FRICAINES -quement avec Skou Tour au sortir de la a cabine technique D,aux prisonniers quato-guinens battus dans Ienc5inte mme dupalais ngumiste...). En revanche, le rapport de IEtat la socitdevient beaucoup plus complexe quand on franchit le seuil desdix (Ghana, K enya, Madagascar, Ouganda, Soudan, Tanzanie),vingt (Zare, Ethiopie) ou quatre-vingt millions dhabitants (Nige-ria). De la sorte, des rgimes qui sont comparables du point devue de leurs assises sociales, tant que lon raisonne en termes degroupes socio-conomiques, ne le sont plus vraiment au plan poli-tique quand on introduit la variable dmographique.Mme si elle a t invoque pour justifier linstauration demonocphalismes politiques, lhtrognit culturelle dunesocit milite probablement dans le sens dune restriction effet-tive du pouvoir central, et ce que J.-M. Gastellu remarque pro-pos des monarchies serer mrite peut-tre, sous bnfice dinven-taire, dtre extrapol 1Etat postcolonial :a (le rgime politiquelocal) dpend lui-mme de la relation qui sest tablie entre lemonarque et ses sujets : quand le monarque est le-premier ofi-ciant dans la religion de la masse de la population (animismeserer), la relation qui sinstaure est celle dune forte dpendancepolitique (...) ; par contre, lorsque le monarque est dune reli-gion diffrente de celle de la masse serer (animisme wolof ouislam) la relation qui stablit est celle dune forte autonomielocale confinant parfois la quasi-indpendance D (15). On nesaurait, bien sr, affiimer premptoirement que la nature temp-re du rgime senghorien procdait dun tel clivage entre un Pr-sident catholique et une majorit musulmane. Mais, dune faonplus claire, la coexistence des deux grandes religions monothistes,dans les pays du golfe du Bnin, a suggr aux responsables poli-tiques les plus lucides un jeu dquilibre et_une retenue qui ontentrav leur marge de manuvre :dans un Etat fortement centra-lis comme le Cameroun, le christianisme a t une composantesocio-politique avec laquelle lUnion camerounaise, doriginemusulmane, a d compter, que le prsident Ahidjo eut toujourslintelligence de mnager en tant que telle, et qui reprsenta endfinitive un mle de rsistance lascension de < laile dure D duparti unique, aussi bien qu la volont de puissance de labureaucratie.Dune manire beaucoup plus directe, le degr de structura-tion de la socit civile fait plus ou moins obstacle la pesanteurtatique. I 1 est rvlateur que ce mme rgime camerounais sesoit constamment efforc de briser ou de canaliser les dynamiques

    (15) J .-M. Gastellu, Ldgalitarismeconomique des Serer du Sdndgal, Paris,ORSTOM, 1981, p. 314.

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    sociales autonomes, sous prtexte de lutter contre le a tribalis-me B, et cest le fait quil y soit largement parvenu, la faveurdu traumatisme de la guerre civile, qui lui confere cette texture siparticulire, empreinte dautocensures, de craintes et dimmobilis-mes. A linverse, la R sm.xess stoy Y dont parle D. Cruise OBrienau sujet du Sngal, sexplique en grande partie par la forcedpganisation et 1autonomie de lislam confrrique, avec lequel1Etat dut nouer des liens subtils, sur la base dune certaine rci-procit ; de ce compromis entre les traditions tatiques hrites dela colonisation, et notamment celles des a municipalits B , et lestraditions des zawljrQ musulmanes est n a un ensemble complexeet fondamentalement viable de dispositions politiques, dsormaisindniablement intgres dans une vritable culture politiquenationale B et qui est sous-jacent louverture du systme parti-san (16). A cet gard, un pays comme le Kenya occupe une posi-tion intermdiaire : sous le couvert du parti unique, des associa-tions dentraide coloration ethnique et des a groupes parlemen-taires provinciaux B ont pu subsister ; officiellement dissous en1981, ils nont pas tard se reconstituer en holdings ; de concertavec des institutions dotes dune autqnomie relative, telles lapresse, les organisations fminines, les Eglises et lUniversit, cepluralisme de fait a rendu singulirement conflictuelles la succes-sion prsidentielle et 1 volution autoritaire du rgime.Aspect particulier de la structuration de la socit civile, ledegr dautonomie des canaux daccumulation par rapport 1Etatest galement une variable importante de,la a justesse B de sa rela-tion son environnement. On le sait, 1Etat est le vecteur princi-pal de laccumulation, sans pour autant sy rduire (sauf dans Cer-taines situations limites o les mcanismes de cette accumulationtendent labsorber :Liberia sous les prsidences Tubman et TOI-bert, Sierra Leone de Siaka Stevens, Ghana du Dr Busia et dugnral Acheampong, Nigeria de la fin du rgime Gowon, Zaredu marchal Mobutu...), ni lenglober compltement (hormisdautres situations limites de confiscation patrimoniale totale :Guine, Guine quatoriale, Empire centrafricain). A cet gard,les critres politiques sont relativement contingents. Qu il ser+me du socialisme ou non, quil soit pluraliste ou unanimiste,1Etat est partout devenu le premier agent conomique. Partout,il a amplifie son intgration au systme conomique mondial. Etpartout il a inclin procder une accumulation primitive par lebiais dune surexploitation de la paysannerie. Nanmoins cette

    (16) D. B. Cruise OBrien, (1 SBnB-gal i) , in J . Dunn ed., op. cit. , en Afrique, Paris, Karthala, 1983.pp. 187-188. Cf. Bgalement C. Coulon,op. cit., et Les musulmans et le pouvoir

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    maximisation du rle conomique de Itat ne peut tre abstraitede laccumulation individuelle quelle permet tous ses chelons(y compris les plus hauts) et dans toutes les situations (y compriscelles qui sont rputes .II socialistes B. Toute position de pouvoirest indissolublement une position denrichissement par les avanta-ges personnels quelle procure. Mme les hommes daffaires quinappartiennent pas au secteur public en dpendent troitement,ne serait-ce que parce que leurs moyens denrichissement reposentlargement sur des drogations la loi ou sur des autorisationsadministratives. I 1 est donc assez vain dtablir une distinction denature entre le secteur conomique priv et le secteur public puis-que les deux manent dune mme dynamique, celle de larecherche hgmonique et de la formation dune classe domi-nante. Pourtant, sur cette toile de fond, des diffrenciations nota-bles surviennent, qui contribuent clairer les variations dmocra-tiques. Une plus grande autonomie des mcanismes daccumula-tion peut conduire la constitution dun vritable milieu daffai-res autochtone, distinct de la bureaucratie (comme au Nigeria, auKenya, au Sngal, au Cameroun) et susceptible de conforterlespace propre de la socit civile, ainsi que le montrent parexemple les groupes parlementaires et les holdings rgionaux auKenya, les chefferies bamilk au Cameroun, les entrepreneurs etles commerants mourides au Sngal. Ailleurs, en revanche, lescanaux daccumulation dpendent presque exclusivement du pou-voir, qui les gre dans une perspective de patronage et de rgula-tion politiques (comme en Cte-dIvoire, au Gabon, au Zare, enSierra Leone) ou qui les confisque purement et simplement (dansles cas des tyrannies patrimoniales) : ainsi, plutt quun: .II struc-ture relais promouvant un secteur priv autochtone B, 1Etat ivoi-rien Q: apparalt davantage comme un rgulateur qui, par uneivoirisation module et contrle, a su maintenir dans son orbiteun milieu aux ambitions conomiques quil tait indispensable desatisfaire sans pour autant p5rmettre celui-ci de sriger en classesociale indpendante de 1Etat s (17) ; ce trait, en ce quil enrvle dautres similaires, nest pas sans clairer les limites de ladmocratisation et le climat dltre de la succession prsiden-tiene, qui tranchent avec lexprience de multipartisme que tentesimultanment le Sngal.

    (17).C. de Miras, U Lentrepreneur Karthala, 1982, p. 228. Cf. Bgalement,ivoirien ou une bourgeaisie priv6e de son J . Baulin, La politique interieureEtat )) in : Y.A. FaurB, J.F. Mbdard, Etat dHouphout-Boigny, Paris, Eurafore t bourgeoisie en C6te -divoire , Paris, Pless, 1982.106

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    Les tnadtons de la modemitParvenu ce point de notre rflexion, nous devons rintro-duire la dimension de la dpendance que nous avions juge insuf-fiSance rendre compte du caractre dmocratique ou autoritairede 1Etat. Car il est bien vident que la nature a primitive et gla-tineuseB des socits civiles du continent nest pas sai eneris etne saurait tre abstraite dun moment historique : leur&ocationsous les coups rpts de la traite, de la colonisation et de Iint-gration au systme conomique mondial. Sans mi ke parler delapproche admjnisuative et coercitive de lautorit que le coloni-sateur a laisse en hritage. Cette culture de la chicotte a certaine-ment aggrav lautoritarisme socital rcurrent dont Kwasi Wiredumontre bien combien il est impropre une interprtation dmo-cratique du politique. En dfdtive, nous sommes en prsence dedeux mouvements complexes et contradictoires. Dun c&, le pro-cessus de mise en dpendance des socits africaines et, s a mquilse confonde compltement avec lui, celui de la totalisation tati-que, promue par des acteurs sociaux qui tirent leurs meilleuresressources de cette dpendance, pour avoir pu en faire le vecteurde leur domination. b e lautre, le travail, insidieux ou brutal, derappropriation et de d-totalisation de 1tat postcolonial par lasocit, mouvement qui nchappe nullement aux contraintes dela dpendance mais dont lanalyse amne pourtant rexamiflerIafhmation de B. Badie et P. Birnbaum, selon laquelle a 1Etatreste en Afrique comme en Asie un produit dimportation, uneple copie des systmes politiques et sociaux europens les plusopposs, un corps uanger, de surcrplt lourd, inefficace et sourcede violence s (18). Le placage de 1Etat dorigine europenne surles socits africaines, son hypertrophie, sils ont interdit celles-ciune vritable structuration autonome, ne les ont pas pour autantempches dinstaurer progressivement avec lui une relation dsor-donne de rtroaction qui est un signe parmi dautres de Ihistori-ut propre de ces systmes politiques.On a dfini le a dveloppement politique s comme une sem-blable a rintgration de 1Etat et de la socit sur la base de nou-velles institutions et de nouvelles valeurs s, comme la constructionde a traditions de modemit s (19). Compte tenu du a dmocen-trisme s tant dcri de Icole dveloppementaliste, il sagit peut-tre aussi bien dune dfinition de la dmocratie qui semble cor-respondre la u szcccess story Y du Sngal , telle que nous la conte

    (18) B. Badie, P. Birnbaum, op. cit., africains.p. 18.1. Contestable sur ce point precis, (19) R . Kothari, c( Tradition and mo-cet ouvrage propose par ailleurs une dernity revisited n, Government andreflexion tres riche qui meriterait d:tre Opposition II I (3), Summer 1968,systematiquement confrontbe aux Etats p. 286.107

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    Donal Cruise OBrien. Mais tout dpend alors de la teneur decette relation de rtroaction. De nombreux auteurs, tant enEurope occidentale que sur le continent africain, tirent des traitessur la socitc civile pour sopposer lemprise autoritaire ou tota-litaire de 1Etat : a (...) la rflexion sur la socit civile nest pasune vaine spculation, elle tend identifier ce qui empche lEt&dexercer le monopole du pouuoii Y, note R. Fossaert (20). Fonda-mentalement juste, cette dmarche pche nanmoins volontierspar omission. Le bourgeonnement du secteur informel, le con-tournement des frontires tatiques, la dlinquance, la rsistanceconomique nassurent pas en eux-mmes la dmocratisation dusystme politique ou de lappareil de production. Lavance de lasocit civile ne suffit pas puisquelle ne vhicule pas forcmentlide dmocratique. En son sein, les valeurs de la hirarchie et delautorit lemporteraient plutt, et aussi, de plus en plus, la pra-tique de la violence, dlinquante ou sociale. Une mdiation poli-tique est donc ncessaire, susceptible damplifier cette avance dela socit civile, de lorienter et de linstitutionnaliser.Cependant - n ne le rptera jamais assez - ne telleentreprise de mdiation et dinstitutionnalisation politiques nestpas condamne revtir des formes de facture occidentale. Lesexpriences de dmocratie reprsentative et pluraliste que poursui-vent actuellement le Sngal et le Nigeria valent sans doutemoins par leur faade lectorale que par la crativit socialequelles autorisent et qui se distingue heureusement de Iinhibi-tion politique qui prvaut dans les pays comparables, comme leKenya, le Zare, le Cameroun, le Ghana ou la Cte-dIvoire. Pourle reste, les problmes demeurent, colossaux, et les meutes deBanjuls, qui virent en 1981 les jeunes marginaliss submerger deleur colre la plus ancienne dmocratie du continent, ont rappel ceux qui lavaient oublie linadquation des structures librales cet gard. Le potentiel dmocratique de lAfrique se definitplus du ct des e petits collectifs politiques B~ dont les massesrurales et urbaines prennent linitiative et gardent le contrle (tel-les les associations doriginaires), quj lombre des parlements etdes partis porteurs des logiques de IEtat, de laccumulation, voirede lalination. Cette mdiation politique, il appartient aux Afri-cains de la concevoir eux-mmes, et la tche du chercheur tran-ger leurs socits sarrte l. En revanche, il peut contribuer approfondir la pfoblmatique, un peu courte, du rapport de lasocit civile IEtat, une fois que cette dernire a permis de res-tituer lhistoricit et linachvement de la construction tatique, et la prolonger en une problmatique du passage au politique.

    (201 R . Fossaert, op. cit., p. 166. coloniale, H. Eeji, Le desenchantementCf. surtout au sujet de lAfrique post- national, Paris. Maspero, 1982.108

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    Le passage au politiqueLanalyse de la rpercus_sion des dynamiques de la socit civilesur la structuration de 1Etat se doit de tenir compte de deuxdimensions : dune part, le poids des groupes sociaux subordon-ns dans la production de lhistoire et, de lautre, lingalit de la

    Q: capacit politique B (P. Bourdieu) des d$rents acteurs sociaux.En dautres termes, la construction de 1Etat contemporain doittre pense la fois comme recherche hgmonique de la part desgroupes sociaux prtendant la domination, et comme produitpartiel de laction des autres groupes sociaux considrs commedomins. Cest ce double mouvement, largement contradictoire,que nous avons conceptualis en termes de a totalisation B et deQ( d-totalisationB et dans les interstices duquel schafaude ven-tuellement la dmocratie.Ce quil faut au praab!e bien saisir, cest que toute entre-prise de d-totalisation de 1Etat par la socit civilepetzt tendre une contre-totalisation plus ou moins explicite et durable, sansque celle-ci soit automatique, ni quelle puise la dynamique duchangement : les micro-procdures par lesquelles les groupessociaux sont en interaction permanente prparent, parcourent,absorbent la structuration binaire du champ social qui sorganisepisodiquement autour dun a antagonisme principal B, et londbat dune Q notion de rvolution qui ne soit pas conue,comme on la fait pendant deux sicles, presque exclusivementdans le temps bref B (21). Par ailleurs, la socit civile, originelle-ment disparate et fragmente, pse nanmoins demble en tantque telle sur le pouvoir, comme e en creux B (22), par le biaisdinnombrables modes daction htroclites et ponctuels, que lonpeut ventuellement classifer en formalits logiques constitutivesde la pratique nonciatrice des systmes politiques et qui en tis-sent lhistoricit quotidienne, au gr dchanges continus, contra-dictoires, polysmiques entre les diffrents acteurs sociaux.Les deux problmes qui se posent donc et qui feront dsor-mais lobjet denotre questionnement ont trait : 1) lunificationproblmatique de ces modes daction htroclites et ponctuels enun mouvement social couvrant la surface du systme daction his-torique et visant en prendre le contrle ;2) la mise en formepolitique (elle aussi alatoire) de ces modes daction htroclites.

    (211 C. Ginzburg, Les batailles noc- baum, J .-M. Vincent (dir.), Critique desturnes. Sorcellerie et rituels agraires en pratiques politiques, Paris, GalilBe, 1978,Frioul. XVI.-XVII. si&cles, Lagrasse, Verdier, pp. 103-120.1980, p. 234. Cf. Bgalement C. Buci- (22) R . Fossaert, o p. c i t . ,Glucksmann, (I Eurocommunisme, transi- pp. 208-209.tion et pratiques politiques )) in P. Birn-109

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    Mais lun et lautre de ces problmes ne peuvent tre comprisqu la ,lumire de la rupture pistmologique qui dissocie 1Etatde la socit civile.~e Z tut ZU soc&& cvh :une rupture estmologqueDominants et domins nvoluent pas ncessairement dans lemme @irtme; csure que peuvent traduire des discontinuitsculturelles, religieuses, linguistiques. Celles-ci sont particulire-ment aigus dans le cas des socits dpendantes (paysannes, colo-niales, ou postcoloniales) qui tendent la dichotomie, faussementconceptualise en une opposition centre-priphrie mais qui auto-rise nanmoins parler, sans trop faire injure la ralit, dea cultures populaires D dotes dune certaine spcificit par oppo-sition la culture des groupes sociaux dominants, se reproduisantde faon largement endogne et sur une longue dure sans pourautant cesser dentretenir des relations rciproques dchange avecles autres pans du systme social et constituer ainsi un corpus clossur lui-mme et statique (23). I1 nest donc pas certain que dansles situations qui nous retiennent- es socits africaines contem-poraines, enserres dans un projet tatique, disloques par ladpendance, plonges dans une crise hgmonique- on puisseparler avec M. Aug, d* ido-logiqueD, ou, avec M. Sahlins, dea schme culturel (.. ) diversement inflchi par un lieu dominantde production symbolique, qui alimente lidiome majeur dautresrelations et activits D de a lieu institutionnel privilgi du proces-sus symbolique, do mane une grille classificatoire impose laculture dans son entier 3 (24).Une telle csure npargne pas le politique. Dans son accep-tion prsente, celui-u appardt comme un fait de conscienceengendr par la mutation de lEurope occidentale auxm1Ie-msicles (fait de conscience que partagent, au moins partiellement,les catgories dirigeantes des Etats africains postcoloniaux, maisprobablement pas les populations quelles dominent) et commeun concept (qui procde lui-mme de cette mutation historique etqui est donc idologiquement situ). Lanalyste des socits afri-caines doit ainsi composer avec deux exigences contradictoires. Enpremier lieu, sinterdire tout Q( anachronismeD (pour reprendre la

    (23)Pour une utilisation dynamique protest, New York, Pantheon Books,du concept de culture populaire, cf. M. 1980.Bakhtine, Luvre de Franois Rabelais (24) M. Augb, Pouvoirs de vie, pou-et la culture populaire au Moyen-Age et voirs de mort, Paris, Flammarion, 1977 ;sous la Renaissance, Paris, Gallimard, M. Sahlins, Au cur des soci&&. Rai-1970 : N.Z. Davis, Les cultures du peu- son utilitaire e t raison culturelle, Paris,ple, Paris, Aubier, 1979 ; C. Ginzburg, Gallimard, 1980, p. 263.OP. cit. ; . Rudb, Ideology and popular11o

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    clbre expression de Lucien Febvre) dans la lecture politique despratiques populaires, cest--dire cette a opration htrologique Dqui suppose a quun essentiel sannonce dans le mythe du sau-vage, dans les dogmes du croyant, dans le babil de lenfant, dansles mots du sage ou dans les conversations gnomiques du peuplemais (qui) postule aussi que ces paroles ne connaissent pas cequelles disent dessentiel D - pirouette intellectuelle danslaquelle la plupart des auteurs marxistes sont passs matres (25).En second lieu, reconnditre comme a politiques D des dmarchesqui ne s&ment pas comme telles, dans des contextes o lamenace du pouvoir contraint les acteurs sociaux a aller pas decamlon pour aboutir la solution D selon lheureuse mtaphoredun jeune Malien (26), et qui ne sont pas non plus habituelle-ment considres comme telles dans des traditions scientifiques ola differenciation structurelle, linstitutionnalisation, la consciencede classe demeurent les grands critres de la maturit librale ourvolutionnaire.La solution opratoire ce dilemme consiste peut-tre conce-voir non plus des socits monistes et uni-dimensionnelles, maisdes espaces-temps produits comme autant de ples par les acteurssociaux, selon le principe de lidentification contextuelle et multi-ple dont parlent certains anthropologues. Espaces-temps qui nevalent que par leur nonciation et qui ne parviennent qua desajustements relatifs, incomplets, temporaires se donnant commesystme historique inachev et ouvert (27). Dans une telle pers-pective, ltude des processus de passage, de dplacement, destructuration est plus importante que celle des structures et dessystmes en eux-mmes. Cela est flagrant pour ce qui concerne lastratification sociale en Afrique contemporaine o une analysedlibrment multidimensionnelle, en termes dapproche contex-tuelle (telle que la remarquablement illustre M. G. Schatzbergau sujet du Zare, en sinspirant des travaux de C. Y oung et deA. Giddens) ou de positions non exclusives (telle que nous nous ysommes essay au sujet du Cameroun), apparat plus pertinenteque linterprtation classique en termes dantagonisme principalentre une classe dominante et une classe lpotentiellementIrvoluuonnake (28).

    I

    d25) M. .de Certeau, Linvention duquotidien. 7. Arts -de faire, ,Paris, UGE,1980, p. 273. Cette exigence apparatparticulibrement necessaire pour renou-veler l,analyse politique de la sacralite,g6nbralement interpret6e .en termes de:substitution dans .la tradition de La,guerre des ,paysans dEngels.:i261. R. ,Deniel, Voix de jeunes dans,,/a ville africaine, Abidjan, INADES, 1979,,p. 69.

    (27) La lecture du beau livre de R.da Matta, Carnavals, bandits et h6ros.Ambiguit4s de la socikt6 brksilienne (dq8cit& ma aid6 8 consigner cette probl6-matique, de pair avec les uvres de M.Foucault et de M. de Certeau.(28) M.G. Schatzberg, Politics andclass inZaire. Bureaucracy, business andbeer in Lisala, New York, AfricanaPublishing Company, 1980, et J .-F.Bayart. op. cit.111

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    Si lon sen tient cette perception, il nen reste pasmoins que les espaces-temps sordonnent ingalement. Le projetde construction dune classe dominante, la recherche hgmoni-que que nous croyons voir luvre dans lAfrique contempo-raine se traduisent par la formation dun espace de la dominationet de lexploitation dans lequel les domins sont somms desinsrer. Ils le font parce quils y sont contraints, politiquementet conomiquement, mais aussi parce que cet espace rpond cer-taines de leurs exigences ou de leurs attentes : il serait vain de sedissimuler u le consentement des domins leur domina-tion > (29) et, de mme que la religion populaire nest pas forc-ment htrodoxe, les modes populaires daction politique ne con-tredisent pas ncessairement le pouvoir ; ?u risque de choquer,allons jusqu dire que lapntration de IEtat, du Capital ou deleurs u appareils idologiques s peut tre aussi vcue comme par-tiellement libratrice ou avantageuse et qua vouloir se le cacher,lon se condamne ne pas comprendre, par exemple, pourquoiles paysanneries dploient plus dingniosit subvertir les roua-ges de Iconomie tatique ou surbaniser, qua entreprendreune rvolution.Mais, simultanment, les groupes sociaux domins se dfinis-sent par rapport dautres espaces, ventuellement dterminspar des temporalits autres. Et cest dans cette distanciation quesenracinent u la rsignation ?, u lattente s, c( lindiffrence s, tousces comportements de diachronie par rapport au champ du pou-voir que notent les observateurs des socits rurales, ou encore ce

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    gnral. Les groupes sociaux ne sinscrivent pas ncessairement surle mme registre, et le grand problme des dominants est peut-tre prcisment de trouver des domins et de les contraindre demeurer dans un espace social domestique o pourra sexercer ladomination.En tout tat de cause, ces considrations dictent au politisteune leon dhumilit : son objet dtude est loin dtre la proc-cupation premire des groupes sociaux subordonns qui accordentplus dimportance dautres dimensions de leur existence, et sonsavoir est bien des gards celui du pouvoir, dans la mesure otous deux ressortissent au mme pistm.Aussi ritrerons-nous notre rserve quant une ventuelletransposition du concept dido-logique aux socits africaines,contemporaines:

    U L deloge est toujours do!oge du pouvor dansn mp0rl.e quel type de soce2e*; lle simpose, s expnine etse reproduit pur des structures dordre syntaxique qui sonthomologues dune soc& luutre et qui expliquent, dunepart! que tout indvau formule et essaye de re3oudre sespmbbmes de tous ordres dans lu logique de ldeloge dupouvor, dautre purt, que les domnej vivent duns ldelo-ge des dominants, quund bien mme ils y expriment, sunslluson n umbtguit6 leur protestuton ou, a tout le moins,leur situution B (31).11y a certes de limpossible et de limpensable dans ces soci-ts- ous y reviendrons- mais il nest pas sr que nous puis-sions prsumer m e a somme du possible et du pensable )> unelogique densemble qui situe les unes par rapport aux autres, defaon multiple et diffrentielle, non seulement les differentesvariantes institutionnelles dune socit mais aussi ses variantesintellectuelles, morales et mtaphysiques B, et travers la a tota-lit virtuelle B de laquelle sapprhenderait a le pouvoir B. Mieuxvaudrait dire, si lon voulait tout prix conserver cette conceptua-lisation, que les a noncs partiels B des a totalits virtuelles )> rel-vent dido-logiques multiples et htrognes.En revanche, nous suivons Marc Aug quand il nous invite renoncer a se mfier des apparences B et choisir a de prendreles socits au pied de la lettre s, a de partir de ce quelles don-nent voir B, dans la mesure o cette approche nous permet pr-cisment denregistrer lentrechoquement de cohrences partielles.

    Les groupes sociaux subordonns agissent en fonction dintrts,de symbolisations et de projets qui leur sont propres et qui ne se(31) M. Aus6, O D . cit.. D 25. Lescitations suivantes .sont tides despp. 74, 79. 70, 73.

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    rsument pas la rationalit du champ politique tatique. Ils nesont pas pour autant irrationnels, ni ne peuvent tre perus sansdiscernement comme q passistes s, c( ractionnaires % ou Q( rvolu-tionnaires %, quand bien mme ils heurtent la sensibilit politiquedu champ dominant : les E( paysans de lOuests de la Francesinsurgent contre une rvolution qui revient la E( substitutiondune classe dirigeante une autre o [leur] intrt (...) nappa-rat pas clairement s ;dans le Midi ils font de laTerreur blancheQ( (1) un des mouvements populaires les plus actifs et continus dela priode rvolutionnaire % ; dans le Pimont, ils boudent uneRsistance qui, linstar de Itat, a prend le veau 2) ;et en Tan-zanie i l s Q( perruquent s ou contournent une ujamaa dinspirationadministrative qui sert principalement les titulaires des positionsde pouvoir bureaucratique et les e koulaks s (32). Toutes ces prati-ques prennent leur sens, irrductible, par rapport des espaces-temps particuliers non encore * capturs % pour reprendre la thsestimulante deG. Hyden, ce qui ne doit pas occulter, rptons-le,cette vidence : le sens de certaines pratiques pse plus lourd quedautres, (du poids des moyens de la domination) ;et, culturelle-ment rationnels, les millnarismes, par exemple, ne fournissentgnralement pas de rponse trs pertinente 1Etat. Lune destches les plus ardues quaffronte le cy vecteur principal s autourduquel se polarise hypothtiquement le processus davance de lasocit civile, est donc de surmonter cette rupture pistmologi-que et de combattre le pouvoir avec des armes conceptuelles ad-quates, pour viter les piges de la

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    pos de la Pologne), de a personnalit sociale B (Paul Bois au sujetdes u paysans de lOuest B) (33). Le manrisme aidant, lusage veutque ces temps forts soient censs ouvrir une voie royale la com-prhension du politique, en en rvlant la structure fondamentaleque dissimulerait e lactualit insignifiante B du quotidien. Enfait, lon peut se demander si de telles dramatisations nembrouil-lent pas les choses force de les simplifier. Dans son tude dessans-culotte, Richard Cobb montre trs bien comment la notionmme de a mouvement populaire B fait problme et a constituedj -~ -toute une thse B :u Lu seuZe question poser, cede qui ,indigna, etonnu etbouzeversa les Thermidonns, serut :(iComment un mouve-ment popuhire put-Z jumus occuper la premire place ? Det non B Comment echouu-t-1? u, car ce fut su russfequitint du mirade, mme uuss partiele et e@!&nre. Les cau-ses de son dcZnsont vdentes. Mais ,toute analyse du mou-vement sans-cuZotte, mme son apoge pendant Zautomneet lhiver 1,793, doit fi ire resso7tir son caractre uccdentez,su fiagZt6 son, ncoheence et son in$nie fiugmentutzn.Comment le suns cuZotte, cette aberration ,deZu nature, quifut davantage un e3ut desprit guune rultsociale, polit-

    que ou konomique, cet urch2ype dun chauvinisnze de GZO-cher, put-i l reprhenter queZque menace ,pour Zegouvernement ? B (34).Sauf considrer que lhistoire a un ,sens, la formation dunmouvement social et sa capacit s,emparer du pouvoir ne vontpas de so ; elles mritent chacune une interrogation spcifique.Surtout, elles ,ne sont pas exclusivs .de processus inverses dmiet-tement et de dissolution des modes populaires daction politique,processus qui menacent en frligrane tout mouvement social postu-,lant au contr61,e du syst-me daction historique..Lunification des procdures fragmentaires .de d-totalisationdu champ tatique en une entreprise de ,contre-totalisation est enpartie affaire de .choix de la part des acteurs sociaux. Pour repren-dre la terminologie de Michel :de Certeau, convient-il quils sentiennent des u tact,iquesB, nayant .

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    tion, vcu comme tel, par exemple, par Solidarit en Pologne aulendemain de la proclynation de ltat de guerre, par la mou-vance islamiste dans 1Egypte de Sadate ou, dune faon quelquepeu diffrente, par IANC en Rpublique sud-africaine (36). Maislessentiel des dynamiques de d-totalisation et de contre-totalisation rpond aussi des logiques formelles quil nest passuperflu de sai si r selon les paramtres suivants :- es situations et les conduites prparant la formation du mou-- -. -vement social ;- a rupture initiale dbouchant sur la < prcipitation D du mou-vement social ;- a dfinition du champ daction privilgi par les acteurssociaux ;- a dynamique dalliance entre groupes sociaux disparates ;- a dynamique de fragmentation du mouvement social ;- a dynamique dappropriation du mouvement social par luneou plusieurs de ses composantes ;- mergence dun 4 vecteur principal D et globalisant de d-totalisation et de contre-totalisation ;- es phnomnes de cristallisation vnementielle ou indivi-duelle ;- a dfintion des themes de lutte privilgis par les acteurs

    sociaux ;- a dfinition dun projet alternatif de totalisation.I 1 nest point besoin dinsister sur le fait que ces paramtresinterviennent dune faon concomitante (bien que la perceptionque lon en a soit souvent diachronique), et quils ne sont pasdtermins par laction des seuls groupes sociaux engags dans laconstruction dun mouvement mais aussi par celle des autresacteurs, commencer par le pouvoir. En revanche, lon insisterasur limportance distinctive que revtent les dments de cette

    dynamique. Tous les thmes de lutte, tous les champs daction,par exemple, ne se valent pas : les sans-culotte se tromprentlourdement en privilgiant les E( subsistances D en un combatdarrire-garde, et les paysans allemands en se regroupant en ban-des sur la base de e la communaut de ladversaire particulierdevant lequel elles succombrent D plutt que sur celle de laa communaut plus ou moins grande de leur propre action D (37).Llaboration dun projet de contre-totalisation est elle aussi cru-

    (36) J .S. Saul, S . Gelb, The crisis inSouth Africa. Class defense, class revo-lution, New York, Monthly Review Press,1981, pp:102 et suiv; G. Kepel, Lemouvement islamiste dans IEgypte deSadate, Paris, cole des hautes Btudesen sciences sociales, 1982 : B. Guetta,(( Une concertation ,politique sesquisse

    entre Solidarit6 et IEglise polonaise i ) , LeMonde, 28 avr. 1982, et C. Ky, (I Polo-gne : la premiere ouverture depuis ledebut de IBtat de siege I ), Libbration, 30avr.-2 mai 1982.(37) R . Cobb, op. cit., chapitre VI etF. Engels, La guerre des paysans, Paris,d. Sociales, 1974, p. 166.

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    ciale. Cest elle qui peut permettre un autre acteur de capter lepotentiel politique de ses allis et de le grer conformment sesintrts. En labsence dune telle plate-forme, ou sous leffet deson rosion progressive comme en Pologne tout au long delanne 1981, le processus davance de la socit civile senlise,seffioche ou conduit limplosion du systme daction histori-que linstar de ce qui sest produit en Turquie dans les annessoixante-dix. Mais du fait mme de ce projet contre-hgmonique, un mouvement social de d-totalisation du champtatique est ambivalent : certains gards, il tente la Synthese etle dploiement des modes daction populaire dissmins ; dautres gards, il abrite des phnomnes daccumulation p91iti-que ou conomique et des mcanismes dinsertion dans 1Etat.Tout a vecteur principal D de la progression de la socit civilecomporte de la sorte les germes de la domination et des dsen-chantements venir, que lobservateur na pas souvent la luciditde dceler.

    I 1 ne peut tre question, dans le cadre dun_simple article,danalyser la revanche des socits africaines sur 1Etat- hno-mne multiforme et divers dun pays lautre - elon cettegrille de lecture. Mais quelques hypotheses de travail paraissent sedgager sur la base desquelles il faudrait reprendre lensemble dudbat relatif la a transition D, dans une perspective moins tlo-logique et moins messianique que celle qui a prvalu ces vingtdernieres annes (38)._Nous lavons laiss entendre, les socitsafricaines taraudent 1Etat B: en creux D plutt que sous la formedune alternative constitue, quitte le submerger priodique-ment en des explosions de violence dont la Gambie, le Centrafri-que, le Nigeria, le Kenya ont t les derniers thtres. De telssoulvements nont jamais dbouch sur une redistribution gn-rale des cartes, y compris en Guine-Bissau, en Angola, auMozambique, en Ethiopie, 2 Madagascar, au Congo, o les grou-pes sociaux subordonns paraissent avoir t progressivementdpossds de leur investissement dans la lutte nationaliste,agraire ou insurrectionnelle. En dautres termes, aucun de ceux-cinest jusqu prsent parvenu prendre la direction et canaliserla revanche de la socit en tant que a vecteur principal D ; lesmcanismes dmiettement et de dissociation lont emport.La catgorie sociale la plus dcide &ronter le systme dedomination en place parce quelle na rien perdre, ni dunpoint de vue a traditionnel D ni dun point de vue a moderne Dcest--dire Pa catgorie des jeunes marginaliss par lappareil de

    (38) Cf. les travaux, au demeurant Press, 1973, et The State and revolutiontres intbressants, de G . Arrighi et J .S. in Eastern Africa, Londres, Heinemann,Saul, Essays on the political economy of 1979.Africa, New York, Monthly Review117

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    production, vivant dexpdients, soumis lautorit tatillonne desans et reprsentant, soit di t en passant, prs de la moiti de lapopulation globale du continent, est aussi la moins apte con-duire le changement quelle contribue provoquer (39). On ajou-tera mme quelle est la plus sujette tre manipule, au vu desabus auxquels elle sest livre dans le cadre de diverses milices(comme au Congo en 1965, au Mali en 1967-1968, en Zambie en1971, au Kenya en I981 ou en Guine quatoriale du temps deMacias Nguema). De plus, il ny a presque jamais unit dactioner identit dintrts entre les jeunes et les autres catgories socia-les virtuellement critiques de 1Etat postcolonial : les femmessefforcent plutt dutiliser les ressources de celui-ci au plan politi-que eu conomique pour mener bien des stratgies de promo-tion individuelle ou familiale, plus rarement collective, et ellesdsapprouvent la violence qui entache lactivisme des jeunes ;ceux-ci sont par ailleurs en butte lidologie de lalnesse, enparticulier en milieu rural, si bien que leur irruption sur la scnepolitique est habituellement ressentie dune faon traumatique.Lust bat not least, la jeunesse, pat dfinition, est une catgorietransitoire, peu mme de capitaliser ses ressources et ses gainspolitiques sur le long terme.Le dbat sest ainsi concentr sur les potentialits rvolution-naires respectives de la paysannerie et de la classe ouvrire,dautant plus facilement que le c( lumpen proletariat D a mauvaisepresse dans la thorie marxiste. Nanmoins, aucune de ces deuxcatgories ne nous semble pouvoir structurer autour delle lasocit dans son rapport 1Etat. La paysannerie est affaiblie parses clivages internes et par la dtrioration, souvent dramatique,de sa condition ;sa dmarche consisterait plus volontiers tenterde sadapter aux mutations tatiques et conomiques et den tirerle maximum davantages ou, tout au moins, le minimumdinconvnjents ; plus fondamentalement, elle demeure trs en-de de IEtat, comme la montr Goran Hyden, et sefforce sur-tout de se reproduire, au gr dune Q( conomie de Iaffec-tion D (40 ) . Combative, la classe ouvrire ne poursuit pas non plusforcment un projet contre-hgmonique et reste de toute faontrs faible numriquement.En ce quelles supposent dorganisation autonome, de scr-tion dunl tissu culturel et dlaboration dune plate-forme decontre-totalisation lunification, de la socit civile et la transfor-mation) de son rapport 1Etat impliquent lintervention demdiations : mdiations idologiques mdiations institutionnel-

    (39) Cf. par exemple G. Althabe, 20 (4).pp. 407-447.(( Les luttes sociales 3 Tananarive en (40) G. Hyden, op. cit.1972 ), Cahiers d:8tudes africaines 80,I18

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    les, mdiations catgorielles. Dores et dj, lon discerne les for-ces qui concourent ce travail de longue haleine. Lislam, notam-ment, tmoigne dune indniable plasticit et savre capabledassumer ,aussi bien des processus daccumulation et de construc-tion de IEtat a intgral B que des processus de rsistance et decontestation populaire, y compris ouvrire ; cest probablement luiqui rpond le mieux, sur le continent, aux trois exigences dufaonnement de la socit civile que nous avons mentionnes, etqui affiche le plus clairement la double facult de d-totalisationet de contre-totalisation(41). Mais lon ne doit pas sous-estimerles virtualits dautres a vecteurs principaux s : le syndicalisme,bien quil ait essuy de nombreux dboires depuis lpope natio-naliste, constitue frquemment un sous-ensemble organisationnelet culturel puissant (comme au Congo, au Sngal, au Nigeria,en Haute-Volta, en Zambie, au Ghana) ; les partis politiquesnont certainement pas dit leur dernier mot, en croire la fonda-tion (ou la rsurgence ?)du MORENA au Gabon et la vitalit dusystme partisan au Nigeria ; la discrtion des structures politiquesdorigine pr-coloniale cache mal ici et l, leur influence persis-tante et leurs stratgies de modernisation conservatrice, souventtrs dynamiques comme dans le pays bamilk au Cameroun ;enAfrique orientale et peut-tre plus encore sur la cte occidentale,les Eglises indpendantes foisonnent et se prparent peut-tre un rle politique ultrieur... Dautre,s forces, en revanche, ontsubi un dclin, commencer par 1Eglise catholique qui paratavoir renonc incarner une alternative clricale et stre canton-ne dans une fonction tribunitienne (mme si elle ve%icule parailleurs des rflexions originales de critique de 1Etat).Est-ce dire que de ce bouillopnement mergera un rapportplus e juste B de la socit 1Etat ? Rien nest moins sr.Dabord, parce que les intellectuels africains, quelques excep-celui de sa remise en cause et ont priv le processus davance dela socit civile de thorisations originales, enracines dans les pro-fondeurs de celle-ci ;mme quand ilsont pris courageusement latte de la contestation, comme au Sngal jadis ou enCte-dIvoire et au Kenya depuis trois ans, ils n ont pas trans-cend - qt sen faut - a rupture pistmologique entre lasocit et IEtat, et demeurent largement captifs de la logique decelui-u (42). Ensuite, parce que la bureaucratie- ussi paradoxal

    4 tions prs, se sont plus volontiers m i s au service du pouvoir qua

    Pl4.1);C. Coulon; op. cit. et (f La jugem ent mais, dune faon gBnBrale, laquestion islamique en Afrique, noire D possibilit6 dune coop6ra tion BtroitePolitique.africaine 4, dBc. 1,981 . entre un m ouvem ent social e t un groupe(42) La vie intellec tuelle au Nigeria da experts n, comparable A celle quimeriterait S elle. seule une Btbde qui: s k t ~nstaurbe en. Pologne, depuis 198 0;amenerait certainement 8, nuancer, ce apparat. encore lointaine.1.19.

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    que cela puisse pardtre - rsente bien des gards les traitsdun mouvement social, fort des valeurs ancestrales de_lautoritet de lhritage colonial, ayant assur sa mainmise sur 1Etat et surson articulation la socit, se posant en canal privilgi demobilit, ayant accapar les fabuleuses ressources de la modernitet de la dpendance, fournissant la jeunesse son meilleur canaldascension politique et conomique, contribuant dune faondcisive lorganisation de la socit civile. A tous ces titres, labureaucratie (ou plus exactement la position de pouvoir bureau-cratique) est bien sr, avant tout, le a vecteur principal B du pro-jet de classe dominante- pine dorsale de la quasi-totalit desrgimes, quils soient civils ou militaires, de dmocratie reprsen-tative ou de parti unique, dorientation socialiste ou dinspirationcapitaliste. Mais la bureaucratie est aussi, simultanment, la forcedlargissement du systme historique dingalit et de domina-tion une fraction de ses dpendants. Sa monte en puissance,progressive, a reprsent une sorte de rvolution sociale en faveurdune minorit non ngligeable de a cadets B, elle a t vcuedune faon conflictuelle en termes de gnrations ; et, ensappropriant les valeurs a universelles B de la modernit, elle sestdote dune puissance considrable de synthse et dintgration,auquel lislam lui-mme nChappe pas dans sa varianterforme (43).Si cette hypothse se confarmait, la marge de manuvredmocratique de lAfrique sen trouverait rduite dautant. Parune singulire aberration, les possibilits davance de la socitciviie seraient dembe obres par ia mainmise sur ce processusde la force la plus inapte lexercice dmocratique du pouvoir.Loin de reprsenter un erojet radieux de d-totalisation, la revan-che de la socit sur 1Etat aurait dj t tente, dans les piresconditions, et serait largement compromise. Nous rencontrons nouveau la dpendance, dans sa violence : la c rvolution par lehaut B qua en gnral provoque la colonisation lavantagedune fraction des domins de lordre ancestral sest transmuteen structure rcurrente, en cette a statoltrie B que John Dunnreprait e dont la faillite, conomique autant que politique, estpatente. Evidence, dira-t-on. Certes, mais condition de voir quela distorsion tatique nest pas la pure manifestation de Iextraver-sion des systmes politiques africains ; elle tmoigne dune muta-tion interne de leur stratification, ou plus exactement elle se situeau point dintersection de ces deux pans de leur historicit. Dosa prgnance. Do aussi sa permabilit relative aux courants quitraversent la socit et avec lesquels elle sait, loccasion, compo-ser. Mais quil soit unifi ou dsordonn, autonome ou contrl,

    (43) C. Coulon, op. cit.120

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    massif ou restreint, le processus de d-totalisation du champ tati-que sera troitement tributaire des modalits de sa mise en formepolitique.Me2anismes de politisation et nonciation du politiqueEncore faut-il garder lesprit que cette mise en forme politi-que est rien moins quoblige et peut tre un facteur de fragmen-tation autant que dunification de la socit civile. Si une probl-matique de Inonciation se justifie pour ce qui nous concerne,cest bien ici. Lanthropologie nous a appris que e (.. ) les socitshumaines produisent toutes du politique (...) P (44). Mais le poli-tique ne varie pas seulement dune socit, ni dun chercheur lautre ; ses a frontires D se dplacent diachroniquement au seindun systme, et mme synchroniquement, dans la mesure o sescontours sont models par laction contradictoire des acteurssociaux et ne sajustent pas ncessairement dun pistm lautre. Sans reprendre une rflexion que nous avons esquisse ail-leurs, nous devons rappeler que la qualit de e politique B, dcer-ne telle ou telle pratique sociale, est le fait du sujet de cettepratique, ou dautres acteurs du systme social (allis ou antago-nistes), ou encore du seul analyste, et quelle dsigne la fois desenjeux, des condzcites, des reprkentations ou des modes dexpres-si on, des sites d acti on et des sites dandyse (45).Ainsi, les modes daction sociale, les mouvements sociaux quirelativisent le champ tatique peuvent demeurer en de du poli-tique. Le cas chant, ils ne le font dailleurs pas pour des raisonssimilaires. Les uns e ne passent pas au politique B parce quils neconoivent pas une telle dimension, parce que celle-ci chappe leur eistm : tel est certainement le cas gnral des paysanneriesque 1Etat na point encore e captures D Dautres ont la connais-sance de cette dimension mais ny recourent pas parce que a lapropension user dun e pouvoir P politique (...) est la mesurede.la ralit de ce pouvoir ou, si lonprfere, que lindiffrencenest quune manifestation de limpuissanceB (46) : lon a sou-vent affirm que e la culture de la pauvret P se traduisait par unesemblable renonciation. Ces cas de figure sont trs diffrents dea lauto-limitation P politique - our reprendre une formuleavance au sujet de la dmarche de Solidarnosc en Pologne et quisapplique fort bien la prudence de la franc-maonnerie crole

    (44)G. Balandier, Anthropologie que africaine 1, janv. 1981, pp. 64 et(46) P. Bourdieu, La distinction. Cri-(45) J.-F. Bayart, Le politique par tique sociale du jugement, Paris, Ed. de

    politique, Paris, Presses universitaires deFrance, 1969, p. 2.le bas. Questions de methode I ), Politi- Minuit, 1979, p. 473.

    SUIV.

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    en Sierra Leone (47)- u de la forclusion du politique s. dontune certaine tradition islamique, par exemple, fournit lemodle (48). Cest aussi le regard du pouvoir qui confere la qua-lit du politique, soit quil la dnie la pratique dun acteur quisen rclame pourtant, soit quil lattribue un acteur qui sendfend ou nen peut mais- t dans les deux cas, il sagit gn-ralement, pour lui, de mieux rprimer, de mieux contrler.Par-del, le processus de politisation, en tant que jeu de sens,est lourd dune dynamique autonome ds lors quelle est enclen-che. Le passage au politique peutt dj simposer de lui-mme,pat aspiration, dans une conjoncture deffondrement ou de rtrac-tauon du pouvoir, par exemple comme en Pologne au cours delanne 1981 ou Madagascar en 1972 (49). Une fois franchi leRubicon, lcheveau se droule en grande partie spontanment.Jean-Claude Eslin rappelait rcemment que, pour Merleau-Ponty,e la politique se joue duns le visible, dans lapparence, quelle estun thtre o comptent non seulement les actions des hommes(encore bien moins les intentions et les principes) mais le retentis-sement de leurs actions, la faon dont elles sont comprises, per-ues et interprtes s. (50). De fait, la prt de linterprtation (etde la surinterprtation) est prpondrante dans la dramatisationpolitique de la socit civile. L irruption de celle-ci dans le champtatique prend souvent une tournure festive, symboli ue, vio-cit, la fureur de Banjuls et de Nairobi faisant ch0 celle deRomans et des massacres de septembre. En outre, ce jeu de sensest orient. Une epolitesse politique D (P. Bourdieu) prgvaut,dont les normes procdent pour lessentiel de la domination etqui a dtruit ea le discrditant, le discours politique spontan desdomins D le transmutant en e fausse identification D et en lan-gage emprunt D (51). Ce dernier - uand il existe- e peutdonc saffirmer que dans le scandale (et il devient ainsi plus ais disqualifier) ou par une mdiation qui laltre (et il ne tardepas se recroqueviller en indiffrence et en escapisme). Cela estdautant plus vrai en Afrique noire que le champ politique suuc-tur et explicite est troit, atrophi. La colonisation, dans le sil-lage de laquelle a t introduit le concept mme de politique, a

    lente, qui tend une rationalit propre, fiit-elle celle 1 Iatro-

    (47) A. Cohen, The politics of eliteculture, Los Angeles, University of Cali-fornia Press, 1 98 1, pp. 9 5 e t suiv. ; A.Touraine et al., Solidarith, op. cit.,passim.(48 ) G. Kepel, op. cit., pp. 46 8 etsuiv. On retrouve ici, sous un angle dif-fkrent, le dilemme entre les. (( tactiques 1)et la ~stratbgie) qui se pose auxacteurs sociaux face au pouvoir.

    ( 4 9 ) G. Althabe, 09: cit . ; K.Pomian, Pologne : d6fi B I impossible ?,Paris, Editions ouvribres, 1982.(5 0 ) J . -C. Eslin, (( Critique delhumanisme vertueux )), Esprit, juin]1982 , p. 17 (soulign6 par lauteur).( 5 1 ) P . B o u r d i e u , o p . c i t . ,p. 536-539.

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    fonctionn jusqu ses dernires annes sur le mode de lexclusionde celui-ci et sur la valorisation de ladministratif. Hritage com-mode : es lgataires de cette tradition lont si bien gre que cer-tains vont jusqu parler aujourdhui de a Imasculation politi-que B impose leur pays (52). Mais ce qui est a pensable politi-quement B - a a problmatique lgitimeB dont parle Bourdieu- :est pas circonscrit exclusivement par lidologie de la spherede 1Etat et de la dpendance. I 1 faut de toute faon observer quecelle-ci a des effets contrasts :un parti comme le MORENA, auGabon - mouvement a autochtone B dans une proportion tellequon la tax de e tribaliste B - rouve dans lOccident une ins-piration trs diffrente de celle quen tire Omar Bongo... Surtout,lordre du politique a fait lobjet dune rappropriation de la partde lensemble des acteurs sociaux et il se structure la jonctionincomplte des diffrents espaces constitutifs des socits africai-nes, en quelque sorte de part et dautre de la rupture pistmolo-gique dont nous faisions mention. Tous les acteurs sociaux nereconnaissent pas comme politiques les mmes choses, et, en1975, au Nigeria, le Constitution Drafting Committee eut quel-que peine utiliser les 350 memoranda que lopinion publiquelui soumit, tant ceux-ci portaient sur des sujets htroclites et peua constitutionnelsB (53). En dautres termes, Inonciation dupolitique se rapporte des cultures et des histoires particulirescomme autant de schmes polysmiques et multifonctionnels,qui font quelle varie dune socit lautre et, au sein dunemme socit, dun sous-ensemble lautre. Pour viter les pigesdu culturalisme le plus cul (54), il convient de reprer de telsmodes &.%onciation dapohtiqae dans des situations et chez desacteurs prcisment dlimits, en sachant que certains modes -ceux du pouvoir - ont plus structurants que dautres, et endgageant lapport respectif des paramtres suivants :- pistm qui rend possible tel mode dnonciation (et enexclut tel autre),- a capitalisation culturelle qui favorise divers types de mise enforme politique et qui influe s u r la formation dun potentielde conduites politiques,

    (52) Independent Kenya, ChecheKenya, S.I. [Nairobi], s.d. [19811, mul-tigr., p. 27.(53) K. Panter-Brick, I( The Constitu-tion Drafting Committeei) in : Soldiersand oil. The political transformation ofNigeria, Londres, F.. Cass, 1978, p. 296.(54) Le debat a Bt6 particuli6rementferme et fructueux pour ce qui concernelislam. Cf. notamment J . Leca, J .-C.Vatin, LAlg6rie politique. Institutions et

    &gime, Paris, Presses de la Fondationnationale des sciences politiques, 1975,pp: 242 et suiv. et 312 et suiv. ;, J :C.Vatin, (I Religion et politique au Magh-reb : 18 renversement des perspectivesdans 16tude de IislamLs, in,: CRESNI:Islam et politique au Maghreb, Paris, d:du CNRS; 1981.,. pp. 155-43 ;, Bi Etienne,.(( Problhmes de la recherche islamologi-que au. Maroc)),ibid., pp. 193-210:

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    - antagonisme principal qui tend polariser la stratificationsociale et focaliser le langage politique,- a cristallisation vnementielle qui rige certains faits histori-ques en archtypes politiques,- es conduites qui prparent au politique,- agent de politisation.Ici, la seule dmarche lgitime est monographique (55). Lesprmisses de notre analyse bannissant lide dune culture afri-caine qui induirait une conception particulire du politique, onpeut tout au plus isoler certaines rcurrences qui se dtachentcomme autant dhypotheses de recherches ultrieures : laudiencedes thmatiques unanimistes et rdemptrices ; lapprhension desrapports politiques en termes de parent, de gnration et deconflits de sorcellerie ; lutilisation momentane et le plus souventimmdiatement transcende de la rfrence ethnique ; Ihpr-gnation du discours politique par la sensibilit religieuse. Par-del, il nest pas siir que lobjet principal du politique porte surla rpartition du pouvoir, comme le veut la tradition occidentale(et plus spcifiquement la notion de dmocratie), plutt que surcelle des richesses. Dune faon rvlatrice, le constituant nigriande 1976 estimait que la politique @oliticf)se rapportait la pos-sibilit u dacqurir richesses et prestige, de se trouver en positionde distribuer des bnfices sous forme demplois, de contrats, debourses ou de dons ses parents et ses allis politiques B (56).Telle semble_ bien tre la pratique qui prvaut dans la quasi-totalit des Etats et qui autorise Jean-Franois Mdard parler de.E( no-patrimonialisme B. De fait, nombreux sont les hommespolitiques du continent qui, linstar de ce que faisaient lesGrecs de la beaut, revendiquent la richesse comme une qualitpolitique : au Kenya, les candidats sen targuent devant leurslcneurs et vantent leur habilet dentrepreneur, tandis quenCote-d voire le prsident Houphout-Boigny affiche ses milliardset sa Cadillac face aux enseignants en grve... La critique desu politiciens prdateurs B (57), la dnonciation de la corruptionqui sont les dments majeurs du discours politique populaire,repris par les pouvoirs eux-mmes, signalent ainsi lenjeu principal

    (55) Cf. par exemple P. BonnafB,(i Une classe dge politique : la JMNRde la RBpublique du Congo-BrazzavilleDCahiers dktudes africaines 31, 8 (3).pp. 327-368 ; P. Demunter, Massesrurales et luttes politiques au Zare. Leprocessus de politisation des massesrurales au bas Zare, Paris, Anthropos,1975 ; M. A. Cohen, Urban policy andpolitical conflict in Africa. A study of theIvory Coast, Chicago, the University of

    Chicago Press, 1974.(56) Reports of the ConstitutionDrafting Committee, Lagos, 1976, 1 : V,cite par G. Williams, T. Turner, (I Nige-ria I ), in J . Dunn ed., op. cit. p. 133.Lensemble du chapitre suit cetteanalyse. Cf. Bgalement les recherches encours de R . J oseph (Dartmouth Collegel.(57) hdependent Kenya, op. cit.,p. 1.

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    de la vie politique, celui de laccumulation, que sert lautonomi-sation du pouvoir tatique. Et le remploi de reprsentations desthories de la sorcellerie dans la comptition politique contempo-raine nest pas innocent cet gard, puisque celles-ci sen pren-nent avant tout la particularisation de la russite individuelle,au dtriment du groupe social. Empreinte de religiosit et demoralisme, lidologie rdemptrice qui a fait irruption dans lechamp politique africain nest pas, en dfinitive, forcment uneQ fausse conscience B. Elle exprime plus probablement une exi-gence fondamentale parce quexistentielle, que devra satisfairelide dmocratique si elle se veut viable.En outre, lnonciation du politique contemporain et tatiquene peut tre abstraite de lnonciation des reprsentations ant-rieures ,du pouvoir que lanthropologie a retenues pour objet etque IEtat colonial ou postcolonial a le plus souvent oblitres,plutt que supprimes. La qute dmocratique est galement tri-butaire de ces interactions spcifiques chaque ensemble social,Q ethnique B ou a rgional D ou plus prcisment chacune desstrates sociales de ces ensembles. Les travaux monographiques aux-quels nous appelons devraient ainsi rpondre ce type $e ques-tions : comment se conoit la majorit politique dans IEtat con-temporain, majorit sur laquelle repose lide dmocratique, alorsquhistoriquement elle tait acquise, dans la quasi-totalit des cas,au cours dun processus progressif couvrant lexistence de lindi-vidu et quelle tait ingalement reconnue selon le sexe et le sta-tut originel de celui-ci ? Comment est vcue la revendication dela libert dune expression qui tait auparavant codie des gensde la parole parce quelle tait considre comme une force cos-mique et dangereuse ? Comment concilier une ide dmocratiquequi fait la part belle lindividu (ce que symbolise lacte intimedu suffrage, abrit par lisoloir) et la prgnance de stratgiessociales et politiques collectives, dordre familial notamment ?Que reste-t-il de la sacralisation du pouvoir, cela concerne-t-il lesdtenteurs de lautorit tatique, et en quoi la tradition associa-uve, gnrale, est-elle constitutive (ou peut-elle le devenir) de laconfiguration politique contemporaine ?En guise de conclusion .

    La problmatique dmocratique acquiert de la sorte une pais-seur qui, nous semble-t-il, ne lui a pas toujours t confre.Jusqu prsent, un certain anglisme a prvalu. La a dmocratie Dtait cense venir de la modemisation ou du socialisme, nonobs-tant la profondeur du champ historique. Sans doute est-ce aveccelui-ci que cherchent composer les rflexions de plus en ~l u s125

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    LA REVANCHE DES SOCIT~SAFRICAINES

    nombreuses autour dune dfinition Q( consociationnelleD de 1Etatquavait dgage le politiste nerlandais Lijphart au sujet de sonpays, quont reprise plusieurs africanistes et que paraissent assu-mer certains partis du continent comme le MORENA gabonais,par exemple (58). I 1 ne sagit certes pas dune panace puisque cemodle, impliquant la coexistence de blocs sociaux et culturelslargement clos sur eux-mmes par lintermdiaire de la ngqcia-tion pragmatique entre leurs reprsentants au sommet de IEtat,dcoule de deux postulats qui ne se vrifient pas toujours : toutesles identits, tous les intrts sont prsums sorganiser spontan-ment et un quilibre sinstaurer entre eux. Or, il peut y avoir desgroupes sociaux Q( latents B au regard de systmes politiques o denombreux biais B distordent lexpression des intrts (59), et laprobabilit de la dsarticulation est aussi grande que celle du con-sensus. En outre, le modle consociationnel, le plus frquem-ment, est rapport, au sujet de lAfrique, cette fameuse htro-gnit culturelle qui est rpute la caractriser. Ce faisant, il sug-gre la permanence dune ethnicit qui nexiste sans doute passous cette forme dune combinatoire stable dinvariants et qui, enaucun cas, npuise la structuration sociale. Lanalyse de la prati-que nonciatrice du politique relativise la pertinence de ces dbatsthrs. La dmocratie en Afrique noire sera la rsultante dunrapport de forces entre groupes sociaux et entre idologies (lesdeux notions ne correspondant pas ncessairement), ou elle nesera pas. En bref, le tmoignage de cette historicit particulireque la plupart des observateurs saccordent dsormais attribueraux socits subsahariennes.Les raisons dtre pessimiste ne manquent pas quant lissuede ces confrontations. Nanmoins, il ne faudrait pas sous-estimerla capacit de ces socits E( linvention dmocratique s. Alinverse des Indiens latino-amricans, les Africains nont pas tspolis de leur continent. Ils ont recouvr une indpendance, ouen recouvreront une. Que celle-ci ait t source de dsenchante-ment naliene pas entierement lavenir, ainsi quen tmoignent lebel essai dHl Bji ou Iuvre dun Fabien Eboussi Boulaga.Quelle nait t que partielle ne condamne pas non plus lautoritarisme ou au totalitarisme. Confronts la violence et la

    (58) A., Lijphart,, The politics ofaccomodation. Pluralism and democracyin the ,Netherlands, Berkeley, University,of California Press, 1968 ; L. Sylla, La,gestion dgmocratique du pluralismesocio-politique en Afrique. Deux mod&/es : gmocratie concurrentielle et dgmo-cratie consociationnelle. Associationinternationale de science ,politique,Comite de recherche sur le pluralismesocio-politique, Colloque sur le gouver-

    nement des societes plurales dAfrique,Rome, aot-sept. 1981, multigr. ; Entre-tien avec P. Mba Abessole, president duComite directeur du MORENA (voirpp. 17-21 de ce numero).(59) P. Bachrach, M. S. Baratz,Power and poverty : heory and practice,Oxford, Oxford University ,Press, 1970,et C.A. Astiz, Pressure groups andpower elites in Peruvian politics, Ithaca,Cornell University Press, 1969, ch. 9.126

  • 7/29/2019 Bayart_La Revanche des Societes Africaines

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    J . - F . BAYART

    sujtion trangres, les Fang ou les montagnards palongritiquesnont-ils pas, au dire de certains, su rpondre par une logique dedcentralisation et de diffusion du pouvoir ? La domination tati-que, la dpendance internationale sont indniables dans lAfriquecontemporaine, et il ne saurait tre question den temprer labrutalit en affichant une euphorie dplace. Le courage, lapers-vrance, lhumour et bien souvent la sagesse politique de foulesanonymes nous disent pourtant chaque jour quelles ne sont peut-tre point inexorables.