balibar - crime privé, folie publique (1991)

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0 breve 0 site web 16 auteurs Statistiques visites : aujourdhui hier depuis debut 25 12 2008 | Etienne Balibar Crime privé, folie publique Contribution au volume collectif Le Citoyen fou, coordonné par N. Robatel, Nouvelle Encyclopédie Diderot, P.U.F. 1991 Eclairer les questions que posent aujourd’hui les rapports de la folie et de la justice, en les confrontant avec l’héritage de la Révolution française : un tel projet, s’il ne se limite pas aux exercices de style qu’induisent certaines commémorations, est paradoxal à plusieurs égards. En effet, ce qui suscite les discussions sur la fonction du psychiatre dans le déroulement du procès judiciaire ou sur l’incidence du jugement de capacité civile dans le "traitement" de la maladie mentale, c’est une fois de plus la perspective d’une refonte du Code Pénal (incluant celle du fameux article 64 qui assigne à la "démence" - ou, version mise à jour, au "trouble psychique ou neuro-psychique" - la fonction de principal opérateur d’annulation du crime et du délit, soit dans sa réalité juridique, soit dans ses conséquences), et c’est celle d’une modification de la loi de 1838 (à défaut de sa suppression pure et simple, en tant que loi exceptant les fous ou malades mentaux du droit commun des personnes). [1] Or, premièrement, le fait est que ce corps juridique n’est pas le "produit" de la période révolutionnaire, moins encore le prolongement direct de sa "pratique" politique et discursive. Il renvoie, d’une part, à l’édification par le régime impérial de l’armature des grands "codes" réorganisant l’administration et la société civile par delà la tourmente politique et l’effondrement momentané de l’ordre public ; et d’autre part à la mise en place, par la Monarchie de Juillet, des institutions du libéralisme à la française, dont la "culture de gouvernement" avait pour mot d’ordre : terminer la révolution. Naturellement, cette constatation du décalage entre les orientations du moment révolutionnaire et les origines réelles de l’appareil psychiatrique et judiciaire "moderne", ne saurait épuiser le débat. Car on peut et on doit se demander quelles contraintes irréversibles la Révolution a imposées à toute pratique ultérieure d’institution des rapports sociaux 페이지 4 / 25 Crime privé, folie publique - CIEPFC : Centre International d'Etude de la Philosophi... 2010-11-30 http://www.ciepfc.fr/spip.php?article22

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Balibar - Crime Privé, Folie Publique (1991)

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  • 0 breve 0 site web 16 auteurs

    Statistiques visites: aujourdhui hier depuis debut 25 12 2008 | Etienne Balibar Crime priv, folie publique

    Contribution au volume collectif Le Citoyen fou, coordonn par N. Robatel, Nouvelle Encyclopdie Diderot, P.U.F. 1991

    Eclairer les questions que posent aujourdhui les rapports de la folie et de la justice, en les confrontant avec lhritage de la Rvolution franaise: un tel projet, sil ne se limite pas aux exercices de style quinduisent certaines commmorations, est paradoxal plusieurs gards.

    En effet, ce qui suscite les discussions sur la fonction du psychiatre dans le droulement du procs judiciaire ou sur lincidence du jugement de capacit civile dans le "traitement" de la maladie mentale, cest une fois de plus la perspective dune refonte du Code Pnal (incluant celle du fameux article 64 qui assigne la "dmence" - ou, version mise jour, au "trouble psychique ou neuro-psychique" - la fonction de principal oprateur dannulation du crime et du dlit, soit dans sa ralit juridique, soit dans ses consquences), et cest celle dune modification de la loi de 1838 ( dfaut de sa suppression pure et simple, en tant que loi exceptant les fous ou malades mentaux du droit commun des personnes).[1]

    Or, premirement, le fait est que ce corps juridique nest pas le "produit" de la priode rvolutionnaire, moins encore le prolongement direct de sa "pratique" politique et discursive. Il renvoie, dune part, ldification par le rgime imprial de larmature des grands "codes" rorganisant ladministration et la socit civile par del la tourmente politique et leffondrement momentan de lordre public; et dautre part la mise en place, par la Monarchie de Juillet, des institutions du libralisme la franaise, dont la "culture de gouvernement" avait pour mot dordre: terminer la rvolution. Naturellement, cette constatation du dcalage entre les orientations du moment rvolutionnaire et les origines relles de lappareil psychiatrique et judiciaire "moderne", ne saurait puiser le dbat. Car on peut et on doit se demander quelles contraintes irrversibles la Rvolution a imposes toute pratique ultrieure dinstitution des rapports sociaux

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  • (laquelle prcisment est une pratique de rorganisation de la socit, accomplie par des hommes qui se sont faits dans lexprience rvolutionnaire ou en sont issus, quil sagisse de Pinel ou de Napolon, de Guizot ou dEsquirol). Et on doit aussi se demander quelle est la part de la continuit relle, quelle est celle de lefficacit symbolique dans la faon dont, depuis deux cents ans ou presque, tout mouvement de rforme invoque lencontre de linstitution les principes, lesprit, la logique de la Rvolution ou de tel de ses moments typiques ( commencer, rfrence fondatrice par excellence, par la Dclaration des Droits de lHomme et du Citoyen) ...

    Mais prcisment, cest le deuxime paradoxe. Comme on se plait le rpter depuis des dcennies, le systme de pratiques sociales et dinstitutions qui "traitent" aujourdhui ce quon en est venu appeler globalement la dviance (terme sur lequel il nous faudra revenir), ne ressemble plus beaucoup ce quil tait au dbut du XIXme sicle, ni du point de vue de ses installations matrielles, ni du point de vue du comportement et de la formation de ses personnels, ni du point de vue rglementaire, ni mme, strictement parler, du point de vue de sa nature juridique, ds lors quon ne considre pas les noncs nvralgiques ("article 64" et "loi de 1838") dans un isolement abstrait, mais comme les pices dun ensemble.

    A quoi faut-il attribuer, ds lors, la vritable fixation des dbats, intervalles rguliers, sur la lettre, la signification et les origines de ces noncs (fixation qui ne manque pas de produire des effets contradictoires, parfois chez les mmes locuteurs, puisque tantt labolition ou la modification de ces textes est rclame pour mettre le droit en accord avec la pratique, tantt elle est rclame pour lever les obstacles la transformation des pratiques)? Peut-tre faut-il y voir le symptme dune contradiction rcurrente, constamment dplace (au gr de transformations sociales, politiques, techniques, etc., de "progressions" et de "rgressions") mais constamment reconduite (car au fond insoluble): une contradiction qui ne serait pas tant entre les pratiques et le droit que dans la pratique, mais qui surgirait du fait de son rapport interne au droit; autrement dit en raison du rle constituant que joue le droit dans linstitution mme de la psychiatrie. Ainsi, priodiquement, le "malaise" des parties prenantes du drame de la sant mentale (mdecins, mais aussi malades et "proches") se fixerait dans la revendication dune "rcriture" des textes qui lui confrent son statut officiel.[2] Mais pourquoi, alors, ironiser? Peut-tre faut-il admettre que, si les textes incrimins nont pas suffi crer linstitution de la maladie mentale, avec lensemble de ses fonctions sociales, ni dterminer lhistoire de ses configurations successives, leur tonnante rsistance au changement est bien lindice dune structure, qui demeure invariante sous lvolution des moeurs, des pratiques et des connaissances, et qui, telle une force de rappel, rintgre toute transformation, en la

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  • rabotant de ses "excs", une certaine norme sociale. En bref, si les tentatives pour "dpasser" larticle 64 et la loi de 1838 chouent toujours, ou se rvlent incapables de produire quelque chose de vraiment autre, nest-ce pas que dans la lettre mme de ces textes, et dans le couplage qui sest institu entre eux, affleurent quelques-unes des conditions relles grce auxquelles une "socit", une "formation sociale" dun type donn peut assurer sa continuit (ou, comme on disait nagure, sa "reproduction")?

    En parcourant une partie mme rduite des rflexions qui tentent de prciser les objectifs et les mobiles dune rforme de lappareil psychiatrique et de lappareil judiciaire et pnal, on ne peut qutre frapp par une curieuse circularit qui se manifeste dabord dans les positions symtriques dfendues par les juristes (notamment des avocats), et par les psychiatres. A la limite on aura le sentiment que chacun, sensible aux aspects inhumains et inefficaces du champ dans lequel il exerce, attend en quelque sorte son salut de lautre. Ainsi des avocats tels que Me Badinter tendront, sinon rclamer une conservation de lart. 64 du Code pnal dans sa forme originelle, du moins demander sa transformation de faon accrotre les possibilits de "transfrer" les auteurs de crimes et dlits dune filire pnitentiaire dans une filire mdicale, de remplacer la punition par le traitement.[3] Sans doute pensent-ils que le traitement est moins destructeur de lindividu, quil reprsente une ouverture vers des volutions possibles, alors quen pratique la sanction pnale dbouche sur un destin de rcidive et dasocialit. Mais de leur ct les psychiatres qui rclament labolition ou la mise jour des institutions hospitalires ou para-hospitalires de traitement de la "maladie mentale", se rfrent de plus en plus linstance du droit: soit pour dnoncer les diffrentes formes dexclusion du droit commun ( lextrme, lincapacit majeure) qui font du malade "mental" ( la diffrence de tout autre) un sujet minor, la fois protg et squestr, et rclamer sa rintgration dans la socit comme "sujet de droit";[4] soit pour demander quun contrle juridique plus effectif et plus dmocratique soit institu envers les pratiques de la psychiatrie, ds lors quune tutelle, une assistance ou une restriction de libert est rendue invitable par la situation critique dans laquelle le groupe et lindividu se trouvent placs par la folie.[5] On a alors le sentiment trange de voir rejouer, mais lenvers, le "conflit des facults" qui a marqu les origines des institutions de la sant mentale et de la justice moderne: au lieu que le psychiatre et le juge se disputent le contrle des individus dviants ou "dangereux" et la matrise du procs, cest quasiment linverse qui a lieu: le juge demande plus de psychiatrie et le psychiatre plus de jugement, ou plus de justice.

    A vrai dire la situation relle est un peu plus complique parce que, dans chaque "camp", il y a tendanciellement une division qui recoupe le dbat prcdent, et qui traduit des valuations tout fait diffrentes de ce que sont

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  • et produisent la loi et linstitution. Ce nest pas pour les mmes raisons, ni au mme moment, que tous les rformateurs du systme pnal voient la ncessit dun traitement psychiatrique: gnralement partisans de lobligation de soins, ils la considrent tantt comme substitut dune impossible pnalit, dans la perspective dune normalisation, voire dune rcupration de lindividu dviant, tantt comme une mesure prventive, prophylactique pour ne pas dire hyginiste, destine faire baisser le risque du "passage lacte" criminel, tantt enfin comme lindispensable mesure daccompagnement et de compensation de la plupart des peines carcrales, sans laquelle celles-ci se tranforment en pratiques, non de rhabilitation, mais de dmolition de la personnalit (faire pntrer les psychiatres dans les prisons).[6] Et semblablement, ce nest pas pour les mmes raisons quon voit les porte-paroles du rformisme psychiatrique se tourner vers le droit pour y chercher un recours contre limpasse du traitement hospitalier, mme transform par son insertion progressive dans le dispositif du "secteur". La double fonction du psychiatre comme porteur du savoir et du pouvoir, reprsentant de lthique mdicale et des exigences de la scurit publique, est tantt dnonce comme la racine mme de la rduction, opre par la psychiatrie, du "fou" au statut dobjet, tantt linverse comme loccasion saisir - au besoin par la subversion - dun lien institutionnel avec "lextrieur" du monde hospitalier, cest--dire avec les exigences de la socit.[7] Lide du malade comme "sujet de droit" ou, plus rcemment, comme "citoyen", est prsente tantt comme la limite pralable, qui devrait interdire la psychiatrie de se transformer en entreprise inavoue de rpression (ft-ce au nom de la normalit, de lassistance et de laide la souffrance), tantt comme un repre et un moyen de laction thrapeutique elle-mme (ce que le psychotique doit dabord retrouver, ce dont il a t forclos, tant prcisment linstance de la loi, qui commande laccs au "rel").[8] Dans un cas il sagit donc, en proclamant le malade mental sujet de droit, de le librer dune emprise de la loi qui se ferait oppressive de la libert et de la personnalit, tandis que, dans lautre, il sagit de lui permettre de retrouver le sens de la loi. Cette divergence est bien illustre par lantithse tendancielle des positions des Docteurs Chaumon et Rappard, et elle recoupe les attitudes diffrentes quils prennent vis--vis de la loi de 1838. Enfin on ne saurait non plus mconnatre les orientations tout--fait divergentes que recouvrent les rfrences la "citoyennet thrapeutique", selon quelles accompagnent un programme de reconstitution des rapports sociaux dans lespace "fictif" de la communaut mdicale, ou quelles participent dune exigence de dissolution de celle-ci dans un environnement "rel", dont il conviendrait videmment damliorer systmatiquement les capacits de tolrance.

    Dirons-nous que ces chasss-croiss manifestent la persistance dun cercle vicieux dont les psychiatres aussi bien que les juristes se rvleraient

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  • impuissants se dgager? Oui et non, car si lon peut y voir le reflet de positions professionnelles et doptions idologiques, force est aussi dy reconnatre des dterminations plus profondes.

    En premier lieu ce qui se dploie ici est lquivoque constitutive des notions de "sujet", "sujet de droit" ou "citoyennet". Par del la divergence de leurs options thrapeutiques tous les rformistes sont des humanistes, en ce quils sopposent la rduction de lindividu au statut de matire punissable, redressable et mdicable (mme et surtout au prtexte de sa "dangerosit"), et rclament une reconnaissance effective de sa libert au principe mme des traitements que la socit lui propose ou lui impose. Cette position de principe revt sans aucun doute une particulire importance au moment o sobserve un retour en force des techniques neuro-pharmacologiques, couples une nouvelle extension de lobjectivisme psychiatrique. Mais elle ne dtermine pas si la "libert du sujet" consiste dans un droit inconditionnel pour lindividu de sopposer toute contrainte non reconnue par lui comme lgitime, ou si elle consiste dans le droit des garanties contre larbitraire des pouvoirs institus. Elle ne permet pas non plus de dterminer si - ds lors quon sinstalle dans une situation ambivalente, la limite de la notion mme de maladie, o surgissent la fois la demande de secours et le refus de (se) changer, voire tout simplement de communiquer - le "droit du malade" doit tre interprt comme un "droit de la folie", droit dune histoire individuelle prserver sa singularit, droit dune parole "anormale" tre entendue comme telle, ou bien comme un "droit aux soins", inscrit dans une conception de la communaut comme lien de solidarit.[9] Il semble bien que, dans le discours de lhumanisme contemporain, o la catgorie de "sujet" en est venue recouvrir aussi bien le sujet de droit que le sujet de linconscient, aussi bien la personne morale que le droit la diffrence, le relais soit pris maintenant par la catgorie de "citoyen", qui rassemble en son sein les mmes dterminations contradictoires. "Citoyennet du fou" (voire de la folie) et "citoyennet thrapeutique" sont quasiment des notions inverses lune de lautre.

    Mais le cercle des discours rformistes exprime sans doute une contrainte encore plus profonde. Ce nest pas un hasard si les instances psychiatrique et judiciaire incarnent tour tour, lune pour lautre, les figures de la libert et de la contrainte. Cette oscillation est inscrite dans la structure (quil faut bien dire spculaire) forme de longue date par la folie et le crime. Nul crime, en effet, qui ne soit hant par la possibilit de la folie, titre de condition ou de consquence. Cest mme lune des raisons pour lesquelles, en dpit de la dngation oppose par certains criminologistes[10], on peut considrer que "crime" et "dlit" ne sont pas des notions purement interchangeables, ou quivalentes au degr prs: alors que la notion de dlit ou mme de dlinquance ne fait quvoquer linfraction, la transgression de la loi positive

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  • (si bien qu la limite cest lide dune socit sans dlits ni dlinquants, donc sans mauvaise volont, sans faiblesse humaine, qui parat anormale et "folle" - et qui le devient franchement lorsquon voque un programme dradication totale de la dlinquance), celle de crime - lors mme quon admet la relativit des comportements et des actes qui sont classs comme "criminels" dune socit une autre, dune poque historique une autre - met invitablement en cause le mal comme tel, quil soit pens comme ngation de la nature humaine ou comme ngation de sa destination: en bref un absolu, quon ne peut traiter ou mme penser sans faire intervenir lhypothse dune coupure entre lindividu et la communaut humaine. Cest pourquoi aussi, dans la tradition dmocratique franaise, la distinction du dlit et du crime concide en principe avec deux modalits tout--fait distinctes de jugement et de sanction, la correctionnelle et les assises: lune purement technique, affaire de juristes professionnels qui tablissent les faits et les confrontent la norme institue, lautre morale et politique, affaire des reprsentants du peuple (tout au plus clairs par des techniciens) qui se forgent une "intime conviction" et jugent des individus "en leur me et conscience" en remontant du droit positif au droit naturel. Le passage dune infraction, dans un sens ou dans lautre, de la catgorie du crime celle de dlit (exemple du blasphme) ou inversement (exemple du viol), nest donc pas une question de degr, ou de gravit, mais une question de principes et de civilisation, qui distingue deux rgimes de vrit.

    De mme, nulle folie - au sens fort du terme: dmence, psychose - qui ne soit hante par la possibilit du crime, dj inscrite en transparence dans le qualificatif institutionnel de "dangerosit". Ou plus exactement nulle folie qui ne confronte lindividu, ses "proches" et la collectivit lventualit de la mort, voire son imminence, en tant que mort non "naturelle" ni "accidentelle", mais plutt "contre-nature", retournement de la vie contre elle-mme. Et sans doute ici convient-il doprer des distinctions: de quelle mort sagit-il, et qui menace-t-elle? (voire en quoi consiste-t-elle? car il y a des "morts lentes" au prs desquelles larrt des fonctions physiologiques semble ntre rien ...) Mais lventualit de la mort dans la psychose, par del les types nosographiques, ne se caractrise-t-elle pas justement par lincertitude quelle fait planer sur lidentit de la victime potentielle? Suicide ou homicide sont des "contraires", mais si lenchanement de causes qui peut y conduire, ou la structure qui les implique, taient radicalement htrognes, il est probable que la formule psychiatrique et institutionnelle dun "danger pour les autres ou pour soi-mme" inscrite dans la loi de 1838 naurait pas pu se perptuer aussi longtemps. Le crime apparat alors comme lune des possibilits, lun des destins de la folie, quil nest au pouvoir de personne dexclure a priori (quil y aurait sans doute folie exclure, de mme que, symtriquement, nous lisons aujourdhui quelque chose de dmentiel

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  • dans lentreprise naturaliste de la psychiatrie et de la criminologie organicistes du XIXe sicle dexclure a priori lventualit du suicide en forgeant la catgorie du "criminel n").[11]

    Que le crime et la folie se situent toujours dj dans un voisinage qui fait de chaque terme la cause ou la consquence virtuelle de lautre, cela semble assez vident. Ce qui est moins clair, cest la raison pour laquelle il va sagir aussi dune alternative sans chappatoire, excluant toute "troisime possibilit" et imposant lassignation de lindividu dans lune ou lautre des deux catgorisations en prsence, ds lors quil y a eu violence (prcisons: violence illgitime, non seulement individuelle mais contraire aux normes sociales, ce qui est assez dire la relativit des conditions dans lesquelles cette alternative sapplique et produit ses effets; mais ceux-ci sont dautant plus absolus que leur raison dtre est moins explicite). Alternative institutionnelle: ce quici mme Dominique Coujard, propos du "choix" offert par larticle 64 du Code pnal appelle excellemment un "Yalta mdico-lgal".[12] Alternative existentielle, proprement alinante, comme aurait dit Lacan, puisquelle nouvre lindividu - au "sujet" - que le choix entre deux modalits de destruction, entre deux destins dexclusion: se "vouloir" criminel (ce qui peut signifier sidentifier celui qui devait ltre, ou celui qui le sera toujours nouveau), ou bien se "croire" irresponsable, cest--dire non auteur de lacte commis par cet "autre" quon est soi-mme ...

    Il est assez vident que cest justement cette alternative alinante (pour lindividu, pour ses "proches", pour la collectivit elle-mme qui elle ferme par avance toute possibilit de "rcupration", donc de salut pour ses membres dchus, dans une poque qui ne croit plus institutionnellement lau-del) que les rformismes, et en particulier les rformismes psychiatriques cherchent desserrer, en remettant en cause tantt la fonction dexpertise que leur fait remplir la justice, tantt llment judiciaire et pnal inhrent leur fonction et leur pratique "thrapeutique". Il est non moins vident que cette tentative constamment remise en chantier est pratiquement un chec, en ce sens quil y a toujours finalement des obstacles insurmontables la modification radicale du dispositif institutionnel, donc reconduction de celui-ci sous une forme pratiquement quivalente. On pourrait mme soutenir que plus larticle 64 du Code Pnal et la loi de 1838 seront mis jour, de faon viter les condamnations dindividus non punissables, les internements abusifs et irrversibles, plus lalternative "ou fou ou criminel" sera effectivement mise en oeuvre, et donc incontournable ... Force est alors de se demander nouveau sil ne sagirait pas dune vritable structure: ce qui ne veut pas dire quelle soit trans-historique, absolument impossible transformer, mais que fonctionnant comme linvariant ou le prsuppos commun de plusieurs pratiques, individuelles et sociales, symboliques et matrielles, on ne saurait en imaginer la modification sans

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  • que pralablement ou simultanment tout lensemble des reprsentations et des rapports sociaux corrlatifs ne se trouve galement dplac.

    Supposons que tel soit effectivement le cas, cest--dire que lalternative du crime et de la folie, inscrite dans la trame dinnombrables existences individuelles, soit bien ce noeud structural que des institutions ont matrialis dans lhistoire pour une longue priode dont, apparemment, nous ne sommes pas encore sortis. Comment pourrions-nous en rendre compte? Demble nous apercevons trois types dexplication quon pourrait dire mta-historiques. Elles contribuent, sans aucun doute, mettre en vidence diffrents aspects de la structure (cest--dire quelles ajoutent de nouvelles dimensions lide que nous pouvons nous faire de sa ncessit, elles "serrent le noeud" un peu plus et nous permettent ainsi de mieux comprendre pourquoi il est aussi difficile de le desserrer). Mais chacune dentre elles, me semble-t-il, reste en de dune explication du mode de fonctionnement de la structure dans les formes institutionnelles que nous connaissons.

    Il y aurait dabord une explication thologique (mme et surtout si elle prend la forme dune philosophie de lhistoire des socits modernes qui les caractrise par le "dsenchantement", la "scularisation" ou le "dclin du sacr"). Cest la thorie suggre par Dostoevski dans Les Frres Karamazov. Elle consisterait dire que le crime et la folie reprsentent les deux "restes" laisss par la disparition du pch dans les institutions et les croyances de lOccident (du moins en tant quabsolu indiscutable, rfrence "normale" et normalisatrice). Ltre criminel et ltre fou (alin, malade mental) peuvent alors tre penss dans le registre moral ou dans le registre de la nature (de lesprit ou du corps), mais ce sont de toute faon des notions anthropologiques, spcifiquement humaines, qui ludent la dimension surnaturelle du pch dans laquelle le surgissement du mal se trouvait la fois expliqu et condamn par rfrence une injonction transcendante. Cest peut-tre prcisment cette disparition du pch de notre horizon intellectuel objectif (comme aurait dit Hegel) qui fait que, subjectivement, nous cherchons comprendre lnigme de la culpabilit du "pcheur" dantan comme une sorte de combinaison de la conscience du crime et de la conscience de la folie. Mais cest aussi cette disparition qui pourrait clairer pour nous lopposition entre les deux figures lacises du mal auxquelles, dsormais, nous sommes confronts: en effet, en labsence de la transcendance qui les unissait troitement, chacune des deux notions garde un seul aspect de la transgression, soit la transgression de la loi soit celle du sens, soit le mal du ct de la volont soit le mal du ct de la raison ou de lentendement. Or on peut suggrer, au moins formellement, que cette dissociation est en mme temps ce qui attache ncessairement lune lautre les notions de crime et de folie, ce qui les institue en vritable alternative, incontournable ds lors que, pour lhomme moderne, se pose effectivement

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  • la question du mal. Ainsi le "pch" absent du crime et de la folie ne serait pas totalement aboli mais plutt refoul, ce qui veut dire que la scularisation ou lacisation de nos socits nest pas tant labolition de lhorizon thologique que le dplacement de son lieu et de sa fonction, devenue celle dun "vide" plutt que dun "plein", prenant la forme dune justification ngative plutt que dune "norme fondamentale" positive, exhibe par les institutions elles-mmes. Puisquils ne sauraient rellement tre pcheurs, il faut bien que les hommes soient fous ou criminels quand ils reprsentent le mal pour dautres hommes ou pour eux-mmes. Mais cette explication, pour clairante quelle soit au niveau symbolique - elle constitue en quelque sorte le pendant dune lucidation du paradoxe de la "sacralit" des lois dans les socits laques-, a linconvnient de nous laisser tout--fait dsarms devant la variation des modalits de retour ou de dngation du thologique dans la pratique judiciaire et psychiatrique, o les paradoxes fourmillent. Nest-ce pas lappareil de la justice, le plus "rationaliste" (sinon le plus "utilitariste") dans sa procdure de dfinition et de sanction des responsabilits, qui perptue le plus ostensiblement les formes de la sacralisation du pouvoir? Nest-ce pas la criminologie dinspiration biologique et psychiatrique qui sest approche le plus dune reconstitution de la figure thologique unitaire du pch en produisant le mythe du "fou criminel" ou du "criminel n", mais pour linscrire dans un discours totalement positiviste?[13]

    Il y aurait ensuite une explication sociologique, et plus prcisment une explication par la lutte des classes: au fond de ltonnante rsistance au changement de la structure mdico-lgale, et de la complmentarit des catgories du crime et de la folie, il faudrait voir la stratgie de domination des classes bourgeoises, utilisant lEtat pour discipliner ou hgmoniser la socit civile. De ce point de vue les analyses proposes ou suscites par Michel Foucault partir de lHistoire de la Folie et de Surveiller et punir nont rien dincompatible avec une certaine tradition marxiste. En effet elles nont cess de mettre en vidence que les catgories de "maladie mentale" et de "dlinquance" sont des catgories structurellement dcales, en porte faux par rapport leur objet explicite: laissant chapper conceptuellement et institutionnellement toute une part ( vrai dire essentielle, dans les deux cas) de la "folie" ou de l"illgalit", elles leur amalgament en contrepartie massivement les comportements incompatibles avec lordre social, qui sont gnralement le fait des classes populaires, ou les situations d"exclusion" et dinscurit individuelle qui rsultent pour les gens du bas peuple de la frocit de ce mme ordre social. Aussi ne faut-il pas stonner que les prisons et les hpitaux psychiatriques soient peupls de reprsentants des classes populaires. Comment interprter ce risque danormalit et de dangerosit qui, au titre de la maladie mentale ou de la criminalit, se trouve

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  • effectivement suspendu avant tout au dessus des exploits, potentiellement rebelles? On peut en faire une lecture fonctionnaliste, cest--dire expliquer quil sagit dune stratgie dintimidation et de disqualification, qui fonctionne essentiellement la marge, et au moyen de la marginalisation: tout proltaire nest pas tiquet fou ou criminel, mais tout proltaire, en cas de crime ou de folie, est menac de retomber dans le sous-proltariat, cest--dire dans linscurit et ltat de non-droit qui, en retour, sont le terreau du "crime" et de la "folie". On peut redoubler cette explication en montrant le ressort de son efficacit idologique: le conflit de classe ntant pas reprsent comme tel, les questions dordre public ne relvent plus de la politique, mais de lhygine et de la "dfense sociale". Mais on peut y voir aussi un rsultat non recherch, une formation de compromis entre les exigences du contrle social, les objectifs "disciplinaires", et les formes de rationalit dans lesquelles les lites bourgeoises peroivent le sens de leur propre domination et de leur propre organisation sociale comme une oeuvre progressive et normalisatrice: l"anormalit" figure alors en permanence la fois la preuve du bien fond de cette entreprise et lindice des rsistances (dlibres ou non) auxquelles elle se heurte. Reste que si, dans cette perspective, lomniprsence de limaginaire du danger social et de la pauprisation dans le type du criminel et dans le tableau des symptmes de la folie sinterprte naturellement, deux questions au moins restent pendantes. En premier lieu, la question mme de la diffrenciation du "fou" et du "criminel", la question de savoir pourquoi ces deux figures complmentaires, constamment associes dans la pratique, sopposent conceptuellement lune lautre. On sattendrait plutt ce quelles se runissent tendanciellement dans une catgorie analogue la "draison" de lge classique, corrlative du "grand renfermement" dcrit par Foucault, qui a fourni anachroniquement, on le sait, son modle la notion critique dexclusion telle quelle a t globalise, et simplifie, par le discours anti-institutionnel des annes soixante-dix. En second lieu la question de savoir pourquoi ce couple se perptue au-del des conditions sociales de sa formation, lorsque laffrontement direct de la classe dominante et des "classes dangereuses" a fait place un systme de contrle social beaucoup plus individualis et beaucoup plus technicis. Car cela fait maintenant plusieurs dcennies quest priodiquement annonce la mise en place dun rseau diffrenci, assistanciel et normatif, de "gestion des risques" sociaux (pour reprendre le titre dun ouvrage qui a fait date)[14], dont devrait rsulter le dprissement des grands appareils psychiatrique et judiciaire. Or, mme si les moyens techniques de ce dprissement sont disponibles, on nobserve pas une volution univoque dans ce sens, mais plutt une superposition de formes anciennes et nouvelles. Tout se passe comme si "crime" et "folie" taient des notions incontournables.[15]

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  • Troisime type dexplication tout fait diffrente: par la logique mme de la forme juridique. Il convient en effet, mme si on fait observer que le dbut du XIXe sicle a vu un renversement se produire dans la hirarchie des "cas" qui appellent une discrimination (et donc une confrontation) entre le crime et la folie, de donner toute sa porte au fait que lalternative du crime ou de la folie, avec la logique du "tiers exclu" quelle implique, correspond exactement la forme binaire inhrente aux problmes juridiques de capacit, de proprit, de responsabilit.[16] Sans doute une telle forme (bien antrieure lmergence de la notion de "sujet de droit") ne prescrit-elle rien quant aux modalits dattribution ou de reconnaissance de la personnalit juridique, ni quant aux modalits de rsolution des situations conflictuelles ou de traitement des coupables. Elle nimplique mme pas que responsabilit et irresponsabilit soient absolument exclusives, extrieures lune lautre (ne puissent pas se composer par degrs). Cest linverse qui, pendant longtemps, a t la rgle, et qui sest trouv progressivement rintroduit par la notion de "circonstances attnuantes". Mais elle impose deux contraintes fondamentales: lune, que toute dtention dun droit ou dune proprit implique aussi la responsabilit des consquences de son exercice ou de son usage; lautre, que toute personne qui nest pas responsable de ses actes soit elle-mme place sous la responsabilit dune autre (quil sagisse dune personne physique ou dune personne morale, cest--dire dune institution).[17] Cest pourquoi, si le traitement de la "draison" lge classique est un problme de police qui se situe en quelque sorte hors du droit, les dispositions de larticle 64 du Code pnal qui nouent jusqu prsent lalternative du crime et de la folie autour de la responsabilit, de ses corrlats et de ses substituts (imputabilit, culpabilit, punissabilit) sont dj formellement contenues dans les dispositions du droit ancien (droit romain - donc priv-, et droit canon). Il nest pas jusqu la formulation "en tat de dmence ou contraint par une force laquelle il na pu rsister" qui nen procde directement, et on le comprend car la distinction de la contrainte en "interne" et "externe" fait logiquement partie de la structure (double faon de disjoindre lacteur et lauteur juridique dune action).

    Reste que la prgnance de cette forme nexplique aucunement pourquoi les deux situations antithtiques doivent tre chacune essentialise dans un type humain (le fou, le criminel), ou encore pourquoi elles doivent tre penses comme des inversions, exclusives lune de lautre, de la condition "normale" de lhomme, ce qui les transforme tendanciellement en destins individuels. Or cest seulement lorsquune telle transformation est intervenue que le droit a t appel, non seulement dcider de la capacit ou de lincapacit des personnes, mais orienter les "incapables" vers ces institutions "totales", la fois sgrgatives et orthopdiques, que sont la prison et lhpital psychiatrique, respectivement charges de la tche infinie de restaurer la

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  • moralit, et de la tche infinie de restaurer la pense rationnelle ou laptitude communiquer ... Il y a donc, sinon une coupure dans la forme du droit, du moins une rvolution dans son usage dont cette forme mme ne peut rendre compte.

    Avant de proposer lesquisse dune rponse, qui ninvalide pas ces lments dexplication, mais qui tente prcisment de sinscrire au point quils laissent dans lincertitude, il faut prciser comment, historiquement et logiquement, la structure "crime ou folie" est susceptible de varier dans son application.

    On peut en effet imaginer trois faons de traiter lalternative. La premire consiste la penser comme essentiellement incomplte, cest--dire rserver la possibilit pour lindividu ou pour une partie de lui-mme de ne tomber ni sous limputation de folie ni sous celle de criminalit. La seconde consiste penser que les deux termes de lalternative peuvent fusionner, voire mme doivent procder dune fondamentale unit: celle dune forme dindividualit et folle et criminelle, quon peut appeler l"anormalit", l"asocialit" ou la "dviance".[18] Enfin la troisime consiste conserver lalternative sa forme dexclusion rciproque: ou lindividu dangereux, anormal, etc. est fou, ou il est criminel, mais il ne peut tre lun et lautre. On voit tout de suite que ces diffrentes possibilits, non seulement correspondent des psychologies ou des analyses sociales distinctes, mais cristallisent des visions politiques du monde. Non pas tellement quelles en procdent (comme si ces idologies politiques taient dfinies une fois pour toutes), mais plutt quelles contribuent en permanence les constituer et les dissocier les unes des autres.

    Ni fou ni criminel: cest l, pourrait-on dire, la formule de lutopisme critique des institutions sgrgatives, en ce sens quelle pose lexistence, parmi les individus qui "passent lacte" de la violence (et qui, souvent aussi, la subissent), de "cas" irrductibles cette dichotomie, et par consquent non susceptible dtre "traits" par les procdures quelle implique. Mieux encore, elle pose quen tout individu une part existe qui ne se laisse comprendre ni par rfrence une pathologie, ni par rfrence une transgression de lordre tabli, et avec laquelle, par consquent, il nest possible de communiquer quen sextrayant des formes rituelles commandes par ces types ou ces essences institutionnelles. Pour cela il lui faut sappuyer sur une mtaphysique de lme ou du sujet, qui peut tre personnaliste ou au contraire structuraliste (comme dans la tradition psychanalytique), mais qui est toujours lie la fois une affirmation de la singularit irrductible des individus et une critique de la distinction entre normalit et anormalit: soit quon rcuse tout usage de lide danormalit, soit quon insiste au contraire sur la virtualit pathologique universellement prsente dans lindividualit

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  • humaine, dont lactualisation dpend des circonstances, non dune constitution.

    Et fou et criminel: cest l, linverse, la formule du positivisme conservateur, dont la distinction du normal et du pathologique comme frontire dessence apparat vritablement constitutive.[19] Elle a t particulirement illustre par lorganicisme dans ses variantes criminologique et psychiatrique, mais elle ressurgit dans lobjectivisme comportemental, car ce qui sest dit dans le langage de la "dgnrescence" peut aussi se dire dans celui de "linadaptation". Les termes danormalit et de dviance sont probablement ceux dont lusage caractrise le mieux cette position, parce quen subsumant crime et folie sous un signifiant unique, ils permettent deffectuer chaque instant lopration de recouvrement de la culpabilit et de lexplication naturaliste. Tout ceci sclaire mieux si lon suppose que dans le traitement autoritaire, ou disciplinaire, de la violence individuelle - y compris lorsquelle est dirige contre lindividu lui-mme: mais ce nest jamais sans consquence sur son entourage, puisquil est quasiment impossible de trouver des individus dont personne nait besoin - est la fois prsuppos et mis en question un absolu "bon droit", une absolue valeur de la socit comme totalit. Si cette absolutisation de la socit (ou des institutions qui la reprsentent) ne faisait pas problme, il ny aurait pas de place pour la surdtermination de lindividualit asociale selon le double registre, trangement cumulatif, du pathologique et du judiciaire, qui entrane son tour linstrumentation des institutions correspondantes au service dun unique programme de "dfense sociale". Dans ses cours des annes soixante-dix, Foucault avait tudi la mise en place progressive des "modles" de cette surdtermination: la monstruosit, lincorrigibilit, la sexualit infantile perverse, mais il avait du mme coup illustr son instabilit conceptuelle.[20] Il y a en effet quelque chose dintenable dans la notion du "fou criminel", ou dans la combinaison du dterminisme et de la condamnation, qui conduit loscillation entre diffrentes formes danti-utopie: abolition du moment juridique comme tel (remplac par lautomatisme de la division entre cas "curables" et "incurables"), ou bien linverse renforcement dun appareil juridico-pnitentiaire cuirass de bon droit et couvrant des pratiques dlimination. A loppos prcisment de lutopie critique, dont le refus de principe des catgories de l"exclusion" a toujours tendance se transformer en un retournement projectif: lindividu comme tel nest ni fou ni criminel, mais cest la socit qui produit ces situations, dabord en les catgorisant, et la limite cest la socit elle-mme quil conviendrait dattribuer les prdicats de "folle" et "criminelle" ...

    Entre ces deux extrmes, on comprend peut-tre mieux alors pourquoi la formule "librale" par excellence est prcisment celle de lalternative: ou fou, ou criminel. Alternative ferme, en ce sens quelle impose le choix forc

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  • ("alinant", ainsi que je le dcrivais ci-dessus) dun des termes. Mais alternative ouverte, en ce sens quelle doit toujours laisser un examen a posteriori, cest--dire une expertise sinon une dlibration, la charge de dterminer le destin individuel. Le paradoxe (et la violence) de lexpertise, cest quelle fixe pratiquement un destin tout en le proclamant contingent, rvisable. Mais la forme mme de lalternative - dont on sait bien quelle peut coexister dans la pratique avec toute une gamme de pratiques plus ou moins rpressives - exclut lide de prdtermination. Elle fait partie du systme des "garanties" qui viennent confirmer que lindividu nest pas lavance sauv ou condamn par la socit, quil a jusque dans les situations limite qui impliquent une sgrgation la possibilit formelle, thorique, de choisir son rle. On sexplique ainsi, me semble-t-il, que la structure mdico-psychiatrique fasse partie dun ensemble dans lequel figurent aussi linstitution du jury populaire dune part, linsistance de principe sur la possibilit dun "traitement moral" de la folie dautre part. La frontire entre crime et folie, responsabilit et irresponsabilit, punition et traitement, ne doit jamais tre trace dune faon dfinitive, mais elle doit tre comme telle (cest--dire comme question pose et dbattue) incontournable, "rgulatrice" aurait dit Kant. Cest pourquoi les discussions sur les conditions de lexpertise, la dsignation de ceux qui lexercent, le moment de son intervention, ladquation ou linadquation des catgories auxquelles elle aura recours, ne sont pas (ou pas seulement) les symptmes de linadquation ou du blocage du systme, mais aussi et surtout les modalits de son fonctionnement rel dans le temps. Autour de ces modalits pourra toujours se reconstituer, sinon un consensus, du moins un rgime dquilibre des pouvoirs et des forces sociales.[21]

    On sexpliquerait ainsi le double dcalage historique dans la construction du systme mdico-lgal dont nous observons aujourdhui ltonnante rsistance au changement: dune part le fait que larticle 64 vienne avant la loi de 1838, bien que lun et lautre manent du "rationalisme" juridique, dautre part le fait quils soient lun et lautre postrieurs aux vnements et la formulation des principes rvolutionnaires. Ce nest pas seulement quune disposition gnrale, qui touche la dfinition mme du "sujet de droit", a du prcder une disposition dexception qui extrait certains individus du "droit commun", ni quune lgislation dordre public pur (premire fonction de lEtat) a du prcder une lgislation dans laquelle se combinent lordre public et lassistance, la fonction de "souverainet" et la fonction "sociale" de lEtat. Cest quon a l lordre logique de la constitution du sujet correspondant linstitution de la socit librale. Mieux: au devenir sujet du "citoyen" universel (promis, plutt que vritablement promu par la Rvolution franaise) dans une socit librale, cest--dire une socit de rgulation par le droit des conflits sociaux, des diffrences anthropologiques et des

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  • tensions culturelles. Une telle socit peut tre plus ou moins rpressive en pratique, et la "dfense sociale" est toujours une de ses proccupations (dautant plus, incontestablement, que les antagonismes y paraissent menaants ou prennent une forme violente): mais elle doit commencer par se donner elle-mme une loi rgulatrice de correspondance entre luniversalit de la citoyennet, qui dfinit lappartenance la communaut politique, et la particularit des diffrences individuelles, qui dfinit la subjectivit dans le rapport la loi. Cest prcisment ce que contribue instituer le systme mdico-lgal qui se traduit par lalternative "ou fou ou criminel", et en ce sens, sil sapplique de faon rpressive aux classes domines il a ncessairement une porte plus gnrale, quon pourrait dire "hgmonique", constitutive du rapport entre les deux rles que lEtat libral attribue lindividu: membre collectif du "souverain" et sujet de la loi, qui doit tre confront en permanence au problme de sa propre "volont" dobissance la loi (ou si lon veut, de servitude volontaire envers un matre purement abstrait et symbolique), et au "choix" moral et existentiel quelle implique.

    Il est tonnant que Michel Foucault, poursuivant tour de rle ltude de la constitution de lappareil psychiatrique et de lappareil pnitentiaire, dgageant peu peu les formes de leur similitude (lobjectivation du sujet) et de leur complmentarit (le "conflit des facults" qui oppose le pouvoir mdical au pouvoir judiciaire, et qui voit finalement le second mnager au premier la place la plus grande possible, mais en son propre sein, sous son hgmonie), ait finalement lud la question du rapport ente les institutions qui suivent immdiatement ou mdiatement de la rupture rvolutionnaire et les contraintes politiques et anthropologiques imposes par cette rupture mme la construction de la socit librale.[22] En effet "lhomme" qui doit tre constitu en sujet par son rapport diffrentes institutions dEtat nest pas seulement lhomme dune socit bourgeoise, cest aussi, indissociablement, lhomme de la citoyennet, des diffrentes sphres et des diffrents degrs dexercice de la citoyennet. La rupture rvolutionnaire nimplique elle-mme que luniversalisation de la citoyennet, et par l, ngativement, elle ruine les possibilits de compromis entre le formalisme du droit et les anthropologies religieuses aussi bien que les pratiques de police purement discrtionnaires. Mais du mme coup elle ouvre, en deux temps, la tche dune construction institutionnelle du "sujet" correspondant ce citoyen, cens le prcder et le rendre possible, dans les conditions dune socit et dune sociabilit bourgeoises.[23]

    Parmi ces conditions, il en est une sur laquelle, pour conclure, il faut encore insister. Michel Foucault avait longuement dcrit lemprise morale et sociale de la famille dans les transformations institutionnelles de la fin du XVIIIme et du dbut du XIXe sicle. Il avait notamment rappel que linstitution asilaire dans laquelle se dveloppera lobjectivation de la folie navait t mise en

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  • place quen raison de lchec dune prcdente tentative fonde sur lassistance familiale, les "tribunaux de famille", et en quelque sorte comme son substitut. De mme il avait dcrit la faon dont lalternative du crime et de la folie se noue avant tout autour de la violence familiale et singulirement du meurtre perptr en son sein. Il faisait apparatre du mme coup ltroite solidarit entre linstitution bourgeoise de la frontire entre le "normal" et le "pathologique" dans les conduites "morales", et la distinction sociologique et juridique des sphres publique et prive. Dans ce volume prcisment J. Bart et F. Hincker nous rappellent, contre des lgendes tenaces qui sont reconduites par bien des discussions actuelles autour de la "citoyennet" et de l"exclusion", que les dispositions rpressives hrites de linterdiction et perptues dans lincapacit, puis dans la tutelle, ont toujours procd du droit priv vers le droit public (non linverse), et le plus souvent ont institu une incapacit civile en prservant la capacit politique. Lessentiel tait le patrimoine, la puissance paternelle, non le droit de vote. Mais bien entendu cette incapacit prive, qui fait systme avec lirresponsabilit de lalin ou la dchance du criminel, est entirement codifie et dcide par lEtat, grand tuteur de toutes les familles sur lesquelles il appuie dsormais directement son rle de garant de lordre social.

    Cest pourquoi je serais tent de proposer que le grand partage bourgeois du crime et de la folie est aussi lune des formes, ou lun des moments, du nouveau partage entre la sphre publique et la sphre prive. Dsormais - virtuellement au moins, car il subsiste des citoyennets plus ou moins "actives", plus ou moins "passives", qui sont lenjeu dun conflit politique permanent - tout individu existe comme sujet dans la sphre publique et dans la sphre prive: comment se fait-il que cette distinction, non seulement ne disparaisse pas, mais mme se renforce?

    On peut rpondre par la proprit, ce qui est incontestablement une partie de la solution. On peut rpondre par la famille elle-mme, en tant quinstitution de base de la "communaut" nationale au moyen de la diffrence des sexes. On peut aussi, sur un tout autre plan, rpondre par linconscient: car une socit dans laquelle, dune faon ou dune autre, la distinction de ces deux sphres nest pas assure, est une socit dans laquelle les "passions", la fluctuation des affects de lamour et de la haine, des demandes de satisfaction du dsir, ne trouveraient en face delles aucune institution du "principe de ralit". Ce serait une socit "sauvage". A la jonction de toutes ces fonctions, pour sanctionner la sparation des sphres publique et prive, dont les modalits sont purement historiques et sociales, et pour oprer le refoulement collectif du "processus primaire", nous trouvons prcisment des stratgies et des institutions de dfinition de la "responsabilit". Or lappareil mdico-lgal mis en place au dbut du XIXe sicle est clairement un appareil destin publiciser le crime et privatiser la folie: on pourrait mme dire un

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  • appareil destin confrer au crime (par lensemble des procdures de lenqute, du jugement et de la pnalit, sans compter lintervention organique de la presse) un supplment de publicit, et symtriquement la folie un supplment de privaut (en lui assignant des causes purement familiales, et en finissant, logiquement, par proposer la famille du psychotique un traitement collectif de "son problme", ou par reconstituer dans lespace institutionnel une communaut de type familial plutt que de type civique ou professionnel). Proprit prive, passions prives, folie prive constituent les ples dune certaine sphre, qui a ses propres formes dobjectivit et de subjectivit. Crime public, fonctions publiques des liens familiaux eux-mmes: les bornes dune autre sphre (dans laquelle rde encore, parfois, le spectre de la "mort civile", venu du Code Napolon).

    Ici encore, nous pouvons hsiter entre une explication fonctionnelle et une explication conjoncturelle: ou bien nous penserons que la logique formelle de lEtat de droit confront la violence et au danger intrieur consiste rpartir les cas entre le public et le priv, ou bien nous penserons que cest lincertitude mme de cette frontire qui conduit historiquement la souligner par une exclusion au second degr, une exclusion dans lexclusion, ce quest bien en un sens lalternative (que jai dite librale) du crime et de la folie. Nous aurions ainsi quelques raisons de mieux comprendre, la fois, pourquoi la structure qui nous apparat dans les formes institutionnelles de la Psychiatrie et de la Justice est aussi rsistante au changement, et pourquoi cependant elle apparat sans cesse davantage "en crise". Comment maintenir en effet cette catgorisation, cette symbolisation du "mal" (et du malheur) lorsque ses bases - citoyennet et proprit individuelles, rciprocit de linstitution tatique et de linstitution familiale dans la constitution du "sujet" - deviennent largement insaisissables?[24] Comment aussi ne pas sattendre de nouvelles fluctuations des notions de responsabilit, ou de distinction entre la sphre publique et la sphre prive, quand on voit limportance croissante prise par des formes de "pathologie" sociale, la fois individuelle et collective, qui se laissent de moins en moins aisment penser et classer dans lalternative proprement librale du crime et de la folie? On pense ici notamment la consommation de drogues, mais aussi lensemble des "handicaps" dsormais codifis par la loi et confis aux soins de ladministration, et encore au casse-tte dune catgorisation de l"agressivit" raciste et sexiste, la prvention et la sanction des violences intra-familiales, etc.[25] Ce sont pour une part au moins - et ce ne peut tre un hasard - ces "pathologies" qui ont support, depuis une vingtaine danne, les politiques rformistes et les utopies libertaires. Mais ce sont elles aussi dont on peut craindre quelles ne servent de justification, ou de prtexte, aux rsurgences de lorganicisme et de lautoritarisme, unifies dans une nouvelle

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  • culture de la "dfense sociale". Crime priv, folie publique: cette inversion de lordre "normal" des choses finit par ne plus apparatre invraisemblable.

    Compte tenu des projets lgislatifs en cours (2008) concernant lintroduction dune "rtention de sret" pour certains criminels rputs "dangereux" aprs lachvement de leur peine, ainsi que la modification des formulations concernant lirresponsabilit pnale en raison dun trouble mental, il ne me semble pas inutile de soumettre nouveau ces rflexions datant de la priode de discussion de la prcdente rforme. Je signale en particulier, dans lintervalle,la parution de louvrage de rfrence de Marc Rneville: Crime et folie. Deux sicles denqutes mdicales et judiciaires, Paris, Fayard, 2003.

    Notes

    [1] Les indications prcdentes se rfrent la lgislation antrieure aux rformes de 1990 et 1992. Larticle 64 du code pnal de 1810 disposait: Il ny a ni crime ni dlit, lorsque le prvenu tait en tat de dmence au temps de laction, ou lorsquil a t contraint par une force laquelle il na pu rsister. Lart 122-1 du code pnal de 1992 dispose quant lui: Nest pas pnalement responsable la personne qui tait atteinte, au moment des faits, dun trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrle de ses actes. La personne qui tait atteinte, au moment des faits, dun trouble psychique ou neuropsychique ayant altr son discernement ou entrav le contrle de ses actes demeure punissable; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsquelle dtermine la peine et en fixe le rgime. En ce qui concerne les modalits dinternement ou de placement (termes de vocabulaire administratif), la loi de 1838 (intgre dans le code de sant publique en 1953) introduisit les distinctions depuis classiques entre placement volontaire (cest--dire suite la demande de lentourage ou dun proche adresse lautorit administrative et accompagne dun certificat mdical) et placement doffice (relevant de lautorit prfectorale, motive par la prservation de lordre public ou la scurit des personnes). La loi du 27 juin 1990 relative aux droits et la protection des personnes hospitalises en raison de troubles mentaux et leurs conditions dhospitalisation parle dsormais dhospitalisation la demande dun tiers (HDT), dhospitalisation volontaire (HV) et dhospitalisation doffice (HO) et met en avant les droits inalinables que conserve le patient hospitalis librement ou contre son gr

    [2] La catgorie des "proches" a une importance absolument cruciale, on le sait, dans le traitement de la maladie mentale (pensons aux modalits thoriques et pratiques du placement dit "volontaire") et dans sa phnomnologie (pour autant quelle tourne autour du dfaut ou de lexcs de proximit par rapport aux autres, soi-mme et aux choses). Elle est extraordinairement lastique et contraignante. On pourrait appeler "proches" tous ceux qui, un moment donn, dpendent du "sujet" ou dont il dpend, chaque fois quun tel lien est irrductible des engagements contractuels

    [3] Cette position apparait dans la logique du combat men - avec un succs qui nest peut-tre pas dfinitif - contre la peine de mort: cf. la discussion entre J. Laplanche, R. Badinter et M.Foucault, in Le Nouvel Observateur, 30 mai 1977. On peut se demander si cest labolition de la peine de mort qui contribue librer aussi la position inverse (dj illustre quelques annes auparavant dans laffaire Ferraton: cf. S. Ferraton, Ferraton, le fou, lassassin, Paris,

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  • Solin, 1978): refus de la psychiatrisation, donc revendication de la responsabilit contre larticle 64

    [4] cf. F. Chaumon et N. Vacher, Psychiatrie et justice, coll. "Le point sur", La Documentation franaise, Paris 1988

    [5] Tel est, semble-t-il, le sens des principales dispositions de la rforme de la loi de 1838 prsente en 1989 par le ministre Cl. Evin au nom du gouvernement.

    [6] Sur ces diffrentes possibilits, cf. notamment J. Pinatel, Le phnomne criminel, MA Editions, Paris 1987 (et pour les origines historiques du dbat: Michelle Perrot et coll., Limpossible prison, Seuil, Paris 1980). Egalement P. Broussolle, Dlinquance et dviance, Brve histoire de leurs approches psychiatriques, Privat, Toulouse 1978.

    [7] cf. F. Chaumon et N. Vacher, ouvr. cit.

    [8] cf. notamment Ph. Rappard, "Le procs de la loi de 1838", in Transitions, Revue internationale du changement psychiatrique et social, n 15, 1983; "Folie et socit civile", in La folie raisonne, sous la direction de Michelle Cadoret, P.U.F., Paris 1989; et sa contribution au prsent volume.

    [9] Cette "parole" serait-elle un silence obstin, refus ou privation quon se propose alors dentendre comme renoncement, protestation, demande, interpellation.

    [10] "La distinction juridique entre les crimes (infractions que les lois punissent dune peine afflictive ou infamante) et les dlits (infractions que les lois punissent de peines correctionnelles) est purement formelle et sans intrt sur le plan psychologique ou sociologique; aussi tudie-t-on sous la mme rubrique la fois le comportement des auteurs de crimes stricto sensu, tels que les homicides volontaires, les vols qualifis, les attentats aux murs avec violence, et le comportement des auteurs de dlits, tels que les vols simples, les escroqueries, les coups et blessures (...) La plupart des criminologistes saccordent pour mettre part, sous des dterminations variables, deux catgories de criminels qui posent des problmes spciaux, les uns dordre surtout sociologique, les autres dordre psychiatrique. Il sagit des criminels "normaux" et des criminels "alins" ..." (J. Lafon, article criminel (comportement), Encyclopaedia Universalis, 1969.

    [11] Ce nest pas, bien au contraire, annuler cette imminence de la mort que den souligner lincertitude, recouverte par les pratiques dordre public, et dnie par le formalisme de lexpertise mdico-lgale, comme le fait L. Bonnaf en critiquant la notion de "dangerosit": "Rien nest plus dangereux que de dcrter "dangereux" un sujet en difficult de relations humaines, menac de sombrer, et de lui opposer quelques foudres plus ou moins "lgales", genre rclusion et contrainte (...) Il conviendrait de ne pas oublier que les vieilles mesures "prventives" contraignantes, devant les risques du suicide, ont leur actif un lourd bilan de morts, poussant, en fait, les gens se suicider." ("Psychiatrie, liberts, droits de lhomme et du citoyen", in LHumanit du 2 nov. 1989). Dautres psychiatres revendiquent au contraire cette imminence comme preuve du srieux de leur discipline: "La psychiatrie, ce nest pas un gadget mdical. Cest une discipline dans laquelle il y a beaucoup de morts" (Dr. Chabrand, cit par F. Chaumon et N. Vacher, ouvr. cit., p. 54).

    [12] D. Coujard, "Problmes de la lgislation spcifique et de lobligation de soins", dans ce volume.

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  • [13] Certains auteurs projettent rtrospectivement cette trace en lisant dans lancienne thologie un savoir prcurseur de la criminologie: "Trouve-t-on dans la psychologie criminelle de lAncien droit le type du criminel-n, tel quil fut isol par Lombroso dans son Uomo delinquente, en 1876, prdestin au crime par sa constitution anatomique, biologique, physiologique et psychologique, rsurgence "atavistique" du sauvage des origines ou de lanimal des origines, et mme de lanimal infrieur? Evidemment non, du moins sous cette forme, et dautant moins que la thologie classique repousse lide dhrdit des penchants morbides lexception du pch originel. Mais il est possible de concevoir le criminel-n lombrosien sous les traits du pervers que ni les moralistes religieux ni les criminalistes nont mconnu. On peut mme regretter que Lombroso ait ignor, lorsquil parla du "fou moral", si semblable au criminel-n, les rflexions de saint Thomas sur les dispositions morbides du corps qui rendent le mal aimable certains individus ..." (A. Laingui, Histoire du droit pnal, Collection Que sais-je?, P.U.F., Paris 1985, p. 107). Sur les dimensions mystiques du positivisme sociologique, voir le dossier runi par Clara Gallini et ses collaborateurs de lIstituto Orientale de Naples, "Aspetti del positivismo italiano", Quaderni, Anno III, Nuova Serie, n 3-4, 1990, Napoli, Liguori Ed.

    [14] Robert Castel, La gestion des risques, Minuit, Paris 1981.

    [15] Ceci ne vaut pas seulement pour la France, bien quincontestablement lappareil mdico-lgal y soit particulirement valoris en tant quappareil dEtat. On ne voit pas non plus lobjectivisme technocratique lemporter aux U.S.A. En revanche on apprend que la possibilit de ngocier une peine demprisonnement contre une castration chirurgicale dans le cas de crimes sexuels y est introduite ou rintroduite ...

    [16] cf. M.Foucault, "The Dangerous Individual", Address to the Law and Psychiatry Symposium at York University, Toronto, 1978, reproduit dans Michel Foucault, Politics, Philosophy, Culture, Interviews and other Writings 1977 - 1984, Routledge, 1988, p. 125 et sv.: auparavant, lalternative dmence ou illgalit tait dautant plus invoque que la dlinquance tait moins grave, dsormais elle se concentre sur le crime horrible et, de l, rayonne sur lensemble du domaine de la violence.

    [17] Dans ce fait que la suppression ou lannulation de responsabilit ne peut jamais tre que son dplacement (car il ny a pas de chose sans matre ni daction sans auteur: la responsabilit, comme la souverainet, "ne meurt pas") rside peut-tre la plus forte des continuits entre la tradition juridique ancienne et la pratique actuelle de linculpation. Sans doute, lorsque la Justice, sur avis des experts, prononce le "non lieu" pour dfaut de responsabilit relevant dune contrainte intrieure ou extrieure, elle irralise le crime en tant quacte de telle personne; mais elle ne lannule pas pour autant absolument: cest plutt - linverse de la figure du "bouc missaire" - une faon de prendre symboliquement la responsabilit sur elle-mme. Cest pourquoi elle doit se proccuper aussitt dexercer la responsabilit quelle a assume (et dabord de demander lexpert psychiatre de lui en prciser lobjet et les consquences), ce qui claire le fait quaprs recours larticle 64 du Code Pnal, en cas dacte violent, le "placement doffice" en vertu de la loi de 1838, dcid par une autre administration, soit quasiment automatique. Do limpression quon peut avoir que ce que la socit a "concd" dune main, elle le "reprend" aussitt de lautre, et parfois avec usure. Mais aussi elle ne cesse de travailler prciser les modalits de ce transfert, par exemple en dissociant responsabilit pnale et responsabilit civile, ou encore, lautre extrmit, en rformant le rgime de lincapacit de faon abolir la corrlation stricte qui

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  • rgnait entre irresponsabilit pnale, obligation de soins et placement doffice, incapacit civile (loi de 1968). On voit bien quun des objectifs du rformisme psychiatrique serait de pousser le processus la limite, jusqu une corrlation inverse entre traitement et responsabilit civile (et civique): mais ne serait-ce pas contradictoire avec la forme juridique elle-mme? A moins de mettre en oeuvre, pratiquement, dautres transferts de responsabilit (qui nous ramnent invitablement vers les proches, la famille, dont le "dfaut" ou la "dfaillance" sont prcisment lis, le plus souvent, la situation de crise).

    [18] Il y a videmment dautres dsignations possibles (comme lagressivit), et en ralit aucune nest stable. Il est significatif que le terme de "dviance", dabord introduit par la tendance critique de la "criminologie radicale" anglo-saxonne, soit maintenant tendanciellement repris par le positivisme: cf. J. Pinatel, ouvr. cit., p. 64 sv. Un retournement semblable sest produit, dans dautres champs, avec la notion de "diffrence".

    [19] cf., dans ce volume, ltude de J.F. Braunstein.

    [20] M.Foucault, Rsum des cours, 1970 - 1982, Julliard, Paris 1989 (en particulier p. 73 sv.: "Les anormaux", rsum du cours de 1974-75).

    [21] On a l un bon critre pour apprcier la vision politique du monde laquelle, tel ou tel moment de son uvre, un thoricien entend se rattacher: ainsi le fait que, dans sa clbre thse de 1932 sur la paranoa, J. Lacan (qui changera, semble-t-il, de position ultrieurement) se soit explicitement propos de contribuer, par le dveloppement dune "science" anti-organiciste de la personnalit, une meilleure dmarcation des folies meurtrires qui demandent une sanction pnale et de celles qui lui sont inaccessibles, le range-t-il incontestablement dans le droit fil de la tradition librale. cf. J. Lacan, De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit, nouvelle dition, Seuil, Paris 1975, pp. 276 et sv., 298 et sv.

    [22] Foucault et ses collaborateurs en sont passs bien prs, cependant, dans ladmirable Moi, Pierre Rivire, ayant gorg ma mre, ma sur et mon frre, Gallimard/Julliard, Paris 1973, mais lanalyse proprement politique y reste domine par une perspective culturaliste. Cest dans cette brche que sengouffre la pesante entreprise rvisionniste de M.Gauchet et G. Swain, La pratique de lesprit humain. Linstitution asilaire et la rvolution dmocratique, Paris, Gallimard, 1980.

    [23] cf. mes prcdentes tudes: "Citoyen sujet - Rponse J.L. Nancy", in Cahiers Confrontation, n 20, 1989; "Droits de lhomme et droits du citoyen: la dialectique moderne de lgalit et de la libert", in Actuel Marx, n 8, 1990.

    [24] Le mme Code "bourgeois", qui a toujours maintenu le principe dune "folie" annulant le crime et irresponsabilisant lindividu, a toujours exclu le principe de la responsabilit pnale des "personnes morales", cest--dire des collectifs et des socits: mais pourra-t-il en tre ainsi indfiniment, et quelles seraient les consquences dune modification sur ce point?

    [25] cf. le dossier "Echos de la profession" publi dans la revue Sociologie et socits, Les Presses de lUniversit de Montral (Qubec), vol. XXII, N 1, Avril 1990, pp. 193 et sv., aprs le meurtre collectif du 6 dcembre 1989.

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