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Editions Gallimard, 1939. Les contes du chat perché 8 La patte du chat Les contes du chat perché 12 13 Les contes du chat perché 14 La patte du chat Les contes du chat perché 16 La patte du chat Les contes du chat perché 18 19 Les contes du chat perché 20 Les contes du chat perché 22 Les contes du chat perché 24 Les contes du chat perché La patte du chat 26 La patte du chat Les contes du chat perché 28 Les contes du chat perché 30 Les vaches Les vaches Les contes du chai perché 36 37

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Editions Gallimard, 1939.

Ces contes ont été écrits pour les enfants âgés de quatre àsoixante-quinze ans. Il va sans dire que par cet avis, je ne songepas à décourager les lecteurs qui se flatteraient d'avoir un peu deplomb dans la tête. Au contraire, tout le monde est invité. Je neveux que prévenir et émousser, dans la mesure du possible, lesreproches que pourraient m'adresser, touchant les règles de lavraisemblance, certaines personnes raisonnables et bilieuses. Ace propos, un critique distingué a déjà fait observer, avecmerveilleusement d'esprit, que si les animaux parlaient, ils ne leferaient pas du tout comme ils le font dans « les Contes du chatperché ». Il avait bien raison. Rien n'interdit de croire en effetque si les bêtes parlaient, elles parleraient de politique ou del'avenir de la science dans les îles Aléoutiennes. Peut-être mêmequ'elles feraient de la critique littéraire avec distinction. Je nepeux rien opposer à de semblables hypothèses. J'avertis doncmon lecteur que ces contes sont de pures fables, ne visant passérieusement à donner l'illusion de la réalité. Pour toutes lesfautes de logique et de grammaire animales que j'ai pu commet-tre, je me recommande à la bienveillance des critiques qui, àl'instar de leur savant confrère, se seraient spécialisés dans cesrégions-là.

Je ne vois rien d'autre à prier qu'on insère.

M. A.

Né àjoigny, dans l'Yonne, en 1902, Marcel Aymé était le dernierd'une famille de six enfants. Ayant perdu sa mère à deux ans, il fut

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8 Les contes du chat perché

élevé jusqu'à huit ans par ses grands-parents maternels qui possédaientune ferme et une tuilerie à Villers-Robert, une région de forêts,d'étangs et de prés. Il entre en septième au collège de Dole et passe sonbachot en 1919. Une grave maladie l'oblige à interrompre les étudesqui auraient fait de lui un ingénieur, le laissant libre de devenirécrivain.

Après des péripéties multiples (il est tour à tour journaliste,manœuvre, camelot, figurant de cinéma), il publie un roman :Brûlebois, aux Cahiers de France, et, en 1927, Aller retour, auxÉditions Gallimard, qui éditeront la majorité de ses œuvres. Le prixThéophraste-Renaudot pour La Table-aux-Crevés le signale augrand public en 1929. La Jument verte paraît en 1933. Avec unelucidité inquiète, il regarde son époque et se fait une réputationd'humoriste par ses romans et ses pièces de théâtre : Travelingue(1941), Le Chemin des écoliers (1946), Clérambard (1950), LaTête des autres (1952), La Mouche bleue (1957).

Ses recueils de nouvelles Les Contes du chat perché (1939) et LePasse-muraille (1943) conquièrent tous les publics.

Marcel Aymé est mort en 1967.

La patte du chat

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Le soir, comme ils rentraient des champs, lesparents trouvent le chat sur la margelle du puits où ilétait occupé à faire sa toilette.

— Allons, dirent-ils, voilà le chat qui passe sa pattepar-dessus son oreille. Il va encore pleuvoir demain.

En effet, le lendemain, la pluie tomba toute lajournée. Il ne fallait pas penser aller aux champs.Fâchés de ne pouvoir mettre le nez dehors, les parentsétaient de mauvaise humeur et peu patients avec leursdeux filles. Delphine, l'aînée, et Marinette, la plusblonde, jouaient dans la cuisine à pigeon-voie, auxosselets, au pendu, à la poupée et à loup-y-es-tu.

— Toujours jouer, grommelaient les parents, tou-jours s'amuser. Des grandes filles comme ça. Vousverrez que quand elles auront dix ans, elles jouerontencore. Au lieu de s'occuper à un ouvrage de coutureou décrire à leur oncle Alfred. Ce serait pourtant bienplus utile.

Quand ils en avaient fini avec les petites, les parentss'en prenaient au chat qui, assis sur la fenêtre,regardait pleuvoir.

— C'est comme celui-là. Il n'en fait pas lourd non

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plus dans une journée. Il ne manque pourtant pas desouris qui trottent de la cave au grenier. Mais Monsieuraime mieux se laisser nourrir à ne rien faire. C'est moinsfatigant.

— Vous trouvez toujours à redire à tout, répondait lechat. La journée est faite pour dormir et pour sedistraire. La nuit, quand je galope à travers le grenier,vous n'êtes pas derrière moi pour me faire descompliments.

— C'est bon. Tu as toujours raison, quoi.Vers la fin de l'après-midi, la pluie continuait à

tomber et, pendant que les parents étaient occupés àl'écurie, les petites se mirent à jouer autour de la table.

— Vous ne devriez pas jouer à ça, dit le chat. Ce quiva arriver, c'est que vous allez encore casser quelquechose. Et les parents vont crier.

— Si on t'écoutait, répondit Delphine, on ne joue-rait jamais à rien.

— C'est vrai, approuva Marinette. Avec Alphonse(c'était le nom qu'elles avaient donné au chat), ilfaudrait passer son temps à dormir.

Alphonse n'insista pas et les petites se remirent àcourir. Au milieu de la table, il y avait un plat en faïencequi était dans la maison depuis cent ans et auquel lesparents tenaient beaucoup. En courant, Delphine etMarinette empoignèrent un pied de la table, qu'ellessoulevèrent sans y penser. Le plat en faïence glissadoucement et tomba sur le carrelage où il fit plusieursmorceaux. Le chat, toujours assis sur la fenêtre, netourna même pas la tête. Les petites ne pensaient plus àcourir et avaient très chaud aux oreilles.

— Alphonse, il y a le plat en faïence qui vient decasser. Qu'est-ce qu'on va faire ?

La patte du chat 13

— Ramassez les débris et allez les jeter dans unfossé. Les parents ne s'apercevront peut-être de rien.Mais non, il est trop tard. Les voilà qui rentrent.

En voyant les morceaux du plat en faïence, lesparents furent si en colère qu'ils se mirent à sautercomme des puces au travers de la cuisine.

— Malheureuses ! criaient-ils, un plat qui était dansla famille depuis cent ans ! Et vous l'avez mis enmorceaux ! Vous n'en ferez jamais d'autres, deuxmonstres que vous êtes. Mais vous serez punies.Défense de jouer et au pain sec !

Jugeant la punition trop douce, les parents s'accor-dèrent un temps de réflexion et reprirent, en regardantles petites avec des sourires cruels :

— Non, pas de pain sec. Mais demain, s'il ne pleutpas... demain... ha ! ha ! ha ! demain, vous irez voir latante Mélina !

Delphine et Marinette étaient devenues très pâles etjoignaient les mains avec des yeux suppliants.

— Pas de prière qui tienne ! S'il ne pleut pas, vousirez chez la tante Mélina lui porter un pot de confi-tures.

La tante Mélina était une très vieille et trèsméchante femme, qui avait une bouche sans dents etun menton plein de barbe. Quand les petites allaient lavoir dans son village, elle ne se lassait pas de lesembrasser, ce qui n'était déjà pas très agréable, à causede la barbe, et elle en profitait pour les pincer et leurtirer les cheveux. Son plaisir était de les obliger àmanger d'un pain et d'un fromage qu'elle avait mis àmoisir en prévision de leur visite. En outre, la tanteMélina trouvait que ses deux petites nièces lui ressem-blaient beaucoup et affirmait qu'avant la fin de l'année

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elles seraient devenues ses deux fidèles portraits, cequi était effrayant à penser.

— Pauvres enfants, soupira le chat. Pour un vieuxplat déjà ébréché, c'est être bien sévère.

— De quoi te mêles-tu ? Mais, puisque tu lesdéfends, c'est peut-être que tu les as aidées à casser leplat?

— Oh ! non, dirent les petites. Alphonse n'a pasquitté la fenêtre.

— Silence ! Ah ! vous êtes bien tous les mêmes.Vous vous soutenez tous. Il n'y en a pas un pourracheter l'autre. Un chat qui passe ses journées àdormir...

— Puisque vous le prenez sur ce ton-là, dit le chat,j'aime mieux m'en aller. Marinette, ouvre-moi lafenêtre.

Marinette ouvrit la fenêtre et le chat sauta dans lacour. La pluie venait juste de cesser et un vent légerbalayait les nuages.

— Le ciel est en train de se ressuyer, firent observerles parents avec bonne humeur. Demain, vous aurezun temps superbe pour aller chez la tante Mélina. C'estune chance. Allons, assez pleuré ! Ce n'est pas ça quiraccommodera le plat. Tenez, allez plutôt chercher dubois dans la remise.

Dans la remise, les petites retrouvèrent le chatinstallé sur la pile de bois. A travers ses larmes,Delphine le regardait faire sa toilette.

— Alphonse, lui dit-elle avec un sourire joyeux quiétonna sa sœur.

— Quoi donc, ma petite fille ?— Je pense à quelque chose. Demain, si tu voulais,

on n'irait pas chez la tante Mélina.

La patte du chat 15

— Je ne demande pas mieux, mais tout ce que jepeux dire aux parents n'empêchera rien, malheureuse-ment.

— Justement, tu n'aurais pas besoin des parents.Tu sais ce qu'ils ont dit? Qu'on irait chez la tanteMélina s'il ne pleuvait pas.

— Alors?— Eh bien ! tu n'aurais qu'à passer ta patte derrière

ton oreille. Il pleuvrait demain et on n'irait pas chez latante Mélina.

— Tiens, c'est vrai, dit le chat, je n'y aurais paspensé. Ma foi, c'est une bonne idée.

Il se mit aussitôt à passer la patte derrière sonoreille. Il la passa plus de cinquante fois.

— Cette nuit, vous pourrez dormir tranquillement.Il pleuvra demain à ne pas mettre un chien dehors.

Pendant le dîner, les parents parlèrent beaucoup dela tante Mélina. Ils avaient déjà préparé le pot deconfitures qu'ils lui destinaient.

Les petites avaient du mal à garder leur sérieux et,plusieurs fois, en rencontrant le regard de sa sœur,Marinette fit semblant de s'étrangler pour dissimulerqu'elle riait. Quand vint le moment d'aller se coucher,les parents mirent le nez à la fenêtre.

— Pour une belle nuit, dirent-ils, c'est une bellenuit. On n'a peut-être jamais tant vu d'étoiles au ciel.Demain, il fera bon d'aller sur les routes.

Mais le lendemain, le temps était gris et, de bonneheure, la pluie se mit à tomber. « Ce n'est rien,disaient les parents, ça ne peut pas durer. » Et ils firentmettre aux petites leur robe du dimanche et un rubanrose dans les cheveux. Mais il plut toute la matinée etl'après-midi jusqu'à la tombée du soir. Il avait bien

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fallu ôter les robes du dimanche et les rubans roses.Pourtant, les parents restaient de bonne humeur.

— Ce n'est que partie remise. La tante Mélina,vous irez la voir demain. Le temps commence às'éclaircir. En plein mois de mai, ce serait quandmême bien étonnant s'il pleuvait trois jours d'affilée.

Ce soir-là, en faisant sa toilette,'le chat passa encorela patte derrière son oreille et le lendemain fut jour depluie. Pas plus que la veille, il ne pouvait être questiond'envoyer les petites chez la tante Mélina. Les parentscommençaient à être de mauvaise humeur. A l'ennuide voir la punition retardée par le mauvais tempss'ajoutait celui de ne pas pouvoir travailler auxchamps. Pour un rien, ils s'emportaient contre leursfilles et criaient qu'elles n'étaient bonnes qu'à casserdes plats. « Une visite à la tante Mélina vous fera dubien, ajoutaient-ils. Au premier jour de beau temps,vous y filerez depuis le grand matin. » Dans unmoment où leur colère tournait à l'exaspération, ilstombèrent sur le chat, l'un à coups de balai, l'autre àcoups de sabot, en le traitant d'inutile et de fainéant.

— Oh ! oh ! dit le chat, vous êtes plus méchants queje ne pensais. Vous m'avez battu sans raison, mais,parole de chat, vous vous repentirez.

Sans cet incident, provoqué par les parents, le chatse fût bientôt lassé de faire pleuvoir, car il aimait àgrimper aux arbres, à courir par les champs et par lesbois, et il trouvait excessif de se condamner à ne plussortir pour éviter à ses amies l'ennui d'une visite à latante Mélina. Mais il gardait des coups de sabot et descoups de balai un souvenir si vif que les petitesn'eurent plus besoin de le prier pour qu'il passât sapatte derrière son oreille. Il en faisait désormais une

La patte du chat 17

affaire personnelle. Pendant huit jours d'affilée, il plutsans arrêt, du matin au soir. Les parents, obligés derester à la maison et voyant déjà leurs récoltes pourrirsur pied, ne décoléraient plus. Ils avaient oublié le platde faïence et la visite à la tante Mélina, mais, peu àpeu, ils se mirent à regarder le chat de travers. Achaque instant, ils tenaient à voix basse de longsconciliabules dont personne ne put deviner le secret.

Un matin, de bonne heure, on était au huitième jourde pluie, et les parents se préparaient à aller à la gare,malgré le mauvais temps, expédier des sacs de pommesde terre à la ville. En se levant, Delphine et Marinetteles trouvèrent dans la cuisine occupés à coudre un sac.Sur la table, il y avait une grosse pierre qui pesait aumoins trois livres. Aux questions que firent les petites,ils répondirent, avec un air un peu embarrassé, qu'ils'agissait d'un envoi à joindre aux sacs de pommes deterre. Là-dessus, le chat fit son entrée dans la cuisineet salua tout le monde poliment.

— Alphonse, lui dirent les parents, tu as un bon bolde lait frais qui t'attend près du fourneau.

— Je vous remercie, parents, vous êtes bien aima-bles, dit le chat, un peu surpris de ces bons procédésauxquels il n'était plus habitué.

Pendant qu'il buvait son bol de lait frais, les parentsle saisirent chacun par deux pattes, le firent entrerdans le sac la tête la première et, après y avoir introduitla grosse pierre de trois livres, fermèrent l'ouvertureavec une forte ficelle.

— Qu'est-ce qui vous prend? criait le chat en sedébattant à l'intérieur du sac. Vous perdez la tête,parents !

— Il nous prend, dirent les parents, qu'on ne veut

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plus d'un chat qui passe sa patte derrière son oreilletous les soirs. Assez de pluie comme ça. Puisque tuaimes tant l'eau, mon garçon, tu vas en avoir tout tonsaoul. Dans cinq minutes, tu feras ta toilette au fondde la rivière.

Delphine et Marinette se mirent à crier qu'elles nelaisseraient pas jeter Alphonse à la rivière. Les parentscriaient que rien ne saurait les empêcher de noyer unesale bête qui faisait pleuvoir. Alphonse miaulait et sedémenait dans sa prison comme un furieux. Marinettel'embrassait à travers la toile du sac et Delphinesuppliait à genoux qu'on laissât la vie à leur chat.« Non, non ! répondaient les parents avec des voixd'ogres, pas de pitié pour les mauvais chats ! » Sou-dain, ils s'avisèrent qu'il était presque huit heures etqu'ils allaient arriver en retard à la gare. En hâte, ilsagrafèrent leurs pèlerines, relevèrent leurs capuchonset dirent aux petites avant de quitter la cuisine :

— On n'a plus le temps d'aller à la rivière mainte-nant. Ce sera pour midi, à notre retour. D'ici là, nevous avisez pas d'ouvrir le sac. Si jamais Alphonsen'était pas là à midi, vous partiriez aussitôt chez latante Mélina pour six mois et peut-être pour la vie.

Les parents ne furent pas plus tôt sur la route queDelphine et Marinette dénouèrent la ficelle du sac. Lechat passa la tête par l'ouverture et leur dit :

— Petites, j'ai toujours pensé que vous aviez uncœur d'or. Mais je serais un bien triste chat sij'acceptais, pour me sauver, de vous voir passer sixmois et peut-être plus chez la tante Mélina. A ce prix-là, j'aime cent fois mieux être jeté à la rivière.

— La tante Mélina n'est pas si méchante qu'on ledit et six mois seront vite passés.

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Mais la chat ne voulut rien entendre et, pour bienmarquer que sa résolution était prise, il rentra sa têtedans le sac. Pendant que Delphine essayait encore dele persuader, Marinette sortit dans la cour et allademander conseil au canard qui barbotait sous la pluie,au milieu d'une flaque d'eau. C'était un canard avisé etqui avait beaucoup de sérieux. Pour mieux réfléchir, ilcacha sa tête sous son aile.

— J'ai beau me creuser la cervelle, dit-il enfin, je nevois pas le moyen de décider Alphonse à sortir de sonsac. Je le connais, il est entêté. Si on le fait sortir deforce, rien ne pourra l'empêcher de se présenter auxparents à leur retour. Sans compter que je lui donneentièrement raison. Pour ma part, je ne vivrais pas enpaix avec ma conscience si vous étiez obligées, par mafaute, d'obéir à la tante Mélina.

— Et nous, alors ? Si Alphonse est noyé, est-ce quenotre conscience ne nous fera pas de reproches ?

— Bien sûr, dit le canard, bien sûr. Il faudraittrouver quelque chose qui arrange tout. Mais j'ai beauchercher, je ne vois vraiment rien.

Marinette eut l'idée de consulter toutes les bêtes dela ferme et, pour ne pas perdre de temps, elle décida defaire entrer tout ce monde dans la cuisine. Le cheval,le chien, les bœufs, les vaches, le cochon, les volaillesvinrent s'asseoir chacun à la place que leur désignaientles petites. Le chat, qui se trouvait au milieu du cercleainsi formé, consentit à sortir la tête du sac, et lecanard, qui se tenait auprès de lui, prit la parole pourmettre les bêtes au courant de la situation. Quand ileut fini, chacun se mit à réfléchir en silence.

— Quelqu'un a-t-il une idée ? demanda le canard.— Moi, répondit le cochon. Voilà. A midi, quand

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les parents rentreront, je leur parlerai. Je leur feraihonte d'avoir eu d'aussi mauvaises pensées. Je leurexpliquerai que la vie des bêtes est sacrée et qu'ilscommettraient un crime affreux en jetant Alphonse àla rivière. Ils me comprendront sûrement.

Le canard hocha la tête avec sympathie, mais n'eutpas l'air convaincu. Dans l'esprit des parents, lecochon était promis au saloir et ses raisons ne pou-vaient pas être d'un grand poids :

— Quelqu'un d'autre a-t-il une idée ?— Moi, dit le chien. Vous n'aurez qu'à me laisser

faire. Quand les parents emporteront le sac, je leurmordrai les mollets jusqu'à ce qu'ils aient délivré lechat.

L'idée parut bonne, mais Delphine et Marinette,quoique un peu tentées, ne voulaient pas laissermordre les mollets de leurs parents.

— D'ailleurs, fit observer une vache, le chien esttrop obéissant pour oser s'en prendre aux parents.

— C'est vrai, soupira le chien, je suis trop obéis-sant.

-— II y aurait une chose bien plus simple, dit unbœuf blanc. Alphonse n'a qu'à sortir du sac et onmettra une bûche de bois à sa place.

Les paroles du bœuf furent accueillies par unerumeur d'admiration, mais le chat secoua la tête.

— Impossible. Les parents s'apercevront que dansle sac rien ne bouge, rien ne parle ni ne respire et ilsauront tôt fait de découvrir la vérité.

Il fallut convenir qu'Alphonse avait raison. Lesbêtes en furent un peu découragées. Dans le silencequi suivit, le cheval prit la parole. C'était un vieuxcheval pelé, tremblant sur ses jambes, et que les

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parents n'utilisaient plus. Il était question de levendre pour la boucherie chevaline.

— Je n'ai plus longtemps à vivre, dit-il. Tant qu'àfinir mes jours, il vaut mieux que ce soit pourquelque chose d'utile. Alphonse est jeune. Alphonse aencore un bel avenir de chat. Il est donc bien naturelque je prenne sa place dans le sac.

Tout le monde se montra très touché de la proposi-tion du cheval. Alphonse était si ému qu'il sortit dusac et alla se frotter à ses jambes en faisant le grosdos.

— Tu es le meilleur des amis et la plus généreusedes bêtes, dit-il au vieux cheval. Si j'ai la chance den'être pas noyé aujourd'hui, je n'oublierai jamais lesacrifice que tu as voulu faire pour moi et c'est dufond du cœur que je te remercie.

Delphine et Marinette se mirent à renifler et lecochon, qui, lui aussi, avait une très belle âme, éclataen sanglots. Le chat s'essuya les yeux avec sa patte etpoursuivit :

— Malheureusement, ce que tu me proposes là estimpossible, et je le regrette, car j'étais prêt à accepterune offre qui m'est faite de si bonne amitié. Mais jetiens juste dans le sac et il ne peut être question pourtoi de prendre ma place. Ta tête n'entrerait même pastout entière.

Il devint aussitôt évident pour les petites et pourtoutes les bêtes que la substitution était impossible. Acôté d'Alphonse, le vieux cheval faisait figure degéant. Un coq, qui avait peu de manières, trouva lerapprochement comique et se permit d'en rirebruyamment.

— Silence ! lui dit le canard. Nous n'avons pas le

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cœur à rire et je croyais que vous l'aviez compris. Maisvous n'êtes qu'un galopin. Faites-nous donc le plaisirde prendre la porte.

— Dites donc, vous, répliqua le coq, mêlez-vous devos affaires ! Est-ce que je vous demande l'heure qu'ilest?

— Mon Dieu, qu'il est donc vulgaire, murmura lecochon.

— A la porte ! se mirent à crier toutes les bêtes. A laporte, le coq ! A la porte, le vulgaire ! A la porte !

Le coq, la crête très rouge, traversa la cuisine sousles huées et sortit en jurant qu'il se vengerait. Commela pluie tombait, il alla se réfugier dans la remise. Aubout de quelques minutes, Marinette y vint à son touret, avec beaucoup de soin, choisit une bûche dans unepile de bois.

— Je pourrais peut-être t'aider à trouver ce que tucherches, proposa le coq d'une voix aimable.

— Oh ! non. Je cherche une bûche qui ait uneforme... enfin, une forme.

— Une forme de chat, quoi. Mais comme le disaitAlphonse, les parents verront bien que la bûche nebouge pas.

— Justement non, répondit Marinette. Le canard aeu l'idée de...

Ayant entendu dire à la cuisine qu'il fallait se méfierdu coq et craignant d'avoir eu déjà la langue troplongue, Marinette en resta là et quitta la remise avec labûche qu'elle venait de choisir. Il la vit courir sous lapluie et entrer dans la cuisine. Peu après, Delphinesortit avec le chat et, lui ayant ouvert la porte de lagrange, l'attendit sur le seuil. Le coq ouvrait des yeuxronds et essayait en vain de comprendre ce qui se

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passait. De temps en temps, Delphine s'approchait dela fenêtre de la cuisine et demandait l'heure d'une voixanxieuse.

•— Midi moins vingt, répondit Marinette la pre-mière fois. Midi moins dix... Midi moins cinq...

Le chat ne reparaissait pas.A l'exception du canard, toutes les bêtes avaient

évacué la cuisine et gagné un abri.— Quelle heures ?—Midi. Tout est perdu. On dirait... Tu entends?

Le bruit d'une voiture. Voilà les parents qui rentrent.— Tant pis, dit Delphine. Je vais enfermer

Alphonse dans la grange. Après tout, on ne mourra pasd'aller passer six mois chez la tante Mélina.

Elle allongeait le bras pour fermer la porte, maisAlphonse apparut au seuil, tenant entre ses dents unesouris vivante. La voiture des parents, qui condui-saient à toute bride, venait de surgir au bout de laroute.

Le chat et Delphine à sa suite se précipitèrent à lacuisine. Marinette ouvrit la gueule du sac où elle avaitdéjà placé la bûche, enveloppée de chiffons pourdonner plus de moelleux. Alphonse y laissa tomber lasouris qu'il tenait par la peau du dos et le sac futaussitôt refermé. La voiture des parents arrivait aubout du jardin.

— Souris, dit le canard en se penchant sur le sac, lechat a eu la bonté de te laisser la vie, mais c'est à unecondition. M'entends-tu ?

— Oui, j'entends, répondit une toute petite voix.— On ne te demande qu'une chose c'est de marcher

sur la bûche qui est enfermée avec toi, de façon à fairecroire qu'elle remue.

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— C'est facile. Et après ?— Après, il va venir des gens qui emporteront le sac

pour le jeter à l'eau.— Oui, mais alors...— Pas de mais. Au fond du sac, il y a un petit trou.

Tu pourras l'agrandir si c'est nécessaire et quand tuentendras aboyer un chien près de toi, tu t'échapperas.Mais pas avant qu'il ait aboyé, sans quoi il te tuerait.C'est compris ? Surtout, quoi qu'il arrive, ne poussepas un cri, ne prononce pas une parole.

La voiture des parents débouchait dans la cour.Marinette cacha Alphonse dans le coffre à bois et posale sac sur le couvercle. Pendant que les parentsdételaient, le canard quitta la cuisine, et les petites sefrottèrent les yeux pour les avoir rouges.

— Quel vilain temps, il fait, dirent les parents enentrant. La pluie a traversé nos pèlerines. Quand onpense que c'est à cause de cet animal de chat !

— Si je n'étais pas enfermé dans un sac, dit le chat,j'aurais peut-être le cœur à vous plaindre.

Le chat, blotti dans le coffre à bois, se trouvait justesous le sac d'où semblait sortir sa voix, à peineassourdie. A l'intérieur de sa prison, la souris allait etvenait sur la bûche et faisait bouger la toile du sac.

— Nous autres, parents, nous ne sommes pas àplaindre. C'est bien plutôt toi qui te trouves enmauvaise posture. Mais tu ne l'as pas volé.

— Allons, parents, allons. Vous n'êtes pas aussiméchants que vous vous en donnez l'air. Laissez-moisortir du sac et je consens à vous pardonner.

— Nous pardonner ! Voilà qui est plus fort quetout. C'est peut-être nous qui faisons pleuvoir tous lesjours depuis une semaine ?

La patte du chat 25

— Oh ! non, dit le chat, vous en êtes bien incapa-bles. Mais l'autre jour, c'est bien vous qui m'avezbattu injustement. Monstres ? Bourreaux ! Sanscœur!

— Ah ! la sale bête de chat ! s'écrièrent les parents.Le voilà qui nous insulte !

Ils étaient si en colère qu'ils se mirent à taper sur lesac avec un manche à balai. La bûche emmaillotéerecevait de grands coups, et tandis que la souris,effrayée, faisait des bonds à l'intérieur du sac,Alphonse poussait des hurlements de douleur.

— As-tu ton compte, cette fois ? Et diras-tu encoreque nous n'avons pas de cœur ?

— Je ne vous parle plus, répliqua Alphonse. Vouspouvez dire ce qu'il vous plaira. Je n'ouvrirai plus labouche à de méchantes gens comme vous.

— A ton aise, mon garçon. Du reste, il est tempsd'en finir. Allons, en route pour la rivière.

Les parents se saisirent du sac et, malgré les crisque poussaient les petites, sortirent de la cuisine. Lechien, qui les attendait dans la cour, se mit à lessuivre avec un air de consternation qui les gêna unpeu. Comme ils passaient devant la remise, le coq lesinterpella :

— Alors, parents, vous allez noyer ce pauvreAlphonse? Mais dites-moi, il doit être déjà mort. Ilne remue pas plus qu'une bûche de bois.

— C'est bien possible. Il a reçu une telle volée decoups de balai qu'il ne doit plus être bien vif.

Ce disant, les parents donnèrent un coup d'œil ausac qu'ils tenaient caché sous une pèlerine.

— Pourtant, ce n'est pas ce qui l'empêche de sedonner du mouvement.

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— C'est vrai, dit le coq, mais on ne l'entend pasplus que si vous aviez dans votre sac une bûche au lieud'un chat.

— En effet, il vient de nous dire qu'il n'ouvriraitplus la bouche, même pour nous répondre.

Cette fois, le coq n'osa plus douter de la présence duchat et lui souhaita bon voyage.

Cependant, Alphonse était sorti de son coffre à boiset dansait une ronde avec les petites au milieu de lacuisine. Le canard, qui assistait à leurs ébats, nevoulait pas troubler leur joie, mais il restait soucieux àla pensée que les parents s'étaient peut-être aperçus dela substitution.

— Maintenant, dit-il quand la sarabande se futarrêtée, il faut songer à être prudent. Il ne s'agit pasqu'à leur retour les parents trouvent le chat dans lacuisine. Alphonse, il est temps d'aller t'installer augrenier, et souviens-toi de n'en jamais descendre dansla journée.

— Tous les soirs, dit Delphine, tu trouveras sous laremise de quoi manger et un bol de lait.

— Et dans la journée, promit Marinette, on mon-tera au grenier pour te dire bonjour.

— Et moi, j'irai vous voir dans votre chambre. Lesoir, en vous couchant, vous n'aurez qu'à laisser lafenêtre entrebâillée.

Les petites et le canard accompagnèrent le chatjusqu'à la porte de la grange. Ils y arrivèrent en mêmetemps que la souris qui regagnait son grenier aprèss'être échappée du sac.

—T Alors ? dit le canard.— Je suis trempée, dit la souris. Ce retour sous la

pluie n'en finissait plus. Et figurez-vous que j'ai bien

La patte du chat 27

failli être noyée. Le chien n'a aboyé qu'à la dernièreseconde, quand les parents étaient déjà au bord de larivière. Il s'en est fallu de rien qu'ils me jettent dansl'eau avec le sac.

— Enfin, tout s'est bien passé, dit le canard. Maisne vous attardez pas et filez au grenier.

A leur retour, les parents trouvèrent les petites quimettaient la table en chantant, et ils en furent choqués.

— Vraiment, la mort de ce pauvre Alphonse n'a pasl'air de vous chagriner beaucoup. Ce n'était pas lapeine de crier si fort quand il est parti. Il méritaitpourtant d'avoir des amis plus fidèles. Au fond, c'étaitune excellente bête et qui va bien nous manquer.

— On a beaucoup de peine, affirma Marinette,mais puisqu'il est mort, ma foi, il est mort. On n'ypeut plus rien.

— Après tout, il a bien mérité ce qui lui est arrivé,ajouta Delphine.

— Voilà des façons de parler qui ne nous plaisentpas, grondèrent les parents. Vous êtes des enfants sanscœur. On a bien envie, ah ! oui, bien envie de vousenvoyer faire un tour chez la tante Mélina.

Sur ces mots, on se mit à table, mais les parentsétaient si tristes qu'ils ne pouvaient presque pasmanger, et ils disaient aux petites qui, elles, man-geaient comme quatre :

— Ce n'est pas le chagrin qui vous coupe l'appétit.Si ce pauvre Alphonse pouvait nous voir, il compren-drait où étaient ses vrais amis.

A la fin du repas, ils ne purent retenir des larmes etse mirent à sangloter dans leurs mouchoirs.

— Voyons, parents, disaient les petites, voyons, unpeu de courage. Il ne faut pas se laisser aller. Ce n'est

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28 Les contes du chat perché

pas de pleurer qui va ressusciter Alphonse. Bien sûr,vous l'avez mis dans un sac, assommé à coups debâton et jeté à la rivière, mais pensez que c'était pournotre bien à tous, pour rendre le soleil à nos récoltes.Soyez raisonnables. Tout à l'heure, en partant pour larivière, vous étiez si courageux, si gais !

Tout le reste de la journée, les parents furenttristes, mais le lendemain matin, le ciel était clair, lacampagne ensoleillée, et ils ne pensaient plus guère àleur chat.

Les jours suivants, ils y pensèrent encore bienmoins. Le soleil était de plus en plus chaud et labesogne des champs ne leur laissait pas le temps d'unregret.

Pour les petites, elles n'avaient pas besoin depenser à Alphonse. Il ne les quittait presque pas.Profitant de l'absence des parents, il était dans la courdu matin au soir et ne se cachait qu'aux heures desrepas.

La nuit, il les rejoignait dans leur chambre.Un soir qu'ils rentraient à la ferme, le coq vint à la

rencontre des parents et leur dit :— Je ne sais pas si c'est une idée, mais il me

semble avoir aperçu Alphonse dans la cour.— Ce coq est idiot, grommelèrent les parents et ils

passèrent leur chemin.Mais le lendemain, le coq vint encore à leur

rencontre :— Si Alphonse n'était pas au fond de la rivière,

dit-il, je jurerais bien l'avoir vu cet après-midi joueravec les petites.

— Il est de plus en plus idiot, avec ce pauvreAlphonse.

La patte du chat 29

Ce disant, les parents considéraient le coq avecbeaucoup d'attention. Ils se mirent à parler tout bassans le quitter des yeux.

— Ce coq est une pauvre cervelle, disaient-ils, maisil a joliment bonne mine. On le voyait pourtant tous lesjours et on ne s'en apercevait pas. Le fait est qu'il est àpoint et qu'on ne gagnerait rien à le nourrir pluslongtemps.

Le lendemain, de bon matin, le coq fut saigné aumoment où il se préparait à parler d'Alphonse. On lefit cuire à la cocotte et tout le monde fut très content delui.

Il y avait quinze jours qu'Alphonse passait pourmort et le temps était toujours aussi beau. Pas unegoutte de pluie n'était encore tombée. Les parentsdisaient que c'était une chance et ajoutaient avec uncommencement d'inquiétude :

— Il ne faudrait tout de même pas que ça dure troplongtemps. Ce serait la sécheresse. Une bonne pluiearrangerait bien les choses.

Au bout de vingt-trois jours, il n'avait toujours pasplu. La terre était si sèche que rien ne poussait plus.Les blés, les avoines, les seigles ne grandissaient pas etcommençaient à jaunir. « Encore une semaine de cetemps-là, disaient les parents, et tout sera grillé. » Ilsse désolaient, regrettant tout haut la mort d'Alphonseet accusant les petites d'en être la cause. « Si vousn'aviez pas cassé le plat en faïence, il n'y aurait jamaiseu d'histoire avec le chat et il serait encore là pour nousdonner de la pluie. » Le soir, après dîner, ils allaients'asseoir dans la cour et, regardant le ciel sans nuage,ils se tordaient les mains de désespoir en criant le nomd'Alphonse.

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30 Les contes du chat perché

Un matin, les parents vinrent dans la chambre despetites pour les réveiller. Le chat, qui avait passé unepartie de la nuit à bavarder avec elles, était restéendormi sur le lit de Marinette. En entendant ouvrir laporte, il n'eut que le temps de se glisser sous lacourtepointe.

— Il est l'heure, dirent les parents, réveillez-vous.Le soleil est déjà chaud et ce n'est pas encoreaujourd'hui qu'il pleuvra... Ah ! çà, mais...

Ils s'étaient interrompus et, le cou tendu, les yeuxronds, regardaient le lit de Marinette. Alphonse, qui secroyait bien caché, n'avait pas pensé que sa queuepassait hors de la courtepointe. Delphine et Marinette,encore ensommeillées, s'enfonçaient jusqu'aux che-veux sous les couvertures. S'avançant à pas de loup, lesparents, de leurs quatre mains, empoignèrent la queuedu chat qui se trouva soudain suspendu.

— Ah ! çà, mais c'est Alphonse !— Oui, c'est moi, mais lâchez-moi, vous me faites

mal. On vous expliquera.Les parents posèrent le chat sur le lit. Delphine et

Marinette furent bien obligées d'avouer ce qui s'étaitpassé le jour de la noyade.

— C'était pour votre bien, affirma Delphine, pourvous éviter de faire mourir un pauvre chat qui ne leméritait pas.

— Vous nous avez désobéi, grondèrent les parents.Ce qui est promis est promis. Vous allez filer cheztante Mélina.

— Ah ! c'est comme ça ? s'écria le chat en sautantsur le rebord de la fenêtre. Eh bien ! moi aussi, je vaischez la tante Mélina, et je pars le premier.

Comprenant qu'ils venaient d'être maladroits, les

La patte du chat 31

parents prièrent Alphonse de vouloir bien rester à laferme, car il y allait de l'avenir des récoltes. Mais lechat ne voulait plus rien entendre. Enfin, après s'êtrelaissé longtemps supplier et avoir reçu la promesse queles petites ne quitteraient pas la ferme, il consentit àrester.

Le soir de ce même jour — le plus chaud qu'on eûtjamais vu — Delphine, Marinette, les parents et toutesles bêtes de la ferme formèrent un grand cercle dans lacour. Au milieu du cercle, Alphonse était assis sur untabouret. Sans se presser, il fit d'abord sa toilette et, lemoment venu, passa plus de cinquante fois sa pattederrière l'oreille. Le lendemain matin, après vingt-cinq jours de sécheresse, il tombait une bonne pluie,rafraîchissant bêtes et gens. Dans le jardin, dans leschamps et dans les près, tout se mit à pousser et àreverdir. La semaine suivante, il y eut encore unheureux événement. Ayant eu l'idée de raser sa barbe,la tante Mélina avait trouvé sans peine à se marier ets'en allait habiter avec son nouvel époux à millekilomètres de chez les petites.

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Les vaches

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Delphine et Marinette firent sortir les vaches del'étable pour les mener paître aux grands prés du bordde la rivière, de l'autre côté du village. Comme elles nedevaient rentrer que le soir, elles emportaient dans unpanier leur déjeuner de midi, celui du chien et deuxtartines de confiture de groseilles pour leur quatreheures.

— Allez, dirent les parents, et surtout, veillez bienà ce que les bêtes n'aillent pas se gonfler dans les trèflesou croquer des pommes aux arbres des chemins.Pensez tout de même que vous n'êtes plus des enfants.A vous deux, vous avez presque vingt ans.

Les parents s'adressèrent ensuite au chien quiflairait avec amitié le panier du déjeuner.

— Et toi, feignant, tâche de faire attention aussi.— Toujours des compliments, murmura le chien.

Ça ne change pas.— Vous, les vaches, pensez qu'on vous emmène

brouter une herbe qui ne coûte rien. N'en perdez pasune bouchée.

— Soyez tranquilles, parents, dirent les vaches.Pour manger, on mangera.

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36 Les contes du chai perché

L'une d'elles ajouta d'une voix aigre :— On mangerait mieux si on n'était pas toujours

dérangées.Celle qui venait de parler ainsi était une petite vache

grise qu'on appelait la Cornette. Elle avait réussi àgagner la confiance des parents, ne manquant jamaisde leur rapporter ce que faisaient les petites et même cequ'elles ne faisaient pas, car elle prenait un méchantplaisir a les faire gronder et mettre au pain sec.

— Dérangées ? demanda Delphine. Et qui donc tedérange ?

— Je dis ce que je dis, fit la Cornette en s'éloignant.Derrière elle, le troupeau gagna la route, et les

parents restèrent seuls, plantés au milieu de la cour dela ferme et grondant entre les dents :

— Hum ! voilà encore une chose qu'il faudra tirerau clair. C'est toujours pareil, quoi. Ces gammes sontdeux vraies têtes folles. Ah ! heureusement ! Heureuse-ment qu'il y a la Cornette, si raisonnable et si dévouée,surtout.

Ils se regardèrent, la tête penchée du côté droit, etajoutèrent en essuyant une larme d'attendrissement :

— Bonne petite Cornette, va.Là-dessus, ils rentrèrent chez eux en grommelant

contre l'insouciance de leurs filles.Le troupeau n'était pas à deux cents mètres de la

ferme lorsqu'il rencontra sur le bord du chemin unebranche de pommier, que l'orage de la nuit avait sansdoute arrachée à l'arbre. Au risque de s'étrangler, lesvaches se mirent à croquer des pommes. La Cornette,qui allait en avant était passée à côté de l'aubaine sans yprendre garde. Lorsqu'elle s'en avisa, elle revint surses pas, mais trop tard. Il ne restait plus une pomme.

Les vaches 37

— C'est ça, dit-elle en ricanant. On vous laisseencore manger des pommes. Tant pis si vous encrevez, hein ?

— Oui, dit Marinette, tu rages parce que tu n'enas pas eu.

Les petites se mirent à rire et les vaches et lechien aussi. La Cornette était si en colère qu'elletremblait des quatre pattes. Elle déclara d'une voixrageuse :

— Je vais le dire.Déjà elle se dirigeait vers la ferme, mais le chien

se mit devant elle et l'avertit :— Si tu fais encore un pas, je te mange le mufle.Il montrait les dents, et son poil se hérissait sur

son dos. On voyait bien qu'il était prêt à fairecomme il disait et la Cornette en jugea ainsi, car ellerebroussa chemin aussitôt.

— C'est bon, dit-elle, tout ça se retrouvera. Montour de rire ne tardera pas longtemps.

Le troupeau se remit en marche et la Cornette,sans s'arrêter à brouter au long des chemins commefaisaient les autres vaches, prit une bonne avance.En arrivant en vue des grands prés, elle fit une halteassez longue devant une ferme isolée et tint conver-sation avec la fermière qui étendait du linge sur lahaie de son jardin. De l'autre côté de la route, à centmètres de la ferme, des romanichels avaient dételé lecheval de leur roulotte et, assis au bord du fossé,travaillaient à tresser des paniers. Lorsque le restedu troupeau eut rejoint la Cornette, la fermièrearrêta les deux petites et leur dit en montrant laroulotte :

— Faites attention à ces gens-là. C'est du monde

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38 Les contes du chat perché

qui ne vaut pas cher et qui est capable de tout. Siquelqu'un d'entre eux vient à vous parler, passez votrechemin et ne répondez pas.

Delphine et Marinette remercièrent poliment, maissans beaucoup de chaleur. La fermière ne leur plaisaitpas. Elles lui trouvaient un air rusé et sournois qui lafaisait ressembler à la Cornette, et la seule dent, longueet jaune, qu'elle eût au milieu de la bouche, leur faisaitun peu peur. Et le fermier qui, sur le pas de sa porte,les regardait du coin de l'œil, ne leur plaisait pas nonplus. Jusqu'alors, l'un et l'autre ne leur avaient jamaisadressé la parole que pour leur reprocher de ne passurveiller leurs vaches et pour les menacer d'aller seplaindre aux parents. Toutefois, en passant devant laroulotte, elles pressèrent le pas, osant à peine jeter unregard de côté. Les romanichels, qui travaillaient enriant et en chantant, n'eurent pas l'air de faireattention à elles.

Aux grands prés, la journée se passa bien, sauf qu'àplusieurs reprises, la Cornette s'en fut marauder dansun champ de luzerne en bordure de la prairie. Elle ymit tant d'arrogance et d'entêtement qu'à la troisièmefois, il fallut une volée de coups de bâton pour ladéloger. Comme elle détalait de toute sa vitesse, lechien se suspendit à sa queue et fit ainsi plus de vingtmètres sans toucher terre.

— Ça leur coûtera cher, dit-elle en rejoignant letroupeau.

Vers la fin de l'après-midi, les petites allèrentjusqu'à la rivière pour causer avec les poissons, et lechien, qui eût mieux fait de garder le troupeau, tint àles accompagner. Du reste, la conversation manquad'intérêt. Elles ne virent d'autre poisson qu'un gros

Les vaches 39

brochet presque idiot qui, à tout ce qu'on lui disait, secontentait de répondre : « Comme je dis souvent, unbon repas et un bon somme par-dessus, il n'y a encoreque ça qui compte. » Renonçant à en tirer autre chose,les bergères et leur chien regagnèrent le milieu de laprairie. Le troupeau paissait tranquillement, mais laCornette avait disparu. Les autres vaches, trop occu-pées à bien brouter, ne l'avaient pas vue s'éloigner.

Delphine et Marinette ne doutaient pas que laCornette fût rentrée tout droit à la maison afin d'y êtrela première et de monter la tête aux parents avec unehistoire de sa façon. Dans l'espoir de la rejoindre avantqu'elle eût atteint la ferme, elles quittèrent aussitôt lesgrands prés et ramenèrent les vaches au pas gymnasti-que.

Les parents n'étaient pas encore rentrés des champs,mais nulle part il n'y avait trace de la Cornette etpersonne ne l'avait vue. Les petites perdaient la tête, etle chien, songeant à ce qui l'attendait, n'en menait paslarge. Dans la cour, il y avait un canard d'un très beauplumage et qui avait beaucoup de sang-froid.

— Ne nous affolons pas, dit-il. Vous allez d'abordtraire les vaches et porter le lait à la laiterie. Après,nous aviserons.

Les petites suivirent le conseil du canard. Ellesétaient déjà revenues de la laiterie lorsque les parentsarrivèrent à la ferme. Il faisait nuit noire et, dans lacuisine, la lampe était allumée.

— Bonjour, dirent les parents. Tout s'est bienpassé ? Rien de nouveau ?

— Ma foi non, répondit le chien. Rien de nouveau.— Toi, tu parleras quand on t'interrogera. En voilà

un animal ! Alors, petites, rien de nouveau ?

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40 Les contes du chat perché

— Non, rien, dirent les petites en rougissant et avecdes voix toutes chevrotantes. Tout a été à peu près...

— A peu près ? Hum ! Allons voir un peu ce qu'enpensent les bêtes.

Les parents quittèrent la cuisine, mais le chien lesavait déjà précédés et rejoignait le canard qui l'atten-dait à la place de la Cornette, tout au fond de l'étable.

— Bonsoir, les vaches, dirent les parents. La jour-née a été belle ?

— Une journée superbe, parents. Jamais encore onn'avait mangé d'une aussi bonne herbe.

— Allons, tant mieux. Et autrement, pas d'ennuis ?— Non, pas d'ennuis.Dans l'obscurité, à tâtons, les parents s'avancèrent

d'un pas vers le fond de l'étable.— Et toi, brave petite Cornette, tu ne dis rien ?Le chien, auquel le canard soufflait tous les mots,

répondit d'une voix dolente :— J ai si bien mangé, voyez-vous, que je tombe de

sommeil.— Ah ! la bonne vache ! Voilà qui fait plaisir à

entendre. Aujourd'hui, en somme, tu n'as pas été tropdérangée ?

— Je n'ai à me plaindre de personne.Le chien marqua un temps d'hésitation, mais pressé

par le canard, il ajouta sans beaucoup d'empresse-ment :

— Non, je n'ai pas à me plaindre, sauf que cettesale bête de chien s'est encore pendu à ma queue. Vousdirez ce que vous voudrez, parents, mais la queued'une vache n'est pas faite pour servir de balançoire àun chien.

— Bien sûr que non. Ah ! la vilaine bête ! Mais, sois

Les vaches 41

tranquille, tout à l'heure, il aura son compte decoups de sabot dans les côtes. En ce moment, il nese doute pas de ce qui l'attend.

— Ne le frappez pas trop fort tout de même. Aufond, vous savez, ce qu'il m'a fait là, c'était bienun peu pour rire.

— Non, non, pas de pitié pour les mauvais ber-gers, il sera roué de coups comme il le mérite.

Là-dessus, les parents regagnèrent la cuisine. Lechien s'y trouvait déjà, couché sous le fourneau.

— Arrive ici, toi ! lui crièrent ses maîtres.— Tout de suite, dit le chien. Mais on dirait que

vous n'avez pas l'air d'être contents de moi. Voussavez, bien souvent, on se fait des idées...

— Viendras-tu?— Je viens, je viens. En tout cas, je fais mon

possible. Il faut vous dire que je souffre d'un rhu-matisme dans le côté droit...

— Justement, il y a un bon médicament quit'attend.

Et en disant cela, les parents regardaient le nezde leurs sabots avec un air cruel. Les petites plaidè-rent pour le chien et, comme ils croyaient n'avoirrien à leur reprocher, ils voulurent bien se conten-ter de lui administrer un seul coup de sabot cha-cun.

Le lendemain matin, en venant traire les vaches,les parents virent que la Cornette n'était pas dansl'étable. A sa place, il y avait un seau plein de laitencore tiède fourni par les autres vaches.

— Tout à l'heure, pendant que vous étiez augrenier, expliqua le canard, la Cornette se plaignaitd'avoir mal à la tête. Elle a demandé aux petites de

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42 Les contes du chat perché

la traire tout de suite et Marinette vient de l'emmeneraux grands prés.

— Puisque la Cornette le demandait, les petites ontbien fait, dirent les parents.

Cependant, Marinette s'en allait seule vers lesgrands prés. La fermière qui n'avait qu'une dent étaitdans la cour de sa ferme. Elle s'étonna de voir labergère sans son chien et sans son troupeau.

— Ah ! si vous saviez ce qui nous est arrivé, ditMarinette. Hier après-midi, on a perdu une vache.

La-fermière déclara n'avoir pas vu la Cornette. Elleajouta en montrant, de l'autre côté de la route, lesromanichels qui prenaient leur petit déjeuner du matindevant la roulotte :

— En ce moment, il ne fait pas bon laisser traînerdes bêtes ou quoi que ce soit. Ce n'est pas perdu pourtout le monde.

En s'éloignant, Marinette risqua un coup d'œil versla roulotte, mais n'osa pas interroger les bohémiens.Du reste, elle ne croyait pas qu'ils eussent volé laCornette. Où l'auraient-ils mise? La porte de laroulotte était trop étroite pour qu'une vache y pûtpasser. Pendant qu'elle était seule aux grands prés, ellealla jusqu'à la rivière s'informer auprès des poissons siune vache n'avait pas péri la veille en s'aventurant dansquelque trou d'eau. Mais aucun des poissons qu'elleinterrogea n'avait rien appris de pareil.

— On le saurait déjà, fit observer une carpe. Dansla rivière, les nouvelles vont vite. D'ailleurs, mon filsen aurait été averti dès hier soir. Vous pensez, il esttoujours par creux et par gués.

Rassurée, Marinette rejoignit le troupeau qui arri-vait sur les grands prés. Delphine s'inquiéta de la

Les vaches 43

conversation qu'avait eue sa sœur avec la fermière.Celle-ci n'allait pas manquer, si elle rencontrait lesparents, de leur parler de la Cornette.

— C'est vrai, convint Marinette. Je n'y ai paspensé.

Jusqu'à la fin de la matinée, les petites voulurentespérer qu'après une nuit passée à la belle étoile, et sarancune apaisée, la Cornette leur reviendrait. Mais letemps passait sans qu'on vît rien venir. Les vachesprenaient part à l'anxiété des deux bergères et, trèspeinées, ne pensaient plus guère à brouter. A midi,tout espoir de retour était perdu. Ayant déjeunérapidement, les petites décidaient d'aller explorer laforêt voisine. Elles voulaient croire que la Cornetten'avait pas été volée, mais qu'ayant cherché unecachette dans les bois, elle s'y était égarée.

— Vous allez rester seules sur les prés, dit Delphineaux vaches. On aurait pu vous laisser le chien, mais ilrendra plus de services en nous accompagnant dans lesbois. Promettez-nous d'être raisonnables. N'allez pasdans les trèfles et attendez notre retour pour aller boireà la rivière.

— Soyez tranquilles, promirent les vaches. Vouspouvez compter sur nous. On ne nous verra ni dans lestrèfles, ni à la rivière. Vous avez bien assez de souciscomme ça sans qu'on aille vous en causer d'autres.

Ayant passé la rivière, les petites s'engagèrent dansla forêt où elles firent un long chemin. Le chien couraitpar les sentiers en tous sens, battant les buissons et lestaillis. Mais on eut beau chercher et appeler laCornette à tous les échos, ce fut peine perdue. Oninterrogea les habitants de la forêt, lapins, écureuils,chevreuils, geais, corbeaux, pies, et nul d'entre eux

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n'avait connaissance qu'une vache se fût égarée dansles bois. Un corbeau eut même l'obligeance d'allerprendre des renseignements jusqu'à l'autre bout de laforêt et là non plus, personne n'avait entendu parlerd'une vache égarée. On ne pouvait que perdre sontemps à poursuivre les recherches. La Cornette étaitailleurs.

Un peu découragées, Delphine et Marinette revin-rent sur leurs pas. Il n'était pas loin de quatre heuresaprès-midi et il y avait bien peu de chances que laCornette se retrouvât avant la fin de la journée.

— Il va falloir recommencer ce soir, soupirait lechien. C'est bien rare si je m'en tire sans recevoirencore deux ou trois coups de sabot.

Aux grands prés, une mauvaise surprise attendait lesvoyageurs. Les vaches n'étaient plus là. Le troupeautout entier avait disparu et rien n'indiquait ou nelaissait soupçonner la direction qu'il avait prise. A cenouveau coup, les petites se mirent à pleurer, et lechien, à qui l'avenir apparaissait sous la forme d'uneinterminable file de paires de sabots, ne put retenir seslarmes. Comme il n'y avait rien d'utile à faire sur lepré, on décida de regagner la maison.

Les bohémiens n'étaient plus auprès de la roulotte etla chose parut un peu suspecte. Interrogée, la fermièrene put fournir aucun renseignement sur la directionqu'avaient prise les vaches, mais elle laissa entendreque les bohémiens ne l'ignoraient pas. Elle se plaignitd'avoir perdu un poulet qui n'était pas rentré la veilleet ajouta qu'il n'était peut-être pas bien loin, à moinsqu'il ne fût mangé.

Les parents n'étaient pas encore rentrés à la maison.A l'entrée de la cour, le canard, le chat, le coq, les

Les vaches 45

poules, les oies et le cochon guettaient l'arrivée despetites pour avoir des nouvelles de la Cornette etfurent bien étonnés de les voir apparaître seules avec lechien. La nouvelle de la disparition des vaches les miten effervescence. Les oies se lamentaient, les poulescouraient en tous sens, le cochon criait comme si onl'eût écorché et, par sympathie pour le chien dont ledécouragement faisait pitié, le coq s'était mis à aboyer.Le chat, qui se mordait les lèvres pour dissimuler sonémotion, avala sa moustache et manqua s'étrangler.Les petites, au milieu de cette compassion bruyante,s'étaient remises à pleurer et leurs sanglots ajoutaientau tumulte. Le canard, seul, était resté calme. Il enavait vu bien d'autres.

— Rien ne sert de gémir, dit-il après avoir réclaméle silence. Si, comme hier soir, il fait nuit quand lesparents rentreront, tout peut encore s'arranger, mais ilnous faut, sans perdre de temps, nous préparer à lesaccueillir.

Il donna à chacun des instructions précises ets'assura ensuite qu'il avait été compris. Le cochonl'écoutait avec impatience et à chaque instant essayaitde l'interrompre.

Tout ça est très joli, dit-il enfin, mais il y a autrechose de plus important.

— Et quoi donc, s'il te plaît ?— C'est de retrouver les vaches.— Bien sûr, soupirèrent Delphine et Marinette,

mais comment faire ?— Je m'en charge, déclara le cochon. Vous pouvez

avoir confiance en moi. Demain avant midi, j'aurairetrouvé les vaches.

Quelques semaines auparavant, le cochon avait

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46 Les contes du chat perché

fréquenté un chien policier dont les maîtres étaient envacances dans le village. Depuis qu'il avait entendu lerécit des aventures du policier, il ne rêvait plus qu'àréaliser de semblables exploits.

— Demain, à l'aube, je me mets en campagne. Jecrois que je tiens une bonne piste. Tout ce que je vousdemanderai, vous, les petites, c'est de me procurer unefausse barbe.

— Une fausse barbe ?— Pour ne pas qu'on me reconnaisse. Avec une

fausse barbe, je passe inaperçu n'importe où.Les espoirs du canard ne furent pas déçus. En effet,

il faisait nuit lorsque les parents arrivèrent. Aprèsquelques minutes de conversation avec les petites, ilspassèrent dans l'étable où l'obscurité était complète.

— Bonsoir, les vaches. La journée s'est bien pas-sée?

Et le coq, les oies, le chat et le cochon, quioccupaient chacun la place d'une vache, répondirenten enflant la voix :

— On ne peut mieux, parents. Un temps clair, uneherbe tendre, une compagnie agréable, que peut-ondemander de mieux ?

— En effet. Voilà une belle journée.Les parents s'adressèrent ensuite à une vache dont la

place était tenue par le chat.— Et toi, la Rouge ? Ce matin, tu avais moins belle

mine que d'habitude. As-tu bien mangé aujourd'hui ?— Miaou, répondit le chat qui était sans doute un

peu distrait ou ému.Delphine et Marinette, qui se tenaient sur le seuil de

la porte, se mirent à trembler, mais le chat repritaussitôt :

Les vaches 47

— Encore cet imbécile de chat qui vient rôder sousmes pieds, mais si je lui ai marché sur la queue, c'estbien fait pour lui. Vous me demandez si j'ai bienmangé ? Ah ! parents ! J'ai mangé comme jamais de mavie, si bien que ce soir mon ventre traîne presque parterre.

Les parents étaient tout réjouis de cette réponse etils eurent envie de palper une panse aussi bien nourrie.Un peu plus, tout était perdu. Heureusement, le chienles appela du fond de l'étable et ils se dirigèrentaussitôt de son côté.

— Brave petite Cornette. Mais comment va ton malde tête de ce matin ?

— Je vous remercie, parents, je me sens vraimentmieux. Mais vous pouvez croire que, ce matin, j'ai étébien peinée de partir sans vous avoir dit au revoir. J'ensuis restée triste toute la journée.

— Ah ! la bonne petite bête que nous avons là,dirent les parents. Ça vous réchauffe le cœur.

Et en effet, leur cœur était si débordant de tendressequ'ils voulurent embrasser la Cornette ou au moins luiappliquer sur les flancs quelques claques d'amitié.Mais avant qu'ils eussent seulement posé le pied sur lalitière de paille, le bruit d'une querelle les attira àl'autre bout de l'étable.

— Je lui casserai les reins, criait le chat avec sa voixde vache. Je lui arracherai poils et moustache, à cegringalet '

— Prends garde, poursuivait-il avec sa voix de chat.Tout gringalet que je suis, je me charge de l'apprendreles belles manières.

Comme les parents demandaient ce qui se passait, lecochon expliqua :

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48 Les contes du chat perché

— C'est le chat qui vient encore se fourrer dans lespattes du chat. Je veux dire, c'est la vache... non, lechat...

— C'est bon ! firent les parents. On a compris. Lechat n'a rien à faire ici. Va-t'en, chat.

En quittant l'étable, ils se ravisèrent et, tournant latête, demandèrent :

— A propos, Cornette, il n'y a pas eu aujourd'huide nouveau scandale aux grands prés ? Ne nous cacherien.

— Ma foi, non, parents, je ne vois rien à voussignaler. Je tiens même à vous dire que le chien s'esttrès bien conduit.

— Ah ! ah ! c'est bien surprenant.— Jamais je ne l'avais vu aussi sage, aussi tran-

quille. A croire qu'il a dormi du matin au soir.— Dormi ? En voilà d'une autre ! Est-ce qu'il se

figure, ce fainéant, qu'on le nourrit à dormir et à nerien faire ? Il va avoir de nos nouvelles.

— Écoutez, parents, il faut être juste...— C'est bien pourquoi il va recevoir la correction

qu'il mérite.Quand les parents arrivèrent dans la cuisine, le

chien était couché sous le fourneau. Ils lui dirent :« Arrive ici, toi, fainéant. » Comme la veille, lespetites s'entremirent et comme la veille, le chien s'entira avec un double coup de sabot dans l'arrière-train.

Le lendemain matin, les choses se passèrent trèsbien et très simplement. Les parents, pour se lever,avaient l'habitude de se régler avec le chant du coq. Cematin-là, par ordre du canard, le coq ne chanta pas etles parents, derrière leurs persiennes closes, restèrentendormis. S'étant habillées en silence, les petites

Les vaches 49

vinrent à la cuisine prendre leur panier à provisions ets'éloignèrent comme elles étaient venues, sur la pointedes pieds. Le cochon, qui ne tenait pas en place, lesattendait dans la cour.

— Est-ce que vous avez pensé à ma fausse barbe ?leur demanda-t-il à voix basse.

Elles lui ajustèrent une barbe de maïs, très bienfournie, blonde avec des reflets roux, et qui lui montaitjusqu'aux yeux. Il exultait :

— Vous m'attendrez aux grands prés, dit-il, etavant midi, je vous ramènerai le troupeau mort ou vif.

— Il vaudrait mieux vif, fit observer une oie.— Naturellement, mais les faits sont les faits et je

n'y peux rien. Du reste, si mes déductions sontexactes, nos vaches doivent être encore en vie.

Le cochon laissa partir les petites et le chien. Cinqminutes plus tard, il se mettait lui-même en route. Ilallait lentement, en se donnant des airs de flâner pourne pas attirer l'attention.

Il était huit heures du matin lorsque les parentss'éveillèrent. Ils n'en croyaient pas leurs yeux.

— J'ai eu beau m'égosiller pendant trois quartsd'heure, dit le coq, je n'ai pas réussi à vous tirer du lit.A la fin, j'y ai renoncé.

— Les petites n'ont pas osé vous réveiller, dit lecanard. Elles ont emmené les vaches comme d'habi-tude et tout s'est bien passé. Pendant que j'y pense, laCornette m'a chargé de vous dire qu'elle n'a plus mal àla tête.

Les parents qui, de leur vie, ne s'étaient levés aussitard, furent si troublés qu'ils se crurent malades etn'allèrent pas aux champs ce jour-là.

Vers dix heures du matin, après avoir rôdé dans le

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50 Les contes du chat perché

village, le cochon, par des chemins détournés, rejoi-gnit les petites aux grands prés. En le voyant arriver, latête haute et la barbe en éventail, le cœur battit.

— Tu les as retrouvées ?— Naturellement. C'est-à-dire que je sais où elles

sont.— Où sont-elles ?— Minute, fit le cochon. Vous êtes bien pressées.

Laissez-moi au moins m'asseoir. Je n'en peux plus.Il s'assit sur l'herbe en face des petites et du chien et

dit en se passant la patte dans la barbe :— Au premier abord, l'affaire paraît compliquée et

quand on veut bien réfléchir un peu, elle est extrême-ment simple. Suivez bien mon raisonnement. Puisqueles vaches ont été volées, elles n'ont pu l'être que pardes voleurs.

— En effet, accordèrent les petites.— D'autre part, c'est une chose bien connue que

des voleurs sont des gens mal habillés.— C'est la pure vérité, dit le chien.— Cela nous amène à poser la question suivante :

quels sont les gens les plus mal habillés du village?Essayez de trouver.

Les petites citèrent plusieurs noms, mais le cochonsecouait la tête avec un sourire malin.

— Vous n'y êtes pas, dit-il enfin. Les gens les plusmal habillés du pays, ce sont ces bohémiens quicampent depuis deux jours sur le bord de la route.Donc, ce sont eux qui ont volé nos vaches.

— Je l'avais toujours pensé ! s'écrièrent en mêmetemps les deux bergères et le chien.

— Oui, bien sûr, fit le cochon. Maintenant, il voussemble avoir découvert vous-mêmes la vérité. Bientôt,

Les vaches 51

vous aurez oublié qu'elle vous a été imposée par laclarté de mon raisonnement. Le monde est ingrat. Ilfaut bien s'y résigner.

Il eut un accès de mélancolie, mais on lui fit tant decompliments qu'il retrouva bientôt sa belle humeur.

— A présent, il me reste à aller trouver les voleurset à en tirer des aveux complets. Pour moi, ce n'estplus qu'un jeu.

— Je peux t'accompagner, offrit le chien.— Non, c'est une affaire trop délicate. Ta présence

risquerait de tout gâter. Du reste, j'opère seul.Il renouvela sa promesse de ramener le troupeau

avant midi et, quittant les grands prés, disparut auxregards des petites. Lorsqu'il arriva auprès des bohé-miens, ceux-ci étaient assis en rond et tressaient despaniers. En vérité, ils étaient très mal habillés et leursguenilles les couvraient à peine. A quelques pas de laroulotte broutait un vieux cheval tout aussi misérableque ses maîtres si l'on considérait sa maigreur. Lecochon s'avança sans hésiter et dit d'une voix joviale :

— Bonjour la compagnie !Les bohémiens toisèrent le nouveau venu et l'un

d'eux, avec un air distant, répondit seul à son salut.— Tout le monde va bien chez vous ? demanda le

cochon.— Ça va, répondit l'homme.— Les enfants vont bien ?— Ça va.— La grand-mère aussi ?— Ça va.— Le cheval aussi.— Ça va.— Les vaches aussi ?

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52 Les contes du chat perché

— Ça va.L'homme, qui avait répondu sans y penser, se reprit

aussitôt.— Pour ce qui est des vaches, dit-il, elles ne

risquent pas de tomber malades. Nous n'en avonspoint.

— Trop tard ! triompha le cochon. Vous avezavoué. C'est vous qui avez pris les vaches.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là? fîtl'homme en fronçant le sourcil.

— Suffît, répliqua le cochon. Rendez-moi lesvaches que vous avez volées, sinon...

Il n'eut pas le temps d'en dire plus long. Lesbohémiens s'étaient levés et lui administraient unecorrection qui mit sa barbe fort mal en point. Sesmenaces et son indignation ne faisaient qu'accroîtreleur ardeur. Il réussit enfin à leur échapper et, toutendolori, semant sur son chemin les poils de sa barbe,alla se réfugier dans la cour de la ferme voisine où lesfermiers lui firent bon accueil.

Il était deux heures de l'après-midi et, aux grandsprés, les petites se morfondaient à attendre le cochonlorsqu'elles virent arriver le canard qui venait auxnouvelles. Il goûta beaucoup les raisons qui avaientconduit le cochon à soupçonner les romanichels.

— Il faut toujours juger les gens sur la mine, dit-il.Le tout est de ne pas se tromper. Pour notre ami, jesuppose qu'il n'est pas bien loin. A l'heure qu'il est, ildoit se trouver en compagnie de la Cornette et desautres vaches. Allons les chercher.

Les petites, accompagnées du canard et du chien, serendirent à la roulotte où elles ne virent personne, carles bohémiens étaient allés dans le village vendre les

Les vaches 53

paniers fabriqués le matin. Le canard ne s'inquiétamême pas de cette absence. La tête baissée, il semblaitexaminer les cailloux du chemin.

— Voyez donc, dit-il, ces grands poils jaunes semésde distance en distance. Le cochon n'aurait pas mieuxfait s'il avait voulu jouer au petit poucet avec sa barbe.Tous ces poils nous conduiront bien quelque part.

En suivant le chemin jalonné par les poils de labarbe, les quatre compagnons arrivèrent bientôt dansla cour de la ferme voisine. Les fermiers s'y trouvaientjustement.

— Bonjour, dit le canard. A ce que je vois, vousêtes toujours aussi laids. Comment se fait-il qu'avecd'aussi vilaines bobines, vous ne soyez pas encore enprison ?

Tandis que les fermiers se regardaient avec ébahisse-ment, le canard se tourna vers Delphine et Marinette :

— Petites, leur dit-il, allez ouvrir la porte del'étable et entrez tranquillement. Vous trouverez là despersonnes de connaissance qui ne seront pas fâchées deprendre un peu l'air.

Déjà les fermiers se précipitaient pour défendre laporte de l'étable, mais le canard les avertit :

— Si vous bougez seulement le petit doigt, je vousfais dévorer par mon vieil ami.

Pendant que le chien tenait les fermiers en respect,les petites entraient dans l'étable d'où elles ressortaientbientôt en poussant devant elles le cochon et letroupeau de vaches. La Cornette, qui cherchait à sedissimuler parmi ses compagnes, ne paraissait pasfîère. Les fermiers baissaient piteusement la tête.

— Vous avez l'air d'aimer beaucoup les bêtes, dit lecanard.

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54 Les contes du chai perché

— C'était pour rire, assura la fermière. Avant-hier,la Cornette est venue me demander de l'hébergerpendant deux ou trois jours. C'était pour faire unefarce aux petites.

— C'est faux, rectifia la Cornette. Je vous aidemandé de m'héberger pour une nuit seulement et lelendemain, vous m'avez retenue de force.

— Et les autres vaches ? demanda Delphine.— J'avais peur que la Cornette s'ennuie. Alors, j'ai

pensé à aller lui chercher de la compagnie.— Elle est venue nous trouver aux grands prés,

expliqua une vache. Elle nous a dit que la Cornetteétait malade et qu'elle nous réclamait. On l'a suiviesans méfiance.

— C'est comme moi, grommela le cochon. Tout àl'heure, quand elle m'a fait entrer dans l'étable, je neme méfiais pas du tout.

Après avoir vertement admonesté les fermiers etprédit qu'ils finiraient leur vie en prison, le canardemmena tout son monde. Sur la route, il se sépara despetites qui conduisaient les vaches aux grands prés, etrentra à la maison en compagnie du cochon. Celui-cisongeait avec amertume à sa mésaventure et à la vanitédes plus beaux raisonnements.

— Dis-moi, canard, demanda-t-il, comment as-tudeviné que les fermiers étaient les voleurs ?

— Ce matin, le fermier est passé sur la route,devant la maison. Comme les parents étaient dans lacour, il s'est arrêté un instant à parler avec eux et j'airemarqué qu'il ne soufflait pas un mot de la disparitiondes vaches, quoiqu'il en ait été informé la veille par lespetites.

Les vaches 55

— Comme il savait qu'elles n'avaient rien dit auxparents, il aurait pu se taire simplement pour nepas les faire gronder.

— D'habitude, sa femme et lui, justement nemanquent jamais une occasion de les faire gronder.Du reste, ils ont des têtes de voleurs.

— Ce n'était pas une preuve.— C'en était une pour moi. A elle seule, elle

m'aurait suffi. Mais tout à l'heure, quand les poilsde la barbe m'ont eu conduit jusqu'au seuil deleur étable, je n'ai plus eu le moindre doute.

— Et pourtant, soupira le cochon, ils étaientmieux vêtus que les bohémiens.

Le soir, quand les petites ramenèrent les vachesà la maison, les parents se trouvaient dans la cour.La Cornette les aperçut de loin et, se détachant dutroupeau, elle courut jusqu'à eux.

— Je vais vous expliquer comment l'affaire s'estpassée, dit-elle. Tout est de la faute des petites.

Elle entreprit un récit où il était question de sonabsence et de celle des autres vaches. Pour lesparents qui croyaient se souvenir d'avoir parlé àleurs bêtes la veille au soir, ses paroles étaientincompréhensibles. Désavouée par les autres vacheset par le cochon, elle faillit s'étrangler de fureur.

— Depuis quelques semaines, fit observer lecanard, cette pauvre Cornette perd complètementla tête. Son idée fixe est de faire punir les petiteset le chien en racontant n'importe quoi.

— En effet, approuvèrent les parents, c'est cequ'il nous avait semblé aussi.

Depuis ce jour-là, les parents n'accordent plus

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56 Les contes du chat perché

aucun crédit aux rapports de la Cornette. Elle enest si contrariée qu'elle a perdu l'appétit et n'apresque plus de lait. A l'heure qu'il est, il est questionde la manger.

Le chien

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Delphine et Marinette revenaient de faire des com-missions pour leurs parents, et il leur restait unkilomètre de chemin. Il y avait dans leur cabas troismorceaux de savon, un pain de sucre, une fraise deveau, et pour quinze sous de clous de girofle. Elles leportaient chacune par une oreille et le balançaient enchantant une jolie chanson. A un tournant de la route,et comme elles en étaient à « Mironton, mironton,mirontaine », elles virent un gros chien ébouriffé, etqui marchait la tête basse. Il paraissait de mauvaisehumeur; sous ses babines retroussées luisaient descrocs pointus, et il avait une grande langue qui pendaitpar terre. Soudain, sa queue se balança d'un mouve-ment vif et il se mit à courir au bord de la route, mais simaladroitement qu'il alla donner de la tête contre unarbre. La surprise le fit reculer, et il eut un gronde-ment de colère. Les deux petites filles s'étaient arrêtéesau milieu du chemin et se serraient l'une contrel'autre, au risque d'écraser la fraise de veau. Pourtant,Marinette chantait encore : « Mironton, mironton,mirontaine », mais d'une toute petite voix qui trem-blait un peu.

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60 Les contes du chat perché

— N'ayez pas peur, dit le chien, je ne suis pasméchant. Au contraire. Mais je suis bien ennuyé,parce que je suis aveugle.

— Oh! pauvre chien! dirent les petites, on nesavait pas !

Le chien vint à elles en remuant la queue encoreplus fort, puis leur lécha les jambes et renifla le panierd'un air amical.

— Voilà ce qui m'est arrivé, reprit-il, mais laissez-moi d'abord m'asseoir un moment, je suis fourbu,voyez-vous.

Les petites s'assirent en face de lui sur l'herbe dutalus, et Delphine prit la précaution de placer le panierentre ses jambes.

— Ah ! qu'il fait bon se reposer, soupira le chien.Donc, pour en revenir à mon affaire, je vous dirai'qu'avant d'être aveugle moi-même, j'étais déjà auservice d'un homme aveugle. Hier encore, cette ficelleque vous voyez pendre à mon cou me servait à guidermon maître sur les routes, et je comprends mieux, àprésent, combien j'ai pu lui être utile. Je le conduisaispartout où les chemins sont les meilleurs et les mieuxfleuris d'aubépine. Quand nous passions auprès d'uneferme, je lui disais : « Voilà une ferme. » Les fermierslui donnaient un morceau de pain, me jetaient un os,et, à l'occasion, nous couchaient tous les deux dans uncoin de leur grange. Souvent aussi, nous faisions demauvaises rencontres et je le défendais. Vous savez ceque c'est, les chiens bien nourris, et même les gens,n'aiment pas beaucoup ceux qui ont l'air pauvre. Mais

Le chien 61

moi, je prenais mon air méchant, et ils nous laissaientaller. C'est que je n'ai pas l'air commode, quand jeveux, tenez, regardez-moi un peu...

Il se mit à grogner en montrant les dents et enroulant de gros yeux. Les petites en étaient effrayées.

— Ne le faites plus, dit Marinette.— C'était pour vous montrer, dit le chien. En

somme, vous voyez que je rendais à mon maître biendes petits services, et je ne parle pas du plaisir qu'ilprenait à m'écouter. Je ne suis qu'un chien, c'estentendu, mais parler fait toujours passer le temps...

— Vous parlez aussi bien qu'une personne, chien.— Vous êtes bien aimable, dit le chien. Mon Dieu,

que votre panier sent bon !... Voyons, qu'est-ce que jevous disais ? ... Ah oui ! mon maître ! Je m'ingéniais àlui rendre la vie facile, et pourtant, il n'était jamaiscontent. Pour un oui ou pour un non, il me donnaitdes coups de pied. Aussi, vous pouvez croire qu'avant-îier j'ai été bien surpris quand il s'est mis à me careser

à me parler avec amitié. J'en étais bouleversé, vousjvez. Il n'y a rien qui me fasse autant de plaisir que

fdes caresses, je me sens tout heureux. Caressez-moi,Ipour voir...

Le chien allongea le cou, offrant sa grosse tête auxdeux petites qui lui caressèrent son poil ébouriffé. Et,en effet, sa queue se mit à frétiller, tandis qu'il faisaitavec une petite voix : « Oua, oua, oua ! »

— Vous êtes bien bonnes de m'écouter, reprit-il,mais il faut que j'en finisse avec mon histoire. Aprèsm'avoir fait mille caresses, mon maître me dit toutd'un coup : « Chien, veux-tu prendre mon mal etdevenir aveugle à ma place ? » Je ne m'attendais pas àcelle-là ! lui prendre son mal, il y avait de quoi faire

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hésiter le meilleur des amis. Vous penserez de moi ceque vous voudrez, mais je lui ai dit non.

— Tiens ! s'écrièrent les petites, mais bien sûr !c'est ce qu'il fallait répondre.

— N'est-ce pas ? Ah ! je suis bien content que vouspensiez comme moi. J'avais tout de même un peu deremords de n'avoir pas accepté du premier coup.

— Du premier coup? Est-ce que par hasardchien...

— Attendez! Hier, il s'est montré plus gentilencore que la veille. Il me caressait avec tant d'amitiéque j'avais honte de mon refus. Enfin, quoi, autantvaut le dire tout de suite, j'ai fini par accepter. Ah ! Ilm'avait bien juré que je serais un chien heureux, qu'ilme guiderait sur les chemins comme j'avais fait pourlui, et qu'il saurait me défendre comme je l'avaisdéfendu... Mais je ne lui avais pas plus tôt pris son malqu'il m'abandonnait sans un mot d'adieu. Et, depuishier soir, je suis tout seul dans la campagne, mecognant aux arbres, butant aux pierres de la route.Tout à l'heure, j'ai reniflé comme une odeur de veau,puis j'ai entendu deux petites filles qui chantaient, et jj'ai pensé que peut-être, vous ne voudriez pas me'chasser...

— Oh ! non, dirent les petites, vous avez bien faitde venir.

Le chien soupira et dit en humant le panier :— J'ai bien faim aussi... N'est-ce pas un morceau

de veau que vous portez là ?— Oui, c'est une fraise de veau, dit Delphine. Mais

vous comprenez, chien, c'est une commission quenous rapportons à nos parents... Elle ne nous appar-tient pas...

Le chien 63

— Alors, j'aime mieux n'y plus penser. C'estégal, elle doit être bien bonne. Mais dites-moi,petites, ne voulez-vous pas me conduire auprès devos parents? S'ils ne peuvent me garder auprèsd'eux, du moins ne refuseront-ils pas de me donnerun os ou même une assiettée de soupe, et de mecoucher cette nuit.

Les petites ne demandaient pas mieux que del'emmener avec elles ; même, elles souhaitaient de legarder toujours à la maison. Elles étaient seulementun peu inquiètent de l'accueil que lui feraient leursparents. Il fallait aussi compter avec le chat quiavait beaucoup d'autorité dans la maison et quiverrait peut-être d'assez mauvais œil l'arrivée d'unchien.

—- Venez, dit Delphine, nous ferons notre possi-ble pour vous garder.

Comme ils se levaient tous les trois, les petitesvirent, sur la route, un brigand des environs, quifaisait son métier de guetter les enfants en commis-sion pour leur prendre leurs paniers.

— C'est lui, dit Marinette, c'est l'homme quiprend les commissions.

— N'ayez pas peur, dit le chien, je m'en vais luifaire une tête qui lui ôtera l'envie de venir regarderdans votre panier.

L'homme avançait à grands pas et se frottait déjàles mains en songeant aux provisions qui gonflaientle panier des petites, mais quand il vit la tête duchien, et qu'il l'entendit gronder, il cessa de sefrotter les mains. Il passa de l'autre côté du cheminet salua en soulevant son chapeau. Les petitesavaient bien du mal à ne pas lui rire au nez.

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64 Les contes du chat perché

— Vous voyez, dit le chien lorsque l'homme eutdisparu, j'ai beau être aveugle, je sais encore me rendreutile.

Le chien était bien content. Il marchait auprès desdeux petites qui le tenaient chacune à leur tour par saficelle.

— Comme je m'entendrais bien avec vous ! disait-il.Mais comment vous appelez-vous, petites ?

— Ma sœur, qui vous tient par la ficelle, s'appelleMarinette et c'est elle la plus blonde.

Le chien s'arrêta pour flairer Marinette.— Bon, dit-il, Marinette. Oh ! je saurai la reconnaî-

tre, allez.— Et ma sœur s'appelle Delphine, dit à son tour la

plus blonde.— Bon, Delphine, je ne l'oublierai pas non plus. A

force de voyager avec mon ancien maître, j'ai connubien des petites filles, mais je dois dire sincèrementqu'aucune d'elle ne portait d'aussi jolis noms queDelphine et Marinette.

Les petites ne purent pas s'empêcher de rougir,mais le chien ne pouvait pas le voir, et il leur faisaitencore des compliments. Il disait qu'elles avaient ausside très jolies voix et qu'elles devaient être bienraisonnables, pour que des parents leur aient confiéune commission aussi importante que l'achat d'unefraise de veau.

— Je ne sais pas si c'est vous qui l'avez choisie, maisje vous assure qu'elle embaume...

Tout lui était prétexte à revenir à la fraise de veau, et

Le chien 65

il ne se lassait pas d'en parler. A chaque instant, ilvenait appuyer son nez contre le panier, et comme ilétait aveugle, il lui arriva plusieurs fois de se jeter dansles jambes de Marinette, au risque de la faire tomber.

— Écoutez, chien, lui dit Delphine, il vaut mieuxpour vous de ne plus penser à cette fraise de veau. Jevous assure que si elle m'appartenait je vous ladonnerais de bon cœur, mais vous voyez que je nepeux pas. Que diraient nos parents si nous ne rappor-tions pas la fraise de veau ?

— Bien sûr, ils vous gronderaient...— Il nous faudrait dire aussi que vous l'avez

mangée, et au lieu de vous donner à coucher, ils vouschasseraient.

— Et peut-être qu'ils vous battraient, ajouta Mari-nette.

— Vous avez raison, approuva le chien, mais necroyez pas que ce soit la gourmandise qui me fasseparler de cette fraise de veau. Ce que j'en dis n'est pasdu tout pour que vous me la donniez. D'ailleurs, lafraise de veau ne m'intéresse pas. Certes, c'est uneexcellente chose, mais je lui fais le reproche de n'avoirpas d'os. Quand on sert une fraise de veau sur la table,les maîtres mangent tout et il ne reste rien pour lechien.

Tout en parlant, les petites et le chien aveuglearrivaient à la maison des parents. Le premier qui lesvit fut le chat. Il fit le gros dos, comme quand il étaiten colère; son poil se hérissa et sa queue balaya lapoussière. Puis il courut à la cuisine et dit auxparents :

— Voilà les petites qui rentrent en tirant un chienau bout d'une ficelle. Je n'aime pas beaucoup ça, moi.

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— Un chien ? dirent les parents. Par exemple !Ils sortirent dans la cour et ils virent que le chat

n'avait pas menti.— Comment avez-vous trouvé ce chien ? demanda

le père d'une voix irritée, et pourquoi l'avez-vousamené ici ?

— C'est un pauvre chien aveugle, dirent les petites.Il butait de la tête contre tous les arbres du chemin, etil paraissait malheureux...

— N'importe. Je vous ai défendu d'adresser laparole à des étrangers.

Alors, le chien fit un pas en avant, salua d'un coupde tête et dit aux parents :

— Je vois bien qu'il n'y a pas de place dans votremaison pour un chien aveugle, et sans m'attarderdavantage, je vais reprendre mon chemin. Mais avantde partir, laissez-moi vous complimenter d'avoir desenfants si sages et si obéissantes. Tout à l'heure,j'errais sur la route sans voir les petites, et j'ai renifléune bonne odeur de fraise de veau. Comme j'étais àjeun depuis la veille, j'avais bien envie de la manger,mais elles m'ont défendu de toucher à leur panier.Pourtant, je devais avoir l'air méchant. Et savez-vousce qu'elles m'ont dit ? « La fraise de veau est pour nosparents, et ce qui appartient à nos parents n'est paspour les chiens. » Voilà ce qu'elles m'ont dit. Je ne saispas si vous êtes comme moi, mais quand je rencontredeux fillettes aussi raisonnables, aussi obéissantes queles vôtres, je ne pense plus à ma faim et je me dis queleurs parents ont bien de la chance...

La mère souriait déjà aux deux petites et le père étaittout fier des compliments du chien.

- Je n'ai pas à m'en plaindre, dit-il, ce sont de

Le chien 67

bonnes petites filles. Je ne les grondais tout àl'heure que pour les mettre en garde contre lesmauvaises rencontres, et je suis même assez contentqu'elles vous aient conduit jusqu'à la maison. Vousallez avoir une bonne soupe et vous pourrez vousreposer cette nuit. Mais comment se fait-il que voussoyez aveugle et que vous alliez ainsi seul par leschemin ?

Alors le chien conta encore une fois son aventureet comment, après avoir pris le mal de son maître,il avait été abandonné. Les parents l'écoutaient avecintérêt, et ne dissimulaient pas leur émotion.

— Vous êtes le meilleur des chiens, dit le père,et je ne puis que vous reprocher d'avoir été tropbon. Vous vous êtes montré si charitable que jeveux faire quelque chose pour vous. Demeurezdonc à la maison aussi longtemps qu'il vous plaira.Je vous construirai une belle niche et vous aurezchaque jour votre soupe, sans compter les os.Comme vous avez beaucoup voyagé, vous nous par-lerez des pays que vous avez traversés et ce serapour nous l'occasion de nous instruire un peu.

Les petites étaient rouges de plaisir, et chacun sefélicitait de la décision du père. Le chat lui-mêmeétait tout attendri, et au lieu d'ébouriffer son poil etde grincer dans sa moustache, il regardait le chienavec amitié.

— Je suis bien heureux, soupira le chien. Je nem'attendais pas à trouver une maison de si bonaccueil, après avoir été abandonné...

— Vous avez eu un mauvais maître, dit le père.Un méchant homme, un égoïste et un ingrat. Maisqu'il ne s'avise pas de passer jamais par ici, car je

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saurais lui faire honte de sa conduite et je le puniraiscomme il le mérite.

Le chien secoua la tête et dit en soupirant :— Mon maître doit déjà se trouver bien puni à

l'heure qu'il est. Je ne dis pas qu'il ait des remords dem'avoir abandonné, mais je connais son goût pour laparesse. Maintenant qu'il n'est plus aveugle et qu'il luifaut travailler pour gagner sa vie, je suis sûr qu'ilregrette les beaux jours où il n'avait rien à faire que dese laisser guider par les chemins et d'attendre son painet la charité des passants. Je vous avouerai même queje suis bien inquiet sur son sort, car je ne crois pas qu'ily ait au monde un homme plus paresseux.

Alors, le chat se mit à rire dans sa moustache. Iltrouvait que le chien était bien bête de se faire tant desouci pour un maître qui l'avait abandonné. Lesparents pensaient comme le chat et ne se gênaient paspour le dire.

— Vraiment, son malheur ne l'aura pas instruit et ilsera toujours le même !

Le chien était honteux et les écoutait en baissantl'oreille. Mais les petites le prirent par le cou etMarinette dit au chat en le regardant bien dans lesyeux :

— C'est parce qu'il est bon ! et toi, chat, au lieu derire dans ta moustache, tu ferais mieux d'être bonaussi.

— Et quand on joue avec toi, ajouta Delphine, dene plus nous griffer pour nous faire mettre au coin parnos parents !

— Comme tu as fait encore hier soir !Le chat était bien ennuyé, et maintenant, c'était lui

qui avait honte. Il tourna le dos aux petites et s'en alla

Le chien

vers la maison en se dandinant d'un air maussade. Ilgrommelait qu'on n'était pas juste avec lui, qu'ilgriffait pour s'amuser ou encore sans le faire exprès,mais qu'en réalité, il était aussi bon que le chien etpeut-être meilleur encore.

Les petites trouvaient que la compagnie d'un chienest une chose bien agréable. Quand elles allaient encommission, elles lui disaient :

— Tu viens avec nous en commission, chien ?— Oh oui ! répondait le chien, mettez-moi vite mon

collier.Delphine lui mettait son collier. Marinette le prenait

par la ficelle (ou bien le contraire) et ils s'en allaienttous les trois en commission.

Sur la route, les petites lui disaient qu'il passait untroupeau de vaches dans la prairie, ou un nuage auciel, et lui qui ne pouvait pas voir, il était content desavoir qu'il passait un troupeau ou un nuage. Maiselles ne savaient pas toujours lui dire ce qu'ellesvoyaient, et il leur posait des questions.

— Voyons, dites-moi de quelle couleur sont cesoiseaux et la forme de leur bec, au moins.

— Eh bien, voilà : le plus gros a des plumes jaunessur le dos, et ses ailes sont noires, et sa queue est noireet jaune...

— Alors, c'est un loriot. Vous allez l'entendrechanter...

Le loriot n'était pas toujours prêt à chanter et lechien, pour instruire les petites, essayait d'imiter sachanson, mais il ne faisait rien qu'aboyer, et il était si

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drôle qu'on était obligé de s'arrêter pour en rire à sonaise. D'autres fois, c'était un lièvre ou un renard quipassait à la lisière du bois ; alors, c'était le chien quiavertissait les petites. Il posait son nez par terre etdisait en reniflant :

— Je sens un lièvre... regardez par là-bas...Ils riaient presque tout le long du chemin. Ils

jouaient à qui des trois irait le plus vite en marchant àcloche-pied, et c'était toujours le chien qui gagnait,parce qu'il lui restait tout de même trois pattes.

— Ce n'est pas juste, disaient les petites, nous, onva sur une patte.

— Pardi ! répondait le chien, avec des grands piedscomme les vôtres, ce n'est pas difficile !

Le chat était toujours un peu peiné de voir le chiens en aller en commission avec les petites. Il avait tantd'amitié pour lui qu'il aurait voulu pouvoir ronronnerentre ses pattes du matin au soir. Pendant queDelphine et Marinette étaient à l'école, ils ne sequittaient presque pas. Les jours de pluie, ils passaientleur temps dans la niche du chien, à bavarder ou àdormir l'un contre l'autre. Mais quand il faisait beau,le chien était toujours prêt à courir par les champs, et ildisait à son ami :

— Gros paresseux de chat, lève-toi et viens tepromener.

— Ronron, ronron, faisait le chat.— Allons, viens. Tu me montreras le chemin.— Ronron, ronron, faisait le chat (et c'était pour

jouer).— Tu voudrais me faire croire que tu dors, mais

moi, je sais bien que tu ne dors pas. Oh ! je vois ce quetu veux.,, tiens!

Le chien 71

Le chien se baissait, le chat s'asseyait sur son dos oùil tenait à l'aise, puis ils partaient en promenade.

— Marche tout droit, disait le chat... Tourne àgauche... mais si tu es fatigué, tu sais, je peuxdescendre.

Mais le chien n'était presque jamais fatigué. Il disaitque le chat ne pesait pas plus qu'un duvet de pigeon.Tout en se promenant par les champs et par les prés,ils parlaient de la vie à la ferme, des petites et desparents. Bien qu'il lui arrivât encore de griffer Del-phine et Marinette, le chat était vraiment devenu bon.Il était toujours inquiet de savoir si son ami étaitcontent de son sort, s'il avait assez mangé ou assezdormi.

— Est-ce que tu es heureux à la ferme, chien ? luidemandait-il.

— Oh oui ! soupirait le chien. Je n'ai pas à meplaindre, tout le monde est gentil...

— Tu dis oui, mais je vois bien qu'il y a quelquechose.

— Mais non, je t'assure, protestait le chien.— Est-ce que tu regrettes ton maître ?— Non, chat, bien franchement... et même, je dois

dire que je lui en veux un peu... On a beau êtreheureux et avoir de bons amis, on ne peut pass'empêcher de regretter ses yeux...

— Bien sûr, soupirait le chat, bien sûr...Un jour que les petites demandaient au chien s'il

voulait aller en commission avec elles, le chat montrasa mauvaise humeur et leur dit qu'elles iraient bienseules et que la place d'un chien aveugle n'était pas surles routes dans la compagnie de deux têtes folles.D'abord les petites ne firent qu'en rire, et Marinette

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72 Les contes du chat perché

offrit au chat de les accompagner. Il répondit d'un airpincé, en la regardant du haut en bas :

— Comme si moi, le chat, je pouvais aller encommission !

— Je croyais te faire plaisir, dit Marinette, maispuisque tu aimes mieux rester, à ton aise !

Voyant qu'il paraissait fâché, Delphine se baissapour le caresser, mais il lui griffa la main jusqu'ausang. Marinette était en colère qu'il eût griffé sa sœur,et, se baissant à son tour, elle dit en lui tirant lesmoustaches :

— Je n'ai jamais vu d'aussi mauvaise bête que cevieux chat !

— Tiens ! riposta le chat en lui donnant un coup degriffe, tu l'as bien mérité !

— Oh ! il m'a griffée aussi !— Oui, je t'ai griffée, et je vais aller dire aux

parents que tu m'as tiré les moustaches, pour qu'il temettent au coin.

Déjà il courait vers la maison, mais le chien, quin'avait rien vu et qui en croyait à peine ses oreilles, luiparla sévèrement.

— Vraiment, chat, je ne te savais pas aussiméchant. Je suis obligé de reconnaître que les petitesavaient raison et que tu es un mauvais chat. Ah ! jet'assure que je ne suis pas content... Laissons-le,petites, et partons en commission.

Le chat était si confus qu'il ne trouva rien àrépondre et qu'il les laissa partir sans un mot de regret.Déjà sur la route, le chien tourna la tête et lui ditencore :

— Je ne suis pas content du tout.Le chat restait planté sur ses quatre pattes au milieu

Le chien 73

de la Cour, et il avait beaucoup de chagrin. Il voyaitbien, maintenant, qu'il n'aurait pas dû griffer et qu'ils'était mal conduit. Mais ce qui le peinait surtout,c'était de penser que le chien ne l'aimait plus et qu'il letenait pour un mauvais chat. Il en avait tant de peinequ'il alla au grenier passer le reste de la journée. « Jesuis pourtant bon, se disait-il, et si j'ai griffé, c'est sansréfléchir. Je me repens de l'avoir fait, preuve que je suisbon. Mais comment lui faire comprendre que je suisbon ? » Le soir, quand il entendit rentrer les petites decommission, il n'osa pas descendre et resta dans songrenier. En mettant le nez à la lucarne, il vit le chien quitournait en rond dans la cour et qui disait en reniflant :

— Je n'entends pas le chat, et je ne le sens pas nonplus. Est-ce que vous le voyez, petites ?

— Oh ! non, répondit Marinette, et j'aime autant nepas le voir. Il est trop méchant.

— C'est vrai, soupira le chien, on ne peut pas dire lecontraire, après ce qu'il vous a fait tout à l'heure.

Le chat était très malheureux. Il eut envie de passersa tête par la lucarne et de crier : « Ce n'est pas vrai ! Jesuis bon ! », mais il n'osait rien dire, parce qu'il pensaitqu'après tout, le chien n'était pas obligé de le croire. Ilpassa une très mauvaise nuit et ne put fermer l'œil. Lelendemain matin, de bonne heure, il descendit dugrenier, les yeux rouges et la moustache tombante, ets'en alla trouver le chien dans sa niche. Il s'assit en facede lui et dit d'une voix timide :

— Bonjour, chien... c'est moi, le chat...Bonjour, bonjour, grommela le chien avec un air un

peu bourru.— Est-ce que tu as passé une mauvaise nuit, chien ?

Tu parais triste...

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74 Les contes du chat perché

— Non, j'ai bien dormi... mais quand je m'éveillec'est toujours une mauvaise surprise pour moi de nepas voir clair.

— Justement, dit le chat, je suis ennuyé que tu nevoies pas clair ; j'ai pensé que si tu voulais bien medonner ton mal, je pourrais devenir aveugle à ta placeet faire pour toi ce que tu as fait pour ton maître.

D'abord, le chien ne put rien dire tant il était ému,et il avait envie de pleurer.

— Chat, comme tu es bon, balbutia-t-il, je ne veuxpas... tu es trop bon...

Le chat était tout tremblant dans son poil del'entendre parler ainsi. Il n'aurait jamais pensé qu'onpût avoir tant de plaisir à être bon.

— Allons, dit-il, je te prends ton mal.— Non, non, protestait le chien, je ne veux pas...Il se défendait, disant qu'il était presque habitué à

ne plus voir clair et qu'il avait assez de ses amis pour lerendre heureux. Mais le chat ne voulait pas céder et luirépondait :

— Toi, chien, tu as besoin de tes yeux pour terendre utile dans la maison. Mais à quoi me sert devoir clair? Je te le demande. Je suis un paresseux quine me plais qu'à dormir au soleil et au coin du feu. Maparole, j'ai presque toujours les yeux fermés. Autantvaudrait pour moi être aveugle, je ne m'en apercevraismême pas.

Il parla si bien et montra tant de fermeté que lechien finit par se rendre à sa prière. L'échange se fitsans plus tarder, dans sa niche même où ils setrouvaient. La première chose que fit le chien enrevoyant la lumière du jour, fut de crier à tue-tête :

— Le chat est bon ! Le chat est bon !

Le chien 75

Les petites sortirent dans la cour, et, en apprenantce qui s'était passé, elles embrassèrent le chat enpleurant.

— Ah ! qu'il est bon ! disaient-elles. Qu'il est bon !Et lui, le chat, il penchait la tête, heureux d'être

bon, il ne voyait même pas qu'il ne voyait plus.

Depuis qu'il avait recouvré la vue, le chien était trèsoccupé et ne trouvait jamais un moment pour sereposer dans sa niche, sinon à l'heure de midi etpendant la nuit. Le reste du temps, on l'envoyaitgarder le troupeau, ou bien il lui fallait accompagnerses maîtres par les chemins et par les bois, car il y avaittoujours quelqu'un d'entre eux pour l'emmener enpromenade. Il ne s'en plaignait pas, au contraire.Jamais il n'avait été aussi heureux, et quand il serappelait le temps où il guidait son premier maître devillage en village, il se félicitait de l'aventure qui l'avaitamené à la ferme. Il regrettait seulement de n'avoir pasplus de temps à donner au chat qui s'était montré sibon. Le matin, il se levait de bonne heure et l'emme-nait sur son dos faire un tour de campagne. Pour lechat, c'était le meilleur moment de la journée. Son amilui parlait de ses occupations et ne manquait jamais dele remercier et aussi de le plaindre un peu. Le chatdisait que ce n'était rien, que ça ne valait même pas lapeine d'en parler, mais il songeait avec mélancolie qu'ilétait bien agréable de voir clair. Maintenant qu'il étaitaveugle, on ne s'occupait plus guère de lui. Les petitesle prenaient bien encore sur leurs genoux pour lecaresser, mais elles trouvaient plus amusant de courir

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76 Les contes du chat perché

et de gambader avec le chien, et il n'y avait point de jeuauquel on pût faire jouer un pauvre chat aveugle.

Pourtant, le chat ne regrettait rien. Il se disait queson ami le chien était heureux, et qu'il n'y avait rien deplus important. C'était un très bon chat. Dans lajournée, quand il n'y avait personne pour lui parler, ildormait autant qu'il pouvait, au soleil ou au coin dufeu, et il faisait :

- Ronron... je suis bon... ronron... je suis bon.

Un matin d'été qu'il faisait chaud, il s'était mis aufrais sur la dernière marche de l'escalier qui descendaità la cave, et il ronronnait comme à l'habitude, lorsqu'ilsentit quelque chose remuer contre son poil. Il n'avaitpas besoin d'y voir pour se rendre compte qu'ils'agissait d'une souris et pour la saisir d'un coup depatte. Elle était si effrayée qu'elle ne chercha mêmepas à s'enfuir.

— Monsieur le chat, dit-elle, laissez-moi m'en aller.Je suis une toute petite souris, et je me suis égarée...

— Une petite souris ? dit le chat. Eh bien ! moi, jevais te manger.

— Monsieur le chat, si vous ne me mangez pas, jevous promets de vous obéir toujours.

— Non, j'aime mieux te manger... A moins...— A moins, monsieur le chat ?— Eh bien ! voilà : je suis aveugle. Si tu veux

prendre ma place et devenir aveugle à ma place, je telaisserai la vie sauve. Tu pourras te promener libre-ment dans la cour, je te donnerai moi-même à manger.En somme, tu as tout avantage à être aveugle dans ces

Le chien 77

conditions-là. Pour toi qui trembles toujours de tom-ber entre mes griffes, ce sera la tranquillité.

La souris hésitait encore et comme elle s'en excusaitauprès du chat, il répondit avec bonté :

— Réfléchis bien, petite souris, et ne te décide pas àla légère. Je ne suis pas si pressé que je ne puisseattendre quelques minutes, et ce que je veux d'abord,c'est que tu te prononces en toute liberté.

— Oui, dit la souris, mais si je dis non, vous memangerez ?

— Bien entendu, petite souris, bien entendu.— Alors, j'aime encore mieux devenir aveugle que

d'être mangée.En rentrant de l'école, à midi, Delphine et Mari-

nette furent très étonnées de voir une petite souris quise promenait dans la cour entre les pattes du chat.Elles le furent bien davantage en apprenant que lasouris était aveugle et que le chat ne l'était plus.

— C'est une bonne petite bête, dit le chat, elle a uncœur excellent, et je vous recommande d'en avoir biensoin.

— Sois tranquille, dirent les petites, elle ne man-quera de rien. Nous lui donnerons à manger et nous luiferons un lit pour la nuit.

Quand le chien arriva à son tour, il fut si heureux dela guérison de son ami, qu'il ne put cacher sa joiedevant la souris.

— Le chat a été très bon, dit-il, et voyez ce quiarrive : il en est récompensé aujourd'hui !

— C'est vrai, disaient les petites, il a été bon...— C'est vrai, murmurait le chat, j'ai été bon...— Hum ! faisait la souris, hum ! hum !Un dimanche qu'il somnolait dans sa niche à côté du

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chat, pendant que les petites promenaient la sourisdans la cour, le chien se mit à renifler d'un air inquiet,puis il se leva en grondant et se dirigea vers le cheminoù l'on entendait déjà le pas d'un homme. C'était unvagabond au visage maigre et aux vêtements déchirésqui se traînait avec fatigue. En passant près de lamaison, il jeta un coup d'œil dans la cour et eut unmouvement de surprise en voyant le chien. Il s'appro-cha d'un pas décidé et murmura :

— Chien, renifle-moi un peu... ne me reconnais-tupas?

— Si, dit le chien en baissant la tête. Vous êtes monancien maître.

— Je me suis mai conduit envers toi, chien... maissi tu savais quel remords j'ai eu, tu me pardonneraissûrement...

— Je vous pardonne, mais allez-vous-en.— Depuis que je vois clair, je suis un homme bien

malheureux. Je suis si paresseux que je ne peux pas medécider à travailler, et c'esrà peine si je mange une foispar semaine. Autrefois, quand j'étais aveugle, jen'avais pas besoin de travailler. Les gens me donnaientà manger et à coucher, et ils me plaignaient... Terappelles-tu? Nous étions heureux... Si tu voulais,chien, je te reprendrais mon mal, je redeviendraisaveugle, et tu me conduirais encore sur les routes...

— Vous étiez peut-être heureux, répondit le chien,mais moi, je ne l'étais guère. Avez-vous oublié lescoups dont vous récompensiez mon zèle et monamitié ? Vous étiez un mauvais maître et je le com-prends mieux depuis que j'en ai trouvé de meilleurs. Jene vous garde pas rancune, mais n'attendez pas que jevous accompagne jamais sur les routes. D'ailleurs,

Le chien 79

vous ne pouvez pas reprendre mon mal, car je ne suisplus aveugle. Le chat, qui est très bon, a voulu ledevenir à ma place, et ensuite...

Mais déjà l'homme ne l'écoutait plus et l'éloignait enle traitant de mauvaise bête ; il s'en alla trouver le chatqui ronronnait à l'entrée de la niche et lui dit enpassant la main sur son poil :

— Pauvre vieux chat, tu es bien malheureux.— Ronron, fit le chat.— Je suis sûr que tu donnerais beaucoup pour voir

clair. Mais si tu veux, je serai aveugle à ta place et, enéchange, tu me conduiras sur les routes comme lechien faisait autrefois.

Le chat ouvrit ses yeux tout grands et répondit sansse déranger :

— Si j'étais encore aveugle, j'accepterais peut-être,mais je ne le suis plus depuis que la souris a bien voulume prendre mon mal. C'est une bête qui est trèsbonne, et si vous voulez lui dire votre affaire, elle nerefusera pas de vous rendre un service. Tenez, la voilàqui dort sur une pierre où les petites viennent de lacoucher après la promenade.

L'homme hésita un moment avant d'aller trouver lasouris, mais il se sentait si paresseux, et la pensée qu'illui fallait travailler pour gagner son pa'in lui fut siinsupportable, qu'il finit par se décider. Il se penchasur elle et lui dit doucement :

— Pauvre souris, tu es bien à plaindre..— Oh ! oui, monsieur, dit la souris. Les petites sont

gentilles, le chien aussi, mais je voudrais bien voirclair.

— Veux-tu que je devienne aveugle à ta place ?— Oui, monsieur.

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80 Les contes du chat perché

— En retour, tu me serviras de guide. Je te passeraiune ficelle au cou et tu me conduiras sur les chemins.

— Ce n'est pas difficile, dit la souris, je vousconduirai où vous voudrez.

Les petites, rangées à l'entrée de la cour, à côté duchien et du chat, regardaient l'homme faire ses pre-miers pas d'aveugle sur la route, derrière la souris qu'iltenait attachée au bout d'une ficelle. Il allait lentementet avec beaucoup d'hésitation, car la souris était sipetite que tout son effort tendait à peine la ficelle, etque le moindre mouvement de l'aveugle faisait tournerla pauvre bête sur elle-même, sans qu'il s'en aperçût.Delphine, Marinette et le chat poussaient de grandssoupirs d'inquiétude et de pitié. Le chien, lui, trem-blaient des quatre pattes en voyant l'homme buter auxpierres de la route et hésiter à chaque pas. Les petitesle tenaient par le collier et lui caressaient la tête, mais illeur échappa brusquement et courut tout droit àl'aveugle.

— Chien ! crièrent les petites.— Chien ! cria le chat.Il courait comme s'il n'eût rien entendu, et quand

l'aveugle eut attaché la ficelle à son collier, il s'éloignasans tourner la tête, pour ne pas voir les petites quipleuraient avec son ami le chat.

Les boîtes de peinture

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Un matin de vacances, Delphine et Marinettes'installèrent dans le pré, derrière la ferme, avec leursboîtes de peinture. Les boîtes étaient toutes neuves.C'était leur oncle Alfred qui les leur avait apportées laveille pour récompenser Marinette d'avoir sept ans, etles petites l'avaient remercié en lui chantant unechanson sur le printemps. L'oncle Alfred était repartitout heureux et tout chantonnant, mais il s'en fallaitque les parents eussent été aussi satisfaits. Ils n'avaientpas cessé de ronchonner pendant le reste de la soirée :« Je vous demande un peu. Des boîtes de peinture. Anos deux têtes folles. Pour faire du gâchis plein dans lacuisine et pour tacher tous leurs habits. Des boîtes depeinture. Est-ce qu'on fait de la peinture, nous ? Entout cas, pour demain matin, il n'est pas question depeinturlurer. Pendant que nous serons aux champs,vous cueillerez des haricots dans le jardin et vous irezcouper du trèfle pour les lapins. » Le cœur serré, lespetites durent promettre de travailler sans mêmetoucher à leurs boîtes de peinture. Le lendemain matindonc, après le départ des parents, elles allaient aujardin cueillir des haricots lorsqu'elles firent la rencon-

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tre du canard qui ne manqua pas de remarquer leursmines consternées. C'était un canard qui avait beau-coup de cœur.

— Qu'est-ce que vous avez, petites ? demanda-t-il.— Rien, répondirent les petites, mais Marinette

renifla et Delphine renifla aussi. Et comme le canardles pressait amicalement, elles parlèrent des boîtes depeinture, des haricots à cueillir et du trèfle à couper.Cependant, le chien et le cochon, qui rôdaient alen-tour, s'étaient approchés pour les écouter et leurindignation ne fut pas moins vive que celle du canard.

— C'est révoltant, déclara celui-ci. Voilà desparents qui sont coupables. Mais ne craignez rien,petites, et allez peindre tranquillement. Je me charge,avec l'aide du chien, de cueillir vos haricots.

— N'est-ce pas, chien ?— Bien sûr, fit le chien.— Et pour le trèfle, dit le cochon, vous pouvez

compter sur moi. Je vais en couper une belle provi-sion.

Les petites étaient bien contentes. Sûres que lesparents n'en sauraient rien et après avoir embrasséleurs trois amis, elles s'en allèrent sur le pré avec leursboîtes de peinture. Comme elles emplissaient lesgodets d'eau claire, l'âne vint à elles du fond du pré.

— Bonjour, les petites. Qu'est-ce que vous faitesavec ces boîtes ?

Marinette lui répondit qu'elles se préparaient àpeindre et lui donna toutes les explications qu'ilsouhaita.

— Si tu veux, ajouta-t-elle, je vais faire ton portrait.— Oh ! oui, je veux bien, dit l'âne. Nous, les bêtes,

on n'a guère l'occasion de se voir tel qu'on est.

Marinette fit poser l'âne de profil et se mit àpeindre. De son côté, Delphine entreprit le por-trait d'une sauterelle qui se reposait sur un brind'herbe. Appliquées, les petites travaillaient ensilence, tirant la langue du côté où penchaientleurs têtes.

Au bout d'un moment, l'âne qui n'avait pasencore bougé, demanda :

— Je peux aller voir ?— Attends, répondit Marinette, je suis en train

de faire les oreilles.— Ah ! bon. Ne te presse pas. A propos des

oreilles, je voudrais te dire. Elles sont longues,c'est entendu, mais tu sais, pas tellement.

— Oui, oui, sois tranquille, je fais juste ce qu'ilfaut.

Cependant, Delphine venait d'avoir une décep-tion. Ayant peint la sauterelle et le brin d'herbe,elle s'était avisée que l'ensemble, au milieu de lagrande feuille de papier blanc, manquait d'impor-tance et elle avait entrepris de l'étoffer avec unfond de prairie. Par malheur, le pré et la sauterelleétaient d'une même couleur verte, en sorte quel'image de l'insecte se perdit dans la verdure etqu'il n'en resta plus rien. C'était ennuyeux.

Marinette ayant achevé son portrait, l'âne futconvié à le venir voir et s'empressa. Ce qu'il vitne manqua pas de le surprendre.

— Comme on se connaît mal, dit-il avec un peude mélancolie. Je n'aurais jamais cru que j'avaisune tête de bouledogue.

Marinette rougit et l'âne poursuivit :— C'est comme les oreilles, on m'a souvent

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86 Les contes du chat perché Les boîtes de peinture 87

répété que je les avais longues, mais au point où lesvoilà, je ne l'aurais pas pensé non plus.

Marinette, gênée, rougit encore plus fort. Il est vraiqu'à elles seules, les oreilles du portrait avaientpresque autant d'importance que le corps. L'ânecontinuait à examiner la peinture d'un regard plutôtattristé. Tout à coup, il eut comme un sursaut ets'écria :

-— Qu'est-ce que ça veut dire ? mais on ne m'a faitque deux pattes !

Cette fois, Marinette se sentit plus à l'aise etrépondit :

— Bien sûr, je ne te voyais que deux pattes. Je nepouvais pas en faire plus.

— C'est très joli, mais enfin, j'ai quatre pattes, moi.— Non, intervint Delphine. De profil, tu n'as que

deux pattes.L'âne ne protesta plus. Il était froissé.— C'est bon dit-il en s'éloignant, je n'ai que deux

pattes.— Voyons, réfléchis un peu...— Non, non, j'ai deux pattes et n'en parlons plus.Delphine se mit à rire et Marinette rit aussi,

quoiqu'elle eût un peu de remords. Puis, oubliantl'âne, elles songèrent à trouver d'autres modèles.Vinrent à passer les deux bœufs de la maison, quitraversaient le pré pour aller boire à la rivière.C'étaient deux grands bœufs tout blancs, sans unetache.

— Bonjour, les petites. Qu'est-ce que vous faitesavec ces boîtes ?

On leur expliqua ce qu'était de peindre et ilsdemandèrent qu'on voulût bien faire leurs portraits ;

mais instruite par l'aventure de la sauterelle, Del-phine secoua la tête.

— Ce n'est pas possible. Vous êtes blancs, donc dela même couleur que le papier. On ne vous verraitpas. Blanc sur blanc, c'est comme si vous n'existiezpas.

Les bœufs se regardèrent et l'un d'eux prononçad'une voix pincée :

— Puisque nous n'existons pas, au revoir.Les petites en restèrent tout interloquées. C'est

alors qu'entendant derrière elles des éclats de voix,elles virent arriver le cheval et le coq qui étaient à sechamailler.

— Oui, monsieur, disait le coq d'une voixfurieuse, plus utile que vous et plus intelligent aussi.Et n'ayez pas l'air de ricaner, s'il vous plaît, parceque moi, je pourrais bien vous flanquer une correc-tion.

— Petit brimborion ! laissa tomber le cheval.— Brimborion ! Mais vous n'êtes pas si grand que

ça ! Je me charge de vous le faire voir un jour, moi.Les petites voulurent s'interposer, mais elles eurent

beaucoup de mal à faire taire le coq. Ce fut Delphinequi arrangea les choses en offrant aux deux adver-saires de faire leurs portraits. Tandis que sa sœurfaisait celui du coq, elle entreprit celui du cheval. Uninstant, on put croire que la querelle était finie. Toutau plaisir de poser, la tête levée haut et la crête enarrière, le coq renflait son jabot et faisait bouffer sesplus belles plumes. Mais il ne put se tenir longtempsde pérorer.

— Ce doit être bien agréable de faire mon portrait,dit-il à Marinette. Tu as bien choisi ton modèle, toi.

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88 Les contes du chat perché

Ce n'est pas que je veuille me flatter, mais mes plumesont vraiment des couleurs adorables.

Longuement, il vanta son plumage, sa crête, sonpanache, et ajouta en jetant un coup d'œil au cheval :

— Évidemment, je suis mieux fait pour être peintque certaines pauvres bêtes d'un poil triste et uni.

— Il convient aux bestioles d'être ainsi bariolées,dit le cheval. Cela leur permet de ne pas passer tout àfait inaperçues.

— Bestiole vous-même ! s'écria le coq en s'ébourif-fant et il se répandit en injures et en menaces, de quoile cheval ne fit que sourire. Cependant, les petitespeignaient avec ardeur. Bientôt les deux modèlespurent venir admirer leurs portraits. Le cheval parutassez satisfait du sien. Delphine lui avait fait une trèsbelle crinière, hérissée et longue à merveille et quisemblait la dépouille d'un porc-épie, et aussi unequeue bien fournie en gros crins dont plusieurs avaientla grosseur et la belle tenue d'un manche de pioche.Enfin, ayant posé de trois quarts, il avait la chanced'avoir ses quatre membres. Le coq n'était pas àplaindre non plus. Pourtant, il eut la mauvaise grâcede prétendre que son panache avait l'air d'un balaiusagé. Le cheval, qui était alors occupé de sonportrait, jeta un coup d'œil sur celui du coq et fit unedécouverte qui l'emplit aussitôt d'amertume.

— A ce que je vois, dit-il, le coq serait plus gros quemoi?

En effet, Delphine, peut-être déroutée par son essaiavec la sauterelle, avait fait du cheval un portrait quitenait à peine la moitié de la feuille de papier, tandisque l'image du coq, largement traitée par Marinette,emplissait toute la page.

Les boîtes de peinture 89

— Le coq plus gros que moi, voilà qui est fort.— Mais oui, plus gros que vous, mon cher, exulta le

coq. Mais naturellement. D'où tombez-vous? Moi, jen'ai pas attendu de voir nos deux portraits l'un à côtéde l'autre pour m'en rendre compte.

— C'est pourtant vrai, dit Delphine en comparantles deux portraits, tu es plus petit que le coq. Je nel'avais pas remarqué, mais c'est sans importance.

Elle comprit, mais trop tard, que le cheval étaitfroissé. Il tourna le dos et comme elle le rappelait, ilrépliqua sèchement et sans même un regard enarrière :

— Mais oui. Entendu. Je suis plus petit que le coqet c'est sans importance.

Sourd aux explications des petites, il s'éloigna, suivià distance par le coq qui ne se lassait pas de répéter :« Plus gros que vous ! Plus gros que vous ! »

Au retour des champs, à midi, les parents trouvè-rent leurs filles à la cuisine et tout de suite leursregards se portèrent sur les tabliers. Heureusement,les petites avaient pris garde à ne pas faire de taches depeinture à leurs vêtements. Interrogées sur l'emploi deleur temps, elles répondirent qu'elles avaient coupé ungros tas de trèfle pour les lapins et cueilli deux pleinspaniers de haricots. Les parents purent se rendrecompte qu'elles disaient vrai et marquèrent, par delarges sourires, qu'ils étaient des plus satisfaits. S'ilss'étaient avisés de regarder les haricots d'un peu près,sans doute auraient-ils été surpris d'y trouver mêlésdes poils de chien et des plumes de canard mais l'idéene leur en vint pas. On ne les vit jamais de si bellehumeur que ce jour-là au repas de midi.

— Ah ! nous sommes bien contents, dirent-ils aux

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90 Les contes du chat perché

petites. Voilà une belle cueillette de haricots et noslapins ont du trèfle à manger pour au moins troisjours : Puisque vous avez si bien travaillé...

Un gargouillement qui venait de dessous la tableleur coupa la parole et en se penchant, ils découvrirentle chien qui avait l'air de s'étrangler.

— Qu'est-ce que tu as ?— Ce n'est rien, dit le chien (la vérité est qu'il

n'avait pu se tenir de rire et les petites en étaient touteffrayées), ce n'est rien du tout. J'aurai sûrement avaléde travers. Vous savez comment les choses arrivent.Bien souvent, on croit avaler droit...

— C'est bon, dirent les parents, pas tant de dis-cours. Où en étions-nous ? Ah ! oui. Vous avez fait dubon travail.

Pour la deuxième fois, ils furent interrompus par unautre gargouillement, mais plus discret, qui semblaitvenir de l'entrée à laquelle ils tournaient le dos. C'étaitle canard qui avait passé la tête dans l'entrebâillementde la porte et qui, lui non plus, ne pouvait retenir sonenvie de rire. Si vite que les parents eussent tourné latête, le canard avait disparu, mais les petites avaient euchaud.

— Ce doit être un courant d'air qui aura fait grincerla porte, dit Delphine.

— C'est bien possible, firent les parents. Où enétions-nous? Oui, le trèfle et les haricots. Noussommes vraiment fiers de vous. C'est un plaisir d'avoirdes petites si obéissantes et si travailleuses. Mais vousallez être récompensées. Vous pensez bien que notreintention n'a jamais été de vous priver de vos boîtes depeinture. Ce matin, nous avons voulu savoir si vousétiez des enfants assez sages pour ne penser qu'à vous

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rendre utiles. Nous voilà satisfaits. Donc, permissionde peindre tout l'après-midi.

Les petites remercièrent avec de petites voix quin'allaient pas seulement jusqu'au bout de la table.Les parents étaient si joyeux qu'ils n'y prirent pasgarde et jusqu'à la fin du repas, ils ne firent que rire,chanter et jouer aux devinettes.

— Deux demoiselles qui courent après deuxdemoiselles sans jamais les rattraper. Qu'est-ce quec'est ?

Les petites faisaient semblant de chercher, car lessouvenirs de la matinée et le remords qu'elles enavaient les empêchaient de s'y appliquer.

— Vous ne devinez pas ? C'est pourtant facile.Votre langue au chat ? Eh bien, voilà : ce sont lesdeux roues d'arrière d'une voiture qui courent aprèsles deux roues de devant. Ha ! ha !

Et les parents riaient si fort qu'ils en étaient pliésen deux. Au sortir de table, pendant que les petitesétaient à desservir, ils s'en allèrent à l'écurie pourdétacher l'âne qui devait les accompagner aux champsavec une charge de semences de pommes de terre.

— Allons, l'âne, il est l'heure du départ.— Je regrette beaucoup, dit l'âne, mais je n'ai que

deux pattes pour vous servir.— Deux pattes ! Qu'est-ce que tu nous chantes?— Hé! oui. Deux pattes. Même que j'ai bien du

mal à me tenir debout. Je ne sais pas comment vousfaites, vous, les gens.

Les parents s'approchèrent et, regardant l'âne deplus près, virent qu'il n'avait plus, en effet, que deuxpattes, une devant et une derrière.

— Par exemple, voilà qui est curieux. Une bête

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qui avait pourtant ses quatre pattes ce matin encore.Hum ! Allons voir les bœufs.

L'écurie était sombre et, au premier coup, on yvoyait assez mal.

— Eh bien, les bœufs? firent les parents de loin.C'est donc vous qui viendrez aux champs avec nous ?

— Sûrement pas, répondirent deux voix de lapénombre. Nous en sommes bien fâchés pour vous,mais nous n'existons pas.

— Vous n'existez pas !— Voyez plutôt.En effet, s'étant approchés, les parents virent que le

compartiment des bœufs était vide. A l'œil comme autoucher, on ne distinguait rien d'autre que deux pairesde cornes qui flottaient dans les airs à la hauteur durâtelier.

— Mais qu'est-ce qui se passe donc, dans cetteécurie? C'est à devenir fou. Allons voir le cheval.

Celui-ci logeait tout au fond de l'écurie, là où ilfaisait le plus sombre.

— Eh bien, bon cheval, es-tu prêt à nous suivre auxchamps ?

— A votre service, répondit le cheval, mais s'ils'agit de m'atteler à la voiture, j'aime autant vousavertir que je suis tout petit.

— Allons bon. En voilà d'une autre. Tout petit !En arrivant au fond de l'écurie, les parents eurent

un cri de surprise. Dans la pénombre, sur la litière depaille claire, ils venaient d'apercevoir un minusculecheval qui n'était guère plus gros, en tout, que lamoitié d'un coq.

— Je suis mignon, n'est-ce pas ? leur dit-il, et c'étaitbien un peu pour les narguer.

Les boîtes de peinture 93

— Quel malheur ! gémirent les parents. Une si bellebête et qui travaillait si bien. Mais comment la choseest-elle arrivée ?

— Je ne sais pas, répondit le cheval d'un air évasifqui donnait à penser. Je ne vois pas du tout.

Interrogés à leur tour, l'âne et les bœufs firent lamême réponse. Les parents sentaient bien qu'on leurcachait quelque chose. Ils s'en furent à la cuisine etregardèrent un moment les petites avec un air soup-çonneux. Quand il se passait à la ferme des choses quisortaient un peu de l'ordinaire, leur premier mouve-ment était toujours de s'en prendre à elles.

— Allons, répondez, dirent-ils avec des voix quiétaient cornme des rugissements d'ogres. Qu'est-ce quis'est passé ce matin en notre absence ?

N'ayant pas la force de parler tant elles avaient peur,les petites firent signe qu'elles ne savaient pas.Cognant alors de leurs quatre poings sur la table, lesparents hurlèrent :

— Répondrez-vous, à la fin, petites malheureuses ?— Haricots, cueilli des haricots, réussit à murmu-

rer Delphine.— Coupé du trèfle, souffla Marinette.— Et comment se fait-il que l'âne n'ait plus que

deux pattes, que les bœufs n'existent pas, et que notrebon grand cheval ait à présent la taille d'un lapin detrois semaines ?

— Oui, comment se fait-il ? Allons, la vérité tout desuite.

Les petites, qui ne connaissaient pas encore laterrible nouvelle, en furent atterrées, mais elles com-prenaient trop bien ce qui s'était passé : ce matin,elles avaient peint d'une si grande ardeur que leur

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façon de voir s'était très vivement imposée à leursmodèles ; c'est ce qui arrive assez souvent quand onpeint pour la première fois ; de leur côté, les bêtesavaient pris les choses trop à cœur et, en rentrant àl'écurie, blessées dans leur amour-propre, elles avaientsi bien ruminé les incidents du pré, que ceux-cidevaient rapidement imprimer à la réalité une figurenouvelle. Enfin, et les petites ne s'y trompaient pas, lefait d'avoir désobéi à leurs parents était pour beaucoupdans cette redoutable aventure. Elles étaient sur lepoint de se jeter à genoux et de faire des aveuxlorsqu'elles aperçurent le canard qui secouait la têtedans l'entrebâillement de la porte en clignant de l'œil àleur intention. Retrouvant un peu d'aplomb, ellesbalbutièrent qu'elles ne comprenaient rien à ce quis'était passé.

— Vous faites vos têtes de bois, dirent les parents.C'est bon, faites vos têtes de bois. Nous allonschercher le vétérinaire.

Alors les petites se mirent à trembler. Ce vétérinaireétait un homme extraordinairement habile. On pouvaitêtre sûr qu'après avoir regardé les bêtes dans le blancdes yeux et palpé leurs membres et leurs panses, iln'allait pas manquer de découvrir la vérité. Il semblaitaux petites l'entendre déjà : « Tiens, tiens, dirait-il,j'aperçois en tout ceci comme une maladie de pein-ture ; quelqu'un aurait-il, par hasard, fait de la pein-ture ce matin ? » II n'en faudrait pas davantage.

Les parents s'étant mis en route, Delphine expliquaau canard ce qui venait d'arriver et ce qu'il fallaitcraindre de la science du vétérinaire. Le canard futvraiment très bien.

- Ne perdons pas de temps, dit-il. Prenez vos

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boîtes de peinture et allons lâcher les bêtes dans le pré.Ce que la peinture a fait, la peinture doit le défaire.

Les petites firent d'abord sortir l'âne et la chosen'alla pas toute seule, car il avait beaucoup de mal àmarcher sur ses deux pattes sans perdre l'équilibre et ilfallut, en arrivant, lui glisser un tabouret sous leventre, faute de quoi il fût probablement tombé. Pourles bœufs, tout se fit plus simplement et il fut à peinebesoin de les accompagner. Un homme qui passait à cemoment-là sur la route éprouva bien quelque surprisede voir, suspendues dans les airs, deux paires decornes traverser la cour, mais il eut la sagesse de penserque sa vue baissait. En sortant de l'écurie, le cheval eutd'abord quelque frayeur de se trouver nez à nez avec lechien qui lui parut un animal d'une grandeur mons-trueuse, mais tout aussitôt il en rit.

— Comme tout est grand autour de moi, dit-il, etque c'est amusant d'être si petit !

Mais il n'allait pas tarder à changer de sentiment,car le coq l'ayant aperçu, pauvre petit cheval, se portasur lui d'un élan furieux et lui dit dans les oreilles :

— Ah ! ah ! Monsieur, nous nous retrouvons. Vousn'avez pas oublié, j'espère, que je vous ai promis unecorrection.

Le petit cheval tremblait de tous ses membres. Lecanard voulut s'interposer, mais en vain, et les petitesne furent pas plus heureuses.

— Laissez donc, dit le chien, je vais le manger.Montrant les dents, il fonça sur le coq qui partit sans

demander son reste et si loin s'en courut, malheureuxcoq, qu'on ne devait pas le revoir avant trois jours et latête bien basse.

Lorsqu'il eut tout son monde sur le pré, le canard

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toussa pour s'éclaircir la voix et dit s'adressant aucheval, à l'âne et aux bœufs :

— Mes chers vieux amis, vous n'imaginez pascombien je suis peiné de vous voir dans cette situation.Quelle tristesse de penser que ces magnifiques bœufsblancs, qui étaient tout le plaisir des yeux, ne sont plusrien maintenant; que cet âne si gracieux dans sesévolutions se traîne misérablement sur deux pattes etque notre beau grand cheval n'est plus qu'une pauvrepetite chose ratatinée. On en a le cœur serré, je vousassure, et d'autant plus que cette ridicule aventure estle résultat d'un simple malentendu. Mais oui, unmalentendu. Les petites n'ont jamais eu l'intention defroisser personne, au contraire. Ce qui vous arrive leurcause autant de chagrin qu'à moi et je suis sûr que, devotre côté, vous êtes très ennuyés. Ne vous entêtezdonc pas. Laissez-vous revenir gentiment à votreaspect habituel.

Mais les bêtes gardaient un silence hostile. Les yeuxbaissés, l'âne fixait son unique sabot de devant avec unair de rancune. Le cheval, bien que le cœur lui battitencore de frayeur, ne paraissait nullement disposé àentendre raison. Comme ils n'existaient pas, les bœufsn'avaient l'air de rien, mais leurs cornes, seules visibleset quoique dénuées de toute expression, gardaient uneimmobilité significative. L'âne parla le premier.

— J'ai deux pattes, dit-il d'une voix sèche. Eh bien,j'ai deux pattes. Il n'y a pas à y revenir.

— Nous n'existons pas, dirent les bœufs, nous n'ypouvons rien.

— Je suis tout petit, dit le cheval. C'est tant pispour moi.

Les choses ne s'arrangeaient pas et il y eut d'abord

Les boîtes de peinture 97

un silence consterné. Mais le chien, fâché par cemauvais vouloir, se tourna vers les petites en gron-dant :

— Vous êtes trop bonnes avec ces sales bêtes.Laissez-moi faire. Je m'en vais vous leur mordre unpeu les jarrets.

— Nous mordre ? dit l'âne. Oh ! très bien. Si on leprend comme ça !

Sur quoi il se mit à ricaner et les bœufs et le chevalaussi.

— Voyons, c'était pour rire, se hâta d'affirmer lecanard. Le chien a simplement voulu plaisanter. Maisvous ne savez pas tout. Écoutez. Les parents viennentd'aller chercher le vétérinaire. Dans moins d'uneheure, il sera ici pour vous examiner et il n'aura pas demal à comprendre ce qui s'est passé. Les parentsavaient défendu aux petites de peindre ce matin. Tantpis pour elles. Puisque vous y tenez, elles serontgrondées et punies, peut-être battues.

L'âne regarda Marinette, le cheval Delphine, et lescornes bougèrent dans l'espace, comme se tournantvers les petites.

— Bien sûr, murmura l'âne, qu'il fait meilleur allersur quatre pattes que sur deux. C'est autrementconfortable.

—- N'être plus aux yeux du monde qu'une simplepaire de cornes, c'est évidemment bien peu, convin-rent les bœufs.

— Regarder le monde d'un peu haut, c'était tout demême bien agréable, soupira le cheval.

Profitant de cette détente, les petites ouvrirent leursboîtes de peinture et se mirent au travail. Marinettepeignit l'âne en prenant bien garde, cette fois, à lui

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faire quatre pattes. Delphine peignit le cheval, avec, àses pieds, un coq réduit à de justes proportions. Labesogne avançait rapidement. Le canard en était toutréjoui. Leurs portraits finis, les deux animaux affirmè-rent qu'ils en étaient pleinement satisfaits. Toutefois,l'âne ne retrouva pas les deux pattes qui lui man-quaient, pas plus que le cheval n'augmenta de volume.Ce fut pour tout le monde une vive déception et lecanard eut un commencement d'inquiétude. Ildemanda à l'âne s'il n'éprouvait pas au moins unedémangeaison à l'endroit où manquaient les deuxmembres, et au cheval s'il ne se sentait pas un peu àl'étroit dans sa peau. Mais non, ils ne sentaient rien.

— îl faut le temps, dit le canard aux petites.Pendant que vous peindrez les bœufs, tout va s'arran-ger, j'en suis sûr.

Delphine et Marinette entreprirent chacune le por-trait d'un bœuf en partant des cornes et, pour le reste,s'en remettant à leur mémoire qui les servit assezfidèlement. Elles avaient choisi un papier gris surlequel le blanc, qui était la couleur des bœufs,ressortait parfaitement. Les bœufs furent égalementtrès satisfaits de leurs portraits qu'ils trouvaient desplus ressemblants. Mais leur existence n'en resta pasmoins réduite à leurs cornes. Et le cheval et l'âne nesentaient toujours rien qui annonçât un retour à l'ordrenormal. Le canard avait du mal à cacher son anxiété etplusieurs de ses belles plumes perdirent de leur éclat.

— Attendons, dit-il, attendons.Un quart d'heure passa et rien n'arriva. Avisant un

pigeon qui picorait dans le pré, le canard alla luiparler. Pigeon s'envola et revint peu après se poser surla corne d'un bœuf.

Les boîtes de peinture 99

— J'ai vu une voiture au tournant du haut peuplier,dit-il. Dedans, il y avait les parents avec un homme.

— Le vétérinaire ! s'écrièrent les petites.En effet, ce ne pouvait être que lui, et sa voiture ne

tarderait guère. C'était l'affaire de quelques minutes.Voyant la frayeur des petites et songeant à la colère desparents, les bêtes étaient très malheureuses.— Allons, dit le canard, faites encore un effort.

Pensez que tout arrive par votre faute, parce que vousavez fait vos mauvaises têtes.

L'âne se secoua de son mieux pour faire revenir sesdeux pattes, les bœufs se raidirent pour exister et lecheval avala un grand coup d'air pour se regonfler,mais rien n'y fit. Les pauvres bêtes en étaient toutesconfuses. Bientôt, l'on entendit le bruit de la voitureroulant sur la route et l'on n'espéra plus rien. Lespetites étaient devenues très pâles et tremblaient depeur dans l'attente du savant vétérinaire. L'âne en eutune si grande peine qu'il s'approcha de Marinette enboitillant de se deux pattes et se mit à lui lécher lesmains. Il voulut lui demander pardon et lui direquelque chose de doux, mais trop ému, la voix luimanqua et ses yeux s'emplirent de larmes qui tombè-rent sur le portrait. C'étaient les larmes de l'amitié. Apeine furent-elles tombées sur le papier que l'âne sentitune assez vive douleur dans tout le côté droit et qu'il seretrouva d'aplomb sur ses quatre membres. Ce futpour tout le monde un grand réconfort et les petites sereprirent à espérer. A vrai dire, il était bien tard, lavoiture ne se trouvant plus maintenant qu'à centmètres de la ferme. Mais le canard avait compris.Saisissant dans son bec le portrait du cheval, il le luimit promptement sous le nez et fut assez heureux pour

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y recevoir une larme. Le résultat ne se fit pas attendre.On vit grossir le cheval à vue d'oeil et, le temps decompter jusqu'à dix, il revenait à ses dimensionshabituelles. La voiture n'était plus alors qu'à trentemètres de la ferme.

Toujours un peu lents à s'émouvoir, les bœufscommençaient à se recueillir sur leurs portraits. L'und'eux, ayant réussi à se tirer une larme, reprit corps aumoment précis où la voiture entrait dans la cour de laferme. Les petites faillirent battre des mains, mais lecanard restait soucieux. C'est qu'il y avait encore unbœuf qui n'existait pas. Ce bœuf-là était plein debonne volonté, mais les larmes n'étaient pas son fort eton ne l'avait jamais vu pleurer. Toute son émotion etson désir de bien faire ne lui humectaient pas seule-ment le coin des paupières.

Le temps pressait, car les voyageurs descendaient devoiture. Sur l'ordre du canard, le chien courut à leurrencontre afin de retarder leur arrivée et, faisant fêteau vétérinaire, il se mit si bien dans ses jambes qu'ileut la chance de le faire tomber à plat ventre dans lapoussière. Les parents couraient aux quatre coins de lacour à la recherche d'une trique qu'ils avaient juré decasser sur le dos du chien. Puis ils songèrent à releverle vétérinaire, et, quand ce fut fait, lui brossèrent sesvêtements. Le tout dura entre quatre et cinq minutes.

Pendant ce temps-là, sur le pré, tout le monderegardait avec angoisse vers les cornes du bœuf quin'existait pas. Bien qu'il s'y appliquât de tout soncœur, le pauvre bœuf n'arrivait pas à pleurer.

— Je vous demande pardon, mais je sens bien queje ne pourrai pas, dit-il aux petites.

Il y eut un instant de découragement presque

Les boîtes de peinture 101

général. Le canard lui-même en perdait la tête. Seul,l'autre bœuf, celui qui venait de reprendre corps,gardait encore à peu près son sang-froid. L'idée luivint de chanter à son compagnon une chanson qu'ilsavaient chantée ensemble jadis, au temps où ilsn'étaient encore que de jeunes veaux. Sa chansoncommençait ainsi :

Un veau seuletBuvant son lait,Meuh, meuh, meuh,Vit une vachetteQui broutait l'herbette,Meuh, meuh, meuh.

C'était un air un peu languissant qui semblait devoirincliner à la mélancolie. En effet, dès le premiercouplet, le résultat espéré commença de se faire sentir.Les cornes du bœuf qui n'existait pas eurent commeun frémissement. Ayant soupiré à plusieurs reprises, Jepauvre animal finit par avoir une larme au coin del'œil, mais si petite qu'elle ne put couler. Heureuse-ment, Delphine la vit briller, et, la cueillant à la pointede son pinceau, la déposa sur le portrait. Tout aussitôt,le bœuf se reprit à exister, devint visible et palpable. Ilétait grand temps. Encadrant le vétérinaire, les parentsvenaient d'apparaître au bout du pré. A la vue desbœufs, de l'âne bien planté sur quatre pattes et ducheval qui se redressait de toute sa haute taille, ilsrestèrent muets d'étonnement. Le vétérinaire, que sachute à plat ventre avait mis de mauvaise humeur,demanda en ricanant.

— Eh bien, ce sont là les bœufs qui n'existent pas,

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l'âne qui a perdu deux pattes et le cheval devenu pluspetit qu'un lapin? Ils n'ont pas l'air de souffrirbeaucoup de leurs petites misères, à ce que je vois.

— C'est à n'y rien comprendre, balbutièrent lesparents. Tout à l'heure, dans l'écurie...

— Vous avez rêvé ou bien vous veniez de faire untrop bon repas qui" vous avait troublé la vue. Vousauriez mieux fait d'appeler le médecin, il me semble.En tout cas, je n'admets pas qu'on me dérange pourrien. Ah ! non, je ne l'admets pas.

Comme les pauvres parents baissaient la tête ets'excusaient de leur mieux, le vétérinaire se radoucit etajouta en montrant Delphine et Marinette.

— Enfin, on vous pardonne pour cette fois, parceque vous avez deux jolies petites filles. Pas besoin deles regarder longtemps. On voit tout de suite qu'ellessont sages et obéissantes. — N'est-ce pas, petites?

— Les petites étaient toutes rouges et restaientbouche bée, sans oser souffler mot, mais le canardrépondit effrontément :

— Oh ! oui, Monsieur. Il n'y a pas plus obéissantes.

Les bœufs

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Delphine eut le prix d'excellence et Marinette leprix d'honneur. Le maître embrassa les deux sœurs enprenant bien garde de ne pas salir leurs belles robes, etle sous-préfet, venu tout exprès de la ville dans sonuniforme brodé, prononça un discours.

— Mes chers enfants, dit-il, l'instruction est unebonne chose et ceux qui n'en ont pas sont bien àplaindre. Heureusement, vous n'êtes pas dans ce cas-là, vous. Par exemple, je vois ici deux petites filles enrobes roses, qui ont une jolie couronne dorée sur leurscheveux blonds. C'est parce qu'elles ont bien travaillé.Aujourd'hui, elles sont récompensées de leur peine, etvoyez donc comme c'est agréable pour leurs parents :ils sont aussi fiers que leurs enfants. Ah ! ah ! Et tenez,moi qui vous parle, je ne voudrais pas avoir l'air de mevanter, mais enfin, si je n'avais pas toujours bienappris mes leçons, je n'aurais pas ma position de sous-préfet, ni l'habit d'argent que vous me voyez. Voilàpourquoi il faut bien s'appliquer à l'école, et fairecomprendre aux ignorants et aux paresseux quel'instruction est indispensable.

Le sous-préfet s'inclina, les écolières chantèrent une

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petite chanson, et chacun rentra chez soi. En arrivant àla maison, Delphine et Marinette ôtèrent leurs bellesrobes pour mettre leurs tabliers de tous les jours, maisau lieu de jouer à la paume, ou à saute-mouton, ou à lapoupée, ou au loup, ou à la marelle, ou à chat perché,elles se mirent à parler du discours du sous-préfet.Elles trouvaient qu'il était vraiment très bien, cediscours. Même, elles étaient ennuyées de n'avoir passous la main quelqu'un de tout à fait ignorant à quifaire comprendre les bienfaits de l'instruction. Del-phine soupirait :

— Dire que nous avons deux mois de vacances,deux mois qui pourraient être si utilement employés.Mais quoi ? Il n'y a personne.

Dans l'étable de leurs parents, il y avait deux bœufsde la même taille et du même âge, l'un tacheté de roux,l'autre blanc et sans tache. Les bœufs sont comme lessouliers, ils vont presque toujours par deux. C'estpourquoi l'on dit « une paire de bœufs ». Marinettealla d'abord au bœuf roux et lui dit en lui caressant lefront :

— Bœuf, est-ce que tu ne veux pas apprendre àlire?

D'abord, le grand bœuf roux ne répondit pas. Ilcroyait que c'était pour rire.

— L'instruction est une belle chose ! appuya Del-phine. Il n'y a rien de plus agréable, tu verras, quandtu sauras lire.

Le grand roux rumina encore un moment avant derépondre, mais au fond, il avait déjà son opinion.

Les bœufs 107

— Apprendre à lire, pour quoi faire ? Est-ce que lacharrue en sera moins lourde à tirer ? Est-ce que j'auraidavantage à manger? Certainement non. Je me fati-guerais donc sans résultat ? Merci bien, je ne suis pas sibête que vous croyez, petites. Non, je n'apprendraipas à lire, ma foi non.

— Voyons, bœuf, protesta Delphine, tu ne parlespas raisonnablement, et tu ne penses pas à ce que tuperds. Réfléchis un peu.

— C'est tout réfléchi, mes belles, je refuse. Ah ! siencore il s'agissait d'apprendre à jouer, je ne dis pas.

Marinette, qui était un peu plus blonde que sa sœur,mais plus vive aussi, déclara que c'était tant pis pourlui, qu'on allait le laisser à son ignorance et qu'ilresterait toute sa vie un mauvais bœuf.

— Ce n'est pas vrai, dit le grand roux, je ne suis pasun mauvais bœuf. J'ai toujours bien fait mon métier, etpersonne n'a rien à me reprocher. Vous me faites rire,toutes les deux, avec votre instruction. Comme si l'onne pouvait pas vivre sans ça ! Remarquez bien que jen'en dis pas de mal, je prétends que ce n'est pas unechose pour les bœufs, voilà tout. La preuve, c'estqu'on n'a jamais vu un bœuf avoir de l'instruction.

— Ce n'est pas une preuve du tout, répliquaMarinette. Si les bœufs ne savent rien, c'est qu'ilsn'ont jamais rien appris.

— En tout cas, ce n'est pas moi qui m'y mettrai,vous pouvez être tranquilles.

Delphine essaya encore de lui faire entendre raison,mais ce fut peine perdue, il ne voulait pas comprendre.Les petites lui tournèrent le dos, peinées qu'il s'entêtâtdans son indifférence et sa coupable paresse. Prié à sontour, le bœuf blanc parut touché de leur sollicitude. Il

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avait beaucoup d'affection pour elles et il ne voulaitpas les attrister par un autre refus. D'autre part, il nelui déplaisait pas de penser qu'il pourrait être plus tardun ruminant distingué. C'était un bon bœuf, un trèsbon bœuf, même ; doux, patient, laborieux, mais quiavait un peu d'orgueil et d'ambition. Cela se voyait à lafaçon hautaine dont il dressait les oreilles quand sonmaître, aux labours, lui faisait une observation. Maistous les bœufs ont leurs défauts, il n'y en a point deparfaits, et celui-là, en dépit de quelques petits travers,était une excellente nature.

— Écoutez, petites, leur dit-il, j'ai presque envie devous répondre comme mon frère : à quoi me servira desavoir lire? Mais je tiens à vous faire plaisir. Aprèstout, si l'instruction n'est pas utile à un bœuf, elle n'estpas une gêne non plus, et à l'occasion, elle pourra medistraire. Si la chose ne me donne pas trop de tintouin,je consens donc à essayer.

Les petites étaient bien contentes d'avoir trouvé unbœuf de bonne volonté et le félicitaient de sonintelligence.

— Bœuf, je suis sûre que tu feras de très bonnesétudes, de brillantes études.

Et lui, à ces compliments, il rentrait sa tête dans sesépaules, plissant son col en accordéon, comme nousfaisons, nous, quand nous voulons nous rengorger.

— En effet, murmurait-il, je crois bien que j'ai desdispositions.

Comme les petites quittaient l'étable pour allerchercher un alphabet, le grand roux leur demandasérieusement :

— Dites-moi, petites, est-ce que vous n'avez pasenvie d'apprendre à ruminer ?

Les bœufs 109

— Apprendre à ruminer, dirent-elles en s'esclaf-fant, et pour quoi faire ?

— Vous avez raison, convint le grand roux, pourquoi faire ?

Delphine et Marinette, qui voulaient faire unesurprise à leurs parents, décidèrent de garder le secretsur les études du bœuf blanc. Plus tard, quand il seraitdéjà savant, elles auraient plaisir à voir l'étonnementde leur père.

Les débuts furent plus faciles que les petitesn'avaient osé l'espérer. Le bœuf était vraiment trèsdoué, et d'autre part, il avait beaucoup d'amour-propre. A cause des railleries du grand roux, il feignaitde prendre un plaisir sans égal à épeler l'alphabet. Enmoins de quinze jours, il eut appris à lire ses lettres etmême à les réciter par cœur. Les dimanches, les joursde pluie, et en général, tous les soirs au retour deschamps, Delphine et Marinette lui donnaient desleçons en cachette de leurs parents. Le pauvre bœuf enavait de violents maux de tête, et il lui arrivait de seréveiller au milieu de la nuit en disant tout haut :

— B, A, ba, B, E, be, B, I, bi...— Est-il bête avec ses B, A, ba, ronchonnait le

grand roux. Il n'y a même plus moyen de dormirtranquillement, depuis que ces deux gamines lui ontdonné des idées de grandeur. Si encore tu étais sûr dene rien regretter plus tard...

— Tu n'imagineras jamais, ripostait le bœuf blanc,quel plaisir ce peut être de connaître les voyelles, lesconsonnes, de former des syllabes, enfin. Cela rend lavie bien agréable et je comprends à présent pourquoil'on fait un si grand éloge de l'instruction. Je me sensdéjà un autre bœuf qu'il y a trois semaines. Quel

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bonheur d'apprendre ! Mais voilà, tout le monde nepeut pas, il faut des capacités.

Le voyant si heureux, le grand roux en venaitparfois à se demander s'il avait été sage de s'obstinerdans son ignorance. Mais comme cette année-là, lefourrage avait un excellent goût de noisette, que lapaille était douce et longue, il résistait facilement auxséductions de l'esprit.

Tout d'abord, Delphine et Marinette purent seféliciter de leur initiative. Le bœuf faisait des progrèssurprenants. Au bout du mois, il commençait à savoircompter, il lisait presque couramment, et il avaitmême appris une petite poésie. Il devint si studieuxqu'à l'étable, il avait toujours dans son râtelier un livreouvert dont il tournait les pages avec sa langue. C'étaittantôt une arithmétique, tantôt une grammaire, ouencore une histoire, une géographie, un recueil depoèmes. Sa curiosité n'avait d'égale que son applica-tion, et il s'intéressait à tout ce qui est imprimé.

— Comment ai-je pu vivre en ignorant toutes cesbelles choses, murmurait-il à chaque instant.

Et qu'il fût aux champs, ou au vert, ou par leschemins, il ne se lassait pas de réfléchir à ses lectures.Il faut dire que c'était un bœuf de six ans et qu'à cetâge-là, les bœufs sont aussi raisonnables que peut l'êtreune personne d'entre vingt-cinq et trente. Malheureu-sement ses études le fatiguaient beaucoup, à cause deson trop grand zèle, et aussi parce que ce nouveaulabeur venait en surcroît et ne lui épargnait pas celuides champs. Le pire était qu'à rêver sans cesse, iloubliât la moitié du temps de boire et de manger, sibien que les petites, voyant sa maigreur, ses yeuxjaunes et ses traits tirés, furent prises d'inquiétude.

Les bœufs 111

— Bœuf, lui dirent-elles, nous sommes trèscontentes de ton travail. Voilà que tu en sais mainte-nant presque autant que nous et peut-être plus, si c'estpossible. Tu as donc mérité de te reposer, et d'ailleurs,ta santé l'exige.

— Je me moque de ma santé et ne veux penser qu'àorner mon esprit.

— Voyons, bœuf, il faut être raisonnable. Si tuallais à l'école comme nous, tu verrais que le travailn'est pas toujours bon, et qu'il y a temps pour tout. Lapreuve en est que nous avons des récréations pournous reposer, et même des vacances.

— Les vacances ? eh bien ! oui, tenez, parlons-enun peu des vacances ! ma parole, je ne suis pas fâchéd'en parler, non !

Les petites, ne voyant pas bien où il voulait en venir,se donnaient mutuellement des coups de coude,comme pour se dire sans en avoir l'air : « Mais qu'est-ce qu'il a, hein ? qu'est-ce qui lui prend ? »

— Oh ! je vous vois bien, dit le bœuf, ce n'est pas lapeine de vous donner des coups de coude. Je ne suispas fou du tout, et je sais très bien ce que je dis. Vousme parlez de vacances, et ci et ça, et que je devrais mereposer. Bon. Et moi je vous réponds justement que jesuis de votre avis. Parfaitement, des vacances, maisalors de vraies vacances qui me permettront de travail-ler selon mes goûts et mes aptitudes. Ah ! pouvoirconsacrer son temps à lire les poètes, à connaître lestravaux des savants... c'est la vie, cela !

— Il faut bien jouer aussi, dit Marinette.— On ne peut pas discuter avec vous, soupira le

bœuf, vous êtes des enfants.Et il se replongea dans un chapitre de géographie, en

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112 Les contes du chat perché

faisant remuer sa queue pour témoigner aux petitesque leur présence l'impatientait. Tout ce qu'on pou-vait lui dire encore était inutile, il n'en ferait qu'à satête.

— Au moins, lui dit Marinette, puisque tu ne veuxpas prendre de vacances, fais attention que personnene te voie étudier. Quand je pense que tu as toujoursun livre ouvert devant les yeux et que nos parentspourraient te surprendre...

On peut juger par cette recommandation que lesdeux blondes n'étaient plus très sûres d'avoir faitœuvre de sagesse. Et en effet, elles ne se vantaient àpersonne de leur entreprise.

Bien entendu, le maître n'avait pas été sans aperce-voir un changement dans l'attitude du bœuf blanc. Unjour, sur la fin de l'après-midi, il eut la surprise de levoir, assis sur le pas de la porte de l'étable, quiparaissait contempler distraitement la campagne.

— Par exemple, dit-il, qu'est-ce que tu fais là,bœuf, et dans cette position assise ?

Et le bœuf, balançant la tête et fermant à demi lespaupières, répondit d'une voix douce :

J'admire, assis sous un portailCe reste de jour dont s'éclaireLa dernière heure du travail...

Le maître ne savait pas, ou bien il l'avait oublié, quece fussent là des vers de Victor Hugo, et il convint toutd'abord :

Les bœufs 113

— Il parle bien, ce bœuf.Mais il soupçonnait que ce beau langage dissimulait

un mystère inquiétant, car il ajouta :— Hum ! je ne sais pas ce qu'il a, mais depuis

quelque temps, je trouve qu'il a des airs singuliers...tout à fait singuliers...

Il ne vit pas la confusion des petites qui rougissaientjusqu'aux cheveux en assistant à cette scène pénible.Mais elles rougirent bien davantage et les larmes leurvinrent aux yeux, lorsque le père s'écria :

— Allons ! ouste ! rentre dans ton étable ! je n'aimepas les bœufs qui font des manières, moi !

Le bœuf se leva en lui jetant un regard triste etcourroucé, puis il regagna sa place auprès du grandroux. Bientôt, le travail qu'il fournissait aux champs seressentit de ses occupations studieuses. Il avait la têtesi pleine de beaux vers, de dates historiques, dechiffres et de maximes, qu'il écoutait distraitement lesordres donnés par son maître. Parfois même, iln'écoutait pas du tout, et l'attelage s'en allait de traverset jusqu'au bord du fossé, quand ce n'était pas en pleindedans.

— Fais donc attention, lui soufflait le grand roux enle poussant de l'épaule, tu vas encore nous fairegronder.

Le bœuf blanc avait alors un frémissement orgueil-leux des oreilles, et s'il consentait à reprendre le droitchemin, c'était pour s'en écarter presque aussitôt. Unmatin de labour, il s'arrêta brusquement au milieud'un sillon, sans que le maître l'eût commandé et semit à rêver tout haut. Voilà ce qu'il disait :

— Deux robinets coulent dans un récipient cylin-drique de soixante-quinze centimètres de haut, et

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114 Les contes du chat perché

débitent ensemble vingt-cinq décimètres cubes à laminute. Sachant que l'un des deux robinets, s'il coulaitseul, mettrait trente minutes à remplir le récipient,alors que l'autre mettrait trois fois moins de temps ques'ils coulaient tous les deux à la fois, calculer le volumedu récipient, son diamètre, et au bout de combien detemps il sera plein... C'est intéressant... très intéres-sant...

— Qu'est-ce qu'il peut bien jargonner ? dit le maître.— Voyons... je suppose que les deux robinets soient

fermés... qu'est-ce qui se passe?— Enfin, explique-moi donc un peu ce que tu

racontes...Mais le bœuf était si profondément absorbé par la

recherche de sa solution qu'il n'entendait rien etdemeurait immobile en marmonnant des chiffres. Detout temps, les bœufs ont été loués pour leur parfaiteégalité d'humeur, et l'on n'en a jamais vu s'entêter àrester sur place, comme font trop souvent les mulets etles ânes. Aussi le maître était-il fort surpris d'un pareilcaprice. « Il faut que cette bête-là soit malade », songea-t-il. Lâchant les mancherons de la charrue, il passa entête de l'attelage et interrogea d'une voix tout amicale :

— Tu parais souffrant. Voyons, dis-moi ce qui ne vapas, franchement.

Alors, le bœuf, frappant la terre de son sabot,répondit avec colère :

— C'est tout de même malheureux, mais il n'y a pasmoyen de réfléchir en paix une minute ! On nes'appartient pas ! On dirait que je n'ai pas d'autre affaireque leur charrue ! J'en ai par-dessus la tête de leur joug !

Le maître demeura interloqué à se demander si sonbœuf avait bien toute sa raison. Le grand roux était très

Les bœufs 115

attristé par cet incident, bien qu'il ne laissât riendeviner de ses préoccupations. Il savait très bien à quoiattribuer cet accès de mauvaise humeur, mais c'étaitun bon camarade qui n'aurait pas voulu rapporter pourse faire bien voir du patron. Avec lui, on pouvait êtretranquille. Enfin, le bœuf blanc se ressaisit et s'excusad'une voix maussade.

— C'est bon, j'ai été distrait. N'en parlons plus etreprenons la besogne.

Ce jour-là, au repas de midi, les petites eurent unegrande frayeur en entendant les paroles de leur père.

— Ce bœuf blanc devient impossible, disait-il, et cematin encore j'ai cru devenir enragé à cause de sessottises. Non seulement il fait son travail de travers,mais il répond comme le pire des effrontés, et je nepeux même plus lui faire une observation. Croyez-vous, hein ? S'il continue à se rendre insupportable, jevais me voir obligé de le vendre pour la boucherie...

— A la boucherie ? demanda Delphine. Pour quoifaire ?

— Tiens, cette idée ! pour le manger, tout simple-ment !

Delphine se mit à sangloter, et Marinette à protes-ter.

— Manger le bœuf blanc ? dit-elle, mais c'est quemoi je ne veux pas.

— Ni moi, dit Delphine. On ne mange pas un bœufparce qu'il est de mauvaise humeur ou parce qu'il esttriste.

— Il faudrait peut-être le consoler ?— Bien sûr ! En tout cas, on n'a pas le droit de le

manger !— Et on ne le mangera pas !

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116 Les contes du chat perché Les bœufs 117

Les petites, voyant clairement le péril où ellesavaient engagé leur ami, se démenaient commedes diablotins, criant, tapant du pied et sanglo-tant, si bien que le père s'écria d'une voix cour-roucée :

— Taisez-vous, deux péronnelles que vous êtes !ces choses-là ne regardent pas des gamines. Unbœuf qui fait sa mauvaise tête n'est plus bon qu'àêtre mangé, et si le nôtre ne s'amende pas, ilsera mangé comme il le mérite !

Lorsque les petites furent sorties, il dit encoreà sa femme, mais en riant et sans plus de colère :

— S'il fallait les écouter, on laisserait toutes lesbêtes mourir de vieillesse. Quant au bœuf blanc,je ne crois pas qu'il soit possible de le vendreavant longtemps, il est devenu si maigre que ceserait une mauvaise affaire. Je serais d'ailleursbien curieux de savoir pourquoi il maigrit ainsi.J'ai toujours pensé que ce n'était pas naturel.

Cependant, Delphine et Marinette avaient couruà l'étable avertir le malheureux bœuf qui était jus-tement en train d'étudier sa grammaire. En lesvoyant, il ferma les yeux et récita sans se tromperune fois la règle des participes, qui est pourtanttrès difficile. Mais Marinette confisqua la gram-maire et Delphine tomba à genoux sur la paille.

— Bœuf, il paraît que si tu continues à tirer lacharrue de travers et à répondre de travers, tuvas être vendu.

— Que m'importe, fillette? Là-dessus, je suistout à fait de l'avis de La Fontaine : « Notreennemi, c'est notre maître. »

Les petites trouvèrent qu'il n'était pas très gen-

til, car enfin, il leur devait au moins quelques parolesde regret.

— Vous voyez comme il est, fit observer le grandroux. A présent, il ne connaît plus ni parents, ni amis.

— Que m'importe d'être vendu ? reprenait l'autre.Le seul risque serait sans doute de me voir apprécié unpeu mieux que je ne suis ici.

— Mon pauvre bœuf, lui dit Delphine, tu seraisvendu au boucher.

— Pour être mangé, ajouta Marinette qui lui envoulait de tant d'ingratitude. Tu vas être mangé et cesera notre faute à nous qui t'avons donné de l'instruc-tion. Parce qu'il faut bien le reconnaître c'est l'instruc-tion qui t'a rendu insupportable. Et si tu ne veux pasêtre mangé, il va falloir commencer par oublier tout ceque tu as appris.

— J'avais bien dit que tout cela ne valait rien pourles bœufs, soupira le grand roux. On n'a pas voulum'écouter.

Son compagnon le regarda du haut en bas etrépondit sèchement :

— Oui, Monsieur, j'ai méprisé vos conseils, commeje les méprise aujourd'hui. Sachez que je ne regretterien, et quant à vouloir oublier quoi que ce soit, jerefuse. Mon seul désir, ma seule ambition, c'estd'apprendre encore et toujours. Plutôt mourir que d'yrenoncer.

Le grand roux, au lieu de se fâcher, répondit avecamitié :

— Si tu venais à mourir, j'aurais du chagrin, tu sais.— Oui, oui, on dit ça, et puis dans le fond.— Sans compter que ce ne serait pas agréable pour

toi, poursuivit le grand roux. Un jour que je passais en

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ville, devant une boucherie, j'ai vu un bœuf pendu parles cuisses, le ventre ouvert. Sa tête était posée à côtéde lui sur un plat. On lui avait ôté sa peau, et leboucher, avec un couteau, taillait des tranches deviande dans sa chair saignante. Voilà pourtant où toninstruction va te mener, si tu n'y prends pas garde.

Le bœuf blanc n'avait plus du tout envie de mourir,et quoiqu'il s'en défendît, il était de l'avis des deuxpetites.

— Bœuf, lui disaient-elles, le discours de Monsieurle sous-préfet n'était pas fait pour les bœufs. Si nousavions mieux réfléchi, nous t'aurions appris à jouer àdes jeux : à la main chaude, au loup, à la tape, à lapoupée, à chat perché.

— Non, tout de même, protestait le bœuf blanc.Les jeux, c'est bon pour les enfants.

— Moi, disait le grand roux en riant de toutes sesdents, il me semble que j'aimerais ça, les jeux. Tenez,par exemple, la tape ou bien chat perché, je ne sais pasce que c'est, mais c'est sûrement amusant.

Les petites promirent de lui apprendre à jouer, et lebœuf blanc jura qu'à l'avenir il s'appliquerait auxtravaux de la terre et n'aurait plus en présence dumaître la moindre distraction.

Pendant une semaine, le bœuf s'abstint de touteespèce de lectures, mais il fut si malheureux qu'ilmaigrit, durant cette huitaine, de vingt-sept livres ettrois hectogrammes, ce qui est considérable, mêmepour un bœuf. Les petites comprirent elles-mêmesqu'il ne pouvait durer à un pareil régime et lui

Les bœufs 119

rendirent quelques livres parmi ceux qu'ellejugeaient les plus ennuyeux : un traité sur la fabrica-tion des parapluies et un ouvrage très ancien sur laguérison des rhumatismes. Le bœuf les trouva siattrayants que, non content de les relire, il les appritpar cœur tous les deux. « Donnez-m'en d'autres »,dit-il aux petites lorsqu'il eut fini, et il fallut bien luiobéir. Dès lors il retomba dans sa funeste passion del'étude et rien ne put l'en détourner, ni le péril de laboucherie, ni la colère du maître, ni les amicalesremontrances du grand roux qui, de son côté, avaitbeaucoup changé en l'espace de quelques semaines.

Delphine et Marinette, dans l'espoir que le bœufsavant se laisserait tenter par les plaisirs de la tape,du colin-maillard et du chat perché, avaient apprisces jeux au grand roux qui s'en amusait beaucoup, etmême un peu plus qu'il n'était raisonnable à unbœuf de son âge, car il devenait d'humeur frivole,riant à propos de tout et de rien. Cela faisait unepaire de bœufs très mal assortie, et les sujets dequerelle étaient nombreux.

— Je ne comprends pas, disait le bœuf blancd'une voix sévère en jetant sur son compagnon unregard attristé, je ne comprends pas...

— Non, laisse-moi rire, interrompait le grandroux, c'est plus fort que moi, il faut que je rie.

— Je ne comprends pas qu'on puisse à ce pointmanquer de sérieux et de dignité. Quand on penseque la surface d'un rectangle s'obtient en multipliantla longueur par la largeur, que le Rhin prend sasource dans le massif du Saint-Gothard et que Char-les Martel vainquit les Arabes en l'an 732, on estconsterné par le spectacle d'un bœuf de six ans se

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livrant à des jeux imbéciles, et volontairement ignorantdes merveilles...

— Ha ! ha ! ha ! faisait le grand roux, tordu par unrire convulsif.

— Idiot! si au moins il avait l'esprit de s'amuserdiscrètement et de ne pas troubler mes travaux. Vas-tute taire ?

— Écoute, vieux, laisse tes bouquins un moment,et jouons à quelque chose, tous les deux...

— Voilà qu'il devient fou ! comme si j'avais letemps de me prêter...

— A pigeon vole, rien qu'un quart d'heure... rienque cinq minutes...

Parfois le bœuf blanc cédait, après avoir arraché àl'autre la promesse de le laisser étudier en paix. Maistoujours préoccupé, il jouait médiocrement et s'ycollait presque tout le temps. Il arrivait même que legrand roux en fût agacé et se fâchât tout de bon, disantqu'il faisait exprès de mal jouer.

— Toutes les fois tu t'y laisses prendre, et dupremier coup. Tu ne sais donc pas ce que c'est qu'unemaison, toi qui es si savant ?... Si tu le sais, pourquoidis-tu « maison vole » ? Ah ! tu n'as pas l'esprit trèsvif, à ce que je vois...

— Je l'ai plus que toi, repartait son compagnon,mais je suis incapable de m'intéresser à des sottises, etj'en suis fier.

Leurs jeux finissaient la plupart du temps par unéchange d'injures, quand ce n'étaient pas des coups depied.

— En voilà des manières, leur dit Marinette qui lessurprit un soir au milieu d'une querelle. Vous nepouvez pas vous parler gentiment ?

Les bœufs 121

— C'est de sa faute, il m'a forcé à jouer à pigeonvole.

— Mais non, il n'y a même pas moyen de plaisanteravec lui.

Ils en vinrent à ne plus pouvoir se supporter, etformèrent le plus mauvais attelage qu'on eût jamaisvu. De plus en plus distrait, le bœuf blanc marchait àreculons quand il fallait marcher en avant, tirait àdroite au lieu de tirer à gauche, tandis que soncompagnon s'arrêtait à chaque instant pour rire à soncontentement, ou bien se retournait vers le maîtrepour lui proposer une devinette :

— Quatre pattes sur quatre pattes. Quatre pattess'en vont, quatre pattes restent. Qu'est-ce que c'est?

— Allons, nous ne sommes pas là pour dire desbêtises. Hue!

— Oui, disait le grand roux en riant, vous dites çaparce que vous ne savez pas trouver.

— Moi ? je ne veux même pas chercher. Au travail !— Quatre pattes sur quatre pattes, voyons, ce n'est

pas difficile...Il fallait que le maître le piquât de son aiguillon pour

qu'il se remît au travail, et alors, c'était l'autre bœufqui s'arrêtait pour se demander s'il était bien vrai quela ligne droite fût le plus court chemin d'un point à unautre, ou Napoléon le plus grand capitaine de tous lestemps (certains jours il se décidait pour César). Lefermier se désolait de voir que ses bœufs devenaient desi mauvais ouvriers, l'un tirant a hue quand l'autretirait à dia. Quelquefois il mettait tout un matin àtracer un sillon qu'il lui fallait recommencer l'après-midi.

— Ces bœufs me feront perdre la tête, disait-il chez

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lui. Ah ! si seulement je pouvais les vendre... mais il nefaut pas espérer vendre le blanc, il est de plus en plusmaigre, et d'autre part si je me débarrasse du grandroux qui est devenu insupportable, qu'est-ce que jeferai d'un seul bœuf?

Delphine et Marinette avaient encore un peu deremords en écoutant ces paroles, mais surtout, elles sefélicitaient de ce qu'aucun des bœufs ne fût promis auboucher. Elles ne savaient pas que le bœuf blanc allaittout gâter, faute de pouvoir tenir sa langue.

Un soir, au retour des champs, le grand roux jouait àchat perché avec les petites dans la cour de la ferme. Avrai dire, il ne se perchait pas sur le fond d'un cuveau,ou sur un escabeau, ou sur une lessiveuse. Il était tropgros pour cela. Mais on lui en accordait le bénéficequand il avait simplement posé un pied sur le perchoir.Le maître considérait ces ébats sans bienveillance.Comme le grand roux faisait le simulacre de se perchersur la margelle du puits, il le tira rudement par laqueue et lui dit avec colère :

— As-tu fini tes singeries ? regardez-moi un peu cegrand benêt, à quoi il s'amuse !

— Alors quoi, dit le bœuf, on ne peut même plusjouer, maintenant ?

— Je te donnerai la permission de jouer quand tutravailleras comme il faut. Va-t'en à l'étable.

Puis il avisa le bœuf blanc qui faisait une expériencede physique dans l'auge de pierre où il venait de boire.

—- Toi, dit le maître, je te conseille également plusd'application, et je trouverai bien un moyen de t'yobliger. En attendant, rentre aussi, à quoi cela ressem-ble-t-il de patauger dans l'eau comme tu fais?Décampe !

Les bœufs 123

Fâché d'interrompre son expérience, et plus encorehumilié qu'on lui parlât sur ce ton, le bœuf blancriposta :

— J'admets que vous vous adressiez avec cetterudesse à un bœuf ignorant, tel que mon compagnon.Ces espèces ne comprennent en effet point d'autrelangage. Mais ce n'est pas ainsi que l'on traite un bœuftel que moi, un bœuf instruit...

Les petites, qui s'étaient approchées, lui faisaient degrands signes pour qu'il tînt sa langue, mais ilpoursuivit :

— Un bœuf, fis-je, instruit dans les sciences, lesbelles-lettres et la philosophie.

— Comment ? mais je ne te savais pas aussi savant,bœuf.

— C'est pourtant la vérité. J'ai lu plus de livres quevous n'en lirez jamais, Monsieur, et je sais plus dechoses que n'en sait toute votre famille réunie. Maistrouvez-vous convenable qu'un bœuf de mon méritesoit obligé aux travaux de la terre? et pensez-vous,Monsieur, que la philosophie soit à sa place devant lacharrue ? Vous me reprochez de faire aux champs demauvaise besogne, mais c'est que je suis fait pouraccomplir d'autres travaux plus importants.

Le maître l'écoutait avec attention et, de temps àautre, il hochait la tête. Pensant qu'il dût être fâché etqu'il le serait davantage quand le bœuf aurait tout dit,les petites n'en menaient pas large, mais elles eurent lasurprise de l'entendre dire :

— Bœuf, pourquoi ne m'avoir pas parlé ainsi plustôt ? Si j'avais su, tu penses bien que je ne t'aurais pasobligé à un labeur aussi pénible : j'ai trop de respectpour la science et la philosophie.

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— Et les belles-lettres aussi, dit le bœuf, vous avezl'air d'oublier les belles-lettres.

— Bien entendu, les belles-lettres aussi. Mais va,c'est bien fini et j'entends que désormais tu restes à lamaison pour achever tes études dans la quiétude laplus complète. Je ne veux plus que tu prennes sur tonsommeil le temps de tes lectures et de tes méditations.

— Vous êtes un bon maître, comment reconnaîtrevotre générosité ?

— En prenant bien soin de ta santé. J'aime voir auxbelles-lettres, aux sciences et à la philosophie un visagebien joufflu. N'aie donc pas d'autre souci que d'étu-dier, de manger et de dormir. Le grand roux travail-lera pour deux.

Le bœuf ne se lassait pas d'admirer et de louerl'intelligence d'un maître aussi rare et les petitesétaient fières de leur père. Il n'y avait que le grandroux qui n'eût pas à se féliciter de cette décision. Enfait, il s'accommoda assez bien du nouveau régime ets'il n'accomplit pas son travail d'une manière tout àfait satisfaisante, du moins avait-il moins de mal quelorsque son compagnon de joug contrariait ses effortspar distraction ou mauvaise volonté.

Quant au bœuf blanc, l'on peut dire qu'il vécutparfaitement heureux. Il s'était orienté décidémentvers la philosophie, et comme il avait autant de loisirsqu'il en pouvait désirer, et un excellent fourrage, sesméditations étaient sereines. Il engraissait régulière-ment et prenait bonne mine. Il était en possessiond'une très belle philosophie, lorsque son maître,s'étant aperçu qu'il avait augmenté de soixante-quinzekilogrammes, décida de le vendre au boucher en mêmetemps que le grand roux. Par bonheur, le jour où il les

Les bœufs 125

conduisit à la ville, un grand cirque venait de plantersa tente sur la place principale. Le propriétaire ducirque, en passant auprès d'eux, entendit le bœufblanc qui parlait avec distinction de science et depoésie. Il pensa qu'un bœuf savant ne ferait pas maldans son cirque, et il en proposa aussitôt un bon prix.Le grand roux regrettait maintenant de n'avoir pasétudié.

— Prenez-moi aussi, dit-il, je ne suis pas savant,c'est vrai, mais je connais des jeux amusants, et je ferairire le public.

— Prenez-le, dit le bœuf blanc, c'est mon ami, et jene peux pas me séparer de lui.

Après quelques hésitations, le propriétaire du cirquevoulut bien acheter le grand roux, et il n'eut pas à leregretter, car les bœufs eurent beaucoup de succès. Lelendemain, les petites vinrent à la ville et purentapplaudir leurs amis dans un très joli numéro. Ellesavaient un peu de peine en pensant qu'elles lesvoyaient pour la dernière fois, et le bœuf blanc lui-même, qui ne demandait qu'à voyager pour s'instruireencore, avait du mal à retenir ses larmes.

Les parents achetèrent une autre paire de bœufs,mais les petites se gardèrent bien de leur apprendre àlire, car elles savaient maintenant qu'à moins detrouver place dans un cirque, les bœufs ne gagnentrien à s'instruire, et que les meilleures lectures leurattirent les pires ennuis.

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Le problème

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Les parents posèrent leurs outils contre le mur et,poussant la porte, s'arrêtèrent au seuil de la cuisine.Assises l'une à côté de l'autre, en face de leurs cahiersde brouillons, Delphine et Marinette leur tournaient ledos. Elles suçaient le bout de leur porte-plume et leursjambes se balançaient sous la table.

— Alors ? demandèrent les parents. Il est fait, ceproblème ?

Les petites devinrent rouges. Elles ôtèrent les porte-plume de leurs bouches.

— Pas encore, répondit Delphine avec une pauvrevoix. Il est difficile. La maîtresse nous avait préve-nues.

— Du moment que la maîtresse vous l'a donné,c'est que vous pouvez le faire. Mais avec vous, c'esttoujours la même chose. Pour s'amuser, jamais enretard, mais pour travailler, plus personne et pas plusde tête que mes sabots. Il va pourtant falloir que çachange. Regardez-moi ces deux grandes bêtes de dixans. Ne pas pouvoir faire un problème.

— Il y a déjà deux heures qu'on cherche, ditMarinette.

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130 Les contes du chat perché

— Eh bien, vous chercherez encore. Vous y passe-rez votre jeudi après-midi, mais il faut que le problèmesoit fait ce soir. Et si jamais il n'est pas fait, ah ! s'iln'est pas fait ! Tenez, j'aime autant ne pas penser à cequi pourrait vous arriver.

Les parents étaient si en colère à l'idée que leproblème pourrait n'être pas fait le soir, qu'ils s'avan-cèrent de trois pas à l'intérieur de la cuisine. Setrouvant ainsi derrière le dos des petites, ils tendirentle cou par-dessus leurs têtes et, tout d'abord, restèrentmuets d'indignation. Delphine et Marinette avaientdessiné, l'une un pantin qui tenait toute une page deson cahier de brouillons, l'autre une maison avec unecheminée qui fumait, une mare où nageait un canard etune très longue route au bout de laquelle le facteurarrivait à bicyclette. Recroquevillées sur leurs chaises,les petites n'en menaient pas large. Les parents semirent à crier, disant que c'était incroyable et qu'ilsn'avaient pas mérité d'avoir des filles pareilles. Et ilsarpentaient la cuisine en levant les bras et s'arrêtaientde temps en temps pour taper du pied sur le carreau.Ils faisaient tant de bruit que le chien, couché sous latable aux pieds des petites, finit par se lever et vint seplanter devant eux. C'était un berger briard qui lesaimait beaucoup, mais qui aimait encore bien plusDelphine et Marinette.

— Voyons, parents, vous n'êtes pas raisonnables,dit-il. Ce n'est pas de crier ni de taper du pied qui vanous avancer dans le problème. Et d'abord, à quoi bonrester ici à faire des problèmes quand il fait si beaudehors? Les pauvres petites seraient bien mieux àjouer.

- C'est ça. Et plus tard, quand elles auront vingt

Le problème 131

ans, qu'elles seront mariées, elles seront si bêtes queleurs maris se moqueront d'elles.

— Elles apprendront à leurs maris à jouer à laballe et à saute-mouton. N'est-ce pas, petites ?

— Oh ! oui, dirent les petites.— Silence, vous ! crièrent les parents. Et au tra-

vail. Vous devriez avoir honte. Deux grandes sottesqui ne peuvent même pas faire un problème.

— Vous vous faites trop de souci, dit le chien. Sielles ne peuvent pas faire leur problème, eh bien,que voulez-vous, elles ne peuvent pas. Le mieux estd'en prendre son parti. C'est ce que je fais.

— Au lieu de perdre leur temps à des gribouil-lages... Mais en voilà assez. On n'a pas de comptes àrendre au chien. Allons-nous-en. Et vous, tâchez dene pas vous amuser. Si le problème n'est pas fait cesoir, tant pis pour vous.

Sur ces mots, les parens quittèrent la cuisine,ramassèrent leurs outils et partirent pour les champssarcler des pommes de terre. Penchées sur leurscahiers^de brouillons, Delphine et Marinette sanglo-taient. Le chien vint se placer entre leurs deuxchaises et, posant ses deux pattes de devant sur latable, leur passa plusieurs fois sa langue sur lesjoues.

— Est-ce qu'il est vraiment difficile, ce pro-blème ?

— S'il est difficile ! soupira Marinette. C'est biensimple. On n'y comprend rien.

— Si je savais de quoi il s'agit, dit le chien,j'aurais peut-être une idée.

— Je vais te lire l'énoncé, proposa Delphine.« Les bois de la commune ont une étendue de seize

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132 Les contes du chat perché

hectares. Sachant qu'un are est planté de trois chênes,de deux hêtres et d'un bouleau, combien les bois de lacommune contiennent-ils d'arbres de chaque espèce ?

— Je suis de votre avis, dit le chien, ce n'est pas unproblème facile. Et d'abord, qu'est-ce que c'est qu'unhectare ?

— On ne sait pas très bien, dit Delphine qui, étantl'aînée des petites, était aussi la plus savante. Unhectare, c'est à peu près comme un are, mais pour direlequel est le plus grand, je ne sais pas. Je crois que c'estl'hectare.

— Mais non, protesta Marinette. C'est l'are le plusgrand.

— Ne vous disputez pas, dit le chien. Que l'are soitplus grand ou plus petit, c'est sans importance.Occupons-nous plutôt du problème. Voyons : « Lesbois de la commune... »

Ayant appris l'énoncé par cœur, il y réfléchit trèslongtemps. Parfois, il faisait remuer ses oreilles, et lespetites avaient un peu d'espoir, mais il dut convenirque ses efforts n'avaient pas abouti.

— Ne vous découragez pas. Le problème a beauêtre difficile, on en viendra à bout. Je vais réunirtoutes les bêtes de la maison. A nous tous, on finira partrouver la solution.

Le chien sauta par la fenêtre, alla trouver le chevalqui broutait dans le pré et lui dit :

— Les bois de la commune ont une étendue de seizehectares.

— C'est bien possible, dit le cheval, mais je ne voispas en quoi la chose m'intéresse.

Le chien lui ayant expliqué en quel ennui setrouvaient les deux petites, il manifesta aussitôt une

Le problème 133

grande inquiétude et fut également d'avis de proposerle problème à toutes les bêtes de la ferme. Il se renditdans la cour et, après avoir poussé trois hennisse-ments, se mit à jouer des claquettes en dansant desquatre sabots sur les planches de voiture, qui réson-naient comme un tambour. A son appel accoururentde toutes parts les poules, les vaches, les bœufs, lesoies, le cochon, le canard, les chats, le coq, les veaux,et se rangèrent en demi-cercle sur trois rangs devant lamaison. Le chien se mit à la fenêtre entre les deuxpetites et, leur ayant expliqué ce qu'on attendait d'eux,donna l'énoncé du problème :

— Les bois de la commune ont une étendue de seizehectares.

Les bêtes réfléchissaient en silence et le chien setournait vers les petites avec des clins d'yeux pour leurdonner à entendre qu'il était plein d'espoir. Maisbientôt s'élevèrent parmi les bêtes des murmuresdécouragés. Le canard lui-même, sur lequel on comp-tait beaucoup, n'avait rien trouvé et les oies seplaignaient d'avoir mal à la tête.

— C'est trop difficile, disaient les bêtes. Ce n'estpas un problème pour nous. On n'y comprend rien.Moi, j'abandonne.

— Ce n'est pas sérieux, s'écria le chien. Vousn'allez pas laisser les petites dans l'embarras. Réflé-chissez encore.

— A quoi bon se casser la tête, grogna le cochon,puisque ça ne sert à rien.

— Naturellement, dit le cheval, tu ne veux rienfaire pour les petites. Tu es du côté des parents.

— Pas vrai ! je suis pour les petites. Mais j'estimequ'un problème comme celui-là...

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134 Les contes du chat perché

— Silence !Les bêtes se remirent à chercher la solution du

problème des bois, mais sans plus de résultat que lapremière fois. Les oies avaient de plus en plus mal à latête. Les vaches commençaient à somnoler. Le cheval,malgré toute sa bonne volonté, avait des distractions ettournait la tête à droite et à gauche. Comme il regardaitdu côté du pré, il vit arriver dans la cour une petitepoule blanche.

— Ne vous pressez pas, lui dit-il. Alors, non ? Vousn'avez pas entendu le signal du rassemblement ?

— J'avais un œuf à pondre, répondit-elle d'un tonsec. Vous ne prétendez pas m'empêcher de pondre,j'espère.

Elle entra dans le cercle des bêtes et, après avoir prisplace au premier rang, parmi les autres poules, elles'informa du motif de la réunion. Le chien, que ledécouragement commençait à gagner, ne jugeait guèreutile de la renseigner. Il ne croyait pas du tout qu'ellepût réussir là où avaient échoué tous les autres.Consultées, Delphine et Marinette, par égard pourelle, décidèrent de la mettre au courant. Le chienrecommença ses explications et, une fois de plus, récital'énoncé du problème :

— Les bois de la commune ont une étendue de seizehectares...

— Eh bien, je ne vois pas ce qui vous arrête, dit lapetite poule blanche lorsqu'il eut fini. Tout ça meparaît très simple.

Les petites étaient roses d'émotion et la regardaientavec un grand espoir. Cependant, les bêtes échan-geaient des réflexions qui n'étaient pas toutes bienveil-lantes.

Le problème 135

— Elle n'a rien trouvé. Elle veut se rendre intéres-sante. Elle n'en sait pas plus que nous. Vous pensez,une petite poule de rien du tout.

— Voyons, laissez-la parler, dit le chien. Silence,cochon, et vous, les vaches, silence aussi. Alors,qu'est-ce que tu as trouvé ?

— Je vous répète que c'est très simple, répondit lapetite poule blanche, et je m'étonne que personne n'yait pensé. Les bois de la commune sont tout près d'ici.Le seul moyen de savoir combien il y a de chênes, dehêtres et de bouleaux, c'est d'aller les compter. A noustous, je suis sûre qu'il ne nous faudra pas plus d'uneheure pour en venir à bout.

— Ça, par exemple ! s'écria le chien.— Ça, par exemple ! s'écria le cheval.Delphine et Marinette étaient tellement émerveillées

qu'elles ne trouvaient rien à dire. Sautant par lafenêtre, elles s'agenouillèrent auprès de la petite pouleblanche et lui caressèrent les plumes, celles du dos etcelles du jabot. Elle protestait modestement qu'ellen'avait aucun mérite. Les bêtes se pressaient autourd'elle pour la complimenter. Même le cochon, qui étaitun peu jaloux, ne pouvait cacher son admiration. « Jen'aurais pas cru que cette bestiole était aussi capable »,disait-il.

Le cheval et le chien ayant mis fin aux compliments,Delphine et Marinette, suivies de toutes les bêtes de laferme, traversèrent la route et gagnèrent la forêt. Là, ilfallut d'abord apprendre à chacun à reconnaître unchêne, un hêtre, un bouleau. Les bois de la communefurent ensuite partagés en autant de tranches qu'il yavait de bêtes, c'est-à-dire quarante-deux (sans comp-ter les poussins, les oisons, les chatons et les porcelets,

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136 Les contes du chat perché

auxquels on confia le soin de compter les fraisiers et lespieds de muguet). Le cochon se plaignit qu'on lui eûtdonné un mauvais coin où les arbres n'étaient pas aussiimportants qu'ailleurs. Il grognait que le morceau deforêt attribué à la petite poule blanche aurait dû luiconvenir.

— Mon pauvre ami, lui dit-elle, je ne sais pas ce quipeut vous faire envie dans mon coin, mais ce que jesais, c'est qu'on a bien raison de dire bête comme uncochon.

— Petite imbécile. Vous faites bouffer vos plumesparce que vous avez trouvé la solution du problème,mais c'était à la portée de tout le monde.

— Est-ce que je dis le contraire ? Marinette, donnezdonc mon secteur à Monsieur et choisissez-m'en unautre qui soit aussi loin que possible de ce grossierpersonnage.

Marinette leur donna satisfaction et chacun se mitau travail. Tandis que les bêtes comptaient les arbresde la forêt, les petites allaient de secteur en secteur etrecueillaient les chiffres qu'elles inscrivaient sur leurscahiers de brouillons.

— Vingt-deux chênes, trois hêtres, quatorze bou-leaux, disait une oie.

— Trente-deux chênes, onze hêtres, quatorze bou-leaux, disait le cheval.

Puis ils continuaient à compter en repartant de un.La besogne allait très vite et tout semblait devoir sepasser sans incident. Les trois quarts des arbres étaientdénombrés et le canard, le cheval et la petite pouleblanche venaient de terminer leur travail lorsqu'unhurlement partit du fond des bois de la commune etl'on entendit la voix du cochon qui appelait :

Le problème 137

— Au secours ! Delphine ! Marinette ! Au secours !Guidées par la voix, les petites se mirent à courir et

arrivèrent en même temps que le cheval auprès ducochon. Celui-ci, tremblant des quatre pattes, setrouvait en face d'un gros sanglier qui le regardait avecdes yeux pleins de colère et l'interpellait d'une voixirritée :

— Espèce d'idiot, vous avez fini de brailler commeça ? Qu'est-ce qui vous prend de réveiller les honnêtesgens en plein jour? Je vais vous apprendre à vivre,moi. Quand on a une tête comme la vôtre, on devraitse cacher et ne pas se produire dans les bois. Vous, lespetits, rentrez dans la bauge.

Ces dernières paroles s'adressaient à une dizaine demarcassins qui se bousculaient autour du cochon etjouaient même entre ses pattes. Le dos rayé de longuesbandes claires, ils étaient gros comme des chats etavaient de petits yeux rieurs. Peut-être le cochon nedevait-il son salut qu'à leur présence, car le sangliern'aurait pu se jeter sur lui sans courir le risque d'enécraser un ou deux.

— Qu'est-ce que c'est encore que ceux-là ? grondale sanglier, en voyant arriver le cheval et les deuxpetites. Ma parole, on se croirait sur une routenationale. Il ne manque plus que des autos. Jecommence à en avoir assez.

Il avait l'air si méchant qu'il fit grande peur auxpetites. Elles s'étaient arrêtées court en balbutiant uneexcuse, mais elles n'eurent pas plus tôt aperçu lesmarcassins qu'elles oublièrent le sanglier et s'écrièrentqu'elles n'avaient jamais rien vu d'aussi charmant. Cedisant, elles jouaient avec eux, les caressaient et lesembrassaient. Heureux d'avoir trouvé avec qui jouer,

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ils poussaient de petits grognements de joie et d'ami-tié.

— Qu'ils sont jolis, répétaient Delphine et Mari-nette. Qu'ils sont mignons. Qu'ils sont gentils.

Le sanglier n'avait plus l'air méchant. Ses yeuxdevenaient rieurs comme ceux des marcassins et sahure avait une expression de douceur.

— C'est une assez belle portée, convint-il. Insou-ciants comme ils sont, ils nous donnent bien du tracas,mais que voulez-vous, c'est de leur âge. Leur mèreprétend qu'ils sont jolis et, ma foi, je ne suis pas fâchéque vous soyez de son avis. Pour être franc, je n'endirai pas autant de ce cochon qui me regarde d'un air sistupide. Quel drôle d'animal ! Est-il possible d'êtreaussi laid ? Je n'en reviens pas.

Le cochon, qui tremblait encore de la peur qu'ilavait eue, n'osait pas protester, mais il se trouvait plusbeau que le sanglier et roulait des yeux furieux.

— Et vous, petites filles, qu'est-ce qui vous amènedans les bois de la commune ?

— Nous sommes venues avec nos amis de la fermepour compter les arbres. Mais le cheval vous expli-quera. Il nous faut aller finir le problème.

Après avoir encore embrassé les marcassins, Del-phine et Marinette s'éloignèrent en promettant derevenir dans un moment.

— Figurez-vous, dit le cheval, que la maîtressed'école a donné aux petites un problème très difficile.

— Je ne comprends pas bien. Il faut m'excuser,mais je vis très retiré. Je ne sors guère que la nuit et lavie du village m'est presque étrangère.

Le sanglier s'interrompit pour jeter un coup d'œil aucochon et dit à haute voix :

Le problème 139

— Que cet animal est donc laid. Je n'arrive pasà m'y habituer. Cette peau rose est d'un effet vrai-ment écœurant. Mais n'en parlons plus. Je vousdisais donc qu'à vivre la nuit je suis resté ignorantde bien des choses. Qu'est-ce qu'une maîtressed'école par exemple? Et qu'est-ce qu'un pro-blème ?

Le cheval lui expliqua ce qu'étaient une maî-tresse d'école et un problème. Le sanglier s'inté-ressa beaucoup à l'école et regretta de ne pouvoiry envoyer ses marcassins. Mais il ne comprenaitpas que les parents des petites fussent aussisévères.

— Voyez-vous que j'empêche mes marcassins dejouer pendant tout un après-midi pour leur fairefaire un problème. Ils ne m'obéiraient pas. Dureste, leur mère les soutiendrait sûrement contremoi. Mais ce fameux problème, en quoi consiste-t-il?

— Voici l'énoncé : Les bois de la commune ontune étendue...

Lorsque le cheval eut fini de réciter l'énoncé, lesanglier appela un écureuil qui venait de sauter surla plus basse branche d'un hêtre.

— Occupe-toi tout de suite de savoir combien ily a de chênes, de hêtres et de bouleaux dans lesbois de la commune, lui dit-il. Je t'attends ici.

L'écureuil disparut aussitôt dans les hautesbranches. Il allait avertir les autres écureuils etavant un quart d'heure affirmait le sanglier, il rap-porterait la réponse. Ainsi pourrait-on contrôler sile compte de Delphine et Marinette était juste. Lecochon, qui était resté planté au milieu des mar-

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cassins, s'avisa soudain qu'il n'avait pas terminé sabesogne, mais ne sachant plus où il en était, il lui fallaittout recommencer. Comme il hésitait sur la conduite àtenir, il vit arriver le canard et la petite poule blanche.

— J'espère que vous n'êtes pas trop fatigué, lui ditcelle-ci. Ce n'était pas la peine, tout à l'heure, de tantfaire le fier et le redressé pour laisser tout en plan. Il afallu que le canard et moi, nous nous partagions votretravail.

Le cochon était très gêné et ne savait que dire. Lapetite poule blanche ajouta d'un ton sec :

— Ne vous excusez pas. Ne nous remerciez pas nonplus. Ce n'est pas la peine.

— Décidément, dit le sanglier, il ne lui manquerien. Il est laid, il a la peau rose et il est paresseux.

Cependant, les marcassins entouraient les nouveauxvenus et voulaient jouer avec eux, mais la petite pouleblanche, qui n'aimait pas les familiarités, les pria de lalaisser en paix. Comme ils insistaient, la poussant àcoups de tête ou posant leurs pattes sur son dos, elle sepercha sur une branche de noisetier. Suivies des autresbêtes de la ferme, Delphine et Marinette venaientchercher les chiffres que devait fournir le cochon. Cefurent le canard et la petite poule blanche qui les leurdonnèrent. Il ne restait plus à faire que trois additions.Quelques minutes plus tard, Delphine annonçait :

— Dans les bois de la commune, il y a trois milleneuf cent dix-huit chênes, douze cent quatorze hêtreset treize cent deux bouleaux.

— C'est ce que je pensais, dit le cochon.Delphine remercia les bêtes d'avoir si bien travaillé

et particulièrement la petite poule blanche qui avaitcompris le problème et trouvé la solution. D'abord

Le problème 141

intimidés par l'affluence, les marcassins s'étaientapprochés des oies et commençaient à s'enhardir.Bonnes personnes, elles se prêtaient volontiers à leursjeux. Les petites ne tardèrent pas à se joindre à eux et,après elles, toutes les bêtes et le sanglier lui-même quiriait à plein gosier. Jamais les bois de la communen'avaient été aussi bruyants, ni aussi joyeux.

— Ce n'est pas pour vous contrarier, dit le chien aubout d'un moment, mais le soleil commence à baisser.Les parents vont bientôt rentrer et s'ils ne trouventpersonne à la ferme, ils pourraient bien n'être plus debonne humeur.

Comme on se disposait à partir, un groupe d'écu-reuils apparut sur la plus basse branche d'un hêtre etl'un d'eux dit au sanglier :

— Dans les bois de la commune, il y a trois milleneuf cent dix-huit chênes, douze cent quatorze hêtreset treize cent deux bouleaux.

Les chiffres de l'écureuil étaient les mêmes que ceuxdes petites et le sanglier s'en réjouit :

— C'est la preuve que vous ne vous êtes pastrompées. Demain, la maîtresse vous donnera unebonne note. Ah ! je voudrais bien être là quand ellevous complimentera. Moi qui aimerais tant voir uneécole.

— Venez donc demain matin, proposèrent lespetites. La maîtresse n'est pas méchante. Elle vouslaissera entrer en classe.

— Vous croyez ? Eh bien, je ne dis pas non. Je vaisy réfléchir.

Lorsque les petites le quittèrent, le sanglier était àpeu près décidé à aller à l'école le lendemain. Le chevalet le chien lui avaient promis de s'y rendre également

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pour qu'il ne fût pas le seul étranger à se présenterdevant la maîtresse.

Au retour des champs, les parents virent Delphineet Marinette qui jouaient dans la cour et ils leurcrièrent de la route :

— Est-ce que vous avez fait votre problème ?— Oui, répondirent les petites en s'avançant à leur

rencontre, mais il nous a donné du mal.— Ça été un rude travail, affirma le cochon, et ce

n'est pas pour me vanter, mais dans les bois...Marinette réussit à le faire taire en lui marchant sur

le pied. Les parents le regardèrent de travers engrommelant que cet animal était de plus en plusstupide. Puis ils dirent aux petites :

— Ce n'est pas tout d'avoir fait le problème. Il fautaussi qu'il soit juste. Mais ça, on le saura demain. Onverra la note que la maîtresse vous donnera. Si jamaisvotre problème n'est pas juste, vous pouvez compterque ça ne se passera pas comme ça. Ce serait tropfacile. Il suffirait de bâcler un problème.

— On ne l'a pas bâclé," assura Delphine, et vouspouvez être certains qu'il est juste.

— Du reste, l'écureuil trouve comme nous, déclarale cochon.

— L'écureuil ! Ce cochon devient fou. Il a d'ailleursun drôle de regard. Allons, plus un mot et rentre dansta soue.

Le lendemain matin, lorsque la maîtresse apparutsur le seuil de l'école pour faire entrer les élèves, elle nes'étonna pas de voir dans la cour un cheval, un chien,un cochon et une petite poule blanche. Il n'était pasrare qu'une bête de la ferme voisine vint s'égarer parlà. Ce qui ne manqua pas de la surprendre et de

Le problème 143

l'effrayer, ce fut l'arrivée d'un sanglier débouchantsoudain d'une haie où il se tenait caché. Peut-être eût-elle crié et appelé au secours si Delphine et Marinettene l'avaient aussitôt rassurée.

— Mademoiselle, n'ayez pas peur. On le connaît.C'est un sanglier très gentil.

— Pardonnez-moi, dit le sanglier en s'approchant.Je ne voudrais pas vous déranger, mais j'ai entendudire tant de bien de votre école et de votre enseigne-ment que l'envie m'est venue d'entendre une devos leçons. Je suis sûr que j'aurais beaucoup à ygagner.

Flattée, la maîtresse hésitait pourtant à le recevoirdans sa classe. Les autres bêtes s'étaient avancées etréclamaient la même faveur.

— Bien entendu, ajouta le sanglier, nous nousengageons, mes compagnons et moi, à être sages et àne pas troubler la leçon.

— Après tout, dit la maîtresse, je ne vois pasd'inconvénient à ce que vous entriez dans la classe.Mettez-vous en rang.

Les bêtes se placèrent à la suite des fillettes alignéesdeux par deux devant la porte de l'école. Le sanglierétait à côté du cochon, la petite poule blanche à côté ducheval et le chien au bout de la rangée. Lorsque lamaîtresse eut frappé dans ses mains, les nouveauxécoliers entrèrent en classe sans faire de bruit et sans sebousculer. Tandis que le chien, le sanglier et le cochons'asseyaient parmi les fillettes, la petite poule blanchese perchait sur le dossier d'un banc, et le cheval, tropgrand pour s'attabler, restait debout au fond de lasalle.

La classe commença par un exercice d'écriture et se

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poursuivit par une leçon d'histoire. La maîtresse parladu XVe siècle et particulièrement du roi Louis XI,un roi très cruel qui avait l'habitude d'enfermerses ennemis dans des cages de fer. « Heureuse-ment, dit-elle, les temps ont changé et à notreépoque il ne peut plus être question d'enfermerquelqu'un dans une cage. » A peine la maîtressevenait-elle de prononcer ces mots que la petitepoule blanche, se dressant à son perchoir, deman-dait la parole.

— On voit bien, dit-elle, que vous n'êtes pas aucourant de ce qui se passe dans le pays. La véritéc'est que rien n'a changé depuis le XVe siècle. Moiqui vous parle, j'ai vu bien souvent des malheu-reuses poules enfermées dans des cages et c'est unehabitude qui n'est pas près de finir.

— C'est incroyable ! s'écria le sanglier.La maîtresse était devenue très rouge, car elle

pensait aux deux poulets qu'elle tenait prisonniersdans une cage pour les engraisser. Aussi se promit-elle de leur rendre la liberté dès après la classe.

— Quand je serai roi, déclara le cochon, j'enfer-merai les parents dans une cage.

— Mais vous ne deviendrez jamais roi, dit lesanglier. Vous êtes trop laid.

— Je connais des gens qui ne sont pas du toutde votre avis, repartit le cochon. Hier au soirencore, les parents disaient en me regardant : « Lecochon est de plus en plus beau, il va falloir s'oc-cuper de lui. » Je n'invente rien. Les petitesétaient là quand ils l'ont dit. N'est-ce pas, petites?

Delphine et Marinette, confuses, durent recon-

Le problème 145

naître que les parents avaient tenu ce propos élo-gieux. Le cochon triompha.

— Vous n'en êtes pas moins l'animal le plus laidque j'aie jamais vu, dit le sanglier.

— Apparemment que vous ne vous êtes pasregardé. Avec ces deux grandes dents qui vous sortentde la gueule, vous avez une figure affreuse.

— Comment ? Vous osez parler de ma figure aveccette insolence ? Attendez un peu, gros butor, je vaisvous apprendre à respecter les honnêtes gens.

Voyant le sanglier sauter hors de son banc, le cochons'enfuit autour de la classe en poussant des cris aigus,et telle était sa frayeur qu'il bouscula la maîtresse etfaillit la jeter à terre. « Au secours, criait-il. On veutm'assassiner ! » Et il se jetait entre les tables, faisantsauter les livres, les cahiers, les porte-plume et lesencriers. Le sanglier, qui le serrait de près, ajoutaitencore au désordre et grondait qu'il allait lui découdrela panse. Passant sous la chaise où était assise lamaîtresse, il la souleva de terre et l'entraîna unmoment dans sa course. Celle-ci s'en trouva d'ailleursralentie et Delphine et Marinette en profitèrent pouressayer d'apaiser le sanglier, lui rappelant la promessequ'il avait faite de ne pas troubler la leçon. Avec l'aidedu chien et du cheval, elles finirent par lui faireentendre raison.

— Pardonnez-moi, dit-il à la maîtresse. J'ai été unpeu vif, mais cet individu est si laid qu'il est impossibled'avoir pour lui aucune indulgence.

— Je devrais vous mettre à la porte tous les deux,mais pour cette fois, je me contenterai de vous mettreun zéro de conduite :

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146 Les contes du chat perché

Et la maîtresse écrivit au tableau :

Sanglier : zéro de conduite.Cochon : zéro de conduite.

Le sanglier et le cochon étaient bien ennuyés,mais ce fut en vain qu'ils la supplièrent d'effacerles zéros. Elle ne voulut rien entendre.

— A chacun selon son mérite. Petite pouleblanche, dix sur dix. Chien, dix sur dix. Cheval,dix sur dix. Et maintenant, passons à la leçon decalcul. Nous allons voir comment vous vous êtestirés du problème des bois de la commune.Quelles sont celles d'entre vous qui l'on fait ?

Delphine et Marinette furent seules à lever lamain. Ayant jeté un coup d'œil sur leurs cahiers,la maîtresse eut une moue qui les inquiéta un peu.Elle paraissait douter que leur solution fût exacte.

— Voyons, dit-elle en passant au tableau, repre-nons l'énoncé. Les bois de la commune ont uneétendue de seize hectares...

Ayant expliqué aux élèves comment il fallait rai-sonner, elle fit les opérations au tableau etdéclara :

— Les bois de la commune contiennent doncquatre mille huit cents chênes, trois mille deuxcents hêtres et seize cents bouleaux. Par consé-quent, Delphine et Marinette se sont trompées.Elles auront une mauvaise note.

— Permettez, dit la petite poule blanche. J'ensuis fâchée pour vous, mais c'est vous qui vousêtes trompée. Les bois de la commune contiennenttrois mille neuf cent dix-huit chênes, douze cent

Le problème 147

quatorze hêtres et treize cent deux bouleaux. C'estce que trouvent les petites.

— C'est absurde, protesta la maîtresse. Il nepeut y avoir plus de bouleaux que de hêtres. Repre-nons le raisonnement...

— Il n'y a pas de raisonnement qui tienne. Les boisde la commune contiennent bien treize cent deuxbouleaux. Nous avons passé l'après-midi d'hier à lescompter. Est-ce vrai, vous autres ?

— C'est vrai, affirmèrent le chien, le cheval et lecochon.

— J'étais là, dit le sanglier. Les arbres ont étécomptés deux fois.

La maîtresse essaya de faire comprendre aux bêtesque les bois de la commune, dont il était question dansl'énoncé, ne correspondaient à rien de réel, mais lapetite poule blanche se fâcha et ses compagnonscommençaient à être de mauvaise humeur. « Si l'on nepouvait se fier à l'énoncé, disaient-ils, le problème lui-même n'avait plus aucun sens. » La maîtresse leurdéclara qu'ils étaient stupides. Rouge de colère, elle sedisposait à mettre une mauvaise note aux deux petiteslorsqu'un inspecteur d'académie entra dans la classe.D'abord, il s'étonna d'y voir un cheval, un chien, unepoule, un cochon et surtout un sanglier.

— Enfin, dit-il, admettons. De quoi parliez-vous ?— Monsieur l'Inspecteur, déclara la petite poule

blanche, la maîtresse a donné avant-hier aux élèves unproblème dont voici l'énoncé : les bois de la communeont une étendue de seize hectares...

Lorsqu'il fut informé, l'inspecteur n'hésita pas àdonner entièrement raison à la petite poule blanche.Pour commencer, il obligea la maîtresse à mettre une

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très bonne note sur les cahiers des deux petites et àeffacer les zéros de conduite du cochon et du sanglier.« Les bois de la commune sont les bois de la com-mune, dit-il, c'est indiscutable. » Il fut si content desbêtes qu'il fit remettre à chacune un bon point et à lapetite poule blanche, qui avait si bien raisonné, la croixd'honneur.

Delphine et Marinette rentrèrent à la maison, lecœur léger. En voyant qu'elles avaient de très bonnesnotes, les parents furent heureux et fiers (ils crurentaussi que les bons points du chien, du cheval, de lapetite poule blanche et du cochon avaient été décernésaux deux petites). Pour les récompenser, ils leurachetèrent des plumiers neufs.

Le paon

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Un jour, Delphine et Marinette dirent à leursparents qu'elles ne voulaient plus mettre de sabots.Voilà ce qui s'était passé. Leur grande cousine Flora,qui avait presque quatorze ans et qui habitait le chef-lieu, venait de faire un séjour d'une semaine à la ferme.Comme elle avait été reçue un mois plus tôt à soncertificat d'études, son père et sa mère lui avaientacheté un bracelet-montre, une bague en argent et unepaire de souliers à talons hauts. Enfin, elle n'avait pasmoins de trois robes rien que pour le dimanche. Lapremière était rose avec une ceinture dorée, ladeuxième verte avec un bouillon de crêpe sur l'épaule,et la troisième en organdi. Flora ne sortait jamais sansmettre de gants Elle regardait l'heure avec des rondsde bras et parlait beaucoup de toilettes, de chapeaux,de fer à friser.

Un jour donc, après le départ de Flora, les petites sepoussèrent du coude pour s'encourager et Delphine ditaux parents :

— Les sabots, ce n'est pas si commode qu'on croit.On se fait surtout mal aux pieds et, ce qui arrive aussi,c'est que l'eau entre par-dessus, tandis qu'avec des

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152 Les contes du chat perché

souliers, il y a moins de risque, surtout si le talon estun peu haut. Et les souliers, c'est tout de même plusjoli.

— C'est comme les robes, dit Marinette. Au lieu derester toute la semaine en tablier avec une robe de rienen dessous, il vaudrait mieux sortir de l'armoire unpeu plus souvent nos robes du dimanche.

— C'est comme les cheveux, dit Delphine. Au lieud'avoir les cheveux sur les épaules, ce serait bien pluscommode de les relever. Et plus joli aussi.

Les parents respirèrent un grand coup et, aprèsavoir un moment regardé leurs filles en fronçant lessourcils, répondirent avec une voix terrible :

— Voilà des façons de parler qui ne nous plaisentpas. Ne plus mettre vos sabots ! sortir de l'armoire vosrobes du dimanche ! Est-ce que vous avez perdu latête ? Vous pensez, oui, vous pensez comme on va vousdonner vos souliers et vos bonnes robes pour tous lesjours. Ce serait bientôt dévoré et il ne vous resteraitplus rien de propre pour quand vous iriez voir l'oncleAlfred. Mais le plus fort, c'est les cheveux relevés. Desgamines de votre âge ! Ah ! si jamais vous parlez encorede cheveux relevés...

Les petites n'osèrent plus parler aux parents decheveux, de robes, ni de souliers. Mais quand ellesétaient seules, en allant à l'école ou au retour, ou surles prés à garder les vaches, ou aux bois à cueillir lesfraises, elles mettaient des pierres dans leurs sabotspour avoir le talon plus haut, elles mettaient leur robeà l'envers pour se donner ainsi l'illusion d'en changer,elles nouaient leurs cheveux sur la tête avec une ficelle.Et à chaque instant, elles se demandaient :

- Est-ce que j'ai la taille assez mince ? Est-ce que je

Le paon 153

fais d'assez petits pas ? Et mon nez, tu ne trouves pasque ces jours-ci il est un peu long ? Et ma bouche ? Etmes dents? Est-ce que tu crois que le rose m'iraitmieux que le bleu ?

Et dans leur chambre, elles n'avaient jamais fini dese regarder dans la glace, ne rêvant plus que d'êtrebelles et d'avoir de beaux habits. Même, il y avait à laferme un lapin blanc qu'elles aimaient beaucoup et illeur arrivait de rougir en pensant que le jour où on lemangerait, sa peau ferait une bien jolie fourrure.

Un après-midi, devant la ferme, assises à l'ombred'une haie, Delphine et Marinette ourlaient des tor-chons. A côté d'elles et les regardant travailler il y avaitune grosse oie blanche. C'était une bête tranquille, quiaimait la conversation et les plaisirs raisonnables. Ellese faisait expliquer à quoi sert d'ourler les torchons etcomment s'y prendre.

— Il me semble que j'aimerais bien coudre, disait-elle aux petites. Ourler des torchons surtout.

— Merci, répondant Marinette, moi j'aimeraismieux coudre dans des robes. Ah ! si j'avais du tissu...par exemple, trois mètres de soie lilas... je me feraisune robe décolletée en rond avec un froncé de chaquecôté.

— Moi, disait Delphine, je vois une robe rougedécolletée en pointe, avec trois rangs de boutonsblancs jusqu'à la ceinture.

Tandis qu'elles parlaient ainsi, l'oie secouant la têteen murmurant :

— Tout ce que vous voudrez, mais moi j'aimeraismieux ourler des torchons.

Dans la cour, il y avait un cochon bien gras qui sepromenait à petits pas. En sortant de la maison pour

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aller aux champs, les parents s'arrêtèrent devant lui etdirent :

— Il devient gras. Il est de plus en plus beau, mafoi.

— Vous trouvez ? dit le cochon. Je suis bien contentde vous entendre dire que je suis beau. C'est ce que jepensais aussi.

Un peu gênés, les parents s'éloignèrent. En passantauprès des petites, ils leur firent compliment de leurapplication. Penchées sur leurs torchons, Delphine etMarinette tiraient l'aiguille sans échanger une parole,comme si rien n'eût compté pour elles que de faire desourlets. Mais à peine les parents eurent-ils tourné ledos qu'elles se remirent à parler robes, chapeaux,souliers vernis, ondulations, montres en or, et l'ai-guille courait moins vite dans la toile. Elles jouaientaux dames en visite, et Marinette en pinçant la bouche,demandait à Delphine :

— Chère Madame, où donc avez-vous fait faire cejoli tailleur ?

L'oie ne comprenait pas bien. Un peu étourdie parces bavardages, elle commençait à sommeiller quandarriva du fond de la cour un coq désœuvré qui seplanta devant elle et dit en la regardant d'un airapitoyé :

— Je ne voudrais pas te faire de peine, mais tu asquand même un drôle de cou.

— Un drôle de cou ? dit l'oie. Pourquoi, un drôle decou!

— Cette question ! mais parce qu'il est trop long !Regarde le mien...

L'oie considéra un moment le coq et répondit enhochant la tête :

Le paon 155

— Eh bien ! oui, je vois que tu as le cou beaucouptrop court. Je dirai même que c'est loin d'être joli.

— Trop court ! s'écria le coq. Voilà que maintenantc'est moi qui ai le cou trop court ! En tout cas, il estplus beau que le tien.

— Je ne trouve pas, fit l'oie. Du reste, ce n'est pasla peine de discuter. Tu as le cou trop court et un pointc'est tout.

Si les petites n'avaient pas été aussi occupées derobes et de coiffures, elles se seraient avisées que le coqétait très vexé et auraient essayé d'arranger les choses.Il se mit à ricaner et dit avec un air insolent :

— Tu as raison. Ce n'est pas la peine de discuter.Mais sans parler du cou, je suis mieux que toi. J'ai desplumes bleues, des plumes noires et même des jaunes.Surtout j'ai un très beau panache, tandis que toi, jetrouve que tu finis drôlement.

— J'ai beau te regarder, riposta l'oie, je vois unpetit tas de plumes ébouriffées qui ne sont guèreplaisantes. C'est comme cette crête rouge que tu as surla tête, tu n'imagines pas, pour quelqu'un d'un peudélicat, combien c'est écœurant.

Alors, le coq devint furieux. Il fit un saut qui leporta tout contre l'oie et cria de toute sa voix :

— Vieille imbécile ! Je suis plus beau que toi ! tuentends ! Plus beau que toi !

— Ce n'est pas vrai ! Espèce de brimborion ! C'estmoi la plus belle !

Au tapage, les petites avaient laissé leur conversa-tion sur les robes et se préparaient à intervenir, mais lecochon, qui avait entendu les cris, traversa la cour augalop et, s'arrêtant auprès du coq et de l'oie, leur dittout essoufflé :

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156 Les contes du chat perché

— Qu'est-ce qui vous prend ? Est-ce que vous avezperdu la tête, tous les deux? Voyons, mais le plusbeau, c'est moi !

Les petites et même le cop et l'oie éclatèrent de rire.— Je ne voix pas ce qui vous fait rire, dit le cochon.

En tout cas, pour ce qui est de savoir lequel est le plusbeau, vous voilà d'accord.

— C'est une plaisanterie, dit l'oie.— Mon pauvre cochon, fit le coq, si tu pouvais voir

combien tu es laid !Le cochon regarda le coq et l'oie avec un air peiné et

soupira :— Je comprends... oui, je comprends. Vous êtes

jaloux, tous les deux. Et pourtant, est-ce qu'on ajamais rien vu de plus beau que moi? Tenez, lesparents me le disaient encore tout à l'heure. Allons,soyez sincères. Dites-le, que je suis le plus beau.

Pendant la dispute, un paon apparut au coin de lahaie et chacun fit silence. Son corps était bleu, son ailemordorée, et sa longue traîne verte était parsemée detaches bleues cernées par un anneau couleur de rouille.Il portait une huppe sur la tête et marchait d'un pasfier. Il eut un rire élégant et, se tournant de côté pourse faire admirer, dit en s'adressant aux deux petites :

— Depuis le coin de la haie, j'ai assisté à leurquerelle et je ne vous cacherai pas que je me suisfollement amusé. Ah! oui, follement...

Ici, le paon s'interrompit pour rire discrètement etreprit :

— Grave question de savoir quel est le plus beau deces trois personnages. Voilà un cochon qui n'est pasmal avec sa peau rose et tendue. J'aime bien le coqaussi avec cette espèce de moignon qu'il a sur la tête et

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ces plumes qui l'habillent comme un hérisson. Etquelle grâce aisée dans le maintien de notre bonne oie,et quelle dignité dans le port de la tête... Ah ! laissez-moi rire encore... Mais soyons sérieux. Dites-moi,jeunes filles, ne pensez-vous pas qu'il vaudrait mieux,quand on est si loin de la perfection, ne pas trop parlerde sa beauté ?

Les petites rougirent pour le cochon, pour le coq etpour l'oie, et un peu pour elles, aussi. Mais flattées dece qu'il les eût appelées « jeunes filles », elles n'osèrentpas reprocher au paon son impolitesse.

— D'un autre côté, poursuivit le visiteur, je saisbien qu'on est un peu excusable quand on ne sait pasce qu'est la vraie beauté...

Le paon tourna lentement sur lui-même en prenantdes poses, pour que chacun pût le voir tout à son aise.Le cochon et le coq, muets d'admiration le regardaientavec des yeux ronds. Mais l'oie ne paraissait pas tropsurprise. Elle fit observer tranquillement :

— C'est entendu, vous n'êtes pas mal, mais on en adéjà bien vu autant. Moi qui vous parle, j'ai connu uncanard qui avait un plumage aussi beau que le vôtre.Et il ne faisait pas ces embarras. Vous me direz qu'iln'avait pas comme vous une longue traîne à balayer lapoussière ni cette huppe sur la tête. Si vous voulez.Mais je peux vous assurer qu'elles ne lui manquaientpas non plus. Il vivait très bien sans ça. Du reste, vousne me ferez pas croire que tous ces ornements sontbien convenables. Me voyez-vous, moi, avec un pin-ceau sur la tête et un mètre de plumes par derrière ?Mais non, mais non. Ce n'est pas sérieux.

Pendant qu'elle parlait ainsi, le paon étouffait àpeine un bâillement d'ennui et quand elle eut fini, il ne

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prit pas la peine de répondre. Déjà le coq reprenait del'aplomb et ne craignait pas de comparer son plumageau sien. Il se tut tout d'un coup et le souffle même luimanqua une minute. Le paon venait de déployer leslongues plumes de sa traîne qui s'arrondissait autourde lui comme un large éventail. L'oie elle-même en futéblouie et ne put retenir un cri d'admiration. Émer-veillé, le cochon fit un pas en avant pour voir lesplumes de plus près, mais le paon fit un saut enarrière.

— S'il vous plaît, dit-il, ne m'approchez pas. Je suisune bête de luxe. Je n'ai pas l'habitude de me frotter àn'importe qui.

— Je vous demande pardon, balbutia le cochon.— Mais non, c'est moi qui m'excuse de vous dire

les choses aussi simplement. Voyez-vous, quand onveut être beau comme je suis, il faut en prendre lapeine. C'est presque aussi difficile de le rester que de ledevenir.

— Comment ? s'étonna le cochon. Est-ce que vousn'avez pas toujours été beau ?

— Oh ! non. Quand je suis venu au monde, jen'avais qu'un maigre duvet sur la peau et rien nepermettait d'espérer qu'il en serait un jour autrement.Ce n'est que peu à peu que je me suis transforméjusqu'au point d'être où vous me voyez à présent, et ilm'a fallu des soins. Je ne pouvais rien faire sans quema mère me reprenne aussitôt : « Ne mange pas devers de terre, ça empêche la huppe de pousser. Nesaute pas à cloche-pied, tu auras la traîne de travers.Ne mange pas trop. Ne bois pas pendant les repas. Nemarche pas dans les flaques... » C'était sans fin. Et jen'avais pas le droit de fréquenter les poulets ni les

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autres espèces du château. Car vous savez que j'habitece château qu'on aperçoit là-bas. Oh ! ce n'était passouvent bien gai. En dehors des promenades que jefaisais en compagnie de la châtelaine pour fairependant à son lévrier, j'étais toujours seul. Et encore,si j'avais l'air de m'amuser ou de penser à quelquechose de drôle, ma mère me criait avec désespoir :« Petit malheureux, ne vois-tu pas qu'à rire ainsi et àt'amuser, tu as déjà dans la démarche et dans la huppeet dans la traîne un air de vulgarité ? » Oui, voilà cequ'elle me disait. Oh ! la vie n'était pas drôle. Et mêmemaintenant, vous ne me croirez peut-être pas, mais jesuis encore un régime. Pour ne pas m'alourdir niperdre l'éclat de mes couleurs, je suis obligé de merationner au plus juste et de faire de la gymnastique,du sport... Et je ne parle pas des longues heures que jepasse à ma toilette.

Sur la prière du cochon, le paon se mit à énumérerpar le détail tout ce qu'il faut faire pour être beau etquand il eut parlé une demi-heure, il n'en avait passeulement dit la moitié. Cependant, d'autres bêtesarrivaient à chaque instant et faisaient le cercle autourde lui. Vinrent d'abord les bœufs, puis les moutons,ensuite les vaches, le chat, les poulets, l'âne, le cheval,le canard, un jeune veau, et jusqu'à une petite sourisqui se glissa entre les sabots du cheval. Tout ce mondese bousculait pour mieux voir et mieux entendre.

— Ne poussez pas! criait le veau ou l'âne ou lemouton ou n'importe qui. Ne poussez pas. Silence. Neme marchez donc pas sur les pieds... Les plus grandsderrière... Allons, desserrez-vous... Silence, on vousdit... Et si je vous flanquais une correction...

— Chut ! faisait le paon, calmons-nous un peu... Je

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reprends : le matin au réveil, manger un pépin depomme reinette et boire une gorgée d'eau claire...Vous m'avez bien compris, n'est-ce pas? Allons,répétez.

— Manger un pépin de pomme reinette et boire unegorgée d'eau claire, disaient en chœur toutes les bêtesde la ferme.

Delphine et Marinette n'osaient pas répéter avecelles, mais jamais à l'école elles n'avaient été aussiattentives qu'elles le furent aux leçons du paon.

Le lendemain matin, les parents furent bienétonnés. Leur surprise commença à l'écurie, tandisqu'ils se préparaient à garnir les mangeoires et lesrâteliers, comme ils faisaient tous les jours. Le chevalet les bœufs leur dirent avec un peu d'impatience :

— Laissez, laissez, ce n'est pas la peine. Si vousvoulez vous rendre utiles, donnez-nous plutôt unpépin de pomme reinette et une gorgée d'eau claire.

— Qu'est-ce que vous dites? Un pépin de... de...— De pomme reinette, oui. Nous ne prendrons

rien d'autre jusqu'à l'heure du midi, et ce sera ainsitous les jours.

— Vous pouvez compter, dirent les parents. Ma foioui, vous pouvez compter qu'on va vous donner unpépin de pomme remette. C'est une nourriture quidoit tenir au ventre! Une nourriture faite pour desbêtes de somme ! Mais assez causé. Voilà le foin, voilàl'avoine et les betteraves. Vous allez nous faire leplaisir de manger. Et point de simagrées.

Quittant l'écurie, les parents s'en allèrent dans lacour donner la pâtée aux poules et à toute la volaille.C'était une excellente pâtée, mais nul ne voulutseulement y goûter.

Le paon 161

— Ce qu'il nous faut, dit le coq aux parents, c'estun pépin de pomme reinette et une gorgée d'eau claire.Nous ne voulons rien de plus.

— Encore ce pépin ! Mais qu'est-ce qu'ils ont donctous à vouloir se nourrir de pépins ? Allons, coq,explique.

— Dites-moi, les parents, demanda le coq, est-ceque vous n'aimeriez pas me voir me pavaner dans lacour avec un huppe sur la tête, et, dressé tout autourde moi, un grand éventail de longues plumes de toutesles couleurs ?

— Non, dirent les parents de mauvaise humeur.Parle-nous d'un coq au vin. Voilà ce que nous aimonset le plumage n'y ajoute rien.

Le coq tourna le dos et dit tout haut en s'adressantaux autres volailles :

— Vous voyez comme ils nous répondent quand onleur parle gentiment.

Les parents s'éloignèrent et tout du même pas s'enfurent auprès du cochon lui porter sa nourriture. Maissitôt qu'il eut senti l'odeur des pommes de terreécrasées, il cria depuis la soue :

— Remportez-moi vite cette pâtée ! Ce qu'il mefaut, c'est un pépin de pomme reinette avec une gorgéed'eau claire !

— Toi aussi ? dirent les parents. Mais pourquoi ?— Mais parce que je veux être beau et si fin, si

brillant, que sur mon passage les gens s'arrêtent et seretourne en s'écriant : « Ah ! qu'il est joli et qu'onaimerait être ce merveilleux cochon qui passe. »

— Mon Dieu, cochon, dirent les parents, il estnaturel que tu penses à être beau. Mais pourquoijustement, ne pas faire ce qu'il faut pour le rester ? Est-

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ce que tu ne comprends pas qu'être beau, c'est d'abordêtre gras ?

— A d'autres, fit le cochon. Mais répondez-moi.Oui et non, voulez-vous me donner un pépin depomme remette et une gorgée d'eau claire ?

— Pourquoi pas? Nous allons y réfléchir et dansquelque temps...

— Ce n'est pas dans quelque temps, c'est tout desuite. Et ce n'est pas tout. Il faudra aussi m'emmenerpromener tous les matins. Et il faudra me faire faire dusport et surveiller ma nourriture, mon sommeil, mesfréquentations, ma façon de marcher... enfin, tout.

— Entendu. Quand tu auras pris encore unedizaine de kilos, nous commencerons. En attendant,mange ta pâtée.

Après avoir rempli l'auge du cochon, les parentsgagnèrent la cuisine et là trouvèrent Delphine etMarinette prêtes à partir pour l'école.

— Vous partez déjà?-Tiens, mais... mais vousn'avez pas déjeuné ?

Les petites devinrent toutes rouges et Delphinerépondit avec embarras :

— Non, pas faim... trop mangé peut-être hiersoir...

— L'air nous fera du bien, ajouta Marinette.— Hum ! firent les parents. Voilà qui est singulier.

Enfin, c'est bon...Et quand les petites furent déjà très loin sur le

chemin de l'école, ils avisèrent sur la table de la cuisinedeux moitiés d'une pomme reinette à laquelle on avaitôté deux pépins.

Les bêtes de l'écurie ne purent s'accommoder bienlongtemps du régime recommandé par le paon. Un

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pépin de pomme dans l'estomac d'un bœuf ou d'uncheval, est à peu près comme rien. Renonçant à êtrebeau, chacun revint à sa nourriture habituelle et dès lematin du deuxième jour. Il y eut plus de constancechez les bêtes de la basse-cour et quelque temps on putcroire qu'elle étaient faites à ce nouveau genre de vie.Toute cette volaille était si coquette qu'elle oublia sescrampes d'estomac pendant plusieurs jours. Lespoules, les poulets, le coq, le canard, l'oie elle-même,ne parlaient plus que de leur port de tête, de leurdémarche et de la couleur de leurs plumes, au pointque plusieurs d'entre les plus jeunes devinrent toutesrêveuses, se plaignant de n'avoir pas la vie convenableà des personnes d'une aussi grande beauté. A lesentendre ainsi divaguer, l'oie se reprit tout d'un coupet déclara que ces repas de carême auxquels ons'astreignait n'avaient pas de résultat plus clair que debrouiller la cervelle à quelques pécores en attendantque la basse-cour tout entière en perdît la tête. Quant àla beauté qu'on y avait gagnée, elle voyait surtout desyeux battus, des plumes fatiguées, des cous décharnés,des jabots raplatis. Il y eut plusieurs volailles raisonna-bles qui l'entendirent tout de suite. D'autres mirent unpeu plus longtemps. Le coq demeura ferme partisandu régime pépin et avec lui un groupe de poulets quiadmiraient beaucoup ses manières. Ils le demeurèrentensemble jusqu'au jour où, s'étant évanoui dans lacour tant il avait faim, le coq entendit la voix desparents qui parlaient ainsi : « Dépêchons-nous de lesaigner pour qu'il soit encore bon à manger », dont ileut si grande peur qu'il se leva tout d'un bond et partitdu même pour aller manger grains et pâtée, et enmangea tant, pauvre coq, ce jour-là et les suivants,

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qu'il eut plusieurs fois des indigestions et les pouletsaussi.

Passé quinze jours, le cochon resta seul de tous lesanimaux a suivre le régime. Dans toute une journée, ilmangeait à peine de quoi nourrir un poulet en bas âge,ce qui ne l'empêchait pas de faire de longues prome-nade à pied, de la gymnastique et du sport en toutesmanières. En une semaine, il avait perdu trente livres.Les autres bêtes le pressaient de se remettre à unenourriture plus abondante, mais c'était comme s'iln'entendait pas, ne faisant que leur demander :« Comment me trouvez-vous ?» A quoi répondaientles bêtes toutes navrées :

— Bien maigre, mon pauvre cochon. Ta peau faitdes plis, des rides et des poches, que c'est une pitié.

— Allons, tant mieux, disait le cochon. Mais je n'aipas fini de vous étonner.

Il clignait de l'œil et demandait en baissant la voix :— A propos ! faites-moi donc le plaisir de regarder

sur le dessus de ma tête... Vous avez vu ?— Quoi donc ?— Quelque chose qui pousse... comme une huppe.— Mais non, il n'y a rien du tout...— Tiens, c'est drôle, faisait le cochon. Et ma

traîne. La voyez-vous ?— Sans doute veux-tu parler de ta queue ? Alors, il

s'agit bien de traîne ! Plus que jamais elle est en formede tire-bouchon.

— Tiens, c'est drôle. Peut-être que je ne fais pasassez de sport... ou bien que je mange encore trop... Jevais me surveiller, soyez tranquilles.

Le voyant encore plus maigre de jour en jour,Delphine et Marinette n'avaient presque plus envie

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d'être belles. Du moins entendaient-elles ne pas tropjeûner. Le régime du paon, qu'elles avaient d'abordvoulu suivre en cachette des parents, ne les tentaitplus guère. Enfin, les conseils de l'oie firent beaucouppour les en détourner. Lorsqu'elle entendait lespetites parler de leur taille et des grammes qu'ellesespéraient perdre, elle leur répétait :

— Voyez dans quel état s'est mis notre malheureuxcochon pour n'avoir pas mangé à son appétit. Voulez-vous comme lui avoir de la peau qui pende et depauvres crayons flageolants en place de vos bonnesjambes ? Non, croyez-moi, tout ça n'est pas raisonna-ble. Et tenez, moi qui suis assez bien faite de mapersonne et très joliment emplumée, je peux bienvous le dire ; La beauté ne remplit pas la vie et il vautmieux pour vous de savoir ourler des torchons qued'avoir sur le dos des grandes plumes de toutes lescouleurs.

— Bien sûr, répondaient les petites, c'est vous quiavez raison.

Un jour, le cochon, après un exercice de gymnasti-que, se reposait auprès du puits et comme il deman-dait au chat qui ronronnait sur la margelle s'il voyaitpousser sa huppe, celui-ci eut pitié et feignant d'yregarder de tout près, répondit :

— En effet, il me semble apercevoir quelquechose. Ce n'est bien sûr qu'un début, mais on diraitune promesse de huppe.

— Enfin ! cria le cochon. La voilà qui pousse ! Onl'aperçoit déjà! Je suis bien heureux... Et ma traîne,chat, la vois-tu aussi ?

— Ta traîne! Mon Dieu... je dois dire...— Comment ! Comment !

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Et le cochon parut si bouleversé que le chat se repritaussitôt :

— A la vérité, ce n'est pas encore une traîne, maisc'est déjà un très joli balai qui n'a pas fini de pousser.

— Bien sûr, il faut qu'elle grandisse encore, convintle cochon.

— Oui, oui, approuva le chat. Mais elle ne grandiraque si tu manges beaucoup. Et pour la huppe, c'est lamême chose. Le régime du paon, c'était excellent pourtout mettre en train, mais maintenant que la huppe etla traîne sont sorties, il s'agit de les alimenter.

— C'est pourtant vrai, fit le cochon. Je n'y avais paspensé.

Et aussitôt il courut à son auge où il mangea tantqu'il y eut et après s'en alla auprès des parents pouravoir encore.

Quand il fut enfin rassasié, il se mit à gambader parla cour en criant à tue-tête :

— J'ai une huppe ! J'ai une traîne ! J'ai une huppe !J'ai une traîne !

Les bêtes de la ferme essayaient de le détrompermais il les accusait d'être jalouses ou d'avoir les yeuxdans leurs poches. Le lendemain, il eut une longuediscussion avec le coq et celui-ci, lassé par sonentêtement, abandonna la partie en soupirant :

— Il est fou... il est complètement fou...Les témoins, qui étaient nombreux, éclatèrent d'un

grand rire dont le cochon se trouva tout décontenancé.Durant plus d'une heure, une couvée de poussinss'attacha à ses pas en piaillant :

— Il est fou... ! Au fou !... Il est fou !...Et les autres volailles ne se tenaient pas de ricaner et

d'avoir des mots désobligeants quand il passait devant

Le paon 167

elles. Dès lors, le cochon s'abstint de parler à personnede sa huppe ou de sa traîne. Quand il traversait la cour,il allait toujours la tête en arrière, tellement rengorgéqu'on se demandait s'il n'avait pas avalé un os qui luifût resté en travers du gosier, et si quelqu'un venait àpasser derrière lui, même à bonne distance, il faisaitvivement un saut en avant, comme s'il eût craint qu'onlui marchât sur la queue. L'oie le montrait alors auxdeux petites, leur disant :

— Vous voyez ce qui arrive quand on est tropoccupé de sa beauté. On devient fou comme le cochon.

Les petites, en l'entendant parler ainsi, plaignaientleur pauvre cousine Flora qui devait avoir perdu la têtedepuis longtemps. Pourtant, Marinette qui était unpeu plus blonde que sa sœur, ne pouvait pas s'empê-cher d'admirer le cochon.

Un matin de soleil, le cochon partit pour une longuepromenade dans la campagne. Au retour, le temps secouvrit et il y eut de grands éclairs au-dessus de lui, dequoi il ne fut pas surpris, pensant apercevoir sa huppebalancée sur sa tête par le vent. Il trouva toutefoisqu'elle avait beaucoup grandi et qu'elle était mainte-nant aussi importante qu'on pouvait souhaiter. Cepen-dant, la pluie se mit à tomber très serrée et il se réfugiaun moment sous un arbre en prenant garde à baisser latête pour ne pas abîmer sa huppe.

Le vent s'étant apaisé et la pluie tombant moinsserrée, le cochon se remit en marche. Lorsque la fermefut en vue, à peine tombait-il encore quelques goutteset le soleil passait déjà entre les nuages. Delphine etMarinette sortaient de la cuisine en même temps queleurs parents, et la volaille quittait la remise où elleavait trouvé abri. Au moment où le cochon allait entrer

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168 Les contes du chat perché

dans la cour, les petites pointèrent le doigt dans sadirection en criant :

— Un arc-en-ciel ! Ah ! qu'il est beau !Le cochon tourna la tête et à son tour poussa un cri.

Derrière lui, il apercevait sa traîne déployée en unimmense éventail.

— Regardez ! dit-il. Je fais la roue !Delphine et Marinette échangèrent un regard

attristé, tandis que les bêtes de la basse-cour parlaiententre elles à voix basse en hochant la tête.

— Allons, assez de comédie, firent les parents.Rentre dans ta soue. Il est l'heure.

— Rentrer? dit le cochon. Vous voyez bien que jene peux pas. Ma roue est trop large pour que je puissepénétrer seulement dans la cour. Elle ne passera jamaisentre ces deux arbres.

Les parents eurent un mouvement d'impatience. Ilsparlaient déjà de prendre une trique, mais les petitess'approchèrent du cochon et lui dirent avec amitié :

— Tu n'as qu'à refermer tes plumes. Ta traînepassera facilement.

— Tiens, c'est vrai, fit le cochon. Je n'y aurais paspensé. Vous comprenez, le manque d'habitude...

Il fit un grand effort qui lui creusa l'échiné. Derrièrelui, l'arc-en-ciel fondit tout d'un coup et se déposa sursa peau en couleurs si tendres, et si vives aussi, que lesplumes du paon, à côté, eussent été comme unegrisaille.

Le loup

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Caché derrière la haie, le loup surveillait patiem-ment les abords de la maison. Il eut enfin la satisfac-tion de voir les parents sortir de la cuisine. Comme ilsétaient sur le seuil de la porte, ils firent une dernièrerecommandation.

— Souvenez-vous, disaient-ils, de n'ouvrir la porteà personne, qu'on vous prie ou qu'on vous menace.Nous serons rentrés à la nuit.

Lorsqu'il vit les parents bien loin au dernier tour-nant du sentier, le loup fit le tour de la maison enboitant d'une patte, mais les portes étaient bienfermées. Du côté des cochons et des vaches, il n'avaitrien à espérer. Ces espèces n'ont pas assez d'espritpour qu'on puisse les persuader de se laisser manger.Alors, le loup s'arrêta devant la cuisine, posa ses pattessur le rebord de la fenêtre et regarda l'intérieur dulogis.

Delphine et Marinette jouaient aux osselets devantle fourneau. Marinette, la plus petite, qui était aussi laplus blonde, disait à sa sœur Delphine :

— Quand on n'est rien que deux, on ne s'amuse pasbien. On ne peut pas jouer à la ronde.

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172 Les contes du chat perché

— C'est vrai, on ne peut jouer ni à la ronde, ni à lapaume placée.

— Ni au furet, ni à la courotte malade.— Ni à la mariée, ni à la balle fondue.— Et pourtant, qu'est-ce qu'il y a de plus amusant

que de jouer à la ronde ou à la paume placée ?— Ah ! si on était trois...Comme les petites lui tournaient le dos, le loup

donna un coup de nez sur le carreau pour faireentendre qu'il était là. Laissant leurs jeux, elles vinrentà la fenêtre en se tenant par la main.

— Bonjour, dit le loup. Il ne fait pas chaud dehors.Ça pince, vous savez.

La plus blonde se mit à rire, parce qu'elle le trouvaitdrôle avec ces oreilles pointues et ce pinceau de poilshérissés sur le haut de la tête. Mais Delphine ne s'ytrompa point. Elle murmura en serrant la main de laplus petite :

— C'est le loup.— Le loup ? dit Marinette, alors on a peur?— Bien sûr, on a peur.Tremblantes, les petites se prirent par le cou,

mêlant leurs cheveux blonds et leurs chuchotements.Le loup dut convenir qu'il n'avait rien vu d'aussi jolidepuis le temps qu'il courait par bois et par plaines. Ilen fut tout attendri.

— Mais qu'est-ce que j'ai? pensait-il, voilà que jeflageole sur mes pattes.

A force d'y réfléchir, il comprit qu'il était devenubon, tout à coup. Si bon et si doux qu'il ne pourraitplus jamais manger d'enfants.

Le loup pencha la tête du côté gauche, comme onfait quand on est bon, et prit sa voix la plus tendre :

Le loup 173

— J'ai froid, dit-il, et j'ai une patte qui me fait bienmal. Mais ce qu'il y a, surtout, c'est que je suis bon. Sivous vouliez m'ouvrir la porte, j'entrerais me chauffer àcôté du fourneau et on passerait l'après-midi ensemble.

Les petites se regardaient avec un peu de surprise.Elles n'auraient jamais soupçonné que le loup pût avoirune voix si douce. Déjà rassurée, la plus blonde fit unsigne d'amitié, mais Delphine, qui ne perdait pas sifacilement la tête, eut tôt fait de se ressaisir.

— Allez-vous-en, dit-elle, vous êtes le loup.— Vous comprenez, ajouta Marinette avec un sou-

rire, ce n'est pas pour vous renvoyer, mais nos parentsnous ont défendu d'ouvrir la porte, qu'on nous prie ouqu'on nous menace.

Alors le loup poussa un grand soupir, ses oreillespointues se couchèrent de chaque côté de sa tête. Onvoyait qu'il était triste.

— Vous savez, dit-il, on raconte beaucoup d'his-toires sur le loup, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit.La vérité, c'est que je ne suis pas méchant du tout.

Il poussa encore un grand soupir qui fit venir deslarmes dans les yeux de Marinette.

Les petites étaient ennuyées de savoir que le loupavait froid et qu'il avait mal à une patte. La plus blondemurmura quelque chose à l'oreille de sa sœur, enclignant de l'œil du côté du loup, pour lui faire entendrequ'elle était de son côté, avec lui. Delphine demeurapensive, car elle ne décidait rien à la légère.

— Il a l'air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m'yfie pas. Rappelle-toi « le loup et l'agneau »... L'agneaune lui avait pourtant rien fait.

Et comme le loup protestait de ses bonnes intentions,elle lui jeta par le nez :

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174 Les contes du chat perché

— Et l'agneau, alors?... Oui, l'agneau que vousavez mangé ?

Le loup n'en fut pas démonté.— L'agneau que j'ai mangé, dit-il. Lequel ?Il disait ça tout tranquillement, comme une chose

toute simple et qui va de soi, avec un air et un accentd'innocence qui faisaient froid dans le dos.

— Comment ? vous en avez donc mangé plusieurs !s'écria Delphine. Eh bien ! c'est du joli !

— Mais naturellement que j'en ai mangé plusieurs.Je ne vois pas où est le mal... Vous en mangez bien,vous !

Il n'y avait pas moyen de dire le contraire. On venaitjustement de manger du gigot au déjeuner de midi.

— Allons, reprit le loup, vous voyez bien que je nesuis pas méchant. Ouvrez-moi la porte, on s'assiéra enrond autour du fourneau, et je vous raconterai deshistoires. Depuis le temps que je rôde au travers desbois et que je cours sur les plaines, vous pensez si j'enconnais. Rien qu'en vous racontant ce qui est arrivél'autre jour aux trois lapins de la lisière, je vous feraisbien rire.

Les petites se disputaient à voix basse. La plusblonde était d'avis qu'on ouvrît la porte au loup, ettout de suite. On ne pouvait pas le laisser grelotter sousla bise avec une patte malade. Mais Delphine restaitméfiante.

— Enfin, disait Marinette, tu ne vas pas lui repro-cher encore les agneaux qu'il a mangés. Il ne peutpourtant pas se laisser mourir de faim !

— Il n'a qu'à manger des pommes de terre, répli-quait Delphine.

Marinette se fit si pressante, elle plaida la cause du

Le loup 175

loup avec tant d'émotion dans la voix et tant de larmesdans les yeux, que sa sœur aînée finit par se laissertoucher. Déjà Delphine se dirigeait vers la porte. Ellese ravisa dans un éclat de rire, et haussant les épaules,dit à Marinette consternée :

— Non, tout de même, ce serait trop bête !Delphine regarda le loup bien en face.— Dites donc, Loup, j'avais oublié le petit Chape-

ron Rouge. Parlons-en un peu du petit ChaperonRouge, voulez-vous ?

Le loup baissa la tête avec humilité. Il ne s'attendaitpas à celle-là. On l'entendit renifler derrière la vitre.

— C'est vrai, avoua-t-il, je l'ai mangé, le petitChaperon Rouge. Mais je vous assure que j'en ai déjàeu bien du remords. Si c'était à refaire...

— Oui, oui, on dit toujours ça.Le loup se frappa la poitrine à l'endroit du cœur. Il

avait une belle voix grave.— Ma parole, si c'était à refaire, j'aimerais mieux

mourir de faim.— Tout de même, soupira la plus blonde vous avez

mangé le petit Chaperon Rouge.— Je ne vous dis pas, consentit le loup. Je l'ai

mangé, c'est entendu. Mais c'est un péché de jeunesse.Il y a longtemps, n'est-ce pas ? A tout péché miséri-corde... Et puis, si vous saviez les tracas que j'ai eus àcause dé cette petite ! Tenez, on est allé jusqu'à direque j'avais commencé par manger la grand-mère, ehbien, ce n'est pas vrai, du tout...

Ici, le loup se mit à ricaner, malgré lui, et probable-ment sans bien se rendre compte qu'il ricanait.

— Je vous demande un peu ! manger de la grand-mère, alors que j'avais une petite fille bien fraîche qui

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176 Les contes du chat perché

m'attendait pour mon déjeuner! Je ne suis pas sibête...

Au souvenir de ce repas de chair fraîche, le loup neput se tenir de passer plusieurs fois sa grande languesur ses babines, découvrant de longues dents pointuesqui n'étaient pas pour rassurer les deux petites.

— Loup, s'écria Delphine, vous êtes un menteur !Si vous aviez tous les remords que vous dites, vous nevous lécheriez pas ainsi les babines !

Le loup était bien penaud de s'être pourléché ausouvenir d'une gamine potelée et fondant sous la dent.Mais il se sentait si bon, si loyal, qu'il ne voulut pasdouter de lui-même.

— Pardonnez-moi, dit-il, c'est une mauvaise habi-tude que je tiens de famille, mais ça ne veut rien dire...

— Tant pis pour vous si vous êtes mal élevé, déclaraDelphine.

— Ne dites pas ça, soupira le loup, j'ai tant deregrets.

— C'est aussi une habitude de famille de manger lespetites filles ? Vous comprenez, quand vous promettezde ne plus jamais manger d'enfants, c'est à peu prèscomme si Marinette promettait de ne plus jamaismanger de dessert.

Marinette rougit, et le loup essaya de protester :— Mais puisque je vous jure...— N'en parlons plus et passez votre chemin. Vous

vous réchaufferez en courant.Alors le loup se mit en colère parce qu'on ne voulait

pas croire qu'il était bon.— C'est quand même un peut fort, criait-il, on ne

veut jamais entendre la voix de la vérité ! C'est à vousdégoûter d'être honnête. Moi je prétends qu'on n'a pas

Le loup 177

le droit de décourager les bonnes volontés comme vousle faites. Et vous pouvez dire que si jamais je remangede l'enfant, ce sera par votre faute.

En l'écoutant, les petites ne songeaient pas sansbeaucoup d'inquiétude au fardeau de leurs responsabi-lités et aux remords qu'elles se préparaient peut-être.Mais les oreilles du loup dansaient si pointues, sesyeux brillaient d'un éclair si dur, et ses crocs entre lesbabines retroussées, qu'elles demeuraient immobilesde frayeur.

Le loup comprit qu'il ne gagnerait rien par desparoles d'intimidation. Il demanda pardon de sonemportement et essaya de la prière. Pendant qu'ilparlait, son regard se voilait de tendresse, ses oreillesse couchaient ; et son nez qu'il appuyait au carreau luifaisait une gueule aplatie, douce comme un mufle devache.

— Tu vois bien qu'il n'est pas méchant, disait lapetite blonde.

— Peut-être, répondait Delphine, peut-être.Comme la voix du loup devenait suppliante, Mari-

nette n'y tint plus et se dirigea vers la porte. Delphine,effrayée, la retint par une boucle de ses cheveux. Il yeut des gifles données, des gifles rendues. Le loups'agitait avec désespoir derrière la vitre, disant qu'ilaimait mieux s'en aller que d'être le sujet d'unequerelle entre les deux plus jolies blondes qu'il eûtjamais vues. Et, en effet, il quitta la fenêtre ets'éloigna, secoué par de grands sanglots.

— Quel malheur, songeait-il, moi qui suis si bon, sitendre... elles ne veulent pas de mon amitié. Je seraisdevenu meilleur encore, je n'aurais même plus mangéd'agneaux.

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178 Les contes du chat perché

Cependant, Delphine regardait le loup qui s'en allaitclochant sur trois pattes, transi par le froid et par lechagrin. Prise de remords et de pitié, elle cria par lafenêtre :

— Loup! on n'a plus peur... Venez vite vouschauffer !

Mais la plus blonde avait déjà ouvert la porte etcourait à la rencontre du loup.

— Mon Dieu ! soupirait le loup, comme c'est bond'être assis au coin du feu. Il n'y a vraiment rien demeilleur que la vie en famille. Je l'avais toujours pensé.

Les yeux humides de tendresse, il regardait lespetites qui se tenaient timidement à l'écart. Après qu'ileut léché sa patte endolorie, exposé son ventre et sondos à la chaleur du foyer, il commença de raconter deshistoires. Les petites s'étaient approchées pour écouterles aventures du renard, de l'écureuil, de la taupe oudes trois lapins de la lisière. Il y en avait de si drôlesque le loup dut les redire deux et trois fois.

Marinette avait déjà pris son ami par le cou,s'amusant à tirer ses oreilles pointues, à le caresser àlisse-poil et à rebrousse-poil. Delphine fut un peulongue à se familiariser, et la première fois qu'ellefourra, par manière de jeu, sa petite main dans lagueule du loup, elle ne put se défendre de remarquer :

— Ah ! comme vous avez de grandes dents...Le loup eut un air si gêné que Marinette lui cacha la

tête dans ses bras.Par délicatesse, le loup ne voulut rien dire de la

grande faim qu'il avait au ventre.

Le loup 179

— Ce que je peux être bon, songeait-il avec délices,ce n'est pas croyable.

Après qu'il eut raconté beaucoup d'histoires, lespetites lui proposèrent de jouer avec elles.

— Jouer ? dit le loup, mais c'est que je ne connaispas de jeux, moi.

En un moment, il eut appris à jouer à la mainchaude, à la ronde, à la paume placée et à la courottemalade. Il chantait avec une assez belle voix de bassedes couplets de Compère Guilleri ou de La Tour, prendsgarde. Dans la cuisine c'était un vacarme, de bouscu-lades, de cris, de grands rires et de chaises renver-sées. Il n'y avait pas la moindre gêne entre les troisamis qui se tutoyaient comme.s'ils étaient toujoursconnus.

— Loup, c'est toi qui t'y colles !— Non, c'est toi ! tu as bougé, elle a bougé...— Un gage pour le loup !Le loup n'avait jamais tant ri de sa vie, il riait à s'en

décrocher la mâchoire.— Je n'aurais pas cru que c'était si amusant de

jouer, disait-il. Quel dommage qu'on ne puisse pasjouer comme ça tous les jours !

— Mais, Loup, répondaient les petites, tu revien-dras. Nos parents s'en vont tous les jeudis après-midi.Tu guetteras leur départ et tu viendras taper aucarreau comme tout à l'heure.

Pour finir, on joua au cheval. C'était un beau jeu. Leloup faisait le cheval, la plus blonde était montée àcalifourchon sur son dos, tandis que Delphine le tenaitpar la queue et menait l'attelage à fond de train autravers des chaises. La langue pendante, la geulefendue jusqu'aux oreilles, essoufflé par la course et par

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180 Les contes du chat perché

le rire qui lui faisait saillir les côtes, le loup demandaitparfois la permission de respirer.

— Pouce ! disait-il d'une voix entrecoupée. Laissez-moi rire... je n'en peux plus... Ah! non, laissez-moirire!

Alors, Marinette descendait de cheval, Delphinelâchait la queue du loup et, assis par terre, on se laissaitaller à rire jusqu'à s'étrangler.

La joie prit fin vers le soir, quand il fallut songer audépart du loup. Les petites avaient envie de pleurer, etla plus blonde suppliait.:

— Loup, reste avec nous, on va jouer encore. Nosparents ne diront rien, tu verras...

— Ah non ! disait le loup. Les parents, c'est tropraisonnable. Ils ne comprendraient jamais que le loupait pu devenir bon. Les parents, je les connais.

— Oui, approuva Delphine, il vaut mieux nepas t'attarder. J'aurais peur qu'il t'arrive quelquechose.

Les trois amis se donnèrent rendez-vous pour lejeudi suivant. Il y eut encore des promesses et degrandes effusions. Enfin, lorsque la plus blonde lui eutnoué un ruban bleu autour du cou, le loup gagna lacampagne et s'enfonça dans les bois.

Sa patte endolorie le faisait encore souffrir, mais,songeant au prochain jeudi qui le ramènerait auprèsdes deux petites, il fredonnait sans souci de l'indigna-tion des corbeaux somnolant sur les plus hautesbranches :

Compère Guilleri,Te lairras-tu mouri...

Le loup 181

En rentrant à la maison, les parents reniflèrent sur leseuil de la cuisine.

— Nous sentons ici comme une odeur de loup,dirent-ils.

Et les petites se crurent obligées de mentir et deprendre un air étonné, ce qui ne manque jamaisd'arriver quand on reçoit le loup en cachette de sesparents.

— Comment pouvez-vous sentir une odeur deloup ? protesta Delphine. Si le loup était entré dans lacuisine, nous serions mangées toutes les deux.

— C'est vrai, accorda son père, je n'y avais passongé. Le loup vous aurait mangées.

Mais la plus blonde, qui ne savait pas dire deuxmensonges d'affilée, fut indignée qu'on osât parler duloup avec autant de perfidie.

— Ce n'est pas vrai, dit-elle, en tapant du pied, leloup ne mange pas les enfants, et ce n'est pas vrai nonplus qu'il soit méchant. La preuve...

Heureusement que Delphine lui donna un coup depied dans les jambes, sans quoi elle allait tout dire.

Là-dessus, les parents entreprirent tout un longdiscours où il était surtout question de la voracité duloup. La mère voulut en profiter pour conter une foisde plus l'aventure du petit Chaperon Rouge, mais, auxpremiers mots qu'elle dit, Marinette l'arrêta.

— Tu sais, maman, les choses ne se sont pas du toutpassées comme tu crois. Le loup n'a jamais mangé lagrand-mère. Tu penses bien qu'il n'allait pas secharger l'estomac juste avant de déjeuner d'une petitefille bien fraîche.

— Et puis, ajouta Delphine, on ne peut pas lui envouloir éternellement au loup...

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182 Les contes du chat perché

— C'est une vieille histoire...— Un péché de jeunesse...— Et à tout péché miséricorde.— Le loup n'est plus ce qu'il était dans le temps.— On n'a pas le droit de décourager les bonnes

volontés.Les parents n'en croyaient pas leurs oreilles.Le père coupa court à ce plaidoyer scandaleux en

traitant ses filles de tête-en-1'air. Puis il s'appliqua àdémontrer par des exemples bien choisis que le loupresterait toujours le loup, qu'il n'y avait point de bonsens à espérer de le voir jamais s'améliorer et que, s'ilfaisait un jour figure d'animal débonnaire, il en seraitencore plus dangereux.

Tandis qu'il parlait, les petites songeaient auxbelles parties de cheval et de paume placée qu'ellesavaient faites en cet après-midi, et à la grande joie duloup qui riait, gueule ouverte, jusqu'à perdre lesouffle.

— On voit bien, concluait le père, que vous n'avezjamais eu affaire au loup...

Alors, comme la plus blonde donnait du coude à sasœur, les petites éclatèrent d'un grand rire, à la barbede leur père. On les coucha sans souper, pour lespunir de cette insolence, mais longtemps après qu'onles eut bordées dans leurs lits, elles riaient encore dela naïveté de leurs parents.

Les jours suivants, pour distraire l'impatience oùelles étaient de revoir leur ami, et avec une intentionironique qui n'était pas sans agacer leur mère, lespetites imaginèrent de jouer au loup. La plus blondechantait sur deux notes les paroles consacrées :

« Promenons-nous le long du bois, pendant que le

Le loup 183

loup y est pas. Loup y es-tu ? m'entends-tu ? quoifais-tu ? »

Et Delphine, cachée sous la table de la cuisine,répondait : « Je mets ma chemise. » Marinetteposait la question autant de fois qu'il était néces-saire au loup pour passer une à une toutes lespièces de son harnachement, depuis les chaussettesjusqu'à son grand sabre. Alors, il se jetait sur elleet la dévorait.

Tout le plaisir du jeu était dans l'imprévu, car leloup n'attendait pas toujours d'être prêt pour sortirdu bois. Il lui arrivait aussi bien de sauter sur savictime alors qu'il était en manches de chemise, oun'ayant même pour tout vêtement qu'un chapeausur la tête.

Les parents n'appréciaient pas tout l'agrément dujeu. Excédés d'entendre cette rengaine, ils l'interdi-rent le troisième jour, donnant pour prétexte qu'elleleur cassait les oreilles. Bien entendu, les petites nevoulurent pas d'autre jeu, et la maison demeurasilencieuse jusqu'au jour du rendez-vous.

Le loup avait passé toute la matinée à laver sonmuseau, à lustrer son poil et à faire bouffer lafourrure de son cou. Il était si beau que les habi-tants du bois passèrent à côté de lui sans le recon-naître d'abord.

Lorsqu'il gagna la plaine, deux corneilles quibayaient au clair de midi, comme elles font presquetoutes après déjeuner, lui demandèrent pourquoi ilétait si beau.

— Je vais voir mes amies, dit le loup avecorgueil. Elles m'ont donné rendez-vous pour ledébut de l'après-midi.

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184 Les contes du chat perché

— Elles doivent être bien belles, que tu aies fait sigrande toilette.

— Je crois bien ! Vous n'en trouverez pas, sur toutela plaine, qui soient aussi blondes.

Les corneilles en bayaient maintenant d'admiration,mais une vieille pie jacassière, qui avait écouté laconversation, ne put s'empêcher de ricaner.

— Loup, je ne connais pas tes amies, mais je suissûre que tu auras su les choisir bien dodues, et bientendres... ou je me trompe beaucoup.

— Taisez-vous, péronnelle ! s'écria le loup encolère. Voilà pourtant comme on vous bâtit uneréputation, sur des commérages de vieille pie. heureu-sement, j'ai ma conscience pour moi !

En arrivant à la maison, le loup n'eut pas besoin decogner au carreau ; les deux petites l'attendaient sur lepas de la porte. On s'embrassa longuement, et plustendrement encore que la dernière fois, car unesemaine d'absence avait rendu l'amitié impatiente.

— Ah ! Loup, disait la plus blonde, la maison étaittriste, cette semaine. On a parlé de toi tout le temps.

— Et tu sais, Loup, tu avais raison : nos parents neveulent pas croire que tu puisses être bon.

— Ça ne m'étonne pas. Si je vous disais que tout àl'heure, une vieille pie...

— Et pourtant, Loup, on t'a bien défendu, mêmeque nos parents nous ont envoyées au lit sans souper.

— Et dimanche, on nous a défendu de jouer auloup.

Les trois amis avaient tant à se dire qu'avant desonger aux jeux, ils s'assirent à côté du fourneau. Leloup ne savait plus où donner de la tête. Les petitesvoulaient savoir tout ce qu'il avait fait dans la semaine,

Le loup 185

s'il n'avait pas eu froid, si sa patte était bien guérie, s'ilavait rencontré le renard, la bécasse, le sanglier.

— Loup, disait Marinette, quand viendra le prin-temps, tu nous emmèneras dans les bois, loin, là où il ya toutes sortes de bêtes. Avec toi, on n'aura pas peur.

— Au printemps, mes mignonnes, vous n'aurezrien à craindre dans les bois. D'ici là, j'aurai si bienprêché les compagnons de la forêt que les plushargneux seront devenus doux comme des filles.Tenez, pas plus tard qu'avant-hier, j'ai rencontré lerenard qui venait de saigner tout un poulailler. Je lui aidit que ça ne pouvait plus continuer comme ça, qu'ilfallait changer de vie. Ah! je vous l'ai sermonnéd'importance ! Et lui qui fait tant le malin d'habitude,savez-vous ce qu'il m'a répondu : « Loup, je nedemande qu'à suivre ton exemple. Nous en reparle-rons un peu plus tard, et quand j'aurai eu le tempsd'apprécier toutes tes bonnes œuvres, je ne tarderaiplus à me corriger. » Voilà ce qu'il m'a répondu, toutrenard qu'il est.

— Tu es si bon, murmura Delphine.— Oh ! oui, je suis bon, il n'y a pas à dire le

contraire. Et pourtant, voyez ce que c'est, vos parentsne Je croiront jamais. Ça fait de la peine, quand on ypense.

Pour dissiper la mélancolie de cette réflexion, Mari-nette proposa une partie de cheval. Le loup se donnaau jeu avec plus d'entrain encore que le jeudi précé-dent. La partie de cheval terminée, Delphinedemanda :

— Loup, si on jouait au loup ?Le jeu était nouveau pour lui, on lui en expliqua les

règles, et tout naturellement, il fut désigné pour être le

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186 Les contes du chat perché

loup. Tandis qu'il était caché sous la table, lespetites passaient et repassaient devant lui en chan-tant le refrain :

« Promenons-nous le long du bois, pendant que leloup y est pas. Loup y es-tu? m'entends-tu? quoifais-tu ?

Le loup répondait en se tenant les côtes, la voixétranglée par le rire :

— Je mets mon caleçon.Toujours riant, il disait qu'il mettait sa culotte,

puis ses bretelles, son faux-col, son gilet. Quand ilen vint à enfiler ses bottes, il commença d'êtresérieux.

— Je boucle mon ceinturon, dit le loup, et iléclata d'un rire bref. Il se sentait mal à l'aise, uneangoisse lui étreignait la gorge, ses ongles grattèrentle carrelage de la cuisine.

Devant ses yeux luisants, passaient et repassaientles jambes des deux petites. Un frémissement luicourut sur l'échiné, ses babines se froncèrent.

— ... Loup y es-tu ? m'entends-tu ? quoi fais-tu ?— Je prends mon grand sabre ! dit-il d'une voix

rauque, et déjà les idées se brouillaient dans sa tête.Il ne voyait plus les jambes des fillettes, il leshumait.

— ... Loup y es-tu ? m'entends-tu ? quoi fais-tu ?— Je monte à cheval et je sors du bois !Alors le loup, poussant un grand hurlement, fit un

bond hors de sa cachette, la gueule béante et lesgriffes dehors. Les petites n'avaient pas encore eu letemps de prendre peur, qu'elles étaient déjà dévo-rées.

Heureusement, le loup ne savait pas ouvrir les

Le loup 187

portes, il demeura prisonnier dans la cuisine. Enrentrant, les parents n'eurent qu'à lui ouvrir le ventrepour délivrer les deux petites. Mais, au fond, ce n'étaitpas de jeu.

Delphine et Marinette lui en voulaient un peu de cequ'il les eût mangées sans plus d'égards, mais ellesavaient si bien joué avec lui qu'elles prièrent lesparents de le laisser s'en aller. On lui recousit le ventresolidement avec deux mètres d'une bonne ficellefrottée d'un morceau de suif et une grosse aiguille àmatelas. Les petites pleuraient parce qu'il avait mal,mais le loup disait en retenant ses larmes :

— Je l'ai bien mérité, allez, et vous êtes encore tropbonnes de me plaindre. Je vous jure qu'à l'avenir on neme prendra plus à être aussi gourmand. Et d'abord,quand je verrai des enfants je commencerai par mesauver.

On croit que le loup a tenu parole. En tout cas, l'onn'a pas entendu dire qu'il ait mangé de petite filledepuis son aventure avec Delphine et Marinette.

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Le cerf et le chien

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Delphine caressait le chat de la maison et Marinettechantait une petite chanson à un poussin jaune qu'elletenait sur les genoux.

— Tiens, dit le poussin en regardant du côté de laroute, voilà un bœuf.

Levant la tête, Marinette vit un cerf qui galopait àtravers prés en direction de la ferme. C'était une bêtede grande taille portant une ramure compliquée. Il fitun i>ond par-dessus le fossé qui bordait la route, et,débouchant dans la cour, s'arrêta devant les deuxpetites. Ses flancs haletaient, ses pattes frêles trem-blaient et il était si essoufflé qu'il ne put parlerd'abord. Il regardait Delphine et Marinette avec desyeux doux et humides. Enfin, il fléchit les genoux etleur demanda d'une voix suppliante :

— Cachez-moi. Les chiens sont sur ma trace. Ilsveulent me manger. Défendez-moi.

Les petites le prirent par le cou, appuyant leurs têtescontre la sienne, mais le chat se mit à leur fouetter lesjambes avec sa queue et à gronder :

— C'est bien le moment de s'embrasser ! Quand leschiens seront sur lui, il en sera bien plus gras !

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192 Les contes du chat perché

J'entends déjà aboyer à la lisière du bois. Allons,ouvrez-lui plutôt la porte de la maison et conduisez-ledans votre chambre.

Tout en parlant, il n'arrêtait pas de faire marcher saqueue et de leur en donner par les jambes aussi fortqu'il pouvait. Les petites comprirent qu'elles n'avaientque trop perdu de temps. Delphine courut ouvrir laporte de la maison et Marinette, précédant le cerf,galopa jusqu'à la chambre qu'elle partageait avec sasœur.

— Tenez, dit-elle, reposez-vous et ne craignez rien.Voulez-vous que j'étende une couverture par terre ?

— Oh ! non, dit le cerf, ce n'est pas la peine. Vousêtre trop bonne.

— Comme vous devez avoir soif ! Je vous mets del'eau dans la cuvette. Elle est très fraîche. On l'a tiréeau puits tout à l'heure. Mais j'entends le chat quim'appelle. Je vous laisse. A bientôt.

— Merci, dit le cerf. Je n'oublierai jamais.Lorsque Marinette fut dans la cour et la porte de la

maison bien fermée, le chat dit aux deux petites :— Surtout n'ayons l'air de rien. Asseyez-vous

comme vous étiez tout à l'heure et occupez-vous dupoussin et caressez-moi.

Marinette reprit le poussin sur ses genoux, mais il netenait pas en place et sautillait en piaillant :

— Qu'est-ce que ça veut dire? Moi, je n'y com-prends rien. Je voudrais bien savoir pourquoi on a faitentrer un bœuf dans la maison ?

— Ce n'est pas un bœuf, c'est un cerf.— Un cerf? Ah ! c'est un cerf?... Tiens, tiens, un

cerf...Marinette lui chanta Su V pont de Nantes et, comme

Le cerf et le chien 193

elle le berçait, il s'endormit tout d'un coup dans sontablier. Le chat lui-même ronronnait sous les caressesde Delphine et faisait le gros dos. Par le même cheminqu'avait pris le cerf, les petites virent accourir un chiende chasse, aux longues oreilles pendantes. Toujourscourant, il traversa la route et ne ralentit son allurequ'au milieu de la cour afin de flairer le sol. Il arrivaainsi devant les deux petites et leur demanda brusque-ment.

— Le cerf est passé par ici. Où est-il allé ?— Le cerf? firent les petites. Quel cerf?Le chien les regarda l'une après l'autre, et les voyant

rougir, se remit à flairer le sol. Il n'hésita presque paset s'en fut tout droit à la porte. En passant, il bousculaMarinette sans même y prendre garde. Le poussin, quicontinuait à dormir, en vacilla dans son tablier. Ilouvrit un œil, battit des ailerons et, sans avoir comprisce qui venait de se passer, se rendormit dans sonduvet. Cependant, le chien promenait son nez sur leseuil de la porte.

— Je sens ici une odeur de cerf, dit-il en se tournantvers les petites.

Elles firent semblant de ne pas entendre. Alors, il semit à crier :

— Je dis que je sens ici une odeur de cerf !Feignant d'être réveillé en sursaut, le chat se dressa

sur ses pattes, regarda le chien d'un air étonné et lui dit :— Qu'est-ce que vous faites ici ? En voilà des façons

de venir renifler à la porte des gens ! Faites-moi donc leplaisir de décamper.

Les petites s'étaient levées et s'approchaient duchien en baissant la tête. Marinette avait pris lepoussin dans ses deux mains et lui, d'être ainsi

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194 Les contes du chat perché

ballotté, finit par se réveiller pour de bon. Il tendait lecou de côté et d'autre, essayant de voir par-dessus lesdeux mains, et ne comprenait pas bien où il était. Lechien regarda sévèrement les petites et leur dit enmontrant le chat :

— Vous avez entendu de quel ton il me parle? Jedevrais lui casser les reins, mais à cause de vous, jeveux bien n'en rien faire. En retour, vous allez me diretoute la vérité. Allons, avouez-le. Tout à l'heure, vousavez vu arriver un cerf dans la cour. Vous en avez eupitié et vous l'avez fait entrer dans la maison.

— Je vous assure, dit Marinette d'une voix un peuhésitante, il n'y a pas de cerf dans la maison.

Elle avait à peine fini de parler que le poussin, sehaussant sur ses pattes et penché par-dessus sa maincomme à un balcon, s'égosillait à crier :

— Mais si ! voyons ! mais si ! La petite ne serappelle pas, mais moi je me rappelle très bien ! Elle afait entrer un cerf dans la maison, oui, oui, un cerf!une grande bête avec plusieurs cornes. Ah ! ah !heureusement que j'ai de la mémoire, moi !

Et il se rengorgeait en faisant mousser son duvet. Lechat aurait voulu pouvoir le manger.

— J'en étais sûr, dit le chien aux deux petites. Monflair ne me trompe jamais. Quand je disais que le cerfse trouvait dans la maison, c'était pour moi comme sije le voyais. Allons, soyez raisonnables et faites-lesortir. Songez que cette bête ne vous appartient pas. Simon maître apprenait ce qui s'est passé, il viendraitsûrement trouver vos parents. Ne vous entêtez pas.

Les petites ne bougeaient pas. Elles commencèrentpar renifler, puis, les larmes venant dans les yeux, ellesse mirent à sangloter. Alors, le chien parut tout

Le cerf et le chien 195

ennuyé. Il les regardait pleurer et, baissant la tête,fixait ses pattes d'un air pensif. A la fin, il toucha lemollet de Delphine avec son nez et dit en soupirant :

— C'est drôle, je ne peux pas voir pleurer despetites. Écoutez, je ne veux pas être méchant. Aprèstout, le cerf ne m'a rien fait. D'un autre côté, bien sûr,le gibier est le gibier et je devrais faire mon métier.Mais, pour une fois... Tenez, je veux bien ne m'êtreaperçu de rien.

Delphine et Marinette, toutes souriantes déjà, s'ap-prêtaient à le remercier, mais il se déroba et, l'oreilletendue à des aboiements qui semblaient venir de lalisière du bois, dit en hochant la tête :

— Ne vous réjouissez pas. J'ai bien peur que voslarmes aient été inutiles et qu'il ne vous faille en verserd'autres tout à l'heure. J'entends aboyer mes compa-gnons de meute. Ils auront bien sûr retrouvé la tracedu cerf et vous n'allez pas tarder à les voir apparaître.Que leur direz-vous ? Il ne faut pas compter lesattendrir. J'aime autant vous prévenir, ils ne connais-sent que le service. Tant que vous n'aurez pas lâché lecerf, ils ne quitteront pas la maison.

— Naturellement qu'il faut lâcher le cerf ! s'écria lepoussin en se penchant à son balcon.

— Tais-toi, lui dit Marinette dont les larmes recom-mençaient à couler.

Tandis que les petites pleuraient, le chat remuait saqueue pour mieux réfléchir. On le regardait avecanxiété.

— Allons, ne pleurez plus, ordonna-t-il, nous allonsrecevoir la meute. Delphine, va au puits tirer un seaud'eau fraîche que tu poseras à l'entrée de la cour. Toi,Marinette, va-t'en au jardin avec le chien. Je vous

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196 Les contes du chat perché

rejoins. Mais d'abord, débarrasse-toi du poussin.Mets-le sous cette corbeille, tiens.

Marinette posa le poussin par terre et renversa surlui la corbeille, en sorte qu'il se trouva prisonniersans avoir eu le temps de protester. Delphine tira unseau d'eau et le porta jusqu'à l'entrée de la cour.Tandis que ses compagnons étaient au jardin, elle vitpoindre la meute annoncée par ses aboiements. Bien-tôt elle put compter les chiens qui la composaient.Ils étaient huit d'une même taille et d'une mêmecouleur avec de grandes oreilles pendantes. Delphines'inquiétait d'être seule pour les accueillir. Enfin, lechat sortit du jardin, précédant Marinette qui portaitun énorme bouquet de roses, de jasmin, de lilas,d'œillets. Il était temps. Les chiens arrivaient sur laroute. Le chat s'avança à leur rencontre et leur ditaimablement :

— Vous venez pour le cerf ! Il est passé par ici ily a un quart d'heure.

— Veux-tu dire qu'il est reparti? demanda unchien d'un air méfiant.

— Oui, il est entré dans la cour et il en estressorti aussitôt. Il y avait déjà un chien sur sa trace,un chien pareil à vous et qui s'appelle Pataud.

— Ah ! oui... Pataud... en effet.— Je vais vous dire exactement la direction qu'a

prise le cerf.— Inutile, grogna un chien, nous saurons bien

retrouver sa trace.Marinette s'avança tout contre la meute et interro-

gea :— Lequel d'entre vous s'appelle Ravageur?

Pataud m'a donné une commission pour lui. Il

Le cerf et le chien 197

m'avait bien dit : « Vous le reconnaîtrez facilement,c'est le plus beau de tous... »

Ravageur fit une courbette et sa queue frétilla.— Ma foi, poursuivit Marinette, j'hésitais à vous

reconnaître. Vos compagnons sont si beaux ! Vrai-ment, on n'a jamais vu d'aussi beaux chiens...

— Ils sont bien beaux, appuya Delphine. On ne selasserait pas de les admirer.

La meute fit entendre un murmure de satisfaction ettoutes les queues se mirent à frétiller.

— Pataud m'a donc chargée de vous offrir à boire.Il paraît que ce matin, vous étiez un peu fiévreux et il apensé qu'après une si longue course vous aviez besoinde vous rafraîchir. Tenez, voilà un seau d'eau qui sortdu puits... Si vos compagnons veulent en profiteraussi...

— Ce n'est pas de refus, firent les chiens.La meute se pressa-autour du seau et il y eut même

un peu de désordre. Cependant, les petites leurfaisaient compliment de leur beauté et de leur élé-gance.

— Vous êtes si beaux, dit Marinette, que je veuxvous faire un cadeau de mes fleurs. Jamais chiens neles auront mieux méritées.

Pendant qu'ils buvaient, les petites qui s'étaientpartagé le bouquet, se hâtaient de passer des fleursdans leurs colliers. En un moment, chacun d'eux futpourvu d'une collerette bien fournie, la rose alternantavec l'œillet, le lilas avec le jasmin. Ils prenaient plaisirà s'admirer les uns les autres.

— Ravageur, encore un jasmin... le jasmin vous vasi bien ! mais dites-moi, peut-être avez-vous encoresoif?

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198 Les contes du chat perché

— Non, merci, vous êtes trop aimable. Il nous fautrattraper notre cerf...

Pourtant, les chiens ne se pressaient pas de partir.Ils tournaient en rond d'un air inquiet, sans pouvoir sedécider à prendre une direction. Ravageur avait beaupromener son museau sur le sol, il ne retrouvait pas latrace du cerf. Le parfum de l'œillet, du jasmin, de larose et du lilas, qui lui venait à pleines narines, luimasquait en même temps l'odeur de la bête. Et sescompagnons, pareillement engoncés dans leurs colle-rettes de fleurs et de parfums, reniflaient en vain.Ravageur finit par s'adresser au chat :

— Voudrais-tu nous indiquer la direction qu'a prisele cerf?

— Volontiers, répondit le chat. Il est parti de cecôté-là et il est entré dans la forêt à l'endroit où elle faitune pointe sur la campagne.

Ravageur dit adieu aux petites et la meute fleuries'éloigna au galop. Quand elle eut disparu dans lesbois, le chien Pataud sortit du jardin où il était restécaché et demanda qu'on fit venir le cerf.

— Puisque j'ai tant fait que de me joindre aucomplot, dit-il, je veux encore lui donner un avis.

Marinette fit sortir le cerf de la maison. Il apprit entremblant à quels dangers il venait d'échapper.

— Vous voilà sauvé pour aujourd'hui, lui dit lechien après qu'il eut remercié son monde, maisdemain ? Je ne veux pas vous effrayer, mais pensez auxchiens, aux chasseurs, aux fusils. Croyez-vous quemon maître vous pardonnera de lui avoir échappé ? Unjour ou l'autre, il lancera la meute à votre poursuite.Moi-même il me faudra vous traquer et j'en serai bien

Le cerf et le chien 199

malheureux. Si vous étiez sage, vous renonceriez àcourir par les bois.

— Quitter les bois ! s'écria le cerf. Je m'ennuieraistrop. Et puis, où aller ? Je ne peux pas rester dans laplaine à la vue des passants.

— Pourquoi pas ? C'est à vous d'y réfléchir. En toutcas, pour l'instant, vous y êtes plus en sûreté que dansla forêt. Si vous m'en croyez, vous resterez par icijusqu'à la nuit tombée. J'aperçois là-bas, en bordurede la rivière, des buissons qui vous feraient une bonnecachette. Et maintenant, adieu, et puissé-je ne jamaisvous rencontrer dans nos bois. Adieu les petites, adieule chat, et veillez bien sur notre ami.

Peu après le départ du chien, le cerf à son tour faisaitses adieux et gagnait les buissons de la rivière.Plusieurs fois, il se retourna pour faire signe auxpetites qui agitaient leurs mouchoirs. Lorsqu'il fut àl'abri, Marinette songea enfin au poussin qu'elle avaitoublié sous la corbeille. Croyant la nuit tombée, ils'était endormi.

En rentrant de la foire où ils s'étaient rendus depuisle matin dans l'intention d'acheter un bœuf, lesparents se montrèrent de mauvaise humeur. Ilsn'avaient pas pu acheter de bœuf, tout étant hors deprix.

— C'est malheureux, rageaient-ils, avoir perdutoute une journée pour ne rien trouver. Et avec quoiallons-nous travailler ?

— Il y a tout de même un bœuf à l'écurie ! firentobserver les petites.

— Bel attelage ! Comme si un bœuf pouvait suffire !Vous feriez mieux de vous taire. Et puis, on dirait qu'ils'est passé ici de bien drôles de choses en notre

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absence. Pourquoi ce seau est-il à l'entrée de lacour?

— C'est moi qui ai fait boire le veau tout à l'heure,dit Delphine, et j'aurai oublié de remettre le seau enplace.

— Hum ! Et cette fleur de jasmin et cet œillet quitraînent là par terre ?

— Un œillet? firent les petites. Tiens, c'est vrai...Mais sous le regard des parents, elles ne purent pas

s'empêcher de rougir. Alors, saisis d'un terrible soup-çon, ils coururent au jardin.

— Toutes les fleurs coupées ! le jardin dévalisé ! Lesroses ! Les jasmins, les œillets, les lilas ! Petitesmalheureuses, pourquoi avez-vous cueilli nos fleurs?

— Je ne sais pas, balbutia Delphine, nous n'avonsrien vu.

— Ah ! vous n'avez rien vu ? Ah ! vraiment ?Voyant les parents qui se préparaient à tirer les

oreilles de leurs filles, le chat sauta sur la plus bassebranche d'un pommier et leur dit sous le nez :

— Ne vous emportez pas si vite. Je ne suis pas biensurpris que les petites n'aient rien vu. A midi, pendantqu'elles déjeunaient, je me chauffais sur le rebord de lafenêtre et j'ai aperçu un vagabond qui lorgnait le jardindepuis la route. Je me suis endormi sans y prendregarde autrement. Et un moment plus tard, commej'ouvrais un œil, j'ai vu mon homme s'éloigner sur laroute en tenant quelque chose à pleins bras.

— Fainéant, ne devais-tu pas courir après lui ?— Et qu'aurais-je fait, moi, pauvre chat? Les

vagabonds ne sont pas mon affaire. Je suis trop petit.Ce qu'il faudrait ici, c'est un chien. Ah ! s'il y avait euun chien !

Le cerf et le chien 201

— Encore plutôt, grommelèrent les parents. Nour-rir une bête à ne rien faire ? C'est déjà bien assez de toi.

— A votre aise, dit le chat. Aujourd'hui, on a prisdes fleurs du jardin. Demain, on volera les poulets, etun autre jour, ce sera le veau.

Les parents ne répondirent pas, mais les dernièresparoles du chat leur donnèrent à réfléchir. L'idéed'avoir un chien leur paraissait assez raisonnable et ilsl'envisagèrent à plusieurs reprises au cours de la soirée.

A l'heure du dîner, tandis que les parents passaient àtable avec les petites et qu'ils se plaignaient encore den'avoir pu trouver de bœuf à un prix honnête, le chats'en fut à travers prés jusqu'à la rivière. Le jourcommençait à baisser et les grillons chantaient déjà. Iltrouva le cerf couché entre deux buissons et broutantdes feuilles et des herbes. Ils eurent une longueconversation et le cerf, après avoir résisté longtempsaux avis que lui donnait le chat, finit par se laisserconvaincre.

Le lendemain matin, de bonne heure, le cerf entradans la cour de la ferme et dit aux parents :

— Bonjour, je suis un cerf. Je cherche du travail.N'avez-vous pas quelque chose pour moi ?

— Il faudrait d'abord savoir ce que tu sais faire,répondirent les parents.

— Je sais courir, trotter et aller au pas. Malgré mesjambes grêles, je suis fort. Je peux porter de lourdsfardeaux. Je peux tirer une voiture, seul ou attelé encompagnie. Si vous êtes pressés d'aller quelque part,vous sautez sur mon dos et je vous conduis plus viteque ne saurait faire un cheval.

— Tout cela n'est pas mal, convinrent les parents.Mais quelles sont tes prétentions ?

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202 Les contes du chat perché

— Le logement, la nourriture et, bien entendu, lerepos du dimanche.

Les parents levèrent les bras au ciel. Ils ne voulaientpas entendre parler de cette journée de repos.

— C'est à prendre ou à laisser, dit le cerf. Notezque je suis très sobre et que ma nourriture ne vouscoûtera pas cher.

Ces dernières paroles décidèrent les parents et il futconvenu qu'on le prenait à l'essai pour un mois.Cependant, Delphine et Marinette sortaient de lamaison et feignaient l'étonnement à la vue de leur ami.

— Nous avons trouvé un compagnon pour le bœuf,dirent les parents. Tâchez d'être convenables avec lui.

— Vous avez là deux petites filles qui sont bienjolies, dit le cerf. Je suis sûr que je m'entendrai avecelles.

Sans perdre de temps, les parents, qui projetaientd'aller à la charrue, firent sortir le bœuf de l'écurie. Enapercevant le cerf dont la ramure avait de quoi lesurprendre, il se mit à rire, d'abord discrètement, puisà pleine gorge et, tant il riait, lui fallut s'asseoir parterre. C'était un bœuf d'humeur joyeuse.

— Ah ! qu'il est drôle avec son petit arbre sur latête ! Non, laissez-moi rire ! Et ces pattes et cettequeue de rien du tout ! Non, laissez-moi rire tout monsaoul.

— Allons, en voilà assez, firent les parents. Lève-toi. Il est temps de penser au travail.

Le bœuf se leva, mais quand il sut qu'on devaitl'atteler avec le cerf, il se mit à rire de plus belle. Il s'enexcusa auprès de son nouveau compagnon.

— Vous devez me trouver bien stupide, maisvraiment, vos cornes sont si amusantes que j'aurai de

Le cerf et le chien 203

la peine à m'y habituer. En tout cas, je vous trouvel'air gentil.

— Riez votre content, je ne m'en fâche pas. Si jevous disais que vos cornes m'amusent aussi ? Mais jecompte y être habitué bientôt.

En effet, après qu'ils eurent labouré ensemble unedemi-journée, ils ne pensaient plus à s'étonner de laforme de leurs cornes. Les premières heures de travailfurent assez pénibles pour le cerf, bien que le bœuf luiéconomisât autant qu'il pouvait l'effort de tirer. Leplus difficile était pour lui de régler son allure à cellede son compagnon. Il se pressait trop, donnait l'effortpar à-coups et, l'instant d'après, essoufflé, trébuchantsur les mottes de terre, ralentissait le train de l'atte-lage. Aussi la charrue allait-elle assez souvent detravers. Le premier sillon était si tortueux que lesparents faillirent renoncer à poursuivre la tâche. Par lasuite, grâce aux bons avis et à la complaisance dubœuf, tout alla bien mieux et le cerf ne tarda pas àdevenir une excellente bête de labour.

Néanmoins, il ne devait jamais s'intéresser à sontravail au point d'y prendre plaisir. N'eût été lacompagnie du bœuf pour laquelle il avait une viveamitié, il n'aurait probablement pas pu s'y résigner. Ilavait hâte de voir arriver la fin de la journée, qui ledélivrait de la discipline des parents. En rentrant à laferme, il se délassait en galopant dans la cour et dansles prés. Il jouait volontiers avec les petites et lors-qu'elles couraient après lui, il faisait exprès de selaisser attraper. Les parents regardaient leurs ébatssans bienveillance.

— A quoi ça ressemble, disaient-ils. Après unejournée de travail, aller se fatiguer à courir au lieu de

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bien se reposer pour être frais et dispos le lendemain.C'est comme les gamines, elles s'en donnent déjà bienassez toute la journée sans avoir besoin de s'essoufflerderrière toi.

— De quoi vous plaignez-vous ? répliquait le cerf.Il doit vous suffire que je fasse mon travail convenable-ment. Pour les petites, je leur apprends à courir et àsauter. Depuis que je suis ici, elles courent déjà bienplus vite. N'est-ce rien ? et y a-t-il dans la vie quelquechose qui soit plus utile que de bien courir ?

Mais toutes ces bonnes raisons ne contentaient pasles parents qui continuaient à grommeler en haussantles épaules. Le cerf ne les aimait guère et, sans lacrainte de peiner les deux petites, il se fût laissé allerplus d'une fois à montrer ses vrais sentiments. Lesamis qu'il s'était faits parmi les bêtes de la fermel'aidaient aussi à prendre patience. Il y avait un canardbleu et vert avec lequel il s'entendait très bien et qu'ilinstallait parfois entre ses cornes pour lui faire voir lemonde d'un peu haut. Il aimait également beaucoup lecochon qui lui rappelait un sanglier de ses amis.

Le soir, à l'écurie, il avait de longues conversationsavec le bœuf. Ils se racontaient leurs vies. Celle dubœuf était bien monotone et l'arrivée du cerf à la fermeen avait été le plus grand événement. Il en convenaitlui-même et, au lieu de raconter, préférait écouter sonami. Celui-ci parlait des bois, des clairières, desétangs, des nuits passées à poursuivre la lune, desbains de rosée et des habitants de la forêt.

— N'avoir pas de maître, pas d'obligations, pasd'heure, mais courir à sa fantaisie, jouer avec leslapins, parler au coucou ou au sanglier qui passe...

— Je ne dis pas, répondait le bœuf, mais l'écurie

Le cerf et le chien 205

n'est pas méprisable non plus. La forêt, je verrais çaplutôt pour des vacances, à la belle saison. Tu diras ceque tu voudras, mais en hiver ou par les grandespluies, les bois ne sont guère agréables, au lieu qu'ici,je suis à l'abri, les sabots au sec, une botte de paillefraîche pour me coucher et du foin dans mon râtelier.Ce n'est quand même pas rien.

Mais tandis qu'il parlait ainsi, le bœuf songeait avecenvie à cette vie de sous-bois qu'il ne connaîtraitjamais. Dans la journée, en labourant sur le milieu dela plaine, il lui arrivait de regarder la forêt en poussant,comme le cerf, un soupir de regret. La nuit même, ilrêvait parfois qu'il jouait avec des lapins au milieud'une clairière ou qu'il grimpait à un arbre derrière unécureuil.

Le dimanche, le cerf quittait l'écurie dès le matin ets'en allait passer la journée en forêt. Le soir, il rentraitavec des yeux brillants et parlait longuement desrencontres qu'il avait faites, des amis retrouvés, descourses et des jeux, mais le lendemain il était triste etne desserrait pas les dents, sauf pour se plaindre de lavie ennuyeuse qu'il menait à la ferme. Plusieurs fois, ilavait demandé la permission d'emmener le bœuf, maisles parents s'étaient presque fâchés.

— Emmener le bœuf! pour aller traîner par lesbois ! Laisse le bœuf en paix.

Le pauvre bœuf voyait partir son compagnon avecenvie et passait un triste dimanche à rêver des bois etdes étangs. Il en voulait aux parents de le tenir serrécomme un jeune veau, lui qui avait cinq ans déjà.Delphine et Marinette n'eurent jamais non plus lapermission d'accompagner le cerf, mais un dimancheaprès-midi, sous prétexte d'aller cueillir le muguet,

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206 Les contes du chat perché

elles le rejoignirent dans un endroit de la forêt où ilss'étaient donné rendez-vous. Il les fit monter sur sondos et les promena au travers des bois. Delphine étaitsolidement accrochée à ses cornes et Marinette tenaitsa sœur par la ceinture. Il disait les noms des arbres,montrait des nids, des terriers de lapins ou de renards.Parfois, une pie ou un coucou venait se poser sur sescornes et lui racontait les nouvelles de la semaine. Aubord d'un étang, il s'arrêta un moment pour causeravec une vieille carpe âgée de plus de cinquante ans,qui bâillait le nez hors de l'eau. Comme il lui présentaitles petites, elle répondit aimablement :

— Oh ! tu n'as pas besoin de me dire qui elles sont.J'ai connu leur mère quand elle était une petite fille, jeparle d'il y a vingt-cinq ou trente ans, et en les voyant,je crois la retrouver telle qu'elle était. C'est égal, je suisbien contente d'apprendre qu'elles s'appellent Del-phine et Marinette. Elles paraissent bien jolies, bienconvenables. Il faudra revenir me voir, petites.

— Oh ! oui, madame, promirent les petites.En quittant l'étang, le cerf emmena Delphine et

Marinette dans une clairière et leur demanda de mettrepied à terre. Puis, avisant un trou à peine plus gros quele poing au pied d'un talus couvert de mousse, il enapprocha son museau et par trois fois, fit entendre unléger cri. Comme il se reculait de quelques pas, lespetites virent la tête d'un lapin s'avancer au bord dutrou.

— Ne crains rien, dit le cerf. Les petites que tu voislà sont mes amies.

Rassuré, le lapin sortit de son terrier et deux autreslapins sortirent derrière lui. Delphine et Marinette lesintimidaient encore un peu et ils furent un moment

Le cerf et le chien 207

avant de se laisser caresser. Enfin, ils se mirent à joueravec elles et à poser des questions. Ils voulaient savoiroù était le terrier des petites, quelles sortes d'herbeselles préféraient, si elles étaient nées avec leurs habitsou s'ils étaient poussés plus tard. Elles étaient souventembarrassées de répondre. Delphine ôta son tablierpour montrer qu'il ne tenait pas à sa peau et Marinettese déchaussa d'un pied. Pensant qu'elles devaient sefaire très mal, ils fermaient les yeux pour ne pas voir.Lorsqu'ils eurent enfin compris ce qu'étaient deshabits, l'un d'eux fit observer :

— C'est amusant, bien sûr, mais je ne vois pasl'avantage. Vos habits, vous devez les perdre ououblier de les mettre. Pourquoi ne pas avoir du poilcomme tout le monde ? c'est tellement plus commode.

Les petites étaient en train de leur apprendre un jeu,lorsque les trois lapins, d'un même mouvement,coururent jusqu'à l'entrée de leur terrier en criant :

— Un chien ! sauvez-vous ! Voilà un chien !En effet, à l'entrée de la clairière, un chien sortait

d'un taillis.— Un chien ! sauvez-vous ! Voilà un chien !— N'ayez pas peur, dit-il, je suis Pataud. En

passant près d'ici, j'ai reconnu le rire des petites et jesuis venu vous dire bonjour.

Le cerf et les petites s'avancèrent à sa rencontre,mais rien ne put décider les lapins à quitter l'entrée duterrier. Le chien demanda au cerf à quoi il avait occupéson temps depuis le jour de la poursuite et il fut trèscontent d'apprendre qu'il travaillait à la ferme.

— Tu ne pouvais pas agir plus sagement et jevoudrais être sûr que tu auras assez de raison pour yrester toujours.

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— Toujours? protesta le cerf. Non, ce n'est paspossible. Si tu savais comme le travail est ennuyeux etcomme la plaine est triste par ces grands soleils, alorsqu'il fait si frais et si doux dans nos bois.

— Les bois n'ont jamais été moins sûrs, repartit lechien. On chasse presque tous les jours.

— Tu veux me faire peur, mais je sais bien qu'il n'ya presque rien à craindre.

— Je veux te faire peur, oui, pauvre cerf. Hierencore, nous avons tué un sanglier. Mais tu le connaisprobablement. C'était ce vieux sanglier qui avait unedéfense cassée.

— C'était mon meilleur ami ! gémit le cerf qui semit à verser des larmes.

Les petites regardaient le chien avec un air dereproche et Marinette demanda :

— Ce n'est pas vous qui l'avez tué, dites ?— Non, mais j'étais avec les chiens qui l'ont forcé.

Il fallait bien. Ah! quel métier! depuis que je vousconnais, je ne peux pas dire combien il m'est pénible.Si je pouvais, moi aussi, quitter la forêt pour allertravailler dans une ferme...

— Justement, nos parents ont besoin d'un chien,dit Delphine. Venez à la maison.

— Je ne peux pas, soupira Pataud: Quand on a unmétier, il faut bien qu'on le fasse. C'est ce qui compted'abord. D'un autre côté, je ne voudrais pas non plusabandonner des compagnons de meute avec lesquelsj'ai toujours vécu. Tant pis pour moi. Mais j'auraismoins de peine à vous quitter si notre ami voulait mepromettre de rester à la ferme.

Avec l'aide des petites, il pressa le cerf de renoncerpour toujours à la vie des bois. Le cerf hésitait à

Le cerf et le chien 209

répondre et regardait les trois lapins cabrioler autourde leur terrier. L'un d'eux s'était arrêté et l'appelaitdans leur jeu. Alors, il fit signe aux petites qu'il nepouvait rien promettre.

Le lendemain, le cerf était attelé avec le bœuf dans lacour de la ferme et rêvait aux arbres et aux bêtes de laforêt. Distrait, il n'entendit pas l'ordre de se mettre enroute et resta sur place. Le bœuf avait eu un mouve-ment en avant, mais sentant résister son compagnon, ilattendit sans bouger.

— Allons, hue ! dirent les parents. C'est encorecette sale bête !

Et comme le cerf, toujours distrait, demeuraitimmobile, ils lui donnèrent un coup de bâton. Il eutalors un sursaut de colère et s'écria :

— Dételez-moi tout de suite ! Je ne suis plus à votreservice.

— Marche ! tu bavarderas une autre fois.Comme il refusait de tirer la voiture, les parents lui

donnèrent encore deux coups de bâton et, sur nouveaurefus, trois coups. Enfin, il se décida et les parentstriomphèrent. En arrivant au champ où ils devaientplanter des pommes de terre, ils déchargèrent le sac desemences et, dételant les bêtes, les mirent à paître surle bord du chemin. La leçon des coups de bâtonsemblait avoir été profitable, car le cerf se montraitdocile. Mais les parents avaient à peine commencé deplanter qu'il disait au bœuf :

— Cette fois, je pars et pour toujours. N'essaie pasde me retenir, tu perdrais ton temps.

— Bon, fit le bœuf. Alors je pars aussi. Tu m'astant parlé de la vie des bois que j'ai hâte de laconnaître. Décampons.

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210 Les contes du chat perché

Pendant que les parents tournaient le dos, ilsgagnèrent un rideau de pommiers en fleurs et, de là,un chemin creux qui les conduisit droit aux bois. Toutheureux, le bœuf trottait en dansant et en chantonnantune chanson que lui avaient apprise les petites. Sanouvelle vie lui semblait aussi belle qu'il avait pul'imaginer depuis l'écurie. A peine entré dans la forêt,il commençait à déchanter. Il avait du mal à suivre lecerf à travers les taillis. Sa carrure le gênait beaucoupet ses longues cornes, plantées horizontalement, l'arrê-taient à chaque instant. Il songeait avec inquiétudequ'il ne pourrait jamais, en cas de danger, prendre sacourse à travers bois. Cependant, le cerf s'engageaitsur un terrain marécageux où il marchait si légèrementqu'on y voyait à peine la trace de ses pieds. Le bœufn'y avait pas fait trois pas qu'il enfonçait jusqu'auxgenoux. Lorsque après bien des efforts il se fut tiré delà, il dit à son compagnon :

— Décidément, la forêt ne me convient pas. Il vautmieux pour moi ne pas m'entêter et pour toi aussi. Jeretourne sur la plaine.

Le cerf n'essaya pas de le retenir et l'accompagnajusqu'au bord de la forêt. Très loin, il aperçut lespetites qui faisaient deux taches blondes dans la courde la ferme et dit en les montrant au bœuf :

— Je n'aurais peut-être jamais eu le courage de lesquitter si leurs parents ne m'avaient pas frappé. Elleset toi et toutes les bêtes de là-bas, vous allez memanquer...

Après de longs adieux, ils se séparèrent et le bœufregagna son champ de pommes de terre.

En apprenant la fuite du cerf, les parents regrettè-

Le cerf et le chien 211

rent les coups de bâton. Il leur fallut acheter un autrebœuf qui leur coûta les yeux de la tête, mais c'étaitbien fait.

Les petites ne voulaient pas croire que leur ami lecerf fût parti pour toujours.

—- Il reviendra, disaient-elles, il ne pourra pastoujours se passer de nous.

Mais les semaines passèrent et le cerf ne revenaitpas. Elles soupiraient en regardant du côté des bois :

— Il nous a oubliées. Il joue avec les lapins et lesécureuils et il nous a oubliées.

Un matin qu'elles écossaient des petits pois sur leseuil de la maison, le chien Pataud entra dans la cour.Il portait la tête basse et dit en arrivant auprèsd'elles :

— J'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre.— Le cerf! crièrent les petites.— Oui, le cerf. Mon maître l'a tué hier après-midi.

Pourtant, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour entraîner lameute sur une fausse piste. Mais Ravageur se méfiaitde moi. Quand je suis arrivé près du cerf, il respiraitencore et il m'a reconnu. Avec ses dents, il a cueilliune petite marguerite et il me l'a donnée pour vous.Pour les petites, il m'a dit. Tenez, la voilà, passéedans mon collier. Prenez-la.

Les petites pleuraient dans leur tablier et le canardbleu et vert pleurait aussi. Au bout d'un moment, lechien reprit :

— Et maintenant, je ne veux plus entendre parlerde la chasse. C'est fini. Je voulais vous demander sivos parents avaient toujours envie d'un chien.

— Oui, répondit Marinette. Ils en parlaient encore

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tout à l'heure. Ah ! je suis bien contente ! tu vas resteravec nous !

Et les petites et le canard souriaient au chien quibalançait sa queue avec amitié.

L'éléphant

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Les parents mirent leurs habits du dimanche et,avant de quitter la maison, dirent aux deux petites :

— On ne vous emmène pas voir votre oncle Alfred,parce qu'il pleut trop fort. Profitez-en pour bienapprendre vos leçons.. — Je les sais déjà, dit Marinette, je les ai apprises

hier soir.— Moi aussi, dit Delphine.— Alors, amusez-vous gentiment, et, surtout, ne

laissez entrer personne chez nous.Les parents s'éloignèrent, et les petites, le nez au

carreau de la fenêtre, les suivirent longtemps duregard. La pluie tombait si serrée qu'elles ne regret-taient presque pas de ne pas aller voir leur oncleAlfred. Elles parlaient de jouer au loto, lorsqu'ellesvirent le dindon traverser la cour en courant. Il se mit àl'abri sous le hangar, secoua ses plumes mouillées etessuya son grand cou dans le duvet de son jabot.

— C'est un mauvais temps pour les dindons, fitobserver Delphine, et pour les autres bêtes aussi.Heureusement, ça ne dure jamais longtemps. Mais s'ilpleuvait pendant quarante jours et quarante nuits ?

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216 Les contes du chat perché

— Il n'y a pas de raison, dit Marinette. Pourquoiveux-tu qu'il pleuve pendant quarante jours et qua-rante nuits ?

— Bien sûr. Mais je pensais qu'au Heu de jouer auloto, on pourrait peut-être jouer à l'Arche de Noé.

Marinette trouva l'idée très bonne et pensa que lacuisine ferait un excellent bateau. Quant aux bêtes, lespetites ne furent pas embarrassées pour les trouver.Elles allèrent à l'écurie et à la basse-cour et décidèrentfacilement le bœuf, la vache, le cheval, le mouton, lecoq, la poule, à les suivre dans la cuisine. La plupartétaient très contents de jouer à l'Arche de Noé. Il y eutbien quelques grincheux, comme le dindon et lecochon, pour protester qu'ils ne voulaient pas êtredérangés, mais Marinette leur déclara sans rire :

— C'est le déluge. Il va pleuvoir pendant quarantejours et quarante nuits. Si vous ne voulez pas venirdans l'Arche, tant pis pour vous. La terre seracouverte par les eaux, et vous serez noyés.

Les grincheux ne se le firent pas dire deux fois et sebousculèrent pour entrer à la cuisine. Pour les poules,il n'y eut pas besoin de leur faire peur. Elles voulaienttoutes venir jouer, et Delphine, après en avoir choisiune, fut obligée d'écarter les autres.

— Vous comprenez, je ne peux prendre qu'unepoule. Autrement, ce ne serait pas le jeu.

En moins d'un quart d'heure, toutes les bêtes de laferme furent représentées dans la cuisine. On craignaitque le bœuf ne pût passer par la porte, à cause de sesgrandes cornes, mais en penchant la tête de côté, ilentra très bien, et la vache aussi. L'Arche se trouva sipleine qu'il fallut loger sur la table la poule, le coq, ladinde, le dindon et le chat. Il n'y eut pourtant aucun

L'éléphant 217

désordre et les bêtes se montrèrent tout à fait raison-nables. D'ailleurs, elles étaient un peu intimidéesd'être dans la cuisine, où, sauf le chat, et peut-êtrela poule, elles n'avaient jamais pénétré. Le cheval,qui se trouvait auprès de l'horloge, regardait tantôtle cadran, tantôt le balancier, et l'inquiétude faisaitbouger ses oreilles pointues. La vache n'était pasmoins curieuse de tout ce qu'elle apercevait derrièreles vitres du buffet. Surtout, elle ne pouvait détacherson regard d'un fromage et d'un pot de lait, qui luifirent murmurer à plusieurs reprises : « Je com-prends maintenant, je comprends... »

Au bout d'un moment, les bêtes commencèrent àprendre peur. Même celles qui savaient que c'étaitpour jouer, en venaient à se demander s'il s'agissaitvraiment d'un jeu. En effet, Delphine, assise sur lafenêtre de la cuisine, au poste de commandement,regardait au-dehors et annonçait d'une voixanxieuse :

— Il pleut toujours... les eaux montent..., on nevoit déjà plus le jardin... Le vent est toujours vio-lent... Barre à droite!

Marinette, qui était le pilote, tournait la clé de lacuisinière à droite, ce qui faisait fumer un peu.

— Il pleut encore..., l'eau vient d'atteindre lespremières branches du pommier... Attention auxrochers ! Barre à gauche !

Marinette donna un coup de clé à gauche, et lacuisinière fuma moins.

— Il pleut toujours..., on aperçoit encore la cimedes plus hauts arbres, mais les eaux montent... C'estfini, on ne voit plus rien.

Alors, on entendit un grand sanglot. C'était le

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cochon qui ne pouvait plus contenir son chagrin dequitter la ferme.

— Silence à bord ! cria Delphine, je ne veux pas depanique. Prenez modèle sur le chat. Voyez comme ilronronne, lui.

En effet, le chat ronronnait comme si de rien n'était,sachant très bien que le déluge n'était pas sérieux.

— Si encore tout ça devait bientôt finir, geignit lecochon.

— Il faut compter un peu plus d'un an, déclaraMarinette, mais nos provisions sont faites, personnen'aura faim, soyez tranquilles.

Le pauvre cochon s'effondra en pleurant tout bas. Ilpensait que le voyage serait peut-être beaucoup pluslong que les petites ne l'avaient prévu et que les vivresmanqueraient un jour. Comme il était gros, il avait unegrande peur d'être mangé. Pendant qu'il se morfon-dait, une petite poule blanche, toute recroquevilléesous la pluie, était grimpée sur le rebord extérieur de lafenêtre. Elle frappa du bec au carreau et dit àDelphine :

— Je voudrais bien jouer aussi, moi.— Mais, pauvre poule blanche, tu vois bien que ce

n'est pas possible. Il y a déjà une poule.— Surtout que l'Arche est pleine, fit observer

Marinette, qui s'était approchée.La poule blanche parut si contrariée que les deux

petites en furent peinées. Marinette dit à Delphine :— Tout de même, il nous manque un éléphant. La

poule blanche pourrait faire l'éléphant...— C'est vrai, l'Arche aurait besoin d'un éléphant...Delphine ouvrit la fenêtre, prit la petite poule dans

ses mains et lui annonça qu'elle serait l'éléphant.

L'éléphant 219

— Ah ! je suis bien contente, dit la pouleblanche. Mais comment est-ce fait un éléphant? Jen'en ai jamais vu.

Les petites essayèrent de lui expliquer ce qu'estun éléphant, mais sans y parvenir. Delphine sesouvint alors d'un livre d'images en couleurs, queson oncle Alfred lui avait donné. Il se trouvait dansla pièce voisine qui était la chambre des parents.Laissant à Marinette, la surveillance de l'Arche,Delphine emporta la poule blanche dans la cham-bre, ouvrit le livre devant elle, à la page où étaitreprésenté l'éléphant, et donna encore quelquesexplications. La poule blanche regarda l'image avecbeaucoup d'attention et de bonne volonté, car elleavait très envie de faire l'éléphant.

— Je te laisse un moment dans la chambre, luidit Delphine. Il faut que je retourne dans l'Arche.Mais en attendant que je revienne te chercher,regarde bien ton modèle.

La petite poule blanche prit son rôle si à cœurqu'elle devint un véritable éléphant, ce qu'ellen'avait pas osé espérer. La chose arriva si vitequ'elle ne comprit pas tout de suite le changementqui venait de s'opérer. Elle croyait qu'elle étaitencore une petite poule, perchée très haut, toutprès du plafond. Enfin, elle prit connaissance de satrompe, de ses défenses en ivoire, de ses quatrepieds massifs, de sa peau épaisse et rugueuse quiportait encore quelques plumes blanches. Elle étaitun peu étonnée, mais très satisfaite. Ce qui lui fit leplus de plaisir, ce fut de posséder d'immensesoreilles, elle qui n'en avait, auparavant, pour ainsidire point. « Le cochon, qui était si fier des

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siennes, le sera peut-être moins en voyant celles-ci »,pensa-t-elle.

Dans la cuisine, les petites avaient complètementoublié la poule blanche qui préparait si bien son rôle del'autre côté de la porte. Après avoir annoncé que levent était tombé et que l'Arche voguait en eau calme,elles se préparaient à passer la revue des animaux prisen charge, Marinette se munit d'un carnet pourinscrire les réclamations des passagers, et Delphinedéclara :

— Mes chers amis, nous sommes aujourd'hui ànotre quarante-cinquième jour de mer...

— Heureusement, soupira le cochon, le tempspasse plus vite que je n'aurais cru !

— Silence ! cochon... Mes chers amis, comme vousle voyez, vous n'avez pas à regretter d'être venus dansl'Arche. Maintenant que le plus dur est fait, nousavons la certitude de retrouver la terre dans unedizaine de mois. Je peux bien vous le dire à présent,mais jusqu'à ces derniers jours, nous avons été souventen danger de mort, et e'est grâce au pilote que nousavons pu nous en tirer.

Les bêtes remercièrent le pilote avec amitié. Mari-nette devint toute rouge de plaisir et dit en montrant sasœur :

— C'est grâce au capitaine aussi... il ne faudrait pasoublier le capitaine...

— Bien sûr, approuvèrent les bêtes, bien sûr sans lecapitaine...

— Vous êtes bien gentils, leur dit Delphine. Vousn'imaginez pas combien votre confiance nous donne decourage... C'est qu'il nous en faut encore. La traverséeest loin d'être finie, quoique nos plus gros ennuis

L'éléphant 221

soient passés... Mais j'ai voulu vous parler et savoir sivous n'aviez pas de réclamations à faire. Commençonspar le chat. N'as-tu rien à demander, chat ?

— Justement, répondit le chat. J'aimerais bienavoir un bol de lait.

— Inscrivez : un bol de lait pour le chat.Tandis que Marinette notait sur son carnet la

réclamation du chat, l'éléphant entrouvrit tout douce-ment la porte avec sa trompe et jeta un coup d'œildans l'Arche. Ce qu'il aperçut le réjouit et il eut hâtede se mêler à ces jeux. Delphine et Marinette luitournaient le dos et, pour l'instant, nul ne regardaitde son côté. Il pensa avec plaisir à l'étonnement despetites quand elles le découvriraient. Bientôt, la revuedes passagers fut presque terminée, et, comme ellesarrivaient auprès de la vache qui ne cessait pasd'examiner le contenu du buffet, il ouvrit largementla porte et dit, avec une grande voix qu'il ne connais-sait pas :

— Me voilà...Les petites n'en croyaient pas leurs yeux. De

stupéfaction, Delphine demeura muette un moment,et Marinette laissa échapper son carnet. Elles dou-taient maintenant que l'Arche fût un jeu et étaientbien près de croire au déluge.

— Eh! oui, dit l'éléphant, c'est moi... Est-ce queje ne suis pas un bel éléphant ?

Delphine se retint de courir à la fenêtre, parcequ'elle était tout de même le capitaine et qu'il ne luiconvenait pas de laisser paraître son affolement. Ellese pencha sur Marinette et la pria tout bas d'aller voirsi le jardin n'avait pas disparu sous les eaux. Mari-nette s'éloigna vers la fenêtre et murmura au retour :

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222 Les contes du chat perché

— Non, tout est bien en place. C'est à peine s'il y aquelques flaques d'eau dans la cour.

Cependant, les bêtes s'inquiétaient un peu à la vuede l'éléphant qui leur était inconnu. Le cochon se mit àpousser des hurlements qui menaçaient de semer lapanique parmi ses compagnons. Delphine prononçasévèrement : ,

— Si le cochon ne se tait pas immédiatement, je lefais jeter à la mer... Bon. Et maintenant, je dois direque j'ai oublié de vous parler de l'éléphant qui voyageavec nous. Veuillez bien vous serrer encore un peu etlui faire une place dans l'Arche.

Intimidé par la fermeté du capitaine, le cochon avaitaussitôt cessé ses cris. Toutes les bêtes se tassèrent lesunes sur les autres, afin de laisser le plus de placepossible à leur nouveau compagnon de voyage. Maisquand l'éléphant voulut entrer dans la cuisine, ils'aperçut que la porte n'était ni assez haute ni assezlarge pour lui permettre le passage, il s'en fallait d'aumoins une fois et demie.

— Je n'ose pas forcer, dit-il, j'aurais peur d'empor-ter le mur avec moi. C'est que je suis fort..., je suismême très fort...

— Non, non, s'écrièrent les petits, ne forcez pas !vous jouerez depuis la chambre.

Elles n'avaient pas encore pensé que la porte étaittrop petite et c'était une nouvelle complication quiavait de quoi les effrayer". Si l'éléphant avait pu sortir,les parents auraient été assez surpris de le voir rôderautour de la maison, car cette espèce d'animal n'exis-tait pas au village. Mais enfin, ils n'auraient eu aucuneraison de soupçonner les petites. Le lendemain, lamère aurait peut-être découvert qu'il lui manquait une

L'éléphant 223

petite poule blanche et l'affaire en restait là. Aucontraire, quand ils trouveraient un éléphant dans leurchambre, ils n'allaient pas manquer de poser desquestions et il faudrait bien avouer que l'on avait réunitoutes les bêtes dans la cuisine pour jouer à l'Arche deNoé.

— Eux qui nous avaient si bien recommandé de nelaisser entrer personne à la cuisine ! soupira Marinette.

— Peut-être que l'éléphant redeviendra une petitepoule blanche, murmura Delphine. Après tout, c'estpour jouer qu'il est éléphant. Quand le jeu de l'Archesera fini, il n'aura plus de raison de rester éléphant.

— Peut-être bien. Alors dépêchons-nous de jouer.Marinette reprit le gouvernail du bateau et Delphine

son poste de commandement.— La traversée continue !—, Allons, tant mieux, dit l'éléphant, on va pouvoir

jouer.— Nous sommes en mer depuis quatre-vingt-dix

jours, reprit Delphine. Il n'y a rien à signaler.— On dirait pourtant que ça fume, fit observer le

cochon.En effet, Marinette était si émue par la présence de

l'éléphant qu'elle tournait la clé de la cuisinière sans ypenser.

— Cent soixante-douzième jour de mer ! annonça lecapitaine. Il n'y a rien à signaler.

En général, les bêtes paraissaient assez satisfaites quele temps s'écoulât aussi vite, mais l'éléphant ne pouvaitpas s'empêcher de trouver la traversée un peu mono-tone et il en fit la réflexion, ajoutant d'un air boudeur :

— C'est bien joli, mais moi, qu'est-ce que je fais là-dedans ?

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224 Les contes du chat perché

— Vous faites l'éléphant, répondit Marinette etvous attendez que les eaux se retirent. Je crois quevous n'avez pas à vous plaindre...

— Ah ! bon, puisqu'il s'agit d'attendre...— Deux cent trente-septième jour de mer! Le

vent souffle, on dirait que le niveau de l'eau com-mence à baisser..., il baisse!

A cette nouvelle, le cochon fut si content qu'il seroula par terre en poussant des cris de joie.

— Silence donc, cochon ! ou je vous fais mangerpar l'éléphant, déclara Delphine.

— Ah ! oui, dit l'éléphant, j'ai bien envie de lemanger !

Et il ajouta en clignant un œil vers Marinette :— C'est tout de même amusant...— Trois cent soixante-cinquième jour de mer !

On aperçoit le jardin, préparons-nous à sortir, et enordre ! Le déluge est fini.

Marinette alla ouvrir la porte qui donnait sur lacour. Le cochon, dans sa frayeur d'être mangé parl'éléphant, faillit la renverser, tant il mit de hâte àsortir. Il trouva que le sol n'était pas trop détrempéet fila sous la pluie, jusque dans sa soue. Les autresbêtes quittèrent la cuisine sans bousculade et rega-gnèrent leurs places à l'étable ou à la basse-cour.Seul, l'éléphant demeura auprès des deux petites, ilne paraissait pas pressé de s'en aller. Delphines'avança vers lui et dit en tapant dans ses mains :

— Allons, petite poule blanche, allons..., le jeuest fini..., il faut retourner au poulailler...

— Petite poule b lanche . . . , petite pouleblanche..., appelait Marinette en offrant une poi-gnée de graines.

L'éléphant 225

Mais elles eurent beau le prier, l'éléphant ne voulutjamais redevenir une petite poule blanche.

— Ce n'est pas pour vous contrarier, disait-il, maisje trouve bien plus drôle d'être en éléphant.

Les parents furent de retour vers la fin de l'après-midi, très contents d'avoir vu l'oncle Alfred. Leurspèlerines étaient trempées et la pluie avait pénétréjusque dans leurs sabots.

— Ah ! quel mauvais temps, dirent-ils en ouvrant laporte, nous avons bien fait de ne pas vous emmener.

— Et comment va notre oncle Alfred? demandè-rent les petites qui étaient un peu rouges.

— On vous le dira tout à l'heure. Mais laissez-nousd'abord aller nous déshabiller dans la chambre.

Les parents se dirigeaient déjà vers la porte de lachambre. Ils avaient traversé la moitié de la cuisine etles petites étaient toutes tremblantes de peur. Le cœurleur battait si fort qu'il leur fallait appuyer dessus avecles deux mains.

— Vos pèlerines sont bien mouillées, dit Delphined'une petite voix étranglée. Il vaudrait peut-être mieuxles ôter ici. Je les mettrai à sécher devant la cuisinière.

— Tiens, dirent les parents, c'est une bonne idée.Nous n'y avions pas pensé.

Les parents ôtèrent leurs pèlerines d'où l'eaudégouttait encore et les étendirent auprès du fourneau.

— Je voudrais bien savoir comment va l'oncleAlfred, soupira Marinette. Est-ce qu'il a encore sonrhumatisme à la jambe ?

— Son rhumatisme ne va pas mal... Mais patientezun moment, le temps de changer nos habits dudimanche contre nos habits des jours, et vous saureztout.

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226 Les contes du chat perché

Les parents marchèrent vers la porte de la chambre.Ils n'en étaient plus qu'à deux pas, mais Delphine semit devant eux et murmura :

— Avant de changer d'habits, vous feriez peut-êtrebien d'ôter vos sabots. Vous allez porter de la bouepartout, et salir le plancher de la chambre.

— En effet, oui, c'est une bonne idée. Nous n'yavions pas pensé, dirent les parents.

Ils revinrent auprès du fourneau et ôtèrent leurssabots, mais cela ne demanda pas plus d'une minute,Marinette prononça encore le nom de l'oncle Alfred,mais si bas qu'ils ne l'entendirent même pas. Lespetites virent leurs parents se diriger vers la chambre,et la peur leur glaça les joues, le nez, et jusqu'auxoreilles. Déjà ils touchaient le bouton de la porte,lorsqu'ils entendirent un sanglot derrière eux. C'étaitMarinette qui ne pouvait plus retenir ses larmes, tantelle avait de frayeur et de remords aussi.

— Mais pourquoi pleures-tu? demandèrent lesparents. Est-ce que tu as mal ? Est-ce que le chat t'agriffée? Voyons, dis-nous pourquoi tu pleures.

— C'est à cause de l'élé... A cause de l'élé...,bégaya Marinette, mais les sanglots l'empêchaientd'aller plus loin.

— C'est parce qu'elle voit que vous avez les piedsmouillés, se hâta de dire Delphine. Elle a sûrementpeur que vous n'attrapiez un rhume. Elle pensait quevous alliez vous asseoir devant le fourneau pour séchervos chaussons. Justement, elle avait préparé leschaises.

Les parents caressèrent les theveux blonds deMarinette et lui dirent qu'ils étaient très contentsd'avoir une si bonne petite fille, mais qu'elle n'avait

L'éléphant 227

pas à craindre de les voir s'enrhumer. Et ils promirentde venir se chauffer les pieds aussitôt qu'ils auraientchangé d'habits.

— Il vaudrait peut-être mieux vous chaufferd'abord, insista Delphine. Un mauvais rhume est sivite attrapé !

— Peuh ! nous en avons vu bien d'autres... Ce n'estpas la première fois que l'eau entre dans nos sabots etnous n'avons jamais eu un rhume.

— Ce que j'en dis est pour tranquilliser Marinette.Surtout qu'elle est un peu inquiète de la santé del'oncle Alfred.

— Mais l'oncle Alfred va très bien!... Il ne s'estjamais aussi bien porté, rassurez-vous. Dans cinqminutes, vous aurez des détails. On vous racontera.

Delphine ne trouva plus rien à dire. En souriant àMarinette, les parents firent un pas vers la chambre,mais le chat, qui se trouvait caché sous le fourneau,mit sa queue dans le cendrier et l'agita si furieusementqu'en passant auprès de lui, un nuage de fine cendreleur monta au nez et les fit éternuer à plusieursreprises.

— Vous voyez bien, s'écrièrent les petites. Il n'y apas une minute à perdre, il faut vous chauffer lespieds. Venez vite vous asseoir.

Un peu confus, ils durent avouer que Marinetteavait eu raison et allèrent s'asseoir sur les chaises. Lespieds sur la plaque du fourneau, ils regardaient fumerleurs chaussons et bâillaient presque sans arrêt. Fati-gués par la longue marche qu'ils venaient de faire sousla pluie dans les chemins défoncés, ils semblaient prêtsà s'endormir, et les petites n'osaient plus respirer.Tout à coup, ils sursautèrent. On entendait comme le

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228 Les contes du chat perché

bruit d'un pas lourd ; la vaisselle en tremblait dans le

buffet.— Ah çà... mais on marche dans la maison... On

dirait même...— Ce n'est rien, dit Delphine. C'est le chat qui

court après les souris au grenier. Déjà, cet après-midi,il a fait le même bruit.

— Ce n'est pas possible ! Tu t'es sûrement trompée.Comment veux-tu que le chat fasse trembler le buffet ?Tu t'es sûrement trompée.

— Mais non, c'est lui-même qui me l'a dit tout àl'heure.

— Ah ? Eh bien ! je n'aurais jamais cru qu'un chatpouvait faire autant de bruit. Mais puisqu'il te l'a dit,c'est bon.

Sous le fourneau, le chat se faisait tout petit. Lebruit avait cessé presque aussitôt, mais les parentsn'avaient plus envie de dormir et, en attendant queleurs chaussons fussent tout à fait secs, ils commencè-rent à raconter leur visite à l'oncle Alfred.

— L'oncle nous attendait sur le pas de la porte. Envoyant le mauvais temps, il avait bien pensé que vousne viendriez pas. Ah ! il a regretté de ne pas vous voir,et il nous a chargés... Allons, bon, voilà que çarecommence ! Ma parole, les murs en sont ébranlés !

— Alors, l'oncle Alfred vous a dit quelque chosepour nous ?

— Oui, il nous a dit... Ah ! cette fois, vous ne medirez pas que c'est le chat ! On croirait que la maisonva s'écrouler !

Le chat se faisait de plus en plus petit sous lefourneau, mais il n'avait pas pensé que le bout de saqueue dépassait, il s'en avisa trop tard. Les parents

L'éléphant 229

1,'aperçurent au moment précis où il cherchait à laramener entre ses pattes.

— Maintenant, dirent-ils, vous ne pouvez plusaccuser le chat, puisque le voilà sous le fourneau !

Ils se disposaient à quitter leurs chaises pour allervoir d'où provenait le bruit de ces pas énormes quifaisaient danser le fourneau. Alors, le chat sortit de sacachette, s'étira des quatre pattes, comme s'il venait des'éveiller, et déclara d'une voix furieuse :

— C'est tout de même malheureux qu'on ne puissemême plus dormir tranquillement ! Je ne sais pas cequ'a le cheval depuis ce matin, mais à chaque instant,il donne des coups de pied dans le mur et dans les bat-flanc. J'avais cru qu'à la cuisine je n'entendrais plustout ce vacarme, mais c'est encore pire au grenier. Jeme demande ce que peut bien avoir le cheval à s'agitersi fort.

— En effet, dirent les parents, il faut que cette bêtesoit malade ou qu'elle ait une contrariété. Nous ironsvoir tout à l'heure.

Pendant qu'ils parlaient du cheval, le chat regardaitles petites en hochant la tête, comme pour leur direque toutes ses paroles ne servaient à rien et qu'il valaitmieux ne pas s'entêter. A quoi bon, en effet? Ellesn'empêcheraient pas les parents d'entrer dans lachambre. Cinq minutes plus tôt ou plus tard, cela nefaisait rien à l'affaire. Les petites étaient à peu près del'avis du chat, mais elles pensaient que cinq minutesplus tard valaient mieux que cinq minutes plus tôt.Delphine toussa pour affermir sa voix et demandaencore :

— Vous étiez en train de nous dire que l'oncleAlfred vous avait chargés pour nous...

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— Ah ! oui, l'oncle Alfred... Il a très bien comprisqu'il ne faisait pas un temps à sortir des enfants. C'estqu'il pleuvait fort, vous savez, surtout quand noussommes arrivés. C'était un vrai déluge... Heureuse-ment, ça ne durera pas, on dirait déjà qu'il pleutmoins, n'est-ce pas?

Les parents jetèrent un coup d'oeil par la fenêtre etpoussèrent un cri d'étonnement à la vue du cheval quise promenait dans la cour.

— Par exemple ! Voilà le cheval qui se promène ! Ila si bien fait qu'il a réussi à se détacher et qu'il est venuprendre l'air dans la cour. Ma foi, c'est tant mieuxpour lui. Il sera plus calme tout à l'heure, et au moinsnous ne l'entendrons plus ruer dans l'écurie.

Au même instant, les pas se firent entendre denouveau, mais encore plus lourds que les précédents.Les planchers craquaient, la maison gémissait du hauten bas. La table se dressa sur deux pieds et les parentsse sentirent vaciller sur leurs chaises.

— Pour le coup, s'écrièrent-ils, ce ne peut être lecheval, puisqu'il est encore dans la cour ! N'est-ce pas,chat, ce ne peut être le cheval ?

— Bien sûr, répondit le chat, bien sûr... Il fautque ce soient les bœufs qui s'impatientent dansl'étable...

— Qu'est-ce que tu racontes, chat ? On n'a jamaisvu des bœufs s'impatienter d'être au repos.

— Alors, c'est le mouton qui aura cherché querelleà la vache.

— Le mouton chercher une querelle? Hum!...Nous sentons là-dessous... Hum!... Quelque chosequi n'est pas clair...

Les petites se mirent à trembler si fort que les deux

L'éléphant 231

têtes blondes en étaient toutes secouées, ce qui fitcroire aux parents, qu'elles se défendaient de leuravoir désobéi. Ils se mirent à grommeler avec, peut-être, un reste de soupçon :

— Ah! bon... Parce que si vous aviez laisséentrer quelqu'un dans la maison... Ah! si vousaviez laissé entrer quelqu'un... Petites malheu-reuses! Il vaudrait mieux pour vous... Il vaudraitmieux je ne sais pas quoi.

Delphine et Marinette n'osaient même pas regar-der les parents qui fronçaient les sourcils avec unair terrible. Le chat lui-même était effrayé et nesavait plus quelle contenance prendre.

— Ce qui est certain, murmuraient les parents,c'est que ce bruit de pas semblait tout proche. Il nevenait sûrement pas de l'écurie... On aurait plutôtdit qu'on marchait dans la chambre à côté... oui,dans la chambre... D'ailleurs, nous allons bienvoir.

Leurs chaussons étaient tout à fait secs. Sansquitter du regard la porte de la chambre, ils selevèrent de leurs chaises. Derrière eux, Delphine etMarinette s'étaient donné la main, et à mesurequ'ils avançaient, elles se serraient l'une contre l'au-tre. Le chat frottait son poil sur leurs mollets pourmontrer qu'il restait un ami et les encourager unpeu, mais c'était affreux quand même. Ellescroyaient que leur cœur allait éclater. Les parents,l'oreille collée contre la porte, écoutaient d'un airméfiant. Enfin, la poignée tourna, la porte s'ouvriten grinçant et il y eut un instant de silence. Del-phine et Marinette, qui tremblaient de tous leursmembres, jetèrent un coup d'œil vers la chambre.

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232 Les contes du chat perché

Alors, elles virent une petite poule blanche se glis-ser furtivement entre les jambes des parents et tra-verser sans bruit la cuisine pour aller se blottir sousl'horloge.

Le canard et la panthère

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A plat ventre dans le pré, Delphine et Marinetteétudiaient leur géographie dans le même livre, et il yavait un canard qui allongeait le cou entre leurs deuxtêtes pour regarder les cartes et les images. C'étaitun joli canard. Il avait la tête et le col bleus, le jabotcouleur de rouille et les ailes rayées bleu et blanc.Comme il ne savait pas lire, les petites lui expli-quaient les images et lui parlaient des pays dont lenom était marqué sur les cartes.

— Voilà la Chine, dit Marinette. C'est un pays oùtout le monde a la tête jaune et les yeux bridés.

— Les canards aussi? demanda le canard.— Bien sûr. Le livre n'en parle pas, mais ça va de

soi.— Ah ! la géographie est quand même une belle

chose... mais ce qui doit être plus beau encore, c'estde voyager. Moi, je me sens une envie de voyager, sivous saviez...

Marinette se mit à rire et Delphine dit :— Mais, canard, tu es trop petit pour voyager.— Je suis petit, c'est entendu, mais je suis malin.— Et puis, si tu voyageais, tu serais obligé de

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236 Les contes du chat perché

nous quitter. Est-ce que tu n'es pas heureux avecnous?

— Oh ! si, répondit le canard. Il n'y a personne quej'aime autant que vous.

Il frotta sa tête contre celle des deux petites et repriten baissant la voix :

— Par exemple, je n'en dirai pas autant de vosparents. Oh ! ne croyez pas que je veuille en dire dumal. Je ne suis pas si mal élevé. Mais ce qui me faitpeur, voyez-vous, ce sont leurs caprices. Tenez, jepense à ce pauvre vieux cheval.

Les petites levèrent la tête et, en soupirant, regardè-rent le vieux cheval qui broutait au milieu du pré. Lapauvre bête était vraiment bien vieille. Même de loin,on pouvait lui compter les côtes, et ses jambes étaientsi faibles qu'elles le portaient à peine. En outre,comme il était borgne, il trébuchait souvent dans lesmauvais chemins et ses deux genoux étaient largementcouronnés. De son œil resté sain, il vit qu'on s'intéres-sait à lui et vint vers ses amis.

— Vous étiez en train de parler de moi ?— Oui, justement, répondit Delphine. On disait

que depuis quelque temps tu avais bonne mine.— Vous êtes bien gentils tous les trois, dit le vieux

cheval, et je voudrais vous croire. Malheureusement,les maîtres ne sont pas de votre avis. Ils disent que jesuis trop vieux et que je ne gagne même plus manourriture. Et c'est vrai que je suis vieux et fatigué. Ily a si longtemps que je sers... Pensez que je vous aivues venir au monde, vous, les petites. Vous n'étiezpas plus grandes que vos poupées, je me rappelle.Dans ce temps-là, je vous montais les côtes sansseulement y faire attention, et à la charrue, je tirais

Le canard et la panthère 237

comme une paire de bœufs, et toujours content...Maintenant, c'est le souffle qui manque, c'est lesjambes qui se dérobent, et tout. Un vieux canasson,quoi, voilà ce que je suis.

— Mais non, protesta le canard. Tu te fais desidées, je t'assure.

— La preuve en est que ce matin, les maîtresvoulaient me vendre à la boucherie. Si les petites nem'avaient pas défendu en faisant le compte de tous lesservices que je peux rendre encore pendant la bellesaison, mon affaire était claire. Du reste, ce n'est quepartie remise. Ils ont décidé de me vendre au plus tardà la foire de septembre.

— Je voudrais bien faire quelque chose pour toi,soupira le canard.

Dans ce moment-là-, les parents arrivèrent sur le pré,et, surprenant le cheval en conversation, ils se mirent àcrier :

— Voyez-moi cette vieille rosse qui fait son intéres-sant ! Ce n'est cependant pas pour bavarder qu'on t'alâché dans le pré !

— Il n'est là que depuis cinq minutes, fit observerDelphine.

— Cinq minutes de trop, répliquèrent les parents.Il les aurait mieux employées à brouter une herbe quine coûte rien. Ce qu'il mange là est toujours autantqu'on ne prend pas au grenier. Mais cette sale bêten'en fait qu'à sa tête. Ah ! pourquoi ne pas l'avoirvendu ce matin ? Si c'était à refaire...

Le vieux cheval s'éloigna du plus vite qu'il put, enessayant de lever haut ses sabots, pour faire croire qu'ilétait encore plein de vigueur, mais ses jambes s'accor-daient mal et il buta plusieurs fois. Heureusement, les

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parents ne faisaient plus attention à lui. Ils venaient des'aviser de la présence du canard, qui suffit à les mettrede bonne humeur.

— Voilà un canard qui se porte joliment bien,dirent-ils. On voit qu'il n'a pas jeûné. Vraiment, il faitplaisir à regarder. Ça fait penser que l'oncle Alfredvient déjeuner dimanche...

Là-dessus, les parents quittèrent le pré en se parlantà l'oreille. Le canard ne comprenait pas bien le sensdes paroles qu'il venait d'entendre, mais il se sentaitmal à l'aise. Marinette le prit sur ses genoux et lui dit :

— Canard, tu parlais tout à l'heure d'aller envoyage...

— Oui, mais mon idée n'avait pas l'air de vousplaire, à Delphine et à toi.

— Mais si, au contraire ! s'écria Delphine. Etmême, à ta place, je partirais dès demain matin.

— Demain matin ! mais voyons... voyons...Le canard était tout agité à l'idée d'un départ aussi

prompt. Il soulevait ses ailes, sautait sur le tablier deMarinette et ne savait plus où donner de la tête.

— Mais oui, dit encore Delphine, pourquoi tarder àpartir ? Quand on fait des projets, il faut les réalisersans attendre. Autrement, tu sais ce que c'est, on enparle, les choses traînent pendant des mois, et, unbeau jour, on n'en parle plus.

— Ça, c'est bien vrai, dit le canard.Décidé au voyage, il passa le reste de la journée en

compagnie des deux petites à apprendre la géographieà fond. Les fleuves, les rivières, les villes, les océans,les montagnes, les routes, les chemins de fer, il sut toutpar cœur. En allant se coucher, il avait très mal à la têteet n'arrivait pas à trouver le sommeil. Au moment de

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s'endormir, il songeait : « L'Uruguay, capitale?...Mon Dieu, j'ai oublié la capitale de l'Uruguay... »Heureusement, à partir de minuit, il eut un bonsommeil tranquille et la première heure du jour letrouva dispos.

Toutes les bêtes de la ferme étaient réunies dans lacour pour assister à son départ.

— Adieu, canard, et ne sois pas trop longtemps,disaient la poule, le cochon, le cheval, la vache, lemouton.

— Adieu et ne nous oublie pas, disaient le bœuf, lechat, le veau, le dindon.

— Bon voyage, disaient toutes les bêtes.Et il y en avait plus d'une qui pleurait, par exemple

le vieux cheval, en pensant qu'il ne reverrait plus sonami.

Le canard partit d'un bon pas sans se retourner et,comme la terre est ronde, il se retrouva au bout de troismois à son point de départ. Mais il n'était pas seul. Quil'accompagnait, il y avait une belle panthère à la robejaune tachetée de noir et aux yeux dorés. Justement,Delphine et Marinette passaient dans la cour. A la vuedu fauve, elles furent d'abord très effrayées, mais laprésence du canard les rassura aussitôt.

— Bonjour, les petites ! cria le canard. J'ai fait unbien beau voyage, vous savez. Mais je vous raconteraiplus tard. Vous voyez, je ne suis pas seul. Je rentreavec mon amie la panthère.

La panthère salua les deux petites et dit d'une voixaimable :

— Le canard m'a bien souvent parlé de vous. C'estcomme si je vous connaissais déjà.

— Voilà ce qui s'est passé, expliqua le canard. En

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240 Les contes du chat perché

traversant les Indes, je me suis trouvé un soir en facede la panthère. Et figurez-vous qu'elle voulait memanger...

— C'est pourtant vrai, soupira la panthère enbaissant la tête.

— Mais moi, je n'ai pas perdu mon sang-froidcomme bien des canards auraient fait à ma place. Je luiai dit ; « Toi qui veux me manger, sais-tu seulementcomment s'appelle ton pays ! » Naturellement, ellen'en savait rien. Alors, je lui ai appris qu'elle vivait auxIndes, dans la province du Bengale. Je lui ai dit lesfleuves, les villes, les montagnes, je lui ai parlé d'autrespays... Elle voulait tout savoir, si bien que la nuitentière, je l'ai passée à répondre à ses questions. Aumatin, nous étions déjà deux amis et depuis, nous nenous sommes plus quittés d'un pas. Mais, par exem-ple, vous pouvez compter que je lui ai fait la moralesérieusement !

— J'en avais besoin, reconnut la panthère. Quevoulez-vous, quand on ne sait pas la géographie...

— Et notre pays, comment le trouvez-vous ?demanda Marinette.

— Il est bien agréable, dit la panthère, je suis sûreque je m'y plairai. Ah ! j'étais pressée d'arriver, aprèstout ce que m'avait dit le canard des deux petites et detoutes les bêtes de la ferme... Et à propos, comment seporte notre bon vieux cheval ?

A cette question, les deux petites se mirent à renifleret Delphine raconta en pleurant :

— Nos parents n'ont même pas attendu la foire deseptembre. A midi, ils ont décidé de le vendre, etdemain matin, on vient le chercher pour la bouche-rie...

Le canard et la panthère 241

— Par exemple ! gronda la panthère.— Marinette a pris la défense du cheval, moi aussi,

mais rien n'y fait. Ils nous ont grondées et privées dedessert pour une semaine.

— C'est trop fort ! Et où sont-ils, vos parents ?— Dans la cuisine.— Eh bien ! ils vont voir... mais surtout, n'ayez pas

peur, petites.La panthère allongea le cou et, la tête haute, la

gueule grande ouverte, fit entendre un terrible miaule-ment. Le canard en était tout fier, et en regardant lespetites, il ne pouvait pas s'empêcher de se rengorger.Cependant, les parents étaient sortis de la cuisine entoute hâte, mais ils n'eurent pas le temps de s'enquérird'où venait le bruit. D'un seul bond, la panthère avaittraversé la cour et retombait devant eux sur ses quatrepattes.

— Si vous bougez, dit-elle, je vous mets en pièces.On peut croire que les parents n'en menaient pas

large. Ils tremblaient de tous leurs membres etn'osaient pas seulement tourner la tête. Les yeux d'orde la panthère avaient un éclat féroce, ses babinesretroussées laissaient voir de grands crocs pointus.

— Qu'est-ce qu'on vient de me dire ? gronda-t-elle.Que vous allez vendre votre vieux cheval à la bouche-rie ? Vous n'avez pas honte ? Une pauvre bête qui apassé toute sa vie à travailler pour vous ! Le voilà bienrécompensé de ses peines ! Vraiment, je ne sais pas cequi me retient de vous manger... au moins, on nepourrait pas dire que vous avez travaillé pour moi...

Les parents claquaient des dents et commençaient àse demander si cette idée de sacrifier le vieux chevaln'était pas bien cruelle.

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242 Les contes du chat perché

— C'est comme les deux petites, reprit la panthère.On m'apprend que vous les avez privées de dessertpour huit jours parce qu'elles ont pris la défense ducheval. Vous êtes donc des monstres? Mais je vouspréviens qu'avec moi, les choses vont changer et qu'ilva falloir mener la maison d'un autre train. Pourcommencer, je lève la punition des petites. Ma parole,il me semble que vous ronchonnez ? Vous n'êtes pascontents, peut-être ?

— Oh! si... au contraire...— Allons, tant mieux. Pour le vieux cheval, il n'est

naturellement plus question de la boucherie. J'entendsqu'on soit avec lui aux petits soins et qu'il finisse sesjours en paix.

La panthère parla encore des autres bêtes de laferme et des moyens de leur rendre la vie plus douce.Le ton de ses paroles devenait moins sévère, comme sielle voulait faire oublier la mauvaise impression qu'a-vait pu laisser sa vivacité du premier moment. Lesparents commençaient à reprendre un peu d'assu-rance, si bien qu'ils en vinrent à lui dire :

— En somme, vous vous installez à la maison. C'esttrès bien, mais avez-vous pensé à ce que sera notreexistence s'il nous faut craindre à chaque instant d'êtremangés ? Sans compter que nos bêtes seront bienexposées aussi. Vous comprenez, c'est bien jolid'empêcher les maîtres de tuer le cochon ou de saignerles volailles, mais on n'a jamais entendu dire que lespanthères se nourrissaient de légumes...

— Je comprends que vous soyez inquiets, dit lapanthère. Il est certain qu'au temps où je ne savais pasla géographie, tout ce qui tombait sous ma patte,homme ou bête, m'était bon à manger. Mais depuis ma

Le canard et la panthère 243

rencontre avec le canard, il est là pour le dire, monrégime est celui des chats. Je ne mange plus que dessouris, des rats, des mulots, et autres mauvaisesespèces. Oh ! je ne dis pas que de temps en temps, jen'irai pas faire un tour dans la forêt, bien sûr. En toutcas, les bêtes de la ferme n'ont rien à redouter de moi.

Les parents s'habituèrent très vite à la présence de lapanthère. Pourvu qu'ils ne punissent pas les petitestrop fort et qu'ils ne fissent point de mal aux bêtes, ellese montrait toujours aimable avec eux. Même, certaindimanche où l'oncle Alfred vint à la maison, elle fermales yeux sur la cuisson d'un poulet qu'on accommodaen sauce blanche. Il faut dire que ce poulet était unenature ingrate, n'ayant point d'autre souci que detourmenter ses compagnons et de leur jouer quelquemauvais tour. Il ne fut regretté de personne.

D'autre part, la panthère rendait des services. Parexemple, on pouvait dormir sur ses deux oreilles, lamaison était bien gardée. On en eut bientôt la preuveune nuit que le loup s'avisa de venir rôder autour del'écurie. Le malheureux loup avait déjà réussi àentrebâiller la porte et se pourléchait à l'idée du bonrepas qu'il allait faire, lorsqu'il se trouva lui-mêmemangé sans avoir eu le temps d'y rien comprendre, et iln'en resta que les pattes de devant, une touffe de poils,et la pointe d'une oreille.

Elle était bien utile aussi pour les commissions.Avait-on besoin de sucre, de poivre, de clous degirofle, l'une des petites sautait sur le dos de lapanthère qui l'emmenait à l'épicerie d'un galop rapide.Parfois même, on l'envoyait seule et il n'aurait pas faitbon pour l'épicier de se tromper à son avantage enrendant la monnaie.

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244 Les contes du chat perché

Depuis qu'elle s'était installée au foyer, la vie avaitchangé et personne ne s'en plaignait. Sans parler duvieux cheval qui ne s'était jamais vu à pareille fête,chacun se sentait plus heureux. Les bêtes vivaient ensécurité et les gens ne traînaient plus comme autrefoisle remords de les manger. Les parents avaient perdul'habitude de crier et de menacer, et le travail étaitdevenu pour tout le monde un plaisir. Et puis, lapanthère aimait beaucoup jouer, toujours prête à unepartie de sauçe-mouton ou de chat perché. Les parte-naires ne lui manquaient pas, car elle obligeait à jouernon seulement les animaux, mais aussi bien lesparents. Les premières fois, ceux-ci s'exécutaient enronchonnant.

— A-t-on idée, disaient-ils, à nos âges! Qu'est-ceque penserait i'oncle Alfred, s'il nous voyait?

Mais leur mauvaise humeur ne dura pas plus de troisjours et ils prirent tant de plaisir à jouer qu'ils envinrent à ne plus pouvoir s'en passer. Dès qu'ilsavaient un moment de loisir, ils criaient dans la cour :« Qui est-ce qui veut jouer à la courotte malade? »Otant leurs sabots pour être plus vifs, ils se mettaient àpoursuivre la vache et le cochon, ou la panthère, et onles entendait rire depuis les premières maisons duvillage. C'est à peine si Delphine et Marinette trou-vaient le temps d'apprendre leurs leçons et de faireleurs devoirs.

— Venez jouer, disaient les parents. Vous ferez vosdevoirs une autre fois !

Tous les soirs, après dîner, il y avait dans la cour degrandes parties de barres. Les parents, les petites, lapanthère, le canard, et toutes les bêtes de la basse-couret de l'écurie, étaient divisées en deux camps. Jamais

Le canard et la panthère 245

on n'avait tant ri à la ferme. Le cheval, trop vieux pourprendre part au jeu, se contentait d'y assister et cen'était pas lui qui s'amusait le moins. En cas dedispute, il avait la charge de mettre d'accord lesadversaires. Une fois, entre autres, le cochon accusal'un des parents d'avoir triché et le cheval dut luidonner tort. Ce cochon n'était pas une mauvaise bête,au contraire, mais susceptible et, quand il avait perdu,facilement rageur. Il y eut à cause de lui plusieursdisputes très vives qui mirent la panthère de mauvaisehumeur. Mais ces mauvais moments étaient en sommeassez rares et vite oubliés. Pour peu qu'il y eût clair delune, les parties de barres se prolongeaient tard dans lanuit, personne n'étant pressé d'en finir.

— Voyons, voyons, disait le canard qui avait un peuplus de raison que les autres, il faudrait tout de mêmepenser à dormir...

— Encore un quart d'heure, suppliaient lesparents. Canard, un quart d'heure...

D'autres fois, on jouait à la main chaude, au voleur,aux quatre coins, à la semelle. Les parents étaienttoujours les plus enragés.

Pendant les repas, on ne s'ennuyait pas non plus. Lecanard et la panthère parlaient de leur voyage et ilsavaient traversé des pays si curieux qu'on ne sefatiguait jamais de les écouter.

— Moi qui ai visité la Russie en détail, commençaitle canard, je peux vous dire la vérité sur le commu-nisme. Il y a des gens qui racontent des choses sans yêtre jamais allés, mais moi, j'ai vu, vous comprenez.Eh bien, la vérité, c'est que là-bas, les canards ne sontpas mieux traités qu'ailleurs...

Un matin de bonne heure, le cochon sortit faire une

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promenade. Il salua d'un ton aimable le vieux chevalqui était dans la cour, sourit à un poulet, mais passadevant la panthère sans lui adresser la parole. De soncôté, elle le regarda s'en aller sans mot dire. La veille,ils avaient eu une dispute pendant la partie de barres.Le cochon s'était montré si insupportable qu'il avaitindisposé tout le monde. Vexé, il était rentré chez luien déclarant qu'il ne voulait plus jouer avec lapanthère. Et il avait ajouté : « J'aime bien jouer auxbarres, mais s'il faut en passer par tous les capricesd'une étrangère, alors j'aime autant me coucher. »

La panthère quitta la ferme vers huit heures pouraller faire un tour en forêt, comme elle faisait presquechaque matin, et rentra vers onze heures. Elle semblaitun peu lasse, la démarche alourdie, les paupièresclignotantes. A une petite poule blanche qui lui enfaisait la remarque, elle répondit qu'elle avait fourniune très longue course dans les bois. Sur cette parole,elle alla s'étendre dans la cuisine et s'endormit d'unsommeil pesant. De temps à autre, sans s'éveiller, ellepoussait un soupir et passait sa langue sur ses babines.

A midi, au retour des champs, les parents seplaignirent de ce que le cochon ne fût pas encorerentré.

— C'est bien la première fois que pareille chose luiarrive. Il aura sans doute oublié l'heure.

Comme on lui demandait si elle ne l'avait pasrencontré dans la matinée, la panthère fit signe quenon et détourna la tête. Pendant le repas, elle ne se.mêla pas à la conversation.

L'après-midi se passa sans qu'on vît revenir lecochon. Les parents étaient très inquiets.

Le soir encore, point de cochon. Tout le monde était

Le canard et la panthère 247

réuni dans la cour, mais il ne pouvait plus êtrequestion de jouer aux barres. Les parents commen-çaient à regarder la panthère d'un air soupçon-neux. Couchée sur le ventre, la tête entre sespattes, elle semblait indifférente à l'inquiétude deses amis. Les petites et même le canard et le vieuxcheval en étaient fâcheusement impressionnés.Après l'avoir examinée longtemps, les parentsfirent observer :

— Tu es plus grosse que d'habitude et ton ven-tre est lourd comme si tu avais trop mangé.

— C'est vrai, répondit la panthère. Ce sont cesdeux marcassins dont j'ai déjeuné ce matin.

— Hum ! le gibier était bien abondant, aujour-d'hui. Sans compter que les sangliers n'ont pasl'habitude de rôder à la lisière des bois quand ilfait jour. Il faut aller chercher au fond de laforêt...

— Justement, dit la petite poule blanche quiavait assisté au retour de la panthère, c'est qu'elleest allée très loin dans les bois. Elle me l'a dit cematin quand elle est rentrée.

— Impossible ! s'écria un jeune veau qui suivaitla discussion sans, d'ailleurs, en bien saisir la por-tée. Impossible, parce que moi, j'étais aux prés,et, dans le milieu de la matinée, je l'ai vue passerprès de la rivière.

— Tiens, tiens... firent les parents.Tout le monde regardait la panthère et attendait

sa réponse avec anxiété. D'abord, elle resta inter-dite et finit par déclarer :

— Le veau s'est trompé, voilà tout. Je n'en suisdu reste pas surprise. Il y a tout juste trois

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248 Les contes du chat perché

semaines qu'il est né. A cet âge-là, les veaux ont encorel'œil trouble. Mais, au fait, où voulez-vous en veniravec toutes vos questions ?

— Tu t'es querellée hier soir avec le cochon, et,pour te venger, tu l'auras dévoré dans un coin !

— Mais je ne suis pas seule à m'être querellée aveclui, riposta la panthère. Et s'il faut qu'il ait été mangé,pourquoi ne l'aurait-il pas été par vous, les parents ? Avous entendre, on croirait que vous n'avez jamaismangé de cochon ! Depuis que je suis ici, m'a-t-on déjàvue malmener une bête de la ferme ou la menacer?Sans moi, combien de volailles seraient passées par lacasserole, combien d'animaux vendus au boucher? Etje ne parle ni du loup ni des deux renards que j'aiempêchés de saigner l'écurie et le poulailler...

Les bêtes firent entendre un murmure de confianceet de gratitude.

— Toujours est-il que le cochon est perdu, grom-melèrent les parents. Souhaitons que la même chosen'arrive pas à d'autres.

— Écoutez, dit le canard, il n'y a aucune raison decroire qu'il a été mangé. Il est peut-être simplementparti en voyage. Pourquoi pas ? Moi aussi, j'ai quitté laferme, un matin, sans vous avertir, et vous voyez, jesuis là. Attendons. Je suis sûr qu'il nous reviendra...

Mais le cochon ne devait jamais revenir. Et nul nonplus ne devait jamais savoir ce qui lui était arrivé. Qu'ilfût parti en voyage, la chose paraît bien improbable. Ilavait peu d'imagination et préférait à l'aventure unevie de repos bien réglée. Enfin, il ne savait pas un motde géographie et ne s'en était jamais soucié. Quant àcroire que la panthère l'avait mangé, c'est une autreaffaire. Le témoignage d'un veau de trois semaines est

Le canard et la panthère 249

tout de même une chose bien fragile. D'autre part, ilest permis de penser que des camps volants avaientemporté le cochon pour le faire cuire. Cela s'est vu.

En tout cas, 'e souvenir de cette malheureuseaventure n'empêcha pas la vie de reprendre à la fermecomme auparavant. Les parents eux-mêmes l'eurentbientôt oubliée. On se remit à jouer aux barres, et, ilfaut bien le dire, on jouait beaucoup mieux depuis quele cochon n'était plus là.

Delphine et Marinette ne passèrent jamais d'aussibelles vacances que cette année-là. Montées sur le dosde la panthère, elles faisaient de longues promenades àtravers les bois et la plaine. On emmenait presquetoujours le canard qui se mettait à cheval sur le cou dela monture. En deux mois, les petites connurent tout lepays à fond, à trente kilomètres a la ronde. Lapanthère allait comme le vent et les mauvais cheminsne l'arrêtaient pas.

Passé le temps des vacances, il y eut encore quelquesbeaux jours, mais il ne tarda pas à pleuvoir, et, ennovembre, la pluie devint froide. Des rafales de ventfaisaient tomber les dernières feuilles mortes. Lapanthère avait moins d'entrain et se sentait toutengourdie. Elle ne sortait pas volontiers et il fallait laprier pour qu'elle vînt jouer dans la cour. Le matin,elle allait encore chasser dans la forêt, mais sans yprendre grand plaisir. Le reste du temps, elle nequittait guère la cuisine et se tenait auprès du four-neau. Le canard ne manquait jamais de venir passerquelques heures avec elle. La panthère se plaignait dela saison.

— Comme la plaine est triste, et les bois, et tout !Dans mon pays, quand il pleut, on voit pousser les

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arbres, les feuilles, tout devient plus vert. Ici, la pluieest froide, tout est triste, tout est sale.

— Tu t'y habitueras, disait le canard. Et la pluie nedurera pas toujours. Bientôt, il y aura de la neige... tune diras plus que la plaine est sale... La neige, c'est unduvet blanc, fin comme un duvet de canard et quirecouvre tout.

— Je voudrais bien voir ça, soupirait la panthère.Chaque matin, elle allait à la fenêtre jeter un coup

d'œil sur la campagne. Mais l'hiver semblait décidé-ment à la pluie, tout demeurait sombre.

— La neige ne viendra donc jamais ? demandait-elleaux petites.

— Elle ne tardera plus beaucoup. Le temps peutchanger d'un jour à l'autre.

Delphine et Marinette surveillaient le ciel avecanxiété. Depuis que la panthère languissait au coin dufeu, la maison était devenue triste. On ne pensait plusaux jeux. Les parents recommençaient à gronder et separlaient à l'oreille, en regardant les bêtes avec unmauvais regard.

Un matin, la panthère s'éveilla plus frileuse qu'àl'ordinaire et alla à la fenêtre, comme elle faisaitmaintenant chaque jour. Dehors, tout était blanc, lacour, le jardin, la plaine jusqu'au loin, et il tombait degros flocons de neige. De joie, la panthère se mit àmiauler et sortit dans la cour. Ses pattes s'enfonçaientsans bruit dans la couche moelleuse, et le duvet quineigeait sur sa robe était si fin qu'elle en sentait à-peinela caresse. Il lui semblait retrouver la grande lumièredes matins d'été, et, 'en même temps, sa vigueurd'autrefois. Elle se mit à courir sur les prés, à danser età sauter, jouant des deux pattes avec les flocons blancs.

Le canard et la panthère 251

Parfois, elle s'arrêtait, se roulait dans la neige etrepartait de toute sa vitesse. Après deux heures decourse et de jeux, elle s'arrêta pour reprendre haleineet se mit à frissonner. Inquiète, elle chercha des yeuxla maison et s'aperçut qu'elle en était très loin. Il neneigeait plus, mais un vent âpre commençait à souf-fler. Avant de rentrer, la panthère s'accorda unmoment de repos et s'allongea dans la neige. Jamaiselle n'avait connu de lit aussi doux, mais quand ellevoulut se lever, ses pattes étaient engourdies et untremblement agitait son corps. La maison lui parut siloin, le vent qui courait sur la plaine était si pénétrant,que le courage lui manqua pour reprendre sa course.

A midi, ne la voyant pas rentrer, les petites partirentà sa recherche avec le canard et le vieux cheval. Parendroits, les traces de pattes sur la neige étaient déjàeffacées, et ils ne furent auprès d'elle que vers le milieude l'après-midi. La panthère grelottait, ses membresétaient déjà raides.

— J'ai bien froid dans mon poil, souffla-t-elle envoyant arriver ses amis.

Le vieux cheval essaya de la réchauffer avec sonhaleine, mais il était trop tard pour qu'on pût rien faired'utile. Elle lécha les mains des petites et fit entendreun miaulement plus doux que le miaulement d'unchat. Le canard l'entendit murmurer :

— Le cochon... le cochon...Et la panthère ferma ses yeux d'or.

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Le mauvais jars

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Delphine et Marinette jouaient à la paume dans unpré fauché, et il arriva un grand jars aux plumesblanches, qui se mit à souffler dans son grand bec. Ilavait l'air en colère, mais les petites n'y firent pasattention. Elles s'envoyaient la balle et avaient assez àfaire de la suivre des yeux pour ne pas la manquer.« Tch... tch... », faisait le jars dans son bec, et ilsoufflait de plus en plus fort, vexé qu'on ne prît mêmepas garde qu'il était là. Et les petites criaient avant defaire les gestes : « la tape devant », ou bien : « génu-flexion », ou encore « double virette ». C'est en faisantdouble virette que Delphine reçut la balle sur le nez.Elle resta d'abord interdite, frottant son nez pours'assurer que la balle n'en avait rien ôté, puis elle semit à rire, et Marinette partit à son tour d'un si grandéclat de rire que ses cheveux blonds en étaient toutébouriffés. Alors, le jars crut qu'elles se moquaient delui. Son grand cou tendu en avant, l'aile battante et lesplumes dressées, il vint à elles d'un air furieux.

— Je vous défends de rester dans mon pré, dit-il.Il s'était arrêté entre les deux petites et les regardait

l'une après l'autre de son petit œil méfiant et coléreux.

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256 Les contes du chat perché

Delphine devint sérieuse, mais Marinette, à voir celourdaud se dandiner sur ses pieds palmés, rit encoreplus haut.

— C'est trop fort, s'écria le jars, je vous répète...— Tu nous ennuies, coupa Marinette. Va-t'en

retrouver tes oisons, et laisse-nous jouer tranquilles.— Mes oisons, je les attends justement, et je ne

veux pas qu'ils se trouvent en compagnie de deuxgamines mal élevées. Allons, décampez.

— Ce n'est pas vrai, protesta Delphine. On n'estpas mal élevées.

— Laisse-le donc grogner, dit Marinette. C'est ungros plumeau qui dit des bêtises. D'abord, pourquoiparle-t-il de son pré ? comme si lui, le jars, il pouvaitavoir un pré! Tiens, lance-moi la balle... doublevirette...

Elle se mit à tournée, et son tablier à carreaux bleusfit un joli rond sur ses genoux. Delphine fit un gestepour lancer la balle.

— Ah ! c'est comme ça 1 dit le jars.Il prit son élan, courut droit à Marinette, et ouvrant

son grand bec, lui saisit un mollet qu'il serra de toutesses forces. Marinette avait très mal, et très peur aussi,parce qu'elle croyait qu'il allait la manger. Mais elleavait beau crier et se débattre, il ne la pinçait que plusfort. Delphine arriva en courant et essaya de le fairelâcher prise. Elle lui donnait des claques sur la tête, letirait par les ailes et par les pattes, ce qui le rendait plusfurieux encore. Enfin, il abandonna le mollet deMarinette, mais ce fut pour saisir celui de Delphine, sibien que les petites pleuraient toutes les deux. Dans unpré voisin, il y avait un âne gris qui tendait le cou par-dessus la clôture et faisait bouger ses oreilles. C'était

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un très bon âne, doux et patient, comme ils sontpresque tous. Il aimait bien les enfants, surtout lespetites filles, et quand elles riaient de ses oreilles, il nese fâchait jamais, quoiqu'il eût un peu de peine; aucontraire, il les regardait avec de bons yeux et faisaitsemblant de sourire, comme si, lui aussi, il se fûtamusé d'avoir des oreilles aussi longues et aussipointues. Par-dessus la clôture, il avait tout vu, toutentendu, et il était indigné de l'arrogance et de laméchanceté du jars. Tandis que les petites se débat-taient, il leur cria de loin :

— Prenez-le par la tête, à deux mains, et faites-luifaire un tourniquet i... Ah ! là là, s'il n'y avait pas cetteclôture... Par la tête, je vous dis !

Mais les petites avaient perdu tout sang-froid et necomprenaient rien aux conseils qu'il leur donnait.Pourtant, elles sentaient au son de sa voix, que l'âneétait un ami, et aussitôt qu'elles purent s'échapper, cefut auprès de lui qu'elles coururent se réfugier. Le jarsne les poursuivit pas, il se contenta de leur crier :

— Et je confisque la balle, pour vous apprendre àme respecter !

En effet, il prit la balle dans son bec se mit à tourneren rond au milieu du pré, en se rengorgeant tellementqu'il était tout en jabot et que sa tête se trouvaitrenversée entre ses deux ailes. A la fin, c'était agaçant.L'âne, qui était pourtant patient, ne put se tenir de luicrier :

— Voyez donc ce gros niais qui se pavane avec uneballe au bec ! Il a bon air, ma foi... Ah ! tu n'étais pas sifier, il y a un mois, quand la maîtresse t'arrachait tonduvet pour faire un oreiller !

De colère et d'humiliation, le jars manqua s'étran-

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258 Les contes du chat perché

gler avec la balle. Les paroles de l'âne lui gâtaient lajoie du triomphe, car elles lui rappelaient que sonsupplice n'allait pas tarder à recommencer : deux foisl'an, la fermière lui arrachait son plus fin duvet, et ilavait alors le cou si dénudé que les poulets feignaientde le prendre pour le dindon.

Cependant, il cessait de tourner en rond pour aller àla rencontre de sa famille qui entrait dans le pré. Il yavait une demi-douzaine d'oisons sous la conduite deleur mère l'oie. Ces oisons n'étaient pas de mauvaisesbêtes, il n'y avait rien à leur reprocher. Un peu sérieuxpour leur âge, mais ce n'est pas un défaut, et ils avaientdes plumes jaunes et grises, légères comme unemousse. Pour la mère l'oie, c'était une assez bonnepersonne. Même, elle paraissait gênée des grands airsque prenait ce jars, et à tout instant le poussait de l'aileen disant :

— Voyons, mon ami, voyons... voyons...Mais le jars faisait semblant de ne pas entendre ses

remontrances. Il tenait toujours la balle dans son bec etmenait le troupeau vers le milieu du pré. Enfin, ils'arrêta et, posant la balle, dit à ses oisons :

— Voilà un jouet que j'ai confisqué à deuxméchantes gamines qui venaient me manquer derespect dans mon pré. Je vous le donne. Amusez-vousgentiment en attendant l'heure d'aller à l'étang.

Les oisons s'approchèrent de la balle, mais sansentrain, ne comprenant pas comment ils pouvaients'en amuser. Croyant que c'était un œuf, ils s'enécartèrent presque aussitôt d'un air ennuyé. Le jars semontra très mécontent.

— Je n'ai jamais vu d'oisons aussi sots, gronda-t-il.C'est tout de même malheureux, on s'ingénie à leur

Le mauvais jars 259

trouver des distractions, et voilà comment on en estrécompensé. Mais je vais vous apprendre à jouer à laballe, moi, et il faudra bien que vous vous amusiez !

— Voyons, mon ami, voyons... protesta la mèrel'oie.

— Ah ! tu les soutiens ? eh bien, tu joueras à la balleaussi !

Comme on voit, le jars n'était guère plus aimableavec les personnes de sa famille, qu'avec les étrangers.Pendant qu'il enseignait le jeu de la balle à l'oie et à sesoisons, les petites arrivaient auprès de l'âne et seglissaient sous la clôture. Le jars les avait mordues sifort qu'elles marchaient en tirant la jambe, mais ellesne pleuraient plus, sauf que Marinette reniflait encoreun peu.

— Croyez-vous, dit l'âne, quelle sale bête ! J'en suisencore dans tous mes états... Moi qui serais si contentde voir des petites filles jouer autour de moi... Ah ! legrossier personnage!... Mais, dites-moi, est-ce qu'ilvous a fait bien mal ?

Marinette lui montra une marque rouge qu'elle avaitsu la jambe gauche. Delphine avait la même sur lajambe droite.

— Ah ! oui, il nous a fait mal. C'est comme unebrûlure.

Alors l'âne baissa la tête, souffla sur les jambes, etles petites n'eurent presque plus mal. C'est parce qu'ilétait bon. En le remerciant, elles lui caressèrentl'encolure avec amitié. L'âne était content.

— Vous pouvez toucher mes oreilles aussi, leur dit-il. Je vois bien que vous en avez envie.

Elles lui caressèrent aussi les oreilles, un peuétonnées que le poil y fût aussi doux.

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— Elles sont longues, n'est-ce pas? dit-il en bais-sant la voix.

— Oh ! un peu, répondit Marinette, mais pastellement, tu sais... en tout cas, elles te vont très bien.

— Si elles n'étaient pas aussi longues, ajouta Del-phine, il me semble que je t'aimerais moins...

— Vous croyez? Allons, tant mieux. Pourtant...L'âne hésita, puis, craignant d'importuner les

petites avec ses oreilles, il se décida à parler d'autrechose.

— Tout à l'heure, quand le jars vous mordait, vousne m'avez pas compris. Je vous criais de le prendre parla tête et de lui faire un bon tourniquet. Oui, il fallait lesaisir à deux mains et faire deux ou trois tours survous-mêmes en le tenant à bout de bras. C'est lemeilleur moyen de le mettre à la raison. Quand il seretrouve sur ses pieds, il ne sait plus où il en est, il a levertige et c'est à peine s'il tient debout. Il en garde unsi mauvais souvenir qu'il ne mord plus jamais lapersonne qui lui a donné une pareille leçon.

— C'est bien joli, dit Marinette, mais il fautd'abord lui attraper la tête et risquer de se faire mordrela main...

— C'est vrai que vous êtes des petites filles. Quandmême, à votre place, j'essaierais.

Mais les petites secouaient la tête, elles disaient quele jars leur faisait trop peur. Tout à coup, l'âne se mit àrire et s'en excusa en leur montrant le jars, dans sonpré, qui jouait à la balle avec sa famille. Il faisait sonimportant, bousculait l'oie, grondait les oisons de leurmaladresse, et bien qu'il fût le plus maladroit de labande, disait à chaque instant : « Regardez comme jefais... prenez modèle sur moi. » Bien entendu, il

Le mauvais jars 261

n'était pas question de lancer la balle, il fallait secontenter de la pousser du pied. Delphine, Marinetteet l'âne riaient très fort et ne laissaient pas passer uneoccasion de crier : « Il l'a manquée! »... Le jars nevoulait pas convenir de sa maladresse et faisait sem-blant de n'entendre ni les rires ni les moqueries.Comme il venait de rattraper la balle après l'avoirmanquée dix fois, il crut pouvoir tout oser, et dit à sesoisons :

— Maintenant, je vais vous montrer à faire doublevirette. Toi, la mère l'oie, tu vas me jeter la balle...Regardez-moi bien.

Il recula de quelques pas en face de la mère l'oie déjàprête à pousser la balle d'un coup de patte. Il s'assuraque tous les regards étaient fixés sur lui, renfla un peuson jabot, et cria :

— Nous y sommes?... double virette!Tandis que la mère l'oie poussait la balle, il se mit à

tourner sur place comme il avait vu faire aux deuxpetites. D'abord, il tourna lentement, mais commel'âne lui criait d'aller plus vite, il se lança si bien qu'ilfit trois tours sans pouvoir s'arrêter. Le pauvre jars, àmoitié étourdi, se mit à dodeliner de la tête, fitquelques pas en titubant, tomba sur le côté droit,tomba sur le côté gauche, et resta un moment allongépar terre, le sol affaissé et l'œil à l'envers. L'âne riait sifort qu'il se roulait dans l'herbe, les quatre fers en l'air.Les petites n'étaient pas moins gaies, et les oisons eux-mêmes, malgré tout le respect qu'ils devaient à leurpère, ne pouvaient pas s'empêcher de pouffer dansleur jabot. Il n'y avait que la mère l'oie qui n'eût pasenvie de rire. Elle se penchait sur le jars, et à mi-voix,le pressait de se relever.

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262 Les contes du chat perché

— Voyons, mon ami, disait-elle, voyons... ce n'estpas convenable... on nous regarde.

Il réussit à se remettre d'aplomb, mais il avait encoremal à la tête et resta une minute sans voix. Aussitôtqu'il put ouvrir le bec, ce fut pour se défendre d'avoirété maladroit.

Cependant, Marinette lui réclamait sa balle.— Tu vois bien que ce n'est pas un jeu pour les

oies, lui dit-elle.— Et encore moins pour les jars, dit l'âne, on l'a

bien vu tout à l'heure, et tu t'es rendu assez ridicule.Allons, rends la balle.

— J'ai dit que je la confisquais, risposta le jars. Iln'y a pas à y revenir.

— Je savais déjà que tu étais un brutal et unmenteur. Vraiment, il ne te manquait plus que d'êtreun voleur.

— Je n'ai rien volé, tout ce qui est dans mon prém'appartient. Et puis, laisse-moi tranquille. Je n'ai pasde leçon à recevoir d'une bourrique.

A ce dernier mot, l'âne baissa la tête et n'osa plusrien dire. Il avait autant de honte que de chagrin et,regardant les petites à la dérobée, ne savait pas quellecontenance prendre. Mais Delphine et Marinette n'yprenaient pas garde, très ennuyées elles-mêmes d'avoirperdu leur balle.

Elles prièrent encore une fois le jars de la leurrendre, mais il n'écouta même pas. Il se préparait àpartir pour l'étang avec sa famille, et il donnait l'ordreà la mère l'oie de prendre la balle dans son bec.Comme l'étang se trouvait derrière les prés, à la lisièredu bois, il défila avec les oisons devant la clôture où setenaient les petites et leur ami l'âne. A ce moment-là,

Le mauvais jars 263

un oison qui aimait s'instruire, montra la balle queportait sa mère et demanda qu'elle espèce d'oiseaul'avait pondue. Ses frères se mirent à rire et le jars ditsévèrement :

— Allons, taisez-vous. Vous êtes un âne.Il avait fait exprès de parler très haut en jetant un

regard de côté. L'âne en reçut un coup au cœur.Voyant les petites sur le point de pleurer et enten-

dant Marinette qui reniflait déjà, il essaya d'oublierson chagrin pour les consoler.

— Votre balle n'est pas perdue. Savez-vous ce quevous allez faire ? Tout à l'heure quand le jars sera dansl'eau, vous irez à l'étang. Il aura sûrement laissé laballe sur le bord et vous n'aurez qu'à la reprendre. Jevous dirai quand ce sera le moment de partir. Enattendant, nous allons causer un peu. Justement, jevoudrais vous dire...

L'âne poussa un soupir et toussa pour s'éclaircir lavoix. Il paraissait embarrassé.

— Eh bien ! voilà, dit-il. Tout à l'heure, le jars m'atraité de bourrique... Oh ! je sais bien que c'est un demes noms, mais il l'a dit d'une certaine façon. Etaprès, quand il est passé devant nous et qu'il a dit àl'un des oisons : « Vous êtes un âne », comme pour letraiter d'imbécile, vous vous rappelez? Je voudraissavoir pourquoi, en parlant d'un idiot, l'on dit tou-jours : « C'est un âne. »

Les petites ne purent s'empêcher de rougir, carc'était là une injure qu'elles employaient assez sou-vent.

— Tenez, reprit l'âne, je me suis laissé dire qu'àl'école, quand un enfant ne comprend rien aux leçons,le maître l'envoie au coin avec un bonnet d'âne sur la

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tête ! Comme s'il n'y avait rien au monde qui soit plusstupide qu'un âne! Vous conviendrez que c'estennuyeux pour moi.

— Je crois qu'en effet on n'est pas très juste,répondit Delphine.

— Vous ne pensez pas que je sois plus bête que lejars ? demanda-t-il.

— Mais non... mais non...Elles protestaient sans conviction, trop habituées à

entendre parler de sa bêtise pour en douter sérieuse-ment. Il comprit qu'il ne réussissait pas à les convain-cre de l'injustice dont il était victime. Elles ne lecroiraient jamais sans preuves.

— Allons, tant pis, soupira-t-il, tant pis... mespetites, je crois que le moment est venu pour vousd'aller à l'étang. Bonne chance ! Et si vous n'avez pasréussi, faites-le-moi savoir.

En arrivant à l'étang, les petites renoncèrent àl'espoir de reprendre leur balle. Le jars n'était décidé-ment pas aussi sot que l'âne le donnait à entendre, caril avait eu la précaution de la prendre avec lui au milieude l'étang. Elle flottait à côté des oisons qui s'enamusaient beaucoup mieux qu'ils ne l'avaient fait toutà l'heure dans l'herbe. Ils jouaient à qui l'attraperait lepremier, la cachaient sous leurs ailes, et dans un autremoment, les petites eussent pris plaisir à regarder leursébats. Le jars n'était plus ce lourdaud qui s'était renduridicule dans le pré. Il nageait avec aisance et nemanquait ni de grâce ni de fierté. Il paraissait trans-formé, et les petites, malgré toute leur rancune, nepouvaient se défendre de l'admirer. Par contre, iln'avait rien perdu de sa méchanceté, et il leur cria enmontrant la balle :

Le mauvais jars 265

— Ah ! ah ! Vous aviez cru que je l'aurais laisséesur la rive, n'est-ce pas? Je ne suis pas si bête! Jel'ai mise à l'abri et vous ne la tenez pas encore !

Ce qu'il ne disait pas, c'est qu'en arrivant àl'étang, il était si dégoûté de la balle qu'il l'avaitjetée à l'eau, pensant qu'elle dût aller au fondcomme un simple caillou. Il avait été le premiersurpris de la voir flotter, mais devant les petites, ilétait trop orgueilleux pour convenir de son étonne-ment. Delphine essaya encore une fois de le fléchir,et lui parla poliment.

— Allons, jars, sois raisonnable, rends-nous laballe... nos parents vont nous gronder.

— S'ils vous grondent, ce sera bien fait. Vousapprendrez ce qu'il en coûte de venir faire les têtesfolles dans mon pré. Si je les rencontrais, vosparents, je leur dirais qu'ils élèvent bien mal leursfilles. Je voudrais voir quel accueil ils feraient à mesoisons, s'ils s'avisaient d'aller jouer chez eux sansleur permission. Heureusement, les chers petitssavent se conduire, et c'est donc à moi qu'ils ledoivent.

— Tais-toi donc, tu ne sais dire que des âneries,lui jeta Marinette en haussant les épaules.

Aussitôt, elle se mordit les lèvres et regretta cetteparole désobligeante pour l'âne.

— Des âneries ? s'écria le jars. Insolentes ! je vaisvous arranger les mollets, moi ! Laissez-moi seule-ment sortir de l'eau.

Il nageait, déjà vers la rive, et les petites, quiportaient encore sur les jambes la trace de son bec sesauvèrent en courant.

— Ah ! vous faites bien de vous sauver, dit le

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jars, j'allais vous mordre jusqu'au sang ! Et quand à laballe, n'espérez pas la revoir jamais. J'ai pensé pourelle à une fameuse cachette ! Bien fin qui saura latrouver.

Les petites rentrèrent chez elles sans oser passerauprès de l'âne, car Marinette songeait avec remordsau mot malheureux qui venait de lui échapper. D'ail-leurs, le temps avait brusquement changé et il faisaittrès froid. Le ciel était sans nuages, il soufflait dunord un vent glacial qui pinçait les jambes. Delphineet Marinette s'attendaient à être grondées, mais lesparents ne prirent pas garde qu'elles rentraient sansleur balle.

— On n'a jamais vu un froid pareil à cette saison,disait le père. Je suis sûr que cette nuit il va geler àpierre fendre.

— Heureusement, disait la mère, ces froids-là nedureront pas. Il est trop tôt.

En quittant l'étang, le jars et sa famille repassèrentdevant la clôture de l'âne. La mère l'oie portait dansson bec la balle des petites, et les oisons se plaignaientà leur père qu'il fît un peu frais.

— Ah ! ah ! je vois qu'on n'a pas voulu rendre laballe ! dit l'âne. Mais j'espère que ce sera pourdemain.

— Ni pour demain, ni pour après-demain, ripostale jars. Je la garde et je vais, de ce pas, la mettre enlieu sûr, dans une cachette de ma façon.

— Les cachettes d'un jars, ça ne doit pas valoirgrand-chose.

— En tout cas, ce n'est pas un bourricot de tonespèce qui saura trouver la mienne !

— Peuh ! répondit l'âne, je ne prendrai même pas

Le mauvais jars 267

la peine de chercher... je saurai bien te faire rendre laballe sans me déranger !

— Je serais curieux de voir ça, ricana le jars.Il s'éloigna pour rejoindre sa famille, mais après

quelques pas, il se ravisa et dit méchamment :— Ces deux gamines sont décidément bien insup-

portables. Tout à l'heure, je les ai entendues répondreà une personne qui parlait à tort et à travers : « Tais-toi, tu dis des âneries. » Oui, voilà ce qu'elles ontrépondu.

— Et la personne qui parlait à tort et à travers,c'était sûrement toi...

Le jars partit sans répondre, mais on voyait bienqu'il était dépité. L'âne, demeuré seul, pensa long-temps à la réponse des petites.

Tout à coup, il se mit à rire tout seul à cause d'uneidée qui lui venait du bout de ses oreilles mordues parle froid.

Le lendemain matin, il gagna son pré de bonneheure. Il faisait un très grand froid, comme on n'enavait pas vu depuis longtemps. L'âne se posta au bordde la clôture, en dansant sur ses quatre pattes pour seréchauffer. Il aperçut d'abord les petites qui allaient àl'école et les appela. S'étant assurées que le jars n'étaitpas dans son pré, elles vinrent lui dire bonjour.

— Est-ce que vos parents vous ont grondées,petites ? leur demanda-t-il.

— Non, dit Marinette, ils ne se sont pas encoreaperçus que la balle était perdue.

— Eh bien, soyez tranquilles, petites. Je puis vousassurer que demain soir, elle vous sera rendue.

Il n'y avait pas cinq minutes que les petites étaientparties quand il vit arriver le jars marchant en tête de

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sa tribu. L'âne salua toute la famille et demanda à lamère l'oie où ils allaient de si bonne heure.

— Nous allons à l'étang pour la baignade du matin,répondit-elle.

— Ma chère bonne oie, dit l'âne, j'en suis bienfâché, mais j'ai décidé que vous ne prendriez pas debain ce matin.

Le jars se mit à rire et dit avec un air de pitié :— Et tu as cru qu'il te suffisait de décider pour que

j'obéisse ?— Je ne sais pas quelles sont tes dispositions, mais

il faudra bien m'obéir, car j'ai fait boucher l'étangpendant la nuit, et je ne le déboucherai pas avant quetu n'aies rendu la balle des petites.

Le jars pensa que l'âne avait perdu la tête et dit à sesoisons :

— Allons, en route pour le bain. Je ne vois paspourquoi je consens à écouter les discours de cettebourrique.

Lorsqu'ils furent en vue de l'étang, les oisonspoussèrent des cris de joie en disant que la surface del'eau n'avait jamais été aussi polie et aussi brillante. Lejars n'avait jamais vu de glace et n'en avait même pasentendu parler, car l'hiver précédent avait été si tièdequ'il n'avait gelé nulle part. Il lui sembla aussi quel'eau était plus belle qu'à l'ordinaire, et cela le mit debonne humeur.

— Voilà qui nous promet un bain agréable, dit-il.Comme toujours, il descendit le premier dans

l'étang et poussa un cri d'étonnement. Au lieu des'enfoncer dans l'eau, il continuait à marcher sur lasurface dure comme de la pierre. Derrière lui, la mèreet les oisons étaient muets de stupéfaction.

Le mauvais jars 269

— Est-ce qu'il aurait vraiment bouché l'étang?grommelait le jars. Mais non, ce n'est pas possible...nous allons trouver l'eau un peu plus loin.

Ils traversèrent l'étang plusieurs fois, et partout, ilstrouvèrent sous leurs pieds cette même surface demétal froid.

— C'est pourtant vrai qu'il a bouché notre étang,convint le jars.

— Quel ennui ! dit la mère l'oie. Une journée sansbain est une triste journée, surtout pour les enfants.Tu devrais bien rendre la balle...

— Laisse-moi tranquille, je sais ce que j'ai à faire.Et surtout, silence sur cette aventure... qu'on n'aillepas apprendre que je suis tombé sous la coupe d'unebourrique.

La tribu rentra à la basse-cour se cacher dans uncoin. Pour passer devant la clôture, elle fit un largedétour, mais l'âne cria :

— Est-ce que tu rends la balle ? Est-ce que je doisdéboucher l'étang ?

Le :ars ne répondit pas, trop orgueilleux pour céderdu premier coup. Toute la matinée, il fut d'unehumeur massacrante et ne toucha pas à sa pâtée. Versle commencement de l'après-midi, il se demanda s'ilétait possible-que l'âne eût bouché l'étang et s'il n'avaitpas rêvé. Après bien des hésitations, il se décida à yaller voir. Il lui fallut constater qu'il n'avait pas rêvé.L'étang était solidement bouché. A l'aller et au retour,l'âne lui demanda encore s'il était prêt à rendre laballe.

— Prends garde qu'il ne soit trop tard quand tu t'ydécideras !

Mais le jars passa la tête haute. Enfin, le lendemain

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270 Les contes du chat perché

matin, ne voulant pas engager lui-même les pourpar-lers, il envoya la mère l'oie auprès de l'âne. Delphineet Marinette se trouvaient justement là. Il faisait moinsfroid que la veille et la glace fondait déjà sur l'étang.

— Ma chère bonne oie, déclara l'âne (et il faisaitsemblant d'être en colère), je ne veux rien entendreavant d'avoir la balle. Vous pouvez aller le dire à votreépoux. J'en suis ennuyé pour vous qui êtes bonnepersonne, mais ce jars est un entêté qui fait le malheurde sa famille.

La mère l'oie repartit à grands pas, et les petites, quiavaient eu de la peine à cacher leur envie de rire,purent s'amuser à leur aise.

— Pourvu que le jars n'aille pas faire un tour àl'étang avant de se décider, dit Delphine. Il verraitbien que le couvercle est en train de fondre.

— Ne craignez rien, dit l'âne, vous allez le voirarriver avec la balle.

En effet, le jars ne tarda pas à arriver à la tête de sontroupeau. Il tenait la balle dans son bec et la jeta d'ungeste rageur de l'autre côté de la clôture. Marinette laramassa, et le jars se disposait à gagner l'étang, maisl'âne le rappela d'un ton sec.

— Ce n'est pas tout, lui dit-il. Maintenant, il s'agitde faire des excuses à ces deux petites que tu asmordues l'autre jour.

— Oh ! mais non, ce n'est pas la peine, protestèrentles petites.

— Si, j'exige des excuses. Je ne déboucherai pasavant qu'il ne vous ait demandé pardon.

— Moi, faire des excuses ? s'écria le jars. Ah !jamais ! j'aimerais mieux me passer de bains toute mavie!

Le mauvais jars 271

Il rebroussa chemin aussitôt avec toute sa famille etregagna la cour de la ferme où il essaya d'oublierl'étang en pataugeant dans une flaque d'eau boueuse,Il tint bon pendant toute une semaine, et lorsqu'il serésigna aux excuses, il y avait six jours que la glaceétait fondue sur l'étang; il faisait si chaud qu'on seserait cru au printemps.

— Je vous demande pardon de vous avoir, mordu lesjambes, prononça le jars que la colère faisait bégayer.Je fais le serment de ne pas recommencer.

— Voilà qui est bien, dit l'âne, je débouche l'étang.Allez vous baigner.

Ce jour-là, le jars fit durer la baignade longtemps.Lorsqu'il fut de retour à la ferme, le bruit de samésaventure commençait à se répandre et il lui fallutsubir les railleries de toutes les bêtes. Chacun s'émer-veillait que le jars pût être aussi sot et l'âne aussi malin.Aussi n'est-il plus question, depuis ce jour-là, de labêtise de l'âne ; et l'on dit, au contraire, d'un homme àqui l'on veut faire compliment de son intelligence qu'ilest fin comme un âne.

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L'âne et le cheval

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Delphine et Marinette se couchèrent chacune dansson lit, mais comme il faisait un grand clair de lune quientrait jusque dans leur chambre, elles ne s'endormi-rent pas tout de suite.

— Tu ne sais pas ce que je voudrais être? ditMarinette qui était un peu plus blonde que sa sœur.Un cheval. Oui, j'aimerais bien être un cheval. J'auraisquatre bons sabots, une crinière, une queue en crin, etje courrais plus fort que personne. Naturellement, jeserais un cheval blanc.

— Moi, dit Delphine, je n'en demande pas tant. Jeme contenterais d'être un âne gris avec une tacheblanche sur la tête. J'aurais quatre sabots aussi,j'aurais deux grandes oreilles que je ferais bouger pourm'amuser et surtout, j'aurais des yeux doux.

Elles causèrent encore un moment et le sommeil lessurprit comme elles exprimaient une dernière fois ledésir, Marinette d'être un cheval, Delphine un âne grisavec une tache blanche sur la tête. La lune se couchaenviron une heure plus tard. Suivit une nuit noire etépaisse comme jamais pareille. Plusieurs personnes duvillage dirent le lendemain qu'elles avaient entendu

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276 Les contes du chat perché

dans ces ténèbres un bruit de chaînes, en même tempsqu'une petite musique de poche et aussi le sifflementde la tempête, quoique le vent ne se fût levé à aucunmoment. Le chat de la maison, qui était sans douteaverti de bien des choses, passa plusieurs fois sous lesfenêtres des petites et les appela du plus fort qu'il put,mais leur sommeil était si profond qu'elles ne l'enten-dirent pas. Il envoya le chien qui ne réussit pas mieux.

De grand matin, Marinette entrouvrit les yeux et illui sembla qu'entre ses cils elle apercevait dans le lit desa sœur deux grandes oreilles poilues qui bougeaientsur l'oreiller. Elle-même se sentait assez mal couchée,comme embarrassée de sa personne, empêtrée dans lesdraps et les couvertures. Néanmoins, le sommeill'emporta sur la curiosité, et ses paupières se refermè-rent. Delphine, tout ensommeillée elle aussi, jeta sur lelit de sa sœur un coup d'œil rapide. Elle le trouva bienvolumineux, étrangement ballonné, et se rendormitnéanmoins. Un instant plus tard, elles s'éveillaientpour de bon et louchaient sur le bas de leurs figuresqui leur paraissaient s'être allongées et avoir changéd'aspect. En tournant la tête vers le lit de Marinette,Delphine poussa un cri. Au lieu de la tête blondequ'elle croyait voir sur l'oreiller, il y avait une tête decheval. De son côté, Marinette ne fut pas moinssurprise d'avoir une face d'âne en vis-à-vis et poussaégalement un cri. Les deux pauvres sœurs, roulant degros yeux, tendaient le cou hors de leurs lits pour seregarder de plus près et avaient peine à comprendre cequi leur était arrivé. Chacune se demandait où avaitbien pu passer sa sœur et pourquoi une bête avait prisplace dans son lit. Marinette avait presque envie d'enrire, mais s'étant elle-même examinée, elle vit son

L'âne et le cheval 277

poitrail, ses membres poilus munis de sabots etcomprit que les vœux de la veille s'étaient réalisés.Delphine regardait aussi son poil gris, ses sabots,l'ombre de ses longues oreilles sur le drap blanc, et hvérité lui apparut. Elle poussa un soupir qui fit ungrand bruit en passant sur ses lèvres molles.

— C'est toi Marinette? demanda-t-elle à sa sœuravec une voix tremblante qu'elle ne reconnaissait plus.

— Oui, répondit Marinette. C'est toi, Delphine ?Non sans peine, elles descendirent de leurs lits et se

mirent sur leurs quatre pattes. Delphine, devenue unbel ânon, était beaucoup plus petite que sa sœur, unsolide percheron qui la dépassait d'une bonne enco-lure.

— Tu as un beau poil, dit-elle à sa sœur, et si tuvoyais ta crinière, je crois que tu serais contente...

Mais le pauvre grand cheval ne pensait pas à courir.Il regardait sa robe de petite fille, posée la veille surune chaise au chevet du lit, et à l'idée qu'il n'entreraitpeut-être jamais plus dedans, il était malheureux et iltremblait des quatre membres. L'âne gris faisait de sonmieux pour le rassurer et, voyant que toutes sesparoles ne pouvaient rien, il lui caressait l'encolureavec son museau ou encore avec ses grandes oreillesdouces. Quand la mère entra dans la chambre, ilsétaient serrés l'un contre l'autre, le cheval baissant latête sur celle de l'ânon et ni l'un ni l'autre n'osèrentlever les yeux. Elle trouva singulière l'idée de ses fillesd'avoir introduit dans leur chambre ces deux animauxqui n'appartenaient même pas à leurs parents et sedéclara très mécontente.

— Au fait, où sont donc mes deux têtes folles? Ilfaut qu'elles se soient cachées dans la chambre,

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puisque leurs habits sont restés sur les chaises. Allons,sortez de vos cachettes ! Je ne suis pas d'humeur àjouer...

Ne voyant rien venir, la mère alla tâter les deux litset, comme elle se penchait pour regarder dessous, elleentendit murmurer :

— Maman... maman...— Oui, oui, je vous entends... Allons, montrez-

vous. J'ai à vous dire que je ne suis pas contente dutout...

— Maman... maman... entendit-elle de nouveau.Et c'étaient de pauvres voix rauques qu'elle avait

peine à reconnaître. Ne trouvant pas ses filles dans lachambre, elle se retourna pour les interroger, mais letriste regard que l'âne et le cheval fixaient sur elle, lalaissa d'abord interdite. Ce fut l'âne qui parla lepremier.

— Maman, dit-il, ne cherche ni Marinette ni Del-phine... Vois-tu ce grand cheval? C'est lui qui estMarinette et c'est moi qui suis Delphine.

— Qu'est-ce que vous me chantez ? Je vois bien quevous n'êtes pas mes filles !

— Si, maman, dit Marinette, nous sommes tes deuxfilles...

La pauvre mère finit par reconnaître les voix deMarinette et Delphine. Appuyant leurs deux têtes surses épaules, elles pleurèrent longtemps avec elle.

— Restez là un moment, leur dit-elle, je vaischercher votre père.

Le père vint à son tour et, quand il eut bien pleuré,il réfléchit à la nouvelle vie qu'imposait à ses filles leurchangement d'état. D'abord, il ne pouvait plus êtrequestion pour elles de loger dans leur chambre, qui se

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trouvait trop étroite pour ces grandes bêtes. Lemieux qu'on eût à faire était de les installer à l'écurieavec une litière fraîche et un râtelier bien garni defoin. Le père, marchant derrière elles, les suivit dansla cour et, regardant le cheval, murmura distraite-ment :

— C'est tout de même une belle bête.Quand il faisait beau, l'âne et le cheval ne res-

taient guère à l'écurie et s'en allaient par les prés oùils passaient le temps à brouter et à parler des deuxpetites filles qu'ils étaient autrefois.

— Tu te rappelles, disait le cheval, un jour qu'onétait dans ce pré-là, il est venu un jars qui nous apris notre balle.

— Et il nous a mordu les mollets...Et les deux animaux finissaient par fondre en

larmes. Aux heures des repas, quand, les parentsmangeaient, ils venaient s'asseoir dans la cuisine, àcôté du chien, et suivaient tous leurs gestes d'untendre regard. Mais après quelques jours, on leur fitentendre qu'ils étaient trop gros, trop encombrantset que leur place n'était plus à la cuisine. Ils leurfallut se contenter de passer leurs têtes par la fenêtreen restant dans la cour. Les parents avaient toujoursun grand chagrin de l'aventure survenue à Delphineet Marinette, mais au bout d'un mois ils n'y pen-saient plus autant et s'habituaient très bien à la vuede l'âne et du cheval. Pour tout dire, ils les traitaientavec moins d'attention. Par exemple, la mère neprenait plus le soin, comme aux premiers jours, denouer la crinière du cheval avec le ruban qui servaità Marinette, ni d'attacher un bracelet-montre à lajambe de l'âne. Et, un jour qu'il déjeunait de mau-

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vaise humeur, le père, avisant les deux animaux quipassaient leurs têtes par l'entrebâillement de la fenêtre,leur cria :

— Allons, ôtez-vous de là, tous les deux ! Ce n'estpas l'affaire des bêtes d'avoir toujours un œil dans lacuisine... Aussi bien, qu'est-ce que vous faites detraîner dans la cour à n'importe quel moment de lajournée, et de quoi la maison a-t-elle l'air? Hier, jevous ai vus dans le jardin, c'est encore bien plus fort !Mais j'entends qu'à partir de maintenant vous vousteniez dans le pré ou à l'écurie.

Ils s'éloignèrent la tête basse, plus malheureux qu'ilsn'avaient jamais été. De ce jour, ils prirent bien gardeà ne pas se trouver sur le chemin du père et ne le virentplus guère qu'à l'écurie, où il venait faire la litière. Lesparents leur paraissaient plus redoutables qu'autrefois,et ils se sentaient toujours coupables d'ils ne savaientquelle faute.

Un dimanche après-midi qu'ils broutaient dans lepré, ils virent arriver leur oncle Alfred. Du plus loin, ilcria aux parents :

— Bonjour ! C'est moi, l'oncle Alfred ! Je suis venuvous dire bonjour et embrasser les deux petites... Maisje ne les vois pas ?

— Vous n'avez pas de chance, répondirent lesparents. Elles sont justement chez leur tante Jeanne !

L'âne et le cheval avaient bien envie de dire à l'oncleAlfred que les petites n'avaient pas quitté la maison etqu'elles étaient devenues les deux malheureuses bêtesqu'il avait sous les yeux. Il n'aurait su rien changer àleur état, mais il pouvait encore pleurer avec elles, etc'était quelque chose. Ils n'osèrent parler, craignantd'irriter les parents.

L'âne et le cheval 281

— Ma foi, dit l'oncle Alfred, j'aurai regret den'avoir pas vu mes deux blondes... Mais dites-moi,vous avez un beau cheval et un bel âne. Je ne les avaisjamais vus et vous ne m'en avez pas parlé dans votredernière lettre.

— Il n'y a pas un mois qu'ils sont à l'écurie.L'oncle Alfred, caressant les deux bêtes, fut tout

surpris de la douceur de leurs regards et de l'empresse-ment qu'elles mettaient à tendre le col aux caresses. Ille fut bien davantage quand le cheval ploya les genouxdevant lui et dit :

— Vous devez être bien fatigué, oncle Alfred.Montez donc sur mon dos et je vous conduirai jusqu'àla cuisine.

— Donnez-moi votre parapluie, dit l'âne, ce n'estpas la peine de vous en embarrasser. Accrochez-leplutôt à l'une de mes oreilles.

— Vous êtes bien aimables, répondit l'oncle, mais ily a si peu de chemin que ça ne vaut pas de vousdéranger.

— Vous nous auriez fait plaisir, soupira l'ânon.— Voyons, coupèrent les parents, laissez votre

oncle tranquille et allez-vous-en au fond du pré. Votreoncle vous a assez vus.

Cette façon de dire « votre oncle » en parlant de lui àun âne et à un cheval étonna un peu le visiteur. Maiscomme il se sentait de l'amitié pour les deux bêtes, iln'en fut pas du tout choqué. En s'éloignant vers lamaison, il se retourna plusieurs fois pour leur fairesigne avec son parapluie.

Bientôt, la nourriture devint moins abondante. Laprovision de foin avait beaucoup diminué et on laménageait pour les bœufs et les vaches qui méritaient,

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soit par leur travail, soit par la qualité de leur lait, dessoins particuliers. Pour l'avoine, il y avait beau tempsque l'âne et le cheval n'en voyaient plus. On ne leslaissait même plus aller dans les prés, car il fallaitlaisser pousser l'herbe en prévision de la récolte defoin. Ils ne trouvaient plus à brouter qu'aux fossés etaux talus des chemins.

Les parents n'étant pas assez riches pour nourrirtous ces animaux prirent le parti de vendre les bœufs etde faire travailler l'âne et le cheval. Un matin, donc, lecheval fut attelé à la voiture par le père, tandis que lamère emmenait au marché de la ville l'âne chargé dedeux sacs de légumes. Le premier jour, les parentsmontrèrent beaucoup de patience. Le lendemain, ils sebornèrent à leur adresser des observations. Puis ils leurfirent de violents reproches, s'emportant jusqu'auxinjures. Le cheval en était si effrayé qu'il perdait ladirection, ne sachant plus ni hue ni dia. Alors le pèretirait si rudement sur les guides qu'il lui échappait unhennissement de douleur, à cause du mors qui luiblessait cruellement les lèvres.

Un jour, que l'attelage était dans une montée trèsrude, le cheval, essoufflé, allait avec peine et s'arrêtaità chaque instant. Il avait un lourd fardeau à tirer etn'était pas encore entraîné à fournir un pareil effort.Assis sur la voiture et les rênes en mains, le pères'impatientait de sa lenteur et des arrêts trop fréquentsqui rendaient les reprises laborieuses. D'abord, ils'était contenté de l'encourager par des claquements delangue. N'ayant pas satisfaction, il se prit à jurer et illui échappa de dire qu'il n'avait jamais vu d'aussiméchante carne. De saisissement, le cheval s'arrêtacourt et les jambes lui mollirent.

L'âne et le cheval 283

— Allons, hue ! cria le père. Hue donc ! sale bête !Attends voir, je vais te faire avancer !

Furieux, il le menaça de son fouet à plusieursreprises et lui en cingla les flancs. Le cheval ne seplaignit pas, mais il tourna la tête vers son père et leregarda d'un air si triste que le fouet lui échappa desmains et qu'il rougit jusqu'aux oreilles. Sautant à basde la voiture, il alla se jeter au cou de son cheval et luidemanda pardon de s'être laissé aller à une si grandedureté.

— J'oubliais ce que tu es encore pour moi. Vois-tu,il me semblait n'avoir plus affaire qu'à un simplecheval.

— Quand même, dit l'animal. Oui, quand mêmec'eût été un simple cheval, il ne fallait pas lui donnerdu fouet aussi fort.

Le père promit qu'à l'avenir il saurait se garderd'être aussi emporté, et il est vrai qu'il resta longtempssans plus se servir de son fouet. Mais un jour quel'heure le pressait, il n'y tint plus et lui donna un coupsur les jambes. L'habitude fut bientôt prise et il se mità cingler sa bête presque sans y penser. Quand il luivenait l'ombre d'un remords, il disait en haussant lesépaules :

— On a un cheval ou on n'en a pas. Il faut pourtantbien arriver à se faire obéir.

La situation de l'âne n'était guère plus enviable.Chaque matin, portant une lourde charge sur son dos,il s'en allait au marché de la ville, et par tous les temps.Quand il pleuvait, sa mère ouvrait son parapluie, maisne se souciait pas s'il avait le poil mouillé.

— Autrefois, disait-il, du temps où j'étais une petitefille, tu ne m'aurais pas laissé mouiller ainsi.

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— S'il fallait prendre avec les ânes toutes lesprécautions qu'on prend avec des enfants, répondait lamère, tu ne servirais pas à grand-chose, et je ne sais pastrop ce que nous ferions de toi.

Pas plus que le cheval, il n'échappait à être battu.Comme il arrive aux ânes, il était parfois très entêté. Acertains carrefours, il s'arrêtait brusquement sansqu'on sût pourquoi et refusait d'avancer. La mèreessayait d'en venir à bout par la douceur.

— Voyons, disait-elle en le caressant, sois raisonna-ble, ma petite Delphine. Tu as toujours été une bonnefille, une enfant obéissante...

— Il n'y a plus de petite Delphine, répliquait-il sansse fâcher. Il n'y a rien qu'un âne qui ne veut pasbouger de place.

— Allons, ne fais pas ta mauvaise tête, tu sais bienque ce n'est pas ton intérêt. Je vais compter jusqu'àdix. Réfléchis.

— C'est tout réfléchi !— Un, deux, trois, quatre...— Je ne bougerai pas d'un pas.— ... Cinq, six, sept...— On me couperait plutôt les oreilles.— ... Huit, neuf, dix ! Tu l'auras voulu, sale bête !Et il recevait sur l'échine une volée de coups de

bâton qui finissait toujours par le décider. Mais le pluspénible, dans la nouvelle vie de l'âne et du cheval,c'était la séparation. A l'école ou à la maison, Delphineet Marinette ne s'étaient jamais quittées d'une heure.Âne et cheval, ils travaillaient chacun de son côté et, lesoir, à l'écurie, se retrouvaient si harassés qu'à peine,avant de s'endormir, avaient-ils le temps d'échangerquelques plaintes sur la dureté de leurs maîtres. Aussi

L'âne et le cheval 285

attendaient-ils avec impatience le repos du dimanche.Ce jour-là, ils n'avaient rien à faire et passaient letemps ensemble au-dehors ou à l'écurie. Ils avaientobtenu des parents de pouvoir jouer avec leur poupéequ'ils tenaient couchée dans la mangeoire sur un lit depaille. N'ayant pas de mains pour la saisir, ils nepouvaient ni la bercer, ni l'habiller, ni la peigner, nirien lui donner des soins qu'exige d'habitude unepoupée. Le jeu consistait surtout à la regarder et à luiparler.

— C'est moi ta maman Marinette, disait le grandcheval. Ah ! je vois bien que tu me trouves un peuchangée.

— C'est moi ta maman Delphine, disait l'ânon. Ilne faut pas trop faire attention à mes oreilles.

L'après-midi, ils allaient brouter au long des che-mins et parlaient longuement de leurs misères. Lecheval, qui était d'humeur plus vive que son compa-gnon, prononçait contre les maîtres des paroles decolère.

— Ce qui m'étonne, disait-il, c'est que les autresbêtes acceptent d'être menées aussi durement. C'estbon pour nous qui sommes de la maison ! Je sais bienque s'ils n'étaient pas mes parents, je me serais déjàsauvé depuis longtemps.

En disant cela, le grand cheval ne pouvait pass'empêcher de sangloter et l'ânon reniflait de toutes sesforces.

Un dimanche matin, les parents firent entrer dansl'écurie un homme qui avait une grosse voix et quiportait une blouse bleue. Il s'arrêta derrière le chevalet dit aux parents qui le suivaient :

— Voilà ma bête. C'est bien elle que j'aie vue

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286 Les contes du chat perché

trotter l'autre jour sur la route. Oh ! j'ai bonnemémoire, et quand une fois j'ai aperçu un cheval, je lereconnaîtrais entre mille. Il faut dire aussi que c'estmon métier.

Il se mit à rire et ajouta en donnant au cheval uneclaque d'amitié :

— Il n'est pas plus vilain qu'un autre. Je diraimême qu'il est assez à mon goût.

— On vous l'a montré pour vous faire plaisir, direntles parents. Pour le reste, n'y comptez pas.

— On dit toujours ça, fit l'homme, et après onchange d'avis.

Cependant, il tournait autour du cheval, l'examinaitde tout près, lui palpait le ventre et les membres.

— Vous n'avez pas bientôt fini ? lui dit le cheval. Jen'aime pas beaucoup ces façons-là, moi !

L'homme ne fit qu'en rire et, lui retroussant leslèvres, se mit à examiner ses dents. Après quoi, il setourna vers les parents :

— Et si je mettais deux cents avec ? leur dit-il.— Non, non, firent les parents en secouant la tête ;

ni deux cents, ni trois cents... Ce n'est pas la peine !— Et si j'en mettais cinq ?Les parents tardèrent un peu à répondre. Ils étaient

devenus tout rouges et n'osaient pas le regarder.— Non, murmura enfin la mère et si bas qu'on

l'entendit à peine. Oh 1 non.— Et si j'en mettais mille? s'écria l'homme à la

blouse, et il avait une grosse voix d'ogre qui commen-çait à effrayer le cheval et l'ânon. Hein ? si j'en mettaismille de plus ?

Le père voulut répondre quelque chose, mais sa voixs'embarrassa, il se mit à tousser et fit signe à l'homme

L'âne et le cheval 287

qu'ils seraient plus à l'aise de causer dehors. Ilssortirent dans la cour et furent bientôt d'accord.

— Entendu pour le prix, dit l'homme. Mais, avantd'acheter, je veux le voir marcher et courir devant moi.

Le chat qui sommeillait sur la margelle du puitsn'eut pas plus tôt entendu ces paroles qu'il courut àl'écurie et dit à l'oreille du cheval :

— Quand les maîtres te feront sortir dans la cour,tu feras bien de boiter d'une patte aussi longtemps quel'homme te regardera.

Le cheval entendit l'avis et en passant le seuil del'écurie, il fit semblant d'avoir très mal à la jambe et semit à boiter.

— Tiens, tiens, tiens ! dit l'homme aux parents.Vous ne m'avez pas dit qu'il avait mal à la jambe. Voilàqui change bien les choses.

— Ce ne peut être qu'un caprice, affirmèrent lesparents. Ce matin encore, il était sain des quatrepattes.

Mais l'homme ne voulut rien entendre et partit sansplus regarder le cheval. Les parents remirent la bête àl'écurie, non sans mauvaise humeur.

— Tu l'as fait exprès ! gronda le père. Ah ! lamaudite carne, je suis sûr qu'il l'a fait exprès !

— Maudite carne? fit l'ânon. Je pense que voilàune façon agréable d'appeler la plus jeune de ses filles,et qui fait honneur à des parents !

— Je n'ai pas à prendre l'avis d'une bourrique,répliqua le père. Mais, pour une fois et parce que c'estdimanche, je veux bien me donner la peine derépondre à tes insolences. A t'en tendre, on diraitvraiment que nous sommes les parents d'un cheval etd'un âne. Si vous avez pu croire que nous acceptions

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un mensonge aussi sot, détrompez-vous. Je vousdemande un peu quelle personne raisonnable enten-drait raconter sans hausser les épaules, que deuxjeunes filles se sont changées, l'une en cheval etl'autre, en ânon ? La vérité, c'est que vous êtes deuxanimaux, et rien de plus. Je ne peux même pas direque vous soyez des animaux modèles, il s'en faut bien :

D'abord, l'ânon ne trouva rien à répliquer, tant ilavait de chagrin de se voir ainsi renié par ses parents. Ilalla frotter sa tête contre celle du cheval pour lui direque si leurs parents l'oubliaient, il pouvait toujourscompter sur son compagnon d'écurie.

— Avec mes quatre pattes et mes grandes oreilles,je reste ta sœur Delphine, ils auront beau dire !

— Maman, demanda le cheval, est-ce que toi aussi,tu crois que nous ne sommes pas tes filles ?

— Vous êtes deux bonnes bêtes, répondit la mèreavec un peu d'embarras, mais je sais bien que vous nepouvez être mes filles.

— Vous ne leur ressemblez en rien, affirma le père.Et puis, en voilà assez là-dessus ! Allons-nous-en,femme.

Les parents quittèrent l'écurie, mais pas si vite quel'ânon n'eût encore le temps de leur dire :

— Puisque vous êtes si sûrs que nous ne sommespas vos filles, je vous trouve bien légers de n'être pasplus inquiets. Voilà de drôles de parents qui voientdisparaître un matin leurs deux filles et qui ne s'ensoucient pas davantage ! Les avez-vous seulementcherchées dans le puits, dans la mare, dans les bois ?Les avez-vous réclamées aux camps-volants ?

Les parents ne répondirent pas, mais lorsqu'ilsfurent dans la cour, la mère dit en soupirant :

L'âne et le cheval 289

— Quand même... si c'étaient les deux petites?— Mais non ! gronda le père. Qu'est-ce que tu

racontes ! Il faut pourtant qu'on en finisse avec cesbêtises. On n'a jamais vu une enfant, ni même unegrande personne, se changer en bourrique ou enn'importe quel animal. Dans les premiers temps,nous avons été assez simples pour croire tout ceque ces bêtes nous racontaient, mais nous serionsridicules de les croire encore !

Les parents feignirent de n'avoir plus le moindredoute sur toute cette affaire, et peut-être étaient-ilssincères. En tout cas, ils ne s'informèrent nulle partsi l'on avait vu Delphine et Marinette et ne parlè-rent à personne de leur disparition. Quand ondemandait des nouvelles des petites, ils répondaientqu'elles étaient chez leur tante Jeanne. Parfois,quand les parents se trouvaient dans l'écurie, l'âneet le cheval leur chantaient une petite chanson quele père avait apprise autrefois à ses deux enfants.

— Est-ce que tu ne reconnais pas la chanson quetu nous as apprise ? disaient-ils.

— Oui, répondait le père, je la reconnais, maisc'est une chanson qu'on peut apprendre partout.

Après plusieurs mois d'un dur travail, l'âne et lecheval avaient fini par oublier ce qu'ils avaient étéautrefois. S'ils s'en souvenaient, par aventure,c'était comme d'un conte auquel ils ne croyaientplus qu'à demi. D'ailleurs, leurs souvenirs neconcordaient pas. Ils prétendaient tous les deuxavoir été Marinette, et un jour qu'ils s'étaient que-rellés à ce propos, ils décidèrent de n'en parlerjamais plus. Ils s'intéressaient chaque jour davan-tage à leur métier, à leur condition d'animaux

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domestiques et ils trouvaient naturel d'être roués decoups par les maîtres.

— Ce matin, disait le cheval, je me suis fait cinglerles jambes, et je ne l'avais pas volé. Jamais je n'avaisété aussi étourdi.

— Moi, disait l'ânon, c'est toujours la même chose.Je me suis fait rosser pour avoir été trop têtu. Il faudrapourtant que je me corrige.

Ils ne jouaient plus à la poupée et n'auraient pascompris qu'on pût en faire un jeu. Maintenant, ilsvoyaient venir le dimanche presque sans plaisir. Lesjours de repos leur paraissaient d'autant plus longsqu'ils n'avaient pas grand-chose à se dire. Leurmeilleure distraction était de disputer s'il était plusharmonieux de braire ou de hennir. A la fin, ils envenaient aux injures et se traitaient de bourrique et decanasson.

Les parents étaient contents de leur cheval et de leurânon. Ils disaient n'avoir jamais vu des bêtes aussidociles et se félicitaient de leurs services. De fait, letravail de ces animaux les avait enrichis et ils s'étaientacheté chacun une paire de souliers.

Un matin de très bonne heure, le père entra dansl'écurie pour donner l'avoine à son cheval et il fut bienétonné. Couchées sur la paille, à la place des deuxanimaux, il y avait deux petites filles, Delphine etMarinette. Le pauvre homme n'en pouvait croire sesyeux et pensait à son cheval qu'il ne verrait plus. Il allainformer la mère et revint avec elle à l'écurie pourprendre les deux petites, et, tout endormies, les porterdans leurs lits.

Quand Delphine et Marinette s'éveillèrent, il étaitgrand temps de partir pour l'école. Elle semblaient

L'âne et le cheval 291

ahuries et ne savaient presque plus se servir de leursmains. En classe, elles ne firent que des bêtises etrépondirent de travers. La maîtresse déclara n'avoirjamais vu d'enfants aussi bêtes et leur mit à chacunedix mauvais points. Ce fut une triste journée pourelles. En voyant ces mauvaises notes, les parents, quiétaient d'une humeur de dogue, les mirent au pain secet à l'eau.

Heureusement, les petites ne furent pas longues àreprendre leurs habitudes. Elles travaillèrent très bienen classe et ne rapportèrent que des bons points. A lamaison, leur conduite n'était pas moins exemplaire et,à moins d'être injuste, il n'y avait pas moyen de leurfaire un reproche. Les parents étaient maintenant bienheureux d'avoir retrouvé les deux petites filles qu'ilsaimaient si tendrement, car c'étaient, au fond, d'excel-lents parents.

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Le mouton

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Assises, au bord de la route, les pieds pendants aurevers du fossé, Delphine et Marinette caressaient ungros mouton blanc que leur oncle Alfred, un jour qu'ilétait venu à la ferme, leur avait donné. Il posait sa têtetantôt sur les genoux de l'une, tantôt sur les genoux del'autre et ils chantaient tous les trois une petitechanson qui commençait ainsi : « Y a un rosier dansmon jardin. » Cependant, les parents vaquaient dans lacour au milieu des bêtes de la ferme et paraissaient fortmal disposés à l'égard du mouton. Ils le regardaient detravers et disaient entre leurs dents qu'il faisait perdreleur temps aux petites et qu'elles eussent été mieux àfaire du ménage et à ourler des torchons qu'à jouersans cesse avec cette sale bête.

— Si jamais quelqu'un nous débarrasse de ce grosfrisé, il sera le bienvenu.

Il était midi moins vingt et la cheminée de la fermefumait. Tandis que les parents marmonnaient ainsi,apparut au détour de la route un soldat qui s'en allait àla guerre, monté sur un fier cheval noir. Voyant qu'il yavait du monde pour le regarder passer, il voulut fairecaracoler sa monture afin de paraître à son avantage,

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mais au lieu de lui obéir, le cheval noir s'arrêta pile etlui dit en tournant la tête :

— Qu'est-ce qui vous prend, vous, là-haut? Voustrouvez sans doute que ce n'est pas assez d'aller par leschemins sous un soleil de plomb avec, sur mon dos, univrogne mal affermi? Il vous faut encore des gam-bades? Eh bien, moi, je vous avertis...

— Attends un peu, maudite carne ! coupa le soldat.Je m'en vais t'arranger d'une façon à te remettre dansl'obéissance.

Aussitôt, il enfonça ses éperons dans les flancs del'animal et tira brutalement sur la bride. Le cheval secabra, puis se mit à ruer si haut et si fort que lecavalier, passant par-dessus l'encolure, tomba à platventre au milieu de la route, dont il eut le menton et lesmains écorchés et son bel uniforme tout souillé depoussière.

— Je vous avais prévenu, dit le cheval. Vous avezvoulu que je caracole. Eh bien, j'ai caracolé. Vous voilàcontent.

Le soldat, qui se dressait sur ses genoux, n'était pasd'humeur à entendre de tels propos. Mais lorsqu'il vits'approcher et faire le cercle autour de lui les parents,Delphine, Marinette, le mouton et toutes les bêtes dela ferme, l'humiliation le rendit furieux et, tirant alorsson grand sabre, il voulut se jeter sur son cheval pourlui plonger la lame dans le poitrail. Par bonheur, lesparents purent s'interposer à temps et le persuadèrentde renoncer à sa vengeance.

— Quand vous l'aurez tué, vous en serez bienavancé, dirent-ils. Au lieu de vous en aller tranquille-ment à la guerre au pas de votre monture, il vousfaudra partir à pied et vous arriverez peut-être après la

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bataille. D'un autre côté, il est certain que cette bête-làvous a fort maltraité et qu'il vous sera désormaisdifficile de lui accorder votre confiance. Aussi bien,puisque vous voilà prêt à vous en séparer, pourquoi nepas essayer d'en tirer parti. Tenez, nous avons là unmulet qui ferait bien votre affaire. Pour vous rendreservice, nous vous le céderons en échange de votrecheval.

— C'est une bonne idée, dit le soldat, et il rengainason sabre.

Les parents poussèrent le cheval dans la cour etfirent avancer leur mulet, ce que voyant, les petitesprotestèrent. Pour faire plaisir à un passant brutal,fallait-il qu'un vieil ami comme le mulet fût obligé dequitter la ferme ? Le mouton en avait des larmes dansles yeux et se lamentait sur le sort de ce malheureuxcompagnon.

— Silence donc ! commandèrent les parents avecdes voix d'ogres et, comme le soldat tournait le dos, ilsajoutèrent à voix basse : Voulez-vous, par vos bavar-dages, nous faire manquer un marché aussi avanta-geux? Si vous ne faites taire votre mouton sur-le-champ, il sera tondu à ras avant qu'il soit midi.

Le mulet, lui, ne protestait pas et tandis qu'on luipassait la bride, il se contentait de cligner de l'œil àl'intention des petites. Lorsqu'il eut enfourché sanouvelle monture, le soldat retroussa sa moustache ets'écria : « En route ! » Mais le mulet n'en bougea pasplus et ni les éperons, ni le mors, que son maître lui fitsentir cruellement, ne purent le faire avancer d'un pas.Les injures, les menaces, les coups, rien ne le décida.

— C'est bon, dit le cavalier, je vois ce qu'il me resteà faire.

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Mettant pied à terre, il tira encore un coup songrand sabre qu'il se disposait à plonger dans le poitraildu mulet.

— Arrêtez, lui dirent les parents, et écoutez-nousplutôt. Certes, voilà une sotte bête de ne pas vouloiravancer, mais vous savez combien les mulets sonttêtus. Un coup de sabre n'y changera rien. Tenez,nous avons là un âne qui ne craint pas la fatigue et quine coûte presque rien à nourrir. Prenez-le et rendez-nous notre mulet.

— C'est une bonne idée, dit le soldat, et il rengainason sabre.

Le malheureux âne qu'on dévouait ainsi à la placedu mulet n'avait à coup sûr aucune envie de quitter laferme où il laissait nombre d'amis entre lesquelsDelphine, Marinette et leur mouton étaient justementles plus chers. Pourtant, il ne laissa rien voir de sonémotion et s'avança vers son nouveau maître de l'airmodeste et résigné qu'on lui avait toujours connu. Lespetites en avaient le cœur serré, et, pour le mouton, ilétait secoué de gros sanglots.

— Monsieur le soldat, suppliait-il, soyez bon pourl'âne. Il est notre ami.

Tant qu'à la fin, les parents vinrent lui mettre lepoing sous le nez en grondant :

— Sale bête de mouton, tu cherches à nous fairemanquer une bonne affaire, mais va, tu te repentirasd'avoir été trop bavard.

Sans prendre garde à la prière du mouton, le soldatenfourchait déjà sa monture. Il n'eut d'ailleurs passitôt retroussé sa moustache et commandé « enroute », que l'âne se mit à marcher à reculons et enzigzaguant de telle sorte qu'il menaçait à chaque pas de

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mettre son cavalier au fossé. Aussi le soldat ne fut-ilpas long à descendre et, comprenant que l'animal sedérobait de mauvaise volonté :

— C'est bon, dit-il en grinçant des dents. Je vois cequ'il me reste à faire.

Pour la troisième fois, il tira son grand sabre etassurément qu'il aurait percé l'âne d'outre en outre siles parents ne s'étaient suspendus l'un à son bras etl'autre à son habit.

— Il faut convenir que vous n'avez pas de chanceavec vos montures, lui dirent-ils. A bien réfléchir, cen'est du reste pas surprenant. Ane, mulet, cheval, c'esttoute une même famille ou à peu près et nous aurionsdû y songer. Mais pourquoi n'essaieriez-vous pas unmouton ? C'est un animal obéissant et qui offre plusd'un avantage. Si, en cours de route, vous avez besoind'argent, rien n'est plus facile que de le faire tondre.Après avoir vendu sa laine un bon prix, il vous resteraune bonne monture pour continuer votre voyage.Nous possédons justement un mouton pourvu d'unetrès belle toison. Voyez-le plutôt entre les deux petites.S'il vous plaît de le prendre en échange de votre âne,nous ne demandons qu'à vous être utiles.

— C'est une bonne idée, dit le soldat, et il rengainason sabre.

Serrant le mouton dans leurs bras, Delphine etMarinette jetaient les hauts cris, mais les parents leseurent bientôt séparées de leur meilleur ami et réduitesau silence. Le mouton regarda ses anciens maîtres avecun air de grande tristesse, mais ne fit point de reprocheet s'avança vers le soldat. Celui-ci, montrant son grandsabre qu'il venait de remettre au fourreau, lui dit d'unton menaçant :

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300 Les contes du chat perché

— Avant tout, j'entends être obéi et respectécomme je le mérite. Sois sûr que si j'ai à me plaindrede toi, je te couperai d'abord la tête. Et point derémission. Car si je me laissais aller à faire encore deséchanges, je finirais par chevaucher quelque canard ouautre engeance de basse-cour.

— Ne craignez rien, répondit le mouton, je suisd'un naturel très doux. C'est sans doute que j'ai étéélevé par deux petites filles. Je vous obéirai donc demon mieux. Mais j'ai un grand chagrin de quitter mesdeux amies. Monsieur, quand l'oncle Alfred m'a misentre leurs mains, j'étais si petit qu'elles ont dû medonner le biberon pendant près d'un mois encore.Depuis, je n'ai jamais été séparé d'elles. Aussi, vouspouvez croire que je suis bien affligé et, de leur côté,les petites ne le sont guère moins. C'est pourquoi, sivous avez pitié de notre peine, vous m'accorderez unmoment pour aller leur dire adieu et pleurer avec elles.

— Point de pitié pour les moutons ! cria le soldat.Comment ! voilà une bête qui ne fait que d'entrer àmon service et qui voudrait déjà s'échapper ? Je ne saispas ce qui me retient de lui ôter la tête d'un revers desabre. On n'a jamais vu tant d'audace.

— N'en parlons plus, soupira le mouton. Je nevoulais pas vous fâcher.

Enfourchant sa nouvelle monture, ce qui ne luidonna pas grand mal, le soldat s'aperçut que ses piedstraînaient par terre et eut alors l'idée de ficeler songrand sabre en travers des épaules du mouton pourservir de support à ses longues jambes et les fairependre à bonne hauteur, de quoi il fut si content qu'ilse mit à rire tout seul et si fort qu'il manqua plusieursfois perdre l'équilibre. Pourtant, rien n'était plus triste

Le mouton 301

que le spectacle de ce pauvre animal fléchissantsous le poids d'un lourd cavalier. Les petites enavaient autant d'indignation que de chagrin et il estsûr que si les parents ne les avaient pas retenues,elles s'opposaient au départ du mouton de toutesleurs forces et par tous les moyens, comme de jeterle soldat en bas de sa monture. Les bêtes de laferme n'étaient pas moins indignées, mais lesparents avaient une façon de les regarder ou de lesinterpeller qui leur ôtait l'envie d'intervenir. A uncanard qui commençait à élever la voix, ils firentobserver en fixant sur lui un regard cruel :

— Il y a en ce moment au jardin des navetssuperbes. De quoi faire une bien belle garniture.Oui bien belle.

Le pauvre canard en fut si gêné tout d'un coupqu'il baissa la tête et s'alla cacher derrière le puits.Seul de tous les animaux, le cheval noir ne se laissapas intimider et, marchant à son ancien maître, luidit tranquillement :

— Vous ne prétendez tout de même pas courirles chemins en pareil équipage. Je vous avertis quevous feriez rire de vous, sans compter qu'une mon-ture aussi frêle ne vous mènera pas bien loin.Allons, si vous êtes raisonnable, vous rendrez cemouton aux deux petites qui pleurent de le voirpartir et vous remonterez sur mon dos. Croyez-moi,vous y serez plus à l'aise et vous y aurez meilleuremine aussi.

Tenté, le soldat donna un coup d'oeil aux largesflancs du cheval et parut se convaincre qu'on yétait, en effet, plus à l'aise que sur le dos d'unmouton. Le voyant sur le point d'accepter, les

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parents ne craignirent pas de lui faire observer que lecheval noir leur appartenait.

— Nous n'avons pas du tout l'intention de nous endéfaire. Vous comprenez, s'il fallait recommencer lasérie des échanges, nous n'en finirions pas.

— Vous avez raison, convint le soldat. Le tempspasse et la guerre se fait sans moi. Ce n'est pas ainsiqu'on devient général.

Après avoir retroussé sa moustache, il mit sonmouton au trot et, les jambes pendantes par-dessus songrand sabre, s'éloigna sans tourner la tête. Quand ileut disparu au tournant du chemin, toutes les bêtes dela ferme se mirent à soupirer de chagrin. Les parentsen étaient gênés et leur gêne se changea en inquiétudelorsque Marinette dit à Delphine :

— Il me tarde que l'oncle Alfred vienne nous voir.— Moi aussi, fit Delphine. Il faudra qu'il sache tout

ce qui s'est passé.Les parents regardaient leurs filles d'un air presque

craintif. Un moment, ils parlèrent à l'oreille et puisdirent tout haut :

— Nous n'avons rien à cacher à l'oncle Alfred. Dureste, quand il apprendra que nous avons été assezhabiles pour échanger un simple mouton contre unbeau cheval noir, il sera le premier à nous complimen-ter.

Dans la cour de la ferme s'éleva, tant des bêtes quedes petites, comme un murmure de reproche auquel,avisant l'âne, le mulet, le cochon, les poules, lescanards, le chat, les bœufs, les vaches, les veaux, lesdindons, les oies et tous autres qui les regardaient, ilsrépondirent sévèrement :

— Allez-vous rester là jusqu'au soir à bayer et à

Le mouton 303

écarquiller les yeux, vous autres? A vous voir ainsi,on se croirait plutôt sur un champ de foire que dansla cour d'une maison laborieuse. Allons, dispersez-vous et que chacun soit où il doit être. Toi, chevalnoir, tu as désormais ta place à l'écurie. Sans plustarder, nous allons t'y conduire.

— Je vous suis bien obligé, riposta le cheval noir,mais je n'ai nulle envie d'entrer dans votre écurie. Sivous avez pu vous flatter de faire un marché avanta-geux, il est temps de revenir de votre erreur. Sachez-le, je suis bien résolu à ne vous appartenir jamais et,pour votre malheureux mouton, c'est comme si vousl'aviez échangé contre du vent. Il ne vous reste à saplace que le remords d'avoir été injustes et cruels.

— Cheval noir, dirent les parents, tu nous faisbeaucoup de peine. A la vérité, nous ne sommes pasaussi méchants qu'il peut sembler. Ce qui est sûr,c'est qu'en t'offrant une place dans notre écurie, nousn'avons en tête que le souci de rendre service à uncheval qu'une course déjà longue a sans doute fatigué.Tu as bien mérité de te reposer...

Tout en lui tenant ce discours, ils manœuvraientsournoisement à s'approcher de l'animal afin de luipasser la bride. Le cheval noir ne voyait pas lemanège et peu s'en fallut qu'il s'y laissât prendre.Déjà les petites s'étaient éloignées pour aller dresserla table de midi et les bêtes de la ferme se dispersaientainsi qu'elles en avaient reçu l'ordre. Heureusement,le canard, qui s'était réfugié derrière le puits, avaitpassé sa tête au coin de la margelle. Il compritclairement le danger. Oubliant toute prudence pourson compte, il se dressa sur ses pattes et cria enbattant des ailes :

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— Attention, cheval noir ! attention aux parents ! ilscachent une bride et un mors derrière leur dos !

Le cheval n'eut pas plut tôt entendu l'avertissementqu'il bondit des quatre fers et courut se réfugier àl'autre bout de la cour.

— Canard, je n'oublierai pas le grand service que tuviens de me rendre, dit-il. Sans toi, c'en était fait dema liberté. Mais dis-moi, n'y a-t-il pas quelque choseque je puisse faire pour toi ?

— Bien aimable, répondit le canard, mais je ne voispas trop. J'aurais besoin d'y réfléchir.

— Prends ton temps, canard, prends ton temps. Jerepasserai un jour ou l'autre.

Sur ces mots, le cheval gagna la route et partit d'untrot léger que les parents ne regardèrent pas sansmélancolie. Au repas de midi, ils n'échangèrent pastrois paroles et montrèrent un visage sombre. Ilssongeaient avec une anxiété bien compréhensible à lacolère que ferait l'oncle Alfred en apprenant qu'ilsavaient échangé contre du vent le mouron de leurspetites filles. Delphine et Marinette n'étaient pasfâchées de leur voir ce front tourmenté, mais rien nepouvait les consoler d'avoir perdu leur meilleur ami et,au sortir de table, elles passèrent dans le pré pour ypleurer à leur aise. Le canard passa par là et, après lesavoir interrogées, ne put que pleurer avec elles.

— Qu'avez-vous à pleurer, tous les trois ? demandaune voix derrière eux.

C'était le cheval noir qui venait aux nouvelles. Ils'informa auprès du canard s'il y avait quelque chosequ'il pût faire pour soulager son chagrin.

— Ah ! s'écria le canard. Si vous rameniez leur

Le mouton 305

mouton aux deux petites que voilà, je serais le plusheureux des canards.

— Je ne demande pas mieux, répondit le chevalnoir, mais je ne vois pas comment m'y prendre. S'il nes'agissait que de les rattraper, lui et son cavalier, je neserais pas en peine. Si mal accordés, ils n'auront pufaire grand chemin. Non, le difficile serait plutôt depersuader à mon ancien maître d'abandonner sonmouton.

— Il sera temps d'aviser quand nous les auronsrejoints, dit le canard. Conduisez-nous d'abord auprèsd'eux.

— C'est très joli, mais en admettant que ces deuxpetites filles rentrent en possession de leur mouton,réussiront-elles à l'imposer ici ? A ce qu'il m'a sembléce matin, les parents n'ont pas été fâchés de sedébarrasser de cette pauvre bête.

— C'est vrai, dit Marinette, et pourtant, je ne seraispas surprise qu'ils commencent à regretter ce qu'ilsont fait.

— En tout cas, dit Delphine, je me sentirais plustranquille si l'oncle Alfred était prévenu et qu'il setrouve là à notre retour.

Le cheval noir s'informa si l'oncle Alfred demeuraitbien loin et, sur ce qu'on lui répondit qu'il fallaitcompter deux heures de marche au bon pas, il promitde galoper jusque chez lui lorsque le mouton seraitretrouvé.

— Mais pour l'instant, il s'agit de rattraper notrecavalier. Ne perdons pas une minute.

Les petites et le canard sautèrent sur le dos ducheval et, passant à bride abattue sous le nez desparents stupéfaits, disparurent dans un nuage de

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poussière. Au bout d'une demi-heure de course, ilsarrivaient à l'entrée d'un village.

— Ne nous pressons pas, dit le cheval en prenantle pas. Et puisque nous traversons le village, profi-tons-en pour interroger les habitants.

Comme ils étaient aux premières maisons Delphineavisa une jeune fille qui cousait à sa fenêtre derrièreun pot de géranium et lui demanda poliment :

— Mademoiselle, je cherche un mouton. N'auriez-vous pas vu un cavalier...

— Un cavalier ? s'écria la jeune fille sans lui laisserle temps d'achever. Je crois bien ! Je l'ai vu toutrutilant d'or traverser la place au galop d'enfer, dansun affreux et superbe cliquetis d'armes. Il montait unimmense cheval à la robe frisée et comme bouclée, etles naseaux soufflant feu et fumée, tellement que monpauvre géranium en a perdu un moment sa fraîcheur.

Delphine remercia et fit ensuite observer à sescompagnons qu'il ne pouvait s'agir de ceux qu'ilscherchaient.

— Détrompez-vous, lui dit le cheval. Il s'agit biend'eux. Sans doute le portrait est-il un peu flatté, maisc'est ainsi que les jeunes filles voient les militaires.Pour ma part, je reconnais sans peine la toison devotre mouton dans la robe bouclée de l'immensecheval.

— Et le feu et la fumée qu'il soufflait par lesnaseaux ? objecta Marinette.

— Croyez-moi, c'était tout bonnement le soldatqui fumait sa pipe.

On ne tarda guère à s'apercevoir que le cheval avaitraison. Un peu plus loin, une fermière qui étendaitdu linge sur la haie de son jardin leur dit qu'elle avait

Le mouton 307

vu passer un soldat monté sur un malheureux moutonqui paraissait exténué.

— J'étais à la fontaine à rincer mes couleurs quandje les ai vus tourner dans le Chemin Bleu. Vous auriezeu pitié de cette pauvre bête si vous l'aviez vue peinerdans la montée avec ce gros benêt assis sur son dos etqui lui donnait des coups de poing sur la tête pour lapresser d'avancer.

En écoutant ces tristes nouvelles du mouton, lespetites avaient du mal à ne pas pleurer et le canard lui-même était très ému. Le cheval noir, qui en avait vubien d'autres à la guerre, ne perdit pas la tête et dit à lafermière :

— Ce Chemin Bleu dans lequel s'est engagé lecavalier, est-il encore bien loin ?

— A l'autre bout du pays et vous ne le trouverez passans peine. Il vous faudrait quelqu'un pour vousconduire jusque-là.

Débouchant au coin de la maison, le fils de lafermière, un garçon de cinq ans, s'avançait vers lesvoyageurs en tirant au bout d'une ficelle un joli chevalde bois monté sur des roulettes. Il regardait avec envieles deux petites qui avaient la chance d'être montéessur un cheval beaucoup plus haut que le sien.

— Jules, lui dit sa mère, conduis donc ces per-sonnes jusqu'au Chemin Bleu.

— Oui, maman, répondit Jules et, sans lâcher soncheval de bois, il vint jusqu'à la route.

— Je parie, lui dit le cheval noir, que tu voudraisbien monter sur mon dos ?

Jules rougit, car c'était justement ce qu'il souhaitait.Marinette lui céda sa place et s'offrit à tirer le cheval debois par la ficelle pour qu'il fût aussi de la promenade.

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Delphine installa le guide devant elle et le tintfermement à bras-le-corps tout en lui parlant desmalheurs du mouton, tandis que le cheval noir allait deson pas le plus doux. Plein de compassion, Jules faisaitdes vœux pour la réussite de l'entreprise, offrant mêmeses services et déclarant qu'on pouvait disposer de luicomme de son cheval de bois. Ils étaient prêts tous lesdeux à courir les aventures les plus dangereuses, dumoment qu'il s'agissait de porter secours à un affligé.

Cependant, Marinette allait quelques pas en avant,tirant toujours le cheval de bois sur lequel le canards'était installé à califourchon. En arrivant au CheminBleu, elle aperçut, du haut d'une montée, une aubergedevant laquelle était attaché un mouton. D'abord, elleen eut une vive émotion et le canard lui-même en futtout remué, mais à mieux regarder, ils se persuadèrentbientôt qu'il ne s'agissait nullement de leur ami. Lemouton qu'ils apercevaient au bas de la descente étaitsi petit qu'on ne pouvait s'y tromper longtemps.

— Non, soupira Marinette, ce n'est pas le nôtre.Elle s'était arrêtée pour attendre ses compagnons.

Le canard en profita pour monter sur la tête du chevalde bois, car il voulait voir de plus haut l'auberge et sesabords. Il lui semblait distinguer sur le cou du moutonquelque chose de brillant qui ressemblait à un sabre.Tout à coup, il s'agita sur la tête de bois et cria d'unetelle force qu'il manqua tomber par terre :

— C'est lui ! c'est notre mouton ! Je vous dis quec'est notre mouton à nous !

Derrière lui, on s'étonna. Assurément, il se trom-pait. Ce mouton de petite taille ne pouvait être qu'unétranger. Alors, le canard se mit en colère.

- Mais vous n'avez donc pas compris que son

Le mouton 309

nouveau maître l'a fait tondre et que s'il ne vousparaît pas plus gros en tout qu'un agneau, c'est qu'il aperdu sa toison bouclée? Le soldat aura sans doutevendu la laine pour se désaltérer à l'auberge.

— Ma foi, dit le cheval noir, ce doit être vrai. Cematin, il n'avait plus un sou en poche et je ne pensepas qu'on lui donne à boire à crédit. Connaissantl'ivrogne, j'aurais dû penser que nous avions deschances de le retrouver dans la première auberge derencontre. En tout cas, il faut s'assurer que c'est bienlà notre mouton.

L'assurance qu'il demandait lui fut donnée par lemouton lui-même qui venait d'apercevoir le groupeau sommet de la montée et qui sut très bien faireentendre aux petites qu'il les avait reconnues. Aplusieurs reprises, il cria : « Je suis votre mouton »,tout en faisant des gestes pour les inviter à la pru-dence. Après qu'il eut crié pour la troisième fois, onvit apparaître le soldat sur le seuil de l'auberge. Sansdoute venait-il s'informer de la raison de ces cris.Avant de rentrer, il eut un geste de menace à l'adressedu mouton. Par bonheur, l'idée ne lui était pas venuede regarder vers le haut de la montée, car le chevalnoir n'était pas si loin qu'il n'eût pu le reconnaître, cequi n'aurait pas manqué d'éveiller sa méfiance. Il estvrai qu'il avait déjà bu beaucoup et qu'il commençaità voir trouble.

— A ce que je vois, dit le canard à ses amis, notremouton est surveillé de bien près. Ce n'est pas pourfaciliter les choses.

— Que comptais-tu donc faire ? demanda le chevalnoir.

— Ce que je comptais faire? mais détacher le

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mouton sans être vu et le ramener à la ferme. Et j'ycompte encore.

— J'ai peur que l'entreprise n'aille pas toute seule.Et quand tu réussirais, crois-tu que le mouton seraitsauvé? En sortant de l'auberge, le soldat, ne voyantplus sa monture, pensera qu'elle s'est échappée pourretourner auprès de ses anciens maîtres et il ira aussitôtréclamer à la ferme où l'on ne pourra moins faire quede le lui rendre. Il y a même à parier que le mouton severra administrer une volée de coups de bâton, tropheureux si l'autre ne lui fait pas tomber la tête au fil deson sabre. Non, canard, crois-moi, il faut trouver autrechose.

— Trouver autre chose, c'est bientôt dit, maisquoi?

— C'est à toi d'y réfléchir. Pour moi, je ne peuxvous aider en rien et ma présence risque plutôt de vousêtre une gêne. Je cours donc de ce pas prévenir l'oncleAlfred comme il a été convenu et je reviendrai de cecôté à votre rencontre. Puisse le mouton être parmivous !

Delphine et Jules ayant mis pied à terre, le chevals'éloigna au galop et ceux qui restaient tinrent conseil.Les petites n'avaient pas perdu tout espoir d'apitoyerle soldat, mais Jules croyait plus sûr de l'intimider.

— Dommage que je n'aie pas ma trompette, disait-il. Je lui aurais fait « tût » sous le nez et je lui auraisdit : « Rendez le mouton. »

Le canard, lui, contre l'avis du cheval noir, nerenonçait pas à son projet de détacher le mouton et ilétait en train de convaincre ses amis lorsque le soldatsortit de l'auberge en titubant. Il parut d'abordhésiter, mais après avoir assuré son casque sur sa tête,

Le mouton 311

il se dirigea vers le mouton avec l'intention évidente dese remettre en route. Du coup, le canard dut abandon-ner son projet. En ce pressant péril, une idée lui vint àpropos. Il se cala sur le cheval de bois et dit à sescompagnons :

— Nous avons la chance qu'il nous tourne le dos.Profitez-en et poussez-moi à fond de train dans ladescente. Il faut qu'en arrivant au bas de la côte, il mereste assez d'élan pour monter les quelques mètres depente qui mènent à l'auberge.

Marinette, tirant le cheval par la ficelle, partit à fondde train, tandis que Delphine et Jules poussaient par-derrière. Ils le lâchèrent un peu avant d'arriver aumilieu de la descente et le suivirent de loin en secachant derrière les haies.

Sur son cheval de bois, le canard dévalait la côte encriant à tue-tête : « Coin ! coin ! » Au bruit, le soldats'était retourné et, arrêté au milieu de la cour del'auberge, il regardait s'approcher le fougueux équi-page. En arrivant au bas de la descente, le canardsembla faire effort pour retenir sa monture.

— Holà ! criait-il. Maudit animal, t'arrêteras-tu ?Holà, enragé !

Le cheval de bois, comme s'il se rendait à ces ordres,monta d'une allure plus tranquille le morceau de routequi conduisait à l'auberge et finit par s'arrêter au borddu fossé. Par chance, les roulettes se trouvèrent caléesdans l'herbe, ce qui lui évita de descendre la pente àreculons. Sans perdre de temps, le canard sauta à baset s'adressa au soldat qui le considérait bouche bée.

— Militaire, dit-il je vous donne le bonjour. L'au-berge est-elle bonne ?

— Je ne peux pas vous dire. En tout cas, on y boit

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bien, répondit le soldat qui avait peine à tenir debouttant il avait bu, en effet.

— C'est que j'arrive de loin, reprit le canard, et quej'ai besoin de repos. Je ne suis pas comme cette bête-là,qui est vraiment infatigable. A croire qu'elle n'a pas sapareille au monde. Elle va comme le vent et ne consentà s'arrêter qu'après s'être fait prier. Pour elle, centkilomètres sont presque comme rien et il ne lui fautpas deux heures pour en venir à bout.

Le soldat en croyait à peine ses oreilles et regardaitavec envie ce coursier impétueux qui, à vrai dire, luiparaissait assez placide. Comme la boisson lui donnaitun peu dans la vue, il n'osait pas trop s'en rapporter autémoignage de ses yeux et préférait se reposer sur lecanard.

— Vous avez de la chance, soupira-t-il. Ah ! oui,pour de la chance, c'est de la chance.

— Vous trouvez? dit le canard. Eh bien, voyez ceque c'est, je ne suis pourtant pas content de moncheval. Je vous étonne, n'est-ce pas ? Mais pour moiqui suis en voyage d'agrément, il est beaucoup troprapide. Il ne me laisse pas le temps de rien voir à loisir.Ce qu'il me faudrait, c'est une monture qui me fassevoyager au pas.

Le soldat sentit de plus en plus lui monter à la tête levin qu'il avait bu et croyait voir le cheval de bois frémird'impatience.

— Si j'osais, dit-il avec un air rusé, je vous propose-rais bien un échange. Moi qui suis pressé, j'ai là unmouton justement, dont la lenteur me rend enragé.

Le canard s'approcha du mouton, l'examina d'unœil méfiant et lui palpa les pattes avec son bec.

— Il est bien petit, fit-il observer.

Le mouton 313

— C'est que je viens de le faire tondre. En réalité,c'est déjà un mouton d'une belle taille. Il est assez grospour vous porter. Quant à ça, ne soyez pas en peine. Ilme porte bien, moi, et il faut le voir galoper !

— Galoper! dit le canard. Galoper! Ah çà, mili-taire, votre mouton m'a tout l'air d'un dévorant quicourt sur les routes à un train d'enfer. S'il en est ainsi,je me demande ce que j'aurais à gagner à un échange.

— Je me suis mal expliqué, fit le soldat toutpenaud. La vérité, je m'en vais vous la dire : il n'y apas plus doux que mon mouton, ni plus fainéant, niplus poussif. Il est même plus lent qu'une tortue, ouqu'un escargot.

— C'est trop beau, dit le canard, je ne peux pas ycroire. Pourtant, militaire, vous avez dans les yeuxcomme un air de franchise qui m'inspire confiance etqui me décide. Donc, j'accepte l'échange.

Craignant qu'il ne se ravisât, le soldat courutdétacher le mouton sur le dos duquel il installa lecanard. Celui-ci ne parlait plus de se reposer àl'auberge et pressait déjà sa nouvelle monture departir.

— Hé là, fît l'autre, pas si vite ! Voyez-vous pas quevous partez avec mon sabre !

Le soldat débarrassa le mouton du grand sabre qu'ilportait en travers des épaules et se l'accrocha au côté.

— Et maintenant, dit-il en se tournant vers lecheval de bois, préparons-nous.

— Avant tout, conseilla le canard, je crois que vousferiez bien de lui donner à boire. Voyez comme il tirela langue.

— C'est vrai, je n'y prenais pas garde.Tandis que le soldat s'en allait tirer de l'eau au puits,

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le canard et le mouton, traversant la route, couraientrejoindre les petites et leur ami Jules qui se cachaientdans un champ de seigle haut d'où ils pouvaient voir lacour de l'auberge. Delphine et Marinette faillirentétouffer le. mouton dans leurs embrassades et tout lemonde versa des larmes d'attendrissement. Les effu-sions auraient duré plus longtemps si l'on n'avait étédistrait par le spectacle qui se donnait dans la cour del'auberge.

Le soldat venait d'apporter un seau d'eau au chevalde bois et, voyant qu'il ne se décidait pas à boire, criaitd'une voix déjà irritée :

— Boiras-tu, maudite carne? Je compte jusqu'àtrois. Un. Deux. Trois. Suffit, tu boiras un autre jour.

Renversant le seau d'un coup de pied, il enfourchason cheval de bois et ne tarda pas à s'impatienter devoir qu'il restait sur place. D'abord, il se mit àl'injurier, puis, constatant que l'animal n'en remuaitpas plus, il prit le parti de descendre en grommelant :

— C'est bon. Je vois ce qu'il me reste à faire.Tirant alors son grand sabre, il trancha d'un seul

coup la tête du pauvre cheval de bois, qui tomba dansla poussière Après quoi, il remit sa lame au fourreauet partit à pied pour la guerre. Peut-être qu'à l'heurequ'il est, il est général, mais on n'en sait rien.

Sur le chemin du retour, Delphine portait sous sonbras la tête du cheval de bois, tandis que Marinettetirait par la ficelle le corps du décapité. En assistant ausupplice de son cheval, Jules avait eu d'abord unegrande peine. Il se consolait en voyant la joie despetites et celle du mouton. Du reste, son plus grandchagrin fut de se séparer de ses nouveaux amis quiregagnaient leur maison. Sa mère eut beau lui promet-

Le mouton 315

tre de recoller la tête de son cheval, il ne puts'empêcher de renifler en les voyant disparaître aubout du village.

Delphine et Marinette n'étaient guère rassurées ensongeant à l'accueil que leur réserveraient les parents.Ceux-ci, justement, parlaient à chaque instant de leursfilles et voilà ce qu'ils disaient :

— Privées de dessert. Pain sec. Tirer les oreilles.Pour leur apprendre à se sauver, à notre nez, sur le dosd'un cheval qu'elles ne connaissent pas.

Et ils sortaient à chaque instant sur le pas de laporte, regardant du côté où ils les avaient vues partir.Tout à coup, ils entendirent le bruit du pas d'uncheval, venant de la direction opposée, et ils s'écrièrenten tremblant :

— L'oncle Alfred !C'était en effet l'oncle Alfred qui arrivait à la ferme,

monté sur le cheval noir et, autant qu'on en pouvaitjuger de loin, il avait un visage terrible. Les pauvresparents étaient devenus tout pâles et murmuraient enjoignant les mains :

— Nous sommes perdus. Il va tout apprendre. Il vatout savoir. Quel malheur d'avoir abandonné un si bonmouton et quel regret ! Ah ! cher mouton !

— Me voilà ! dit alors une voix de mouton, et lemouton apparut au coin de la maison, suivi du canardet des petites.

Les parents étaient si joyeux qu'ils se mirent aussitôtà rire et à danser. Au lieu de gronder les petites, ils leurpromirent spontanément une paire de jolies pantoufleset un tablier neuf. Puis, en présence de l'oncle Alfredqui les regardait du haut de son cheval avec un reste deméfiance, ils attachèrent eux-mêmes un ruban rose à

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chacune des cornes du mouton. Enfin, au repas dusoir, le canard fut admis à manger à table entre lesdeux petites et s'y comporta aussi bien qu'une per-sonne.

Les cygnes

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Les parents partirent pour la ville de très bon matinet dirent aux deux petites en quittant la ferme :

— Nous ne rentrerons qu'à la nuit. Soyez sages etsurtout, ne vous éloignez pas de la maison. Jouez dansla cour, jouez dans le pré, dans le jardin, mais netraversez pas la route. Ah ! si jamais vous traversez laroute, gare à vous quand nous rentrerons !

En disant ces derniers mots, les parents regardèrentles petites avec des yeux terribles.

— Soyez tranquilles, répondirent Delphine etMarinette, on ne traversera pas la route.

— Nous verrons, grommelèrent les parents, nousverrons.

Là-dessus, ils s'éloignèrent à grands pas, non sansavoir lancé à leurs filles un regard sévère et soupçon-neux. Les petites en avaient le cœur serré, mais, aprèsavoir joué un moment dans la cour, elles n'y pensaientpresque plus. Vers neuf heures du matin, elles setrouvaient par hasard au bord de la route et ni l'une nil'autre n'avaient envie de traverser, lorsque Marinetteaperçut de l'autre côté une petite chevrette blanche quimarchait dans les champs. Delphine n'eut pas le temps

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de retenir sa sœur qui avait franchi la route en troisenjambées et courait déjà vers la chevrette.

— Bonjour, dit Marinette.— Bonjour, bonjour, fit la chevrette sans s'arrêter.— Comme tu marches vite ! Où vas-tu ?— Je vais au rendez-vous des enfants perdus. Je

n'ai pas le temps de m'amuser.La chevrette blanche entra dans un champ de grand

blé qui se referma sur elle. Marinette et sa sœur, quivenait de la rejoindre, en restèrent tout interdites.Elles se préparaient à regagner la route, mais ellesvirent apparaître à cinquante mètres de là deuxcanetons portant encore leur duvet jaune et quisemblaient très pressés.

— Bonjour, canetons, dirent les petites en arrivantauprès d'eux.

Les deux canetons s'arrêtèrent et posèrent le ventrepar terre. Ils n'étaient pas fâchés de se reposer.

— Bonjour, petites, dit l'un d'eux. Belle journée,n'est-ce pas ? Mais quelle chaleur ! Mon frère est déjàbien fatigué.

— En effet. Vous venez donc de très loin ?— Je crois bien ! Et nous allons plus loin encore.— Mais où allez-vous ?— Nous allons au rendez-vous des enfants perdus.

Et maintenant que nous voilà reposés, en route ! Il nes'agit pas d'arriver en retard.

Delphine et Marinette voulaient des explications,mais les deux canetons filaient sans entendre etentraient dans le champ de blé. Elles avaient grandeenvie de les suivre et furent un moment hésitantes,mais elles songèrent aux parents et à l'interdiction detraverser la route. A vrai dire, il était bien tard pour

Les cygnes 321

s'en souvenir, car la route était déjà loin. Comme ellesse décidaient à entrer, Delphine montra à sa sœur unetache blanche qui bougeait sur le pré en bordure de laforêt. Il fallait bien aller voir de près. Elles setrouvèrent en face d'un petit chien blanc, très jeune,gros comme la moitié d'un chat et qui marchait dansl'herbe aussi vite qu'il pouvait. Mais ses pattesn'étaient pas encore bien fermes et il trébuchaitpresque à chaque pas. Il s'arrêta et répondit aux petitesqui l'interrogeaient :

— Je vais au rendez-vous des enfants perdus, maisj'ai bien peur de ne pas être à l'heure. Vous pensez ! ilfaut arriver avant midi, et moi, sur mes petites pattes,je ne fais pas beaucoup de chemin et je suis vitefatigué.

— Et qu'est-ce que tu vas faire à ce rendez-vous desenfants perdus ?

— Je vais vous expliquer. Quand on n'a plus deparents, comme moi, on va au rendez-vous des enfantsperdus pour essayer de trouver une famille. Tenez, onme parlait hier d'un jeune chien qui a été adopté parun renard au rendez-vous de l'année dernière. Mais,comme je vous le disais, j'ai bien peur d'être en retard.

Apercevant une libellule, le petit chien blanc sedressa brusquement sur ses pattes, se mit à sauter et àaboyer, fit trois tours sur lui-même, se roula dansl'herbe et finit par se coucher essoufflé et la languependante.

— Vous voyez, dit-il après avoir repris son souffle,je viens encore de m'amuser. C'est plus fort que moi,je ne peux pas m'en empêcher. Vous comprenez, jesuis petit. Alors, je m'amuse presque à chaque pas,sans même le faire exprès. Ce n'est pas pour m'avan-

n

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cer. Ah! vraiment, je n'ai pas beaucoup d'espoird'arriver. Autant dire que je n'y compte pas. Si j'avaisde grandes jambes comme les vôtres, bien sûr...

le petit chien blanc paraissait tout triste. Delphine etMarinette se regardaient et regardaient aussi la routequi était maintenant très loin derrière elles.

— Petit chien, dit enfin Delphine, si je te portaisjusqu'au rendez-vous des enfants perdus, crois-tu quetu arriverais assez tôt ?

— Oh ! oui, dit le petit chien blanc, vous pensez,avec vos grandes jambes !

— Alors, partons tout de suite. En marchant bien,nous serons vite revenues. Et où est-il, ton rendez-vous?

— Je ne sais pas, je n'y suis jamais allé. Mais vousvoyez cette pie qui vole devant nous, là-bas ? C'est ellequi me montre le chemin. Vous pouvez la suivre sanscrainte. Elle nous conduira juste à l'endroit.

Delphine et Marinette se mirent en route, chacune àson tour portant le petit chien blanc. La pie volaitdevant elles, se posant parfois bien en vue au milieud'un pré ou d'un sentier, et reprenant son vol pour seposer plus loin. Le petit chien blanc s'était endormidès le départ dans les bras de Delphine. Il ne s'éveillaque deux heures plus tard, comme on arrivait au bordd'un grand étang. La pie vint se poser sur l'épaule deMarinette et dit aux deux petites :

— Mettez-vous là, près des roseaux, et attendezqu'on vienne vous chercher. Allons, bonne chance etadieu.

La pie envolée, les petites regardèrent autour d'elleset virent qu'elles n'étaient pas seules. Sur la rive, desgroupes de jeunes animaux étaient assis dans l'herbe et

Les cygnes 323

il en arrivait à chaque instant. Il y avait des agneaux,des chevreaux, des marcassins, des chatons, des pous-sins, des canetons, des roquetons, des lapins et biend'autres espèces. Fatiguées par leur longue marche, lespetites s'étaient assises à leur tour et Delphine com-mençait à somnoler, lorsque Marinette s'écria :

— Regarde là-bas, les cygnes !Delphine ouvrit les yeux et vit, à travers les roseaux,

deux grands cygnes nager sur l'étang vers une île oùabordaient d'autres cygnes et chacun portait sur sondos un lapin. Plus loin, deux autres cygnes tiraient unradeau fait de branches et de roseaux, sur lequel étaitassis un jeune veau qui poussait des cris de frayeur. Etsur toute la surface de l'étang, c'était un continuel va-et-vient des grands oiseaux blancs. Les petites ne selassaient pas d'admirer. Tout à coup, auprès dubuisson où elles étaient assises, un cygne sortit desroseaux et vint droit sur elles. Il eut un regard sévère etdemanda d'une voix sèche :

— Enfants perdus ?— Oui, répondit Marinette en montrant le petit

chien blanc couché sur ses genoux.Tournant la tête, le cygne fit entendre un long

sifflement et presque aussitôt s'avancèrent deux autrescygnes qui tiraient un radeau.

— Montez, commanda celui qui semblait avoirpour mission de surveiller les embarquements.

— Attendez, protesta Delphine, il faut que je vousexplique...

— Je n'ai pas d'explications à entendre, coupa lecygne. Vous vous expliquerez dans l'île, si vousvoulez. Allons, vite.

— Laissez-moi vous dire...

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— Silence!Le cygne, l'œil méchant, allongeait déjà son grand

cou, et son bec menaçait les mollets des petites.— Allons, dit l'un des cygnes attelés au radeau,

soyez raisonnables. Nous n'avons plus de temps àperdre ici.

Effrayées, les petites n'osèrent pas résister davan-tage et montèrent sur le radeau. Les deux cygnespartirent aussitôt et, gagnant le milieu de l'étang,nagèrent en direction de l'île. La promenade étaitagréable et les deux enfants ne regrettaient guère lerivage. On rencontra des cygnes qui revenaient de l'îleoù ils avaient sans doute déposé des passagers. D'au-tres, légèrement chargés d'un chaton ou d'un marcas-sin en bas âge, dépassèrent l'attelage et eurent bientôtabordé. Le petit chien blanc était si content denaviguer qu'il faillit plusieurs fois sauter hors des brasde Marinette pour aller jouer avec l'eau.

La traversée dura un peu plus d'un quart d'heure.Au débarqué, un cygne vint prendre livraison des deuxsœurs et du petit chien et les conduisit à l'ombre d'unbouleau d'où il leur défendit de s'éloigner sans sapermission. Delphine et Marinette reconnurent, dansle troupeau des jeunes bêtes qui les entouraient, lachevrette et les deux canetons, sans compter quelquesautres aperçues tout à l'heure sur le rivage de l'étang.Marinette compta une quarantaine d'orphelins, detout poil et de toute plume, et, à chaque instant, lecygne en amenait de nouveaux. Ils songeaient à lafamille qu'ils allaient trouver bientôt et l'émotion lesrendait silencieux.

A l'autre bout de l'île était massé un autre troupeau.Une ligne de buissons empêchait de les bien voir, mais

Les cygnes 325

l'on pouvait distinguer qu'il n'y avait là que desanimaux d'un âge mûr. Ils semblaient assez bavards etle bruit de leurs voix parvenait aux petites.

Au bout d'un quart d'heure d'attente, Delphineavisa un vieux cygne occupé à faire les cent pas devantles orphelins qu'il était sans doute chargé de surveiller.Il marchait en dodelinant de la tête avec un air debonté. Voyant Delphine faire un geste d'appel, ils'avança et dit aimablement :

— Bonjour, mes enfants. Il fait une jolie journée deprintemps n'est-ce pas ?... Plaît-il ? Je suis un peu durd'oreille, vous savez.

— Je voulais vous dire que, ma sœur et moi, nousvoulons rentrer chez nous.

— Oui, merci, je me porte assez bien pour mon âge,répondit le vieux cygne qui entendait vraiment mal.

— Nous avons besoin de rentrer chez nous, fitDelphine en haussant la voix.

— En effet, il commence à faire bien chaud.Alors, Delphine se porta tout contre l'oreille du

vieux cygne et cria de tous ses poumons :— Nous n'avons pas le temps d'attendre ! Il nous

faut rentrer à la maison !Elle n'avait pas fini de crier qu'un cygne, celui-là

même qui les avait embarquées sur le radeau, surgis-sait d'un buisson en vociférant :

— Encore ces gamines ! On n'entend plus qu'elles,ma parole ! Je commence à en avoir assez !

— Ma sœur était en train d'expliquer... commençaMarinette.

— Silence ! mal élevée, ou je vous donne à mangeraux poissons de l'étang. A vos places, toutes les deux !

Sur ces mots, le cygne s'éloigna, se retournant de

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temps à autre pour leur jeter un regard furieux. Lespetites renoncèrent à se faire écouter et, fatiguées parla chaleur, s'endormirent au pied du bouleau.

En s'éveillant, elles furent bien étonnées. A quel-ques pas et tournant le dos au troupeau des orphelins,une demi-douzaine de cygnes, trois du côté droit, troisdu côté gauche, étaient assis sur un monticule quiformait une sorte d'estrade. Devant eux, se trouvaientrangés en bon ordre tous les animaux qui bavardaienttout à l'heure à l'autre bout de l'île : des cochons, deslapins, des canards, des sangliers, des cerfs, desmoutons, des chèvres, des renards, une cigogne etmême une tortue. Tout ce monde regardait versl'estrade et semblait attendre quelqu'un. Bientôt, unseptième cygne vint prendre place au milieu de sesfrères et dit, après avoir salué d'une révérence l'assem-blée des bêtes :

— Mes chers amis, voici revenu notre rendez-vousdes enfants perdus. Je vous remercie de ne pas l'avoiroublié et je vous demande de choisir selon votre cœur,mais aussi selon vos moyens. La séance est ouverte.

Le premier orphelin qui monta sur l'estrade était unagneau qui fut aussitôt adopté par un gros mouton del'assemblée. Suivit un marcassin qu'une famille desangliers réclama, et le défilé des orphelins continuaainsi sans incident jusqu'au moment où un vieuxrenard prétendit adopter les deux canetons que lespetites avaient rencontrés dans la matinée.

— Ils ne pourraient trouver meilleur père que moi,affirma-t-il, et vous pouvez compter que j'en aurai leplus grand soin.

Le cygne qui avait ouvert la séance consulta sesfrères à voix basse et lui répondit :

Les cygnes 327

— Renard, je ne veux pas douter de tes intentions àl'égard de ces orphelins. Je suis même persuadé que tuen auras le plus grand soin, mais je crains que leurbonheur soit de courte durée. Deux canetons seraientpour un renard une bien grande tentation.

Delphine et Marinette en étaient bien aises, car, sipersonne ne se décidait à les adopter, il faudrait bienleur rendre la liberté. Au dernier rang, elles aperçurentle petit chien blanc endormi au milieu de sa nouvellefamille, et c'était une chance, pensaient-elles, qu'il sefût endormi, sans quoi il n'aurait pas manqué de prierses parents bouledogues d'adopter ses amies.

— Personne ne se décidera-t-il à les prendre?demanda le cygne. On ne peut pourtant pas laisser lesdeux fillettes sans famille. Renard, toi qui étais siempressé à prendre les deux canetons, ne feras-tu rienpour ces enfants-là ?

— Je ne demanderais pas mieux, dit le renard,mais, voyez-vous, je suis trop bon, beaucoup trop bon.Je n'aurais jamais assez de fermeté pour élever commeil faut deux fillettes aussi turbulentes. Non, vraiment,je ne peux pas les prendre. J'en suis fâché, mais c'estpour leur bien.

Le cygne s'adressa ensuite à un cerf qui venaitd'adopter un faon.

— J'ai bien pensé à les prendre, répondit le cerf,mais ce serait une folie. Réfléchissez que je vis toujourscourant sous la menace des hommes, des chiens, desfusils. Non, non, ce ne serait pas sage. Je le regrette.Elles sont bien jolies.

Le cygne sollicita encore d'autres bêtes, maisaucune ne voulait se charger des petites. Comme unsanglier venait à son tour de s'excuser, une tortue qui

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se trouvait au premier rang de l'assemblée, allongea lecou hors de sa carapace et dit posément :

— Puisque personne n'en veut, moi je les prends.Cette offre surprenante provoqua de grands éclats de

rire parmi les bêtes. Les petites elles-mêmes ne purents'empêcher de sourire à l'idée qu'elles pourraientdevenir les filles d'une tortue. Après avoir fait taire lesrieurs, le cygne remercia aimablement la tortue, lacomplimenta sur sa générosité et, avec toutes lesprécautions qu'il fallait pour ne pas la froisser, lui fitentendre qu'elle était trop petite pour gouverner d'aussigrandes filles et qu'elle marchait trop lentement. Latortue n'objecta rien, mais rentra la tête sous sa carapaced'une façon qui fit bien voir qu'elle était vexée. Nullevoix ne s'élevant dans l'assemblée pour réclamer lespetites, le cygne prit le parti d'aller consulter ses frères àvoix basse. Delphine et Marinette, qui se voyaient déjàlibres, s'amusaient de son embarras. Il revint prendre saplace et déclara à haute voix :

— Mes frères et moi avons décidé d'adopter les deuxfillettes. Ce ne sera pas trop de tous nos efforts et detoute notre sévérité pour discipliner ces enfants malélevées et insupportables. L'an prochain, quand vousreviendrez au rendez-vous des enfants perdus, je croisque vous serez surpris des progrès qu'elles auront faits.

Les petites s'étaient levées pour tenter encore unefois d'expliquer leur aventure, mais sans leur en laisserle temps, on les fit descendre de l'estrade et on lesconduisit dans un coin de l'île, où elles furent laissées àla garde du vieux cygne sourd. De loin, elles purentassister au départ des bêtes et à leur traversée de l'étang.

— Quand la traversée sera finie, disait Delphine à sasœur pour la rassurer, les cygnes reviendront dans l'île

Les cygnes 329

et il faudra bien qu'ils nous écoutent. Ils ne pour-ront pas toujours nous empêcher de parler.

— En attendant, répondit Marinette, l'heurepasse. Nos parents vont bientôt se mettre en route ets'ils arrivent à la maison avant nous... Eux qui nousavaient défendu de traverser la route ! Ah ! j'aimemieux ne pas y penser.

Vers quatre heures, toutes les bêtes avaientregagné les bords de l'étang, mais les cygnes nesemblaient pas décidés au retour. Ils restaientoccupés au loin à pêcher des poissons et l'île étaitdéserte. Delphine et Marinette étaient de plus enplus inquiètes et leur mine s'allongeait. Les voyanttristes, le vieux cygne essayait de les réconforter.

— Vous n'imaginez pas combien je suis heureuxde vous avoir là, disait-il. Je sens déjà que je nepourrais plus me passer de vous. Aujourd'hui, cen'est pas très gai. On vous a laissées dans l'île pourvous reposer, mais demain, vous apprendrez à nager,à prendre des poissons. Vous verrez comme la vieest agréable, ici. Mais, j'y pense, vous avez peut-êtrefaim?

En effet, les petites avaient faim. Il les pria depatienter et, s'étant absenté quelques instants, revintavec un poisson dans son bec.

— Tenez, dit-il en le posant devant elles, mangez-le vite pendant qu'il est bien vif et bien frétillant. Jevais vous en chercher d'autres.

Les petites reculèrent en secouant la tête et Mari-nette, prenant le poisson, alla le remettre à l'étang.Le vieux cygne en était ébahi.

— Comment peut-on ne pas aimer le poisson?dit-il. C'est si bon de sentir un poisson qui vous

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frétille dans le gosier. En tout cas, il va falloir aviser àvous donner une autre nourriture. Je me demande...

Mais les petites étaient si inquiètes qu'elles nepensaient plus à leur faim. Bientôt elles virent, àl'autre bout de l'étang, le soleil descendre au ras de laforêt. Il devait être au moins six heures du soir et lesparents étaient peut-être en route. Effrayées, Delphineet Marinette se mirent à pleurer. En voyant les larmes,le vieux cygne, perdant la tête, se mit à tourner enrond devant elles.

— Qu'avez-vous ? Mais qu'est-ce qui se passe ? Ah !quel malheur d'être vieux et de ne plus entendre !Deux enfants si jolies. Mais j'ai une idée. Suivez-moi.Quand je suis sur l'eau, j'entends tout ce qu'on me dit.

Le vieux cygne se posa sur l'étang et, tan 'is qu'iltenait son bec enfoncé dans l'eau, Delphine lui contacomment, avec Marinette, elle avait traversé la routemalgré la défense des parents, et ce qui en étaitadvenu. Quand elle eut tout dit, il se mit à nager versle milieu de l'étang en sifflant du plus fort qu'ilpouvait. Aussitôt, les cygnes qui péchaient alentourvinrent se ranger en demi-cercle devant lui.

— Misérables garnements ! leur cria le vieux cygnetout tremblant de colère. Je ne sais pas ce qui meretient de vous chasser tous de cet étang ! Vous êtes lahonte de la tribu ! Voilà deux fillettes qui ont eu labonté d'apporter jusqu'ici un petit chien blanc orphe-lin et vous les récompensez en les retenant prison-nières ! Et vous leur défendez d'ouvrir la bouche pourvous faire comprendre votre sottise !

Les cygnes n'en menaient pas large et baissaient latête.

— Si jamais les petites sont grondées par leurs

Les cygnes 331

parents, prononça le vieux cygne en les entraînant versl'île, malheur à vous !

En arrivant auprès des petites, il commanda :— Demandez pardon à plein cou !Montant sur le rivage, les cygnes se couchèrent

devant les petites et, d'un même mouvement, posèrentleurs longs cous à plat sur le sol. Delphine et Marinetteen étaient confuses.

— Et maintenant, préparez-moi l'attelage à cinq etque pas une minute ne soit perdue ! Nous conduironsles deux enfants par le bief jusqu'à la rivière et nousremonterons la rivière jusqu'au point le plus proche dela route. Bien entendu, nous les accompagneronsjusque chez elles. Allons, pressez-vous, fainéants !

Les cygnes se mirent à courir et eurent bientôtpréparé l'attelage. Delphine et Marinette montèrentsur un radeau tiré par cinq cygnes attelés en file etprécédés de six autres, chargés de faire le passage et dedétourner les branches qui auraient pu retarderl'embarcation. Le vieux cygne nageait auprès duradeau et avait l'œil à tout. Au moment de passer dansle bief, ses compagnons, inquiets des fatigues qu'ilaurait à supporter, voulurent l'empêcher de s'y enga-ger avec eux. A son âge, disaient-ils, un voyage aussilong était trop dangereux. Delphine et Marinette lepriaient aussi de regagner l'île.

— Ne soyez pas en peine, répondait-il. La vie d'unvieux cygne ne compte pas, quand il faut empêcherque deux petites soient grondées. Allons, vite, pres-sons-nous ! La nuit sera bientôt là.

En effet, le soleil avait disparu et le soir descendaitdéjà sur l'étang. Porté par le courant, l'attelage filarapidement sur le bief. Les cinq cygnes ne mena-

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geaient pas leur peine. Le vieux cygne s'essoufflait àles suivre, mais s'ils faisaient mine de ralentir, il leurcriait aussitôt :

— Plus vite ! tas de lambins, ou nos petites vontêtre grondées !

La nuit était déjà faite lorsque l'attelage arriva à larivière. Il fallait lutter contre un fort courant etl'obscurité gênait les voyageurs. Heureusement, lalune se leva bientôt et permit de se diriger plusfacilement. Enfin, le vieux cygne donna l'ordre dedébarquer. Voyant qu'il était très fatigué, Delphine etMarinette le pressèrent de se reposer, mais il ne voulutrien entendre et les conduisit d'abord à la route.

— Ne perdons pas de temps, j'ai peur que nous nesoyons en retard, dit-il. Ah ! oui, bien peur.

En arrivant sur la route avec le blanc troupeau quileur faisait escorte, les petites faillirent pousser un cri.A cent mètres devant elles et leur tournant le dos, lesparents marchaient vers la maison. Ils portaient cha-cun un panier.

Le vieux cygne avait compris. Il fit aussitôt passerles deux petites de l'autre côté de la route que bordaitune haie et leur dit tout bas :

— En courant à l'abri de cette haie, vous aurezbientôt dépassé les parents. Quand vous serez à lahauteur de la maison et qu'il vous faudra retraverser laroute, nous ferons en sorte d'attirer l'attention desparents ailleurs. L'important est d'arriver là-bas avecune bonne avance.

Les petites voulurent suivre ses conseils, mais,fatiguées et n'ayant pas mangé depuis le matin, leursjambes les portaient à peine. Il leur fallut se contenterd'aller au pas, et comme elles marchaient moins vite

Les cygnes 333

que les parents, la distance qui les séparait ne fitqu'augmenter.

— Voilà qui complique bien les choses, murmurale vieux cygne. Il va falloir gagner du temps. Lais-sez-moi faire.

Passant sur la route, il se mit à courir derrière lesparents en criant :

— Bonnes gens ! n'avez-vous rien perdu en che-min?

Les parents s'étaient arrêtés et, au clair de lune,regardaient s'il manquait quelque chose dans leurspaniers. Le vieux cygne ne courait plus et marchaitau contraire du plus lentement qu'il pouvait afin delaisser prendre de l'avance aux petites. Les parentss'impatientaient.

— N'avez-vous rien perdu? dit-il en arrivantauprès d'eux. J'ai trouvé sur la route une jolieplume blanche et, comme elle ne m'appartient pas,j'ai pensé qu'elle était à vous.

— Nous prends-tu pour des sots de ton espèce,de vouloir que nous portions des plumes? grondè-rent les parents furieux en s'éloignant.

Le vieux cygne repassa de l'autre côté de la haie.Les petites avaient réussi à prendre un peud'avance, mais les parents qui marchaient d'un bonpas, n'allaient pas tarder à les rattraper et à lesdépasser. Le vieux cygne paraissait fourbu. Pour-tant après avoir encouragé Delphine et Marinettepar de bonnes paroles, il trouva la force de prendresa course à la tête de ses compagnons. Les petitesvirent le troupeau silencieux des grands oiseauxblancs courir devant elles et disparaître dans uneéchancrure de la haie. Cependant, les parents pour-

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suivaient leur chemin et parlaient des petites qu'ilsallaient trouver à la maison.

— Il faut espérer qu'elles auront été sages etqu'elles n'auront pas traversé la route, disaient-ils.Ah ! si jamais elles avaient traversé la route !

Delphine et Marinette, qui entendaient tout, enavaient les jambes coupées. Soudain, les parentss'arrêtèrent et ouvrirent des yeux ronds. Devant eux,au milieu de la route, étaient rangés douze grandscygnes qui se mirent à danser sous la lune. Ilstournaient deux à deux, dansaient sur une patte, surl'autre, se saluaient, formaient une ronde, puis, leurslongs cous dressés et leurs douze têtes se touchant à lapointe du bec, tournoyaient d'une telle vitesse qu'àpeine les pouvait-on distinguer les uns des autres. Cen'était plus qu'un tourbillon de neige.

— C'est bien joli, dirent les parents au bout d'unmoment mais ce n'est pas l'heure de regarder danser.Nous n'avons que trop perdu de temps.

Passant au milieu des danseurs, ils les laissèrentderrière eux et poursuivirent leur chemin sans seretourner. De l'autre côté de la haie, les petites avaientrepris leur avance, mais de nouveau elles entendaientle pas des parents sonner sur la route et perdaient toutespoir d'arriver à la maison avant eux. Le vieux cygneavait quitté la route avec ses compagnons et s'efforçaitde trotter derrière elles, mais il était si fatigué qu'ilbutait à chaque instant et manquait tomber. Venantaprès la longue course qu'il avait déjà fournie, la dansele laissait exténué. Lorsque enfin, à bout de forces, ilrejoignit les deux petites, les parents n'étaient plusqu'à cent mètres de la maison.

- Ne craignez rien, dit-il, vous ne serez pas

Les cygnes 335

grondées. Mais je vais vous quitter et vous laisser à lagarde de mes amis. Promettez-moi de leur obéir. Ilsvous feront traverser la route quand le moment seravenu.

Le vieux cygne s'écarta de la haie, puis, rassemblantses dernières forces, s'élança en courant vers le milieudes champs. Peu à peu sa course devint plus lente, ilsentit ses pattes se raidir et, en arrivant dans un pré, iltomba sur le flanc pour ne plus se relever. Alors, il semit à chanter, comme font les cygnes quand ils vontmourir. Et son chant était si beau qu'à l'entendre, leslarmes venaient dans les yeux. Sur la route, les parentss'étaient donné la main et, sans prendre garde qu'ilstournaient le dos à la maison, s'en allaient à travers leschamps à la rencontre de la voix. Longtemps après quele cygne eut cessé de chanter, ils marchaient encoredans la rosée et ne pensaient pas à rentrer.

Dans la cuisine, Delphine et Marinette cousaientsous la lampe. Le couvert était mis et le feu allumé. Enentrant, les parents dirent bonjours d'une petite voixqu'elles ne reconnaissaient pas. Ils avaient les yeuxhumides et, ce qui ne leur était jamais arrivé, n'enfinissaient pas de regarder au plafond.

— Quel dommage, dirent-ils aux petites. Queldommage que vous n'ayez pas traversé la route tout àl'heure. Un cygne a chanté sur les prés.

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Le petit coq noir

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Sur le chemin de l'école en traversant les prés,Delphine et Marinette virent un petit coq noir quiallait d'un pas pressé dans l'herbe haute.

— Où vas-tu, coq ? demanda Marinette.— Je vais, dit le coq sans tourner la tête, et je n'ai

pas le temps de bavarder.On voyait bien qu'il n'était pas disposé aux confi-

dences, car il marchait en tapant du bec sur les plumesde son jabot, et une petite flamme de colère luisaitdans son œil doré. Marinette était peinée qu'il eût faitune réponse de cette façon-là.

— Qu'est-ce qu'il se croit donc ? murmura-t-elle àl'oreille de sa sœur. Pour un petit coq de rien du tout...

— Il a toujours été un peu fier, dit Delphine, maisje ne le crois pas mal élevé. Il aura appris, bien sûr,que tu as eu hier après-midi deux mauvais points àl'école, et c'est pourquoi il ne veut pas te répondre.

— Puisqu'il sait tout, il doit savoir aussi que je neles ai pas mérités.

Pendant qu'elles se disputaient, le coq avait déjà faitdu chemin; on n'apercevait plus que sa crête quifaisait une petite tache rouge dans l'herbe drue.

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340 Les contes du chat perché

Delphine courut derrière lui, le dépassa, et fit unerévérence.

— Coq, ma sœur est curieuse, mais elle voudraitsavoir où tu vas, les plumes si belles et la crête sifraîche ?

Le petit coq noir s'arrêta. Il était content, à causedes plumes et de la crête. Il se redressa, une patteraide, l'autre repliée, et renfla son jabot.

— Ah ! je viens de loin, petites, et je vais plus loinencore. Tel que vous me voyez, j'ai déjà passé la rivièresur un pont !

Marinette, qui se tenait derrière lui,. haussa lesépaules, et regarda sa sœur comme pour lui faireentendre : « Il a passé la rivière, hein..., dirait-onpas... mais moi, je la passe tous les jours, la rivière. »Parce qu'elle était polie, elle ne dit rien pourtant, et cefut encore Delphine qui parla.

— Et pourquoi donc ce grand voyage, coq ?— C'est toute une histoire, petites, toute une

histoire (et il renflait son jabot encore bien plus).Quand j'y pense... Ah ! je suis en colère, vous savez !Figurez-vous que cette nuit, le renard est venu rôderautour du poulailler pour la troisième fois depuisquinze jours. Il sait que j'ai le sommeil un peu lourd etil en profite, mais soyez tranquilles, je ne lui laisseraipas toujours la partie aussi belle. Il peut se flatterd'avoir eu de la chance que je ne me sois pas réveillé...

Marinette eut bien du mal à ne pas éclater de rire.Elle s'écria :

— Mais, coq, le renard t'aurait mangé! tu es toutpetit!

Alors, le coq se retourna tout d'un saut, la crêtefrémissante.

Le petit coq noir 341

— Tout petit ? par exemple ! nous allons bienvoir... Il n'y a qu'une chose qui vaille, c'est le courage,et je n'en manque pas, Dieu merci. Le renard m'aencore échappé cette nuit, mais sachez-le, j'ai quitté lepoulailler à l'aube, et je me suis mis en route pourgagner la forêt. Je saurai bien découvrir le renard où ilse cache, et je vous le corrigerai d'importance !

Il s'était mis à marcher en rond, d'un pas fier qui luijetait la tête en arrière, et comme il avait une assezbelle voix, son éloquence fit grande impression sur lespetites. Marinette n'avait plus envie de rire, et il seradoucit.

— Si vous voulez, reprit-il, vous pouvez me rendreun service. Je ne suis plus très sûr de mon chemin, etl'herbe est si haute par ici que je n'arrive pas à voir par-dessus.

Delphine le prit dans ses mains et le percha sur sonépaule pour qu'il découvrît toute la plaine. Marinette,qui avait encore un peu de rancune, ne put se tenir delui faire observer :

— Tu diras ce que tu voudras, coq, mais c'est toutde même bien commode, d'être grand.

— Cela peut servir quelquefois, dit le coq, mais ilfaut convenir que ce n'est pas beau.

Les petites firent l'école buissonnière sans y penser.Elles ne l'auraient sûrement pas faite si elles avaientréfléchi aux suites de leur escapade, mais le coqmarchait en avant, et il leur disait :

— Vous allez voir la tête du renard quand il meverra arriver, vous allez voir. Je m'en vais vous

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342 Les contes du chat perché

l'arranger d'une manière qui le rendra prudent pourlongtemps. Tenez, regardez un peu comment je m'yprendrai...

Alors, il tombait en arrêt devant un bouton d'or, leplus gros qu'il pût trouver. Battant l'air de ses courtesailes, toutes les plumes dressées et l'œil en feu, ilsautait sur la fleur, la déchirait à coups de bec, et enpiétinait les débris.

— Tout de même, murmurait Delphine à sa sœur,je ne voudrais pas être à la place du renard.

— C'est-à-dire que je ne voudrais pas être à la placedu bouton d'or, répondait Marinette.

Cependant, à mesure que l'on approchait du bois, lecoq se montrait moins pressé d'arriver. Il s'arrêtaitpresque à chaque pas pour faire admirer sa vigueur etsa bravoure.

— Tenez, les marguerites, eh bien, c'est pareil queles boutons d'or... et pareil aussi, les bleuets.

— Oui, disait Marinette, mais les renards?Enfin, comme les petites le pressaient de poursuivre

son chemin, il essaya de se dérober.— Il faut que je vous le dise, mais j'ai un grand

remords de vous avoir fait manquer l'école. L'instruc-tion est une chose si précieuse qu'on n'a vraiment pasle droit d'en rien perdre. C'est à moi d'être le plusraisonnable, et ma foi, tant pis pour le renard, je lecorrigerai un autre jour, mais je veux d'abord vousconduire à l'école.

— Ah ! non, protesta Marinette, à présent il est troptard pour aller en classe. Il fallait t'en aviser plus tôt, etpuis, tu sais, on n'a pas besoin de toi pour trouver lechemin de l'école. Allons, au bois tout de suite, ou jecroirai que tu as peur.

Le petit coq noir 343

Le coq était bien ennuyé, mais il s'était tropengagé pour reculer, et il avait beau chercher unprétexte dans sa tête d'épingle, il n'en trouvait pointd'honnête pour justifier une retraite soudaine.

— Bon, bon, n'en parlons plus. Moi, je vousdonne de bons conseils, vous en faites ce qu'il vousplaît.

Mais en arrivant à la lisière du bois, il s'arrêta,bien décidé à n'aller pas plus avant.

— Vous comprenez, dit-il, pour peu que le renardsoit averti de mon arrivée, il m'aura tendu un piègede sa façon. Je ne suis pas si bête d'aller me fourrerdans ses pattes sans avoir pris toutes mes disposi-tions de combat. Voilà un acacia qui fera un excel-lent observatoire. Pendant que je surveillerai lalisière du bois pour m'assurer que le renard necherche pas à m'échapper, vous partirez aux rensei-gnements dans les fourrés; et si par malchance,l'occasion nous échappe ce matin, ce sera pour uneautre fois.

Avec l'aide de Delphine, il grimpa sur son arbre,et les petites entrèrent dans la forêt. Elles n'avaientpas marché cinq minutes qu'elles furent arrêtées parde beaux fraisiers qui portaient de petites fraisesrouges et fondantes. Les deux sœurs étaient si occu-pées de leur cueillette que le renard s'approcha sansêtre entendu.

— Ah! ah! dit-il après les avoir saluées, je voisque nous avons fait l'école buissonnière ?

Delphine rougit, mais il ajouta aussitôt avec unbon sourire d'amitié :

— Surtout, prenez bien garde de ne pas tachervos tabliers. Les parents sont curieux, et ils ne

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croient pas toujours leurs filles quand elles disent qu'ilpousse des fraises sur le chemin de l'école.

Les petites se mirent à rire. Avec lui, on se sentaittout de suite à son aise.

— Et comment vous appelez-vous mignonnes ?— Je m'appelle Delphine, et ma sœur Marinette.

Elle n'est pas aussi grande que moi.— Marinette est la plus blonde, je crois, mais

Delphine a les plus grands yeux. Les jolies petites quevoilà, je les aime déjà toutes les deux.

— Vous êtes bien honnête, Monsieur le renard.Cependant, il tournait la tête vers l'entrée du bois et

reniflait en plissant ses yeux rieurs.— Hum ! ça sent bon par ici... Je ne sais pas, mais il

me semble...— Ce sont les fraises, dit Marinette, voulez-vous en

goûter quelques-unes ? J'en ai là de bien mûres, voussavez.

Le renard remercia, et avec tant de bonne grâce,qu'en le voyant s'éloigner vers la lisière du bois,Delphine s'écria :

— Surtout, n'allez pas de ce côté-là ! Le coqsurveille l'entrée du bois et il a dit qu'il voulait vouscorriger.

— Oh ! oh ! me corriger ? dit le renard. Il faut qu'ily ait un malentendu, car le coq m'a toujours comptéparmi ses meilleurs amis. Mais je vais arranger cela,n'en ayez pas d'inquiétude. Quelques minutes d'entre-tien confidentiel auront déjyà calmé sa colère. Je vousappellerai tout à l'heure pour assister à notre réconci-liation. En attendant, ne vous privez pas de cueillir desfraises. Il en restera toujours assez pour les oiseaux.

Il disparut au galop vers la sortie du bois. Les

Le petit coq noir 345

petites, admirant son panache et sa belle fourrure, luifirent un signe d'amitié, puis se remirent à la cueil-lette, car elles n'étaient pas moins gourmandes defraises que n'était le renard de poulets, de geliries et decoqs.

Le renard était assis au pied de l'acacia. Il regardaitle coq perché sur une haute branche, et il voulait lemanger. Le plus fort, c'est qu'il ne s'en cachait pas dutout, au contraire.

— Tu ne sais pas, dit-il au coq, ce que j'ai apprishier soir en passant sous les fenêtres de la ferme ? J'aiappris que les maîtres allaient te faire cuire dans unesauce au vin pour te servir dimanche prochain au repasde midi. Tu n'imagines pas combien l'annonce de cettenouvelle a pu me peiner.

— Mon Dieu, dans une sauce au vin ! Ils veulentme faire cuire dans une sauce au vin !

— Ne m'en parle pas, j'en ai la chair de poule.Mais, sais-tu ce que tu feras, si tu veux leur jouer unbon tour? Tu descendras de ton arbre, et moi je temangerai. Alors, eux, ils seront bien attrapés !

Et il riait de toutes ses dents qu'il avait longues etpointues, et il passait sa langue sur son museau avec unair friand.

Mais le coq ne voulait pas descendre. Il disait qu'ilaimait mieux être mangé par ses maîtres que par lerenard.

— Tu en penseras ce que tu voudras, mais jepréfère mourir de ma mort naturelle.

— Ta mort naturelle ?— Oui. Je veux dire : être mangé par mes maîtres.— Qu'il est bête ! Mais la mort naturelle, ce n'est

pas ça du tout !

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346 Les contes du chat perché

— Tu ne sais pas ce que tu dis, renard. Il faut bienque les maîtres nous tuent un jour ou l'autre. C'est laloi commune, il n'y a personne qui puisse y échapper.Le dindon lui-même, qui fait tant son rengorgé, ypasse comme les autres. On le mange aux marrons.

— Mais, coq, suppose que les maîtres ne vousmangent pas ?

— Il n'y a pas à supposer, puisque c'est impossible.C'est une règle sans exception, il faut toujours enarriver à la casserole.

— Oui, mais enfin, suppose... essaie de supposerune minute...

Le coq fit un effort d'imagination considérable et cequ'il imagina le fit vaciller sur sa branche.

— Alors, murmura-t-il, on ne mourrait plusjamais... On n'aurait qu'à faire attention aux automo-biles, et l'on vivrait toujours, sans inquiétude.

— Eh ! oui, coq, tu vivrais toujours, c'est justementce que je voulais te faire comprendre. Et dis-moi, quit'empêche de vivre toujours, sans avoir le souci, auréveil, de te demander si tu ne seras pas saigné dans lecourant de la journée ?

— Voyons, mais puisque je te dis...Le renard l'interrompit et s'écria d'une voix impa-

tiente :— Oui, oui, tu vas encore me parler des maîtres,

c'est entendu... et si tu n'avais pas de maîtres?— Pas de maîtres ? dit le coq. Et, d'étonnement, il

resta bec ouvert.— On peut très bien vivre sans maîtres, et le mieux

du monde, je t'assure. Moi qui vis depuis bientôt troissiècles (il disait trois siècles, mais ce n'était pas vrai : ilétait né en 1922), moi qui vis depuis trois siècles, je

Le petit coq noir 347

n'ai jamais regretté une seule fois d'être libre. Etcomment le regretterais-je ? Si j'avais accepté commetoi d'avoir des maîtres, il y a beau temps que je seraismangé. On m'aurait saigné dans ma plus tendreenfance, et je n'aurais pas à présent l'avantage decompter trois cents ans d'âge, ce qui est bien agréable,soit dit en passant : on a tant de souvenirs ! Ainsi, moiqui te parle, je n'ai l'air de rien, mais je pourrais teraconter des histoires à n'en plus finir.

Le coq l'écoutait en frottant sa tête contre le troncde l'acacia, et il était perplexe. Dans toute sa vie, iln'avait jamais réfléchi avec autant d'application.

— Il est certain que ce doit être agréable, dit-il,mais je me demande si vraiment je suis fait pour menercette vie-là. Les maîtres ont bien des défauts etmaintenant que j'y réfléchis, je leur en veux de fairecuire les coqs ! Oh ! oui, je leur en veux. Mais enfin,durant le peu de vie qu'ils nous accordent, je doisreconnaître qu'ils ne nous laissent manquer de rien :bonne pâtée, bon grain, et le gîte. Me vois-tu errantpar les bois à la recherche de ma nourriture? Jen'aurais pas ce beau jabot plein que tu me voisaujourd'hui... sans compter que je m'ennuierais, danscette grande forêt, tout seul de mon espèce.

— Mon Dieu, que le souci de la nourriture net'occupe pas. Il suffit de se baisser pour gober les plusdélicieux vers de terre, et sans parler des fruits qui sonten abondance par les bois, je connais des coinsd'avoines folles où tu seras à ton affaire. Non, lanourriture n'est rien, et je craindrais plutôt pour toi ledésagrément de la solitude. Mais je vois à cela unremède bien simple : décider tous les coqs, toutes lespoules du village à suivre ton exemple. Tu y réussiras

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facilement. La cause est si belle qu'elle intéresserad'abord, et ton éloquence fera le reste. Une fois lerésultat acquis, quelle satisfaction pour toi d'avoirguidé ta race vers une existence meilleure! Quellegloire tu en auras ! Et quelle délivrance aussi pour voustous de mener une vie sans fin, exempte de soucis,dans la verdure et le soleil !

Le renard se mit à vanter les plaisirs de la liberté etle charme des grands bois. Il raconta aussi quelques-unes de ces bonnes histoires, bien connues de tous leshabitants de la forêt, mais qui n'étaient pas encoreparvenues jusqu'aux poulaillers de la plaine. Le coq enriait aux éclats, et d'un mouvement qu'il fit pourcontenir son jabot avec l'une de ses pattes, il perditl'équilibre et tomba au pied de l'acacia. Le renard avaitbien envie de le manger, sa langue en était toutebaignée de salive, mais il préféra rester sur son appétitet aida le coq à se relever sans lui faire autre mal.

— Tu ne me manges donc pas? demanda le coqd'une voix tremblante.

— Te manger ? mais tu n'y penses pas ! Je n'en aipas la moindre envie.

— Pourtant...— Certes, il m'est arrivé trop souvent de croquer

quelqu'un d'entre vous, mais c'était par amitié, pour lepréserver d'une mort indigne dans la casserole, et jet'assure que ce n'était jamais de bon cœur.

— Comme on peut se tromper, tout de même, c'estincroyable !

— Même si tu m'en priais, je ne pourrais pas temanger, tu me resterais sur l'estomac. C'est que, plusj'y songe, plus je me persuade que tu es désigné pouraccomplir une grande mission auprès des tiens. Toutes

Le petit coq noir 349

les qualités qu'il y faut, je les vois paraître dans leregard de tes beaux yeux d'or ; la noblesse du cœur, lavolonté ferme, réfléchie, et cette finesse de jugementqui charme déjà dans tes moindres propos.

— Hai, hai, fit le coq en dodelinant de la tête.— Naturellement, tu ne me dis pas tout ce que tu

penses, mais je serais bien étonné si tu n'avais pas déjàfait ton plan.

— Bien sûr que j'ai un plan, bien sûr ! Pourtant, ilme reste une inquiétude : la vie des bois comporte biendes périls, car je n'ose pas penser que la fouine et labelette soient dans les mêmes sentiments d'amitié quetu montres à notre égard. Oh ! je suis courageux, et il ya de mes frères qui sont tout près de me valoir, maisenfin, nous n'avons pas de dents pour nous défendre,ni d'ailes pour nous sauver.

Alors, le renard hocha la tête et poussa un grandsoupir, comme s'il eût été attristé de voir son meilleurami dans une si profonde ignorance.

— C'est incroyable ce que la vie domestique peutfaire d'un coq intelligent... Vos maîtres sont encoreplus coupables qu'on ne pense. Mon pauvre ami, tu teplains de n'avoir ni dents ni ailes, mais comment veux-tu qu'il en soit autrement? Les maîtres vous tuentavant qu'elles aient poussé! Ah! ils savent bien cequ'ils font, les gredins... mais sois tranquille, les dentsvous viendront bientôt, et si drues que vous n'aurez àcraindre, ni de la belette ni de la fouine. En attendant,je vous prendrai sous ma protection. Il y aura quelquesprécautions à observer dans les premiers temps, maisvous n'aurez plus rien à craindre quand les poulesauront des dents.

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Après avoir attendu longtemps l'appel du renard, ettrouvant les confidences bien longues, Delphine etMarinette se décidèrent à sortir du bois. Elles étaientassez inquiètes de la tournure qu'avait pu prendre laconversation, et Delphine, craignant pour le coq,regrettait d'avoir signalé sa présence au renard. Enarrivant auprès de l'acacia, elles furent aussitôt rassu-rées, car les deux compagnons devisaient avec amitié.

— Petites, leur dit le coq, nous sommes occupés,renard et moi, d'une affaire importante qui ne souffrepoint de retard. Retournez donc à vos jeux, et l'heurevenue, je vous ramènerai chez vos parents.

Marinette n'aimait pas beaucoup qu'un petit coq derien du tout lui parlât sur ce ton-là, et Delphine elle-même parut mécontente. Le renard, qui avait debonnes raisons de se ménager leur amitié, vouluteffacer cette mauvaise impression.

— Je crois, au contraire, coq, que leur présence nesera pas de trop. Il est vrai que l'affaire est d'impor-tance, mais vous pouvez nous donner un avis utile.Notre ami me faisait part d'un projet magnifique qu'ilachève de mûrir, et que vous l'aiderez à réaliser, j'ensuis sûr.

Il les mit au fait, avec une éloquence émue quiexaltait encore l'enthousiasme du coq. Delphine, deslarmes plein les yeux, s'apitoyait sur la cruelle destinéedes poules asservies aux caprices de maîtres sangui-naires. Elle accueillit bien le projet de retraite au fonddes bois. Marinette, quoiqu'elle approuvât dans lefond de son cœur, tenait rigueur au coq d'avoir voulules écarter du débat, et fit observer :

Le petit coq noir 351

— C'est très joli, mais moi, j'aime bien le poulet. Sivous quittez tous le poulailler, nous n'en aurons plus àmanger.

A ces mots, le coq se sentit dans une grandeindignation. Il marcha contre Marinette et lui dit aveccolère :

— Bien sûr que vous ne mangerez plus de poulets !Croyez-vous qu'ils viennent au monde pour êtreaccommodés par des maîtres sans conscience? Ilfaudra les supprimer de votre menu ! Et ne croyez pasnon plus que nous oublierons jamais le mal que vousnous avez fait. Quand les poules auront des dents,vous regretterez peut-être de les avoir maltraitéesautrefois.

Il avait un air menaçant, et Marinette avait un peupeur, mais elle n'en laissa rien voir, et répondit sanstrembler :

— Je ne sais pas si un jour tu auras des dents, c'estpossible. En tout cas, je dis qu'un bon poulet rôti etdoré au four, c'est bien bon, et même, je me rappelleavoir goûté d'un coq au vin qui n'était pas mauvais nonplus.

Delphine donnait du coude à sa sœur pour l'inviter àla prudence, car elle voyait le coq tout secoué defureur. Le renard dut retenir son ami pour l'empêcherde se jeter sur Marinette.

— Calmons-nous, mon cher coq, calmons-nous. Jesuis sûr que ces enfants-là ne nous feront pas regretterde leur avoir accordé notre confiance et qu'elles n'irontpas nous trahir auprès de leurs parents.

— Nous trahir? s'écria le coq. Il ne manqueraitplus que ça ! Si je le savais, je les mangerais toutes lesdeux!

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Alors, les petites haussèrent les épaules. Le coqpouvait leur faire mal aux jambes avec son bec, maispour les manger, il était trop petit, elles le savaientbien.

Le renard vit le moment venu de faire un granddiscours, et il commença de cet air bon enfant qui luigagnait tout de suite la confiance de ses dupes :

— Mon Dieu, il n'y en a pas un d'entre nous quisoit plus raisonnable que les autres. Pourtant, noussommes tous bien d'accord, au fond. Notre bon ami lecoq se révolte contre la cruauté des maîtres, mais jesuis sûr que Marinette elle-même est la première àl'approuver. Ceux qu'il appelle les maîtres ne sont-ilspas, en effet, les parents ? Et ne savons-nous pas queles parents sont ennuyeux, sévères, et trop souventcruels avec leurs enfants ?

Les petites voulurent protester qu'elles aimaientbien leurs parents, mais il ne leur en laissa pas letemps.

— Oui ! cruels et injustes, ce n'est pas trop dire.Tenez, l'autre jour, ils vous ont fouettées toutes lesdeux (il parlait ainsi au hasard) et vous ne le méritiezpas du tout...

— Pour ça, dit Marinette, on ne le méritait pas,c'est bien vrai.

— Vous voyez ! je vous dis qu'ils s'amusent à êtreinjustes et à ennuyer les enfants. Ils savent aussi qu'il ya des fraises dans les bois, et pourtant ils vous envoientà l'école...

— C'est bien vrai aussi.— Et tout à l'heure, s'ils apprennent que vous avez

fait l'école buissonnière, ils vous fouetteront encore, etils vous mettront au pain sec.

Le petit coq noir 353

Les petites reniflèrent en songeant au châtiment quiles attendait peut-être.

— Et ils l'apprendront certainement, poursuivit lerenard. D'autres parents les auront déjà avertis, car ilsse soutiennent tous, voyez-vous, ils s'entendent contreleurs enfants et contre leurs poulets. C'est pourquoi ilsont besoin d'une bonne leçon. Quand ils n'auront plusni coq ni poule dans la basse cour, ils commenceront àréfléchir, et ils traiteront leurs enfants avec un peuplus de justice, de peur qu'eux aussi ne finissent par selasser.

Les petites étaient très émues, mais elles hésitaient àprendre l'engagement de servir l'entreprise du coq. Lerenard ne les pressa point d'une réponse. Ayant priscongé, et tandis qu'elles s'éloignaient vers le village, encompagnie du coq, il alla trouver une vieille pie quin'avait rien à lui refuser.

— Prends ton vol, et va-t'en sur la plaine, jusqu'à lamaison des noyers. Là, tu informeras les parents queDelphine et Marinette ont fait l'école buissonnièrepour cueillir des fraises au bois. Ne te trompe pas :c'est Delphine et Marinette.

Il arriva tout ce que le renard avait prévu : enrentrant chez elles, les petites furent grondées parleurs parents, fouettées, et puis mises au pain sec.

— Ce n'est pas en manquant l'école, disaient-ils,que vous apprendrez à faire une belle lettre à votreoncle Alfred !

Au fond, ils avaient raison, et dans un autremoment, les petites en auraient convenu les premières.

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Mais tandis qu'elles déjeunaient d'un morceau de painet d'un verre d'eau, les parents mangeaient justementun poulet qu'une automobile avait écrasé dans lamatinée. C'était une malchance. Delphine et Mari-nette, regardant et humant le rôti, songeaient audiscours du renard, et le dépit les empêchait d'avoir lesremords qu'il aurait fallu.

— Moi, déclara Marinette avec effronterie, jen'aime pas le poulet. Alors, je ne suis pas fâchée d'êtreau pain sec.

— Moi, dit Delphine, je ne comprends même pasqu'on puisse manger des poulets. Ils sont si gentils.

D'abord, les parents se contentèrent de sourire,disant qu'il valait mieux pour elles, en effet, de ne pasaimer le poulet (puisqu'elles en étaient privées). Maiscomme elles parlaient d'injustice, ils se fâchèrent toutde bon.

— J'avais mis de côté pour vous une aile et unecuisse, que vous auriez mangées ce soir, dit leurmaman. Mais puisque vous répondez à vos parents,vous serez encore au pain sec. Voilà qui vous appren-dra.

Delphine et Marinette avaient envie de pleurer ; onne leur vit point de larmes, pourtant. Mais après lerepas, quand elles furent seules dans la cour, ellesparlèrent très mal de leurs parents.

— Tout de même, disait Marinette, le renard avaitraison, tout à l'heure. Il nous avait bien prévenues.

— On peut dire qu'il les connaît les parents, lui.— Tu te rappelles ce qu'il disait? Les parents

s'amusent à être injustes.— Et c'est bien vrai qu'ils sont méchants. Je suis

sûre que s'ils pouvaient nous faire cuire...

Le petit coq noir 355

Elles se montaient la tête et il ne pouvait rien enrésulter de bon. Ensemble, elles allèrent trouver le coqde la maison, qui était à plumes bleu et or, et lui direntun grave mensonge qu'elles avaient concerté :

— Coq, nous venons d'apprendre une triste nou-velle : il y aura, dimanche, grande fête au village et lesmaîtres ont décidé d'accommoder toutes les poules,tous les poulets et tous les coqs, parce qu'ils veulenten donner aux pauvres. Ils disent que la fête seratrès belle, mais nous avons bien du chagrin pourvous.

Et sur le chemin de l'école, elles s'arrêtaient auprèsde tous les coqs de rencontre pour leur dire la mêmechose. Le bruit d'un grand péril se répandit danstoutes les basses-cours et dans l'après-midi, quand lecoq noir fit le tour du village pour proclamer la liberté,il prêcha des frères plus qu'à moitié convaincus.

Le lendemain matin, à l'heure où les fermes s'éveil-lent, tous les coqs du village, après un chant d'adieu etd'espérance, menèrent leurs familles au lieu du ren-dez-vous, qui était un champ d'orge haute, et de làpartirent pour la grande aventure. Cela faisait unimmense troupeau de six cent cinquante têtes, sanscompter les poussins et quelques douzaines de cane-tons qui avaient entendu parler des étangs de la forêt.Le petit coq noir allait en avant, le jabot plus bombéencore qu'au jour d'avant, et la tête verdoyante d'unecouronne de laurier-sauce que son peuple lui avaittressée. Mais c'était un bien funeste présage que celaurier-sauce.

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356 Les contes du chat perché

Au fond des bois, la volaille ne tarda pas à murmu-rer que la liberté lui coûtait cher. Le renard avait fait àses hôtes le plus tendre accueil et avait échangé desserments fraternels avec tous les chefs de famille. Ils'ingéniait à leur rendre agréable et facile le séjour de laforêt, et dépensait toutes les ressources de son élo-quence à les persuader qu'ils étaient au paradis de lavolaille. Cependant, il ne se passait pas un jour qu'il nedisparût à la fois, un poulet, un coq, une geline, etparfois même davantage. Et il n'était pas difficiled'observer que le renard avait une mine superbe, lesjoues pleines, le poil luisant et le ventre rebondi.

Le coq noir, qui gardait néanmoins sa couronne delaurier, devenait chaque jour plus soucieux et nedissimulait pas son mécontentement au renard. Celui-ci se défendit d'abord d'être pour rien dans la dispari-tion des volailles.

— La fouine et la belette auront déjà trahi les pro-messes qu'elles m'ont faites, mais j'y mettrai bon ordre.

Mais, un jour, il lui fallut bien avouer son forfait,car des plumes de poule étaient restées collées à sonmuseau sanglant.

— Pour une fois, dit-il au coq, j'ai dû montrerquelque sévérité. Cette poule que j'ai mangée avait trèsmauvais esprit, elle aurait fini par nous causer desennuis. Il est bon que je fasse un exemple de temps entemps.

Une autre fois, le coq tenait la preuve qu'il venait defaire trois victimes dans la journée. Aux reprochesqu'il s'entendit faire, le renard répondit avec impu-dence :

— C'est vrai et tu m'en vois bien fâché. Mais j'aidécidé que, jusqu'à nouvel ordre, je mangerais chaque

Le petit coq noir 357

jours deux ou trois poules choisies parmi les plus sotteset les plus laides, qui déparent le reste du troupeau.

Le coq n'était pas dupe, mais il s'était trop compro-mis par son zèle des premiers jours pour oser, devant sesfrères, convenir qu'il les avait mis dans un mauvais pas.Il s'efforçait, au contraire, de les apaiser, attribuant à lafouine et à la belette les crimes abominables du renard.

— Ayez patience, disait-il, c'est un mauvais momentà passer, mais nous ne tarderons plus guère à avoir desdents et nous serons les véritables maîtres de la forêt.

Delphine et Marinette venaient au bois le plussouvent qu'elles pouvaient, mais le coq, parce qu'ilredoutait les représailles du renard, ne leur parlait pasde ses inquiétudes. Les petites voyaient bien qu'il étaittriste, mais la mélancolie est un des effets ordinaires dela gloire, qu'elles ne soupçonnaient rien de la vérité.Elles se réjouissaient d'avoir joué un bon tour à leursparents en les privant, à leur tour, de manger du poulet.

Mais un jour, le renard, pour un festin dont il régalaitdeux de ses parents, ayant sacrifié douze victimes (sanscompter les poussins et les canetons), les petitestrouvèrent le coq en larmes, qui les mit au courant.Elles connurent enfin la honte et le remords de leurmauvaise action.

— Coq, dit Marinette en pleurant, il faut rentreraujourd'hui même dans les poulaillers.

— Vous allez tous venir avec nous, ajouta Delphine,je vais informer les poules de ce qui s'est passé.

Le renard, qui avait écouté toute la conversation,surgit d'entre les branches d'un fourré en compagnie de

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deux de ses parents. Il n'avait plus la physionomieagréable des autres jours. Ses oreilles bougeaient sur satête et il grinçait des dents avec un air méchant.

— Par exemple ! s'écria-t-il, ne voyez-vous pas cesdeux gamines qui prétendent me retirer le pain de labouche ? Vous êtes trop curieuses, petites, et vous ensavez trop long! Mais ne vous flattez pas que vousavertirez vos parents, car mes deux cousins et moi,nous allons vous manger !

Les petites se mirent à crier et à courir de toutesleurs forces vers la lisière du bois. Heureusement, lerenard et ses deux cousins étaient lourds du grandfestin qu'ils venaient de faire, elles purent prendre unpeu d'avance et, essouflées, grimper dans un acacia aubord de la plaine. Leurs grands cris alertèrent lesparents qui vinrent les délivrer. On les ramena auvillage avec le restant des volailles qui étaient encorequatre cent soixante-dix.

Delphine et Marinette furent sévèrement punies,elles comprirent que le mensonge et la désobéissancesont d'affreux péchés. Quant aux volailles, leur châti-ment avait été assez cruel. Devenues raisonnables pourlongtemps, elles se persuadèrent qu'il n'y a pas debonheur plus sûr que celui d'être mangé par sesmaîtres.

Le petit coq noir, lui, ne devait jamais revoir sonpoulailler, car le renard l'avait saigné d'un coup dedent pour le punir de son indiscrétion. Il était encoretout chaud quand on le ramassa. Il fut mangé à la sauceau vin, relevée du laurier qui avait orné son triomphe

La buse et le cochon

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D'une longue planche posée sur le tronc d'un chêne,Delphine et Marinette avaient fait une balançoire.Quand l'une touchait terre, l'autre se trouvait si hautperchée que le monde lui paraissait bien plus grand.Marinette ne pouvait pas s'empêcher d'avoir peur unpeu. Elle riait quand même, et avec la main, elle faisaitdes signes à une petite poule blanche qui la regardaitdepuis le seuil du poulailler. La petite poule blancheétait une très bonne poule qui aimait beaucoup lesdeux petites. C'était par amitié et pour le plaisir de lesvoir jouer qu'elle restait sur le seuil du poulailler.Toutes les autres poules étaient rentrées, à cause d'unegrande buse qui survolait la cour de la ferme, très hautdans le ciel, prête à fondre sur une volaille imprudentepour l'emporter entre ses serres et aller la manger dansla forêt voisine. A chaque instant la poule blanchelevait la tête d'un air inquiet. La buse, ses grandes ailesdéployées et immobiles, décrivait des cercles au-dessusde la cour et se rapprochait constamment. Elle avaitremarqué la petite poule blanche et la trouvait appétis-sante.

Qui regardaient aussi se balancer les deux petites, il

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362 Les contes du chat perché

y avait un âne, un chat et un gros cochon de centcinquante livres.

L'âne se dandinait, sans y penser, et faisait aller satête de côté et d'autre, comme pour suivre le mouve-ment de la balançoire. Il riait en montrant toutes sesdents, parce qu'il était content de voir s'amuser sesamies Delphine et Marinette.

Le chat dormait sur la margelle du puits. Parfois, ilouvrait un œil, regardait les petites, et se rendormait enfaisant : « Ronron, ronron. »

Le cochon, lui, se tenait dans un coin de la cour,contre la haie du jardin, et il jetait sur la balançoire desregards irrités, en secouant ses grandes oreilles pen-dantes. Ce cochon-là avait toujours eu des manières unpeu rudes, mais c'était, au fond, une excellente nature.On ne pouvait lui reprocher que sa mauvaise humeur,car il trouvait à redire à tout ce qu'il voyait et entendait.Son meilleur plaisir était de ronchonner du matin ausoir, et il n'y avait personne à la ferme qui n'eût à ensouffrir. Peut-être aussi soupçonnait-il combien il estdangereux pour ses pareils d'être gras et frais, mais c'estpeu probable et tout porte à croire qu'il se laissaitsimplement aller à son caractère de cochon.

La balançoire le contrariait, il n'en finissait pas degrommeler dans la haie : « Ma parole, elles ne saventplus qu'inventer... et puis, qu'est-ce que c'est que cesfaçons de rire et de crier, à quoi cela ressemble-t-il ?D'abord, cette planche m'appartient aussi bien qu'àelles, et si quelqu'un doit se balancer, il me semble quec'est bien moi... »

— Dites donc ! cria-t-il, est-ce que vous en avezencore pour longtemps ? Je voudrais pourtant bien mebalancer aussi !

La buse et le cochon 363

Delphine vit bien que le cochon leur adressait laparole, mais Marinette riait si fort qu'elle ne putentendre ce qu'il disait.

Il faisait un joli soleil de midi. L'âne en avait chauddans son poil et il se mit à l'ombre contre le mur de lamaison. A cause de ses longues oreilles, il entendit trèsbien la conversation des parents qui se tenaient dans lacuisine. Voilà ce qu'ils disaient :

— Je crois qu'il est bon à tuer. Il fait déjà centcinquante livres et je ne vois pas pourquoi on legarderait plus longtemps.

— On pourrait attendre encore un peu... D'unautre côté, je sais bien qu'il ne reste plus beaucoup delard au saloir...

— Il en reste pour une semaine tout au plus. Moi, jeserais d'avis qu'on le saigne demain matin, sansattendre davantage.

L'âne hésitait à comprendre, mais les parents parlè-rent encore de boudins et d'andouilles, avec desclappements de gourmandise, et l'on ne pouvait plusdouter qu'il s'agit du cochon. L'âne se mit à pleurer età renifler si fort qu'on l'entendit dans toute la cour. Envoyant ses larmes, les petites arrêtèrent la balançoirepour lui demander ce qui le chagrinait.

— Rien, répondit l'âne. J'aurai attrapé le rhumedes foins, et les yeux me piquent un peu, voilà tout.

Dans son coin, le cochon hochait la tête et disaitentre ses dents : « Voilà bien du bruit pour unebourrique enrhumée ! C'est comme ces deux gamines,elles n'en finissent pas de se balancer. »

Cependant, la buse volait de plus en plus bas, etplusieurs fois son ombre passa entre la balançoire et lapetite poule blanche.

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364 Les contes du chat perché

L'âne alla réveiller le chat qui continuait à dormirsur la margelle du puits. Il lui dit à l'oreille :

— Tu ne sais pas ce que je viens d'apprendre ? Onva tuer le cochon demain matin pour en faire du lard etdu boudin.

Mais le chat ne parut ni surpris, ni ému par lanouvelle. C'était à croire qu'il n'avait pas entendu.

— Voyons, réveille-toi, dit l'âne. Je viens d'appren-dre. ..

— Eh bien ! oui. Tu viens d'apprendre qu'on tue lecochon demain matin. J'en suis fâché pour lui, maisque veux-tu que j'y fasse? C'est le sort de tous lescochons. Il n'y a rien à faire.

— Sait-on jamais ? dit l'âne. J'ai envie de prévenirles deux petites.

— Si quelqu'un doit être averti, fit observer le chat,il me semble que c'est le cochon. Va donc lui porter lanouvelle. Pendant ce temps-là, je préviendrai Del-phine et Marinette. J'ai même envie d'en parler à lapetite poule blanche. Elle aura peut-être une idée.

Tandis que le chat quittait la margelle et se dirigeaitvers la balançoire, l'âne s'en alla auprès du cochon. Ilne savait comment s'y prendre pour lui annoncer lanouvelle et dit avec un sourire gêné :

— Je crois qu'on tient le beau temps.Au lieu de répondre, le cochon ne fit que tourner le

dos. L'âne en fut décontenancé et resta un momentsilencieux.

— Écoute, reprit-il, je voudrais te dire quelquechose, mais c'est si difficile...

— Alors, laisse-moi tranquille et tais-toi. Je mepasserai bien de tes bavardages !

— Mon pauvre cochon, soupira l'âne, si tu pouvais

La buse et le cochon 365

savoir... Allons, il faut pourtant que je me décide àt'avertir...

Comme il disait ces mots, les parents se mirent àla fenêtre et appelèrent à déjeuner les deux petitesqui étaient en conversation avec le chat et la pouleblanche. Voyant qu'elles tardaient à venir, ils criè-rent :

— Allons ! vite ! le lard va être froid !L'âne baissa la tête, honteux pour les petites du

repas qui les attendait, et murmura à l'oreille ducochon :

— Il faut leur pardonner. Elles sont bien obligéesde manger ce que les parents leur donnent, n'est-cepas? Et puis, elles n'y font pas attention...

— Mais qu'est-ce que tu racontes entre tes dents ?A la fin, tu m'ennuies avec tes histoires.

— C'est pour le lard !— Le lard ? mais quel lard ? Ma parole, il a perdu

la tête ! Mais ma balançoire est enfin ! libre, je vaispouvoir m'amuser à mon tour...

— Une minute ! je voulais te dire...Mais déjà le cochon courait sur ses courtes pattes

vers la balançoire. L'âne le suivit au galop et enarrivant auprès du chat et de la petite poule blanche,il leur souffla :

— Le pauvre ne sait rien encore.Le cochon s'était assis sur un bout de la planche,

mais il avait beau grogner et s'agiter en tous sens, labalançoire ne bougeait pas. Ses trois amis qui fai-saient cercle autour de lui, le regardaient avec com-passion. La petite poule blanche en oubliait la busequi volait maintenant en rasant le toit de la maison.

— Suis-je bête ! s'écria tout à coup le cochon. Je

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n'y avais pas pensé, mais pour se balancer il fautêtre deux !

Au même instant, on entendit des éclats de voixqui venaient de la cuisine. Les parents grondaientles deux petites :

— Vous mangerez du lard, disaient-ils, ou vousirez vous coucher ! A-t-on jamais vu pareil caprice ?Qu'est-ce que ça veut dire ?

On n'entendit pas la réponse de Delphine etMarinette, parce qu'elles avaient des voix depetites filles, mais les parents reprirent :

— Pensez-vous qu'on l'engraisse pour qu'il joueavec deux gamines? Non, non. Demain matin, lecochon sera...

Alors, auprès du cochon, pour qu'il n'entendîtpas la suite, l'âne se mit à braire, la petite pouleblanche à chanter et le chat à miauler. La buse,qui volait très bas et passait déjà sa langue sur sonbec, fut si effrayée par le bruit qu'elle s'éleva d'uncoup d'aile plus haut que le toit de la ferme.Pourtant, elle ne perdit pas l'espoir de saisir saproie et continua à tourner en rond au-dessus dela cour.

— Êtes-vous sots de faire un pareil vacarme, ditle cochon. Vous vous êtes mis à crier au momentoù il était question de moi dans la cuisine, et lasuite m'a échappé par votre faute.

L'âne poussa un grand soupir qui fit comme uncourant d'air dans la moustache du chat, et lapetite poule blanche rentra la tête dans son jabotpour cacher ses larmes. Alors, le chat secoua sespoils, fit un pas en avant, et répéta toute laconversation que l'âne avait surprise à la fenêtre de

La buse et le cochon 367

la cuisine. I] affirmait, par charité, que rien n'étaitperdu encore, mais ses paroles d'espoir ne trompaientpersonne.

Le cochon fut vraiment très bien. Il y a des bêtes quiauraient poussé de grands hurlements ou qui auraienteu des paroles de colère. Assis sur le bout de laplanche, le cochon écouta tranquillement le discoursdu chat. Ses premiers mots furent pour remercier sesamis de l'aide qu'ils lui apportaient. Après quoi, ildemanda à chacun de lui donner un avis. L'âneconseillait de tenter une démarche auprès des parentspour obtenir un délai, mais le cochon lui-même jugeaqu'elle n'a'"-ait pas d'autre effet que d'éveiller leurméfiance. Pour lui, il pensait que le plus sage étaitd'attendre la tombée de la nuit et de s'enfuir dans laforêt voisine. Le chat lui fit observer qu'il irait ainsi àsa perte plus sûrement qu'en demeurant à la ferme, carà peine aurait-il fait cent pas dans les bois que le loup lemettrait en pièces et le mangerait.

— Allons, soupira le cochon, je vois bien qu'il n'y apas moyen d'échapper au saloir. Vous direz ce quevous voudrez, c'est tout de même ennuyeux. Mais cequi me fait peut-être le plus de peine, c'est de penserque Delphine et Marinette seront obligées de memanger...

L'âne, la petite poule blanche, et même le chat quin'avait jamais été très familier avec lui, ne pouvaientpas s'empêcher de renifler en l'entendant parler ainsi.Le cochon s'aperçut combien ils étaient émus, et, pourne pas les attrister davantage, il dit en riant :

— Au fond, je suis sûr que les choses vont s'arran-ger, vous verrez. En attendant,, je voudrais bien me

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368 Les contes du chat perché

balancer. Y a-t-il quelqu'un d'entre vous qui veuilles'asseoir sur l'autre bout de la planche ?

— Moi, dit l'âne, je ne demanderais pas mieux,mais je suis trop grand pour trouver place sur labalançoire.

— Moi, dit le chat, je ne suis pas assez lourd. Penseque tu pèses cent cinquante livres !

— Hélas ! soupira le cochon. Si j'étais moins gras,j'en serais bien plus à l'aise. Je le vois bien à présent.

Sans rien dire, la petite poule blanche monta sur labalançoire.

— A quoi bon ? dit le chat, tu es encore plus légèreque moi.

— Nous verrons bien.Alors, la petite poule blanche se fit aussi lourde

qu'elle put. Et comme le cochon était une très bonnebête, elle réussit à le soulever de terre assez facilement.La planche se redressa et ils se trouvèrent tous les deuxà la même hauteur. L'âne se mordait les oreilles pours'assurer qu'il ne rêvait pas, et le chat n'était pas moinsétonné. La chose était si surprenante que personne neprit garde à la buse qui faisait une ombre sur labalançoire. La petite poule blanche se fit encore unpeu plus lourde, et le cochon se mit à monter. Aprèsquoi, il descendit lentement, remonta, redescendit, etainsi pendant plus de cinq minutes. Jamais il ne s'étaitautant amusé, et il riait aux éclats. C'était très fatigantpour la petite poule blanche. Comme le cochon setrouvait très haut perché et qu'elle était en bas, ellesentit les forces lui manquer et ne pesa presque plusrien. Justement, la buse plongeait sur la balançoirepour saisir sa proie, et il lui arriva une aventure quidevait lui faire regretter sa gourmandise. Le poids du

La buse et le cochon 369

cochon, que rien n'équilibrait plus, fit basculer toutd'un coup la balançoire de son côté, et l'autre bout dela planche, en remontant, porta sur la tête de la buseavec tant de force qu'elle tomba tout étourdie sur lesol. Alors, la petite poule blanche se rendit compte dudanger qu'elle avait couru et se prit à crier :

— Au secours ! il y a une buse qui veut me manger !La voilà par terre qui bat de l'aile ! Ne la laissez pasreprendre son vol !

En effet, la buse semblait se remettre déjà du coupqui l'avait étourdie et regardait la petite poule blanched'un air irrité qui ne disait rien de bon. Heureuse-ment, l'âne et le cochon accouraient. Ils prirentl'oiseau par les plumes et tirèrent si bien qu'il leurresta chacun une aile dans la gueule. La buse faisaittriste figure et n'était plus, à vrai dire, qu'une moitiéde buse.

— Rendez-moi mes ailes ! disait-elle d'une voixfurieuse. Vous n'avez pas le droit de me prendre mesailes !

Tout en criant, elle menaçait l'âne et le cochon deson grand bec crochu. Agacé par ce tapage, le chatl'eut bientôt fait taire.

— Si tu étais une buse un peu raisonnable, lui dit-il,tu ne mènerais pas si grand bruit. Les maîtres de laferme achèvent leur repas et je suis étonné qu'ils net'aient pas déjà entendue. S'ils te surprennent dans lacour, ils ne manqueront pas de t'assommer à coups debâton. C'est pourquoi, pendant qu'il te reste encoredeux pattes, tu feras bien de te couler derrière la haieet de gagner aussitôt la forêt où tu attendras que tesailes repoussent. Si tu tardes seulement une minute, jete vois en mauvaise posture.

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370 Les contes du chat perché

La buse ne se fit pas répéter l'avertissement, et,ravalant ses paroles de colère, elle se hâta vers le coinde la haie. Elle n'avait guère l'habitude de courir, etc'était un spectacle pitoyable de voir ce grand oiseauefflanqué, à moitié plumé, qui s'en allait en clopinant.L'âne en était si ému qu'il proposa au cochon :

— On pourrait peut-être lui rendre ses ailes tout demême. Après une pareille aventure, elle aura perdutoute envie de rôder encore près de la ferme.

— Moi, je veux bien, acquiesça le cochon. Tout àl'heure, nous lui avons fait très mal et il me semblequ'elle est assez punie. Qu'en pense le chat ?

— Oh ! moi, je n'y vois pas d'inconvénient, dit lechat. C'est à la petite poule blanche d'en décider...

La buse, qui avait entendu le conciliabule, s'étaitarrêtée à mi-chemin de la haie, attendant qu'on luirendît ses deux ailes. Il lui semblait que ce fûtmaintenant une chose décidée, mais elle eut unegrande désillusion, car la petite poule blanche lui cria :

— Tu n'as rien à attendre de nous ! Presse-toi degagner la forêt ou j'appelle les maîtres !

La buse reprit sa course en grommelant et disparutau coin de la haie. L'âne et le cochon en voulaient à lapetite poule blanche d'une aussi grande sévérité, maiselle leur dit en clignant un œil :

— Je garde ses ailes parce que j'ai une idée... je suissûre que le chat m'a déjà comprise... Mais voilà lesdeux petites, nous allons en parler avec elles.

Delphine et Marinette sortaient de la maison avecleurs cartables sous le bras pour s'en aller à l'école.Pendant qu'elles s'arrêtaient à caresser le cochon, lapetite poule leur fit part de son projet.

— C'est une bonne idée, dirent-elles, mais ce doit

La buse et le cochon 371

être bien difficile. Nous en parlerons au bœuf blanc enrentrant de l'école.

Ce bœuf blanc était un bœuf très savant, qui savaitlire dans les livres les plus difficiles. Pourvu qu'il fûtde bonne humeur, il conseillait volontiers les bêtesdans l'embarras, mais, depuis deux jours, il étaitjustement très mal disposé parce qu'il n'arrivait pas àtrouver la solution d'un problème d'arithmétique.Seules, Delphine et Marinette pouvaient lui adresser laparole sans se faire rabrouer.

Les deux petites filles prirent le chemin de l'écoleaprès avoir promis au cochon de presser leur retour,afin de parler au bœuf blanc. Elles ne pensaient guère àleurs leçons, et Delphine paraissait soucieuse.

— Est-ce que tu as peur que le projet ne réussissepas ? demanda Marinette.

— Oh ! non, dit Delphine, au contraire ! J'ai pres-que peur qu'il réussisse trop bien. Vois-tu, je medemande si nous sommes bien raisonnables de vouloirsauver le cochon...

— Tu ne peux tout de même pas souhaiter qu'il soitcoupé en morceaux et mis au saloir !

— Oui, je sais bien, c'est ennuyeux pour lui et pournous, mais, après tout, les cochons sont faits pour êtremangés. Suppose que le nôtre échappe à son sort. Cesera un gros ennui pour nos parents. Où prendront-ilsle lard dont nous faisons presque tous nos repas ? C'estbien joli d'être bon pour les bêtes, mais il ne faut pasexagérer.

Marinette était presque fâchée d'entendre sa sœurparler ainsi, mais elle ne trouva rien à répondred'abord. Comme elles craignaient d'être en retard,elles prirent un petit chemin de traverse où elles

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s'aventuraient rarement et passèrent devant une joliemaison peinte en vert. Sur le seuil était assis un groscochon rose tacheté de noir, qui leur dit aimablement :

— Bonjour, petites... Vous allez à l'école?— Oui, répondit Marinette, et je crois que nous ne

sommes pas en avance... Dites-moi, cochon, vousdevez être très lourd ?

— Ma foi, dit le cochon en riant, voilà bienlongtemps que je ne me suis pas pesé. La dernière fois,si j'ai bonne mémoire, je faisais trois cents livres.

— Trois cents livres ! Vos maîtres doivent être bienbons, ou ils ne sont pas pressés.

— Mes maîtres ? mais je n'en ai pas, et je vous diraimême que je m'en trouve assez bien... Oh ! je ne suispas riche, mais à quoi bon ? Il me suffit de possédercette petite maison, un bout de champ et un bon garçonobéissant. C'est assez pour ma tranquillité.

Au même instant, un gros garçon aux joues pleinessortit de la maison avec une pioche sur l'épaule, et saluales deux petites.

— Baptiste, lui dit le cochon, as-tu regardé s'il mereste encore beaucoup de glands ?

— Oui, mon maître, je viens de regarder. Il n'enreste plus que pour trois ou quatre jours... peut-êtreune semaine, si vous voulez bien vous rationner.

— Me rationner? grogna le cochon. Comme c'estagréable ! Et alors, dans une semaine, je n'aurai plus ungland à me mettre sous la dent ? Mais tu sais ce que jet'ai promis ? C'est toi qui l'auras voulu, puisque tu as eula paresse de ne pas l'approvisionner en temps utile.

Baptiste baissa la tête et partit en s'essuyant les yeux.Les petites étaient si étonnées de ce qu'elles avaient vuet entendu, qu'elles en oubliaient l'école.

La buse et le cochon 373

— Vous comprenez, leur dit le gros cochon, tous lesans il me joue le même tour. A la fin, moi, j'en ai assez.

— Pauvre homme ! s'écria Delphine. Il ne l'asûrement pas fait exprès... ce n'est qu'une étourde-rie... Prenez patience.

— Oh ! oui, prenez patience, supplia Marinette. Nele mangez pas encore cette année.

— Le manger ? s'écria le gros cochon et, à son tour,il ouvrit de grands yeux étonnés. Le manger ? Mais jen'y ai jamais pensé ! Je lui ai simplement promis que siles glands venaient à manquer, je le priverais dedessert pendant quinze jours. Mais je suis si bête queje n'aurai même pas le courage de le punir. Etpourtant, vous conviendrez qu'il le mérite bien !

Les petites en convinrent volontiers. Et repensantaux paroles de Marinette, le gros cochon se mit à rire etdit encore :

— Le manger... comme vous y allez, vous ! PauvreBaptiste !... Oh ! ce n'est pas qu'il ne soit pas appétis-sant, au contraire, et je pense à certaine manière del'accommoder qui me plairait assez... sans compterqu'il me ferait pas mal de profit ! Mais s'il ne fallaitécouter que son appétit, on aurait bientôt dévoré sesmeilleurs amis. Pour moi, j'aimerais mieux mourir defaim que de m'y décider !

Delphine, toute rougissante à la pensée de certainspropos qu'elle avait tenus à sa sœur, fit observer qu'ilétait grand temps de rentrer en classe.

— Il me tarde d'être rentrée pour pouvoir allerparler au bœuf blanc, dit-elle.

D'abord, les petites entrèrent seules dans l'étable.Le cochon, l'âne, le chat et la petite poule blanche lesattendaient dans la cour.

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— Bœuf blanc, dit Delphine, nous avons quelquechose à te demander.

— Vous avez de la chance, dit le bœuf blanc. Jeviens justement de trouver la solution de mon pro-blème.

Delphine lui exposa ce qui les amenait auprès de lui,et quand il eut tout entendu :

— Mais rien n'est plus facile ! leur dit-il. Vousn'avez rien à craindre, j'en fais mon affaire. Je vais yréfléchir un peu pour plus de sûreté, mais venez ce soirà sept heures avec votre ami, et la chose sera faite enmoins d'une minute.

Les petites remercièrent longuement le bœuf blancet, quittant l'étable, retrouvèrent leurs amis qui lesattendaient avec impatience.

— C'est entendu, dit Delphine, au cochon. Noust'emmènerons auprès du bœuf blanc ce soir à septheures et il arrangera tout.

— Ah ! je suis bien content, déclara le cochon. Jepeux bien vous le dire maintenant, mais je n'osais pasespérer que la chose était possible.

En rentrant des champs, vers six heures, les parentss'arrêtèrent auprès du cochon et le palpèrent longue-ment pour s'assurer de son embonpoint. Ils semblè-rent fort satisfaits de leur examen et lui dirent d'un tonamical :

— Allons, tu n'as pas perdu ton temps, tu es unbrave cochon.

— Vos compliments me rendent bien heureux. Jesais que ma santé vous tient à cœur et que vous n'avezpas fini de m'en donner des preuves.

A sept heures, comme il avait été convenu, lespetites vinrent chercher le cochon pour le conduire

La buse et le cochon 375

auprès du bœuf blanc. Delphine portait une aile debuse, et Marinette portait l'autre. Les choses sepassèrent bien simplement. Pendant que les petitesappliquaient sur le dos du cochon les dépouilles de labuse, le bœuf blanc dit trois mots en latin, en mêmetemps qu'il faisait tourner sa queue de gauche à droite.Aussitôt, le cochon se trouva pourvu d'une paired'ailes solidement fixées, et c'était comme s'il les eûtapportées en naissant. A vrai dire, tout n'alla pas dupremier coup. Delphine et Marinette étaient si émuesque l'une des ailes fut plantée sur l'échine et l'autre surle ventre.

— Ça ne fait rien, dit le bœuf blanc, qui étaitdécidément de bonne humeur, nous allons réparerl'erreur.

Il récita son latin à l'envers, fit tourner sa queue dedroite à gauche, et les ailes tombèrent. Il n'eut qu'àrecommencer la première opération, en veillant cettefois à la symétrie. Le cochon était si heureux qu'il nesavait comment le remercier.

— Tu es le meilleur des bœufs. Toute ma vie, je teserai, reconnaissant de ce que tu viens de faire pourmoi.

— Mais non, dit le bœuf. Il y a bien de quoi ! c'esttout naturel. Si même un jour, tu avais besoin d'unepaire de nageoires, ne te gêne pas. C'est à ton service.

C'était tout de même gentil de sa part. Pour lerécompenser, Delphine lui donna un petit livre qu'elleavait trouvé dans la maison, et auquel personne necomprenait rien. Le bœuf se mit aussitôt à le dévoreret n'entendit même pas qu'on lui disait au revoir.

Le lendemain matin, il faisait un beau soleil qui mitsur pied bêtes et gens de bonne heure. Les parents

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376 Les contes du chat perché

aiguisèrent un grand couteau et préparèrent d'autresinstruments presque aussi affreux. La petite pouleblanche picorait dans la cour, le chat était couché sur lamargelle du puits, et l'âne broutait une herbe deprintemps à côté de la maison. Et quand ils eurent toutpréparé, les parents dirent aux deux petites :

— Allez donc lâcher ce pauvre cochon et qu'on enfinisse rapidement.

Quand on lui eut ouvert sa porte, le cochon fit unsigne d'amitié aux petites et fila jusqu'à la haie dujardin, comme il faisait d'habitude. Il sembla auxparents qu'il avait quelque chose de changé, mais ilsn'y firent pas attention autrement. Cachant leur grandcoutelas derrière le dos, ils l'appelèrent d'une voixengageante.

— Viens, mon beau cochon, disaient-ils. Viens direbonjour à tes maîtres, et tu auras une belle récom-pense.

Mais le cochon ne bougeait pas et tous les appels,toutes les promesses, ne lui faisaient même pas lever latête.

— Viendras-tu, à la fin ! crièrent les parents d'unevoix furieuse, où nous faudra-t-il aller te chercher parl'oreille ?

Il ne parut pas entendre, et ils durent se décider àl'aller chercher comme ils l'avaient dit. Alors, lecochon fit trois pas à leur rencontre, et déployant sesbelles ailes neuves, s'éleva gracieusement dans les airs.On ne peut pas dire combien les parents étaientétonnés. Les yeux ronds et la bouche ouverte, ilsregardaient leur cochon qui volait en rond au-dessusde la cour, tantôt les ailes battantes, s'élevant plus hautque les cheminées de la maison, tantôt planant et

La buse et le cochon 377

descendant jusqu'à effleurer les cheveux blonds desdeux petites. Un moment, il se percha sur le toit, et lesparents eurent encore l'espoir qu'il leur reviendrait.

— Voyons, ce n'est pas sérieux, il s'agit d'uneplaisanterie et nous sommes tout prêts à pardonner.Tu sais combien nous tenons à toi.

— Serviteur, dit le cochon. Est-ce que vous croyezqu'en volant au-dessus de la cour, je n'ai pas vu legrand coutelas que vous cachez derrière votre dos?J'aime mieux quitter la maison que d'y finir au saloir.Adieu, et apprenez à être moins cruels.

Après un sourire à ses amis, le cochon s'enfuit à tire-d'aile jusqu'au profond de la forêt. Il y vécut trèsheureux et ne regretta jamais le saloir. Pourtant, iln'oubliait pas ses anciens compagnons et profitait del'absence des parents pour venir à la ferme. Il contaitses aventures de la forêt aux deux petites, à l'âne, auchat, à la petite poule blanche, et ne manquait jamaisde les remercier, disant qu'il leur devait la vie.Plusieurs fois, il prit Delphine et Marinette sur son doset leur fit faire de belles promenades dans les nuages.

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La patte du chat. 9

Les vaches. 33

Le chien. 57

Les boîtes de peinture. 81

Les bœufs 103

Le problème. 127

Le paon. 149

Le loup. 169

Le cerf et le chien. 189

L'éléphant. 213

Le canard et la panthère. 233Le mauvais jars. 253L'âne et le cheval. 273Le mouton. 293

Les cygnes. 317

Le petit coq noir. 337

La buse et le cochon. 359