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1 Version post-print (avant corrections finales et mise en page de l'éditeur) Article paru dans la revue Terrains & travaux : Mavrot, Céline. (2018). Santé ou social : Conflits de gouvernance territoriale et jeux d’échelles autour d’un programme de distribution de seringues en Suisse. Terrains & travaux, 32(1), 31- 54. https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2018-1-page-31.htm. Santé ou social ? Conflits de gouvernance territoriale et jeux d’échelles autour d’un programme de distribution de seringues en Suisse Céline Mavrot Résumé : Cet article s’intéresse aux variations d’échelle de l’action publique en matière de santé. Si les politiques de lutte contre le VIH/sida ont conduit à d’importantes recompositions du gouvernement des corps, elles font généralement l’objet de vives controverses. Nous étudions la mise en place contestée d’un programme d’échange et de remise de seringues dans une ville suisse en 1996, sur fond de conflit de gouvernance territoriale entre la ville et le niveau territorial supérieur le canton opposé à cette mesure. L’enjeu consistait alors à définir les politiques de drogue comme des prérogatives urbaines (politiques sociales) ou cantonales (politiques de santé). Cet article étudie les luttes de cadrage dans un système fédéraliste, et plaide en faveur d’une meilleure prise en compte des interactions entre les différents niveaux d’action publique. Il met ainsi en évidence la labilité des frontières de l’action publique locale, et ses répercussions cruciales sur le contenu des politiques. Mots-clés : action publique locale, conflit de territorialité, politique de la drogue, programme de remise de seringues, VIH/sida Summary: This article focuses on the shifting scales in health public action. Although anti- HIV/AIDS policies have contributed to reshaping the government of bodies, they are also subject to strong political controversies. We study the contested introduction of an urban needle exchange and distribution program in a Swiss city in 1996. Its introduction was subject to a conflict of territorial governance between the city and the higher local governance level the cantonthat opposed this harm reduction measure. The definition of drug policies as urban governance prerogatives (social policies) or cantonal prerogatives (health policies) was at stake. This article examines the dynamics of conflicting frames in a federalist context and asserts the necessity to better take into account the interactions between different levels of local public action. It highlights the shifting boundaries of local public action and their crucial repercussions on the content of policies. Keywords: local public action, territoriality conflict, drug policy, needle distribution program, HIV/AIDS Notice biographique : Céline Mavrot est chercheuse post-doctorante au Kompetenzzentrum für Public Management (KPM) de l’Université de Berne, en Suisse. Ses recherches portent source: https://doi.org/10.7892/boris.118939 | downloaded: 27.2.2021

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Version post-print (avant corrections finales et mise en page de l'éditeur)

Article paru dans la revue Terrains & travaux :

Mavrot, Céline. (2018). Santé ou social : Conflits de gouvernance territoriale et jeux d’échelles

autour d’un programme de distribution de seringues en Suisse. Terrains & travaux, 32(1), 31-

54. https://www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2018-1-page-31.htm.

Santé ou social ? Conflits de gouvernance territoriale et jeux d’échelles autour d’un

programme de distribution de seringues en Suisse

Céline Mavrot

Résumé : Cet article s’intéresse aux variations d’échelle de l’action publique en matière de

santé. Si les politiques de lutte contre le VIH/sida ont conduit à d’importantes recompositions

du gouvernement des corps, elles font généralement l’objet de vives controverses. Nous

étudions la mise en place contestée d’un programme d’échange et de remise de seringues dans

une ville suisse en 1996, sur fond de conflit de gouvernance territoriale entre la ville et le niveau

territorial supérieur – le canton – opposé à cette mesure. L’enjeu consistait alors à définir les

politiques de drogue comme des prérogatives urbaines (politiques sociales) ou cantonales

(politiques de santé). Cet article étudie les luttes de cadrage dans un système fédéraliste, et

plaide en faveur d’une meilleure prise en compte des interactions entre les différents niveaux

d’action publique. Il met ainsi en évidence la labilité des frontières de l’action publique locale,

et ses répercussions cruciales sur le contenu des politiques.

Mots-clés : action publique locale, conflit de territorialité, politique de la drogue, programme

de remise de seringues, VIH/sida

Summary: This article focuses on the shifting scales in health public action. Although anti-

HIV/AIDS policies have contributed to reshaping the government of bodies, they are also

subject to strong political controversies. We study the contested introduction of an urban needle

exchange and distribution program in a Swiss city in 1996. Its introduction was subject to a

conflict of territorial governance between the city and the higher local governance level—the

canton—that opposed this harm reduction measure. The definition of drug policies as urban

governance prerogatives (social policies) or cantonal prerogatives (health policies) was at stake.

This article examines the dynamics of conflicting frames in a federalist context and asserts the

necessity to better take into account the interactions between different levels of local public

action. It highlights the shifting boundaries of local public action and their crucial repercussions

on the content of policies.

Keywords: local public action, territoriality conflict, drug policy, needle distribution program,

HIV/AIDS

Notice biographique : Céline Mavrot est chercheuse post-doctorante au Kompetenzzentrum

für Public Management (KPM) de l’Université de Berne, en Suisse. Ses recherches portent

source: https://doi.org/10.7892/boris.118939 | downloaded: 27.2.2021

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notamment sur les réformes administratives, la sociologie des problèmes publics et les

politiques de santé publique. Elle a récemment publié “Vertical Epistemic Communities in

Multilevel Governance” (Policy & Politics, 2016, avec Fritz Sager) et « La formation continue

des hauts fonctionnaires, instrument de réforme de l’administration française (1947-

1974) » (Genèses, 2016).

Adresse électronique : [email protected]

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Santé ou social ? Conflits de gouvernance territoriale et jeux d’échelles autour d’un

programme de distribution de seringues en Suisse

Alors que la santé occupe régulièrement le devant de la scène dans les débats politiques

nationaux en raison de la saillance des enjeux attachés à cette thématique, le niveau de

gouvernance local est crucial en la matière. Que ce soit en France, où les phénomènes de

territorialisation mènent à une « nouvelle gouvernance régionale des politiques

sanitaires » (Honta et Haschar-Noé, 2011 : 58), ou dans des pays fédéralistes tels que la Suisse,

au sein desquels les entités gouvernementales locales disposent historiquement d’une

autonomie conséquente en la matière, la compréhension des mutations contemporaines des

politiques de santé ne peut faire l’impasse d’une analyse circonstanciée des configurations

locales dans lesquelles elles s’insèrent. En effet, l’articulation de différents niveaux territoriaux

dans la définition et la mise en œuvre des politiques ne va pas sans de fortes recompositions de

l’action publique. Cette dernière est alors susceptible de subir un processus de fragmentation,

caractérisé par la superposition de différents groupes d’acteurs habilités à dire et à faire les

politiques au sein de multiples arènes régies par des dynamiques propres (François et Neveu,

1999 : 49).

Parfois, le jeu entre niveaux de gouvernance peut être utilisé pour éviter les phénomènes de

politisation et techniciser des enjeux en les portant hors des sphères du politics (Mavrot et Sager,

2016). Le jeu entre niveaux peut déboucher au contraire sur des effets de dramatisation. Dans

ce cas de figure, la dramatisation peut être alimentée par la traduction de l’enjeu dans la

grammaire du champ politique local (Gaxie et Lehingue, 1984 : 62). Dans cet article, le politics

est défini comme un phénomène politique composé des « débats contradictoires sur les objectifs

collectifs »1 (Le Galès, 2017 : 222), et est principalement saisi à travers les débats

parlementaires. Le policy désigne quant à lui la manière dont une décision politique est mise en

œuvre à travers « un ensemble d’instructions données par les décideurs politiques aux

responsables de la mise en œuvre et qui précisent les objectifs ainsi que les moyens de les

atteindre »2 (Nakamura et Smallwood, 1980 : 31). Cet article se penche sur un affrontement de

gouvernance territoriale entre un canton et une ville suisse au début des années quatre-vingt-

dix3. Cet affrontement a porté sur l’introduction d’une mesure de réduction des risques en

matière de toxicodépendance – la remise de seringues stériles – et sur sa définition comme

relevant des politiques de santé ou des politiques sociales. Plusieurs enseignements originaux

peuvent être tirés de ce cas d’étude en regard de l’importance du gouvernement local dans les

politiques de santé.

Premièrement, cette lutte s’est jouée dans un contexte d’indexation de la question sur les enjeux

politiques locaux. Dans une configuration où les majorités politiques de la ville et du canton

étaient inversées, les acteurs politico-administratifs du canton de droite et de la municipalité de

gauche ont noué des liaisons obligeantes spécifiques (Offerlé, 1994 : 130) avec des groupes

1 Traduction libre de l’anglais par l’auteure de l’article. 2 Idem. 3 Les vingt-six cantons suisses sont des unités de gouvernement infranationales, disposant d’une

administration propre ainsi que d’un exécutif et d’un parlement. C’est également le cas des grandes

villes.

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professionnels aux méthodes alors dépeintes comme irréconciliables (professionnels du secteur

thérapeutique visant à l’abstinence, professionnels de rue actifs dans le secteur de la grande

marginalité, professions médicales)4. Ces jeux d’obligations croisées ont résulté en une

controverse publique d’une ampleur inégalée sur le sujet. À l’heure où les politiques de

réduction des risques sont sur le devant de la scène en France avec l’ouverture d’une première

salle de consommation à moindre risque en 2016, l’exemple helvétique s’avère d’un grand

intérêt pour comprendre la manière dont des coalitions de partisans et d’opposants à de telles

mesures peuvent se polariser au sein des arènes gouvernementales. En effet, la réduction des

risques a historiquement peiné à se frayer un chemin dans la palette des interventions publiques

en France. Le paradigme national a longtemps été caractérisé par la pénalisation de l’usage, le

nombre restreint de programmes d’échange de seringues, et la psychanalyse comme mode

dominant d’appréhension de la toxicomanie, tendant à invisibiliser les besoins sanitaires des

usagers de drogue (Ramirez-Jonville, 2006). Une réflexion sur ces points est d’autant plus

importante que le potentiel des municipalités, qui « peuvent devenir un pivot central dans la

redistribution des compétences préventives » (Joubert, 1999 : 183), a été identifié depuis

longtemps pour les politiques de la drogue en France. De plus, la territorialisation est à l’ordre

du jour concernant les politiques de santé au sens large (Rican et Vaillant, 2009).

Deuxièmement, contrairement à la France où la territorialisation constitue un phénomène

politique et une problématique de recherche plus récente, le fédéralisme et la question de

l’enchevêtrement des niveaux d’action territoriale ont déjà fait l’objet d’une longue réflexion

en Suisse. L’importance du local dans la reformulation des politiques nationales y est au cœur

de l’attention dans les analyses de mise en œuvre, en particulier dans des domaines tels que la

santé, au sein desquels les compétences locales sont conséquentes (Rüefli et Sager, 2004). En

raison des compétences importantes dont disposent les administrations et parlements cantonaux

et communaux au sein du système fédéraliste suisse, les dynamiques proprement locales de

(dé)politisation font l’objet d’une attention soutenue. Le cas helvétique constitue ainsi un

exemple intéressant de ce que le local est susceptible de faire aux politiques de santé. Les luttes

entre les niveaux de gouvernance sont monnaie courante, et il arrive qu’un niveau inférieur

outrepasse les compétences qui lui sont usuellement reconnues afin de réorienter une politique

publique locale. Le partage des tâches entre les cantons et les communes attribue la santé

publique aux cantons, alors que les communes sont cantonnées à l’action sociale. Cependant,

dans notre exemple, une ville a entrepris de lancer elle-même un programme de mise à

disposition de seringues. Afin de pouvoir le faire, elle a opéré un glissement dans la labellisation

de la remise de seringues, de mesure de santé publique à mesure sociale. En retour, ce

glissement ne fût pas sans conséquences sur le cadrage de la question, passée d’un droit

fondamental de santé à une prestation sociale pour personnes en situation de marginalité. Les

répercussions de ces conflits sur l’essence même des mesures considérées en disent ainsi long

sur l’importance du facteur territorial.

Troisièmement, du point de vue du contenu des choix étatiques, la lutte analysée ici a porté sur

l’accès des usagers de drogues illégales au matériel d’injection stérile. Cette mesure poursuit

4 Afin d'alléger la lecture, le pluriel masculin est utilisé pour désigner indistinctement les genres

masculin et féminin.

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un objectif de préservation de la santé. En pleine épidémie du sida, ce que le gouvernement des

corps en matière de santé publique a comme impact se donne alors pleinement à voir. Il met en

évidence l’étendue du pouvoir de l’État sur certaines catégories de population. Or si l’accès au

matériel stérile est interdit, c’est souvent qu’une configuration politico-professionnelle est en

mesure de soutenir de façon suffisamment crédible l’argumentaire de la prohibition. De telles

coalitions jouissent alors du statut de parole autorisée en la matière, ainsi que d’une position clé

dans l’espace de gouvernance territoriale. Ainsi, bien que les usagers mettent en place des

stratégies individuelles de préservation de la santé, les décisions étatiques en la matière restent

déterminantes (accès au matériel stérile, aux soins, à la médication). Cet article se penche donc

sur une déclinaison particulière du gouvernement des corps, à savoir les conditions de

consommation de drogues dans un contexte d’urgence sanitaire. Le gouvernement des corps est

défini comme la manière dont « l’intervention de la société et l’emprise de l’État sur les corps

s’expriment, de manière souvent moins visible sur de multiples scènes de la vie

quotidienne » (Fassin et Memmi, 2004 : 10). Comme le relèvent ces auteurs, « [C]e qui se joue

dans cette activité si diverse c’est la redéfinition d’un certain nombre de frontières : (…) de ce

qui relève conventionnellement de la définition et de l’administration de la “santé” » (Fassin et

Memmi, 2004 : 11). Notre article montre que les frontières de la « santé » se disputent entre

différents niveaux de gouvernance locale, pouvant mener une municipalité à étendre la

définition jusqu’alors communément admise de la santé afin de mener une politique

contradictoire à celle décidée au niveau supérieur. Nous entendons mêler ainsi les apports d’une

sociologie de la santé sensible à la problématique du gouvernement des corps, à une analyse de

la fabrique des politiques publiques en contexte fédéraliste.

La focale porte donc sur la manière dont les politiques de santé sont façonnées par la complexité

des espaces de gouvernance territoriaux. Comme Gilles Pinson le souligne, le « schéma centre-

périphérie » est devenu obsolète pour étudier le gouvernement des villes. L’analyse gagne à

être complexifiée en prenant en compte les logiques de coalitions plurielles qui forment le

gouvernement urbain contemporain. En France, le manque d’attention portée à cette complexité

prend en partie racine dans une réalité historique qui tend à privilégier « des schémas

interprétatifs faisant la part belle aux représentants des États centraux » (Pinson, 2010 : 74). Or,

les politiques formulées à travers de multiples échelles sont l’objet de nombreuses mobilisations

et appropriations (Honta et Haschar-Noé, 2011 : 39), qui permettent de saisir la portée des

dynamiques locales sur leur contenu. À cet égard, le décentrement du regard permis par le cas

helvétique est prometteur. Le rôle des cantons suisses repose sur le principe dit de subsidiarité.

Cette règle du fédéralisme helvétique prévoit qu’une tâche étatique échoit au plus petit niveau

territorial à même d’en assurer la meilleure mise en œuvre au vu des spécificités locales. Les

cantons jouissent ainsi de compétences étendues en ce qui concerne les politiques de santé sur

leur territoire, alors que le niveau national – la Confédération – se charge des aspects dépassant

les frontières ou les capacités cantonales tels que la planification hospitalière ou l’assurance-

maladie. Les variations intercantonales peuvent alors être conséquentes, et les élus locaux se

profiler sur ces dossiers.

Pour ce qui est de la France, un récent « brouillage du partage des compétences entre l’État et

les collectivités locales » a été mis en évidence en matière de santé publique. Ce phénomène

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tend à accroitre les risques de politisation, avec l’appropriation croissante de ce dossier par les

élus locaux (Clavier, 2009 : 48). À travers la santé, l’élu local peut en effet « faire montre de

ses capacités politiques et en retirer du crédit auprès de ses électeurs » (Clavier, 2009 : 67). Ces

remarques rejoignent l’injonction à prendre en compte la pluralisation des espaces d’action

publique urbaine (Pinson, 2006 : 649). Les différents niveaux du local doivent donc être

analysés dans leurs dynamiques relationnelles, que l’on soit dans un système fédéraliste ou

centralisé. Les particularités de chaque système entrent alors en jeu. Dans le cas helvétique,

l’existence de parlements cantonaux et communaux est susceptible d’accentuer la politisation,

compte tenu des phénomènes d’amplification que sous-tend toute traduction d’un enjeu vers la

sphère parlementaire (Collovald et Gaïti, 1990 : 13). Pour le cas français, des luttes politico-

administratives se jouent notamment entre les niveaux régionaux et départementaux, produisant

des effets sur la (dé)politisation de l’action publique et sur le contenu des politiques publiques

sectorielles (Pierru, 2010).

Politiques de santé et luttes territoriales : l’importance des alliances politico-

professionnelles locales

La notion de « politique de santé », souvent entendue en des termes macro, n’évoque

généralement pas le niveau de gouvernement urbain. Pourtant, le flou qui caractérise les

frontières des politiques de prévention, la possibilité de les mener avec un budget relativement

restreint au regard d’autres interventions de santé, de même que les intersections de la

prévention avec de multiples thèmes concernant la gouvernance urbaine expliquent la volonté

des villes à se profiler sur ce thème. Ainsi, la prévention constitue pour les villes une porte

d’entrée dans les politiques sanitaires, qu’elles contribuent en retour à façonner et reconfigurer.

Dans notre analyse, le canton étudié – le canton de Vaud – a longtemps eu la main sur les

politiques en matière de drogues au niveau local. Le paradigme d’action publique adopté (Hall,

1993) était celui de « l’abstinence », mettant l’accent sur la thérapie et la répression, et

s’opposant aux mesures de réduction des risques. Par la suite, l’entrée en scène de la ville de

Lausanne, chef-lieu du canton de Vaud, provoqua un changement dans le paradigme d’action

en matière de politique des drogues et de lutte contre le VIH/sida. Ce cas se situe donc dans la

période charnière de l’émergence de l’épidémie du sida. Il est en outre particulièrement adéquat

pour montrer les tensions à l’œuvre entre différents niveaux de gouvernement local. La lutte de

cadrage a été si loin que la ville s’est finalement appropriée des compétences usuellement

définies comme relevant du niveau territorial supérieur. L’épisode du programme de remise des

seringues a marqué son entrée en scène comme actrice à part entière des politiques sanitaires

en la matière. Elle a depuis lors continuellement étoffé son dispositif toxicomanie à la croisée

des registres d’action de la santé et du social, le dernier développement en date étant l’annonce

de l’ouverture prochaine d’un espace de consommation sécurisé5. Le programme de seringues

a constitué en cela un tournant pour l’action publique locale, pressant certains groupes d’acteurs

à outrepasser leur champ de compétence établi.

5 Alain Détraz, « Lausanne : un local d’injection à nouveau sur les rails », 24 Heures, 06.06.2016.

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Dans cet article, nous nous concentrons sur la dynamique des interactions entre les deux

niveaux de gouvernement en lutte, afin de comprendre le pourtour exact des politiques locales

en matière de drogues. L’attention porte sur les configurations et les ressources d’action

disponibles à différents niveaux du système politique (Kübler, 2000). L’importance des

alliances nouées entre les différents élus et professionnels liés au domaine de la

toxicodépendance est soulignée, et les obligations croisées qui se jouent à travers ces alliances

sont analysés (Offerlé, 1994). Alors que les élus disposent de positions clés au sein des arènes

décisionnelles, qui leur confèrent la possibilité d’agir sur le contenu des politiques publiques,

le soutien des professionnels permet aux élus de justifier les orientations choisies. Ces alliances

traversent de multiples arènes concernées par le débat, et contribuent fortement à définir les

politiques publiques. Dans notre cas, les alliances croisées de deux groupes de professionnels

avec la ville d’un côté, et le canton de l’autre, résident au cœur de la fragmentation de l’action

publique locale et de la controverse.

Nous nous penchons donc sur le rôle des « acteurs programmatiques » dans le façonnage des

politiques publiques, ce qui permet de voir comment ces dernières constituent en retour « un

espace structurant la compétition politique » (Genieys et Hassenteufel, 2012 : 91-92). Les

acteurs programmatiques sont des « acteurs collectifs structurés autour d’un programme de

changement d’ensemble d’une politique publique et qui détiennent des positions de pouvoir

leur permettant de participer directement à la décision (…) » (Genieys et Hassenteufel, 2012 :

95). Cette perspective focalise donc sur l’accès de ces acteurs aux sphères décisionnelles, par

exemple en regard de l’advocacy coalition framework (ACF), qui insiste plutôt sur l’alignement

cognitif des systèmes de croyance des membres d’une coalition (Genieys et Hassenteufel,

2012 : 94). Dans l’ACF en effet, l’accent porte davantage sur les croyances partagées et la

coordination des actions entre membres d’une coalition (Sabatier, 1998 : 103). Par ailleurs,

l’accent mis par la notion d’acteurs programmatiques sur les sphères décisionnelles permet

également de distinguer ces derniers des membres d’une epistemic community, qui jouissent

quant à eux d’une légitimité à intervenir dans le débat en vertu de leur expertise reconnue sur

un sujet (Haas, 1992), mais pas forcément d’un accès aux arènes de pouvoir.

Le corpus de données utilisé pour retracer la mise en place controversée du programme de

remise de seringues comprend plusieurs éléments. Premièrement, les débats des Parlements de

la commune de Lausanne et du canton de Vaud ont été analysés pour la période concernée

(1990-2002). La question de la réduction des risques a émergé en 1990 au Parlement cantonal

(Grand Conseil), et en 1994 au Parlement communal (Conseil communal). Le fil des débats au

sein de ces deux arènes a été remonté jusqu’au début des années quatre-vingt, afin de vérifier

si la toxicomanie représentait déjà un enjeu préconstitué et politisé, au sens où l'entend Pierre

Favre (1992). Cela n’est pas le cas, les débats antérieurs à 1990 s’avérant rares et consensuels

dans les deux chambres. Deuxièmement, les articles du principal journal local – le 24 Heures –

ont été étudiés afin de retracer la dynamique de médiatisation de l’objet, inhérente à la

polarisation des camps en présence. Troisièmement, huit entretiens individuels semi-structurés

ont été menés avec des acteurs et actrices locaux : le médecin cantonal, cinq militant-e-s

vaudois-e-s de la réduction des risques s’étant constitués en un « groupe de travail drogue-

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Vaud » (GTDV)6, ainsi que deux acteurs genevois7 afin de disposer d’un point de comparaison

avec un cas voisin. Quatrièmement, un corpus de littérature grise a servi à étudier sur le vif les

propos des personnes engagées dans cette lutte. Il comprend notamment les archives du GTDV

qui nous ont été mises à disposition par l’un de ses membres, des rapports administratifs

cantonaux, des publications professionnelles ainsi que des écrits de partisans et d’opposants

locaux aux politiques de réduction des risques (psychiatres, médecins généralistes, essayiste).

Cette étude s’inscrit dans une plus vaste recherche comparative sur l’introduction des politiques

de réduction des risques dans différents cantons de Suisse romande et de Suisse alémanique.

Notre étude de cas est structurée de la manière suivante : premièrement, l’analyse se penche sur

l’émergence de la coalition cantonale dite de l’abstinence. Elle examine ce que le la politique

cantonale doit à une alliance entre le gouvernement et les professionnels historiques de la

toxicodépendance dans le canton. Nous retraçons deuxièmement le processus par lequel la ville,

jusqu’alors inactive sur ce terrain, se saisit de la thématique à l’encontre de la volonté du canton.

La complexification induite par l’entrée en jeu de ce niveau gouvernemental est retracée en

regard des dynamiques de concurrence entre ces deux entités territoriales. La conclusion de

l’article revient sur les enseignements à tirer quant à la superposition des niveaux d’action

publique locale.

La politique en matière de drogue au niveau cantonal : une configuration décisionnelle close

Dans le canton de Vaud, le traitement de la problématique de la toxicodépendance a d’emblée

été saisi comme une tâche relevant du niveau d’action cantonal. Face à l’émergence de la

consommation de haschich et de LSD, l’exécutif cantonal met sur pied un groupe de travail

drogue en 1969 pour réfléchir aux premières actions à mener en la matière8. Des travaux de ce

groupe naît en 1970 la première institution cantonale en la matière, la Fondation du Levant. À

compter de cette date, le directeur de cette institution se profile comme étant le spécialiste

cantonal sur la question. L’approche thérapeutique de l’institution est basée sur l’abstinence9,

et s’inspire des méthodes mises au point par les Narcotiques Anonymes. Ces méthodes se

fondent sur l’auto-support et l’entre-soi communautaire comme forme de rédemption (Jauffret-

Roustide, 2010 : 93-94). Pour des raisons institutionnelles historiques, le secteur hospitalier

psychiatrique ne prendra par ailleurs que peu en charge la toxicodépendance jusque dans les

années 200010, et les acteurs associatifs de prévention du sida sont relativement faibles dans le

6 Il s’est agi d’un pasteur de rue, d’une doctoresse de rue, d’une infirmière, d’un travailleur social et

d’une épidémiologue. 7 Un médecin de santé publique et un travailleur social, tous deux actifs dans la mise en place des

politiques de réduction des risques à Genève. Nous remercions les personnes interviewées pour leur

temps et leur disponibilité. 8 Calanca Aldo, 1993. Toxicomanie : expérience vaudoise, Revue Médicale de la Suisse Romande,

113(5), 353-355. 9 24 Heures, 16.12.2002; Nouvelles du Levant, Le Mont-sur-Lausanne, n°5, décembre 1996, « Le mode

de prise en charge ». 10 Bertschy Gilles, Calanca Aldo 1993. La place de la psychiatrie dans les réseaux de prise en charge

des toxicomanes : à propos de la psychiatrie publique lausannoise, Revue Médicale de la Suisse

Romande, 113(10), 847-849 ; Caponi Alessandro, 1993. La psychiatrie dans les réseaux de prise en

charge des toxicomanes, Revue Médicale de la Suisse Romande, 113(10), 853-859.

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canton. Au niveau du gouvernement cantonal11, le dossier toxicodépendance échoit au

Département de l'Intérieur et de la Santé Publique (DISP), qui est dirigé par un élu du Parti

libéral (1986-1994) durant la majeure partie de la période concernée par le débat sur les

seringues stériles. Le chef du DISP a les mains libres pour gérer le dossier, qui est très rarement

abordé au Parlement cantonal jusqu’à l’arrivée du sida. La configuration décisionnelle est

relativement close, puisque le chef du DISP a choisi de s’entourer de deux conseillers en la

matière : le directeur du Levant ainsi que le chef de la Brigade des stupéfiants de la Police

cantonale. Ces trois acteurs s’accordent sur une ligne politique basée sur l’abstinence et la

répression.

Avant de prendre la tête de cette institution, le directeur du Levant était un éducateur actif au

Tribunal des mineurs. Par ailleurs, le président du Conseil de fondation du Levant est un ancien

substitut du Procureur général, ultérieurement nommé président du Tribunal de Lausanne. Ces

acteurs s’accordent sur une approche issue du modèle de l’action judiciaire, en phase avec celle

de la police. Étant donné la composition tripartite de ce système décisionnel, qui ne comprend

pas d’acteur spécialisé dans la santé publique, l’irruption du sida ne remettra pas en question

cette ligne politique. Jusqu’à l’apparition des acteurs porteurs des demandes en termes de

réduction des risques, cette coalition tripartite ne fut jamais remise en cause. Les membres de

la coalition de l’abstinence comprendront quant à eux l’arrivée de la réduction des risques

comme une attaque issue du lobby médical12. Le rejet de la réduction des risques interviendra

également dans un contexte financièrement difficile pour les institutions résidentielles.

La question de la réduction des risques est portée devant le Parlement cantonal par un groupe

de militants locaux non-intégrés à cette configuration décisionnelle : les membres du GTDV.

Ce groupe est composé d’une poignée de professionnels aux activités diverses, qui ont en

commun le fait de côtoyer des usagers de drogues dans leur pratique quotidienne. Il compte

notamment un pasteur officiant dans la rue auprès des personnes marginalisées, une infirmière

spécialisée dans l’accompagnement des personnes touchées par le sida, deux médecins

généralistes, une épidémiologue, un médecin pénitentiaire ainsi qu’un éducateur social.

L’épidémie du sida, à laquelle ils assistent en première ligne du fait de leur travail, fonctionne

comme une expérience socialisatrice forte. Le pasteur de rue dit à ce sujet : « (…) je pense que

le canton par sa politique restrictive en matière de seringues est responsable ou indirectement

responsable de la mort d’un nombre assez important de toxicomanes. Moi je célébrais une

vingtaine d’enterrements de jeunes par année. Un tiers mort d’overdose, un tiers mort de

suicide, un tiers mort du sida, ou de l’hépatite. Alors ce troisième tiers on aurait pu l’enlever »13.

Les militants du GTDV, qui se sont rencontrés sur le terrain, commencent à se réunir. Ils tentent

notamment de manière informelle d’améliorer l’accès aux médecins des personnes

11 Le Conseil d’ État, qui se compose de sept Départements cantonaux dirigés par des élus issus de

différents partis politiques. 12 Nouvelles du Levant, Le Mont-sur-Lausanne, n°15, été 1999, « La poudre aux yeux. Non à la

distribution médicale d’héroïne ! » ; Nouvelles du Levant, Le Mont-sur-Lausanne, n°19, été 2000, « La

motivation, ou l’indispensable travail sur soi ». Chenaux Jean-Philippe, 1995. La drogue et l’État dealer.

Lausanne : Centre Patronal, Études et enquêtes n°21 ; Chenaux Jean-Philippe, 1997. La Suisse stupéfiée.

Lausanne : L'Âge d'Homme. 13 Interview avec le pasteur de rue.

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toxicodépendantes pour des cures à la méthadone14. Les membres de ce groupe sont presque

tous des professionnels de la santé, ce qui les fait prendre en considération les conséquences

somatiques de l’épidémie du sida, contrairement aux tenants du paradigme de l’abstinence, qui

insistent sur les mécanismes psychiques de la dépendance.

À partir de la fin des années quatre-vingt, le groupe tente sans succès d’interpeller les autorités

exécutives cantonales sur la problématique des contaminations par voie intraveineuse. Le

gouvernement cantonal peut en effet se prévaloir d’une action menée avec l’assentiment des

acteurs historiques en matière de toxicodépendance dans le canton. En 1990, le groupe dépose

alors une motion parlementaire via l’une de ses membres, une doctoresse généraliste prescrivant

de la méthadone15, par ailleurs élue parlementaire d’un groupe à la gauche du spectre politique

(Parti ouvrier et populaire). Cette motion enjoint le canton de mettre sur pied une distribution

de seringues stériles et de faciliter l’accès aux cures de substitution16. Alors que le binôme

abstinence-répression sur lequel repose alors l’action gouvernementale se base sur l’expérience

de certains acteurs en matière de lutte contre la drogue, les motifs et les titres à agir du groupe

de militants s’ancrent quant à eux dans la lutte contre le sida. L’appartenance politique de la

motionnaire reflète par ailleurs les orientations politiques de ce groupe militant, qui s’est

constitué par cooptation sur la base d’affinités électives. De fait, les membres du GTDV se

situent à gauche, et disposent de par leurs réseaux personnels d’un accès privilégié à plusieurs

élus socialistes locaux.

Le mode exact d’émergence en politique d’un objet est déterminant quant au traitement qui lui

sera réservé ; ce moment fondateur contribue en effet à impulser une coloration politique à la

thématique (Favre, 1992). Dans le cas présent, l’orientation du groupe à l’origine de la motion

parlementaire contraste avec l’enracinement politique historique du canton, dont les majorités

gouvernementales et parlementaires sont de droite. Le débat parlementaire sur cet objet

émergent revêt alors rapidement l’aspect d’un vote de confiance à l’égard de l’action menée par

le gouvernement vaudois en matière de toxicodépendance. Dès lors, une politisation de la

question s’enclenche à mesure de son appropriation par les entreprises partisanes locales. Au

fil des débats parlementaires de 1990 et 1991, un travail d’homogénéisation s’opère au sein des

partis politiques. Alors que ce n’était pas le cas lors du premier débat sur la motion en 1990,

deux groupes font état d’un vote de parti durant la deuxième discussion de l’objet en 199117.

Ce phénomène reflète le processus de traduction de l’enjeu dans les termes du jeu politique

local, soit une certaine indexation du policy sur le politics. Il s’agit toutefois de ne pas réduire

ces convergences de vues encadrées par les partis à de pures stratégies électoralistes. Durant

l’émergence de l’objet dans le champ politique, des entrepreneurs de cause, tenus par des rôles

14 Bertschy Gilles, 1992. Toxicomanie, recueil à l’usage du médecin. Lausanne : ISPA; Bertschy Gilles,

1993. Le programme « prévention et perfectionnement des médecins dans le domaine de la

toxicomanie », Revue Médicale de la Suisse Romande, 113(5), 391-392. 15 Huguenin Marianne, 1993. Du plaisir à s'occuper des toxicomanes ?, Revue Médicale de la Suisse

Romande, 113(5), 373-378. 16 « Motion Marianne Huguenin et consorts concernant la politique cantonale à l’égard des toxicomanes,

en particulier dans le domaine de la prévention des maladies infectieuses (distribution de seringues

stériles) et de l’accessibilité des substances de substitution », Bulletin du Grand Conseil du Canton de

Vaud (BGC), 29 mai 1990, pp. 798-802. 17 Il s’agit du Parti socialiste et de l’Union démocratique du centre (parti d’extrême-droite populiste).

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différenciés (Lagroye, 2003 : 369), prennent le dossier en main au sein de chaque parti. Ces

entrepreneurs, disposant d’expériences et de titres à parler spécifiques, se chargent de traduire

l’enjeu de la réduction des risques dans des termes conformes à leurs vues ainsi qu’aux

orientations de leur groupe politique, étirant ainsi l’objet dans plusieurs directions.

Deux élus du Parti radical se profilent en particulier pour le camp de la droite : un médecin

confiant son histoire familiale personnelle ainsi qu’un chef de police. Ce dernier légitime

l’action du gouvernement : « Il est peut-être opportun de signaler que la position très ferme du

Conseil d’État vaudois est approuvée par les différents milieux de la police, police qui fait

essentiellement une utile prévention grâce aux différentes brigades de stupéfiants »18. De même,

la santé des consommateurs n’est pas considérée comme une priorité, car elle est mise en

concurrence avec celle du reste de la population : « On doit être pleinement conscients du

danger que cette dispersion [de seringues] peut entraîner pour tous les habitants sains de notre

ville (…). On ne peut pas mettre en péril toute une population pour tenter de sauver quelques

toxicomanes »19. Du côté de la gauche, un pharmacologue et une travailleuse sociale active

dans la prévention du sida s’approprient le thème au sein du Parti socialiste, de même qu’un

éducateur au sein du Parti écologiste. Ces élus soulignent que les mesures de réduction des

risques doivent non seulement permettre d’éviter les séroconversions, mais également

d’augmenter l’accès des personnes dépendantes au système de santé. La portée de ces opinions

différentielles sur la question du gouvernement des corps est grande. Dans la conception des

opposants à la réduction des risques, les personnes toxicodépendantes incarnent un danger –

pour la société et pour elles-mêmes – contre lequel il faut prémunir le corps social (répression)

ainsi que le corps dépendant (thérapie par l’abstinence). Pour ses partisans, la réduction des

risques est à comprendre comme un droit à la préservation de la santé, malgré l’interdit légal

pesant sur la consommation de drogues. On assiste ainsi à la stabilisation de conceptions

différentielles autour d’un objet émergent au sein des arènes politiques locales.

Au terme de ce travail de mise en forme, lors du vote final sur la question des seringues, la

thématique reste pour les partis de droite une question d’abstinence et de répression. Ce choix

est justifié au nom de la lutte contre la drogue et de la protection de la jeunesse, en conformité

avec les orientations choisies par le gouvernement vaudois. Les propos du chef du DISP sont

révélateurs de cette pluralité interprétative : « (…) si l’on ne veut pas nuire, vous ne pouvez pas

soigner une épidémie de sida en distribuant des seringues qui sont le vecteur de l’épidémie de

la drogue »20. Les partis de gauche épousent quant à eux les arguments de la motion,

comprenant la réduction des risques comme un outil de lutte contre le sida et la marginalité. Au

final, la proposition de mettre en place une remise de matériel d’injection stérile est refusée en

1991. Le Parlement de droite réitère ainsi sa confiance dans l’action de l’exécutif cantonal.

Cette séquence met en évidence trois éléments cruciaux en matière de gouvernance locale des

politiques sectorielles. Premièrement, la configuration décisionnelle locale est faite d’une

constellation d’acteurs habilités à agir sur un sujet en fonction du développement historique du

18 Intervention de Jacques Lienhard, BGC, 14 mai 1991, p. 380. 19 Claude Monod, Bulletin du Conseil communal de la Ville de Lausanne (BCC), 30 janvier 1996, p.

195. 20 Intervention de Philippe Pidoux, BGC, 14 mai 1991, p. 383.

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secteur concerné. Deuxièmement, le monopole d’un groupe d’acteurs sur la prise de décision

peut être contesté par des moyens tendant vers des procédures de politisation (débat

parlementaire), selon la structure des opportunités s’offrant aux opposants. Troisièmement, le

ralliement des opinions partisanes sur un sujet émergent est loin d’être le fruit d’une opinion

collective préconstituée. Les orientations politiques gauche/droite n’épousent pas naturellement

le clivage pro- ou anti-réduction des risques21. Ces orientations résultent au contraire d’un

travail de mise en récit de la part d’acteurs programmatiques disposant, à différents égards, de

titres à parler spécifiques. Ces titres à parler plongent leurs racines dans des expériences

socialement éloignées les unes des autres (police, travail social, professions de la santé,

parentalité), contribuant à brouiller les termes du débat. Dans le cas présent s’ensuit une

confusion argumentative entre la lutte contre la drogue et la lutte contre le sida, qui imprégnera

durablement le débat local. L’immixtion d’un niveau supplémentaire, le niveau communal,

viendra encore ajouter aux concurrences entre acteurs locaux.

Quand la ville s’en mêle : complexification et fragmentation de la configuration décisionnelle

L’échec de la motion parlementaire cantonale marque l’entrée en jeu d’un nouvel acteur sur le

dossier de la réduction des risques, ses partisans décidant de porter la question devant les

autorités de la Ville de Lausanne. L’ouverture du jeu politique qu’induit ce changement

d’échelle est alors conséquente, puisque le niveau de gouvernement urbain comporte des

autorités exécutives et législatives propres, un appareil administratif à part entière, ainsi qu’un

dispositif d’intervention sociale au niveau local. Qui plus est, les majorités politiques – de

gauche – du gouvernement et du Parlement communal sont inversées avec celles des autorités

cantonales. Une forme de concurrence politique directement partisane s’ajoute donc à la

superposition des niveaux de gouvernance territoriale, venant complexifier les enjeux du débat.

Ainsi, la coloration partisane dont l’objet s’était déjà paré lors des débats cantonaux de 1990 et

1991 se voit renforcée.

En outre, un important glissement sémantique et institutionnel intervient au cours du traitement

de cet objet au niveau communal, qui contribuera fortement à le transfigurer (Collovald et Gaïti,

1990 ; Gaxie et Lehingue, 1984). Pour pouvoir intervenir sur cette question, la ville doit cadrer

la réduction des risques en termes de politiques sociales. Ce faisant, elle est en mesure d’intégrer

la distribution de seringues dans sa palette d’action sociale. L’incorporation institutionnelle des

mesures de réduction des risques au sein du « dispositif marginalité » de la ville n’ira toutefois

pas sans un certain recadrage de la question. La remise de seringues y côtoiera d’autres types

de prestations sociales telles que l’accueil d’urgence ou la distribution de repas. Le droit à la

santé initialement prôné par les militants qui avaient porté la question se mue en service social

au bénéfice de certaines catégories d’usagers précarisés, tels que les consommateurs de drogues.

La réduction des risques passe ainsi d’une question de santé à une prestation sociale.

Prenant acte des blocages rencontrés au niveau cantonal, le GTDV décide donc de porter la

question dans les arènes politiques communales. Signe de l’émulation autour de cette

thématique, deux motions sont déposées le même jour par des élues socialistes au Parlement

21 Ainsi que le montre l’ouverture de l’espace de consommation de Genève, accepté à la quasi-unanimité

des partis politiques au Parlement cantonal en 2001, dans une configuration décisionnelle très différente.

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lausannois en mai 1994. Ces motions demandent aux autorités exécutives de la ville (la

Municipalité) de mettre en place une distribution de seringues stériles sur le territoire

communal, d’ouvrir un poste de médecine de rue auprès des populations marginalisées, et de

créer des unités d’accueil pour personnes toxicodépendantes22. Ces propositions reprennent

terme à terme les revendications du groupe de militants. Peu avant, une élue communale de

droite (Parti libéral) avait également déposé une interpellation parlementaire enjoignant la

Municipalité de prendre position sur sa future politique en matière de toxicodépendance, de

crainte que cette dernière ne se place en porte-à-faux avec la politique cantonale23.

Cette retraduction de l’enjeu au sein des arènes communales renforce à nouveau la

diversification de son appropriation, ainsi que la fragmentation de l’action publique locale. Des

dynamiques similaires à celles ayant marqué le débat au Parlement cantonal sont observables :

le caractère sériel du traitement politique donne lieu à des investissements individuels de la

question par des acteurs programmatiques au sein des partis. La question est en effet traitée en

trois débats, séquencés entre les années 1994 et 1996. Les intervalles entre les débats favorisent

leur structuration autour d’enjeux propres au champ politique (politics). La politisation amorcée

au niveau cantonal se répercute sur les débats communaux, renforçant le clivage partisan sur

cette question. L’élue libérale à l’origine de l’interpellation parlementaire, fortement opposée

aux politiques de réduction des risques, le formule explicitement. Elle accuse l’auteure de l’une

des deux motions socialistes de collusion d’intérêt avec des professionnels (les militants de la

réduction des risques) « de même bord politique » qu’elle24. Une autre opposante du Parti

libéral accuse la Municipalité de Lausanne de faire le jeu des politiques « de gauche » menées

au niveau national ainsi que dans d’autres cantons suisses, et parle à ce propos de « politique

laxiste menée dans les villes socialisantes alémaniques »25.

L’assimilation de la réduction des risques à une politique de gauche sert ainsi pour ses

opposantes une stratégie de disqualification par la politisation, et par alignement de l’enjeu sur

le clivage partisan. Dès les premiers débats au Parlement communal, les élus de gauche se

rallient en bloc en faveur de la réduction des risques. L’homogénéisation de la position de ces

élus se joue autour de l’invocation d’un principe de solidarité avec les plus précarisés. De fait,

les affinités électives entre les élus communaux et les militants professionnels de la réduction

des risques sont nombreuses. À titre d’exemple, la future adjointe à la ville pour les questions

de toxicomanie, qui étoffera activement le dispositif à bas seuil lausannois26, est une

parlementaire communale socialiste au moment des premiers débats sur la réduction des risques

et connaît personnellement certains membres du GTDV. La Municipalité lausannoise de gauche

22 Motion Silvia Zamora, « Mesures de santé publique en faveur des toxicomanes, notamment par la

mise à disposition de seringues propres », BCC, 24 mai 1994, p. 1'022. Motion Madeleine Schilt-

Thonney, « Création d’un poste de médecine de rue, mise en place d’unités d’accueil pour

toxicomanes », BCC, 24 mai 1994, p. 984. 23 Interpellation Françoise Longchamp, « Politique d’avenir de la Municipalité en matière de lutte contre

la toxicomanie », BCC, 19 avril 1994, p. 850. 24 BCC, 20 septembre 1994, p. 556. 25 BCC, 30 janvier 1996, p. 178. 26 Le bas seuil désigne les prestations dont l’accès n’est pas conditionné à l’abstinence, visant par là une

meilleure accessibilité du réseau socio-sanitaire.

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était également déjà en contact avec le GTDV pour résoudre certains conflits urbains liés au

rejet de la présence des consommateurs au centre-ville. Ces élus reprennent à leur compte la

définition de la question en termes de lutte contre le sida. Une certaine circularité dans le

cadrage de la question s’opère ainsi entre les deux chambres législatives, et entre le GTDV et

les élus communaux.

La réduction des risques rencontre une opposition virulente de la part des élus du Parti libéral,

qui s’opposent à l’idée de prestation inconditionnelle dégagée de contrepartie (remise de

seringues, accès à des structures sans prérequis d’abstinence)27. Toutefois, la majorité politique

de gauche, également soutenue par certains élus de droite, permettra à la Municipalité de

Lausanne d’introduire la réduction des risques. En 1996, le Parlement communal vote en faveur

du premier programme local de remise de matériel d’injection stérile. La ville s’affirme ainsi

dans son rôle de précurseur palliant les carences cantonales en la matière. Les extraits suivants

témoignent du glissement opéré par la ville à mesure de son appropriation de l’objet. Alors que

la Municipalité affirmait en 1996, lors des premiers débats sur les seringues, que « sa

participation pourrait être envisagée dans la mesure où les démarches de nature sanitaire doivent

s’accompagner d’interventions sociales »28, sa position ne tarde pas à évoluer. Elle prend alors

ses distances avec le partage historiquement hérité des tâches entre canton et communes, pour

affirmer en 2002 que : « Bien que la Municipalité cherche à s’en tenir au principe "le sanitaire

au Canton et le social à la Commune", elle constate que cet énoncé est trop schématique pour

être appliqué à toutes les situations »29. Ce faisant, elle se ménage la marge d’action nécessaire

pour mettre en place une politique locale de réduction des risques, malgré l’opinion divergente

du niveau gouvernemental supérieur30.

Au final, l’entrée en force du niveau municipal sur ce dossier aura contribué à bouleverser le

gouvernement des corps au niveau cantonal, en pleine épidémie du sida. Malgré son refus

initial, le canton finira par reprendre à son compte la distribution des seringues. À partir de

l’année 2000, la remise se fera à l’échelle du canton, sur le budget sanitaire de ce dernier. Ce

changement de position s’explique par les avancées connues en parallèle par le

dossier « méthadone » dans le canton. Entre 1996 et 1998, quatre centres de traitement à la

méthadone ouvrent en effet leurs portes dans différentes villes du canton. La mise en place de

ces centres au sein d’un canton historiquement opposé à la réduction des risques s’est opérée à

l’abri du politics, via un processus d’autonomisation administrative. Au début des années

quatre-vingt-dix, le chef du DISP mandate un fonctionnaire de son département, le directeur

des hospices cantonaux, pour créer un groupe de travail chargé de préparer l’ouverture d’une

unité de sevrage hospitalière. Or au cours de ses travaux, ce fonctionnaire rencontre les

27 Comme l’a démontré Milena Jakšić (2013 : 212-213), il existe sur ce type de questions un continuum

allant des entrepreneurs de morale aux défenseurs de certains droits fondamentaux. Ces idéaux-types

comprennent l’accès aux prestations en termes de « mérite » pour les uns, et de « besoin » pour les

autres. 28 BCC, 30 janvier 1996, p. 123. 29 Préavis n°241, « Politique communale dans le domaine de la toxicomanie et la marginalité (III). Etat

de la situation et renforcement du dispositif de prise en charge », BCC, 28 mai 2002, p. 652. 30 Débloquant plus de deux millions de crédit entre 1996 et 2002, la ville met en place en l’espace de

quelques années tout un réseau de structures à bas seuil sur le territoire communal.

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médecins spécialisés en toxicomanie du GTDV, et fini par élargir son mandat et recommander

au canton le renforcement du secteur du moyen seuil (méthadone) en plus de l’ouverture de

l’unité de sevrage (haut seuil).

En 1994, le chef du DISP n’est pas réélu, et les recommandations du groupe de travail seront

finalement suivies avec l’ouverture des quatre centres sous le mandat de son successeur. Ainsi,

les centres de méthadone, impulsés par une alliance entre une partie de l’administration et les

médecins spécialisés, ont contribué à normaliser l’idée de créer des alternatives à la seule

politique de l’abstinence dans le canton. La reprise par le canton de la distribution de seringues

s’inscrit alors dans la ligne de l’action entreprise en matière de méthadone. Pour des raisons de

cohérence thérapeutique, certains de ces quatre centres cantonaux remettent en effet eux-mêmes

des seringues stériles dans le cadre de leur mission. Il faut ajouter à cela le fait que la pression

exercée par la ville sur le canton s’est encore renforcée avec la création en 1995 – grâce à des

subventions de démarrage octroyées par la Confédération – d’un poste de médecine de rue

destiné à soigner les toxicodépendants, ainsi que le dépôt de plusieurs objets parlementaires

communaux demandant la création d’un véritable dispositif local à bas seuil31.

Conclusion

Comme le relève Gilles Pinson (2006), les phénomènes de pluralisation dans la gouvernance

des villes peuvent engendrer des innovations conséquentes dans l’action publique locale. Cela

a été le cas de la lutte entre la ville et le canton étudiée ici. La diversité des élus habilités à se

prononcer sur la question a alimenté la dynamique de la controverse, dans un processus de

fragmentation du débat, puis de l’action publique locale en la matière. À mesure de son

traitement au sein de diverses arènes politique, la substance de la réduction des risques s’est

vue altérée en regard des visées initiales de ses promoteurs : de revendication de santé publique,

elle est devenue un objet de politique sociale, octroyée à des usagers dans le besoin. Ainsi, en

matière de « gouvernement des corps » (Fassin et Memmi, 2004), cet exemple vient rappeler

que la saisie d’une problématique par les pouvoirs publics est loin de se jouer dans une

symbolique neutre. Dans le cas présent, si la mise en place de la réduction des risques a permis

aux usagers de bénéficier de la remise de seringues stériles, cela les a également assignés à une

identité de marginaux au bénéfice d’une mesure sociale d’urgence, et non pas d’un droit à la

santé.

Dans une approche attentive au caractère relationnel et processuel de la formation des opinions

sur un dossier politique, nous avons également vu que les « idées » ne sont pas à considérer

comme des entités préexistantes au débat et comme des facteurs univoques permettant

d’expliquer son déroulement. Au contraire, les dynamiques spécifiques de la controverse

publique au sein de différentes arènes locales contribuent à façonner les opinions des élus

(Mavrot, 2012). Le changement est alors considéré dans ses dynamiques endogènes, faites des

interactions entre les acteurs, en particulier les « acteurs programmatiques » (Genieys et

Hassenteufel, 2012 : 106-107). Dans le cas analysé ici, les militants du GTDV ont porté la

31 Motion Schilt-Thonney, op. cit. ; Motion Zamora, op. cit. ; Rapport-préavis n°119, « Eléments d’une

politique communale dans le domaine de la toxicomanie. Réponse aux motions Schilt-Thonney, Zamora

et Longchamp », BCC, 30 janvier 1996, pp. 113-214.

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réduction des risques au sein des arènes politiques, notamment grâce à leur multi-positionnalité.

Ils ont été des acteurs clés dans l’émergence ultérieure de plus larges coalitions advocatives,

caractérisées par l’alignement des croyances d’une large palette de professionnels, de

politiciens et de fonctionnaires autour d’un ensemble de présupposés communs sur la

toxicodépendance. Ces coalitions se sont alors affrontées à la faveur des controverses

parlementaires et médiatiques qui ont rythmé les réorientations de cette politique. En remontant

ainsi à l’origine du processus, le concept d’acteur programmatique permet de retracer au plus

près la généalogie des coalitions advocatives, alors que l’historique de ces coalitions sur le

temps long est trop souvent négligé dans l’analyse (Kübler, 2001).

Nous avons également vu qu’avec l’entrée en jeu d’une nouvelle gamme d’acteurs locaux, la

santé publique devient autant un enjeu de policy (définition d’une politique locale) que de

politics (intégration des politiques de santé dans le jeu politique local) (Clavier, 2009). Cette

« territorialisation des intérêts » tend à fabriquer de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants

à travers les inflexions subies par ces politiques (Honta et Basson, 2017 : 63-64, 79). Les jeux

autour de l’action publique locale de santé gagnent à être pris en compte dans l’analyse, en ce

qu’ils produisent des effets réels sur le gouvernement des corps, tout en complexifiant la

constellation des rapports de pouvoirs qui entrent en ligne de compte. En ce sens, la réflexion

sur la territorialisation de la santé peut bénéficier d’un détour par les pays fédéralistes, au sein

desquels l’articulation entre les niveaux d’action locaux est d’autant plus visible que ceux-ci

jouissent de prérogatives substantielles. Si le façonnage des politiques publiques est toujours

une affaire d’interactions entre policy et politics – les élus structurant autant les politiques que

celles-ci ne constituent pour eux un champ de monstration du pouvoir (Clavier, 2009 ; Genieys

et Hassenteufel, 2012) – l’adjonction de différents niveaux territoriaux vient complexifier

l’équation. Il convient alors de nuancer l’éventail du « local » (Le Galès, 2006 ; Pinson, 2010)

en étudiant l’enchevêtrement des actions entre les niveaux (communal, cantonal, départemental,

régional). Des phénomènes de concurrence/coopération entre les entités territoriales peuvent

ainsi rendre compte des dynamiques du débat local, dans une logique complexifiée en regard

du schéma centre-périphérie. Différents enjeux sont alors susceptibles d’intervenir pour les

acteurs participant à la fabrique des politiques locales, de l’affirmation de leurs capacités

d’action (Clavier, 2009) à la compétition électorale, en passant par l’entretien d’alliances

politico-corporatistes entre élus et professionnels.

L’un des apports de la littérature sur le fédéralisme – que l’exemple des politiques de réduction

des risques donne à voir – est le phénomène de « deuxième chance » qui peut être associé au

cheminement d’objets politiques controversés à travers différents niveaux de gouvernement.

En ce sens, le fédéralisme mais également tout système politique multi-niveau, permettent de

remettre à l’agenda un objet refusé en le portant vers un autre niveau gouvernemental. La

diversité des canaux d’action qui s’offrent ainsi permet de varier les possibilités de faire aboutir

un dossier (Studlar, 2009). Naturellement, ce phénomène peut se jouer sur des dossiers qui

relèvent de plusieurs niveaux de gouvernement conjoints. Notre étude de cas permet en

revanche de souligner qu’un tel mécanisme peut également se produire sur des thématiques

suffisamment plastiques pour être revendiquées par différents niveaux de gouvernement. Elle

montre également que si le fédéralisme permet de relancer des dossiers bloqués à certains

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niveaux, ce procédé encourt les risques de la politisation qui sont associés aux enjeux de

concurrence entre entités territoriales. Dans notre cas, la remise de seringues a été saisie par

une ville comme une mesure sociale (compétence communale), alors que le canton l’entendait

comme une mesure sanitaire (compétence cantonale). D’un point de vue méthodologique, la

nécessité de ne pas clôturer a priori ce qui relèverait d’un objet « de santé » apparaît donc

clairement. En reprenant trop rapidement à son compte les nomenclatures officielles, l’analyse

s’expose en effet au risque de manquer les dynamiques qui façonnent la santé aux marges de

son acception la plus classique. Ainsi, la santé peut se jouer sous des labels divers, a fortiori

lorsque plusieurs niveaux de gouvernement sont en lutte pour sa définition.

Dès lors que l’on s’interroge sur ce que le gouvernement local est susceptible de faire aux

politiques de santé, la capacité des villes à subvertir les frontières de l’action publique

historiquement héritées pour se saisir de nouveaux dossiers doit être prise en considération. En

agissant sur la délimitation des compétences, le gouvernement urbain montre son aptitude à

impulser de plus vastes changements de paradigme de politique publique. Par ce jeu sur les

échelles et la réassignation de politiques sectorielles, la ville se profile en moteur du

changement, au-delà de son périmètre de gouvernance traditionnel. L’entrée en jeu de ce niveau

d’action est rendue possible par la plasticité des contours de certaines catégories d’action

publique, au premier rang desquelles celle de « politique de santé ».

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