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Le chant des signes Dès la fin des Han, l’écriture chinoise a suscité de la part des lettrés une démarche esthétique originale en raison de la valeur accordée au signe et de la capacité qu’on lui reconnaît de figurer l’ordre caché des choses. La tradition la fait naître avec Zhang Zhi (vers 150) qui, transgressant les règles du simple bien écrire et s’affranchissant du souci de lisibilité, invente la cursive. La calligraphie s’érige alors peu à peu en art, détournant l’écriture de sa fonction première pour privilégier une subtile recherche plastique. Sous la dynastie des Tang (618-907) s’établit un lien entre l’art calligraphique et la peinture et quelques siècles plus tard, sous les Yuan (1279-1368), avec la poésie. Toute écriture quel que soit son style relève de la calligraphie. L’art des maîtres calligraphes des époques anciennes ne nous est connu que par des copies réalisées au pinceau ou des estampages montés en albums utilisés comme modèles. Avec l’extension de l’usage du stylo, au xx e siècle, les rapports étroits qui existaient entre la pratique de l’écriture et celle de la calligraphie se sont rompus. Désormais, écriture courante et écriture artistique au pinceau constituent deux domaines distincts. Objet d’un long et difficile apprentissage, l’art calligraphique est aussi tenu dans la tradition chinoise comme un art spirituel, une méthode de perfectionnement de soi. Au-delà du geste, le mouvement du calligraphe tout entier tend vers l’équilibre de l’esprit, la justesse du tracé devient harmonie avec l’univers. Miaofa lianhuajing Sûtra du Lotus, juan 1, pin 1 T 262, vol. 8, milieu du viii e siècle BNF, Manuscrits orientaux, Pelliot chinois 4512 Ce fragment du premier chapitre du Sûtra du Lotus appartient à la catégorie des offrandes votives de luxe, il est calligraphié avec élégance en style régulier. Aux sources de la calligraphie La bonne calligraphie ressemble à une volée d’oiseaux sortant des arbres ou à des serpents effrayés se faufilant dans l’herbe ou à des crevasses qui éclatent dans un mur fissuré. Huai Su

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Le chant des signes

Dès la fin des Han, l’écriture chinoise a suscité de la part des lettrés une démarcheesthétique originale en raison de la valeur accordée au signe et de la capacité qu’on luireconnaît de figurer l’ordre caché des choses. La tradition la fait naître avec Zhang Zhi(vers 150) qui, transgressant les règles du simple bien écrire et s’affranchissant du soucide lisibilité, invente la cursive. La calligraphie s’érige alors peu à peu en art, détournantl’écriture de sa fonction première pour privilégier une subtile recherche plastique.Sous la dynastie des Tang (618-907) s’établit un lien entre l’art calligraphique et la peintureet quelques siècles plus tard, sous les Yuan (1279-1368), avec la poésie.Toute écriture quel que soit son style relève de la calligraphie.L’art des maîtres calligraphes des époques anciennes ne nous est connu que par des copiesréalisées au pinceau ou des estampages montés en albums utilisés comme modèles.Avec l’extension de l’usage du stylo, au xxe siècle, les rapports étroits qui existaient entrela pratique de l’écriture et celle de la calligraphie se sont rompus. Désormais, écriturecourante et écriture artistique au pinceau constituent deux domaines distincts.Objet d’un long et difficile apprentissage, l’art calligraphique est aussi tenu dans la traditionchinoise comme un art spirituel, une méthode de perfectionnement de soi. Au-delà du geste,le mouvement du calligraphe tout entier tend vers l’équilibre de l’esprit, la justesse du tracédevient harmonie avec l’univers.

Miaofa lianhuajingSûtra du Lotus, juan 1, pin 1T 262, vol. 8, milieu duviiie siècleBNF, Manuscrits orientaux,Pelliot chinois 4512Ce fragment du premierchapitre du Sûtra du Lotusappartient à la catégoriedes offrandes votives de luxe,il est calligraphié avecélégance en style régulier.

Aux sources de la calligraphie

La bonne calligraphie ressemble à une volée d’oiseaux sortantdes arbres ou à des serpents effrayés se faufilant dans l’herbeou à des crevasses qui éclatent dans un mur fissuré.

Huai Su

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Wang Xizhi, prince des calligraphes (303-361)

Surnommé le « prince des calligraphes »,Wang Xizhi fait figure de père fondateurde la calligraphie chinoise, comme art del’expression personnelle. Bien qu’aucunede ses œuvres ne nous soit parvenue,il fut (et continue d’être) l’objet d’uneferveur calligraphique sans équivalent,jusqu’à devenir l’image idéale du lettrécalligraphe dont le style s’imposa commeun standard à partir de la fin du vie siècle.Ses compositions furent inépuisablementcopiées et imitées, et sa légende attestede l’importance d’une tradition detransmission ininterrompue. De sonvivant déjà, il connut la célébrité et l’onraconte qu’il était si fidèlement copiéqu’il faillit un jour être trompé lui-même.Il excella dans le style courant (xingshu)et dans le style cursif (caoshu).Bien qu’ayant fait carrière à la courdes Jin, et obtenu le grade de « généralde l’armée de droite », il conserva toutesa vie la liberté de ne jamaiss’abandonner qu’à son inclination etde marier harmonieusement son amourpour la nature, la poésie, la musiqueet la calligraphie.Un peu moins de deux siècles après samort, l’empereur Tang Taizong (qui régnade 627 à 649) imposa la calligraphie deWang Xizhi comme standard esthétiqueet instaura une sorte de monopole d’Étatsur ses œuvres. Une légende racontecomment l’empereur Tang Taizongs’arrangea pour récupérer par ruse sonécrit le plus célèbre, L’Introduction auPavillon des orchidées : le texte était enpossession d’un descendant à la 7e

génération de Wang Xizhi, qui le légua àson disciple, qui le dissimula derrière unepoutre. L’empereur envoya un émissaire,qui parvint à gagner sa confiance etréussit ainsi à le lui subtiliser. La légenderaconte aussi que le vieux moine abuséen mourut…Le succès que rencontra Wang Xizhilongtemps après sa mort n’est pas dénuéd’ambiguïté : la gloire fit du lettré raffinéexprimant librement ses sentimentspersonnels qu’il avait été, un modèle figé,étatisé, canonisé, de l’écriture. Alors queWang Xizhi revendiquait une obédiencetaoïste, il devint un exemple pour lesfonctionnaires d’État, et à ce titre futvénéré et imité des lettrés confucéens.Son prestige de plus fut largemententretenu par des descendants parmilesquels figurent des moinesbouddhistes. Enfin, ultime paradoxed’une œuvre aussi admirée, il ne restede ses écrits que des copies plusou moins inspirées, voire des copiesde copies ou des montages d’œuvresqu’il ne composa jamais.

La copie laborieuse d’un original inspiréL’Introduction au Pavillon des orchidées estla pièce la plus célèbre de Wang Xizhi. Écriteen 353, elle raconte une journée idyllique à lacampagne réunissant au début du printemps,le 22 avril 353 très exactement, le prince descalligraphes et quarante et un de ses amispoètes et lettrés, en l’honneur de la fêtede la purification. Dans le décor enchanteurd’un jardin chinois, les amis s’installent aubord de la rivière et mettent à flotter, sur desfeuilles de lotus, de petites coupes de vin.Lorsque l’une d’elles s’arrêtait en face del’un d’entre eux, il était tenu de composerun poème. Tous n’y réussirent pas, mais tousburent trois coupes d’alcool, est-il écrit audébut du rouleau. À l’issue de cette joutepoétique, Wang voulut immortaliser le souvenirde cette journée mémorable en réunissantles différents poèmes. Sous l’effet d’uneinspiration particulière, il composa d’un seuljet la préface à l’anthologie des trente-septpoèmes (presque tous aujourd’hui tombésdans l’oubli). On raconte qu’il essaya à plusde cent reprises, quelques jours plus tard, dereproduire sa propre calligraphie mais qu’il neparvint jamais à retrouver l’élan inspiré de cemoment d’ivresse.

Le texte se divise en deux parties : la premièreévoque la beauté radieuse d’une journée entreamis :

« Ce jour-là, le ciel était clair et l’air pur, un ventdoux soufflait paisiblement. Levant la tête,on contemplait l’immensité de l’univers, sebaissant, on examinait l’abondance des variétéset des espèces et ce qui faisait courir les yeuxet errer les sens suffisait pour porterà l’extrême la joie de voir et d’entendre.Vraiment on pouvait y prendre du plaisir. »La deuxième partie suggère avec mélancoliele caractère éphémère de l’existence :« Mais lorsque ce vers quoi les hommestendaient les fatigue déjà, le sentiment, suivantles événements, change et la déception le suit.Ce qui nous plaisait auparavant en un clin d’œiln’est plus qu’un vestige, qu’une trace […]Comment ne serait-ce pas douloureux ! »

Ce texte exerça une véritable fascination surdes générations successives de calligraphes,et l’empereur Tang Taizong, lui-même adonnéà l’art calligraphique, aurait, dit-on, demandéà être enterré avec cette œuvre – légende ouréalité on ne sait –, mais la préface originelleunanimement louée pour la liberté inspiréede son écriture courante (xingshu) est perduedepuis longtemps. La copie anonyme qui estici présentée n’en restitue pas l’élan. Elle esten revanche représentative d’une pratiqueéducative largement répandue s’appuyantsur le contenu du texte appris par cœurcomme une poésie.

Wang Xizhi, Lantingxu, Introduction au Pavillon des orchidéesCopiste anonyme fin viiie siècle ?BNF, Manuscrits orientaux, Pelliot chinois 2544

Le calligraphe…

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Une mémorable réunion de lettrésL’endroit où s’était déroulée la mémorableréunion de lettrés le 22 avril 353 a été identifié(près de la ville de Shaoxing, dans la provincedu Zhejiang), un temple y a été érigé ainsiqu’une stèle impériale. Et le site a fait l’objetau cours des siècles d’innombrables répliques.

Lanting xiuxi shijing shike taben,estampage d’une gravure surpierre représentant la réunionlors de la fête de la purificationau Pavillon des orchidées,non daté (xviiie siècle ?)BNF, département des Estampes,Oe 273 f. réserve

Le courant de la rivière permetde faire dériver les coupesd’alcool destinées aux invités.

Chaque lettré assis sur unenatte dispose d’encriers etde pinceaux lui permettantde composer. Entre eux,un groupe de domestiquess’affairent à déposer les coupeset à les récupérer.

La scène qui ouvre le rouleaureprésente Wang Xizhi aumoment où il confie à sonpinceau le soin d’immortaliserles émotions de cetteextraordinaire journée.

L’ensemble du rouleau révèlequarante-deux personnagesdisséminés sur les deux rivesau milieu des bambous.

Devant lui nagent des oiesblanches (à moins que ce nesoient des cygnes…). Wang Xizhien effet aimait, dit-on, les oies,il admirait la souplesse de leurcou et y cherchait le secretde l’expression calligraphique :« Si Wang Xizhi aimait les oies,c’est qu’il s’inspirait, pour formerles caractères, de laressemblance entre lesondoiements de leur cou et ceuxdu poignet qui fait tournoyer lepinceau » (Guo Xi, c. 1020-1090,Linquan gaozhi, Traité de peinture).

Poésie et calligraphieparticipent d’un même éland’union à la Nature.

L’eau est un élément central dansla composition : le pavillon sur pilotisde Wang Xizhi est situé sur une pièced’eau qu’alimente une cascade.

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Le bambou, emblème du parfait lettréLe bambou aux yeux des Chinois incarnele parfait équilibre des contraires : fragilitéet robustesse, rupture et continuité,vide et plein, souplesse et rectitude.

François Cheng, Shitao, la saveur du monde

Ancien support d’écriture, le bambou représentepour le lettré chinois une image de perfectionvivante : dans le jaillissement de ses branches,dans la vivacité de ses feuilles livrées à la brise,il reste souple et flexible sous les assautsdu vent, obstiné et constant ; élégant dansla simplicité sans apprêt de sa mise, il se ritdes saisons car sa tige reste verte tout au longde l’année. Il semble là pour nousrappeler que la vraie vie ne meurt jamais.« Se souvenir que la canne de bambouest vide : vertu d’absence qui contienttout. En chinois, “creux du cœur” signifie“humble” » (Ibid.).L’idéogramme chinois figurant le bambouressemble à celui du rire, car pour lesChinois le bambou se plie de rire. Il estsouvent couplé dans la traditioniconographique à l’orchidée, la fleursymbolisant le principe féminin (yin)et le bambou le principe masculin (yang).

Les folles libertés du pinceauLe genre épistolaire devint au cours de ladynastie des Jin un genre à la mode dans lescercles littéraires. Dans le même temps, lacalligraphie s’imposait comme un art. Les lettresécrites par Wang Xizhi devinrent ainsi devéritables modèles : car même si le contenuen est totalement prosaïque (l’auteur y parlede sa santé et des médicaments qu’il vient derecevoir), la liberté d’exécution de leur écriturecursive relève de l’exploit calligraphique ettranscende avec force l’absolue banalité dutexte.Sans être de la main de Wang Xizhi lui-même,cette copie inspirée restitue magnifiquement lasouveraine liberté qui présida à son exécution.

Wang Xizhi a écrit des caractères dont lamanière est aussi vivace que des dragonsfougueux qui bondissent vers le ciel oudes tigres qui parcourent les montagnes.

Gu jin shu ren you lüe ping, Critique des calligraphesanciens et modernes, cité par Viviane Alleton,L’Écriture chinoise

Wang Xizhi, « Zhan ji tie », Extrait du Shiqitie, Le Dix-Septième[Album de lettres de Wang Xizhi intitulé Le Dix-Septième]Copie anonyme d’après une calligraphie de Wang Xizhi,milieu du viie siècle ?BNF, Manuscrits orientaux, Pelliot chinois 4642 rés.

L’empereur Tang Taizong (599-649)L’empereur Tang Taizong, lui-même calligrapheplein de talent, fut un fervent admirateur deWang Xizhi. Il l’imposa comme critère absolude l’esthétique calligraphique et contribualargement à la diffusion de recueils demodèles. Sans doute la calligraphiereprésentait-elle pour l’empereur un moyensymbolique d’unification nationale (Wang Xizhi,en effet, incarnait la tradition culturellearistocratique du Sud et Taizong étaitempereur du nord de la Chine). En 628, il créaune école de calligraphie placée sous ladirection de l’Université impériale du Guozijian,et c’est à partir de son règne que furentétablies les fonctions de calligraphe et dedocteur en calligraphie. Dès lors, lacalligraphie constitua l’une des catégories desconcours de recrutement aux postes defonctionnaire, et la maîtrise calligraphiquedevint un moyen de faire carrière.

Trahisons de la gloire ?L’empereur Tang Taizong manifesta un vifintérêt pour le moine Xuanzang, un pèlerinqui revint d’Inde en 645 chargé de sûtrasbouddhiques qu’il entreprit de traduire à sonretour. En 648, l’empereur Taizong écrivit unepréface aux Saints Enseignements danslaquelle il faisait l’éloge de cette traduction, et,la même année, le futur empereur Gaozongdemanda à un calligraphe renommé, ChuSuilang, d’en préparer une calligraphiedestinée à la gravure sur stèle. Parvenu autrône, il en fit réaliser une deuxième copie etpour ce faire ordonna à un descendant deWang Xizhi, un moine calligraphe du nom deHuai Ren, de retrouver chacun des caractèrescomposant le texte de la préface dans lesœuvres conservées de son illustre aïeul. Cetterecherche lui valut vingt ans d’efforts jusqu’àce qu’il parvienne à retranscrire le texteimpérial dans les graphies mêmes de WangXizhi. Sa copie, loin d’être regardée commeune atteinte à l’intégrité d’un modèle vénéréni même comme une forme de trahison desconvictions taoïstes avérées du maître, servitde référence auprès de tous les calligrapheset fut considérée comme la plus longuedes pièces autographes de Wang Xizhi.

Tang Taizong (ayant régné de 627 à 649)Da Tang Sanzang Shengjiao xu, Préface des Saints Enseignementscompilée avec les caractères de Wang Xizhi. Copie par Huai Ren (viie siècle) à partir de la calligraphie de Wang Xizhi.Estampage début xxe siècle ?BNF, Manuscrits orientaux., Pelliot B 1604

… l’empereur… … et la postérité

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Peinture de paysage, Cheng Zhidao, xviiie siècle, BNF,Manuscrits orientaux, Smith-Lesouëf chinois 51(1)

Les quatre trésors du lettré

La peinture de paysage est un des thèmesiconographiques privilégiés par lespeintres chinois. Dans l’image ci-dessusle peintre représente un paysage d’hiversous la neige. Le paysage est conçucomme une représentation des forcesdu cosmos, les montagnes deviennent desêtres vivants, animés d’esprit, où circuleun souffle : les rochers sont les os, l’eau lesang, les arbres et les herbes des cheveux,les nuages et brumes la vapeur et lesouffle. La tâche du peintre est derestituer le souffle vital de ce corps.La montagne devient le réceptacle ducorps humain et l’absence d’horizonpermet au spectateur de s’intégrer à lareprésentation et de revivre l’expérienced’oubli de soi de l’artiste, l’homme étantle point de jonction du ciel et de la terre. On y voit la signature de l’artiste suiviede ses sceaux. Le thème de la neigeest exploité dans la peinture depuisle viiie siècle. Un épais manteau neigeux arecouvert tout le paysage mais en dépit dela saison il subsiste un peu de végétation :quelques fleurs ont éclos sur l’arbrecentral. Le tableau est animé par septpersonnages, six d’entre eux semblentse diriger vers une demeure dont la porteest ouverte et donne accès à tout unensemble de pavillons meublés de tableset de tabourets, ainsi que d’un vase quipourrait être un porte pinceau. Pourréaliser son tableau le peintre a eu recoursaux « quatre trésors du lettré » que sontl’encre, le pinceau, la pierre à encre etle papier qui ne peuvent être distinguésdu tracé, car ils constituent un toutcosmologique.

L’encre de Chine, la matière première du traitQuant à l’encre, elle doit être composéeà partir de cendres de bois de pin du mont Lu(montagne du Jiangxi), de colle de cornes decerfs de la préfecture de Dai (Shanxi), avoirplus de dix ans et être dure comme la pierre

Dame Wei (272-349) Maîtresse en calligraphiede Wang Xizhi, Plan de bataille du pinceau

Matériau de première nécessité, tant pour lecalligraphe que pour le peintre ou l’estampeur,l’encre occupe une place d’honneur parmi lesquatre trésors du lettré. Le noir de fumée étaitobtenu le plus souvent par la combustion dubois de pin. On mélangeait ensuite la suie avecun liant, une colle préparée avec de la corne decerf ou de daim ou encore avec des peaux debœuf, d’âne ou de poisson. On y ajoutait ensuitedes additifs qui allaient du blanc d’œuf aucinabre, à l’infusion d’écorce ou au musc. Aprèsavoir été pétrie, la pâte était placée dans desmoules et mise à sécher lentement. Ensuite lespains étaient brossés et polis. Pour la liquéfieron versait ensuite quelques gouttes d’eau surune pierre lisse.

La pierre à encre, la pierre précieusede l’artiste

Pour la pierre à encre, il faut une pierreneuve, desséchée et chauffée, à la fois lisseet brillante

Dame Wei (272-349), Plan de bataille du pinceau

Autre objet fétiche du lettré, qui l’accompagnetoute sa vie, la pierre à encre doit permettre aubâton d’encre de se dissoudre le plus finementpossible et aux poils du pinceau de s’épanouirau contact de l’encre. Il ne s’agit pas d’unencrier mais plutôt d’une sorte de mortier quisert à broyer le bâton. Sa qualité pouvait donc

influer sur celle de l’encre puisque d’infimespoussières de la pierre pouvaient être mêléesau cours du lent broyage du bâton contresa surface très finement rugueuse. La pierreà encre est généralement composée de deuxparties : la partie supérieure avec une cavitéappelée le « puits d’or » et une partie inférieureavec un espace légèrement creux, la « mare »,où la poudre d’encre est délitée avec un peud’eau. L’encre qui peut se conserver des sièclessous sa forme solide n’est plus utilisable soussa forme liquide au delà de quelques heures.

Pierres à encre, gravure des Qing, BNF, Manuscritsorientaux, Estampages Pelliot 151.20 (1-6)

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Accorder le cœur et la main

Lorsque Yuke peignait un bambou, il voyaitle bambou et ne se voyait plus. C’est peu direqu’il ne se voyait plus.Comme possédé, il délaissait son proprecorps.Celui-ci se transformait, devenait bambou,Faisant jaillir sans fin de nouvelles fraîcheurs.

Su-Shi (1036-1101)

Accorder le regard au monde

Avant de peindre un bambou, que celui-cipousse déjà en votre for intérieur. C’est alorsque, le pinceau en main, le regard concentré,vous apercevez la vision entière et exactesurgir devant vous. Cette vision, saisissez-lasans tarder par les traits du pinceau, aussipromptement qu’un faucon chasseur qui fondsur un lièvre prêt à bondir ! […] Pour réussirun seul trait, que d’exercices exigés !

Su-Shi

Désir ardent d’atteindre l’île aux MuraillesPourpres. Oiseau géant comme j’épouseton vol fulgurant !

Qian Qi

On doit pousser son pinceau jusqu’au bout,d’une manière naturelle, comme le poissonqui nage à l’aise dans l’eau. On écrit ici avecdouceur, là avec force […], mais toujoursavec le naturel des nuages, épais ou légersqui gravissent la cime d’une montagne.

Meng Tian bijing

S’abandonner au souffle

La vraie règle n’a pas d’orient fixe ; les pointsse forment auprès du souffle !

Shitao (1642-1707), connu sous le nom de moineCitrouille-amère

Rejoindre « l’unique trait du pinceau »

Chaque trait que trace le pinceau n’est pasune simple ligne, mais déjà une manièrede dire. Le trait est à la fois Forme etMouvement, il est une transcription visuelledu souffle.

L’unique trait de pinceau est l’originede toutes choses, la racine de tousles phénomènes.

Shitao

Faire corps avec les lignes naturelles des choses

Le wen au sens de « modèle dynamique »est déjà dans la nature, il suffit de le suivreà la façon du couteau du sculpteur de jadeépousant les veines déjà inscrites dansla matière elle-même.

De façon générale, dans l’univers, toutphénomène, tout être doit faire l’objet d’unestimulation selon ses propres tendancesnaturelles jusqu’à la suppression desdésaccords pour qu’ensuite se réalise lapaix : c’est ce qui s’appelle la raison céleste.

Commentaire de Duan Yucai au Shuowen Jiezi,in Wangdao ou La Voie royale, vol. II,École française d’Extrême-Orient, 1980

C’est bien la même idée que traduitle peintre-calligraphe Shitaolorsqu’il écrit : « du moment quel’esprit s’en forme d’abord unevision claire, le pinceau ira jusqu’àla racine des choses ».

Lenteurs et fulgurances

Le geste lent produit la grâce, le geste rapideproduit la force. Il faut cependant posséderla rapidité pour maîtriser la lenteur.

Jang Kui

Vide et plein

C’est dans le vide que voguent les nuages etvolent les oiseaux ; c’est par le vide que leursmouvements se renouvellent sans cesse.

Wenshi Zhenjing

Le pinceau ou bi, l’instrument du tracéPour le pinceau, il faut aller chercher despoils de lapin au sommet des hautesmontagnes et les recueillir aux huitième etneuvième mois lunaires ; les poils du pinceaudoivent avoir un pouce de long, cinq poucespour le manche, la pointe doit être uniforme,le milieu ferme.

Dame Wei (272-349) Plan de bataille du pinceau

L’étymologie même du caractère archaïquedésignant le pinceau suggère visuellementl’instrument du peintre et du calligraphe :un manche de bambou prolongé d’une touffe depoils enserrés par des fils de soie. Les pinceauxsont le plus souvent en poils de martre pour lespoils durs ou de lapin et de chèvre pour les poilsmous. La touffe s’organise autour d’une pointecentrale, un faisceau de poils plus longséventuellement raidis et soudés entre eux parun léger encollage. La pointe est entourée parplusieurs manteaux successifs de poils pluscourts. A l’intérieur de la touffe entre le manteauet la pointe est aménagé un espace vide qui sertde réservoir à l’encre. Plongée dans l’encre,la touffe se gonfle, aspire et retient parcapillarité une charge d’encre assezconsidérable. L’encre est délivrée par la pointe,de façon ténue ou généreuse en fonction dela pression exercée par la pointe sur le papier. Le pinceau se tient verticalement, le corps entierparticipant à la réalisation des caractères,les poils du pinceau, souples et mous,transmettent sur le papier les moindresmouvements du corps. Les lettrés chinoisqui passaient leur vie un pinceau à la mainconcevaient une véritable vénération pourcet instrument : il leur arrivait même de creuserde petits cimetières avec stèles et épitaphespour leurs pinceaux usagés.

Le papier, une invention chinoiseLe papier est à rechercher en s’inspirant del’aspect des œufs de poisson du Donyang :souple, lisse et pur

Dame Wei (272-349), Plan de bataille du pinceau

Avant de servir de support à l’écriture, le papierétait utilisé comme matériau de protection.Moins onéreux que la soie, il a accéléré ladiffusion de l’écrit. Par les différents procédésd’imprimerie (xylographie et estampage) ilpermet en outre la diffusion en grand nombredes écrits et des images.Selon la légende, le papier aurait été inventépar un eunuque du palais impérial, Cai Lun, quiaurait le premier « eu l’idée d’utiliser de l’écorce,du chanvre, des chiffons et des filets de pêchepour fabriquer du papier ». Il aurait ainsi présentéson invention à la Cour en 105 de notre ère. Cependant des découvertes archéologiquesrécentes révèlent un usage du papier antérieurd’au moins deux siècles. Le plus souventplusieurs fibres différentes sont associées dansla pâte et diverses substances végétales ouanimales sont ajoutées pour donner au papierfinesse, résistance et lustre. Les textes citentpar exemple le rotin, l’hibiscus, ou le santal bleuqui confère au papier de Xuan ses qualités deblancheur et de finesse. De l’arsenic pouvaitêtre appliqué au papier pour le protéger contreles insectes, ce qui lui conférait parfois uneteinte particulière. Parfois, le papier étaitapprêté à la cire chaude.

« Avec le naturel des nuages » : les secrets de l’art du trait

Je n’eus pas de peine, à la vue du manuscrit, à y repéreraussitôt le diamant. Trois idéogrammes, détachés, forment uneentité parfaite, unis dans une rythmique presque autonome : lepremier, formé de deux coups de pinceau rapides, crée unespace dynamique avec, opérant entre eux, le souffle du videmédian ; le deuxième, concrétisation d’un ardent désir d’être,fait de contraste et de complémentarité entre les traits droitsincisifs et les courbes pleines d’une grâce charnelle ; puis ledernier caractère au tracé impeccable qui termine le tout. Cecaractère qui veut dire « un », signifiant l’unité originelle,constitue, justement, l’« Unique Trait de Pinceau », la basemême de tout l’art chinois.

Extrait du Dix-Septième (Pelliot chinois 4642 rés.)(François Cheng, Chine : l’empire du trait, éditions BNF, 2004, avant-propos).

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