aux frontières des systèmes

101
Institut provincial de formation sociale Post-graduat intervenant en thérapie familiale systémique Marc D’Hondt

Upload: mdh123

Post on 13-Jun-2015

213 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

De l'importance des térritoires dans l'intervention systémique

TRANSCRIPT

Page 1: Aux frontières des systèmes

Institut provincial de formation socialePost-graduat intervenant en thérapie familiale systémique

Marc D’Hondt

Page 2: Aux frontières des systèmes

« Nous avons regardé nos mains, nous nous sommes amusés à les bouger, nous avons cherché à agripper des objets ; nous avons constaté que ceux-ci étaient situés dans un espace dont il fallait nous accommoder ; la notion de distance s’est imposée à nous lorsque nous avons désiré toucher, saisir, provoquer un contact avec les choses. Nous ne savions pas encore compter jusqu’à trois que nous avions déjà un construit un modèle à trois dimensions de l’espace qui nous entourais. » (Albert Jacquard – Mon utopie)

Si le territoire désigne « un espace géographique donné et clairement délimité » dans sa définition première, il est aussi à comprendre comme un espace subjectif que les différents membres au sein du système élaborent en fonction de leur propre vécu psychologique, social et culturel.

Dès les premiers instants, l’intervenant systémique est amené à tenir compte de cette dimension pour se positionner et construire son affiliation aux différents membres du système.

Dans ce travail, cette dimension spatiale est envisagée de façon plus approfondie, dans trois contextes d’interventions systémiques de nature différente: une séance de thérapie familiale, une séance de supervision d’équipe et une séance de formation.

Dans intervention systémique en particulier, de nouvelles ressources et de nouvelles qualités peuvent émerger et s’amplifier plus facilement si cette dimension territoriale est prise en compte.

Sur base d’un cadre théorique multi référentiel et d’un cadre pratique où sont utilisés des « objets flottants » comme outils d’actualisation, l’auteur invite à adapter, si pas réinventer ces différents « objets flottants » en fonction du contexte et du type d’intervention…

2/69

Page 3: Aux frontières des systèmes

Intention

Je voudrais vous faire part de quelques expériences systémiques que j’ai vécues principalement durant ces trois dernières années…

Je vous demande aussi votre indulgence sur la forme que pourrait prendre cet ouvrage qui pourra manquer de structure à certains égards, dans la mesure où je souhaite laisser le texte dans « l’ordre » où il survient …

Donnez-moi l’occasion de vous surprendre aux détours de ces pages et de vous emmener dans quelques lieux et quelques moments singuliers que je vous invite à reconnaître selon un cheminement inhabituel, complexe, si pas chaotique. Car c’est comme un voyage où les détours sont l’habitude et où les rencontres sont parfois le fruit de hasards… Un voyage où, et la destination est incertaine, et où peut-être nous risquons de nous perdre.

Je souhaite tout à la fois, traduire l’impact d’une formation et d’une transformation, tout en « co-construisant » un bagage qui pourra nous accompagner et s’enrichir au fur et à mesure de ce parcours.

J’abandonne dès cette première page l’idée de transmettre fidèlement « ces expériences systémiques » car comme l’exprime très bien Ernst von Glasersfeld1, « Un instant de réflexion suffit pour s’apercevoir que cette notion de transmission est illusoire ». Cependant, décrirai-je du mieux possible, quelques lieux et quelques moments qui aideront, je l’espère, à s’imprégner de l’« ambiance » qui y prévalu et qui me permet de les relier ici.

D’autres liens possibles sont « les outils systémiques » qui furent utilisés et qui, d’une intervention à l’autre, s’enrichirent continuellement. Ainsi, je souhaite raconter la naissance de « Bouts de ficelles et territoires », de « l’Arlequin systémique » et encore de la pratique d’autres « objets flottants » déjà connus et ce dans des contextes différents. Ces derniers pourront être qualifiés parfois de thérapeutiques, d’autres fois de pédagogiques mais je ne souhaite pas réduire cet écrit à une sempiternelle analyse dialectique.

1 Ernst von Glasersfeld (2004) Pourquoi le constructivisme doit-il être radical? (http://www.univie.ac.at/constructivism/EvG/papers/162.pdf)

3/69

Page 4: Aux frontières des systèmes

La lecture n’en sera pas nécessairement facilitée car elle sera faite de rebondissements, … Il s’agira ensuite, au fur et à mesure, pour le lecteur, de reconstruire une « carte » approximative des « territoires » que je souhaite approcher avec lui…

Découvertes

Pour commencer, transportons-nous à l’institut Cardijn, école supérieure de formation sociale de Louvain-la-Neuve, il y a plus ou moins 25 ans, dans un cours de psychologie sociale de 2ème année…Je me rappelle assez clairement la classe au deuxième étage de l’institut et notre enseignante, dont j’ai oublié le nom, mais dont je me souviens précisément du visage, assise à côté des étudiants, loin du tableau et qui a posé un livre ouvert sur la table… Elle nous en lit chacun des titres et raconte avec ses mots « Le cadre de référence », « La fonction et la relation », « le feedback » et « la redondance »…

J’ai été tout de suite fasciné et ce jour-là, je me suis arrangé pour assister une seconde fois au cours de psychologie sociale avec un autre groupe d’étudiants… Pour ce faire, j’ai dû m’absenter d’un autre cours et donc m’émanciper du programme officiel  de l’école avec la complicité de l’enseignante qui, assez réjouie de l’intérêt que son cours avait éveillé chez moi, m’accepta une deuxième fois dans sa classe.

Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais en transgressant cette frontière, en intégrant l’espace social d’un autre groupe d’étudiants et en sortant des horaires habituels et officiels, je commençais à prendre conscience d’un processus qui continue encore à ce jour…

Ce processus passait par un grand défrichage de ma pensée, et le même jour, je me procurais ce fameux livre, « une logique de la communication »2 que j’ai relu plusieurs fois depuis…

Durant des années, j’ai lu tout ce que je trouvais émanant de l’école de Palo Alto et qui m’ouvrait à une nouvelle approche de la communication, des rapports humains et m’apportait également des outils qui m’aidaient à prendre conscience de la façon dont je cloisonnais et découpais le réel.

Je découvrais une ouverture à la communication entre des univers différents. Ces livres invitaient à penser autrement la réalité, à déconstruire mes habitudes.

2 « Une logique de la communication », P. Watzlawick, J. Beavin et D. Jackson - Ed Norton 1967, trad. Seuil 1972.

4/69

Page 5: Aux frontières des systèmes

Cette année-là fût aussi l’année de la rencontre avec un autre ouvrage : « Familles en thérapie » de Salvador Minuchin qui nous fût présenté par mon professeur de pratique professionnelle et de méthodologie qui était aussi thérapeute familial. C’est avec lui que je rencontrai, l’année suivante, ma première famille durant quelques séances, dans le cadre de mon stage de troisième année.

( ) théoriques

Parmi les théoriciens fondateurs de thérapie de famille, Salvador Minuchin a développé sa propre forme de thérapie de famille, connue sous le nom de thérapie familiale structurale. Celle-ci utilise, non seulement une terminologie particulière, mais également des moyens de dépeindre les caractéristiques principales de la famille, « schématiquement ».

Le but de Minuchin est de favoriser une restructuration du système familial et pour conduire à un tel changement, Minuchin utilise différents formats d’entretiens thérapeutiques, cadrant les sous-systèmes désirés en les isolant du reste de la famille. Il repositionne les différents sous-systèmes dans la pièce ou invite certains membres de la famille derrière le miroir sans tain, pour qu’ils n’interviennent pas tout en restant impliqués. Le but de telles interventions est souvent de déséquilibrer le système familial, afin de l’aider à découvrir les structures « dysfonctionnelles » qui sont susceptibles d’être restructurées. Il installe ainsi un changement progressif

Dans son livre, « Familles en thérapie »3 il décrit les opérations « restructurantes » qui consistent à essayer de « s’affilier » différents membres du système et « comprendre les patterns transactionnels de la famille, via des techniques de dramatisation qui favorise la communication intrafamiliale en entretien ».

Il va être l’un des premiers thérapeutes à travailler l’espace, en indiquant aux membres de la famille les limites des différents sous systèmes. Par exemple, il pourra empêcher des personnes de se parler les unes aux autres ou encore délimitera les différents sous-systèmes en plaçant un ceux-ci au centre de la pièce.

Il utilise des techniques provocatrices pour augmenter volontairement le stress au sein de la famille ou dans différents sous-systèmes en bloquant les patterns transactionnels habituels,

3 Familles en thérapie – Salvador Minuchin – Edition Eres (1ère édition 1974, Traduction française en 1978 réédition 1998)

5/69

Page 6: Aux frontières des systèmes

en accentuant les différences, en soutenant et développant des conflits implicites ou en créant des alliances, des coalitions.

De manière générale, nombreuses de ses interventions thérapeutiques servent à amplifier la conceptualisation du problème au sein de la famille et à aller au-delà de la version officielle des faits. (p.192)

Minuchin évoluera vers une thérapie familiale moins déterminée par les « structures », moins provocatrice aussi, tel un adoucissement porté par sa grande expérience qui se reflète dans son dernier livre dont je ne peux m’empêcher de citer un court extrait :

« Le thérapeute familial peut naviguer entre le royaume du soi individuel et celui de l'unité familiale parce que tous les membres de la famille reconnaissent qu'ils sont reliés et comment ils sont reliés. Avec leur longue histoire en commun, ils reconnaissent qu'en vivant ensemble, ils se sont à la fois contraints et enrichis les uns les autres. La vie en famille définit et limite notre liberté, mais elle offre également un potentiel inexploité pour le bonheur et la réalisation personnels. »4

Déconvenues

Dans mon boulot d’assistant social je fus souvent confronté aux frontières des systèmes et c’est à la croisée de leurs enjeux contradictoires que j’essayais d’articuler quelque chose qui ait du sens pour moi-même et la lecture de Bateson, Watzlawick et Minuchin, principalement me « rassurait », car il faut bien reconnaître que je n’en menais pas large…

Ainsi, à la sortie de mes études d’assistant social, pendant un an, j’eus l’occasion de travailler au Ministère de la prévoyance sociale dans le cadre du « service social pour les bénéficiaires sociaux » dont la mission principale consistait à rencontrer les personnes sollicitant une allocation d’handicapé…

Ce service était constitué d’une équipe d’une dizaine assistants sociaux qui passaient une bonne partie de leur temps à rechercher les dossiers de ces personnes qui depuis de longs mois attendaient un soutien financier minime pour subvenir à leurs besoins vitaux.

4 La guérison familiale- Salvador Minuchin - ESF

6/69

Page 7: Aux frontières des systèmes

N’ayant plus droit aux allocations familiales majorées, ou n’étant pas suffisamment couverts par une mutuelle ou un CPAS, ils se lançaient dans un parcours du combattant car obtenir cette allocation demandait pas moins d’un an et demi pour espérer recevoir le premier centime. Dès lors, dans l’espoir de faire avancer leur dossier, les personnes handicapées ou leurs représentants faisaient le siège des différents services du ministère, afin que leurs dossiers franchissent une à une, les différentes étapes de l’administration. Et c’était dans notre service, ‘le service social pour les bénéficiaires sociaux’, qu’aboutissaient ces personnes ayant épuisés la meilleure part de leur capital de patience.En tant qu’assistant social jeune, frais et moulu, à peine sortit de l’école, j’essayais tant bien que mal de rencontrer les demandes émanant de ces personnes souvent démunies.

Il me fallut un certain temps pour comprendre, ne fut-ce que le trajet de ces dossiers dans l’administration et arriver à les dénicher dans les services et couloirs du ministère…Imaginez-vous, dans un bâtiment où dans chaque couloir, à tous les étages, s’alignent des centaines et des milliers de dossiers roses, plus ou moins épais, suspendus en plusieurs lignes et dont certains n’avaient pas bougé depuis des mois, voire depuis des années.

Dans mes permanences au ministère ou encore lors des visites domiciliaires ; je restais bien souvent impuissant à les aider concrètement. J’allais à la pêche du dossier, aidé par un système informatique récent pour l’époque, qui faisait la fierté de la haute administration.

Mais, le dossier restait parfois introuvable et je me trouvais « coincé », comme un rouage grippé ou cassé, sans même le moyen d’informer la personne sur l’état d’avancement de sa demande. Ou encore je découvrais, par hasard, des dossiers perdus dans une armoire, dans un service où ils n’avaient pas lieu d’être…Il est même arrivé que je retrouve, le dossier d’un handicapé venu en personne demander l’aide du service, après une longue recherche, dans les archives des dossiers classés pour causes de décès.

Cette « machine » qu’était l’administration me confrontait souvent à l’impuissance des personnes en proie avec une logique assez inhumaine… Et je découvrais aussi ma propre impuissance à l’intérieur de ce système. Mon sentiment de révolte grandissait, notamment de voir comment mes propres collègues assistants sociaux acceptaient cela et

7/69

Page 8: Aux frontières des systèmes

même y contribuaient en excusant, ou en pire encore, en camouflant les incohérences et les limites du système.

« En somme, monde intérieur, monde extérieur, ce sont des expressions impropres, il n'y a pas de véritables frontières pourtant entre ces deux mondes ; il y a une impulsion première, évidemment, qui vient de nous, et lorsqu'elle ne peut s'extérioriser, lorsqu'elle ne peut se réaliser objectivement, lorsqu'il n'y a pas un accord total entre moi du dedans et moi du dehors, c'est la catastrophe, la contradiction universelle, la cassure. »5

Quelque part, intérieurement je m’accommodais et peut-être aussi je me réjouissais du fait que mon contrat de travail était d’une durée déterminée, car je n’avais aucune envie d’être avalé par cette machine pour devenir ce « fonctionnaire dont le grand savoir-faire consiste à remettre les choses telles qu'elles étaient au moment de leur prise en mains, c'est-à-dire au point mort. » 6 .

Sans doute, je me vivais comme bien trop insignifiant, inconsistant dans cet espace-là et je comprends mieux aujourd’hui que le seul ancrage professionnel possible à l’époque supposait de ne transgresser aucune des limites, des frontières ancestrales fondées sur une autorité pyramidale et immuable avec, au sommet, un ministre invisible et dans les bas fonds, une multitude qui s’agite autour de dossiers roses…

5 Eugène Ionesco  (Tueur sans gages, p.73, in Théâtre II, Gallimard NRF 1954)6 Albert Brie (Le mot du silencieux, p.93, Fides, 1978)

8/69

Page 9: Aux frontières des systèmes

Johan

Quelques années plus tard, dans le cadre d’une association en milieu ouvert (AMO), mon travail consistait à accompagner des jeunes en difficulté. Souvent, ils étaient issus d’institutions plus ou moins fermées ou alors de familles dysfonctionnelles.

Beaucoup avaient subis des expériences douloureuses, dures et vivaient dans la méfiance des institutions et de leurs représentants. Ils étaient tendus, continuellement à fleur de peau et ils s’en prenaient de façon exacerbée à la société en général, ce qui se traduisait souvent par des délits.

Parmi tous ces jeunes que j’ai accompagnés, il en est un qui m’a profondément marqué et qui m’a renvoyé à nouveau à ce sentiment d’impuissance.

L’AMO avait développé une activité d’entreprise d’apprentissage professionnel (EAP) dans les métiers du bâtiment où quelques jeunes se formaient et parfois y étaient hébergés.

A l’époque, ces lieux étaient vétustes, qu’il s’agisse du rez-de-chaussée où se trouvait un atelier ou qu’il s’agisse du premier étage avec deux chambres, un wc, une pièce de rangement des outils et un bureau ; les lieux étaient assez délabrés.

Seul le deuxième étage était aménagé et on y trouvait deux autres chambres et une salle de formation avec du matériel informatique.

Johan nous avait été « déposé » par la police de Namur, qui l’avait conduit en combi jusqu’à Nivelles à la demande du juge de la jeunesse et en accord avec la direction de l’AMO. C’est ma collègue éducatrice qui l’avait accueilli en soirée et installé dans une chambre.Le lendemain matin, je fus appelé par le directeur de l’EAP qui s’inquiétait du fait que Johan s’était enfermé dans sa chambre et qu’il prétendait ne pas en sortir.

A mon arrivée, le directeur m’explique que déjà plusieurs personnes ont essayé de lui parler, mais il garde la porte fermée, avec la clé dans la serrure. Et bien que l’on ai menacé de défoncer la porte : rien n’y fait !

9/69

Page 10: Aux frontières des systèmes

Je monte seul, je m’assieds le dos contre la porte et je dis : « Bonjour »… J’entends un bruit qui m’assure de la présence de Johan dans la pièce et après avoir attendu assez longuement une réponse, je reprends la parole, d’après mon souvenir, plus ou moins en ces termes :

« Je m’appelle Marc, je suis assistant social dans l’association qui à la demande du Juge S. de Namur, a accepté de t’accueillir. Je ne sais pas encore si je vais pouvoir t’aider, je ne sais pas comment je vais pouvoir t’aider. Mais Johan, tu peux être certain que je ne t’aiderai uniquement que si tu le souhaites… Je comprends très bien que tu veuilles être seul un moment et je respecte cela. Je vais attendre quelques instants et je m’en irai ensuite et lorsque tu voudras me parler tu n’auras qu’à me faire appeler. »

Je reste assis dans le silence durant deux minutes et c’est lorsque je me lève pour m’éloigner que la porte s’ouvre…

C’est grand gaillard de 17 ans qui me fait entrer dans sa chambre. Il est maigre, les cheveux longs avec une mèche qui lui cache un œil et l’autre, comme celui d’un petit enfant qui me regarde en coin. Il à un visage imberbe et des traits féminins.Je lui demande si je peux m’asseoir, il me dit que « non ».Face à mon étonnement, il finit par m’expliquer : « je suis malade, j’ai de l’énurésie » et que son lit est trempé et que je ne peux pas m’asseoir là-dessus.

Cette première rencontre à l’EAP, lorsque j’y repense aujourd’hui montre comment il essayait, maladroitement sans doute de se définir un territoire, un espace à lui…et d ’une certaine manière en urinant dans ce lieu-là, il en faisait son territoire…

Mais que l’on me comprenne bien, il ne s’agit pas d’une simple analogie avec le monde animal. Une lecture systémique peut découvrir que souvent les choses sont plus complexes et qu’il s’agit aussi de reconnaître la fonction d’un comportement que le système connote comme symptôme. Peut-être aussi peut-on émettre l’hypothèse qu’en m’accueillant dans sa chambre ce n’est pas seulement une porte qu’il ouvrait et qu’en découvrant « sa maladie » il ouvrait un autre porte, d’un espace plus intime, où il n’est pas question de s’asseoir et s’installer.

10/69

Page 11: Aux frontières des systèmes

Johan a passé les trois-quarts de son existence dans des institutions et des familles d’accueil et, bien qu’il ait une maison où vit sa mère7 il ne s’est jamais senti nulle part chez lui.

Ce matin-là, finalement lorsqu’il sortira de sa chambre, je l’accompagnerai en toute discrétion au lavoir automatique de Nivelles…

Le plus souvent, ces jeunes étaient révoltés, mais lui était continuellement triste et c’est sans doute ce qui m’a conduit à m’impliquer plus dans sa situation, jusqu’à envisager sérieusement à l’accueillir dans ma propre maison en famille d’accueil.

Je ne suis jamais parvenu à vraiment rencontrer Johan qui sans cesse s’échappait dans d’autres lieux dont il me refusait l’accès.

Jusqu’au jour où, quelques dix mois après son arrivée, le directeur de l’EAP, m’appela d’urgence car Johan et d’autres jeunes avaient pris

7 J’ai eu l’occasion de rencontrer sa mère, une seule fois en accompagnant Johan cherché des vêtements. Elle n’avait plus vu son fils depuis des semaines et n’échangea que deux ou trois paroles avec lui :

- C’est toi ? (lorsqu’il arrive)- Ah, bon… (lorsqu’il lui explique qu’il va vivre quelques temps à Nivelles et suivre une

formation) - Et en l’embrassant, au revoir…

11/69

Page 12: Aux frontières des systèmes

la clé des champs en emportant le matériel informatique dans la salle de formation de l’institution.

En arrivant sur les lieux, le directeur m’entraîna dans toutes les pièces en commençant par la salle informatique du deuxième où tout le matériel avait disparu. Il ne comprenait pas comment ils avaient procédé, car il n’y avait trace d’aucune effraction. Il tournait dans tout les sens en essayant de comprendre comment ils étaient parvenus à vider la salle informatique, sans même ouvrir la porte dont il détenait la seule clé.

C’est plusieurs jours après le passage de la police, que le directeur finit par découvrir un passage par le coin du plafond de la toilette de l’étage inférieur où deux morceaux de planche avaient été sciés. Il avait fallu toute l’insistance du directeur, car ces découpes étaient invisibles et c’est avec un manche de brosse qu’il avait cogné partout sur le plafond pour qu’enfin un premier morceau de planche se soulève et puis un second… Une fois ces planches déplacées, au moyen d’une échelle, une personne, assez maigre pouvait soulever le tapis de sol de l’étage supérieur pour s’y faufiler et ensuite faire passer, dans l’autre sens le matériel informatique.

Johan avait pris le temps de minutieusement camoufler ce passage en repositionnant les planches et le tapis par-dessus, de telle façon qu’il reste invisible.

Johan fut rapidement appréhendé avec deux autres jeunes qui l’avaient secondés dans son vol, ainsi qu’un receleur. Mais, ce ne fut plus le juge de la jeunesse qui s’occupa de lui… et je n’eus plus jamais la possibilité de le rencontrer.

Quand je repense à ce grand gaillard et son regard d’enfant sous une mèche trop longue, j’espère sincèrement qu’il a pu trouver un endroit où se poser, un endroit où il se sente vraiment chez lui...

12/69

Page 13: Aux frontières des systèmes

« La maison, comme la famille, serait lieu d’ancrage, lieu de vie et d’échange où se tissent les premières relation et où s’éprouve la sécurité. Elle est un contenant réel et symbolique pour la construction de l’identité et des appartenances et souvent le miroir et l’image-reflet de la famille qui y vit. Il faut une famille et une maison, c’est-à-dire des liens et des lieux où l’appartenance et l’identité puissent se développer »8

Lorsque je quitterai cette AMO, cinq ans plus tard, c’est aussi après avoir coordonné la mise en place d’« Espace vie », un centre d’hébergement d’urgence pour les jeunes. J’avais cherché longuement et finalement obtenu de l’argent auprès de la Région Wallonne pour financer ce projet9 .

C’est principalement les jeunes de l’EAP qui travailleront sur ce chantier. Cet espace d’hébergement qui se fonde et se construit dans la qualité et le confort d’un lieu, mais aussi autour d’un accueil, de premiers mots et de premières paroles pour que des liens se tissent, qu’une rencontre prenne forme et où la personne hébergée puisse vivre en sécurité et dans le respect de son intimité.

«  Il y a donc des espaces que l’on peut investir pour en faire ‘‘sa cabane’’.

Il y a des espaces assignés que l’on ne peut pas faire siens.

Il y a des espaces que l’on fait siens et qui sont violés comme si de rien n’était, pour des raisons structurelles ou par volonté de punir. »10 (Jacques Pluymaekers)

Reconstruire du lien, pour ces jeunes était une étape indispensable avant que de chercher, à plus long terme, un lieu où vivre. Pour qu’ils puissent trouver un lieu de vie où un enracinement soit envisageable à plus long terme « Espace vie » leur offrait un lieu de transition où, pour 3 mois, six mois ou un an ils pouvaient « se poser ».

Quinze ans après, ce lieu existe toujours aujourd’hui  si ce n’est qu’il se nomme maintenant « le 3 X 3 ». Changement de nom qui correspond aussi au changement dans la durée de l’accueil : 3 jours renouvelés

8 « D’Ithaque à Ithaque » Annig Segers-Laurant dans le 37ème Cahier critique de thérapie familiale et de pratiques de réseaux : « Lieux et lien familiaux » - de boeck université9 3,8 millions de francs belges pour rénover et installer plusieurs studios et un appartement pour un couple. 10 L’institution : quand on n’a plus que son lit comme cabane ! – 37 ème Cahier critique de thérapie familiale et de pratiques de réseaux : « Lieux et liens familiaux » -Jacques Pluymaekers

13/69

Page 14: Aux frontières des systèmes

maximum 3 fois. C’est devenu un service d’hébergement d’urgence pour les jeunes et où sans doute, il devient difficile de prendre le temps …

Dans la rencontre de Johan, c'est l'inconfort institutionnel dont il est question où les frontières sont floues entre le lieu d'hébergement, le lieu d'accueil, le lieu de formation et se confondent dans l'espace et le temps.

Les représentations que nous avons des territoires sont différentes pour Johan, le directeur de l'EAP et moi-même. Et cela ne peut qu'engendrer de la confusion.

Il est alors envisagé, dans une lecture systémique, de replacer la transgression des frontières, ici symbolisée par le passage que Johan réalise dans le plancher, sous un jour différent que celui du délit : Les différentes fonctions dans l'utilisation d'un même lieu produit de la confusion dans l'institution et une réaffectation et une rénovation de ce lieu permet de clarifier les frontières et nos cartes".

() théoriques

Korzybski, fondateur de la sémantique générale, a formulé dans les années trente les objectifs d'un système non-aristotélien et notamment cette première prémisse :

« Une carte n'est pas le territoire qu'elle représente » 11

Le principe de non-identité stipule que deux choses en aucun cas ne peuvent être identique sous tous les aspects. De ce constat découle que les mots que nous employons pour parler de ces chose ne peuvent être ces choses: une carte n'est pas le territoire qu'elle représente.

Notre langage dans sa structure implique que nous utilisions un même mot pour parler de choses réellement très différentes. Un mot n'est pas ce qu'il représente, un mot ne représente pas tous les 'faits', etc. Dès lors, notre langage est autoréflexif, en ce sens que nous pouvons, dans le langage, parler à propos du langage et que le « Collège invisible » a repris sous le terme de « méta communication »

11 « Une carte n'est pas le territoire » Alfred Korzybski Edition Lyber

14/69

Page 15: Aux frontières des systèmes

Nous connaissons cette expression assez courante : « il a dépassé les bornes » et dans le discours officiel du directeur de l’EAP quoi de plus normal et aussi point de vue des systèmes officiels au sens larges.Dans une démarche systémique nous ne pouvons nous contenter du programme officiel de l’institution. Et il est important de contextualiser la transgression des frontières dans sa nature complexe.

« on ne peut se mettre au balcon pour se voir passer dans la rue ! » (Auguste Comte)

Et cette nature complexe suppose que nous « tissons ensemble » 12

Dès lors, l’alternative systémique suppose des frontières « enchevêtrées »13, où nous sommes nous-mêmes engagés.

« Chaque homme est à l’intersection de cent mille appartenances. »14

Dans la trame complexe de la vie de Johan, les « évidences » du programme officiel disparaissent car ce garçon est agit par tous les systèmes qu’il a traversés jusque-là ; systèmes auxquels il a appartenus et dans lesquels il a vécus.

12 Edgar Morin, La stratégie de reliance pour l'intelligence de la complexité, in Revue Internationale de Systémique, vol 9, N° 2, 1995. Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot "complexus", "ce qui est tissé ensemble". Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d'ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c'est que nous avons trop bien appris à séparer. Il faut mieux apprendre à relier. Relier, c'est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le "re", c'est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. A l'origine de la vie, il s'est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s'est autoproduit de façon très mystérieuse. La connaissance doit avoir aujourd'hui des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier.13Familles en thérapie – Salvador Minuchin – Edition Eres (1ère édition 1974, Traduction française en 1978 réédition 1998)14 Serres Michel, Eclaircissements, cinq entretiens avec Bruno Latour, éd. Bourin, Paris, s.p.

15/69

Page 16: Aux frontières des systèmes

A partir de mes résonances15 quelles « reliances »16 se tissent avec Johan ?

Le canif du frère Mathias

Le frère Mathias était l’instituteur de la classe de 1ère A dans l’école saint Jean-Baptiste de Wavre. Son visage émacié était à la fois doux et sévère car ses yeux portaient un regard qui pouvait vous pénétrer de l’une ou l’autre façon. Aussi je me souviens de sa soutane noire un peu délavée et du col étriqué et blanc de ce jésuite lorsqu’il s’avança vers moi, avec dans sa main un vieux canif au manche abîmé. Je ne me souviens plus des mots qu’il à prononcés, mais je sens encore son autre main qui m’emporte par le bras, me soulevant de mon banc jusqu’au bord de l’estrade ou se trouve une règle métallique et où il m’invite à poser mes genoux. C’était la façon qu’il utilisait pour faire comprendre à l’enfant de six ans que j’étais, « qu’on ne chipe pas le canif de son instituteur » et toute la récréation j’ai souffert un enfer… et le pire était à venir.

Mais revenons, le jour avant, lorsque cet instrument avait fasciné ce môme de six ans et qui l’avait dérobé sur le bureau de l’instituteur.

Ensuite, après l’école, dans un terrain couvert d’herbes et de broussailles cet enfant naïf avait glorieusement exposé son trophée aux regards des autres enfants de la classe, qui n’auraient pu garder un tel secret. Bien moins glorieusement, après quelques jeux, le canif du frère Mathias fini par se perdre.

Et me voici, petit môme, un jour plus tard, après avoir subi devant l’ensemble de la classe, la règle et le sermon du frère Mathias et après la promesse d’une sévère punition de ma mère qui illico m’a envoyé sous la surveillance de mon aîné à la recherche du canif du frère Mathias… Je scrute dans la lumière du soir tombant tous recoins de ce terrain devenu immense et c’est seulement à la nuit tombée, sur le point de rentrer bredouille, que je retrouve l’objet tant « convoité »… et qui pèsera encore longtemps sur sa conscience.

Par le biais de sa règle métallique, l’instituteur montre, on ne peut plus précisément, la frontière à ne pas dépasser et la « règle » à suivre. Frontière qui s’est inscrite dans la chair de l’enfant que j’étais et lui

15 Mony Elkaïm, Si tu m’aimes, ne m’aime pas, Approche systémique et psychothérapie, Editions du Seuil, Paris, 1989 et 2001.16 En anglais, « reliance » signifie confiance

16/69

Page 17: Aux frontières des systèmes

indiquait quel est le territoire réservé au maître : une estrade d’où l’instituteur gouverne, face aux élèves, où le pouvoir s’exerce, où l’ordre s’applique et où se donne les sentences.

Comment l’enfant garde-t-il les « traces » et la mémoire des frontières qu’il ne peut enfreindre ? Comment Johan, dans un contexte où depuis la petite enfance les systèmes n’ont cesser de se télescoper et où transgressions, superpositions et confusions des espaces sont le lot quotidien. Où l’autorité ne s’exercera certes pas de son père inconnu, pas plus que de sa mère indifférente ou à peine mieux d’un juge de la jeunesse submergé…

Combien de visages se superposent dans cette fonction d’autorité dans le grand nombre d’institutions et de famille d’accueil qu’il a connus ?

« L’évaluation des analogies entre les dysfonctionnements familiaux et ces chevauchements institutionnels sera alors utilisable pour éviter le renforcement des problèmes existants et pour utiliser cette résonance parvenue à la conscience institutionnelle comme hypothèse de travail. »17

Comment dès lors, se construire « une cabane », un début d’intégrité ?

17 « Contribution à une théorisation de la pratique de réseau » (Karine Albernhe, Didier Bourgeois, Aneta Skulska - Texte présenté à partir d'une communication effectuée à la journée d'étude de l'association CLEFS (collectif d'échange et de liaison sur les systèmes et les familles) à  "L'Atrium" , Saint-Didier.

17/69

Page 18: Aux frontières des systèmes

Superpositions et assemblages

Rencontre d’une équipe qui travaille pour un centre d’hébergement d’urgence de Bruxelles, ouvert 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7

Mon collègue, Paul-Henri (Polan), demande un soutien pour l’accompagner dans une équipe qu’il a rencontré à deux reprises… Une première fois fût centrée sur la découverte de l’équipe au complet et la seconde a tourné court car m’explique-t-il je me sens en difficulté : 

« C’est ‘’bordélique’’, j’ai dû interrompre le travail car un usagé a fait preuve d’une telle violence que des membres de l’équipe ont abandonné la rencontre pour gérer cela… J’ai proposé que le travail se poursuive, mais en dehors de l’asbl, durant six journées, dont les deux dernières avec les membres actifs au sein du conseil d’administration ».

Avant de rencontrer l’équipe, nous prenons le temps de nous voir et il précise que la demande vient du dernier directeur qui a depuis trouvé un autre boulot. Mais la supervision est maintenue, en accord avec les membres actifs du conseil d’administration et la nouvelle directrice qu’il rencontrera d’ici la première séance.

Globalement, j’apprends que l’équipe souhaite y voir plus clair avec l’aide d’un regard extérieur et d’une supervision car ils sont confrontés à des difficultés, à des degrés divers et explicitement dans les rapports entre les membres de l’équipe, entre l’équipe, la direction et les membres du CA, entre l’équipe et les usagés….

Premiers instants

Le premier jour, M., une jeune assistante sociale de l’équipe interpelle Polan, cinq minutes avant la rencontre et demande à intervenir rapidement car elle ne pourra sans doute pas rester. Ce que Polan accepte, mais après que nous ayons introduits la journée…

18/69

Page 19: Aux frontières des systèmes

En démarrant, nous formulons une proposition d’intervention :

« Face à la crise explicitée par les membres du CA et surtout par l’équipe lors des deux rencontres préalables, il s’agirait de tenter un redémarrage, une relance du moteur qui s’est noyé. De mettre du mouvement, en mettant ensemble nos ressources pour que l’intelligence collective puisse agir.

Il s’agit aussi de redéfinir un cadre de travail commun, d’interroger le règlement de travail, de comprendre le projet collectif que toute l’équipe ne connaît pas nécessairement.

Pour travailler dans la sécurité, nous nous engagerons individuellement sur trois points :1. Le respect des autres, lors de ces six journées, dont chacun sera garant en parlant des absents comme si ils étaient présents…2. La confidentialité qui soutient la loyauté dans ce processus où nous pourrons nous confier dans l’assurance que « ce qui est dit dans cet espace » ne soit pas « utilisé » contre nous et d’aucune façon dans l’avenir ;3. Le non jugement à priori, en acceptant que l’autre porte un regard différent sur le monde et donc construit sa réalité selon ses propres critères, croyances et valeurs. »

Polan me présente comme intervenant et formateur systémicien qui travaillera en soutien et proposera en début de chaque journée un moment de mémoire sur les événements qui ont précédés, pour que les éventuelles personnes absentes puissent aussi raccrocher au travail. Par ailleurs, je pourrai amener d’autres propositions en fonction de l’évolution de notre travail commun.

M.

Polan donne la parole à M. qui donc a souhaité intervenir en début de ce lundi après que la direction lui ai demandé, juste avant le week-end de ne pas participer à ces six journées:

19/69

Page 20: Aux frontières des systèmes

Elle se sent acculée et c’est après une mûre réflexion qu’elle exprime son incompréhension face à cette décision de refuser sa présence lors de ce travail. La direction a appris de façon informelle et inattendue son départ possible vers une institution « proche » (sœur) et a décidé, en conséquence, que M. ne participerait pas au travail « d’analyse institutionnelle ». Mais, dit-elle, « Je ne suis pas encore partie, d’autant qu’il n’est pas encore totalement acquis que j’obtienne ce poste… De plus, je n’ai pas annoncé cela de façon formelle car j’attendais le moment opportun … »

Elle a le « cœur gros » car elle a beaucoup d’affection pour l’asbl. Elle estime que son expérience acquise durant 6 ans peut servir le processus. Elle souhaite investir jusqu’au bout de son contrat et souhaite offrir ses constats. Elle se sent évincée, mais peut-être que l’on ne souhaite pas entendre certaines choses… « Dans l'asbl on a l’habitude de fonctionner avec des boucs émissaires », ajoute-t-elle.

Suit une discussion tendue où les acteurs prennent position pour ou contre la présence de M dans ces 6 jours. La majorité des personnes souhaitent que M reste, la direction et une minorité qu’elle parte et d’autres encore sont mitigés.

Quelques phrases saisies au vol lors de cet échange   :

- Elle fait partie de l’équipe, c’est un pilier de l’équipe- J’ai besoin d’équilibre, il y a trop de clivages entre AS et éducateurs- Je ne souhaite pas mettre quelqu'un de côté- Demain, moi aussi je peux partir ma place se justifie autant que la sienne ou celle des animateurs- Nous ne sommes que des passagers- C’est le temps de l’institution qui importe avant celui des personnes- L’avenir de l’institution transcende celui des individus- Il existe de la porosité institutionnelle- Les piliers ça me dérange, ça a quelque chose de lourd, de pesant- Attention aux amalgames entre les situations, d’autres personnes n’ont pas été invitées pour d’autres raisons

20/69

Page 21: Aux frontières des systèmes

- Si ma collègue a besoin de déposer, je serais mal qu’elle ne puisse pas le faire- Il faut pouvoir faire son deuil si l’on part- Elle fait encore partie de l’institution- Si son départ s’est formalisé, c’est qu’elle n’en a pas eu le choix du fait de la porosité- Quid de la loyauté et de la confiance dans cette institution ?- Si la directrice dit que M doit partir, je pense qu’il faut l’accepter- Ecrire peut-être pour déposer, sans plus être sous le choc et de choisir le moment qui offrirait plus de souplesse- …

Pour M, il est hors de question d’écrire, il faut que cela s’exprime, « c’est l’illustration même de comment l’asbl fonctionne ».

Il n’y a pas encore un quart d’heure que la rencontre a débuté, la tension est à son comble et nous ressentons combien la position que nous allons adopter et notre réaction vont être déterminantes pour la suite de notre intervention.

Au niveau synchro-nique : le système est dans un moment crucial où convergent les acteurs essentiels qui posent là, précisément, des actes indélébiles et qui lancent des paroles qui risquent d’être lourdes de conséquences…

21/69

Page 22: Aux frontières des systèmes

Polan, en tant que pilote, exprime son désir de ne pas faire un travail « d’archéologie », mais plutôt un travail de construction. Il découvre aussi la déception de M et, ressent combien M est blessée. Il partageait avec la directrice l’idée que M doive partir. Mais peut-être pas directement, pour qu’elle puisse déposer ce qu’elle souhaite déposer.

« La frontière n’est pas claire » dit-il, et il propose une pause pour que nous puissions en discuter et prendre un peu de recul.

Durant cette pause, Polan m’apprend, qu’en fait, il avait été informé par la directrice, lors de cette rencontre préliminaire que M ne serait pas présente durant ces six jours et qu’il était étonné de la voir présente. Au vue de ce qui se joue, nous nous sentons quelque peut « piégés » dans « un jeu de pouvoir » entre la directrice, qui veut asseoir sa position et son autorité, et M. qui souhaite rester engagée dans « la partie » alors que dès le début, il était convenu que l’ensemble de l’équipe soit présente à cette supervision…

La phrase de Polan : « la frontière n’est pas claire » est en forte résonance avec moi et c’est ce qui m’incite à inviter Polan à remercier l’équipe pour le cadeau qu’elle vient de nous faire en ‘jouant’ un condensé de ce qu’ils vivent dans l’institution au quotidien. Le titre de la ‘pièce’ pouvant être : « Trouver, prendre, retrouver et défendre sa place dans l’asbl».

Nous travaillerons autour de l’hypothèse suivante : « Cette équipe, à travers cette situation, nous invite à vivre ce qu’elle vit au jour le jour et qu’elle nous teste efficacement sur notre capacité de prendre et tenir notre place d’intervenants. »

On s’accorde pour que Polan propose un tour de table qui donnera à tous l’occasion de s’exprimer et deux ou trois choses leur seront demandées :

De s’engager individuellement sur les règles précitées (respect/confidentialité, loyauté/ non jugement) ;

d’exprimer son point de vue sur la présence de M. durant ces six jours ;

de préciser de quelle place il parle dans l’institution ;

Polan invite au tour de table en indiquant qu’il est bien conscient que l’équipe nous teste et que c’est de bonne guerre, qu’il

22/69

Page 23: Aux frontières des systèmes

souhaite que chacun puisse s’exprimer sur ce qui s’est joué avant la pause et s’engager sur les règles proposées préalablement (Polan rappelle les règles) et j’insiste pour que chacun parle de sa place dans l’institution, dans ses chaussures de professionnel…

Tour de table

- Je suis éducatrice, on est tous testés ! Pour jouer le jeu, il faut avoir confiance et je n’ai pas sincèrement confiance en l’équipe… La confidentialité ? Je me confie très peu, ça risque de se retourner contre moi. C’est difficile de mettre à plat… Je ne me vois pas aller vers les autres car je sens que cela ne restera pas là… D’où l’intérêt d’une supervision… (« C’est plus facile de jeter que de ramasser… »)- Test ? Je suis un peu là-dedans comme nouveau dans l’équipe, je teste le terrain et dans quoi je mets les pieds. Les infos circulent mal, à voir avec qui cela accroche… En tant qu’éducateur, la pertinence de ma place- J’ai une foi totale en la parole donnée et je suis donc mal à l’aise. Je suis test+-- é, sans mauvaise intention et ici je ne pourrais pas tout dire. M. a sa place et sa contribution peut s’inscrire dans une perspective d’avenir. En tant qu’AS il y a une solidarité (M est AS) de niveau. Les anciennes dynasties et les nouvelles. Mon engagement est prudent…- Ouvrier polyvalent depuis longtemps, j’espère que ça va s’arranger pour M. Si elle peut rester c’est bien : « Elle a tout vu »- Ma place, pour ceux qui me connaisse, j’avais difficile de parler en réunion, ça va mieux aujourd’hui. Les gens parlent trop. Je suis méfiante car j’ai peur que cela ne se répète. M ; sa place est ici pour les six jours.- Cuisinier, je crois que l’on doit laisser le choix à M - 19 ans d’institution au début comme éducatrice et aujourd’hui à l’économat. M, c’est elle-même qui a décidé de partir. Se dégager du poids du passé pour construire l’avenir. Je suis bien là où je suis dans l'asbl. J’apprends des nouveaux. Je m’engage avec précautions.- J’ai froid, ce n’est pas dans mes habitudes. Je suis mal à l’aise… extrêmement mal à l’aise. En tant que cuisinier, comme c’est dans les vieilles casseroles que l’on fait les meilleures sauces. Pour moi M. est bien à sa

23/69

Page 24: Aux frontières des systèmes

place. J’aimerais être en confiance. Il remercie la direction et les superviseurs pour avoir permis que les ouvriers, les« manuels » soient présents. (Je le remercie et lui demande s’y on pourra utiliser sa capacité à ressentir physiquement le climat et l’ambiance de cette équipe pour d’être notre thermomètre… il accepte)- Pour ma part, j’ai tout le temps froid, donc je ne serais pas très fiable comme thermomètre. En tant qu’AS au début je donnais d’emblée ma confiance, mais de plus en plus je suis devenue méfiante. Pourtant j’aime pouvoir dire les choses. M. doit participer, sa place est légitime. Comment en sommes-nous arrivés à cela ? Le processus est très éclairant. J’ai du mal, mais je m’engage personnellement à la loyauté et à la confidentialité.- Je ne sais pas de quelle place je parle, c’est terrifiant et terriblement inconfortable. Je suis AS, depuis 6 années et je fais encore partie de l’équipe. Je ne suis pas du genre à jeter l’éponge, jusqu’au bout. Peut-être est-il temps que je parte mais j’ai beaucoup donné à cette institution.- Je suis prête à discuter. En même temps je m’en fous, je ne me fais pas d’illusion.- Je suis éduc depuis 2 ans. C’est à partir des erreurs du passé qu’on construit l’avenir. Dans mon travail dans l'asbl, j’ai du mal avec l’administratif, je peux exploser facilement…- Avec les hébergés, qui je suis moi pour éduquer ? Je me sens plutôt comme un maton que comme éducateur. Laissons à M le temps de déposer. Ce qui m’a choqué dans cette institution, c’est que c’est une équipe à clans. Par exemple dans la façon dont l’équipe se place autour des tables. Je suis plus avec les gens.- Directrice depuis un mois, pour moi la confidentialité est une évidence. J’ai une grande chance, c’est que j’accorde très facilement ma confiance. Je suis testée aussi, c’est sain, c’est normal. Aujourd’hui, je sais que je vais rester, même si ce n’était pas clair jusque là. J’ai l’intention de rester. C’est très bien l’occasion de cette « formation » et d’en faire partie. Viscéralement, je sens que je suis dans le bon, sans faire l’impasse sur le passé, je suis partisane de travailler sur le futur. Je suis sereine !- 5 ans que je suis dans cette institution, je suis coordinateur. Je me sens légitime là où je suis dans le travail avec l’équipe. Je n’ai pas de problème à dire ce que je pense et de continuer à le faire. M doit déposer ses

24/69

Page 25: Aux frontières des systèmes

paquets car elle permet de revenir au symptôme… C’est quelqu’un qui prend de la place.- Je suis tout retourné. Stagiaire, il y 6 ans, puis éducateur, je suis aujourd’hui en position de coordinateur « transitoire » pendant un an. J’ai accepté cela. Ce que vit M on a tous vécu cela. Moi aussi je suis parti et je suis revenu. J’aime beaucoup ce boulot. Pour M peut-être que je l’ai su directement, le premier jour, tout se dit et se sait dans l’autre institution. « On croit que personne ne sait rien mais tout le monde est au courant. ».- Moi aussi j’ai trahi la confiance, je regrette certaines paroles. Mais aujourd’hui j’ai changé d’objectif qui est de « réfléchir au confort de l’équipe », aussi dans les horaires qui ne sont pas simples… J’ai très difficile à dire les choses.- Je suis ici depuis 1 ans. Pour les règles, je suis au clair avec ça. Qu’on parle d’autre chose, M nous a beaucoup apporté et, en âme et conscience, c’est une personne de référence ; mais il faut pouvoir faire son deuil et « laisser de la place à ceux qui viennent d’arriver». Je ne suis pas encore éducatrice, j’espère le devenir. - C’est typique de cette institution qui fait que l’on reste sans partir. Mais c’est très enrichissant comme travail, je suis en train de me faire une « petite place » dans cette équipe qui pouvait apparaître jugeante mais où toutes les personnes sont compétentes. Je me plais dans ce boulot et dans cette équipe. Mais je ne mêle pas les choses et je souhaite préserver ma vie privée, ce qui n’est pas nécessairement dans mes habitudes. Je mets des balises car il y a un public particulier aussi et c’est nécessaire.- C'est depuis 5 ans que je suis éducateur dans cette institution et je suis très ébahi, consterné même de ce qui arrive à M. Son éclairage, son expérience sont utiles. Dans ce contexte, j’ai du mal à me livrer…

M. signale qu’elle ne souhaite ne plus être placée au centre des discussions (elle désigne le centre de la pièce), que c’est trop lourd et qu’elle désire simplement participer comme tout le monde.Polan clôture en remerciant l’ensemble des participants.

Lors du débriefing avec Polan, nous décidons de sortir de cette « lourdeur » et de proposer un travail « plus léger » en sous-groupes et sous forme de photo/bd/langage. On s’accorde pour que chaque sous-groupe soit constitué d’un membre de chaque

25/69

Page 26: Aux frontières des systèmes

« sous-système ». (AS / Educateurs / Directrice et deux coordinateurs/ personnel ouvrier des cuisine et d’entretien)

Ce travail nécessitant pas mal de temps, nous nous accorderons jusqu’au lendemain matin pour le terminer.

Deuxième jour   : Matin

Polan et moi partageons un café à la gare du midi et je lui lis le texte que je voudrais proposer dans quelques minutes à l’équipe.

« Lorsqu’une partie commence, c’est une habitude que l’arbitre soit en possession du ballon pour engager la partie. Il défini, rappelle quelques règles minimales pour le bon déroulement de la partie… Respect, loyauté, non jugement, confidentialité…Dans le souci d’engager une partie constructive, cet arbitre et la nouvelle responsable de l’équipe s’étaient entendus pour faire jouer, engager les membres de l’équipe qui iraient jusqu’au bout de l’engagement. Très tôt, l’équipe nous indique de façon extrêmement subtile et fermement l’importance qu’elle apporte à l’engagement. L’engagement, c’est avant tout être présent, avoir sa place dans la partie. Bien sûr, certains ne seront pas présents toute la partie, soit qu’ils seront engagés ailleurs, soit qu’ils sont en retard, soit qu’ils partiront pour mieux revenir, soit encore qu’ils changeront d’équipePeu importe, la partie va s’engager et il est question de prendre place, sa place !Bon, il y a des rumeurs de transfert qui ont fini par prendre corps et le joueur qui risque de partir n’est pas des moindre : M, un pilier, qui tient et prend de la placeOn peut compter sur cette personne, c’est peut-être une ressource dont il sera extrêmement difficile de se passer…. Avant centre ou défenseur, entrejeu… L’engagement de M dans l’équipe sera-t-il toujours aussi fiable ? Doit-elle être disqualifiée parce que des rumeurs se précisent ? D’autant que si le transfert à lieu, ce sera dans un équipe assez proche ! Trop proche… Car le directeur de cette dernière n’est autre que l’ancien entraîneur de l’équipe.

Mais nous le savons, la vraie partie se joue sur le terrain et nous l’avons expérimenté différemment. C’est une chose que l’on oublie facilement. De la place que l’on occupe, notre vision est singulière. Notre sensibilité aussi. De cette place, nous portons une vision du monde particulière, qui nous appartient et que nous pouvons, savons et bien souvent désirons partager. Pas toujours facile d’évoquer notre vision de l’équipe par exemple. Que nous soyons

26/69

Page 27: Aux frontières des systèmes

en cuisine, dans le bureau de l’économat, en prise directe avec le public, en train de négocier des subsides, en permanence sociale à la cantine ou dans la rue…Que pouvons-nous partager de notre réalité professionnelle en respectant les limites de notre sphère privée, de nos émotions… Car l’engagement , c’est aussi celui ‘des émotions’, c’est pas seulement des intentions, pas seulement des déclarations… L’engagement c’est celui du cœur et du corps… La partie se gagne aussi avec quelque chose qui se vit dans le ventre avec les tripes. Voyez ces trois affiches… La force, le potentiel qui s’en dégage18.

Mais n’oublions pas, la partie, la vraie partie a déjà commencé depuis longtemps, dans un autre terrain, celui de votre institution et elle continue tous les jours, 24 heurs sur 24 et 7 jours sur 7.

Ici peut-être pourrons-nous enclencher quelque chose du l’ordre du partage de notre vision, à partir de la place centrale que chacun occupe dans l’espace et le temps. Mais le temps et l’espace des autres sont différents et ceux de l’institution aussi…

Institution où nos rythmes de travail sont fous et où une place, l’occupation d’un espace avec des frontières claires…Cela demande un engagement ! Et parfois, c’est bon de se retrouver en compagnie de ceux qui nous ressemble… »

Polan adhère totalement à ce texte et nous décidons de poursuivre (après avoir lu ce texte à l’équipe et terminer le travail du jour précédent) à partir de « l’objet flottant » « bouts de ficelle et territoires ».

« Un aspect qui me paraît important dans ces ‘objets flottants’ est qu’ils proposent une nouveau cadre. »« L’objet flottant a une force communicative propre, une magie différente de celle des mots. C’est un cadre qui introduit un temps et un espace par rapport auxquels famille et thérapeute doivent inventer de nouveaux comportements, se découvrir eux-mêmes….L’objet flottant est espace de liberté dans le sens qu’il permet à ceux qui se rencontrent de sortir du conventionnel. Il est aussi pour eux lieu de passage ; non pas seulement la relation, mais aussi les individus sont transformés à son contact. »19

18 Il s’agit d’affiches réalisées en sous-groupe dans l’après-midi du jour précédent

19 « les objet flottants – Méthodes d’entretiens systémique » Philippe Caillé et Yveline Ray - édition Fabert- Psychothérapie créative.

27/69

Page 28: Aux frontières des systèmes

BOUTS DE FICELLE ET TERRITOIRES

Origines de l’outil : j’ai inventé cet outil à l’occasion d’une formation en communication dans un groupe de jeunes chercheurs d’emploi où des tensions s’était exprimées à différents niveaux et, en particulier, par rapport à la place importante qu’occupait une personne du groupe. Je l’avais réutilisé plusieurs fois depuis en formation, mais jamais dans une supervision d’équipe.

Au-delà de l’épisode de M., qui souhaite légitimement continuer d’exister dans la place qu’elle occupe, en passant par la directrice, les membres du CA, chacun des membres de l’équipe et les usagers aussi, je propose à travers « bouts de ficelles et territoires » de réaliser une sculpture dynamique qui permette une actualisation pour évaluer la validité de notre hypothèse.Polan quittera son rôle de pilote pour celui d’observateur, le temps de ce travail qui débutera donc après avoir clôturé l’exercice en cours.

Déroulement :

Je demande aux membres de l’équipe de se découper chacun un bout de ficelle à la longueur voulue pour pouvoir la poser au sol et s’en entourer de façon que les deux extrémités se rejoignent. De choisir dans l’espace de la pièce dégagé des chaises, des tables et autres obstacles, une place qui lui convienne et d’y poser son bout de ficelle et de s’installer le plus confortablement possible à l’intérieur de la bulle ainsi formée au sol. Il peut s’y asseoir, s’y accroupir, s’y coucher ou rester debout.

Dans un premier, chacun des membres de l’équipe choisit la longueur de la ficelle qui lui convient. Ainsi un ouvrier d’entretien prend une ficelle relativement courte de 2 mètres, la directrice déroule plus de dix mètres, un éducateur à peine un mètre. Chacun s’entoure de sa petite ou grande « bulle » et la positionne au sol. Certains vont se coller aux murs, d’autres se placent plus au centre de la pièce. Certain s’assoient, d’autre se couchent et d’autres restent debout.

Lorsque chacun a trouvé sa place, je demande à chaque participant de se centrer sur ses sensations, sur ce qu’il ressent et au besoin de fermer les yeux pour y parvenir. Je garde un temps de silence.

Je propose ensuite aux membres de l’équipe de se placer, de se rapprocher de façon à ce que leurs places reflètent les positions qu’ils

28/69

Page 29: Aux frontières des systèmes

occupent dans les différents sous-systèmes, groupes d’appartenance, « clans ou tribus »20 et de telle sorte que les ficelles se touchent.

Tout se passe assez rapidement, les personnes se regardent, se rapprochent. Quelques-unes hésitent, d’autres ne bouge pas d’un centimètre…

Ceux qui ne bougent pas deviennent des noyaux d’attraction et l’on voit se former, en direct, les sous-systèmes de l’équipe qui dessinent chacun leur territoire.

Ce moment est essentiel21, car il actualise de façon très sensible des liens, des préférences, des distances, des éloignements…

Ainsi voit-on un pôle se former autour des « anciens », la comptable et l’ouvrier d’entretien. On y retrouve le cuisinier et une éducatrice, proche aussi un assistant social qui se tourne vers eux en tournant le dos au reste de l’équipe … Un autre groupe, plus réduit se forme autour de la directrice, ont l’on voit hésitez un long moment un ancien éducateur, responsable et qui cherche une place de ce côté, mais qui voudrait aussi être plus proche de l’équipe qui à pris position de l’autre côté de la pièce. On le voit physiquement balancer, se tourner dans un sens et puis l’autre, pour finalement s’installer à côté du groupe de la directrice en regardant vers l’équipe…

Lorsque chacun a trouvé sa place, je demande à chacun de se centrer sur ses sensations, sur ce qu’il ressent et au besoin de fermer les yeux pour y parvenir. Je garde un temps de silence.

J’invite ensuite tous les membres de l’équipe à explorer en silence, chacun à leur tour, et dans l’ordre où ils le souhaitent les espaces ainsi formés et après cette exploration, de venir se replacer sur son point de départ.

Bien que cela prenne un certain temps, cette partie n’en n’est pas moins intense et riche d’enseignements. Sans reprendre toute la description de ce qui s’est passé dans cette équipe durant ce moment de « bouts de ficelles et territoires » je relève, cependant quelques cheminements :

20 Pour reprendre les termes utilisés dans cette équipe.21 Je recommande vivement de le filmer en vidéo tant il y a de choses à exploiter dans cette sculpture en mouvement…

29/69

Page 30: Aux frontières des systèmes

de ce jeune assistant social, qui décide de partir le premier et qui voyage dans la pièce en prenant bien soin de ne pas marcher sur les ficelles qui dessinent les frontières sur le sol et lorsqu’il ne peut contourner, il choisi de faire demi-tour.

du cuisinier qui rigole en comparant l’équipe au musée Grevin et bouscule en disant « Je passe ou je veux »…

de cette psychologue qui forme des sinusoïdales d’un pas rapide en évitant aussi de passer sur les ficelles, mais en ne croisant aucun regard ;

de cet ouvrier d’entretien, qui s’arrête devant chacun, souriant et posant une main sur son cœur et l’autre main sur la tête de la personne en face de lui, en silence, paisiblement et chaleureusement.

de la directrice qui d’un petit pas rapide forment plusieurs cercles autour de chaque personne en n’hésitant pas pour passer sur les ficelles et en forçant même le passage entre deux personnes qui son dos à dos ;

de cette éducatrice qui d’un pas décidé tourne un peu mais évite de s’approcher de la direction tout en lui adressant un « salut camarades » à distance…

de la comptable qui demande l’autorisation d’entrer dans chaque espace, qui s’y arrête et même discute à voix basse en souriant…

Autant d’attitudes qui illustrent les tensions, les difficultés et aussi les souffrances, mais aussi toutes les ressources et les compétences de ce système et qui ne se trouveront pas nécessairement polarisées chez les professionnels de la relation : les assistants sociaux, la psychologue ou les éducateur, ni chez les détenteurs de l’autorité mais bien chez H., ouvrier d’entretien, treize ans d’ancienneté et G., 19 ans d’ancienneté et comptable…

Lorsque chacun a trouvé et a pu explorer cet espace, je demande à chacun, à nouveau, de se centrer sur ses sensations, sur ce qu’il ressent et au besoin de fermer les yeux pour y parvenir. Je garde un temps de silence plus long.

Pour clore, je demande à tous de ramasser sa ficelle et de former un cercle avant de se disperser, de bouger et marcher dans la pièce quelques instants avant de se rasseoir.

Ensuite, pour le décodage, je donne un bâton de parole à celui qui veut s’exprimer aussi longuement qu’il le souhaite sur ce qu’il a vécu lors de ce

30/69

Page 31: Aux frontières des systèmes

travail, je reprends le bâton de parole pour le donner à la personne suivante jusqu’à ce que plus personne ne demande le bâton de parole.

Je livre ci-dessous, l’ensemble des paroles que j’ai notées à la sortie de l’objet flottant car elles rendent compte du potentiel qui s’ouvre alors aux intervenants.

Quelques paroles prises au vole

JB. assistant socialJe me suis senti bien. Je suis resté au centre, sans appartenance à un Clan.J’avais envie de laisser la boucle ouverte. Je suis prêt à recevoir les autres et à communiquer, prêt à discuter des reproches. J’ai découvert que beaucoup de personnes m’appréciaient. Certains ont tourné beaucoup et d’autres m’ont touché, ils semblaient à l’aise avec moi, cela m’a fait chaud au cœurDéçu cependant, je voulais montrer à tout le monde que je me sentais bien avec tout le monde, mais mal à l’aise face au clan de la direction. C’est lié à mon enfance, à mon passé, je suis mal à l’aise avec la hiérarchie.

M. assistante socialAu départ, j’étais en recul. Je cherchais ma place. Je voulais être au soleil. Je me sentais oppressée. Me suis vraiment sentie seule au monde. J’ai tourné autour de JB et P car je les connaissais moins bien.Je suis touchée par le tour de B.

G. comptableJe me suis sentie assez bien. En froid, parce qu’A. s’était mis derrière, en dehors de l’équipe. Ca m’a fait du bien de toucher mes collègues.J’ai ressenti un grand respect mutuel lorsque H. a posé sa main sur ma tête et celles de toute l’équipe.

H. ouvrier d’entretienJ’ai ressenti une grande chaleur humaine chez G.. Je voulais toucher la tête de chacun avec le coeur

A. éducateurJe me sentais très bien dans le coin. J’ai un sentiment d’infériorité qui ne me gène pas. Je l’accepte et je reste un peu à l’écart de l’équipe.Je me suis rapproché de T. et j’ai rigolé avec tout le monde.

31/69

Page 32: Aux frontières des systèmes

J. cuisinierA l’aide ! Quelle est ma place ? Ce n’était pas possible de se voir tous dans le jeu. Je dois accepter que certains n’auront pas à savoir. Je dois accepter la singularité de chacun. Je suis sonné par rapport à l’instabilité de JB… J’étais mal à l’aise, il n’est pas en équilibre…Lors des passages, j’ai été interpellé par A.qui est la seule pour qui j’ai facilité le passage derrière moi…

C. directriceJ’étais embêtée d’avoir fait un si grand bout de ficelle et embêtée de devoir le fermer, j’aurais souhaité englober toute l’équipe.J’avais envie de faire un chemin sinueux, mais je voulais aussi n’oublier personne. J’étais dérangée par le fait de ne pas voir S. et pour l’éloignement de A. je l’ai vécu comme un besoin de ne pas être assimilé aux autres… C’est dommage ! Concernant les « clans », je n’ai pas bougé, j’appartiens à un clan de par ma fonction Il y avait énormément de respect dans les déplacements. Il y avait comme un rituel de passage devant moi… Le geste de respect d’H., la main sur le cœur c’était gai et sympathique. J’ai eu difficile de contourner tout le monde… Cette équipe me donne le tournis, presque de la nausée… J’étais comme en état d’ivresse

B. éducatriceJ’ai bien apprécié, je me sentais très bien… J’ai pris une grand morceau de ficelle, j’eu eu envie de faire un cœur. Mais je me sentais contrôlée, j’avais peur d’être analysée. Je me suis arrêté devant J., les yeux fermés, je le sentais bien être en accord avec moi. Dans l’étape des « clans » je me suis finalement positionnée avec P ; et C. et j’ai refermé les yeux, je me suis sentie bien et puis oppressée, j’avais besoin d’espace. Moi et P. près de C. (la directrice) nous étions comme deux gardes du corps, deux protecteurs, Astérix et Obélix. Le geste de V. (« Salut camarades ») ça ma heurté, tandis que l’éloignement de A., c’est un rebelle, hors conformisme. J’ai été touchée quand B. m’a touchée. Lorsque je suis passée par derrière, et fait le tour, c’est pas pour contrôler, mais plutôt pour jouer les protecteurs, comme un berger.

P. responsable du service hébergementJ’étais calé et je regrette de ne pas avoir commencé le premier- J’aurai voulu prendre un plus grand bout. Je me suis senti mal quand j’ai du choisir mon clan. C’était officialiser ma place. Je suis rassuré par S., il m’a fait chaud au cœur. A. a du forcer le passage entre T. et A. « J’aurais bien aimé m’asseoir entre les deux »

32/69

Page 33: Aux frontières des systèmes

Electrons libres qui sont bien avec tout le monde. Les nouveaux ont coupé.Le geste d’V. m’a fait quelque chose. J’ai ressenti la chaleur et la gentillesse d’H. et G.

T. assistante socialeJ’ai eu beaucoup de mal à choisir une place car on interprète. J’ai été gênée par le retrait d’A., comme si il était exclu… S’adressant à A. Je me suis sentie mal pour toi, alors que c’était ton choix à toi !Je me suis assise pour ne pas avoir de pouvoir. Dans cette histoire de clans je me suis sentie très mal. Je n’ai pas l’impression de former de clan, mais A. est venu près de moi et je ressens de l’ambivalence car je suis à la fois rassurée et mal à l’aise de former un clan. Je préfère être un électron libre et j’ai voulu prendre chacun individuellement. Je suis fort touchée quand une autre personne est différente avec moi des autres personnes. J’ai eu chaud au cœur avec B.J’ai ressenti une grande émotion, cet exercice très fort pour moi, très impliquant.

N. éducateurHeureux que M. vienne se raccrocher à moi. J’avais aussi envie d’être un électron libre. Je me suis senti envahi dans ma sphère personnelle par certain. J’ai accepté la gentillesse et la spontanéité, c’est une expérience nouvelle car d’habitude j’ai du mal par rapport à ça.C’est difficile de voir si il y a des affinités ou des préférences dans la proximité.L’incident avec A. pour moi c’est à recadrer comme de l’humourLorsque j’ai fait mes tours pour rien autour de JB, c’est un délire d’artiste.

V. éducatriceQuand on a donné les ficelles, j’avais envie de faire un 8, c’est ma position dans l’institution. Je me sens bien parfois et parfois je ne me sens pas vraiment à ma place, je culpabilise et je ne sais pas quelle attitude prendre. J’aimerais être tout le temps dans le plaisir. Je me serais bien sentie à l’extérieur du cercle et pourtant je suis à l’intérieur, mais je n’y suis pas vraiment. Je me suis mise bien, c’est important avoir un minimum de confort. Quand à la direction, ce n’est pas un clan, c’est normal, ça doit exister. Cela se décide en dehors de l’équipe et permet le bon fonctionnement d’une équipe

33/69

Page 34: Aux frontières des systèmes

J’ai fort hésité et puis je suis allée vers T.Je regrette d’avoir donné le passage trop facilement à C. Je me dis « sincèrement A. tu peux te laisser aller ! »G. m’a touché, Je ne veux pas d’affectif dans le travail. L’affectif c’est pour l’extérieur. J’en ai embrassé certains et pas d’autres… J’embrasse en fonction de l’envie. J. je n’aurais pas du l’embrasser. Alors parce qu’il est noir, je l’embrasse quand même. C’est bizarre que je l’aie embrassé. Je ne le connais pas.

P. psychologuePas facile, déjà en choisissant la ficelle ; ni trop petite, ni trop grande. Je ne voulais pas rester debout, je n’avais pas envie de dominer. J’aimais bien la place parce qu’il y avait du soleil, j’étais au milieu et en même temps à l’extrémité. Je me sentais bien et je n’avais envie de fermer ma ficelle. Je l’ai laissée ouverte un peu… Je ne me sens pas appartenir à un clan. Je suis bien avec tout le monde. Je n’ai pas eu envie de bouger, je me sentais protégée. J’ai été touchée par V., touchée par le toucher de G. (Elle joue G. en train de demander la permission de s’approcher et de toucher). Il m’a semblé que l’on voulait couper le lien de S. avec la direction. J’avais envie que tout le monde reste groupé et il fallait que j’oublie personne. Ce qui s’est passé, c’est ce que je vis depuis un an. Je refais un constat de ce que je savais déjà. Je voudrais que tout le monde regarde dans la même direction.V. est quelqu’un de particulier, sa carapace m’ennuie fort et elle a plein de choses à donner. J’ai vraiment envie qu’on soit tous ensemble et que ceux qui n’ont pas la même vision le disent. J’aimerais qu’on sorte de ces six jours avec un bagage de plus.

S. éducatrice

Je me suis mise à l’extérieur dans un premier temps pour voir ce qui ce passait. Si je ne m’étais pas mis là, près de la direction, j’aurais triché, j’aurais menti.Je ne m’enferme pas dans ce cercle là, même si j’en suis proche. Je joue le jeu, je suis tourné vers les autres.Les autres qui ont eu du mal à passer entre P. et moi. Faudra qu’on creuse !J’ai voulu aller d’abord vers les gens plus techniques plus de l’organisation. Ces gens m’apportent beaucoup dans mon travail. J’avais envie de m’arrêter sur B. car c’est quelqu’un que j’apprécie beaucoup. Je suis là pour soutenir aussi

34/69

Page 35: Aux frontières des systèmes

Après une parole de remerciement pour la richesse des échanges, je rends la conduite à Paul Henri qui clôture la séance par une parole émue sur ce qui vient de se vivre.

L’émotion est partagée, car cette équipe connaît là un moment une forme de rencontre qui contraste avec les modes habituelles de communication dans l’institution.

() théoriques

« Frontière : Définition usuelle »Initialement, la notion de frontière est définie par une limite ou une lisière "naturelle", observée dans un espace géographique limite dont le "franchissement" implique une décision délibérée ("Le Rubicon"). Le sens s'est très vite généralisé, et de "naturel", le sens du mot frontière est devenu conventionnel, caractérisant un franchissement entre deux domaines

(concrets ou abstraits) perçus différents.

35/69

Page 36: Aux frontières des systèmes

Symboliquement la frontière "délimite" alors un domaine d'activité spécifique. L'usage a alors développé deux interprétations, l'une de type ensembliste (quel que soit le modélisateur, tel élément ou composant est tenu pour intérieur ou extérieur à "la frontière"), l'autre de type systémique : la frontière est alors dessinée par le projet du modélisateur, elle n'est plus supposée "dans la nature", mais dans une représentation, a priori contingente. (L'exemple classique est celui des "frontières de l'entreprise" : inclut-elle ses personnels dans leur totalité, vie familiale ou civique incluse ?). Il est difficile de parler de frontière temporelle, a priori toujours arbitraire. En revanche, il est souvent commode de parler d'horizon temporel, et les deux mots sont parfois échangés l'un pour l'autre. »22

Le contexte interroge la notion de frontière car on ne sait jamais de manière précise où se trouvent celles-ci précisément … Le contexte est diffus et non clairement figé dans un espace, il est sujet à variations et il participe d’une dynamique vivante et subjective.

Lorsque nous pouvons dire :  « dans telle situation, j’agis de telle façon !», c’est que notre perception est assez claire par rapport aux limites physiques où nous contraint l’environnement, mais aussi que nous sommes relativement conscients de notre place dans l’espace relationnel et intersubjectif.

Si les bouts de ficelle tracent des limites visibles et des séparations elles n’en sont pas moins des possibilités de rencontres, des lieux transitionnels, des espaces « d’agencement » où les échanges sont inévitables.

Pressions

La frontière a certes une fonction de distinction, de séparation et donc de cloisonnement mais aussi est-elle à considérer comme le lieu de la rencontre, de l’échange où circulent des informations dans les deux sens, des interactions, des ressources, de l’énergie et où les systèmes se diffusent l’un dans l’autre. Une rencontre où le système ne peut se définir

22 Le petit lexique des termes de la complexité   (constitué par Serge DIEBOLT à partir des travaux de Jean-William LAPIERRE et Jean-Louis LE MOIGNE sur le site du programme européen MCX « Modélisation de la CompleXité » - http://www.mcxapc.org/

36/69

Page 37: Aux frontières des systèmes

que dans son interdépendance, son intrication et son entremêlement avec les autres systèmes qui l’environnent.

Bien que la position d'intervenant « extérieur »23 pourrait faciliter un travail d'objectivation et d'évaluation, il est impossible d'adopter une position neutre et non empreinte d'émotions. Au contraire, Polan et moi, nous voulons utiliser dans notre intervention les « résonances » qui nous traversent immanquablement.

«J’appelle résonances ces assemblages particuliers, constitués par l’intersection d’ éléments communs à différents individus ou systèmes humains, que constituent les constructions mutuelles du réel du système thérapeutique; ces éléments semblent résonner sous l’effet d’un facteur commun, un peu comme des corps se mettent à vibrer sous l’effet d’une fréquence déterminée». (p.602).24

Lorsque nous voulons identifier, reconnaître le système dans lequel nous intervenons, ce système nous agit et nous définit en retour ; c’est aussi de notre propre identité et de notre fonction dans ce système dont il est question…

Quelle est notre crédibilité dans une intervention systémique, si nous travaillons en tiers exclu ?

Admettre la porosité des frontières, travailler nos résonances, chercher les isomorphismes entre les systèmes où nous intervenons professionnellement et nos systèmes plus intimes, n’est-ce pas là des enjeux fondamentaux ?

Définir le système avec lequel je travaille est une étape fondamentale que nous rappelle Jacques Pluymaekers qui précise : « ce qui doit guider l’intervenant, lecteur systémique pour décider des ‘éléments’ à prendre en compte pour délimiter le système, c’est la conscience que l’éventuel élément génère des règles à l’intérieur du système. 

Il est important de rappeler ici la dimension autoréférentielle d’une lecture systémique : lorsque nous intervenons, nous ne sommes par un observateur extérieur à la famille et aux autres acteurs impliqués. Le système d’intervention se crée d’entrée de jeu, pour celui qui veut adopter

23 Entre guillemets car extériorité et donc du point de vue de l’intervenant impossible à tenir24 Elkaïm, M. (sous la direction de) (1995). Panorama des thérapies familiales. Paris, Seuil.

37/69

Page 38: Aux frontières des systèmes

une lecture systémique, système dont il est un des éléments, à côté de la famille et des autres acteurs.» 25

Au delà, il nous indique aussi que notre hypothèse ne pourra être qualifiée de systémique que si elle nous inclut et donc si nous traçons les frontières du système thérapeutique ou du système de supervision en nous y intégrant.

Lorsque, dans un premier temps, je propose à Polan l’hypothèse : « Trouver, prendre, retrouver et défendre sa place dans l’asbl» je suis dans une hypothèse de type « analyse institutionnelle », mais nous resterions dès lors dans une logique du « tiers exclu »…

L’hypothèse suivante que je lui soumets est plus systémique, car non seulement elle nous invite à réfléchir sur comment l’équipe fonctionne habituellement, mais aussi « comment nous co-construisons avec elle ce fonctionnement ? » :

« Nous travaillerons autour de l’hypothèse que cette équipe, à travers cette situation, nous invite à vivre ce qu’elle vit au jour le jour et qu’elle nous teste efficacement sur notre capacité de prendre et tenir notre place d’intervenant. »

Dès lors, nous voilà en mesure de mettre en lumière les isomorphismes qui existent aux différents niveaux du système et d’aborder, par exemple, la fonction de la disqualification dans ce système.

Après quelques détours, nous mesurons comment, depuis la naissance de l’institution, la disqualification fût adoptée quasi systématiquement comme solution pour évacuer la pression… Et ce qui me permettra d’écrire dans l’évaluation ce qui suit :

« Nous avons vécu des évolutions positives, constatées dans la période de notre intervention auprès de l'association ; mais ce qui ne signifie pas nécessairement qu'elles en soient le fruit. Cependant, nous les avons pointées comme indicateurs utiles pouvant éventuellement servir l'institution dans sa démarche future, notamment dans sa relation aux tiers extérieurs.

L'histoire de notre intervention s'inscrit dans un contexte professionnel, institutionnel et social imprégné de violence, d'exclusion et de disqualification. Ce public, que rencontre l'équipe au quotidien, 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7 est un public qui

25 « L’approche systémique, son originalité et sa méthode dans le travail psycho-social » - le village systémique : http://www.systemique.levillage.org/article.php?sid=68

38/69

Page 39: Aux frontières des systèmes

connaît en première ligne cette violence, cette exclusion et cette disqualification professionnelle, institutionnelle et sociale.

Cette équipe, jusqu’aux derniers moments de supervision, nous a rejoué "les violences" qu'elle vivait au quotidien et pas seulement avec leur public :

Un environnement de travail, le quartier, les bâtiments, les conditions matérielles précaires et déprimantes... Un cadre dégradé ne favorisant pas une ambiance chaleureuse et un confort minimum de travail. Dans cet environnement les comportements et attitudes violentes sont monnaie courante entre usagers. La violence des usagers appelle des mesures de contrainte, des mesures de "protection" qui peuvent être très rapidement interprétées par ceux-ci comme des mesures de rétorsion, de répression . Les policiers connaissent par cœur le chemin de cette institution et leurs combis stationnent très souvent devant ses portes...

Une lecture systémique de cette violence nous incite à ne pas chercher l’œuf ou la poule et la responsabilité, mais bien d'interroger la fonction de cette violence.

L'équipe nous dit combien elle est sous pression , comme une cocotte minute avec un besoin naturel d'évacuer les tensions. Des clans se sont formés, des murs se sont dressés, les placards sont pleins de rancœurs et il n'existe pas vraiment d'endroit d'expression . Il semble très difficile d'avoir un minimum de confiance à l'égard d'un conseil d'administration, d'une direction et entre les différentes castes professionnelles (AS, éducateurs, ouvriers, administratifs...). Tous s'épuisent, s'essoufflent... Les membres du CA s'éloignent, démissionnent ou prennent de la distance, les directions se succèdent et pour les membres de l'équipe rares sont ceux qui font de vieux os... Ainsi, cette assistante sociale qui exprimait, dès les premières minutes, son réel désir de participer aux journées de supervision et qui est finalement partie ailleurs, comme expulsée et en soulignant toute l'ambivalence de ce que vit l'équipe. Elle vit sa "disqualification" comme une mesure de répression et une injustice.

A tous les niveaux, la violence dans cette institution imprime un rythme particulier et les crises succèdent à un calme relatif durant lequel l'institution frémit, se contient mais se prépare déjà pour l'explosion suivante.

39/69

Page 40: Aux frontières des systèmes

Jamais le relâchement n'est vraiment possible. Tous les membres de l'équipe ramènent à la maison leurs incertitudes, leurs angoisses et bien qu'ils veuillent parfois s'en défendrent, c'est sous pression qu'ils retrouvent leur propre foyer.

La supervision est-elle comme la soupape qui a permis de lâcher un peu de pression ?

Certaines règles sont à l’œuvre aussi et participent à la compression illusoire du niveau de violence. Ainsi "il faut se méfier de ses émotions dans le travail !" (dans l'institution et dans la supervision). La direction de l'institution est principalement porteuse de ce message, car l'émotion pourrait être comme le canal privilégié de la violence.

Chacun des membres de cette équipe s'implique à son niveau et "prend sa place" professionnellement, mais il ne s’agit pas d’y faire un nid ou un refuge.

La compression de l'émotion permet de maintenir un temps le niveau de violence et de retarder la crise. Mais "ce qui ne s'exprime pas : s'imprime !" et finit par se transformer en un cancer. Et le système ne veut pas se vivre comme malade et cherchant son réconfort que dans une anesthésie émotionnelle.

Ses comportements sont ceux d'un patient inefficace qui attend, d'un "tiers", qu'il s'agisse de son médecin traitant ou d'un spécialiste, le résultat du traitement que l'on lui "applique" et se pose en victime de la maladie. Lorsque la crise survient, toutes les tensions se concentrent dans un espace et un temps limité et le système pourra accepter une amputation, une chimio et les traitements les plus barbares tant que le mythe fondateur n'est pas remis en question.

Ce mythe fondateur apparaît dès les premiers moments dans l’histoire de cette association d’hébergement. Elle fût fondée en 1949 par des pères jésuites pour accueillir les « anciens collabos » à la sortie des prisons où ils étaient enfermés jusque là et qui, à leur sortie, ne trouvaient aucun lieu pour y vivre ; que ce soit dans leur famille ou ailleurs.

Ce lieu, qu’inventent les jésuites, avec les meilleures intentions dictées par la charité chrétienne, est un territoire ou l’accueil est un devoir mais ou le

40/69

Page 41: Aux frontières des systèmes

nouvel arrivant ne pourra pas se construire un foyer, un lieu de paix, un refuge.

Jacques Pluymaekers nous indique que « …l’éthique exige d’ouvrir les yeux sur le subtil, sur le singulier, sur ce que l’on avait pas vraiment prévu ; les dimensions agressives et répressives dans nos institutions psychosociales se jouent dans ce quotidien où l’éthique et les logiques institutionnelles se télescopent. » 26

Et si aujourd’hui, le public a changé, le mythe fondateur est toujours à l’œuvre. Les « sans abris » sont aussi victimes et auteurs de « violences » et la « disqualification » opère toujours, car l’attachement n’est pas de mise…

Dans le film deManoj Nelliyattu Shyamalan, « The Village », nous découvrons l’histoire d’une petite communauté vivant en autarcie depuis plusieurs dizaines d’années et dans la terrifiante certitude qu'une race de créatures mythiques peuple les bois entourant le village. Cette force maléfique est si menaçante que personne n'ose s'aventurer au-delà des dernières maisons, et encore moins pénétrer dans les bois... .Dès lors, toute forme de contact avec le monde extérieur est vécue comme le plus extrême des dangers. Jusqu’au jour où le jeune Lucius Hunt, un garçon entêté, décide d’aller voir ce qui se cache par-delà des limites du village et que son audace menace de changer à jamais l'avenir de tous...

- Les anciens vont faire leur enquête demain… Ils vont interroger tous les gens du village dans la salle communale.

- Pour comprendre comment la frontière à été violée- Oui

Ce film illustre combien les frontières, les limites géographiques du système que constitue ce village sont aussi construites, volontairement ou non, dans l’esprit de chacun de ses habitants, dans leurs peurs, leurs colères et dans leurs croyances.

Dans cette histoire, le « grand enfermement »27 est martelé par les anciens du village, qui ont inventé de toutes pièces le mythe des créatures maléfiques, dans l’esprit des générations suivantes de telle sorte que les

26 L’institution : quand on n’a plus que son lit comme cabane ! – 37 ème Cahier critique de thérapie familiale et de pratiques de réseaux : « Lieux et liens familiaux »27 Michel Foucault propose la thèse du renfermement des fous et voit dans la fondation en 1656 de l'Hôpital Général de Paris l'acte premier de ce grand renfermement. Il semble bien que les insensés ne soient que très minoritaires dans cet enfermement progressif ; les mendiants, les libertins, les galeux, les prostituées, les vénériens, les enfants trouvés vont être internés de plus en plus souvent. - Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique. Folie et déraison, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1961

41/69

Page 42: Aux frontières des systèmes

frontières imaginaires sont bien plus infranchissables que les frontières du monde réel.

« Pardonne-nous nos mensonges Ivine, nous avions les meilleures intentions du monde » dit un ancien à sa fille aveugle qui va traverser, les forêts environnantes emplies de monstres et parvenue aux limites extérieures devra encore surmonter les hautes clôtures pour chercher un médicament et qui sauvera le Jeune Lucius…

Nous savons aujourd'hui que les sociétés humaines sont caractérisées par l'élaboration des cultures et l'évolution des civilisations : chaque génération enrichit et refaçonne un acquis qu'elle transmet, en toute légitimité, à la génération suivante qui va ainsi le modifier et l'accroître à son tour. Mais certaines « légitimités » peuvent être « destructives » et « la victime fait de nouvelles victimes, la légitimité destructive devient un input entropique majeur dans l’enchaînement des générations »28

Nous ne fûmes pas épargnés en tant qu’intervenants et c’est au matin du dernier jour de supervision que l’association, nous disqualifiera à notre tour.

Le cinquième jour dans la matinée, nous avions préparés la rencontre de l’équipe et des membres actifs CA et la qualité de rencontre fut réelle. Les membres de l’équipe et les membres de CA purent s’accorder sur une ébauche de projet commun, où la nouvelle directrice serait le trait-d’union…

Mais revenons au matin du quatrième jour, au lendemain d’une tentative de disqualification où la directrice à travers certains membres de l’équipe conteste ce que nous sommes en train de faire : « du relationnel », de « l’émotionnel » et non une « analyse institutionnelle ». Il nous était demandé de travailler dans une neutralité bienveillante sans que l’émotion s’exprime.

Il est particulièrement intéressant de constater que lorsque Polan dans le décodage de « Bouts de ficelles et territoires » dit en substance, qu’il est profondément touché par ce qui vient de se vivre dans ce moment où se découvre toute la qualité de cette équipe.

Au matin du quatrième, je lu le texte suivant :

« Nous voici donc à la mi-temps de cet engagement de 6 journées.L’arbitre Paul Henri, comme il se doit à pris ses responsabilités : Il

28 Ivan Boszormenyi-Nagy, “Transgenerational Solidarity : The expanding Context of Therapy and Prevention” – 1987 - dans “American Journal of Therapy Family” n° 14

42/69

Page 43: Aux frontières des systèmes

propose de travailler aux finalités et fixe les enjeux. Mais d’aucuns s’interrogent encore sur le jeu qu’ils sont en train de jouer : « Sommes-nous dans une Analyse institutionnelle, dans une psychothérapie ou un psychodrame ??? » « Ne faut-il pas disqualifier l’arbitre et son juge de ligne ? » « Et puis quoi !!! Ils n’ont rien compris, il faut leur expliquer ce qu’est notre travail, notre réalité institutionnelle, notre public !!! », « Ils sont à côté de la plaque » « AUX VESTIAIRES LES ARBITRES !!! »

Balle au centre, rien n’y fait… La partie continue !

Je m’interroge sur ce qui dans la première partie de l’engagement a mené à cette tentative de disqualification des pilotes… Car l’enjeu n’est pas tant de savoir à quoi on joue et pourquoi que de savoir comment on joue entre nous ? En tant que systémicien c’est ce qui m’accroche au premier chef….

Qu’est-ce qui est en train de se tisser entre nous et quelle fonction cela a de disqualifier la (les) personne(s) que l’institution est venue(s) chercher pour nous aider à impulser du changement… souhaité par tous et pas seulement par la direction et le CA mais aussi par l’équipe (deux réunions préparatoires).

Qu’est-ce qui a été touché lors de cette première mi-temps et qui réveille de vielles inquiétudes et soulève un vent de révolte ?

Sommes-nous en présence de ce qui a « disqualifié » ou dois-je dire épuisé M. en début de supervision ? Est-ce du même ordre que ce qui a épuisé le directeur précédent ? Et les précédentes directions avant lui ?Est-ce que cela peut expliquer l’épuisement du CA ?

Alors oui ! Je vous vous encourage à nous disqualifier aussi, dans la mesure où cela sert à comprendre comment on disqualifie dans cette association et prendre la mesure des mécanismes qui conduisent à la disqualification et à l’amputation de certains de vos membres… (Têtes, bras ou jambe…)

La question des finalités induit la question du changement et des objectifs :Deux tendances émergent de la journée d’hier :- La tendance soft, ligne légère et dans l’air du temps… colorée et chatoyante. Tout est possible ! Soyons positif, culturel et plaisant. La bonne ambiance est à portée de mains, imaginons un environnement qui bouge, dynamique…

43/69

Page 44: Aux frontières des systèmes

- La tendance hard, la ligne lourde et pesante connue et héritage du passé où notre public nous épuise, nous violenteLa balle est au centre, recentrons-nous donc…

Nous serons « disqualifiés » au matin du dernier jour…

Le dernier jour, Polan s’exprime avec force et conviction sur la qualité du travail de la veille avec les membres actifs du CA. Il propose un tour de table et voilà que des eaux dormantes jusqu’alors se réveillent…

Celui-ci exprime son désappointement, de ne pas avoir en main une analyse institutionnelle et même est assez mécontent car à quoi bon « perdre son temps et dépenser de l’argent si on n’a pas même pas pu réaliser cette analyse». Celle-là estime qu’effectivement, c’est un investissement considérable de la part de l’équipe et qu’elle ne voit pas très bien ce qui va ressortir de tout cela…

L’atmosphère est pesante. Polan défend notre travail et exprime sa consternation. Voilà que nous travaillons depuis cinq jours, en profondeur, sur la restauration d’un climat de confiance dans cette équipe et dit en substance : « c’est plus un travail de thérapie institutionnelle que d’analyse institutionnelle que nous avons réalisés… »

Mais voilà que la directrice lui coupe la parole, elle veut exprimer sa colère, elle reprend à son compte le discours de ce membre de l’équipe et nous accuse de « manque de professionnalisme » car elle n’accepte pas « que l’on joue sur les sentiments de gens », « on vous demandait une analyse institutionnelle et vous avez fait autre chose ». Elle compte d’ailleurs bien écrire à notre direction pour expliquer pourquoi elle refuse même de payer notre travail… et propose à l’assemblée d’en rester là.

Polan est abasourdi,… Je lui dis, en substance « Polan, au vu de la colère et de l’émotion de la directrice qu’effectivement il serait approprié d’en rester là »La directrice sort, visiblement contente d’elle-même, suivie par les deux cadres de l’équipe et deux autres. Ensuite, c’est les uns après les autres que tous les membres de l’équipe finiront par sortir de la pièce en exprimant pour certains des paroles d’incompréhension et d’autres visiblement ennuyés de ce qui arrive veulent nous « réconforter ».

44/69

Page 45: Aux frontières des systèmes

Après ce « coup de force », la porte se referme, Polan et moi, restons dans le local pour une évaluation « à chaud ».

Polan m’exprime combien il est épuisé et vit cela comme un échec. Il cherche à comprendre ce qui vient de se passer. Je lui dis combien il à tenu une position courageuse, qu’il s’agissait aussi de comprendre qu’à travers cette disqualification, la nouvelle directrice pourra affirmer sa propre position à l’intérieur de l’équipe en montrant qu’elle est capable de « reprendre les rennes » de l’association et vis-à-vis des membres du conseil d’administration d’installer un statu quo rassurant.

Je lui dis que pour moi, les choses ne se pose pas en terme d’échec ou de réussite. « L’institution nous a utilisé pour exprimer, évacuer un trop plein ». Nous avions identifiés très tôt la fonction de la disqualification et c’est un processus presque ‘naturel’ dont il s’agit ici.

Si il est probable que la nouvelle configuration qui s’est dessinée dans le jeu institutionnel n’est pas encore suffisante pour sortir de la « boucle de disqualification » et que pour la ixième fois cette équipe a rejoué son habituelle solution. 29

« Autrement s'il est vrai que la carte n'est pas le territoire, il est possible que le territoire, pour l'observateur soit aussi la carte : le modèle reçu se projette sur le modèle que nous émettons. Notre modèle du Territoire est aussi produit récursivement par les modèles antérieurs que nous en avions élaborés ou dont nous disposons. » 30

Nous avons fait un travail dont nous pouvons être satisfaits. Ainsi, je pense qu’à travers la technique de « bouts de ficelles et territoires » nous avons donner l’occasion aux membres de cette équipe d’appréhender un peu mieux combien leurs territoires, leurs espaces professionnels, mais aussi leurs fonctions, leurs rapports à l’autorité et encore bien d’autres niveaux étaient imbriqués les uns dans les autres…

29 C'est dans cette perspective que Paul Watzlawick fait apparaître deux types de changements : · Le changement de type 1 : c'est un changement qui conduit la personne à adopter une nouvelle stratégie sans remettre en cause les schémas fondamentaux sur lesquels il fonctionne. Dans ce cas, les diverses modifications qui ont lieu à l'intérieur d'un système ne bousculent en rien ce système. L'équilibre n'est pas rompu, l'action n'interfère pas dans son fonctionnement. Le système reste stable.· Le changement de type 2 : il agit directement sur les structures et l'ordre interne du groupe. Le système s'en trouve transformé. Ce changement suppose une remise en cause des cadres et schémas fondamentaux, le plus souvent par une intervention extérieure, la personne restant en général prisonnière de ses cadres de référence.30 Jean-Louis Lemoigne "Les modèles expérimentaux et la clinique" (AMRP 1985) Confrontations psychiatriques, 1987, numéro Spécial consacré aux modèle

45/69

Page 46: Aux frontières des systèmes

L’objet flottant pourrait être considéré d’une certaine façon comme un « input » dans la « boite noire » que représente le système où l’on intervient.

46/69

Page 47: Aux frontières des systèmes

( ) théoriques

La boîte noire

Une boîte noire est un dispositif, un objet ou encore un système considéré seulement des points de vues des caractéristiques de ses entrées et sorties. Dès lors, on utilisera généralement ce concept lorsqu’on ne peut pas percevoir les fonctionnements internes d'un système.

Dans « Une logique de la communication »31 on peut lire : « l’impossibilité où nous sommes de voir l’esprit ‘‘en action’’ a conduit récemment à adopter le concept de ‘‘boîte noire’’… » … « S’il reste vrai que ces relations (entre l’information entrante et l’information sortante) permettent de tirer des conclusions sur ce qui se passe ‘‘réellement’’…, cette connaissance n’est pas essentielle pour comprendre sa fonction dans le système plus vaste dont elle fait partie. »

Nous ne pouvons donc réduire la richesse d’un tel objet flottant à un simple input, ni l’équipe de cette association à une « boite noire ». Cela supposerait que nous connaissons ses limites précises et donc le territoire qu’elle occupe.

Les processus qui traversent cette équipe sont aussi alimentés par un maillage complexe d’idées, de perceptions et d’émotions qui s’expriment consciemment ou non et qui caractérisent la dynamique de tout système humain.

Dans « bouts de ficelle et territoires », si les frontières tracées au sol sont visibles elle ne sont qu’une petite indication par rapport à l’organisation complexe du système humain.

L’un des premiers principes fondateur de l’approche systémique est que «le tout est plus que la somme des parties». Cela signifie qu'il existe des qualités émergentes qui naissent de l'organisation d'un tout, et qui peuvent rétroagir sur les parties.

Par ailleurs, le tout est également moins que la somme des parties car les parties peuvent avoir des qualités qui sont inhibées par l'organisation de l'ensemble.

31 « Une logique de la communication », P. Watzlawick, J. Beavin et D. Jackson - Ed Norton 1967, trad. Seuil 1972.

47/69

Page 48: Aux frontières des systèmes

« Si les connaissances ne sont pas transmissibles et qu’elles doivent être construites individuellement par les élèves, cela ne veut pas dire que l’enseignement devrait se passer du langage mais plutôt que le rôle du langage devrait être conçu différemment. On ne parlera plus avec l’intention de faire parvenir ses idées (comme des petits paquets emballés dans des mots) aux receveurs, mais on parlera pour « orienter » l’effort constructif des élèves. » 32

L’Arlequin systémique

Un « objet flottant » systémique dans un travail d’installation relationnelle dans un contexte de formation

Le moment où s’entame une formation auprès d’un groupe est souvent essentiel et déterminant à bien des égards:

la première rencontre où l’accueil impulse une dynamique qui va souvent orienter fondamentalement et quasi structurellement ses rencontres suivantes ;

la qualité et l’intensité relationnelle de cette première étape va nécessairement influencer la motivation des participants à entrer dans le processus de formation et donc de leur l’investissement futur ;

L’histoire commune est à construire ; les cartes ou les représentations individuelles du monde ne se sont

pas encore accordées sur un territoire commun, aux frontières sensibles…

L’objet flottant :

Qu’il s’agisse des sculptures, des chaises vides, des blasons des masques… l’objet flottant convient particulièrement au travail non formalisé ou standardisé. Il s’agit d’un support généralement métaphorique qui permet un travail d’actualisation de type analogique.Il ne s’agit pas de travailler à un niveau intellectuel, de décrire ou de conceptualiser mais bien d’ouvrir à l’imaginaire, à l’inattendu et d’inciter à travailler avec cette faculté singulière qu’à notre cerveau de relier.

32 Ernst von Glasersfeld (2004) Pourquoi le constructivisme doit-il être radical? (http://www.univie.ac.at/constructivism/EvG/papers/162.pdf)

48/69

Page 49: Aux frontières des systèmes

Déroulement

Je mets à disposition du groupe un stock suffisant de papiers de 5 couleurs différentes en forme de losanges (de plus ou moins 5 centimètres de côtés), des rouleaux de papier collant et sur le tableau j’indique à quoi seront associées chacune des couleurs.

La question que je me pose ici est : « Comment je souhaite que le groupe se rencontre ? »

Par exemple :

La couleur verte sera associée à « une ou plusieurs choses que je souhaite dire de moi au groupe pour me présenter » ;

La couleur rouge à « une ou plusieurs choses, animaux, personnalités ou lieux qui pourraient me symboliser » ;

La couleur jaune à « une ou plusieurs capacités, compétences ou ressources que je souhaiterais acquérir dans ce contexte de formation » ;

La couleur orange à « une ou plusieurs capacités, compétences ou ressources que je peux mettre au service du groupe » ;

La couleur mauve à « une ou plusieurs attentes ou enjeux que j’ai dans le cadre de cette formation ».

Je propose au grand groupe, moi y compris, de se scinder en sous-groupe de 3 à 5 personnes durant 20 à 35 minutes. La consigne du sous-groupe étant :

« Couleur par couleur, chacun des membres du sous-groupe va s’exprimer sur la thématique de la couleur pendant que les autres membres écrivent (en un mot ou deux) ce qu’évoque la personne sur le losange de la couleur correspondante. Ensuite, les personnes qui ont écouté collent ces losanges d’une même couleur directement sur la personne qui a parlé. Lorsqu’on a terminé une couleur, on passe à la couleur suivante. »

Chaque losange contient donc une évocation dans la couleur correspondante et est collée sur la personne qui se raconte (à l’aide du papier collant). Chacun peut réaliser jusqu’à 3 losanges d’une même couleur par personne et donc une personne à la sortie d’un sous-groupe de quatre personnes sera couvert de 15 (1X3X5) à 45 losanges (3X3X5).Il y a donc 5 tours de paroles dans chaque sous-groupe (1 par couleur)

49/69

Page 50: Aux frontières des systèmes

Ensuite on se retrouve en grand groupe.

« En grand groupe, sans un mot, nous allons nous exposer les uns aux autres durant 5 à 10 minutes (selon la taille du groupe)Chacun des Arlequins voyagent parmi les autres Arlequins et découvre les carreaux des différents habits de couleurs. Où l’on tourne les uns autour des autres en exposant les pièces colorées de notre nouvel habit. »

Après ce temps d’exposition, j’invite une personne à décrocher un losange de son habit en le lisant à voix haute aux autres membres du grand groupe et en le collant n’importe où dans la pièce (sur un mur, une porte ou une fenêtre du local). J’invite une seconde personne à faire la même chose, mais en positionnant le losange plus ou moins proche du premier losange, selon qu’elle estime que cela à du sens ou non..

Décodages

Arlequin pourrait avoir eu comme origine un personnage réel qui, en 1356, accompagnait un gentilhomme français d'Arles arrivant dans la région de Bergame. Vêtu d'un manteau multicolore, ce valet fut accusé de vol et dut révéler son nom à la maréchaussée : « Pietro l'Arlequin » littéralement le ‘petit bonhomme d'Arles’.

Pietro fut chassé mais... les habitants de Bergame se mirent à s'habiller comme lui, allant jusqu'à porter des loups noirs pour imiter le bandeau qu'Arlequin portait au visage afin de dissimuler une blessure.

Cette petite histoire introduit le temps de décodage, moment essentiel prioritairement centré sur le ressenti des participants dans les différents espaces de l’exercice.

Dans les expériences multiples de formation et de supervision, l’Arlequin systémique s’est affiné et chaque nouvelle expérience de cet « objet flottant » a permis d’ouvrir à un grand nombre d’exploitations possibles.

Dans le démarrage et l’installation d’une formation, la rencontre de l’autre, à travers cette démarche, se fait à différents niveaux et ce qui s’y tisse là, se complexifie aussi au fur et à mesure de l’avancement des différentes étapes.

Si le travail dans le petit sous-groupe favorise la parole en terme de « je » ou chacun, à tour de rôle, s’exprime à propos de lui-même, de ses

50/69

Page 51: Aux frontières des systèmes

attentes, ses besoins, ses ressources et symboles, très rapidement, chacun se trouve confronté au sens propre comme au sens figuré « aux habits » et « aux représentations » que les autres nous collent sur le dos… Dans ce même temps, chacun découvre que ses propres représentations sont comme des pièces qui s’ajoutent, se confondent ou se distinguent dans le costume que l’on taille pour l’autre...

Les endroits où se trouvent collés les losanges de couleur ne sont pas neutres non plus, ainsi par exemple, une dame fut interpellée lorsqu’elle découvrit en fin de l’exercice, qu’elle n’avait pas remarqué, collé dans son dos, un losange orange (ressource que l’on peut apporter) où il était inscrit « clairvoyante ».

Elle s’était présentée dans le sous-groupe plus ou moins dans les termes suivants :

- « Je suis sans doute une personne autoritaire, mais je suis juste avec mes enfants et avec les autres en général… Je peux être une ressource dans ma façon de voir les choses »

Dans le décodage, cette dame rapidement exprima son trouble et sa difficulté à comprendre pourquoi cela la touchait autant.

Une première réponse, de type analytique fut proposée par une formatrice qui dit :

« Parce que votre clairvoyance a été mise en défaut peut-être qu’indirectement votre autorité et la justice sur laquelle elle se fonde sont aussi misent en défaut »

Assez vite, j’invitai la formatrice à regarder s’il ne restait pas un losange orange collé quelque part… Tout le monde se mit à rire, la dame et la formatrice y compris.

Plus loin dans la formation, la fonction de l’autorité dans le groupe et dans le travail avec les groupes fût abordée… Ainsi, de nombreux liens furent tissés et il fût question, entre autre, de relativiser la position « éclairée » de l’enseignement, du formateur, de l’éducateur, du parent ou du juge.

Revenant sur l’épisode de l’Arlequin systémique, la dame exprima sa gratitude à l’égard de la personne qui lui avait posé ce losange dans son dos ainsi qu’au groupe car elle prenait conscience que qu’elle allait pouvoir changer sa position à l’égard de ses enfants, qui en grandissant, lui avait déjà souvent répétés « Tu peux nous faire confiance, maintenant ».

51/69

Page 52: Aux frontières des systèmes

Celui qui avait collé ce losange, exprima quant à lui, qu’il n’avait vraiment pas d’intention jugeante et que c’est en toute bonne foi qu’il avait respecté la consigne de l’Arlequin systémique. Il se trouvait lui-même au prise avec des résonances propres car dans son boulot il assez souvent dans la position inconfortable de celui qui révèle les injustices et les abus d’autorité…

Comme formateur systémicien, j’utilise ici cet « objet flottant » comme un outil de décadrage et je cherche à favoriser les conditions de changement par rapport à des pratiques de formation "classiques", "traditionnelles" et trop souvent "verticales". C’est aussi et surtout un outil de « positionnement » qui d’une part permet aux participants de se rencontrer à des niveaux très différents et à me positionner dans l’horizontalité.

Par le langage, rendu peu à peu efficace depuis plus de cent mille ans, nous avons rendu poreuse la frontière entre le lieu de la pensée de l’un et le lieu de la pensée de l’autre. Les cheminements intérieurs de chacun ont pu féconder les réflexions des autres et être fécondés par elles.(p64) 33

Organisation apprenante

Cela suppose de méta communiquer34 et d’être un formateur qui s’inclut lui-même dans les processus dynamique de la formation. Plutôt que de système pédagogique je préfère utiliser le terme « d’organisation apprenante » :

«Dans son livre fondateur intitulé La Cinquième discipline(Éditions General First, 1991), Peter Senge, spécialiste de l'approche systémique et référence mondiale en matière d'organisations apprenantes, décrit ces dernières comme "celles dont les membres peuvent sans cesse développer leurs capacités à atteindre les résultats qu'ils recherchent, où des nouveaux modes de pensée sont mis au point, où les aspirations collectives ne sont pas freinées, où les gens apprennent en

33 Albert Jacquard – « Mon utopie » - Stock - 200634 Paul WATZLAWICK, Janet BEAVIN BAVELAS, & Donald D. JACKSON, Pragmatics of Human Communication : A Study of Interactional Patterns, Pathologies, and Paradoxes, Norton, New-York,1967, et Gregory BATESON, Steps to an Ecology of Mind, Granada, Londres, 1973 (Vers une écologie de l’esprit). Ces auteurs font référence aux indices, en général non verbaux (position du corps, gestes, expressions du visages, intonation, etc.) qui complètent ou permettent d’interpréter ce que qu’une personne est en train de dire : à savoir, s’il est sérieuse ou si elle plaisante, si elle éprouve de l’intérêt pour la conversation, etc. Pour Bateson, « communication is always meta-communication », c’est à dire que la toute communication inclut aussi des informations à propos de cette communication.

52/69

Page 53: Aux frontières des systèmes

permanence comment apprendre ensemble". De son côté, le biologiste et spécialiste des sciences cognitives Francisco Varela disait que ce n'est pas son habileté à résoudre des problèmes qui rend une organisation intelligente, c'est l'habileté de ses membres à créer un « univers de significations partagées », un acte cognitif qui implique d'écouter ses collègues et d'accueillir l'unique perspective de chacun.»35

Travailler dans une logique d’organisation apprenante, cela provoque de la surprise, de la résistance parfois car tout notre système de formation et d'enseignement, depuis Aristote, s'appuie sur des logiques de tiers-exclus.

L’arlequin invite à se rencontrer symboliquement en collant sur les autres ne représentations et en s’exposant à recevoir les représentation des autres. Très rapidement, un jeu de « miroirs en face à face » s’installe à l’infini.

Comment ne pas voir combien nos interprétations sur les autres sont aussi la projection, le transfert de nos propres vécus et de notre réalité ?Ensuite, une vision plus globale peut s’afficher sur les murs, les portes et les fenêtres du lieu que l’on partage et provoquer des « assemblages » inattendus, des bifurcations.

« Le plaisir, selon ce principe cartographique, ne s’explique pas, il se constate et doit être suivi dans ses suites. Ce sont des questions qu’il suscite, quant à la portée de la mutation, à la stabilité ou à l’instabilité des agencements qu’elle révèle, à la façon dont ces agencements impliquaient ou non la possibilité de ces mutations, ou dont ils impliquent ou non la propagation de leurs effets vers d’autres agencements. »36 Isabelle Stengers et Mony Elkaïm

Former systémiquement, c’est favoriser les conditions pour un changement de type 2, c’est "complexifier" sans "compliquer", c’est s'ouvrir à l'infini des possibles et accepter de travailler avec ce qui émerge de la rencontre...

Il ne s'agit donc pas de provoquer la déroute chez les apprenants, mais de les accompagner dans "un saut de qualité", un saut "hors du cadre des habitudes" où le formateur s'appuie sur une lecture systémique pour

35 ANDRÉE MATHIEU, "Les organisations apprenantes et les défusions", L'Agora, vol. 10, no 1, été 200336 M. Elkaïm et I. Stengers, Du mariage des hétérogènes (Chimères n° 21)

53/69

Page 54: Aux frontières des systèmes

soutenir l’apprenant dans le décodage de ses interactions avec l'environnement.

Ce "métier impossible"37, selon le terme de Freud, ne peut-il être aussi considéré comme métier des possibles38 car n'est-ce pas la proposition "entropique" qui est porteuse de changement et qui non seulement est de ce fait bien plus motivante dans un cadre pédagogique ? "A quoi bon se former, si cela n'est pas porteur de changement" ? C'est dans l'action que cet appétit s'amplifie et que l’organisation apprenante se co-construit et trouve des fondations nouvelles.

Je ne conteste pas l'utilité d'un programme pédagogique, ni d'une évaluation formative et de l'intérêt d’un syllabus mais je voudrais souligner le peu d'espace que l'on réserve habituellement à l'alternative systémique qui implique moins d'objets prédéterminés.

Le programme pédagogique trop marqué détermine, cloisonne, cadre et limite la rencontre pédagogique si l'un ou l'autre des membres du système s'y accroche trop. De même, une évaluation centrée essentiellement sur l'acquisition des contenus invite trop souvent à oublier l'importance des facteurs favorisant une relation pédagogique horizontale... Un syllabus qui existe préalablement à la rencontre pédagogique peut réduire de beaucoup la qualité de cette rencontre; si formateur s'attache à ne pas sortir de ce qui y est écrit.

L’organisation apprenante est n’a donc pas une structure figée dans un programme, son architecture peut prendre des formes diverses et les repositionnements se font tant dans les bordures extérieures que dans les cloisonnements intérieurs.

Par exemple, lors d’une formation que j’ai intitulée « Expériences systémiques » qui est centrée sur les pratiques professionnelles des participants, j’invite les participants à se rencontrer en sous-groupes qui sont constitués en fonction de leur place dans la fratrie de leur famille d’origine39. Cela fait la cinquièmes fois que je reproduis cette formation dans des contextes différents et à chaque fois, ce démarrage inattendu, provoque rapidement dans les groupes en formation des maillages d’une grande richesse.

37 Il utilise cette expression à deux reprises, en faisant référence au métier d’enseignant d’une façon générale Préface à “Jeunesse à l’abandon” d’Aichhorn (1925) et dans S. Freud, « Analyse terminée et analyse interminable », in Revue française de psychanalyse, t. XI, n° 1, 1939, p. 33.38 Freud lui-même écrit :  « L’impossible est aussi ce qui tend toute création, défi posé là pour qu’on le fasse mentir. Se confronter à lui, crée l’occasion d’aller au-delà de ce que l’on croyait être en mesure de réaliser. Alors entre un « rien n’est impossible » qui désigne notre toute-puissance et un « rien n’est possible » qui signe notre impuissance, reste vraisemblablement un espace pour comprendre et agir. » ib-idem39 Expérience que j’ai découverte dans un travail avec Catherine Barreau en formation

54/69

Page 55: Aux frontières des systèmes

« Explorer ce simple niveau de la place, tant réelle qu symbolique et imaginaire, permet des redéploiements aussi bien du temps familial que son espace. De ces redéploiements pourront émerger d’autres possibles, aussi bien au plan des symptômes, des comportements et des interactions, qu’à celui des niveau mythiques et des systèmes de croyances qui tissent en permanence la toile de fond où vont s’exprimer nos peurs et nos motivations, nos limites et nos projets, en bref notre vision de notre destinée. »40

François

Voici une première séance d’une thérapie familiale réalisée l’année dernière où la dimension spatiale et des territoires fut pour moi, particulièrement éclairante. Nous pourront aussi nous interroger sur le bien fondé d’une thérapie à domicile.

Je reçois un premier appel de la maman qui m’explique d’emblée que le médecin du centre W.L. qui suit son fils François pour hyperkinésie et encoprésie, lui a conseillé de rencontrer un thérapeute familiale. Car elle ne s’en sort plus, que son fils a même mit sa propre vie en danger. Elle dit cela assez rapidement, d’un trait…Je lui demande :

- Vous vous appeler ?- Nadine V.

- Quel âge à François ?

- 10 ans !

- A-t-il des frères et sœurs ?

- Une petite sœur de 7 ans, Caroline.

Après un moment,

- Savez-vous comment travaille un thérapeute familiale- Non..

- Pour bien travailler j’ai besoin de la présence de toute la famille...

40 « Maison, maisonnée et famille : trouver sa place » – 37 ème Cahier critique de thérapie familiale et de pratiques de réseaux : « Lieux et liens familiaux »

55/69

Page 56: Aux frontières des systèmes

- C’est surtout pour François !

- Qui vit sous votre toit ?

- En dehors de moi, François, sa sœur Caroline et le papa de Caroline… Enfin il n’est pas toujours là.

- En tant que thérapeute familiale, je travaille avec toutes les personnes de la famille. Le papa de Caroline n’est pas le papa de François, si je vous suis bien ?

- Nous sommes séparés depuis longtemps, il vit ailleurs !

- Vous pouvez peut-être en discuter tous…

- Non, cela n’est pas nécessaire nous serons présents.

- Qui ?

- François, Caroline, son papa et moi ?

Après un moment

- Et le papa de François ?- Il ne vit pas sous le même toit…

- Bon, je reçois le lundi soir cabinet de Wavre et je peux aussi vous rencontrer éventuellement à votre domicile, un mercredi après-midi ou un vendredi en soirée. Qu’est-ce qui vous conviendrait le mieux ?

- C’est plus cher à domicile ?

- Pas si vous habitez entre Nivelles et Wavre. Si non il faut compter 5 euros de plus

- Je préfère à domicile…

Rendez-vous est donc pris pour cinq séances un mercredi sur deux à 18 heures.

Lorsque j’arrive le premier mercredi, je découvre une jolie maison, assez vaste dans un quartier résidentiel assez cossu et calme. C’est madame qui m’accueille sur le pas de la porte et me fait pénétrer dans le salon où je découvre François en train de jouer à la console branchée sur la télévision. C’est un jeu de combat…

56/69

Page 57: Aux frontières des systèmes

- Whaoo ! Tu as l’air de bien te débrouiller ! Tu dois être François ?

Il me salue poliment et comme sa mère lui demande, il arrête le jeu.

- Ta sœur est là ?- Elle joue en haut sur l’ordinateur avec son papa.

- Je voudrais bien, me dit la maman, que l’on discutent d’abord à trois de la situation de François pour qu’il ne soit pas mal à l’aise…

- Comme je vous l’ai indiqué par téléphone, j’ai besoin de travailler avec la famille entière… Ils sont bien au courant de ma venue ?

- Oui... Mais je préfèrerais parler avec vous d’abord de la situation de François ?

- Ils vivent sous le même toit, n’est-ce pas ? Je pense que puisqu’ils vivent avec François et que la situation de François est aussi un peu la leur, non ? J’insiste, avec le sourire…

Il faudra encore quelques échanges avant qu’elle ne dise :

- François va cherchez ta sœur et son père !

Il s’exécute mais ne redescends qu’avec sa petite sœur, toute souriante et qui vient me serrez la main.

- Bonjour, monsieur…- Bonjour, ton papa n’est pas descendu avec toi ?

- Non, elle regarde sa mère qui lui dit d’aller le chercher.

Pendant que la petite remonte, la maman accueillante, m’invite à m’asseoir, sur l’un des canapés, pour dit-elle, « en attendant, je pourrai vous expliquer la situation »;

Je m’approche du canapé, mais je me ravise et je me tourne vers elle en disant

- Nous allons peut-être attendre que tout le monde soit présent.

Lorsque Caroline redescend, avec son papa elle se dirige directement vers la télévision et la console de jeu. Je m’avance vers son papa en lui tendant la main et en souriant. Il me répond de façon assez glaciale et il va s’asseoir sur le canapé.

57/69

Page 58: Aux frontières des systèmes

« Venir au monde, c’est faire sa place, non seulement dans la génération et dans la fratrie, mais aussi dans un espace familiale saturé de représentations. »41 (Maryse Vaillant, 2001)

Nous voyons dans le dessin ci-dessous la carte du salon qui fait aussi office de salle à manger. J’y ai numéroté les différents moments de cette séquence dans l’ordre où ils se sont déroulés à partir de cet instant.

41 « Il n’est jamais trop tard pour pardonner à ses parents » Editions de la Martinère - PARIS 2001

58/69

Page 59: Aux frontières des systèmes

Pierre, le papa de Caroline va s’asseoir sur le canapé La maman va chercher une chaise et puis une autre et s’installe sur l’une des deux ; Caroline quitte la console de jeux avec laquelle elle chipotait pour s’asseoir sur la chaise à côté de sa maman ; François fait demi-tour et s’éloigne J’invite François à s’asseoir ; François me dis qu’il préfère bouger et se met à déambuler autour de la table…

59/69

Page 60: Aux frontières des systèmes

Reprenons…

Nous constatons que dès les tous premiers instants de cet entretien familial combien l’installation d’un contexte thérapeutique n’est pas une chose gagnée d’avance.

Si la consultation à domicile a un certain nombre d’avantages, elle implique aussi de mettre en place un certain nombre de balises qui permettront de créer ce contexte thérapeutique.

La consultation dans l’espace familial complexifie et enrichi tout à la fois la démarche car elle permet d’utiliser l’environnement habituel de la famille comme une dimension exploitable en direct.

Déjà dans l’entretien téléphonique, je choisis de me référer à l’espace des personnes qui vivent sous le même toit. C’est évidement arbitraire, car il est vrai que la famille ne se limite pas aux personnes qui partagent le même foyer. Cependant, Nadine s’accordera assez facilement sur cette première « définition » de l’espace familial… Nous pouvons dès lors envisager la rencontre quitte à élargir le cadre ensuite.

Peut-être aurais-je du insister pour que la maman me retéléphone après en avoir aussi discuté avec le papa de François et qu’en acceptant la rencontre avec elle, le papa de Caroline et les deux enfants, je rentre déjà peut-être dans le programme officiel ? Ce n’est qu’après avoir raccroché que je me pose ces questions.

Dès lors, lorsque je suis accueillis par la maman au domicile, une des questions que j’ai en tête est : « quelle est la place du père, plus largement celui des hommes dans l’histoire de cette famille et particulièrement du côté maternel ? »

C’est très rapidement que la maman, veut m’engager, malgré notre accord formel au téléphone, dans un entretien où caroline et son papa sont absents. Et il me faudra rester très vigilent à ce moment-là pour amener toutes les personnes présentes sous le toit à nous rejoindre dans le salon.

La maison est-elle à considérer comme un personnage dans la trame qui s’installe ? Il s’agit pour moi, bien plus qu’un décor, car la relation que chacun des membres de la famille entretient avec la maison, les pièces, les meubles et les objets qui s’y trouvent va m’être de première utilité dans l’installation d’un contexte thérapeutique.

Comment l’espace est-il investit ? Quelles sont les fonctions attribuées au lieu ? Comment sont répartis les espaces et comment cette répartition est-

60/69

Page 61: Aux frontières des systèmes

elle négociée entre les différents membres de la famille ? Comment sont traverser les frontières ? Et une multitude d’autres questions peuvent enrichir notre compréhension des jeux relationnels et des processus qui contribuent à la définition du programme officiel… On pourra s’en passer évidemment et utiliser l’espace d’un cabinet de consultation pour appréhender ces fonctionnements, mais sans ne jamais atteindre la même visibilité. Et puis, ce qui est parfois totalement évident dans le lieu de vie, pourra échapper au plus perspicace de thérapeute dans son cabinet.

Les lieux et leurs objets sont investis, spatialement, mais aussi psychologiquement, socialement, symboliquement, culturellement et ouvre dès lors des possibilités propres, qui leur appartiennent et qui ne peuvent émerger ailleurs.

François joue sur la console en bas dans le salon tandis que Caroline et son papa joue sur l’ordinateur en haut… Jouer face à un écran les relie d’une certaine façon, mais la distance est bien réelle. Est-ce exceptionnel ou est-ce l’habitude ?

La « mise en place » de l’entretien est significative de ce qui se déroulera dans la suite. Il m’apparaît de très clairement que je ne peux démarrer continuer cet entretien qu’en présence des autres membres de la famille qui sont déjà présents sans l’être.

Ce serait une illusion de croire que cela se joue entre la maman, François et moi. Tous les membres de la famille ont bien commencé la partie de la place qu’ils occupent et même s’ils ne sont pas visibles ils sont bien engagés dans la distance ou dans la proximité. Dans cette représentation, je pense aussi au papa de François, qui sera comme Godot, certes, mais qui est pourtant un des personnages principaux. Et d’autres acteurs dans la suite, viendront sans aucun doute, occuper le devant de la scène !

Donc François est calme joue avec sa console et ne donne dans ce premier temps l’image d’un enfant hyperkinétique. Je pointe que maman ne va pas chercher elle-même caroline et son papa, elle préfère « activer », « mettre en mouvement » François pour qu’il accomplisse cette tâche. Visiblement c’est naturellement que François s’exécute.

Joue-t-il habituellement, l’intermédiaire, le messager ou est-ce parce que la maman veut m’entretenir en tête-à-tête… Toujours est-il que je m’étonne moins lorsqu’elle envoie ensuite sa fille pour chercher son papa.

Une première idée me vient et qui est d’interroger la fonction des enfant messagers dans se couple.

61/69

Page 62: Aux frontières des systèmes

Lorsque monsieur descend, je ne m’interroge pas tant de sa froideur que de la rapidité ou il va se mettre dans son coin de ce qui dès lors se joue comme une mécanique finement huilée. Madame établi de la distance entre elle et lui, en posant sa chaise et comme une position isolée ne semble pas la satisfaire, elle prend une deuxième chaise qui est dédicacée à sa fille. C’est d’ailleurs très rapidement que le petit bout de sept ans vient, sans que sa mère ne lui dise quoique ce soit, se poser sur la chaise à coté d’elle.

Minuchin aurait peut-être invité madame à s’asseoir près de monsieur… et créer de cette façon un espace de confort pour que François puisse s’installer. Mais sur le moment, je n’ai eu pas ce réflexe.

Et là, François, si il veut nous rejoindre au salon, n’aurait plus d’autre choix que de s’asseoir à gauche de son beau-père. Ou bien à sa droite sur l’autre canapé mais dès lors se trouverait entre moi et son beau père et visiblement, il partage avec sa mère le besoin s’en tenir éloigner. Il fait demi-tour après avoir vu sa sœur s’installer sur la chaise à droite de sa maman.

Mon invitation ne suffi pas à voir s’asseoir François parmi nous, il préfère se mettre en mouvement et c’est exactement à ce moment là que l’image de « l’enfant hyperactif » me vient …

Dans ce très court laps de temps, moins de trente secondes, toute la structure de la danse familiale est inscrite et sans doute peut-on y lire de façon relativement explicite de comment s’active le symptôme de « l’enfant hyperactif » ?

« Les territoires familiers, tels la maisonnée et l’habitat (avec ses meuble et se objets), font office de vecteurs analogiques dans l’espace réel et symbolique où se forge notre identité avec la double exigence de l’identique et du singulier. Comme nous le montre bien la clinique de la thérapie familiale : pour se détacher, il faut d’abord qu’il y ait eu lieu et lien l’un et l’autre se conjuguent dans notre rapport au territoire qui est non seulement un rapport au pouvoir mais surtout un rapport à l’autre et aux autres. »42 Yveline Rey

Très tôt, en tant qu’intervenant, je suis invité à « prendre place » pour ne pas dire à « prendre position » dans l’espace interactionnel du système familial. Tout naturellement la maman essaye de me mobiliser sur le

42 Yveline Rey « Maison, maisonée et famille : trouver sa place » – 37 ème Cahier critique de thérapie familiale et de pratiques de réseaux : « Lieux et liens familiaux »

62/69

Page 63: Aux frontières des systèmes

« programme officiel » et « le patient identifié ». On comprendra aussi combien l’invitation à s’asseoir peut être difficile à différer, tant elle appartient aux codes habituels de la vie en société.

Accepter l’invitation directement signifiait accepter l’engagement de la séance, hors de la présence de Caroline et de son papa et de peut-être perdre, avant même d’avoir commencé, une position « neutre ». Il s’agit dans ces premiers instants de donner toutes ses chances à un processus d’affiliation qui implique le maximum de membres du système.

Je comprendrai plus tard que le papa de Caroline en fait ne reste que deux jours par semaines sous le toit et ce pour « épargner » Caroline… En fait, le couple est séparé, mais s’organise pour que monsieur co-habite à temps partiel, durant deux jours de la semaine et ce pour prémunir la petite fille qui panique à l’idée que son papa « s’en aille », comme celui de son grand frère… Ce que nous aurons l’occasion de travailler par la suite…

Actualisation

Nous sommes dans le cadre du troisième entretien43 et la maman exprime son impuissance face aux comportements « brusques et parfois violents » de François à l’égard de sa sœur, d’elle-même et de lui-même…

C’est déjà la troisième ou quatrième fois qu’elle revient avec le « programme officiel », les comportements « incontrôlables » et l’hyperactivité de son fils qu’elle met en contraste avec ceux de sa fille qui est un « modèle de calme et de gentillesse »

- Caroline, sais-tu ce qu’est une sculpture ? - Non.- Madame puis-je lui montrer une sculpture qui est sur votre meuble ?- Oui, bien sûr !- Voilà une sculpture en bois ! Il en existe en pierre aussi… et souvent

elles sont plus grandes…avec des personnages…- A oui, je vois …- Et bien je voudrais bien que tu fasses une sculpture, mais au lieu

d’utiliser du bois ou de la pierre, si ils veulent bien nous y aider on va utiliser des vrais personnes : ta maman et ton frère et toi aussi…

Je donne encore quelques explications à Caroline qui commence par sa maman et avec des gestes très doux l’invite à s’incliner contre le dossier du canapé de telle façon que celle-ci se retrouve presque couchée. Ensuite elle place, presque couché aussi, son frère à la gauche de sa

43 Le papa de Caroline ne vit plus à temps partiel sous le toit et ne participe plus depuis la deuxième séance

63/69

Page 64: Aux frontières des systèmes

maman et fait passer le bras droit de François autour des hanches de sa maman. Elle dispose le bras gauche de sa maman sur le dossier du canapé et ensuite elle va s’asseoir à moitié couchée contre son frère, à sa gauche de façon à ce que sa tête soit en contact avec la main gauche de sa maman. (voir la figure ci-dessous)

François est tout de suite d’accord de jouer le jeu et demande si il pourra lui aussi réaliser une sculpture. Je suis d’ailleurs touché par sa capacité à se mettre au service de la sculpture de sa petite sœur et lorsque celle-ci le place contre sa maman, il se laisse facilement positionner et reste dans une immobilité parfaite.

La maman est surprise par la sculpture, car elle ne peut ignorer la position que sa fille de sept ans lui donne. Caroline place son frère entre elle et sa mère et il s’agit du frontière bien vivante entre elles deux.

Elle agit avec beaucoup de tendresse, elle réfléchi, elle ajuste le bras de son frère derrière le dos de sa maman. Elle redresse un petit peu sa maman de sorte que le bras gauche de celle-ci puisse bien les couvrir tous les deux.

64/69

Page 65: Aux frontières des systèmes

La maman dit à Caroline: « Tiens, c’est ainsi que tu vois les choses ? » et elle reçoit un sourire en toute réponse.

Au regard de cette sculpture, on pourra s’appuyer sur « la compétence de cette famille »44 et ses ressources toujours présentes et ici particulièrement celle de Caroline et de sa sensibilité. Elle qui indique ici à sa maman comment cette dernière peut prendre son frère et sa fille sous son aile, ensemble, dans le même espace.

Les deux chaises que la maman installe lors de la première séance sont comme une invitation à prendre place pour un seul de ses deux enfants et naturellement la petite fille occupe cette part du territoire que sa maman lui prépare.

« L'impossible dilemme peut alors se traduire ainsi: «Si je veux conserver des liens avec ma mère, je ne dois pas lui montrer que je l'aime; mais si je ne lui montre pas que je l'aime, je vais la perdre »45(Grégory Bateson)

Ce demi-tour de François et la mise en mouvement traduit-il à sa façon de prendre une place, d’exister dans un lieu où il semble difficile de se poser.

Lorsque je l’invite à partager son ressenti, la maman exprime son étonnement face à la place que sa fille lui a donné dans cette sculpture.

Nous travaillerons à partir de cela pour que cette maman puisse parler, à ses enfants, des « séparations » et aux enfants de redessiner dans leur tête une configuration familiale plus compatible avec la réalité.

La barque du passeur

Lors d’une conférence à Bruxelles46, j’écoutais Philippe Caillé comparer le thérapeute à « un passeur » et « l’objet flottant » à sa « barque »… Je me suis rappelé un échange avec mon ami Maurice, un conteur africain qui aime se faire appeler « Le passeur de mots », philosophe de formation et aussi guérisseur, héritier de la tradition de ses ancêtres.

Lors de cette discussion mémorable, dans un petit restaurant non loin de la Grand place de Bruxelles, nous avons longuement parlé de sa pratique de guérisseur et en particulier d’une technique ancestrale qui consiste à faire porter le masque47 d’un animal au patient. Il pouvait s’agit du masque du crocodile, du lion fauve ou de l’antilope qu’il utilisait ainsi pour soutenir 44 Ausloos, G. (1996) La compétences des familles, Ramonville-Saint-Agne, Erès.45 Vers une écologie de l'esprit, 2 tomes (Paris, Le Seuil, 1977)46 La symbolisation du lien dans le travail avec les familles et les couples – La méthode des objets flottants -conférence avec Philippe Caillé, psychiatre - mars 2005 - pour écouter cette conférence, rendez-vous sur le site : le village systémique à l’adresse : http://www.systemique.levillage.org/article.php?sid=118

65/69

Page 66: Aux frontières des systèmes

le travail thérapeutique. Et l’on connaît « l’institution des masques » en Afrique, dans ses usages multiples : de possessions, de révélations, de protections et de médiations, notamment dans le dialogue avec les ancêtres…

« Si la confection même du masque, puis le dialogue qu’il on eut avec lui ont eu pour conséquence qu’ils ne reconnaissent plus le masque comme représentatif de leur perception, ils peuvent s’en débarrasser…

Le masque s’inscrit dans une construction de la réalité qui a une structure logique autoréférentielle. Il ne s’agit donc nullement de savoir si le masque dit ou non la ‘vérité’. L’important est de saisir que nous mettons toujours des masques sur les personnes. Si nous pouvons retirer le masque d’une personne, c’est que nous avons la chance d’avoir déjà trouvé un autre masque pour elle, mieux adapté. »48 (Philippe Caille et Yveline Ray)

Il me reste de cette discussion, que ces supports, qu’ils s’agissent de masques ou de sang de poulet, ont une réelle force, un pouvoir quasi-magique ; non pas par eux-mêmes, mais par leur fonction de catalyseur qui concentre dans l’objet un potentiel puissant de symbolisation.

« Pour aider les couples et les familles à dessiner de nouvelles cartes, il faut retrouver le territoire existentiel que cachent les cartes qu’ils utilisent en neutralisant le pouvoir des mots. » idem 39

L’espace de cette symbolisation est un espace de rencontres, de résonances, comme un « espace intermédiaire ».

Un espace analogique qui échappe aux contradictions et paradoxes du langage car il ne nécessite aucune explication, aucune analyse.

Un espace d’actualisation où le « symbole est vivant » et devient « la meilleure expression qui formulera le mieux la chose cherchée, inattendue ou pressentie…. » (Jung ).

47 Dans le théâtre antique, le mot "persona" désigne le masque porté par les acteurs. Le « masque » (persona) de l’acteur antique est aussi utilisé pour faire porter sa voix dans l’agora et donc cet instrument de l’apparence est aussi celui de la "résonance"… (personare)48 Les objets flottants Méthodes d’entretiens systémiques (Philippe Caillé - Yveline Rey / Editions FABERT)

66/69

Page 67: Aux frontières des systèmes

« Le but des objets flottants est de permettre au thérapeute de garder le contrôle du contexte de son action. Il pourra alors aider la famille à reconsidérer son paradigme et à affronter une situation de crise. Les objets flottants introduisent dans le cadre des séances le paradigme familial blessé. Celui-ci doit être révélé dans sa dimension temporelle et spatiale pour que les acteurs puissent, sans détourner le regard, s’y refléter et éventuellement accepter en commun la nécessité du changement. idem 39

Le choix d’un « objet flottant » plutôt qu’un autre ou même l’invention d’un nouveau se fonde avant tout, dans ma pratique clinique, sur la volonté de confirmer ou d’infirmer une hypothèse par une actualisation qui puisse mettre au jour ce qui était dans l’ombre.

Cette actualisation agit, d’une certaine façon comme « un déclencheur » ou plutôt comme une clé qui permettra d’enclencher un changement.

No man’s land

Regardons autour de nous, levons la tête un moment, respirons et écoutons… Tout nous relie à notre environnement, au lieu qui nous entoure, qui nous sécurise aussi la plupart du temps.

Nous traversons ces territoires en oubliant que nous en faisons partie et que nous en sommes totalement dépendants. Et ce qui nous donne cette illusion de ne pas appartenir à la terre : c’est notre capacité de communiquer. Nous désignons les choses et les êtres dans notre environnement et nous nous en distinguons. C’est notre paradoxe d’être humain ; être à la fois en dedans et en dehors, présent et absent au monde qui nous accueille.

Bien sûr, les autres font aussi partie intégrante de l’environnement et des territoires que nous traversons et parmi tous ceux avec qui nous partageons ces lieux, il y a « nos proches »… Y avons-nous réfléchi, ne fusse qu’un instant ? Ce terme s’adresse-t-il plus à ceux avec qui nous partageons nos territoires, nos espaces ou qui vivent sous le même toit ou bien alors à ceux et celles auxquels nous nous sentons reliés, quelque soit la distance ?

67/69

Page 68: Aux frontières des systèmes

« La simple force de gravitation suffit pour rendre un pendule de Foucault de l’ensemble des masses de l’univers. Son comportement ne peut être expliqué qu’en faisant référence au cosmos dans sa totalité. Les multiples liens qui se sont tressés entre les humains sont infiniment plus puissants ; leur ensemble enchevêtré tisse un réseau de dépendance tel que chaque humain ne peut-être compris, ne peut même être décrit, sans référence à la communauté humaine dont il est un élément. La définition de chacun inclut les autres. » 49

Au cœur de l’approche systémique se trouvent les « reliances »50 les « enchevêtrements » et les « tissages » que nous formons avec nos proches dans des lieux divers et variés.

Dans une intervention systémique, qui s’agisse d’une thérapie, d’une supervision ou d’une formation, nous sommes invités à tenir compte de la richesse et de la complexité de ces interactions, mais nous savons aussi qu’il nous est impossible de reconnaître toute cette richesse et cette complexité…

Dès lors, pour ne pas nous perdre, pour ne pas nous laisser emporter par les « programmes officiels » des systèmes, pouvons-nous peut-être construire des espaces de rencontre, des lieux hors du cadre habituel ou de nouvelles perspectives pourront être ouvertes et de nouvelles trames pourront être dessinées.

Dans ce no man’s land où « comme lieu d'accueil des différences qui se rejouent »51, l’intervenant systémicien déploie comme un nouveau potentiel d’interactions.

Il est des lieux, des territoires où il est difficile de se poser et de se faire une place, un espace où se construire.

Il s’agit pour M. d’une place dans une équipe où elle puisse continuer à se construire professionnellement dans une équipe, dans la supervision et dans l’institution, pour Johan un espace où se poser et vivre tout simplement, pour cette dame qui dans et pour François garder auprès de sa sœur une place sous l’aile de sa maman.

49 Albert Jacquard – « Mon utopie » - Stock - 200650 Bolle de Bal Marcel, Voyage au coeur des sciences humaines. De la reliance, Paris, L’Harmattan, 199651 Sibony, Daniel, Entre-deux. L'origine en partage, Paris, Seuil, 1991.

68/69

Page 69: Aux frontières des systèmes

Pourtant, il s’agit de se poser pour construire des liens et des attachements qui nous enracinent aussi dans un espace psychologique, social et culturel.

Ainsi nous élaborons des attachements qui forgent nos territoires, ces liens puissants qui unissent les membres d’une famille, d’un clan ou d’une tribu.

Ces attachements tissés de générations en générations et qu’expriment merveilleusement les paroles du chef Seattle en janvier1854 |

«Toutes les choses sont reliées entre elles. Vous devez apprendre à vos enfants que la terre sous leurs pieds n'est autre que la cendre de nos ancêtres. Ainsi, ils respecteront la terre. Dites-leur aussi que la terre est riche de la vie de nos proches. Apprenez à vos enfants ce que nous avons appris aux nôtres : que la terre est notre mère et que tout ce qui arrive à la terre arrive aux enfants de la terre…

 Nous savons au moins ceci : la terre n'appartient pas à l'homme ; l'homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.

Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre.

Ce n'est pas l'homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu'il fait à la trame, il le fait à lui-même. »52

52 Sources: Albert Furtwangler, Answering Chief Seattle (Seattle: University of Washington Press, 1997), 10-17; Clarence B. Bagley, History of King County, Washington (Chicago: S. J. Clarke Publishing Co., 1929).

69/69