autour de miguel abensour
TRANSCRIPT
Lníié/íi ¿Ù ta Miíihi
itHr ¿Ù ¡nidiitl /{Uns(HOT
Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2006 par :
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7, place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP
Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité humaine, démocratie, philosophie
Assistée de Mika Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska,
Valérie Skaf.
© UNESCO Imprimé en France
Sommaire
Le Rouge et le Noir à l'ombre de 1793 ? 5
Miguel Abensour
La réduction libérale de la démocratie 75
Monique Boireau-Rouillé
Le lien social entre utopie et démocratie 109
Martin Breaugh
Le droit de résistance en droit international 135
Monique Chemillier-Gendreau
Démocratie et citoyenneté 155
Fabio Ciaramelli
Interprétation de l'insurrection communale.
La démocratie, l'Etat et la politique 183
Patrick Cingolani
Remarques sur la peur, l'espoir, la guerre et la paix chez Spinoza 205 Marilena De Souza Chaui
Démocratie sauvage ou démocratie intermittente 233 Cristina Hurtado-Beca
Qu'est-ce que la démocratie sauvage ?
D e Claude Lefort à Miguel Abensour 247 Martin Legros
Résistance et servitude 265 Anne-Marie Roviello
Le Rouge et le Noir à l'ombre de 1793 ?
Miguel Abensour
Je dédie cette conférence à Jacques Derrida.
Le Rouge et le Noir est une œuvre énigmatique. Énigme
plurielle. D'abord, il y a le titre. Classiquement, en
s'appuyant sur les propres déclarations de Stendhal, on
l'interprète c o m m e si le Rouge évoquait les carrières
militaires et le Noir les carrières ecclésiastiques. Mais est-
ce bien sûr ? Méfions nous des explications de Stendhal
dont nous savons qu'il avait un goût prononcé pour la
mystification.
E n outre, il s'agit d'un roman écrit « à l'ombre de... » :
certains protagonistes agissent et se déplacent sur une
double scène, la scène contemporaine du roman, la
France de la Restauration, et une autre scène située dans
une époque passée qui a valeur d'exemple. Double scène
donc, dans la mesure où les protagonistes trouvent la
source de leur conduite dans l'identification à un modèle
5
choisi dans le passé et dont ils s'efforcent d'imiter les
hauts gestes et les grandes actions, en dépit de la résis
tance du temps présent.
La nature de cette ombre peut être évidente. Ainsi en
va-t-il de Mathilde de la Mole fascinée par les guerres de
la Ligue « les temps héroïques de la France » selon elle1.
Chaque année, le 30 avril elle porte le deuil en souvenir
de son ancêtre, Boniface de la Mole décapité en Place de
Grève le 30 avril 1574. L'existence de l'ombre a pour
effet d'entraîner chez celle ou celui qui s'en inspire un
mouvement de répétition, afin que s'accomplisse au
mieux l'identification choisie. S'identifiant à la reine
Margot qui obtint du bourreau la tête de son amant,
Boniface de la Mole, et alla l'enterrer dans une chapelle
au pied de Montmartre, Mathilde de la Mole fait de
m ê m e . Après la décapitation de Julien, Mathilde prend
sa tête sur ses genoux et part l'ensevelir de ses propres
mains, dans une petite grotte située au sommet des
Montagnes du Jura. Dans le cas de Julien, l'énigme
rebondit : de quelle ombre s'agit-il ? La réponse semble
ne pas faire problème. Il paraît assuré que c'est l'ombre
de Napoléon qui se projette sur ce roman qui a pour
1. Stendhal, Le Rouge et le Noir , in Romans et Nouvelles, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 506, désormais cité R . N . suivi de la pagination.
6
foyer central Julien Sorel. N o m b r e u x sont les épisodes où
l'identification de Julien à Bonaparte o u à Napoléon est
avérée : le père surprend Julien en train de lire son livre
préféré le Mémorial de Sainte-Hélène ; il est dit de Julien
qu'il ne passait pas une heure de sa vie sans admirer l'as
cension vertigineuse de Bonaparte ; à u n dîner de prêtres,
Julien fait l'éloge de Napoléon avec fureur ; il retrempe
fréquemment son â m e à la lecture des exploits de son
héros; chez les de Rénal, il tient cachée dans sa paillasse
une petite boîte contenant le portrait de Napoléon ; cette
admiration fait l'objet d 'un secret plus o u moins bien
gardé selon les interlocutrices. Mais cette évidence n'est-
elle pas trompeuse ? faut-il distinguer entre Bonaparte et
Napoléon ? de quel Napoléon s'agit-il ? de celui qui dans
le sillage de la Révolution détruisit l'Ancien Régime en
Europe ou d u liquidateur de la Révolution française qui,
devenu Empereur produisit pour son profit « une nou
velle édition de toutes les niaiseries monarchiques2 » ?
Q u ' e n est-il lorsqu'on inverse la perspective ? lorsqu'au
lieu de partir de l'identification, on observe d'abord ce
qui a valeur de répétition ? Lorsque Julien marche à la
mort, quel événement répète-t-il ? Certainement pas u n
m o m e n t de l'épopée napoléonienne, mais bien plutôt
une séquence tragique de la Révolution. Aussitôt ces
2. R. N . p. 438.
7
questions posées, l'évidence première se défait et tout un
pan du récit redevient visible, se révèle, souvent ignoré
des interprètes. Allan Bloom, un des derniers en date
peut écrire un chapitre entier sur Le Rouge et le Noir dans
L'Amour et l'Amitié sans mentionner une fois le n o m de
Danton ! E n effet, telle est notre thèse, derrière le massif
napoléonien se laisse percevoir le massif révolutionnaire,
derrière Bonaparte - Napoléon, Danton. Mais Danton
est-il le dernier n o m ou bien cache-t-il à son tour une
autre figure héroïque, celle de son ennemi le plus déter
miné, Saint-Just par exemple ? Dans sa préface au livre
d'Albert Ollivier consacré à Saint-Just, André Malraux
ne peut s'empêcher d'évoquer au moins à deux reprises
Julien Sorel3. Mais au-delà d 'un n o m , n'est-ce pas, avec
ses sommets et ses abîmes, l'ombre de 1793 qui plane sur
le roman ; à bien y regarder, l'ombre de la guillotine n'en-
cadre-t-elle pas le récit entre les premiers et les derniers
pas ?
Enigme redoublée, car enfin qui est Julien Sorel ? Le
fait qu'il porte le n o m d 'un charpentier de Verrières suf
fit-il à répondre à la question ? O n peut d'autant plus
en douter que dans le roman l'énigme se déploie à plu
sieurs niveaux; de façon interne d'abord, puisque les
3. Albert Ollivier, Saint-Just et La Force des choses, Paris,
Gallimard, 1954, préf. d'André Malraux, pp.11-29.
8
protagonistes finissent par poser e u x - m ê m e s la question.
Ainsi, le marquis de la M o l e , dans sa fureur, écrit-il à sa
fille : « Je ne sais pas encore ce que c'est que votre Julien,
et v o u s - m ê m e vous le savez moins que moi 4 . » A u fur et
à mesure que le récit se déroule, l'identité de Julien se
brouille, les protagonistes e u x - m ê m e s jouant avec elle. A
vrai dire de qui Julien est-il le fils ? D a n s la dernière par
tie d u roman , il finit par changer de n o m , c o m m e si la
passion de Stendhal pour la pseudonymie, si bien analysée
par J. Starobinski, finissait par gagner ses personnages.
D e surcroît, les interventions de Stendhal dans le récit y
ajoutent une énigme externe, alertant le lecteur attentif
et le poussant, à son tour, à interroger l'identité d u héros
principal.
Pour tenter de répondre à ces questions, u n détour
est nécessaire. Il convient de s'interroger sur la nature
m ê m e d u Rouge et le Noir. S o m m e s - n o u s en présence
d 'un r o m a n d'ambition, c o m m e o n le soutient encore
trop souvent à la suite d'Hyppolite Taine, o u d ' u n
r o m a n d'héroïsme, o u doit-on prêter crédit à l'étrange
thèse d'Allan B l o o m , selon laquelle nous serions invités
à lire u n r o m a n d ' a m o u r qui aurait pour particularité de
marquer la fin de l'héroïsme. Ainsi interprété, dans une
4. R. N., p. 639.
9
perspective issue de Leo Strauss, Le Rouge et le Noir vien
drait grossir la Querelle des Anciens et des Modernes, la
disparition de l'héroïsme montrant combien la moder
nité équivaudrait à un rapetissement de l'humanité.
Mais pour qui ne cède pas au dogmatisme straussien,
les choses se présentent et peuvent se juger différem
ment. Sans m ê m e livrer pour l'instant une interpréta
tion générale du roman, quand on considère le couple
Julien Sorel - Mathilde de la Mole peut-on vraiment
soutenir la thèse de la mort de l'héroïsme, peut-on esti
mer que l'amour serait la dernière résistance opposée à
une modernité en proie à l'insignifiance ? Peut-on igno
rer à ce point Stendhal et Baudelaire, théoriciens l'un et
l'autre de l'héroïsme moderne, peut-on faire fi de la
déclaration de Walter Benjamin, « le héros est le sujet de
la modernité » ?
U n e perspective de philosophie politique si l'on veut,
n'est-elle pas de nature à permettre une lecture du Rouge
et le Noir qui, loin d'y voir un bulletin de décès de l'hé
roïsme, y perçoit bien plutôt une joute héroïque entre
l'héroïsme aristocratique et l'héroïsme révolutionnaire ?
Bref une telle lecture n'est-elle pas en mesure de nous
aider à résoudre les énigmes jusqu'ici signalées ? Mais
n'est-ce pas faire violence au texte stendhalien que d'en
proposer une lecture politique, alors que dans Le Rouge
et le Noir Stendhal met en garde contre l'intrusion de la
10
politique dans l'œuvre romanesque5 ? Mais une lecture
politique ne signifie pas nécessairement une lecture qui
met en scène les opinions politiques, ou les pratiques
d 'un ou de plusieurs protagonistes.
Par « lecture politique », il faut entendre plutôt une
interprétation qui porte sur le statut de ce que Julien
n o m m e « la chose politique », qui s'interroge sur le lieu
d u politique, ses éventuels déplacements, qui peut m ê m e
s'attacher à montrer la présence d 'un nouvel acteur poli
tique. Si la politique a à voir nécessairement avec le cou
rage, avec l'ardeur, ce que les Grecs appelaient le thumos
peut-on se désintéresser des liens complexes, contradic
toires, voire aporétiques entre l'héroïsme et la politique ?
U n e intelligence politique élargie qui ne fait pas
dépendre la naissance de l'institution étatique de la
peur de la mort violente, ne peut qu'orienter le regard
vers l'entrelacs de l'héroïsme et de la politique. L'héroïsme
ne s'avère -t-il pas être une passerelle de choix entre la litté
rature et la politique pour autant que l'on ne réduise pas
cette dernière à la gestion de l'ordre établi ?
Trois temps scanderont m a démarche :
I. Le Rouge et le Noir, r oman de l'ambition o u roman
de l'héroïsme ?
5. RM, pp. 575-576.
11
IL Qui est Julien Sorel ?
III. Le Rouge et le Noir ou la scène d'une transposi
tion.
I. Le Rouge et le Noir, roman de l'ambition ou roman
de l'héroïsme ?
T . Todorov dans un essai Face à l'extrême oppose deux
formes de vertus, les vertus quotidiennes et les vertus
héroïques en accordant la préférence aux premières.
Aussi dans un chapitre « Héroïsme et Sainteté » l'auteur
tente-t-il une brève réflexion rétrospective, délibérément
cavalière sur l'héroïsme et ses métamorphoses. Parti clas
siquement d'Achille, Todorov conclut à un dépérisse
ment de l'héroïsme provoqué par le triomphe de l'indi
vidualisme moderne. C'est grâce à une lecture ô combien
simplifiée du texte de B . Constant sur la liberté que
Todorov croit pouvoir constater la disparition de tout
esprit héroïque et son remplacement par un goût pour le
confort personnel et bourgeois. L'auteur ne craint pas
d'enrôler les romanciers du X I X e siècle Stendhal et
Flaubert et de voir en Julien Sorel l'exemple m ê m e de
cette éclipse de l'héroïsme6. Q u e fait Todorov de l'hé
roïsme de la vie moderne ?
6. Tsvetan Todorov, Face à l'extrême, Paris, Seuil 1994, pp. 56-57.
12
Peu importe que cette analyse soit faite au n o m de
l'individualisme moderne, dans sa version la plus libérale,
elle rejoint volens nolens la thèse de l'ambition. O r Julien
Sorel n'est pas Rastignac et le Rouge et le Noir n'est pas un
roman de l'ambition.
Pourtant, classiquement on le définit c o m m e tel : le
roman décrirait l'ascension d 'un jeune h o m m e de condi
tion modeste qui, par des stratagèmes divers, accéderait
à la classe supérieure, à l'aristocratie. Aussi Julien est-il
souvent dépeint c o m m e un être fortement antipathique,
l'arriviste moderne qui connaîtrait une ascension sociale
vertigineuse et circonstance aggravante, il arriverait par
les femmes. O r cette thèse ne tient pas. Elle tient d'au
tant moins qu'elle est pour ainsi dire détruite de l'inté
rieur du roman, au moins à trois reprises (l'escapade
avant de rejoindre le séminaire de Besançon, l'acte cri
minel de Verrières, l'attitude de Julien lors de son pro
cès). Je ne retiendrai qu'un démenti, mais de taille : l'ex
traordinaire discours de Julien devant ses juges.
O n se souvient que Mathilde de la Mole grâce à des
démarches en tout sens, grâce à ses intrigues auprès de
Monsieur de Frilair, véritable ambitieux qui brûle d'ob
tenir un évêché et voit dans l'affaire de Julien Sorel une
occasion inespérée, est sur le point de sauver Julien. Il
suffirait, en effet, d 'un vote des jurés ne concluant pas à
13
la préméditation du crime, pour que l'accusé échappe à
la condamnation à mort.
O r le discours de Julien est venu jeter à bas ce bel édi
fice d'argent, d'intrigues et d'influences, construit sur la
mise en jeu d'ambitions multiples. Discours imprévu,
car Julien s'était d'abord promis de ne pas prendre la
parole à l'issue du procès. Mais il a suffi d 'un regard inso
lent du baron de Valenod, son ancien rival auprès de
M a d a m e de Rénal, président du jury, pour le retenir de
céder à l'attendrissement général et le rappeler à la dure
réalité du conflit et de la guerre. Aussitôt, il reprend sa
position agonistique coutumière dans le duel social
auquel il est affronté ; aussitôt, rappelé à lui-même, il va
donner publiquement libre cours à ses sentiments de
colère et de detestation à l'égard des dominants du jour,
il va clamer son refus des humiliations qu'ils lui ont infli
gées, c o m m e si cette situation extrême permettait une
expression condensée et intensifiée de sa haine et de sa
négativité non apaisée; c o m m e si dans cette situation
d'exception faisaient retour toutes les batailles qu'il a dû
mener contre Monsieur de Rénal, ou contre les jeunes
aristocrates du salon de M a d a m e de la Mole . L'ambition,
dimension seconde en quelque sorte est balayée, il ne
reste plus que l'affrontement social et l'impératif de ne
pas s'y dérober. La flamme de l'héroïsme brûle de brûler.
« Bientôt il se sentit un héros moderne enflammé par
14
l'idée d u devoir. » C'est l ' h o m m e d u thumos qui parle,
qui tel saisit l'occasion qui lui est offerte pour faire séces
sion, proclamer à la face de la société ici rassemblée, son
mépris, sa detestation et sa haine. « Pendant vingt m i n u
tes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu'il avait sur le
cœur 7 . » U n e nouvelle fois, donnant sens à son geste et
au-delà à sa vie couronnée par ce geste, Julien Sorel en
définissant exactement son crime, c o m b a t pour son
identité o u plutôt s'efforce de répondre à la question d u
Q u i ? à l'instar des acteurs politiques et d u plus grand
d'entre aux, le héros.
L'intervention de Julien est u n discours de lutte de
classes o u presque. C'est en se tournant vers les conflits
de classe propres à la Restauration qu'il situe et explicite
son crime, pose la question, Q u i suis-je ?
« L'horreur d u mépris - déclare-t-il - que je croyais
pouvoir braver au m o m e n t de la mort , m e fait prendre la
parole . Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à
votre classe, vous voyez en m o i u n paysan qui s'est révolté
contre la bassesse de sa fortune8. » Il va m ê m e jusqu'à
récuser l'institution qui le juge o u tout au moins à laisser
planer plus q u ' u n soupçon sur le caractère juste de la
7. R.N., p. 675. 8. R. N., p. 674.
15
décision qui va être prise. « Voilà m o n crime — affirme-t-
il — et il sera puni avec d'autant plus de sévérité que, dans
le fait, je ne suis point jugé par m e s pairs. Je ne vois point
sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uni
quement des bourgeois indignés...9 » Parole de guerre qui
est u n discours jacobin ; c'est ainsi que l'apprécie
Stendhal quand il retrace les pensées de Julien au
m o m e n t où ce dernier refuse de faire appel de la senten
ce qui le frappe. Stendhal ajoute en note : « C'est un
jacobin qui parle10. » Cette qualification montre assez
que de l'aveu de l'auteur, Julien a réussi à effectuer un
déplacement significatif du procès. Grâce à ce déplace
ment , Julien parvient à révéler — en m ê m e temps qu'il
manifeste son courage et tient en bride l'ambition — le
non-dit de ce procès qui est décrit c o m m e passionnant
Besançon, tant il paraissait avoir une allure romantique
et susciter d u m ê m e coup, l'attendrissement général. D e
surcroît, il s'agit d 'un discours suicidaire. La seule chan
ce de salut qui restait à Julien était la question de la pré
méditation ; cet élément non établi, Julien pouvait sau
ver sa tête. O r que fait-il, dans son discours final, outre
l'agression délibérée à l'égard des membres d u jury, il
avoue publiquement et n o n sans provocation, avoir
9. R. N., p. 675. 10. R N., p. 680.
16
prémédité son crime et en tire lui-même la conclusion au
plan judiciaire : « M o n crime est atroce, et il fut prémédité.
J'ai donc mérité la mort, messieurs les jurés11. » La thèse d u
suicide est le jugement de l'abbé de Frilair rapporté par
Mathilde à Julien : « Si nous ne parvenons à le sauver par
le recours en grâce, sa mort sera une sorte de suicidé1. » Le
geste final de Julien appartient à ce que Baudelaire n o m m e
u n « suicide moderne » ; n o n u n suicide qui naît de la rési
gnation, mais au contraire de la volonté lorsqu'elle tente
de briser les résistances que lui oppose le réel. Encore une
fois, nous s o m m e s loin de l'ambition. Si l'on doit en croire
l'appréciation que porte l'abbé de Frilair, incarnation de
l'ambition dans toute son âpreté, « il faut avouer que
M . Sorel est bien neuf aux affaires11 ».
Au-delà de ce démenti de poids, l'idée de r o m a n de
l'ambition ne tient pas, m ê m e si cette passion est indis
cutablement présente, dans le roman. Mais ce n'est qu'une
partie, et n o n essentielle, d 'une constellation beaucoup
plus vaste et plus complexe qui l'englobe. Elle n'existe
pas en tant que force première, active, au tonome, car elle
est fondamentalement subordonnée à la révolte d ' un
dominé contre la classe o u les classes qui l'oppriment.
11. R. N., pp. 674-675. 12. R. K. p. 686. 13. R. N.,p. 686.
17
Avant d'être ambitieux, Julien est un « plébéien révolté »
selon les termes de Mathilde et l'ambition n'est qu'une
des voies parmi d'autres qu'emprunte cette révolte attisée
par les multiples batailles qui se livrent en permanence
entre le jeune précepteur ou le jeune secrétaire et ceux
qui l'emploient. Julien peut être « ivre d'ambition », mais
il l'est, non au sens militariste, mais c o m m e un person
nage de Machiavel qui rêve avant tout de se couvrir de
gloire et d'abandonner sa condition d ' h o m m e privé.
Qu'est-ce qu'un ambitieux ? U n h o m m e qui respecte
l'ordre établi, la hiérarchie sociale existante et qui est
décidé à jouer de cette hiérarchie pour parvenir au som
met de la société. O r Julien quoique animé d'une ambi
tion fougueuse n'est rien de tout cela. Plébéien farouche,
porté par le désir de sortir de sa condition, il est plus en
proie à la révolte qu'à la seule ambition. Autrement dit,
son ambition indéniable est fille de la révolte. C'est
reconnaître que l'ambition n'est pas le principe de sa vie,
ni le « primum movens » de sa conduite. Certes empri
sonné et menacé d'une condamnation à mort, il lui faut
faire le deuil de ses ambitions. Certes, peu avant sa mort,
reconnaît-il : « J'ai été ambitieux, je ne veux point m e blâ
mer, alors j'ai agi suivant les convenances du temps14. »
Bien d'autres passages contiennent l'aveu de cette ambition.
14. R. N.,p.696.
18
Mais chez lui, cette passion prenant sa source dans la
révolte, contient quelque chose qui se pose en excès, qui
excède ses limites, que ce soit la gloire ou le devoir
héroïque. Ajoutons à cela que Julien tel que nous le
dépeint Stendhal a l'âme trop haute, trop affectée « d'es-
pagnolisme » pour se plier à la loi d'airain de l'ambition
et consentir aux stratagèmes qu'elle exige, ou aux humi
liations qu'elle entraîne. Lui arrive-t-il de s'engager dans
cette voie, aussitôt son espagnolisme surgit pour briser
net ce premier mouvement . Sa conduite au séminaire,
entouré d'ennemis et d'ambitieux vulgaires, en apporte
la confirmation. O n pourrait dire de Julien Sorel ce que
Stendhal dit de lui-même dans la Vie d'Henry Brulard
reprenant une expression de Thucydide, « Il tendait ses
filets trop haut ». Plus que le désir de la réussite à tout
prix naît toujours chez Julien, et pas seulement avant sa
mort, la question : « Et que m e restera-t-il [...] si je m e
méprise m o i - m ê m e . » M ê m e le Marquis de la Mole
effrayé par Julien, lui reconnaît de ne pas être un ambi
tieux ordinaire.
R o m a n de l'ambition ou roman de l'héroïsme ? La
question ne concerne pas seulement l'interprétation lit
téraire. A preuve les palinodies de H . Taine : jeune, il sut
accorder à Julien Sorel la vertu de l'héroïsme et une ten
sion de la volonté qui touchait au sublime ; plus âgé,
mais surtout après la C o m m u n e de Paris, il déclarait
19
Julien « très odieux », c o m m e s'il redoutait qu'une géné
ration nouvelle ne trouvât dans Le Rouge et le Noir un
manuel d'énergie politique, voire révolutionnaire.
R o m a n de l'héroïsme donc.
Retenons très vite pour commencer quelques signes
de l'héroïsme. Contrairement à Todorov, on pourrait
dire de Julien qu'il est un héros moderne en ce qu'il est
typiquement l ' h o m m e du thumos doté d'ardeur et d'au
dace. C e thumos connaît chez Julien des degrés divers :
d'abord l'indignation contre le Valenod et ses pareils à
Verrières, la colère contre son employeur Monsieur de
Rénal qui à diverses reprises tente de l'humilier, enfin la
haine contre cette société qui après l'ouverture de la
Révolution entend remettre les plébéiens à leur place et
les assigner à tout jamais à une condition inférieure.
Sensible à la singularité de Julien, le marquis de la Mole
dit : « Il hait tout. » C e thumos se manifeste par une flamme
dévorante qui peut aller de la colère incendiaire jusqu'au
crime. Dans une préface confidentielle à Mina de
Vanghel du 22 janvier 1830, Stendhal définit Julien
c o m m e un jeune provincial « élève de Plutarque et de
Napoléon15 ». Entendons qu'il a l'âme haute formée par
l'éducateur de Rousseau, des révolutionnaires et à l'école
15. Stendhal, Romans et Nouvelles, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948, p. 1475.
20
de l'épopée napoléonienne. Cette hauteur de l'âme se
traduit chez Julien par un goût marqué pour les situa
tions d'élévation. Lorsqu'il se rend chez son ami Fouqué,
le jeune marchand de bois, il passe par la haute montagne,
y découvre une petit grotte dont il fait sa retraite d 'un
soir. Il écrit ses pensées, s'abandonne à ses rêveries loin
du regard des h o m m e s , bref le bonheur. « Julien resta
dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait été de sa
vie, agité par ses rêveries et son bonheur de liberté [...].
Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les
plus héroïques que le m a n q u e d'occasion113. » La grotte au
sommet de la montagne est le lieu héroïque par excel
lence : c'est en sortant et en descendant que Julien va
connaître la première tentation prosaïque à laquelle il
résistera ; c'est dans cette m ê m e grotte que Julien sou
haitera reposer après son exécution, c'est là que Mathilde
ensevelira de ses propres mains la tête de son amant, à
l'exemple de la Reine Margot. Le Rouge et le Noir offre le
récit d'une joute héroïque entre deux jeunes gens aussi
vifs, aussi ardents que l'étaient Chimène et le Cid. Joute
héroïque également entre l'héroïsme aristocratique et
l'héroïsme révolutionnaire. Il convient de noter qu'en
dépit de sa fixation sur la période de la Ligue, « temps
des héros », Mathilde, à la différence de son entourage
aristocratique, sait reconnaître le sublime de l'héroïsme
révolutionnaire. Peu lui importe l'orientation de l'héroïsme,
21
seules comptent à ses yeux les chances qu'il ouvre d'accom
plir de grandes choses et d'éprouver de grandes passions.
Dans le cas de Julien de quel héroïsme est-il question ?
Pour ceux qui refusent la thèse de la mort de l'héroïsme
dans une modernité en déclin, il ne peut s'agir que d 'un
héroïsme moderne. Dès le Salon de 1845 Baudelaire, à
l'encontre des discours de la décadence, affirme l'existen
ce d 'un héroïsme de la vie moderne. « L'héroïsme de la
vie moderne nous entoure et nous presse [...]. Celui-là
sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie
actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprend
re, avec de la couleur et du dessin, combien nous som
mes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes
vernies17. » Et dans le Salon de 1846, si l'on suit les bel
les analyses de Dolf Oehler, la stratégie de Baudelaire
serait plus complexe18. Car l'héroïsme moderne connaît
un clivage : d'un côté son versant bourgeois, avec le
ministre Guizot qui présente un héroïsme caricatural,
digne des charges de Daumier, de l'autre un héroïsme
authentique, celui du « sublime B . . . » prolétaire qui, au
16. R N., p. 285. 17. Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 407. 18. Dolf Oehler, « Le caractère double de l'héroïsme et du beau
modernes, deux faits divers cités par Baudelaire en 1846 », Etudes baudelairiennes,Yl\l, 1976, pp. 187-216.
22
m o m e n t de son exécution eut le courage de repousser le
prêtre et l'assistance de la religion. Selon Baudelaire, en
dépit des apparences, pour qui sait voir, il y a une persis
tance de l'héroïsme dans la vie moderne ; et l'héroïsme
parvient à persévérer dans la mesure où il invente des
métamorphoses. Certes l'héroïsme n'est plus ce qu'il était ;
il se déplace de la scène politique ou militaire tradition
nelles vers la scène privée. « Cependant, — juge
Baudelaire - il y a des sujets privés, qui sont bien autre
ment héroïques. Le spectacle de la vie élégante et des
milliers d'existence flottantes qui circulent dans les sou
terrains d'une grande ville, - criminels et filles entrete
nues, — la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous
prouvent que nous n'avons qu'à ouvrir les yeux pour
connaître notre héroïsme1''. » E n un sens, Baudelaire lors
qu'il note le déplacement de l'héroïsme de la scène
publique à la scène privée théorise la pratique de
Stendhal romancier, c o m m e si les deux écrivains esti
maient également que l'héroïsme s'épuisait sur les scènes
traditionnelles, pour renaître de façon inédite sur une
autre scène. C e qui ne veut pas dire pour autant, dans
le cas de Stendhal, que ses héros sont des simples
transpositions de personnages de faits divers. Julien Sorel
est d'autant plus un héros de la vie moderne que déjà
19. Baudelaire, Œuvres complètes, op. cit., p. 495.
23
Stendhal dans un article de 1828, « Des Beaux-arts et du
caractère français », préfigurant la position de
Baudelaire, s'était attaché à définir, non sans ironie, le
beau moderne opposé au beau antique. Pour ce dernier,
la force décidait de tout. Il en va différemment du héros
des temps modernes qui présente un alliage de qualités
plus subtil et plus complexe. « Il faut être aimable et
amusant le soir dans un bal - écrit Stendhal — et le len
demain matin savoir, dans une bataille, mourir c o m m e
Turenne ou Joubert pour sauver la patrie de l'invasion de
l'étranger: voilà le héros des temps modernes20. »
Les qualités admirées sont la force de l'âme, l'esprit et
la sensibilité. Quan t à la force physique, conclut
Stendhal, nous abandonnons ce mérite « aux sapeurs de
nos régiments ». A u regard de ces nouveaux critères,
Julien Sorel est le type m ê m e du héros de la vie moderne.
Il est d'une faible force physique à la différence de ses frè
res. Mais il surprend tous ceux qui l'approchent par une
force d ' âme peu c o m m u n e . D e surcroît, il dispose de la
mobilité psychique du héros des temps modernes. Il peut
être plaisant, spirituel, séduire par l'originalité de ses
vues, retenir l'attention par des discussions sèches et
métaphysiques, et en m ê m e temps ne pas se soustraire à
20. Stendhal, Du romantisme dans les arts, présentation par
J. Starynski, Paris, Hermann 1966.
24
un duel, le rechercher m ê m e s'il le faut. Sa vie jusqu'à son
terme ne se déroule-t-elle pas c o m m e un duel permanent ?
pour finir ne compare-t-il pas son exécution à un duel
avec un adversaire dont on sait à l'avance qu'il est invin
cible ? Il rejoint le héros authentique de Baudelaire, « le
sublime B . . . », un certain Poulmann d'après les recher
ches de Dolf Oehler. Il rejette absolument la conversion
avec éclat « qui ferait de lui une figure intéressante et édi
fiante pour l'Eglise21. »
Dans l'horizon de l'héroïsme moderne, de quel
héroïsme s'agit-il ? ou en termes baudelairiens à quelle
passion particulière Julien Sorel obéit-il ? La réponse qui
paraît s'imposer est la passion pour Napoléon, son héros.
Mais il ne faut pas hésiter à passer au-delà du massif
napoléonien pour apercevoir le massif révolutionnaire et
y discerner Danton. Certes il n'est pas question de nier la
passion napoléonienne de Julien; encore faut-il en pren
dre l'exacte mesure, encore faut-il observer que pour
beaucoup d'esprits du X I X e — le poète allemand Henri
Heine, Pierre Leroux en France, Stendhal lui-même et
bien d'autres encore, Napoléon, malgré la fondation de
l'Empire et le retour à des momeries monarchiques,
s'inscrit symboliquement au moins, jusqu'à un certain
21. Dolf Oehler, « Le caractère double de l'héroïsme et du beau
modernes », art. cit., p. 207.
25
point, dans le sillage de la Révolution. Cela dit, on ne
peut se contenter d'estimer que dans Le Rouge et le Noir
la passion napoléonienne enveloppe et contient la pas
sion révolutionnaire. La passion napoléonienne ramenée
à ses ambiguïtés, il convient en outre de prendre acte de
la « passion » de Julien pour Danton et au-delà pour les
acteurs de la Révolution. Je cite les n o m s présents dans le
roman, Mirabeau, Barnave, Roland, Carnot, Robespierre.
Curieusement Saint-Just manque à l'appel.
Le Rouge et le Noir écrit à l'ombre de 1793 serait la
mise en scène imaginaire de l'héroïsme révolutionnaire.
Encore faut-il en affirmer l'existence, car à lire les
rétrospectives cavalières de l'histoire de l'héroïsme, la
Révolution française en serait dépourvue — un grand
blanc en quelque sorte. Il faudrait attendre l'épopée
napoléonienne pour en observer le retour22.
Pour m a part, je pose l'héroïsme c o m m e une donnée
première, une dimension constitutive de la Révolution.
J'affirme la centralité de l'héroïsme dont on pourrait dire
qu'il est l'élément de la Révolution au sens fort du terme,
c'est-à-dire un milieu dans lequel les acteurs sont plongés.
Par héroïsme, j'entends désigner une qualité magnétique
des temps révolutionnaires susceptibles d'engendrer une
22 . Seule exception à la règle, J . - M . Apostolidès, Héroïsme et
Victimisation, Paris, Exil, 2003.
26
aire d'attraction o u de répulsion ma l déterminée qui
peut aller de l'enthousiasme à l'effroi. L'héroïsme,
dimension constitutive et n o n ornementale fait référence
à u n certain m o d e d'être, une certaine manière d'exister
dans le c h a m p politique, à u n certain agir politique bien
spécifié. Pour en rende compte , je pose la présence au
m o m e n t de la Révolution française d ' u n complexe d'at
titudes politiques, éthiques, éthico-politiques, mais aussi
esthétiques qui informent la politique révolutionnaire et
lui impriment sa singularité. Pour définir cette qualité
magnétique, électrisante des temps révolutionnaires le
mieux n'est-il pas faire retour à une appréciation de
Stendhal, écrite peu avant Le Rouge et le Noir en 1824 ,
sous la Restauration. Les termes en sont quasiment
arend tiens.
« Sans elle (la Révolution) il est probable que le capitaine Carnot serait demeuré inconnu à soi-même ainsi qu'aux autres. Le meilleur éloge que l'on puisse faire de la Révolution, c'est quelle a enlevé aux carrières frivoles, inutiles et pires encore, des centaines d ' h o m m e s d'un talent supérieur et leur a offert dans le champ étendu des affaires publiques, des occasions sans nombre pour faire valoir une énergie qui serait autrement restée endormie ou aurait été employée à des bagatelles laborieuses23. »
23. Claude Roy, Stendhal par lui-même, Paris, Seuil 1951, p.149.
27
Cette qualité héroïque pourrait donc se définir
c o m m e le réveil d'une énergie passionnelle suscité par le
champ des affaires publiques.
Si tel est le beau moral qui se projette sur Le Rouge et
le Noir, tentons d'en cerner les reflets. D'abord Danton.
D e façon étrange, l'ombre de Danton si prégnante dans
le roman a été ignorée de la plupart des interprètes. O r
Danton est présent au seuil, avant m ê m e Y Avertissement,
à la première page au-dessous du titre sous forme d'un
exergue : « La vérité, l'âpre vérité » Danton24. Q u a n d on
connaît le soin de Stendhal pour les paratextes, cela mérite
de retenir l'attention. Est-ce à dire qu'il faut savoir enten
dre « une leçon de Danton » à travers le roman ? Dans le
projet d'article de Stendhal sur Le Rouge et le Noir, l'im
portance de Danton dans la relation de Mathilde à
Julien, mise en rapport avec la peur de 1793, est souli
gnée. « Melle de la Mole - écrit Stendhal - est séduite
parce qu'elle se figure que Julien est un h o m m e de génie,
un nouveau Danton. Le faubourg Saint-Germain en
1829 avait une peur effroyable d'une révolution qu'il se
figurait être sanglante c o m m e celle de 179325. »
24. R. N., p. 215. 25. R. N. , appendices, p. 711.
28
O n pourrait dire du n o m de Danton qu'il est curieuse
ment mêlé à la « cristallisation » lorsque Mathilde finit par
s'avouer qu'elle aime Julien, c o m m e si le charme de Julien
participait de façon mystérieuse de l'aura de Danton.
Plusieurs conflits surgissent entre Mathilde et Julien
notamment à propos de Danton. A u bal du duc de Retz où
Mathilde paraît être la reine de la soirée, une première
escarmouche l'oppose à Julien à propos de Jean-Jacques
Rousseau. L'ayant comparé publiquement à Rousseau,
Julien furieux réplique que le philosophe de Genève, répu
blicain de cœur et d'esprit, se comportait c o m m e un
laquais avec les aristocrates de son temps. Deuxième escar
mouche. Réveillée de son ennui au bal par la présence du
comte Altamira, condamné à mort dans son pays pour
avoir commencé une révolution, Mathilde se rapproche
pour écouter la conversation entre le condamné à mort et
Julien. C e dernier fait l'éloge de Danton au comte :
« Danton était un h o m m e ». L'ayant entendu, c'est pour la
première fois dans le roman que Mathilde se pose la ques
tion : « O h Ciel! serait-il un Danton ? » question derrière
laquelle il faut entendre, serait-il un h o m m e de génie ?
serait-il un héros ? Mais aussitôt Mathilde laisse tomber
cette question, car la différence éclate à ses yeux, Julien est
beau, Danton était laid. Ayant demandé si Danton était un
boucher, Julien lui répond de façon glaciale : « Oui , aux
yeux de certaines personnes, lui répondit Julien avec
29
l'expression de mépris le plus mal déguisé et l'œil encore enflammé de sa conversation avec Altamira, mais malheureusement pour les gens bien nés, il était avocat à M é r y -sur-Seine [...]. Il est vrai que D a n t o n avait u n désavantage énorme aux yeux de la beauté, il était fort laid26. » Mathilde n'en continue pas moins à suivre la conversation entre les deux h o m m e s qui débattent des problèmes moraux que pose l'accomplissement d 'une révolution.
Julien rendu à sa solitude s'interroge sur ce que serait devenu D a n t o n au X I X e siècle. L a réponse n'est guère brillante, pas m ê m e substitut d u procureur d u roi, o u bien ministre, car D a n t o n qui avait volé n'aurait pas hésité à se vendre à la congrégation. Faut-il voler, faut-il se vendre, se d e m a n d e Julien. Stendhal conclut : « Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de la Révolution27. »
Le lendemain troisième passe d 'armes dans la bibliothèque de l'Hôtel de la M o l e . Julien, à la suite de cette lecture nocturne qui Fa tellement impressionné, tellem e n t enthousiasmé, se trouve presque dans u n état de s o m n a m b u l i s m e : « Il était tellement an imé par son admiration pour les grandes qualités de D a n t o n , de Mirabeau, de Carnot qui ont su n'être pas vaincus28 »
26. R N., p. 494. 27. R. K, p. 499. 28. R . N . , p. 500.
30
qu'il voit à peine entrer Mathilde dans la bibliothèque. Celle-ci l'interroge sur sa « folie » et lui d e m a n d e pourquoi lui d'habitude si froid a-t-il l'air inspiré d ' u n prophète de Michel -Ange . A nouveau D a n t o n . « D a n t o n a-t-il bien fait de voler lui dit-il brusquement et d ' u n air qui devenait de plus en plus farouche [...] fallait-il m e t tre le trésor de Turin au pillage29 ? » Il finit par énoncer la question révolutionnaire dans sa radicalité. Mathilde prend peur et quitte la pièce.
L a quatrième référence à D a n t o n occupe u n chapitre entier, le chapitre XII (IIe partie) qui porte le titre : « Serait-ce u n D a n t o n ? » Il s'agit d u récit d u conflit naissant entre Mathilde qui s'est déjà avouée son a m o u r pour Julien et le groupe de jeunes aristocrates qui l'entourent, dont son frère. C e s derniers ont décidé d'attaquer Mathilde pour son intérêt de plus en plus manifeste pour Julien. S o n frère l'invite à prendre garde à ce jeune h o m m e qui a tant d'énergie ; « si la révolution recomm e n c e — dit-il — il nous fera tous guillotiner30. »
C'est alors que Mathilde décidée à résister m e t en contraste ces jeunes aristocrates obsédés par la peur d u ridicule, la recherche d u convenable et l'énergie de
29. R. N. , p. 501. 30. R . N . , p. 514.
31
Julien. Troublée par la mise en garde de son frère, une
nouvelle fois, elle reformule la question, serait-ce un
Danton ? O u plutôt elle y répond positivement envisa
geant en Danton non plus le gouvernant révolutionnai
re mais l'ennemi des robespierristes, celui qu'a accusé
Saint-Just. « C e serait un Danton ! ajouta-t-elle après une
longue et indistincte rêverie. E h bien ! la révolution
aurait recommencé. » Q u e deviendraient ses amis aristo
crates dont son frère ? A u mieux, ils périraient « c o m m e
des moutons héroïques, se laissant égorger sans m o t dire.
» Il en irait différemment de Julien/Danton. « M o n petit
Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arrê
ter, pour peu qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a pas
peur d'être de mauvais goût, lui31. » L'assaut des jeunes
aristocrates, ses amis, a échoué. Son frère Norbert a c o m
pris qu'elle aimait Julien. Telle la Reine Margot ,
Mathilde a satisfait son besoin d'anxiété. Depuis qu'elle
aime Julien, elle ne s'ennuie plus.
Tout au cours de l'agonistique entre Mathilde et
Julien, faite d'accès d 'amour et de rupture, Danton
disparaît et pour cause. Mathilde, dans les périodes d'a
mour , ne pose plus la question, « serait-ce un Danton ? »
Il lui suffit de reconnaître que Julien est plus beau et plus
héroïque que ne l'était Boniface de la Mole . C'est en
31. R.N., pp. 514-515.
32
prison, peu avant son exécution, que l'image de D a n t o n
viendra revisiter Julien une dernière fois, c o m m e pour
montrer, s'il en était besoin, que c'est la destinée d ' u n
révolutionnaire de 1793 que Julien reproduit et n o n celle
de Napoléon.
« Le comte Altamira m e racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix : C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous les temps ; on peut bien dire : Je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : J'ai été guillotiné. Pourquoi pas reprit Julien, s'il y a une autre vie32 » ?
L a disposition héroïque implique le passage de l'ob
scurité de la sphère privée à la lumière de la sphère
publique. Saut plus que passage, car pour s'engager sur
les chemins de la gloire o u de l'infamie, il convient de
franchir l'abîme qui sépare l'abri de la sphère privée des
périls de la vie publique. E n notre temps, H . Arendt qui
a une conception héroïque de la politique a su réaffirmer
le lien entre l'ardeur, le courage et l'existence politique.
« Q u i entrait en politique — écrit-elle - devait d'abord être
prêt à risquer sa vie: u n ttop grand a m o u r de la vie faisait
obstacle à la liberté, c'était u n signe de servilité'3. » C'est
32. R. M , p. 677. 33. Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, Paris,
Calman-lévy, 1961, p. 45.
33
pourquoi il n'y a pas lieu de s'étonner de la fixation de
Mademoiselle de la Mole , fille d'émigré, sur Danton. A
ses yeux, il touche à l'héroïsme, car engagé dans l'événe
ment révolutionnaire, il s'est exposé à la mort violente, à
l'exécution capitale par la guillotine. C'est dire que le cri
tère de l'héroïsme après la Révolution devient : qui est
capable d'agir de façon extrême au point d'encourir la
condamnation à mort ? Celui qui assume de gravir les
marches de l'échafaud a droit désormais au titre de héros.
La guillotine devient le symbole d'une mort héroïque
parce qu'elle est la répétition de la mort des acteurs du
drame révolutionnaire. L'ombre de 1793-94 plane désor
mais sur tous les crimes, c o m m e l'a bien vu Michel
Foucault à propos de Pierre Rivière. O r c'est à Mathilde, à
la recherche de l'héroïsme dans la modernité que l'on doit
cet étrange critère. S'ennuyant au bal, après la première
escarmouche avec Julien à propos de Rousseau,
Mademoiselle de la Mole fait un m o t d'esprit : « Je ne vois
que la condamnation à mort qui distingue un h o m m e ,
pensa Mathilde, c'est la seule chose qui ne s'achète pas. » Et
plus loin, dans le chapitre VIII qui porte le titre : « Quelle
est la décoration qui distingue ? » elle renchérit sur son idée
paradoxale : « La condamnation à mort est encore la seule
chose que l'on ne se soit pas avisé de solliciter34. » Bref, la
34. R N., pp. 489-490.
34
condamnation à m o r t mérite d'être distinguée tant elle
échappe à la logique d 'une société marchande , dévorée
en outre par la course aux places. A r m é e de ce critère,
Mathilde passe en revue les jeunes gens qu'elle connaît
pour savoir lequel d'entre eux aurait suffisamment d 'au
dace, de force d ' â m e pour se faire c o n d a m n e r à mor t .
Certainement pas les jeunes aristocrates de son cercle, car
la haute naissance étiole ces qualités de l 'âme qui font
condamner à mor t . N u l doute que Julien Sorel, de basse
naissance, ne soit susceptible d'accéder à ce genre d 'hé
roïsme. L'apercevant en conversation avec le comte
Altamira, elle soumet Julien à l 'examen : « Elle le regar
dait fixement, étudiant ses traits pour y chercher ces hau
tes qualités qui peuvent valoir à u n h o m m e l'honneur
d'être c o n d a m n é à m o r t " . » C'est alors que jaillit la ques
tion : O h Ciel ! serait-il u n Dan ton . . .
R o m a n de l'héroïsme révolutionnaire encore au sens
o ù Julien appartient bien à cette espèce inconnue de
révolutionnaires distinguée par Tocqueville dans
L'Ancien Régime et la Révolution et qui, selon lui, portè
rent l'audace jusqu'à la folie. O n ne peut réduire la pour
suite de Julien à la chasse au bonheur. A deux reprises, il
exprime o n ne peut plus nettement une certaine concep
tion de la question révolutionnaire. D ' a b o r d , dans une
35. R. N., p. 494.
35
conversation avec le comte Altamira qu'il traite de Girondin : « M a foi ! dit Julien, qui veut la fin veut les m o y e n s ; si, au lieu d'être u n a tome, j'avais quelque p o u voir, je ferais pendre trois h o m m e s pour sauver la vie à quatre. Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains jugements des h o m m e s 3 6 . » U n e seconde fois, après sa lecture nocturne de l'histoire de la Révolution, dans la bibliothèque, répondant à l'interrogation de Mathilde : « E n u n m o t , mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d ' u n air terrible, l ' h o m m e qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre doit-il passer c o m m e la tempête et faire le m a l c o m m e au hasard37 » ?
Il ne s'agit pas tant d'affirmer que Le Rouge et le Noir est le r o m a n de l'héroïsme, et de l'héroïsme révolutionnaire que d 'y percevoir c o m m e une expérimentation imaginaire visant à répondre à la question qui ne cessait de tourmenter Stendhal, à savoir, l'héroïsme est-il encore possible dans la société m o d e r n e , et si tel est le cas, par quelles voies peut-on être héroïque dans une société antihéroïque, prosaïque ? D e là l'hypothèse, selon laquelle Le Rouge et le Noir est la scène imaginaire d ' une transposition de l'héroïsme de la scène publique à la scène privée, c o m m e si la scène privée était désormais le lieu o ù
36. R. N., p. 497. 37. R. N.,p. 500.
36
pouvait se manifester l'héroïsme de la vie moderne — la
thèse de Baudelaire.
IL Qui est Julien Sorel ?
Avant de répondre à cette question, quelques brèves
remarques sur l'énigme du titre. A cette énigme en effet,
il est une autre réponse plus mystérieuse que celle d'a
bord donnée par Stendhal, c o m m e s'il prenait plaisir à
détruire de façon oblique la solution proposée.
O n pourrait dire de l'histoire de Julien qu'elle est
prise entre deux chapitres qui se répondent l'un à l'autre,
dans la mesure où dans l'un c o m m e dans l'autre, une
partie de l'action se déroule dans l'Église de Verrières. O r
c'est dans cette église qu'apparaît soudain un autre
contraste entre le Rouge et le Noir que celui suggéré plus
haut. Le Rouge, effet des rideaux cramoisis évoque le
sang, le Noir ne renvoie-t-il pas dans ce chapitre à la
guillotine, objet monstrueux, sombre, spectral, mélange
terrifiant de rouge et de noir, si l'on se tourne vers
quelques textes littéraires du X I X e siècle? Avant de se pré
senter pour la première fois chez les de Rénal, Julien fait
un détour par la magnifique église de Verrières. D'abord
le sang: « Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion
d'une fête, toutes les croisées de l'édifice avaient été cou
vertes d'étoffe cramoisie. Il en résultait, aux rayons du
37
soleil u n effet de lumière éblouissant [...] Julien tressaillit. » Plus loin : « E n sortant, Julien crut voir d u sang près d u bénitier, c'était de l'eau bénite q u ' o n avait répandue : le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenêtres la faisait paraître d u sang38. » Et la guillotine ? U n curieux incident l'introduit. Sur le prie-Dieu de la famille de Rénal, Julien trouve u n morceau de papier impr imé, « [...] étalé là c o m m e pour être lu. Il y porta les yeux et vit : Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel exécuté à Besançon, le... Le papier était déchiré. A u revers, o n lisait les deux premiers mots d ' une ligne, c'étaient : Le premier pas. » Julien à la vue d u sang, o u de ce qui paraissait tel, à la lecture de ce papier éprouve « une terreur secrète », d'autant plus vive qu'il ne m a n q u e pas de se comparer, sinon de s'identifier, à ce c o n d a m n é à mor t . « Q u i a p u mettre ce papier là, dit Julien ? Pauvre malheureux ajouta-t-il avec u n soupir, son n o m finit c o m m e le mien . . . et il froissa le papier39. » Mais qui est Louis Jenrel ?
L a guillotine - d o n c le noir o u u n mélange de rouge et noir - est bien là dès le début de l'odyssée de Julien Sorel. N'oublions pas que Le Rouge et le Noir suit seulem e n t d ' u n an le fameux texte de V . H u g o , Le Dernier
38. R. N., p. 240. 39. R. K, p. 240.
38
Jour d'un condamné publié en 1829 . D'après H . - F . Imbert, Stendhal eut horreur de ce texte, alors qu'il encouragea une amie, M m e Ancelot à lire L'Ane mort ou la Femme guillotinée de Jules Janin (1829)40. Et l'on trouve dans u n compte rendu de la Quotidienne (3 février 1829) une description de la guillotine en teinte rouge et noir. « U n e espèce d'estrade en bois rouge avec deux grands bras et quelque chose de noir au-dessus41. » Association de couleurs qui s'est maintenue tout au long d u siècle. E n 1870 , V . H u g o dans le p o è m e L'Echafaud écrit :
Qu'est-ce donc qu'il nous veut, l'échafaud, Cet îlot noir qu'assiège et que bat de ses houles La multitude aux flots inquiets et mouvants, C e sépulcre qui vient attaquer les vivants,... Surgit, levant un glaive au bout de ses bras rouges'1 ?
Pour sa part, Tourgueniev, dans L'Exécution de Troppman
(1870) n'a pas besoin de n o m m e r le sang pour laisser deviner en filigrane, le rouge. Il écrit :
« Soudain, le monstre de la guillotine nous regarda avec ses deux poteaux noirs et le couperet suspendu [...]. J'ai vu
40. Henri-François Imbert, Les Métamorphoses de la liberté ou Stendhal devant la Restauration et le Risorgimento, Paris, José Corti, 1967, p. 575.
41. Ibid., p. 576. 42. V. Hugo , Ecrits sur la peine de mort, Paris, Actes Sud, 1992, p. 242.
39
le bourreau se dresser brusquement c o m m e une tour noire
sur le côté gauche de la plate-forme43."
Dans la deuxième partie, chapitre X X X V , « U n orage »
qui relate la scène du crime, nous retrouvons l'église de
Verrières, encore une fois baignée de rouge. « Julien entra
dans l'église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes
de l'édifice étaient voilés avec des rideaux cramoisis44. » Le
crime fait, le sang versé, le parricide perpétré dans u n lieu
sanctifié, l'exécution à Besançon n'allait pas tarder, mal
gré les intrigues de Mathilde pour sauver son amant.
Aussi peut-on considérer, sans outrance aucune, que le
roman tout entier se déroule - du premier pas (première
scène dans l'église de Verrières), en passant par la scène
du bal où Mathilde reconnaît en Julien un condamné à
mort possible et par la scène du crime, jusqu'au dernier
pas (scène de l'exécution) - à l'ombre de la guillotine, à
l'ombre de la « suprême machine » selon Baudelaire.
C'est-à-dire pour les h o m m e s du X I X e siècle, à l'ombre
de 1793-1794, c o m m e si à chaque fois, en dépit du
caractère privé, singulier du crime, un lien irrésistible se
nouait avec les guillotinés de la Révolution. Ainsi
Tourgueniev encore, écrit dans L'Exécution de Troppmann :
43. Ivan Tourgueniev, L'Exéaition de Troppman, Paris, Stock, 1990, p. 123.
44. RN.,p. 644.
40
« U n de nos camarades [...] m e dit que pendant notre
séjour dans la cellule de Troppmann, il pensait tout le
temps que nous n'étions pas en 1870, mais en 1794, que
nous n'étions pas de simples citoyens, mais des jacobins
qui menaient à l'exécution non pas un assassin vulgaire,
mais un marquis légitimiste, un ci-devant, un talon
rouge, monsieur4"5. »
Reprenons notre première question : qui est Julien
Sorel ? U n e voie à écarter d'emblée est la positiviste qui
s'intéressant à la genèse de Le Rouge et le Noir est tentée
d'en faire une simple transposition d'un fait divers, l'af
faire Berthet survenue en 1827, qui aurait mis l'imagi
nation de Stendhal en mouvement . Plus stimulantes, en
un sens, sont les interprétations qui sensibles à l'énigme
de Julien tentent d'y répondre en décollant du roman et
n'hésitent pas à voir dans « le fus du charpentier » une
réincarnation de Jésus ou de Julien l'apostat. Quoiqu 'on
pense de ces hypothèses, elles ont la vertu d'introduire
du « bougé » dans le roman, d'alerter le lecteur, de signa
ler l'énigme sans la clore aussitôt grâce à une explication
miracle, de le convaincre qu'il existe bien un problème
Julien Sorel.
45. I. Tourgueniev, op. cit., pp. 115-116.
41
Revenons au roman. Le signe d'une identité énigma-
tique tient d'abord à ce que Julien parait être venu au
m o n d e sans mère. Etrangement le roman ne contient
aucune indication, aucune allusion relative à la mère de
Julien. Fait que relève Marthe Robert qu'elle assortit
immédiatement d'une explication. « Il (Julien) n'a pas de
mère - écrit-elle — c'est pourquoi il s'en cherche une qu'il
puisse tout à la fois posséder et faire servir à ses obscurs
calculs46. » Julien grand lecteur des Confessions de
Rousseau - un des trois livres qui constituent son Coran,
nous est-il dit — reproduit certainement avec M m e de
Rénal quelque chose des rapports de Rousseau avec
M m e de Warrens. Mais cela ne vaut pas dans sa relation
à Mathilde de la Mole . D o n c ce qui permettrait de
connaître avec une relative certitude l'origine de Julien
fait entièrement défaut. Est-ce à dire que Julien serait de
mère inconnue ? un enfant trouvé ? L'hypothèse en est
faite : « Et moi aussi, je suis une sorte d'enfant trouvé,
haï de m o n père, de mes frères, de toute m a famille47. »
Les seuls membres de la famille qui sont présentés au lec
teur sont le père — un charpentier de Verrières — et ses
deux autres fils, bûcherons qui travaillent à la scierie
46. Marthe Robert, Roman des origines et Origines du roman,
Paris, Grasset 1972, p. 244.
47. R N., p. 249.
42
familiale. Mais aussitôt le doute s'introduit. Ces diffé
rents personnages peuvent-ils appartenir à la m ê m e
famille ? Autant Julien est fragile de constitution, un
adolescent de 18 ans, presque féminin, autant le père et
ses deux autres fils sont de solides gaillards, bâtis à chaux
et à sable, rustiques à souhait et qui n'éprouvent que
haine pour la délicatesse de Julien. Très vite la question
ne m a n q u e pas d'apparaître : de qui Julien Sorel est-il le
fils ? du charpentier de Verrières ? ou bien provient-il
d'une ascendance non roturière, ce qui pourrait éven
tuellement, jusqu'à un certain point, rendre compte de
sa différence ? O n peut observer que le roman plus il va,
se nourrit de cette énigme, car les protagonistes, frappés
de la singularité de Julien, en m ê m e temps qu'ils s'inter
rogent sur son origine, s'efforcent d'y apporter une
réponse qui les satisfasse en apaisant, au moins provisoi
rement, leur inquiétude face à cet être étrange dont on
ne sait à vrai dire d'où il vient ni qui il est.
A diverses reprises, les divers protagonistes du roman
expriment leur étonnement, voire leur inquiétude face à
la personnalité de Julien. Elle les surprend, elle leur
échappe, ils échouent à la définir, à la cerner. « caractère
indéfinissable » selon l'abbé Pirard protecteur de Julien,
caractère singulier aux yeux de Mathilde de la Mole ,
frappée puis séduite par l'originalité de Julien qui le dis
tingue des jeunes gens à la m o d e qui n'aspirent qu'à se
43
copier les uns les autres. L ' â m e imaginative d u marquis de la M o l e perçoit « quelque chose d'effrayant » au fond de ce caractère ; « je m ' y perds » est le dernier m o t de cette enquête48. Q u a n t à l'abbé Frilair, après le crime, il conclut : « C e Julien est u n être singulier, son action est inexplicable45. » É t o n n e m e n t qui finit par gagner Julien lu i -même. Il s'écrie : « G r a n d D i e u ! Pourquoi suis-je moi 5 0 ? » L a surprise, le malaise ne font que croître. A u fur et à mesure que le r o m a n se déroule, l'identité première de Julien, fils d ' u n charpentier de Verrières s'obscurcit. Elle est en effet soumise à u n jeu constant de sorte que les origines de Julien se brouillent et qu'il semble promis à des avenirs aussi brillants que contradictoires, c o m m e si à chaque fois la révélation de l'identité pouvait emprunter des formes radicalement différentes. L e premier accroc à cette identité de départ a lieu lors d u duel avec le chevalier de Beauvoisis. C e dernier soucieux de sa réputation et donc contrarié de se battre avec le secrétaire d u marquis de la M o l e fait aussitôt courir le bruit que ce jeune h o m m e est en réalité le fils naturel d ' u n a m i intim e d u marquis. Version que reprend immédiatement le marquis estimant que c'est à lui qu'il appartient désormais de donner consistance à ce récit. Il en invente m ê m e une
48. R. K, p. 637. 49. R. N., p. 655. 50. R. N., p. 612.
44
traduction sensible sous la forme des deux habits : l'ha
bit noir pour Julien dans ses fonctions de secrétaire, l'ha
bit bleu le soir quand le marquis le traite c o m m e son
égal. Dans ce cas Julien devient aux yeux du marquis, le
frère cadet du comte de Chaulnes, c'est-à-dire le fils
naturel du duc de Chaulnes. Changement d'identité
encore plus accentué quand Julien reçoit la croix.
« Q u a n d je verrai cette croix — lui dit le marquis — vous
serez le fils cadet de m o n ami le duc de Chaulnes, qui,
sans s'en douter, est depuis six mois employé dans la
diplomatie51. » Peu après, il autorise l'abbé Pirard à ne
pas garder le secret sur cette origine noble de Julien.
Mathilde apercevant Julien au bal en conversation avec le
comte Altamira trouve qu'il a l'air « d'un prince déguisé ».
Afin d'ennuyer ses soupirants aristocratiques ainsi que
son frère, elle conçoit à son tour deux hypothèses sur la
naissance de Julien : soit ce dernier est le fils d'un hobe
reau de Franche-Comté, soit il est le fils naturel d 'un duc
espagnol emprisonné à Besançon du temps de Napoléon.
L'aveu de sa liaison avec Julien faite à son père, celui-ci
reprend de plus belle ses spéculations sur la naissance
mystérieuse de Julien, au point que celui-ci change de
n o m ; il devient lieutenant de hussards à Strasbourg, sous
le n o m du chevalier de la Vernaye. La destinée de Julien
51. R M , p. 482.
45
finit par rejoindre la mythologie classique du héros. Il
aurait été confié par un père noble à un paysan, le père
Sorel, pour prendre soin de lui dans son enfance. Et
Julien lui-même exposé à ses diverses mutations et au
changement de n o m conçoit à son tour un « roman
familial » en harmonie avec les versions proposées.
« Serait-il bien possible, se disait-il, que je fusse le fils
naturel de quelque grand seigneur exilé dans nos monta
gnes par le terrible Napoléon ? A chaque instant cette
idée lui semblait moins improbable [...]. M a haine pour
m o n père serait une preuve [...]. Je ne serais plus un
monstre52 ! » Sans nul doute, la haine du père ne peut
que favoriser la grande réceptivité de Julien à ces muta
tions, tant dans ses rapports avec l'abbé Pirard qu'avec le
marquis où à chaque fois, il est à la recherche du bon
père qui lui a fait défaut.
C e jeu avec l'identité est sensiblement renforcé par ce
que G . Blin appelle une intrusion d'auteur". Revenons
au curieux incident déjà mentionné, lorsque Julien pénètre
pour la première fois dans l'église de Verrières. Il trouve
déposé sur un prie-Dieu un morceau de journal relatant
l'exécution d 'un certain Louis Jenrel à Besançon. Ici, il
52. R AT., p. 641. 53. Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, José Corti,
1954, p. ?
46
convient de prendre la mesure de la ruse de Stendhal : ce
dernier nous met sur la voie ou plutôt feint de mettre le
lecteur sur la voie en prêtant à Julien une remarque sur
la terminaison identique en « el » des deux n o m s , Jenrel,
Sorel, pour mieux détourner le regard du lecteur de la
solution, c o m m e si la remarque de Julien devait nous
suffire et apaiser notre curiosité quant à la signification
de cet étrange incident. O r le n o m du guillotiné, Louis
Jenrel est l'anagramme parfait de Julien Sorel. Les onze
lettres des deux patronymes s'échangent et permutent à
la perfection, Louis Jenrel alias Julien Sorel, c'est-à-dire,
Louis Jenrel appelé autrement Julien Sorel. A l'évidence,
cela a valeur d'annonce ; n'est-il pas écrit au dos du
papier imprimé, « le premier pas ». C o m m e si au Dernier
Jour d'un condamné de Victor H u g o , Stendhal opposait
le « Premier pas d 'un condamné ». Mais au-delà de l'an
nonce, de la préfiguration il y a plus. Le recours au
pseudonyme dans Le Rouge et le Noir signifie que Julien
Sorel est autre que celui qu'il paraît être, ou pour repren
dre une formule célèbre, il est ce qu'il n'est pas et il n'est
pas ce qu'il est. Par l'usage du pseudonyme dans la fic
tion romanesque qui a valeur de défi, est ouverte au per
sonnage enfermé dans sa peau de « petit prêtre », la pos
sibilité de se fuir soi-même, en l'occurrence de fuir le
n o m du père détesté (Sorel) et la condition sociale qui y
est attachée.
47
Mais en va-t-il de m ê m e du pseudonyme anagram-
matique qui n'est pas nécessairement remarqué par le lec
teur, puisque Stendhal s'emploie à l'occulter ? Plutôt que
d'engager le personnage, par le rêve des possibles, à se
fuir lui-même et à forcer du m ê m e coup les barrières qui
entravent son ascension sociale, ne s'agit-il pas, sous cou
vert d'une différence, d'une pseudo-différence, de le
ramener à soi-même, de le faire coller à une identité qui
tout à la fois se dérobe et se révèle peu à peu ? Selon Jean
Starobinski, le masque stendhalien tendrait à satisfaire
deux ambitions contradictoires, « adhérer totalement à
soi-même ou se fuir allègrement54 ». Si l'on admet ce
contraste, le pseudonyme simple permettrait un certain
nomadisme, une sortie de soi, le virage d'une identité
dans une autre, bref l'expérience ¿M Je est un autre. Tandis
que le pseudonyme sous forme d'anagramme viserait à
faire apparaître une sorte de stabilité qui échappe au per
sonnage et se manifeste à son insu. Tendanciellement le
pseudonyme serait du côté de la fuite à soi-même, l'ana
gramme du côté de l'adhésion de soi avec soi, mais — la
nuance est d'importance — par le détour d'une altérité tel
qu'il apparaisse pour finir que l'autre est le m ê m e . Grâce
au pseudonyme anagrammatique se révélerait en m ê m e
54. Jean Starobinski, L'Œil vivant, Stendhal pseudonyme, Paris,
Gallimard, 1961, p. 239.
48
temps que le destin de Julien — dès le premier pas, on le
voit, il est promis à la guillotine - son identité la plus pro
fonde, la plus secrète, mais aussi la plus troublante, à
savoir, un « être-pour-la-mort » en tant qu'être guillotiné.
D e là par ce rapport à la mort, ce « je ne sais quoi »
d'effrayant qui imprime sa marque au caractère de
Julien. Jean Starobinski ne souligne-t-il pas combien la
proximité de la mort suscite chez Julien une adhésion à
soi inédite au-delà des repères sociaux. « A ce m o m e n t de
rupture totale — écrit-il — l'imminence de la mort rend le
masque inutile, elle le supplante. Il y a enfin une possi
bilité d'être soi, absurdement, magnifiquement". » Et
pourtant dans cet accès à la condamnation à mort —
selon Mathilde, la seule chose qui ne s'achète pas dans
une société dévorée par l'argent — la distance de soi à soi,
l'énigme persistent. Car dans cette séquence qui Julien
répète -t-il ? Sans aucun doute, Boniface de la Mole aux
yeux de Mathilde, mais il répète aussi Louis Jenrel, mais
aussi Danton, Roland, Robespierre et pourquoi pas
Saint-Just exécuté à 26 ans ? Malaisé, difficile est de
réponde à la question, qui est Julien Sorel ? A u cours du
récit, Stendhal lui accorde trois pseudonymes, de
Chaulnes, de La Vernaye, Louis Jenrel. M ê m e si le
pseudonyme anagrammatique paraît fixer provisoirement
55. Ibid., p. 237.
49
cette identité - l'être guillotiné - l'interrogation ne
manque pas de rebondir, car de qui Julien répète-t-il le
supplice ? cette condamnation n'est-elle pas le résultat
d'un acte suicidaire ?
C e parcours ne nous donne donc pas le m o t de l'é
nigme, mais laisse béante la distance que le recours à la
pseudonymie a rendu sensible, pour autant que l'on
congédie les lectures positivistes en proie à l'illusion
réaliste. Dans l'imminence de la mort, Julien accède à
une certaine authenticité - il aura au moins apporté la
preuve qu'il n'était pas u n « méchant h o m m e » selon
l'expression du marquis de la Mole , qu'il n'a pas séduit
Mathilde pour sa fortune. Il n'empêche que la distance
de soi à soi demeure d'autant plus aiguë que cette iden
tité énigmatique est de surcroît flottante. C o m m e si dans
son être m ê m e , dans sa révolte, Julien était susceptible
d'occuper une multiplicité de positions, en l'occurrence
de positions héroïques. Le signe m ê m e de la révolte,
selon J. Starobinski, est qu'elle finit par s'individualiser
dans le refus de toute individuation. « Je m'appelle
"légion" dit le Révolté56. » N'est-ce pas ce bougé perma
nent, ce flottement typiquement moderne qui a pour
effet de rendre possible la transposition de l'héroïsme de
la scène politique à la scène de l'amour ?
56. Ibid., p. 238.
50
III. Le Rouge et le Noir ou la scène d'une transposition
A lire les « Lettres familières » de Machiavel à Vettori,
on sait que l'auteur du Prince distinguait entre les choses
de la politique et les choses de l'amour. A u x premières,
les réflexions sur la souveraineté, convient la gravité. Les
secondes au contraire demandent d'être accueillies avec
allégresse ; il faut se garder de vouloir fixer un être ailé,
de vouloir lui rogner les ailes. Mieux, les secondes peu
vent détourner des premières57. D e surcroît, Machiavel, à
la différence de la philosophie traditionnelle, ne déplore
pas la variabilité des choses humaines, ni ne repousse l'al
ternance du grave et du léger. Mais diversité n'est pas
séparation rigide. Les choses de la politique et les choses
de l'amour n'ont elles pas en c o m m u n de chasser « la
pouillerie quotidienne », l'ennui qui résulte de la simple
reproduction de la vie ? Si les buts visés sont différents,
la grandeur d 'un côté, le bonheur de l'autre, ces choses
en dépit de leur écart, requièrent la mise en œuvre de
qualités proches, l'ardeur et l'audace au premier chef. Le
chapitre X X V du Prince qui s'interroge sur c o m m e n t
résister à la fortune dans les choses humaines s'achève par
le célèbre passage qui jette incontestablement un pont
entre les choses de l'amour et les choses de la politique :
57. Machiavel, Œuvres complètes, Paris, Gallimard Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 1440.
51
« ... il est meilleur d'être impétueux que circonspect, car
la fortune est femme, et il est nécessaire, à qui veut la sou
mettre, de la battre et la rudoyer. Et l'on voit qu'elle se lais
se plutôt vaincre par ceux-là que par ceux qui procèdent avec
froideur. Et c'est pourquoi toujours, en tant que femme, elle
est amie des jeunes, parce qu'ils sont moins circonspects,
plus hardis et avec plus d'audace la commandent58. »
Ajoutons à cela l'appréciation d'Edgar Quinet, selon
laquelle Machiavel « est de tous les écrivains d u X V I e
siècle [...] le seul qui comprenne l'héroïsme59 ». D e là
l'existence d 'une ligne continue, Machiavel, Stendhal,
Nietzsche. L a singularité de Stendhal ne tient-elle pas à
ce qu'il s'inscrit à la fois dans le sillage de Machiavel et
l'infléchit, sinon le corrige. Avec Machiavel, mais aussi
avec les révolutionnaires, n o t a m m e n t Saint-Just o u
D a n t o n , Stendhal partage le culte de l'énergie et de l'au
dace. Mais ce post-rousseauiste qui vit dans u n siècle pro
saïque, d o m i n é par l'argent et la course aux places, s ' em
ploie à brouiller la distinction machiavélienne. Désormais
les choses de l ' amour ont aussi leur gravité, car elles
offrent u n c h a m p o ù peut se déployer l'héroïsme et toutes
les qualités d'intelligence, de volonté, de non-résignation
qu'il suppose. D e Julien Sorel à M i n a de Vanghel o u à
58. Machiavel, Le Prince, Paris, Garnier-Flammarion, 1980,
pp. 188-189.
59. E . Quinet, Les Révolutions d'Italie, Paris, Pagnerre, 1857, p. 286.
52
Mathilde de la M o l e , c'est le m ê m e déplacement de l'hé
roïsme qui s'effectue, déplacement d u c h a m p politique
vers le c h a m p erotique. D e l'héroïsme in rebus publicis à
l'héroïsme in rebus veneris. L ' amour perd son allégresse
machiavélienne, sa légèreté ailée, car il est désormais le
c h a m p qui reste à l'héroïsme pour se manifester.
Entendons que l 'amour au-delà de son caractère aimable
présente des situations inextricables, périlleuses à l'extrême,
des impossibles dont seule l'énergie la plus résolue, l'au
dace la plus déterminée peuvent triompher. Il est dit de
Mathilde qu'elle ne donnait « le n o m d ' a m o u r qu'à ce
sentiment héroïque que l'on rencontrait en France d u
temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne
cédait point bassement aux obstacles ; mais bien loin de
là, faisait faire de grandes choses60 ». A quoi Mathilde
reconnaît-elle le caractère héroïque de son a m o u r pour
Julien, sinon à la distance sociale inconcevable qui la
sépare de son amant ? Contrairement à la thèse d'Allan
B l o o m , selon laquelle Le Rouge et le Noir serait u n r o m a n
o ù les figures de l 'amour signeraient la mort de l'héroïs
m e , le r o m a n de Stendhal, écrit à la veille de la
Révolution de 1830 , explore à la façon d ' u n pionnier u n
entrelacs inédit de l 'amour et de l'héroïsme, invente u n
nouveau nexus héroïco-érotique. D e ce point de vue,
60. R. TV., p. 512.
53
l'anti-héros de L'Education sentimentale, Frédéric
Moreau, contretype par excellence de Julien Sorel, prouve
a contrario l'existence de ce nexus; il se montre en effet
aussi incapable d'aimer qu'incapable d'agir. Stendhal,
dans l'article qu'il a consacré lui-même au Rouge et le
Noir insiste sur cet enchevêtrement de l'amour et de l'hé
roïsme. Décrivant le combat de Julien Sorel pour faire
renaître l'amour de Mathilde, il écrit :
« Julien a le bonheur de pouvoir jouer la froideur. Ceci prouve qu'il avait réellement un grand caractère. Cette épreuve est sans doute une des plus difficiles auxquelles le cœur humain puisse être soumis. Cet héroïsme est couronné du plus grand succès61. »
D e u x hypothèses donc :
Première hypothèse : Le Rouge et le Noir serait la mise
en scène d'une transposition de l'héroïsme du politique
à l'erotique. Qu'il s'agisse de Mathilde de la M o l e ou de
Julien Sorel, nous observons à chaque fois le déplace
ment de la scène historico-politique à la scène de l'a
mour . Dans l'un et l'autre cas, les qualités exigées sur la
scène politique, afin de répondre « présent » aux coups
de la fortune, sont également requises pour répliquer aux
aléas de l'amour. Le lendemain de la fameuse scène à la
61.R. N., appendices, p. 712.
54
campagne où Julien se donne pour obligation de prendre
la main de M a d a m e de Rénal, la chose faite, il connaît
l'apaisement. « Il avait fait son devoir, et un devoir
héroïque » écrit Stendhal62. N o u s l'avons vu, on peut lire
la seconde partie d u r o m a n c o m m e une joute héroïque
entre Mathilde et Julien, chacun des deux protagonistes
mettant en œuvre une forme différente d'héroïsme, mais
qui l'une et l'autre c o m m u n i e n t dans le m ê m e culte de la
grandeur et de l'audace. Mathilde trouve son modèle d u
côté de l'héroïsme aristocratique si présent, selon elle,
pendant la période de la Ligue à la cour d'Henri III ; jus
qu'à la fin, elle s'identifiera à la Reine Margot dont elle
répétera les gestes à la mort de son amant décapité,
c o m m e le fut jadis Boniface de la M o l e . E n dépit de son
admiration pour Bonaparte-Napoléon, Julien pour sa
part puise son inspiration d u côté de l'héroïsme révolu
tionnaire en s'identifiant semble-t-il à Dan ton , mais
peut-être aussi à Robespierre o u à Saint-Just dont il par
tage l'extrême jeunesse, la beauté et l 'amour de l'énergie.
O n sait que l'enfant Henri Beyle fut régicide. E n 1793,
âgé de dix ans, au grand scandale de sa famille, il eut u n
accès de joie à l'annonce de l'exécution de Louis X V I . A
lire la Vie de Henry Brulard, on constate que Stendhal
persiste et signe : « Il y a plus, il y a bien pis, / am encore
62. R. N., p. 269.
55
in 1835 the man of 1794a. » Quan t à l'héroïsme napo
léonien, m ê m e si Stendhal y participa no tamment lors
de la retraite de Russie, il le tenait en si piètre estime qu'il
ne pouvait songer à l'ériger en modèle64.
Deuxième hypothèse : O n ne peut en rester à ce niveau
de généralité. Plus qu'une mise en scène de la transposition
de l'héroïsme, Le Rouge et le Noir se construirait sur la
transposition, dans le champ de l'amour, de postures
héroïques singulières apparues au m o m e n t de la
Révolution française. C o m m e si la logique de ces postures
héroïques était ce qui venait donner forme aux deux gran
des intrigues amoureuses que connaît Julien Sorel. Aussi
l'ombre de 1793 ne se limiterait-elle pas à la présence sous
forme de modèle de tel ou tel acteur révolutionnaire,
Danton ou Robespierre, aussi s'avérerait-elle beaucoup plus
prégnante que prévu. Le décalque des postures héroïques
apparues sur la scène historico-politique de la Révolution
aurait en quelque sorte valeur de matrice pour un ensem
ble de gestes, de conduites, d'attitudes dans le champ de
l'amour, c o m m e si Julien en aimant M a d a m e de Rénal ou
Mathilde répétait, à son insu, des schemes constitutifs de
figures héroïques surgies avec l'événement révolutionnaire.
63. Stendhal, Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 175.
64. Ibid., pp. 226-227.
56
Allons un pas plus loin. Soit au m o m e n t de la
Révolution française, un triangle héroïque dont les trois
pôles seraient un héroïsme de la sincérité et de l'authen
ticité ; un héroïsme de la maîtrise des apparences ; enfin
un héroïsme anti-héroïque. Si l'on prend en compte le
champ de l'amour, la transposition pourrait ainsi s'énoncer :
à l'héroïsme de l'authenticité correspondrait l'amour de
Julien et de M a d a m e de Rénal ; à l'héroïsme de la maî
trise des apparences l'amour de Julien Sorel et de
Mathilde de la Mole ; à l'héroïsme anti-héroïque cor
respondrait soit l'amour de Julien et de M a d a m e de
Rénal dans la prison de Besançon les derniers jours avant
l'exécution, soit l'amitié de Julien et du marchand de
bois Fouqué qui se tient auprès de Mathilde dans la pri
son, après la décapitation de Julien. Il nous reste donc,
en nous aidant d'une méthode typologique, à parcourir
ces trois formes d'héroïsme et à en esquisser, à chaque
fois, le transfert dans le champ de l'amour..
1. L'héroïsme de la sincérité et de l'authenticité a
pour modèle et référence philosophique Rousseau. C e
dernier fournit à cet héroïsme sa thématique naturaliste,
sa posture d'accusation et son scheme organisateur, à
savoir, la distinction de l'être et du paraître.
Depuis les travaux de J. Starobinski, on reconnaît
dans cette division la matrice de la pensée de Rousseau.
C'est dans cette rupture entre l'être et le paraître, dans
57
cette division inacceptable que prennent naissance d'au
tres conflits, entre le bien et le mal, entre la nature et la
société et au sein de l'histoire entre un avant et un après.
La reprise de ce scheme organisateur, par exemple chez
Robespierre ou chez Saint-Just constitue le héros « selon
Rousseau ». C'est à partir de cette différence qui divise le
m o n d e entre le m o n d e vérité et le m o n d e apparence que
le héros révolutionnaire conçoit une politique de la sin
cérité fondée sur l'idée d'un être vrai qui a le rang suprê
m e et qui en tant que tel est le signe de l'authenticité.
Saint-Just qui définit la Révolution c o m m e « une
entreprise héroïque » entre les périls et l'immortalité
offre une incarnation exemplaire de l'héroïsme de la sin
cérité. Héros, il se pose en ministre de la nature, de l'êt
re le plus vrai, conférant du m ê m e coup à son action la
garantie de l'authenticité.
Revenons donc à l'hypothèse de la transposition.
L'amour de Julien et de M a d a m e de Rénal serait c o m m e
un transfert de l'héroïsme de la sincérité de la scène poli
tique à la scène erotique. L'hypothèse de la transposition
est ici pleinement légitime, car la fameuse scène où Julien
se donne l'obligation de prendre la main de M a d a m e de
Rénal est la présentation m ê m e du nouveau nexus héroï-
co-érotique tel qu'il apparaît dans une société dominée
par l'argent, prosaïque et sur lequel repose le roman.
Soumis à la religion d u devoir, Julien dans cette
58
circonstance est face à l'alternative : s'emparer de la
main de M a d a m e de Rénal ou se suicider. La main prise
par courage et non par amour, Julien connaît l'apaise
ment : « Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque »
écrit Stendhal65.
Le ton est donné dès la première rencontre. M a d a m e
de Rénal est d'abord surprise, délicieusement surprise ;
au lieu d'un précepteur revêche et sévère que voit elle ?
un jeune paysan, presque l'aîné de ses enfants qui sèche
ses larmes. Elle se méfie d'autant moins que le jeune
h o m m e a l'air d'une jeune fille. Julien déconcerté par la
beauté de la jeune femme, la douceur de l'accueil,
conçoit aussitôt l'idée hardie de baiser la main de
M a d a m e de Rénal. D u côté de M a d a m e de Rénal une
spontanéité gracieuse, innocente, du côté de Julien un
mélange d'émotion vraie et une susceptibilité folle.
Stendhal insiste sur le naturel de M a d a m e de Rénal. Avec
M a d a m e de Rénal, Stendhal donne le portrait d'un
amour de cœur, « un amour vrai, simple ne se regardant
pas soi-même'* ». La jeune femme est dépeinte c o m m e
une âme simple, naïve, toute dévouée à ses deux enfants
qui a peu d'expérience de la vie et encore moins de
l'amour. C'est une â m e essentiellement sincère qui
65. R N., p. 269. 66. R. N., appendices, p. 712.
59
s'abandonne sans s'en apercevoir et donc sans résister à l'amour qu'elle conçoit pour Julien. Découvrant cet amour, dans un premier temps elle se rassure estimant que cela ne porte pas atteinte à sa relation avec Monsieur de Rénal. Julien de son côté, malgré une émotion réelle ne peut s'abandonner. Il n'oublie pas que M a d a m e de Rénal appartient au camp des maîtres et des riches, et lui, malgré son savoir, à celui des domestiques et des pauvres. Pire encore, ils appartiennent à des camps politiques ennemis ; M a d a m e de Rénal est royaliste, ultra, Julien relève de cette nébuleuse qui va du jacobinisme à l'admiration pour Bonaparte-Napoléon qui dans sa jeunesse, c o m m e on sait, fut robespierriste. D e là un manque de spontanéité chez Julien, il joue un rôle, prisonnier de la religion du devoir, sa volonté est chauffée à blanc et ne lui laisse pas un m o m e n t de répit.
Et pourtant le travail de Stendhal va consister à m o n trer la naissance de la spontanéité, de la sincérité chez Julien, sous l'influence de l'amour. Dans une atmosphère rousseauiste, proche de La Nouvelle Héloïse, au château de Vergy, Julien se départit peu à peu de sa méfiance armée. Plus il s'éloigne du social, de ses conflits, de ses intrigues, de ses contraintes, plus il s'éloigne de Verrières, plus il se rapproche de la nature, plus son amour pour M a d a m e de Rénal tend à devenir sincère, à quitter le m o n d e apparence pour rejoindre le m o n d e vérité. A
60
Vergy, avec M a d a m e de Rénal et ses enfants, Julien
connaît d'authentiques moment s de bonheur simples,
champêtres. « Julien, de son côté, écrit Stendhal, avait
vécu en véritable enfant depuis son séjour à la campagne,
aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses
élèves. Après tant de contrainte et de politique habile,
seul, loin des regards des h o m m e s , et, par instinct, ne
craignant point m a d a m e de Rénal, il se livrait au plaisir
d'exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles m o n
tagnes du monde 6 7 . » Le pouvoir de la beauté si nouveau
pour Julien, lui fait oublier sa « noire ambition » et ses
projets si difficiles à exécuter. Il n'est pas vrai que Julien
soit pure volonté. La liaison avec m a d a m e de Rénal c o m
mencée, dans un suspens de la volonté, il cède au plaisir
de la contemplation. Oubli de l'ambition, oubli d 'un
rôle à jouer; dans ses momen t s d'abandon, Julien avoue
à m a d a m e de Rénal toutes ses inquiétudes. Q u e ce soit
dans le bonheur ou dans l'affliction, lors de la maladie
d'un enfant, Julien en m ê m e temps qu'il relâche sa
volonté accède à des m o m e n t s de vraie sincérité.
Stendhal insiste sur cette mutation. La sincérité n'est plus
un effet de la détente de la volonté, elle devient la figure
m ê m e du bonheur, le signe le plus probant de l'authen
ticité. « Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il
67. R N., p. 264.
61
y eut des m o m e n t s où lui, qui n'avait jamais aimé, qui
n'avait jamais été aimé de personne, trouvait u n si déli
cieux plaisir à être sincère, qu'il était sur le point d'avouer
à m a d a m e de Rénal l'ambition qui jusqu'alors avait été
l'essence m ê m e de son existence68. »
Julien ainsi désarmé, grâce à la beauté, grâce à l'a
mour , dépasse la distinction de l'être et d u paraître; il ne
s'agit plus de jouer u n rôle, de paraître, de jouer des
apparences pour mieux subjuguer, mais de s'abandonner
à l'amour et à « ses incertitudes mortelles ». Le bonheur
de Julien n'est pas de l'ordre de l'avoir, mais de l'ordre de
l'être. Il découvre le bonheur d'exister, le bonheur d'être,
de tout simplement être.
2 . Venons-en à la deuxième forme d'héroïsme apparue
pendant la Révolution française, souvent mal repérée en
tant que telle. U n héroïsme de maîtrise des apparences,
dans lequel le travail sur soi passe après le travail exercé sur
le public, dans lequel le travail d'auto-fabrication du héros
est subordonné à la maîtrise exercée sur l'opinion d'autrui.
Il s'agit pour le héros de se forger le meilleur masque, à
savoir, le plus efficace ; celui qui assure le pouvoir de se
séparer des h o m m e s ordinaire et de se faire reconnaître par
eux pour un h o m m e extraordinaire, c'est-à-dire u n héros.
68. R N. p. 303.
62
O n peut emprunter la devise de cette forme d'héroïsme
à Oscar Wilde : « Le premier devoir dans la vie est d'êt
re aussi artificiel que possible. » Cet héroïsme vise à cons
truire un héros « selon Baltasar Gracian » auteur d 'un
petit ouvrage publié en 1637, L<? Héros.
C o m m e dans la tradition sophistique, il s'agit pour le
héros de savoir saisir l'occasion, le m o m e n t opportun, le
Kairos, de savoir transformer ce qui peut le défavoriser
en ce qui peut tourner en sa faveur. D'accord avec
C . Rosset, je distinguerai pour cette forme d'héroïsme
une triple maîtrise6''.
— D'abord, la maîtrise des apparences : le héros se
constitue dans l'art de faire jouer les apparences en sa
faveur, dans l'art de saisir les occasions où il peut se m o n
trer sous son jour le plus flatteur.
— Puis, la maîtrise des circonstances : le héros pra
tique l'art de saisir les occasions favorables grâce à une
faculté de l'esprit qui n'est pas tant la prudence qu'une
certaine vivacité propre à l'action.
— Enfin, la maîtrise de la mobilité : l'art du héros,
« selon B . Gracian » est de savoir se mouvoir dans l'ins
table et le fragile.
69. Clément Rosset, L'Anti-Nature, Paris, PUF, 1973.
63
A u m o m e n t de la Révolution française cette forme
d'héroïsme fut diversement répandue. Celui qui l'incar
na au plus près fut Hérault de Séchelles, « l'Alcibiade de
la Montagne » et l'auteur d'une Théorie de l'ambition
publiée en 178870. Tournons-nous vers Le Rouge et le
Noir dont la seconde partie ; la peinture de l'amour entre
Julien Sorel et Mathilde de la Mole offre une transposi
tion éclatante de cette deuxième forme d'héroïsme.
Le climat de l'amour entre Julien et Mathilde est celui
d'une agonistique généralisée. Jamais les protagonistes ne
désarment, puisqu'ils savent que s'ils le font, ils sont aus
sitôt perdus. Si la volonté de Julien s'était quelque peu
détendue dans les plus belles montagnes du m o n d e , si au
contact de m a d a m e de Rénal, il avait par moments
oublié son ambition, son rôle, l'arrivée à Paris provoque
l'effet inverse. Elle suscite un sursaut de la volonté
retrempée par l'épreuve du séminaire.
Dès le départ, l'antagonisme est là, d'abord social et
politique. Le plébéien révolté, expression qui revient sou
vent sous la plume de Stendhal pour désigner Julien, fait
entendre sa voix contre l'aristocratie en place.
L'affectation de l'Hôtel de la Mole déplaît à Julien et il
70. Hérault de Séchelles, Théorie de l'ambition, Paris, L'Arrière-
boutique, 1954.
64
forme une pensée qui effraye son compagnon l'abbé
Pirard, tant elle lui paraît épouvantable : « Ils [les aristo
crates] ont tant de peur des jacobins! Ils voient u n
Robespierre et sa charrette derrière chaque haie; ils en
sont souvent à mourir de rire, et ils affichent ainsi leur
maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d'é
meute et la pille71. » Mais c'est surtout après que
Mathilde de la Mole s'est donnée à lui, dans la seconde
phase de cet amour, lorsque Julien veut reconquérir l'a
m o u r de Mathilde, avant la seconde « cristallisation »
qu'une véritable hostilité s'installe entre les deux jeunes
gens. Sans reprendre en détail le scénario de cette secon
de partie, sachons que son mouvemen t est fait d'une
alternance régulière d 'amour intense et de rupture.
Mathilde oscille en permanence entre amour et mépris ;
dès qu'elle rend son amour à Julien, ou dès qu'elle se sent
aimée, le mépris n'est pas loin. Aussi Julien est il très vite
plongé dans le désespoir hésitant de son côté entre le sui
cide et le combat. Bien évidemment, on peut analyser
l'attitude de Mathilde c o m m e un conflit entre l'orgueil
aristocratique et l'amour. Mais on ne peut accuser la fille
du marquis de la Mole d'être prisonnière d 'un orgueil de
caste. N e cherche-t-elle pas plutôt à fuir les convenances
qui font mourir d'ennui les siens. D e surcroît - et c'est là
71.R.N.,p.444.
65
un des points d'émergence du nexus héroïco-érotique -
Mathilde a une conception ouvertement héroïque de l'a
mour. A dire vrai, à la source de cette oscillation, il y a
une double vision de Julien chez Mathilde. Tantôt elle
perçoit en lui l ' h o m m e supérieur qui dépasse de loin en
énergie et en ambition les jeunes aristocrates de son cer
cle. Elle voit en lui, mieux, elle halluciné en Julien u n
héros tel qu'elle puisse pleinement se livrer à l'identifica
tion qui l'obsède. Tantôt l ' h o m m e supérieur s'évanouit,
elle ne voit plus alors en Julien qu 'un domestique de son
père. C'est pourquoi la distance sociale qui sépare
Mathilde de Julien fonctionne pour elle dans les deux
sens: soit elle est le signe d 'un amour héroïque, soit elle
est la marque de la honte et du déshonneur. Et celui qui
est destiné à occuper la place du héros est soumis à un
examen de tous les instants. Le prince Korasoff diagnos
tique parfaitement la situation. Face à Julien, la question
obsédante de Mathilde qui contrairement à ses cousines
apeurées attend, sinon espère, une prochaine révolution
où elle pourra jouer un grand rôle, est : serait-ce un héros ?
aurait-il l'étoffe d'encourir la condamnation à mort ?
Pris dans cet imbroglio héroïco-amoureux, Julien se
voit constamment contraint de livrer bataille au sens le
plus militaire du terme. Pour lui, la carte du tendre se
transforme en une carte d'état-major. C e n'est pas dans
un Art de séduire que Julien va chercher son inspiration,
66
mais dans des récits de guerre, notamment auprès de
celui qui dans le sillage de la Révolution française a bou
leversé l'art de la guerre, Napoléon. D e là dans les
réflexions et les estimations de Julien un recours récur
rent au vocabulaire de la guerre. Et c'est à la lecture des
Mémoires dictées à Sainte-Hélène par Napoléon qu'il
découvre enfin l'arme la plus efficace : « L U I F A I R E
P E U R [..]. Ici, c'est un d é m o n que je subjugue, donc il
faut subjuguer1. » Il ne m a n q u e pas de comparer cette
relation à la coexistence avec un tigre.
Loin de toute spontanéité dans cette guerre perma
nente, Julien est contraint de jouer un rôle, de s'efforcer
de le jouer le mieux possible. Q u i dit guerre dit tactique
et stratégie. Nul étonnement donc à ce que Julien dans
son amour avec Mathilde ait recours à la seconde forme
d'héroïsme, un héroïsme selon Baltasar Gracian. Il lui
faut donc s'assurer une triple maîtrise. La maîtrise des
apparences: la tâche principale de Julien est de ne jamais
laisser deviner à l'ennemi, en l'occurrence, Mathilde, ses
sentiments et donc son amour. Dans certaines circons
tances, il s'abstient volontairement de lui adresser la
parole et fait montre d'un courage salué par Stendhal.
Devenu dandy, il s'emploie à déconcerter l'adversaire,
selon le principe « soyez le contraire de ce à quoi l'on
72. R.N.,p. 621.
67
s'attend ». Conseillé par le prince Korasoff, versé dans l'art de séduire, il s'impose six semaines de pénible comédie en faisant ostensiblement la cour à m a d a m e de Fervaques, afin de susciter la jalousie de Mathilde. Dans ses diverses rencontres avec Mathilde, il ne cesse de simuler la froideur, il affecte u n ton glacial, au point de réprimer tout élan d'amour . Maîtrise des circonstances : Mathilde le traite-t-elle de « premier venu », il s'empare d'une vieille épée de décoration prêt à la tuer, puis ayant repris son sang-froid, il remet l'épée au fourreau avec la plus grande tranquillité et la replace au clou qui la soutenait. Est-il au comble d u malheur, soudain un éclair de génie et il décide de rejoindre Mamilde dans sa chambre ; cette dernière surprise, s'accuse et pour se faire pardonner ses m o m e n t s de mépris coupe une partie de ses beaux cheveux cendrés. C'est grâce à son courage que Julien parvient à cette maîtrise. « Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes, et avec u n respect marqué s'éloigna un peu d'elle. U n courage d ' h o m m e ne peut aller plus loin73. » Maîtrise de la mobilité enfin, car échaudé par les incessantes oscillations de Mathilde, Julien sait qu 'un instant peut tout changer. Julien vit sans discontinuer sur le fil d u rasoir ; s'il avoue ou manifeste son amour, il sait que le mépris menace sous peu. Aussi s'ap-plique-t-il à dire sciemment de temps en temps des mots
73. R N., p. 618.
68
durs à Mathilde pour que cette dernière fasse violence à son
orgueil au point de se demander, m'aime-t-il ? Le succès
couronne l'héroïsme de Julien, à force de jouer son rôle
sans faiblesse, il parvient à créer une situation nouvelle dans
laquelle Mathilde finit par penser qu'elle l'aime plus qu'il
ne l'aime. C e jeu infernal avec « le tigre » prend fin dès que
le malheur frappe Julien. Mathilde peut alors donner libre
cours à son amour, puisque la menace de la condamnation
à mort qui plane sur Julien prouve assez qu'elle a aimé,
qu'elle aime un héros. Mieux encore, lorsqu'elle retrouve
Julien à la prison de Besançon, elle le trouve « bien au-dessus
de ce qu'elle avait imaginé. Boniface de la Mole lui semblait
ressuscité, mais plus héroïque74. » E n dépit des apparences,
l'amour de Mathilde pour Julien fut un amour heureux.
Heureux car héroïque, parce que Julien par son destin
donna à Mathilde le « bonheur » de pouvoir s'identifier
jusqu'au bout à la Reine Margot. Malgré la platitude et l'en
nui de la civilisation du XIX e siècle, grâce à Julien, Mathilde
a connu la passion vertigineuse et tragique des temps
héroïques de la Ligue ou de la Révolution.
3. Il est une dernière forme paradoxale d'héroïsme,
l'héroïsme anti-héroïque. Son principe peut se formuler
en termes pascaliens : le véritable héroïsme se m o q u e de
l'héroïsme. Entendons que des acteurs historiques peu
74. R N., p. 657.
69
favorables à l'héroïsme auquel ils reprochent le goût de la
pose ou de la posture — le héros est celui qui a l'air d'un
héros écrit Lionel Trilling — peuvent néanmoins accom
plir des actes héroïques quand nécessité fait loi. Ainsi
pendant la Révolution française, Danton n'avait pas le
goût de la pose et peu de souci de la postérité ; Gilbert
R o m m e critiqua l'héroïsme c o m m e ouvrant la porte à
l'ambition et à la domination de l ' h o m m e sur l ' h o m m e ,
mais il fit cependant partie des Martyrs de Prairial qui en
1795 se poignardèrent publiquement pour protester
contre la condamnation à mort que venait de prononcer
à leur endroit un tribunal militaire.
Cet héroïsme est également présent dans Le Rouge et
le Noir. Lors de son séjour à la prison de Besançon, avant
son exécution, Julien s'éloigne de Mathilde pour se rap
procher de m a d a m e de Rénal. Entre autres raisons, face
à l'héroïsme ostentatoire de Mathilde, Julien préfère se
tourner vers « une tendresse simple, naïve et presque
timide ». Le m o t terrible est lâché : « Julien se trouvait
peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était fati
gué d'héroïsme. »
Fatigué d'héroïsme, ce qui veut dire que la joute
héroïque entre Mathilde et Julien est achevée, elle n'est
plus de saison. L'héroïsme n'est plus l'affaire de Julien, il
l'abandonne volontiers à Mathilde. Libre à elle de se
transporter dans le temps des héros, de rivaliser avec eux,
70
de caracoler sur leurs traces, de surenchérir dans l'identi
fication à la Reine Margot . A Julien il suffit de faire
retour avec m a d a m e de Rénal vers l'héroïsme de la sincé
rité et ce faisant d'opérer u n passage discret à l'héroïsme
anti-héroïque. A Julien, il suffit de résister aux intrigues
qui se trament autour de lui, il suffit, au m o m e n t de l'exé
cution de ne pas manquer de courage. Le m ê m e m o u v e
m e n t s'observe dans le registre de l'amitié. Son ami
Fouqué, le marchand de bois qui lui avait proposé jadis
de l'associer à ses affaires, personnage anti-héroïque s'il en
est, vient le voir dans sa prison et lui propose de vendre
tout son bien pour corrompre les geôliers et permettre
son évasion. Julien d'abord méfiant m e t son ami à l'é
preuve ; convaincu de la véracité de la proposition, Julien
se jette dans ses bras, dans u n m o u v e m e n t d'enthousiasme,
bouleversé par cet effort sublime chez u n propriétaire de
campagne. D e cette scène Stendhal tire u n jugement :
« Cette vue du sublime rendit à Julien toute la force que
l'apparition de M . Chélan lui avait fait perdre. Il était
encore bien jeune ; mais, suivant moi, ce fut une belle
plante. A u lieu de marcher du tendre au rusé, c o m m e la
plupart des h o m m e s , l'âge lui eût donné la bonté facile à
s'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle [...] Mais à
quoi bon ces vaines prédictions 5 ? »
75. R. N., p. 654.
71
Conclusion
Le Rouge et le Noir à l'ombre de 1793 ? Tenter une telle lecture, m e semble-t-il a au moins une vertu, congédier la thèse classique et politiquement orientée du roman d'ambition. Julien Sorel n'est pas un enfant de Benjamin Constant ni d u libéralisme. Élève de Plutarque, il est un enfant de Danton et de Saint-Just, si la différence des temps, permet de mettre ensemble ces deux n o m s .
Le Rouge et le Noir serait donc un roman de l'héroïsme révolutionnaire transposé sur une autre scène, la scène de l'amour, tant sous la Restauration la scène politico-sociale paraissait peu propice à la résurgence d'un héroïsme politique. Encore ne faut-il pas oublier les conspirations nombreuses à cette époque et notamment l'une des plus célèbres, celle des Quatre Sergents de La Rochelle appartenant à la Charbonnerie française et guillotinés en 1822, huit ans avant Le Rouge et le Noir. Mais peut-on en rester simplement à la thèse de la transposition de l'héroïsme de la scène politique à la scène de l'amour ? L'éclair de génie de Stendhal et son audace n'ont-ils pas été de renverser le mouvement de la transposition au m o m e n t du procès de Julien devant la cour d'assises ? n'ont-ils pas consisté à arracher soudain l'héroïsme de Julien Sorel, son aventure à la sphère privée pour les rendre à la sphère publique, grâce à la scène judiciaire ?
72
Et du m ê m e coup Stendhal a transformé « un fait divers »
en symptôme et en avertissement politique. Entendons
que les plébéiens révoltés ne sont plus disposés à tolérer
le retour d'une société de caste, à accepter leur exclusion
de la scène politique au profit d'une « aristocratie bour
geoise ». Julien Sorel proche du « sublime B . . . » de
Baudelaire, participe de l'héroïsme de la vie moderne,
héroïsme de la détresse et de la souffrance.
Peut-on au-delà entendre dans Le Rouge et le Noir, la
leçon de Danton dirions-nous présentée et interprétée par
Stendhal, c'est-à-dire loin du Danton historique?
Quelque part Stendhal a écrit : il faut se guérir du subli
m e . Q u a n d Julien dans la prison de Besançon connaît le
bonheur auprès de m a d a m e de Rénal, il a congédié l'hé
roïsme. Fatigué de tant d'héroïsme insiste Stendhal. La
recherche à laquelle nous invite Stendhal n'est-elle pas
celle d 'un point, d 'un lieu difficile à trouver en ce qu'il se
tiendrait à égale distance de la platitude bourgeoise, de la
bourgeoisification de la vie commencée avec Hobbes, et
du sublime héroïque qui aussi bien dans le champ de l'a
m o u r que dans celui de la politique, tend ses filets trop
haut.
C o m m e si Stendhal, et c'est peut-être le sens du der
nier épisode avec Fouqué, le marchand de bois, entre
voyait la possibilité de trouver l'héroïsme dans la prose
du m o n d e , dans les choses qui nous sont proches.
T3
Peut-être ai-je m a n q u é d'audace ? peut-être aurais-je
d û donner pour titre à cet essai, Le Rouge et le Noir à
l'ombre de Saint-Just? Il existe u n texte de Saint-Just
signé Florelle de Saint-Just. Je ne sais pas si Stendhal
connaissait ce texte, mais je sais que si l'on se livre aux
jeux chers à Stendhal, on peut aisément tirer de Florelle
de Saint-Just, Julien Sorel.
74
La réduction libérale de la démocratie
Monique Boireau-Rouillé
La démocratie se trouve dans une situation paradoxale ;
déclarée « horizon indépassable de notre temps », on voit
parallèlement son concept se rétrécir : seule une concep
tion étroitement libérale de sa définition semble émerger
aujourd'hui. Il faut donc partir de ce constat en forme de
lieu c o m m u n pour essayer de préciser quelques éléments
de cette réduction, et mettre en lumière les pensées qui
se situent en rupture avec cette tendance. Car l'opinion
intellectuelle dominante va répétant que la politique
moderne est instituée pour garantir les libertés et les
droits de l'individu, sa sécurité, et non pas pour réaliser
des « fins collectives », ou la « vie bonne ». La virtualité
de l'extinction du politique semble inscrite au cœur de la
fondation de la modernité : « La liberté (des modernes)
c'est de se libérer du politique1. »
1. Myriam Revault d'Allonnes, Le Dépérissement de la politique,
Paris, Aubier, 1999, p. 93.
75
Cette acception étroitement libérale de la démocratie
remonte en France à une vingtaine d'années et est
contemporaine des travaux sur la nature du totalitarisme ;
ces travaux inauguraient pourtant une heureuse revalori
sation du politique contre la réduction économiste (mar-
xisante) qui avait dominé la pensée des années 1970 ; ils
redonnaient toute son aura à l'idée du politique, de la
démocratie. Mais les conséquences de ces analyses du
totalitarisme dans le c h a m p intellectuel français sem
blent avoir été de reconduire l'enterrement libéral de la
démocratie, de l'aveu m ê m e d 'un de ses plus actifs pro
tagonistes2. U n e nouvelle doxa s'est imposée : la d é m o
cratie se réduirait à la protection des droits de l'individu,
et le retour du politique, entendu c o m m e prise collective
sur le destin des h o m m e s recèlerait des dangers3, on ris
querait d'échouer sur les rivages abhorrés des politiques
despotiques ou totalitaires. Etrange leçon tirée de la
nature d 'un totalitarisme assimilé à u n déploiement du
politique (¥hubris) et dont le remède serait alors de se
protéger contre le politique.
2. Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2003, p. XXII .
3. La référence est faite ici aux écrits de C . Schmitt qui dénonce la dépolitisation du libéralisme ; le retour de la politique est facilement soupçonné de s'identifier à ces dérives.
76
Il s'agit donc ici de porter u n regard sur quelques tra
vaux contemporains, afin de voir si la thématique néo
libérale n'aurait pas imprégné les conceptions démocra
tiques au point de les vider de leur sens authentiquement
politique, c'est-à-dire de leur potentiel émancipateur. Le
pivot essentiel de cette apologie libérale est la réduction
du politique au juridique, réduction qui s'est donnée au
départ sous le visage aimable d u retour aux avant-postes
de l'idée des droits de l ' h o m m e . Il semblait que l'on était
éloigné des attaques néo-libérales contre la démocratie
que l'on peut trouver chez u n F. H a y e k o u u n
S. Huntington (chez qui la matrice de la conception de
la liberté est la liberté d'entreprendre, la liberté « négative »,
et où la participation politique est conçue c o m m e « bruit »
nuisant à l'équilibre d u système social). Cette réduction
libérale de la démocratie s'est focalisée dans un lieu qui
est aussi un enjeu : la lecture, l'interprétation de la
modernité politique, le désir affiché de reconstruire la
généalogie de cette modernité, de la liberté. D a n s les
reconstructions de cette généalogie, se dit en effet ce qu'il
en est des rapports du droit, (des droits de l ' h o m m e ) et
de la politique, et cela tout à la fois nourrit l'argumen
taire de l'identification de la politique moderne au droit,
et contribue à asseoir cette problématique c o m m e seule
légitime pour parler du politique. Mais cette réduction d u
politique aux droits est inséparable d'une autre question
77
fondamentale : celle de la division de la société ; et dans
la représentation de ce prisme de « l'unité et de la divi
sion sociale » se jouent à la fois l'enfermement étatique
des conceptions de la démocratie, et sa réduction à une
visée fonctionnelle et gestionnaire.
N i « sauvage » ni « insurgeante », la conception
dominante contemporaine de la démocratie est bien
devenue le tombeau de la politique. Il s'agit donc d'exa
miner les obstacles intellectuels posés par ces courants
dominants à la « repolitisation » de la société civile qu'é
voque Miguel Abensour dans son introduction à La
Démocratie contre l'Etat.
Le débat depuis vingt ans s'est largement organisé
autour de la question suivante : les droits de l ' h o m m e
sont-ils une politique? Je m e propose de partir de là, afin
de voir l'acquis et les limites (connus mais sujets à inter
prétation) des travaux de Claude Lefort en la matière, et
l'orientation de quelques travaux qui se sont succédés
depuis une vingtaine d'années autour de ces questions.
Les travaux de C . Lefort sont trop connus pour être
examinés dans leur précision ici. Il s'agit plutôt de voir à
quelle conception de l'espace politique de la démocratie,
4. Miguel Abensour, La Démocratie contre l'État, Paris, Le Félin,
2004, pp. 13-15.
78
de l'action démocratique, aboutit C . Lefort à la suite de
l'interrogation : « La lutte pour les droits de l ' h o m m e
rend-elle possible un nouveau rapport à la politique ? »
E n effet, dit-il, « ne voit-on pas que sous la poussée de
ces droits, la trame de la société politique ou tend à se
modifier, ou apparaît de plus en plus c o m m e modifiable^ ».
O n ne va donc pas se demander simplement si la pensée
de C . Lefort tombe dans le travers dénoncé par G .
C . Pocock de surestimer la problématique des droits
dans la conception de la modernité politique, mais si elle
inaugure une nouvelle conception de la démocratie.
Relativement à la critique libérale classique de la
démocratie qui, de Locke à Benjamin Constant, va répé
tant que l'essentiel est la garantie des droits individuels à
l'écart et souvent contre la participation du peuple au
politique, eu égard à l'analyse qui sépare les droits de
l ' h o m m e et du citoyen pour secondariser le politique, la
critique de C. Lefort inaugurait un nouveau regard, ne
reconduisant pas a priori les vieilles antiennes.
Avec le déplacement opéré par l'affirmation que la
démocratie moderne n'est pas un régime politique mais
le m o d e d'être de la société, ouverte, en questionnement,
5. Claude Lefort, L'Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981,
p. 68 et p. 71.
79
C . Lefort sortait des questions pièges qui enserraient l'ap
proche des liens de la démocratie et des droits. Il sortait
aussi du débat classique entre approche « naturaliste » et
« artificialiste » des droits pour déplacer le regard vers la
dynamique de l'individu, de l'égalité, des droits.
L'essentiel est que la conception des droits chez
C . Lefort est déliée de leur domiciliation dans une
« nature » fixée, mais est toujours vue c o m m e insépara
ble de leur formulation humaine et politique, de leur
dynamique. « L'autonomie du droit est liée à l'impossi
bilité d'en fixer l'essence6. » La cohérence du nouvel espa
ce politique moderne dit-il, se fait indépendamment de
toute référence à la nature (point primordial, vu le
recours abondamment fait à cette idée aujourd'hui, de
manière implicite ou explicite). Il ne s'agit pas non plus
d'une histoire à accomplir, mais cette cohérence est assu
rée par la liberté politique1. Les Déclarations des droits de
1789-1791 dit-il, ramènent la source du droit à renon
ciation humaine du droit : c'est-à-dire le droit à avoir des
droits. Les droits sont donc conçus c o m m e politiques et
non naturels ; on peut dire qu'ils sont « naturels » mais
non au sens libéral étroit d u terme : ils sont naturels, car
6. C . Lefort, Essais sur le politique, XIX'-XX' siècle, Paris, Le Seuil, 1986, p. 27.
7 . C . Lefort, Essais sur le politique, op. cit., pp. 42-50.
80
de « l'humain », sans contenus fixés8. « Les droits de
l ' homme dit C . Lefort, ramènent le droit à un fondement
qui, en dépit de sa dénomination, est sans figure, se donne
donc c o m m e intérieur à lui, et, en ceci, se dérobe à tout
pouvoir qui prétendrait s'en emparer'1. »
Les conséquences quant à la nature de la démocratie
sont importantes : la démocratie, ce n'est pas le régime
réglé par un pouvoir légitime, des lois, mais un régime
fondé sur la légitimité d'un débat sur ce qui est légitime
8. C . Lefort : « Ces droits sont un des principes générateurs de la
démocratie. D e tels principes n'existent pas à la manière d'institutions
positives dont on peut inventorier les éléments de fait, m ê m e s'il est
sûr qu'ils animent des institutions. Leur efficacité tient à l'adhésion qui
leur est apportée, et cette adhésion est liée à une manière d'être en
société, dont la simple conservation des avantages acquis ne fournit
pas la mesure. Bref, les droits ne se dissocient pas de la conscience des
droits. » (L'Invention démocratique, op. cit., p. 69). Mais il insiste aussi
sur le paradoxe : « Les droits fondamentaux, s'ils sont constitutifs d 'un
débat public, ne sauraient se résumer à une définition, telle que l'on
puisse s'accorder universellement sur ce qui leur est ou non conforme »,
et surtout : « Le droit ne saurait apparaître c o m m e immanent à l'otd-
re social, sans que déchoie l'idée m ê m e du droit. Le paradoxe est que
le droit est dit pat les h o m m e s , que cela m ê m e signifie leur pouvoir de
se dire, de se déclarer leur humanité, dans leur existence d'individus,
et leur humanité dans leur m o d e coexistence, leur manière d'être
ensemble dans la cité et que le droit, ne se réduit pas à u n artifice
humain. » (Essais sur le politique, op. cit., p. 54.)
9. C . Lefort, L'Invention démocratique, op. cit., pp. 66-67 .
81
et ce qui ne l'est pas. Il vaut la peine d'y insister, car il
s'agit là d'une différence notable avec la pensée libérale :
le droit n'a pas de fondement naturel, mais le placer au
fondement, alors que sa « nature » est de faire l'objet
d 'un questionnement infini, bouleverse l'approche tradi
tionnelle des rapports d u droit et de la politique.
Les conséquences se mesurent dans la question de
l'extériorité du droit par rapport au pouvoir. C . Lefort
récuse pour une part le propos libéral qui fait de l'Etat,
sous la figure de l'Etat de droit, une instance totalement
séparée de la société pour pouvoir être le garant des
droits ; il met aussi en cause la séparation rigide société
civile/Etat : « L'Etat libéral, dit-il, ne peut être simple
men t conçu c o m m e cet Etat dont la fonction fut de
garantir les droits des individus et des citoyens et de lais
ser la société civile en pleine autonomie. A la fois il est dis
tinct de celle-ci, il est façonné par elle, et il la façonne'0. »
M ê m e si C . Lefort défend ô combien la nécessité d 'un
pouvoir séparé, ce que nous voyons ici c'est qu'il accorde
un rôle politique à la société civile ; cette façon de poser
le lien société civile /Etat montre que l'analyse de
C . Lefort ne se situe pas dans la classique acceptation de la
secondarisation du politique dans la modernité. La garantie
10. C . Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p . 34 .
82
des droits et la production de nouveaux droits sont donc
renvoyés du côté d'une invention démocratique, puisque
ce qui garantit les droits, c'est l'exercice de la liberté poli
tique, des libertés formelles entendues c o m m e droit à la
protestation ; les droits sociaux sont ainsi vus c o m m e
prolongement des droits de l ' h o m m e et non opposés, à
l'encontre d'une tradition libérale qui regagne du terrain.
Pour lui, l'appréhension démocratique d u droit fait qu'il
est impossible de trancher entre droits fondamentaux et
ceux qui se sont ajoutés au fil du temps.
L'absence de fondement fixé aux droits, l'accent mis
sur renonciation humaine des droits, leur reformulation
permanente, la liberté politique qui leur est intimement
liée, constitue ce qui peut faire pencher la balance du
côté de cette démocratie sauvage sur laquelle insiste
M . Abensour.
Plus précisément, les travaux de C . Lefort mettaient
l'accent sur une idée centrale et forte qui est celle de l'in
détermination11 moderne du fondement du politique.
U . C . Lefort, « La démocratie, dit-il, se révèle ainsi la société historique par excellence, société qui, dans sa forme, accueille et préserve l'indétermination, en contraste avec le totalitarisme qui [...] s'agence en réalité contre cette indétermination, prétend détenir la loi de son organisation et de son développement ». (Essais sur le politique, op. cit., p. 25). Cette notion d'indétermination exprime au mieux
83
Mais cette indétermination, certes structurelle et consti
tutive de la modernité, a pour corollaire chez lui le fait
que, Faction politique, l'inscription dans le réel du poli
tique, est pensée uniquement en termes de lutte pour la
conquête du pouvoir, ou son occupation, ce qui risque
d'entraîner le retour à l'effectuation d'un sens de l'histoire,
à une incarnation du fondement, confondu alors avec la
loi du devenir des sociétés. L'indétermination comprise
de cette façon ne risquait-elle pas alors de se traduire par
une suspicion sur toute action politique et d'entraîner
une apologie ou un maintien du statu quo, de l'existant ?
D'autant plus que C . Lefort multipliait les préventions
contre toute idée de réalisation par le politique d'une fin
quelconque, craignant d'y voir un retour de l'idée du
« peuple U n » et de l'Etat, instrument de la puissance
politique.
pour Lefort la mutation d'ordre symbolique qui caractérise la d é m o cratie moderne, et la nécessité de son maintien : indétermination du fondement, pouvoir conçu c o m m e lieu vide (c'est-à-dire c o m m e n'incarnant pas la substance, l'essence du fondement) . Le pouvoir « apparaît c o m m e pouvoir de personne, sinon abstraitement celui du peuple » nous dit-il. Or, il y a une série d'équivalences discutables, l'absence de fondement déterminé, extérieur aux sociétés est effectivement moins une donnée intangible qui ne saurait être respectée que dans le cadre de nos sociétés libérales de marché, que le principe m ê m e de la démocratie c o m m e « création social-historique », dont les formes d' effectuation sont à décider collectivement.
84
C e t aspect d e sa pensée a bien été repéré par Jacques
Rancière, qui i m p u t e les limites d e ces analyses à ce q u e ,
p o u r lui, la démocratie serait u n e sorte d e fruit histo
rique d ' u n e catastrophe d u symbol ique .
« O n peut sans doute évoquer [...] cette "indétermina-
tion"démocratique conceptualisée par C . Lefort. Mais il n 'y
a aucune raison d'identifier cette indétermination à une
sorte de catastrophe d u symbolique à la désincorporation
révolutionnaire d u 'double corps d u roi". Il faut délier l'in
terruption et la desidentification démocratique de cette
dramaturgie sacrificielle qui noue originairement l'émer
gence démocratique aux grands spectres de la reincorpora
tion terroriste et totalitaire d ' u n corps déchiré12. »
D e plus, l'indéterminé n e renvoyait-il pas tout simple
m e n t à l'historicité présente a u c œ u r d e la moderni té , à la
« création social-historique » don t parle C . Castotiadis" ?
12. J. Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 140.
13. C . Castoriadis a critiqué sévèrement cette thèse de l'indétermination, inexacte selon lui, parce que le pouvoir n'est pas lieu vide mais bien occupé, par une oligarchie, et que la supposée « indétermination » recouvre en fait des données anthropologiques bien réelles : une conception « négative» de la liberté et un conformisme généralisé (toutes choses bien « déterminées »), enfin parce que si indétermination signifie que nous sommes dans un système où il y a de l'imprévisible, c'est une évidence, relative au statut « historique » de nos sociétés, à l'historicité qui est auto-altération » des sociétés. (Carrefours du labyrinthe VI Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999, p.154).
85
E n relisant ces textes, avec à l'esprit le réductionnis-
m e politique qui accompagne aujourd'hui cette idée des
droits de l ' h o m m e c o m m e seule politique, m e s réticen
ces se sont atténuées, sans disparaître totalement. Si on
peut suivre C . Lefort sur l'efficacité symbolique de la
notion de droits et de lutte pour les droits, et trouver
dans ses analyses de quoi contrecarrer le libéralisme fri
leux et conservateur contemporain, les limites sont
atteintes quand on aborde la question de l'action poli
tique démocratique, et m ê m e la question de la réalisation
des droits.
E n effet, ce qui m e parait toujours poser question
dans l'héritage intellectuel légué par Lefort, c'est la ques
tion de l'Etat. Certes, il y a cette formidable ouverture
vers une invention démocratique, c o m m e il l'a si pro
fondément affirmé dans tout un autre pan de sa pensée,
mais le politique n'est pensé que dans les déterminations
de l'Etat, ce que peut être une communauté politique y
est tout entière résorbée.
C . Lefort redoute, on l'a dit, que les luttes ne s'or
donnent sous l'image du « peuple U n », cherchant à s'ac
complir dans le réel par la prise du pouvoir. Tout se passe
c o m m e si Lefort était ici prisonnier de son fantasme
répulsif, et qu'après avoir fait l'apologie de l'indéterminé,
des luttes pour les droits, il ne puisse penser la réalisation
politique en dehors de la figure de l'État et n'envisage
86
nulle repolitisation réelle de la société civile. Le pouvoir
politique du peuple est en permanence pensé chez lui
c o m m e tentation d 'un pouvoir unitaire (le fantasme de
l'Un), homogène, ce qui présuppose un peuple-substan
ce doté d'une identité fixe. Certes, ce sont les ambiguïtés
de l'idée de souveraineté que l'on voit resurgir ici, mais
C . Lefort n'envisage pas la critique de notre système poli
tique sous cet angle.
La seule parade possible pour éviter le totalitarisme
est donc de maintenir une société divisée, non réconci
liée, d'échapper au piège de la transparence, d u « Peuple-
U n » qui menacerait, de maintenir u n pouvoir séparé.
Certes. Mais cette conception du « pouvoir d u peuple »
reste profondément ambiguë et problématique dans l'ac
quis lefortien. Il survalorise l'efficacité quasi libertaire
dirions-nous des luttes pour les droits d 'un côté, et ne
pense le rapport au politique que sous le fantasme d'une
société réconciliée sous l'égide d'un Etat-parti. O r la vie
politique ne se pense pas c o m m e encadrée par ces deux
seules alternatives : luttes pour les droits ou conquête d u
pouvoir total ; des mouvements « contre » (le passage
d'une autoroute ou la culture des O G M , etc.) ne concer
nent pas spécifiquement l'acquisition de nouveaux
droits, et ne visent nullement à envisager la prise d 'un
Palais d'hiver quelconque pour fonder une société autre !
Toute action politique est menacée par un écueil à ses
87
yeux : m ê m e les luttes pour les droits si elles veulent
aboutir, vont mobiliser l'Etat c o m m e instance de leur
institutionnalisation nécessaire, et donc risquerait de
renforcer le monstre bureaucratique.
Par ailleurs, il est intéressant de noter la légitimation
qu'il donne en un sens à la présence de l'Etat au-delà de ses
critiques au pouvoir d'Etat c o m m e potentiellement exten-
sif et donc dangereux, m ê m e en régime... d'Etat de droit.
Car l'État est pour lui, de façon classique, une instance
indispensable pour que la société divisée puisse se saisir
dans son unité. E n effet, l'indétermination fait pour lui
que la société, pour se saisir elle m ê m e , en passe par un
double m o u v e m e n t : « Celui par lequel la société se cir
conscrit, se rassemble, acquiert une identité définie à la
faveur d 'un écartement interne qui instaure le pôle du
pouvoir c o m m e pôle d'en-haut, pôle quasi séparé de
l'ensemble, et celui par lequel depuis ce pôle, sous l'effet
de cette quasi séparation, s'accumulent les moyens en
tous genres de domination (ressources matérielles,
connaissances, droits de décision) au service de ceux qui
détiennent l'autorité et cherchent à consolider leur pro
pre position14. » Dans le m o m e n t m ê m e où il affirme le
risque inhérent à l'institution étatique c o m m e forme
14. C . Lefort, L'Invention démocratique, op. cit., p. 77.
88
politique moderne (forme politique unique menaçant,
c o m m e il est dans sa nature, d'abuser de sa position de
domination), il énonce sa nécessité ! « L'opération de la
négativité (pouvoir inapproprié et inappropriable en
démocratie) n'est pas moins constitutive de l'espace
démocratique que le processus qui érige l'État en puis
sance tutélaire. Le système vit de cette contradiction sans
qu'aucun des deux termes, tant qu'il se perpétue, puisse
perdre son efficacité15 » dit-il.
Certes, c'est à partir de cette division structurelle de
la société, de son caractère indépassable qu'il convient de
penser la communauté politique moderne. Mais C .
Lefort, et c'est la limite de sa pensée à nos yeux, est telle
ment habité par le souci de mettre l'accent sur cette
nécessité structurelle de la division, qu'il ne l'envisage
que sous l'égide de la pensée héritée. Ainsi la complé
mentarité supposée du lien individu utilitaire/citoyen et
société de marché/communauté politique peut être
reconduite, sans que l'accent soit mis sur l'effet profon
dément dépolitisant de ce modèle. Autant de problèmes
qui semblent nous éloigner de la geste démocratique
moderne envisagée plus haut, toute pétrie d'infinis ques
tionnements et d'invention démocratique.
15. C . Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p . 39 .
89
Certes ces textes remontent à vingt-cinq ans mainte
nant et ceci explique partiellement cela, mais la pensée
de C . Lefort semble parfois s'arrêter au seuil de l'inven
tion démocratique qu'il a tant contribué à faire émerger,
et son oubli de la nature juridique et économique de la
société civile, son insistance sur la nécessité d 'un Etat
séparé, seule entité pensée et pensable de la c o m m u n a u
té politique, limitent l'usage que l'on peut faire aujour
d'hui de sa pensée pour avancer dans l'idée toujours à
construire, de l'émancipation politique. Sa conception
d'une auto-institution moderne du social c o m m e dyna
mique inachevable des droits et des luttes pour les droits
a potentiellement déplacé considérablement la problé
matique libérale, mais les limites se trouvent dans l'im-
pensé d'une vision autre qu'étatique de l'unité conflic
tuelle du politique.
La majeure partie des travaux effectués depuis une
vingtaine d'années mettent l'accent sur l'Etat de droit, et
se déportent vers une frilosité libérale devenue conserva
trice, tandis que les travaux ouverts à l'idée de re-politi-
sation n'arrivent pas à penser le politique en dehors de la
figure de l'Etat
Les derniers ouvrages de M . G a u c h e t illustrent cette
tendance ; il est devenu l'un des idéologues les plus talen
tueux de la dépolitisation ambiante. Il s'en fait l'analyste et
le véhicule tout à la fois. O n rencontre dans ses dernières
90
publications l'achèvement d'un raisonnement qui expul
se le politique en le réduisant aux droits de l ' h o m m e .
Sa démonstration part d 'un constat empirique :
« Aujourd'hui dit-il, nous s o m m e s entraînés par un
mouvement de libéralisation des démocraties, jusqu'au
point où l'on peut parler d'une éclipse de la dimension
du pouvoir collectif6. » A ses yeux, le triomphe de la
démocratie serait attesté par l'éloignement définitif du
peuple du pouvoir politique et m ê m e de l'aspiration du
peuple à l'exercice de sa souveraineté ! C e constat donne
lieu à une analyse qui, loin d'en chercher une explication
critique, consiste au contraire à le penser c o m m e une
nécessité historique, c'est-à-dire à le rendre compatible
avec ce qui paraît difficilement conciliable : la primauté
du politique dans la modernité. Cet apparent paradoxe
mérite pour le moins une explication.
Il revendique en effet une politique réduite aux droits
de l'homme, dont il souligne à plaisir l'aspect de dépoliti
sation qu'elle entraîne et manifeste à la fois, tout en ne
renonçant pas à l'idée centrale de promotion du politique
c o m m e dimension première des sociétés, et explicative
aussi de leur logique. Ainsi, dit-il, les droits de l ' h o m m e
16. Marcel Gaucher, La Condition, historique, Paris, Srock, coll.
« Les essais », 2003, p. 328.
91
seraient devenus le foyer de sens actif de nos démocraties,
c'est-à-dire qu'ils seraient en position non de régulation,
mais de fondements de la société, principes de défini
tion, premiers et exhaustifs. Fondateurs donc en ce qu'ils
unifieraient la société sur la base de l'épanouissement de
l'idée de l'individu ; ils seraient devenus le m o d e de
cohésion (à la place des croyances et dépendances tradi
tionnelles) supportant sans problèmes la tension qui,
néanmoins, les traverse, entre l'exigence de participation
politique de l'individu-citoyen, et celle de privatisation
intégrale des existences. Si autrefois, pour un J.-J.
Rousseau, dit-il, l ' h o m m e était « pleinement h o m m e
dans le citoyen », aujourd'hui la nouvelle conception des
droits de l ' h o m m e « consiste à exploiter l'inhérence des
droits à la personne contre l'appartenance du citoyen17 ».
Et les droits naturels seraient devenus si évidents, qu'il ne
serait plus besoin d'en passer par la construction poli
tique de la citoyenneté pour les mettre en œuvre ; ils
seraient objectivement fondateurs.
O n est loin ici de la dynamique lefortienne des droits
c o m m e mise en question de l'institué. O u d'une concep
tion des droits de l ' h o m m e c o m m e inséparable d'une
nécessaire dimension politique, pour les formuler et les
17. M . Gauchet, La Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998, p. 113 et p. 111.
92
mettre en œuvre, noyau d'une conception inventive d u
politique ! Le politique, dit M . Gauchet, est bien tou
jours fondateur, mais il est masqué ; et, à bien y regar
der, il serait instituant, mais non plus déterminant.
Dans son explication, plutôt que d'opposer droit et
politique, il déplace son analyse vers l'énigme de la
modernité sociale : il s'interroge sur ce qui fait tenir
ensemble une société d'individus, sur ce qui a rendu pos
sible « un espace social et politique juridisable selon le
droit des personnes [...] sur les conditions qui ont per
mis cette chose extraordinaire, la juridisation d u lien
social sur la base des droits subjectifs des individus18 ». Et
c'est dans sa réponse que le glissement des termes se pro
duit. Le politique est toujours premier nous dit-il, mais
il est implicite, caché, ce qui signifie que c'est la concep
tion de l'individu « sujet de droit » qui est ce qui donne
forme et unité à la société. Sous l'apparence de l'écono
mique, du juridique, c'est donc bien le politique (le seul,
le vrai) qui est au poste de c o m m a n d e . La juridisation d u
lien social sur la base des droits subjectifs des individus,
l'infrastructure juridique sont identifiées par lui au poli
tique : c'est l'implicite du politique, Yinstituant, et il en
résulte que l'aspect déterminant an politique h'est plus là.
18. M . Gauchet, « Les tâches de la philosophie politique », Revue
duMAUSS, n° 19, 2002, p. 298.
93
O n a à faire ici à ce qu'on pourrait appeler un syllo
gisme : 1) les droits de l ' h o m m e sont au fondement de
nos sociétés, 2) le fondement est « par définition » poli
tique, 3) les droits de l ' h o m m e sont une politique, la
politique. La critique interne des illusions de la d é m o
cratie sur elle-même liée au triomphe des principes
démocratiques (identifiés donc aux droits) ferait ressur-
gir le politique sur u n autre m o d e nous dit-il, masqué,
mais instituant, réduit au droit.
Dans cette opération, il réduit le politique à la société
civile au sens libéral et juridique du terme. Aujourd'hui,
« la démocratie est et doit être la gestion juridique de la
coexistence et d u pluralisme [...] L'installation d u sujet
individuel de droit dans la plénitude de ses prérogatives
entraîne l'occultation du sujet politique collectif de la
démocratie19 ». O n voit c o m m e n t l'apologie de la société
civile sert ici une opération de dépolitisation !
J. Rancière, encore une fois, a formulé de façon très
claire ce que cette prétendue réduction du politique aux
droits de l'individu recouvre : non pas une promotion de
la démocratie, mais un retrait du politique : « O n salue
là volontiers dit-il une refondation de la démocratie sur
les principes fondateurs du libéralisme, la soumission du
19. Ibid., p. 297.
94
politique, en la personne de l'État, à la règle juridique
qui incarne le contrat mettant en communau té les liber
tés individuelles et les énergies sociales. Mais cette pré
tendue soumission de l'étatique au juridique est bien
plutôt une soumission du politique à l'étatique par le
biais du juridique, l'exercice d'une capacité de dépossé
der la politique de son initiative par laquelle l'Etat se fait
précéder et légitimer". »
Ainsi M . Gauchet réinstalle de façon inchangée le
politique dans la posture où le libéralisme moderne l'a
assigné : le politique c o m m e garant, via les droits, de ce
qui est déjà là. O n a donc assisté là à une intéressante
opération qui transite par l'analyse sur la nature du tota
litarisme et la modernité, pour retrouver c o m m e m o d e et
grille de lecture de nos sociétés les intuitions de Locke et
Smith conjugués, « alpha et oméga » d'une histoire qui,
au n o m des droits, passe à la trappe l'idée de démocratie
et enterre le politique. Ainsi le p r o g r a m m e de
B . Constant est réalisé : la liberté, c'est aussi la liberté de
se libérer de la politique
Si l'on se tourne maintenant vers les travaux qui, dans
le c h a m p français, mettent en œuvre une relecture de
notre généalogie philosophico-politique pour y retrouver
20. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., pp. 150-151.
95
une tradition démocratique, va-t-on trouver une concep
tion renouvelée du politique qui ne soit pas enfermée
dans l'étatique et le juridique ?
Blandine Kriegel pour trouver un fondement à ce
qu'elle appelle la nécessaire « démocratisation » de la
République, va reconstruire une généalogie de la philo
sophie politique. Cherchant une origine véritable et
apparemment enfouie à la notion de droit naturel, elle
retourne aux X V P et XVII e siècles pour retrouver, en
deçà de la Révolution qui les a instituées, les prémisses
d'un droit naturel apte à refonder, à démocratiser notre
république. Cette recherche conduite sous le signe du
discontinu dans son intention va, on va le voir, se tra
duire par une réinscription dans les continuités libérales,
et reconduire la réduction du politique au juridique.
Pour retrouver l'origine naturelle des droits de l 'hom
m e , et les enraciner dans la loi naturelle, B . Kriegel va
organiser sa reconstruction de la modernité autour d'une
double césure : les droits naturels contre la raison, la
volonté, et l'individu contre le sujet. Elle oppose ainsi de
façon tranchée nature et volonté à l'origine de la concep
tion des droits, et cherche à montrer que le devenir
« démocratique » des droits de l ' h o m m e aujourd'hui,
passe par une réinscription dans la conception naturelle
de la Renaissance (à base d'humanisme chrétien ou laïc) ;
réinscription effectuée à l'écart d 'une conception
96
politique, de renonciation h u m a i n e de ces droits, liée à
la Révolution de 1789 ; ces droits ayant alors partie liée
selon elle, avec les pensées étatiques de la souveraineté.
Elle veut donc reconstruire u n droit républicain assis
sur le droit naturel contre la séduction des pensées de la
volonté qui, de Descartes à Nietzsche, a tout un imen t
apporté le totalitarisme. Posant a priori u n antagonisme
entre loi naturelle et volonté d u sujet, elle ne peut que
m a n q u e r toute l'intelligence de la modernité politique.
B . Kriegel veut donc reconstruire les droits d u citoyen
en les réinscrivant dans la nature, c'est à dire en mettant
en adéquation la cité politique avec les déterminants de
la vie humaine .
« Le droit de citoyenneté dit-elle, élaboré à travers la théorie du pacte repose sur une définition volontariste, contractualiste de l'association civile [...] Le droit politique de la citoyenneté laisse donc la nature à l'écart (...) Il y a dans le droit des citoyens quelque chose d'incomplet [...]. Son fondement est le contrat21. »
Démocratiser signifie donc ici libéraliser, car la
« nature » qui fonderait la nouvelle conception des droits
d u citoyen n'est rien d'autre que la société d'aujourd'hui,
21. Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Pion, 1998, p. 313.
97
avec ses particularismes certes mais ses inégalités. Elle
préconise ainsi la mise en œuvre d u principe d'autolimi
tation, qu'elle trouve dans la « loi naturelle » contre Y hu
bris constructiviste politique. L'autolimitation revient
alors, sous couvert de loi naturelle, à ne rien changer à
l'existant de l'ordre social, bref, il s'agit de limiter la poli
tique à la nature, c'est-à-dire... à l'économie et de cou
vrir tout cela d ' u n discours humaniste moralisant. Pour
retrouver le citoyen, fuyez le sujet politique, retrouver
l'individu, c'est-à-dire Y homo œconomicus.
« E n Angleterre et en France dit-elle, à la fin du XIX e siècle et au début du X X e siècle, les philosophes et les théoriciens du droit [...] ont convergé dans une solution de restriction de l'agir humain, dans une mise en place des limitations des pouvoirs de la volonté, au n o m de données objectives naturelles et normatives [...]. L'économie politique anglaise [...] dans la mesure où [...] elle soulignait les incompatibilités entre choix économiques alternatifs, où elle dénonçait sans relâche l'impossibilité de dépasser les capacités naturelles d'une économie à un m o m e n t donné, fait tout naturellement la chasse au rêve démiurgique à travers le calcul rationnel de la décision mesuré par l'argent". »
Tout est dit.
22. Ibid., p. 322
98
Ainsi d'une recherche entamée sous l'égide de la
république et de sa démocratisation ne reste que le souci
de conformer les outils de la politique au canon d'une
« nature » qui, étant introuvable et indéfinissable, va se
ramener au trivial de la société existante ! Alors que la
solution à la démocratisation souhaitée serait, c o m m e le
rappelle Myriam Revault d'Allonnes2\ non de ramener le
citoyen à l ' h o m m e situé, mais de faire que l ' h o m m e accè
de à l'humanité en devenant citoyen en donnant à la
politique un autre statut que celui d'artefact, de garant
de droits supposés naturels.
23. L'analyse que fait M . Revault d'Allonnes du rapport humani
té/politique constitue une bonne critique des limites du propos de
B . Kriegel : « L'humanité dit-elle, n'est donc pas immédiatement un
concept "politique" ». Si un tel concept peut être constitué, ce n'est
qu'à la condition d'une double remise en question. Remise en ques
tion de la permanence d'une « nature humaine » qui jouerait c o m m e
un substrat anthropologique fondateur et garant d'une universalité
abstraite mais aussi des postulats individualistes qui sous-tendent la
conception classique — jusnaturaliste — des droits de l ' h o m m e .
Lesquels postulats entraînent de facto une instrumentalisation de la
citoyenneté conçue c o m m e garantie de droits préalables dont il faut
assurer la protection (Le Dépérissement de la politique, op. cit., p.
297). La dernière partie de cette remarque valant aussi pour les tra
vaux de M.Gauche t . , puisque pour lui les droits sont au fondement,
sans qu'il analyse le fait que ces droits et la conception du citoyen qui
va avec renvoient à l'individu atome isolé, etc.
99
O n a donc là une nouvelle version de l'épuisement
nécessaire du politique. E n prétendant subvertir
démocratiquement le concept actuel de citoyenneté, B .
Kriegel ne fait que retrouver l'individu libéral !
Les travaux At Jean-Fabien Spitz qui s'inscrivent dans
un souci de démocratiser l'idée républicaine, se situent
dans un décentrement certain par rapport à la démarche
de B . Kriegel. J.-F. Spitz met ses pas dans une tout autre
conception : celle inaugurée par G . C . Pocock et
Quentin Skinner ; ce dernier avoue s'intéresser moins
« à ces continuités qu'aux discontinuités qui marquent
notre héritage intellectuel24 ». Ces travaux s'inscrivent
dans un souci de remise en cause du monopole libéral de la
modernité et de la liberté, et exhument les traces du répu
blicanisme de la Renaissance ; faire ressurgir une tradi
tion républicaine aux origines de notre modernité per
met d'enlever aux concepts libéraux le caractère de natu-
ralité et d'évidence que l'histoire advenue leur a conféré.
24 . Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil 2000, p . 72 . Conscient qu'il est extrêmement difficile de ne pas tomber sous le charme de notre propre héritage intellectuel , il veut prendre de la distance par rapport aux valeurs dont nous avons hérité, les situer c o m m e résultant des « choix faits à différentes époques entre différents mondes possibles » (p.75).
100
J.-F. Spitz va retrouver une autre filiation, républicai
ne, à la modernité dans laquelle la liberté, c o m m e droit
fondamental, ne sera pas séparée de la liberté politique,
donc de l'expression démocratique de la liberté. Cela le
conduira « à une réévaluation critique des fondements
philosophiques des sociétés démocratiques contemporai
nes, et en particulier de la toute puissance des concepts
juridiques dans la réflexion politique, ou plutôt de l'ab
sorption quasi complète de la politique dans le droit à
laquelle nous assistons aujourd'hui^ ».
A quelle conception de la démocratie politique
moderne ses travaux nous introduisent-ils ? Cette liberté
démocratique n'est-elle envisagée que dans un cadre poli
tique qui suppose la figure de l'Etat pour penser la c o m
munauté politique, au-delà des divisions sociales ? C e
souci de « repolitiser » la république permet-il un dépas
sement des limites libérales ?
Sa réflexion s'inscrit d'emblée au cœur du problème
actuel : « La réduction du politique au juridique est l'ar
m e essentielle de l'apologie du libéralisme dit-il ; c'est
elle qui permet de ne penser les problèmes d'égalité et de
justice que c o m m e des problèmes de répartition des
25. Jean-Fabien Spitz, «Locke et praetem nihil», Cahiers de
Philosophie politique, n° 18, 1994, p. 237.
101
choses matérielles et d'honnêteté dans les rapports privés ;
c'est elle aussi qui permet d'occulter l'interrogation sur les
valeurs individualistes de la société libérale-marchande26. »
D'entrée de jeu, il situe donc la réduction juridique du
politique c o m m e inséparable d 'une autre dimension de
la société civile moderne : sa dimension économique
marchande ; il va alors proposer une lecture différente de
celle qui fait de ces deux éléments des compléments
naturels, insécables, et le noyau cohérent d'une moder
nité libérale h o m o g è n e .
La modernité n'est plus réduite à sa version unique
m e n t libérale, mais vue c o m m e tension entre deux
26. Ibid., pp. 220-221.
Il montre c o m m e n t au sein du courant libéral s'est opérée la jonction entre des données non liées au départ : les synthèses entre « le langage contractualiste des droits et du consentement universel d'une part, l'apologie de la passivité et de la stabilité gouvernementale par la corruption de l'autre ». Le langage des droits est venu légitimer un ordre marchand et propriétaire de la société que les conceptions républicaines ont été les premières à contrecarrer au n o m d'un h u m a nisme qui ne sépare pas la liberté humaine d'une participation aux décisions c o m m u n e s . Spitz déplace donc l'argumentaire central du libéralisme, pour lui le langage des droits peut devenir masque de la corruption et des servitudes cachées, au sein d'une société marchande dominée par l'opinion et les dépendances économiques et symboliques, et ne s'identifie pas à la forme moderne acceptable de la liberté politique.
102
conceptions : le m o n d e individualiste utilitaire mar
chand avec l'apathie politique (autant que la corruption)
qu'il entraîne, et la vision républicaine ; la centralité de
cette opposition a pour conséquence l'ébranlement de
l'identification « naturelle » du juridique au politique à
laquelle on procède aujourd'hui ; du reste, J.-F. Spitz
montre que les conceptions républicaines de participa
tion politique étaient premières pour contrecarrer le
m o n d e marchand, et ce, au n o m d'un objectif politique :
penser et organiser la société à partir de décisions réelle
ment c o m m u n e s . Et c'est au X I X e siècle, pour des raisons
de légitimation morale, que la jonction des droits de l'in
dividu et de l'ordre économique s'est massivement réali
sée. La conséquence est que, lorsqu'on assimile le poli
tique au droit, on reconduit de façon a-critique cette jus
tification construite tardivement. J.-F. Spitz, en m o n
trant que l'absorption du politique par le juridique est le
produit du triomphe de l'idéologie du marché déplace la
question du politique pour la replacer dans une dimen
sion démocratique.
Il va donc rechercher un fondement politique démocra
tique aux droits qui balaye la fausse opposition entre
garantie des droits et pouvoir politique d u peuple :
« Dire que les droits des individus dépendent de la raison
et de la nature, dit-il, mais prétendre les soustraire à la
discussion par l'ensemble des êtres doués de raison, c'est
103
détruire leur fondement rationnel27. » Il faut, dit-il, pren
dre c o m m e critère des droits non la nature (ni non plus
en faire le produit d'une volonté abstraite assimilée à
Y hubris), mais le genre de justification que la société dans
laquelle nous vivons donne de ses propres valeurs collec
tives légitimes, idée intuitive aussi de ce qui est juste. Il
développe donc une position ni relativiste ni essentialiste,
qui sort de la problématique du volontarisme politique,
toujours soupçonné de refaire le m o n d e pour le pire,
tout en prenant au sérieux le soupçon libéral. « Il n'y a
donc pas de droits naturels, mais un constant examen de
la question des droits que nous devrions avoir, en fonc
tion de ce que sont à la fois les exigences et les préjugés
de la société dans laquelle nous vivons28 », écrit-il.
C'est par le recours à une anthropologie philoso
phique (dans l'esprit de CharlesTaylor) qu'il sort du faux
dilemme : droits contre participation politique, parce
qu'il réinsère la question des droits dans une approche où
il prend en compte les « valeurs » instituées d'une société,
à l'écart d'une approche trop formaliste.
27. J.-F. Spitz, « Républicanisme et droits de l'homme », Le
Débat, n° 97, 1997, p. 65.
28. Ibid., p. 67.
104
Cette conclusion est intéressante quant à ses énoncés :
le fait de ne pas délier la conception de la liberté c o m m e
droit, de la liberté politique, est un apport essentiel dans
la régression ambiante. Mais cette démarche laisse de
côté les interrogations propres au champ de la philoso
phie politique sur la nature de la société politique
moderne, en particulier la question de la division de la
société, du conflit et de son expression politique. D e
m ê m e , l'analyse de l'Etat est étrangement absente de son
analyse politique.
A u terme de ce rapide parcours dans quelques analy
ses contemporaines, où en sommes-nous ? Malgré les
analyses de C . Lefort qui inscrivent les droits dans une
conception de la modernité démocratique c o m m e ques
tionnement, indétermination, remise en chantier perma
nente, la leçon retenue se cantonne souvent à réaffirmer
le caractère indépassable de l'Etat de droit. Cette équiva
lence droits/politique est toujours pensée dans la figure
de l'État c o m m e garant de l'unité d'une société divisée et
agent d'effectuation de ces droits. Le politique, la c o m
munauté politique ne sont pas pensés ni pensables en
dehors. Le modèle de société qui est structuré/gouverné
par les droits est toujours une société d'individus où
droits et intérêts se recouvrent ; la société civile est donc
implicitement pensée c o m m e société de marché,
105
économique tout autant et peut-être plus qu'une société
civile de droit ! O n reste ici dans ce que Chantai
Mouffe29 dénonce : aujourd'hui, l'apologie de la société
civile, qui se présente c o m m e une critique de l'Etat, est
en fait une opération de dépolitisation et d'apologie de
l'ordre du marché qui lui est inhérent aujourd'hui.
Les alternatives qui se présentent alors pour penser
l'essence du politique dans la modernité ne sont pas
légions : il s'agit soit de repenser le politique à l'écart de
la modernité, soit d'en déporter l'enjeu : repolitiser véri
tablement la société civile.
Ainsi pour Jean-Claude Michéa30, il faudrait sortir
des postulats modernes de l'individualisme atomiste et
de l'utilitarisme destructeur pour refonder le lien poli
tique c o m m e lieu et lien c o m m u n , à l'écart de toutes les
formules politiques héritées. Il trouve dans le concept
politique d'amitié développé par Pierre Leroux, dans les
réflexions de Marcel Mauss sur le don ou dans le concept
29. Chantai Mouffe, « L'Offensive du néo-conservatisme contre la démocratie » in Néo-conservatisme et restructuration de l'Etat, dir. Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Presses Université du Québec, 1986 (cité d'après l'édition électronique http://www.uqac.ca/Classiques_des_scien-ces_sociales).
30. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Castelnau-le-Lez, Climats, 2002.
106
orwellien de common decency des éléments aptes à nour
rir une nouvelle conception du lien politique moderne, à
l'écart de la logique individualiste des droits et de l'éta-
tisme, dans une civilité envisagée sous les auspices de l'a
mitié, du don, de la solidarité, Pour séduisante qu'elle
soit, cette échappée reste infra-politique, et là réside sa
limite. C o m m e le dit J. Rancière, le risque est alors que
l'éthique devienne « la forme sous laquelle la philosophie
politique inverse son projet initial [.. .car] à l'effacement
des figures politiques de l'altérité, elle propose de remé
dier par l'altérité infinie de l'Autre31 ».
Politique donc. Mais à condition de déplacer radica
lement le terrain de pensée du politique. C'est ce à quoi
nous invite M . Abensour, une fois prise la mesure de cet
« indéterminé » au sens fort du terme. U n e conception
du politique résolument à l'écart de toute objectivation
politique dans la figure de l'Etat, « insurgeante » selon
son heureuse formule, et lieu de création renouvelé de la
communauté politique des « tous uns ».
31. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 183.
107
Le lien social entre utopie et démocratie
Martin Breaugh
Dans un numéro récent de la revue québécoise
Politique et Sociétés consacré au « retour de la philosophie
politique en France », je publiais une étude de synthèse
portant sur la pensée de Miguel Abensour'. Dans cette
étude, je propose une clef interprétative pour comprendre
le sens de l'œuvre de ce philosophe discret mais influent
qu'est Miguel Abensour. M o n hypothèse était que l'ori
ginalité de sa réflexion se trouve dans une volonté de
penser à la fois une critique de la domination et une pensée
de l'émancipation. Mieux encore, j'ai essayé de montrer
que sa critique de la domination ouvre nécessairement à
une pensée de la politique en tant que sphère de liberté
et d'émancipation. Autrement dit, M . Abensour se garde
bien de confondre politique et domination, ce qui l'oblige
1. Cf. M . Breaugh, « Critique de la domination, pensée de l'émancipation. Sur la philosophie politique de Miguel Abensour », Politique et sociétés, Vol. 22, n° 3, 2003, pp.45-69.
109
à penser la politique dans son rapport consubstantiel à la
liberté.
Partant des pistes explorées dans ce premier travail, je
souhaite aujourd'hui m e pencher sur une question fonda
mentale qui revient inlassablement dans ses travaux sans
pour autant être abordée de manière explicite. Cette ques
tion est celle d u « lien social ». Par « lien social », il faut
entendre les éléments qui permettent de rassembler des
êtres par définition singuliers au sein d'une c o m m u n a u t é
ou d 'une organisation politique. Je précise d'emblée que je
laisse délibérément de côté la question de la distinction
entre « lien social » et « lien politique ». J'utiliserai de
manière indifférente les termes « lien social », « lien politique »
et « lien humain » : cette imprécision apparaît dans les tex
tes m ê m e s de Miguel Abensour sans qu'elle ne diminue
l'originalité de sa contribution à la question2.
L'hypothèse que je souhaite explorer est la suivante :
le lien social, dans l'œuvre de Miguel Abensour, est un « lien
fondé dans la division ». C'est dire qu'il souhaite penser
le lien entre les h o m m e s sous le signe n o n pas de l'union
o u de l'harmonie mais plutôt sous le signe de la division
et de la dissonance. Encore plus, dans l'œuvre de
M . Abensour, l'articulation d 'un lien fondé dans la division
2 . M . Abensour, De la compacité. Architectures et régimes totali
taires, Paris, Sens et Tonka, 1997, p. 69.
110
se trouve à la jonction entre utopie et démocratie, deux
questions qui sont, c o m m e vous le savez, au cœur de sa
pensée. Expliciter un lien fondé dans la division revient à
penser un « rassemblement conflictuel » pour reprendre
l'heureuse expression de Géraldine M u h l m a n n 3 .
Pour saisir l'importance de la question du lien social
pour Miguel Abensour, il importe d'abord de revenir sur
une composante essentielle de sa lecture de la domina
tion totalitaire : le phénomène de la « compacité4 ». Je
préciserai ensuite en quoi le « nouvel esprit utopique^ »
permet de poser autrement la question du lien social.
J'examinerai aussi c o m m e n t les notions de « démocratie
insurgeante6 » et de « démocratie sauvage7 » permettent
de penser le lien social avec la division et le conflit.
Enfin, je chercherai à montrer c o m m e n t la question du
3. G . Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris, Payot, «
Coll. Critique de la politique » 2004, p.221.
4. M . Abensour, De la compacité,, op. cit.
5. M . Abensour, « Le nouvel esprit utopique », Cahiers Bernard
Lazare, n°. 128-130, 1991, pp.132-163.
6. M . Abensour, « Préface à la seconde édition : D e la démocra
tie insurgeante », La Démocratie contre l'Etat. Marx et le moment
machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, pp.5-19.
7. M . Abensour, « Démocratie sauvage et principe d'anarchie »,
Les Cahiers de philosophie, n° 18, 1994, pp. 125-149. Article repris et
légèrement modifié en « Annexe » dans M . Abensour, La Démocratie
contre l'Etat, op. cit., pp.161-190.
111
lien fondé dans la division s'articule dans un entre-deux
dans la pensée de M . Abensour, c'est-à-dire entre l'utopie
et la démocratie8.
La domination totalitaire et la compacité
Dans les nombreux travaux qu'il a consacrés à l'éluci-
dation du phénomène totalitaire, Miguel Abensour
énonce une conception inédite du totalitarisme axée sur
deux pôles constitutifs. Le premier pôle traite du rapport
qu'entretiennent les « régimes » totalitaires au « corps »
politique et humain. Ici, M . Abensour s'inspire des travaux
de Claude Lefort pour comprendre comment l'Egocrate
donne corps au social et permet de surmonter les divisions
en fabriquant l'illusion d'une totalité unifiée9.
M . Abensour puise aussi dans la pensée d ' E m m a n u e l
Levinas, puisqu'il souligne que la domination totalitaire
repose sur l'idée de « l'être-rivé » au corps humain10. C e
8. M . Abensour, « Utopie et démocratie » in M . Riot-Sarcey (dir.), L'Utopie en questions, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, pp. 245-256.
9. M . Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C . Lefort » in C . Habib et C . Mouchard (dir.), La Démocratie à l'œuvre, Paris, Éd . Esprit, 1193, pp. 79-136.
10. M . Abensour, « Le M a l elemental » in E . Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, Paris, Rivages, 1997, pp. 27 -108.
112
terme décrit l'exaltation totalitaire du corps biologique
qui devient l'« horizon indépassable de l'être11 ».
Le second pôle constitutif de sa lecture du totalitaris
m e traite de la destruction de « l'espace-entre-les-hom-
mes » qui est nécessaire pour faire vivre une sphère poli
tique selon H a n n a h Arendt12. Si le premier pôle s'en
prend à « l'élément huma in" » en créant de l 'Un, le
second achève sa liquidation dernière en s'attaquant à
une des conditions de possibilité de l'existence m ê m e de
la politique. Et c'est à partir de ce second pôle que nous
pouvons comprendre l'importance de la question du lien
social. Car, dans De la compacité. Architectures et régimes
totalitaires, M . Abensour affirme que l'architecture, au
sein des régimes totalitaires, a pour rôle de porter attein
te au lien social. Loin d'être politiquement neutre, l'ar
chitecture est, pour reprendre les propos de T . W . Adorno,
« du m ê m e acabit que la musique d'accompagnement
dont la S.S. aimait à couvrir les cris de ses victimes1^ ».
11. Ibid., p.79. 12. H . Arendt, Qu'est-ce que la politique ? (1993), trad. D e l'an
glais par Ursula Ludz, Paris, Seuil, 1995, p.33. 13. C . I.efort, Un homme en trop. Réflexions sur l'Archipel du gou
lag, Paris, Seuil, 1976, pp. 103-104. 14. M . Abensour, De la compacité, op. cit., p. 9. La citation est
tirée de T . W . Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1978, p. 258.
113
E n partant de l'institution totalitaire du social, c'est-
à-dire de la manière par laquelle le totalitarisme met en
place un rapport singulier au temps et à l'espace,
M . Abensour reprend la question d u régime politique
telle qu'elle est définie par Leo Strauss. C e dernier consi
dère que la question du régime tient à « la façon de vivre
d'une communau té pour autant qu'elle est déterminée
essentiellement par sa forme de gouvernement15 », ce qui
renvoie à la question du lien social. Afin de comprendre
les rapports entre architecture et totalitarisme,
M . Abensour examinera la nature du lien social dans les
« régimes » totalitaires.
Pour ce faire, il faut identifier le sujet politique des
régimes totalitaires. D'après lui, nous s o m m e s loin de
« l'univers de la citoyenneté » ou de la « res publica16 ».
C'est plutôt à partir de la « masse » que l'on peut saisir
le « sujet » politique. O r celui-ci n'est pas, à proprement
parler, un « sujet » se constituant dans l'autonomie ou
dans l'action. La masse se constitue plutôt dans la « sou
mission » et « l'hétéronomie radicale17 » face au m o u v e
ment politique et à l'ordre étatique.
15. Ibid., pp. 20-21. La citation se trouve dans L . Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Pion, 1954, p. 152.
16. Ibid.,, p. 22. 17. Ibid.,, p. 23.
114
M . Abensour souligne que les régimes totalitaires
inventent une manière particulière d'intégrer politique
ment les « masses ». Tout en refusant la qualité d'acteur au
peuple qui la compose, ils souhaitent transformer la masse
en « sujet » politique capable d'une « mobilisation totale ».
L'architecture participe activement à cette mobilisation en
mettant en place un espace spécifique visant à renforcer des
réactions et des sentiments de masse. La masse est ce ras
semblement d'êtres humains qui, suivant les analyses
d'Elias Canetti, permet de surmonter la phobie du contact.
« Plus encore », affirme M . Abensour, cette phobie « s'in
verse en son contraire, la recherche du contact, la fusion en
u n ensemble, [en] u n corps compact18. » Il y a donc de la
« compacité » au sein de la masse, qui abolit l'espace-entre-
les-hommes. Et si cette compacité s'avère attrayante pour
les êtres humains, c'est parce qu'elle met en place une c o m
munauté platement égalitaire et fusionnelle. C o m m e l'écrit
E . Canetti, dans Masse et puissance, « dans cette compacité
où il ne reste guère de place entre eux, où u n corps presse
l'autre chacun est aussi proche de l'autre que de soi-même.
Soulagement immense. C'est pour jouir de cet instant heu
reux où nul n'est plus, n'est meilleur que l'autre, que les
h o m m e s deviennent masse1''. »
18. Ibid., p. 37.
19. Ibid., p. 38. La citation provient d 'E. Canetti, Masse et puis
sance, Paris, Gallimard, 1986, p. 12.
115
Ici se trouve, selon M . Abensour, le point de jonction
entre architecture et régimes totalitaires. C'est dans la
mesure où l'architecture participe à la création d'espaces
de compacité mettant u n terme aux intervalles entre les
h o m m e s qu'elle participe au projet totalitaire. « Le
gigantisme des édifices, écrit M . Abensour, loin de créer
du "public ', produit du massif et du "compact", en quête
d'une cohésion absolue20. » Le caractère démesuré des
projets architecturaux totalitaires rend possible l'accueil
de la masse rassemblée et la création d 'un espace fusion-
nel où la compacité peut se réaliser. Le projet de la
« Grande place » à Berlin (Der grosse Platz, 1937-1940),
illustre bien c o m m e n t l'immensité des lieux rend absur
de le rassemblement d'individus en nombre restreint, et
c o m m a n d e ainsi la présence des masses21.
L'architecte officiel du IIP Reich à l'origine de ce pro
jet, A . Speer, reste catégorique quant au rôle que doit jouer
l'architecture dans le régime national-socialiste. Il affirme
que la politique nazie de l'assujettissement de la volonté
des individus doit se retrouver dans les bâtiments
publics22. M ê m e si ces espaces massifs restent des espaces
de mobilisation, ce sont des espaces dépolitisants : grâce à
20. Ibid., p. 54. Les italiques sont dans le texte. 21. Ibid., p. 10. 22. Ibid., p. 56.
116
une esthétisation de la politique par l'utilisation de rituels,
de musique et de mises en scène de grande ampleur, les
masses ont droit à des instances de substitution. À l'agir
politique potentiel d u peuple se substitue alors l'esthétique
de la « politique » totalitaire, ce qui assure une « mobilisa
tion dépolitisante23 », donc une instrumentalisation de la
masse à des fins de domination totale.
L'être h u m a i n , pris dans les rets de la compacité, se
voit dépossédé de l'espace qui le sépare de son prochain.
Et cette dépossession est ce qui caractérise l'institution
totalitaire d u « lien social ». E n dépouillant l'humanité
d 'un espace vital nécessaire pour que les êtres humains
puissent s'ouvrir aux autres et nouer des rapports inter
humains, les régimes totalitaires réussissent à détruire le
lien social et à anéantir toute possibilité d'espace poli
tique. C o m m e l'affirme M . Abensour :
« Le propre des régimes totalitaires n'est pas tant de
faire violence à une problématique essence de l ' homme, ni
m ê m e de déplacer les limites de l'humain, mais bien plu
tôt de porter atteinte au lien humain, de détruire le rap
port, l'ordre inter-humain. Refus de la pluralité, déni de la
division, refus de la temporalité, déni de la finitude : ce
dont il est question ici c'est bien du lien social et du lien
politique entre les hommes2 '4 . »
23. Ibid., p. 59. 24. Ibid, p. 69.
117
Si le totalitarisme s'en prend au lien social, c'est parce
qu'il est des conditions de possibilité de l'agir politique.
Le totalitarisme représente non pas une quelconque « sur
politisation », mais bien une volonté d'en finir avec la
politique25. Voilà pourquoi, à la sortie de la domination
totalitaire, il faut redécouvrir la politique, et donc penser
autrement la question du lien social. U n des (non-)lieux
à partir desquels Miguel Abensour pourra amorcer une
telle réflexion est celui du « nouvel esprit utopique ».
Le « nouvel esprit utopique »
Dans un important article publié dans Textures et qui
reprend des développements contenus dans sa thèse de
doctorat d'Etat sur les formes de l'utopie socialiste-com
muniste, M . Abensour propose une typologie des formes
modernes de l'utopie, à savoir : le « socialisme utopique »,
le « néo-utopisme » et le « nouvel esprit utopique26 ». Le
socialisme utopique « correspond à ce que Pierre Leroux
appelle 'l'Aurore du socialisme' [...] incarnée par les trois
grands affranchisseurs, Saint-Simon, Fourier, O w e n 2 7 ».
25 . M . Abensour, « D ' u n e mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets », Tumultes, n°. 8, 1996, pp.11-44.
26. M . Abensour, « L'histoire de l'utopie et le destin de sa critique I & II », Textures, n° 6 - 7 , 1 9 7 3 - 1 9 7 4 , p p . 3 -26 , p p . 5 5 - 8 1 .
27. M . Abensour, « L'histoire de l'utopie et le destin de sa critique II », Textures, n o 7 , 1974 , p . 5 5 .
118
Il est animé par une volonté de bonheur et s'affirme
c o m m e une philosophie nouvelle de la vie. Le socialisme
utopique se caractérise aussi par u n appel au dépassement
des limites d u possible ainsi qu 'un éloge de l'émancipation
des carcans qui contraignent la pensée et l'action. Le
« néo-utopisme » en revanche, tente de ramener l'utopie
au réel en proposant des modèles à réaliser. Il est m û par
un désir d'accomplir les utopies et donc de mettre en place
des organisations qui seraient utopiques. O r , le prix à
payer pour une telle volonté de concrétisation est « une
déperdition d u contenu originel, [...] [puisque] l'utopie
gagne en extension sociale ce qu'elle perd en intensité uto
pique28 ». Le néo-utopisme marque une régression dans le
m o u v e m e n t utopique ; régression qui a néanmoins le
mérite de faire advenir la dernière et la plus importante des
formes utopiques, c'est-à-dire le « nouvel esprit utopique ».
Le « nouvel esprit utopique » prend forme grâce à u n
travail d'autocritique de l'utopie sur elle-même, no tam
m e n t par rapport au néo-utopisme. C e « nouvel esprit »
se donne alors pour tâche de repérer les points aveugles
des utopies susceptibles d'alimenter le fantasme de la
société réconciliée. C e travail de repérage permet de
conserver l'impulsion émancipatrice à l'origine des utopies.
Par « nouvel esprit utopique », M . Abensour entend le
28. Ibid, p. 69.
119
renouvellement des utopies après l'échec de 1848 et suite
au long travail du mouvement social sur lui-même effec
tué entre 1848 et 187129. Il affirme que la C o m m u n e de
Paris de 1871 «représente une plaque tournante dans
l'histoire de l'utopie30 » autour de laquelle apparaît un
foisonnement utopique à l'origine de cette nouvelle
mouvance. Mais le nouvel esprit utopique perdure par-
delà la C o m m u n e , autant Walter Benjamin qu'Ernst
Bloch y participant.
Le nouvel esprit utopique effectue un « sauvetage par
transfert » de l'utopie en la mesurant aux hypothèses
« qui lui sont le plus défavorables, aux hypothèses par
excellence anti-utopiques [...] en l'occurrence, prendre
au sérieux l'hypothèse de la répétition dans l'histoire,
l'hypothèse de la catastrophe » car « seule une pensée de
l'utopie qui se fait violence à elle-même, qui inclut dans
son mouvement la critique de l'utopie, a la dureté néces
saire à la destruction des mythes qui minent l'utopie31 »
affirme M . Abensour. Autrement dit, il s'agit pour le
nouvel esprit utopique de purger l'utopie de ses points
aveugles afin de redonner vie à son énergie libératrice.
29. M . Abensour, « Le nouvel esprit utopique », Cahiers Bernard
Lazare, art. cit., p. 142.
30. Ibid., p. 143. 31. Ibid, p. 145.
120
Cette démarche n'est pas sans rapport avec l'idée
d'une « dialectique de l'émancipation », c'est-à-dire du
retournement paradoxal de l'émancipation en son
contraire. La confrontation de l'utopie à ce retourne
ment ouvre la voie à deux directions potentiellement
fécondes pour le renouvellement des utopies, soit l'élar
gissement de la raison utopique, soit la critique de l'utopie.
E n procédant de cette façon, le nouvel esprit utopique
réussit à frayer « des passages vers un ailleurs inexploré
[...] [ou il] se lance à l'assaut de ce qui lui est le plus
contraire12 ».
E n libérant les utopies des mythes qui l'habitent, le
nouvel esprit utopique permet d'entrevoir le rapport des
utopies à l'émancipation. Pour M . Abensour, ce rapport
est d'une importance capitale puisqu'il reste le propre de
l'utopie dans sa visée première : il ne saurait y avoir d'u
topie sans rapport à l'émancipation. Pour le « génial »
Pierre Leroux" (K. Marx) , l'utopie est la troisième vague
d'émancipation du genre humain, qui tente d'organiser
l'être-ensemble sous le signe non plus de la hiérarchie
mais de l'association. O n trouve donc chez lui une tra
duction de l'utopie en catégories politiques.
32. Ibid., p. 151. 33. Entre autres, Pierre Leroux, Aux philosophes, aux artistes, aux
politiques, Paris, Payot, coll. <• Critique de la politique », 1994.
121
M . Abensour perçoit dans la pensée de P. Leroux une
convergence possible entre « l'effervescence utopique et
la révolution démocratique34 ». D ' u n rapport évident à
l'émancipation humaine découlerait un rapport moins
évident à la démocratie, puisque certaines utopies se pré
sentent c o m m e le dépassement de la politique. C e point
aveugle qu'est la volonté de dépasser la politique a été
repéré par P. Leroux, qui s'attache à penser le lien social
à l'écart de l'autoritarisme, dans un mouvement d'attrac
tion réciproque des êtres humains. Ainsi, « à l'instar de la
démocratie, l'attraction repose sur une expérience d 'huma
nité, la reconnaissance du semblable par le semblable35. »
Dès lors, l'utopie n'est pas un refus de la politique mais
bien la réponse possible à l'une des questions politiques
les plus importantes, celle portant sur la nature du lien
humain.
La substitution de la hiérarchie par l'association met
en place un lien social de l'attraction qui « abolit la rela
tion c o m m a n d e m e n t / obéissance et [...] les phénomè
nes de domination36 ». Le travail de P. Leroux sera de
34. M . Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs, Arles, Sulliver, 2000, p. 16.
35. M . Abensour, « Utopie et démocratie », in M . Riot-Sarcey (dir.), L'Utopie..., op. cit., p. 249.
36. Ibid.
122
faire la synthèse de l'utopie et de la démocratie en posant
l'amitié c o m m e forme définitive de l'attraction réci
proque des êtres humains . Cette « politique de la. philia »
s'oppose bien sûr à la « politique de Yéros » (chez
Fourier et les saint-simoniens) qui tend à ruiner le lien
politique. L'amitié en revanche reste u n rapport à l'autre
qui n'est pas u n repli égoïste sur soi, ni une volonté de
créer une unité fusionnelle. « L'amitié, écrit M . Abensour,
a pour particularité d'instaurer u n lien dans la sépara
tion, c'est-à-dire u n lien qui se noue tout en préservant
une séparation entre les m e m b r e s de la c o m m u n a u t é 3 7 . »
Cependant, M . Abensour nous avertit que l'entreprise
leroussienne ne peut être reprise par nous qui pensons
après la tentative totalitaire de destruction de la poli
tique. Il reste que la réflexion de P. Leroux indique la
direction vers laquelle une pensée renouvelée d u lien
social doit s'orienter : « l'élément humain 1 8 ». Voilà qui
sera le travail des penseurs d u nouvel esprit utopique d u
X X e siècle, n o t a m m e n t Martin Buber et E m m a n u e l
Levinas, qui penseront l'utopie « d u côté de la socialite39 »,
c'est-à-dire d u côté d u rapport inter-humain. Le nouvel
esprit utopique annonce une pensée autre d u lien social.
37. Ibid., p.250. 38. Ibid., p. 250, p. 253. 39. Ibid, p. 253.
123
Mais pour mieux comprendre le sens de cette pensée
inédite du lien social, je dois mettre provisoirement de
côté l'utopie au profit de la démocratie. Car, c o m m e
m o n titre l'indique, la question du lien fondé dans la
division se trouve, dans la pensée de Miguel Abensour,
entre l'utopie et la démocratie.
Démocratie « insurgeante » et démocratie « sauvage »
La publication récente de la seconde édition de La
Démocratie contre l'Etat Marx et le moment machiavélien
a été l'occasion pour Miguel Abensour de préciser sa
conception de la démocratie40. Plutôt que de reprendre,
c o m m e il le fait ailleurs dans son œuvre, l'idée lefortienne
de « démocratie sauvage », M . Abensour se démarque
quelque peu de l'auteur du Travail de l'œuvre Machiavel.
Dans l'éclairante préface à la nouvelle édition,
M . Abensour propose une critique de la notion de
« démocratie sauvage » qui ouvre à l'exploration de ce
qu'il n o m m e la « démocratie insurgeante ». Avant de pré
senter la « démocratie insurgeante », examinons briève
ment un aspect important de la critique adressée à
Claude Lefort.
40. M . Abensour, « Préface à la seconde édition : D e la démocra
tie insurgeante », La Démocratie contre l'Etat, op. cit.
124
C h e z C . Lefort, l'idée de « démocratie sauvage »
repose sur la « dissolution des repères de la certitude »
c'est-à-dire sur l'expérience m o d e r n e d ' une absence des
fondements et d ' une indétermination radicale. Cette expé
rience est constitutive de l'être-ensemble démocratique et
elle s'institue dans u n m o u v e m e n t « contre l'État41 ». L e
caractère « sauvage » de la démocratie s'exprime n o t a m
m e n t à travers les revendications de droits nouveaux . Les
droits de l ' h o m m e , par exemple , permettent aux êtres
h u m a i n s de créer u n e d y n a m i q u e productrice de liberté.
Toutefois, pour Migue l Abensour , il y a u n « péril à
arrimer l'idée de démocratie sauvage à celle d u droit »
puisque « cette lutte pour le droit [...] vise en dernière
instance [...] la reconnaissance et [...] la sanction par
l'Etat des droits litigieux42 ». L e p rob lème est alors que le
recours à l'État aboutit « à u n e reconstruction p e r m a
nente41 » de l'État. Paradoxalement, d o n c , à travers les
revendications de droits nouveaux , la d y n a m i q u e ani
m a n t la démocratie sauvage conduit au renforcement de
l'État m o d e r n e et ce malgré l'impulsion anti-étatique qui
la porte.
41. Ibid, p. 7. 42. Ibid. 43. Ibid.
125
Voilà pourquoi M . Abensour propose la notion de « démocratie insurgeante » qui se distingue par trois particularités. D ' u n e part, le conflit engendré par la d é m o cratie insurgeante ne se manifeste pas à l'intérieur des limites politiques établies par l'État mode rne . Car accepter l'encadrement étatique d u dissensus politique serait reconnaître la légitimité d u principe organisateur qu'est l'État. L a démocratie insurgeante place donc le conflit politique dans u n lieu autre que celui de l'État. Et elle ne « recule pas devant la rupture » avec lui puisqu'elle « prend naissance dans l'intuition qu'il n 'y a pas de vraie démocratie sans réactiver l'impulsion profonde de la démocratie contre toute forme d'arche4». C'est pourquoi l'insurrection démocratique reste la « source vive de la vraie démocratie45 ».
D'autre part, la temporalité de la démocratie insurgeante est celle de la « césure ». Elle se manifeste dans u n « entre-deux », c'est-à-dire entre la fin d ' u n régime et l'apparition d 'une nouvelle forme étatique. Elle lutte donc sur deux fronts : contre l'« Ancien R é g i m e » en voie de disparition, et contre l'État nouveau qui souhaite le remplacer. L a démocratie insurgeante travaille à préserver le plus longtemps possible cet entre-deux afin de
44. Ibid., p.19. 45. Ibid.
126
« maintenir vivante l'action au sens arendtien d u terme46 », écrit M . Abensour. Bref, elle cherche à combattre le « faire » pour conserver l'agir.
Enfin, la démocratie insurgeante « déplace » les enjeux fondamentaux de la politique. Plutôt que de penser l'émancipation c o m m e le triomphe d u social sur le politique, elle oppose la « c o m m u n a u t é politique » à l'Etat. L'émancipation se réalise dans et par la lutte que m è n e cette « c o m m u n a u t é politique » contre l'État. Refusant ainsi toute réduction de la politique à l'Etat, la démocratie insurgeante rappelle le caractère contingent de l'Etat en tant que forme politique. Plus encore, elle « rouvre l'abîme trop souvent occulté entre le politique et l'Etat4^ » en misant sur le caractère véritablement politique de la c o m m u n a u t é contre l'Etat.
Il m e semble que cette première tentative de penser la « démocratie insurgeante » reste incomplète. Cette incom-plétude tient n o n seulement au caractère inévitablement restreint d 'une « préface », mais aussi à la critique que M . Abensour adresse à C . Lefort. Je m'explique : l'arrimage de la démocratie sauvage aux droits de l ' h o m m e aboutit à u n renforcement de l'État, soutient M . Abensour, parce que les demandes de droits nouveaux doivent obtenir sa
46. Ibid. 47. Ibid.
127
reconnaissance et son aval, ce qui a évidemment pour effet
de rendre légitime l'exercice étatique de la puissance
publique. Toutefois, M . Abensour ne considère pas le fait
que la lutte pour des droits nouveaux met en place un
« lien social » qui s'institue dans et par la division et le
conflit. Si les droits de l ' h o m m e s'adressent en dernière
instance à l'Etat, le combat pour (ou contre) l'extension
des droits de l ' h o m m e engendre la création d'une forme
de socialite ou de cohésion fondée dans le conflit. Pour
compléter la notion de démocratie insurgeante, il faudrait
donc y intégrer la question du lien social et politique.
Car, c o m m e M . Abensour nous l'enseigne lui-même, la
démocratie est aussi une « forme de socialisation49 ».
Or , il m e semble que la critique que fait Miguel
Abensour de la démocratie sauvage vise davantage à sou
ligner ses points aveugles qu'à proscrire le recours à cette
notion. Le fait qu'il ait choisi de publier en annexe à la
seconde édition de La Démocratie contre l'Etat, une version
légèrement remaniée de son étude sur la « démocratie
sauvage » semble confirmer son intérêt soutenu pour la
notion lefortienne. C'est pourquoi je tenterai ici, par
delà les critiques de M . Abensour, de conserver ce que la
démocratie sauvage nous permet de penser du lien social.
48. M . Abensour, « Utopie et démocratie », in M . Riot-Sarcey
(dir. L'Utopie..., op. cit., p. 250.
128
U n des précieux acquis de la lecture qu'en fait
M . Abensour est de montrer que les droits de l ' h o m m e ,
dans l'optique de la « démocratie sauvage », mettent en
place un lien social fondé dans la division et le conflit.
Examinons c o m m e n t elle s'y prend.
Pour C . Lefort la révolution démocratique effectue
une disjonction entre le pouvoir et la loi4''. Le droit
acquiert par suite son autonomie propre. Et c'est juste
ment cette autonomisation du droit qui permet sa trans
formation en un outil conflictuel face au pouvoir. La
lutte pour la conservation et l'extension des droits de
l ' h o m m e devient une lutte pour la conservation et l'ex
tension de la liberté. D'après M . Abensour « ce tour
billon de droits [...] porte l'État démocratique au-delà
des limites traditionnelles de l'Etat de droit™ ».
Les droits de l ' h o m m e établissent ainsi un nouveau
foyer de contestation permanente au sein des démocra
ties. Et la lutte pour le droit assure le maintien d'une
dynamique sociale qui rejette le statu quo et renforce les
possibilités de changement. Le droit devient un centre
49. C . Lefort, Essais sur le politique, XIX'-XX' siècles, Paris, Seuil,
1986, p. 29.
50. M . Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du
totalitarisme chez C . Lefort » in C . Habib et C . Mouchard (dir.), La
Démocratie... , op. cit., p. 132.
129
important du déploiement perpétuel des discours sur
l'être-ensemble démocratique. Il est l'outil par lequel les
citoyens peuvent se dire, se redire et se contredire, assu
rant la manifestation de la « division originaire du social »,
entendue c o m m e la division entre le désir de domination
des Grands et le désir de liberté d u peuple ; division
constitutive de toute communau té politique.
L'avènement des droits de l ' h o m m e inaugure ainsi un
nouveau lien social. D'après C . Lefort, ils « rendent pos
sible une véritable socialisation de la société51 » et aussi
du conflit. Puisque la démocratie repose sur une
indétermination première en raison de la « disparition des
repères de la certitude », les citoyens tissent des liens
entre eux fondés sur la pluralité des interrogations et des
désaccords qui en découlent. Ici, le lien social se nourrit
de la division et du conflit entre les opinions portant sur
les orientations possibles du vivre-ensemble. Il s'agit
donc d 'un « lien fondé de la division » qui dévoile c o m
m e n t le lien social ne peut se passer de la pluralité
toujours conflictuelle du genre humain. La démocratie
sauvage, contrairement à la domination totalitaire, est
respectueuse de « l'élément humain » puisqu'elle ne
51. C . Lefort, « Démocratie et représentation », in D . Pécaut et B . Sorj (dir.), Métamorphoses de la représentation politique au Brésil et en Europe, Paris, Éditions du C N R S , 1991, p. 230.
130
cherche pas à supprimer la pluralité et l'espace-entre-les-
h o m m e s .
Voilà pourquoi l'émancipation et la liberté renvoient
non pas à une société harmonieuse et consensuelle mais
bien à une société où les tumultes et les antagonismes
ont droit de cité. « La démocratie, aussi paradoxal que
cela puisse paraître, s'interroge M . Abensour, n'est-elle
pas cette forme de société qui institue un lien humain à
travers la lutte des h o m m e s et qui, dans cette institution
m ê m e , renoue avec l'origine toujours à redécouvrir de la
liberté ?" ». Dès lors, la démocratie « sauvage » institue
un lien fondé dans la division puisque la pluralité et le
conflit peuvent y prendre place.
Le lien social entre utopie et démocratie
Revenons à l'utopie et plus précisément à l'idée d 'un
lien social se situant entre utopie et démocratie. L'utopie,
tout c o m m e la démocratie sauvage, est soucieuse de « l'é
lément humain ». Pour le « nouvel esprit utopique », le
rapport à l'humain se trouve dans une volonté de penser
l'utopie « du côté de la socialite11 », c'est-à-dire dans le
52. M . Abensour, « Démocratie sauvage et principe d'anarchie »
Les Cahiers de philosophie, art. cit., p. 147.
53. Ibid., p. 253.
131
rapport ou le lien entre les h o m m e s . L'utopie, chez
E . Levinas par exemple, se situe dans la proximité de la
rencontre avec autrui. Mais cette proximité n'annule pas
l'altérité de l'autre, et donc la pluralité humaine, puisque
E . Levinas suppose une dissymétrie absolue de la respon
sabilité du moi envers l'autre. Le « nouvel esprit utopique »
conserve ainsi la pluralité tout en pensant un rapport à
l'autre qui ne débouche pas sur l'union harmonieuse des
h o m m e s . C o m m e pour la démocratie sauvage, l'utopie
conserve la pluralité et refuse l'établissement d 'un rap
port fusionnel entre les h o m m e s .
Voilà pourquoi Miguel Abensour écrit, dans « Utopie
et démocratie », « dans le registre de la non-coïncidence,
chacun de [ces] deux pôles [l'utopie et la démocratie]
tend à désigner une forme de communauté non fusion-
nelle et qui se constitue paradoxalement dans et à travers
l'épreuve de la séparation54 ». Il ne s'agit pas ici de résou
dre l'énigme des utopies ou de la démocratie en effec
tuant la synthèse des deux pôles. Bien au contraire,
M . Abensour souhaite conserver la tension entre utopie
et démocratie. Il s'agit seulement pour lui de montrer
c o m m e n t l'utopie et la démocratie sont travaillées par —
et se nourrissent de - la pluralité conflictuelle du genre
54. M . Abensour, « Utopie et démocratie » in M . Riot-Sarcey
(dir.), L'Utopie..., op. cit., p. 255.
132
humain. Des h o m m e s ni tout à fait ensemble ni tout à
fait séparés. Notre philosophe nous enseigne ici l'une des
vérités incontournables de l'émancipation humaine :
l'éclosion de la pluralité et de la liberté nécessite une
séparation liante entre les h o m m e s , c'est-à-dire un lien
de la division. E n définitive, dans la pensée de Miguel
Abensour, le lien social fondé dans la division se trouve
entre utopie et démocratie.
Pour nos sociétés divisées et hantées par le spectre de
la sécession, la volonté politique de fabriquer de l'unité
et de l'harmonie demeure irrésistible. Pourtant, la leçon
des révolutions démocratiques, aussi bien modernes
qu'anciennes, indique que la qualité libre d 'un régime
politique repose sur l'épanouissement des tumultes et des
conflits entre citoyens. C'est donc dans l'épreuve des
antagonismes que peut se forger un lien humain respec
tueux de la pluralité et des impératifs de la liberté poli
tique. Penser un « lien fondé dans la division » revient
alors à revendiquer une pratique politique qui se déploie
dans le respect de l'altérité et dans une quête sans fin
pour la liberté humaine.
Alors que la gouvernance dite « démocratique » est
devenue la nouvelle marotte de la science politique
contemporaine, et que l'utopie est plus que jamais pen
sée (ou plutôt impensée) c o m m e chimère totalitaire, il
est salutaire de fréquenter une œuvre qui récuse de telles
133
bêtises. La pensée de Miguel Abensour, - rigoureuse,
inventive, stimulante - , demeure un appel à la vigilance
face à une pensée politique qui vit dans la quiétude tran
quille de ses propres partis pris. Face à l'unidimensiona-
lité étouffante de la Realpolitik ambiant, le professeur
Abensour fraie un « chemin de travers », et oblige à une
écoute autre en osant « rompre le silence pour faire
entendre la voix intempestive de la liberté55 ». E n dépit
des malencontres qui guettent nos parcours de pensée, le
lien de la division, entre utopie et démocratie, reste une
piste à explorer.
55. M . Abensour, « Démocratie sauvage et principe d'anarchie », Les Cahiers de philosophie, art. cit., p . 130.
134
Le droit de résistance en droit international
Monique Chemillier-Gendreau
S'interroger sur l'existence éventuelle d 'un droit de
résistance en droit international, c'est considérer que la
question des fondements de ce droit est à réévaluer
constamment à l'aune de la démocratie, cette irruption
de la liberté dans la modernité, à travers des formes tou
jours renouvelées et débordantes. C'est revenir, au-delà
de l'académisme, au couple paradoxal légalité/légitimi
té. C'est rappeler c o m m e le fait Etienne Tassin qu'il y a
« un "droit à avoir des droits" qui excède tout droit
déclaré ». Et il ajoute citant Jacques Derrida que « ce
droit inconditionnel ou absolu exige toujours plus que ce
que les luttes pour la reconnaissance des droits sont en
mesure d'obtenir, et toujours plus que ce que les droits sont
en mesure d'accorder1 ».
1. Etienne Tassin, Un monde commun, Paris. Seuil, 2003, p. 175.
135
L'expression « droit de résistance » est absente des dic
tionnaires de terminologie d u droit international,
c o m m e des index analytiques des grands traités en la
matière. Elle n'est pas non plus à l'honneur dans les
ouvrages de droit interne, notamment de droit constitu
tionnel. Il s'agit pourtant des formes juridiques de l'op
position à une initiative du pouvoir par une action ou
initiative contraires. E n droit international, les guerres,
représailles, puis contre-mesures, sans compter avec la
légitime défense préventive aujourd'hui en débat, sont
autant de moyens de relations entre les entités étatiques.
Les plus puissantes ont toujours tenté d'habiller ces
moyens d'une légalité bien incertaine. Ces réalités sont
l'expression souvent brutale du rapport de forces. Elles
ont suscité à toutes les époques des réactions de résistance
que les intéressés ont à leur tour voulu légitimer par le
droit. Le m o m e n t le plus caractéristique à cet égard, a été
celui de la décolonisation. A u colonialisme ou aux for
mes renouvelées d'oppression, les peuples assujettis ont
opposé sur le terrain une résistance souvent sanglante.
Très vite, ils ont compris l'enjeu qu'était pour eux et pour
leurs combats, la reconnaissance de ces luttes, non seule
ment c o m m e légitimes dans le discours politique, mais
c o m m e légales du point de vue des catégories du droit.
Alors, le droit des peuples à disposer d 'eux-mêmes
c o m m e idéal d'émancipation collective, a été inscrit dans
136
les catégories normatives. Aujourd'hui il a perdu beau
coup de son effectivité et est vidé de son potentiel révo
lutionnaire. Il laisse entière la question des voies de la
résistance dans le champ international. Elle emprunte
actuellement soit le chemin de l'altermondialisation,
mouvement encore tâtonnant et marginal qui ne s'est pas
situé pour le m o m e n t sur le terrain du droit, soit le che
min du désespoir, ce sacrifice de soi des attentats-suicides
corrompu par le sacrifice imposé aux autres. La montée
en puissance du terrorisme sous cette forme, nous
contraint à revoir la question du droit de résistance. E n
effet, ces formes, dirigées non pas vers le pouvoir, mais
vers des victimes anonymes à la mort desquelles se mêle
la mort du bourreau, scellent l'échec c o m m u n du droit
et du politique.
Il est vrai que le droit de résistance a toujours été
refoulé après de rares périodes d'expression. Il dévoile par
son impossibilité m ê m e l'énigme qui est au confluent de
la souveraineté et de la loi. Il y a une indétermination du
droit de résistance dans le champ national, liée à l'indé
termination de la démocratie c o m m e projet de liberté. À
cela fait écho l'absence de problématique du droit de
résistance en droit international. Mais l'enjeu de cette
absence est de nous donner à voir les conséquences de
l'usure de l'énigme du pouvoir et du droit dans les
sociétés étatiques, la non pertinence grandissante de la
137
distinction entre les sociétés nationales et la société m o n
diale et la nécessité de repenser l'émancipation et la
démocratie hors du champ des souverainetés. Celles-ci
après avoir longtemps prétendu être le cadre naturel et
m ê m e l'enjeu de la liberté, apparaissent de plus en plus
notoirement c o m m e étant l'obstacle principal à leur
réalisation.
Ainsi le droit de résistance en soi, indépendamment
du cadre spatial et politique de telle ou telle expérience
concrète est-il un impensé de la théorie juridique. Il s'a
git d 'un refoulement dans tous les sens du terme.
Refoulement physique d'une foule insurrectionnelle.
Refoulement d 'un événement qui apparaît c o m m e une
rupture légitime avec le cadre institutionnel établi.
Refoulement dans les marges de l'inconscient d'une
réalité angoissante, par exemple le fait que la «Référence»
sur laquelle se fonde le pouvoir et le droit est inconsis
tante et contestable. E n effet, au-delà se tient une autre
« Référence », plus exigeante, l'humanité c o m m e souve
rain de la terre ou la nature c o m m e premier législateur. Il
s'agit donc d'une mise à nu de ce grand secret indicible :
qu'il n'y a jamais de légitimité stable et définitive au
pouvoir imposé à un groupe, ni au droit qui règle les
relations entre ses membres .
138
La pensée politique la plus féconde n'a pas fait l'éco
nomie de cette difficulté2. Machiavel analyse le «tumulte »
qui agite la Florence des Médicis, c o m m e condition de la
politique, celle-ci se situant au cœur des affrontements
entre puissances princières et multitudes des citoyens'.
Mais entre le fait que représente le soulèvement de
citoyens opprimés ou révoltés et le droit qui leur serait
reconnu de le faire, se situe le paradoxe de la liberté : celle-
ci exige c o m m e garantie de son propre exercice l'inter
vention de la règle de droit, donc la caution du pouvoir,
mais toujours elle déborde cette règle en raison des limi
tations qu'elle impose et qui mettent des libertés en dan
ger. Et elle le fait au n o m d'une contestation du pouvoir
lui-même ou de son usage. La résistance s'enracine dans
un droit tenu pour juste et originaire qui se trouve
récusé et violé par des comportements iniques qu'ils
2. D e Machiavel aux origines de la pensée politique moderne, en passant par Marx et jusqu'aux contemporains c o m m e Claude Lefort (Eléments d'une critique de la bureaucratie. Paris, Gallimard, 1979 et « La question de la démocratie » in Essais sur le politique, XIX'-XX' siècle Paris. Seuil. 1986), Miguel Abensour, La Démocratie contre VEtat. Marx et le moment ?nachiavélien suivi de « La démocratie sauvage » et « Le principe d'anarchie », Paris, Le Félin, 2004 ou Etienne Tassin, op. cit.
3.Voit Le Droit de résistance XIL'-XX' siècle, textes réunis par Jean-Claude Zancarini, Paris, E N S Éditions, 1999.
139
soient occasionnels ou persistants. O n oppose ainsi au
bien produit par le droit en vigueur, une autre concep
tion d u bien.
Mais nous s o m m e s là sur le plan des valeurs. Si elles
sont à la source de toute opération normative, elles ne
suffisent pas à caractériser un droit. Celui-ci pour exister
concrètement, doit avoir été reconnu selon des formes
ou procédures qui donnent vie au système normatif.
C'est le mélange des valeurs et des formes qui est l'essence
du droit. U n pouvoir se revendique toujours c o m m e
légitime en invoquant certaines valeurs. Il a ensuite l'ini
tiative du droit et cherche à imposer ces valeurs à travers
les formes dont il a la maîtrise. Peut-il inclure dans le sys
tème de droit l'hypothèse d 'un retournement des valeurs
et prévoir des procédures par lesquelles les citoyens pour
raient l'imposer, se mettant ainsi lui-même au risque d'ê
tre supplanté ? S'il ne le fait pas, jusqu'où va le « droit »
des citoyens de l'y forcer ? Le changement n'est-il possible
qu'en respectant les formes juridiques, donc en conci
liant légalité et légitimité ? O u y a-t il nécessairement
défaite de la légalité au n o m d'une légitimité supérieure ?
Le droit de résistance, inscrit dans le c h a m p des valeurs,
serait-il donc dans l'impossibilité de trouver autorité
dans des procédures et ne serait-il donc jamais un droit
positif, mais seulement un droit naturel ? N o u s s o m m e s
là au cœur de la question.
140
N o u s savons que la légalité elle-même est un enjeu
permanent de pouvoir. La souveraineté et la loi ont long
temps été indissociables. Le souverain fort de sa légitimité,
est la source de la légalité et de la justification de cette loi
qui n'est que la cristallisation d'un rapport de pouvoir,
donc d'une certaine violence. Lorsque la souveraineté est
affaiblie ou menacée, la bordure qui unit d'ordinaire le
pouvoir et le droit vient à se défaire et fragilise l'un et
l'autre. Afin d'éviter que la loi ne joue contre lui, au pro
fit de la contestation, le souverain use alors du pouvoir
de suspendre le droit. La violence de son pouvoir est
mise à nu. Son intérêt se sépare alors ouvertement de
celui du peuple et il use de l'état d'exception. La légiti
mité acquise prétend surpasser la légalité pour la dénier.
Pour défendre la liberté, on réduit la liberté {Patriot Act
aux États-Unis et l'ensemble des mesures prises dans le
m o n d e entier après le 11 septembre). Le peuple peut
répondre par l'insurrection, acte encore politique ou
alors il entre dans la voie du terrorisme, destruction
achevée du politique. L'union du pouvoir et du peuple
dans la loi s'effondre par une double contestation de la
loi. Mais ces deux contestations entrent en concurrence :
le droit à la résistance contre le tyran ou l'état d'excep
tion c o m m e résistance contre le désordre. Les expérien
ces historiques, y compris celle que nous vivons actuelle
ment , confirment cet affrontement.
141
S'interroger sur le droit de résistance, c'est ouvrir une
quadruple question : à qui ou à quoi peut-on ou doit-on
résister ? qui peut le faire ? au n o m de quoi ? par quels
moyens ? O n les examinera d'abord en relation avec le
pouvoir étatique, avant de les reprendre dans la société
mondialisée d'aujourd'hui.
- S'insurge-t-on contre des méthodes tyranniques ou
plus en amont contre une usurpation du pouvoir que
rien ne pourrait effacer ? O n trouve ici la distinction
ancienne entre un pouvoir contestable dans sa source
elle-même ou un pouvoir contestable dans ses méthodes.
Dante avait-il raison de placer Brutus en enfer pour avoir
tué César ? Et Saint-Just était-il fondé à vouloir priver
Louis X V I d'un procès de citoyen ? Notre époque a
déplacé considérablement la problématique dans la
mesure où, si la figure du tyran reste encore une donnée
importante de la vie politique de bien des sociétés, le
totalitarisme en est devenu une composante majeure. Et
le régime totalitaire est parfois imposé par le truchement
d'un tyran singulier (le stalinisme ou le polpotisme en
sont des exemples), mais plus c o m m u n é m e n t il advient
par le biais d'un système de pouvoirs économiques et
médiatiques sans visages qui n'en effectuent pas moins le
travail de privation de libertés des tyrannies. Les m o d a
lités des « tumultes » contemporains, les formes de résis
tance sont plus difficiles à imaginer lorsque le tyran est
142
anonyme. Les résistances à la mondialisation en font
l'épreuve.
— La désignation de ceux qui sont autorisés à résister
est conditionnée à la nature m ê m e de l'oppression. Le
droit de résistance au bénéfice de tout le peuple c o m m e
au bénéfice d'un seul, est mieux accueilli contre un pou
voir usurpé. Si le pouvoir est légitime, mais que les abus
proviennent des modalités de son exercice, alors pour de
nombreux auteurs, seule est possible une désobéissance
légitime qui doit s'appuyer sur les instances et en appeler
aux autorités supérieures. Il ne s'agit plus de résistance
publique reconnue au peuple c o m m e collectivité poli
tique, mais du droit individuel de chacun de s'opposer à
un pouvoir qui lui dénierait ce qu'il a en propre et le
mettrait ainsi en état de nécessité, lui ouvrant le droit de
se protéger. C'est la conception de la Déclaration des
Droits de l ' H o m m e de 17894. Ainsi limité, il reste articu
lé à la nature humaine et à ce titre est insubmersible. L'on
voit bien cependant qu'il ne s'agit pas là d'un exercice
politique en dépit du fait que ce droit soit mentionné à
propos de l'association. Pour Grotius par exemple, mar
qué c o m m e Hobbes par la conception bodinienne de la
4 . Article 2 : « Le but de toute association politique est la conser
vation des droits naturels et imprescriptibles de l ' h o m m e . Ces droits
sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ».
143
souveraineté, le peuple ayant transféré la souveraineté au
roi, ne peut plus collectivement et politiquement s'op
poser à lui. Il y a ainsi très peu de doctrines classiques qui
admettent l'existence d 'un droit politique de résistance,
par lequel tout un peuple, privé de liberté, serait autori
sé à recouvrer celle-ci contre ses oppresseurs.
— Si le droit de résistance est une contestation indivi
duelle, l'on conçoit qu'il puisse s'exercer au n o m de la
nature ou de la nécessité. Mais cela signifie alors que le
droit ne se justifie pas seulement c o m m e acte d'autorité
et que l'on puisse le contester au n o m de valeurs qui sur
passent l'acte de pouvoir. Telle n'est pourtant pas la
conception positiviste qui ne fonde la norme que sur
l'autorité de l'institution. O n en voit les conséquences
actuelles en matière de droits de l ' h o m m e . L'engagement
de l'Etat est une condition de leur exercice et en fixe les
limites. Leur universalité en est profondément affectée
c o m m e l'a bien montré H a n n a h Arendt. Q u ' e n est-il
d 'un droit de résistance collectif ? A u n o m de quoi, sur
quelle légitimité renouvelée pourrait-on le fonder ? Il y a
deux possibilités qui se complètent l'une l'autre. La pre
mière est celle, la plus visible, de la liberté collective. Le
droit de résistance ou d'insurrection naît de l'oppression.
C'est celle-ci qui annule le devoir de loyauté ou d'obéis
sance. Mais le désir de liberté n'est pas l'unique socle du
vivre ensemble qui caractérise le politique. Il y faut un
144
agir ensemble qui se fonde sur le bien c o m m u n . Le peu
ple entre dans ce droit lorsque le souverain détourne la
souveraineté au profit de son intérêt personnel au lieu
d'en user pour le bien c o m m u n . Mais la négation ou l'ef
facement du droit de résistance au n o m de la lutte contre
les désordres, permet d'évacuer la problématique du bien
c o m m u n et le contrôle que le peuple peut exercer sur son
accomplissement par le pouvoir.
- Si la résistance peut être un droit, est-il illimité dans
ses formes d'expression ou limité dans ses moyens ? Là
réside sans doute le coeur d u paradoxe. Montesquieu
souligne c o m m e n t dans la tradition tyrannicide, un
h o m m e libre peut être amené provisoirement à brouiller
les frontières du crime et de la vertu5. Peut-on rétablir la
vertu en utilisant le crime, ne serait-ce que provisoirement ?
Doit-on fixer les formes autorisées de la résistance ? N'est-
ce pas la nier dans son essence sauvage ? À Condorcet qui
voulait inscrire la résistance dans la Constitution,
Robespierre répondait qu'assujettir à des formes légales la
résistance à l'oppression était le dernier raffinement de la
tyrannie. La faire rentrer dans le lit du droit, c'est la
domestiquer et la dénaturer car alors la résistance ne peut
plus être cette liberté extensive qui peut déborder un
5. Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence, Paris, GF-Flammarion, 1968.
145
pouvoir despotique. C'est lui faire suivre les chemins de
la réforme qui sont nécessairement limités. C'est imputer
à la légalité plus qu'elle ne peut donner en termes de
liberté. Allende en a fait l'expérience mortelle lorsqu'il a
voulu brider son projet de révolution politique et écono
mique au Chili dans le moule des institutions démocra
tiques. Et la France, au sortir d'années désignées sous le
n o m de Résistance a tenté une inscription constitution
nelle du droit de résister. Et elle y a finalement renoncé6.
Mais nous ne pouvons ignorer que l'entrée en résis
tance sépare. Elle entrave l'agir ensemble, but ultime d u
politique. L'insurrection est-elle alors incompatible avec
la démocratie ou est-elle constitutive de la démocratie
définie elle-même par la liberté ? N'est-elle que la fine
pointe de cette indétermination qui est le propre de la
démocratie, projet de liberté qui s'invente constamment
et participe de la contingence ? O r le droit ne laisse pas
de place à l'invention, car il est par essence fondé sur une
anticipation des comportements, distinguant ceux qui
seront admis c o m m e autorisés et ceux qui ne le seront
6. Le projet de Constitution du 19 avril 1946 comporte un article X X I qui stipule :« Q u a n d le gouvernement viole les libertés et les droits garantis par la constitution, la résistance sous toutes ses formes est le plus sacré des droits et le plus impérieux des devoirs ». Cet article disparaîtra du texte voté le 27 octobre 1946.
146
pas. La liberté inventive entre nécessairement en combat
avec le droit établi. Il n'y a donc pas à s'étonner que dans
l'histoire politique la résistance ait été une revendication
plus qu'un droit. Les tentatives de la codifier n'ont pas eu
de suites convaincantes.
Située pendant des siècles dans la problématique de la
souveraineté, donc du pouvoir d'Etat, la résistance et l'é
ventualité d 'un droit qui porterait ce n o m , sont aujour
d'hui transposées dans l'espace mondial et mettent en jeu
le projet d'une démocratie des peuples. Mais la société
mondiale du début du X X I e siècle est duale. Elle fonc
tionne encore c o m m e une société interétatique et
l'Organisation des Nations Unies proclame l'égalité sou
veraine entre ses membres . Mais elle est de plus en plus
à l'évidence une société où se développent les rapports
interpersonnels, hors du contrôle des États, notamment
dans le champ économique et cela sous un rapport de
forces extrêmement brutal qui met hors lien social des
parties de populations de plus en plus importantes". La
distinction claire entre le rapport d ' h o m m e à h o m m e des
sociétés internes et la relation de peuple à peuple de la
société internationale perd de sa pertinence. La pensée de
l'État était une pensée de clôture dans laquelle le dedans
7. Giorgio Agamben, H o m o sacer. Le pouvoir souverain ou la vie
nue, Paris, Seuil, 1997.
147
et le dehors étaient nettement établis. Ils ne le sont plus.
Le politique n'est plus l'enjeu d 'un conflit dont les ter
mes sont circonscrits à un groupe identifié. Dès lors la
problématique de la résistance dans l'espace internatio
nal est devenue plus complexe.
O n y trouve encore les hypothèses de contestation
d'un pouvoir c o m m e illégitime, non pas parce qu'il
aurait été usurpé par des nationaux n'ayant pas de titre à
l'exercer, mais parce qu'il aurait été imposé par la force
par des étrangers. Dans ce cas, c'est le caractère étranger
d u pouvoir qui fonde son illégitimité. C'est le colonialis
m e qui a conduit dans l'histoire d u X X e siècle à des résis
tances souvent armées en vue de la libération nationale.
Bien qu'inspirées par le marxisme (guerre d'Indochine,
guerre d'Algérie, guerres de libération des colonies por
tugaises), ces mouvements n'ont pas développé leur pro
jet politique très au-delà de l'acquisition de la souverai
neté. La lutte était dirigée contre l'occupant facilement
identifié par sa position de colonisateur dont le centre de
pouvoir se trouvait souvent très éloigné d u territoire
conquis. Le droit de résistance était revendiqué par le
peuple asservi. La difficulté à identifier u n peuple dans ce
contexte fut escamotée par les colonisateurs, imposant
leurs découpages territoriaux. Cela conduisit parfois à de
sanglants conflits secondaires c o m m e avec la partition de
l'Inde ou la guerre d u Biafra et laissa entière la difficulté
148
des populations concernées à se penser c o m m e de véri
tables communautés politiques unies. Elles sont aujour
d'hui submergées par les conflits ethniques. Leur liberté
définie négativement par le départ de l'oppresseur, n'avait
pas de contenu proprement politique en tant qu'agir
ensemble une fois le colonisateur parti. Et la question
capitale du bien c o m m u n du groupe c o m m e finalité de
la lutte engagée, fut dans la plupart des cas occultée.
Restait la question des moyens. À cet égard, la percée
des luttes anti-coloniales et leur revendication de légiti
mité dans l'enceinte m ê m e des Nations Unies, ont
conduit à un m o m e n t proprement révolutionnaire, c o m
parable à ce que fut la reconnaissance du droit de résis
tance pendant les premières années de la Révolution
française. Le droit des peuples à disposer d 'eux-mêmes,
inscrit dans la Charte, mais dénié par le chapitre XI qui
admettait l'existence de territoires non autonomes, a
conduit à dépasser cette contradiction par le reniement
du colonialisme. Bien plus, le droit des peuples a entraîné,
de manière certes éphémère, mais néanmoins inscrite
dans le droit positif, la reconnaissance de la lutte armée
c o m m e moyen légitime. La doctrine avait été jusque là
bien timide sur un droit de sécession reconnu. Grotius
l'évoque, mais ne lui donne pas de statut achevé, ni ne
légitime expressément les moyens de la violence.
L'Assemblée générale des Nations Unies le fera, d'abord
149
par la Resolution 1514 (1960) qui prive le colonialisme
de toute légitimité, puis par la Résolution 2625 (1970)
qui va plus loin en reconnaissant aux peuples opprimés
par une puissance étrangère le droit de réagir et de résis
ter. Mais cette reconnaissance sera ensuite refoulée. Le
colonialisme, pourtant condamné, disparaît de la liste
des infractions internationales sous le prétexte qu'il
n'existe plus concrètement. Les luttes de ceux qui persis
tent à se dire encore sous une oppression qu'ils considè
rent c o m m e étrangère sont versées au compte du terro
risme et délégitimées ipso facto. Parmi les cas les plus
douloureux, on citera celui des Palestiniens, celui des
Tchétchènes et plus récemment celui des Irakiens qui
refusent l'occupation militaire américaine. Q u i invoque
encore la Résolution 2625 en leur faveur ? Ainsi le droit
de résistance en faveur de peuples en lutte contre une
oppression étrangère a-t-il disparu du paysage politique.
Il est vrai qu'il n'y était entré que par la voie du droit pro-
clamatoire, cette soft law qui n'a de valeur contraignante
pour personne. Mais l'hypothèse ci-dessus examinée res
tait située dans le cadre classique interétatique fondé sur
des souverainetés nationales. Ces résistances s'expriment
seulement contre le partage des souverainetés. Certains
peuples exigent de quitter une communau té politique
souveraine à laquelle ils étaient rattachés contre leur gré
pour en fonder une nouvelle.
150
Mais la question de la résistance dans l'espace m o n
dial se pose désormais aussi à un autre niveau qui réactive
et bouleverse la question du politique. L'affaissement des
souverainetés, mesurable partout bien qu'à des degrés
divers, donne à voir la crise du politique. Celui-ci était
u n rapport d'union, à l'intérieur d'une c o m m u n a u t é de
citoyens, divisés mais liés par l'État. Il est écarté partout
au profit d 'un projet gestionnaire.
A u niveau mondial, il n'y a pas (heureusement) de
souveraineté ou de gouvernement en termes institution
nels. Mais il y a une très puissante administration m o n
diale. Elle s'exerce par toutes sortes de canaux : les gran
des organisations internationales, no tamment écono
miques et commerciales, mais aussi les acteurs interna
tionaux, investisseurs, financiers, mafias, réseaux divers.
Cette administration du m o n d e , hégémonique mais
appauvrissante et uniformisante, appelle une résistance
qui peine à se trouver ou emprunte des voies extrêmes.
Elle est confrontée aux dégâts grandissants à l'environne
ment , les menaces sanitaires, policières, militaires,
nucléaires, etc. Mais l'administration mondialisée joue
de la crainte des désordres pour barrer le chemin à tou
tes les résistances. Peut-on pour autant aller jusqu'à la
Terreur ? Y a-t-il eu dans l'histoire des expériences de ter
reur justifiables c o m m e formes extrêmes de résistance ?
Est-ce le cas de celle qui règne en Irak et est désignée
151
c o m m e terrorisme ? Il est d'autant moins possible d'ac
cepter cette perspective, que le glissement actuel vers une
violence généralisée est confus dans ses fondements et
s'appuyant le plus souvent sur le fanatisme religieux,
entrave l'émergence d'un véritable projet politique.
Aussi la société mondiale est-elle conviée à une inven
tion pure. Il est vrai que toute nouvelle fondation
requiert une liquidation du passé, un jugement. La toute
récente justice pénale internationale en tiendra-t-elle lieu ?
Elle en trace sans doute le chemin, mais il reste obstrué.
Certains crimes échappent à tout jugement (notamment
ceux commis dans le champ économique et financier).
Quant aux crimes reconnus c o m m e punissables, ils sont
déclarés imprescriptibles mais la Cour récemment créée
qui pourrait en connaître est de compétence non rétroac
tive. Tout un passé se trouve ainsi mis hors du champ de
la justice.
L'enjeu d'une nouvelle fondation du politique à
l'échelle du m o n d e se situe dans un paradoxe exacerbé. Il
s'agit tout en sachant que le droit de résistance ne peut
entrer longtemps dans le domaine du droit positif, de
l'actionner pour faire apparaître dans le domaine des
droits de nouvelles revendications, notamment poli
tiques, qui n'y sont pas. Mais dans le choix des moyens,
il rencontre les obligations découlant des droits de
l ' h o m m e . La nouvelle dialectique se joue entre ces deux
152
pôles. Mais elle ne s'exprime plus dans un face à face
limité entre un peuple déterminé et le pouvoir d'Etat qui
le gouverne. Les causes d'oppression peuvent être ailleurs
c o m m e les solidarités. Le droit de résistance est alors
celui d'entrer dans un agir ensemble qui dépasse le cadre
de chaque État car son fondement est le principe d'exis
tence d'une communau té politique à l'échelle d u m o n d e .
Celle-ci se définit par la reconnaissance de son hétérogé
néité conflictuelle. Les droits de l ' h o m m e , jamais figés,
mais toujours à pousser plus avant, tendent à garantir
cette hétérogénéité. Toute tentative de la remettre en
cause ouvre un droit de résistance qui invente ses formes
et construit ses limites. L'exigence du droit et celle de la
démocratie sont ainsi liées par une double indétermina
tion décalée. Les droits se cherchent et se fixent. La
démocratie les submerge et déplace l'exigence plus avant.
Telle est son essence, insurgeante (selon les directions de
travail de Miguel Abensour), qui ne saurait jamais se
réduire à des mécanismes institutionnels.
153
Démocratie et citoyenneté
Fabio Ciaramelli
Inactualité de la démocratie insurgeante
Pour rendre h o m m a g e à Miguel Abensour, je placerai
en exergue de m o n propos ce petit passage de Levinas :
« L'utopisme serait, du moins d'après Buber, dans un
m o n d e où, depuis le siècle des Lumières et la Révolution
française, s'était perdu le sens de l'eschatologie, la seule
manière de souhaiter le 'tout autre' social' ».
A u cœur de la démocratie moderne, dans la version
radicale ou sauvage ou insurgeante qu'en propose Miguel
Abensour, il y a en effet une ouverture essentielle à l'al-
térité. La contestation permanente qui caractérise la
démocratie dans le champ du droit et de la politique
1. Emmanuel Levinas, préface à Martin Buber, Utopie et socialisme, trad, par P. Corset et F. Girard, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 8.
155
n'est que l'effet de cette tension vers l'altérité de l'événe
ment, ouvrant les frontières du possible. Cette « impul
sion profonde de la démocratie contre toute forme
Marché », que le dernier Abensour situe au cœur de la
démocratie insurgeante2, présuppose à son tour la possi
bilité toujours imminente de l'événement au sein m ê m e
du social. E n ce sens, c o m m e l'a montré Claude Lefort,
la démocratie moderne a été l'effet d'une innovation
politique essentielle : l'apparition de dimensions décisives
de la vie sociale qui se constituent dans leur extériorité
réciproque. Cependant cette articulation interne du
champ social n'est pas l'effet, la dérive ou le reflet d'une
détermination objective de la société, qui se poserait
c o m m e préalable à son avènement, mais bel et bien l'en
jeu de l'institution politique du social. Celle-ci, donc, ne
dérive pas d'un fondement extra-social qui constituerait
son arche ontologique.
L'invention démocratique, dès lors, présuppose une
mutation symbolique qu'aucun génie institutionnel,
qu'aucune technique de la gestion économique, qu'au
cun formalisme juridique ne saurait produire. Cette
ouverture à l'altérité de l'événement au cœur de l'activité
2. Miguel Abensour, « D e la démocratie insurgeante », préface à la deuxième édition de La Démocratie contre l'État, Paris, Le Félin, 2004, p. 19.
156
humaine se résume très bien dans une formule « arend-
tienne » d'Abensour : « La démocratie insurgeante est la
lutte continuée pour l'agir contre le faire3. »
U n e telle revendication passionnée de l'autodétermi
nation collective à une époque caractérisée par un étrange
mélange de passivité et de naturalisation est sans doute
inactuelle. Or , c o m m e l'écrivait Levinas, l'inactuel « peut,
certes, dissimuler du périmé ; et rien n'est préservé de la
péremption, pas m ê m e le péremptoire ». Mais l'inactuel
peut aussi avoir une autre signification : faire signe vers
« Vautre que l'actuel », à savoir « l'autre de ce qu 'on est
convenu d'appeler, dans la haute tradition de l'Occident,
être-en-acte [...] mais aussi de sa cohorte de virtualités
qui sont des puissances [...] ; l'autre de l'être en soi -
X intempestif qui interrompt la synthèse des présents
constituant le temps mémorable4 ».
Sous nos yeux semble s'annoncer et prendre corps
quelque chose c o m m e le triomphe de l'immédiateté, dont
le premier effet est la crise des formes traditionnelles de
médiation sociale et politique. Le rétrécissement de
l'espace public retentit sur le statut de l'ordre symbolique
lui-même. D'autre part, l'affirmation de nouvelles figures
3. Ibid. 4. Emmanuel Levinas, Humanisme de l'autre homme, Fata
Morgana, Montpellier 1975, p. 11.
157
de l'immédiateté semble avoir une répercussion directe
sur les parcours de la subjectivité. O n a l'impression — ou
le discours social dominant s'efforce de la communiquer
- que l'immédiateté de l'individualité subjective consti
tue désormais l'arche — à la fois le commencemen t et le
c o m m a n d e m e n t - du social. Celui-ci échapperait à l'ins
titution politique, et on a tendance à n'y voir qu'une
donnée naturelle. Cela comporte le refoulement de la
dimension sociale de l'individu social, considéré le plus
souvent c o m m e un exemplaire singulier de l'espèce. Il est
bien sûr considéré aussi — ou m ê m e de prime abord —
c o m m e un sujet de droit, mais il ne l'est qu'à cause d'une
prétendue coïncidence immédiate entre l'universel natu
rel de l'espèce et sa donnée biologique singulière.
L'illusion dont se berce notre époque consiste préci
sément à affirmer l'équivalence implicite entre l'individu
et l'universel, et à y voir un principe politique. Cette
nouvelle figure de l'immédiateté influence d'une manière
décisive l'auto-représentation de la subjectivité indivi
duelle, en la rattachant à ses racines organiques. Ainsi,
libéré de toute entrave, restitué à sa capacité de produc
tion naturelle, l'individu serait enfin en mesure de jouir
pleinement de sa singularité.
U n e problématique radicale de la démocratie s'inscrit
en faux contre cette tendance, qui finalement restaure la
subordination du social à l'égard d'une arche d'ordre
158
naturel, qui en constituerait le préalable immédiat. C e
mouvemen t de notre époque aurait la prétention de
réaliser le souhait le plus profond de la tradition spécula
tive occidentale : l'accès immédiat à la jouissance pleine
de l'Origine. Or , on se fait des illusions en attribuant une
valeur politiquement libératoire à cette prétendue aug
mentation de la capacité de jouir. L'utopie de notre
époque consiste à croire qu'une jouissance individuelle
mesurable et finalement libérée de toute entrave sociale
- cette fonction fantasmatique propre à des individus
isolés et dépaysés — pourrait se transformer immédiate
ment en un facteur politique. L'accent est mis ici sur la
productivité immédiate de la vie ou de la nature.
L'immédiateté autosuffisante de l'organique est censée
contenir déjà en elle-même une signification publique.
La biopolitique apparaît alors c o m m e la caractéristique
décisive de l'époque, en tant qu'elle saisirait cette dyna
mique profonde : l'exclusion tendancielle de la média
tion, et donc la coïncidence immédiate entre la singula
rité de l'organique et la dimension publique du poli
tique. Et cela, sans aucun maillon intermédiaire : sans la
médiation réalisée par la société, qui aujourd'hui semble
devenue superflue, dès lors que l'organique aurait été res
titué à sa capacité originaire de production immédiate du
sens. Le court-circuit de l'espace symbolique et de sa
dimension instituée, leur véritable épuisement, laisserait
159
place à la prolifération de singularités isolées et détachées
de tout lien, devenues désormais l'unique lieu possible de
production de la subjectivité politique.
Lorsque Miguel Abensour insiste sur la mise en dis
cussion permanente qui caractérise l'espace social dans le
cadre de la démocratie, il valorise le m o m e n t de rupture
des déterminations sociales acquises. Interruption ou
brisure toujours possible en droit, mais avant tout riche
d'une signification symbolique intrinsèque : elle permet
de situer le principe générateur de la démocratie dans la
reconnaissance explicite de l'aptitude sociale à agir, donc
à commencer quelque chose de neuf. L'arche du social,
c'est le social lui-même qui se la donne. La démocratie,
c'est le régime politique qui reconnaît son auto-altéra
tion, et qui refuse ou qui devrait refuser toute soumission
à l'immédiat. L'articulation interne au social est l'effet de
cette auto-altération, à savoir une figure de l'extériorité
du social à l'égard de lui-même.
C e qui rend aujourd'hui inactuelle cette attitude est à
m o n sens la prétention à l'immédiat se faisant jour dans
l'individualisme naturaliste qui rend de plus en plus dif
ficile « une expérience de la liberté qui se donne c o m m e
refus de la domination, c o m m e non-domination5 ». Dès
5. « D e la démocratie insurgeante », op. cit., p. 18.
160
lors, « en termes venus de La Boétie, la démocratie insur
geante signifie la communauté des tous uns — ce que La
Boétie n o m m e justement l'amitié — contre le tous Unb ».
U n e digression sur amitié et médiation
Le primat de la médiation est au cœur de l'analyse
aristotélicienne de la. philia'. En en posant implicitement
la stricte continuité avec la phronèsis en tant qu'aptitude
à une saisie perspicace des cas particuliers, Aristote dit au
livre VIII de Y Ethique à Nicomaque que « la philia et le
juste concernent les m ê m e s objets et les m ê m e s relations
personnelles ». Et il ajoute que « le proverbe 'tout est
c o m m u n aux philoi' est correct; car la philia est dans la
koinônia» (1159 b 25-32). L'étroite relation entre philia
et justice - qui dans le livre V de XEthique à Nicomaque
6. Ibid.,?. 12.
7- Citée au passage par Jacques Derruía (Politiques de l'amitié,
Paris, Galilée, 1994, p. 250), l'étude de Pierre Aubenque « Sur l'ami
tié chez Aristote» (in la Prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963,
p. 179-184) insiste sur 1' l'« anthropologie de la médiation » (p. 184)
qui soutient l'analyse aristotélicienne de la technè humaine, par
laquelle l'homme imite et achève ce que la Nature ou Dieu ont voulu
mais n'ont pas achevé (p. 183). C'est pourquoi l'on ne saurait souhai
ter à ses amis le plus grands des biens, « par exemple qu'ils deviennent
dieux» (Eth. Nie, 1159 a 6) : on leur souhaiterait un dépassement
inhumain de la condition humaine vers une immédiateté mortifère.
161
est à la fois légalité et égalité — rebondit lorsqu'Aristote
précise que laphilia est égalité (1157 b 36) et que les vraies
philiai « sont dans l'égalité » (1158 b 1). Voilà pourquoi les
cités sont tenues ensemble par la philia, au point que les
législateurs s'en soucient davantage que de la justice
(VIII 1), car les philoi peuvent se passer de justice, mais les
justes ont encore besoin de la philia (VIII, 8). C'est que
l ' h o m m e juste, en cela différent d u sophos, « a besoin de
gens à l'endroit de qui et avec qui il agira avec justice
[dikaiopragèsei] » (1177 a 30) .
Le détour originaire par la médiation s'avère nécessai
re pour l'établissement de l'égalité. D o n c , la justice,
qu'elle soit totale — légalité — o u partiale — égalité —, n'a
lieu que dans la koinônia, laquelle ne serait pas sans
l'échange, Tallage, qui suppose à son tour l'égalité et la
commensurabilité.
La liaison sociale, dont la philia — qui ne s'y réduit pas
— est le modèle, s'avère impensable et inaccessible de
manière immédiate et directe.
La médiation est ici originaire et instituante : elle
atteste la complication originaire de l'origine du social. La
relation sociale originaire, dont le but est l'établissement
d'une affection et d'une valorisation réciproque entre les
citoyens, ne saurait être rendue possible sans l'établisse
ment d 'un pied d'égalité, d'une commensurabilité relative
162
entre des termes en eux-mêmes incomparables : par
conséquent, elle ne saurait se passer d'une véritable éga
lisation, où il faut reconnaître le germe de cette relation
de philia qui est essentiellement dans l'égalité. D o n c , la
philia n'est pas une donnée naturelle, dès lors qu'elle
exige à son tour l'égalisation sociale.
Pour saisir cette complication primordiale qui
empêche toute dérivation linéaire de la relation poli
tique depuis la prétendue immédiateté de la relation
privée ou interpersonnelle, il faut tirer toutes les consé
quences du m a n q u e de déterminité qui caractérise l'être
m ê m e du social. Etre qui n'est pas pensable depuis l'u
nité, qui n'a donc pas à'archè hors de lui, qui finale
ment ne se réduit jamais à l'immédiat. Mais pour le
penser depuis la pluralité qui le constitue, il ne faut pas
réduire cette pluralité à une multiplicité numérique où
les individus seraient entre eux différents mais logique
ment indiscernables, où donc ils ne seraient que n u m é
riquement différents, où l'altérité de chacun ne lui
viendrait qu'extérieurement de la place qu'il occupe
dans l'unité préalable du tout ou du système. Si les
individus sont véritablement et absolument autres et
non égaux, c'est que chacun est une singularité dont la
mise en rapport avec les autres est à la fois impossible et
toujours déjà advenue. C'est cette inaccessibilité i m m é
diate de l'origine du social qu'Aristote pense dans l'échange
163
[ullage] originaire8. La vraiephilia implique ainsi l'égalité
ou l'égalisation qui de son côté constitue l'enjeu de la
médiation sociale originaire visant à rendre c o m m e n s u
rable et proportionnel ce qui, en soi, ne l'est pas, ce qui
au niveau de la réalité ne le sera jamais, mais ce qui doit
l'être - et l'est toujours d'une certaine manière - pour
rendre possible l'expérience sociale.
L'élément structurant de l'épreuve humaine du social
est donc l'indisponibilité ou l'inaccessibilité immédiate
de son origine. C e m a n q u e d'unité et de transparence
n'est pas une malédiction ou un pis aller, mais la source
du possible. M a n q u e qu'on s'emploie dans le discours
spéculatif de la philosophie - s'enracinant dans la dérive
imaginaire du désir — à combler ou obstruer ontologi-
quement, à faire disparaître c o m m e manque , à reconduire
à un état de possession et de plénitude qui le précéderait,
à interpréter c o m m e détresse attestant un besoin de satis
faction, alors qu'il constitue la condition originaire de
l'origine. M a n q u e sans commencement , source temporelle
du temps : altération et indétermination originaires, il
constitue l'abîme de l'absence de sens — le non-sens, la
désorientation d u passage pur d u temps. Pensée abyssale
d u vertige - le vide originaire dont l'être constitue
8. A ce sujet je renvoie aux analyses de C . Castoriadis dans Les
Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, dernier chapitre.
164
l'inversion primordiale — qu'on ne saurait reconduire à
un point de départ sensé. C e n'est pas cela que désire
l'éros spéculatif. La philosophie c o m m e philia de la
sagesse est déjà à l'intérieur du c h a m p d'apparences
insurmontable que le vide originaire précède. Elle a la
prétention de l'atteindre, mais ce faisant elle le remplit
des contenus constitués qui lui viennent de l'expérience
catégoriale. Dans cet effort pour conceptualiser le
m a n q u e originaire — qui cependant s'y dérobe — la philo
sophie cède à Y hubris de la spéculation visant l'accès à
l'unité prétendument originaire de l'être et de la pensée.
Tentative et tentation nostalgiques, qui aboutissent à
l'établissement d'une attitude solitaire, pour laquelle l'ex
périence sociale — incapable de s'achever en c o m m u n i o n
fusionnelle - porte la marque de l'échec et de l'inau-
thenticité\ Pour Aristote, par contre, le philos est « un
des biens les plus grands, et le m a n q u e de philia et la soli
tude sont la chose la plus terrible [deinotatonY* » •
9. Cf. Emmanuel Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata
Morgana, 1976, p. 155.
10. End. Etb., 1234 b 32. Ce passage est cité par Martha
Nussbaum, The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy
and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986,
p. 365.
165
Mondialisation et soumission à l'immédiat
L'un des caractères dominants de la modernité, abou
tissant à l'époque contemporaine à l'établissement de l'é
conomique c o m m e vecteur exclusif de socialisation, a été
sans doute la réduction des articulations du social à l'auto
position de sujets isolés et séparés, et à leur besoins illi
mités réglés uniquement par l'abstraction du marché et
du droit. Cependant, que des rapports irréductibles à la
fonctionnalité économique soient exclus de l'espace
public et limités au domaine de la vie privée, loin d'im
pliquer leur insignifiance politique, ne sont que l'effet
d'une certaine institution politique du social. Quelles
sont alors les implications vécues d'une socialisation où
l'investissement du sens n'a lieu qu'à travers la satisfac
tion de besoins économiques illimités ? A la base de cela,
il ne faut pas isoler uniquement le projet de donner satis
faction aux besoins individualistes du sujet moderne,
mais surtout la méconnaissance du caractère originaire
ment indirect du désir qui les soutient, le rêve fantasma
tique de lui trouver un accomplissement immédiat.
A l'époque de la mondialisation — qui est avant tout
intégration de la consommation à travers l'incorporation
des désirs dans le système économique - l'être humain
c o m m e animal non encore déterminé (suivant la célèbre
définition de Nietzsche) semble désormais affranchi du
travail de la médiation culturelle qui ne saurait être que
166
concrète et particulière, et qui aboutit à la création de
généralités provisoires. La prétention ultime de la m o n
dialisation et du déracinement qu'elle implique, est bel et
bien philosophique : elle vise l'accès accompli à l'univer
sel. Or , c o m m e on le sait, dans une optique rigoureuse
ment spéculative, l'universel n'est pas le résultat incertain
d'un processus collectif mais sa prémisse stable, son ori
gine cachée, son fondement ontologique, finalement
retrouvé dans son immédiateté prétendue. E n cela la
mondialisation constitue l'aboutissement ultime de la
modernité et de son individualisme exaspéré. Les indivi
dus modernes ne parviennent pas à s'auto-représenter
sinon à partir de la singularité de leur propre point de
vue. La glorification du changement, qui met fin aux sta
bilités traditionnelles et annule tout lien, a la prétention
de culminer à l'époque actuelle en un véritable télescopage,
autrement dit, en une forme d'interpénétration réci
proque et directe de l'universel dans le particulier (ou, si
l'on préfère, du global dans le local). Les sujets singuliers
en constituent le point d'articulation mobile. Parler
d'immédiateté, toutefois, ne renvoie nullement à une
pauvreté de déterminations ou à une absence de stratifi
cations. A u contraire, la mondialisation constitue la tra
versée accomplie des médiations et, de ce fait m ê m e , leur
épuisement. A la fin de ce processus, quand le parcours
est achevé, l'immédiateté se présente et se conçoit
167
c o m m e un aboutissement. Sa simplicité se souvient,
pour ainsi dire, des difficultés qu'elle a rencontrées, mais
qu'elle a désormais résolues. C o m m e l'écrit Carlo Galli :
« La spatialité universelle et amorphe de la mondialisa
tion n'est pas une immédiateté simple, naturelle, elle
constitue tout au plus l'immédiateté universelle des
médiations" » E n s o m m e , dans la mondialisation,
c o m m e étape suprême de la modernité, s'exhibe enfin le
sens ultime des médiations, lequel consiste dans la resti
tution radicale de l'immédiateté grâce à la découverte de
ses potentialités originaires. Le c o m m a n d e m e n t direct de
l'économie sans médiations politiques est l'issue ultime
de ce processus. L'espace global est cet espace dans lequel
« chaque point peut être exposé immédiatement à la
totalité des médiations immédiates12 ».
Toutefois, la rançon de ce processus consiste en une
augmentation globale du conformisme et de l'insigni
fiance, autrement dit — c o m m e l'a montré à plusieurs
reprises Z y g m u n t B a u m a n — en l'exclusion d 'un nombre
croissant d'individus du processus de production du
sens. Les identités locales, malgré leur rapport fictif à l'u
niversel, se révèlent incapables de cette médiation décisive
11. Carlo Galli, Spazi politici. L'età moderna e l'età globale, Bologna, Il Mulino, 2001, p. 148.
12. Ibid.
168
que constitue la création des significations sociales qui
structurent leur propre existence. C e qui augmente ce
n'est pas tant l'écart économique entre les nantis et les
exclus, mais c'est l'éviction des exclus du plan de la pro
duction du sens.
Contrairement à l'optimisme des chantres de l ' immé
diat, et des potentialités nouvelles du triomphe du sin
gulier, il faut reconnaître que le rapport direct entre le
particulier et l'universel constitue, une fois de plus, une
fiction spéculative. Dans la mondialisation, ce qui est
conçu c o m m e universel, c'est le sujet dans sa particulari
té m ê m e d'individu. Celui-ci est, pour ainsi dire, immé
diatement élevé au rang d'universel. Qu'ici le passage à
l'universel soit conçu c o m m e immédiat, que l'individu
organique soit mis en rapport direct avec l'universel,
signifie que l'universel dont il est ici question n'est pas le
point d'arrivée d 'un processus ou d 'un travail du sujet,
mais sa prémisse ou son origine cachée. Plus profondé
ment , cela signifie que l'universel n'est pas du tout le
produit ou l'effet d'une opération accomplie par le sujet
(qui, à partir de ce qui le lie aux autres, tenterait de cons
truire un plan c o m m u n à tous) mais précisément cela
m ê m e qui rend possible une telle opération subjective.
Car, en effet, en stricte continuité avec la tradition onto-
logico-spéculative, l'individualisme naturaliste ne pense
l'universalité du singulier c o m m e quelque chose de
169
construit, c o m m e le résultat d 'un processus, mais
c o m m e leur origine ontologique. Dans l'optique spécu
lative, donc, l'individu singulier s'avère être en coïnci
dence immédiate avec l'universel (et le découvre c o m m e
sa propre origine), lorsqu'il réalise qu'il est pris dans le
tourbillon d 'un mouvement qui le précède et qui, dans
sa singularité m ê m e , le fait déjà universel. L'idée que
cette force immédiatement productive de sens ait une
base organique, est présentée d'une manière très claire et
presque caricaturale par Toni Negri qui, au cours d'une
interview accordée à A n n a Maria Guadagni, affirme :
« L'immense avantage de cette phase est que les moyens
de production ne sont plus anticipés par le capital, car
chaque individu porte en soi, dans sa tête, sa capacité de
produire des marchandises. E n d'autres termes, le cer
veau est devenu l'outil fondamental. Et ce n'est pas le
capital qui nous l'offre, ce sont les individus qui le pos
sèdent13. » Il en résulterait une expansion incontrôlée du
sujet individuel, et dans son auto-représentation orga
nique Toni Negri arrive à voir une prémisse de la
citoyenneté universelle.
Mais la prétendue portée émancipatrice ou subversive
de la singularité saisie dans le foyer imprenable de sa
13. Toni Negri, Anna Maria Guadagni, La Sovversione, R o m a ,
Edizioni Liberal, 1999, p. 7.
170
nature organique, cache sa propre négation. Le modèle
organique ne suffit pas, il n'est pas assez immédiat.
L'immédiateté radicale, qui pointe derrière lui, est celle
de l'inorganique dont il procède. C o m m e l'écrit
Massimiliano Guareschi : « L'organique, dans ses diffé
rentes epiphanies, n'est autre que l'inorganique m a n
qué14. ». E n effet, si le modèle est l'immédiateté et sa pro
ductivité, alors il est évident que l'inorganique en cons
titue une réalisation beaucoup plus poussée. L'organique
conçu c o m m e force immédiatement productive révèle sa
subordination à l'immobilité de l'inorganique, d 'où il
provient mais qu'il choisit à l'avance c o m m e son propre
paradigme. Dans l'optique de l'immédiateté, ce qu'il fau
drait éviter à tout prix, c'est la scission entre le désir et sa
satisfaction différée. Toutefois, c o m m e l'a montré H a n s
Jonas", la vie est toujours au-delà de sa propre immédia-
teté. Jonas parle d 'un principe de la médiation, essentiel
à l'être vivant. Seule la perte de l'immédiateté permet de
conquérir un espace d'action dans lequel la subjectivité
peut se constituer.
14. Massimilano Guareschi, « Singolarità/singolarizzazione », Lessico del postfordismo, dir. A . Zanini et U . Fadini, Milano, Feltrinelli, 2001, p. 276.
15- Cf. Hans Jonas, Phénomène de la vie, trad. D . Lories, Bruxelles, D e Boeck, 2000.
171
La thèse d'une force immédiatement productive de
l'organique dans son immédiateté est liée au contexte
général de la dépolitisation caractéristique de l'économie
globale. C'est précisément cette dernière qui tend à exer
cer un c o m m a n d e m e n t direct, bien que souvent imper
ceptible, sur les sujets isolés et sur la production. Il s'agit
d'un c o m m a n d e m e n t étranger et réfractaire à toute
médiation politique. A ce niveau-là, la symétrie s'impose.
E n économie, au primat de la production se substitue le
primat de la consommation. Sur le plan politique, par
ricochet, la capacité de projection cède la place à la pas
sivité de la consommation, qui seule permet d'assouvir
les désirs.
Le caractère central de la consommation, sa diffusion
de masse, son expansion et sa pénétration dans la vie
quotidienne, constituent le véritable protagoniste de la
mondialisation, sa « bonne nouvelle », dont le seul des
tinataire universel est le désir global d'objets toujours
nouveaux. Telle est l'unique et véritable promesse de la
mondialisation : la prétention (l'illusion) selon laquelle il
serait désormais devenu possible d'assouvir immédiate
ment nos désirs, sans avoir besoin de recourir aux exté
nuantes médiations de la politique, en nous abandon
nant exclusivement à la force d'attraction de la consom
mation.
172
L'espace symbolique de la démocratie
Lénine disait que la dictature c'est le pouvoir qui n'est
pas limité par le droit. Par contrecoup, on pourrait dire
que la démocratie est le régime o ù le pouvoir est légitime
lorsqu'il est limité par le droit. E n effet, la délimitation
réciproque entre droit et pouvoir est l'un des principes
générateurs de la démocratie moderne. Mais cette déli
mitation est politique, à l'origine. Elle n'a ni source, ni
autorisation, ni critère externes à la société et à sa frag
mentation en sphères distinctes et séparées dont l'irré
ductibilité au pouvoir fonde la distinction non naturelle
entre ce dernier et le domaine de la loi. Pour cela, la socié
té qui se démocratise doit quasiment se dédoubler et
créer un espace symbolique pour les significations, les
valeurs et les normes destinées à rester valables (dans cer
taines limites), nonobstant les éventuels démentis de la
réalité.
D e cette manière, l'espace de la démocratie est ramené
à l'institution sociale, sans se confondre toutefois avec la
configuration de fait d'une société donnée. Dire qu'il s'a
git d 'un espace symbolique signifie reconnaître qu'y est en
œuvre une référence impalpable mais décisive à quelque
chose qui n'est pas présent dans les faits, qui n'est pas
reconductible aux faits et n'en dérive pas : et c'est pro
prement ce mouvemen t vers ¡'ailleurs ou l'altérité de la
1~3
signification, de la valeur ou de la norme, qui définit et
caractérise le propre de la démocratie.
L'altérité de la sphère symbolique est une conquête et
un résultat de l'institution de la société. E n d'autres ter
mes , l'espace symbolique peut être défini c o m m e d é m o
cratique seulement s'il exclut toute confusion entre la
dimension symbolique et la dimension objective.
L'altérité qu'évoque l'espace symbolique de la d é m o
cratie se présente c o m m e une production et un effet de
la différenciation interne à la société. Et pourtant, dans
la démocratie moderne, la société apparaît d'une part
c o m m e la source politique de son articulation interne,
mais de l'autre elle méconnaît aussitôt la paternité d'une
telle articulation, n' y voyant que le simple reflet d'une
nature externe. Par conséquent, le fruit de son auto-alté
ration — le clivage entre les sphères sociales — se présente
c o m m e une donnée naturelle, considérée c o m m e allant
de soi, pourvue d'une détermination et d 'un sens extra
sociaux. C'est de là que naît l'illusion artificialiste qui
réduit la société, c o m m e système social, à l'intégration
ou à la combinaison technico-formelle de termes ou de
sphères séparées, que la théorie analyse dans leur auto
nomie et dont la synthèse devrait permettre de déduire le
fonctionnement global de l'ensemble.
174
La modernité démocratique naît donc d'une muta
tion symbolique dont on ne peut comprendre la portée
radicalement innovatrice si on se limite à observer de
l'extérieur la manière dont s'institue le social. C'est jus
tement par l'institution de la démocratie que la moder
nité produit son fondement. La continuité de la tradi
tion s'interrompt. L'autorité vacille. Le primat de la
norme s'affirme c o m m e mesure instituée collectivement,
après la dissolution des appartenances qui enracinaient
les individus dans des identités collectives et les y subor
donnaient. La principale difficulté qui en dérive, et qui
traverse toute la démocratie moderne, concerne la créa
tion nécessaire mais improbable de liens politiques plus
universels en lieu et place des liens et des solidarités pré
modernes.
Le fait que dans la civilisation moderne la technique
soit devenue autonome, et qu'elle ait aussi réussi à domi
ner et à contrôler la société, ne modifie pas son essence :
la techne reste incapable de forme. Et la politique hégé-
monisée par la technique se réduit à la gestion adminis
trative d 'un social toujours plus fragmentaire et effiloché.
D e cette manière, la politique se naturalise.
Depuis l'âge des révolutions, le problème de fond de
la démocratie moderne est exactement la création d'ins
titutions qui donnent une forme concrète à la citoyen
neté, au-delà de la crise de l'espace public qui a pour
175
conséquence immédiate le désaveu de la créativité spéci
fique de l'action politique. « Chaque fois que l'époque
moderne eut des raisons d'espérer une nouvelle philoso
phie politique, elle eut à la place une philosophie de
l'Histoire » : cette observation de H a n n a h Arendt16 est
une confirmation de plus de l'incapacité moderne de
faire face aux exigences de l'action collective, à la fois
créatrice et instituante, et par là privée de la stabilité for
melle, normative et rassurante, que la philosophie de
l'histoire entend pouvoir retrouver par la naturalisation
des actions humaines.
Mais revendiquer la créativité de l'action ne signifie
pas postuler une rupture absolue d u contexte social-his
torique, qui pourrait de manière illusoire conduire en
dehors de la société, de l'historicité ou de la politique,
jusqu'à u n point zéro mythique où celles-ci auraient dû
trouver leur origine. Il n'y a aucune immédiateté origi
nelle qui précède l'inhérence de la société à l'institué.
L'auto-altération permanente de la société, toutefois,
n'est pas reconductible à la répétition ou à la poursuite
automatique de l'institué : pour le garder en vie, elle doit
sans cesse le féconder, le rénover, voire le modifier.
16. H . Arendt. La Condition de l'hojnme moderne, Paris,
Calmann-Lévy, 1983, p. 373.
176
L'activité politique présuppose donc inévitablement
un ordre institué, qu'elle pourra interrompre et subvertir,
mais dont elle ne peut aucunement faire abstraction,
parce qu'elle lui appartient et en dérive inévitablement.
Dans ce rapport d'inhérence réciproque, quelque chose
de plus profond que la relation entre légalité et légitimi
té est en jeu. Avant les normes existantes, et c o m m e fon
dement de leur légitimité, la politique est possible et
effective grâce à la présence d 'un ordre symbolique de
significations et de valeurs partagées, qui la soutiennent
et la nourrissent n o n seulement aux m o m e n t s
« héroïques » de la position d 'un nouvel ordre, mais sur
tout dans son fonctionnement quotidien qui est à la base
de l'ordre régnant. Et c'est précisément sur le plan sym
bolique - tissu de significations instituées, soutenues et
maintenues en vie par un imaginaire politique partagé —
qu'apparaissent aujourd'hui une sorte d'usure de l'ethos
démocratique et l'exigence de sa renaissance.
La construction politique de la citoyenneté
A u cours du siècle dernier la crise du mouvement
démocratique a été celle de l'espace m ê m e de la médiation
politique. Avant m ê m e de concerner les institutions, la
nécessité d'une réforme ou d'une mise à jour de la média
tion, la crise a engagé l'ordre des significations, des valeurs
et des motivations, devenus toujours plus incapables de
177
produire une cohésion sociale. C'est précisément à ce
moment-là que se pose le problème de la citoyenneté, à
entendre c o m m e relation instituante entre les individus
singuliers et l'ordre symbolique de la société dont ils font
partie.
C o m m e l'a montré Pietro Costa à plusieurs endroits
de sa recherche monumentale sur la citoyenneté, le point
névralgique que nous s o m m e s en train de vivre à l'heure
actuelle est constitué par le déliement ou le clivage entre
institution de l'ordre et contenu normatif de la moder
nité. A cet égard « la tension antique entre ordre existant
et cité future » semble désormais complètement hors jeu.
E n commentant le concept juridique d'institution
c o m m e alternative à l'unidimensionnalité du normati-
visme, il écrit : « N i un vide univers normatif, ni une
capacité arbitraire de décision, ni un processus instable et
incertain d'"intégration" ne peuvent combler les coupures
causées par la crise sur le terreau, jadis si solide, du dis
cours traditionnel de la citoyenneté, mais uniquement la
recherche d'un ordre objectif et indisponible peut se pro
poser c o m m e une tentative d'endiguer la dérive d'une
tradition qui a échoué justement par le déferlement des
éléments "subjectivistes" présents chez eller ».
17. [Né un vuoto universo normativo, né un'arbitraria capacita di decisione né un mobile e incerto processo di 'integrazione' possono
178
U n tel ordre indisponible et indispensable peut être
institué uniquement par la forme de vie démocratique.
Pour celle-ci la citoyenneté n'est pas une donnée préalable
ou en effet automatique, mais un véritable enjeu poli
tique.
Construire les conditions de la citoyenneté, telle est la
tâche de la démocratie à l'heure actuelle. Cela signifie
expliciter et remettre en jeu la médiation instituante
entre les sujets sociaux et la cité c o m m e espace public de
leur vie c o m m u n e ordonnée. Autrement dit, l'ordre de la
vie c o m m u n e , de présupposition stable et inquestionnée
qu'il était, devient l'enjeu de la praxis collective.
La médiation instituante dont il a été question, ne
doit pas être confondue avec une relation extrinsèque,
survenue à un m o m e n t donnée entre des termes qui lui
préexistaient dans leur indifférences réciproque. Dans un
cas semblable, il s'agit d'une médiation dérivée, qui
établit une connexion ou qui met en réseau des termes
colmare le fratture caúsate dalla crisi sul terreno, u n tempo cosi soli
do, del tradizionale discorso délia cittadinanza, m a solo la ricerca di
un ordine oggettivo e indisponibile puô proporsi c o m e u n tentativo
di arginare la deriva di una tradizione fallirá proprio per il dilagare
degli elementi 'soggettivistici' in essa presentí], P. Costa, Civitas.
Storia délia cittadinanza in Europa, vol. IV, L'età dei totalitarismi e
délia democrazia, Roma-Bari , 2001 , p . 5 2 4 et p. ] 00 .
179
individuels ou sociaux déjà constitués. E n revanche, la
médiation opérée par la citoyenneté est originaire car elle
est constitutive de l'identité m ê m e des termes qu'elle met
en rapport. Sans elle, il n'y aurait ni les individus sociaux
ni l'ordre symbolique de leur vie c o m m u n e . Et c'est bel
et bien la forme, l'articulation, le n œ u d ontologique et
politique de la médiation qui en démocratie s'institue
c o m m e le contenu normatif du social.
Ici il faut préciser que la médiation qui risque de se
dissoudre par le déferlement de l'immédiateté n'est cer
tainement pas la médiation dialectique au sens hégélien.
Celle-ci ne court aucun risque, car sa démarche est
nécessaire, et nécessairement circulaire. E n effet, la
notion hégélienne de médiation est subordonnée à la
reconquête finale de l'immédiat, car tout le processus de
l'esprit est fondé sur l'intimité de l'originaire. A la
rigueur, donc, il ne s'agit pas vraiment de médiation,
mais d 'un détour provisoire et nostalgique, destiné à
retrouver le secret et le mystère de l'origine.
C e n'est pas une telle médiation dialectique, soumise
à la réalisation spéculative de l'immédiat, et fondée dans
la confiance préalable et invérifiable dans un a priori uni
versel du sens, qui est en crise à l'heure actuelle. C e qui
par contre risque de se dissoudre, c'est l'aptitude histo
rique à construire des généralités c o m m u n e s , dépourvues
d 'un fondement originaire.
180
Et la visée de la citoyenneté c o m m e catégorie poli
tique ne concerne pas la restitution d 'un fond ontolo
gique, hypothétique et douteux ; mais la construction
de médiations symbolique sans lesquelles les individus ne
réussissent pas à se socialiser.
L'essor de la technique annule l'écart entre les besoins
humains et leur satisfaction. Par conséquent la politique
c o m m e construction provisoire de généralité c o m m u n e
cède sa place à la prétention de s'emparer de l'universel,
entendu c o m m e fondement originaire et préalable,
directement accessible aux approches religieuses, aux
mythes ethniques ou nationaux, peut-être m ê m e aux
paradigmes des savoir scientifiques. Les formes diverses
de fondamentalismes — religieux, politique, économique
ou scientifique — prennent la place de la médiation poli
tique, et constituent une menace mortelle pour la survie
effective de la démocratie c o m m e forme de vie. Celle-ci,
pour utopique ou intempestive qu'elle soit aujourd'hui,
ne cultive aucune nostalgie de l'immédiat, tout simple
ment parce que son but n'est pas le retour à la prétendue
unité originaire, mais la construction politique de la
citoyenneté.
181
Interprétation de l'insurrection communale
La démocratie, l'Etat et la politique
Patrick Cingolani
Je n'ai jamais eu de raison de revenir sur la
C o m m u n e . . . n'étant pas historien. Pourtant de celle-ci,
quelques thèmes insistent depuis longtemps. C'est d'a
bord c o m m e dans une sorte de scène traumatique, les
dégoûts de l'enfant devant le siège de Paris lors de l'hiver
1870-1871 rapporté par ses manuels d'histoire. L'on y
décrivait, le peuple de Paris mangeant des rats ou des ani
m a u x domestiques à mesure des difficultés de ravitaille
ment et de vie. C'est ensuite, à l'adolescence quelques
pages de Michel Bakounine sur cette m ê m e C o m m u n e
dans ïAnthologie de l'anarchisme de Daniel Guérin, alors
que l'éloge d'un Paris « héroïque » et « crucifié » converge
dans la dénonciation d'une révolution sociale « décrétée,
organisée » par « dictature ou assemblée constituante » et
dans l'aspiration en une révolution née de « l'action
183
spontanée et continue des masses, des groupes et des
associations populaires1 ». C'est enfin, vers vingt vingt-
cinq ans, dans une proximité de vues avec le mouvement
maoïste, les rassemblements au Père-Lachaise autour du
m u r des fédérés et la mémoire des vingt mille fusillés.
Ensuite la trace s'estompe, laissant dans le souvenir seu
lement cette dimension d'absurde, d'héroïsme, d'espoir
et de deuil.
C'est en fait, bien longtemps après, à l'occasion de
m o n travail d'habilitation et le démêlé avec le positivisme,
et le processus d'institution de la IIP République, que la
question de la C o m m u n e est revenue et c'est là aussi
qu'elle croise Miguel Abensour. N o n seulement, parce
que Miguel Abensour a été le directeur de m o n m é m o i
re d'habilitation, non seulement parce que les quelques
pages, les quelques lignes de La Démocratie contre l'Etat
qui abordent l'insurrection de 1871 m'inspireront dans
mes recherches sur la place et les déplacements de la
C o m m u n e dans la configuration historique de la IIIe
République, mais encore parce que Miguel Abensour
insistera pour que ces recherches, dont je ne savais plus
1. Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître. Anthologie de l'atiarchisme, Paris, Maspéro, 1970. O n cite d'après la nouvelle édition, La Découverte, Paris, 1999, p. 254.
184
trop que faire, restent dans le mémoire, et par la suite,
finalement dans le livre qui en sera tiré2.
En revenant sur l'insurrection communale et sur son
traitement dans La Démocratie co?itre l'Etat, je voudrais
d'une part montrer c o m m e n t ce livre rencontre quelques
autres grands livres et quelques grandes interprétations
de la C o m m u n e , mais je voudrais aussi chercher à préci
ser ce que peut encore nous apporter cet événement qui
reste pour moi mêlé de sentiments contradictoires. Si
certes dans le contexte du second mandat de G . W . Bush,
du discours sur l'axe du mal, et de libertés étouffées au
n o m des mesures d'exception et d'un ordre sécuritaire
imposé par l'Etat, le message anti-étatique de la
C o m m u n e trouve une actualité inattendue, m o n propos
sera plus modeste. Il cherchera à dessiner quelques pistes
par lesquelles la C o m m u n e reste exemplaire de l'expé
rience de la politique.
La démocratie contre l'État
Je ne reviendrais ici sur l'enjeu organisateur du livre,
que pour autant qu'il m'introduit à la C o m m u n e et à son
2 . Patrick Cingokni, Lit République, les sociologues et la question
politique, Paris, La Dispute, 2003 . Voir le chapitre II : « La république
définitive et ses deuils ».
185
interprétation. Plutôt qu'aux commentaires des divers
moments de l'œuvre de Marx, et notamment du texte de
jeunesse singulier, de La Critique du droit politique hégé
lien de 1843 — commentaires qui explicitent le sous-titre
du livre : Marx et le moment machiavélien — c'est plus
sobrement et plus directement du titre lui-même, de ce
contre l'Etat, dont je voudrais partir3.
Miguel Abensour s'en explique dans l'avant-propos
du livre, en insistant sur le fait que cet énoncé adversatif
se constitue pour tout préalable dans une opposition à
l'égard des opinions généralement répandues et domi
nantes sur « l'État démocratique » - combinaison de
deux termes qui semble aller de soi, mais qui précisé
ment ne va pas de soi. La Démocratie contre l'Etat, c'est
donc d'abord le désajustement de l'harmonie supposée
de l'État et de la démocratie. La contestation de l'idée
que cette dernière aurait cru, et continuerait de croître
dans l'ombre du premier.
C'est donc en suivant les tours et les détours de la pen
sée de Marx quant à la question démocratique que
Miguel Abensour médite cette disjonction de la d é m o
cratie à l'État mais qu'encore il trouve chemin faisant la
3. Nous avons succinctement présenté ce parcours dans l'oeuvre de Marx dans un compte rendu de La Démocratie contre l'Etat dans Raison présente, n° 125, 1998.
186
C o m m u n e de Paris. Après le m o m e n t de la « démocratie
absolue », théorisée en 1843, après son éclipse dès 1844,
avec l'effacement de la politique au profit de la produc
tion, la subordination de l'émancipation au « réel »,
Miguel Abensour voit, dans le texte de 1871, dans La
Guerre civile en France, un sursaut des motifs philoso
phiques de 1843. Il lit dans la mise en concept d'un
affrontement entre le corps vivant de la société civile et
l'appareil étatique qui l'enferme et l'opprime le retour de
thèmes qui hier introduisaient Marx « au milieu propre
de la politique4 ». « Si l'on consulte, explique-t-il, l'en
semble des textes de Marx relatifs à la C o m m u n e de
Paris, on perçoit c o m m e un réveil de la problématique de
1843 » enrichie du parcours intellectuel de la maturité,
ces textes renouent avec le projet antérieur. Sortant d'une
instrumentralisation de l'appareil d'Etat, dont la nature
ne dépendrait que de la classe dominante, la leçon que
tire Marx de la C o m m u n e est que l'émancipation sociale
des travailleurs, du travail contre la domination du capi
tal, ne peut s'effectuer que par une forme politique sus
ceptible d'échapper à sa propre cristallisation ou pétrifi
cation à travers la responsabilité et la révocabilité de
ses membres à tout m o m e n t , à travers une forme se
4. La Démocratie contre l'État, Paris, P U F , 1997, p 80.
187
constituant et se déployant contre le pouvoir d'État, dans
une insurrection permanente contre ses appareils5.
Pour autant, de ce débat avec M a r x et la C o m m u n e ,
Miguel Abensour tire un certain nombre de conséquen
ces générales sur la démocratie qui, tout en revenant aux
explications qui présidaient au livre, éclairent d'une
manière plus précise les enjeux. La démocratie, est-il
expliqué, n'est pas tant l'accompagnement d'un proces
sus qui entraîne la disparition de l'Etat que l'institution
déterminée d'un espace conflictuel, d 'un espace contré1.
« C'est à la position contre que l'on doit l'institution de
la cité démocratique qui rend au conflit la force créatrice
de liberté7 » ; c'est par la position contre que la démocra
tie échappe au péril de la cristallisation aliénante d'elle-
m ê m e que peut être l'Etat.
La C o m m u n e de Paris
Si, à travers Marx , la C o m m u n e de Paris éclaire ce
qu'il en est de ce contre de la démocratie, sans doute, une
plongée dans quelques-uns uns des commentaires de
celle-ci pourrait nous éclairer sur la contribution de la
C o m m u n e à la démocratie et à la politique. M o n propos
5. Ibid., p 100. 6. Ibid., p 108. 7. Ibid.
188
se déroulera en deux parties. L'une sur la relation de la
C o m m u n e à l'action et au bouleversement de la scène
politique institutionnelle ; l'autre sur le mouvement de
désocialisation et de resocialisation politique caractéris
tique du m o m e n t communa l . E n toile de fond j'aurai
deux livres L'Essai sur la Révolution d 'Hannah Arendt et
la Proclamation de la Commune d'Henri Lefebvre, mais
l'on verra chemin faisant c o m m e n t ces textes sont débor
dés, complétés par d'autres, qui m'aideront à assurer
m o n développement.
La Commune et l'action
A la fin de XEssai sur la révolution dans le chapitre
intitulé La tradition révolutionnaire et ses trésors perdus,
Hannah Arendt traite du conseillismes et de la manière
dont il se répète depuis la Révolution française mais
m ê m e par-delà l'Atlantique et le système jeffersonnien de
circotiscription. Elle fait le compte des divers germes d'un
« Etat nouveau », l'année 1870, où la capitale française
assiégée « spontanément se réorganisa en un corps fédé
ral miniature », 1905, 1917 en Russie, les années 1918 et
1919 en Allemagne où soldats et ouvriers se constituèrent
en conseils requérant que ceux-ci deviennent le fondement
8. Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard,
1967, p 392.
189
de la nouvelle constitution allemande ; l'automne 56 et la
Révolution hongroise. N o n pas tant destruction de
l'Etat, que transformation de celui-ci, les conseils aspi
raient à « une forme nouvelle de gouvernement permet
tant à tous les m e m b r e s d 'une société égalitaire de deve
nir les co-partageants des affaires publiques ». Arendt cri
tique les formes de corruption de la politique que sup
posent, à travers les partis, la professionnalisation des
h o m m e s politiques, en ce que celle-ci exige des qualités
étrangères à l'activité publique et l'introduction dans le
contexte électoral des méthodes de la réclame9 ; elle leur
oppose l'expérience des conseils composés d 'une élite
proprement politique, susceptible de concilier égalité et
autorité : « Ceux , rares, qui dans la société ont d u goût
pour la politique et ne sauraient être "heureux" en étant
privés de son exercice10. »
Au-delà de la critique d u système des partis, il m e
semble plus intéressant de m'arrêter sur la polarisation
représentation/action n o n pour opposer l'une à l'autre
mais pour les envisager c o m m e deux idéaux-types de la
citoyenneté dont les manifestations sont souvent mélan
gées, mais qui néanmoins marquent bien une spécificité
quant à la citoyenneté en ce que l'un a u n caractère plus
9. Ibid., p 412. 10. Ibid., P 415 .
190
éminemment politique que l'autre : je veux parler de
l'action. Si la logique représentative est bien une expé
rience de la citoyenneté à travers le consentement et le
contrat tacite, c'est l'action, ce que nous faisons avec les
autres dans un espace de visibilité, qui a plus particuliè
rement à voir avec la politique en renvoyant à ce contre
dont parle Miguel Abensour, non seulement en ouvrant
un espace public mais aussi en intégrant à l'espace de
la citoyenneté ce qui (expérience ou h o m m e ) en était
préalablement forclos.
Or, si j'essaie de m'avancer au-delà des très brèves
incises sur la C o m m u n e dans l'Essai sur la révolution, je
dirais que l'insurrection communale vient déborder la
logique de la représentation, par la logique de l'action.
La C o m m u n e , en regard de ces deux figures de la
citoyenneté, affirme la logique de l'action dans l'écart
constaté entre le peuple et ses représentants, entre ceux
qui vont devenir les acteurs de la C o m m u n e et les pro
fessionnels de la politique, les politiciens. Et, dans ce pas
sage d'un régime à un autre, elle affirme l'expérience en
c o m m u n de la politique et l'entrée dans l'espace public
de ceux qui hier étaient le plus souvent inconnus.
Tous les commentateurs, et j'y reviendrai encore dans
quelques instants, ont insisté sur la relation singulière à
la parole, à la prise de parole, dans ce contexte insurrec
tionnel qui succède au musellement de la presse et de
191
l'espace public sous l'Empire. L'historien Alain Plessis le
rappelle aujourd'hui : « Les murs de la capitale se couv
rent d'affiches, de placards et d'inscriptions de toutes
sortes. Et le soir on va pérorer ou écouter dans les clubs
révolutionnaires qui se sont installés dans la plupart des
églises des quartiers populaires11 ». C e qui se met donc en
place c'est une politique contre la politique (des h o m m e s
politiques), c'est le primat d'une logique d'acteur et d'ap
propriation de la vie et du bonheur public, là où la
logique de la représentation et ceux qui apparaissaient
c o m m e les représentants du peuple sont brutalement
destitués.
Les membres d u Comité central de la garde nationale
ne sont en rien des représentants, membres de partis ou
des militants révolutionnaires identifiés. A l'exception de
d'Assi et de Varlin, beaucoup sont des inconnus.
Billioray, Ferrât, Dupont , Mortier, Gauthier, Lavallette,
Jourde, Blanchet, Grollard, Barraud, Gerosme, Pache,
sont des h o m m e s des quartiers, des bataillons12. Edouard
11. Alain Plessis, De la fête impériale au mur des fédérés, Paris, Seuil, 1979, p 228.
12. Voir à ce propos Georges Lefrançais, Le Mouvement commu-naliste à Paris, en 1871, Neuchâtel, Guillaume et fils, 1871, p 146. « La plupart des élections au Comité central portèrent sur des n o m s presque tous inconnus à ceux qui jusqu'alors considéraient la direction des affaires politiques c o m m e étant de leur domaine exclusif».
192
M o r e a u de Bouvière, aristocrate tombé dans la b o h è m e
intellectuelle et littéraire va, en raison de son énergie, de
son esprit d'initiative et de son éloquence, finalement
présider ce comité central. Après la journée capitale d u
18 mars, pendant laquelle la troupe se retire sans avoir
p u prendre les canons de Montmartre, et qui verra la
fuite de Thiers, puis le départ d u personnel politique de
la gauche Jules Favre, Ernest Picard, et enfin celui de
Jules S i m o n et de Jules Ferry, la déclaration d u Comité
central d u 20 mars 1871, rappelle tour à tour l'anonymat
de ses m e m b r e s , leur entrée éclatante sur la scène
publique internationale et leur rupture avec les formes
antérieures de la politique.
« D'obscurs prolétaires hier encore inconnus, et dont les noms retentiront bientôt dans le m o n d e entier, inspirés par un amour profond de la justice et du droit, [...} ont résolu à la fois de sauver la patrie envahie et la liberté menacée. Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques11 ».
13. Cité par Henri Lefebvre, dans La Proclamation de la Commune, Paris, Gallimard, 1965, p 313.
193
Laissons pour l'instant la référence prolétarienne, et
le ton proudhonien d 'un texte évoquant « l'incapacité
politique », « la décrépitude morale et intellectuelle » de
la bourgeoisie14. Derrière les défaillances et les trahisons, il
faut assurément entendre une certaine lâcheté des gou
vernants et des h o m m e s politiques dans u n contexte où
la guerre exacerbe les discriminations sociales dans l'en
jeu radical qu'est celui de l'exposition à la mort. Dans un
contexte national où certains militaires incompétents,
qui ont souvent acheté leurs charges, trahissent tandis
que d'autres à Bordeaux, à l'arrière, se pavanent dans
leurs beaux uniformes15, la question de la confrontation
à la mort et d u courage prennent u n caractère directe
ment politique et relèvent é m i n e m m e n t de l'égalité.
Mais cette trahison n'est pas seulement militaire, elle est
d'emblée inscrite dans une crise de légitimité de la repré
sentation et des représentants. Les gouvernants d'hier
s'évadent pour ainsi dire en m ê m e temps qu'ils sont
14. Voir le livre posthume de Pierre Joseph Proudhon, De la
capacité politique des classes ouvrières, Paris, Dentu, 1865, pp. 68, 69
sq., dans lesquelles Proudhon déclare, entre autres, que la bourgeoisie
n'a plus rien à dire, ni m ê m e « rien à dire d'elle-même », et qu'elle n'a
plus d'âme, réduite qu'elle est à une « minorité qui trafique, qui spé
cule, qui agiote ».
15. Voir Alexandre Zévaès, Histoire de la Troisième République,
Paris, Editions de la Nouvelle revue critique, 1938, p 25.
194
brutalement destitués et déligitimés dans leurs rôles.
Preuve d u caractère spontané d u p h é n o m è n e , et de
l'embarras moral que cette destitution suscite, certains
m e m b r e s d u comité ne veulent pas s'installer et siéger à
l'hôtel de ville n'arrivant pas à identifier le fondement de
leur légitimité. Quoiqu'il en soit une page est tournée.
A u régime de visibilité qui caractérisait il y a peu la scène
institutionnelle de la politique se substitue u n autre régime
de visibilité à la lumière plus crue, celle qui intensifie les
formes du co-partage d u pouvoir en instaurant encore
des formes de représentation plus rigoureuses à c o m
mencer par cette révocabilité à tout m o m e n t . Le vote va
rester u n principe de légitimation, dans l'action il va
m ê m e croître en importance, et l'élection s'inscrire au
sein d'une dynamique d'intensification de la c o m m u n i
cation et de la participation.
La commune : désocialisation et resocialisation politique
L'interprétation directe et dense que donne Henri
Lefebvre, dans La Proclamation de la Commune est bien
différente des quelques lignes qu'Arendt consacre à celle-ci.
Elle est plus historique, plus sociologique. Pour autant,
elle complète ce premier niveau, d'une sociologie de l'expé
rience politique. Il y a la ville et les prolétaires, il y a enfin
les prolétaires.
195
Il y a la ville et les prolétaires. L'une et les autres se
retrouvent enfin, dans la repossession populaire et
ouvrière de l'espace urbain hier confisqué par l'Empire
et par les travaux haussmanniens. Dans la C o m m u n e ,
le peuple chassé du centre par Napoléon III, ou réduit
à des conditions de vie aggravées par la hausse des
loyers ou l'insalubrité des quartiers populaires, reprend
la ville. Mais il y a aussi ce lien singulier entre un peu
ple et sa ville suscité par le siège. Dans une attention
remarquable aux préalables sociologiques de la poli
tique, Lefebvre montre c o m m e n t les contraintes de la
vie quotidienne, lors du siège, font sortir ce quotidien
de l'espace privé lui-même. Les queues engendrent
pour les h o m m e s , et plus encore pour les femmes, de
longs rassemblements collectifs hors de l'espace privé.
Les femmes occupent la rue attendant des heures l'ou
verture d'une boucherie, la distribution de vivre. Les
historiens ont relevé combien dans l'insurrection c o m
munale les femmes ont été toutes particulièrement acti
ves. L'iconographie nous les montre dans leurs clubs,
celui de Montmartre entre autres, présidé par Sophie
Poirier et où militait Louise Michel. Le siège désintègre
les modèles et les rôles sociaux les plus courants et les
plus admis. Pendant le siège, les frontières s'effacent
entre la vie civile et la vie militaire, entre la masse de la
population et le peuple armé. Beaucoup de soldats
196
logent chez l'habitant16 La C o m m u n e va prendre la
relève du siège dans sa capacité à déstructurer et à res
tructurer les expériences dans l'effervescence de la c o m
munication publique. « Les barrières et barrages habi
tuels entre la vie privée et la vie sociale, entre la rue et la
maison, entre la vie quotidienne et la vie politique, ont
sautér. » Henri Lefebvre, évoque la prolifération des
clubs et des comités, insiste sur l'intensification de la vie
sociale. Plus encore, il parle de fête. Divers témoignages
l'attestent. Jusqu'aux derniers jours les réunions, les
concerts, les cérémonies se suivent. Prosper Olivier
Lissagaray dans son Histoire de la Commune rapporte un
concert monstre qui eut lieu aux Tuileries le 20 mai alors
que les Versaillais étaient en train de franchir la porte de
Saint-Cloud. Jean Allemane lui aussi a vécu la
C o m m u n e c o m m e une fête, il disait une « joie » —,
c o m m e une manifestation insouciante, légère'*. Toute
cette transformation de la vie émotionnelle, tous ces
nouveaux partages du sensible font immanquablement
penser à ce que dit Jacques Rancière dans un article de
Tumultes sur la révolution de 1848.
16. Henri Lefebvre, La Proclamation de la Commune, op. cit., p. 180.
17. Ibid., p 182. 18. Voir Michel Winock, Jalons pour une histoire de la Commune
de Paris, Paris, PUF, 1973, p 379.
197
« La révolution est d'abord la modification du visible liée à l'interruption brusque de la distribution normale des pouvoirs et des prestiges... Toutes les formes du dire et du faire voir, toutes les combinaisons de l'un ou de l'autre, (défilé, banquet, fête, théâtre, tribunal, etc..) s'y manifestent, s'y emploient à rendre visible en n'importe quel lieu, en n'importe quel sujet, l'éclat du lien. La révolution est l'éclat de l'interruption représenté dans l'éclat du lien". »
Il y a les prolétaires. Le texte d u 2 0 mars déjà cité, dit
« obscurs prolétaires ». Si le proudhonisme latent d u
texte s'enracine dans une pensée de la société industrielle,
ici, une nouvelle fois dans la pluralité de la ville, le pro
létaire ne saurait s'identifier à une classe précise. Henri
Lefebvre le dit, il convient d'échapper à u n sociologisme
qui envisagerait les insurgés, leurs actions et leur propos,
c o m m e portés par la culture d 'un groupe o u c o m m e l'ex
pression d ' un milieu. N o n . Prolétaires au pluriel, c'est
plutôt le n o m de ceux qui s'émancipent de ces ancrages
socio-culturels pour faire l'expérience de la socialite spé
cifique de la politique, o u plus exactement ceux qui trou
vent dans l'écart à cet ancrage le ressort d 'un nouveau
m o d e de socialisation passant par la visibilité et la pro
motion aux pouvoirs de l'être parlant.
19. Jacques Rancière, « La scène révolutionnaire et l'ouvrier
émancipé (1830-1848) », Tumultes, n°20, 2003, p 50.
198
Car bien entendu autour de prolétaire, c'est la ques
tion de l'égalité qui traverse la C o m m u n e et d'abord
pour autant que l'inégalité c'est surtout la destitution
politique et symbolique des ouvriers, leur disqualifica
tion c o m m e être visible et c o m m e être parlant, leur déni
d'existence autre que c o m m e être du faire, du fabriquer.
La relation à la ville revient. La question du visible, c'est
déjà la question de la visibilité populaire dans le m o n d e
urbain confisqué par la bourgeoisie, mais c'est d'abord,
après les décennies de censure, la liberté de parler et de
s'exprimer, l'avidité d'espace public. Lefrançais témoigne
« manifester et échanger librement ses impressions aux
moyens de la parole et de l'écrit ainsi que posséder l'en
tière faculté de se grouper », réaliser les conditions plei
nes et entières de culture, d'indépendance, et de décida-
bilité sans lesquelles « il n'y a ni progrès possible, ni
démocratie véritable20 ». Bien évidemment la réclama
tion de la liberté de la presse, est d'abord une réclamation
de ceux qui en ont été exclus. Les journaux et libelles
ouvriers étouffés par la cherté d u droit de timbre21.
20. Georges Lefrançais, Le Mouvement communaliste a Paris, en
1871, op. cit., p. 23.
21. Sur la censure, on se reportera en bref à l'entrée du m ê m e
n o m dans le Dictionnaire du Second Empire, (dir. Jean Tulard). Si au
sens strict la censure ne fut jamais rétablie pour les journaux et la
librairie sous le Second Empire, l'article explique « que la répression
199
Entendre l'argumentation prolétarienne de la pro
duction et la dénonciation de l'exclusion de la jouissan
ce du travail, entendre la contestation de leur « misère au
milieu des produits accumulés », c o m m e l'irruption de la
nécessité dans l'espace de l'apparence, c'est ne pas c o m
prendre en quoi, c o m m e telles, les critiques mettent en
avant la question du visible. L'argumentation de la pro
duction se lit aussi à l'envers c o m m e légitimité du loisir,
légitimité de l'émancipation. « N e sera-t-il jamais permis
aux prolétaires de travailler à leur émancipation sans sou
lever contre eux un concert de malédictions ? » se
demande l'auteur du texte du 20 mars 1871. La contes
tation des inégalités sociales, n'est pas disjointe de la poli
tique, elle est d'abord l'activité qui cherche à rendre l'é
galité partout effective dans la vie quotidienne, c o m m e
dans le travail, partout où s'est répétée et ou se répète
encore l'injustice et c o m m e expression de cette injustice
de l'édition, du colportage et des métiers du livre fut renforcée avec l'avènement de l'Empire. La loi de février 1852 emprunta à la Restauration l'arsenal des mesures destinées à surveiller et à ligoter la presse et la librairie. [...] Le décret du 17 février 1852 interdit la création de tout journal économique ou politique et l'installation de tout métier du livre sans l'autorisation préalable du gouvernement. Le taux de cautionnement fut relevé. Le droit de timbre fut rétabli ; les mesures répressives accélérant les suspensions et interdictions furent renforcées », p . 253.
200
la discrimination des êtres et leur disqualification. La
politique a à voir avec l'inégalité sociale en ce qu'elle rend
visible et met en parole et en scène ceux que l'inégalité a
précisément exclus.
Démocratie contre l'État
Marx résume la C o m m u n e de Paris, par cette phrase
à bien y regarder singulière. « La plus grande mesure
prise par la c o m m u n e , c'est sa propre existence" ». Sans
doute faut-il voir là un certain embarras, entre la résis
tance2' de la C o m m u n e à une lecture en termes de sens
de l'histoire, la résistance à une certaine périodisation et
son existence c o m m e telle insistante. Sans doute faut-il
voir aussi une tension entre cette existence m ê m e et une
œuvre politique qui fut souvent jugée par ses acteurs
m ê m e « insuffisante », sur une durée de seulement
soixante-douze jours24. Cependant, la C o m m u n e insiste
donnant bien raison à la phrase singulière de Marx .
Pour revenir à La Démocratie contre l'Etat, il est pos
sible d'envisager la politique et la Commune, c o m m e le
fait Miguel Abensour, dans les termes du jeune Marx , du
Marx de 1843, « c o m m e un acte de la société civile qui
22. Karl Marx, La Guerre civile en France, Paris, Edirions socia
les, 1953, p 224.
201
fait un éclat, une extase de celle-ci2,5», au sens où « seule
la "déliaison" au niveau de la société civile permet l'expé
rience d'une liaison générique par l'entrée dans la sphère
politique ». La C o m m u n e , est bien ce m o u v e m e n t exem
plaire où sont déligitimés les rôles, les hiérarchies et les
discriminations qui caractérisaient antérieurement les
rapports sociaux. Face à ceux-ci, face aux régimes d'opi
nions que s'attachaient à ceux-ci, face à l'État qui est
directement partie prenante de ces discriminations et de
ces opinions en tant qu'il en est le garant, elle affirme l'é
lément propre d'une socialite d'action et de prise de
parole, dans un horizon isonomique et isologique.
Mais il s'agit aussi d'envisager cette logique contre qui
anime la réflexion de La Démocratie contre l'Etat dans la
violence d 'un enjeu de forclusion qui c o m m e tel consti
tue le différend au principe de la politique. La politique a
à voir avec la question égalitaire, avec la question de l'ex
clu et le n o m historiquement défini de l'exclu, au
X I X e siècle, c'est le prolétaire. La politique est liée à l'en
trée en scène de ceux qui sont socialement disqualifiés
parce que cette disqualification n'est pas tant une expo
sition au besoin, qu'à travers ce besoin, u n déni d'exis
tence : la dénégation de l'appartenance à la société, voire
parfois à l'humanité. Dolf Oelher à partir de la littérature
et de la presse a montré combien le vocabulaire, dans le
sillage des journées de juin 1848, de leurs massacres et
202
des déportations, est empreint d'exaspération et de haine
à l'égard des insurgés et des classes populaires26. L a stig
matisation des ouvriers sous les traits d u « barbare », de
la « bête féroce » o u d u « d é m o n » reflète cette violence
tantôt latente tantôt manifeste des rapports sociaux, et le
déni d'appartenance et de reconnaissance inhérent à cette
violence. Le contre de la C o m m u n e , n'est donc pas tant
celui d ' u n conflit institué dont les conditions auraient
été déjà posées, mais la réactualisation d ' u n conflit e x e m
plairement instituant d ' h o m m e s et de f e m m e s humiliés,
opprimés durant le quart de siècle qui sépare la révolu
tion de 1848 de mars 1871 : u n conflit répétant, de
manière emblématique et dramatisée par le contexte de
guerre, la conjonction de la politique et de la revendica
tion égalitaire.
23. C'est un avis partagé, par exemple par Bakounine : "La
C o m m u n e de Paris a duré trop peu de temps, et elle a été trop empê
chée dans son développement intérieur par la lutte mortelle qu'elle a
dû soutenir contre la réaction de Versailles, pour qu'elle ait pu, je ne
dis pas appliquer, mais élaborer théoriquement sont programme
socialiste", in D . Guérin, Ni Dieu, ni Maître, op. cit., p 251.
24. Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, cité par M .
Abensour in La Démocratie contre l'Etat, op. cit., p 63.
25. Ibid. 26. Dolf Oehler, "Barbares, bêtes féroces, démons, telle est la tri
ade hiérarchisée dans les images d'ennemis du XIXe siècle" in Le
spleen contre l'oubli -juin 1848, Paris, Payot, coll. « Critique de la
politique », 1996, p 37.
203
Remarques sur la peur, l'espoir,
la guerre et la paix chez Spinoza
Marilena D e Souza Chaui
I. Nous prendrons c o m m e point de départ ce que
nous pouvons désigner c o m m e le système peur-espoir, ce
qui nous permettra de nous approcher de la différence
établie par Spinoza entre la peur de la solitude et de la
mort, d'un côté, et l'espoir de vie, de l'autre côté.
Différence qui selon Spinoza découle d'une règle ration
nelle, celle qui détermine le choix du bien par rapport au
mal et le choix du moindre mal entre deux m a u x et du
plus grand bien entre deux biens1. Ce système peur-espoir
1. « C'est une loi universelle de la nature humaine que nul ne négli
ge ce qu'il juge être un bien sauf dans l'espoir d 'un bien plus grand ou
par crainte d'un plus grand d o m m a g e ; et nul n'endure un mal sauf pour
en éviter un plus grand ou dans l'espoir d 'un plus grand bien. [...] Cette
loi est si fermement inscrite dans la nature humaine qu'il faut la c o m p
ter au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer », Tractatus
theologico-politicus in Spinozil opera, éd. Cari Gebhardt, Heidelberg,
205
n o u s permettra aussi d e reprendre la thèse d e Spinoza sur
l'existence d e d e u x c h e m i n s p o u r l'institution d u poli
tique, selon q u e la peur d e la m o r t est plus forte q u e
l'espoir o u q u e l'espoir d e vie est plus fort q u e la peur.
D a n s Y Ethique III, Spinoza écrit :
« L'espoir (spes) est une joie inconstante, qui naît de l'idée
d'une chose future o u passée, sur l'événement de laquelle nous
avons quelques doutes.
L a peur (rnetus) est u n e tristesse inconstante, qui naît
de l'idée d 'une chose future o u passée, sur l'événement de
laquelle nous avons quelques doutes.
Explication : de ces définitions il suit qu'il n 'y a pas
d'espoir sans peur, ni de peur sans espoir. Ca r qui est
suspendu à l'espoir et doute de l'événement d 'une chose
imagine quelque chose qui exclut l'existence de la chose
future ; et par suite o n suppose qu 'en cela il est triste ; et
par conséquent, que , pendant qu'il est suspendu à l'espoir,
il a peur que l'événement ne se produise pas. Et qui est, au
contraire, dans la peur, c'est-à-dire a des doutes quant à l'é
vénemen t d 'une chose qu'il hait, lui aussi imagine quelque
chose qui exclut l'existence de cette chose ; et par suite il
est joyeux, et par conséquent en cela il a de l'espoir que l'é
vénemen t ne se produise pas2 ».
C . Winter, [s. d.], tome. III, pp. 178-179 ; in Œuvres, éd. et trad.
J. Lagrée, P.-F. Moreau, Paris, P U F , 1999, tome III, pp. 511-512.
2 . Spinoza, Ethique, III, définitions des affects, définitions 12 et 13.
206
N o u s parlons d ' u n système peur-espoir d u fait, c o m m e
nous venons de le voir, que ces deux passions sont insé
parables en raison de leur rapport aux événements {eventu,
dit à plusieurs reprises Spinoza), c'est-à-dire à l'avenir en
tant que futur contingent. Peur et espoir sont les signes
d u doute sur le cours des choses singulières et sur l'issue
d 'une situation. D e là vient que la marque propre à la
peur et à l'espoir est l'inconstance foncière. Ainsi, ces
deux affects sont n o n seulement interchangeables à des
m o m e n t s successifs, mais dans la simultanéité chacun
d'eux est traversé par l'autre. C o m m e le dit Spinoza, celui
qui est suspendu à l'espoir et doute de l'événement, pen
dant qu'il est suspendu à l'espoir il craint que l'événement ne
se produise pas, et celui qui est suspendu à la peur et doute
de l'événement, pendant qu 'il est suspendu à la peur il espère
que l'événement ne se produise pas. L a peur et l'espoir ne se
séparent que lorsque le doute sur l'événement a été levé,
m ê m e si la contingence des choses singulières reste insur
montable. Le passage à l'absence de doute signifie que la
peur est devenue desperatio et l'espoir, securitas :
« La sécurité {securitas) est une joie qui naît de l'idée
d'une chose future ou passée au sujet de laquelle toute
cause de doute a été supprimée.
Le désespoir {desperatio) est une tristesse qui naît de l'i
dée d'une chose future ou passée au sujet de laquelle toute
cause de doute a été supprimée.
207
Explication : donc de l'espoir naît la sécurité et de la peur le désespoir quand se trouve supprimée toute raison de douter de l'événement de la chose, ce qui se produit parce que l ' h o m m e imagine que la chose passée ou future se trouve là et la contemple c o m m e présente [...]. Car, quoique de l'événement des choses singulières nous ne puissions jamais être certains, il peut pourtant se faire que nous ne doutions pas de leur événement. Car une chose est [...] de ne pas douter d'une chose, et autre chose d'avoir la certitude d'une chose passée ou future ; et par suite il peut bien se faire que, à la suite de l'image d'une chose passée ou future, nous soyons affectés de la m ê m e joie ou de la m ê m e tristesse qu'à la suite de l'image d'une chose présente [...]3 ».
II. Pour exminer le rapport entre le système peur-
espoir et la politique, nous partirons ici de la déduction
spinoziste de l'institution d u politique telle qu'elle est
posée au scolie 2 de la proposition 3 7 de l'Ethique IV.
A v a n t de c o m m e n t e r ce scolie, r é sumons brièvement
u n ensemble d'idées spinozistes qui sont présupposées
c o m m e conditions de la vie éthique et politique. Notre
â m e est l'idée de notre corps lequel est affecté de manières
variées par les autres corps ainsi q u e par les affects, variés
eux aussi. Les affections corporelles s'expriment dans
3. Ibid., définitions 1 4 et 15 [Je souligne M . C . ] .
208
l'âme sous la forme d'affects passifs (ou passions) et d'af-
fects actifs (ou actions). Il y a trois affects originaires
(dont tous les autres ne sont que des variantes ou des
combinaisons) qui expriment notre puissance ou notre
impuissance ontologiment définies : la joie exprime la
force de la puissance d'exister, la tristesse exprime la fai
blesse de la puissance d'exister et le désir exprime la force
ou la faiblesse selon qu'il est déterminé par la joie ou par
la tristesse. Pour chaque chose singulière, il y en aura
toujours une autre plus forte susceptible de la détruire.
N o u s s o m m e s passifs parce que nous s o m m e s une partie
de la nature qui ne peut pas être conçue par soi sans les
autres. La force du conatus (c'est-à-dire de la puissance
d'exister et d'agir qui définit l'essence singulière de
chaque être) est limitée et infiniment surpassée par celle
des causes extérieures. La puissance d'une passion et son
accroissement ne dépendent pas de la puissance de notre
conatus, mais de celle des causes extérieures. La raison
n'a, en tant que connaissance vraie du bon et du m a u
vais, aucun pouvoir sur les affects et un affectas ne peut
être supprimé que par un autre plus fort et contraire. Les
affects tapportés au temps présent sont plus forts que
ceux rapportés au temps futur ou au temps passé. Les
affects pour une chose imaginée nécessaire sont plus
intenses que ceux à l'égard d'une chose imaginée possible
ou contingente et plus forts par rapport au possible que
209
par rapport au contingent. Chacun s'efforce de recher
cher et de conserver ce qui lui est utile — bon — et de reje
ter et de détruire ce qui lui est nuisible - mauvais. Et la
puissance pour le faire est plus grande dans celui qui est
vertueux, car le fondement premier et unique de la vertu
n'est rien d'autre que le conatus. C e qui est de nature
entièrement différente de la nôtre ne peut pas ni aider ni
nuire à notre puissance d'agir ; et absolument parlant,
aucune chose ne peut être pour nous bonne ou mauvaise
que si elle a quelque chose en c o m m u n avec nous. Est
mauvaise la chose qui nous est contraire ; est nécessaire
ment bonne une chose qui convient à notre nature. E n
tant que les h o m m e s sont soumis aux passions, on ne
peut pas dire qu'ils s'accordent en nature et ils peuvent
être contraires les uns aux autres. C'est seulement en tant
qu'ils vivent sous la conduite de la raison que les h o m m e s
s'accordent nécessairement en nature. Et celui qui est
vertueux désire pour les autres le m ê m e bien auquel il
aspire.
Le scolie 2 de la proposition 37 de Y Ethique IV a
pour but de réfuter les théories du droit naturel objectif
et subjectif (c'est-à-dire l'image d 'un ordre naturel juri
dique et la définition du droit naturel subjectif par l'idée
innée de justice). D e surcroît, il occupe une place straté
gique dans l'argumentation de Spinoza car il est placé
après le scolie de la proposition 35 et avant la proposi-
210
tion 40. Le scolie de la proposition 35 invoque le
« témoignage lumineux de l'expérience » pour confirmer
que l ' h o m m e est ce qui est le plus utile à l ' h o m m e et que
les h o m m e s voient par expérience « qu'une aide mutuel
le leur permet de se procurer beaucoup plus facilement
ce dont ils ont besoin et que ce n'est qu'en joignant leurs
forces qu'ils peuvent éviter les dangers qui partout les
menacent ». Si l'expérience montre l'utilité de la vie en
c o m m u n , à son tour la raison démontre, dans la proposi
tion 40, que « ce qui conduit à la société c o m m u n e des
h o m m e s , autrement dit ce qui fait que les h o m m e s vivent
dans la concorde, est utile ; et mauvais, au contraire, ce
qui introduit la discorde dans la cité ». Le scolie 2 de la
proposition 37, placé donc entre l'expérience (IV P 35) et
la raison (IV P 40) et réfutant les théories traditionnelles
du droit de nature, se propose de résoudre le paradoxe de
la position du conatus c o m m e « souverain droit de nature »
et c o m m e puissance (jus sive potentia)4.
4 . « Mais puisque la puissance universelle de la nature entière n'est
rien d'autre que la puissance de tous les individus pris ensemble, il
s'ensuit que chaque individu dispose d 'un droit souverain sur tout ce
qui est en sa puissance, ou bien encore que le droit de chacun s'étend
aussi loin que s'étend sa puissance déterminée.[...] Le droit naturel de
chaque h o m m e n'est pas déterminé par la saine raison, mais par le
désir et la puissance », Tractatus theologico-politicus, in Spinoza opera,
op. cit., chap. X V I , p. 175 ; in Œuvres, op. cit., pp.505-506.
211
E n effet, parce qu'il est souverain, le droit de nature
n'est que le désir ou la puissance naturelle de chaque être
singulier qui lui assure de faire ce qui suit de la nécessité
de sa nature et de juger selon son ingenium de ce qui est
bon ou mauvais (ou c o m m e Spinoza dit dans le Traité
théologico-politique, le droit de nature étant identique à la
puissance de chacun, il n'interdit rien d'autre que ce que
nul ne désire ni ne peut et n'exclut rien de ce que
conseille l'appétit). Or , si les h o m m e s vivaient sous la
conduite de la raison, ils seraient vertueux et chacun
exercerait ce droit sans d o m m a g e pour autrui, mais parce
qu'ils sont traversés par les passions, qui surpassent de
beaucoup la puissance de leur vertu, ils sont contraires
les uns aux autres alors m ê m e qu'ils ont besoin de s'aider
mutuellement. E n d'autres termes, si les h o m m e s
vivaient sous la conduite de la raison, ils s'accorderaient
nécessairement en nature, c'est-à-dire s'ils vivaient selon
les notions c o m m u n e s connues par la raison, car ayant
des qualités et des propriétés c o m m u n e s qui les rendent
semblables, leur concorde serait immédiate et spontanée.
Et étant tous vertueux chacun désirerait pour les autres le
m ê m e bien auquel il aspire (étant donné, c o m m e nous
l'avons rappelé plus haut, que ce qui est de nature entiè
rement différente de la nôtre ne peut ni aider ni nuire à
notre puissance d'agir et, absolument parlant, aucune
chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous si elle
212
n'a pas quelque chose en c o m m u n avec nous). Mais, c'est
aussi par nature que les h o m m e s sont contraires les uns
aux autres et que la discorde leur est naturelle, immédia
te et spontanée (ou c o m m e nous l'avons rappelé plus
haut, en tant que les h o m m e s sont soumis aux passions,
on ne peut pas dire qu'ils s'accordent en nature et ils peu
vent être contraires les uns aux autres). La seule façon de
passer de la contrariété à la convenance, de la discorde à
la concorde, est de renoncer au droit de nature et de
renoncer à nuire aux autres.
Il nous faut prendre ce changement à deux niveaux.
Premier niveau : c'est le passage de la discorde à la
concorde, c'est-à-dire le passage d'une passion ontologi-
quement plus faible (la peur de tous envers tous) à une
autre passion ontologiquement plus forte (l'espoir des
bénéfices de l'utilité réciproque). Deuxième niveau :
nous ne pouvons plus rigoureusement parler d 'un « pas
sage », car la discorde est aussi naturelle que la concorde
et nous aurions un passage du naturel au naturel, ce qui
ne fait aucun sens. D ' o ù l'emploi par Spinoza du verbe
«renoncer» {cederé), qui signale une sorte de rupture
pratique et indique une action qui fait apparaître la
société et la politique c o m m e de institutions proprement
humaines. Nous parlons d'une sorte de rupture pour
signaler qu'il ne s'agit pas de sortir de la nature vers sa
négation, c'est-à-dire la culture (cela n'aurait aucun sens
213
chez Spinoza), mais d'un changement du rapport des
h o m m e s à ce qui leur est naturel (nous reprendrons cette
idée ci-dessous lorsque nous parlerons de la vertu).
C o m m e n t cela peut-il se faire?
Étant donné que Spinoza affirme qu'il faut déduire la
politique de la condition naturelle des h o m m e s , que les
h o m m e s sont par nature à la fois raisonnables et pas
sionnels et que la passion les divise tandis que la raison
les unifie, il faut trouver un point d'intersection entre la
raison et la passion pour arriver à l'institution politique.
C e point d'intersection est, dans le scolie 2 de la propo
sition 37 de Y Ethique IV, n o m m é loi. Il y a une loi natu
relle qui est valable pour l'imagination/passion aussi bien
que pour la raison/action. Cette loi est, selon la proposi
tion 7 de Y Ethique IV, qu'un affect ne peut être contra
rié que par un affect plus fort et contraire à 1'affect à
contrarier. Et selon la proposition 39 de Y Ethique III,
l'on s'abstient de causer un d o m m a g e par peur de rece
voir un d o m m a g e plus grand. O r ce qui, dans ces deux
propositions, est dit pour les passions le sera aussi pour
la raison dans la proposition 65 de Y Ethique IV dans
laquelle Spinoza démontre que « sous la conduite de la
raison, nous recherchons de deux biens le plus grand, et
de deux m a u x le moindre ». E n outre, dans la proposi
tion 66, il est démontré que « sous la conduite de la rai
son nous aspirerons à un plus grand bien futur de préfé-
214
rence à un moindre présent, et à un moindre mal présent
de préférence à un plus grand futur ». Bref, nous s o m m e s
devant ce que le Traité théologico-politique avait désigné
du n o m de vérité éternelle. C'est par cette loi que la société
pourra s'établir, par le moyen de règles de vie c o m m u n e , et
instituer la Civitas — l'institution de lois c o m m u n e s — que
la Cité maintiendra non par la raison (qui n'a pas de
pouvoir sur les affects), mais par des menaces. C e qui
d'ailleurs suit directement le scolie de la proposition 39
de Y Ethique III, dans lequel figure une précision sur la
peur : « Cet affect qui dispose l ' h o m m e de telle sorte
qu'il ne veuille pas ce qu'il veut, ou bien qu'il veuille ce
qu'il ne veut pas, s'appelle crainte (timor), qui cependant
n'est rien d'autre que la peur (metus) en tant qu'il dispo
se l ' h o m m e à éviter un mal qu'il juge devoir se produire,
par un mal moindre. »
Le chemin ouvert par la dynamique et la logique de
la vie des affects est ancré sur la démonstration de la force
d 'un affect pour vaincre une autre affect plus faible et
contraire à partir de la définition de la force d 'un affect
par la différence ontologique entre la joie et la tristesse et
par le rapport d 'un affect aux circonstances. Ainsi u n
affect est plus fort s'il est une joie et s'il est en rapport à
une chose présente et à une chose imaginée nécessaire.
U n affect est plus faible s'il est une tristesse et s'il est en
rapport à une chose passée ou future et imaginée c o m m e
215
possible ou contingente. La dynamique affective de la
contrariété et de la force des affects indique, au niveau
ontologique, que l'espoir — parce qu'il est une passion
dérivée de la joie - est contraire et plus fort que la peur
- dérivée de la tristesse. Pour ce qui concerne les cir
constances, la dynamique affective de la force plus gran
de du présent, par rapport au futur et du nécessaire par
rapport au possible et au contingent, explique pourquoi
la sécurité est plus forte que l'espoir, mais aussi plus forte
que la peur. Et c'est la sécurité qui, en dernier ressort, fait
que les menaces contenues dans les lois ont du pouvoir
sur nous. E n d'autres mots, la crainte collective ou la
crainte des menaces des lois est distincte de la peur indi
viduelle de la solitude (ou la communis miseria) car elle
exprime la peur de perdre la sécurité.
E n effet, nous savons que parmi les passions irréduc
tibles et insurmontables, l'Ethique pose la peur et
l'espoir, car elles sont l'expression de notre finitude et de
notre rapport à l'autre selon l'imagination et selon la
raison.
L'expérience imaginative de la finitude est, à la fois,
celle de la dépendance envers quelque chose d'autre et le
désir de posséder cette altérité, de l'absorber et de l'a
néantir. La contrariété entre les h o m m e s , selon VEthique
IV et selon le chapitre III du Traité théologico-politique,
naît du désir de la possession exclusive d 'un bien. Selon
216
Y Ethique, le bien le plus grand pour l'imagination, c'est
de posséder un autre être humain en le faisant désirer
notre désir. Selon le Traité théologico-politique, le bien le
plus grand, c'est d'être élu par Dieu à l'exclusion de tous
les autres. C'est dans cette dépendance à l'égard de l'autre,
soit dans le désir de possession de l'autre soit dans le désir
de l'exclure d 'un bien qui nous appartiendrait en propre,
que la peur de la solitude fait sa première apparition. Et
cette apparition ne peut être qu'ambiguë, car elle exprime
à la fois notre besoin de l'autre et notre rejet de l'autre en
tant que séparé et extérieur. Or , cela pourrait conduire à
l'accroissement de la solitude, au refus de tout rapport et
à la mélancolie de l'ermite dont parle Spinoza dans le sco-
lie de la proposition 35 de Y Ethique IV. Cependant, « le
témoignage lumineux de l'expérience » nous force à
reconnaître l'impossibilité d'accomplir ce désir de pos
session totale de l'autre ou de son total anéantissement
car ce désir se retourne contre nous. Soit que l'autre
éprouve un pareil désir envers nous soit que la destruc
tion de l'autre nous laisse désemparés. La peur de la soli
tude peut devenir désespoir lorsqu'elle est causée par
nous-mêmes sur nous-mêmes . C'est là que la loi du
moindre mal et du plus grand bien peut faire son appa
rition sous la forme d 'un affect plus fort que la peur pro
duite par le désir d'annéantir l'autre, c'est-à-dire sous la
forme de l'espoir. C'est l'espoir qui fait passer de la
217
destruction ou de la discorde à la coopération ou à la
concorde. O n pourrait m ê m e parler d'une « ruse de la
raison » qui s'empare de l'espoir pour faire ressortir la
puissance des notions c o m m u n e s . Ainsi, ce qui permet le
passage d'une passion à l'autre, c'est d 'un côté, le fait
que, selon la loi du moindre mal et du plus grand bien,
l'espoir étant une passion de joie est plus fort et contrai
re à la peur et peut remporter la victoire affective ; et de
l'autre côté, le fait que ce qui fortifie l'espoir, en dépit de
lui-même, ce sont les notions c o m m u n e s de la raison. E n
effet, celles-ci sont le fondement ontologique de la conve-
nientia et, par là, elles sont le ressort rationnel invisible
de la coopération entre les conatus humains. D e cette
façon devient claire la place occupée par le scolie 2 de la
proposition 37 de Y Ethique IV qui figure entre l'ensei
gnement empirique (présenté par IV P 35) et la connais
sance rationnelle (développée par IV P40) .
Si nous voulons maintenant comprendre pourquoi
au-delà de ce passage il est également possible de parler
d'une sorte de rupture dans l'avènement du politique, il
nous faudra prendre en charge un autre aspect de l'expé
rience imaginative de la finitude : notre rapport à la
contingence. C'est-à-dire la forme maximale de Yinsecuritas
ou ce que le chapitre X I X du Traité théologico-politique
désigne c o m m m e étant le máximo omnium metu ou les
futurs contingents. N o u s savons que l'expérience de la
218
contingence est irréductible. Spinoza le dit dans la préface
du Traité théologico-politique, dans la Lettre 56 et,
c o m m e nous l'avons vu ci-dessus, dans Y Ethique III, lors
de l'explication de la securitas et de la desperatio, quand il
écrit que de la venue des choses singulières nous ne pou
vons jamais être certains. Pourtant, il y a deux façons de
faire face à la contingence.
Dans un cas, on cède à la fortune car du fait qu'on ne
peut dominer toutes les circonstances de nos vies, nous
concluons que nous n'avons aucun pouvoir sur aucune
circonstance — c'est vivre sous la peur des futurs contin
gents, dans le doute et l'angoisse, dans l'insécurité de
laquelle viendront la superstition, la croyance à la trans
cendance des puissances divines, le pouvoir divinatoire,
le pouvoir théologique et le pouvoir monarchique. D e
m ê m e que la superstition amène, au m o y e n de la religion
et de la théologie, à la fiction des concatenationes arbi
traires dont le sens n'advient que par leur unification
finaliste dans la transcendance de la volonté divine, de
m ê m e le désir de vaincre la dispersion et la fragmenta
tion temporelles des événements produit des concatena
tiones dont la stabilité et la permanence semblent dépen
dre de leur unification imaginaire dans l'image de l'uni
té du pouvoir incarné dans un roi.
Bref, le pouvoir né de la seule peur est toujours imaginé
comme transcendant et séparé des hommes (le pouvoir de
219
Dieu), des croyants (le pouvoir théologique) ou des citoyens
(le pouvoir monarchique). Si le pouvoir théologique et le
pouvoir monarchique produisent les m ê m e s effets, soit la
servitude du troupeau (ou l'absence de la guerre sans la
présence de la paix) soit les séditions continuelles (la dis
cordia c o m m e forme des rapports sociaux et politiques),
c'est parce que engendrés exclusivement par la peur, ils
ne font que produire les effets de la peur.
Mais on peut faire face à la contingence autrement.
Distinguons maintenant entre ce qui est entièrement du
pouvoir des causes extérieures (ou hors de notre pouvoir)
et ce qui est en notre pouvoir selon les circonstances^.
N o u s nous efforçons de conserver ces circonstances et
surtout nous nous efforçons d'élargir leur présence et
leur champ, c'est-à-dire de fortifier le présent c o m m e
capable de déterminer l'avenir de telle façon que, grâce à
nous, les circonstances reçoivent une sorte de nécessité.
5. N o u s pensons ici aux idées développées par Vittorio Morfino
au sujet de la contingence c o m m e multiplicité simultanée de concate-
nationes dont le substrat ontologique sont les connexiones nécessaires
de la nature. Le rapprochement proposé par Morfino entre Spinoza
et Machiavel grâce à l'idée à'occasio et de pluralité temporelle nous
semble décisive pour comprendre cette deuxième façon de faire face
à la contingence. Voir Vittorio Morfino / / tempo e l'occasione.
L'incontro Spinoza Machiavelli, Milan, Edizioni Universtaria di
Lettere Economía Diritto, 2002.
220
Dans ce cas, nous passons de l'espoir à la sécurité et pour
la maintenir, il faut maintenir les circonstances de son
avènement. Or , l'élargissement des circonstances sous
notre pouvoir ne change l'espoir en sécurité que lorsque
nous instituons des instruments stabilisateurs de la tem
poralité, c'est-à-dire des institutions politiques qui sont
et restent en notre pouvoir. E n d'autres termes, étant
donné que cette institution découle de la perception de ce
qui est en notre pouvoir, la puissance collective ainsi insti
tuée ne se sépare pas des citoyens. Bref, la politique ainsi
instituée nous est immanente, c'est-à-dire démocratique —
c'est la politique instituée par la libera multitudo — libera
dans le sens d u chapitre V d u Traité politique par opposi
tion à la multitudo vaincue, conquise et dominée'1.
Si nous prenons ces deux formes de rapport à la
contingence, nous pouvons comprendre pourquoi les
questions sur la paix, la sécurité et la guerre occupent
presque tous les paragraphes des chapitres d u Traité poli
tique dédiés au régime politique dans lequel le pouvoir
6. C o m m e nous le savons, Spinoza prend libera (respublica, mul
titudo) dans le sens de l 'humanisme civique italien et machiavélien,
c'est-à -dire au sens d'indépendance par opposition à servitudo : poli
tiquement, une multitudo et une respublica sont líbenle lorsqu'elles
sont mi juris ou ne sont pas alienas juris ou, dans le langage plus pré
cis de Spinoza, alte ri us juris.
221
appartient à un seul — que ce soit le pouvoir d 'un seul
h o m m e ( c o m m e dans la monarchie) ou celui d 'un seul
État ( c o m m e dans l'impérialisme). C e régime politique
est présenté par Spinoza c o m m e un ordre militaire ou bel
ligérant dont les affaires publiques sont traitées en secret.
Et c'est à son sujet qu'il introduit la distinction entre la
paix et l'absence de guerre, parle de la servitude des
citoyens réduits à la condition d'un troupeau terrorisé et
de la solitude sous l'apparence de la Cité. A u lieu de la
sécurité, c'est-à-dire l'absence de doute politique sur l'a
venir, le pouvoir d 'un seul réintroduit la contingence à
un plus haut niveau. Tout semble, en effet, dépendre de
la volonté contingente et secrète de celui dont la puis
sance repose sur la force des armes et cette puissance ne
peut se maintenir que par son exercice continu au m o y e n
de la répression interne et de la guerre externe qui pro
duisent donc insécurité et instabilité. Bref, la politique,
sous l'emprise de l'image de la transcendance de la puis
sance souveraine, n'est que de la domination, car elle ôte
aux citoyens les moyens pour affronter les circonstances
sur lesquelles ils seraient en mesure de peser.
C e n'est pas par hasard d'ailleurs que Spinoza propose
des moyens institutionnels pour empêcher que le roi ne
soit seul au gouvernement et que les affaires publiques ne
soient traitées en secret. D e surcroît, il cherche les
moyens de neutraliser la cause m ê m e de la monarchie.
222
Cette cause est la peur de la mort dans la guerre : le peu
ple, désarmé et menacé de mort, opère le transfert de son
pouvoir à celui qui possède les armes, renonçant à sa sou
veraineté et à sa liberté. Q u e propose Spinoza ?
L'institution du peuple armé ou de la milice des citoyens!
E n d'autres termes, l'origine de la monarchie est déter
minée par la peur de la contingence dont l'effet est la ser
vitude. Mais les institutions proposées par Spinoza visent
à offrir aux citoyens des moyens pour affronter diverse
ment la contingence, c'est-à-dire pour établir les circons
tances sur lesquelles ils puissent peser grâce à l'introduc
tion d'éléments de stabilité et de sécurité. D ' o ù la
conclusion du chapitre VII (paragraphe 31) du Traité
politique selon laquelle la paix et la liberté dans une
monarchie dépendent de ce que la puissance du roi soit
déterminée par la seule puissance du peuple lui-même et
que le roi n'ait d'autre protection que celle du peuple.
Bref, Spinoza introduit le m a x i m u m possible d ' i m m a
nence dans un régime naturellement voué à la transcen
dance du pouvoir.
Pourtant il faut observer que ces mesures institutio-
nelles présupposent que les citoyens ont conservé une
partie de leur puissance, mais elles seront ineffectives si la
peur et la servitude sont devenues les formes de la vie
politique. Étant donné que pour Spinoza l'accroissement
de la puissance politique dépend de l'action des citoyens,
223
lorsque la puissance d'un seul (soit celle d 'un roi ou celle
d'un autre Etat) est devenue plus forte que celle des aut
res, cela n'est que l'effet de l'inertie des citoyens sous la
peur (dans le cas de la monarchie) ou de l'absence de
vigilance politique de l'Etat dans ses rapports avec d'au
tres États (dans le cas de l'impérialisme). Cela signifie
que le droit de résistance n'est pas suffisant pour produi
re un changement tel que la puissance politique revienne
aux citoyens (dans la monarchie) ou à l'État indépendant
(dans le cas de l'impérialisme). Aussi, le simple renverse
ment du dirigeant et son remplacement par un autre
n'est-il pas suffisant car, dit Spinoza, les h o m m e s ont
l'habitude de remplacer un tyran par un autre parce
qu'ils ne détruisent pas la cause de la tyrannie. Le chan
gement ne peut s'accomplir que par une rupture histo
rique et une nouvelle fondation politique.
III. Spinoza a été le seul parmi les modernes à distin
guer entre la paix et l'absence de guerre, mais sa pensée
nous met devant une énigme car la paix est aussi natu
relle que la guerre.
E n effet, il semble que Spinoza nous dit à la fois que
par nature les h o m m e s sont traversés par les passions,
sont contraires les uns aux autres et que la guerre leur est
naturelle, immédiate, spontanée, mais aussi que, du
224
point de vue de la raison, les h o m m e s s'accordent par
nature car ils possèdent des qualités et des propriétés
c o m m u n e s et donc rationnellement la paix leur est natu
relle, immédiate et spontanée. Le paradoxe semble total
non seulement parce que les passions nous obligent à
nous demander commen t la paix est possible tandis que
les notions c o m m u n e s de la raison nous obligent à nous
demander commen t la guerre est possible, mais aussi
parce que nous sommes obligés de nous demander pour
quoi la guerre et la paix peuvent prendre chacune l'image
de l'autre — la paix c o m m e absence de guerre et la guerre
c o m m e effort pour maintenir la paix. Qu i plus est, ayant
démontré dans Y Ethique que la passion nous rend
contraires les uns aux autres et que la raison n'a pas de
pouvoir sur les passions, commen t Spinoza peut-il écrire
dans le Traité politique (chapitre III, paragraphe 6) que la
raison n'enseigne rien qui soit contraire à la nature et
qu'elle nous enseigne absolument à rechercher la paix ?
Pourtant il n'y a pas de paradoxe. La clé de l'énigme
de la paix est donnée par la définition de la paix c o m m e
vertu. Cela signifie que la paix est naturelle dans un sens
distinct de celui de la naturalité de la guerre et m ê m e de
la naturalité de la concordia. C'est par la définition de la
paix c o m m e vertu que nous pouvons concevoir l'institu
tion du politique à la fois c o m m e passage (de la discordia
225
à la concordia) et c o m m e une sorte de rupture (l'avène
m e n t d u nouveau par l'action des h o m m e s ) .
« Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes
par peur, on doit la dire sans guerre plus que en paix. La
paix n'est pas privation de guerre, mais elle est une vertu
qui s'origine de la force d ' âme (animi fortitudine oritur) ;
en effet, l'obéissance est la volonté constante de faire ce qui
suivant la c o m m u n e décision de la Cité doit être fait. Mais
une Cité où la paix dépend de l'inertie des sujets, qui se
laissent conduire c o m m e un troupeau et formés seulement
pour servir, mérite le n o m de désert plutôt que celui de
Cité. [...] Nul Etat en effet n'est demeuré aussi longtemps
sans aucun changement notable que celui des Turcs et en
revanche on ne voit des Etats moins durables que les popu
laires ou démocratiques, et où se sont manifestés plus de
mouvements séditieux. Mais si paix est le n o m de la servi
tude, de la barbarie et de la solitude, il n'y a pas pour les
h o m m e s de misère plus grande que la paix. [...] C'est donc
la servitude, non la paix, qui demande que tout pouvoir
soit aux mains d 'un seul : la paix, c o m m e nous l'avons dit,
ne consiste pas dans la privation de guerre, mais dans l'u
nion, c'est-à-dire dans la concorde des âmes {animorum
unione, sive concordia)' ».
7. Tmctatuspoliticus, chap.. V , § 4 ; chap.. VI, § 4 ; in Spinoza opera, op. cit., p. 296 et p. 298..
226
Avant d'examiner la signification de cette définition
de la paix, prenons, parmi d'autres, une des différences
établies par Spinoza entre la guerre et la paix. Lorsque au
paragraphe 13 et au paragraphe 17 du chapitre III du
Traité politique, Spinoza analyse les pactes conclus entre
Cités ou Etats en vue de la paix, il observe, en cela très
proche de Machiavel, que les pactes dépendent des cir
constances et qu'un changement de circonstances peut
rendre le pacte nul, chaque Cité ou chaque État revenant
à l'état de nature et au droit de la guerre. A u cours de
cette analyse, il répète à plusieurs reprises que la guerre
peut être déclarée de façon unilatérale (en fait, elle est
toujours unilatérale), mais que la paix ne peut l'être car
elle dépend nécessairement de l'accord entre les parties.
U n e paix unilatérale est une contradictio in subjecto, ce
n'est que la privation de guerre imposée par le vainqueur
au vaincu, ce n'est que de la domination. Cela signifie
que la différence entre la guerre et la paix découle du fait
que la guerre est naturelle par droit de nature, mais la
paix est l'effet d'une institution humaine agissant sur le
droit de nature au m o y e n de la loi ou du droit civil. La
paix n'est pas l'absence de guerre justement parce qu'elle
n'est pas la concordia animale, mais ce qui, déterminé par
la nature rationnelle des h o m m e s , produit un m o n d e
proprement humain. La guerre, c'est de la répétition ;
la paix, l'instauration du nouveau dans le m o n d e car
227
l'apparition de la libera multitudo c o m m e sujet politique
ou sujet collectif, si elle trouve dans la nature ses condi
tions de possibilité, elle ne trouve ses conditions d'effec-
tivité que dans l'évaluation rationnelle des circonstances.
C'est dans ce sens que nous avons dit plus haut qu'il y a
au sein du naturel un passage de la discordia à la concor
dia, mais qu'il y a une sorte de rupture entre la naturali-
té de la guerre et celle de l'institution de la vie politique
c o m m e securitas et pax.
Pourquoi la paix est-elle vertu politique ? Tout d'a
bord parce qu'elle est distincte de la concordia en sa géné
ralité. E n effet, dans YEthique IV, Spinoza dit que la
concordia peut s'établir soit par peur, soit par flatterie,
soit par honte. Cela signifie que la paix exige un type
tout à fait différent de concordia. Celle qui, selon le para
graphe 6 du chapitre V du Traité politique, est instituée
par une libera multitudo qui pense à cultiver la vie plutôt
que d'échapper à la mort. O r , nous savons que, pour
Spinoza, cultiver la vie est le seul, l'unique et le premier
fondement de la vertu. E n outre, la paix est fortitudo
animi qui pose l'obéissance à la loi c o m m u n e c o m m e
volonté constante de suivre les décisions de la Cité de telle
façon que la concordia dont elle fait état ne puisse pas
provenir de l'inconstance qui pèse sur la peur, la flatterie
et la honte ; elle ne peut provenir que de la sécurité.
N o u s pouvons donc dire que la paix est une vertu
228
politique parce qu'elle est une activité capable d'articuler
une donnée naturelle rationnelle — la concordia en tant
qu'effet des notions c o m m u n e s — et une donnée naturelle
imaginative — l'affect de sécurité en tant qu'effet de la
constance de l'espoir. Rassembler ces deux données exige
fortitudo animi, car la disparition de l'une entraîne celle
de l'autre. À ce niveau, la paix est vertu ou fortitudo
animi sous la forme de l'activité vigilante tournée vers les
circonstances instables pour leur donner une stabilité
continue.
Mais c'est justement parce qu'il n'y a pas de paix per
pétuelle que la paix est vertu à un niveau plus profond,
celui où la raison et les circonstances doivent opérer
ensemble. C'est cette difficile opération qui est signifiée
par l'affirmation : « La raison enseigne absolument à
rechercher la paix ».
N o u s avons vu que la distinction entre l'espoir et la
sécurité venait respectivement de la présence et de l'ab
sence de doute sur l'avenir. Mais nous avons signalé que
Spinoza notait que la contingence qui affecte les événe
ments et toutes les choses singulières, fait que la sécurité
est absence de doute, mais non pas présence de certitude.
O r , les définitions du bien et du mal dans la Partie IV de
ï Ethique introduisent l'idée de savoir avec certitude (certo
scire). Le bien est ce que nous savons avec certitude nous
être utile ; le mal, ce que nous savons avec certitude nous
229
empêcher de posséder u n bien. La certitude ne peut pro
venir que de la raison, mais ce qui est intéressant, c'est le
fait que Spinoza ne propose pas que la raison nous fasse
sortir de la contingence, m ê m e si elle est connaissance
adéquate de la nécessité. E n effet, le savoir certain dont
parle Y Ethique IV porte sur le bon et le mauvais dans les
affects suivant qu'ils aident ou empêchent la puissance du
conatus en tant que cause adéquate. E n d'autres termes,
la certitude ne porte pas sur le cours des événements des
choses singulières, mais sur nos rapports avec eux et avec
elles et le critère ou la mesure de la qualité de ces rapports
est le conatus en tant que fondement de la vertu. La
vertu est l'action sous la direction de la raison en tant que
celle-ci nous enseigne à cultiver nos vies passant des rap
ports passionnels de contrariété aux rapports rationnels
de concorde, car ceux-là nous sont nuisibles et ceux-ci
nous sont utiles. La vertu ne change pas le monde, elle nous
change et par là change notre rapport au monde.
Si la paix est une vertu politique, c'est tout d'abord
parce qu'elle apporte de la certitude à la securitas et de la
constance à la concordia car elle est le savoir certain de ce
qui est utile à une libera multitudo qui cultive la vie. Elle
est une vertu politique, ensuite, parce que, c o m m e toute
vertu, elle n'élimine pas la contingence, mais agit sur elle.
Elle est la vertu politique par excellence parce qu'elle est
le pouvoir de discerner entre les circonstances qui favorisent
230
la sécurité, la concorde et la liberté et celles qui lui font
obstacle. La paix est vertu politique parce qu'elle est la
puissance de déterminer l'indéterminé en établissant le
bon rapport de la Cité aux circonstances instables, bref,
parce qu'elle seule est capable d'affronter la fortune et de
la disposer en notre faveur.
Le rapport entre la guerre et le régime politique du
gouvernement d 'un seul ou du pouvoir politique trans
cendant à la socitété d 'un côté, et, l'articulation intrin
sèque de la paix et de la démocratie ou le pouvoir i m m a
nent à la société, de l'autre côté, fondent le rapport
nécessaire entre la paix et la liberté.
Ainsi, nous sommes en mesure d'esquisser une réponse
à un problème fréquemment soulevé par les interprètes
de Spinoza, c'est-à-dire la supposée différence entre le
Traité théologico-politique et le Traité politique quant au
but de la politique. E n effet dans le premier ouvrage,
Spinoza affirme que le but de la vie politique est la liber
té tandis que dans le deuxième, il affirme que ce but est
la sécurité. D u fait que dans l'imaginaire social et poli
tique, la sécurité est conçue c o m m e appareil juridique,
militaire et policier, donc c o m m e stabilité obtenue au
m o y e n de la répression des citoyens, l'imagination n'hé
site pas (et en cela elle n'est pas équivoque) à opposer
sécurité et liberté. O r nous avons vu que chez Spinoza
l'image de la sécurité ne se présente c o m m e exercice de
231
la répression que dans l'ordre belligérant de la monar
chie. E n revanche, en soi ou dans son idée vraie, elle est
le sentiment personnel et collectif qu'on éprouve lorsque
la peur et l'instabilité de l'espoir disparaissent ; la contin
gence est alors sous notre pouvoir et la paix peut devenir
effective. D e m ê m e que la liberté individuelle est la puis
sance du conatus en tant qu'il est la cause autonome de
ses actions, de m ê m e la liberté politique est la puissance
collective en tant que souveraine. Et cette souveraineté
n'est possible que dans la sécurité car elle présuppose la
disparition ou, du moins, l'affaiblissement de la peur et
de l'espoir, bref la présence de la puissance de ne pas se
soumettre à une contingence aveugle. C e que la paix
nous montre, c'est que, dans son sens profond, la sécurité
(dans son sens spinoziste) est à la fois condition et
expression da la liberté politique.
232
Démocratie sauvage
ou démocratie intermittente
Cristina Hurtado-Beca
E n h o m m a g e à Miguel Abensour, qui a été m o n pro
fesseur au Collège International de Philosophie, pendant
m o n séjour en France, je voudrais faire référence à
quelques idées simples, parmi tant d'idées qui ont boule
versé m a manière de penser et de pratiquer. Ces idées
sont : de la démocratie sauvage de Lefort, lue et appro
fondie par Abensour, à laquelle je joins l'idée de Conseil
chez Arendt ; de nouvel esprit utopique chez Abensour
et de la politique intermittente chez Rancière.
Cette conjonction est motivée par le regard sur la
démocratie chilienne et la démocratie latino-américaine.
A la différence d'un certain nombre de pays européens,
les régimes démocratiques dans les pays latino-américains
se présentent c o m m e essentiellement instables. Et lors
qu'ils se stabilisent relativement, nous assistons rarement à
la réalisation de l'aspect sauvage de la démocratie.
233
Loin que l'aspect sauvage de la démocratie soit une
qualité dérivée de l'aspect symbolique des droits de
l ' h o m m e auxquels tous nos pays se disent adhérents,
quand cette dimension sauvage, se manifeste en
Amérique latine, ce sont des coups d'Etat militaires qui
se succèdent. Néanmoins , dans le dernier temps nous
constatons des phénomènes différents. Dans deux pays,
l'Argentine et la Bolivie, et peut-être en Equateur, les
citoyens de ces pays là se sont révoltés contre la corrup
tion et la stupidité des gouvernants. D e grandes mani
festations ont réussi non seulement à destituer les prési
dents, mais à conserver les régimes et à les radicaliser
d'une certaine manière. Ces révoltes n'ont pas été de
manière prioritaire l'action des partis politiques, mais
celle du « peuple », toutes couches confondues. C'étaient
des m o m e n t s de crise profonde, auxquels se sont mêlés le
désespoir de la pauvreté, la rage suscitée par la corruption
et les désirs d'être prise en compte dans les affaires
publiques... E n Bolivie le nouveau président a pris en
considération certaines revendications nationalistes des
paysans ainsi que certains désirs d u peuple bolivien en
général, telle que la récupération d'une partie du terri
toire maritime chilien, en obtenant l'appui de plusieurs
pays. E n Argentine, la crise assez durable a engendré une
pluralité d'organisations et d'associations populaires
alternatives, qui devaient aider à sortir de la crise. Le
234
nouveau président élu donna à sa politique une allure
plus radicale, en particulier contre l'impunité militaire et
contre les exigences du F M I et de la Banque mondiale.
« Démocratie sauvage » dit Abensour1. A partir de l'é
vénement totalitaire, et d'une nouvelle interprétation de
Machiavel faite par Claude Lefort, elle s'instaure à partir
de la division du social. Machiavel distingue entre le
désir des gouvernants de dominer, de soumettre le peu
ple et le désir des gouvernés, d u peuple, de ne pas être
soumis, dominé. Tout système de pouvoir serait une
réponse à cette division, du social. C o m m e l'analyse
Lefort, pour le régime démocratique, le pouvoir se pré
sente c o m m e un lieu vide où il est impossible de faire
coïncider le Pouvoir, la Loi et le Savoir et sans que ce
régime se transforme en sa propre négation. Abensour
développe prioritairement la signification de la démocra
tie sauvage « c o m m e si la démocratie était cette forme de
société qui à travers le jeu de la division laisse libre cours
à la question que le social ne cesse de se poser à lui-
m ê m e , question toujours à résoudre et destinée à rester
1. A u moment de cet exposé, l'auteur ne connaissais pas encore
le terme de démocratie insurgeante de Miguel Abensour exposé dans
la préface à la deuxième édition de son livre La Démocratie contre
/'État, Paris, Le Félin 2004.
235
interminable, traversée qu'elle est par une interrogation
de soi sur soi2 ».
Parler de démocratie sauvage équivaut à parler de grève
sauvage, qui surgit spontanément et qui est immaîtrisable.
Expression de contestation permanente que les revendica
tion des droits de l ' h o m m e ouvrent au sein de la révolu
tion démocratique3. Et les revendications soulevées par
l'interprétation des droits de l ' h o m m e sont suffisamment
hétérogènes pour « ne pas engendrer l'illusion d'une solu
tion globale4 ». Précisément parce qu'elles sont expression
de multiples foyers. Entendons, donc que, tant que le
Pouvoir, la Loi et le Savoir restent séparés et soumis à cher
cher chacun sa légitimité, on a affaire à un régime d é m o
cratique, Autrement dit, tant qu'il existe la possibilité de
manifester pour revendiquer le Droit, on peut considérer
q u ' o n est encore dans un régime ouvert, un régime d é m o
cratique. Mais, pour Abensour, la signification démocra
tique va encore plus loin : la démocratie « en tant que
matrice symbolique des rapport sociaux est et reste en
excès sur les institutions par lesquelles elle se manifeste5 ».
2. M . Abensour « Démocratie sauvage et principe d'anarchie »,
Les Cahiers de Philosophie, n° 18, 1994, p. 128.
3. Ibid., p. 130. 4. Ibid.
5. Ibid., p. 133.
236
Lefort nous parle de l'impossibilité de fermer le régime
démocratique parce que celui-ci est l'expression d u désir
de liberté. Et Abensour, suivant Lefort, insiste sur cette
étrange expérience politique qui signifie la démocratie.
Elle se d o n n e des institutions politiques dans la durée et
l'effectivité, mais, en m ê m e temps se dresse contre l'Etat
c o m m e si c'était la manière plus féconde d 'une invention
de la politique, au-delà de l'État, voire contre lui6. Mais ,
d'autre part, parce que le désir de liberté se mesure en
permanence à sa possible inversion en son contraire, à
savoir, l'attraction d u « charme de l ' U n », stabilité et
démocratie sauvage constituent une étrange couple, sans
solution globale.
Face à la réalité latino-américaine cette tension se pré
sente c o m m e ambiguïté. C'est c o m m e s'il fallait choisir.
L e régime démocratique nous intéresse prioritairement
en tant que régime encore ouvert contre la réalisation
illusoire de l 'Un o u la sauvagerie et l'imprévisibilité d u
désir de liberté. Cette opposition artificielle peut- être en
théorie, nous y s o m m e s confrontés chez nous dans la
pratique journalière.
L e propre de la démocratie, écrit H a n n a h Arendt, est
de permettre la réalisation de la politique, celle entendue,
6. Ibid., p. 142.
237
c o m m e le lieu o ù s'échangent les paroles. Pourtant, dans
son livre, Essai sur la Révolution, Arendt écrit :
« C e que nous appelons aujourd'hui la démocratie est
une forme de gouvernement où le petit nombre gouverne, au
moins, en principe, dans l'intérêt du plus grand nombre. C e
gouvernement est démocratique, en ceci que le bien-être du
Peuple et son bonheur privé sont ses buts principaux ; mais
on peu l'appeler oligarchique au sens que le bonheur et la liberté
sont redevenus à nouveau le privilège du petit nombre" ».
Et Arendt continue :
«. . . Les partis, en raison du monopole de la désignation des candidats qui est le leur, ne peuvent être considérés c o m m e des organes du Peuple, mais au contraire, constituent un instrument très efficace à travers lequel on rogne et on domine le pouvoir populaire8 ».
Arendt continue sa réflexion sur la tradition révolu
tionnaire, depuis la Révolution de février 1 8 4 8 , en pas
sant par la C o m m u n e et les Soviets entre 1905 et 1 9 1 7 ,
jusqu'à la Révolution hongroise. Elle note que les reven
dications ont été avant tout politiques, les revendications
sociales et économiques jouant u n rôle subordonné9 .
7. H . Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1967, p. 399.
8. Ibid., pp. 398-399. 9. Ibid., p. 406.
238
C'est dans cet espace de l'entre-deux, l'entre-pluralité,
dont le but est le politique m ê m e , le vivre ensemble, c'est
dans l'espace des opinions, né des échanges de points de
vue sur le m o n d e , l'espace de prises d'initiatives et de
commencements d'action entre plusieurs, c'est là que la
dimension spécifiquement humaine a lieu. C o m m e le
signale Abensour dans son article « C o m m e n t penser le
politique avec Hannah Arendt »10, pour Arendt, la liberté
signifie simplement instituer un m o n d e , un m o n d e c o m
m u n . Là où se déploie cette liberté, se constitue un espa
ce mondain d'apparaître et d'actions. La liberté, bien
qu'instituant un espace c o m m u n , politique, institue
aussi un lien qui à la fois relie et sépare11. C e n'est pas la
fraternité mais la pluralité qui permet aux h o m m e s de se
reconnaître c o m m e égaux.
Néanmoins, Arendt donne une grande importance à
l'institution d'une constitution démocratique qui soit le
cadre à l'intérieur duquel puisse s'exercer l'action. Celle-
ci par son incommensurabilité pourrait être destructrice
du m o n d e . Mais cet espace juridique ne constitue pas
par lui-même la politique, il n'est que le cadre où celle-ci
peut s'exercer.
10. M . Abensour, « C o m m e n t penser le politique avec Hannah Arendt ? » in La Question de l'Etat, Paris, Denoël, 1989, pp. 183-208.
ll./tó/., pp. 199-201.
239
E n parlant de la tradition révolutionnaire, Arendt
compare la Révolution américaine et la Révolution fran
çaise. Alors que dans la Révolution américaine, Jefferson
était préoccupé par l'absence d'organes concrets pour
que le Peuple puisse exercer effectivement ses droits d'ex
pression et de décision, en tant qu'exercice de la liberté,
ces organes exprimant l'esprit public, et n o m m é s
« sociétés populaires », étaient là de fait et spontanément
dans la Révolution française. Mais, ceux-ci furent i m m é
diatement éliminés dès que les révolutionnaires profes
sionnels prirent le pouvoir12.
Ces organisations populaires et les Conseils des expé
riences révolutionnaires sont, pour Arendt, l'espace où
s'exerce la liberté, la politique.
D o n c , on voit bien que l'espace politique des
Conseils, des organisations populaires, tout c o m m e la
démocratie sauvage, sont nécessairement intermittents et
que le cadre institutionnel démocratique, les institutions
qui donnent la durée dans le temps, qui donnent l'ou
verture de l'exercice de la liberté politique, n'ont de sens
que par l'exercice, la réalisation de cette politique.
Dans son livre Qu 'est-ce que la politique ?, Arendt
écrit que la politique est nécessairement liée à un espace
12. Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, op. cit, p. 368 et sqq.
240
où les personnes, libérées de la contrainte et des néces
sités matérielles, agissent en c o m m u n . Si l'espace dispa
raît, la politique disparaît. Elle ajoute : « C'est pour cela
que le politique a si rarement existé et en si peu d'en
droits. » Le politique c o m m e n c e où le domaine des
nécessités matérielles et de la force physique cesse, les
personnes sont libérées de la contrainte mais, en m ê m e
temps, s'exercent dans un espace c o m m u n . O ù il n'y a
plus d'espace, il n'y a plus de liberté politique. C e sont
de vrais événements, des événements qui rompent la
continuité et nous donnent à penser1'.
Cette rareté de l'événement politique, de l'événement
démocratique, nous amène à considérer l'importante
réflexion de Miguel Abensour sur la démocratie et l'utopie
ou c o m m e n t féconder l'une par l'autre.
La démocratie sans utopie est vouée à dépérir et l'utopie
sans démocratie se limiterait aux arrangements associatifs
de la petite société à l'écart de la grande société1". Cette
conjonction est d'autant plus valable que dans la moder
nité il existe un nouvel esprit utopique qui, en faisant la
critique de l'utopie du X I X e siècle, invente de nouvelles
13. H . Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, pp. 58-60.
14. M . Abensour, « Utopie et démocratie », Raison présente, n° 121, 1997, p. 30.
241
formes. Il est nécessaire de mener un travail de décons
truction de leurs points aveugles, continue Abensour,
pour leur imprimer une nouvelle direction et purger l'u
topie des aspects mythologique, de toute tentation de
fermer l'utopie sur elle-même. Il s'agit de récupérer
l'utopie c o m m e écart absolu, refusant tout horizon de
réconciliation et de communauté fusionnelle, objectif
propre du totalitarisme. D o n c , l'utopie c o m m e tension
toujours non résolue entre liberté et égalité, entre la
manifestation de l'unique en chacun et l'acceptation de
la richesse de la pluralité15.
E n 1973, dans la revue Texture, Abensour, qui a tou
jours montré une grande continuité et cohérence de
pensée, écrit à propos du nouvel esprit utopique de
Déjacques : « il ne s'agit pas tant de mettre l'utopie au
service de la révolution que de faire en sorte que l'utopie
soit le lieu où se nouent l'insurrection du désir et l'insur
rection des masses16 ». Le projet du nouvel esprit uto
pique est de reconquérir la situation d'écart absolu de la
théorie originale, en critiquant dans l'utopie marxiste la
croyance en un progrès illimité de l'humanité, le temps
homogène, la domination technique de la nature, etc.17.
15. Ibid., p. 36. 16. M . Abensour, « L'esprit utopique », Textures, n° 6-7, 1973, p. 74.
17. Ibid., pp. 75-76.
242
Il reste pour nous une certaine interrogation. Quelle est
la place de la Loi, de la coexistence pour vivre ensemble et
non pas seulement tenir ensemble ? Est-ce que cette Loi
a besoin de s'institutionnaliser ? Sous quelle forme ? Et
quel est son rapport avec la politique proprement dite,
avec la démocratie sauvage et l'utopie ?
Il nous semble que si la Loi est permanente, la liberté
politique, la politique et la démocratie sauvage ne peu
vent être qu'intermittentes.
Rancière oppose deux logiques de l'être ensemble
qu'on appelle généralement politique. Il dit qu 'on donne
ce n o m à « l'ensemble des processus par lesquels s'opè
rent l'agrégation et le consentement de la collectivité,
l'organisation des pouvoirs, la distribution des places et
des fonction et le système de légitimation de cette distri
bution18 ». Cet ensemble, Rancière propose de l'appeler
police, ordre général qui dispose le sensible dans lequel
les corps sont distribués en communau té . A l'opposé,
Rancière garde le n o m du politique pour l'activité qui
rompt la configuration sensible de la police. L'activité
politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui
était assigné. C'est un m o d e de manifestation qui défait
les partages sensibles de l'ordre policier et manifeste la
18. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée. 1995, pp. 51-52.
243
pure contingence de l'ordre, par l'égalité de n'importe
qui avec n'importe quel autre.
D o n c , pour Rancière, il y a de la politique quand il y
a u n lieu et des formes pour la rencontre entre deux pro
cessus hétérogènes, le processus policier et celui de l'éga
lité, seul principe de la politique sans que celui-ci lui soit
propre. L a politique ne fait que l'actualiser sous la forme
d u litige. L'égalité se change en son contraire dès q u ' o n
veut l'inscrire à une place de l'organisation sociale o u éta
tique. C'est pour cela que la politique prend la forme d u
traitement d ' u n tort. L e tort institue u n universel singu
lier et polémique, l'égalité, mais seulement au m o m e n t
d u conflit. Les parties n'existent pas antérieurement. L a
politique est donc la mise en scène de la contradiction
entre la logique policière et la logique égalitaire19. Cette
analyse de Rancière qui a profondément étudié les pra
tiques ouvrières et prolétaires d u X I X e siècle, nous donne
une autre vision d u rapport entre les luttes qui se font
visibles pour u n partage différent de lieux et la politique
c o m m e mise en scène de ces deux logiques sous la forme
d ' u n tort, qui est infini parce que la vérification de l'éga
lité est aussi infinie.
19. Ibid., pp. 52-66.
244
La démocratie sauvage, les Conseils d'Arendt et la
politique c o m m e manifestation d'un tort ne peuvent pas
se séparer de l'utopie. C o m m e le dit Abensour :
« Utopie et démocratie sont deux forces, deux impul
sions indissociables20 ». « La démocratie et l'utopie
placées sous le signe de l'humain » n'esquissent-elles
pas aussitôt une heureuse conjonction21 ?
20. M . Abensour, « Utopie et démocratie », Raison présente, n° 121, 1997, p. 30.
21. Ibid., p. 38.
245
Qu'est-ce que la démocratie sauvage ?
D e Claude Lefort à Miguel Abensour
Martin Legros
L'impensé du philosophe est ce qu'il donne a penser aux autres^
L'anarchisme, la politique et la question démocratique
L'anarchisme et la pensée libertaire semblaient jusqu'à
peu avoir disparu. Quelques groupuscules militants
entretenaient encore le souvenir des héros du passé et se
répétaient leurs slogans, mais, sous les fétiches ou le fol
klore, point d'actions nouvelles ou d'« extravagantes
hypothèses ». U n e mémoire pétrifiée en formules dog
matiques ne laissait plus rien percer de l'énergie et de
1. Claude Lefort, Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978, p. 16.
247
l'audace propre à la pensée et à l'action anarchistes, de
cette indiscipline intellectuelle autant qu'organisation-
nelle grâce à laquelle il est possible d'oublier u n m o m e n t
l'ordre établi ou le « train du m o n d e », de suspendre l'auto
rité du savoir et du pouvoir institués, d'imaginer d'autres
pratiques et d'autres partages entre le réel et l'imaginaire, le
possible et l'impossible, le légitime et l'illégitime,... ou d u
moins de récuser le caractère indépassable des partages
institués. Bref, il ne restait plus trace de l'esprit utopique
et démocratique qui avait pourtant animé en profondeur
l'aventure anarchiste, — de cet esprit démocratique qui, à
suivre Tocqueville, retire à l'obéissance sa moralité.
C o m m e le rappelait Pierre Pachet2, l'anarchisme ne
s'est jamais réduit à une simple position politique ou à
u n ensemble de revendications : refus radical de la poli
tique parlementaire, de l'exercice du pouvoir et de l'État,
appel à l'invention de nouvelles formes de coexistence et
d'organisation, récusation d u réalisme, valorisation de
l'action concrète. Il y avait plus ou autre chose. C'était
aussi une culture politique ou plutôt u n m o d e de vie
anti-autoritaire : une confiance accordée à tous les usages
de la liberté, une vigilance contre toutes les formes de
pensée et d'attitude serviles ou oppressives, une manière
2 . Pierre Pachet, « Qu'est devenue l'inspiration libertaire », La
Quinzaine littéraire, 1°' août 1997, p. 18.
248
de se soustraire au désir de dominer, à la puissance et à
ses aiguillons, de ne pas s'adonner aux passions tristes,
bref un m o d e d'existence qui tranchait singulièrement
sur la posture héroïque, autoritaire et sectaire, des c o m
munistes. Pierre Pachet évoque notamment parmi les
traits existentiels de l'anarchisme qui avaient significa
tion politique : un égalitarisme radical, un goût des liv
res au pluriel, une curiosité pour la diversité des discipli
nes (du jardinage à l'astrologie), « l'idée que la vie de
l'esprit doit non seulement être ouverte à tous mais
qu'elle a une affinité avec le m o n d e du travail manuel,
enfin, le respect pour les êtres singuliers et m ê m e les hur
luberlus' ».
Pensons, pour donner un visage à ce portrait idéal-
type du style libertaire, à la figure de George Orwell. Son
anarchisme n'était pas a-politique ou anti-politique,
c o m m e l'a souligné Miguel Abensour dans un article sur
les dangers de l'apolitisme4. Désenchanté par l'expérien
ce des régimes et des mouvements totalitaires, conscient
du caractère radical et sans précédent de la domination
totale, Orwell n'en a pas appelé pour autant à un rejet de
la politique c o m m e telle ou à u n retrait sceptique hors de
3. Pierre Pachet, ibid., p. 18. 4 . Miguel Abensour, « D ' u n e mésinterprétation du rotalitarisme
et de ses effets », Tumultes, n°8, 1996, p. 17-44.
249
la Cité. C o m m e n t lui attribuer une haine de la politique,
se demande Abensour, s'il est vrai qu'il nous a livré « les
plus belles pages sur le lien humain, sur la métamorpho
se du lien humain en période révolutionnaire5 » ? Et
Abensour d'évoquer ce très beau m o m e n t de bonheur
politique dans Hommage à la Catalogne où l'on voit
Barcelone métamorphosée par l'égalité et la liberté nou
velles, par la foi révolutionnaire dans tous les possibles.
Ainsi, l'inquiétude de l'anarchiste eu égard au maléfi
ce du pouvoir et de l'Etat, instance politique séparée et
spécialisée surgie de la société des égaux mais susceptible
de se retourner contre elle, cette inquiétude ne conduit
pas nécessairement à l'idée d'une perversion essentielle
de la politique qui se verrait identifiée aux seuls moyens
de conquérir et de conserver le pouvoir, en l'absence de
toute considération des mobiles et des fins de l'action.
N e peut-on dire au contraire que, s'il n'ignore pas cette
représentation de la politique attachée au n o m de
Machiavel, s'il redoute la dépossession politique et l'ob-
jectivation de la société dont est porteur le surgissement
de l'Etat, l'esprit libertaire ne se réduit cependant pas à
cette hantise. Il est aussi habité par une autre vision d u
politique en vertu de laquelle précisément se voit récusée
la clôture sur soi de la sphère politique et étatique.
5. Ibid., p. 17.
250
Je ne sais pas si cet esprit libertaire soucieux du poli
tique est susceptible, c o m m e on l'annonce aujourd'hui,
de revenir sur le devant de la scène. D e secouer à nou
veau nos évidences par d'« extravagantes hypothèses ».
Mais, ce qui est certain, c'est que cet esprit a soutenu la
lecture par Miguel Abensour de l'œuvre de Claude
Lefort. E n particulier l'interprétation de la démocratie
telle que C . Lefort l'a donnée à penser c o m m e démocra
tie sauvage. E n réalité, le terme de lecture ou d'interpré
tation est insuffisant. Car, interprétant l'œuvre de
C . Lefort, c'est la question de la nature m ê m e de la
démocratie que prend en charge M . Abensour. Et en
découvrant dans la notion de démocratie sauvage l'im-
pensé" de l'œuvre de Lefort — au sens de ce qu'elle donne
6. Miguel Abensour, « Démocratie sauvage » et « principe d'anar
chie », Les Cahiers de philosophie, n°18, 1994, p. 125.. Repris dans
Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat. Marx et le moment
machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, p. 161.
7. M . Abensour ne parlerait sans doute pas d'impensé à propos
de la notion de démocratie sauvage chez Lefort pour la simple raison
que le terme apparaît dans l'œuvre de Lefort, de manière discrète
mais récurrente, notamment à propos de la lutte sauvage pour de
nouveaux droits ouverte par la formulation interminable des droits de
l 'homme, véritable « roc » de l'indétermination démocratique.
Abensour confère cependant à la notion de démocratie sauvage le sta
tut d'un « point d'arrivée obligé » de l'œuvre de Lefort qui, « loin
d'offrir une clef » restitue à celle-ci et à la question de la démocratie
251
à penser - , Abensour ouvre simultanément l'accès à ce
qu'il considère pour sa part c o m m e l'essence m ê m e de la
démocratie, son origine et son fondement. D e telle sorte
qu'en pensant cet impensé jusqu'au bout, M . Abensour
est amené à élaborer une conception propre de la d é m o
cratie centrée sur le conflit qui dresse en permanence
celle-ci contre l'Etat. C e qui fait de la démocratie sauvage
une démocratie « insurgeante8 ».
Je m'attacherai donc dans un premier temps à éclairer
cette notion de « démocratie sauvage », en circulant de
Lefort à Abensour et en m'autorisant de l'art de lire de
M . Abensour qui consiste à faire communiquer entre
elles les œuvres politiques qui lui sont chères, qu'il a
contribué à faire connaître, à redécouvrir ou à entendre
(qu'il s'agisse de Marx, Lefort, Arendt ou Levinas)9.
« toute sa charge d'énigme ». Le qualificatif de sauvage, ajoute-t-il significativement, « relance l'interrogation », « entraîne dans une indétermination plus grande sous le signe du tumulte, de l'immaîtri-sable, de l'indomptable ». Miguel Abensour, « Démocratie sauvage » et « principe d'anarchie », art. cit., p. 125. Repris dans Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat, op. cit., p . 161.
8. Miguel Abensour, « La démocratie insurgeante », préface à la seconde édition de La Démocratie contre l'Etat, op. cit., pp. 5-26.
9. À cet égard, il convient de souligner que M . Abensour est un des rares et des premiers lecteurs-interprètes de l'œuvre de C . Lefort. À l'opposé de la réception, d'ailleurs tard venue, de l'oeuvre de C . Lefort qui relève souvent de la simplification et de l'appropriation
252
Ensuite, j'essaierai de montrer c o m m e n t cette lecture
créatrice a abouti à une nouvelle conception du politique
sous les traits de la démocratie contre l'État. Enfin, je
ferai part des questions que suscite cette dernière concep
tion relativement à la vie politique dans nos démocraties.
Car s'il y a indéniablement une dimension utopique o u
révolutionnaire dans cette conception sauvage de la
démocratie, ne peut-on se demander quel est le statut de
cette utopie ? Est-ce une utopie au sens d 'un non-lieu,
d 'un lieu qui excède le m o n d e , qui est au-delà de l'être et
de l'histoire ou bien est-ce à l'inverse, dans le registre
d'une ontologie de l'Être sauvage justement, une expé
rience historique à laquelle les sociétés démocrariques
feraient retour de manière récurrente ? Et si tel est bien
le cas, quel rapport peut-on imaginer entre ce foyer insti
tuant et la société démocratique instituée ? Celle-ci garde-
t-elle la trace de la sauvagerie révolutionnaire d 'où elle a
surgi et à laquelle elle fait retour c o m m e à un principe
de ses idées, détachées du « travail de l'œuvre », M . Abensour s'est
attaché à restituer le long cheminement et la complication de la pen
sée de C . Lefort. Et il a également souligné son écart par rapport à la
tradition du libéralisme politique. Voir notamment : « Réflexions sur
les deux interprétations du totalitarisme chez C.Lefort », in La
Démocratie a l'œuvre. Autour de Claude Lefort, sous la dir. D e Claude
Habib et Claude Mouchard, Paris, Editions Esprit, coll.
« Philosophie », 1993, pp. 79-136.
253
constituant ? À quels signes peut-on le relever dans la
forme des rapports sociaux et la vie politique propre aux
sociétés démocratiques ?
Démocratie sauvage et principe d'anarchie
Pourquoi parler de démocratie sauvage ? Quel est le
sens de cette notion ? E n quoi est-ce qu'elle éclaire notre
compréhension du m o n d e démocratique ?
L'élection du terme est d'abord motivée, m e semble-
t-il, par des considérations politiques au sens conven
tionnel. Il y va d 'un refus de la domestication contem
poraine de la démocratie sous les traits d 'un espace
public d'échanges polis et d'accords rationnels entre
citoyens autonomes. D u refus de considérer l'espace
public c o m m e un espace soustrait au milieu trouble et
opaque des passions qui mobilisent les acteurs dans les
grands conflits et enjeux de la vie en c o m m u n . Il s'agit
d'arracher la démocratie à l'image classique de la répu
blique c o m m e régime mixte et donc modéré ou à l'image
libérale d'un régime qui doit se prémunir contre ses
« instincts sauvages » pour parler c o m m e Tocqueville. Le
foyer d'invention démocratique ne résiderait-il pas dans
ces tumultes et ces humeurs qui font précisément l'objet
de la méfiance des sages de notre temps ou des temps
anciens ? Souvenons-nous du tableau extraordinaire de la
254
sauvagerie démocratique dressé par Platon dans la
République sous les traits de ce bazar où l'insatiable désir
de liberté renverse toutes les hiérarchies établies, jusqu'à
se retourner en son contraire sous l'emprise de la tyran
nie d'Eros. L'assomption de Xanarchie démocratique a
donc une fonction stratégique en quelque sorte. O u ,
c o m m e n t déstabiliser l'adversaire, en reprenant à m o n
compte le n o m qui m e dénigrait.
Mais la mise en avant du sauvage n'est pas une simple
inversion de signe partisane. Elle se situe aussi dans le
droit fil du m o m e n t machiavélien compris c o m m e cette
redécouverte récurrente de la politique dans la moderni
té sous le signe du conflit irréductible entre le désir de
dominer des Grands et le désir de liberté d u peuple.
N ' y a-t-il pas de la sauvagerie en effet dans le renver
sement machiavélien de toutes les valeurs politiques à la
faveur duquel l'instabilité et le m o u v e m e n t prennent le
pas sur l'ontologie classique du repos ? la figure du légis
lateur se trouve destituée au profit de celle d u conspira
teur et de l'usurpateur, le pouvoir n'est jamais assuré mais
toujours à conquérir ou à reconquérir, l'idéal philoso
phique de l 'Un destitué au profit d'une division irréduc
tible de l'espace social,...
Politique, la notion de démocratie sauvage a enfin
valeur philosophique Elle nous installe au foyer constitutif
255
de l'énigme démocratique. Et elle nous permet de mieux
comprendre l'opposition entre la démocratie et le totali
tarisme. E n quel sens ?
Sauvage ou anarchique, la démocratie l'est en ceci
qu'elle met à nu l'énigme de l'institution du social et
qu'elle place les h o m m e s devant une indétermination
radicale. « Elle inaugure, écrit Lefort, une histoire dans
laquelle les h o m m e s font l'épreuve d'une indétermina
tion dernière quant au fondement du Pouvoir, de la Loi,
et du Savoir, et au fondement de la relation de l'un avec
l'autre, sur tous les registres de la vie sociale10 ».
Énigme de l'institution, la démocratie y est confron
tée au travers de l'origine énigmatique de son pouvoir. Le
m o d e de génération du pouvoir démocratique obéit en
effet à un m o u v e m e n t en chiasme qui rend quasi-impos
sible sa localisation ou sa fixation. N'est-il pas supposé
émerger de la société sur laquelle pourtant il s'exerce et à
laquelle il confère une certaine identité ? Dans le m ê m e
sens, le suffrage universel, que Lefort observe avec une
sorte de regard ethnologique, n'a-t-il pas cette propriété
très étrange de faire sortir le pouvoir et sa légitimité d'une
quasi-dissolution d u social en ses éléments atomiques, de
10. Claude Lefort, Essais sur le politique. XIX'-XX' siècles, Paris, Seuil, 1986.
256
« substituer le nombre à la substance11 » de la c o m m u
nauté ? N i au-dehors de l'espace social, ni au-dedans,
instance purement symbolique soustraite à l'appropria
tion, le pouvoir met en rapport, ou plutôt ne cesse de
mettre en rapport le dedans et le dehors de la société sans
jamais pouvoir matérialiser ces deux pôles, à l'instar des
anciens pouvoirs médiateurs de l'Autre et incarnateur de
l'Un12. « Lieu vide », il est « ce là où tout rapport se
noue13 ». Objet d'une compétition perpétuelle, il légiti
m e par là m ê m e le conflit dans toute l'étendue de la
société et fait apparaître la division de l'espace social
c o m m e une donnée originaire et irréductible.
Ainsi la démocratie met-elle à nu, à l'endroit de son
pouvoir, l'énigme de l'institution ou « l'éclatement de l'ori
gine » pour reprendre la belle expression de Merleau-Ponty
à propos de notre rapport sauvage et obscur à l'Etre.
Or , cette épreuve de l'institution ne se limite pas au
domaine politique. Elle rayonne en quelque sorte dans
toutes les sphères d'activités et de connaissances qui s'au-
tonomisent les unes des autres mais sont toutes égale
ment privées de la référence à un garant ultime.
U. Ibid., p. 29.
12. Ibid. 13. Claude Lcfort, <• Maintenant », Libre, n°l, 1977, p. 23.
257
Énigme de l'institution, mais aussi, disions-nous,
indétermination radicale de la relation de l'un avec l'au
tre dans toute l'étendue de la vie sociale : la reconnais
sance démocratique du semblable, inséparable de la
reconnaissance de l'autre en soi, met les individus aux
prises avec une inconnue de principe de la relation socia
le. Loin d'opérer une réduction au m ê m e , l'égalité d é m o
cratique est plutôt le vecteur d'une expérience démulti
pliée de l'altérité et de la dissymétrie.
Le terme de principe anarchique ou sauvage est donc
bien choisi pour cerner et accentuer la « dissolution
démocratique des repères de la certitude » selon la for
mule de C . Lefort. C o m m e si le principe de la démocra
tie était l'absence de principe et de fondement, ou plutôt
c o m m e si le propre de la démocratie était de nous
confronter à l'absence de fondement ultime (naturel,
rationnel ou conventionnel), de nous ouvrir sur le sans-
fond, l'abîme. Bref, l'idée de principe d'anarchie permet
de donner tout son sens à l'idée selon laquelle la d é m o
cratie est la société la plus philosophique et, par là m ê m e
ou inversement, celle qui nous expose au risque du rela
tivisme et du nihilisme.
D u m ê m e coup, cela permet de mieux comprendre le
rapport entre la démocratie et le totalitarisme ou l'idée
forte selon laquelle le totalitarisme constitue une réponse
en forme de refus radical de la démocratie, de haine et de
258
renversement de la « corruption » démocratique.
Restauration brutale de la volonté contre l'expérience
insoutenable du « néant ». Réincorporation de la société
et d u pouvoir contre le morcellement, la division, le vide
démocratique.
Et la Russie et l'Allemagne n'ont-elles pas été traver
sées, avant de succomber aux instincts de mort du tota
litarisme, par une expérience démocratique d'une vitalité
et d'une inventivité extraordinaire (qu'on pense au foi
sonnement politique et intellectuel de la République de
Weimar ou de la Russie du début du X X e siècle) ?
Inversement, on pourrait se demander — et c'est encore
une des vertus de cette interrogation sur le sauvage que
d'aborder cette question sous un angle inédit — pourquoi
dans ces deux momen t s la démocratie est-elle en quelque
sorte restée une expérience sauvage qui n'a pas trouvé les
ressorts pour s'accréditer dans des institutions durables ?
Ainsi peut-on dire que la notion de démocratie sau
vage relève bien d'une conception philosophique et élar
gie du politique qui s'attache à démultiplier les lieux du
politique. Entreprise difficile puisque l'ouverture d é m o
cratique à l'énigme de l'institution n'est rendu visible
qu'au travers d'une délimitation de la politique c o m m e
sphère circonscrite et distincte des autres sphères de
l'économie, du droit, du savoir, etc.
259
C'est une m ê m e entreprise, m e semble-t-il, difficile et
périlleuse que Miguel Abensour poursuit au travers de la
notion de démocratie contre l'État.
La démocratie contre l'Etat
Cette notion émerge au terme d'une lecture minu
tieuse d 'un texte du jeune Marx1 4 sur la « vraie d é m o
cratie » c o m m e « énigme résolue de toutes les constitu
tions ». Or , et tel est le paradoxe vivant auquel nous
conduit Abensour, la lutte contre l'État ne doit pas être
comprise c o m m e l'attente de sa disparition ou l'appel à
sa destruction. Solution « classique », la résorption du
pouvoir ou de l'État dans la société est une résolution
imaginaire ou idéologique qui fait c o m m e si la question
politique et la question du pouvoir pouvaient être effa
cées. Elle occulte la division du pouvoir et de la société
et la division interne de l'espace social. À l'opposé de
cette solution fallacieuse sous les traits d'une c o m m u
nauté réconciliée avec elle-même, la lutte contre l'État ici
envisagée est un mouvemen t interminable qui maintient
ouverte la question politique en interdisant précisément
à l'État de se refermer sur soi c o m m e système totalisant
dépositaire de l 'Un.
14. Karl Marx , Critique du droit politique hégélien (1843).
260
Lutte sans terme, elle est conçue c o m m e une négati
vité opérante grâce à laquelle l'esprit politique se répand
indirectement dans toute l'étendue du social. Il s'agit,
écrit Abensour, « de faire advenir dans les autres sphères,
dans les sphères non politiques, ce qui est en question
dans la sphère politique : " l ' h o m m e socialisé". N o n pas
sous la forme d'une politisation généralisée de toutes les
sphères ; mais il s'agirait plutôt de faire en sorte que la
question énoncée par le politique et dans le politique
connaisse une résonance et une réponse, une solution ou
encore une traduction spécifique dans chacune des sphères.
C o m m e si les différents moment s qui constituent l'exis
tence plurielle du peuple, sous l'impulsion du m o m e n t
politique, se renvoyaient les unes aux autres, c o m m e
autant de miroirs, l'image de l ' h o m m e socialisé, de
l ' h o m m e c o m m e être générique1^ ».
Ainsi, le mouvement d'élévation contre l'État aurait
une efficacité symbolique en vertu de laquelle, par une
action en retour, s'opérerait une diffusion dans toute l'é
tendue de la société de la question politique et un redou
blement du tumulte démocratique. Et l'enjeu politique
qui structure la division interne de la société — l'opposi
tion, dans toutes les sphères, entre le désir de dominer
15. Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat, op. cit.,
pp. 117-118.
261
des Grands et le désir de liberté du peuple - , se rallume
rait et se radicaliserait à l'occasion de l'opposition à l'ins
tance transcendante chargée d'en aménager la coexistence.
C o m m e n t ne pas penser aux grands m o m e n t s révolu
tionnaires ou insurrectionnels tel M a i 68 à la faveur des
quels la dimension politique des pratiques, des représen
tations et des institutions passe à l'explicite et devient, au
sein de chaque sphère de la coexistence, problématique ?
Questions
Face à cette conception qui fait entièrement refluer
l'invention démocratique hors de ses institutions, m a
question serait la suivante : si l'esprit politique est sus
ceptible de se réveiller dans ces m o m e n t s d'insurgeance
contre l'Etat, n'est-ce pas qu'il habitait déjà, tacitement,
les pratiques et institutions démocratiques ? Et, ne peut-
on dire que le débat démocratique tel qu'il s'exerce dans
la sphère politique mais plus généralement dans l'espace
public, ne peut-on dire qu'il porte encore la trace du
décloisonnement révolutionnaire, ou pour parler c o m m e
M a r x de la « socialisation de la société » ? L'espace public
ne véhicule-t-il pas lui aussi, de manière moins amplifiée
sans doute, des enjeux et des questions surgies de toutes
les sphères d'activité et de connaissance et auxquels il
confère statut politique ?
262
M a deuxième question porterait sur un autre registre.
N e pourrait-on pas poursuivre la question de la d é m o
cratie contre l'Etat en la confrontant avec l'espace poli
tique international ? S'il est vrai, c o m m e l'a soutenu
Agnès Lejbowicz dans une thèse hétérodoxe, que l'anar
chie supposée régner dans la société des nations n'est pas
vouée à être dépassée dans un Etat universel ou un empire,
mais qu'au contraire la société des nations doit résister
contre toute instance qui prétendrait trancher les conflits
au n o m de l 'Un, s'il est vrai donc que la société du genre
humain est une société non pas contre le droit mais contre
l'État11', qui ne peut paradoxalement faire l'épreuve de
son indivision qu'à travers la mise en jeu réglée sur la
scène internationale de ses divisions, alors, c o m m e n t
concevoir la différence ou la similitude entre ces deux
formes de lutte démocratique contre l'Etat ?
16. Agnès Lejbowicz, Philosophie du droit international. L'impossible capture de l'humanité. Paris, P . U . R , coll. « Fondements de la politique », 1999.
263
Résistance et servitude
Anne-Marie Roviello
Reprenant le « geste critique » d ' E m m a n u e l Levinas
à l'égard de l'auteur du Léviathan, Miguel Abensour
rappelle1 la possibilité « d'élaborer u n dispositif spéci
fique, l'Etat de la justice, d'autant plus énigmatique qu'il
repose sur une extravagante hypothèse et que cet Etat est
le siège d'un mouvement qui le porte à aller au-delà de
l'État ».
C'est cette « extravagante hypothèse » qui sert de fil
conducteur à son ouvrage La Démocratie contre l'Etat.
N o u s comprenons d'emblée que nous n'avons pas affaire
à un simple face-à-face entre un État auto-centré sur sa
positivité instituée et une démo-cratie, une souveraineté
populaire qui s'exercerait elle-même en tournant autour
d'un centre évident.
1. Miguel Abensour, « L'état de la justice », Magazine littéraire,
avril 2003 (sur Levinas). [je souligne. A . - M . R . ]
265
« Suivant cette "extravagante hypothèse" [...], L'État
dans son effectivité ne cesse de faire signe vers un au-delà
de lui-même » ; il est investi d'une sur-signification qui
le précède et qui poursuit hors de lui sa quête d'elle-
m ê m e . E n cherchant à se recentrer sur lui-même l'État
découvre son centre hors de son orbite propre, dans la
société, une société qui n'est, toutefois, elle-même rien
d'immédiat à soi, qui pour devenir société civile, pour
accéder au statut proprement politique, pour donner
chair au demos, une chair toujours seulement partielle,
dispersée, déchirée, doit elle-même sortir de son orbite
« naturelle », renoncer à la prétention d'une immédiateté
à soi, se faire résistance et s'auto-transcender vers ce que
Marx appelait une « extase » d u peuple. La société ne
devient civile qu'en accueillant c o m m e dimension cons
titutive et non c o m m e simple supplément d ' â m e ,
c o m m e médiation instituante, constituante, la médiation
citoyenne ; Fabio Ciaramelli le rappelle dans un autre
texte de ce volume.
Il faudrait analyser la complicité qui relie, par-delà
leurs différences, les trois figures du fondamentalisme
contemporain que sont le fondamentalisme religieux, le
fondamentalisme du marché, et le fondamentalisme de
« l'individualisme de déliaison » ; dans chaque cas, on
retrouve la m ê m e prétention d'immédiateté à soi, d'ad
hésion à une « nature » propre qui ne supporte aucune
266
altérité, aucune altération. Il faudrait aller plus loin et
montrer c o m m e n t chacune de ces figures de Yhubris
« post-moderne » se fait écho à distance, et se nourrit
l'une à l'autre.
Cet au-delà, cet « excès de l'État sur lui-même » est
aussi bien une dehiscence, u n écart à soi originaire qui se
révèle c o m m e tension interne à l'Etat, tout autant que
c o m m e résistance réciproque de la société et de l'État,
obligeant celui-ci à résister à sa prétention et à sa tenta
tion la plus naturelle qui est de coïncider avec sa positi-
vité instituée, pour redevenir sensible à cette « inapaisa-
ble inquiétude » qui fait la vie d u demos, faisant à l'État
cette obligation paradoxale de devenir, pour préserver la
stabilité de ses institutions, « instabilité instituée »
(Merleau-Ponty).
L'institution démocratique de la société ne peut vivre
que de donner reconnaissance instituante à cette « inapai-
sable inquiétude » de la liberté, à cette inapaisable
inquiétude qu'est la liberté.
Dans son introduction aux œuvres complètes de
Saint-Just, un texte qui défait de manière décisive nos
préjugés les plus rassis à propos d u révolutionnaire fran
çais, Miguel Abensour cite les mots suivants : « La cité
écrira donc ses lois pour que chacun, suivant la règle de
tous, soit lié à tous, et afin que les citoyens ne soient
267
point liés à l'État, mais que, liés entre eux, ils forment
l'État2 ».
L'État n'est rien de positif, il est cette dimensionalité
du lien humain débordant de toutes parts l'ensemble de
ses institutions positives, à commencer par toutes les
« retombées » sociales que le demos a trouvées progressi
vement dans son itinérance vers lui-même, dans lesquelles
il se cristallise provisoirement, et qui risquent de se figer,
en nouvelle « nature » contre l'élan du demos qui les a
produites. Avant que d'être « sujet politique », le demos
est cette dimensionalité du politique qui tire la société
empirique, mais aussi bien toutes ses auto-représenta
tions « naturelles » ou devenues seconde nature, hors
d'elles-mêmes, et institue chaque individu, chaque groupe
d'individus, sujet politique, co-participant autonome à la
chose c o m m u n e .
Le demos n'est pas sujet, le principe du demos est
cette unique intentionalité anonyme, sans sujet positif
cernable, qui institue chaque individu c o m m e sujet poli
tique, qui institue chaque individu dans sa liberté poli
tique, le demos est « seulement » ce principe qui institue
le sujet politique c o m m e le « chacun » de l'égalité, de
2 . Miguel Abensour, « Lire Saint-Just », in Saint-Just, Œuvres completes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 35.
268
l'égale autonomie, disant par là m ê m e que le pouvoir
n'appartient à personne, à aucun sujet.
Le demos n'est rien de positif, il est dimensionalité
invisible et itinérante, infuse et diffuse dans la c o m m u
nauté, toujours à la fois partout et nulle part, n 'émer
geant que par « clignotements », ici très attendu, là tota
lement inattendu, car inédit.
L'Etat n'est rien de positif, il n'est pas sujet ; tel que le
définit Saint-Just, il ne se distingue pas de cette vie d u
demos , il n'est rien de séparé pour la société, il n'est pas
non plus immédiateté à soi de cette société, il n'est pas
simple spontanéité agissante ; il est résistance à soi de
toute prétendue immédiateté à soi, il est une certaine
modalité de la relation, ou mieux, de la concertation des
individus et des associations, il est ce dépassement de
l'immédiateté sociale o u privée des individus et de leurs
relations vers leur action concertée et démultipliée
c o m m e citoyens. Il est, précisément, médiation de l'indi
vidu à lui-même et aux autres c o m m e médiation citoyenne,
il est cet avènement des individus au statut de sujets poli
tiques ; c o m m e tel, il ne se distingue pas d u demos. Il est
cette modalité singulière de la concertation qui a son lieu
originaire en dehors des institutions, mais qui peut éga
lement être portée par des institutionnels minoritaires
dans certaines périodes de crise ; j'y reviens plus bas.
269
L'État c o m m e « sujet » est illusion transcendantale,
l'État est « entre », entre les citoyens, entre la société et
l'État entendu c o m m e ensemble d'institutions, il est leur
résistance réciproque, il est entre l'État et l'État, écart à
soi de l'État c o m m e positivité instituée, résistance à soi
ou tension interne à l'État, il est résistance du pouvoir au
pouvoir, résistance réciproque du pouvoir et du droit,
résistance d u droit à lui-même, résistance d u « naturel »
au « positif», non c o m m e cette hypostase d'une « nature »
d u droit précédant le droit positif, mais c o m m e ce qui
n'est que cette résistance originaire du positif à lui-même
comme droit naturel, re-présentation symbolique de ce
qui n'est pas transcendance positive pour le droit positif ;
qui l'ouvre à du tout autre, à sa propre aspiration au
négatif, à cette insistance du négatif jusque dans la posi
tivité la plus obstinée, au négatif qui hante le positif jus
qu'en son cœur, c o m m e en son noyau d'absence.
Le demos n'est pas sujet, il est intentionnalité tout d'a
bord indifférenciée qui s'articule en associations démul
tipliées agissantes, il institue chacun c o m m e sujet poli
tique à égalité avec chacun, il est entre les individus
c o m m e il est entre les communautés , il est cet écart à soi
et cette résistance à soi de toute individualité, de toute
« communau té » qui se réexprime c o m m e écart à soi de
toute instance de pouvoir instituée démocratiquement.
Et il empiète toujours-déjà sur toute individualité,
270
c o m m e sur toute communau té qui se reconnaissent en
régime démocratique.
Le demos a lieu en ce « lieu énigmatique de la vraie
démocratie' ».
Le demos est ce principe itinérant, saisissable comme tel
nulle part, en aucune des instances empiriques qui le repré
sentent, il est cette illusion transcendantale qui oriente tous
nos acquiescements et toutes nos résistances à l'exercice d'un
pouvoir institué démocratiquement.
Il n'est « que » la re-présentation symbolique d u prin
cipe de l'égalité c o m m e égale autonomie de chacun, il est
dès toujours et à jamais, en m ê m e temps que là où s'exerce
un pouvoir reconnu c o m m e légitime, toujours au-delà,
au-delà de tout lieu de pouvoir, toujours-déjà ailleurs
qu'en cet ici et maintenant d u pouvoir m ê m e le plus légi
time, toujours-déjà « au-delà de tout lieu identique »
(Merleau-Ponty)4.
3. Miguel Abetisour, La Démocratie contre l'Etat, Paris, PUF, 1997, p. 13.
4 . Tel esc le sens radical du principe de division des pouvoirs : non pas simple séparation, chaque pouvoir s'exerçant sur son terrain propre c o m m e sur un terrain de chasse gardée, mais cet écart à soi de tout pouvoit comme contre-pouvoir pour lui-même, c o m m e résistance non au pouvoir mais à sa tentation naturelle d'abuser de lui-même, de tourner contre sa destination son hubris, tentation de tout pouvoir
271
Q u ' e n est-il de l'institution de la liberté dans nos
démocraties post-modernes ? O ù en est le demos aujour
d'hui ?
Considérée dans une certaine perspective, la situation
actuelle de nos démocraties ne semble guère brillante,
tout semble se passer c o m m e si la société démocratique
s'étant réfléchie sous l'horizon régulateur de la constitutio
libertatis, s'étant instituée expressément contre la servitu
de, celle-ci trouvait dans l'institution de la liberté elle-
m ê m e le meilleur m o y e n de faire retour, de faire retour
c o m m e servitude volontaire ; « de par cette corruption
qui de l'organe de la liberté fait l'arme de la servitude »
(Rousseau).
C o m m e n t penser cette liberté qui nie l'autonomie,
qui se nie elle-même, non plus au n o m d'une hétérono-
mie, mais au n o m de l'autonomie elle-même, alors que
cette autonomie est devenue la référence officielle, est
devenue principe instituant pour nos sociétés ?
C o m m e n t penser, et surtout c o m m e n t faire pièce à
cette servitude volontaire, en régime de liberté démocra
tique, en institution politique de la société qui s'est voulue
fût-il institué démocratiquement, sa tentation de s'émanciper de ce qui en démocratie fait sa condition de légitimité : l'égalité ; le pouvoir c o m m e égal pouvoir de chacun ne peut avoir son lieu qu'au-delà de tout lieu.
272
et pensée, déclarée c o m m e institution de l'autonomie
égale de chacun, de la souveraineté populaire ?
Il serait vain de chercher à apporter, en si peu de
temps, une réponse ferme et complète à ces questions ; je
m'interrogerai simplement sur deux ou trois aspects.
C e questionnement requiert, à m o n sens qu 'on en
passe par :
- une réflexion sur l'égalité qui fluidifie la fausse évi
dence de sa compacité, de son immédiateté à soi ;
- un retour au sens radical de l'institution c o m m e
institution de la liberté, tel que l'a pensé, bien sûr, un
Rousseau5, mais aussi, plus inattendu6, Saint-Just ;
- une fluidification de l'institution de la liberté. La
démocratie n'est rien de substantiel par elle-même, mais
elle doit toujours-à-nouveau se donner substance si elle
ne veut pas se perdre dans la vacuité formaliste, nihiliste,
ou fondamentaliste ; elle est toujours-déjà occupée à se
donner substance, toujours-à-nouveau occupée à perdre
de sa substance. Elle a toujours-à-nouveau à réinventer sa
substance pour que celle-ci offre appui à son principe qui
5. Lui aussi mécompris car lu trop vite et à la seule lumière de la Terreur.
6. Découverte que m ' a permise la publication de ces œuvres complètes, par M . Abensour.
273
est négativité, qui a la fragilité et l'évanescence d u
négatif, de ce qui résiste.
L'égalité
Il n'est pas d'existence paisible pour l'égalité, l'égalité
n'advient que c o m m e « inapaisable inquiétude ».
L'égalité est partout et nulle part, toujours-à-la fois
dans l'ici-et-maintenant de l'exercice concret de tel pou
voir déterminé, et dans l'anticipation indéterminée et
infinie c o m m e pouvoir égal de chacun.
L'égalité n'est rien de « positif » ; elle ne peut être que
c o m m e résistance, résistance non pas simplement à l'iné
galité (des pouvoirs, des intérêts, etc.) mais à la « préfé
rence », c o m m e le dit Rousseau, résistance non à une
simple nature mais à ce qui de cette nature est toujours-
déjà repris c o m m e principe, résistance à la m a x i m e de
contredire la m a x i m e éthique, dirait Kant. La force de la
législation doit toujours tendre à maintenir l'égalité, pré
cisément parce que la force des choses tend toujours à
détruire l'égalité, disait Rousseau.
Instituer politiquement la liberté, c'est par le fait
l'instituer pour chacun à égalité - sinon on se retrouve
dans l'institution aristocratique o u monarchique.
L'institution de la liberté est, par principe, institution de
l'égalité. La « vraie démocratie » est cette rencontre
274
heureuse de liberté « et » d'égalité, elle est l'égalité
c o m m e égale autonomie de chacun, c o m m e égal droit de
chacun de participer à l'édification d u m o n d e c o m m u n ,
de la Res Publica. Si, sur le plan empirique, liberté et éga
lité se disjoignent le plus souvent, sur le plan des principes
l'une est l'autre. Entre elles l'identité est de principe, une
identité toujours à retrouver, à réinventer, une identité
toujours manquee mais toujours manquee dans son
éternelle poursuite d'elle-même.
La démocratie, dit Jacques Rancière, « est ce pouvoir
paradoxal de ceux qui n'ont pas de titre à exercer le pou
voir7 ». C e qui est un paradoxe pour la pensée, cette insti
tution d u pouvoir égal des sans-pouvoir ne peut signifier
dans la pratique qu'une chose : légitimité de la résistance
des sans-pouvoir non pas « au » pouvoir, ce qui, stricto
sensu, ne veut rien dire, mais à tous les abus du pouvoir,
que celui-ci soit institué ou non, qu'il soit social ou de
« représentation », à toutes les figures de Y hubris de la
liberté qui est toujours émancipation de la liberté à l'é
gard de sa condition de légitimité, l'égalité, à l'égard de
l'égalité c o m m e de sa condition restrictive : condition de
légitimité, condition de sens, et limite.
7. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, coll.
« Folio «.Essais, 1998, p. 17.
275
Retrouver le sens radical de l'institution
« N o u s vous proposons des institutions civiles par les
quelles u n enfant peut résister à u n h o m m e puissant et
inique. »
Contrairement à ce qu 'on lui fait souvent dire, Saint-
Just a fort bien compris la nécessité de la médiation insti
tutionnelle pour instaurer l'égalité c o m m e égale autono
mie ; il l'a comprise n o n c o m m e garantie première et
dernière, suffisante pour la liberté, mais c o m m e ce qui
offre appui à la résistance du (tout) faible au fort, ce qui
permet que cette résistance ne soit pas vain héroïsme,
aussitôt écrabouillé par les « factions ».
L'institution de la liberté n'est pourtant pas condition
suffisante pour la liberté, elle offre à une liberté qui a sa
source en dehors d'elle, elle offre à la résistance du tout
faible, et de ceux qui se solidarisent avec lui, cette résis
tance de toute autre sorte qu'est celle de sa durabilité, de
sa massivité substantielle, elle offre son « impassibilité »,
son « immortalité ».
Saint-Just ne voit donc pas dans les institutions de
liberté u n « substitut » à l'action politique plus directe
pour l'égalité, mais seulement une condition pour don
ner à celle-ci u n ferme appui. L'institution de la liberté
est la condition de la liberté. Mais la liberté ne s'y laisse
pas emprisonner.
276
Encore faut-il que ces institutions (re)deviennent sen
sibles à ce sens radical qui s'y est déposé ; leur seule
« impassibilité » est insuffisante, elle se retourne facile
ment en indifférence, et plus, en résistance à la résistance.
Cela implique que cette dimension de la résistance qui
est plus vieille que toute institution, doit demeurer pré
sente, doit résonner, en quelque manière, en chacune des
instances re-présentatives de l'institution de la liberté,
depuis la plus visible, car la plus radicale, la plus directe,
telle auto-représentation directe d u peuple dans une
action de désobéissance civile, par exemple, jusqu'à la
plus indirecte, telle une décision prise par une haute
institution d'autorité, par exemple, par u n Président de
la République ou par une cour suprême. Inutile de pré
ciser que les occupants empiriques de ces lieux de la
représentation sont rarement à la hauteur de leur mis
sion.
L'autorité dont se voient investies certaines institu
tions n'est pas u n autre pour le peuple, elle est le peuple
souverain lui-même se donnant la médiation de ce
m o m e n t d'inégalité pour mieux rejoindre son principe,
pour échapper à la fascination par l'immédiateté à soi des
« volontés », et à la confusion de son exercice plus direc
te de la démocratie avec ces « volontés », une confusion
qui est toujours identification d u légitime à la volonté d u
plus fort.
277
La servitude volontaire, mal radical pour la démocratie
L'institution de la liberté n'est rien de substantiel, elle
avance et elle recule à l'intérieur d'elle-même, elle n'est
que poussée et contre-poussée : poussée vers l'égalité et
contre-poussée de l'arbitraire ou de la « préférence »,
poussée vers l'égalité de pouvoir et contre-poussée d u
pouvoir d u plus fort, pouvoir d u plus fort qui a pour lui
la force, et résistance qui n'a pour elle que son propre
conatus, que l'exigence quelle est à elle-même.
E n u n sens il n'y a rien en dehors de la démocratie ;
elle est à elle-même sa propre exigence et sa propre ten
tation d'en démordre avec cette exigence, elle est à elle-
même sa propre résistance, résistance à la tentation naturel
le de la corruption comme auto-corruption.
L'institution de la liberté est d'emblée divisée, distor
due entre son aspiration, et sa destination essentielle, et
sa « nature ».
Telle semble bien être la singularité de la servitude
volontaire en démocratie : elle naît au cœur m ê m e d u
principe instituant, elle doit, pour être efficace, occuper
ce cœur, elle est corruption du principe instituant lui-
même, elle est pour la démocratie, mal radical, mal à la
racine.
278
La démocratie est institution et nature : la liberté
auto-instituante est doublée dès l'origine de la tentation
naturelle de la corruption, qui prend, en institution de la
liberté, plus naturellement encore qu'en régime monar
chique ou despotique, la figure de la servitude volontaire.
C e « malencontre » qui retourne la liberté en servitude
volontaire est, en institution de la liberté, rencontre mal
heureuse de la liberté avec elle-même ; il ne résulte pas
simplement de l'obstacle extérieur opposé à la liberté par
l'oppression, la servitude est mal à la racine de cette insti
tution, mal radical pour l'institution démocratique de la
société. L'institution de la liberté est travaillée au flanc, et
m ê m e au cœur, par cette impossible possibilité du désir
de pouvoir et du désir de servitude qui semble précéder
et c o m m e « prévenir » le premier, qui semble en être
c o m m e la condition transcendantale de possibilité.
L'institution de la liberté ne permet l'oppression qui la
nie que parce qu'elle est travaillée en son cœur par le
désir de servitude. L'oppression est « seulement » mal
empirique pour la démocratie, mais la servitude volon
taire, cette liberté qui nie l'autonomie, qui se nie elle-
m ê m e , au n o m de l'autonomie elle-même, est mal radi
cal, mal à la racine de la démocratie, auto-tromperie. La
servitude volontaire, ce désir du pouvoir — qui est indisso-
ciablement fascination par le pouvoir de l'autre et désir
d'occuper soi-même le lieu du pouvoir, reçoit en institution
279
de liberté le meilleur alibi, elle prend le masque de l'exi
gence de liberté.
Considérée dans ses effets les plus évidents et m ê m e
les plus massifs, la situation actuelle de nos démocraties
semble bien donner à nouveau figure menaçante à ce
malencontre fondamental de la liberté et de l'égalité, ou
de la liberté avec elle-même, c o m m e si la rencontre heu
reuse de liberté et d'égalité se voyait le plus souvent
court-circuitée et retournée en la dialectique de l'oppres
sion et de la servitude volontaire.
Mais on peut aussi bien faire le constat opposé : tout
s'est passé c o m m e si, depuis sa fondation, l'institution
démocratique de la société n'avait eu de cesse de tirer
toujours plus sur le fil de cette pelote enchevêtrée de
quasi-principes qu'elle a trouvés un jour pour s'instituer,
de filer et de dévider toujours plus cette pelote princi-
pielle, de chercher toujours une nouvelle articulation
symbolique pour ce schématisme sans scheme qu'est le
juste politique c o m m e égale autonomie de chacun,
c o m m e souveraineté populaire, c o m m e pouvoir consti
tuant continu.
C o m m e si, ayant encore c o m m e n c é toutes « petites »
dans leur audace d'instituer la liberté elle-même c o m m e
principe politique fondateur, les sociétés démocratiques
fouillaient dans ce principe indéterminé et y découvraient
280
toujours plus de ces « droits contre » (c'est u n constat
que fait Mireille Delmas-Marty) , y redécouvraient
chaque fois u n peu plus de la part articulable de ce néga
tif, articulable en pouvoirs, droits, institutions, de sorte à
faire ressortir progressivement toute la radicalité perdue
de son principe instituant.
Et, en effet, on assisté, durant ces dernières années, au
surgissement et à la démultiplication de ces « auto-repré
sentations directes » que sont les associations libres et
autres comités-citoyens, tant à l'échelle mondiale, qu'à
l'échelle nationale et parfois locale.
Mais on a également assisté à un p h é n o m è n e beau
coup plus paradoxal, à des remous tout à fait inédits au
sein m ê m e des institutions de l'Etat, ces lieux supposés
les plus rétifs au principe-résistance : « fronde des juges »,
entamée en Italie par l'opération « mains propres »,
poursuivie en France, en Belgique, et jusque dans la prin
cipauté de M o n a c o , haut magistrat italien en appelant en
pleine séance inaugurale de l'année judiciaire à « résister,
résister, résister », petit juge belge très peu « médiatique8 »
sortant de sa réserve naturelle pour interpeller, dans une
8. U n petit juge qui a fait ses preuves c o m m e fidèle serviteur de
l'Etat de droit, tant dans l'affaire des enfants martyrisés que dans
d'autres affaires criminelles : assassinat d 'un ministre d'Etat, affaires
de terrorisme, etc.
281
lettre ouverte, en m ê m e temps que son roi, le peuple de
son pays, et pour dénoncer la dérive mafieuse de son
Etat, traitant publiquement cet Etat d'« Etat délinquant ».
Hauts fonctionnaires nationaux et européens sortant du
bois pour informer l'opinion que ce sont jusqu'aux insti
tutions de contrôle et de contre-pouvoir les plus poin
tues, créées pour faire pièce aux abus des pouvoirs insti
tués, et au crime organisé lui-même, qui sont infiltrées et
parfois noyautées non seulement par la « préférence »,
mais par ce crime lui-même ( O L A F 9 , Commission anti
mafia en Italie). Ces hauts fonctionnaires, ces petits juges
lancent un cri d'alarme dénonçant des dérives devenues
si massives qu'elles représentent une atteinte directe, qui
peut devenir mortelle, au cœur m ê m e de l'institution de
la liberté.
Ces m ê m e s institutionnels nous font cette annonce
qui n'est paradoxale qu'en apparence, qu'ils ne peuvent
plus exercer leur fonction de fidèles serviteurs de l'État
de droit qu'en résistant. E n résistant contre les abus de
pouvoir, mais tout autant et plus contre toute la servitu
de volontaire des faux et viles « serviteurs de l'État » qui
aussitôt se disposent autour de ces abus c o m m e une
armée et c o m m e une armure invisibles, camouflée dans
9. Office européen de Lutte Anti-Fraude.
282
la nuit procédurale où toutes les vaches sont grises,
depuis les plus honnêtes jusqu'aux plus criminelles.
Par leur résistance, ces institutionnels minoritaires
reprennent le contact avec la radicalité d u principe qui a
présidé à l'institution de leurs fonctions, celles-ci fussent-
elles celles de la plus haute autorité. Tout se passe c o m m e
s'ils se voyaient investis de l'obligation de redonner visi
bilité à la fois politique et institutionnelle, visibilité
directe, et non plus indirecte, à cet « excès de l'Etat sur
lui-même ».
Tous ces institutionnels se sont retrouvés dans u n état
d'urgence : ils assistent à la métamorphose, sans auto
résistance effective, de cet Etat de droit dont ils se sont
voulus les fidèles serviteurs, non pas en Léviathan, mais
au contraire en État-Béhémoth, ce non-Etat, cet Etat d u
chaos et d u non-droit.
Avec pourtant cet autre aspect hautement paradoxal
que c'est bel et bien avec l'appui précieux d'autres insti
tutionnels, se faisant, ceux-là, serviteurs volontaires de ce
démantèlement, et qui ne veulent rien savoir de cet
« excès de l'État sur lui-même », que le formalisme d u
droit se vide de sa substance pour favoriser l'avancée de
Béhémoth au n o m m ê m e d'une défense du Léviathan,
d 'un Etat de droit identifié abusivement au Léviathan.
283
Rappelons-nous ce que nous disait Franz N e u m a n n
dans son ouvrage incontournable publié dans la collec
tion «Critique de la politique» dirigée par M . Abensour :
ce sont non seulement les criminels mais aussi ces « fidè
les serviteurs de l'Etat » qu'étaient les juges allemands
qui, au n o m d'une application scrupuleuse des règles
juridiques, ont contribué à faire métamorphoser leur
État en Etat criminel. O n peut s'inquiéter de constater
de fortes analogies avec ce qui se produit aujourd'hui
dans nos État de droit.
C e retrait de l'État, cette progression de Béhémoth
c o m m e Léviathan, cette avancée du vide et du chaos
contre la libre cohésion de l'État de la liberté, cette
monstruosité tant réelle que conceptuelle d 'un État-
Béhémoth s'identifiant à son propre leurre c o m m e État-
Léviathan, signifie l'abandon radical, au n o m des libertés
fondamentales, des faibles et leur condamnation au vain
et souvent mortel héroïsme de la liberté ou à la résigna
tion (complaisante) à la servitude volontaire.
Sauf à reconstituer du politique à contre-courant de
ce qui prend toujours plus la figure d 'un fléau quasi-
naturel. Sauf à réinstituer expressément le principe insti
tuant la démocratie c o m m e résistance. Sauf à reconsti
tuer des espaces de représentation plus directe du demos,
des espaces suffisamment consistants pour inciter, pour
284
obliger les espaces de la représentation à reprendre le
conattts démocratique qui s'y exprime.
Depuis la fondation de nos démocraties, on n'a pas
cessé d'intégrer dans nos constitutions, qui centraient
tout leur propos, au départ, sur le pouvoir représentatif
et ses principes organisationnels, de nouveaux droits.
Pourtant, tantôt ces droits s'inscrivaient encore, c o m m e
tels, dans un cadre préétabli qu'il n'était pas question de
remettre en question : celui de la représentation, et ils ne
recevaient que le statut d'« amendements » ; tantôt ils
étaient pensés c o m m e droits de « l'individu », tels les
disabling provisions, droits contre l'État, et ils perdaient
par là leur ampleur de sens proprement politique.
Les droits d'association, et d'expression sont apparus
eux-mêmes c o m m e des droits « réactifs », au mieux
c o m m e des suppléments d ' â m e pour une Constitution
dont le propos principal demeurait et demeure centré sur
le pouvoir représentatif, et ses principes organisationnels,
les citoyens se positionnant tout au plus c o m m e des péti
tionnaires ou des référendaires.
Ces droits « contre » s'y intégraient, s'y intègrent, de
manière lisse, ils y apparaissent c o m m e une sympathique
concession faite par le gouvernement à son peuple, dans
l'oubli de la radicalité résistante qui les a rendu possibles,
et, pour le gouvernement, nécessaires.
285
Tout semble donc s'être passé c o m m e si, à peine
reconnus, et par la manière dont ils recevaient recon
naissance constitutionnelle, ces « droits contre » se
voyaient neutralisés dans leur charge de résistance. Il s'a
gissait de pacifier le rapport au pouvoir et non d'en assu
mer, d'en déclarer la dimension de tension et de distor
sion, de résistance c o m m e dimension originaire, et donc
irréductible.
Corrélativement, le droit de résister se voyait lui-
m ê m e mis hors jeu, en dehors ou à la limite de l'institu
tion de la liberté, par la manière m ê m e dont il était
reconnu par certaines constitutions : un droit à la résis
tance était posé c o m m e une sorte d'ultime recours, de
« tout ou rien », la résistance ne pouvant signifier que la
sortie hors d 'un Etat de droit tout plein de sa positivité
instituée, pré-constitué, que ce fût pour le meilleur ou
pour le pire.
C e face-à-face entre Etat de droit et droit à la résistance
a paradoxalement neutralisé le principe-résistance. Car, au
bout du compte, cela a abouti à faire apparaître les véritables
mouvements de résistance démocratiques c o m m e m e n a
çants pour la démocratie, c o m m e illégitimes.
Mais dans le m ê m e temps, progressait et continue
de progresser u n sens plus radical d u droit de résister,
plus radical aussi au sens où il exprime une sensibilité
286
à soi de l'État démocratique c o m m e cet excès de l'État
sur lui-même qu'est l'institution de la liberté ; le droit
d'opposer résistance au pouvoir abusif apparaissait n o n
c o m m e droit périphérique, ou c o m m e droit « addi
tionnel », mais c o m m e noyau de l'institution de la
démocratie.
Dans le texte qu'elle a consacré à la question de la
désobéissance civile, H . Arendt avait prédit, et l'avenir
lui a donné raison au-delà de toute anticipation possible,
que la désobéissance civile jouerait dans les démocraties
modernes un rôle toujours plus important. Quelques
quinze ans plus tard, R . Dworkin constate que c'est, en
effet, ce qui s'est produit et continue de se produire
dans nos démocraties contemporaines.
Mais aussi, plus inattendu, résistance de la part de
ceux-là m ê m e s que nous avions coutume d'identifier au
pôle de l'autorité institutionnelle. Résistance paradoxale,
mais non moins authentique : c'est au n o m de la stabi
lité, de la durabilité des institutions de la liberté que cer
tains institutionnels entrent en résistance, reprennent le
geste inaugural, contre une déstabilisation qui n'a plus
rien à voir avec cette « instabilité instituée » par l'inapai-
sable inquiétude qui en est la radicale négation.
La résistance aujourd'hui est devenue paradoxalement
résistance pour l'institution de la liberté contre sa perversion
287
en État-Béhémoth, fagocyté par des « pouvoirs sociaux »
bien plus puissants que ce pouvoir étatique10.
Des pouvoirs aidés efficacement par les défenseurs
traditionnels de l'Etat-Léviathan, de cet Etat qui ne se
reconnaît aucune altérité effective.
D e sorte que tout se passe c o m m e si avait c o m m e n c é
de se développer une solidarité inédite, solidarité trans
versale entre ces citoyens dont c'était la tradition de résis
ter contre l'Etat Léviathan et ces institutionnels qui cher
chent à résister à la métamorphose de l'Etat de droit en
État-Béhémoth.
Ces ébranlements socio-politiques n'ont pas encore
reçu la reconnaissance constitutionnelle qui leur offrirait,
c o m m e principe régulateur, c o m m e horizon auquel
orienter leur jugement et leur action, une auto-réflexion
plus ajustée à leur sens.
1 0 . U n seul exemple : ce qui pour les révolutionnaires français
était une garantie de la liberté d'expression contre le pouvoir abusif de
l'Etat devient aujourd'hui, de manière urgente, l'obligation de l'État
d'intervenir pour garantir cette m ê m e liberté d'expression contre la
monopolisation du pouvoir de l'information par de grands groupes
financiers.
288
Constitutio libertatis
« C'est parce que la démocratie est "l'énigme résolue
de toutes les constitutions", [...] et qu'elle se sait être
cette solution [...} qu'elle va parvenir à éviter que l'ob-
jectivation constitutionnelle ne dégénère en aliénation
politique. [...] Ainsi renvoyée au fondamental, mise en
rapport avec l'énergie d u sujet, la constitution démocra
tique ne se réifie pas, ne se cristallise pas, ne s'érige pas
en tant que puissance, forme étrangère au-dessus d u sujet
et contre lui" ».
O n voit encore trop souvent dans les principes
constitutionnels ce que certains appellent le « moment
dogmatique », auquel il faudrait donc que notre liberté
se soumette, il faudrait qu'elle renonce, en quelque sorte,
à une part d'elle-même, pour adhérer à ce qui la précéde
rait. C'est une vision bien positiviste des choses.
Concernant la constitutio libertatis, cette vision repose
sur un malentendu, et m ê m e sur un contre-sens fonda
mental.
La Constitution de la liberté n'est ni l'égalité précédant
l'exercice de la liberté, et imposant à celle-ci sa contrainte
extérieure, ni garantie ultime pour cette liberté.
11. Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat, op. cit., pp. 64-65.
289
Par ses principes, la constitutio libertatis ne freine ni
n'ampute la souveraineté populaire, ou le pouvoir du
peuple c o m m e demos, elle fait advenir le peuple c o m m e
demos en le déclarant c o m m e sujet et objet de lui-même
- « we the people » — et elle en articule différents
« m o m e n t s ». Elle ne le chapeaute ni ne le précède, elle le
méta-morphose en re-présentations symboliques tou
jours seulement partielles, en pouvoirs inachevés, en
droits et principes qui sont d'ailleurs plutôt des schemes
principiéis que des principes faisant bloc avec leur posi-
tivité supposée, elle métamorphose ce pouvoir du peuple
qui dans son cheminement vers lui-même sécrète c o m m e
des officines d'auto-réflexivité, d'auto-représentation plus
ou moins directe, plus ou moins indirecte, qui sont
autant de momen t s d'auto-réflexion, d'auto-réinstitution.
Ces instances ne faisant que re-présenter pour le peu
ple, de manière partielle et démultipliée, le pouvoir de ce
peuple, peuvent toujours retourner leur pouvoir contre
l'intention totale qui les a trouvées un jour pour s'y
exprimer partiellement, contre la souveraineté populaire
c o m m e acte constituant continu.
Loin d'être « m o m e n t dogmatique » auquel devraient
se soumettre toutes les autres instances re-présentatives
du demos, y compris ces « auto-représentations directes »
que sont les associations citoyennes, la constitution est
pour les initiatives citoyennes tout autant que pour
290
celles du gouvernement « m o m e n t réfléchissant ». N i
moins ni plus. Elle n'est pour la souveraineté populaire
fondation et limite, que parce qu'elle réfléchit pour ce
pouvoir populaire ce qui est sa dimension propre,
c o m m e auto-institution c o m m e auto-nomie.
N i antérieure ni supérieure, la Constitution de la
liberté est toujours-déjà-là, mais il s'agit d 'un toujours-
déjà qui ne peut faire bloc avec lui-même, étant l'« acte
constituant continu » dans sa reprise symbolique, elle est
« m a n q u e opérant » (Merleau-Ponty) qui n'a nulle autre
présence que dans sa reprise et sa re-présentation, tou
jours-à-nouveau renouvelée, c o m m e auto-transcendance
de tout acte, de toute décision de tout pouvoir politique
empirique s'exerçant en institution de la liberté, et en
référence à celle-ci.
La Constitution de la liberté n'est rien d'autre que la
liberté elle-même instituant son propre futur c o m m e
éternel retour de l'acte constituant continu, n'instituant
rien d'autre que ce futur de libre reprise ré-instituante.
Constitutionnaliser la désobéissance civile
C'est dans une telle perspective que l'on peut c o m
prendre le regret émis par H . Arendt de ce que le droit,
et plus, Y institution des associations citoyennes n'ait pas
été intégrée dans la Constitution américaine ; de m ê m e
291
que l'importance accordée par H . Arendt à la possibilité
de constitutionnaliser la désobéissance civile, qui n'est
rien d'autre pour elle que l'expression radicalisée de cette
liberté d'association. « Découvrir une formule permet
tant de constitutionnaliser la désobéissance civile serait
u n événement d'une importance majeure, aussi significa
tif peut-être que la fondation, voici près de deux siècles,
de la constitutio libertatis u ».
Aussi significatif que la fondation elle-même ; cela ne
peut signifier qu'une chose : refondation donc, mais
refondation c o m m e remémoration de l'acte radical qui a
présidé à l'élaboration de cette Constitution. Refondation
qui n'ajoute rien à la première fondation, si ce n'est cette
sensibilité plus grande à soi d u principe-égalité, du prin
cipe d'égale autonomie, c o m m e principe de résistance.
Il s'agit bien, en effet, pour H . Arendt, d'introduire la
désobéissance civile n o n c o m m e simple droit à côté d'au
tres droits, mais c o m m e « institution politique ». La pro
position de constitutionnaliser la désobéissance civile est
expressément avancée par H . Arendt c o m m e l'expression
du retour d u demos à ses propres sources lorsque les insti
tutions qu'il a u n jour trouvées pour se re-présenter
faillissent à leur mission.
12. Hannah Arendt, « D e la désobéissance civile », Du mensonge
à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 90.
292
H . Arendt rappelle que les débats sur la désobéissance
civile ont redémarré en Amérique à partir d 'une situation
de nécessité qui fut une alerte. Lorsque les institutions
établies de la liberté cessent de fonctionner correctement
et que ses autorités perdent leur pouvoir, les associations
volontaires entrent en désobéissance civile, et le désaccord
devient résistance1''.
Je ne pense pas d u tout exagéré d'en dire autant de la
situation dans laquelle est replongée notre m o n d e
contemporain ; l'état d'urgence est sans doute plus
manifeste encore. Cela devient m ê m e l'évidence si nous
considérons l'affaissement dramatique de nos institu
tions de représentation, si nous considérons l'effondre
m e n t tout aussi dramatique de tous nos contre-
pouvoirs1**, quand ces contre-pouvoirs ne sont pas
purement et simplement infiltrés, et parfois noyautés par
13. Ibid., p. 109. [Je souligne A . - M . R.]
14. En particulier du contre-pouvoir des medias qui, dès lors qu'il
se trouve confronté à une affaire à la fois très sérieuse pour la Cité et
très problématique pour son pouvoir officiel, font de plus en plus
dans la servitude volontaire, et invoquent l'obligation et la passion de
l'auto-critique pour pratiquer de manière d'autant plus dévergondée
une auto-censure qui frise Vomertà. Figure de Fauto-tromperie, figu
re du mal radical qui en dit long sur l'effondrement du principe-
démocratie.
293
ceux-là m ê m e s contre lesquels ils doivent exercer leur
résistance.
Constitutionnaliser la désobéissance civile ce serait
faire de celle-ci u n droit constitutionnel qui serait bien
plus qu 'un droit parmi d'autres, bien plus m ê m e qu 'un
droit « contre » de plus ; u n droit qui, lorsqu'on entrou
vre sa boîte noire laisse entrevoir une dimensionnalité
qui le déborde lui-même de toutes parts, et contamine à
distance tous les autres droits et pouvoirs. La désobéis
sance civile ne fait que donner visibilité plus directe, sans
pourtant lui donner visibilité totale ou pleine présence,
au principe instituant nos démocraties qui demeure, qui
devrait demeurer agissant jusque dans les décisions les
plus « intégrées ». E n étant constitutionalisée, la dés
obéissance civile deviendrait une « institution » qui
aurait validité exemplaire pour toutes les autres.
Constitutionnaliser la désobéissance civile, ce ne
serait rien d'autre qu'enfin donner visibilité constitu
tionnelle expresse et n o n plus implicite, directe, et n o n
plus indirecte, articulée et n o n plus enfouie, au principe-
résistance, à ce « négatif», articuler en principe constitu
tionnel ce qui est le paradoxe fondateur de la démocratie :
une Constitution accordant autorité constitutionnelle à
la résistance.
294
Cette promotion arendtienne de la désobéissance
civile au statut d'institution exemplaire ne rend pas la
penseuse du politique aveugle à la possibilité d u mal
radical jusqu'en ce lieu privilégié d'expression d u demos.
A la suite de Tocqueville, Arendt reconnaît que ces asso
ciations elles-mêmes peuvent devenir le lieu d'une nou
velle hubris du pouvoir. E n institution de la liberté, c'est
m ê m e parfois la meilleure stratégie pour prendre un
pouvoir illégitime1 ,̂ et exploiter le désir de servitude
volontaire, la haine cachée de la liberté chez certains
membres de ces mouvements pour imposer, sous l'éten
dard de la liberté, sa propre haine cachée de la liberté.
Pas de garantie ultime contre la servitude volontaire,
ni contre la renaissance du désir d u pouvoir, y compris
en ces lieux les plus propres à la liberté. Pas d'autre
garantie que « le miracle de la liberté ».
Telle est la grandeur et telle est la finitude, telle est
l'extrême fragilité de l'institution de la liberté : de m ê m e
qu'elle peut redonner vie à la liberté là m ê m e où on ne
l'attendait plus, de m ê m e qu'elle est pour la liberté la
plus grande chance, de m ê m e , et pour les m ê m e s raisons,
15. Par exemple se donner le masque de la dissidence contre l'op
pression, de l'« alternatif», de l'altermondialisme, de Fanti-capitalis-
m e et proposer un monde, en effet, radicalement autre, celui du fon
damentalisme.
295
elle peut se renverser, y compris en des lieux expressé
ment institués pour donner force à la liberté, en l'éter
nelle dialectique du despotisme et de la servitude
volontaire.
Présentation des auteurs
Miguel Abensour (France)
Miguel Abensour est professeur émérite de philoso
phie politique à l'université de Paris VII et directeur de
la collection « Critique de la politique » chez Payot. Son
œuvre, centrée sur la théorie politique, se concentre sur
les notions d'utopie, d'héroïsme et de démocratie. Il a
participé aux revues « Textures », « Libre » et il est m e m b r e
du comité de rédaction de la revue « Tumultes ».
Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le procès
des maîtres rêveurs (Ed. Sulliver, 2000), L'utopie de
Thomas More à Walter Benjamin (Sens & Tonka, 2000)
et récemment La démocratie contre l'Etat. Marx ou le
moment machiavélien (2' éd. Le Félin, 2004). Il a aussi,
en collaboration avec A n n e Kupiec, publié les œuvres
complètes de Saint-Just en « Folio » (2004).
297
Monique Boireau-Rouillé (France)
Monique Boireau-Rouillé est maître de Conférences
en science politique à l'Université Paris IX, Dauphine.
Martin Breaugh (Canada)
Martin Breaugh est chercheur postdoctoral ( C R S H )
à la Chaire de Recherche du Canada en Mondialisation,
Citoyenneté et Démocratie de l'Université du Québec à
Montréal. Il est également professeur à temps partiel en
pensée politique à l'Ecole d'études politiques de
l'Université d'Ottawa. Il vient de publier un article sur le
retour de la philosophie politique en France dans la
revue Politique et Sociétés qui lui a valu la mention d'hon
neur du Prix Léon-Dion attribué au meilleur article
scientifique publié au cours des trois dernières années
(2005).
Monique Chemillier-Gendreau (France)
Monique Chemillier-Gendreau est professeur émérite
de droit public et de sciences politiques à l'Université
Paris VII-Denis Diderot et a pratiqué le droit auprès des
juridictions internationales. Elle m è n e depuis quelques
années une réflexion sur la fonction du droit international :
instrument de reproduction ou de résistance à la m o n
dialisation ?
298
Elle est l'auteur entre autres ouvrages de Humanité et
souverainetés. Essai sur la fonction du droit international,
(La Découverte, 1995), de L'Injustifiable. Essai sur les
politiques françaises de l'immigration (Bayard Société,
1998) et, dernièrement, de Droit international et démo
cratie mondiale. Les raisons d'un échec (Textuel, 2002).
Fabio Ciaramelli (Italie)
Professeur de philosophie, Fabio Ciaramelli enseigne à
l'Université de Catane. Il est m e m b r e du comité de rédac
tion de la Revue philosophique de Louvain et des Cahiers
d'études lévinassiennes. Il a publié en français plusieurs
articles sur Levinas. Il est l'auteur de Transcendance et
éthique : essai sur Lévinas (Ousia, 1989), Lo spazio simbólico
délia democrazia (Città aperta éd., 2003), Creazione e
interpretazione délia norma (Città aperta, cop.2003).
Patrick Cingolani (France)
Patrick Cingolani est Professeur de sociologie à
l'Université Paris X-Nanterre, chercheur au laboratoire
I D H E / C N R S (Institutions et dynamiques historiques
de l'économie). Il a écrit entre autres ouvrages L'Exil du
précaire — récit de vies en marge du travail (Méridiens-
Klincksieck, 1986), Morale et société (Méridiens-
Klincksieck, 1995), La République, les sociologues et la
299
question politique (La Dispute, 2003) ou encore La
Précarité (PUF, 2005).
Marilena D e Souza Chaui (Brésil)
Professeur de philosophie à l'université de Sao Paulo,
ancienne secrétaire à la culture de la ville de Sao Paulo
(1989-1992), Marilena D e Souza Chaui est cofondatrice
du parti des travailleurs. Auteure de plusieurs ouvrages,
spécialiste de Spinoza, Marilena Chaui est Docteur
Honoris Causa de l'Université Paris 8.
Cristina Hurtado-Beca (Chili)
Docteur en science politique, Cristina Hurtado-Beca
a été Maître de Conférences à l'université Paris VIII et a
enseigné à l'Université de Santiago du Chili. Elle est l'au
teur notamment de Le mode d'appropriation des idées
républicaines européennes au XIX siècle au Chili : Le cas
Lastarria (1817-1888) (Atelier national de reproduction
des thèses, 2000).
Martin Legros (Belgique)
Doctorant de science politique à F Université de Paris VII
sous la direction du professeur Miguel Abensour, Martin
Legros poursuit des recherches sur les analyses philoso
phiques contemporaines de la démocratie.
300
Anne-Marie Roviello (Belgique)
Philosophe, chargée de cours associée à l ' U L B ,
l'Université Libre de Bruxelles, Anne-Marie Roviello est
l'auteur de nombreuses publications de philosophie,
politique et éthique, dont L'institution kantienne de la
liberté (Ousia, 1984) et Sens commun et modernité chez
Hannah Arendt (Ousia, 1987) et, dernièrement II faut
raison garder (Editions Q u o r u m ) , traitant de l'affaire
Dutroux et consorts.
301
Dumas-Titoulet Imprimeurs
42000 Saint-Étienne
Dépôt légal : mars 2006
N ° d'imprimeur : 43861
Imprimé en F rana'