autour de miguel abensour

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Page 1: Autour de Miguel Abensour
Page 2: Autour de Miguel Abensour

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Page 3: Autour de Miguel Abensour

Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.

Publié en 2006 par :

Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture

Secteur des sciences sociales et humaines

7, place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP

Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité humaine, démocratie, philosophie

Assistée de Mika Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska,

Valérie Skaf.

© UNESCO Imprimé en France

Page 4: Autour de Miguel Abensour

Sommaire

Le Rouge et le Noir à l'ombre de 1793 ? 5

Miguel Abensour

La réduction libérale de la démocratie 75

Monique Boireau-Rouillé

Le lien social entre utopie et démocratie 109

Martin Breaugh

Le droit de résistance en droit international 135

Monique Chemillier-Gendreau

Démocratie et citoyenneté 155

Fabio Ciaramelli

Interprétation de l'insurrection communale.

La démocratie, l'Etat et la politique 183

Patrick Cingolani

Page 5: Autour de Miguel Abensour

Remarques sur la peur, l'espoir, la guerre et la paix chez Spinoza 205 Marilena De Souza Chaui

Démocratie sauvage ou démocratie intermittente 233 Cristina Hurtado-Beca

Qu'est-ce que la démocratie sauvage ?

D e Claude Lefort à Miguel Abensour 247 Martin Legros

Résistance et servitude 265 Anne-Marie Roviello

Page 6: Autour de Miguel Abensour

Le Rouge et le Noir à l'ombre de 1793 ?

Miguel Abensour

Je dédie cette conférence à Jacques Derrida.

Le Rouge et le Noir est une œuvre énigmatique. Énigme

plurielle. D'abord, il y a le titre. Classiquement, en

s'appuyant sur les propres déclarations de Stendhal, on

l'interprète c o m m e si le Rouge évoquait les carrières

militaires et le Noir les carrières ecclésiastiques. Mais est-

ce bien sûr ? Méfions nous des explications de Stendhal

dont nous savons qu'il avait un goût prononcé pour la

mystification.

E n outre, il s'agit d'un roman écrit « à l'ombre de... » :

certains protagonistes agissent et se déplacent sur une

double scène, la scène contemporaine du roman, la

France de la Restauration, et une autre scène située dans

une époque passée qui a valeur d'exemple. Double scène

donc, dans la mesure où les protagonistes trouvent la

source de leur conduite dans l'identification à un modèle

5

Page 7: Autour de Miguel Abensour

choisi dans le passé et dont ils s'efforcent d'imiter les

hauts gestes et les grandes actions, en dépit de la résis­

tance du temps présent.

La nature de cette ombre peut être évidente. Ainsi en

va-t-il de Mathilde de la Mole fascinée par les guerres de

la Ligue « les temps héroïques de la France » selon elle1.

Chaque année, le 30 avril elle porte le deuil en souvenir

de son ancêtre, Boniface de la Mole décapité en Place de

Grève le 30 avril 1574. L'existence de l'ombre a pour

effet d'entraîner chez celle ou celui qui s'en inspire un

mouvement de répétition, afin que s'accomplisse au

mieux l'identification choisie. S'identifiant à la reine

Margot qui obtint du bourreau la tête de son amant,

Boniface de la Mole, et alla l'enterrer dans une chapelle

au pied de Montmartre, Mathilde de la Mole fait de

m ê m e . Après la décapitation de Julien, Mathilde prend

sa tête sur ses genoux et part l'ensevelir de ses propres

mains, dans une petite grotte située au sommet des

Montagnes du Jura. Dans le cas de Julien, l'énigme

rebondit : de quelle ombre s'agit-il ? La réponse semble

ne pas faire problème. Il paraît assuré que c'est l'ombre

de Napoléon qui se projette sur ce roman qui a pour

1. Stendhal, Le Rouge et le Noir , in Romans et Nouvelles, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 506, désormais cité R . N . suivi de la pagination.

6

Page 8: Autour de Miguel Abensour

foyer central Julien Sorel. N o m b r e u x sont les épisodes où

l'identification de Julien à Bonaparte o u à Napoléon est

avérée : le père surprend Julien en train de lire son livre

préféré le Mémorial de Sainte-Hélène ; il est dit de Julien

qu'il ne passait pas une heure de sa vie sans admirer l'as­

cension vertigineuse de Bonaparte ; à u n dîner de prêtres,

Julien fait l'éloge de Napoléon avec fureur ; il retrempe

fréquemment son â m e à la lecture des exploits de son

héros; chez les de Rénal, il tient cachée dans sa paillasse

une petite boîte contenant le portrait de Napoléon ; cette

admiration fait l'objet d 'un secret plus o u moins bien

gardé selon les interlocutrices. Mais cette évidence n'est-

elle pas trompeuse ? faut-il distinguer entre Bonaparte et

Napoléon ? de quel Napoléon s'agit-il ? de celui qui dans

le sillage de la Révolution détruisit l'Ancien Régime en

Europe ou d u liquidateur de la Révolution française qui,

devenu Empereur produisit pour son profit « une nou­

velle édition de toutes les niaiseries monarchiques2 » ?

Q u ' e n est-il lorsqu'on inverse la perspective ? lorsqu'au

lieu de partir de l'identification, on observe d'abord ce

qui a valeur de répétition ? Lorsque Julien marche à la

mort, quel événement répète-t-il ? Certainement pas u n

m o m e n t de l'épopée napoléonienne, mais bien plutôt

une séquence tragique de la Révolution. Aussitôt ces

2. R. N . p. 438.

7

Page 9: Autour de Miguel Abensour

questions posées, l'évidence première se défait et tout un

pan du récit redevient visible, se révèle, souvent ignoré

des interprètes. Allan Bloom, un des derniers en date

peut écrire un chapitre entier sur Le Rouge et le Noir dans

L'Amour et l'Amitié sans mentionner une fois le n o m de

Danton ! E n effet, telle est notre thèse, derrière le massif

napoléonien se laisse percevoir le massif révolutionnaire,

derrière Bonaparte - Napoléon, Danton. Mais Danton

est-il le dernier n o m ou bien cache-t-il à son tour une

autre figure héroïque, celle de son ennemi le plus déter­

miné, Saint-Just par exemple ? Dans sa préface au livre

d'Albert Ollivier consacré à Saint-Just, André Malraux

ne peut s'empêcher d'évoquer au moins à deux reprises

Julien Sorel3. Mais au-delà d 'un n o m , n'est-ce pas, avec

ses sommets et ses abîmes, l'ombre de 1793 qui plane sur

le roman ; à bien y regarder, l'ombre de la guillotine n'en-

cadre-t-elle pas le récit entre les premiers et les derniers

pas ?

Enigme redoublée, car enfin qui est Julien Sorel ? Le

fait qu'il porte le n o m d 'un charpentier de Verrières suf­

fit-il à répondre à la question ? O n peut d'autant plus

en douter que dans le roman l'énigme se déploie à plu­

sieurs niveaux; de façon interne d'abord, puisque les

3. Albert Ollivier, Saint-Just et La Force des choses, Paris,

Gallimard, 1954, préf. d'André Malraux, pp.11-29.

8

Page 10: Autour de Miguel Abensour

protagonistes finissent par poser e u x - m ê m e s la question.

Ainsi, le marquis de la M o l e , dans sa fureur, écrit-il à sa

fille : « Je ne sais pas encore ce que c'est que votre Julien,

et v o u s - m ê m e vous le savez moins que moi 4 . » A u fur et

à mesure que le récit se déroule, l'identité de Julien se

brouille, les protagonistes e u x - m ê m e s jouant avec elle. A

vrai dire de qui Julien est-il le fils ? D a n s la dernière par­

tie d u roman , il finit par changer de n o m , c o m m e si la

passion de Stendhal pour la pseudonymie, si bien analysée

par J. Starobinski, finissait par gagner ses personnages.

D e surcroît, les interventions de Stendhal dans le récit y

ajoutent une énigme externe, alertant le lecteur attentif

et le poussant, à son tour, à interroger l'identité d u héros

principal.

Pour tenter de répondre à ces questions, u n détour

est nécessaire. Il convient de s'interroger sur la nature

m ê m e d u Rouge et le Noir. S o m m e s - n o u s en présence

d 'un r o m a n d'ambition, c o m m e o n le soutient encore

trop souvent à la suite d'Hyppolite Taine, o u d ' u n

r o m a n d'héroïsme, o u doit-on prêter crédit à l'étrange

thèse d'Allan B l o o m , selon laquelle nous serions invités

à lire u n r o m a n d ' a m o u r qui aurait pour particularité de

marquer la fin de l'héroïsme. Ainsi interprété, dans une

4. R. N., p. 639.

9

Page 11: Autour de Miguel Abensour

perspective issue de Leo Strauss, Le Rouge et le Noir vien­

drait grossir la Querelle des Anciens et des Modernes, la

disparition de l'héroïsme montrant combien la moder­

nité équivaudrait à un rapetissement de l'humanité.

Mais pour qui ne cède pas au dogmatisme straussien,

les choses se présentent et peuvent se juger différem­

ment. Sans m ê m e livrer pour l'instant une interpréta­

tion générale du roman, quand on considère le couple

Julien Sorel - Mathilde de la Mole peut-on vraiment

soutenir la thèse de la mort de l'héroïsme, peut-on esti­

mer que l'amour serait la dernière résistance opposée à

une modernité en proie à l'insignifiance ? Peut-on igno­

rer à ce point Stendhal et Baudelaire, théoriciens l'un et

l'autre de l'héroïsme moderne, peut-on faire fi de la

déclaration de Walter Benjamin, « le héros est le sujet de

la modernité » ?

U n e perspective de philosophie politique si l'on veut,

n'est-elle pas de nature à permettre une lecture du Rouge

et le Noir qui, loin d'y voir un bulletin de décès de l'hé­

roïsme, y perçoit bien plutôt une joute héroïque entre

l'héroïsme aristocratique et l'héroïsme révolutionnaire ?

Bref une telle lecture n'est-elle pas en mesure de nous

aider à résoudre les énigmes jusqu'ici signalées ? Mais

n'est-ce pas faire violence au texte stendhalien que d'en

proposer une lecture politique, alors que dans Le Rouge

et le Noir Stendhal met en garde contre l'intrusion de la

10

Page 12: Autour de Miguel Abensour

politique dans l'œuvre romanesque5 ? Mais une lecture

politique ne signifie pas nécessairement une lecture qui

met en scène les opinions politiques, ou les pratiques

d 'un ou de plusieurs protagonistes.

Par « lecture politique », il faut entendre plutôt une

interprétation qui porte sur le statut de ce que Julien

n o m m e « la chose politique », qui s'interroge sur le lieu

d u politique, ses éventuels déplacements, qui peut m ê m e

s'attacher à montrer la présence d 'un nouvel acteur poli­

tique. Si la politique a à voir nécessairement avec le cou­

rage, avec l'ardeur, ce que les Grecs appelaient le thumos

peut-on se désintéresser des liens complexes, contradic­

toires, voire aporétiques entre l'héroïsme et la politique ?

U n e intelligence politique élargie qui ne fait pas

dépendre la naissance de l'institution étatique de la

peur de la mort violente, ne peut qu'orienter le regard

vers l'entrelacs de l'héroïsme et de la politique. L'héroïsme

ne s'avère -t-il pas être une passerelle de choix entre la litté­

rature et la politique pour autant que l'on ne réduise pas

cette dernière à la gestion de l'ordre établi ?

Trois temps scanderont m a démarche :

I. Le Rouge et le Noir, r oman de l'ambition o u roman

de l'héroïsme ?

5. RM, pp. 575-576.

11

Page 13: Autour de Miguel Abensour

IL Qui est Julien Sorel ?

III. Le Rouge et le Noir ou la scène d'une transposi­

tion.

I. Le Rouge et le Noir, roman de l'ambition ou roman

de l'héroïsme ?

T . Todorov dans un essai Face à l'extrême oppose deux

formes de vertus, les vertus quotidiennes et les vertus

héroïques en accordant la préférence aux premières.

Aussi dans un chapitre « Héroïsme et Sainteté » l'auteur

tente-t-il une brève réflexion rétrospective, délibérément

cavalière sur l'héroïsme et ses métamorphoses. Parti clas­

siquement d'Achille, Todorov conclut à un dépérisse­

ment de l'héroïsme provoqué par le triomphe de l'indi­

vidualisme moderne. C'est grâce à une lecture ô combien

simplifiée du texte de B . Constant sur la liberté que

Todorov croit pouvoir constater la disparition de tout

esprit héroïque et son remplacement par un goût pour le

confort personnel et bourgeois. L'auteur ne craint pas

d'enrôler les romanciers du X I X e siècle Stendhal et

Flaubert et de voir en Julien Sorel l'exemple m ê m e de

cette éclipse de l'héroïsme6. Q u e fait Todorov de l'hé­

roïsme de la vie moderne ?

6. Tsvetan Todorov, Face à l'extrême, Paris, Seuil 1994, pp. 56-57.

12

Page 14: Autour de Miguel Abensour

Peu importe que cette analyse soit faite au n o m de

l'individualisme moderne, dans sa version la plus libérale,

elle rejoint volens nolens la thèse de l'ambition. O r Julien

Sorel n'est pas Rastignac et le Rouge et le Noir n'est pas un

roman de l'ambition.

Pourtant, classiquement on le définit c o m m e tel : le

roman décrirait l'ascension d 'un jeune h o m m e de condi­

tion modeste qui, par des stratagèmes divers, accéderait

à la classe supérieure, à l'aristocratie. Aussi Julien est-il

souvent dépeint c o m m e un être fortement antipathique,

l'arriviste moderne qui connaîtrait une ascension sociale

vertigineuse et circonstance aggravante, il arriverait par

les femmes. O r cette thèse ne tient pas. Elle tient d'au­

tant moins qu'elle est pour ainsi dire détruite de l'inté­

rieur du roman, au moins à trois reprises (l'escapade

avant de rejoindre le séminaire de Besançon, l'acte cri­

minel de Verrières, l'attitude de Julien lors de son pro­

cès). Je ne retiendrai qu'un démenti, mais de taille : l'ex­

traordinaire discours de Julien devant ses juges.

O n se souvient que Mathilde de la Mole grâce à des

démarches en tout sens, grâce à ses intrigues auprès de

Monsieur de Frilair, véritable ambitieux qui brûle d'ob­

tenir un évêché et voit dans l'affaire de Julien Sorel une

occasion inespérée, est sur le point de sauver Julien. Il

suffirait, en effet, d 'un vote des jurés ne concluant pas à

13

Page 15: Autour de Miguel Abensour

la préméditation du crime, pour que l'accusé échappe à

la condamnation à mort.

O r le discours de Julien est venu jeter à bas ce bel édi­

fice d'argent, d'intrigues et d'influences, construit sur la

mise en jeu d'ambitions multiples. Discours imprévu,

car Julien s'était d'abord promis de ne pas prendre la

parole à l'issue du procès. Mais il a suffi d 'un regard inso­

lent du baron de Valenod, son ancien rival auprès de

M a d a m e de Rénal, président du jury, pour le retenir de

céder à l'attendrissement général et le rappeler à la dure

réalité du conflit et de la guerre. Aussitôt, il reprend sa

position agonistique coutumière dans le duel social

auquel il est affronté ; aussitôt, rappelé à lui-même, il va

donner publiquement libre cours à ses sentiments de

colère et de detestation à l'égard des dominants du jour,

il va clamer son refus des humiliations qu'ils lui ont infli­

gées, c o m m e si cette situation extrême permettait une

expression condensée et intensifiée de sa haine et de sa

négativité non apaisée; c o m m e si dans cette situation

d'exception faisaient retour toutes les batailles qu'il a dû

mener contre Monsieur de Rénal, ou contre les jeunes

aristocrates du salon de M a d a m e de la Mole . L'ambition,

dimension seconde en quelque sorte est balayée, il ne

reste plus que l'affrontement social et l'impératif de ne

pas s'y dérober. La flamme de l'héroïsme brûle de brûler.

« Bientôt il se sentit un héros moderne enflammé par

14

Page 16: Autour de Miguel Abensour

l'idée d u devoir. » C'est l ' h o m m e d u thumos qui parle,

qui tel saisit l'occasion qui lui est offerte pour faire séces­

sion, proclamer à la face de la société ici rassemblée, son

mépris, sa detestation et sa haine. « Pendant vingt m i n u ­

tes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu'il avait sur le

cœur 7 . » U n e nouvelle fois, donnant sens à son geste et

au-delà à sa vie couronnée par ce geste, Julien Sorel en

définissant exactement son crime, c o m b a t pour son

identité o u plutôt s'efforce de répondre à la question d u

Q u i ? à l'instar des acteurs politiques et d u plus grand

d'entre aux, le héros.

L'intervention de Julien est u n discours de lutte de

classes o u presque. C'est en se tournant vers les conflits

de classe propres à la Restauration qu'il situe et explicite

son crime, pose la question, Q u i suis-je ?

« L'horreur d u mépris - déclare-t-il - que je croyais

pouvoir braver au m o m e n t de la mort , m e fait prendre la

parole . Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à

votre classe, vous voyez en m o i u n paysan qui s'est révolté

contre la bassesse de sa fortune8. » Il va m ê m e jusqu'à

récuser l'institution qui le juge o u tout au moins à laisser

planer plus q u ' u n soupçon sur le caractère juste de la

7. R.N., p. 675. 8. R. N., p. 674.

15

Page 17: Autour de Miguel Abensour

décision qui va être prise. « Voilà m o n crime — affirme-t-

il — et il sera puni avec d'autant plus de sévérité que, dans

le fait, je ne suis point jugé par m e s pairs. Je ne vois point

sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uni­

quement des bourgeois indignés...9 » Parole de guerre qui

est u n discours jacobin ; c'est ainsi que l'apprécie

Stendhal quand il retrace les pensées de Julien au

m o m e n t où ce dernier refuse de faire appel de la senten­

ce qui le frappe. Stendhal ajoute en note : « C'est un

jacobin qui parle10. » Cette qualification montre assez

que de l'aveu de l'auteur, Julien a réussi à effectuer un

déplacement significatif du procès. Grâce à ce déplace­

ment , Julien parvient à révéler — en m ê m e temps qu'il

manifeste son courage et tient en bride l'ambition — le

non-dit de ce procès qui est décrit c o m m e passionnant

Besançon, tant il paraissait avoir une allure romantique

et susciter d u m ê m e coup, l'attendrissement général. D e

surcroît, il s'agit d 'un discours suicidaire. La seule chan­

ce de salut qui restait à Julien était la question de la pré­

méditation ; cet élément non établi, Julien pouvait sau­

ver sa tête. O r que fait-il, dans son discours final, outre

l'agression délibérée à l'égard des membres d u jury, il

avoue publiquement et n o n sans provocation, avoir

9. R. N., p. 675. 10. R N., p. 680.

16

Page 18: Autour de Miguel Abensour

prémédité son crime et en tire lui-même la conclusion au

plan judiciaire : « M o n crime est atroce, et il fut prémédité.

J'ai donc mérité la mort, messieurs les jurés11. » La thèse d u

suicide est le jugement de l'abbé de Frilair rapporté par

Mathilde à Julien : « Si nous ne parvenons à le sauver par

le recours en grâce, sa mort sera une sorte de suicidé1. » Le

geste final de Julien appartient à ce que Baudelaire n o m m e

u n « suicide moderne » ; n o n u n suicide qui naît de la rési­

gnation, mais au contraire de la volonté lorsqu'elle tente

de briser les résistances que lui oppose le réel. Encore une

fois, nous s o m m e s loin de l'ambition. Si l'on doit en croire

l'appréciation que porte l'abbé de Frilair, incarnation de

l'ambition dans toute son âpreté, « il faut avouer que

M . Sorel est bien neuf aux affaires11 ».

Au-delà de ce démenti de poids, l'idée de r o m a n de

l'ambition ne tient pas, m ê m e si cette passion est indis­

cutablement présente, dans le roman. Mais ce n'est qu'une

partie, et n o n essentielle, d 'une constellation beaucoup

plus vaste et plus complexe qui l'englobe. Elle n'existe

pas en tant que force première, active, au tonome, car elle

est fondamentalement subordonnée à la révolte d ' un

dominé contre la classe o u les classes qui l'oppriment.

11. R. N., pp. 674-675. 12. R. K. p. 686. 13. R. N.,p. 686.

17

Page 19: Autour de Miguel Abensour

Avant d'être ambitieux, Julien est un « plébéien révolté »

selon les termes de Mathilde et l'ambition n'est qu'une

des voies parmi d'autres qu'emprunte cette révolte attisée

par les multiples batailles qui se livrent en permanence

entre le jeune précepteur ou le jeune secrétaire et ceux

qui l'emploient. Julien peut être « ivre d'ambition », mais

il l'est, non au sens militariste, mais c o m m e un person­

nage de Machiavel qui rêve avant tout de se couvrir de

gloire et d'abandonner sa condition d ' h o m m e privé.

Qu'est-ce qu'un ambitieux ? U n h o m m e qui respecte

l'ordre établi, la hiérarchie sociale existante et qui est

décidé à jouer de cette hiérarchie pour parvenir au som­

met de la société. O r Julien quoique animé d'une ambi­

tion fougueuse n'est rien de tout cela. Plébéien farouche,

porté par le désir de sortir de sa condition, il est plus en

proie à la révolte qu'à la seule ambition. Autrement dit,

son ambition indéniable est fille de la révolte. C'est

reconnaître que l'ambition n'est pas le principe de sa vie,

ni le « primum movens » de sa conduite. Certes empri­

sonné et menacé d'une condamnation à mort, il lui faut

faire le deuil de ses ambitions. Certes, peu avant sa mort,

reconnaît-il : « J'ai été ambitieux, je ne veux point m e blâ­

mer, alors j'ai agi suivant les convenances du temps14. »

Bien d'autres passages contiennent l'aveu de cette ambition.

14. R. N.,p.696.

18

Page 20: Autour de Miguel Abensour

Mais chez lui, cette passion prenant sa source dans la

révolte, contient quelque chose qui se pose en excès, qui

excède ses limites, que ce soit la gloire ou le devoir

héroïque. Ajoutons à cela que Julien tel que nous le

dépeint Stendhal a l'âme trop haute, trop affectée « d'es-

pagnolisme » pour se plier à la loi d'airain de l'ambition

et consentir aux stratagèmes qu'elle exige, ou aux humi ­

liations qu'elle entraîne. Lui arrive-t-il de s'engager dans

cette voie, aussitôt son espagnolisme surgit pour briser

net ce premier mouvement . Sa conduite au séminaire,

entouré d'ennemis et d'ambitieux vulgaires, en apporte

la confirmation. O n pourrait dire de Julien Sorel ce que

Stendhal dit de lui-même dans la Vie d'Henry Brulard

reprenant une expression de Thucydide, « Il tendait ses

filets trop haut ». Plus que le désir de la réussite à tout

prix naît toujours chez Julien, et pas seulement avant sa

mort, la question : « Et que m e restera-t-il [...] si je m e

méprise m o i - m ê m e . » M ê m e le Marquis de la Mole

effrayé par Julien, lui reconnaît de ne pas être un ambi­

tieux ordinaire.

R o m a n de l'ambition ou roman de l'héroïsme ? La

question ne concerne pas seulement l'interprétation lit­

téraire. A preuve les palinodies de H . Taine : jeune, il sut

accorder à Julien Sorel la vertu de l'héroïsme et une ten­

sion de la volonté qui touchait au sublime ; plus âgé,

mais surtout après la C o m m u n e de Paris, il déclarait

19

Page 21: Autour de Miguel Abensour

Julien « très odieux », c o m m e s'il redoutait qu'une géné­

ration nouvelle ne trouvât dans Le Rouge et le Noir un

manuel d'énergie politique, voire révolutionnaire.

R o m a n de l'héroïsme donc.

Retenons très vite pour commencer quelques signes

de l'héroïsme. Contrairement à Todorov, on pourrait

dire de Julien qu'il est un héros moderne en ce qu'il est

typiquement l ' h o m m e du thumos doté d'ardeur et d'au­

dace. C e thumos connaît chez Julien des degrés divers :

d'abord l'indignation contre le Valenod et ses pareils à

Verrières, la colère contre son employeur Monsieur de

Rénal qui à diverses reprises tente de l'humilier, enfin la

haine contre cette société qui après l'ouverture de la

Révolution entend remettre les plébéiens à leur place et

les assigner à tout jamais à une condition inférieure.

Sensible à la singularité de Julien, le marquis de la Mole

dit : « Il hait tout. » C e thumos se manifeste par une flamme

dévorante qui peut aller de la colère incendiaire jusqu'au

crime. Dans une préface confidentielle à Mina de

Vanghel du 22 janvier 1830, Stendhal définit Julien

c o m m e un jeune provincial « élève de Plutarque et de

Napoléon15 ». Entendons qu'il a l'âme haute formée par

l'éducateur de Rousseau, des révolutionnaires et à l'école

15. Stendhal, Romans et Nouvelles, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948, p. 1475.

20

Page 22: Autour de Miguel Abensour

de l'épopée napoléonienne. Cette hauteur de l'âme se

traduit chez Julien par un goût marqué pour les situa­

tions d'élévation. Lorsqu'il se rend chez son ami Fouqué,

le jeune marchand de bois, il passe par la haute montagne,

y découvre une petit grotte dont il fait sa retraite d 'un

soir. Il écrit ses pensées, s'abandonne à ses rêveries loin

du regard des h o m m e s , bref le bonheur. « Julien resta

dans cette grotte plus heureux qu'il ne l'avait été de sa

vie, agité par ses rêveries et son bonheur de liberté [...].

Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les

plus héroïques que le m a n q u e d'occasion113. » La grotte au

sommet de la montagne est le lieu héroïque par excel­

lence : c'est en sortant et en descendant que Julien va

connaître la première tentation prosaïque à laquelle il

résistera ; c'est dans cette m ê m e grotte que Julien sou­

haitera reposer après son exécution, c'est là que Mathilde

ensevelira de ses propres mains la tête de son amant, à

l'exemple de la Reine Margot. Le Rouge et le Noir offre le

récit d'une joute héroïque entre deux jeunes gens aussi

vifs, aussi ardents que l'étaient Chimène et le Cid. Joute

héroïque également entre l'héroïsme aristocratique et

l'héroïsme révolutionnaire. Il convient de noter qu'en

dépit de sa fixation sur la période de la Ligue, « temps

des héros », Mathilde, à la différence de son entourage

aristocratique, sait reconnaître le sublime de l'héroïsme

révolutionnaire. Peu lui importe l'orientation de l'héroïsme,

21

Page 23: Autour de Miguel Abensour

seules comptent à ses yeux les chances qu'il ouvre d'accom­

plir de grandes choses et d'éprouver de grandes passions.

Dans le cas de Julien de quel héroïsme est-il question ?

Pour ceux qui refusent la thèse de la mort de l'héroïsme

dans une modernité en déclin, il ne peut s'agir que d 'un

héroïsme moderne. Dès le Salon de 1845 Baudelaire, à

l'encontre des discours de la décadence, affirme l'existen­

ce d 'un héroïsme de la vie moderne. « L'héroïsme de la

vie moderne nous entoure et nous presse [...]. Celui-là

sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie

actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprend­

re, avec de la couleur et du dessin, combien nous som­

mes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes

vernies17. » Et dans le Salon de 1846, si l'on suit les bel­

les analyses de Dolf Oehler, la stratégie de Baudelaire

serait plus complexe18. Car l'héroïsme moderne connaît

un clivage : d'un côté son versant bourgeois, avec le

ministre Guizot qui présente un héroïsme caricatural,

digne des charges de Daumier, de l'autre un héroïsme

authentique, celui du « sublime B . . . » prolétaire qui, au

16. R N., p. 285. 17. Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 407. 18. Dolf Oehler, « Le caractère double de l'héroïsme et du beau

modernes, deux faits divers cités par Baudelaire en 1846 », Etudes baudelairiennes,Yl\l, 1976, pp. 187-216.

22

Page 24: Autour de Miguel Abensour

m o m e n t de son exécution eut le courage de repousser le

prêtre et l'assistance de la religion. Selon Baudelaire, en

dépit des apparences, pour qui sait voir, il y a une persis­

tance de l'héroïsme dans la vie moderne ; et l'héroïsme

parvient à persévérer dans la mesure où il invente des

métamorphoses. Certes l'héroïsme n'est plus ce qu'il était ;

il se déplace de la scène politique ou militaire tradition­

nelles vers la scène privée. « Cependant, — juge

Baudelaire - il y a des sujets privés, qui sont bien autre­

ment héroïques. Le spectacle de la vie élégante et des

milliers d'existence flottantes qui circulent dans les sou­

terrains d'une grande ville, - criminels et filles entrete­

nues, — la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous

prouvent que nous n'avons qu'à ouvrir les yeux pour

connaître notre héroïsme1''. » E n un sens, Baudelaire lors­

qu'il note le déplacement de l'héroïsme de la scène

publique à la scène privée théorise la pratique de

Stendhal romancier, c o m m e si les deux écrivains esti­

maient également que l'héroïsme s'épuisait sur les scènes

traditionnelles, pour renaître de façon inédite sur une

autre scène. C e qui ne veut pas dire pour autant, dans

le cas de Stendhal, que ses héros sont des simples

transpositions de personnages de faits divers. Julien Sorel

est d'autant plus un héros de la vie moderne que déjà

19. Baudelaire, Œuvres complètes, op. cit., p. 495.

23

Page 25: Autour de Miguel Abensour

Stendhal dans un article de 1828, « Des Beaux-arts et du

caractère français », préfigurant la position de

Baudelaire, s'était attaché à définir, non sans ironie, le

beau moderne opposé au beau antique. Pour ce dernier,

la force décidait de tout. Il en va différemment du héros

des temps modernes qui présente un alliage de qualités

plus subtil et plus complexe. « Il faut être aimable et

amusant le soir dans un bal - écrit Stendhal — et le len­

demain matin savoir, dans une bataille, mourir c o m m e

Turenne ou Joubert pour sauver la patrie de l'invasion de

l'étranger: voilà le héros des temps modernes20. »

Les qualités admirées sont la force de l'âme, l'esprit et

la sensibilité. Quan t à la force physique, conclut

Stendhal, nous abandonnons ce mérite « aux sapeurs de

nos régiments ». A u regard de ces nouveaux critères,

Julien Sorel est le type m ê m e du héros de la vie moderne.

Il est d'une faible force physique à la différence de ses frè­

res. Mais il surprend tous ceux qui l'approchent par une

force d ' âme peu c o m m u n e . D e surcroît, il dispose de la

mobilité psychique du héros des temps modernes. Il peut

être plaisant, spirituel, séduire par l'originalité de ses

vues, retenir l'attention par des discussions sèches et

métaphysiques, et en m ê m e temps ne pas se soustraire à

20. Stendhal, Du romantisme dans les arts, présentation par

J. Starynski, Paris, Hermann 1966.

24

Page 26: Autour de Miguel Abensour

un duel, le rechercher m ê m e s'il le faut. Sa vie jusqu'à son

terme ne se déroule-t-elle pas c o m m e un duel permanent ?

pour finir ne compare-t-il pas son exécution à un duel

avec un adversaire dont on sait à l'avance qu'il est invin­

cible ? Il rejoint le héros authentique de Baudelaire, « le

sublime B . . . », un certain Poulmann d'après les recher­

ches de Dolf Oehler. Il rejette absolument la conversion

avec éclat « qui ferait de lui une figure intéressante et édi­

fiante pour l'Eglise21. »

Dans l'horizon de l'héroïsme moderne, de quel

héroïsme s'agit-il ? ou en termes baudelairiens à quelle

passion particulière Julien Sorel obéit-il ? La réponse qui

paraît s'imposer est la passion pour Napoléon, son héros.

Mais il ne faut pas hésiter à passer au-delà du massif

napoléonien pour apercevoir le massif révolutionnaire et

y discerner Danton. Certes il n'est pas question de nier la

passion napoléonienne de Julien; encore faut-il en pren­

dre l'exacte mesure, encore faut-il observer que pour

beaucoup d'esprits du X I X e — le poète allemand Henri

Heine, Pierre Leroux en France, Stendhal lui-même et

bien d'autres encore, Napoléon, malgré la fondation de

l'Empire et le retour à des momeries monarchiques,

s'inscrit symboliquement au moins, jusqu'à un certain

21. Dolf Oehler, « Le caractère double de l'héroïsme et du beau

modernes », art. cit., p. 207.

25

Page 27: Autour de Miguel Abensour

point, dans le sillage de la Révolution. Cela dit, on ne

peut se contenter d'estimer que dans Le Rouge et le Noir

la passion napoléonienne enveloppe et contient la pas­

sion révolutionnaire. La passion napoléonienne ramenée

à ses ambiguïtés, il convient en outre de prendre acte de

la « passion » de Julien pour Danton et au-delà pour les

acteurs de la Révolution. Je cite les n o m s présents dans le

roman, Mirabeau, Barnave, Roland, Carnot, Robespierre.

Curieusement Saint-Just manque à l'appel.

Le Rouge et le Noir écrit à l'ombre de 1793 serait la

mise en scène imaginaire de l'héroïsme révolutionnaire.

Encore faut-il en affirmer l'existence, car à lire les

rétrospectives cavalières de l'histoire de l'héroïsme, la

Révolution française en serait dépourvue — un grand

blanc en quelque sorte. Il faudrait attendre l'épopée

napoléonienne pour en observer le retour22.

Pour m a part, je pose l'héroïsme c o m m e une donnée

première, une dimension constitutive de la Révolution.

J'affirme la centralité de l'héroïsme dont on pourrait dire

qu'il est l'élément de la Révolution au sens fort du terme,

c'est-à-dire un milieu dans lequel les acteurs sont plongés.

Par héroïsme, j'entends désigner une qualité magnétique

des temps révolutionnaires susceptibles d'engendrer une

22 . Seule exception à la règle, J . - M . Apostolidès, Héroïsme et

Victimisation, Paris, Exil, 2003.

26

Page 28: Autour de Miguel Abensour

aire d'attraction o u de répulsion ma l déterminée qui

peut aller de l'enthousiasme à l'effroi. L'héroïsme,

dimension constitutive et n o n ornementale fait référence

à u n certain m o d e d'être, une certaine manière d'exister

dans le c h a m p politique, à u n certain agir politique bien

spécifié. Pour en rende compte , je pose la présence au

m o m e n t de la Révolution française d ' u n complexe d'at­

titudes politiques, éthiques, éthico-politiques, mais aussi

esthétiques qui informent la politique révolutionnaire et

lui impriment sa singularité. Pour définir cette qualité

magnétique, électrisante des temps révolutionnaires le

mieux n'est-il pas faire retour à une appréciation de

Stendhal, écrite peu avant Le Rouge et le Noir en 1824 ,

sous la Restauration. Les termes en sont quasiment

arend tiens.

« Sans elle (la Révolution) il est probable que le capi­taine Carnot serait demeuré inconnu à soi-même ainsi qu'aux autres. Le meilleur éloge que l'on puisse faire de la Révolution, c'est quelle a enlevé aux carrières frivoles, inutiles et pires encore, des centaines d ' h o m m e s d'un talent supérieur et leur a offert dans le champ étendu des affaires publiques, des occasions sans nombre pour faire valoir une énergie qui serait autrement restée endormie ou aurait été employée à des bagatelles laborieuses23. »

23. Claude Roy, Stendhal par lui-même, Paris, Seuil 1951, p.149.

27

Page 29: Autour de Miguel Abensour

Cette qualité héroïque pourrait donc se définir

c o m m e le réveil d'une énergie passionnelle suscité par le

champ des affaires publiques.

Si tel est le beau moral qui se projette sur Le Rouge et

le Noir, tentons d'en cerner les reflets. D'abord Danton.

D e façon étrange, l'ombre de Danton si prégnante dans

le roman a été ignorée de la plupart des interprètes. O r

Danton est présent au seuil, avant m ê m e Y Avertissement,

à la première page au-dessous du titre sous forme d'un

exergue : « La vérité, l'âpre vérité » Danton24. Q u a n d on

connaît le soin de Stendhal pour les paratextes, cela mérite

de retenir l'attention. Est-ce à dire qu'il faut savoir enten­

dre « une leçon de Danton » à travers le roman ? Dans le

projet d'article de Stendhal sur Le Rouge et le Noir, l'im­

portance de Danton dans la relation de Mathilde à

Julien, mise en rapport avec la peur de 1793, est souli­

gnée. « Melle de la Mole - écrit Stendhal - est séduite

parce qu'elle se figure que Julien est un h o m m e de génie,

un nouveau Danton. Le faubourg Saint-Germain en

1829 avait une peur effroyable d'une révolution qu'il se

figurait être sanglante c o m m e celle de 179325. »

24. R. N., p. 215. 25. R. N. , appendices, p. 711.

28

Page 30: Autour de Miguel Abensour

O n pourrait dire du n o m de Danton qu'il est curieuse­

ment mêlé à la « cristallisation » lorsque Mathilde finit par

s'avouer qu'elle aime Julien, c o m m e si le charme de Julien

participait de façon mystérieuse de l'aura de Danton.

Plusieurs conflits surgissent entre Mathilde et Julien

notamment à propos de Danton. A u bal du duc de Retz où

Mathilde paraît être la reine de la soirée, une première

escarmouche l'oppose à Julien à propos de Jean-Jacques

Rousseau. L'ayant comparé publiquement à Rousseau,

Julien furieux réplique que le philosophe de Genève, répu­

blicain de cœur et d'esprit, se comportait c o m m e un

laquais avec les aristocrates de son temps. Deuxième escar­

mouche. Réveillée de son ennui au bal par la présence du

comte Altamira, condamné à mort dans son pays pour

avoir commencé une révolution, Mathilde se rapproche

pour écouter la conversation entre le condamné à mort et

Julien. C e dernier fait l'éloge de Danton au comte :

« Danton était un h o m m e ». L'ayant entendu, c'est pour la

première fois dans le roman que Mathilde se pose la ques­

tion : « O h Ciel! serait-il un Danton ? » question derrière

laquelle il faut entendre, serait-il un h o m m e de génie ?

serait-il un héros ? Mais aussitôt Mathilde laisse tomber

cette question, car la différence éclate à ses yeux, Julien est

beau, Danton était laid. Ayant demandé si Danton était un

boucher, Julien lui répond de façon glaciale : « Oui , aux

yeux de certaines personnes, lui répondit Julien avec

29

Page 31: Autour de Miguel Abensour

l'expression de mépris le plus mal déguisé et l'œil encore enflammé de sa conversation avec Altamira, mais malheu­reusement pour les gens bien nés, il était avocat à M é r y -sur-Seine [...]. Il est vrai que D a n t o n avait u n désavantage énorme aux yeux de la beauté, il était fort laid26. » Mathilde n'en continue pas moins à suivre la conversation entre les deux h o m m e s qui débattent des problèmes moraux que pose l'accomplissement d 'une révolution.

Julien rendu à sa solitude s'interroge sur ce que serait devenu D a n t o n au X I X e siècle. L a réponse n'est guère brillante, pas m ê m e substitut d u procureur d u roi, o u bien ministre, car D a n t o n qui avait volé n'aurait pas hésité à se vendre à la congrégation. Faut-il voler, faut-il se vendre, se d e m a n d e Julien. Stendhal conclut : « Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de la Révolution27. »

Le lendemain troisième passe d 'armes dans la biblio­thèque de l'Hôtel de la M o l e . Julien, à la suite de cette lecture nocturne qui Fa tellement impressionné, telle­m e n t enthousiasmé, se trouve presque dans u n état de s o m n a m b u l i s m e : « Il était tellement an imé par son admiration pour les grandes qualités de D a n t o n , de Mirabeau, de Carnot qui ont su n'être pas vaincus28 »

26. R N., p. 494. 27. R. K, p. 499. 28. R . N . , p. 500.

30

Page 32: Autour de Miguel Abensour

qu'il voit à peine entrer Mathilde dans la bibliothèque. Celle-ci l'interroge sur sa « folie » et lui d e m a n d e pour­quoi lui d'habitude si froid a-t-il l'air inspiré d ' u n pro­phète de Michel -Ange . A nouveau D a n t o n . « D a n t o n a-t-il bien fait de voler lui dit-il brusquement et d ' u n air qui devenait de plus en plus farouche [...] fallait-il m e t ­tre le trésor de Turin au pillage29 ? » Il finit par énoncer la question révolutionnaire dans sa radicalité. Mathilde prend peur et quitte la pièce.

L a quatrième référence à D a n t o n occupe u n chapitre entier, le chapitre XII (IIe partie) qui porte le titre : « Serait-ce u n D a n t o n ? » Il s'agit d u récit d u conflit nais­sant entre Mathilde qui s'est déjà avouée son a m o u r pour Julien et le groupe de jeunes aristocrates qui l'entourent, dont son frère. C e s derniers ont décidé d'attaquer Mathilde pour son intérêt de plus en plus manifeste pour Julien. S o n frère l'invite à prendre garde à ce jeune h o m m e qui a tant d'énergie ; « si la révolution recom­m e n c e — dit-il — il nous fera tous guillotiner30. »

C'est alors que Mathilde décidée à résister m e t en contraste ces jeunes aristocrates obsédés par la peur d u ridicule, la recherche d u convenable et l'énergie de

29. R. N. , p. 501. 30. R . N . , p. 514.

31

Page 33: Autour de Miguel Abensour

Julien. Troublée par la mise en garde de son frère, une

nouvelle fois, elle reformule la question, serait-ce un

Danton ? O u plutôt elle y répond positivement envisa­

geant en Danton non plus le gouvernant révolutionnai­

re mais l'ennemi des robespierristes, celui qu'a accusé

Saint-Just. « C e serait un Danton ! ajouta-t-elle après une

longue et indistincte rêverie. E h bien ! la révolution

aurait recommencé. » Q u e deviendraient ses amis aristo­

crates dont son frère ? A u mieux, ils périraient « c o m m e

des moutons héroïques, se laissant égorger sans m o t dire.

» Il en irait différemment de Julien/Danton. « M o n petit

Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l'arrê­

ter, pour peu qu'il eût l'espérance de se sauver. Il n'a pas

peur d'être de mauvais goût, lui31. » L'assaut des jeunes

aristocrates, ses amis, a échoué. Son frère Norbert a c o m ­

pris qu'elle aimait Julien. Telle la Reine Margot ,

Mathilde a satisfait son besoin d'anxiété. Depuis qu'elle

aime Julien, elle ne s'ennuie plus.

Tout au cours de l'agonistique entre Mathilde et

Julien, faite d'accès d 'amour et de rupture, Danton

disparaît et pour cause. Mathilde, dans les périodes d'a­

mour , ne pose plus la question, « serait-ce un Danton ? »

Il lui suffit de reconnaître que Julien est plus beau et plus

héroïque que ne l'était Boniface de la Mole . C'est en

31. R.N., pp. 514-515.

32

Page 34: Autour de Miguel Abensour

prison, peu avant son exécution, que l'image de D a n t o n

viendra revisiter Julien une dernière fois, c o m m e pour

montrer, s'il en était besoin, que c'est la destinée d ' u n

révolutionnaire de 1793 que Julien reproduit et n o n celle

de Napoléon.

« Le comte Altamira m e racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix : C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous les temps ; on peut bien dire : Je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : J'ai été guillotiné. Pourquoi pas reprit Julien, s'il y a une autre vie32 » ?

L a disposition héroïque implique le passage de l'ob­

scurité de la sphère privée à la lumière de la sphère

publique. Saut plus que passage, car pour s'engager sur

les chemins de la gloire o u de l'infamie, il convient de

franchir l'abîme qui sépare l'abri de la sphère privée des

périls de la vie publique. E n notre temps, H . Arendt qui

a une conception héroïque de la politique a su réaffirmer

le lien entre l'ardeur, le courage et l'existence politique.

« Q u i entrait en politique — écrit-elle - devait d'abord être

prêt à risquer sa vie: u n ttop grand a m o u r de la vie faisait

obstacle à la liberté, c'était u n signe de servilité'3. » C'est

32. R. M , p. 677. 33. Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, Paris,

Calman-lévy, 1961, p. 45.

33

Page 35: Autour de Miguel Abensour

pourquoi il n'y a pas lieu de s'étonner de la fixation de

Mademoiselle de la Mole , fille d'émigré, sur Danton. A

ses yeux, il touche à l'héroïsme, car engagé dans l'événe­

ment révolutionnaire, il s'est exposé à la mort violente, à

l'exécution capitale par la guillotine. C'est dire que le cri­

tère de l'héroïsme après la Révolution devient : qui est

capable d'agir de façon extrême au point d'encourir la

condamnation à mort ? Celui qui assume de gravir les

marches de l'échafaud a droit désormais au titre de héros.

La guillotine devient le symbole d'une mort héroïque

parce qu'elle est la répétition de la mort des acteurs du

drame révolutionnaire. L'ombre de 1793-94 plane désor­

mais sur tous les crimes, c o m m e l'a bien vu Michel

Foucault à propos de Pierre Rivière. O r c'est à Mathilde, à

la recherche de l'héroïsme dans la modernité que l'on doit

cet étrange critère. S'ennuyant au bal, après la première

escarmouche avec Julien à propos de Rousseau,

Mademoiselle de la Mole fait un m o t d'esprit : « Je ne vois

que la condamnation à mort qui distingue un h o m m e ,

pensa Mathilde, c'est la seule chose qui ne s'achète pas. » Et

plus loin, dans le chapitre VIII qui porte le titre : « Quelle

est la décoration qui distingue ? » elle renchérit sur son idée

paradoxale : « La condamnation à mort est encore la seule

chose que l'on ne se soit pas avisé de solliciter34. » Bref, la

34. R N., pp. 489-490.

34

Page 36: Autour de Miguel Abensour

condamnation à m o r t mérite d'être distinguée tant elle

échappe à la logique d 'une société marchande , dévorée

en outre par la course aux places. A r m é e de ce critère,

Mathilde passe en revue les jeunes gens qu'elle connaît

pour savoir lequel d'entre eux aurait suffisamment d 'au­

dace, de force d ' â m e pour se faire c o n d a m n e r à mor t .

Certainement pas les jeunes aristocrates de son cercle, car

la haute naissance étiole ces qualités de l 'âme qui font

condamner à mor t . N u l doute que Julien Sorel, de basse

naissance, ne soit susceptible d'accéder à ce genre d 'hé­

roïsme. L'apercevant en conversation avec le comte

Altamira, elle soumet Julien à l 'examen : « Elle le regar­

dait fixement, étudiant ses traits pour y chercher ces hau­

tes qualités qui peuvent valoir à u n h o m m e l'honneur

d'être c o n d a m n é à m o r t " . » C'est alors que jaillit la ques­

tion : O h Ciel ! serait-il u n Dan ton . . .

R o m a n de l'héroïsme révolutionnaire encore au sens

o ù Julien appartient bien à cette espèce inconnue de

révolutionnaires distinguée par Tocqueville dans

L'Ancien Régime et la Révolution et qui, selon lui, portè­

rent l'audace jusqu'à la folie. O n ne peut réduire la pour­

suite de Julien à la chasse au bonheur. A deux reprises, il

exprime o n ne peut plus nettement une certaine concep­

tion de la question révolutionnaire. D ' a b o r d , dans une

35. R. N., p. 494.

35

Page 37: Autour de Miguel Abensour

conversation avec le comte Altamira qu'il traite de Girondin : « M a foi ! dit Julien, qui veut la fin veut les m o y e n s ; si, au lieu d'être u n a tome, j'avais quelque p o u ­voir, je ferais pendre trois h o m m e s pour sauver la vie à quatre. Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains jugements des h o m m e s 3 6 . » U n e secon­de fois, après sa lecture nocturne de l'histoire de la Révolution, dans la bibliothèque, répondant à l'interro­gation de Mathilde : « E n u n m o t , mademoiselle, dit-il en s'approchant d'elle d ' u n air terrible, l ' h o m m e qui veut chasser l'ignorance et le crime de la terre doit-il passer c o m m e la tempête et faire le m a l c o m m e au hasard37 » ?

Il ne s'agit pas tant d'affirmer que Le Rouge et le Noir est le r o m a n de l'héroïsme, et de l'héroïsme révolution­naire que d 'y percevoir c o m m e une expérimentation imaginaire visant à répondre à la question qui ne cessait de tourmenter Stendhal, à savoir, l'héroïsme est-il encore possible dans la société m o d e r n e , et si tel est le cas, par quelles voies peut-on être héroïque dans une société anti­héroïque, prosaïque ? D e là l'hypothèse, selon laquelle Le Rouge et le Noir est la scène imaginaire d ' une transposi­tion de l'héroïsme de la scène publique à la scène privée, c o m m e si la scène privée était désormais le lieu o ù

36. R. N., p. 497. 37. R. N.,p. 500.

36

Page 38: Autour de Miguel Abensour

pouvait se manifester l'héroïsme de la vie moderne — la

thèse de Baudelaire.

IL Qui est Julien Sorel ?

Avant de répondre à cette question, quelques brèves

remarques sur l'énigme du titre. A cette énigme en effet,

il est une autre réponse plus mystérieuse que celle d'a­

bord donnée par Stendhal, c o m m e s'il prenait plaisir à

détruire de façon oblique la solution proposée.

O n pourrait dire de l'histoire de Julien qu'elle est

prise entre deux chapitres qui se répondent l'un à l'autre,

dans la mesure où dans l'un c o m m e dans l'autre, une

partie de l'action se déroule dans l'Église de Verrières. O r

c'est dans cette église qu'apparaît soudain un autre

contraste entre le Rouge et le Noir que celui suggéré plus

haut. Le Rouge, effet des rideaux cramoisis évoque le

sang, le Noir ne renvoie-t-il pas dans ce chapitre à la

guillotine, objet monstrueux, sombre, spectral, mélange

terrifiant de rouge et de noir, si l'on se tourne vers

quelques textes littéraires du X I X e siècle? Avant de se pré­

senter pour la première fois chez les de Rénal, Julien fait

un détour par la magnifique église de Verrières. D'abord

le sang: « Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion

d'une fête, toutes les croisées de l'édifice avaient été cou­

vertes d'étoffe cramoisie. Il en résultait, aux rayons du

37

Page 39: Autour de Miguel Abensour

soleil u n effet de lumière éblouissant [...] Julien tres­saillit. » Plus loin : « E n sortant, Julien crut voir d u sang près d u bénitier, c'était de l'eau bénite q u ' o n avait répan­due : le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenê­tres la faisait paraître d u sang38. » Et la guillotine ? U n curieux incident l'introduit. Sur le prie-Dieu de la famille de Rénal, Julien trouve u n morceau de papier impr imé, « [...] étalé là c o m m e pour être lu. Il y porta les yeux et vit : Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel exécuté à Besançon, le... Le papier était déchiré. A u revers, o n lisait les deux premiers mots d ' une ligne, c'étaient : Le premier pas. » Julien à la vue d u sang, o u de ce qui paraissait tel, à la lecture de ce papier éprouve « une terreur secrète », d'autant plus vive qu'il ne m a n q u e pas de se comparer, sinon de s'identifier, à ce c o n d a m n é à mor t . « Q u i a p u mettre ce papier là, dit Julien ? Pauvre malheureux ajouta-t-il avec u n soupir, son n o m finit c o m m e le mien . . . et il froissa le papier39. » Mais qui est Louis Jenrel ?

L a guillotine - d o n c le noir o u u n mélange de rouge et noir - est bien là dès le début de l'odyssée de Julien Sorel. N'oublions pas que Le Rouge et le Noir suit seule­m e n t d ' u n an le fameux texte de V . H u g o , Le Dernier

38. R. N., p. 240. 39. R. K, p. 240.

38

Page 40: Autour de Miguel Abensour

Jour d'un condamné publié en 1829 . D'après H . - F . Imbert, Stendhal eut horreur de ce texte, alors qu'il encouragea une amie, M m e Ancelot à lire L'Ane mort ou la Femme guillotinée de Jules Janin (1829)40. Et l'on trouve dans u n compte rendu de la Quotidienne (3 février 1829) une des­cription de la guillotine en teinte rouge et noir. « U n e espèce d'estrade en bois rouge avec deux grands bras et quelque chose de noir au-dessus41. » Association de cou­leurs qui s'est maintenue tout au long d u siècle. E n 1870 , V . H u g o dans le p o è m e L'Echafaud écrit :

Qu'est-ce donc qu'il nous veut, l'échafaud, Cet îlot noir qu'assiège et que bat de ses houles La multitude aux flots inquiets et mouvants, C e sépulcre qui vient attaquer les vivants,... Surgit, levant un glaive au bout de ses bras rouges'1 ?

Pour sa part, Tourgueniev, dans L'Exécution de Troppman

(1870) n'a pas besoin de n o m m e r le sang pour laisser deviner en filigrane, le rouge. Il écrit :

« Soudain, le monstre de la guillotine nous regarda avec ses deux poteaux noirs et le couperet suspendu [...]. J'ai vu

40. Henri-François Imbert, Les Métamorphoses de la liberté ou Stendhal devant la Restauration et le Risorgimento, Paris, José Corti, 1967, p. 575.

41. Ibid., p. 576. 42. V. Hugo , Ecrits sur la peine de mort, Paris, Actes Sud, 1992, p. 242.

39

Page 41: Autour de Miguel Abensour

le bourreau se dresser brusquement c o m m e une tour noire

sur le côté gauche de la plate-forme43."

Dans la deuxième partie, chapitre X X X V , « U n orage »

qui relate la scène du crime, nous retrouvons l'église de

Verrières, encore une fois baignée de rouge. « Julien entra

dans l'église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes

de l'édifice étaient voilés avec des rideaux cramoisis44. » Le

crime fait, le sang versé, le parricide perpétré dans u n lieu

sanctifié, l'exécution à Besançon n'allait pas tarder, mal­

gré les intrigues de Mathilde pour sauver son amant.

Aussi peut-on considérer, sans outrance aucune, que le

roman tout entier se déroule - du premier pas (première

scène dans l'église de Verrières), en passant par la scène

du bal où Mathilde reconnaît en Julien un condamné à

mort possible et par la scène du crime, jusqu'au dernier

pas (scène de l'exécution) - à l'ombre de la guillotine, à

l'ombre de la « suprême machine » selon Baudelaire.

C'est-à-dire pour les h o m m e s du X I X e siècle, à l'ombre

de 1793-1794, c o m m e si à chaque fois, en dépit du

caractère privé, singulier du crime, un lien irrésistible se

nouait avec les guillotinés de la Révolution. Ainsi

Tourgueniev encore, écrit dans L'Exécution de Troppmann :

43. Ivan Tourgueniev, L'Exéaition de Troppman, Paris, Stock, 1990, p. 123.

44. RN.,p. 644.

40

Page 42: Autour de Miguel Abensour

« U n de nos camarades [...] m e dit que pendant notre

séjour dans la cellule de Troppmann, il pensait tout le

temps que nous n'étions pas en 1870, mais en 1794, que

nous n'étions pas de simples citoyens, mais des jacobins

qui menaient à l'exécution non pas un assassin vulgaire,

mais un marquis légitimiste, un ci-devant, un talon

rouge, monsieur4"5. »

Reprenons notre première question : qui est Julien

Sorel ? U n e voie à écarter d'emblée est la positiviste qui

s'intéressant à la genèse de Le Rouge et le Noir est tentée

d'en faire une simple transposition d'un fait divers, l'af­

faire Berthet survenue en 1827, qui aurait mis l'imagi­

nation de Stendhal en mouvement . Plus stimulantes, en

un sens, sont les interprétations qui sensibles à l'énigme

de Julien tentent d'y répondre en décollant du roman et

n'hésitent pas à voir dans « le fus du charpentier » une

réincarnation de Jésus ou de Julien l'apostat. Quoiqu 'on

pense de ces hypothèses, elles ont la vertu d'introduire

du « bougé » dans le roman, d'alerter le lecteur, de signa­

ler l'énigme sans la clore aussitôt grâce à une explication

miracle, de le convaincre qu'il existe bien un problème

Julien Sorel.

45. I. Tourgueniev, op. cit., pp. 115-116.

41

Page 43: Autour de Miguel Abensour

Revenons au roman. Le signe d'une identité énigma-

tique tient d'abord à ce que Julien parait être venu au

m o n d e sans mère. Etrangement le roman ne contient

aucune indication, aucune allusion relative à la mère de

Julien. Fait que relève Marthe Robert qu'elle assortit

immédiatement d'une explication. « Il (Julien) n'a pas de

mère - écrit-elle — c'est pourquoi il s'en cherche une qu'il

puisse tout à la fois posséder et faire servir à ses obscurs

calculs46. » Julien grand lecteur des Confessions de

Rousseau - un des trois livres qui constituent son Coran,

nous est-il dit — reproduit certainement avec M m e de

Rénal quelque chose des rapports de Rousseau avec

M m e de Warrens. Mais cela ne vaut pas dans sa relation

à Mathilde de la Mole . D o n c ce qui permettrait de

connaître avec une relative certitude l'origine de Julien

fait entièrement défaut. Est-ce à dire que Julien serait de

mère inconnue ? un enfant trouvé ? L'hypothèse en est

faite : « Et moi aussi, je suis une sorte d'enfant trouvé,

haï de m o n père, de mes frères, de toute m a famille47. »

Les seuls membres de la famille qui sont présentés au lec­

teur sont le père — un charpentier de Verrières — et ses

deux autres fils, bûcherons qui travaillent à la scierie

46. Marthe Robert, Roman des origines et Origines du roman,

Paris, Grasset 1972, p. 244.

47. R N., p. 249.

42

Page 44: Autour de Miguel Abensour

familiale. Mais aussitôt le doute s'introduit. Ces diffé­

rents personnages peuvent-ils appartenir à la m ê m e

famille ? Autant Julien est fragile de constitution, un

adolescent de 18 ans, presque féminin, autant le père et

ses deux autres fils sont de solides gaillards, bâtis à chaux

et à sable, rustiques à souhait et qui n'éprouvent que

haine pour la délicatesse de Julien. Très vite la question

ne m a n q u e pas d'apparaître : de qui Julien Sorel est-il le

fils ? du charpentier de Verrières ? ou bien provient-il

d'une ascendance non roturière, ce qui pourrait éven­

tuellement, jusqu'à un certain point, rendre compte de

sa différence ? O n peut observer que le roman plus il va,

se nourrit de cette énigme, car les protagonistes, frappés

de la singularité de Julien, en m ê m e temps qu'ils s'inter­

rogent sur son origine, s'efforcent d'y apporter une

réponse qui les satisfasse en apaisant, au moins provisoi­

rement, leur inquiétude face à cet être étrange dont on

ne sait à vrai dire d'où il vient ni qui il est.

A diverses reprises, les divers protagonistes du roman

expriment leur étonnement, voire leur inquiétude face à

la personnalité de Julien. Elle les surprend, elle leur

échappe, ils échouent à la définir, à la cerner. « caractère

indéfinissable » selon l'abbé Pirard protecteur de Julien,

caractère singulier aux yeux de Mathilde de la Mole ,

frappée puis séduite par l'originalité de Julien qui le dis­

tingue des jeunes gens à la m o d e qui n'aspirent qu'à se

43

Page 45: Autour de Miguel Abensour

copier les uns les autres. L ' â m e imaginative d u marquis de la M o l e perçoit « quelque chose d'effrayant » au fond de ce caractère ; « je m ' y perds » est le dernier m o t de cette enquête48. Q u a n t à l'abbé Frilair, après le crime, il conclut : « C e Julien est u n être singulier, son action est inexplicable45. » É t o n n e m e n t qui finit par gagner Julien lu i -même. Il s'écrie : « G r a n d D i e u ! Pourquoi suis-je moi 5 0 ? » L a surprise, le malaise ne font que croître. A u fur et à mesure que le r o m a n se déroule, l'identité pre­mière de Julien, fils d ' u n charpentier de Verrières s'ob­scurcit. Elle est en effet soumise à u n jeu constant de sorte que les origines de Julien se brouillent et qu'il semble promis à des avenirs aussi brillants que contradictoires, c o m m e si à chaque fois la révélation de l'identité pouvait emprunter des formes radicalement différentes. L e pre­mier accroc à cette identité de départ a lieu lors d u duel avec le chevalier de Beauvoisis. C e dernier soucieux de sa réputation et donc contrarié de se battre avec le secrétaire d u marquis de la M o l e fait aussitôt courir le bruit que ce jeune h o m m e est en réalité le fils naturel d ' u n a m i inti­m e d u marquis. Version que reprend immédiatement le marquis estimant que c'est à lui qu'il appartient désormais de donner consistance à ce récit. Il en invente m ê m e une

48. R. K, p. 637. 49. R. N., p. 655. 50. R. N., p. 612.

44

Page 46: Autour de Miguel Abensour

traduction sensible sous la forme des deux habits : l'ha­

bit noir pour Julien dans ses fonctions de secrétaire, l'ha­

bit bleu le soir quand le marquis le traite c o m m e son

égal. Dans ce cas Julien devient aux yeux du marquis, le

frère cadet du comte de Chaulnes, c'est-à-dire le fils

naturel du duc de Chaulnes. Changement d'identité

encore plus accentué quand Julien reçoit la croix.

« Q u a n d je verrai cette croix — lui dit le marquis — vous

serez le fils cadet de m o n ami le duc de Chaulnes, qui,

sans s'en douter, est depuis six mois employé dans la

diplomatie51. » Peu après, il autorise l'abbé Pirard à ne

pas garder le secret sur cette origine noble de Julien.

Mathilde apercevant Julien au bal en conversation avec le

comte Altamira trouve qu'il a l'air « d'un prince déguisé ».

Afin d'ennuyer ses soupirants aristocratiques ainsi que

son frère, elle conçoit à son tour deux hypothèses sur la

naissance de Julien : soit ce dernier est le fils d'un hobe­

reau de Franche-Comté, soit il est le fils naturel d 'un duc

espagnol emprisonné à Besançon du temps de Napoléon.

L'aveu de sa liaison avec Julien faite à son père, celui-ci

reprend de plus belle ses spéculations sur la naissance

mystérieuse de Julien, au point que celui-ci change de

n o m ; il devient lieutenant de hussards à Strasbourg, sous

le n o m du chevalier de la Vernaye. La destinée de Julien

51. R M , p. 482.

45

Page 47: Autour de Miguel Abensour

finit par rejoindre la mythologie classique du héros. Il

aurait été confié par un père noble à un paysan, le père

Sorel, pour prendre soin de lui dans son enfance. Et

Julien lui-même exposé à ses diverses mutations et au

changement de n o m conçoit à son tour un « roman

familial » en harmonie avec les versions proposées.

« Serait-il bien possible, se disait-il, que je fusse le fils

naturel de quelque grand seigneur exilé dans nos monta­

gnes par le terrible Napoléon ? A chaque instant cette

idée lui semblait moins improbable [...]. M a haine pour

m o n père serait une preuve [...]. Je ne serais plus un

monstre52 ! » Sans nul doute, la haine du père ne peut

que favoriser la grande réceptivité de Julien à ces muta­

tions, tant dans ses rapports avec l'abbé Pirard qu'avec le

marquis où à chaque fois, il est à la recherche du bon

père qui lui a fait défaut.

C e jeu avec l'identité est sensiblement renforcé par ce

que G . Blin appelle une intrusion d'auteur". Revenons

au curieux incident déjà mentionné, lorsque Julien pénètre

pour la première fois dans l'église de Verrières. Il trouve

déposé sur un prie-Dieu un morceau de journal relatant

l'exécution d 'un certain Louis Jenrel à Besançon. Ici, il

52. R AT., p. 641. 53. Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, José Corti,

1954, p. ?

46

Page 48: Autour de Miguel Abensour

convient de prendre la mesure de la ruse de Stendhal : ce

dernier nous met sur la voie ou plutôt feint de mettre le

lecteur sur la voie en prêtant à Julien une remarque sur

la terminaison identique en « el » des deux n o m s , Jenrel,

Sorel, pour mieux détourner le regard du lecteur de la

solution, c o m m e si la remarque de Julien devait nous

suffire et apaiser notre curiosité quant à la signification

de cet étrange incident. O r le n o m du guillotiné, Louis

Jenrel est l'anagramme parfait de Julien Sorel. Les onze

lettres des deux patronymes s'échangent et permutent à

la perfection, Louis Jenrel alias Julien Sorel, c'est-à-dire,

Louis Jenrel appelé autrement Julien Sorel. A l'évidence,

cela a valeur d'annonce ; n'est-il pas écrit au dos du

papier imprimé, « le premier pas ». C o m m e si au Dernier

Jour d'un condamné de Victor H u g o , Stendhal opposait

le « Premier pas d 'un condamné ». Mais au-delà de l'an­

nonce, de la préfiguration il y a plus. Le recours au

pseudonyme dans Le Rouge et le Noir signifie que Julien

Sorel est autre que celui qu'il paraît être, ou pour repren­

dre une formule célèbre, il est ce qu'il n'est pas et il n'est

pas ce qu'il est. Par l'usage du pseudonyme dans la fic­

tion romanesque qui a valeur de défi, est ouverte au per­

sonnage enfermé dans sa peau de « petit prêtre », la pos­

sibilité de se fuir soi-même, en l'occurrence de fuir le

n o m du père détesté (Sorel) et la condition sociale qui y

est attachée.

47

Page 49: Autour de Miguel Abensour

Mais en va-t-il de m ê m e du pseudonyme anagram-

matique qui n'est pas nécessairement remarqué par le lec­

teur, puisque Stendhal s'emploie à l'occulter ? Plutôt que

d'engager le personnage, par le rêve des possibles, à se

fuir lui-même et à forcer du m ê m e coup les barrières qui

entravent son ascension sociale, ne s'agit-il pas, sous cou­

vert d'une différence, d'une pseudo-différence, de le

ramener à soi-même, de le faire coller à une identité qui

tout à la fois se dérobe et se révèle peu à peu ? Selon Jean

Starobinski, le masque stendhalien tendrait à satisfaire

deux ambitions contradictoires, « adhérer totalement à

soi-même ou se fuir allègrement54 ». Si l'on admet ce

contraste, le pseudonyme simple permettrait un certain

nomadisme, une sortie de soi, le virage d'une identité

dans une autre, bref l'expérience ¿M Je est un autre. Tandis

que le pseudonyme sous forme d'anagramme viserait à

faire apparaître une sorte de stabilité qui échappe au per­

sonnage et se manifeste à son insu. Tendanciellement le

pseudonyme serait du côté de la fuite à soi-même, l'ana­

gramme du côté de l'adhésion de soi avec soi, mais — la

nuance est d'importance — par le détour d'une altérité tel

qu'il apparaisse pour finir que l'autre est le m ê m e . Grâce

au pseudonyme anagrammatique se révélerait en m ê m e

54. Jean Starobinski, L'Œil vivant, Stendhal pseudonyme, Paris,

Gallimard, 1961, p. 239.

48

Page 50: Autour de Miguel Abensour

temps que le destin de Julien — dès le premier pas, on le

voit, il est promis à la guillotine - son identité la plus pro­

fonde, la plus secrète, mais aussi la plus troublante, à

savoir, un « être-pour-la-mort » en tant qu'être guillotiné.

D e là par ce rapport à la mort, ce « je ne sais quoi »

d'effrayant qui imprime sa marque au caractère de

Julien. Jean Starobinski ne souligne-t-il pas combien la

proximité de la mort suscite chez Julien une adhésion à

soi inédite au-delà des repères sociaux. « A ce m o m e n t de

rupture totale — écrit-il — l'imminence de la mort rend le

masque inutile, elle le supplante. Il y a enfin une possi­

bilité d'être soi, absurdement, magnifiquement". » Et

pourtant dans cet accès à la condamnation à mort —

selon Mathilde, la seule chose qui ne s'achète pas dans

une société dévorée par l'argent — la distance de soi à soi,

l'énigme persistent. Car dans cette séquence qui Julien

répète -t-il ? Sans aucun doute, Boniface de la Mole aux

yeux de Mathilde, mais il répète aussi Louis Jenrel, mais

aussi Danton, Roland, Robespierre et pourquoi pas

Saint-Just exécuté à 26 ans ? Malaisé, difficile est de

réponde à la question, qui est Julien Sorel ? A u cours du

récit, Stendhal lui accorde trois pseudonymes, de

Chaulnes, de La Vernaye, Louis Jenrel. M ê m e si le

pseudonyme anagrammatique paraît fixer provisoirement

55. Ibid., p. 237.

49

Page 51: Autour de Miguel Abensour

cette identité - l'être guillotiné - l'interrogation ne

manque pas de rebondir, car de qui Julien répète-t-il le

supplice ? cette condamnation n'est-elle pas le résultat

d'un acte suicidaire ?

C e parcours ne nous donne donc pas le m o t de l'é­

nigme, mais laisse béante la distance que le recours à la

pseudonymie a rendu sensible, pour autant que l'on

congédie les lectures positivistes en proie à l'illusion

réaliste. Dans l'imminence de la mort, Julien accède à

une certaine authenticité - il aura au moins apporté la

preuve qu'il n'était pas u n « méchant h o m m e » selon

l'expression du marquis de la Mole , qu'il n'a pas séduit

Mathilde pour sa fortune. Il n'empêche que la distance

de soi à soi demeure d'autant plus aiguë que cette iden­

tité énigmatique est de surcroît flottante. C o m m e si dans

son être m ê m e , dans sa révolte, Julien était susceptible

d'occuper une multiplicité de positions, en l'occurrence

de positions héroïques. Le signe m ê m e de la révolte,

selon J. Starobinski, est qu'elle finit par s'individualiser

dans le refus de toute individuation. « Je m'appelle

"légion" dit le Révolté56. » N'est-ce pas ce bougé perma­

nent, ce flottement typiquement moderne qui a pour

effet de rendre possible la transposition de l'héroïsme de

la scène politique à la scène de l'amour ?

56. Ibid., p. 238.

50

Page 52: Autour de Miguel Abensour

III. Le Rouge et le Noir ou la scène d'une transposition

A lire les « Lettres familières » de Machiavel à Vettori,

on sait que l'auteur du Prince distinguait entre les choses

de la politique et les choses de l'amour. A u x premières,

les réflexions sur la souveraineté, convient la gravité. Les

secondes au contraire demandent d'être accueillies avec

allégresse ; il faut se garder de vouloir fixer un être ailé,

de vouloir lui rogner les ailes. Mieux, les secondes peu­

vent détourner des premières57. D e surcroît, Machiavel, à

la différence de la philosophie traditionnelle, ne déplore

pas la variabilité des choses humaines, ni ne repousse l'al­

ternance du grave et du léger. Mais diversité n'est pas

séparation rigide. Les choses de la politique et les choses

de l'amour n'ont elles pas en c o m m u n de chasser « la

pouillerie quotidienne », l'ennui qui résulte de la simple

reproduction de la vie ? Si les buts visés sont différents,

la grandeur d 'un côté, le bonheur de l'autre, ces choses

en dépit de leur écart, requièrent la mise en œuvre de

qualités proches, l'ardeur et l'audace au premier chef. Le

chapitre X X V du Prince qui s'interroge sur c o m m e n t

résister à la fortune dans les choses humaines s'achève par

le célèbre passage qui jette incontestablement un pont

entre les choses de l'amour et les choses de la politique :

57. Machiavel, Œuvres complètes, Paris, Gallimard Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 1440.

51

Page 53: Autour de Miguel Abensour

« ... il est meilleur d'être impétueux que circonspect, car

la fortune est femme, et il est nécessaire, à qui veut la sou­

mettre, de la battre et la rudoyer. Et l'on voit qu'elle se lais­

se plutôt vaincre par ceux-là que par ceux qui procèdent avec

froideur. Et c'est pourquoi toujours, en tant que femme, elle

est amie des jeunes, parce qu'ils sont moins circonspects,

plus hardis et avec plus d'audace la commandent58. »

Ajoutons à cela l'appréciation d'Edgar Quinet, selon

laquelle Machiavel « est de tous les écrivains d u X V I e

siècle [...] le seul qui comprenne l'héroïsme59 ». D e là

l'existence d 'une ligne continue, Machiavel, Stendhal,

Nietzsche. L a singularité de Stendhal ne tient-elle pas à

ce qu'il s'inscrit à la fois dans le sillage de Machiavel et

l'infléchit, sinon le corrige. Avec Machiavel, mais aussi

avec les révolutionnaires, n o t a m m e n t Saint-Just o u

D a n t o n , Stendhal partage le culte de l'énergie et de l'au­

dace. Mais ce post-rousseauiste qui vit dans u n siècle pro­

saïque, d o m i n é par l'argent et la course aux places, s ' em­

ploie à brouiller la distinction machiavélienne. Désormais

les choses de l ' amour ont aussi leur gravité, car elles

offrent u n c h a m p o ù peut se déployer l'héroïsme et toutes

les qualités d'intelligence, de volonté, de non-résignation

qu'il suppose. D e Julien Sorel à M i n a de Vanghel o u à

58. Machiavel, Le Prince, Paris, Garnier-Flammarion, 1980,

pp. 188-189.

59. E . Quinet, Les Révolutions d'Italie, Paris, Pagnerre, 1857, p. 286.

52

Page 54: Autour de Miguel Abensour

Mathilde de la M o l e , c'est le m ê m e déplacement de l'hé­

roïsme qui s'effectue, déplacement d u c h a m p politique

vers le c h a m p erotique. D e l'héroïsme in rebus publicis à

l'héroïsme in rebus veneris. L ' amour perd son allégresse

machiavélienne, sa légèreté ailée, car il est désormais le

c h a m p qui reste à l'héroïsme pour se manifester.

Entendons que l 'amour au-delà de son caractère aimable

présente des situations inextricables, périlleuses à l'extrême,

des impossibles dont seule l'énergie la plus résolue, l'au­

dace la plus déterminée peuvent triompher. Il est dit de

Mathilde qu'elle ne donnait « le n o m d ' a m o u r qu'à ce

sentiment héroïque que l'on rencontrait en France d u

temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne

cédait point bassement aux obstacles ; mais bien loin de

là, faisait faire de grandes choses60 ». A quoi Mathilde

reconnaît-elle le caractère héroïque de son a m o u r pour

Julien, sinon à la distance sociale inconcevable qui la

sépare de son amant ? Contrairement à la thèse d'Allan

B l o o m , selon laquelle Le Rouge et le Noir serait u n r o m a n

o ù les figures de l 'amour signeraient la mort de l'héroïs­

m e , le r o m a n de Stendhal, écrit à la veille de la

Révolution de 1830 , explore à la façon d ' u n pionnier u n

entrelacs inédit de l 'amour et de l'héroïsme, invente u n

nouveau nexus héroïco-érotique. D e ce point de vue,

60. R. TV., p. 512.

53

Page 55: Autour de Miguel Abensour

l'anti-héros de L'Education sentimentale, Frédéric

Moreau, contretype par excellence de Julien Sorel, prouve

a contrario l'existence de ce nexus; il se montre en effet

aussi incapable d'aimer qu'incapable d'agir. Stendhal,

dans l'article qu'il a consacré lui-même au Rouge et le

Noir insiste sur cet enchevêtrement de l'amour et de l'hé­

roïsme. Décrivant le combat de Julien Sorel pour faire

renaître l'amour de Mathilde, il écrit :

« Julien a le bonheur de pouvoir jouer la froideur. Ceci prouve qu'il avait réellement un grand caractère. Cette épreuve est sans doute une des plus difficiles auxquelles le cœur humain puisse être soumis. Cet héroïsme est cou­ronné du plus grand succès61. »

D e u x hypothèses donc :

Première hypothèse : Le Rouge et le Noir serait la mise

en scène d'une transposition de l'héroïsme du politique

à l'erotique. Qu'il s'agisse de Mathilde de la M o l e ou de

Julien Sorel, nous observons à chaque fois le déplace­

ment de la scène historico-politique à la scène de l'a­

mour . Dans l'un et l'autre cas, les qualités exigées sur la

scène politique, afin de répondre « présent » aux coups

de la fortune, sont également requises pour répliquer aux

aléas de l'amour. Le lendemain de la fameuse scène à la

61.R. N., appendices, p. 712.

54

Page 56: Autour de Miguel Abensour

campagne où Julien se donne pour obligation de prendre

la main de M a d a m e de Rénal, la chose faite, il connaît

l'apaisement. « Il avait fait son devoir, et un devoir

héroïque » écrit Stendhal62. N o u s l'avons vu, on peut lire

la seconde partie d u r o m a n c o m m e une joute héroïque

entre Mathilde et Julien, chacun des deux protagonistes

mettant en œuvre une forme différente d'héroïsme, mais

qui l'une et l'autre c o m m u n i e n t dans le m ê m e culte de la

grandeur et de l'audace. Mathilde trouve son modèle d u

côté de l'héroïsme aristocratique si présent, selon elle,

pendant la période de la Ligue à la cour d'Henri III ; jus­

qu'à la fin, elle s'identifiera à la Reine Margot dont elle

répétera les gestes à la mort de son amant décapité,

c o m m e le fut jadis Boniface de la M o l e . E n dépit de son

admiration pour Bonaparte-Napoléon, Julien pour sa

part puise son inspiration d u côté de l'héroïsme révolu­

tionnaire en s'identifiant semble-t-il à Dan ton , mais

peut-être aussi à Robespierre o u à Saint-Just dont il par­

tage l'extrême jeunesse, la beauté et l 'amour de l'énergie.

O n sait que l'enfant Henri Beyle fut régicide. E n 1793,

âgé de dix ans, au grand scandale de sa famille, il eut u n

accès de joie à l'annonce de l'exécution de Louis X V I . A

lire la Vie de Henry Brulard, on constate que Stendhal

persiste et signe : « Il y a plus, il y a bien pis, / am encore

62. R. N., p. 269.

55

Page 57: Autour de Miguel Abensour

in 1835 the man of 1794a. » Quan t à l'héroïsme napo­

léonien, m ê m e si Stendhal y participa no tamment lors

de la retraite de Russie, il le tenait en si piètre estime qu'il

ne pouvait songer à l'ériger en modèle64.

Deuxième hypothèse : O n ne peut en rester à ce niveau

de généralité. Plus qu'une mise en scène de la transposition

de l'héroïsme, Le Rouge et le Noir se construirait sur la

transposition, dans le champ de l'amour, de postures

héroïques singulières apparues au m o m e n t de la

Révolution française. C o m m e si la logique de ces postures

héroïques était ce qui venait donner forme aux deux gran­

des intrigues amoureuses que connaît Julien Sorel. Aussi

l'ombre de 1793 ne se limiterait-elle pas à la présence sous

forme de modèle de tel ou tel acteur révolutionnaire,

Danton ou Robespierre, aussi s'avérerait-elle beaucoup plus

prégnante que prévu. Le décalque des postures héroïques

apparues sur la scène historico-politique de la Révolution

aurait en quelque sorte valeur de matrice pour un ensem­

ble de gestes, de conduites, d'attitudes dans le champ de

l'amour, c o m m e si Julien en aimant M a d a m e de Rénal ou

Mathilde répétait, à son insu, des schemes constitutifs de

figures héroïques surgies avec l'événement révolutionnaire.

63. Stendhal, Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 175.

64. Ibid., pp. 226-227.

56

Page 58: Autour de Miguel Abensour

Allons un pas plus loin. Soit au m o m e n t de la

Révolution française, un triangle héroïque dont les trois

pôles seraient un héroïsme de la sincérité et de l'authen­

ticité ; un héroïsme de la maîtrise des apparences ; enfin

un héroïsme anti-héroïque. Si l'on prend en compte le

champ de l'amour, la transposition pourrait ainsi s'énoncer :

à l'héroïsme de l'authenticité correspondrait l'amour de

Julien et de M a d a m e de Rénal ; à l'héroïsme de la maî­

trise des apparences l'amour de Julien Sorel et de

Mathilde de la Mole ; à l'héroïsme anti-héroïque cor­

respondrait soit l'amour de Julien et de M a d a m e de

Rénal dans la prison de Besançon les derniers jours avant

l'exécution, soit l'amitié de Julien et du marchand de

bois Fouqué qui se tient auprès de Mathilde dans la pri­

son, après la décapitation de Julien. Il nous reste donc,

en nous aidant d'une méthode typologique, à parcourir

ces trois formes d'héroïsme et à en esquisser, à chaque

fois, le transfert dans le champ de l'amour..

1. L'héroïsme de la sincérité et de l'authenticité a

pour modèle et référence philosophique Rousseau. C e

dernier fournit à cet héroïsme sa thématique naturaliste,

sa posture d'accusation et son scheme organisateur, à

savoir, la distinction de l'être et du paraître.

Depuis les travaux de J. Starobinski, on reconnaît

dans cette division la matrice de la pensée de Rousseau.

C'est dans cette rupture entre l'être et le paraître, dans

57

Page 59: Autour de Miguel Abensour

cette division inacceptable que prennent naissance d'au­

tres conflits, entre le bien et le mal, entre la nature et la

société et au sein de l'histoire entre un avant et un après.

La reprise de ce scheme organisateur, par exemple chez

Robespierre ou chez Saint-Just constitue le héros « selon

Rousseau ». C'est à partir de cette différence qui divise le

m o n d e entre le m o n d e vérité et le m o n d e apparence que

le héros révolutionnaire conçoit une politique de la sin­

cérité fondée sur l'idée d'un être vrai qui a le rang suprê­

m e et qui en tant que tel est le signe de l'authenticité.

Saint-Just qui définit la Révolution c o m m e « une

entreprise héroïque » entre les périls et l'immortalité

offre une incarnation exemplaire de l'héroïsme de la sin­

cérité. Héros, il se pose en ministre de la nature, de l'êt­

re le plus vrai, conférant du m ê m e coup à son action la

garantie de l'authenticité.

Revenons donc à l'hypothèse de la transposition.

L'amour de Julien et de M a d a m e de Rénal serait c o m m e

un transfert de l'héroïsme de la sincérité de la scène poli­

tique à la scène erotique. L'hypothèse de la transposition

est ici pleinement légitime, car la fameuse scène où Julien

se donne l'obligation de prendre la main de M a d a m e de

Rénal est la présentation m ê m e du nouveau nexus héroï-

co-érotique tel qu'il apparaît dans une société dominée

par l'argent, prosaïque et sur lequel repose le roman.

Soumis à la religion d u devoir, Julien dans cette

58

Page 60: Autour de Miguel Abensour

circonstance est face à l'alternative : s'emparer de la

main de M a d a m e de Rénal ou se suicider. La main prise

par courage et non par amour, Julien connaît l'apaise­

ment : « Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque »

écrit Stendhal65.

Le ton est donné dès la première rencontre. M a d a m e

de Rénal est d'abord surprise, délicieusement surprise ;

au lieu d'un précepteur revêche et sévère que voit elle ?

un jeune paysan, presque l'aîné de ses enfants qui sèche

ses larmes. Elle se méfie d'autant moins que le jeune

h o m m e a l'air d'une jeune fille. Julien déconcerté par la

beauté de la jeune femme, la douceur de l'accueil,

conçoit aussitôt l'idée hardie de baiser la main de

M a d a m e de Rénal. D u côté de M a d a m e de Rénal une

spontanéité gracieuse, innocente, du côté de Julien un

mélange d'émotion vraie et une susceptibilité folle.

Stendhal insiste sur le naturel de M a d a m e de Rénal. Avec

M a d a m e de Rénal, Stendhal donne le portrait d'un

amour de cœur, « un amour vrai, simple ne se regardant

pas soi-même'* ». La jeune femme est dépeinte c o m m e

une âme simple, naïve, toute dévouée à ses deux enfants

qui a peu d'expérience de la vie et encore moins de

l'amour. C'est une â m e essentiellement sincère qui

65. R N., p. 269. 66. R. N., appendices, p. 712.

59

Page 61: Autour de Miguel Abensour

s'abandonne sans s'en apercevoir et donc sans résister à l'amour qu'elle conçoit pour Julien. Découvrant cet amour, dans un premier temps elle se rassure estimant que cela ne porte pas atteinte à sa relation avec Monsieur de Rénal. Julien de son côté, malgré une émotion réelle ne peut s'abandonner. Il n'oublie pas que M a d a m e de Rénal appartient au camp des maîtres et des riches, et lui, malgré son savoir, à celui des domestiques et des pauvres. Pire encore, ils appartiennent à des camps politiques ennemis ; M a d a m e de Rénal est royaliste, ultra, Julien relève de cette nébuleuse qui va du jacobinisme à l'admi­ration pour Bonaparte-Napoléon qui dans sa jeunesse, c o m m e on sait, fut robespierriste. D e là un manque de spontanéité chez Julien, il joue un rôle, prisonnier de la religion du devoir, sa volonté est chauffée à blanc et ne lui laisse pas un m o m e n t de répit.

Et pourtant le travail de Stendhal va consister à m o n ­trer la naissance de la spontanéité, de la sincérité chez Julien, sous l'influence de l'amour. Dans une atmosphère rousseauiste, proche de La Nouvelle Héloïse, au château de Vergy, Julien se départit peu à peu de sa méfiance armée. Plus il s'éloigne du social, de ses conflits, de ses intrigues, de ses contraintes, plus il s'éloigne de Verrières, plus il se rapproche de la nature, plus son amour pour M a d a m e de Rénal tend à devenir sincère, à quitter le m o n d e apparence pour rejoindre le m o n d e vérité. A

60

Page 62: Autour de Miguel Abensour

Vergy, avec M a d a m e de Rénal et ses enfants, Julien

connaît d'authentiques moment s de bonheur simples,

champêtres. « Julien, de son côté, écrit Stendhal, avait

vécu en véritable enfant depuis son séjour à la campagne,

aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses

élèves. Après tant de contrainte et de politique habile,

seul, loin des regards des h o m m e s , et, par instinct, ne

craignant point m a d a m e de Rénal, il se livrait au plaisir

d'exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles m o n ­

tagnes du monde 6 7 . » Le pouvoir de la beauté si nouveau

pour Julien, lui fait oublier sa « noire ambition » et ses

projets si difficiles à exécuter. Il n'est pas vrai que Julien

soit pure volonté. La liaison avec m a d a m e de Rénal c o m ­

mencée, dans un suspens de la volonté, il cède au plaisir

de la contemplation. Oubli de l'ambition, oubli d 'un

rôle à jouer; dans ses momen t s d'abandon, Julien avoue

à m a d a m e de Rénal toutes ses inquiétudes. Q u e ce soit

dans le bonheur ou dans l'affliction, lors de la maladie

d'un enfant, Julien en m ê m e temps qu'il relâche sa

volonté accède à des m o m e n t s de vraie sincérité.

Stendhal insiste sur cette mutation. La sincérité n'est plus

un effet de la détente de la volonté, elle devient la figure

m ê m e du bonheur, le signe le plus probant de l'authen­

ticité. « Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il

67. R N., p. 264.

61

Page 63: Autour de Miguel Abensour

y eut des m o m e n t s où lui, qui n'avait jamais aimé, qui

n'avait jamais été aimé de personne, trouvait u n si déli­

cieux plaisir à être sincère, qu'il était sur le point d'avouer

à m a d a m e de Rénal l'ambition qui jusqu'alors avait été

l'essence m ê m e de son existence68. »

Julien ainsi désarmé, grâce à la beauté, grâce à l'a­

mour , dépasse la distinction de l'être et d u paraître; il ne

s'agit plus de jouer u n rôle, de paraître, de jouer des

apparences pour mieux subjuguer, mais de s'abandonner

à l'amour et à « ses incertitudes mortelles ». Le bonheur

de Julien n'est pas de l'ordre de l'avoir, mais de l'ordre de

l'être. Il découvre le bonheur d'exister, le bonheur d'être,

de tout simplement être.

2 . Venons-en à la deuxième forme d'héroïsme apparue

pendant la Révolution française, souvent mal repérée en

tant que telle. U n héroïsme de maîtrise des apparences,

dans lequel le travail sur soi passe après le travail exercé sur

le public, dans lequel le travail d'auto-fabrication du héros

est subordonné à la maîtrise exercée sur l'opinion d'autrui.

Il s'agit pour le héros de se forger le meilleur masque, à

savoir, le plus efficace ; celui qui assure le pouvoir de se

séparer des h o m m e s ordinaire et de se faire reconnaître par

eux pour un h o m m e extraordinaire, c'est-à-dire u n héros.

68. R N. p. 303.

62

Page 64: Autour de Miguel Abensour

O n peut emprunter la devise de cette forme d'héroïsme

à Oscar Wilde : « Le premier devoir dans la vie est d'êt­

re aussi artificiel que possible. » Cet héroïsme vise à cons­

truire un héros « selon Baltasar Gracian » auteur d 'un

petit ouvrage publié en 1637, L<? Héros.

C o m m e dans la tradition sophistique, il s'agit pour le

héros de savoir saisir l'occasion, le m o m e n t opportun, le

Kairos, de savoir transformer ce qui peut le défavoriser

en ce qui peut tourner en sa faveur. D'accord avec

C . Rosset, je distinguerai pour cette forme d'héroïsme

une triple maîtrise6''.

— D'abord, la maîtrise des apparences : le héros se

constitue dans l'art de faire jouer les apparences en sa

faveur, dans l'art de saisir les occasions où il peut se m o n ­

trer sous son jour le plus flatteur.

— Puis, la maîtrise des circonstances : le héros pra­

tique l'art de saisir les occasions favorables grâce à une

faculté de l'esprit qui n'est pas tant la prudence qu'une

certaine vivacité propre à l'action.

— Enfin, la maîtrise de la mobilité : l'art du héros,

« selon B . Gracian » est de savoir se mouvoir dans l'ins­

table et le fragile.

69. Clément Rosset, L'Anti-Nature, Paris, PUF, 1973.

63

Page 65: Autour de Miguel Abensour

A u m o m e n t de la Révolution française cette forme

d'héroïsme fut diversement répandue. Celui qui l'incar­

na au plus près fut Hérault de Séchelles, « l'Alcibiade de

la Montagne » et l'auteur d'une Théorie de l'ambition

publiée en 178870. Tournons-nous vers Le Rouge et le

Noir dont la seconde partie ; la peinture de l'amour entre

Julien Sorel et Mathilde de la Mole offre une transposi­

tion éclatante de cette deuxième forme d'héroïsme.

Le climat de l'amour entre Julien et Mathilde est celui

d'une agonistique généralisée. Jamais les protagonistes ne

désarment, puisqu'ils savent que s'ils le font, ils sont aus­

sitôt perdus. Si la volonté de Julien s'était quelque peu

détendue dans les plus belles montagnes du m o n d e , si au

contact de m a d a m e de Rénal, il avait par moments

oublié son ambition, son rôle, l'arrivée à Paris provoque

l'effet inverse. Elle suscite un sursaut de la volonté

retrempée par l'épreuve du séminaire.

Dès le départ, l'antagonisme est là, d'abord social et

politique. Le plébéien révolté, expression qui revient sou­

vent sous la plume de Stendhal pour désigner Julien, fait

entendre sa voix contre l'aristocratie en place.

L'affectation de l'Hôtel de la Mole déplaît à Julien et il

70. Hérault de Séchelles, Théorie de l'ambition, Paris, L'Arrière-

boutique, 1954.

64

Page 66: Autour de Miguel Abensour

forme une pensée qui effraye son compagnon l'abbé

Pirard, tant elle lui paraît épouvantable : « Ils [les aristo­

crates] ont tant de peur des jacobins! Ils voient u n

Robespierre et sa charrette derrière chaque haie; ils en

sont souvent à mourir de rire, et ils affichent ainsi leur

maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d'é­

meute et la pille71. » Mais c'est surtout après que

Mathilde de la Mole s'est donnée à lui, dans la seconde

phase de cet amour, lorsque Julien veut reconquérir l'a­

m o u r de Mathilde, avant la seconde « cristallisation »

qu'une véritable hostilité s'installe entre les deux jeunes

gens. Sans reprendre en détail le scénario de cette secon­

de partie, sachons que son mouvemen t est fait d'une

alternance régulière d 'amour intense et de rupture.

Mathilde oscille en permanence entre amour et mépris ;

dès qu'elle rend son amour à Julien, ou dès qu'elle se sent

aimée, le mépris n'est pas loin. Aussi Julien est il très vite

plongé dans le désespoir hésitant de son côté entre le sui­

cide et le combat. Bien évidemment, on peut analyser

l'attitude de Mathilde c o m m e un conflit entre l'orgueil

aristocratique et l'amour. Mais on ne peut accuser la fille

du marquis de la Mole d'être prisonnière d 'un orgueil de

caste. N e cherche-t-elle pas plutôt à fuir les convenances

qui font mourir d'ennui les siens. D e surcroît - et c'est là

71.R.N.,p.444.

65

Page 67: Autour de Miguel Abensour

un des points d'émergence du nexus héroïco-érotique -

Mathilde a une conception ouvertement héroïque de l'a­

mour. A dire vrai, à la source de cette oscillation, il y a

une double vision de Julien chez Mathilde. Tantôt elle

perçoit en lui l ' h o m m e supérieur qui dépasse de loin en

énergie et en ambition les jeunes aristocrates de son cer­

cle. Elle voit en lui, mieux, elle halluciné en Julien u n

héros tel qu'elle puisse pleinement se livrer à l'identifica­

tion qui l'obsède. Tantôt l ' h o m m e supérieur s'évanouit,

elle ne voit plus alors en Julien qu 'un domestique de son

père. C'est pourquoi la distance sociale qui sépare

Mathilde de Julien fonctionne pour elle dans les deux

sens: soit elle est le signe d 'un amour héroïque, soit elle

est la marque de la honte et du déshonneur. Et celui qui

est destiné à occuper la place du héros est soumis à un

examen de tous les instants. Le prince Korasoff diagnos­

tique parfaitement la situation. Face à Julien, la question

obsédante de Mathilde qui contrairement à ses cousines

apeurées attend, sinon espère, une prochaine révolution

où elle pourra jouer un grand rôle, est : serait-ce un héros ?

aurait-il l'étoffe d'encourir la condamnation à mort ?

Pris dans cet imbroglio héroïco-amoureux, Julien se

voit constamment contraint de livrer bataille au sens le

plus militaire du terme. Pour lui, la carte du tendre se

transforme en une carte d'état-major. C e n'est pas dans

un Art de séduire que Julien va chercher son inspiration,

66

Page 68: Autour de Miguel Abensour

mais dans des récits de guerre, notamment auprès de

celui qui dans le sillage de la Révolution française a bou­

leversé l'art de la guerre, Napoléon. D e là dans les

réflexions et les estimations de Julien un recours récur­

rent au vocabulaire de la guerre. Et c'est à la lecture des

Mémoires dictées à Sainte-Hélène par Napoléon qu'il

découvre enfin l'arme la plus efficace : « L U I F A I R E

P E U R [..]. Ici, c'est un d é m o n que je subjugue, donc il

faut subjuguer1. » Il ne m a n q u e pas de comparer cette

relation à la coexistence avec un tigre.

Loin de toute spontanéité dans cette guerre perma­

nente, Julien est contraint de jouer un rôle, de s'efforcer

de le jouer le mieux possible. Q u i dit guerre dit tactique

et stratégie. Nul étonnement donc à ce que Julien dans

son amour avec Mathilde ait recours à la seconde forme

d'héroïsme, un héroïsme selon Baltasar Gracian. Il lui

faut donc s'assurer une triple maîtrise. La maîtrise des

apparences: la tâche principale de Julien est de ne jamais

laisser deviner à l'ennemi, en l'occurrence, Mathilde, ses

sentiments et donc son amour. Dans certaines circons­

tances, il s'abstient volontairement de lui adresser la

parole et fait montre d'un courage salué par Stendhal.

Devenu dandy, il s'emploie à déconcerter l'adversaire,

selon le principe « soyez le contraire de ce à quoi l'on

72. R.N.,p. 621.

67

Page 69: Autour de Miguel Abensour

s'attend ». Conseillé par le prince Korasoff, versé dans l'art de séduire, il s'impose six semaines de pénible comédie en faisant ostensiblement la cour à m a d a m e de Fervaques, afin de susciter la jalousie de Mathilde. Dans ses diverses rencontres avec Mathilde, il ne cesse de simuler la froideur, il affecte u n ton glacial, au point de réprimer tout élan d'a­mour . Maîtrise des circonstances : Mathilde le traite-t-elle de « premier venu », il s'empare d'une vieille épée de déco­ration prêt à la tuer, puis ayant repris son sang-froid, il remet l'épée au fourreau avec la plus grande tranquillité et la replace au clou qui la soutenait. Est-il au comble d u malheur, soudain un éclair de génie et il décide de rejoindre Mamilde dans sa chambre ; cette dernière surprise, s'accuse et pour se faire pardonner ses m o m e n t s de mépris coupe une partie de ses beaux cheveux cendrés. C'est grâce à son courage que Julien parvient à cette maîtrise. « Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes, et avec u n respect marqué s'éloigna un peu d'elle. U n courage d ' h o m m e ne peut aller plus loin73. » Maîtrise de la mobilité enfin, car échaudé par les incessantes oscillations de Mathilde, Julien sait qu 'un instant peut tout changer. Julien vit sans dis­continuer sur le fil d u rasoir ; s'il avoue ou manifeste son amour, il sait que le mépris menace sous peu. Aussi s'ap-plique-t-il à dire sciemment de temps en temps des mots

73. R N., p. 618.

68

Page 70: Autour de Miguel Abensour

durs à Mathilde pour que cette dernière fasse violence à son

orgueil au point de se demander, m'aime-t-il ? Le succès

couronne l'héroïsme de Julien, à force de jouer son rôle

sans faiblesse, il parvient à créer une situation nouvelle dans

laquelle Mathilde finit par penser qu'elle l'aime plus qu'il

ne l'aime. C e jeu infernal avec « le tigre » prend fin dès que

le malheur frappe Julien. Mathilde peut alors donner libre

cours à son amour, puisque la menace de la condamnation

à mort qui plane sur Julien prouve assez qu'elle a aimé,

qu'elle aime un héros. Mieux encore, lorsqu'elle retrouve

Julien à la prison de Besançon, elle le trouve « bien au-dessus

de ce qu'elle avait imaginé. Boniface de la Mole lui semblait

ressuscité, mais plus héroïque74. » E n dépit des apparences,

l'amour de Mathilde pour Julien fut un amour heureux.

Heureux car héroïque, parce que Julien par son destin

donna à Mathilde le « bonheur » de pouvoir s'identifier

jusqu'au bout à la Reine Margot. Malgré la platitude et l'en­

nui de la civilisation du XIX e siècle, grâce à Julien, Mathilde

a connu la passion vertigineuse et tragique des temps

héroïques de la Ligue ou de la Révolution.

3. Il est une dernière forme paradoxale d'héroïsme,

l'héroïsme anti-héroïque. Son principe peut se formuler

en termes pascaliens : le véritable héroïsme se m o q u e de

l'héroïsme. Entendons que des acteurs historiques peu

74. R N., p. 657.

69

Page 71: Autour de Miguel Abensour

favorables à l'héroïsme auquel ils reprochent le goût de la

pose ou de la posture — le héros est celui qui a l'air d'un

héros écrit Lionel Trilling — peuvent néanmoins accom­

plir des actes héroïques quand nécessité fait loi. Ainsi

pendant la Révolution française, Danton n'avait pas le

goût de la pose et peu de souci de la postérité ; Gilbert

R o m m e critiqua l'héroïsme c o m m e ouvrant la porte à

l'ambition et à la domination de l ' h o m m e sur l ' h o m m e ,

mais il fit cependant partie des Martyrs de Prairial qui en

1795 se poignardèrent publiquement pour protester

contre la condamnation à mort que venait de prononcer

à leur endroit un tribunal militaire.

Cet héroïsme est également présent dans Le Rouge et

le Noir. Lors de son séjour à la prison de Besançon, avant

son exécution, Julien s'éloigne de Mathilde pour se rap­

procher de m a d a m e de Rénal. Entre autres raisons, face

à l'héroïsme ostentatoire de Mathilde, Julien préfère se

tourner vers « une tendresse simple, naïve et presque

timide ». Le m o t terrible est lâché : « Julien se trouvait

peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était fati­

gué d'héroïsme. »

Fatigué d'héroïsme, ce qui veut dire que la joute

héroïque entre Mathilde et Julien est achevée, elle n'est

plus de saison. L'héroïsme n'est plus l'affaire de Julien, il

l'abandonne volontiers à Mathilde. Libre à elle de se

transporter dans le temps des héros, de rivaliser avec eux,

70

Page 72: Autour de Miguel Abensour

de caracoler sur leurs traces, de surenchérir dans l'identi­

fication à la Reine Margot . A Julien il suffit de faire

retour avec m a d a m e de Rénal vers l'héroïsme de la sincé­

rité et ce faisant d'opérer u n passage discret à l'héroïsme

anti-héroïque. A Julien, il suffit de résister aux intrigues

qui se trament autour de lui, il suffit, au m o m e n t de l'exé­

cution de ne pas manquer de courage. Le m ê m e m o u v e ­

m e n t s'observe dans le registre de l'amitié. Son ami

Fouqué, le marchand de bois qui lui avait proposé jadis

de l'associer à ses affaires, personnage anti-héroïque s'il en

est, vient le voir dans sa prison et lui propose de vendre

tout son bien pour corrompre les geôliers et permettre

son évasion. Julien d'abord méfiant m e t son ami à l'é­

preuve ; convaincu de la véracité de la proposition, Julien

se jette dans ses bras, dans u n m o u v e m e n t d'enthousiasme,

bouleversé par cet effort sublime chez u n propriétaire de

campagne. D e cette scène Stendhal tire u n jugement :

« Cette vue du sublime rendit à Julien toute la force que

l'apparition de M . Chélan lui avait fait perdre. Il était

encore bien jeune ; mais, suivant moi, ce fut une belle

plante. A u lieu de marcher du tendre au rusé, c o m m e la

plupart des h o m m e s , l'âge lui eût donné la bonté facile à

s'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle [...] Mais à

quoi bon ces vaines prédictions 5 ? »

75. R. N., p. 654.

71

Page 73: Autour de Miguel Abensour

Conclusion

Le Rouge et le Noir à l'ombre de 1793 ? Tenter une telle lecture, m e semble-t-il a au moins une vertu, congé­dier la thèse classique et politiquement orientée du roman d'ambition. Julien Sorel n'est pas un enfant de Benjamin Constant ni d u libéralisme. Élève de Plutarque, il est un enfant de Danton et de Saint-Just, si la différence des temps, permet de mettre ensemble ces deux n o m s .

Le Rouge et le Noir serait donc un roman de l'héroïsme révolutionnaire transposé sur une autre scène, la scène de l'amour, tant sous la Restauration la scène politico-socia­le paraissait peu propice à la résurgence d'un héroïsme politique. Encore ne faut-il pas oublier les conspirations nombreuses à cette époque et notamment l'une des plus célèbres, celle des Quatre Sergents de La Rochelle appar­tenant à la Charbonnerie française et guillotinés en 1822, huit ans avant Le Rouge et le Noir. Mais peut-on en rester simplement à la thèse de la transposition de l'hé­roïsme de la scène politique à la scène de l'amour ? L'éclair de génie de Stendhal et son audace n'ont-ils pas été de renverser le mouvement de la transposition au m o m e n t du procès de Julien devant la cour d'assises ? n'ont-ils pas consisté à arracher soudain l'héroïsme de Julien Sorel, son aventure à la sphère privée pour les rendre à la sphère publique, grâce à la scène judiciaire ?

72

Page 74: Autour de Miguel Abensour

Et du m ê m e coup Stendhal a transformé « un fait divers »

en symptôme et en avertissement politique. Entendons

que les plébéiens révoltés ne sont plus disposés à tolérer

le retour d'une société de caste, à accepter leur exclusion

de la scène politique au profit d'une « aristocratie bour­

geoise ». Julien Sorel proche du « sublime B . . . » de

Baudelaire, participe de l'héroïsme de la vie moderne,

héroïsme de la détresse et de la souffrance.

Peut-on au-delà entendre dans Le Rouge et le Noir, la

leçon de Danton dirions-nous présentée et interprétée par

Stendhal, c'est-à-dire loin du Danton historique?

Quelque part Stendhal a écrit : il faut se guérir du subli­

m e . Q u a n d Julien dans la prison de Besançon connaît le

bonheur auprès de m a d a m e de Rénal, il a congédié l'hé­

roïsme. Fatigué de tant d'héroïsme insiste Stendhal. La

recherche à laquelle nous invite Stendhal n'est-elle pas

celle d 'un point, d 'un lieu difficile à trouver en ce qu'il se

tiendrait à égale distance de la platitude bourgeoise, de la

bourgeoisification de la vie commencée avec Hobbes, et

du sublime héroïque qui aussi bien dans le champ de l'a­

m o u r que dans celui de la politique, tend ses filets trop

haut.

C o m m e si Stendhal, et c'est peut-être le sens du der­

nier épisode avec Fouqué, le marchand de bois, entre­

voyait la possibilité de trouver l'héroïsme dans la prose

du m o n d e , dans les choses qui nous sont proches.

T3

Page 75: Autour de Miguel Abensour

Peut-être ai-je m a n q u é d'audace ? peut-être aurais-je

d û donner pour titre à cet essai, Le Rouge et le Noir à

l'ombre de Saint-Just? Il existe u n texte de Saint-Just

signé Florelle de Saint-Just. Je ne sais pas si Stendhal

connaissait ce texte, mais je sais que si l'on se livre aux

jeux chers à Stendhal, on peut aisément tirer de Florelle

de Saint-Just, Julien Sorel.

74

Page 76: Autour de Miguel Abensour

La réduction libérale de la démocratie

Monique Boireau-Rouillé

La démocratie se trouve dans une situation paradoxale ;

déclarée « horizon indépassable de notre temps », on voit

parallèlement son concept se rétrécir : seule une concep­

tion étroitement libérale de sa définition semble émerger

aujourd'hui. Il faut donc partir de ce constat en forme de

lieu c o m m u n pour essayer de préciser quelques éléments

de cette réduction, et mettre en lumière les pensées qui

se situent en rupture avec cette tendance. Car l'opinion

intellectuelle dominante va répétant que la politique

moderne est instituée pour garantir les libertés et les

droits de l'individu, sa sécurité, et non pas pour réaliser

des « fins collectives », ou la « vie bonne ». La virtualité

de l'extinction du politique semble inscrite au cœur de la

fondation de la modernité : « La liberté (des modernes)

c'est de se libérer du politique1. »

1. Myriam Revault d'Allonnes, Le Dépérissement de la politique,

Paris, Aubier, 1999, p. 93.

75

Page 77: Autour de Miguel Abensour

Cette acception étroitement libérale de la démocratie

remonte en France à une vingtaine d'années et est

contemporaine des travaux sur la nature du totalitarisme ;

ces travaux inauguraient pourtant une heureuse revalori­

sation du politique contre la réduction économiste (mar-

xisante) qui avait dominé la pensée des années 1970 ; ils

redonnaient toute son aura à l'idée du politique, de la

démocratie. Mais les conséquences de ces analyses du

totalitarisme dans le c h a m p intellectuel français sem­

blent avoir été de reconduire l'enterrement libéral de la

démocratie, de l'aveu m ê m e d 'un de ses plus actifs pro­

tagonistes2. U n e nouvelle doxa s'est imposée : la d é m o ­

cratie se réduirait à la protection des droits de l'individu,

et le retour du politique, entendu c o m m e prise collective

sur le destin des h o m m e s recèlerait des dangers3, on ris­

querait d'échouer sur les rivages abhorrés des politiques

despotiques ou totalitaires. Etrange leçon tirée de la

nature d 'un totalitarisme assimilé à u n déploiement du

politique (¥hubris) et dont le remède serait alors de se

protéger contre le politique.

2. Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2003, p. XXII .

3. La référence est faite ici aux écrits de C . Schmitt qui dénonce la dépolitisation du libéralisme ; le retour de la politique est facile­ment soupçonné de s'identifier à ces dérives.

76

Page 78: Autour de Miguel Abensour

Il s'agit donc ici de porter u n regard sur quelques tra­

vaux contemporains, afin de voir si la thématique néo­

libérale n'aurait pas imprégné les conceptions démocra­

tiques au point de les vider de leur sens authentiquement

politique, c'est-à-dire de leur potentiel émancipateur. Le

pivot essentiel de cette apologie libérale est la réduction

du politique au juridique, réduction qui s'est donnée au

départ sous le visage aimable d u retour aux avant-postes

de l'idée des droits de l ' h o m m e . Il semblait que l'on était

éloigné des attaques néo-libérales contre la démocratie

que l'on peut trouver chez u n F. H a y e k o u u n

S. Huntington (chez qui la matrice de la conception de

la liberté est la liberté d'entreprendre, la liberté « négative »,

et où la participation politique est conçue c o m m e « bruit »

nuisant à l'équilibre d u système social). Cette réduction

libérale de la démocratie s'est focalisée dans un lieu qui

est aussi un enjeu : la lecture, l'interprétation de la

modernité politique, le désir affiché de reconstruire la

généalogie de cette modernité, de la liberté. D a n s les

reconstructions de cette généalogie, se dit en effet ce qu'il

en est des rapports du droit, (des droits de l ' h o m m e ) et

de la politique, et cela tout à la fois nourrit l'argumen­

taire de l'identification de la politique moderne au droit,

et contribue à asseoir cette problématique c o m m e seule

légitime pour parler du politique. Mais cette réduction d u

politique aux droits est inséparable d'une autre question

77

Page 79: Autour de Miguel Abensour

fondamentale : celle de la division de la société ; et dans

la représentation de ce prisme de « l'unité et de la divi­

sion sociale » se jouent à la fois l'enfermement étatique

des conceptions de la démocratie, et sa réduction à une

visée fonctionnelle et gestionnaire.

N i « sauvage » ni « insurgeante », la conception

dominante contemporaine de la démocratie est bien

devenue le tombeau de la politique. Il s'agit donc d'exa­

miner les obstacles intellectuels posés par ces courants

dominants à la « repolitisation » de la société civile qu'é­

voque Miguel Abensour dans son introduction à La

Démocratie contre l'Etat.

Le débat depuis vingt ans s'est largement organisé

autour de la question suivante : les droits de l ' h o m m e

sont-ils une politique? Je m e propose de partir de là, afin

de voir l'acquis et les limites (connus mais sujets à inter­

prétation) des travaux de Claude Lefort en la matière, et

l'orientation de quelques travaux qui se sont succédés

depuis une vingtaine d'années autour de ces questions.

Les travaux de C . Lefort sont trop connus pour être

examinés dans leur précision ici. Il s'agit plutôt de voir à

quelle conception de l'espace politique de la démocratie,

4. Miguel Abensour, La Démocratie contre l'État, Paris, Le Félin,

2004, pp. 13-15.

78

Page 80: Autour de Miguel Abensour

de l'action démocratique, aboutit C . Lefort à la suite de

l'interrogation : « La lutte pour les droits de l ' h o m m e

rend-elle possible un nouveau rapport à la politique ? »

E n effet, dit-il, « ne voit-on pas que sous la poussée de

ces droits, la trame de la société politique ou tend à se

modifier, ou apparaît de plus en plus c o m m e modifiable^ ».

O n ne va donc pas se demander simplement si la pensée

de C . Lefort tombe dans le travers dénoncé par G .

C . Pocock de surestimer la problématique des droits

dans la conception de la modernité politique, mais si elle

inaugure une nouvelle conception de la démocratie.

Relativement à la critique libérale classique de la

démocratie qui, de Locke à Benjamin Constant, va répé­

tant que l'essentiel est la garantie des droits individuels à

l'écart et souvent contre la participation du peuple au

politique, eu égard à l'analyse qui sépare les droits de

l ' h o m m e et du citoyen pour secondariser le politique, la

critique de C. Lefort inaugurait un nouveau regard, ne

reconduisant pas a priori les vieilles antiennes.

Avec le déplacement opéré par l'affirmation que la

démocratie moderne n'est pas un régime politique mais

le m o d e d'être de la société, ouverte, en questionnement,

5. Claude Lefort, L'Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981,

p. 68 et p. 71.

79

Page 81: Autour de Miguel Abensour

C . Lefort sortait des questions pièges qui enserraient l'ap­

proche des liens de la démocratie et des droits. Il sortait

aussi du débat classique entre approche « naturaliste » et

« artificialiste » des droits pour déplacer le regard vers la

dynamique de l'individu, de l'égalité, des droits.

L'essentiel est que la conception des droits chez

C . Lefort est déliée de leur domiciliation dans une

« nature » fixée, mais est toujours vue c o m m e insépara­

ble de leur formulation humaine et politique, de leur

dynamique. « L'autonomie du droit est liée à l'impossi­

bilité d'en fixer l'essence6. » La cohérence du nouvel espa­

ce politique moderne dit-il, se fait indépendamment de

toute référence à la nature (point primordial, vu le

recours abondamment fait à cette idée aujourd'hui, de

manière implicite ou explicite). Il ne s'agit pas non plus

d'une histoire à accomplir, mais cette cohérence est assu­

rée par la liberté politique1. Les Déclarations des droits de

1789-1791 dit-il, ramènent la source du droit à renon­

ciation humaine du droit : c'est-à-dire le droit à avoir des

droits. Les droits sont donc conçus c o m m e politiques et

non naturels ; on peut dire qu'ils sont « naturels » mais

non au sens libéral étroit d u terme : ils sont naturels, car

6. C . Lefort, Essais sur le politique, XIX'-XX' siècle, Paris, Le Seuil, 1986, p. 27.

7 . C . Lefort, Essais sur le politique, op. cit., pp. 42-50.

80

Page 82: Autour de Miguel Abensour

de « l'humain », sans contenus fixés8. « Les droits de

l ' homme dit C . Lefort, ramènent le droit à un fondement

qui, en dépit de sa dénomination, est sans figure, se donne

donc c o m m e intérieur à lui, et, en ceci, se dérobe à tout

pouvoir qui prétendrait s'en emparer'1. »

Les conséquences quant à la nature de la démocratie

sont importantes : la démocratie, ce n'est pas le régime

réglé par un pouvoir légitime, des lois, mais un régime

fondé sur la légitimité d'un débat sur ce qui est légitime

8. C . Lefort : « Ces droits sont un des principes générateurs de la

démocratie. D e tels principes n'existent pas à la manière d'institutions

positives dont on peut inventorier les éléments de fait, m ê m e s'il est

sûr qu'ils animent des institutions. Leur efficacité tient à l'adhésion qui

leur est apportée, et cette adhésion est liée à une manière d'être en

société, dont la simple conservation des avantages acquis ne fournit

pas la mesure. Bref, les droits ne se dissocient pas de la conscience des

droits. » (L'Invention démocratique, op. cit., p. 69). Mais il insiste aussi

sur le paradoxe : « Les droits fondamentaux, s'ils sont constitutifs d 'un

débat public, ne sauraient se résumer à une définition, telle que l'on

puisse s'accorder universellement sur ce qui leur est ou non conforme »,

et surtout : « Le droit ne saurait apparaître c o m m e immanent à l'otd-

re social, sans que déchoie l'idée m ê m e du droit. Le paradoxe est que

le droit est dit pat les h o m m e s , que cela m ê m e signifie leur pouvoir de

se dire, de se déclarer leur humanité, dans leur existence d'individus,

et leur humanité dans leur m o d e coexistence, leur manière d'être

ensemble dans la cité et que le droit, ne se réduit pas à u n artifice

humain. » (Essais sur le politique, op. cit., p. 54.)

9. C . Lefort, L'Invention démocratique, op. cit., pp. 66-67 .

81

Page 83: Autour de Miguel Abensour

et ce qui ne l'est pas. Il vaut la peine d'y insister, car il

s'agit là d'une différence notable avec la pensée libérale :

le droit n'a pas de fondement naturel, mais le placer au

fondement, alors que sa « nature » est de faire l'objet

d 'un questionnement infini, bouleverse l'approche tradi­

tionnelle des rapports d u droit et de la politique.

Les conséquences se mesurent dans la question de

l'extériorité du droit par rapport au pouvoir. C . Lefort

récuse pour une part le propos libéral qui fait de l'Etat,

sous la figure de l'Etat de droit, une instance totalement

séparée de la société pour pouvoir être le garant des

droits ; il met aussi en cause la séparation rigide société

civile/Etat : « L'Etat libéral, dit-il, ne peut être simple­

men t conçu c o m m e cet Etat dont la fonction fut de

garantir les droits des individus et des citoyens et de lais­

ser la société civile en pleine autonomie. A la fois il est dis­

tinct de celle-ci, il est façonné par elle, et il la façonne'0. »

M ê m e si C . Lefort défend ô combien la nécessité d 'un

pouvoir séparé, ce que nous voyons ici c'est qu'il accorde

un rôle politique à la société civile ; cette façon de poser

le lien société civile /Etat montre que l'analyse de

C . Lefort ne se situe pas dans la classique acceptation de la

secondarisation du politique dans la modernité. La garantie

10. C . Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p . 34 .

82

Page 84: Autour de Miguel Abensour

des droits et la production de nouveaux droits sont donc

renvoyés du côté d'une invention démocratique, puisque

ce qui garantit les droits, c'est l'exercice de la liberté poli­

tique, des libertés formelles entendues c o m m e droit à la

protestation ; les droits sociaux sont ainsi vus c o m m e

prolongement des droits de l ' h o m m e et non opposés, à

l'encontre d'une tradition libérale qui regagne du terrain.

Pour lui, l'appréhension démocratique d u droit fait qu'il

est impossible de trancher entre droits fondamentaux et

ceux qui se sont ajoutés au fil du temps.

L'absence de fondement fixé aux droits, l'accent mis

sur renonciation humaine des droits, leur reformulation

permanente, la liberté politique qui leur est intimement

liée, constitue ce qui peut faire pencher la balance du

côté de cette démocratie sauvage sur laquelle insiste

M . Abensour.

Plus précisément, les travaux de C . Lefort mettaient

l'accent sur une idée centrale et forte qui est celle de l'in­

détermination11 moderne du fondement du politique.

U . C . Lefort, « La démocratie, dit-il, se révèle ainsi la société his­torique par excellence, société qui, dans sa forme, accueille et préser­ve l'indétermination, en contraste avec le totalitarisme qui [...] s'a­gence en réalité contre cette indétermination, prétend détenir la loi de son organisation et de son développement ». (Essais sur le politique, op. cit., p. 25). Cette notion d'indétermination exprime au mieux

83

Page 85: Autour de Miguel Abensour

Mais cette indétermination, certes structurelle et consti­

tutive de la modernité, a pour corollaire chez lui le fait

que, Faction politique, l'inscription dans le réel du poli­

tique, est pensée uniquement en termes de lutte pour la

conquête du pouvoir, ou son occupation, ce qui risque

d'entraîner le retour à l'effectuation d'un sens de l'histoire,

à une incarnation du fondement, confondu alors avec la

loi du devenir des sociétés. L'indétermination comprise

de cette façon ne risquait-elle pas alors de se traduire par

une suspicion sur toute action politique et d'entraîner

une apologie ou un maintien du statu quo, de l'existant ?

D'autant plus que C . Lefort multipliait les préventions

contre toute idée de réalisation par le politique d'une fin

quelconque, craignant d'y voir un retour de l'idée du

« peuple U n » et de l'Etat, instrument de la puissance

politique.

pour Lefort la mutation d'ordre symbolique qui caractérise la d é m o ­cratie moderne, et la nécessité de son maintien : indétermination du fondement, pouvoir conçu c o m m e lieu vide (c'est-à-dire c o m m e n'in­carnant pas la substance, l'essence du fondement) . Le pouvoir « apparaît c o m m e pouvoir de personne, sinon abstraitement celui du peuple » nous dit-il. Or, il y a une série d'équivalences discutables, l'absence de fondement déterminé, extérieur aux sociétés est effecti­vement moins une donnée intangible qui ne saurait être respectée que dans le cadre de nos sociétés libérales de marché, que le principe m ê m e de la démocratie c o m m e « création social-historique », dont les formes d' effectuation sont à décider collectivement.

84

Page 86: Autour de Miguel Abensour

C e t aspect d e sa pensée a bien été repéré par Jacques

Rancière, qui i m p u t e les limites d e ces analyses à ce q u e ,

p o u r lui, la démocratie serait u n e sorte d e fruit histo­

rique d ' u n e catastrophe d u symbol ique .

« O n peut sans doute évoquer [...] cette "indétermina-

tion"démocratique conceptualisée par C . Lefort. Mais il n 'y

a aucune raison d'identifier cette indétermination à une

sorte de catastrophe d u symbolique à la désincorporation

révolutionnaire d u 'double corps d u roi". Il faut délier l'in­

terruption et la desidentification démocratique de cette

dramaturgie sacrificielle qui noue originairement l'émer­

gence démocratique aux grands spectres de la reincorpora­

tion terroriste et totalitaire d ' u n corps déchiré12. »

D e plus, l'indéterminé n e renvoyait-il pas tout simple­

m e n t à l'historicité présente a u c œ u r d e la moderni té , à la

« création social-historique » don t parle C . Castotiadis" ?

12. J. Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 140.

13. C . Castoriadis a critiqué sévèrement cette thèse de l'indétermi­nation, inexacte selon lui, parce que le pouvoir n'est pas lieu vide mais bien occupé, par une oligarchie, et que la supposée « indétermination » recouvre en fait des données anthropologiques bien réelles : une conception « négative» de la liberté et un conformisme généralisé (toutes choses bien « déterminées »), enfin parce que si indétermina­tion signifie que nous sommes dans un système où il y a de l'imprévi­sible, c'est une évidence, relative au statut « historique » de nos socié­tés, à l'historicité qui est auto-altération » des sociétés. (Carrefours du labyrinthe VI Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999, p.154).

85

Page 87: Autour de Miguel Abensour

E n relisant ces textes, avec à l'esprit le réductionnis-

m e politique qui accompagne aujourd'hui cette idée des

droits de l ' h o m m e c o m m e seule politique, m e s réticen­

ces se sont atténuées, sans disparaître totalement. Si on

peut suivre C . Lefort sur l'efficacité symbolique de la

notion de droits et de lutte pour les droits, et trouver

dans ses analyses de quoi contrecarrer le libéralisme fri­

leux et conservateur contemporain, les limites sont

atteintes quand on aborde la question de l'action poli­

tique démocratique, et m ê m e la question de la réalisation

des droits.

E n effet, ce qui m e parait toujours poser question

dans l'héritage intellectuel légué par Lefort, c'est la ques­

tion de l'Etat. Certes, il y a cette formidable ouverture

vers une invention démocratique, c o m m e il l'a si pro­

fondément affirmé dans tout un autre pan de sa pensée,

mais le politique n'est pensé que dans les déterminations

de l'Etat, ce que peut être une communauté politique y

est tout entière résorbée.

C . Lefort redoute, on l'a dit, que les luttes ne s'or­

donnent sous l'image du « peuple U n », cherchant à s'ac­

complir dans le réel par la prise du pouvoir. Tout se passe

c o m m e si Lefort était ici prisonnier de son fantasme

répulsif, et qu'après avoir fait l'apologie de l'indéterminé,

des luttes pour les droits, il ne puisse penser la réalisation

politique en dehors de la figure de l'État et n'envisage

86

Page 88: Autour de Miguel Abensour

nulle repolitisation réelle de la société civile. Le pouvoir

politique du peuple est en permanence pensé chez lui

c o m m e tentation d 'un pouvoir unitaire (le fantasme de

l'Un), homogène, ce qui présuppose un peuple-substan­

ce doté d'une identité fixe. Certes, ce sont les ambiguïtés

de l'idée de souveraineté que l'on voit resurgir ici, mais

C . Lefort n'envisage pas la critique de notre système poli­

tique sous cet angle.

La seule parade possible pour éviter le totalitarisme

est donc de maintenir une société divisée, non réconci­

liée, d'échapper au piège de la transparence, d u « Peuple-

U n » qui menacerait, de maintenir u n pouvoir séparé.

Certes. Mais cette conception du « pouvoir d u peuple »

reste profondément ambiguë et problématique dans l'ac­

quis lefortien. Il survalorise l'efficacité quasi libertaire

dirions-nous des luttes pour les droits d 'un côté, et ne

pense le rapport au politique que sous le fantasme d'une

société réconciliée sous l'égide d'un Etat-parti. O r la vie

politique ne se pense pas c o m m e encadrée par ces deux

seules alternatives : luttes pour les droits ou conquête d u

pouvoir total ; des mouvements « contre » (le passage

d'une autoroute ou la culture des O G M , etc.) ne concer­

nent pas spécifiquement l'acquisition de nouveaux

droits, et ne visent nullement à envisager la prise d 'un

Palais d'hiver quelconque pour fonder une société autre !

Toute action politique est menacée par un écueil à ses

87

Page 89: Autour de Miguel Abensour

yeux : m ê m e les luttes pour les droits si elles veulent

aboutir, vont mobiliser l'Etat c o m m e instance de leur

institutionnalisation nécessaire, et donc risquerait de

renforcer le monstre bureaucratique.

Par ailleurs, il est intéressant de noter la légitimation

qu'il donne en un sens à la présence de l'Etat au-delà de ses

critiques au pouvoir d'Etat c o m m e potentiellement exten-

sif et donc dangereux, m ê m e en régime... d'Etat de droit.

Car l'État est pour lui, de façon classique, une instance

indispensable pour que la société divisée puisse se saisir

dans son unité. E n effet, l'indétermination fait pour lui

que la société, pour se saisir elle m ê m e , en passe par un

double m o u v e m e n t : « Celui par lequel la société se cir­

conscrit, se rassemble, acquiert une identité définie à la

faveur d 'un écartement interne qui instaure le pôle du

pouvoir c o m m e pôle d'en-haut, pôle quasi séparé de

l'ensemble, et celui par lequel depuis ce pôle, sous l'effet

de cette quasi séparation, s'accumulent les moyens en

tous genres de domination (ressources matérielles,

connaissances, droits de décision) au service de ceux qui

détiennent l'autorité et cherchent à consolider leur pro­

pre position14. » Dans le m o m e n t m ê m e où il affirme le

risque inhérent à l'institution étatique c o m m e forme

14. C . Lefort, L'Invention démocratique, op. cit., p. 77.

88

Page 90: Autour de Miguel Abensour

politique moderne (forme politique unique menaçant,

c o m m e il est dans sa nature, d'abuser de sa position de

domination), il énonce sa nécessité ! « L'opération de la

négativité (pouvoir inapproprié et inappropriable en

démocratie) n'est pas moins constitutive de l'espace

démocratique que le processus qui érige l'État en puis­

sance tutélaire. Le système vit de cette contradiction sans

qu'aucun des deux termes, tant qu'il se perpétue, puisse

perdre son efficacité15 » dit-il.

Certes, c'est à partir de cette division structurelle de

la société, de son caractère indépassable qu'il convient de

penser la communauté politique moderne. Mais C .

Lefort, et c'est la limite de sa pensée à nos yeux, est telle­

ment habité par le souci de mettre l'accent sur cette

nécessité structurelle de la division, qu'il ne l'envisage

que sous l'égide de la pensée héritée. Ainsi la complé­

mentarité supposée du lien individu utilitaire/citoyen et

société de marché/communauté politique peut être

reconduite, sans que l'accent soit mis sur l'effet profon­

dément dépolitisant de ce modèle. Autant de problèmes

qui semblent nous éloigner de la geste démocratique

moderne envisagée plus haut, toute pétrie d'infinis ques­

tionnements et d'invention démocratique.

15. C . Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p . 39 .

89

Page 91: Autour de Miguel Abensour

Certes ces textes remontent à vingt-cinq ans mainte­

nant et ceci explique partiellement cela, mais la pensée

de C . Lefort semble parfois s'arrêter au seuil de l'inven­

tion démocratique qu'il a tant contribué à faire émerger,

et son oubli de la nature juridique et économique de la

société civile, son insistance sur la nécessité d 'un Etat

séparé, seule entité pensée et pensable de la c o m m u n a u ­

té politique, limitent l'usage que l'on peut faire aujour­

d'hui de sa pensée pour avancer dans l'idée toujours à

construire, de l'émancipation politique. Sa conception

d'une auto-institution moderne du social c o m m e dyna­

mique inachevable des droits et des luttes pour les droits

a potentiellement déplacé considérablement la problé­

matique libérale, mais les limites se trouvent dans l'im-

pensé d'une vision autre qu'étatique de l'unité conflic­

tuelle du politique.

La majeure partie des travaux effectués depuis une

vingtaine d'années mettent l'accent sur l'Etat de droit, et

se déportent vers une frilosité libérale devenue conserva­

trice, tandis que les travaux ouverts à l'idée de re-politi-

sation n'arrivent pas à penser le politique en dehors de la

figure de l'Etat

Les derniers ouvrages de M . G a u c h e t illustrent cette

tendance ; il est devenu l'un des idéologues les plus talen­

tueux de la dépolitisation ambiante. Il s'en fait l'analyste et

le véhicule tout à la fois. O n rencontre dans ses dernières

90

Page 92: Autour de Miguel Abensour

publications l'achèvement d'un raisonnement qui expul­

se le politique en le réduisant aux droits de l ' h o m m e .

Sa démonstration part d 'un constat empirique :

« Aujourd'hui dit-il, nous s o m m e s entraînés par un

mouvement de libéralisation des démocraties, jusqu'au

point où l'on peut parler d'une éclipse de la dimension

du pouvoir collectif6. » A ses yeux, le triomphe de la

démocratie serait attesté par l'éloignement définitif du

peuple du pouvoir politique et m ê m e de l'aspiration du

peuple à l'exercice de sa souveraineté ! C e constat donne

lieu à une analyse qui, loin d'en chercher une explication

critique, consiste au contraire à le penser c o m m e une

nécessité historique, c'est-à-dire à le rendre compatible

avec ce qui paraît difficilement conciliable : la primauté

du politique dans la modernité. Cet apparent paradoxe

mérite pour le moins une explication.

Il revendique en effet une politique réduite aux droits

de l'homme, dont il souligne à plaisir l'aspect de dépoliti­

sation qu'elle entraîne et manifeste à la fois, tout en ne

renonçant pas à l'idée centrale de promotion du politique

c o m m e dimension première des sociétés, et explicative

aussi de leur logique. Ainsi, dit-il, les droits de l ' h o m m e

16. Marcel Gaucher, La Condition, historique, Paris, Srock, coll.

« Les essais », 2003, p. 328.

91

Page 93: Autour de Miguel Abensour

seraient devenus le foyer de sens actif de nos démocraties,

c'est-à-dire qu'ils seraient en position non de régulation,

mais de fondements de la société, principes de défini­

tion, premiers et exhaustifs. Fondateurs donc en ce qu'ils

unifieraient la société sur la base de l'épanouissement de

l'idée de l'individu ; ils seraient devenus le m o d e de

cohésion (à la place des croyances et dépendances tradi­

tionnelles) supportant sans problèmes la tension qui,

néanmoins, les traverse, entre l'exigence de participation

politique de l'individu-citoyen, et celle de privatisation

intégrale des existences. Si autrefois, pour un J.-J.

Rousseau, dit-il, l ' h o m m e était « pleinement h o m m e

dans le citoyen », aujourd'hui la nouvelle conception des

droits de l ' h o m m e « consiste à exploiter l'inhérence des

droits à la personne contre l'appartenance du citoyen17 ».

Et les droits naturels seraient devenus si évidents, qu'il ne

serait plus besoin d'en passer par la construction poli­

tique de la citoyenneté pour les mettre en œuvre ; ils

seraient objectivement fondateurs.

O n est loin ici de la dynamique lefortienne des droits

c o m m e mise en question de l'institué. O u d'une concep­

tion des droits de l ' h o m m e c o m m e inséparable d'une

nécessaire dimension politique, pour les formuler et les

17. M . Gauchet, La Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998, p. 113 et p. 111.

92

Page 94: Autour de Miguel Abensour

mettre en œuvre, noyau d'une conception inventive d u

politique ! Le politique, dit M . Gauchet, est bien tou­

jours fondateur, mais il est masqué ; et, à bien y regar­

der, il serait instituant, mais non plus déterminant.

Dans son explication, plutôt que d'opposer droit et

politique, il déplace son analyse vers l'énigme de la

modernité sociale : il s'interroge sur ce qui fait tenir

ensemble une société d'individus, sur ce qui a rendu pos­

sible « un espace social et politique juridisable selon le

droit des personnes [...] sur les conditions qui ont per­

mis cette chose extraordinaire, la juridisation d u lien

social sur la base des droits subjectifs des individus18 ». Et

c'est dans sa réponse que le glissement des termes se pro­

duit. Le politique est toujours premier nous dit-il, mais

il est implicite, caché, ce qui signifie que c'est la concep­

tion de l'individu « sujet de droit » qui est ce qui donne

forme et unité à la société. Sous l'apparence de l'écono­

mique, du juridique, c'est donc bien le politique (le seul,

le vrai) qui est au poste de c o m m a n d e . La juridisation d u

lien social sur la base des droits subjectifs des individus,

l'infrastructure juridique sont identifiées par lui au poli­

tique : c'est l'implicite du politique, Yinstituant, et il en

résulte que l'aspect déterminant an politique h'est plus là.

18. M . Gauchet, « Les tâches de la philosophie politique », Revue

duMAUSS, n° 19, 2002, p. 298.

93

Page 95: Autour de Miguel Abensour

O n a à faire ici à ce qu'on pourrait appeler un syllo­

gisme : 1) les droits de l ' h o m m e sont au fondement de

nos sociétés, 2) le fondement est « par définition » poli­

tique, 3) les droits de l ' h o m m e sont une politique, la

politique. La critique interne des illusions de la d é m o ­

cratie sur elle-même liée au triomphe des principes

démocratiques (identifiés donc aux droits) ferait ressur-

gir le politique sur u n autre m o d e nous dit-il, masqué,

mais instituant, réduit au droit.

Dans cette opération, il réduit le politique à la société

civile au sens libéral et juridique du terme. Aujourd'hui,

« la démocratie est et doit être la gestion juridique de la

coexistence et d u pluralisme [...] L'installation d u sujet

individuel de droit dans la plénitude de ses prérogatives

entraîne l'occultation du sujet politique collectif de la

démocratie19 ». O n voit c o m m e n t l'apologie de la société

civile sert ici une opération de dépolitisation !

J. Rancière, encore une fois, a formulé de façon très

claire ce que cette prétendue réduction du politique aux

droits de l'individu recouvre : non pas une promotion de

la démocratie, mais un retrait du politique : « O n salue

là volontiers dit-il une refondation de la démocratie sur

les principes fondateurs du libéralisme, la soumission du

19. Ibid., p. 297.

94

Page 96: Autour de Miguel Abensour

politique, en la personne de l'État, à la règle juridique

qui incarne le contrat mettant en communau té les liber­

tés individuelles et les énergies sociales. Mais cette pré­

tendue soumission de l'étatique au juridique est bien

plutôt une soumission du politique à l'étatique par le

biais du juridique, l'exercice d'une capacité de dépossé­

der la politique de son initiative par laquelle l'Etat se fait

précéder et légitimer". »

Ainsi M . Gauchet réinstalle de façon inchangée le

politique dans la posture où le libéralisme moderne l'a

assigné : le politique c o m m e garant, via les droits, de ce

qui est déjà là. O n a donc assisté là à une intéressante

opération qui transite par l'analyse sur la nature du tota­

litarisme et la modernité, pour retrouver c o m m e m o d e et

grille de lecture de nos sociétés les intuitions de Locke et

Smith conjugués, « alpha et oméga » d'une histoire qui,

au n o m des droits, passe à la trappe l'idée de démocratie

et enterre le politique. Ainsi le p r o g r a m m e de

B . Constant est réalisé : la liberté, c'est aussi la liberté de

se libérer de la politique

Si l'on se tourne maintenant vers les travaux qui, dans

le c h a m p français, mettent en œuvre une relecture de

notre généalogie philosophico-politique pour y retrouver

20. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., pp. 150-151.

95

Page 97: Autour de Miguel Abensour

une tradition démocratique, va-t-on trouver une concep­

tion renouvelée du politique qui ne soit pas enfermée

dans l'étatique et le juridique ?

Blandine Kriegel pour trouver un fondement à ce

qu'elle appelle la nécessaire « démocratisation » de la

République, va reconstruire une généalogie de la philo­

sophie politique. Cherchant une origine véritable et

apparemment enfouie à la notion de droit naturel, elle

retourne aux X V P et XVII e siècles pour retrouver, en

deçà de la Révolution qui les a instituées, les prémisses

d'un droit naturel apte à refonder, à démocratiser notre

république. Cette recherche conduite sous le signe du

discontinu dans son intention va, on va le voir, se tra­

duire par une réinscription dans les continuités libérales,

et reconduire la réduction du politique au juridique.

Pour retrouver l'origine naturelle des droits de l 'hom­

m e , et les enraciner dans la loi naturelle, B . Kriegel va

organiser sa reconstruction de la modernité autour d'une

double césure : les droits naturels contre la raison, la

volonté, et l'individu contre le sujet. Elle oppose ainsi de

façon tranchée nature et volonté à l'origine de la concep­

tion des droits, et cherche à montrer que le devenir

« démocratique » des droits de l ' h o m m e aujourd'hui,

passe par une réinscription dans la conception naturelle

de la Renaissance (à base d'humanisme chrétien ou laïc) ;

réinscription effectuée à l'écart d 'une conception

96

Page 98: Autour de Miguel Abensour

politique, de renonciation h u m a i n e de ces droits, liée à

la Révolution de 1789 ; ces droits ayant alors partie liée

selon elle, avec les pensées étatiques de la souveraineté.

Elle veut donc reconstruire u n droit républicain assis

sur le droit naturel contre la séduction des pensées de la

volonté qui, de Descartes à Nietzsche, a tout un imen t

apporté le totalitarisme. Posant a priori u n antagonisme

entre loi naturelle et volonté d u sujet, elle ne peut que

m a n q u e r toute l'intelligence de la modernité politique.

B . Kriegel veut donc reconstruire les droits d u citoyen

en les réinscrivant dans la nature, c'est à dire en mettant

en adéquation la cité politique avec les déterminants de

la vie humaine .

« Le droit de citoyenneté dit-elle, élaboré à travers la théorie du pacte repose sur une définition volontariste, contractualiste de l'association civile [...] Le droit poli­tique de la citoyenneté laisse donc la nature à l'écart (...) Il y a dans le droit des citoyens quelque chose d'incomplet [...]. Son fondement est le contrat21. »

Démocratiser signifie donc ici libéraliser, car la

« nature » qui fonderait la nouvelle conception des droits

d u citoyen n'est rien d'autre que la société d'aujourd'hui,

21. Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Pion, 1998, p. 313.

97

Page 99: Autour de Miguel Abensour

avec ses particularismes certes mais ses inégalités. Elle

préconise ainsi la mise en œuvre d u principe d'autolimi­

tation, qu'elle trouve dans la « loi naturelle » contre Y hu­

bris constructiviste politique. L'autolimitation revient

alors, sous couvert de loi naturelle, à ne rien changer à

l'existant de l'ordre social, bref, il s'agit de limiter la poli­

tique à la nature, c'est-à-dire... à l'économie et de cou­

vrir tout cela d ' u n discours humaniste moralisant. Pour

retrouver le citoyen, fuyez le sujet politique, retrouver

l'individu, c'est-à-dire Y homo œconomicus.

« E n Angleterre et en France dit-elle, à la fin du XIX e siè­cle et au début du X X e siècle, les philosophes et les théori­ciens du droit [...] ont convergé dans une solution de res­triction de l'agir humain, dans une mise en place des limita­tions des pouvoirs de la volonté, au n o m de données objec­tives naturelles et normatives [...]. L'économie politique anglaise [...] dans la mesure où [...] elle soulignait les incompatibilités entre choix économiques alternatifs, où elle dénonçait sans relâche l'impossibilité de dépasser les capaci­tés naturelles d'une économie à un m o m e n t donné, fait tout naturellement la chasse au rêve démiurgique à travers le calcul rationnel de la décision mesuré par l'argent". »

Tout est dit.

22. Ibid., p. 322

98

Page 100: Autour de Miguel Abensour

Ainsi d'une recherche entamée sous l'égide de la

république et de sa démocratisation ne reste que le souci

de conformer les outils de la politique au canon d'une

« nature » qui, étant introuvable et indéfinissable, va se

ramener au trivial de la société existante ! Alors que la

solution à la démocratisation souhaitée serait, c o m m e le

rappelle Myriam Revault d'Allonnes2\ non de ramener le

citoyen à l ' h o m m e situé, mais de faire que l ' h o m m e accè­

de à l'humanité en devenant citoyen en donnant à la

politique un autre statut que celui d'artefact, de garant

de droits supposés naturels.

23. L'analyse que fait M . Revault d'Allonnes du rapport humani­

té/politique constitue une bonne critique des limites du propos de

B . Kriegel : « L'humanité dit-elle, n'est donc pas immédiatement un

concept "politique" ». Si un tel concept peut être constitué, ce n'est

qu'à la condition d'une double remise en question. Remise en ques­

tion de la permanence d'une « nature humaine » qui jouerait c o m m e

un substrat anthropologique fondateur et garant d'une universalité

abstraite mais aussi des postulats individualistes qui sous-tendent la

conception classique — jusnaturaliste — des droits de l ' h o m m e .

Lesquels postulats entraînent de facto une instrumentalisation de la

citoyenneté conçue c o m m e garantie de droits préalables dont il faut

assurer la protection (Le Dépérissement de la politique, op. cit., p.

297). La dernière partie de cette remarque valant aussi pour les tra­

vaux de M.Gauche t . , puisque pour lui les droits sont au fondement,

sans qu'il analyse le fait que ces droits et la conception du citoyen qui

va avec renvoient à l'individu atome isolé, etc.

99

Page 101: Autour de Miguel Abensour

O n a donc là une nouvelle version de l'épuisement

nécessaire du politique. E n prétendant subvertir

démocratiquement le concept actuel de citoyenneté, B .

Kriegel ne fait que retrouver l'individu libéral !

Les travaux At Jean-Fabien Spitz qui s'inscrivent dans

un souci de démocratiser l'idée républicaine, se situent

dans un décentrement certain par rapport à la démarche

de B . Kriegel. J.-F. Spitz met ses pas dans une tout autre

conception : celle inaugurée par G . C . Pocock et

Quentin Skinner ; ce dernier avoue s'intéresser moins

« à ces continuités qu'aux discontinuités qui marquent

notre héritage intellectuel24 ». Ces travaux s'inscrivent

dans un souci de remise en cause du monopole libéral de la

modernité et de la liberté, et exhument les traces du répu­

blicanisme de la Renaissance ; faire ressurgir une tradi­

tion républicaine aux origines de notre modernité per­

met d'enlever aux concepts libéraux le caractère de natu-

ralité et d'évidence que l'histoire advenue leur a conféré.

24 . Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil 2000, p . 72 . Conscient qu'il est extrêmement difficile de ne pas tom­ber sous le charme de notre propre héritage intellectuel , il veut pren­dre de la distance par rapport aux valeurs dont nous avons hérité, les situer c o m m e résultant des « choix faits à différentes époques entre différents mondes possibles » (p.75).

100

Page 102: Autour de Miguel Abensour

J.-F. Spitz va retrouver une autre filiation, républicai­

ne, à la modernité dans laquelle la liberté, c o m m e droit

fondamental, ne sera pas séparée de la liberté politique,

donc de l'expression démocratique de la liberté. Cela le

conduira « à une réévaluation critique des fondements

philosophiques des sociétés démocratiques contemporai­

nes, et en particulier de la toute puissance des concepts

juridiques dans la réflexion politique, ou plutôt de l'ab­

sorption quasi complète de la politique dans le droit à

laquelle nous assistons aujourd'hui^ ».

A quelle conception de la démocratie politique

moderne ses travaux nous introduisent-ils ? Cette liberté

démocratique n'est-elle envisagée que dans un cadre poli­

tique qui suppose la figure de l'Etat pour penser la c o m ­

munauté politique, au-delà des divisions sociales ? C e

souci de « repolitiser » la république permet-il un dépas­

sement des limites libérales ?

Sa réflexion s'inscrit d'emblée au cœur du problème

actuel : « La réduction du politique au juridique est l'ar­

m e essentielle de l'apologie du libéralisme dit-il ; c'est

elle qui permet de ne penser les problèmes d'égalité et de

justice que c o m m e des problèmes de répartition des

25. Jean-Fabien Spitz, «Locke et praetem nihil», Cahiers de

Philosophie politique, n° 18, 1994, p. 237.

101

Page 103: Autour de Miguel Abensour

choses matérielles et d'honnêteté dans les rapports privés ;

c'est elle aussi qui permet d'occulter l'interrogation sur les

valeurs individualistes de la société libérale-marchande26. »

D'entrée de jeu, il situe donc la réduction juridique du

politique c o m m e inséparable d 'une autre dimension de

la société civile moderne : sa dimension économique

marchande ; il va alors proposer une lecture différente de

celle qui fait de ces deux éléments des compléments

naturels, insécables, et le noyau cohérent d'une moder ­

nité libérale h o m o g è n e .

La modernité n'est plus réduite à sa version unique­

m e n t libérale, mais vue c o m m e tension entre deux

26. Ibid., pp. 220-221.

Il montre c o m m e n t au sein du courant libéral s'est opérée la jonc­tion entre des données non liées au départ : les synthèses entre « le langage contractualiste des droits et du consentement universel d'une part, l'apologie de la passivité et de la stabilité gouvernementale par la corruption de l'autre ». Le langage des droits est venu légitimer un ordre marchand et propriétaire de la société que les conceptions républicaines ont été les premières à contrecarrer au n o m d'un h u m a ­nisme qui ne sépare pas la liberté humaine d'une participation aux décisions c o m m u n e s . Spitz déplace donc l'argumentaire central du libéralisme, pour lui le langage des droits peut devenir masque de la corruption et des servitudes cachées, au sein d'une société marchan­de dominée par l'opinion et les dépendances économiques et symbo­liques, et ne s'identifie pas à la forme moderne acceptable de la liberté politique.

102

Page 104: Autour de Miguel Abensour

conceptions : le m o n d e individualiste utilitaire mar­

chand avec l'apathie politique (autant que la corruption)

qu'il entraîne, et la vision républicaine ; la centralité de

cette opposition a pour conséquence l'ébranlement de

l'identification « naturelle » du juridique au politique à

laquelle on procède aujourd'hui ; du reste, J.-F. Spitz

montre que les conceptions républicaines de participa­

tion politique étaient premières pour contrecarrer le

m o n d e marchand, et ce, au n o m d'un objectif politique :

penser et organiser la société à partir de décisions réelle­

ment c o m m u n e s . Et c'est au X I X e siècle, pour des raisons

de légitimation morale, que la jonction des droits de l'in­

dividu et de l'ordre économique s'est massivement réali­

sée. La conséquence est que, lorsqu'on assimile le poli­

tique au droit, on reconduit de façon a-critique cette jus­

tification construite tardivement. J.-F. Spitz, en m o n ­

trant que l'absorption du politique par le juridique est le

produit du triomphe de l'idéologie du marché déplace la

question du politique pour la replacer dans une dimen­

sion démocratique.

Il va donc rechercher un fondement politique démocra­

tique aux droits qui balaye la fausse opposition entre

garantie des droits et pouvoir politique d u peuple :

« Dire que les droits des individus dépendent de la raison

et de la nature, dit-il, mais prétendre les soustraire à la

discussion par l'ensemble des êtres doués de raison, c'est

103

Page 105: Autour de Miguel Abensour

détruire leur fondement rationnel27. » Il faut, dit-il, pren­

dre c o m m e critère des droits non la nature (ni non plus

en faire le produit d'une volonté abstraite assimilée à

Y hubris), mais le genre de justification que la société dans

laquelle nous vivons donne de ses propres valeurs collec­

tives légitimes, idée intuitive aussi de ce qui est juste. Il

développe donc une position ni relativiste ni essentialiste,

qui sort de la problématique du volontarisme politique,

toujours soupçonné de refaire le m o n d e pour le pire,

tout en prenant au sérieux le soupçon libéral. « Il n'y a

donc pas de droits naturels, mais un constant examen de

la question des droits que nous devrions avoir, en fonc­

tion de ce que sont à la fois les exigences et les préjugés

de la société dans laquelle nous vivons28 », écrit-il.

C'est par le recours à une anthropologie philoso­

phique (dans l'esprit de CharlesTaylor) qu'il sort du faux

dilemme : droits contre participation politique, parce

qu'il réinsère la question des droits dans une approche où

il prend en compte les « valeurs » instituées d'une société,

à l'écart d'une approche trop formaliste.

27. J.-F. Spitz, « Républicanisme et droits de l'homme », Le

Débat, n° 97, 1997, p. 65.

28. Ibid., p. 67.

104

Page 106: Autour de Miguel Abensour

Cette conclusion est intéressante quant à ses énoncés :

le fait de ne pas délier la conception de la liberté c o m m e

droit, de la liberté politique, est un apport essentiel dans

la régression ambiante. Mais cette démarche laisse de

côté les interrogations propres au champ de la philoso­

phie politique sur la nature de la société politique

moderne, en particulier la question de la division de la

société, du conflit et de son expression politique. D e

m ê m e , l'analyse de l'Etat est étrangement absente de son

analyse politique.

A u terme de ce rapide parcours dans quelques analy­

ses contemporaines, où en sommes-nous ? Malgré les

analyses de C . Lefort qui inscrivent les droits dans une

conception de la modernité démocratique c o m m e ques­

tionnement, indétermination, remise en chantier perma­

nente, la leçon retenue se cantonne souvent à réaffirmer

le caractère indépassable de l'Etat de droit. Cette équiva­

lence droits/politique est toujours pensée dans la figure

de l'État c o m m e garant de l'unité d'une société divisée et

agent d'effectuation de ces droits. Le politique, la c o m ­

munauté politique ne sont pas pensés ni pensables en

dehors. Le modèle de société qui est structuré/gouverné

par les droits est toujours une société d'individus où

droits et intérêts se recouvrent ; la société civile est donc

implicitement pensée c o m m e société de marché,

105

Page 107: Autour de Miguel Abensour

économique tout autant et peut-être plus qu'une société

civile de droit ! O n reste ici dans ce que Chantai

Mouffe29 dénonce : aujourd'hui, l'apologie de la société

civile, qui se présente c o m m e une critique de l'Etat, est

en fait une opération de dépolitisation et d'apologie de

l'ordre du marché qui lui est inhérent aujourd'hui.

Les alternatives qui se présentent alors pour penser

l'essence du politique dans la modernité ne sont pas

légions : il s'agit soit de repenser le politique à l'écart de

la modernité, soit d'en déporter l'enjeu : repolitiser véri­

tablement la société civile.

Ainsi pour Jean-Claude Michéa30, il faudrait sortir

des postulats modernes de l'individualisme atomiste et

de l'utilitarisme destructeur pour refonder le lien poli­

tique c o m m e lieu et lien c o m m u n , à l'écart de toutes les

formules politiques héritées. Il trouve dans le concept

politique d'amitié développé par Pierre Leroux, dans les

réflexions de Marcel Mauss sur le don ou dans le concept

29. Chantai Mouffe, « L'Offensive du néo-conservatisme contre la démocratie » in Néo-conservatisme et restructuration de l'Etat, dir. Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Presses Université du Québec, 1986 (cité d'après l'édition électronique http://www.uqac.ca/Classiques_des_scien-ces_sociales).

30. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Castelnau-le-Lez, Climats, 2002.

106

Page 108: Autour de Miguel Abensour

orwellien de common decency des éléments aptes à nour­

rir une nouvelle conception du lien politique moderne, à

l'écart de la logique individualiste des droits et de l'éta-

tisme, dans une civilité envisagée sous les auspices de l'a­

mitié, du don, de la solidarité, Pour séduisante qu'elle

soit, cette échappée reste infra-politique, et là réside sa

limite. C o m m e le dit J. Rancière, le risque est alors que

l'éthique devienne « la forme sous laquelle la philosophie

politique inverse son projet initial [.. .car] à l'effacement

des figures politiques de l'altérité, elle propose de remé­

dier par l'altérité infinie de l'Autre31 ».

Politique donc. Mais à condition de déplacer radica­

lement le terrain de pensée du politique. C'est ce à quoi

nous invite M . Abensour, une fois prise la mesure de cet

« indéterminé » au sens fort du terme. U n e conception

du politique résolument à l'écart de toute objectivation

politique dans la figure de l'Etat, « insurgeante » selon

son heureuse formule, et lieu de création renouvelé de la

communauté politique des « tous uns ».

31. J. Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 183.

107

Page 109: Autour de Miguel Abensour

Le lien social entre utopie et démocratie

Martin Breaugh

Dans un numéro récent de la revue québécoise

Politique et Sociétés consacré au « retour de la philosophie

politique en France », je publiais une étude de synthèse

portant sur la pensée de Miguel Abensour'. Dans cette

étude, je propose une clef interprétative pour comprendre

le sens de l'œuvre de ce philosophe discret mais influent

qu'est Miguel Abensour. M o n hypothèse était que l'ori­

ginalité de sa réflexion se trouve dans une volonté de

penser à la fois une critique de la domination et une pensée

de l'émancipation. Mieux encore, j'ai essayé de montrer

que sa critique de la domination ouvre nécessairement à

une pensée de la politique en tant que sphère de liberté

et d'émancipation. Autrement dit, M . Abensour se garde

bien de confondre politique et domination, ce qui l'oblige

1. Cf. M . Breaugh, « Critique de la domination, pensée de l'é­mancipation. Sur la philosophie politique de Miguel Abensour », Politique et sociétés, Vol. 22, n° 3, 2003, pp.45-69.

109

Page 110: Autour de Miguel Abensour

à penser la politique dans son rapport consubstantiel à la

liberté.

Partant des pistes explorées dans ce premier travail, je

souhaite aujourd'hui m e pencher sur une question fonda­

mentale qui revient inlassablement dans ses travaux sans

pour autant être abordée de manière explicite. Cette ques­

tion est celle d u « lien social ». Par « lien social », il faut

entendre les éléments qui permettent de rassembler des

êtres par définition singuliers au sein d'une c o m m u n a u t é

ou d 'une organisation politique. Je précise d'emblée que je

laisse délibérément de côté la question de la distinction

entre « lien social » et « lien politique ». J'utiliserai de

manière indifférente les termes « lien social », « lien politique »

et « lien humain » : cette imprécision apparaît dans les tex­

tes m ê m e s de Miguel Abensour sans qu'elle ne diminue

l'originalité de sa contribution à la question2.

L'hypothèse que je souhaite explorer est la suivante :

le lien social, dans l'œuvre de Miguel Abensour, est un « lien

fondé dans la division ». C'est dire qu'il souhaite penser

le lien entre les h o m m e s sous le signe n o n pas de l'union

o u de l'harmonie mais plutôt sous le signe de la division

et de la dissonance. Encore plus, dans l'œuvre de

M . Abensour, l'articulation d 'un lien fondé dans la division

2 . M . Abensour, De la compacité. Architectures et régimes totali­

taires, Paris, Sens et Tonka, 1997, p. 69.

110

Page 111: Autour de Miguel Abensour

se trouve à la jonction entre utopie et démocratie, deux

questions qui sont, c o m m e vous le savez, au cœur de sa

pensée. Expliciter un lien fondé dans la division revient à

penser un « rassemblement conflictuel » pour reprendre

l'heureuse expression de Géraldine M u h l m a n n 3 .

Pour saisir l'importance de la question du lien social

pour Miguel Abensour, il importe d'abord de revenir sur

une composante essentielle de sa lecture de la domina­

tion totalitaire : le phénomène de la « compacité4 ». Je

préciserai ensuite en quoi le « nouvel esprit utopique^ »

permet de poser autrement la question du lien social.

J'examinerai aussi c o m m e n t les notions de « démocratie

insurgeante6 » et de « démocratie sauvage7 » permettent

de penser le lien social avec la division et le conflit.

Enfin, je chercherai à montrer c o m m e n t la question du

3. G . Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris, Payot, «

Coll. Critique de la politique » 2004, p.221.

4. M . Abensour, De la compacité,, op. cit.

5. M . Abensour, « Le nouvel esprit utopique », Cahiers Bernard

Lazare, n°. 128-130, 1991, pp.132-163.

6. M . Abensour, « Préface à la seconde édition : D e la démocra­

tie insurgeante », La Démocratie contre l'Etat. Marx et le moment

machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, pp.5-19.

7. M . Abensour, « Démocratie sauvage et principe d'anarchie »,

Les Cahiers de philosophie, n° 18, 1994, pp. 125-149. Article repris et

légèrement modifié en « Annexe » dans M . Abensour, La Démocratie

contre l'Etat, op. cit., pp.161-190.

111

Page 112: Autour de Miguel Abensour

lien fondé dans la division s'articule dans un entre-deux

dans la pensée de M . Abensour, c'est-à-dire entre l'utopie

et la démocratie8.

La domination totalitaire et la compacité

Dans les nombreux travaux qu'il a consacrés à l'éluci-

dation du phénomène totalitaire, Miguel Abensour

énonce une conception inédite du totalitarisme axée sur

deux pôles constitutifs. Le premier pôle traite du rapport

qu'entretiennent les « régimes » totalitaires au « corps »

politique et humain. Ici, M . Abensour s'inspire des travaux

de Claude Lefort pour comprendre comment l'Egocrate

donne corps au social et permet de surmonter les divisions

en fabriquant l'illusion d'une totalité unifiée9.

M . Abensour puise aussi dans la pensée d ' E m m a n u e l

Levinas, puisqu'il souligne que la domination totalitaire

repose sur l'idée de « l'être-rivé » au corps humain10. C e

8. M . Abensour, « Utopie et démocratie » in M . Riot-Sarcey (dir.), L'Utopie en questions, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, pp. 245-256.

9. M . Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du tota­litarisme chez C . Lefort » in C . Habib et C . Mouchard (dir.), La Démocratie à l'œuvre, Paris, Éd . Esprit, 1193, pp. 79-136.

10. M . Abensour, « Le M a l elemental » in E . Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, Paris, Rivages, 1997, pp. 27 -108.

112

Page 113: Autour de Miguel Abensour

terme décrit l'exaltation totalitaire du corps biologique

qui devient l'« horizon indépassable de l'être11 ».

Le second pôle constitutif de sa lecture du totalitaris­

m e traite de la destruction de « l'espace-entre-les-hom-

mes » qui est nécessaire pour faire vivre une sphère poli­

tique selon H a n n a h Arendt12. Si le premier pôle s'en

prend à « l'élément huma in" » en créant de l 'Un, le

second achève sa liquidation dernière en s'attaquant à

une des conditions de possibilité de l'existence m ê m e de

la politique. Et c'est à partir de ce second pôle que nous

pouvons comprendre l'importance de la question du lien

social. Car, dans De la compacité. Architectures et régimes

totalitaires, M . Abensour affirme que l'architecture, au

sein des régimes totalitaires, a pour rôle de porter attein­

te au lien social. Loin d'être politiquement neutre, l'ar­

chitecture est, pour reprendre les propos de T . W . Adorno,

« du m ê m e acabit que la musique d'accompagnement

dont la S.S. aimait à couvrir les cris de ses victimes1^ ».

11. Ibid., p.79. 12. H . Arendt, Qu'est-ce que la politique ? (1993), trad. D e l'an­

glais par Ursula Ludz, Paris, Seuil, 1995, p.33. 13. C . I.efort, Un homme en trop. Réflexions sur l'Archipel du gou­

lag, Paris, Seuil, 1976, pp. 103-104. 14. M . Abensour, De la compacité, op. cit., p. 9. La citation est

tirée de T . W . Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1978, p. 258.

113

Page 114: Autour de Miguel Abensour

E n partant de l'institution totalitaire du social, c'est-

à-dire de la manière par laquelle le totalitarisme met en

place un rapport singulier au temps et à l'espace,

M . Abensour reprend la question d u régime politique

telle qu'elle est définie par Leo Strauss. C e dernier consi­

dère que la question du régime tient à « la façon de vivre

d'une communau té pour autant qu'elle est déterminée

essentiellement par sa forme de gouvernement15 », ce qui

renvoie à la question du lien social. Afin de comprendre

les rapports entre architecture et totalitarisme,

M . Abensour examinera la nature du lien social dans les

« régimes » totalitaires.

Pour ce faire, il faut identifier le sujet politique des

régimes totalitaires. D'après lui, nous s o m m e s loin de

« l'univers de la citoyenneté » ou de la « res publica16 ».

C'est plutôt à partir de la « masse » que l'on peut saisir

le « sujet » politique. O r celui-ci n'est pas, à proprement

parler, un « sujet » se constituant dans l'autonomie ou

dans l'action. La masse se constitue plutôt dans la « sou­

mission » et « l'hétéronomie radicale17 » face au m o u v e ­

ment politique et à l'ordre étatique.

15. Ibid., pp. 20-21. La citation se trouve dans L . Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Pion, 1954, p. 152.

16. Ibid.,, p. 22. 17. Ibid.,, p. 23.

114

Page 115: Autour de Miguel Abensour

M . Abensour souligne que les régimes totalitaires

inventent une manière particulière d'intégrer politique­

ment les « masses ». Tout en refusant la qualité d'acteur au

peuple qui la compose, ils souhaitent transformer la masse

en « sujet » politique capable d'une « mobilisation totale ».

L'architecture participe activement à cette mobilisation en

mettant en place un espace spécifique visant à renforcer des

réactions et des sentiments de masse. La masse est ce ras­

semblement d'êtres humains qui, suivant les analyses

d'Elias Canetti, permet de surmonter la phobie du contact.

« Plus encore », affirme M . Abensour, cette phobie « s'in­

verse en son contraire, la recherche du contact, la fusion en

u n ensemble, [en] u n corps compact18. » Il y a donc de la

« compacité » au sein de la masse, qui abolit l'espace-entre-

les-hommes. Et si cette compacité s'avère attrayante pour

les êtres humains, c'est parce qu'elle met en place une c o m ­

munauté platement égalitaire et fusionnelle. C o m m e l'écrit

E . Canetti, dans Masse et puissance, « dans cette compacité

où il ne reste guère de place entre eux, où u n corps presse

l'autre chacun est aussi proche de l'autre que de soi-même.

Soulagement immense. C'est pour jouir de cet instant heu­

reux où nul n'est plus, n'est meilleur que l'autre, que les

h o m m e s deviennent masse1''. »

18. Ibid., p. 37.

19. Ibid., p. 38. La citation provient d 'E. Canetti, Masse et puis­

sance, Paris, Gallimard, 1986, p. 12.

115

Page 116: Autour de Miguel Abensour

Ici se trouve, selon M . Abensour, le point de jonction

entre architecture et régimes totalitaires. C'est dans la

mesure où l'architecture participe à la création d'espaces

de compacité mettant u n terme aux intervalles entre les

h o m m e s qu'elle participe au projet totalitaire. « Le

gigantisme des édifices, écrit M . Abensour, loin de créer

du "public ', produit du massif et du "compact", en quête

d'une cohésion absolue20. » Le caractère démesuré des

projets architecturaux totalitaires rend possible l'accueil

de la masse rassemblée et la création d 'un espace fusion-

nel où la compacité peut se réaliser. Le projet de la

« Grande place » à Berlin (Der grosse Platz, 1937-1940),

illustre bien c o m m e n t l'immensité des lieux rend absur­

de le rassemblement d'individus en nombre restreint, et

c o m m a n d e ainsi la présence des masses21.

L'architecte officiel du IIP Reich à l'origine de ce pro­

jet, A . Speer, reste catégorique quant au rôle que doit jouer

l'architecture dans le régime national-socialiste. Il affirme

que la politique nazie de l'assujettissement de la volonté

des individus doit se retrouver dans les bâtiments

publics22. M ê m e si ces espaces massifs restent des espaces

de mobilisation, ce sont des espaces dépolitisants : grâce à

20. Ibid., p. 54. Les italiques sont dans le texte. 21. Ibid., p. 10. 22. Ibid., p. 56.

116

Page 117: Autour de Miguel Abensour

une esthétisation de la politique par l'utilisation de rituels,

de musique et de mises en scène de grande ampleur, les

masses ont droit à des instances de substitution. À l'agir

politique potentiel d u peuple se substitue alors l'esthétique

de la « politique » totalitaire, ce qui assure une « mobilisa­

tion dépolitisante23 », donc une instrumentalisation de la

masse à des fins de domination totale.

L'être h u m a i n , pris dans les rets de la compacité, se

voit dépossédé de l'espace qui le sépare de son prochain.

Et cette dépossession est ce qui caractérise l'institution

totalitaire d u « lien social ». E n dépouillant l'humanité

d 'un espace vital nécessaire pour que les êtres humains

puissent s'ouvrir aux autres et nouer des rapports inter­

humains, les régimes totalitaires réussissent à détruire le

lien social et à anéantir toute possibilité d'espace poli­

tique. C o m m e l'affirme M . Abensour :

« Le propre des régimes totalitaires n'est pas tant de

faire violence à une problématique essence de l ' homme, ni

m ê m e de déplacer les limites de l'humain, mais bien plu­

tôt de porter atteinte au lien humain, de détruire le rap­

port, l'ordre inter-humain. Refus de la pluralité, déni de la

division, refus de la temporalité, déni de la finitude : ce

dont il est question ici c'est bien du lien social et du lien

politique entre les hommes2 '4 . »

23. Ibid., p. 59. 24. Ibid, p. 69.

117

Page 118: Autour de Miguel Abensour

Si le totalitarisme s'en prend au lien social, c'est parce

qu'il est des conditions de possibilité de l'agir politique.

Le totalitarisme représente non pas une quelconque « sur­

politisation », mais bien une volonté d'en finir avec la

politique25. Voilà pourquoi, à la sortie de la domination

totalitaire, il faut redécouvrir la politique, et donc penser

autrement la question du lien social. U n des (non-)lieux

à partir desquels Miguel Abensour pourra amorcer une

telle réflexion est celui du « nouvel esprit utopique ».

Le « nouvel esprit utopique »

Dans un important article publié dans Textures et qui

reprend des développements contenus dans sa thèse de

doctorat d'Etat sur les formes de l'utopie socialiste-com­

muniste, M . Abensour propose une typologie des formes

modernes de l'utopie, à savoir : le « socialisme utopique »,

le « néo-utopisme » et le « nouvel esprit utopique26 ». Le

socialisme utopique « correspond à ce que Pierre Leroux

appelle 'l'Aurore du socialisme' [...] incarnée par les trois

grands affranchisseurs, Saint-Simon, Fourier, O w e n 2 7 ».

25 . M . Abensour, « D ' u n e mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets », Tumultes, n°. 8, 1996, pp.11-44.

26. M . Abensour, « L'histoire de l'utopie et le destin de sa critique I & II », Textures, n° 6 - 7 , 1 9 7 3 - 1 9 7 4 , p p . 3 -26 , p p . 5 5 - 8 1 .

27. M . Abensour, « L'histoire de l'utopie et le destin de sa critique II », Textures, n o 7 , 1974 , p . 5 5 .

118

Page 119: Autour de Miguel Abensour

Il est animé par une volonté de bonheur et s'affirme

c o m m e une philosophie nouvelle de la vie. Le socialisme

utopique se caractérise aussi par u n appel au dépassement

des limites d u possible ainsi qu 'un éloge de l'émancipation

des carcans qui contraignent la pensée et l'action. Le

« néo-utopisme » en revanche, tente de ramener l'utopie

au réel en proposant des modèles à réaliser. Il est m û par

un désir d'accomplir les utopies et donc de mettre en place

des organisations qui seraient utopiques. O r , le prix à

payer pour une telle volonté de concrétisation est « une

déperdition d u contenu originel, [...] [puisque] l'utopie

gagne en extension sociale ce qu'elle perd en intensité uto­

pique28 ». Le néo-utopisme marque une régression dans le

m o u v e m e n t utopique ; régression qui a néanmoins le

mérite de faire advenir la dernière et la plus importante des

formes utopiques, c'est-à-dire le « nouvel esprit utopique ».

Le « nouvel esprit utopique » prend forme grâce à u n

travail d'autocritique de l'utopie sur elle-même, no tam­

m e n t par rapport au néo-utopisme. C e « nouvel esprit »

se donne alors pour tâche de repérer les points aveugles

des utopies susceptibles d'alimenter le fantasme de la

société réconciliée. C e travail de repérage permet de

conserver l'impulsion émancipatrice à l'origine des utopies.

Par « nouvel esprit utopique », M . Abensour entend le

28. Ibid, p. 69.

119

Page 120: Autour de Miguel Abensour

renouvellement des utopies après l'échec de 1848 et suite

au long travail du mouvement social sur lui-même effec­

tué entre 1848 et 187129. Il affirme que la C o m m u n e de

Paris de 1871 «représente une plaque tournante dans

l'histoire de l'utopie30 » autour de laquelle apparaît un

foisonnement utopique à l'origine de cette nouvelle

mouvance. Mais le nouvel esprit utopique perdure par-

delà la C o m m u n e , autant Walter Benjamin qu'Ernst

Bloch y participant.

Le nouvel esprit utopique effectue un « sauvetage par

transfert » de l'utopie en la mesurant aux hypothèses

« qui lui sont le plus défavorables, aux hypothèses par

excellence anti-utopiques [...] en l'occurrence, prendre

au sérieux l'hypothèse de la répétition dans l'histoire,

l'hypothèse de la catastrophe » car « seule une pensée de

l'utopie qui se fait violence à elle-même, qui inclut dans

son mouvement la critique de l'utopie, a la dureté néces­

saire à la destruction des mythes qui minent l'utopie31 »

affirme M . Abensour. Autrement dit, il s'agit pour le

nouvel esprit utopique de purger l'utopie de ses points

aveugles afin de redonner vie à son énergie libératrice.

29. M . Abensour, « Le nouvel esprit utopique », Cahiers Bernard

Lazare, art. cit., p. 142.

30. Ibid., p. 143. 31. Ibid, p. 145.

120

Page 121: Autour de Miguel Abensour

Cette démarche n'est pas sans rapport avec l'idée

d'une « dialectique de l'émancipation », c'est-à-dire du

retournement paradoxal de l'émancipation en son

contraire. La confrontation de l'utopie à ce retourne­

ment ouvre la voie à deux directions potentiellement

fécondes pour le renouvellement des utopies, soit l'élar­

gissement de la raison utopique, soit la critique de l'utopie.

E n procédant de cette façon, le nouvel esprit utopique

réussit à frayer « des passages vers un ailleurs inexploré

[...] [ou il] se lance à l'assaut de ce qui lui est le plus

contraire12 ».

E n libérant les utopies des mythes qui l'habitent, le

nouvel esprit utopique permet d'entrevoir le rapport des

utopies à l'émancipation. Pour M . Abensour, ce rapport

est d'une importance capitale puisqu'il reste le propre de

l'utopie dans sa visée première : il ne saurait y avoir d'u­

topie sans rapport à l'émancipation. Pour le « génial »

Pierre Leroux" (K. Marx) , l'utopie est la troisième vague

d'émancipation du genre humain, qui tente d'organiser

l'être-ensemble sous le signe non plus de la hiérarchie

mais de l'association. O n trouve donc chez lui une tra­

duction de l'utopie en catégories politiques.

32. Ibid., p. 151. 33. Entre autres, Pierre Leroux, Aux philosophes, aux artistes, aux

politiques, Paris, Payot, coll. <• Critique de la politique », 1994.

121

Page 122: Autour de Miguel Abensour

M . Abensour perçoit dans la pensée de P. Leroux une

convergence possible entre « l'effervescence utopique et

la révolution démocratique34 ». D ' u n rapport évident à

l'émancipation humaine découlerait un rapport moins

évident à la démocratie, puisque certaines utopies se pré­

sentent c o m m e le dépassement de la politique. C e point

aveugle qu'est la volonté de dépasser la politique a été

repéré par P. Leroux, qui s'attache à penser le lien social

à l'écart de l'autoritarisme, dans un mouvement d'attrac­

tion réciproque des êtres humains. Ainsi, « à l'instar de la

démocratie, l'attraction repose sur une expérience d 'huma­

nité, la reconnaissance du semblable par le semblable35. »

Dès lors, l'utopie n'est pas un refus de la politique mais

bien la réponse possible à l'une des questions politiques

les plus importantes, celle portant sur la nature du lien

humain.

La substitution de la hiérarchie par l'association met

en place un lien social de l'attraction qui « abolit la rela­

tion c o m m a n d e m e n t / obéissance et [...] les phénomè­

nes de domination36 ». Le travail de P. Leroux sera de

34. M . Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs, Arles, Sulliver, 2000, p. 16.

35. M . Abensour, « Utopie et démocratie », in M . Riot-Sarcey (dir.), L'Utopie..., op. cit., p. 249.

36. Ibid.

122

Page 123: Autour de Miguel Abensour

faire la synthèse de l'utopie et de la démocratie en posant

l'amitié c o m m e forme définitive de l'attraction réci­

proque des êtres humains . Cette « politique de la. philia »

s'oppose bien sûr à la « politique de Yéros » (chez

Fourier et les saint-simoniens) qui tend à ruiner le lien

politique. L'amitié en revanche reste u n rapport à l'autre

qui n'est pas u n repli égoïste sur soi, ni une volonté de

créer une unité fusionnelle. « L'amitié, écrit M . Abensour,

a pour particularité d'instaurer u n lien dans la sépara­

tion, c'est-à-dire u n lien qui se noue tout en préservant

une séparation entre les m e m b r e s de la c o m m u n a u t é 3 7 . »

Cependant, M . Abensour nous avertit que l'entreprise

leroussienne ne peut être reprise par nous qui pensons

après la tentative totalitaire de destruction de la poli­

tique. Il reste que la réflexion de P. Leroux indique la

direction vers laquelle une pensée renouvelée d u lien

social doit s'orienter : « l'élément humain 1 8 ». Voilà qui

sera le travail des penseurs d u nouvel esprit utopique d u

X X e siècle, n o t a m m e n t Martin Buber et E m m a n u e l

Levinas, qui penseront l'utopie « d u côté de la socialite39 »,

c'est-à-dire d u côté d u rapport inter-humain. Le nouvel

esprit utopique annonce une pensée autre d u lien social.

37. Ibid., p.250. 38. Ibid., p. 250, p. 253. 39. Ibid, p. 253.

123

Page 124: Autour de Miguel Abensour

Mais pour mieux comprendre le sens de cette pensée

inédite du lien social, je dois mettre provisoirement de

côté l'utopie au profit de la démocratie. Car, c o m m e

m o n titre l'indique, la question du lien fondé dans la

division se trouve, dans la pensée de Miguel Abensour,

entre l'utopie et la démocratie.

Démocratie « insurgeante » et démocratie « sauvage »

La publication récente de la seconde édition de La

Démocratie contre l'Etat Marx et le moment machiavélien

a été l'occasion pour Miguel Abensour de préciser sa

conception de la démocratie40. Plutôt que de reprendre,

c o m m e il le fait ailleurs dans son œuvre, l'idée lefortienne

de « démocratie sauvage », M . Abensour se démarque

quelque peu de l'auteur du Travail de l'œuvre Machiavel.

Dans l'éclairante préface à la nouvelle édition,

M . Abensour propose une critique de la notion de

« démocratie sauvage » qui ouvre à l'exploration de ce

qu'il n o m m e la « démocratie insurgeante ». Avant de pré­

senter la « démocratie insurgeante », examinons briève­

ment un aspect important de la critique adressée à

Claude Lefort.

40. M . Abensour, « Préface à la seconde édition : D e la démocra­

tie insurgeante », La Démocratie contre l'Etat, op. cit.

124

Page 125: Autour de Miguel Abensour

C h e z C . Lefort, l'idée de « démocratie sauvage »

repose sur la « dissolution des repères de la certitude »

c'est-à-dire sur l'expérience m o d e r n e d ' une absence des

fondements et d ' une indétermination radicale. Cette expé­

rience est constitutive de l'être-ensemble démocratique et

elle s'institue dans u n m o u v e m e n t « contre l'État41 ». L e

caractère « sauvage » de la démocratie s'exprime n o t a m ­

m e n t à travers les revendications de droits nouveaux . Les

droits de l ' h o m m e , par exemple , permettent aux êtres

h u m a i n s de créer u n e d y n a m i q u e productrice de liberté.

Toutefois, pour Migue l Abensour , il y a u n « péril à

arrimer l'idée de démocratie sauvage à celle d u droit »

puisque « cette lutte pour le droit [...] vise en dernière

instance [...] la reconnaissance et [...] la sanction par

l'Etat des droits litigieux42 ». L e p rob lème est alors que le

recours à l'État aboutit « à u n e reconstruction p e r m a ­

nente41 » de l'État. Paradoxalement, d o n c , à travers les

revendications de droits nouveaux , la d y n a m i q u e ani­

m a n t la démocratie sauvage conduit au renforcement de

l'État m o d e r n e et ce malgré l'impulsion anti-étatique qui

la porte.

41. Ibid, p. 7. 42. Ibid. 43. Ibid.

125

Page 126: Autour de Miguel Abensour

Voilà pourquoi M . Abensour propose la notion de « démocratie insurgeante » qui se distingue par trois par­ticularités. D ' u n e part, le conflit engendré par la d é m o ­cratie insurgeante ne se manifeste pas à l'intérieur des limites politiques établies par l'État mode rne . Car accep­ter l'encadrement étatique d u dissensus politique serait reconnaître la légitimité d u principe organisateur qu'est l'État. L a démocratie insurgeante place donc le conflit politique dans u n lieu autre que celui de l'État. Et elle ne « recule pas devant la rupture » avec lui puisqu'elle « prend naissance dans l'intuition qu'il n 'y a pas de vraie démocratie sans réactiver l'impulsion profonde de la démocratie contre toute forme d'arche4». C'est pourquoi l'insurrection démocratique reste la « source vive de la vraie démocratie45 ».

D'autre part, la temporalité de la démocratie insur­geante est celle de la « césure ». Elle se manifeste dans u n « entre-deux », c'est-à-dire entre la fin d ' u n régime et l'apparition d 'une nouvelle forme étatique. Elle lutte donc sur deux fronts : contre l'« Ancien R é g i m e » en voie de disparition, et contre l'État nouveau qui souhaite le remplacer. L a démocratie insurgeante travaille à préser­ver le plus longtemps possible cet entre-deux afin de

44. Ibid., p.19. 45. Ibid.

126

Page 127: Autour de Miguel Abensour

« maintenir vivante l'action au sens arendtien d u terme46 », écrit M . Abensour. Bref, elle cherche à combattre le « faire » pour conserver l'agir.

Enfin, la démocratie insurgeante « déplace » les enjeux fondamentaux de la politique. Plutôt que de penser l'émancipation c o m m e le triomphe d u social sur le poli­tique, elle oppose la « c o m m u n a u t é politique » à l'Etat. L'émancipation se réalise dans et par la lutte que m è n e cette « c o m m u n a u t é politique » contre l'État. Refusant ainsi toute réduction de la politique à l'Etat, la démocra­tie insurgeante rappelle le caractère contingent de l'Etat en tant que forme politique. Plus encore, elle « rouvre l'abîme trop souvent occulté entre le politique et l'Etat4^ » en misant sur le caractère véritablement politique de la c o m m u n a u t é contre l'Etat.

Il m e semble que cette première tentative de penser la « démocratie insurgeante » reste incomplète. Cette incom-plétude tient n o n seulement au caractère inévitablement restreint d 'une « préface », mais aussi à la critique que M . Abensour adresse à C . Lefort. Je m'explique : l'arrimage de la démocratie sauvage aux droits de l ' h o m m e aboutit à u n renforcement de l'État, soutient M . Abensour, parce que les demandes de droits nouveaux doivent obtenir sa

46. Ibid. 47. Ibid.

127

Page 128: Autour de Miguel Abensour

reconnaissance et son aval, ce qui a évidemment pour effet

de rendre légitime l'exercice étatique de la puissance

publique. Toutefois, M . Abensour ne considère pas le fait

que la lutte pour des droits nouveaux met en place un

« lien social » qui s'institue dans et par la division et le

conflit. Si les droits de l ' h o m m e s'adressent en dernière

instance à l'Etat, le combat pour (ou contre) l'extension

des droits de l ' h o m m e engendre la création d'une forme

de socialite ou de cohésion fondée dans le conflit. Pour

compléter la notion de démocratie insurgeante, il faudrait

donc y intégrer la question du lien social et politique.

Car, c o m m e M . Abensour nous l'enseigne lui-même, la

démocratie est aussi une « forme de socialisation49 ».

Or , il m e semble que la critique que fait Miguel

Abensour de la démocratie sauvage vise davantage à sou­

ligner ses points aveugles qu'à proscrire le recours à cette

notion. Le fait qu'il ait choisi de publier en annexe à la

seconde édition de La Démocratie contre l'Etat, une version

légèrement remaniée de son étude sur la « démocratie

sauvage » semble confirmer son intérêt soutenu pour la

notion lefortienne. C'est pourquoi je tenterai ici, par

delà les critiques de M . Abensour, de conserver ce que la

démocratie sauvage nous permet de penser du lien social.

48. M . Abensour, « Utopie et démocratie », in M . Riot-Sarcey

(dir. L'Utopie..., op. cit., p. 250.

128

Page 129: Autour de Miguel Abensour

U n des précieux acquis de la lecture qu'en fait

M . Abensour est de montrer que les droits de l ' h o m m e ,

dans l'optique de la « démocratie sauvage », mettent en

place un lien social fondé dans la division et le conflit.

Examinons c o m m e n t elle s'y prend.

Pour C . Lefort la révolution démocratique effectue

une disjonction entre le pouvoir et la loi4''. Le droit

acquiert par suite son autonomie propre. Et c'est juste­

ment cette autonomisation du droit qui permet sa trans­

formation en un outil conflictuel face au pouvoir. La

lutte pour la conservation et l'extension des droits de

l ' h o m m e devient une lutte pour la conservation et l'ex­

tension de la liberté. D'après M . Abensour « ce tour­

billon de droits [...] porte l'État démocratique au-delà

des limites traditionnelles de l'Etat de droit™ ».

Les droits de l ' h o m m e établissent ainsi un nouveau

foyer de contestation permanente au sein des démocra­

ties. Et la lutte pour le droit assure le maintien d'une

dynamique sociale qui rejette le statu quo et renforce les

possibilités de changement. Le droit devient un centre

49. C . Lefort, Essais sur le politique, XIX'-XX' siècles, Paris, Seuil,

1986, p. 29.

50. M . Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du

totalitarisme chez C . Lefort » in C . Habib et C . Mouchard (dir.), La

Démocratie... , op. cit., p. 132.

129

Page 130: Autour de Miguel Abensour

important du déploiement perpétuel des discours sur

l'être-ensemble démocratique. Il est l'outil par lequel les

citoyens peuvent se dire, se redire et se contredire, assu­

rant la manifestation de la « division originaire du social »,

entendue c o m m e la division entre le désir de domination

des Grands et le désir de liberté d u peuple ; division

constitutive de toute communau té politique.

L'avènement des droits de l ' h o m m e inaugure ainsi un

nouveau lien social. D'après C . Lefort, ils « rendent pos­

sible une véritable socialisation de la société51 » et aussi

du conflit. Puisque la démocratie repose sur une

indétermination première en raison de la « disparition des

repères de la certitude », les citoyens tissent des liens

entre eux fondés sur la pluralité des interrogations et des

désaccords qui en découlent. Ici, le lien social se nourrit

de la division et du conflit entre les opinions portant sur

les orientations possibles du vivre-ensemble. Il s'agit

donc d 'un « lien fondé de la division » qui dévoile c o m ­

m e n t le lien social ne peut se passer de la pluralité

toujours conflictuelle du genre humain. La démocratie

sauvage, contrairement à la domination totalitaire, est

respectueuse de « l'élément humain » puisqu'elle ne

51. C . Lefort, « Démocratie et représentation », in D . Pécaut et B . Sorj (dir.), Métamorphoses de la représentation politique au Brésil et en Europe, Paris, Éditions du C N R S , 1991, p. 230.

130

Page 131: Autour de Miguel Abensour

cherche pas à supprimer la pluralité et l'espace-entre-les-

h o m m e s .

Voilà pourquoi l'émancipation et la liberté renvoient

non pas à une société harmonieuse et consensuelle mais

bien à une société où les tumultes et les antagonismes

ont droit de cité. « La démocratie, aussi paradoxal que

cela puisse paraître, s'interroge M . Abensour, n'est-elle

pas cette forme de société qui institue un lien humain à

travers la lutte des h o m m e s et qui, dans cette institution

m ê m e , renoue avec l'origine toujours à redécouvrir de la

liberté ?" ». Dès lors, la démocratie « sauvage » institue

un lien fondé dans la division puisque la pluralité et le

conflit peuvent y prendre place.

Le lien social entre utopie et démocratie

Revenons à l'utopie et plus précisément à l'idée d 'un

lien social se situant entre utopie et démocratie. L'utopie,

tout c o m m e la démocratie sauvage, est soucieuse de « l'é­

lément humain ». Pour le « nouvel esprit utopique », le

rapport à l'humain se trouve dans une volonté de penser

l'utopie « du côté de la socialite11 », c'est-à-dire dans le

52. M . Abensour, « Démocratie sauvage et principe d'anarchie »

Les Cahiers de philosophie, art. cit., p. 147.

53. Ibid., p. 253.

131

Page 132: Autour de Miguel Abensour

rapport ou le lien entre les h o m m e s . L'utopie, chez

E . Levinas par exemple, se situe dans la proximité de la

rencontre avec autrui. Mais cette proximité n'annule pas

l'altérité de l'autre, et donc la pluralité humaine, puisque

E . Levinas suppose une dissymétrie absolue de la respon­

sabilité du moi envers l'autre. Le « nouvel esprit utopique »

conserve ainsi la pluralité tout en pensant un rapport à

l'autre qui ne débouche pas sur l'union harmonieuse des

h o m m e s . C o m m e pour la démocratie sauvage, l'utopie

conserve la pluralité et refuse l'établissement d 'un rap­

port fusionnel entre les h o m m e s .

Voilà pourquoi Miguel Abensour écrit, dans « Utopie

et démocratie », « dans le registre de la non-coïncidence,

chacun de [ces] deux pôles [l'utopie et la démocratie]

tend à désigner une forme de communauté non fusion-

nelle et qui se constitue paradoxalement dans et à travers

l'épreuve de la séparation54 ». Il ne s'agit pas ici de résou­

dre l'énigme des utopies ou de la démocratie en effec­

tuant la synthèse des deux pôles. Bien au contraire,

M . Abensour souhaite conserver la tension entre utopie

et démocratie. Il s'agit seulement pour lui de montrer

c o m m e n t l'utopie et la démocratie sont travaillées par —

et se nourrissent de - la pluralité conflictuelle du genre

54. M . Abensour, « Utopie et démocratie » in M . Riot-Sarcey

(dir.), L'Utopie..., op. cit., p. 255.

132

Page 133: Autour de Miguel Abensour

humain. Des h o m m e s ni tout à fait ensemble ni tout à

fait séparés. Notre philosophe nous enseigne ici l'une des

vérités incontournables de l'émancipation humaine :

l'éclosion de la pluralité et de la liberté nécessite une

séparation liante entre les h o m m e s , c'est-à-dire un lien

de la division. E n définitive, dans la pensée de Miguel

Abensour, le lien social fondé dans la division se trouve

entre utopie et démocratie.

Pour nos sociétés divisées et hantées par le spectre de

la sécession, la volonté politique de fabriquer de l'unité

et de l'harmonie demeure irrésistible. Pourtant, la leçon

des révolutions démocratiques, aussi bien modernes

qu'anciennes, indique que la qualité libre d 'un régime

politique repose sur l'épanouissement des tumultes et des

conflits entre citoyens. C'est donc dans l'épreuve des

antagonismes que peut se forger un lien humain respec­

tueux de la pluralité et des impératifs de la liberté poli­

tique. Penser un « lien fondé dans la division » revient

alors à revendiquer une pratique politique qui se déploie

dans le respect de l'altérité et dans une quête sans fin

pour la liberté humaine.

Alors que la gouvernance dite « démocratique » est

devenue la nouvelle marotte de la science politique

contemporaine, et que l'utopie est plus que jamais pen­

sée (ou plutôt impensée) c o m m e chimère totalitaire, il

est salutaire de fréquenter une œuvre qui récuse de telles

133

Page 134: Autour de Miguel Abensour

bêtises. La pensée de Miguel Abensour, - rigoureuse,

inventive, stimulante - , demeure un appel à la vigilance

face à une pensée politique qui vit dans la quiétude tran­

quille de ses propres partis pris. Face à l'unidimensiona-

lité étouffante de la Realpolitik ambiant, le professeur

Abensour fraie un « chemin de travers », et oblige à une

écoute autre en osant « rompre le silence pour faire

entendre la voix intempestive de la liberté55 ». E n dépit

des malencontres qui guettent nos parcours de pensée, le

lien de la division, entre utopie et démocratie, reste une

piste à explorer.

55. M . Abensour, « Démocratie sauvage et principe d'anarchie », Les Cahiers de philosophie, art. cit., p . 130.

134

Page 135: Autour de Miguel Abensour

Le droit de résistance en droit international

Monique Chemillier-Gendreau

S'interroger sur l'existence éventuelle d 'un droit de

résistance en droit international, c'est considérer que la

question des fondements de ce droit est à réévaluer

constamment à l'aune de la démocratie, cette irruption

de la liberté dans la modernité, à travers des formes tou­

jours renouvelées et débordantes. C'est revenir, au-delà

de l'académisme, au couple paradoxal légalité/légitimi­

té. C'est rappeler c o m m e le fait Etienne Tassin qu'il y a

« un "droit à avoir des droits" qui excède tout droit

déclaré ». Et il ajoute citant Jacques Derrida que « ce

droit inconditionnel ou absolu exige toujours plus que ce

que les luttes pour la reconnaissance des droits sont en

mesure d'obtenir, et toujours plus que ce que les droits sont

en mesure d'accorder1 ».

1. Etienne Tassin, Un monde commun, Paris. Seuil, 2003, p. 175.

135

Page 136: Autour de Miguel Abensour

L'expression « droit de résistance » est absente des dic­

tionnaires de terminologie d u droit international,

c o m m e des index analytiques des grands traités en la

matière. Elle n'est pas non plus à l'honneur dans les

ouvrages de droit interne, notamment de droit constitu­

tionnel. Il s'agit pourtant des formes juridiques de l'op­

position à une initiative du pouvoir par une action ou

initiative contraires. E n droit international, les guerres,

représailles, puis contre-mesures, sans compter avec la

légitime défense préventive aujourd'hui en débat, sont

autant de moyens de relations entre les entités étatiques.

Les plus puissantes ont toujours tenté d'habiller ces

moyens d'une légalité bien incertaine. Ces réalités sont

l'expression souvent brutale du rapport de forces. Elles

ont suscité à toutes les époques des réactions de résistance

que les intéressés ont à leur tour voulu légitimer par le

droit. Le m o m e n t le plus caractéristique à cet égard, a été

celui de la décolonisation. A u colonialisme ou aux for­

mes renouvelées d'oppression, les peuples assujettis ont

opposé sur le terrain une résistance souvent sanglante.

Très vite, ils ont compris l'enjeu qu'était pour eux et pour

leurs combats, la reconnaissance de ces luttes, non seule­

ment c o m m e légitimes dans le discours politique, mais

c o m m e légales du point de vue des catégories du droit.

Alors, le droit des peuples à disposer d 'eux-mêmes

c o m m e idéal d'émancipation collective, a été inscrit dans

136

Page 137: Autour de Miguel Abensour

les catégories normatives. Aujourd'hui il a perdu beau­

coup de son effectivité et est vidé de son potentiel révo­

lutionnaire. Il laisse entière la question des voies de la

résistance dans le champ international. Elle emprunte

actuellement soit le chemin de l'altermondialisation,

mouvement encore tâtonnant et marginal qui ne s'est pas

situé pour le m o m e n t sur le terrain du droit, soit le che­

min du désespoir, ce sacrifice de soi des attentats-suicides

corrompu par le sacrifice imposé aux autres. La montée

en puissance du terrorisme sous cette forme, nous

contraint à revoir la question du droit de résistance. E n

effet, ces formes, dirigées non pas vers le pouvoir, mais

vers des victimes anonymes à la mort desquelles se mêle

la mort du bourreau, scellent l'échec c o m m u n du droit

et du politique.

Il est vrai que le droit de résistance a toujours été

refoulé après de rares périodes d'expression. Il dévoile par

son impossibilité m ê m e l'énigme qui est au confluent de

la souveraineté et de la loi. Il y a une indétermination du

droit de résistance dans le champ national, liée à l'indé­

termination de la démocratie c o m m e projet de liberté. À

cela fait écho l'absence de problématique du droit de

résistance en droit international. Mais l'enjeu de cette

absence est de nous donner à voir les conséquences de

l'usure de l'énigme du pouvoir et du droit dans les

sociétés étatiques, la non pertinence grandissante de la

137

Page 138: Autour de Miguel Abensour

distinction entre les sociétés nationales et la société m o n ­

diale et la nécessité de repenser l'émancipation et la

démocratie hors du champ des souverainetés. Celles-ci

après avoir longtemps prétendu être le cadre naturel et

m ê m e l'enjeu de la liberté, apparaissent de plus en plus

notoirement c o m m e étant l'obstacle principal à leur

réalisation.

Ainsi le droit de résistance en soi, indépendamment

du cadre spatial et politique de telle ou telle expérience

concrète est-il un impensé de la théorie juridique. Il s'a­

git d 'un refoulement dans tous les sens du terme.

Refoulement physique d'une foule insurrectionnelle.

Refoulement d 'un événement qui apparaît c o m m e une

rupture légitime avec le cadre institutionnel établi.

Refoulement dans les marges de l'inconscient d'une

réalité angoissante, par exemple le fait que la «Référence»

sur laquelle se fonde le pouvoir et le droit est inconsis­

tante et contestable. E n effet, au-delà se tient une autre

« Référence », plus exigeante, l'humanité c o m m e souve­

rain de la terre ou la nature c o m m e premier législateur. Il

s'agit donc d'une mise à nu de ce grand secret indicible :

qu'il n'y a jamais de légitimité stable et définitive au

pouvoir imposé à un groupe, ni au droit qui règle les

relations entre ses membres .

138

Page 139: Autour de Miguel Abensour

La pensée politique la plus féconde n'a pas fait l'éco­

nomie de cette difficulté2. Machiavel analyse le «tumulte »

qui agite la Florence des Médicis, c o m m e condition de la

politique, celle-ci se situant au cœur des affrontements

entre puissances princières et multitudes des citoyens'.

Mais entre le fait que représente le soulèvement de

citoyens opprimés ou révoltés et le droit qui leur serait

reconnu de le faire, se situe le paradoxe de la liberté : celle-

ci exige c o m m e garantie de son propre exercice l'inter­

vention de la règle de droit, donc la caution du pouvoir,

mais toujours elle déborde cette règle en raison des limi­

tations qu'elle impose et qui mettent des libertés en dan­

ger. Et elle le fait au n o m d'une contestation du pouvoir

lui-même ou de son usage. La résistance s'enracine dans

un droit tenu pour juste et originaire qui se trouve

récusé et violé par des comportements iniques qu'ils

2. D e Machiavel aux origines de la pensée politique moderne, en passant par Marx et jusqu'aux contemporains c o m m e Claude Lefort (Eléments d'une critique de la bureaucratie. Paris, Gallimard, 1979 et « La question de la démocratie » in Essais sur le politique, XIX'-XX' siècle Paris. Seuil. 1986), Miguel Abensour, La Démocratie contre VEtat. Marx et le moment ?nachiavélien suivi de « La démocratie sau­vage » et « Le principe d'anarchie », Paris, Le Félin, 2004 ou Etienne Tassin, op. cit.

3.Voit Le Droit de résistance XIL'-XX' siècle, textes réunis par Jean-Claude Zancarini, Paris, E N S Éditions, 1999.

139

Page 140: Autour de Miguel Abensour

soient occasionnels ou persistants. O n oppose ainsi au

bien produit par le droit en vigueur, une autre concep­

tion d u bien.

Mais nous s o m m e s là sur le plan des valeurs. Si elles

sont à la source de toute opération normative, elles ne

suffisent pas à caractériser un droit. Celui-ci pour exister

concrètement, doit avoir été reconnu selon des formes

ou procédures qui donnent vie au système normatif.

C'est le mélange des valeurs et des formes qui est l'essence

du droit. U n pouvoir se revendique toujours c o m m e

légitime en invoquant certaines valeurs. Il a ensuite l'ini­

tiative du droit et cherche à imposer ces valeurs à travers

les formes dont il a la maîtrise. Peut-il inclure dans le sys­

tème de droit l'hypothèse d 'un retournement des valeurs

et prévoir des procédures par lesquelles les citoyens pour­

raient l'imposer, se mettant ainsi lui-même au risque d'ê­

tre supplanté ? S'il ne le fait pas, jusqu'où va le « droit »

des citoyens de l'y forcer ? Le changement n'est-il possible

qu'en respectant les formes juridiques, donc en conci­

liant légalité et légitimité ? O u y a-t il nécessairement

défaite de la légalité au n o m d'une légitimité supérieure ?

Le droit de résistance, inscrit dans le c h a m p des valeurs,

serait-il donc dans l'impossibilité de trouver autorité

dans des procédures et ne serait-il donc jamais un droit

positif, mais seulement un droit naturel ? N o u s s o m m e s

là au cœur de la question.

140

Page 141: Autour de Miguel Abensour

N o u s savons que la légalité elle-même est un enjeu

permanent de pouvoir. La souveraineté et la loi ont long­

temps été indissociables. Le souverain fort de sa légitimité,

est la source de la légalité et de la justification de cette loi

qui n'est que la cristallisation d'un rapport de pouvoir,

donc d'une certaine violence. Lorsque la souveraineté est

affaiblie ou menacée, la bordure qui unit d'ordinaire le

pouvoir et le droit vient à se défaire et fragilise l'un et

l'autre. Afin d'éviter que la loi ne joue contre lui, au pro­

fit de la contestation, le souverain use alors du pouvoir

de suspendre le droit. La violence de son pouvoir est

mise à nu. Son intérêt se sépare alors ouvertement de

celui du peuple et il use de l'état d'exception. La légiti­

mité acquise prétend surpasser la légalité pour la dénier.

Pour défendre la liberté, on réduit la liberté {Patriot Act

aux États-Unis et l'ensemble des mesures prises dans le

m o n d e entier après le 11 septembre). Le peuple peut

répondre par l'insurrection, acte encore politique ou

alors il entre dans la voie du terrorisme, destruction

achevée du politique. L'union du pouvoir et du peuple

dans la loi s'effondre par une double contestation de la

loi. Mais ces deux contestations entrent en concurrence :

le droit à la résistance contre le tyran ou l'état d'excep­

tion c o m m e résistance contre le désordre. Les expérien­

ces historiques, y compris celle que nous vivons actuelle­

ment , confirment cet affrontement.

141

Page 142: Autour de Miguel Abensour

S'interroger sur le droit de résistance, c'est ouvrir une

quadruple question : à qui ou à quoi peut-on ou doit-on

résister ? qui peut le faire ? au n o m de quoi ? par quels

moyens ? O n les examinera d'abord en relation avec le

pouvoir étatique, avant de les reprendre dans la société

mondialisée d'aujourd'hui.

- S'insurge-t-on contre des méthodes tyranniques ou

plus en amont contre une usurpation du pouvoir que

rien ne pourrait effacer ? O n trouve ici la distinction

ancienne entre un pouvoir contestable dans sa source

elle-même ou un pouvoir contestable dans ses méthodes.

Dante avait-il raison de placer Brutus en enfer pour avoir

tué César ? Et Saint-Just était-il fondé à vouloir priver

Louis X V I d'un procès de citoyen ? Notre époque a

déplacé considérablement la problématique dans la

mesure où, si la figure du tyran reste encore une donnée

importante de la vie politique de bien des sociétés, le

totalitarisme en est devenu une composante majeure. Et

le régime totalitaire est parfois imposé par le truchement

d'un tyran singulier (le stalinisme ou le polpotisme en

sont des exemples), mais plus c o m m u n é m e n t il advient

par le biais d'un système de pouvoirs économiques et

médiatiques sans visages qui n'en effectuent pas moins le

travail de privation de libertés des tyrannies. Les m o d a ­

lités des « tumultes » contemporains, les formes de résis­

tance sont plus difficiles à imaginer lorsque le tyran est

142

Page 143: Autour de Miguel Abensour

anonyme. Les résistances à la mondialisation en font

l'épreuve.

— La désignation de ceux qui sont autorisés à résister

est conditionnée à la nature m ê m e de l'oppression. Le

droit de résistance au bénéfice de tout le peuple c o m m e

au bénéfice d'un seul, est mieux accueilli contre un pou­

voir usurpé. Si le pouvoir est légitime, mais que les abus

proviennent des modalités de son exercice, alors pour de

nombreux auteurs, seule est possible une désobéissance

légitime qui doit s'appuyer sur les instances et en appeler

aux autorités supérieures. Il ne s'agit plus de résistance

publique reconnue au peuple c o m m e collectivité poli­

tique, mais du droit individuel de chacun de s'opposer à

un pouvoir qui lui dénierait ce qu'il a en propre et le

mettrait ainsi en état de nécessité, lui ouvrant le droit de

se protéger. C'est la conception de la Déclaration des

Droits de l ' H o m m e de 17894. Ainsi limité, il reste articu­

lé à la nature humaine et à ce titre est insubmersible. L'on

voit bien cependant qu'il ne s'agit pas là d'un exercice

politique en dépit du fait que ce droit soit mentionné à

propos de l'association. Pour Grotius par exemple, mar­

qué c o m m e Hobbes par la conception bodinienne de la

4 . Article 2 : « Le but de toute association politique est la conser­

vation des droits naturels et imprescriptibles de l ' h o m m e . Ces droits

sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ».

143

Page 144: Autour de Miguel Abensour

souveraineté, le peuple ayant transféré la souveraineté au

roi, ne peut plus collectivement et politiquement s'op­

poser à lui. Il y a ainsi très peu de doctrines classiques qui

admettent l'existence d 'un droit politique de résistance,

par lequel tout un peuple, privé de liberté, serait autori­

sé à recouvrer celle-ci contre ses oppresseurs.

— Si le droit de résistance est une contestation indivi­

duelle, l'on conçoit qu'il puisse s'exercer au n o m de la

nature ou de la nécessité. Mais cela signifie alors que le

droit ne se justifie pas seulement c o m m e acte d'autorité

et que l'on puisse le contester au n o m de valeurs qui sur­

passent l'acte de pouvoir. Telle n'est pourtant pas la

conception positiviste qui ne fonde la norme que sur

l'autorité de l'institution. O n en voit les conséquences

actuelles en matière de droits de l ' h o m m e . L'engagement

de l'Etat est une condition de leur exercice et en fixe les

limites. Leur universalité en est profondément affectée

c o m m e l'a bien montré H a n n a h Arendt. Q u ' e n est-il

d 'un droit de résistance collectif ? A u n o m de quoi, sur

quelle légitimité renouvelée pourrait-on le fonder ? Il y a

deux possibilités qui se complètent l'une l'autre. La pre­

mière est celle, la plus visible, de la liberté collective. Le

droit de résistance ou d'insurrection naît de l'oppression.

C'est celle-ci qui annule le devoir de loyauté ou d'obéis­

sance. Mais le désir de liberté n'est pas l'unique socle du

vivre ensemble qui caractérise le politique. Il y faut un

144

Page 145: Autour de Miguel Abensour

agir ensemble qui se fonde sur le bien c o m m u n . Le peu­

ple entre dans ce droit lorsque le souverain détourne la

souveraineté au profit de son intérêt personnel au lieu

d'en user pour le bien c o m m u n . Mais la négation ou l'ef­

facement du droit de résistance au n o m de la lutte contre

les désordres, permet d'évacuer la problématique du bien

c o m m u n et le contrôle que le peuple peut exercer sur son

accomplissement par le pouvoir.

- Si la résistance peut être un droit, est-il illimité dans

ses formes d'expression ou limité dans ses moyens ? Là

réside sans doute le coeur d u paradoxe. Montesquieu

souligne c o m m e n t dans la tradition tyrannicide, un

h o m m e libre peut être amené provisoirement à brouiller

les frontières du crime et de la vertu5. Peut-on rétablir la

vertu en utilisant le crime, ne serait-ce que provisoirement ?

Doit-on fixer les formes autorisées de la résistance ? N'est-

ce pas la nier dans son essence sauvage ? À Condorcet qui

voulait inscrire la résistance dans la Constitution,

Robespierre répondait qu'assujettir à des formes légales la

résistance à l'oppression était le dernier raffinement de la

tyrannie. La faire rentrer dans le lit du droit, c'est la

domestiquer et la dénaturer car alors la résistance ne peut

plus être cette liberté extensive qui peut déborder un

5. Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des

Romains et de leur décadence, Paris, GF-Flammarion, 1968.

145

Page 146: Autour de Miguel Abensour

pouvoir despotique. C'est lui faire suivre les chemins de

la réforme qui sont nécessairement limités. C'est imputer

à la légalité plus qu'elle ne peut donner en termes de

liberté. Allende en a fait l'expérience mortelle lorsqu'il a

voulu brider son projet de révolution politique et écono­

mique au Chili dans le moule des institutions démocra­

tiques. Et la France, au sortir d'années désignées sous le

n o m de Résistance a tenté une inscription constitution­

nelle du droit de résister. Et elle y a finalement renoncé6.

Mais nous ne pouvons ignorer que l'entrée en résis­

tance sépare. Elle entrave l'agir ensemble, but ultime d u

politique. L'insurrection est-elle alors incompatible avec

la démocratie ou est-elle constitutive de la démocratie

définie elle-même par la liberté ? N'est-elle que la fine

pointe de cette indétermination qui est le propre de la

démocratie, projet de liberté qui s'invente constamment

et participe de la contingence ? O r le droit ne laisse pas

de place à l'invention, car il est par essence fondé sur une

anticipation des comportements, distinguant ceux qui

seront admis c o m m e autorisés et ceux qui ne le seront

6. Le projet de Constitution du 19 avril 1946 comporte un arti­cle X X I qui stipule :« Q u a n d le gouvernement viole les libertés et les droits garantis par la constitution, la résistance sous toutes ses formes est le plus sacré des droits et le plus impérieux des devoirs ». Cet arti­cle disparaîtra du texte voté le 27 octobre 1946.

146

Page 147: Autour de Miguel Abensour

pas. La liberté inventive entre nécessairement en combat

avec le droit établi. Il n'y a donc pas à s'étonner que dans

l'histoire politique la résistance ait été une revendication

plus qu'un droit. Les tentatives de la codifier n'ont pas eu

de suites convaincantes.

Située pendant des siècles dans la problématique de la

souveraineté, donc du pouvoir d'Etat, la résistance et l'é­

ventualité d 'un droit qui porterait ce n o m , sont aujour­

d'hui transposées dans l'espace mondial et mettent en jeu

le projet d'une démocratie des peuples. Mais la société

mondiale du début du X X I e siècle est duale. Elle fonc­

tionne encore c o m m e une société interétatique et

l'Organisation des Nations Unies proclame l'égalité sou­

veraine entre ses membres . Mais elle est de plus en plus

à l'évidence une société où se développent les rapports

interpersonnels, hors du contrôle des États, notamment

dans le champ économique et cela sous un rapport de

forces extrêmement brutal qui met hors lien social des

parties de populations de plus en plus importantes". La

distinction claire entre le rapport d ' h o m m e à h o m m e des

sociétés internes et la relation de peuple à peuple de la

société internationale perd de sa pertinence. La pensée de

l'État était une pensée de clôture dans laquelle le dedans

7. Giorgio Agamben, H o m o sacer. Le pouvoir souverain ou la vie

nue, Paris, Seuil, 1997.

147

Page 148: Autour de Miguel Abensour

et le dehors étaient nettement établis. Ils ne le sont plus.

Le politique n'est plus l'enjeu d 'un conflit dont les ter­

mes sont circonscrits à un groupe identifié. Dès lors la

problématique de la résistance dans l'espace internatio­

nal est devenue plus complexe.

O n y trouve encore les hypothèses de contestation

d'un pouvoir c o m m e illégitime, non pas parce qu'il

aurait été usurpé par des nationaux n'ayant pas de titre à

l'exercer, mais parce qu'il aurait été imposé par la force

par des étrangers. Dans ce cas, c'est le caractère étranger

d u pouvoir qui fonde son illégitimité. C'est le colonialis­

m e qui a conduit dans l'histoire d u X X e siècle à des résis­

tances souvent armées en vue de la libération nationale.

Bien qu'inspirées par le marxisme (guerre d'Indochine,

guerre d'Algérie, guerres de libération des colonies por­

tugaises), ces mouvements n'ont pas développé leur pro­

jet politique très au-delà de l'acquisition de la souverai­

neté. La lutte était dirigée contre l'occupant facilement

identifié par sa position de colonisateur dont le centre de

pouvoir se trouvait souvent très éloigné d u territoire

conquis. Le droit de résistance était revendiqué par le

peuple asservi. La difficulté à identifier u n peuple dans ce

contexte fut escamotée par les colonisateurs, imposant

leurs découpages territoriaux. Cela conduisit parfois à de

sanglants conflits secondaires c o m m e avec la partition de

l'Inde ou la guerre d u Biafra et laissa entière la difficulté

148

Page 149: Autour de Miguel Abensour

des populations concernées à se penser c o m m e de véri­

tables communautés politiques unies. Elles sont aujour­

d'hui submergées par les conflits ethniques. Leur liberté

définie négativement par le départ de l'oppresseur, n'avait

pas de contenu proprement politique en tant qu'agir

ensemble une fois le colonisateur parti. Et la question

capitale du bien c o m m u n du groupe c o m m e finalité de

la lutte engagée, fut dans la plupart des cas occultée.

Restait la question des moyens. À cet égard, la percée

des luttes anti-coloniales et leur revendication de légiti­

mité dans l'enceinte m ê m e des Nations Unies, ont

conduit à un m o m e n t proprement révolutionnaire, c o m ­

parable à ce que fut la reconnaissance du droit de résis­

tance pendant les premières années de la Révolution

française. Le droit des peuples à disposer d 'eux-mêmes,

inscrit dans la Charte, mais dénié par le chapitre XI qui

admettait l'existence de territoires non autonomes, a

conduit à dépasser cette contradiction par le reniement

du colonialisme. Bien plus, le droit des peuples a entraîné,

de manière certes éphémère, mais néanmoins inscrite

dans le droit positif, la reconnaissance de la lutte armée

c o m m e moyen légitime. La doctrine avait été jusque là

bien timide sur un droit de sécession reconnu. Grotius

l'évoque, mais ne lui donne pas de statut achevé, ni ne

légitime expressément les moyens de la violence.

L'Assemblée générale des Nations Unies le fera, d'abord

149

Page 150: Autour de Miguel Abensour

par la Resolution 1514 (1960) qui prive le colonialisme

de toute légitimité, puis par la Résolution 2625 (1970)

qui va plus loin en reconnaissant aux peuples opprimés

par une puissance étrangère le droit de réagir et de résis­

ter. Mais cette reconnaissance sera ensuite refoulée. Le

colonialisme, pourtant condamné, disparaît de la liste

des infractions internationales sous le prétexte qu'il

n'existe plus concrètement. Les luttes de ceux qui persis­

tent à se dire encore sous une oppression qu'ils considè­

rent c o m m e étrangère sont versées au compte du terro­

risme et délégitimées ipso facto. Parmi les cas les plus

douloureux, on citera celui des Palestiniens, celui des

Tchétchènes et plus récemment celui des Irakiens qui

refusent l'occupation militaire américaine. Q u i invoque

encore la Résolution 2625 en leur faveur ? Ainsi le droit

de résistance en faveur de peuples en lutte contre une

oppression étrangère a-t-il disparu du paysage politique.

Il est vrai qu'il n'y était entré que par la voie du droit pro-

clamatoire, cette soft law qui n'a de valeur contraignante

pour personne. Mais l'hypothèse ci-dessus examinée res­

tait située dans le cadre classique interétatique fondé sur

des souverainetés nationales. Ces résistances s'expriment

seulement contre le partage des souverainetés. Certains

peuples exigent de quitter une communau té politique

souveraine à laquelle ils étaient rattachés contre leur gré

pour en fonder une nouvelle.

150

Page 151: Autour de Miguel Abensour

Mais la question de la résistance dans l'espace m o n ­

dial se pose désormais aussi à un autre niveau qui réactive

et bouleverse la question du politique. L'affaissement des

souverainetés, mesurable partout bien qu'à des degrés

divers, donne à voir la crise du politique. Celui-ci était

u n rapport d'union, à l'intérieur d'une c o m m u n a u t é de

citoyens, divisés mais liés par l'État. Il est écarté partout

au profit d 'un projet gestionnaire.

A u niveau mondial, il n'y a pas (heureusement) de

souveraineté ou de gouvernement en termes institution­

nels. Mais il y a une très puissante administration m o n ­

diale. Elle s'exerce par toutes sortes de canaux : les gran­

des organisations internationales, no tamment écono­

miques et commerciales, mais aussi les acteurs interna­

tionaux, investisseurs, financiers, mafias, réseaux divers.

Cette administration du m o n d e , hégémonique mais

appauvrissante et uniformisante, appelle une résistance

qui peine à se trouver ou emprunte des voies extrêmes.

Elle est confrontée aux dégâts grandissants à l'environne­

ment , les menaces sanitaires, policières, militaires,

nucléaires, etc. Mais l'administration mondialisée joue

de la crainte des désordres pour barrer le chemin à tou­

tes les résistances. Peut-on pour autant aller jusqu'à la

Terreur ? Y a-t-il eu dans l'histoire des expériences de ter­

reur justifiables c o m m e formes extrêmes de résistance ?

Est-ce le cas de celle qui règne en Irak et est désignée

151

Page 152: Autour de Miguel Abensour

c o m m e terrorisme ? Il est d'autant moins possible d'ac­

cepter cette perspective, que le glissement actuel vers une

violence généralisée est confus dans ses fondements et

s'appuyant le plus souvent sur le fanatisme religieux,

entrave l'émergence d'un véritable projet politique.

Aussi la société mondiale est-elle conviée à une inven­

tion pure. Il est vrai que toute nouvelle fondation

requiert une liquidation du passé, un jugement. La toute

récente justice pénale internationale en tiendra-t-elle lieu ?

Elle en trace sans doute le chemin, mais il reste obstrué.

Certains crimes échappent à tout jugement (notamment

ceux commis dans le champ économique et financier).

Quant aux crimes reconnus c o m m e punissables, ils sont

déclarés imprescriptibles mais la Cour récemment créée

qui pourrait en connaître est de compétence non rétroac­

tive. Tout un passé se trouve ainsi mis hors du champ de

la justice.

L'enjeu d'une nouvelle fondation du politique à

l'échelle du m o n d e se situe dans un paradoxe exacerbé. Il

s'agit tout en sachant que le droit de résistance ne peut

entrer longtemps dans le domaine du droit positif, de

l'actionner pour faire apparaître dans le domaine des

droits de nouvelles revendications, notamment poli­

tiques, qui n'y sont pas. Mais dans le choix des moyens,

il rencontre les obligations découlant des droits de

l ' h o m m e . La nouvelle dialectique se joue entre ces deux

152

Page 153: Autour de Miguel Abensour

pôles. Mais elle ne s'exprime plus dans un face à face

limité entre un peuple déterminé et le pouvoir d'Etat qui

le gouverne. Les causes d'oppression peuvent être ailleurs

c o m m e les solidarités. Le droit de résistance est alors

celui d'entrer dans un agir ensemble qui dépasse le cadre

de chaque État car son fondement est le principe d'exis­

tence d'une communau té politique à l'échelle d u m o n d e .

Celle-ci se définit par la reconnaissance de son hétérogé­

néité conflictuelle. Les droits de l ' h o m m e , jamais figés,

mais toujours à pousser plus avant, tendent à garantir

cette hétérogénéité. Toute tentative de la remettre en

cause ouvre un droit de résistance qui invente ses formes

et construit ses limites. L'exigence du droit et celle de la

démocratie sont ainsi liées par une double indétermina­

tion décalée. Les droits se cherchent et se fixent. La

démocratie les submerge et déplace l'exigence plus avant.

Telle est son essence, insurgeante (selon les directions de

travail de Miguel Abensour), qui ne saurait jamais se

réduire à des mécanismes institutionnels.

153

Page 154: Autour de Miguel Abensour

Démocratie et citoyenneté

Fabio Ciaramelli

Inactualité de la démocratie insurgeante

Pour rendre h o m m a g e à Miguel Abensour, je placerai

en exergue de m o n propos ce petit passage de Levinas :

« L'utopisme serait, du moins d'après Buber, dans un

m o n d e où, depuis le siècle des Lumières et la Révolution

française, s'était perdu le sens de l'eschatologie, la seule

manière de souhaiter le 'tout autre' social' ».

A u cœur de la démocratie moderne, dans la version

radicale ou sauvage ou insurgeante qu'en propose Miguel

Abensour, il y a en effet une ouverture essentielle à l'al-

térité. La contestation permanente qui caractérise la

démocratie dans le champ du droit et de la politique

1. Emmanuel Levinas, préface à Martin Buber, Utopie et socia­lisme, trad, par P. Corset et F. Girard, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 8.

155

Page 155: Autour de Miguel Abensour

n'est que l'effet de cette tension vers l'altérité de l'événe­

ment, ouvrant les frontières du possible. Cette « impul­

sion profonde de la démocratie contre toute forme

Marché », que le dernier Abensour situe au cœur de la

démocratie insurgeante2, présuppose à son tour la possi­

bilité toujours imminente de l'événement au sein m ê m e

du social. E n ce sens, c o m m e l'a montré Claude Lefort,

la démocratie moderne a été l'effet d'une innovation

politique essentielle : l'apparition de dimensions décisives

de la vie sociale qui se constituent dans leur extériorité

réciproque. Cependant cette articulation interne du

champ social n'est pas l'effet, la dérive ou le reflet d'une

détermination objective de la société, qui se poserait

c o m m e préalable à son avènement, mais bel et bien l'en­

jeu de l'institution politique du social. Celle-ci, donc, ne

dérive pas d'un fondement extra-social qui constituerait

son arche ontologique.

L'invention démocratique, dès lors, présuppose une

mutation symbolique qu'aucun génie institutionnel,

qu'aucune technique de la gestion économique, qu'au­

cun formalisme juridique ne saurait produire. Cette

ouverture à l'altérité de l'événement au cœur de l'activité

2. Miguel Abensour, « D e la démocratie insurgeante », préface à la deuxième édition de La Démocratie contre l'État, Paris, Le Félin, 2004, p. 19.

156

Page 156: Autour de Miguel Abensour

humaine se résume très bien dans une formule « arend-

tienne » d'Abensour : « La démocratie insurgeante est la

lutte continuée pour l'agir contre le faire3. »

U n e telle revendication passionnée de l'autodétermi­

nation collective à une époque caractérisée par un étrange

mélange de passivité et de naturalisation est sans doute

inactuelle. Or , c o m m e l'écrivait Levinas, l'inactuel « peut,

certes, dissimuler du périmé ; et rien n'est préservé de la

péremption, pas m ê m e le péremptoire ». Mais l'inactuel

peut aussi avoir une autre signification : faire signe vers

« Vautre que l'actuel », à savoir « l'autre de ce qu 'on est

convenu d'appeler, dans la haute tradition de l'Occident,

être-en-acte [...] mais aussi de sa cohorte de virtualités

qui sont des puissances [...] ; l'autre de l'être en soi -

X intempestif qui interrompt la synthèse des présents

constituant le temps mémorable4 ».

Sous nos yeux semble s'annoncer et prendre corps

quelque chose c o m m e le triomphe de l'immédiateté, dont

le premier effet est la crise des formes traditionnelles de

médiation sociale et politique. Le rétrécissement de

l'espace public retentit sur le statut de l'ordre symbolique

lui-même. D'autre part, l'affirmation de nouvelles figures

3. Ibid. 4. Emmanuel Levinas, Humanisme de l'autre homme, Fata

Morgana, Montpellier 1975, p. 11.

157

Page 157: Autour de Miguel Abensour

de l'immédiateté semble avoir une répercussion directe

sur les parcours de la subjectivité. O n a l'impression — ou

le discours social dominant s'efforce de la communiquer

- que l'immédiateté de l'individualité subjective consti­

tue désormais l'arche — à la fois le commencemen t et le

c o m m a n d e m e n t - du social. Celui-ci échapperait à l'ins­

titution politique, et on a tendance à n'y voir qu'une

donnée naturelle. Cela comporte le refoulement de la

dimension sociale de l'individu social, considéré le plus

souvent c o m m e un exemplaire singulier de l'espèce. Il est

bien sûr considéré aussi — ou m ê m e de prime abord —

c o m m e un sujet de droit, mais il ne l'est qu'à cause d'une

prétendue coïncidence immédiate entre l'universel natu­

rel de l'espèce et sa donnée biologique singulière.

L'illusion dont se berce notre époque consiste préci­

sément à affirmer l'équivalence implicite entre l'individu

et l'universel, et à y voir un principe politique. Cette

nouvelle figure de l'immédiateté influence d'une manière

décisive l'auto-représentation de la subjectivité indivi­

duelle, en la rattachant à ses racines organiques. Ainsi,

libéré de toute entrave, restitué à sa capacité de produc­

tion naturelle, l'individu serait enfin en mesure de jouir

pleinement de sa singularité.

U n e problématique radicale de la démocratie s'inscrit

en faux contre cette tendance, qui finalement restaure la

subordination du social à l'égard d'une arche d'ordre

158

Page 158: Autour de Miguel Abensour

naturel, qui en constituerait le préalable immédiat. C e

mouvemen t de notre époque aurait la prétention de

réaliser le souhait le plus profond de la tradition spécula­

tive occidentale : l'accès immédiat à la jouissance pleine

de l'Origine. Or , on se fait des illusions en attribuant une

valeur politiquement libératoire à cette prétendue aug­

mentation de la capacité de jouir. L'utopie de notre

époque consiste à croire qu'une jouissance individuelle

mesurable et finalement libérée de toute entrave sociale

- cette fonction fantasmatique propre à des individus

isolés et dépaysés — pourrait se transformer immédiate­

ment en un facteur politique. L'accent est mis ici sur la

productivité immédiate de la vie ou de la nature.

L'immédiateté autosuffisante de l'organique est censée

contenir déjà en elle-même une signification publique.

La biopolitique apparaît alors c o m m e la caractéristique

décisive de l'époque, en tant qu'elle saisirait cette dyna­

mique profonde : l'exclusion tendancielle de la média­

tion, et donc la coïncidence immédiate entre la singula­

rité de l'organique et la dimension publique du poli­

tique. Et cela, sans aucun maillon intermédiaire : sans la

médiation réalisée par la société, qui aujourd'hui semble

devenue superflue, dès lors que l'organique aurait été res­

titué à sa capacité originaire de production immédiate du

sens. Le court-circuit de l'espace symbolique et de sa

dimension instituée, leur véritable épuisement, laisserait

159

Page 159: Autour de Miguel Abensour

place à la prolifération de singularités isolées et détachées

de tout lien, devenues désormais l'unique lieu possible de

production de la subjectivité politique.

Lorsque Miguel Abensour insiste sur la mise en dis­

cussion permanente qui caractérise l'espace social dans le

cadre de la démocratie, il valorise le m o m e n t de rupture

des déterminations sociales acquises. Interruption ou

brisure toujours possible en droit, mais avant tout riche

d'une signification symbolique intrinsèque : elle permet

de situer le principe générateur de la démocratie dans la

reconnaissance explicite de l'aptitude sociale à agir, donc

à commencer quelque chose de neuf. L'arche du social,

c'est le social lui-même qui se la donne. La démocratie,

c'est le régime politique qui reconnaît son auto-altéra­

tion, et qui refuse ou qui devrait refuser toute soumission

à l'immédiat. L'articulation interne au social est l'effet de

cette auto-altération, à savoir une figure de l'extériorité

du social à l'égard de lui-même.

C e qui rend aujourd'hui inactuelle cette attitude est à

m o n sens la prétention à l'immédiat se faisant jour dans

l'individualisme naturaliste qui rend de plus en plus dif­

ficile « une expérience de la liberté qui se donne c o m m e

refus de la domination, c o m m e non-domination5 ». Dès

5. « D e la démocratie insurgeante », op. cit., p. 18.

160

Page 160: Autour de Miguel Abensour

lors, « en termes venus de La Boétie, la démocratie insur­

geante signifie la communauté des tous uns — ce que La

Boétie n o m m e justement l'amitié — contre le tous Unb ».

U n e digression sur amitié et médiation

Le primat de la médiation est au cœur de l'analyse

aristotélicienne de la. philia'. En en posant implicitement

la stricte continuité avec la phronèsis en tant qu'aptitude

à une saisie perspicace des cas particuliers, Aristote dit au

livre VIII de Y Ethique à Nicomaque que « la philia et le

juste concernent les m ê m e s objets et les m ê m e s relations

personnelles ». Et il ajoute que « le proverbe 'tout est

c o m m u n aux philoi' est correct; car la philia est dans la

koinônia» (1159 b 25-32). L'étroite relation entre philia

et justice - qui dans le livre V de XEthique à Nicomaque

6. Ibid.,?. 12.

7- Citée au passage par Jacques Derruía (Politiques de l'amitié,

Paris, Galilée, 1994, p. 250), l'étude de Pierre Aubenque « Sur l'ami­

tié chez Aristote» (in la Prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963,

p. 179-184) insiste sur 1' l'« anthropologie de la médiation » (p. 184)

qui soutient l'analyse aristotélicienne de la technè humaine, par

laquelle l'homme imite et achève ce que la Nature ou Dieu ont voulu

mais n'ont pas achevé (p. 183). C'est pourquoi l'on ne saurait souhai­

ter à ses amis le plus grands des biens, « par exemple qu'ils deviennent

dieux» (Eth. Nie, 1159 a 6) : on leur souhaiterait un dépassement

inhumain de la condition humaine vers une immédiateté mortifère.

161

Page 161: Autour de Miguel Abensour

est à la fois légalité et égalité — rebondit lorsqu'Aristote

précise que laphilia est égalité (1157 b 36) et que les vraies

philiai « sont dans l'égalité » (1158 b 1). Voilà pourquoi les

cités sont tenues ensemble par la philia, au point que les

législateurs s'en soucient davantage que de la justice

(VIII 1), car les philoi peuvent se passer de justice, mais les

justes ont encore besoin de la philia (VIII, 8). C'est que

l ' h o m m e juste, en cela différent d u sophos, « a besoin de

gens à l'endroit de qui et avec qui il agira avec justice

[dikaiopragèsei] » (1177 a 30) .

Le détour originaire par la médiation s'avère nécessai­

re pour l'établissement de l'égalité. D o n c , la justice,

qu'elle soit totale — légalité — o u partiale — égalité —, n'a

lieu que dans la koinônia, laquelle ne serait pas sans

l'échange, Tallage, qui suppose à son tour l'égalité et la

commensurabilité.

La liaison sociale, dont la philia — qui ne s'y réduit pas

— est le modèle, s'avère impensable et inaccessible de

manière immédiate et directe.

La médiation est ici originaire et instituante : elle

atteste la complication originaire de l'origine du social. La

relation sociale originaire, dont le but est l'établissement

d'une affection et d'une valorisation réciproque entre les

citoyens, ne saurait être rendue possible sans l'établisse­

ment d 'un pied d'égalité, d'une commensurabilité relative

162

Page 162: Autour de Miguel Abensour

entre des termes en eux-mêmes incomparables : par

conséquent, elle ne saurait se passer d'une véritable éga­

lisation, où il faut reconnaître le germe de cette relation

de philia qui est essentiellement dans l'égalité. D o n c , la

philia n'est pas une donnée naturelle, dès lors qu'elle

exige à son tour l'égalisation sociale.

Pour saisir cette complication primordiale qui

empêche toute dérivation linéaire de la relation poli­

tique depuis la prétendue immédiateté de la relation

privée ou interpersonnelle, il faut tirer toutes les consé­

quences du m a n q u e de déterminité qui caractérise l'être

m ê m e du social. Etre qui n'est pas pensable depuis l'u­

nité, qui n'a donc pas à'archè hors de lui, qui finale­

ment ne se réduit jamais à l'immédiat. Mais pour le

penser depuis la pluralité qui le constitue, il ne faut pas

réduire cette pluralité à une multiplicité numérique où

les individus seraient entre eux différents mais logique­

ment indiscernables, où donc ils ne seraient que n u m é ­

riquement différents, où l'altérité de chacun ne lui

viendrait qu'extérieurement de la place qu'il occupe

dans l'unité préalable du tout ou du système. Si les

individus sont véritablement et absolument autres et

non égaux, c'est que chacun est une singularité dont la

mise en rapport avec les autres est à la fois impossible et

toujours déjà advenue. C'est cette inaccessibilité i m m é ­

diate de l'origine du social qu'Aristote pense dans l'échange

163

Page 163: Autour de Miguel Abensour

[ullage] originaire8. La vraiephilia implique ainsi l'égalité

ou l'égalisation qui de son côté constitue l'enjeu de la

médiation sociale originaire visant à rendre c o m m e n s u ­

rable et proportionnel ce qui, en soi, ne l'est pas, ce qui

au niveau de la réalité ne le sera jamais, mais ce qui doit

l'être - et l'est toujours d'une certaine manière - pour

rendre possible l'expérience sociale.

L'élément structurant de l'épreuve humaine du social

est donc l'indisponibilité ou l'inaccessibilité immédiate

de son origine. C e m a n q u e d'unité et de transparence

n'est pas une malédiction ou un pis aller, mais la source

du possible. M a n q u e qu'on s'emploie dans le discours

spéculatif de la philosophie - s'enracinant dans la dérive

imaginaire du désir — à combler ou obstruer ontologi-

quement, à faire disparaître c o m m e manque , à reconduire

à un état de possession et de plénitude qui le précéderait,

à interpréter c o m m e détresse attestant un besoin de satis­

faction, alors qu'il constitue la condition originaire de

l'origine. M a n q u e sans commencement , source temporelle

du temps : altération et indétermination originaires, il

constitue l'abîme de l'absence de sens — le non-sens, la

désorientation d u passage pur d u temps. Pensée abyssale

d u vertige - le vide originaire dont l'être constitue

8. A ce sujet je renvoie aux analyses de C . Castoriadis dans Les

Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, dernier chapitre.

164

Page 164: Autour de Miguel Abensour

l'inversion primordiale — qu'on ne saurait reconduire à

un point de départ sensé. C e n'est pas cela que désire

l'éros spéculatif. La philosophie c o m m e philia de la

sagesse est déjà à l'intérieur du c h a m p d'apparences

insurmontable que le vide originaire précède. Elle a la

prétention de l'atteindre, mais ce faisant elle le remplit

des contenus constitués qui lui viennent de l'expérience

catégoriale. Dans cet effort pour conceptualiser le

m a n q u e originaire — qui cependant s'y dérobe — la philo­

sophie cède à Y hubris de la spéculation visant l'accès à

l'unité prétendument originaire de l'être et de la pensée.

Tentative et tentation nostalgiques, qui aboutissent à

l'établissement d'une attitude solitaire, pour laquelle l'ex­

périence sociale — incapable de s'achever en c o m m u n i o n

fusionnelle - porte la marque de l'échec et de l'inau-

thenticité\ Pour Aristote, par contre, le philos est « un

des biens les plus grands, et le m a n q u e de philia et la soli­

tude sont la chose la plus terrible [deinotatonY* » •

9. Cf. Emmanuel Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata

Morgana, 1976, p. 155.

10. End. Etb., 1234 b 32. Ce passage est cité par Martha

Nussbaum, The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy

and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986,

p. 365.

165

Page 165: Autour de Miguel Abensour

Mondialisation et soumission à l'immédiat

L'un des caractères dominants de la modernité, abou­

tissant à l'époque contemporaine à l'établissement de l'é­

conomique c o m m e vecteur exclusif de socialisation, a été

sans doute la réduction des articulations du social à l'auto­

position de sujets isolés et séparés, et à leur besoins illi­

mités réglés uniquement par l'abstraction du marché et

du droit. Cependant, que des rapports irréductibles à la

fonctionnalité économique soient exclus de l'espace

public et limités au domaine de la vie privée, loin d'im­

pliquer leur insignifiance politique, ne sont que l'effet

d'une certaine institution politique du social. Quelles

sont alors les implications vécues d'une socialisation où

l'investissement du sens n'a lieu qu'à travers la satisfac­

tion de besoins économiques illimités ? A la base de cela,

il ne faut pas isoler uniquement le projet de donner satis­

faction aux besoins individualistes du sujet moderne,

mais surtout la méconnaissance du caractère originaire­

ment indirect du désir qui les soutient, le rêve fantasma­

tique de lui trouver un accomplissement immédiat.

A l'époque de la mondialisation — qui est avant tout

intégration de la consommation à travers l'incorporation

des désirs dans le système économique - l'être humain

c o m m e animal non encore déterminé (suivant la célèbre

définition de Nietzsche) semble désormais affranchi du

travail de la médiation culturelle qui ne saurait être que

166

Page 166: Autour de Miguel Abensour

concrète et particulière, et qui aboutit à la création de

généralités provisoires. La prétention ultime de la m o n ­

dialisation et du déracinement qu'elle implique, est bel et

bien philosophique : elle vise l'accès accompli à l'univer­

sel. Or , c o m m e on le sait, dans une optique rigoureuse­

ment spéculative, l'universel n'est pas le résultat incertain

d'un processus collectif mais sa prémisse stable, son ori­

gine cachée, son fondement ontologique, finalement

retrouvé dans son immédiateté prétendue. E n cela la

mondialisation constitue l'aboutissement ultime de la

modernité et de son individualisme exaspéré. Les indivi­

dus modernes ne parviennent pas à s'auto-représenter

sinon à partir de la singularité de leur propre point de

vue. La glorification du changement, qui met fin aux sta­

bilités traditionnelles et annule tout lien, a la prétention

de culminer à l'époque actuelle en un véritable télescopage,

autrement dit, en une forme d'interpénétration réci­

proque et directe de l'universel dans le particulier (ou, si

l'on préfère, du global dans le local). Les sujets singuliers

en constituent le point d'articulation mobile. Parler

d'immédiateté, toutefois, ne renvoie nullement à une

pauvreté de déterminations ou à une absence de stratifi­

cations. A u contraire, la mondialisation constitue la tra­

versée accomplie des médiations et, de ce fait m ê m e , leur

épuisement. A la fin de ce processus, quand le parcours

est achevé, l'immédiateté se présente et se conçoit

167

Page 167: Autour de Miguel Abensour

c o m m e un aboutissement. Sa simplicité se souvient,

pour ainsi dire, des difficultés qu'elle a rencontrées, mais

qu'elle a désormais résolues. C o m m e l'écrit Carlo Galli :

« La spatialité universelle et amorphe de la mondialisa­

tion n'est pas une immédiateté simple, naturelle, elle

constitue tout au plus l'immédiateté universelle des

médiations" » E n s o m m e , dans la mondialisation,

c o m m e étape suprême de la modernité, s'exhibe enfin le

sens ultime des médiations, lequel consiste dans la resti­

tution radicale de l'immédiateté grâce à la découverte de

ses potentialités originaires. Le c o m m a n d e m e n t direct de

l'économie sans médiations politiques est l'issue ultime

de ce processus. L'espace global est cet espace dans lequel

« chaque point peut être exposé immédiatement à la

totalité des médiations immédiates12 ».

Toutefois, la rançon de ce processus consiste en une

augmentation globale du conformisme et de l'insigni­

fiance, autrement dit — c o m m e l'a montré à plusieurs

reprises Z y g m u n t B a u m a n — en l'exclusion d 'un nombre

croissant d'individus du processus de production du

sens. Les identités locales, malgré leur rapport fictif à l'u­

niversel, se révèlent incapables de cette médiation décisive

11. Carlo Galli, Spazi politici. L'età moderna e l'età globale, Bologna, Il Mulino, 2001, p. 148.

12. Ibid.

168

Page 168: Autour de Miguel Abensour

que constitue la création des significations sociales qui

structurent leur propre existence. C e qui augmente ce

n'est pas tant l'écart économique entre les nantis et les

exclus, mais c'est l'éviction des exclus du plan de la pro­

duction du sens.

Contrairement à l'optimisme des chantres de l ' immé­

diat, et des potentialités nouvelles du triomphe du sin­

gulier, il faut reconnaître que le rapport direct entre le

particulier et l'universel constitue, une fois de plus, une

fiction spéculative. Dans la mondialisation, ce qui est

conçu c o m m e universel, c'est le sujet dans sa particulari­

té m ê m e d'individu. Celui-ci est, pour ainsi dire, immé­

diatement élevé au rang d'universel. Qu'ici le passage à

l'universel soit conçu c o m m e immédiat, que l'individu

organique soit mis en rapport direct avec l'universel,

signifie que l'universel dont il est ici question n'est pas le

point d'arrivée d 'un processus ou d 'un travail du sujet,

mais sa prémisse ou son origine cachée. Plus profondé­

ment , cela signifie que l'universel n'est pas du tout le

produit ou l'effet d'une opération accomplie par le sujet

(qui, à partir de ce qui le lie aux autres, tenterait de cons­

truire un plan c o m m u n à tous) mais précisément cela

m ê m e qui rend possible une telle opération subjective.

Car, en effet, en stricte continuité avec la tradition onto-

logico-spéculative, l'individualisme naturaliste ne pense

l'universalité du singulier c o m m e quelque chose de

169

Page 169: Autour de Miguel Abensour

construit, c o m m e le résultat d 'un processus, mais

c o m m e leur origine ontologique. Dans l'optique spécu­

lative, donc, l'individu singulier s'avère être en coïnci­

dence immédiate avec l'universel (et le découvre c o m m e

sa propre origine), lorsqu'il réalise qu'il est pris dans le

tourbillon d 'un mouvement qui le précède et qui, dans

sa singularité m ê m e , le fait déjà universel. L'idée que

cette force immédiatement productive de sens ait une

base organique, est présentée d'une manière très claire et

presque caricaturale par Toni Negri qui, au cours d'une

interview accordée à A n n a Maria Guadagni, affirme :

« L'immense avantage de cette phase est que les moyens

de production ne sont plus anticipés par le capital, car

chaque individu porte en soi, dans sa tête, sa capacité de

produire des marchandises. E n d'autres termes, le cer­

veau est devenu l'outil fondamental. Et ce n'est pas le

capital qui nous l'offre, ce sont les individus qui le pos­

sèdent13. » Il en résulterait une expansion incontrôlée du

sujet individuel, et dans son auto-représentation orga­

nique Toni Negri arrive à voir une prémisse de la

citoyenneté universelle.

Mais la prétendue portée émancipatrice ou subversive

de la singularité saisie dans le foyer imprenable de sa

13. Toni Negri, Anna Maria Guadagni, La Sovversione, R o m a ,

Edizioni Liberal, 1999, p. 7.

170

Page 170: Autour de Miguel Abensour

nature organique, cache sa propre négation. Le modèle

organique ne suffit pas, il n'est pas assez immédiat.

L'immédiateté radicale, qui pointe derrière lui, est celle

de l'inorganique dont il procède. C o m m e l'écrit

Massimiliano Guareschi : « L'organique, dans ses diffé­

rentes epiphanies, n'est autre que l'inorganique m a n ­

qué14. ». E n effet, si le modèle est l'immédiateté et sa pro­

ductivité, alors il est évident que l'inorganique en cons­

titue une réalisation beaucoup plus poussée. L'organique

conçu c o m m e force immédiatement productive révèle sa

subordination à l'immobilité de l'inorganique, d 'où il

provient mais qu'il choisit à l'avance c o m m e son propre

paradigme. Dans l'optique de l'immédiateté, ce qu'il fau­

drait éviter à tout prix, c'est la scission entre le désir et sa

satisfaction différée. Toutefois, c o m m e l'a montré H a n s

Jonas", la vie est toujours au-delà de sa propre immédia-

teté. Jonas parle d 'un principe de la médiation, essentiel

à l'être vivant. Seule la perte de l'immédiateté permet de

conquérir un espace d'action dans lequel la subjectivité

peut se constituer.

14. Massimilano Guareschi, « Singolarità/singolarizzazione », Lessico del postfordismo, dir. A . Zanini et U . Fadini, Milano, Feltrinelli, 2001, p. 276.

15- Cf. Hans Jonas, Phénomène de la vie, trad. D . Lories, Bruxelles, D e Boeck, 2000.

171

Page 171: Autour de Miguel Abensour

La thèse d'une force immédiatement productive de

l'organique dans son immédiateté est liée au contexte

général de la dépolitisation caractéristique de l'économie

globale. C'est précisément cette dernière qui tend à exer­

cer un c o m m a n d e m e n t direct, bien que souvent imper­

ceptible, sur les sujets isolés et sur la production. Il s'agit

d'un c o m m a n d e m e n t étranger et réfractaire à toute

médiation politique. A ce niveau-là, la symétrie s'impose.

E n économie, au primat de la production se substitue le

primat de la consommation. Sur le plan politique, par

ricochet, la capacité de projection cède la place à la pas­

sivité de la consommation, qui seule permet d'assouvir

les désirs.

Le caractère central de la consommation, sa diffusion

de masse, son expansion et sa pénétration dans la vie

quotidienne, constituent le véritable protagoniste de la

mondialisation, sa « bonne nouvelle », dont le seul des­

tinataire universel est le désir global d'objets toujours

nouveaux. Telle est l'unique et véritable promesse de la

mondialisation : la prétention (l'illusion) selon laquelle il

serait désormais devenu possible d'assouvir immédiate­

ment nos désirs, sans avoir besoin de recourir aux exté­

nuantes médiations de la politique, en nous abandon­

nant exclusivement à la force d'attraction de la consom­

mation.

172

Page 172: Autour de Miguel Abensour

L'espace symbolique de la démocratie

Lénine disait que la dictature c'est le pouvoir qui n'est

pas limité par le droit. Par contrecoup, on pourrait dire

que la démocratie est le régime o ù le pouvoir est légitime

lorsqu'il est limité par le droit. E n effet, la délimitation

réciproque entre droit et pouvoir est l'un des principes

générateurs de la démocratie moderne. Mais cette déli­

mitation est politique, à l'origine. Elle n'a ni source, ni

autorisation, ni critère externes à la société et à sa frag­

mentation en sphères distinctes et séparées dont l'irré­

ductibilité au pouvoir fonde la distinction non naturelle

entre ce dernier et le domaine de la loi. Pour cela, la socié­

té qui se démocratise doit quasiment se dédoubler et

créer un espace symbolique pour les significations, les

valeurs et les normes destinées à rester valables (dans cer­

taines limites), nonobstant les éventuels démentis de la

réalité.

D e cette manière, l'espace de la démocratie est ramené

à l'institution sociale, sans se confondre toutefois avec la

configuration de fait d'une société donnée. Dire qu'il s'a­

git d 'un espace symbolique signifie reconnaître qu'y est en

œuvre une référence impalpable mais décisive à quelque

chose qui n'est pas présent dans les faits, qui n'est pas

reconductible aux faits et n'en dérive pas : et c'est pro­

prement ce mouvemen t vers ¡'ailleurs ou l'altérité de la

1~3

Page 173: Autour de Miguel Abensour

signification, de la valeur ou de la norme, qui définit et

caractérise le propre de la démocratie.

L'altérité de la sphère symbolique est une conquête et

un résultat de l'institution de la société. E n d'autres ter­

mes , l'espace symbolique peut être défini c o m m e d é m o ­

cratique seulement s'il exclut toute confusion entre la

dimension symbolique et la dimension objective.

L'altérité qu'évoque l'espace symbolique de la d é m o ­

cratie se présente c o m m e une production et un effet de

la différenciation interne à la société. Et pourtant, dans

la démocratie moderne, la société apparaît d'une part

c o m m e la source politique de son articulation interne,

mais de l'autre elle méconnaît aussitôt la paternité d'une

telle articulation, n' y voyant que le simple reflet d'une

nature externe. Par conséquent, le fruit de son auto-alté­

ration — le clivage entre les sphères sociales — se présente

c o m m e une donnée naturelle, considérée c o m m e allant

de soi, pourvue d'une détermination et d 'un sens extra­

sociaux. C'est de là que naît l'illusion artificialiste qui

réduit la société, c o m m e système social, à l'intégration

ou à la combinaison technico-formelle de termes ou de

sphères séparées, que la théorie analyse dans leur auto­

nomie et dont la synthèse devrait permettre de déduire le

fonctionnement global de l'ensemble.

174

Page 174: Autour de Miguel Abensour

La modernité démocratique naît donc d'une muta­

tion symbolique dont on ne peut comprendre la portée

radicalement innovatrice si on se limite à observer de

l'extérieur la manière dont s'institue le social. C'est jus­

tement par l'institution de la démocratie que la moder­

nité produit son fondement. La continuité de la tradi­

tion s'interrompt. L'autorité vacille. Le primat de la

norme s'affirme c o m m e mesure instituée collectivement,

après la dissolution des appartenances qui enracinaient

les individus dans des identités collectives et les y subor­

donnaient. La principale difficulté qui en dérive, et qui

traverse toute la démocratie moderne, concerne la créa­

tion nécessaire mais improbable de liens politiques plus

universels en lieu et place des liens et des solidarités pré­

modernes.

Le fait que dans la civilisation moderne la technique

soit devenue autonome, et qu'elle ait aussi réussi à domi ­

ner et à contrôler la société, ne modifie pas son essence :

la techne reste incapable de forme. Et la politique hégé-

monisée par la technique se réduit à la gestion adminis­

trative d 'un social toujours plus fragmentaire et effiloché.

D e cette manière, la politique se naturalise.

Depuis l'âge des révolutions, le problème de fond de

la démocratie moderne est exactement la création d'ins­

titutions qui donnent une forme concrète à la citoyen­

neté, au-delà de la crise de l'espace public qui a pour

175

Page 175: Autour de Miguel Abensour

conséquence immédiate le désaveu de la créativité spéci­

fique de l'action politique. « Chaque fois que l'époque

moderne eut des raisons d'espérer une nouvelle philoso­

phie politique, elle eut à la place une philosophie de

l'Histoire » : cette observation de H a n n a h Arendt16 est

une confirmation de plus de l'incapacité moderne de

faire face aux exigences de l'action collective, à la fois

créatrice et instituante, et par là privée de la stabilité for­

melle, normative et rassurante, que la philosophie de

l'histoire entend pouvoir retrouver par la naturalisation

des actions humaines.

Mais revendiquer la créativité de l'action ne signifie

pas postuler une rupture absolue d u contexte social-his­

torique, qui pourrait de manière illusoire conduire en

dehors de la société, de l'historicité ou de la politique,

jusqu'à u n point zéro mythique où celles-ci auraient dû

trouver leur origine. Il n'y a aucune immédiateté origi­

nelle qui précède l'inhérence de la société à l'institué.

L'auto-altération permanente de la société, toutefois,

n'est pas reconductible à la répétition ou à la poursuite

automatique de l'institué : pour le garder en vie, elle doit

sans cesse le féconder, le rénover, voire le modifier.

16. H . Arendt. La Condition de l'hojnme moderne, Paris,

Calmann-Lévy, 1983, p. 373.

176

Page 176: Autour de Miguel Abensour

L'activité politique présuppose donc inévitablement

un ordre institué, qu'elle pourra interrompre et subvertir,

mais dont elle ne peut aucunement faire abstraction,

parce qu'elle lui appartient et en dérive inévitablement.

Dans ce rapport d'inhérence réciproque, quelque chose

de plus profond que la relation entre légalité et légitimi­

té est en jeu. Avant les normes existantes, et c o m m e fon­

dement de leur légitimité, la politique est possible et

effective grâce à la présence d 'un ordre symbolique de

significations et de valeurs partagées, qui la soutiennent

et la nourrissent n o n seulement aux m o m e n t s

« héroïques » de la position d 'un nouvel ordre, mais sur­

tout dans son fonctionnement quotidien qui est à la base

de l'ordre régnant. Et c'est précisément sur le plan sym­

bolique - tissu de significations instituées, soutenues et

maintenues en vie par un imaginaire politique partagé —

qu'apparaissent aujourd'hui une sorte d'usure de l'ethos

démocratique et l'exigence de sa renaissance.

La construction politique de la citoyenneté

A u cours du siècle dernier la crise du mouvement

démocratique a été celle de l'espace m ê m e de la médiation

politique. Avant m ê m e de concerner les institutions, la

nécessité d'une réforme ou d'une mise à jour de la média­

tion, la crise a engagé l'ordre des significations, des valeurs

et des motivations, devenus toujours plus incapables de

177

Page 177: Autour de Miguel Abensour

produire une cohésion sociale. C'est précisément à ce

moment-là que se pose le problème de la citoyenneté, à

entendre c o m m e relation instituante entre les individus

singuliers et l'ordre symbolique de la société dont ils font

partie.

C o m m e l'a montré Pietro Costa à plusieurs endroits

de sa recherche monumentale sur la citoyenneté, le point

névralgique que nous s o m m e s en train de vivre à l'heure

actuelle est constitué par le déliement ou le clivage entre

institution de l'ordre et contenu normatif de la moder­

nité. A cet égard « la tension antique entre ordre existant

et cité future » semble désormais complètement hors jeu.

E n commentant le concept juridique d'institution

c o m m e alternative à l'unidimensionnalité du normati-

visme, il écrit : « N i un vide univers normatif, ni une

capacité arbitraire de décision, ni un processus instable et

incertain d'"intégration" ne peuvent combler les coupures

causées par la crise sur le terreau, jadis si solide, du dis­

cours traditionnel de la citoyenneté, mais uniquement la

recherche d'un ordre objectif et indisponible peut se pro­

poser c o m m e une tentative d'endiguer la dérive d'une

tradition qui a échoué justement par le déferlement des

éléments "subjectivistes" présents chez eller ».

17. [Né un vuoto universo normativo, né un'arbitraria capacita di decisione né un mobile e incerto processo di 'integrazione' possono

178

Page 178: Autour de Miguel Abensour

U n tel ordre indisponible et indispensable peut être

institué uniquement par la forme de vie démocratique.

Pour celle-ci la citoyenneté n'est pas une donnée préalable

ou en effet automatique, mais un véritable enjeu poli­

tique.

Construire les conditions de la citoyenneté, telle est la

tâche de la démocratie à l'heure actuelle. Cela signifie

expliciter et remettre en jeu la médiation instituante

entre les sujets sociaux et la cité c o m m e espace public de

leur vie c o m m u n e ordonnée. Autrement dit, l'ordre de la

vie c o m m u n e , de présupposition stable et inquestionnée

qu'il était, devient l'enjeu de la praxis collective.

La médiation instituante dont il a été question, ne

doit pas être confondue avec une relation extrinsèque,

survenue à un m o m e n t donnée entre des termes qui lui

préexistaient dans leur indifférences réciproque. Dans un

cas semblable, il s'agit d'une médiation dérivée, qui

établit une connexion ou qui met en réseau des termes

colmare le fratture caúsate dalla crisi sul terreno, u n tempo cosi soli­

do, del tradizionale discorso délia cittadinanza, m a solo la ricerca di

un ordine oggettivo e indisponibile puô proporsi c o m e u n tentativo

di arginare la deriva di una tradizione fallirá proprio per il dilagare

degli elementi 'soggettivistici' in essa presentí], P. Costa, Civitas.

Storia délia cittadinanza in Europa, vol. IV, L'età dei totalitarismi e

délia democrazia, Roma-Bari , 2001 , p . 5 2 4 et p. ] 00 .

179

Page 179: Autour de Miguel Abensour

individuels ou sociaux déjà constitués. E n revanche, la

médiation opérée par la citoyenneté est originaire car elle

est constitutive de l'identité m ê m e des termes qu'elle met

en rapport. Sans elle, il n'y aurait ni les individus sociaux

ni l'ordre symbolique de leur vie c o m m u n e . Et c'est bel

et bien la forme, l'articulation, le n œ u d ontologique et

politique de la médiation qui en démocratie s'institue

c o m m e le contenu normatif du social.

Ici il faut préciser que la médiation qui risque de se

dissoudre par le déferlement de l'immédiateté n'est cer­

tainement pas la médiation dialectique au sens hégélien.

Celle-ci ne court aucun risque, car sa démarche est

nécessaire, et nécessairement circulaire. E n effet, la

notion hégélienne de médiation est subordonnée à la

reconquête finale de l'immédiat, car tout le processus de

l'esprit est fondé sur l'intimité de l'originaire. A la

rigueur, donc, il ne s'agit pas vraiment de médiation,

mais d 'un détour provisoire et nostalgique, destiné à

retrouver le secret et le mystère de l'origine.

C e n'est pas une telle médiation dialectique, soumise

à la réalisation spéculative de l'immédiat, et fondée dans

la confiance préalable et invérifiable dans un a priori uni­

versel du sens, qui est en crise à l'heure actuelle. C e qui

par contre risque de se dissoudre, c'est l'aptitude histo­

rique à construire des généralités c o m m u n e s , dépourvues

d 'un fondement originaire.

180

Page 180: Autour de Miguel Abensour

Et la visée de la citoyenneté c o m m e catégorie poli­

tique ne concerne pas la restitution d 'un fond ontolo­

gique, hypothétique et douteux ; mais la construction

de médiations symbolique sans lesquelles les individus ne

réussissent pas à se socialiser.

L'essor de la technique annule l'écart entre les besoins

humains et leur satisfaction. Par conséquent la politique

c o m m e construction provisoire de généralité c o m m u n e

cède sa place à la prétention de s'emparer de l'universel,

entendu c o m m e fondement originaire et préalable,

directement accessible aux approches religieuses, aux

mythes ethniques ou nationaux, peut-être m ê m e aux

paradigmes des savoir scientifiques. Les formes diverses

de fondamentalismes — religieux, politique, économique

ou scientifique — prennent la place de la médiation poli­

tique, et constituent une menace mortelle pour la survie

effective de la démocratie c o m m e forme de vie. Celle-ci,

pour utopique ou intempestive qu'elle soit aujourd'hui,

ne cultive aucune nostalgie de l'immédiat, tout simple­

ment parce que son but n'est pas le retour à la prétendue

unité originaire, mais la construction politique de la

citoyenneté.

181

Page 181: Autour de Miguel Abensour

Interprétation de l'insurrection communale

La démocratie, l'Etat et la politique

Patrick Cingolani

Je n'ai jamais eu de raison de revenir sur la

C o m m u n e . . . n'étant pas historien. Pourtant de celle-ci,

quelques thèmes insistent depuis longtemps. C'est d'a­

bord c o m m e dans une sorte de scène traumatique, les

dégoûts de l'enfant devant le siège de Paris lors de l'hiver

1870-1871 rapporté par ses manuels d'histoire. L'on y

décrivait, le peuple de Paris mangeant des rats ou des ani­

m a u x domestiques à mesure des difficultés de ravitaille­

ment et de vie. C'est ensuite, à l'adolescence quelques

pages de Michel Bakounine sur cette m ê m e C o m m u n e

dans ïAnthologie de l'anarchisme de Daniel Guérin, alors

que l'éloge d'un Paris « héroïque » et « crucifié » converge

dans la dénonciation d'une révolution sociale « décrétée,

organisée » par « dictature ou assemblée constituante » et

dans l'aspiration en une révolution née de « l'action

183

Page 182: Autour de Miguel Abensour

spontanée et continue des masses, des groupes et des

associations populaires1 ». C'est enfin, vers vingt vingt-

cinq ans, dans une proximité de vues avec le mouvement

maoïste, les rassemblements au Père-Lachaise autour du

m u r des fédérés et la mémoire des vingt mille fusillés.

Ensuite la trace s'estompe, laissant dans le souvenir seu­

lement cette dimension d'absurde, d'héroïsme, d'espoir

et de deuil.

C'est en fait, bien longtemps après, à l'occasion de

m o n travail d'habilitation et le démêlé avec le positivisme,

et le processus d'institution de la IIP République, que la

question de la C o m m u n e est revenue et c'est là aussi

qu'elle croise Miguel Abensour. N o n seulement, parce

que Miguel Abensour a été le directeur de m o n m é m o i ­

re d'habilitation, non seulement parce que les quelques

pages, les quelques lignes de La Démocratie contre l'Etat

qui abordent l'insurrection de 1871 m'inspireront dans

mes recherches sur la place et les déplacements de la

C o m m u n e dans la configuration historique de la IIIe

République, mais encore parce que Miguel Abensour

insistera pour que ces recherches, dont je ne savais plus

1. Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître. Anthologie de l'atiarchisme, Paris, Maspéro, 1970. O n cite d'après la nouvelle édition, La Découverte, Paris, 1999, p. 254.

184

Page 183: Autour de Miguel Abensour

trop que faire, restent dans le mémoire, et par la suite,

finalement dans le livre qui en sera tiré2.

En revenant sur l'insurrection communale et sur son

traitement dans La Démocratie co?itre l'Etat, je voudrais

d'une part montrer c o m m e n t ce livre rencontre quelques

autres grands livres et quelques grandes interprétations

de la C o m m u n e , mais je voudrais aussi chercher à préci­

ser ce que peut encore nous apporter cet événement qui

reste pour moi mêlé de sentiments contradictoires. Si

certes dans le contexte du second mandat de G . W . Bush,

du discours sur l'axe du mal, et de libertés étouffées au

n o m des mesures d'exception et d'un ordre sécuritaire

imposé par l'Etat, le message anti-étatique de la

C o m m u n e trouve une actualité inattendue, m o n propos

sera plus modeste. Il cherchera à dessiner quelques pistes

par lesquelles la C o m m u n e reste exemplaire de l'expé­

rience de la politique.

La démocratie contre l'État

Je ne reviendrais ici sur l'enjeu organisateur du livre,

que pour autant qu'il m'introduit à la C o m m u n e et à son

2 . Patrick Cingokni, Lit République, les sociologues et la question

politique, Paris, La Dispute, 2003 . Voir le chapitre II : « La république

définitive et ses deuils ».

185

Page 184: Autour de Miguel Abensour

interprétation. Plutôt qu'aux commentaires des divers

moments de l'œuvre de Marx, et notamment du texte de

jeunesse singulier, de La Critique du droit politique hégé­

lien de 1843 — commentaires qui explicitent le sous-titre

du livre : Marx et le moment machiavélien — c'est plus

sobrement et plus directement du titre lui-même, de ce

contre l'Etat, dont je voudrais partir3.

Miguel Abensour s'en explique dans l'avant-propos

du livre, en insistant sur le fait que cet énoncé adversatif

se constitue pour tout préalable dans une opposition à

l'égard des opinions généralement répandues et domi­

nantes sur « l'État démocratique » - combinaison de

deux termes qui semble aller de soi, mais qui précisé­

ment ne va pas de soi. La Démocratie contre l'Etat, c'est

donc d'abord le désajustement de l'harmonie supposée

de l'État et de la démocratie. La contestation de l'idée

que cette dernière aurait cru, et continuerait de croître

dans l'ombre du premier.

C'est donc en suivant les tours et les détours de la pen­

sée de Marx quant à la question démocratique que

Miguel Abensour médite cette disjonction de la d é m o ­

cratie à l'État mais qu'encore il trouve chemin faisant la

3. Nous avons succinctement présenté ce parcours dans l'oeuvre de Marx dans un compte rendu de La Démocratie contre l'Etat dans Raison présente, n° 125, 1998.

186

Page 185: Autour de Miguel Abensour

C o m m u n e de Paris. Après le m o m e n t de la « démocratie

absolue », théorisée en 1843, après son éclipse dès 1844,

avec l'effacement de la politique au profit de la produc­

tion, la subordination de l'émancipation au « réel »,

Miguel Abensour voit, dans le texte de 1871, dans La

Guerre civile en France, un sursaut des motifs philoso­

phiques de 1843. Il lit dans la mise en concept d'un

affrontement entre le corps vivant de la société civile et

l'appareil étatique qui l'enferme et l'opprime le retour de

thèmes qui hier introduisaient Marx « au milieu propre

de la politique4 ». « Si l'on consulte, explique-t-il, l'en­

semble des textes de Marx relatifs à la C o m m u n e de

Paris, on perçoit c o m m e un réveil de la problématique de

1843 » enrichie du parcours intellectuel de la maturité,

ces textes renouent avec le projet antérieur. Sortant d'une

instrumentralisation de l'appareil d'Etat, dont la nature

ne dépendrait que de la classe dominante, la leçon que

tire Marx de la C o m m u n e est que l'émancipation sociale

des travailleurs, du travail contre la domination du capi­

tal, ne peut s'effectuer que par une forme politique sus­

ceptible d'échapper à sa propre cristallisation ou pétrifi­

cation à travers la responsabilité et la révocabilité de

ses membres à tout m o m e n t , à travers une forme se

4. La Démocratie contre l'État, Paris, P U F , 1997, p 80.

187

Page 186: Autour de Miguel Abensour

constituant et se déployant contre le pouvoir d'État, dans

une insurrection permanente contre ses appareils5.

Pour autant, de ce débat avec M a r x et la C o m m u n e ,

Miguel Abensour tire un certain nombre de conséquen­

ces générales sur la démocratie qui, tout en revenant aux

explications qui présidaient au livre, éclairent d'une

manière plus précise les enjeux. La démocratie, est-il

expliqué, n'est pas tant l'accompagnement d'un proces­

sus qui entraîne la disparition de l'Etat que l'institution

déterminée d'un espace conflictuel, d 'un espace contré1.

« C'est à la position contre que l'on doit l'institution de

la cité démocratique qui rend au conflit la force créatrice

de liberté7 » ; c'est par la position contre que la démocra­

tie échappe au péril de la cristallisation aliénante d'elle-

m ê m e que peut être l'Etat.

La C o m m u n e de Paris

Si, à travers Marx , la C o m m u n e de Paris éclaire ce

qu'il en est de ce contre de la démocratie, sans doute, une

plongée dans quelques-uns uns des commentaires de

celle-ci pourrait nous éclairer sur la contribution de la

C o m m u n e à la démocratie et à la politique. M o n propos

5. Ibid., p 100. 6. Ibid., p 108. 7. Ibid.

188

Page 187: Autour de Miguel Abensour

se déroulera en deux parties. L'une sur la relation de la

C o m m u n e à l'action et au bouleversement de la scène

politique institutionnelle ; l'autre sur le mouvement de

désocialisation et de resocialisation politique caractéris­

tique du m o m e n t communa l . E n toile de fond j'aurai

deux livres L'Essai sur la Révolution d 'Hannah Arendt et

la Proclamation de la Commune d'Henri Lefebvre, mais

l'on verra chemin faisant c o m m e n t ces textes sont débor­

dés, complétés par d'autres, qui m'aideront à assurer

m o n développement.

La Commune et l'action

A la fin de XEssai sur la révolution dans le chapitre

intitulé La tradition révolutionnaire et ses trésors perdus,

Hannah Arendt traite du conseillismes et de la manière

dont il se répète depuis la Révolution française mais

m ê m e par-delà l'Atlantique et le système jeffersonnien de

circotiscription. Elle fait le compte des divers germes d'un

« Etat nouveau », l'année 1870, où la capitale française

assiégée « spontanément se réorganisa en un corps fédé­

ral miniature », 1905, 1917 en Russie, les années 1918 et

1919 en Allemagne où soldats et ouvriers se constituèrent

en conseils requérant que ceux-ci deviennent le fondement

8. Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard,

1967, p 392.

189

Page 188: Autour de Miguel Abensour

de la nouvelle constitution allemande ; l'automne 56 et la

Révolution hongroise. N o n pas tant destruction de

l'Etat, que transformation de celui-ci, les conseils aspi­

raient à « une forme nouvelle de gouvernement permet­

tant à tous les m e m b r e s d 'une société égalitaire de deve­

nir les co-partageants des affaires publiques ». Arendt cri­

tique les formes de corruption de la politique que sup­

posent, à travers les partis, la professionnalisation des

h o m m e s politiques, en ce que celle-ci exige des qualités

étrangères à l'activité publique et l'introduction dans le

contexte électoral des méthodes de la réclame9 ; elle leur

oppose l'expérience des conseils composés d 'une élite

proprement politique, susceptible de concilier égalité et

autorité : « Ceux , rares, qui dans la société ont d u goût

pour la politique et ne sauraient être "heureux" en étant

privés de son exercice10. »

Au-delà de la critique d u système des partis, il m e

semble plus intéressant de m'arrêter sur la polarisation

représentation/action n o n pour opposer l'une à l'autre

mais pour les envisager c o m m e deux idéaux-types de la

citoyenneté dont les manifestations sont souvent mélan­

gées, mais qui néanmoins marquent bien une spécificité

quant à la citoyenneté en ce que l'un a u n caractère plus

9. Ibid., p 412. 10. Ibid., P 415 .

190

Page 189: Autour de Miguel Abensour

éminemment politique que l'autre : je veux parler de

l'action. Si la logique représentative est bien une expé­

rience de la citoyenneté à travers le consentement et le

contrat tacite, c'est l'action, ce que nous faisons avec les

autres dans un espace de visibilité, qui a plus particuliè­

rement à voir avec la politique en renvoyant à ce contre

dont parle Miguel Abensour, non seulement en ouvrant

un espace public mais aussi en intégrant à l'espace de

la citoyenneté ce qui (expérience ou h o m m e ) en était

préalablement forclos.

Or, si j'essaie de m'avancer au-delà des très brèves

incises sur la C o m m u n e dans l'Essai sur la révolution, je

dirais que l'insurrection communale vient déborder la

logique de la représentation, par la logique de l'action.

La C o m m u n e , en regard de ces deux figures de la

citoyenneté, affirme la logique de l'action dans l'écart

constaté entre le peuple et ses représentants, entre ceux

qui vont devenir les acteurs de la C o m m u n e et les pro­

fessionnels de la politique, les politiciens. Et, dans ce pas­

sage d'un régime à un autre, elle affirme l'expérience en

c o m m u n de la politique et l'entrée dans l'espace public

de ceux qui hier étaient le plus souvent inconnus.

Tous les commentateurs, et j'y reviendrai encore dans

quelques instants, ont insisté sur la relation singulière à

la parole, à la prise de parole, dans ce contexte insurrec­

tionnel qui succède au musellement de la presse et de

191

Page 190: Autour de Miguel Abensour

l'espace public sous l'Empire. L'historien Alain Plessis le

rappelle aujourd'hui : « Les murs de la capitale se couv­

rent d'affiches, de placards et d'inscriptions de toutes

sortes. Et le soir on va pérorer ou écouter dans les clubs

révolutionnaires qui se sont installés dans la plupart des

églises des quartiers populaires11 ». C e qui se met donc en

place c'est une politique contre la politique (des h o m m e s

politiques), c'est le primat d'une logique d'acteur et d'ap­

propriation de la vie et du bonheur public, là où la

logique de la représentation et ceux qui apparaissaient

c o m m e les représentants du peuple sont brutalement

destitués.

Les membres d u Comité central de la garde nationale

ne sont en rien des représentants, membres de partis ou

des militants révolutionnaires identifiés. A l'exception de

d'Assi et de Varlin, beaucoup sont des inconnus.

Billioray, Ferrât, Dupont , Mortier, Gauthier, Lavallette,

Jourde, Blanchet, Grollard, Barraud, Gerosme, Pache,

sont des h o m m e s des quartiers, des bataillons12. Edouard

11. Alain Plessis, De la fête impériale au mur des fédérés, Paris, Seuil, 1979, p 228.

12. Voir à ce propos Georges Lefrançais, Le Mouvement commu-naliste à Paris, en 1871, Neuchâtel, Guillaume et fils, 1871, p 146. « La plupart des élections au Comité central portèrent sur des n o m s presque tous inconnus à ceux qui jusqu'alors considéraient la direction des affaires politiques c o m m e étant de leur domaine exclusif».

192

Page 191: Autour de Miguel Abensour

M o r e a u de Bouvière, aristocrate tombé dans la b o h è m e

intellectuelle et littéraire va, en raison de son énergie, de

son esprit d'initiative et de son éloquence, finalement

présider ce comité central. Après la journée capitale d u

18 mars, pendant laquelle la troupe se retire sans avoir

p u prendre les canons de Montmartre, et qui verra la

fuite de Thiers, puis le départ d u personnel politique de

la gauche Jules Favre, Ernest Picard, et enfin celui de

Jules S i m o n et de Jules Ferry, la déclaration d u Comité

central d u 20 mars 1871, rappelle tour à tour l'anonymat

de ses m e m b r e s , leur entrée éclatante sur la scène

publique internationale et leur rupture avec les formes

antérieures de la politique.

« D'obscurs prolétaires hier encore inconnus, et dont les noms retentiront bientôt dans le m o n d e entier, inspirés par un amour profond de la justice et du droit, [...} ont résolu à la fois de sauver la patrie envahie et la liberté menacée. Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques11 ».

13. Cité par Henri Lefebvre, dans La Proclamation de la Commune, Paris, Gallimard, 1965, p 313.

193

Page 192: Autour de Miguel Abensour

Laissons pour l'instant la référence prolétarienne, et

le ton proudhonien d 'un texte évoquant « l'incapacité

politique », « la décrépitude morale et intellectuelle » de

la bourgeoisie14. Derrière les défaillances et les trahisons, il

faut assurément entendre une certaine lâcheté des gou­

vernants et des h o m m e s politiques dans u n contexte où

la guerre exacerbe les discriminations sociales dans l'en­

jeu radical qu'est celui de l'exposition à la mort. Dans un

contexte national où certains militaires incompétents,

qui ont souvent acheté leurs charges, trahissent tandis

que d'autres à Bordeaux, à l'arrière, se pavanent dans

leurs beaux uniformes15, la question de la confrontation

à la mort et d u courage prennent u n caractère directe­

ment politique et relèvent é m i n e m m e n t de l'égalité.

Mais cette trahison n'est pas seulement militaire, elle est

d'emblée inscrite dans une crise de légitimité de la repré­

sentation et des représentants. Les gouvernants d'hier

s'évadent pour ainsi dire en m ê m e temps qu'ils sont

14. Voir le livre posthume de Pierre Joseph Proudhon, De la

capacité politique des classes ouvrières, Paris, Dentu, 1865, pp. 68, 69

sq., dans lesquelles Proudhon déclare, entre autres, que la bourgeoisie

n'a plus rien à dire, ni m ê m e « rien à dire d'elle-même », et qu'elle n'a

plus d'âme, réduite qu'elle est à une « minorité qui trafique, qui spé­

cule, qui agiote ».

15. Voir Alexandre Zévaès, Histoire de la Troisième République,

Paris, Editions de la Nouvelle revue critique, 1938, p 25.

194

Page 193: Autour de Miguel Abensour

brutalement destitués et déligitimés dans leurs rôles.

Preuve d u caractère spontané d u p h é n o m è n e , et de

l'embarras moral que cette destitution suscite, certains

m e m b r e s d u comité ne veulent pas s'installer et siéger à

l'hôtel de ville n'arrivant pas à identifier le fondement de

leur légitimité. Quoiqu'il en soit une page est tournée.

A u régime de visibilité qui caractérisait il y a peu la scène

institutionnelle de la politique se substitue u n autre régime

de visibilité à la lumière plus crue, celle qui intensifie les

formes du co-partage d u pouvoir en instaurant encore

des formes de représentation plus rigoureuses à c o m ­

mencer par cette révocabilité à tout m o m e n t . Le vote va

rester u n principe de légitimation, dans l'action il va

m ê m e croître en importance, et l'élection s'inscrire au

sein d'une dynamique d'intensification de la c o m m u n i ­

cation et de la participation.

La commune : désocialisation et resocialisation politique

L'interprétation directe et dense que donne Henri

Lefebvre, dans La Proclamation de la Commune est bien

différente des quelques lignes qu'Arendt consacre à celle-ci.

Elle est plus historique, plus sociologique. Pour autant,

elle complète ce premier niveau, d'une sociologie de l'expé­

rience politique. Il y a la ville et les prolétaires, il y a enfin

les prolétaires.

195

Page 194: Autour de Miguel Abensour

Il y a la ville et les prolétaires. L'une et les autres se

retrouvent enfin, dans la repossession populaire et

ouvrière de l'espace urbain hier confisqué par l'Empire

et par les travaux haussmanniens. Dans la C o m m u n e ,

le peuple chassé du centre par Napoléon III, ou réduit

à des conditions de vie aggravées par la hausse des

loyers ou l'insalubrité des quartiers populaires, reprend

la ville. Mais il y a aussi ce lien singulier entre un peu­

ple et sa ville suscité par le siège. Dans une attention

remarquable aux préalables sociologiques de la poli­

tique, Lefebvre montre c o m m e n t les contraintes de la

vie quotidienne, lors du siège, font sortir ce quotidien

de l'espace privé lui-même. Les queues engendrent

pour les h o m m e s , et plus encore pour les femmes, de

longs rassemblements collectifs hors de l'espace privé.

Les femmes occupent la rue attendant des heures l'ou­

verture d'une boucherie, la distribution de vivre. Les

historiens ont relevé combien dans l'insurrection c o m ­

munale les femmes ont été toutes particulièrement acti­

ves. L'iconographie nous les montre dans leurs clubs,

celui de Montmartre entre autres, présidé par Sophie

Poirier et où militait Louise Michel. Le siège désintègre

les modèles et les rôles sociaux les plus courants et les

plus admis. Pendant le siège, les frontières s'effacent

entre la vie civile et la vie militaire, entre la masse de la

population et le peuple armé. Beaucoup de soldats

196

Page 195: Autour de Miguel Abensour

logent chez l'habitant16 La C o m m u n e va prendre la

relève du siège dans sa capacité à déstructurer et à res­

tructurer les expériences dans l'effervescence de la c o m ­

munication publique. « Les barrières et barrages habi­

tuels entre la vie privée et la vie sociale, entre la rue et la

maison, entre la vie quotidienne et la vie politique, ont

sautér. » Henri Lefebvre, évoque la prolifération des

clubs et des comités, insiste sur l'intensification de la vie

sociale. Plus encore, il parle de fête. Divers témoignages

l'attestent. Jusqu'aux derniers jours les réunions, les

concerts, les cérémonies se suivent. Prosper Olivier

Lissagaray dans son Histoire de la Commune rapporte un

concert monstre qui eut lieu aux Tuileries le 20 mai alors

que les Versaillais étaient en train de franchir la porte de

Saint-Cloud. Jean Allemane lui aussi a vécu la

C o m m u n e c o m m e une fête, il disait une « joie » —,

c o m m e une manifestation insouciante, légère'*. Toute

cette transformation de la vie émotionnelle, tous ces

nouveaux partages du sensible font immanquablement

penser à ce que dit Jacques Rancière dans un article de

Tumultes sur la révolution de 1848.

16. Henri Lefebvre, La Proclamation de la Commune, op. cit., p. 180.

17. Ibid., p 182. 18. Voir Michel Winock, Jalons pour une histoire de la Commune

de Paris, Paris, PUF, 1973, p 379.

197

Page 196: Autour de Miguel Abensour

« La révolution est d'abord la modification du visible liée à l'interruption brusque de la distribution normale des pouvoirs et des prestiges... Toutes les formes du dire et du faire voir, toutes les combinaisons de l'un ou de l'autre, (défilé, banquet, fête, théâtre, tribunal, etc..) s'y manifes­tent, s'y emploient à rendre visible en n'importe quel lieu, en n'importe quel sujet, l'éclat du lien. La révolution est l'éclat de l'interruption représenté dans l'éclat du lien". »

Il y a les prolétaires. Le texte d u 2 0 mars déjà cité, dit

« obscurs prolétaires ». Si le proudhonisme latent d u

texte s'enracine dans une pensée de la société industrielle,

ici, une nouvelle fois dans la pluralité de la ville, le pro­

létaire ne saurait s'identifier à une classe précise. Henri

Lefebvre le dit, il convient d'échapper à u n sociologisme

qui envisagerait les insurgés, leurs actions et leur propos,

c o m m e portés par la culture d 'un groupe o u c o m m e l'ex­

pression d ' un milieu. N o n . Prolétaires au pluriel, c'est

plutôt le n o m de ceux qui s'émancipent de ces ancrages

socio-culturels pour faire l'expérience de la socialite spé­

cifique de la politique, o u plus exactement ceux qui trou­

vent dans l'écart à cet ancrage le ressort d 'un nouveau

m o d e de socialisation passant par la visibilité et la pro­

motion aux pouvoirs de l'être parlant.

19. Jacques Rancière, « La scène révolutionnaire et l'ouvrier

émancipé (1830-1848) », Tumultes, n°20, 2003, p 50.

198

Page 197: Autour de Miguel Abensour

Car bien entendu autour de prolétaire, c'est la ques­

tion de l'égalité qui traverse la C o m m u n e et d'abord

pour autant que l'inégalité c'est surtout la destitution

politique et symbolique des ouvriers, leur disqualifica­

tion c o m m e être visible et c o m m e être parlant, leur déni

d'existence autre que c o m m e être du faire, du fabriquer.

La relation à la ville revient. La question du visible, c'est

déjà la question de la visibilité populaire dans le m o n d e

urbain confisqué par la bourgeoisie, mais c'est d'abord,

après les décennies de censure, la liberté de parler et de

s'exprimer, l'avidité d'espace public. Lefrançais témoigne

« manifester et échanger librement ses impressions aux

moyens de la parole et de l'écrit ainsi que posséder l'en­

tière faculté de se grouper », réaliser les conditions plei­

nes et entières de culture, d'indépendance, et de décida-

bilité sans lesquelles « il n'y a ni progrès possible, ni

démocratie véritable20 ». Bien évidemment la réclama­

tion de la liberté de la presse, est d'abord une réclamation

de ceux qui en ont été exclus. Les journaux et libelles

ouvriers étouffés par la cherté d u droit de timbre21.

20. Georges Lefrançais, Le Mouvement communaliste a Paris, en

1871, op. cit., p. 23.

21. Sur la censure, on se reportera en bref à l'entrée du m ê m e

n o m dans le Dictionnaire du Second Empire, (dir. Jean Tulard). Si au

sens strict la censure ne fut jamais rétablie pour les journaux et la

librairie sous le Second Empire, l'article explique « que la répression

199

Page 198: Autour de Miguel Abensour

Entendre l'argumentation prolétarienne de la pro­

duction et la dénonciation de l'exclusion de la jouissan­

ce du travail, entendre la contestation de leur « misère au

milieu des produits accumulés », c o m m e l'irruption de la

nécessité dans l'espace de l'apparence, c'est ne pas c o m ­

prendre en quoi, c o m m e telles, les critiques mettent en

avant la question du visible. L'argumentation de la pro­

duction se lit aussi à l'envers c o m m e légitimité du loisir,

légitimité de l'émancipation. « N e sera-t-il jamais permis

aux prolétaires de travailler à leur émancipation sans sou­

lever contre eux un concert de malédictions ? » se

demande l'auteur du texte du 20 mars 1871. La contes­

tation des inégalités sociales, n'est pas disjointe de la poli­

tique, elle est d'abord l'activité qui cherche à rendre l'é­

galité partout effective dans la vie quotidienne, c o m m e

dans le travail, partout où s'est répétée et ou se répète

encore l'injustice et c o m m e expression de cette injustice

de l'édition, du colportage et des métiers du livre fut renforcée avec l'avènement de l'Empire. La loi de février 1852 emprunta à la Restauration l'arsenal des mesures destinées à surveiller et à ligoter la presse et la librairie. [...] Le décret du 17 février 1852 interdit la créa­tion de tout journal économique ou politique et l'installation de tout métier du livre sans l'autorisation préalable du gouvernement. Le taux de cautionnement fut relevé. Le droit de timbre fut rétabli ; les mesu­res répressives accélérant les suspensions et interdictions furent ren­forcées », p . 253.

200

Page 199: Autour de Miguel Abensour

la discrimination des êtres et leur disqualification. La

politique a à voir avec l'inégalité sociale en ce qu'elle rend

visible et met en parole et en scène ceux que l'inégalité a

précisément exclus.

Démocratie contre l'État

Marx résume la C o m m u n e de Paris, par cette phrase

à bien y regarder singulière. « La plus grande mesure

prise par la c o m m u n e , c'est sa propre existence" ». Sans

doute faut-il voir là un certain embarras, entre la résis­

tance2' de la C o m m u n e à une lecture en termes de sens

de l'histoire, la résistance à une certaine périodisation et

son existence c o m m e telle insistante. Sans doute faut-il

voir aussi une tension entre cette existence m ê m e et une

œuvre politique qui fut souvent jugée par ses acteurs

m ê m e « insuffisante », sur une durée de seulement

soixante-douze jours24. Cependant, la C o m m u n e insiste

donnant bien raison à la phrase singulière de Marx .

Pour revenir à La Démocratie contre l'Etat, il est pos­

sible d'envisager la politique et la Commune, c o m m e le

fait Miguel Abensour, dans les termes du jeune Marx , du

Marx de 1843, « c o m m e un acte de la société civile qui

22. Karl Marx, La Guerre civile en France, Paris, Edirions socia­

les, 1953, p 224.

201

Page 200: Autour de Miguel Abensour

fait un éclat, une extase de celle-ci2,5», au sens où « seule

la "déliaison" au niveau de la société civile permet l'expé­

rience d'une liaison générique par l'entrée dans la sphère

politique ». La C o m m u n e , est bien ce m o u v e m e n t exem­

plaire où sont déligitimés les rôles, les hiérarchies et les

discriminations qui caractérisaient antérieurement les

rapports sociaux. Face à ceux-ci, face aux régimes d'opi­

nions que s'attachaient à ceux-ci, face à l'État qui est

directement partie prenante de ces discriminations et de

ces opinions en tant qu'il en est le garant, elle affirme l'é­

lément propre d'une socialite d'action et de prise de

parole, dans un horizon isonomique et isologique.

Mais il s'agit aussi d'envisager cette logique contre qui

anime la réflexion de La Démocratie contre l'Etat dans la

violence d 'un enjeu de forclusion qui c o m m e tel consti­

tue le différend au principe de la politique. La politique a

à voir avec la question égalitaire, avec la question de l'ex­

clu et le n o m historiquement défini de l'exclu, au

X I X e siècle, c'est le prolétaire. La politique est liée à l'en­

trée en scène de ceux qui sont socialement disqualifiés

parce que cette disqualification n'est pas tant une expo­

sition au besoin, qu'à travers ce besoin, u n déni d'exis­

tence : la dénégation de l'appartenance à la société, voire

parfois à l'humanité. Dolf Oelher à partir de la littérature

et de la presse a montré combien le vocabulaire, dans le

sillage des journées de juin 1848, de leurs massacres et

202

Page 201: Autour de Miguel Abensour

des déportations, est empreint d'exaspération et de haine

à l'égard des insurgés et des classes populaires26. L a stig­

matisation des ouvriers sous les traits d u « barbare », de

la « bête féroce » o u d u « d é m o n » reflète cette violence

tantôt latente tantôt manifeste des rapports sociaux, et le

déni d'appartenance et de reconnaissance inhérent à cette

violence. Le contre de la C o m m u n e , n'est donc pas tant

celui d ' u n conflit institué dont les conditions auraient

été déjà posées, mais la réactualisation d ' u n conflit e x e m ­

plairement instituant d ' h o m m e s et de f e m m e s humiliés,

opprimés durant le quart de siècle qui sépare la révolu­

tion de 1848 de mars 1871 : u n conflit répétant, de

manière emblématique et dramatisée par le contexte de

guerre, la conjonction de la politique et de la revendica­

tion égalitaire.

23. C'est un avis partagé, par exemple par Bakounine : "La

C o m m u n e de Paris a duré trop peu de temps, et elle a été trop empê­

chée dans son développement intérieur par la lutte mortelle qu'elle a

dû soutenir contre la réaction de Versailles, pour qu'elle ait pu, je ne

dis pas appliquer, mais élaborer théoriquement sont programme

socialiste", in D . Guérin, Ni Dieu, ni Maître, op. cit., p 251.

24. Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, cité par M .

Abensour in La Démocratie contre l'Etat, op. cit., p 63.

25. Ibid. 26. Dolf Oehler, "Barbares, bêtes féroces, démons, telle est la tri­

ade hiérarchisée dans les images d'ennemis du XIXe siècle" in Le

spleen contre l'oubli -juin 1848, Paris, Payot, coll. « Critique de la

politique », 1996, p 37.

203

Page 202: Autour de Miguel Abensour

Remarques sur la peur, l'espoir,

la guerre et la paix chez Spinoza

Marilena D e Souza Chaui

I. Nous prendrons c o m m e point de départ ce que

nous pouvons désigner c o m m e le système peur-espoir, ce

qui nous permettra de nous approcher de la différence

établie par Spinoza entre la peur de la solitude et de la

mort, d'un côté, et l'espoir de vie, de l'autre côté.

Différence qui selon Spinoza découle d'une règle ration­

nelle, celle qui détermine le choix du bien par rapport au

mal et le choix du moindre mal entre deux m a u x et du

plus grand bien entre deux biens1. Ce système peur-espoir

1. « C'est une loi universelle de la nature humaine que nul ne négli­

ge ce qu'il juge être un bien sauf dans l'espoir d 'un bien plus grand ou

par crainte d'un plus grand d o m m a g e ; et nul n'endure un mal sauf pour

en éviter un plus grand ou dans l'espoir d 'un plus grand bien. [...] Cette

loi est si fermement inscrite dans la nature humaine qu'il faut la c o m p ­

ter au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer », Tractatus

theologico-politicus in Spinozil opera, éd. Cari Gebhardt, Heidelberg,

205

Page 203: Autour de Miguel Abensour

n o u s permettra aussi d e reprendre la thèse d e Spinoza sur

l'existence d e d e u x c h e m i n s p o u r l'institution d u poli­

tique, selon q u e la peur d e la m o r t est plus forte q u e

l'espoir o u q u e l'espoir d e vie est plus fort q u e la peur.

D a n s Y Ethique III, Spinoza écrit :

« L'espoir (spes) est une joie inconstante, qui naît de l'idée

d'une chose future o u passée, sur l'événement de laquelle nous

avons quelques doutes.

L a peur (rnetus) est u n e tristesse inconstante, qui naît

de l'idée d 'une chose future o u passée, sur l'événement de

laquelle nous avons quelques doutes.

Explication : de ces définitions il suit qu'il n 'y a pas

d'espoir sans peur, ni de peur sans espoir. Ca r qui est

suspendu à l'espoir et doute de l'événement d 'une chose

imagine quelque chose qui exclut l'existence de la chose

future ; et par suite o n suppose qu 'en cela il est triste ; et

par conséquent, que , pendant qu'il est suspendu à l'espoir,

il a peur que l'événement ne se produise pas. Et qui est, au

contraire, dans la peur, c'est-à-dire a des doutes quant à l'é­

vénemen t d 'une chose qu'il hait, lui aussi imagine quelque

chose qui exclut l'existence de cette chose ; et par suite il

est joyeux, et par conséquent en cela il a de l'espoir que l'é­

vénemen t ne se produise pas2 ».

C . Winter, [s. d.], tome. III, pp. 178-179 ; in Œuvres, éd. et trad.

J. Lagrée, P.-F. Moreau, Paris, P U F , 1999, tome III, pp. 511-512.

2 . Spinoza, Ethique, III, définitions des affects, définitions 12 et 13.

206

Page 204: Autour de Miguel Abensour

N o u s parlons d ' u n système peur-espoir d u fait, c o m m e

nous venons de le voir, que ces deux passions sont insé­

parables en raison de leur rapport aux événements {eventu,

dit à plusieurs reprises Spinoza), c'est-à-dire à l'avenir en

tant que futur contingent. Peur et espoir sont les signes

d u doute sur le cours des choses singulières et sur l'issue

d 'une situation. D e là vient que la marque propre à la

peur et à l'espoir est l'inconstance foncière. Ainsi, ces

deux affects sont n o n seulement interchangeables à des

m o m e n t s successifs, mais dans la simultanéité chacun

d'eux est traversé par l'autre. C o m m e le dit Spinoza, celui

qui est suspendu à l'espoir et doute de l'événement, pen­

dant qu'il est suspendu à l'espoir il craint que l'événement ne

se produise pas, et celui qui est suspendu à la peur et doute

de l'événement, pendant qu 'il est suspendu à la peur il espère

que l'événement ne se produise pas. L a peur et l'espoir ne se

séparent que lorsque le doute sur l'événement a été levé,

m ê m e si la contingence des choses singulières reste insur­

montable. Le passage à l'absence de doute signifie que la

peur est devenue desperatio et l'espoir, securitas :

« La sécurité {securitas) est une joie qui naît de l'idée

d'une chose future ou passée au sujet de laquelle toute

cause de doute a été supprimée.

Le désespoir {desperatio) est une tristesse qui naît de l'i­

dée d'une chose future ou passée au sujet de laquelle toute

cause de doute a été supprimée.

207

Page 205: Autour de Miguel Abensour

Explication : donc de l'espoir naît la sécurité et de la peur le désespoir quand se trouve supprimée toute raison de douter de l'événement de la chose, ce qui se produit parce que l ' h o m m e imagine que la chose passée ou future se trouve là et la contemple c o m m e présente [...]. Car, quoique de l'événement des choses singulières nous ne puissions jamais être certains, il peut pourtant se faire que nous ne doutions pas de leur événement. Car une chose est [...] de ne pas douter d'une chose, et autre chose d'avoir la certitude d'une chose passée ou future ; et par suite il peut bien se faire que, à la suite de l'image d'une chose passée ou future, nous soyons affectés de la m ê m e joie ou de la m ê m e tristesse qu'à la suite de l'image d'une chose présente [...]3 ».

II. Pour exminer le rapport entre le système peur-

espoir et la politique, nous partirons ici de la déduction

spinoziste de l'institution d u politique telle qu'elle est

posée au scolie 2 de la proposition 3 7 de l'Ethique IV.

A v a n t de c o m m e n t e r ce scolie, r é sumons brièvement

u n ensemble d'idées spinozistes qui sont présupposées

c o m m e conditions de la vie éthique et politique. Notre

â m e est l'idée de notre corps lequel est affecté de manières

variées par les autres corps ainsi q u e par les affects, variés

eux aussi. Les affections corporelles s'expriment dans

3. Ibid., définitions 1 4 et 15 [Je souligne M . C . ] .

208

Page 206: Autour de Miguel Abensour

l'âme sous la forme d'affects passifs (ou passions) et d'af-

fects actifs (ou actions). Il y a trois affects originaires

(dont tous les autres ne sont que des variantes ou des

combinaisons) qui expriment notre puissance ou notre

impuissance ontologiment définies : la joie exprime la

force de la puissance d'exister, la tristesse exprime la fai­

blesse de la puissance d'exister et le désir exprime la force

ou la faiblesse selon qu'il est déterminé par la joie ou par

la tristesse. Pour chaque chose singulière, il y en aura

toujours une autre plus forte susceptible de la détruire.

N o u s s o m m e s passifs parce que nous s o m m e s une partie

de la nature qui ne peut pas être conçue par soi sans les

autres. La force du conatus (c'est-à-dire de la puissance

d'exister et d'agir qui définit l'essence singulière de

chaque être) est limitée et infiniment surpassée par celle

des causes extérieures. La puissance d'une passion et son

accroissement ne dépendent pas de la puissance de notre

conatus, mais de celle des causes extérieures. La raison

n'a, en tant que connaissance vraie du bon et du m a u ­

vais, aucun pouvoir sur les affects et un affectas ne peut

être supprimé que par un autre plus fort et contraire. Les

affects tapportés au temps présent sont plus forts que

ceux rapportés au temps futur ou au temps passé. Les

affects pour une chose imaginée nécessaire sont plus

intenses que ceux à l'égard d'une chose imaginée possible

ou contingente et plus forts par rapport au possible que

209

Page 207: Autour de Miguel Abensour

par rapport au contingent. Chacun s'efforce de recher­

cher et de conserver ce qui lui est utile — bon — et de reje­

ter et de détruire ce qui lui est nuisible - mauvais. Et la

puissance pour le faire est plus grande dans celui qui est

vertueux, car le fondement premier et unique de la vertu

n'est rien d'autre que le conatus. C e qui est de nature

entièrement différente de la nôtre ne peut pas ni aider ni

nuire à notre puissance d'agir ; et absolument parlant,

aucune chose ne peut être pour nous bonne ou mauvaise

que si elle a quelque chose en c o m m u n avec nous. Est

mauvaise la chose qui nous est contraire ; est nécessaire­

ment bonne une chose qui convient à notre nature. E n

tant que les h o m m e s sont soumis aux passions, on ne

peut pas dire qu'ils s'accordent en nature et ils peuvent

être contraires les uns aux autres. C'est seulement en tant

qu'ils vivent sous la conduite de la raison que les h o m m e s

s'accordent nécessairement en nature. Et celui qui est

vertueux désire pour les autres le m ê m e bien auquel il

aspire.

Le scolie 2 de la proposition 37 de Y Ethique IV a

pour but de réfuter les théories du droit naturel objectif

et subjectif (c'est-à-dire l'image d 'un ordre naturel juri­

dique et la définition du droit naturel subjectif par l'idée

innée de justice). D e surcroît, il occupe une place straté­

gique dans l'argumentation de Spinoza car il est placé

après le scolie de la proposition 35 et avant la proposi-

210

Page 208: Autour de Miguel Abensour

tion 40. Le scolie de la proposition 35 invoque le

« témoignage lumineux de l'expérience » pour confirmer

que l ' h o m m e est ce qui est le plus utile à l ' h o m m e et que

les h o m m e s voient par expérience « qu'une aide mutuel­

le leur permet de se procurer beaucoup plus facilement

ce dont ils ont besoin et que ce n'est qu'en joignant leurs

forces qu'ils peuvent éviter les dangers qui partout les

menacent ». Si l'expérience montre l'utilité de la vie en

c o m m u n , à son tour la raison démontre, dans la proposi­

tion 40, que « ce qui conduit à la société c o m m u n e des

h o m m e s , autrement dit ce qui fait que les h o m m e s vivent

dans la concorde, est utile ; et mauvais, au contraire, ce

qui introduit la discorde dans la cité ». Le scolie 2 de la

proposition 37, placé donc entre l'expérience (IV P 35) et

la raison (IV P 40) et réfutant les théories traditionnelles

du droit de nature, se propose de résoudre le paradoxe de

la position du conatus c o m m e « souverain droit de nature »

et c o m m e puissance (jus sive potentia)4.

4 . « Mais puisque la puissance universelle de la nature entière n'est

rien d'autre que la puissance de tous les individus pris ensemble, il

s'ensuit que chaque individu dispose d 'un droit souverain sur tout ce

qui est en sa puissance, ou bien encore que le droit de chacun s'étend

aussi loin que s'étend sa puissance déterminée.[...] Le droit naturel de

chaque h o m m e n'est pas déterminé par la saine raison, mais par le

désir et la puissance », Tractatus theologico-politicus, in Spinoza opera,

op. cit., chap. X V I , p. 175 ; in Œuvres, op. cit., pp.505-506.

211

Page 209: Autour de Miguel Abensour

E n effet, parce qu'il est souverain, le droit de nature

n'est que le désir ou la puissance naturelle de chaque être

singulier qui lui assure de faire ce qui suit de la nécessité

de sa nature et de juger selon son ingenium de ce qui est

bon ou mauvais (ou c o m m e Spinoza dit dans le Traité

théologico-politique, le droit de nature étant identique à la

puissance de chacun, il n'interdit rien d'autre que ce que

nul ne désire ni ne peut et n'exclut rien de ce que

conseille l'appétit). Or , si les h o m m e s vivaient sous la

conduite de la raison, ils seraient vertueux et chacun

exercerait ce droit sans d o m m a g e pour autrui, mais parce

qu'ils sont traversés par les passions, qui surpassent de

beaucoup la puissance de leur vertu, ils sont contraires

les uns aux autres alors m ê m e qu'ils ont besoin de s'aider

mutuellement. E n d'autres termes, si les h o m m e s

vivaient sous la conduite de la raison, ils s'accorderaient

nécessairement en nature, c'est-à-dire s'ils vivaient selon

les notions c o m m u n e s connues par la raison, car ayant

des qualités et des propriétés c o m m u n e s qui les rendent

semblables, leur concorde serait immédiate et spontanée.

Et étant tous vertueux chacun désirerait pour les autres le

m ê m e bien auquel il aspire (étant donné, c o m m e nous

l'avons rappelé plus haut, que ce qui est de nature entiè­

rement différente de la nôtre ne peut ni aider ni nuire à

notre puissance d'agir et, absolument parlant, aucune

chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous si elle

212

Page 210: Autour de Miguel Abensour

n'a pas quelque chose en c o m m u n avec nous). Mais, c'est

aussi par nature que les h o m m e s sont contraires les uns

aux autres et que la discorde leur est naturelle, immédia­

te et spontanée (ou c o m m e nous l'avons rappelé plus

haut, en tant que les h o m m e s sont soumis aux passions,

on ne peut pas dire qu'ils s'accordent en nature et ils peu­

vent être contraires les uns aux autres). La seule façon de

passer de la contrariété à la convenance, de la discorde à

la concorde, est de renoncer au droit de nature et de

renoncer à nuire aux autres.

Il nous faut prendre ce changement à deux niveaux.

Premier niveau : c'est le passage de la discorde à la

concorde, c'est-à-dire le passage d'une passion ontologi-

quement plus faible (la peur de tous envers tous) à une

autre passion ontologiquement plus forte (l'espoir des

bénéfices de l'utilité réciproque). Deuxième niveau :

nous ne pouvons plus rigoureusement parler d 'un « pas­

sage », car la discorde est aussi naturelle que la concorde

et nous aurions un passage du naturel au naturel, ce qui

ne fait aucun sens. D ' o ù l'emploi par Spinoza du verbe

«renoncer» {cederé), qui signale une sorte de rupture

pratique et indique une action qui fait apparaître la

société et la politique c o m m e de institutions proprement

humaines. Nous parlons d'une sorte de rupture pour

signaler qu'il ne s'agit pas de sortir de la nature vers sa

négation, c'est-à-dire la culture (cela n'aurait aucun sens

213

Page 211: Autour de Miguel Abensour

chez Spinoza), mais d'un changement du rapport des

h o m m e s à ce qui leur est naturel (nous reprendrons cette

idée ci-dessous lorsque nous parlerons de la vertu).

C o m m e n t cela peut-il se faire?

Étant donné que Spinoza affirme qu'il faut déduire la

politique de la condition naturelle des h o m m e s , que les

h o m m e s sont par nature à la fois raisonnables et pas­

sionnels et que la passion les divise tandis que la raison

les unifie, il faut trouver un point d'intersection entre la

raison et la passion pour arriver à l'institution politique.

C e point d'intersection est, dans le scolie 2 de la propo­

sition 37 de Y Ethique IV, n o m m é loi. Il y a une loi natu­

relle qui est valable pour l'imagination/passion aussi bien

que pour la raison/action. Cette loi est, selon la proposi­

tion 7 de Y Ethique IV, qu'un affect ne peut être contra­

rié que par un affect plus fort et contraire à 1'affect à

contrarier. Et selon la proposition 39 de Y Ethique III,

l'on s'abstient de causer un d o m m a g e par peur de rece­

voir un d o m m a g e plus grand. O r ce qui, dans ces deux

propositions, est dit pour les passions le sera aussi pour

la raison dans la proposition 65 de Y Ethique IV dans

laquelle Spinoza démontre que « sous la conduite de la

raison, nous recherchons de deux biens le plus grand, et

de deux m a u x le moindre ». E n outre, dans la proposi­

tion 66, il est démontré que « sous la conduite de la rai­

son nous aspirerons à un plus grand bien futur de préfé-

214

Page 212: Autour de Miguel Abensour

rence à un moindre présent, et à un moindre mal présent

de préférence à un plus grand futur ». Bref, nous s o m m e s

devant ce que le Traité théologico-politique avait désigné

du n o m de vérité éternelle. C'est par cette loi que la société

pourra s'établir, par le moyen de règles de vie c o m m u n e , et

instituer la Civitas — l'institution de lois c o m m u n e s — que

la Cité maintiendra non par la raison (qui n'a pas de

pouvoir sur les affects), mais par des menaces. C e qui

d'ailleurs suit directement le scolie de la proposition 39

de Y Ethique III, dans lequel figure une précision sur la

peur : « Cet affect qui dispose l ' h o m m e de telle sorte

qu'il ne veuille pas ce qu'il veut, ou bien qu'il veuille ce

qu'il ne veut pas, s'appelle crainte (timor), qui cependant

n'est rien d'autre que la peur (metus) en tant qu'il dispo­

se l ' h o m m e à éviter un mal qu'il juge devoir se produire,

par un mal moindre. »

Le chemin ouvert par la dynamique et la logique de

la vie des affects est ancré sur la démonstration de la force

d 'un affect pour vaincre une autre affect plus faible et

contraire à partir de la définition de la force d 'un affect

par la différence ontologique entre la joie et la tristesse et

par le rapport d 'un affect aux circonstances. Ainsi u n

affect est plus fort s'il est une joie et s'il est en rapport à

une chose présente et à une chose imaginée nécessaire.

U n affect est plus faible s'il est une tristesse et s'il est en

rapport à une chose passée ou future et imaginée c o m m e

215

Page 213: Autour de Miguel Abensour

possible ou contingente. La dynamique affective de la

contrariété et de la force des affects indique, au niveau

ontologique, que l'espoir — parce qu'il est une passion

dérivée de la joie - est contraire et plus fort que la peur

- dérivée de la tristesse. Pour ce qui concerne les cir­

constances, la dynamique affective de la force plus gran­

de du présent, par rapport au futur et du nécessaire par

rapport au possible et au contingent, explique pourquoi

la sécurité est plus forte que l'espoir, mais aussi plus forte

que la peur. Et c'est la sécurité qui, en dernier ressort, fait

que les menaces contenues dans les lois ont du pouvoir

sur nous. E n d'autres mots, la crainte collective ou la

crainte des menaces des lois est distincte de la peur indi­

viduelle de la solitude (ou la communis miseria) car elle

exprime la peur de perdre la sécurité.

E n effet, nous savons que parmi les passions irréduc­

tibles et insurmontables, l'Ethique pose la peur et

l'espoir, car elles sont l'expression de notre finitude et de

notre rapport à l'autre selon l'imagination et selon la

raison.

L'expérience imaginative de la finitude est, à la fois,

celle de la dépendance envers quelque chose d'autre et le

désir de posséder cette altérité, de l'absorber et de l'a­

néantir. La contrariété entre les h o m m e s , selon VEthique

IV et selon le chapitre III du Traité théologico-politique,

naît du désir de la possession exclusive d 'un bien. Selon

216

Page 214: Autour de Miguel Abensour

Y Ethique, le bien le plus grand pour l'imagination, c'est

de posséder un autre être humain en le faisant désirer

notre désir. Selon le Traité théologico-politique, le bien le

plus grand, c'est d'être élu par Dieu à l'exclusion de tous

les autres. C'est dans cette dépendance à l'égard de l'autre,

soit dans le désir de possession de l'autre soit dans le désir

de l'exclure d 'un bien qui nous appartiendrait en propre,

que la peur de la solitude fait sa première apparition. Et

cette apparition ne peut être qu'ambiguë, car elle exprime

à la fois notre besoin de l'autre et notre rejet de l'autre en

tant que séparé et extérieur. Or , cela pourrait conduire à

l'accroissement de la solitude, au refus de tout rapport et

à la mélancolie de l'ermite dont parle Spinoza dans le sco-

lie de la proposition 35 de Y Ethique IV. Cependant, « le

témoignage lumineux de l'expérience » nous force à

reconnaître l'impossibilité d'accomplir ce désir de pos­

session totale de l'autre ou de son total anéantissement

car ce désir se retourne contre nous. Soit que l'autre

éprouve un pareil désir envers nous soit que la destruc­

tion de l'autre nous laisse désemparés. La peur de la soli­

tude peut devenir désespoir lorsqu'elle est causée par

nous-mêmes sur nous-mêmes . C'est là que la loi du

moindre mal et du plus grand bien peut faire son appa­

rition sous la forme d 'un affect plus fort que la peur pro­

duite par le désir d'annéantir l'autre, c'est-à-dire sous la

forme de l'espoir. C'est l'espoir qui fait passer de la

217

Page 215: Autour de Miguel Abensour

destruction ou de la discorde à la coopération ou à la

concorde. O n pourrait m ê m e parler d'une « ruse de la

raison » qui s'empare de l'espoir pour faire ressortir la

puissance des notions c o m m u n e s . Ainsi, ce qui permet le

passage d'une passion à l'autre, c'est d 'un côté, le fait

que, selon la loi du moindre mal et du plus grand bien,

l'espoir étant une passion de joie est plus fort et contrai­

re à la peur et peut remporter la victoire affective ; et de

l'autre côté, le fait que ce qui fortifie l'espoir, en dépit de

lui-même, ce sont les notions c o m m u n e s de la raison. E n

effet, celles-ci sont le fondement ontologique de la conve-

nientia et, par là, elles sont le ressort rationnel invisible

de la coopération entre les conatus humains. D e cette

façon devient claire la place occupée par le scolie 2 de la

proposition 37 de Y Ethique IV qui figure entre l'ensei­

gnement empirique (présenté par IV P 35) et la connais­

sance rationnelle (développée par IV P40) .

Si nous voulons maintenant comprendre pourquoi

au-delà de ce passage il est également possible de parler

d'une sorte de rupture dans l'avènement du politique, il

nous faudra prendre en charge un autre aspect de l'expé­

rience imaginative de la finitude : notre rapport à la

contingence. C'est-à-dire la forme maximale de Yinsecuritas

ou ce que le chapitre X I X du Traité théologico-politique

désigne c o m m m e étant le máximo omnium metu ou les

futurs contingents. N o u s savons que l'expérience de la

218

Page 216: Autour de Miguel Abensour

contingence est irréductible. Spinoza le dit dans la préface

du Traité théologico-politique, dans la Lettre 56 et,

c o m m e nous l'avons vu ci-dessus, dans Y Ethique III, lors

de l'explication de la securitas et de la desperatio, quand il

écrit que de la venue des choses singulières nous ne pou­

vons jamais être certains. Pourtant, il y a deux façons de

faire face à la contingence.

Dans un cas, on cède à la fortune car du fait qu'on ne

peut dominer toutes les circonstances de nos vies, nous

concluons que nous n'avons aucun pouvoir sur aucune

circonstance — c'est vivre sous la peur des futurs contin­

gents, dans le doute et l'angoisse, dans l'insécurité de

laquelle viendront la superstition, la croyance à la trans­

cendance des puissances divines, le pouvoir divinatoire,

le pouvoir théologique et le pouvoir monarchique. D e

m ê m e que la superstition amène, au m o y e n de la religion

et de la théologie, à la fiction des concatenationes arbi­

traires dont le sens n'advient que par leur unification

finaliste dans la transcendance de la volonté divine, de

m ê m e le désir de vaincre la dispersion et la fragmenta­

tion temporelles des événements produit des concatena­

tiones dont la stabilité et la permanence semblent dépen­

dre de leur unification imaginaire dans l'image de l'uni­

té du pouvoir incarné dans un roi.

Bref, le pouvoir né de la seule peur est toujours imaginé

comme transcendant et séparé des hommes (le pouvoir de

219

Page 217: Autour de Miguel Abensour

Dieu), des croyants (le pouvoir théologique) ou des citoyens

(le pouvoir monarchique). Si le pouvoir théologique et le

pouvoir monarchique produisent les m ê m e s effets, soit la

servitude du troupeau (ou l'absence de la guerre sans la

présence de la paix) soit les séditions continuelles (la dis­

cordia c o m m e forme des rapports sociaux et politiques),

c'est parce que engendrés exclusivement par la peur, ils

ne font que produire les effets de la peur.

Mais on peut faire face à la contingence autrement.

Distinguons maintenant entre ce qui est entièrement du

pouvoir des causes extérieures (ou hors de notre pouvoir)

et ce qui est en notre pouvoir selon les circonstances^.

N o u s nous efforçons de conserver ces circonstances et

surtout nous nous efforçons d'élargir leur présence et

leur champ, c'est-à-dire de fortifier le présent c o m m e

capable de déterminer l'avenir de telle façon que, grâce à

nous, les circonstances reçoivent une sorte de nécessité.

5. N o u s pensons ici aux idées développées par Vittorio Morfino

au sujet de la contingence c o m m e multiplicité simultanée de concate-

nationes dont le substrat ontologique sont les connexiones nécessaires

de la nature. Le rapprochement proposé par Morfino entre Spinoza

et Machiavel grâce à l'idée à'occasio et de pluralité temporelle nous

semble décisive pour comprendre cette deuxième façon de faire face

à la contingence. Voir Vittorio Morfino / / tempo e l'occasione.

L'incontro Spinoza Machiavelli, Milan, Edizioni Universtaria di

Lettere Economía Diritto, 2002.

220

Page 218: Autour de Miguel Abensour

Dans ce cas, nous passons de l'espoir à la sécurité et pour

la maintenir, il faut maintenir les circonstances de son

avènement. Or , l'élargissement des circonstances sous

notre pouvoir ne change l'espoir en sécurité que lorsque

nous instituons des instruments stabilisateurs de la tem­

poralité, c'est-à-dire des institutions politiques qui sont

et restent en notre pouvoir. E n d'autres termes, étant

donné que cette institution découle de la perception de ce

qui est en notre pouvoir, la puissance collective ainsi insti­

tuée ne se sépare pas des citoyens. Bref, la politique ainsi

instituée nous est immanente, c'est-à-dire démocratique —

c'est la politique instituée par la libera multitudo — libera

dans le sens d u chapitre V d u Traité politique par opposi­

tion à la multitudo vaincue, conquise et dominée'1.

Si nous prenons ces deux formes de rapport à la

contingence, nous pouvons comprendre pourquoi les

questions sur la paix, la sécurité et la guerre occupent

presque tous les paragraphes des chapitres d u Traité poli­

tique dédiés au régime politique dans lequel le pouvoir

6. C o m m e nous le savons, Spinoza prend libera (respublica, mul­

titudo) dans le sens de l 'humanisme civique italien et machiavélien,

c'est-à -dire au sens d'indépendance par opposition à servitudo : poli­

tiquement, une multitudo et une respublica sont líbenle lorsqu'elles

sont mi juris ou ne sont pas alienas juris ou, dans le langage plus pré­

cis de Spinoza, alte ri us juris.

221

Page 219: Autour de Miguel Abensour

appartient à un seul — que ce soit le pouvoir d 'un seul

h o m m e ( c o m m e dans la monarchie) ou celui d 'un seul

État ( c o m m e dans l'impérialisme). C e régime politique

est présenté par Spinoza c o m m e un ordre militaire ou bel­

ligérant dont les affaires publiques sont traitées en secret.

Et c'est à son sujet qu'il introduit la distinction entre la

paix et l'absence de guerre, parle de la servitude des

citoyens réduits à la condition d'un troupeau terrorisé et

de la solitude sous l'apparence de la Cité. A u lieu de la

sécurité, c'est-à-dire l'absence de doute politique sur l'a­

venir, le pouvoir d 'un seul réintroduit la contingence à

un plus haut niveau. Tout semble, en effet, dépendre de

la volonté contingente et secrète de celui dont la puis­

sance repose sur la force des armes et cette puissance ne

peut se maintenir que par son exercice continu au m o y e n

de la répression interne et de la guerre externe qui pro­

duisent donc insécurité et instabilité. Bref, la politique,

sous l'emprise de l'image de la transcendance de la puis­

sance souveraine, n'est que de la domination, car elle ôte

aux citoyens les moyens pour affronter les circonstances

sur lesquelles ils seraient en mesure de peser.

C e n'est pas par hasard d'ailleurs que Spinoza propose

des moyens institutionnels pour empêcher que le roi ne

soit seul au gouvernement et que les affaires publiques ne

soient traitées en secret. D e surcroît, il cherche les

moyens de neutraliser la cause m ê m e de la monarchie.

222

Page 220: Autour de Miguel Abensour

Cette cause est la peur de la mort dans la guerre : le peu­

ple, désarmé et menacé de mort, opère le transfert de son

pouvoir à celui qui possède les armes, renonçant à sa sou­

veraineté et à sa liberté. Q u e propose Spinoza ?

L'institution du peuple armé ou de la milice des citoyens!

E n d'autres termes, l'origine de la monarchie est déter­

minée par la peur de la contingence dont l'effet est la ser­

vitude. Mais les institutions proposées par Spinoza visent

à offrir aux citoyens des moyens pour affronter diverse­

ment la contingence, c'est-à-dire pour établir les circons­

tances sur lesquelles ils puissent peser grâce à l'introduc­

tion d'éléments de stabilité et de sécurité. D ' o ù la

conclusion du chapitre VII (paragraphe 31) du Traité

politique selon laquelle la paix et la liberté dans une

monarchie dépendent de ce que la puissance du roi soit

déterminée par la seule puissance du peuple lui-même et

que le roi n'ait d'autre protection que celle du peuple.

Bref, Spinoza introduit le m a x i m u m possible d ' i m m a ­

nence dans un régime naturellement voué à la transcen­

dance du pouvoir.

Pourtant il faut observer que ces mesures institutio-

nelles présupposent que les citoyens ont conservé une

partie de leur puissance, mais elles seront ineffectives si la

peur et la servitude sont devenues les formes de la vie

politique. Étant donné que pour Spinoza l'accroissement

de la puissance politique dépend de l'action des citoyens,

223

Page 221: Autour de Miguel Abensour

lorsque la puissance d'un seul (soit celle d 'un roi ou celle

d'un autre Etat) est devenue plus forte que celle des aut­

res, cela n'est que l'effet de l'inertie des citoyens sous la

peur (dans le cas de la monarchie) ou de l'absence de

vigilance politique de l'Etat dans ses rapports avec d'au­

tres États (dans le cas de l'impérialisme). Cela signifie

que le droit de résistance n'est pas suffisant pour produi­

re un changement tel que la puissance politique revienne

aux citoyens (dans la monarchie) ou à l'État indépendant

(dans le cas de l'impérialisme). Aussi, le simple renverse­

ment du dirigeant et son remplacement par un autre

n'est-il pas suffisant car, dit Spinoza, les h o m m e s ont

l'habitude de remplacer un tyran par un autre parce

qu'ils ne détruisent pas la cause de la tyrannie. Le chan­

gement ne peut s'accomplir que par une rupture histo­

rique et une nouvelle fondation politique.

III. Spinoza a été le seul parmi les modernes à distin­

guer entre la paix et l'absence de guerre, mais sa pensée

nous met devant une énigme car la paix est aussi natu­

relle que la guerre.

E n effet, il semble que Spinoza nous dit à la fois que

par nature les h o m m e s sont traversés par les passions,

sont contraires les uns aux autres et que la guerre leur est

naturelle, immédiate, spontanée, mais aussi que, du

224

Page 222: Autour de Miguel Abensour

point de vue de la raison, les h o m m e s s'accordent par

nature car ils possèdent des qualités et des propriétés

c o m m u n e s et donc rationnellement la paix leur est natu­

relle, immédiate et spontanée. Le paradoxe semble total

non seulement parce que les passions nous obligent à

nous demander commen t la paix est possible tandis que

les notions c o m m u n e s de la raison nous obligent à nous

demander commen t la guerre est possible, mais aussi

parce que nous sommes obligés de nous demander pour­

quoi la guerre et la paix peuvent prendre chacune l'image

de l'autre — la paix c o m m e absence de guerre et la guerre

c o m m e effort pour maintenir la paix. Qu i plus est, ayant

démontré dans Y Ethique que la passion nous rend

contraires les uns aux autres et que la raison n'a pas de

pouvoir sur les passions, commen t Spinoza peut-il écrire

dans le Traité politique (chapitre III, paragraphe 6) que la

raison n'enseigne rien qui soit contraire à la nature et

qu'elle nous enseigne absolument à rechercher la paix ?

Pourtant il n'y a pas de paradoxe. La clé de l'énigme

de la paix est donnée par la définition de la paix c o m m e

vertu. Cela signifie que la paix est naturelle dans un sens

distinct de celui de la naturalité de la guerre et m ê m e de

la naturalité de la concordia. C'est par la définition de la

paix c o m m e vertu que nous pouvons concevoir l'institu­

tion du politique à la fois c o m m e passage (de la discordia

225

Page 223: Autour de Miguel Abensour

à la concordia) et c o m m e une sorte de rupture (l'avène­

m e n t d u nouveau par l'action des h o m m e s ) .

« Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes

par peur, on doit la dire sans guerre plus que en paix. La

paix n'est pas privation de guerre, mais elle est une vertu

qui s'origine de la force d ' âme (animi fortitudine oritur) ;

en effet, l'obéissance est la volonté constante de faire ce qui

suivant la c o m m u n e décision de la Cité doit être fait. Mais

une Cité où la paix dépend de l'inertie des sujets, qui se

laissent conduire c o m m e un troupeau et formés seulement

pour servir, mérite le n o m de désert plutôt que celui de

Cité. [...] Nul Etat en effet n'est demeuré aussi longtemps

sans aucun changement notable que celui des Turcs et en

revanche on ne voit des Etats moins durables que les popu­

laires ou démocratiques, et où se sont manifestés plus de

mouvements séditieux. Mais si paix est le n o m de la servi­

tude, de la barbarie et de la solitude, il n'y a pas pour les

h o m m e s de misère plus grande que la paix. [...] C'est donc

la servitude, non la paix, qui demande que tout pouvoir

soit aux mains d 'un seul : la paix, c o m m e nous l'avons dit,

ne consiste pas dans la privation de guerre, mais dans l'u­

nion, c'est-à-dire dans la concorde des âmes {animorum

unione, sive concordia)' ».

7. Tmctatuspoliticus, chap.. V , § 4 ; chap.. VI, § 4 ; in Spinoza opera, op. cit., p. 296 et p. 298..

226

Page 224: Autour de Miguel Abensour

Avant d'examiner la signification de cette définition

de la paix, prenons, parmi d'autres, une des différences

établies par Spinoza entre la guerre et la paix. Lorsque au

paragraphe 13 et au paragraphe 17 du chapitre III du

Traité politique, Spinoza analyse les pactes conclus entre

Cités ou Etats en vue de la paix, il observe, en cela très

proche de Machiavel, que les pactes dépendent des cir­

constances et qu'un changement de circonstances peut

rendre le pacte nul, chaque Cité ou chaque État revenant

à l'état de nature et au droit de la guerre. A u cours de

cette analyse, il répète à plusieurs reprises que la guerre

peut être déclarée de façon unilatérale (en fait, elle est

toujours unilatérale), mais que la paix ne peut l'être car

elle dépend nécessairement de l'accord entre les parties.

U n e paix unilatérale est une contradictio in subjecto, ce

n'est que la privation de guerre imposée par le vainqueur

au vaincu, ce n'est que de la domination. Cela signifie

que la différence entre la guerre et la paix découle du fait

que la guerre est naturelle par droit de nature, mais la

paix est l'effet d'une institution humaine agissant sur le

droit de nature au m o y e n de la loi ou du droit civil. La

paix n'est pas l'absence de guerre justement parce qu'elle

n'est pas la concordia animale, mais ce qui, déterminé par

la nature rationnelle des h o m m e s , produit un m o n d e

proprement humain. La guerre, c'est de la répétition ;

la paix, l'instauration du nouveau dans le m o n d e car

227

Page 225: Autour de Miguel Abensour

l'apparition de la libera multitudo c o m m e sujet politique

ou sujet collectif, si elle trouve dans la nature ses condi­

tions de possibilité, elle ne trouve ses conditions d'effec-

tivité que dans l'évaluation rationnelle des circonstances.

C'est dans ce sens que nous avons dit plus haut qu'il y a

au sein du naturel un passage de la discordia à la concor­

dia, mais qu'il y a une sorte de rupture entre la naturali-

té de la guerre et celle de l'institution de la vie politique

c o m m e securitas et pax.

Pourquoi la paix est-elle vertu politique ? Tout d'a­

bord parce qu'elle est distincte de la concordia en sa géné­

ralité. E n effet, dans YEthique IV, Spinoza dit que la

concordia peut s'établir soit par peur, soit par flatterie,

soit par honte. Cela signifie que la paix exige un type

tout à fait différent de concordia. Celle qui, selon le para­

graphe 6 du chapitre V du Traité politique, est instituée

par une libera multitudo qui pense à cultiver la vie plutôt

que d'échapper à la mort. O r , nous savons que, pour

Spinoza, cultiver la vie est le seul, l'unique et le premier

fondement de la vertu. E n outre, la paix est fortitudo

animi qui pose l'obéissance à la loi c o m m u n e c o m m e

volonté constante de suivre les décisions de la Cité de telle

façon que la concordia dont elle fait état ne puisse pas

provenir de l'inconstance qui pèse sur la peur, la flatterie

et la honte ; elle ne peut provenir que de la sécurité.

N o u s pouvons donc dire que la paix est une vertu

228

Page 226: Autour de Miguel Abensour

politique parce qu'elle est une activité capable d'articuler

une donnée naturelle rationnelle — la concordia en tant

qu'effet des notions c o m m u n e s — et une donnée naturelle

imaginative — l'affect de sécurité en tant qu'effet de la

constance de l'espoir. Rassembler ces deux données exige

fortitudo animi, car la disparition de l'une entraîne celle

de l'autre. À ce niveau, la paix est vertu ou fortitudo

animi sous la forme de l'activité vigilante tournée vers les

circonstances instables pour leur donner une stabilité

continue.

Mais c'est justement parce qu'il n'y a pas de paix per­

pétuelle que la paix est vertu à un niveau plus profond,

celui où la raison et les circonstances doivent opérer

ensemble. C'est cette difficile opération qui est signifiée

par l'affirmation : « La raison enseigne absolument à

rechercher la paix ».

N o u s avons vu que la distinction entre l'espoir et la

sécurité venait respectivement de la présence et de l'ab­

sence de doute sur l'avenir. Mais nous avons signalé que

Spinoza notait que la contingence qui affecte les événe­

ments et toutes les choses singulières, fait que la sécurité

est absence de doute, mais non pas présence de certitude.

O r , les définitions du bien et du mal dans la Partie IV de

ï Ethique introduisent l'idée de savoir avec certitude (certo

scire). Le bien est ce que nous savons avec certitude nous

être utile ; le mal, ce que nous savons avec certitude nous

229

Page 227: Autour de Miguel Abensour

empêcher de posséder u n bien. La certitude ne peut pro­

venir que de la raison, mais ce qui est intéressant, c'est le

fait que Spinoza ne propose pas que la raison nous fasse

sortir de la contingence, m ê m e si elle est connaissance

adéquate de la nécessité. E n effet, le savoir certain dont

parle Y Ethique IV porte sur le bon et le mauvais dans les

affects suivant qu'ils aident ou empêchent la puissance du

conatus en tant que cause adéquate. E n d'autres termes,

la certitude ne porte pas sur le cours des événements des

choses singulières, mais sur nos rapports avec eux et avec

elles et le critère ou la mesure de la qualité de ces rapports

est le conatus en tant que fondement de la vertu. La

vertu est l'action sous la direction de la raison en tant que

celle-ci nous enseigne à cultiver nos vies passant des rap­

ports passionnels de contrariété aux rapports rationnels

de concorde, car ceux-là nous sont nuisibles et ceux-ci

nous sont utiles. La vertu ne change pas le monde, elle nous

change et par là change notre rapport au monde.

Si la paix est une vertu politique, c'est tout d'abord

parce qu'elle apporte de la certitude à la securitas et de la

constance à la concordia car elle est le savoir certain de ce

qui est utile à une libera multitudo qui cultive la vie. Elle

est une vertu politique, ensuite, parce que, c o m m e toute

vertu, elle n'élimine pas la contingence, mais agit sur elle.

Elle est la vertu politique par excellence parce qu'elle est

le pouvoir de discerner entre les circonstances qui favorisent

230

Page 228: Autour de Miguel Abensour

la sécurité, la concorde et la liberté et celles qui lui font

obstacle. La paix est vertu politique parce qu'elle est la

puissance de déterminer l'indéterminé en établissant le

bon rapport de la Cité aux circonstances instables, bref,

parce qu'elle seule est capable d'affronter la fortune et de

la disposer en notre faveur.

Le rapport entre la guerre et le régime politique du

gouvernement d 'un seul ou du pouvoir politique trans­

cendant à la socitété d 'un côté, et, l'articulation intrin­

sèque de la paix et de la démocratie ou le pouvoir i m m a ­

nent à la société, de l'autre côté, fondent le rapport

nécessaire entre la paix et la liberté.

Ainsi, nous sommes en mesure d'esquisser une réponse

à un problème fréquemment soulevé par les interprètes

de Spinoza, c'est-à-dire la supposée différence entre le

Traité théologico-politique et le Traité politique quant au

but de la politique. E n effet dans le premier ouvrage,

Spinoza affirme que le but de la vie politique est la liber­

té tandis que dans le deuxième, il affirme que ce but est

la sécurité. D u fait que dans l'imaginaire social et poli­

tique, la sécurité est conçue c o m m e appareil juridique,

militaire et policier, donc c o m m e stabilité obtenue au

m o y e n de la répression des citoyens, l'imagination n'hé­

site pas (et en cela elle n'est pas équivoque) à opposer

sécurité et liberté. O r nous avons vu que chez Spinoza

l'image de la sécurité ne se présente c o m m e exercice de

231

Page 229: Autour de Miguel Abensour

la répression que dans l'ordre belligérant de la monar­

chie. E n revanche, en soi ou dans son idée vraie, elle est

le sentiment personnel et collectif qu'on éprouve lorsque

la peur et l'instabilité de l'espoir disparaissent ; la contin­

gence est alors sous notre pouvoir et la paix peut devenir

effective. D e m ê m e que la liberté individuelle est la puis­

sance du conatus en tant qu'il est la cause autonome de

ses actions, de m ê m e la liberté politique est la puissance

collective en tant que souveraine. Et cette souveraineté

n'est possible que dans la sécurité car elle présuppose la

disparition ou, du moins, l'affaiblissement de la peur et

de l'espoir, bref la présence de la puissance de ne pas se

soumettre à une contingence aveugle. C e que la paix

nous montre, c'est que, dans son sens profond, la sécurité

(dans son sens spinoziste) est à la fois condition et

expression da la liberté politique.

232

Page 230: Autour de Miguel Abensour

Démocratie sauvage

ou démocratie intermittente

Cristina Hurtado-Beca

E n h o m m a g e à Miguel Abensour, qui a été m o n pro­

fesseur au Collège International de Philosophie, pendant

m o n séjour en France, je voudrais faire référence à

quelques idées simples, parmi tant d'idées qui ont boule­

versé m a manière de penser et de pratiquer. Ces idées

sont : de la démocratie sauvage de Lefort, lue et appro­

fondie par Abensour, à laquelle je joins l'idée de Conseil

chez Arendt ; de nouvel esprit utopique chez Abensour

et de la politique intermittente chez Rancière.

Cette conjonction est motivée par le regard sur la

démocratie chilienne et la démocratie latino-américaine.

A la différence d'un certain nombre de pays européens,

les régimes démocratiques dans les pays latino-américains

se présentent c o m m e essentiellement instables. Et lors­

qu'ils se stabilisent relativement, nous assistons rarement à

la réalisation de l'aspect sauvage de la démocratie.

233

Page 231: Autour de Miguel Abensour

Loin que l'aspect sauvage de la démocratie soit une

qualité dérivée de l'aspect symbolique des droits de

l ' h o m m e auxquels tous nos pays se disent adhérents,

quand cette dimension sauvage, se manifeste en

Amérique latine, ce sont des coups d'Etat militaires qui

se succèdent. Néanmoins , dans le dernier temps nous

constatons des phénomènes différents. Dans deux pays,

l'Argentine et la Bolivie, et peut-être en Equateur, les

citoyens de ces pays là se sont révoltés contre la corrup­

tion et la stupidité des gouvernants. D e grandes mani­

festations ont réussi non seulement à destituer les prési­

dents, mais à conserver les régimes et à les radicaliser

d'une certaine manière. Ces révoltes n'ont pas été de

manière prioritaire l'action des partis politiques, mais

celle du « peuple », toutes couches confondues. C'étaient

des m o m e n t s de crise profonde, auxquels se sont mêlés le

désespoir de la pauvreté, la rage suscitée par la corruption

et les désirs d'être prise en compte dans les affaires

publiques... E n Bolivie le nouveau président a pris en

considération certaines revendications nationalistes des

paysans ainsi que certains désirs d u peuple bolivien en

général, telle que la récupération d'une partie du terri­

toire maritime chilien, en obtenant l'appui de plusieurs

pays. E n Argentine, la crise assez durable a engendré une

pluralité d'organisations et d'associations populaires

alternatives, qui devaient aider à sortir de la crise. Le

234

Page 232: Autour de Miguel Abensour

nouveau président élu donna à sa politique une allure

plus radicale, en particulier contre l'impunité militaire et

contre les exigences du F M I et de la Banque mondiale.

« Démocratie sauvage » dit Abensour1. A partir de l'é­

vénement totalitaire, et d'une nouvelle interprétation de

Machiavel faite par Claude Lefort, elle s'instaure à partir

de la division du social. Machiavel distingue entre le

désir des gouvernants de dominer, de soumettre le peu­

ple et le désir des gouvernés, d u peuple, de ne pas être

soumis, dominé. Tout système de pouvoir serait une

réponse à cette division, du social. C o m m e l'analyse

Lefort, pour le régime démocratique, le pouvoir se pré­

sente c o m m e un lieu vide où il est impossible de faire

coïncider le Pouvoir, la Loi et le Savoir et sans que ce

régime se transforme en sa propre négation. Abensour

développe prioritairement la signification de la démocra­

tie sauvage « c o m m e si la démocratie était cette forme de

société qui à travers le jeu de la division laisse libre cours

à la question que le social ne cesse de se poser à lui-

m ê m e , question toujours à résoudre et destinée à rester

1. A u moment de cet exposé, l'auteur ne connaissais pas encore

le terme de démocratie insurgeante de Miguel Abensour exposé dans

la préface à la deuxième édition de son livre La Démocratie contre

/'État, Paris, Le Félin 2004.

235

Page 233: Autour de Miguel Abensour

interminable, traversée qu'elle est par une interrogation

de soi sur soi2 ».

Parler de démocratie sauvage équivaut à parler de grève

sauvage, qui surgit spontanément et qui est immaîtrisable.

Expression de contestation permanente que les revendica­

tion des droits de l ' h o m m e ouvrent au sein de la révolu­

tion démocratique3. Et les revendications soulevées par

l'interprétation des droits de l ' h o m m e sont suffisamment

hétérogènes pour « ne pas engendrer l'illusion d'une solu­

tion globale4 ». Précisément parce qu'elles sont expression

de multiples foyers. Entendons, donc que, tant que le

Pouvoir, la Loi et le Savoir restent séparés et soumis à cher­

cher chacun sa légitimité, on a affaire à un régime d é m o ­

cratique, Autrement dit, tant qu'il existe la possibilité de

manifester pour revendiquer le Droit, on peut considérer

q u ' o n est encore dans un régime ouvert, un régime d é m o ­

cratique. Mais, pour Abensour, la signification démocra­

tique va encore plus loin : la démocratie « en tant que

matrice symbolique des rapport sociaux est et reste en

excès sur les institutions par lesquelles elle se manifeste5 ».

2. M . Abensour « Démocratie sauvage et principe d'anarchie »,

Les Cahiers de Philosophie, n° 18, 1994, p. 128.

3. Ibid., p. 130. 4. Ibid.

5. Ibid., p. 133.

236

Page 234: Autour de Miguel Abensour

Lefort nous parle de l'impossibilité de fermer le régime

démocratique parce que celui-ci est l'expression d u désir

de liberté. Et Abensour, suivant Lefort, insiste sur cette

étrange expérience politique qui signifie la démocratie.

Elle se d o n n e des institutions politiques dans la durée et

l'effectivité, mais, en m ê m e temps se dresse contre l'Etat

c o m m e si c'était la manière plus féconde d 'une invention

de la politique, au-delà de l'État, voire contre lui6. Mais ,

d'autre part, parce que le désir de liberté se mesure en

permanence à sa possible inversion en son contraire, à

savoir, l'attraction d u « charme de l ' U n », stabilité et

démocratie sauvage constituent une étrange couple, sans

solution globale.

Face à la réalité latino-américaine cette tension se pré­

sente c o m m e ambiguïté. C'est c o m m e s'il fallait choisir.

L e régime démocratique nous intéresse prioritairement

en tant que régime encore ouvert contre la réalisation

illusoire de l 'Un o u la sauvagerie et l'imprévisibilité d u

désir de liberté. Cette opposition artificielle peut- être en

théorie, nous y s o m m e s confrontés chez nous dans la

pratique journalière.

L e propre de la démocratie, écrit H a n n a h Arendt, est

de permettre la réalisation de la politique, celle entendue,

6. Ibid., p. 142.

237

Page 235: Autour de Miguel Abensour

c o m m e le lieu o ù s'échangent les paroles. Pourtant, dans

son livre, Essai sur la Révolution, Arendt écrit :

« C e que nous appelons aujourd'hui la démocratie est

une forme de gouvernement où le petit nombre gouverne, au

moins, en principe, dans l'intérêt du plus grand nombre. C e

gouvernement est démocratique, en ceci que le bien-être du

Peuple et son bonheur privé sont ses buts principaux ; mais

on peu l'appeler oligarchique au sens que le bonheur et la liberté

sont redevenus à nouveau le privilège du petit nombre" ».

Et Arendt continue :

«. . . Les partis, en raison du monopole de la désigna­tion des candidats qui est le leur, ne peuvent être considérés c o m m e des organes du Peuple, mais au contraire, consti­tuent un instrument très efficace à travers lequel on rogne et on domine le pouvoir populaire8 ».

Arendt continue sa réflexion sur la tradition révolu­

tionnaire, depuis la Révolution de février 1 8 4 8 , en pas­

sant par la C o m m u n e et les Soviets entre 1905 et 1 9 1 7 ,

jusqu'à la Révolution hongroise. Elle note que les reven­

dications ont été avant tout politiques, les revendications

sociales et économiques jouant u n rôle subordonné9 .

7. H . Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1967, p. 399.

8. Ibid., pp. 398-399. 9. Ibid., p. 406.

238

Page 236: Autour de Miguel Abensour

C'est dans cet espace de l'entre-deux, l'entre-pluralité,

dont le but est le politique m ê m e , le vivre ensemble, c'est

dans l'espace des opinions, né des échanges de points de

vue sur le m o n d e , l'espace de prises d'initiatives et de

commencements d'action entre plusieurs, c'est là que la

dimension spécifiquement humaine a lieu. C o m m e le

signale Abensour dans son article « C o m m e n t penser le

politique avec Hannah Arendt »10, pour Arendt, la liberté

signifie simplement instituer un m o n d e , un m o n d e c o m ­

m u n . Là où se déploie cette liberté, se constitue un espa­

ce mondain d'apparaître et d'actions. La liberté, bien

qu'instituant un espace c o m m u n , politique, institue

aussi un lien qui à la fois relie et sépare11. C e n'est pas la

fraternité mais la pluralité qui permet aux h o m m e s de se

reconnaître c o m m e égaux.

Néanmoins, Arendt donne une grande importance à

l'institution d'une constitution démocratique qui soit le

cadre à l'intérieur duquel puisse s'exercer l'action. Celle-

ci par son incommensurabilité pourrait être destructrice

du m o n d e . Mais cet espace juridique ne constitue pas

par lui-même la politique, il n'est que le cadre où celle-ci

peut s'exercer.

10. M . Abensour, « C o m m e n t penser le politique avec Hannah Arendt ? » in La Question de l'Etat, Paris, Denoël, 1989, pp. 183-208.

ll./tó/., pp. 199-201.

239

Page 237: Autour de Miguel Abensour

E n parlant de la tradition révolutionnaire, Arendt

compare la Révolution américaine et la Révolution fran­

çaise. Alors que dans la Révolution américaine, Jefferson

était préoccupé par l'absence d'organes concrets pour

que le Peuple puisse exercer effectivement ses droits d'ex­

pression et de décision, en tant qu'exercice de la liberté,

ces organes exprimant l'esprit public, et n o m m é s

« sociétés populaires », étaient là de fait et spontanément

dans la Révolution française. Mais, ceux-ci furent i m m é ­

diatement éliminés dès que les révolutionnaires profes­

sionnels prirent le pouvoir12.

Ces organisations populaires et les Conseils des expé­

riences révolutionnaires sont, pour Arendt, l'espace où

s'exerce la liberté, la politique.

D o n c , on voit bien que l'espace politique des

Conseils, des organisations populaires, tout c o m m e la

démocratie sauvage, sont nécessairement intermittents et

que le cadre institutionnel démocratique, les institutions

qui donnent la durée dans le temps, qui donnent l'ou­

verture de l'exercice de la liberté politique, n'ont de sens

que par l'exercice, la réalisation de cette politique.

Dans son livre Qu 'est-ce que la politique ?, Arendt

écrit que la politique est nécessairement liée à un espace

12. Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, op. cit, p. 368 et sqq.

240

Page 238: Autour de Miguel Abensour

où les personnes, libérées de la contrainte et des néces­

sités matérielles, agissent en c o m m u n . Si l'espace dispa­

raît, la politique disparaît. Elle ajoute : « C'est pour cela

que le politique a si rarement existé et en si peu d'en­

droits. » Le politique c o m m e n c e où le domaine des

nécessités matérielles et de la force physique cesse, les

personnes sont libérées de la contrainte mais, en m ê m e

temps, s'exercent dans un espace c o m m u n . O ù il n'y a

plus d'espace, il n'y a plus de liberté politique. C e sont

de vrais événements, des événements qui rompent la

continuité et nous donnent à penser1'.

Cette rareté de l'événement politique, de l'événement

démocratique, nous amène à considérer l'importante

réflexion de Miguel Abensour sur la démocratie et l'utopie

ou c o m m e n t féconder l'une par l'autre.

La démocratie sans utopie est vouée à dépérir et l'utopie

sans démocratie se limiterait aux arrangements associatifs

de la petite société à l'écart de la grande société1". Cette

conjonction est d'autant plus valable que dans la moder­

nité il existe un nouvel esprit utopique qui, en faisant la

critique de l'utopie du X I X e siècle, invente de nouvelles

13. H . Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, pp. 58-60.

14. M . Abensour, « Utopie et démocratie », Raison présente, n° 121, 1997, p. 30.

241

Page 239: Autour de Miguel Abensour

formes. Il est nécessaire de mener un travail de décons­

truction de leurs points aveugles, continue Abensour,

pour leur imprimer une nouvelle direction et purger l'u­

topie des aspects mythologique, de toute tentation de

fermer l'utopie sur elle-même. Il s'agit de récupérer

l'utopie c o m m e écart absolu, refusant tout horizon de

réconciliation et de communauté fusionnelle, objectif

propre du totalitarisme. D o n c , l'utopie c o m m e tension

toujours non résolue entre liberté et égalité, entre la

manifestation de l'unique en chacun et l'acceptation de

la richesse de la pluralité15.

E n 1973, dans la revue Texture, Abensour, qui a tou­

jours montré une grande continuité et cohérence de

pensée, écrit à propos du nouvel esprit utopique de

Déjacques : « il ne s'agit pas tant de mettre l'utopie au

service de la révolution que de faire en sorte que l'utopie

soit le lieu où se nouent l'insurrection du désir et l'insur­

rection des masses16 ». Le projet du nouvel esprit uto­

pique est de reconquérir la situation d'écart absolu de la

théorie originale, en critiquant dans l'utopie marxiste la

croyance en un progrès illimité de l'humanité, le temps

homogène, la domination technique de la nature, etc.17.

15. Ibid., p. 36. 16. M . Abensour, « L'esprit utopique », Textures, n° 6-7, 1973, p. 74.

17. Ibid., pp. 75-76.

242

Page 240: Autour de Miguel Abensour

Il reste pour nous une certaine interrogation. Quelle est

la place de la Loi, de la coexistence pour vivre ensemble et

non pas seulement tenir ensemble ? Est-ce que cette Loi

a besoin de s'institutionnaliser ? Sous quelle forme ? Et

quel est son rapport avec la politique proprement dite,

avec la démocratie sauvage et l'utopie ?

Il nous semble que si la Loi est permanente, la liberté

politique, la politique et la démocratie sauvage ne peu­

vent être qu'intermittentes.

Rancière oppose deux logiques de l'être ensemble

qu'on appelle généralement politique. Il dit qu 'on donne

ce n o m à « l'ensemble des processus par lesquels s'opè­

rent l'agrégation et le consentement de la collectivité,

l'organisation des pouvoirs, la distribution des places et

des fonction et le système de légitimation de cette distri­

bution18 ». Cet ensemble, Rancière propose de l'appeler

police, ordre général qui dispose le sensible dans lequel

les corps sont distribués en communau té . A l'opposé,

Rancière garde le n o m du politique pour l'activité qui

rompt la configuration sensible de la police. L'activité

politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui

était assigné. C'est un m o d e de manifestation qui défait

les partages sensibles de l'ordre policier et manifeste la

18. Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée. 1995, pp. 51-52.

243

Page 241: Autour de Miguel Abensour

pure contingence de l'ordre, par l'égalité de n'importe

qui avec n'importe quel autre.

D o n c , pour Rancière, il y a de la politique quand il y

a u n lieu et des formes pour la rencontre entre deux pro­

cessus hétérogènes, le processus policier et celui de l'éga­

lité, seul principe de la politique sans que celui-ci lui soit

propre. L a politique ne fait que l'actualiser sous la forme

d u litige. L'égalité se change en son contraire dès q u ' o n

veut l'inscrire à une place de l'organisation sociale o u éta­

tique. C'est pour cela que la politique prend la forme d u

traitement d ' u n tort. L e tort institue u n universel singu­

lier et polémique, l'égalité, mais seulement au m o m e n t

d u conflit. Les parties n'existent pas antérieurement. L a

politique est donc la mise en scène de la contradiction

entre la logique policière et la logique égalitaire19. Cette

analyse de Rancière qui a profondément étudié les pra­

tiques ouvrières et prolétaires d u X I X e siècle, nous donne

une autre vision d u rapport entre les luttes qui se font

visibles pour u n partage différent de lieux et la politique

c o m m e mise en scène de ces deux logiques sous la forme

d ' u n tort, qui est infini parce que la vérification de l'éga­

lité est aussi infinie.

19. Ibid., pp. 52-66.

244

Page 242: Autour de Miguel Abensour

La démocratie sauvage, les Conseils d'Arendt et la

politique c o m m e manifestation d'un tort ne peuvent pas

se séparer de l'utopie. C o m m e le dit Abensour :

« Utopie et démocratie sont deux forces, deux impul­

sions indissociables20 ». « La démocratie et l'utopie

placées sous le signe de l'humain » n'esquissent-elles

pas aussitôt une heureuse conjonction21 ?

20. M . Abensour, « Utopie et démocratie », Raison présente, n° 121, 1997, p. 30.

21. Ibid., p. 38.

245

Page 243: Autour de Miguel Abensour

Qu'est-ce que la démocratie sauvage ?

D e Claude Lefort à Miguel Abensour

Martin Legros

L'impensé du philosophe est ce qu'il donne a penser aux autres^

L'anarchisme, la politique et la question démocratique

L'anarchisme et la pensée libertaire semblaient jusqu'à

peu avoir disparu. Quelques groupuscules militants

entretenaient encore le souvenir des héros du passé et se

répétaient leurs slogans, mais, sous les fétiches ou le fol­

klore, point d'actions nouvelles ou d'« extravagantes

hypothèses ». U n e mémoire pétrifiée en formules dog­

matiques ne laissait plus rien percer de l'énergie et de

1. Claude Lefort, Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978, p. 16.

247

Page 244: Autour de Miguel Abensour

l'audace propre à la pensée et à l'action anarchistes, de

cette indiscipline intellectuelle autant qu'organisation-

nelle grâce à laquelle il est possible d'oublier u n m o m e n t

l'ordre établi ou le « train du m o n d e », de suspendre l'auto­

rité du savoir et du pouvoir institués, d'imaginer d'autres

pratiques et d'autres partages entre le réel et l'imaginaire, le

possible et l'impossible, le légitime et l'illégitime,... ou d u

moins de récuser le caractère indépassable des partages

institués. Bref, il ne restait plus trace de l'esprit utopique

et démocratique qui avait pourtant animé en profondeur

l'aventure anarchiste, — de cet esprit démocratique qui, à

suivre Tocqueville, retire à l'obéissance sa moralité.

C o m m e le rappelait Pierre Pachet2, l'anarchisme ne

s'est jamais réduit à une simple position politique ou à

u n ensemble de revendications : refus radical de la poli­

tique parlementaire, de l'exercice du pouvoir et de l'État,

appel à l'invention de nouvelles formes de coexistence et

d'organisation, récusation d u réalisme, valorisation de

l'action concrète. Il y avait plus ou autre chose. C'était

aussi une culture politique ou plutôt u n m o d e de vie

anti-autoritaire : une confiance accordée à tous les usages

de la liberté, une vigilance contre toutes les formes de

pensée et d'attitude serviles ou oppressives, une manière

2 . Pierre Pachet, « Qu'est devenue l'inspiration libertaire », La

Quinzaine littéraire, 1°' août 1997, p. 18.

248

Page 245: Autour de Miguel Abensour

de se soustraire au désir de dominer, à la puissance et à

ses aiguillons, de ne pas s'adonner aux passions tristes,

bref un m o d e d'existence qui tranchait singulièrement

sur la posture héroïque, autoritaire et sectaire, des c o m ­

munistes. Pierre Pachet évoque notamment parmi les

traits existentiels de l'anarchisme qui avaient significa­

tion politique : un égalitarisme radical, un goût des liv­

res au pluriel, une curiosité pour la diversité des discipli­

nes (du jardinage à l'astrologie), « l'idée que la vie de

l'esprit doit non seulement être ouverte à tous mais

qu'elle a une affinité avec le m o n d e du travail manuel,

enfin, le respect pour les êtres singuliers et m ê m e les hur­

luberlus' ».

Pensons, pour donner un visage à ce portrait idéal-

type du style libertaire, à la figure de George Orwell. Son

anarchisme n'était pas a-politique ou anti-politique,

c o m m e l'a souligné Miguel Abensour dans un article sur

les dangers de l'apolitisme4. Désenchanté par l'expérien­

ce des régimes et des mouvements totalitaires, conscient

du caractère radical et sans précédent de la domination

totale, Orwell n'en a pas appelé pour autant à un rejet de

la politique c o m m e telle ou à u n retrait sceptique hors de

3. Pierre Pachet, ibid., p. 18. 4 . Miguel Abensour, « D ' u n e mésinterprétation du rotalitarisme

et de ses effets », Tumultes, n°8, 1996, p. 17-44.

249

Page 246: Autour de Miguel Abensour

la Cité. C o m m e n t lui attribuer une haine de la politique,

se demande Abensour, s'il est vrai qu'il nous a livré « les

plus belles pages sur le lien humain, sur la métamorpho­

se du lien humain en période révolutionnaire5 » ? Et

Abensour d'évoquer ce très beau m o m e n t de bonheur

politique dans Hommage à la Catalogne où l'on voit

Barcelone métamorphosée par l'égalité et la liberté nou­

velles, par la foi révolutionnaire dans tous les possibles.

Ainsi, l'inquiétude de l'anarchiste eu égard au maléfi­

ce du pouvoir et de l'Etat, instance politique séparée et

spécialisée surgie de la société des égaux mais susceptible

de se retourner contre elle, cette inquiétude ne conduit

pas nécessairement à l'idée d'une perversion essentielle

de la politique qui se verrait identifiée aux seuls moyens

de conquérir et de conserver le pouvoir, en l'absence de

toute considération des mobiles et des fins de l'action.

N e peut-on dire au contraire que, s'il n'ignore pas cette

représentation de la politique attachée au n o m de

Machiavel, s'il redoute la dépossession politique et l'ob-

jectivation de la société dont est porteur le surgissement

de l'Etat, l'esprit libertaire ne se réduit cependant pas à

cette hantise. Il est aussi habité par une autre vision d u

politique en vertu de laquelle précisément se voit récusée

la clôture sur soi de la sphère politique et étatique.

5. Ibid., p. 17.

250

Page 247: Autour de Miguel Abensour

Je ne sais pas si cet esprit libertaire soucieux du poli­

tique est susceptible, c o m m e on l'annonce aujourd'hui,

de revenir sur le devant de la scène. D e secouer à nou­

veau nos évidences par d'« extravagantes hypothèses ».

Mais, ce qui est certain, c'est que cet esprit a soutenu la

lecture par Miguel Abensour de l'œuvre de Claude

Lefort. E n particulier l'interprétation de la démocratie

telle que C . Lefort l'a donnée à penser c o m m e démocra­

tie sauvage. E n réalité, le terme de lecture ou d'interpré­

tation est insuffisant. Car, interprétant l'œuvre de

C . Lefort, c'est la question de la nature m ê m e de la

démocratie que prend en charge M . Abensour. Et en

découvrant dans la notion de démocratie sauvage l'im-

pensé" de l'œuvre de Lefort — au sens de ce qu'elle donne

6. Miguel Abensour, « Démocratie sauvage » et « principe d'anar­

chie », Les Cahiers de philosophie, n°18, 1994, p. 125.. Repris dans

Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat. Marx et le moment

machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, p. 161.

7. M . Abensour ne parlerait sans doute pas d'impensé à propos

de la notion de démocratie sauvage chez Lefort pour la simple raison

que le terme apparaît dans l'œuvre de Lefort, de manière discrète

mais récurrente, notamment à propos de la lutte sauvage pour de

nouveaux droits ouverte par la formulation interminable des droits de

l 'homme, véritable « roc » de l'indétermination démocratique.

Abensour confère cependant à la notion de démocratie sauvage le sta­

tut d'un « point d'arrivée obligé » de l'œuvre de Lefort qui, « loin

d'offrir une clef » restitue à celle-ci et à la question de la démocratie

251

Page 248: Autour de Miguel Abensour

à penser - , Abensour ouvre simultanément l'accès à ce

qu'il considère pour sa part c o m m e l'essence m ê m e de la

démocratie, son origine et son fondement. D e telle sorte

qu'en pensant cet impensé jusqu'au bout, M . Abensour

est amené à élaborer une conception propre de la d é m o ­

cratie centrée sur le conflit qui dresse en permanence

celle-ci contre l'Etat. C e qui fait de la démocratie sauvage

une démocratie « insurgeante8 ».

Je m'attacherai donc dans un premier temps à éclairer

cette notion de « démocratie sauvage », en circulant de

Lefort à Abensour et en m'autorisant de l'art de lire de

M . Abensour qui consiste à faire communiquer entre

elles les œuvres politiques qui lui sont chères, qu'il a

contribué à faire connaître, à redécouvrir ou à entendre

(qu'il s'agisse de Marx, Lefort, Arendt ou Levinas)9.

« toute sa charge d'énigme ». Le qualificatif de sauvage, ajoute-t-il significativement, « relance l'interrogation », « entraîne dans une indétermination plus grande sous le signe du tumulte, de l'immaîtri-sable, de l'indomptable ». Miguel Abensour, « Démocratie sauvage » et « principe d'anarchie », art. cit., p. 125. Repris dans Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat, op. cit., p . 161.

8. Miguel Abensour, « La démocratie insurgeante », préface à la seconde édition de La Démocratie contre l'Etat, op. cit., pp. 5-26.

9. À cet égard, il convient de souligner que M . Abensour est un des rares et des premiers lecteurs-interprètes de l'œuvre de C . Lefort. À l'opposé de la réception, d'ailleurs tard venue, de l'oeuvre de C . Lefort qui relève souvent de la simplification et de l'appropriation

252

Page 249: Autour de Miguel Abensour

Ensuite, j'essaierai de montrer c o m m e n t cette lecture

créatrice a abouti à une nouvelle conception du politique

sous les traits de la démocratie contre l'État. Enfin, je

ferai part des questions que suscite cette dernière concep­

tion relativement à la vie politique dans nos démocraties.

Car s'il y a indéniablement une dimension utopique o u

révolutionnaire dans cette conception sauvage de la

démocratie, ne peut-on se demander quel est le statut de

cette utopie ? Est-ce une utopie au sens d 'un non-lieu,

d 'un lieu qui excède le m o n d e , qui est au-delà de l'être et

de l'histoire ou bien est-ce à l'inverse, dans le registre

d'une ontologie de l'Être sauvage justement, une expé­

rience historique à laquelle les sociétés démocrariques

feraient retour de manière récurrente ? Et si tel est bien

le cas, quel rapport peut-on imaginer entre ce foyer insti­

tuant et la société démocratique instituée ? Celle-ci garde-

t-elle la trace de la sauvagerie révolutionnaire d 'où elle a

surgi et à laquelle elle fait retour c o m m e à un principe

de ses idées, détachées du « travail de l'œuvre », M . Abensour s'est

attaché à restituer le long cheminement et la complication de la pen­

sée de C . Lefort. Et il a également souligné son écart par rapport à la

tradition du libéralisme politique. Voir notamment : « Réflexions sur

les deux interprétations du totalitarisme chez C.Lefort », in La

Démocratie a l'œuvre. Autour de Claude Lefort, sous la dir. D e Claude

Habib et Claude Mouchard, Paris, Editions Esprit, coll.

« Philosophie », 1993, pp. 79-136.

253

Page 250: Autour de Miguel Abensour

constituant ? À quels signes peut-on le relever dans la

forme des rapports sociaux et la vie politique propre aux

sociétés démocratiques ?

Démocratie sauvage et principe d'anarchie

Pourquoi parler de démocratie sauvage ? Quel est le

sens de cette notion ? E n quoi est-ce qu'elle éclaire notre

compréhension du m o n d e démocratique ?

L'élection du terme est d'abord motivée, m e semble-

t-il, par des considérations politiques au sens conven­

tionnel. Il y va d 'un refus de la domestication contem­

poraine de la démocratie sous les traits d 'un espace

public d'échanges polis et d'accords rationnels entre

citoyens autonomes. D u refus de considérer l'espace

public c o m m e un espace soustrait au milieu trouble et

opaque des passions qui mobilisent les acteurs dans les

grands conflits et enjeux de la vie en c o m m u n . Il s'agit

d'arracher la démocratie à l'image classique de la répu­

blique c o m m e régime mixte et donc modéré ou à l'image

libérale d'un régime qui doit se prémunir contre ses

« instincts sauvages » pour parler c o m m e Tocqueville. Le

foyer d'invention démocratique ne résiderait-il pas dans

ces tumultes et ces humeurs qui font précisément l'objet

de la méfiance des sages de notre temps ou des temps

anciens ? Souvenons-nous du tableau extraordinaire de la

254

Page 251: Autour de Miguel Abensour

sauvagerie démocratique dressé par Platon dans la

République sous les traits de ce bazar où l'insatiable désir

de liberté renverse toutes les hiérarchies établies, jusqu'à

se retourner en son contraire sous l'emprise de la tyran­

nie d'Eros. L'assomption de Xanarchie démocratique a

donc une fonction stratégique en quelque sorte. O u ,

c o m m e n t déstabiliser l'adversaire, en reprenant à m o n

compte le n o m qui m e dénigrait.

Mais la mise en avant du sauvage n'est pas une simple

inversion de signe partisane. Elle se situe aussi dans le

droit fil du m o m e n t machiavélien compris c o m m e cette

redécouverte récurrente de la politique dans la moderni­

té sous le signe du conflit irréductible entre le désir de

dominer des Grands et le désir de liberté d u peuple.

N ' y a-t-il pas de la sauvagerie en effet dans le renver­

sement machiavélien de toutes les valeurs politiques à la

faveur duquel l'instabilité et le m o u v e m e n t prennent le

pas sur l'ontologie classique du repos ? la figure du légis­

lateur se trouve destituée au profit de celle d u conspira­

teur et de l'usurpateur, le pouvoir n'est jamais assuré mais

toujours à conquérir ou à reconquérir, l'idéal philoso­

phique de l 'Un destitué au profit d'une division irréduc­

tible de l'espace social,...

Politique, la notion de démocratie sauvage a enfin

valeur philosophique Elle nous installe au foyer constitutif

255

Page 252: Autour de Miguel Abensour

de l'énigme démocratique. Et elle nous permet de mieux

comprendre l'opposition entre la démocratie et le totali­

tarisme. E n quel sens ?

Sauvage ou anarchique, la démocratie l'est en ceci

qu'elle met à nu l'énigme de l'institution du social et

qu'elle place les h o m m e s devant une indétermination

radicale. « Elle inaugure, écrit Lefort, une histoire dans

laquelle les h o m m e s font l'épreuve d'une indétermina­

tion dernière quant au fondement du Pouvoir, de la Loi,

et du Savoir, et au fondement de la relation de l'un avec

l'autre, sur tous les registres de la vie sociale10 ».

Énigme de l'institution, la démocratie y est confron­

tée au travers de l'origine énigmatique de son pouvoir. Le

m o d e de génération du pouvoir démocratique obéit en

effet à un m o u v e m e n t en chiasme qui rend quasi-impos­

sible sa localisation ou sa fixation. N'est-il pas supposé

émerger de la société sur laquelle pourtant il s'exerce et à

laquelle il confère une certaine identité ? Dans le m ê m e

sens, le suffrage universel, que Lefort observe avec une

sorte de regard ethnologique, n'a-t-il pas cette propriété

très étrange de faire sortir le pouvoir et sa légitimité d'une

quasi-dissolution d u social en ses éléments atomiques, de

10. Claude Lefort, Essais sur le politique. XIX'-XX' siècles, Paris, Seuil, 1986.

256

Page 253: Autour de Miguel Abensour

« substituer le nombre à la substance11 » de la c o m m u ­

nauté ? N i au-dehors de l'espace social, ni au-dedans,

instance purement symbolique soustraite à l'appropria­

tion, le pouvoir met en rapport, ou plutôt ne cesse de

mettre en rapport le dedans et le dehors de la société sans

jamais pouvoir matérialiser ces deux pôles, à l'instar des

anciens pouvoirs médiateurs de l'Autre et incarnateur de

l'Un12. « Lieu vide », il est « ce là où tout rapport se

noue13 ». Objet d'une compétition perpétuelle, il légiti­

m e par là m ê m e le conflit dans toute l'étendue de la

société et fait apparaître la division de l'espace social

c o m m e une donnée originaire et irréductible.

Ainsi la démocratie met-elle à nu, à l'endroit de son

pouvoir, l'énigme de l'institution ou « l'éclatement de l'ori­

gine » pour reprendre la belle expression de Merleau-Ponty

à propos de notre rapport sauvage et obscur à l'Etre.

Or , cette épreuve de l'institution ne se limite pas au

domaine politique. Elle rayonne en quelque sorte dans

toutes les sphères d'activités et de connaissances qui s'au-

tonomisent les unes des autres mais sont toutes égale­

ment privées de la référence à un garant ultime.

U. Ibid., p. 29.

12. Ibid. 13. Claude Lcfort, <• Maintenant », Libre, n°l, 1977, p. 23.

257

Page 254: Autour de Miguel Abensour

Énigme de l'institution, mais aussi, disions-nous,

indétermination radicale de la relation de l'un avec l'au­

tre dans toute l'étendue de la vie sociale : la reconnais­

sance démocratique du semblable, inséparable de la

reconnaissance de l'autre en soi, met les individus aux

prises avec une inconnue de principe de la relation socia­

le. Loin d'opérer une réduction au m ê m e , l'égalité d é m o ­

cratique est plutôt le vecteur d'une expérience démulti­

pliée de l'altérité et de la dissymétrie.

Le terme de principe anarchique ou sauvage est donc

bien choisi pour cerner et accentuer la « dissolution

démocratique des repères de la certitude » selon la for­

mule de C . Lefort. C o m m e si le principe de la démocra­

tie était l'absence de principe et de fondement, ou plutôt

c o m m e si le propre de la démocratie était de nous

confronter à l'absence de fondement ultime (naturel,

rationnel ou conventionnel), de nous ouvrir sur le sans-

fond, l'abîme. Bref, l'idée de principe d'anarchie permet

de donner tout son sens à l'idée selon laquelle la d é m o ­

cratie est la société la plus philosophique et, par là m ê m e

ou inversement, celle qui nous expose au risque du rela­

tivisme et du nihilisme.

D u m ê m e coup, cela permet de mieux comprendre le

rapport entre la démocratie et le totalitarisme ou l'idée

forte selon laquelle le totalitarisme constitue une réponse

en forme de refus radical de la démocratie, de haine et de

258

Page 255: Autour de Miguel Abensour

renversement de la « corruption » démocratique.

Restauration brutale de la volonté contre l'expérience

insoutenable du « néant ». Réincorporation de la société

et d u pouvoir contre le morcellement, la division, le vide

démocratique.

Et la Russie et l'Allemagne n'ont-elles pas été traver­

sées, avant de succomber aux instincts de mort du tota­

litarisme, par une expérience démocratique d'une vitalité

et d'une inventivité extraordinaire (qu'on pense au foi­

sonnement politique et intellectuel de la République de

Weimar ou de la Russie du début du X X e siècle) ?

Inversement, on pourrait se demander — et c'est encore

une des vertus de cette interrogation sur le sauvage que

d'aborder cette question sous un angle inédit — pourquoi

dans ces deux momen t s la démocratie est-elle en quelque

sorte restée une expérience sauvage qui n'a pas trouvé les

ressorts pour s'accréditer dans des institutions durables ?

Ainsi peut-on dire que la notion de démocratie sau­

vage relève bien d'une conception philosophique et élar­

gie du politique qui s'attache à démultiplier les lieux du

politique. Entreprise difficile puisque l'ouverture d é m o ­

cratique à l'énigme de l'institution n'est rendu visible

qu'au travers d'une délimitation de la politique c o m m e

sphère circonscrite et distincte des autres sphères de

l'économie, du droit, du savoir, etc.

259

Page 256: Autour de Miguel Abensour

C'est une m ê m e entreprise, m e semble-t-il, difficile et

périlleuse que Miguel Abensour poursuit au travers de la

notion de démocratie contre l'État.

La démocratie contre l'Etat

Cette notion émerge au terme d'une lecture minu­

tieuse d 'un texte du jeune Marx1 4 sur la « vraie d é m o ­

cratie » c o m m e « énigme résolue de toutes les constitu­

tions ». Or , et tel est le paradoxe vivant auquel nous

conduit Abensour, la lutte contre l'État ne doit pas être

comprise c o m m e l'attente de sa disparition ou l'appel à

sa destruction. Solution « classique », la résorption du

pouvoir ou de l'État dans la société est une résolution

imaginaire ou idéologique qui fait c o m m e si la question

politique et la question du pouvoir pouvaient être effa­

cées. Elle occulte la division du pouvoir et de la société

et la division interne de l'espace social. À l'opposé de

cette solution fallacieuse sous les traits d'une c o m m u ­

nauté réconciliée avec elle-même, la lutte contre l'État ici

envisagée est un mouvemen t interminable qui maintient

ouverte la question politique en interdisant précisément

à l'État de se refermer sur soi c o m m e système totalisant

dépositaire de l 'Un.

14. Karl Marx , Critique du droit politique hégélien (1843).

260

Page 257: Autour de Miguel Abensour

Lutte sans terme, elle est conçue c o m m e une négati­

vité opérante grâce à laquelle l'esprit politique se répand

indirectement dans toute l'étendue du social. Il s'agit,

écrit Abensour, « de faire advenir dans les autres sphères,

dans les sphères non politiques, ce qui est en question

dans la sphère politique : " l ' h o m m e socialisé". N o n pas

sous la forme d'une politisation généralisée de toutes les

sphères ; mais il s'agirait plutôt de faire en sorte que la

question énoncée par le politique et dans le politique

connaisse une résonance et une réponse, une solution ou

encore une traduction spécifique dans chacune des sphères.

C o m m e si les différents moment s qui constituent l'exis­

tence plurielle du peuple, sous l'impulsion du m o m e n t

politique, se renvoyaient les unes aux autres, c o m m e

autant de miroirs, l'image de l ' h o m m e socialisé, de

l ' h o m m e c o m m e être générique1^ ».

Ainsi, le mouvement d'élévation contre l'État aurait

une efficacité symbolique en vertu de laquelle, par une

action en retour, s'opérerait une diffusion dans toute l'é­

tendue de la société de la question politique et un redou­

blement du tumulte démocratique. Et l'enjeu politique

qui structure la division interne de la société — l'opposi­

tion, dans toutes les sphères, entre le désir de dominer

15. Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat, op. cit.,

pp. 117-118.

261

Page 258: Autour de Miguel Abensour

des Grands et le désir de liberté du peuple - , se rallume­

rait et se radicaliserait à l'occasion de l'opposition à l'ins­

tance transcendante chargée d'en aménager la coexistence.

C o m m e n t ne pas penser aux grands m o m e n t s révolu­

tionnaires ou insurrectionnels tel M a i 68 à la faveur des­

quels la dimension politique des pratiques, des représen­

tations et des institutions passe à l'explicite et devient, au

sein de chaque sphère de la coexistence, problématique ?

Questions

Face à cette conception qui fait entièrement refluer

l'invention démocratique hors de ses institutions, m a

question serait la suivante : si l'esprit politique est sus­

ceptible de se réveiller dans ces m o m e n t s d'insurgeance

contre l'Etat, n'est-ce pas qu'il habitait déjà, tacitement,

les pratiques et institutions démocratiques ? Et, ne peut-

on dire que le débat démocratique tel qu'il s'exerce dans

la sphère politique mais plus généralement dans l'espace

public, ne peut-on dire qu'il porte encore la trace du

décloisonnement révolutionnaire, ou pour parler c o m m e

M a r x de la « socialisation de la société » ? L'espace public

ne véhicule-t-il pas lui aussi, de manière moins amplifiée

sans doute, des enjeux et des questions surgies de toutes

les sphères d'activité et de connaissance et auxquels il

confère statut politique ?

262

Page 259: Autour de Miguel Abensour

M a deuxième question porterait sur un autre registre.

N e pourrait-on pas poursuivre la question de la d é m o ­

cratie contre l'Etat en la confrontant avec l'espace poli­

tique international ? S'il est vrai, c o m m e l'a soutenu

Agnès Lejbowicz dans une thèse hétérodoxe, que l'anar­

chie supposée régner dans la société des nations n'est pas

vouée à être dépassée dans un Etat universel ou un empire,

mais qu'au contraire la société des nations doit résister

contre toute instance qui prétendrait trancher les conflits

au n o m de l 'Un, s'il est vrai donc que la société du genre

humain est une société non pas contre le droit mais contre

l'État11', qui ne peut paradoxalement faire l'épreuve de

son indivision qu'à travers la mise en jeu réglée sur la

scène internationale de ses divisions, alors, c o m m e n t

concevoir la différence ou la similitude entre ces deux

formes de lutte démocratique contre l'Etat ?

16. Agnès Lejbowicz, Philosophie du droit international. L'impossible capture de l'humanité. Paris, P . U . R , coll. « Fondements de la politique », 1999.

263

Page 260: Autour de Miguel Abensour

Résistance et servitude

Anne-Marie Roviello

Reprenant le « geste critique » d ' E m m a n u e l Levinas

à l'égard de l'auteur du Léviathan, Miguel Abensour

rappelle1 la possibilité « d'élaborer u n dispositif spéci­

fique, l'Etat de la justice, d'autant plus énigmatique qu'il

repose sur une extravagante hypothèse et que cet Etat est

le siège d'un mouvement qui le porte à aller au-delà de

l'État ».

C'est cette « extravagante hypothèse » qui sert de fil

conducteur à son ouvrage La Démocratie contre l'Etat.

N o u s comprenons d'emblée que nous n'avons pas affaire

à un simple face-à-face entre un État auto-centré sur sa

positivité instituée et une démo-cratie, une souveraineté

populaire qui s'exercerait elle-même en tournant autour

d'un centre évident.

1. Miguel Abensour, « L'état de la justice », Magazine littéraire,

avril 2003 (sur Levinas). [je souligne. A . - M . R . ]

265

Page 261: Autour de Miguel Abensour

« Suivant cette "extravagante hypothèse" [...], L'État

dans son effectivité ne cesse de faire signe vers un au-delà

de lui-même » ; il est investi d'une sur-signification qui

le précède et qui poursuit hors de lui sa quête d'elle-

m ê m e . E n cherchant à se recentrer sur lui-même l'État

découvre son centre hors de son orbite propre, dans la

société, une société qui n'est, toutefois, elle-même rien

d'immédiat à soi, qui pour devenir société civile, pour

accéder au statut proprement politique, pour donner

chair au demos, une chair toujours seulement partielle,

dispersée, déchirée, doit elle-même sortir de son orbite

« naturelle », renoncer à la prétention d'une immédiateté

à soi, se faire résistance et s'auto-transcender vers ce que

Marx appelait une « extase » d u peuple. La société ne

devient civile qu'en accueillant c o m m e dimension cons­

titutive et non c o m m e simple supplément d ' â m e ,

c o m m e médiation instituante, constituante, la médiation

citoyenne ; Fabio Ciaramelli le rappelle dans un autre

texte de ce volume.

Il faudrait analyser la complicité qui relie, par-delà

leurs différences, les trois figures du fondamentalisme

contemporain que sont le fondamentalisme religieux, le

fondamentalisme du marché, et le fondamentalisme de

« l'individualisme de déliaison » ; dans chaque cas, on

retrouve la m ê m e prétention d'immédiateté à soi, d'ad­

hésion à une « nature » propre qui ne supporte aucune

266

Page 262: Autour de Miguel Abensour

altérité, aucune altération. Il faudrait aller plus loin et

montrer c o m m e n t chacune de ces figures de Yhubris

« post-moderne » se fait écho à distance, et se nourrit

l'une à l'autre.

Cet au-delà, cet « excès de l'État sur lui-même » est

aussi bien une dehiscence, u n écart à soi originaire qui se

révèle c o m m e tension interne à l'Etat, tout autant que

c o m m e résistance réciproque de la société et de l'État,

obligeant celui-ci à résister à sa prétention et à sa tenta­

tion la plus naturelle qui est de coïncider avec sa positi-

vité instituée, pour redevenir sensible à cette « inapaisa-

ble inquiétude » qui fait la vie d u demos, faisant à l'État

cette obligation paradoxale de devenir, pour préserver la

stabilité de ses institutions, « instabilité instituée »

(Merleau-Ponty).

L'institution démocratique de la société ne peut vivre

que de donner reconnaissance instituante à cette « inapai-

sable inquiétude » de la liberté, à cette inapaisable

inquiétude qu'est la liberté.

Dans son introduction aux œuvres complètes de

Saint-Just, un texte qui défait de manière décisive nos

préjugés les plus rassis à propos d u révolutionnaire fran­

çais, Miguel Abensour cite les mots suivants : « La cité

écrira donc ses lois pour que chacun, suivant la règle de

tous, soit lié à tous, et afin que les citoyens ne soient

267

Page 263: Autour de Miguel Abensour

point liés à l'État, mais que, liés entre eux, ils forment

l'État2 ».

L'État n'est rien de positif, il est cette dimensionalité

du lien humain débordant de toutes parts l'ensemble de

ses institutions positives, à commencer par toutes les

« retombées » sociales que le demos a trouvées progressi­

vement dans son itinérance vers lui-même, dans lesquelles

il se cristallise provisoirement, et qui risquent de se figer,

en nouvelle « nature » contre l'élan du demos qui les a

produites. Avant que d'être « sujet politique », le demos

est cette dimensionalité du politique qui tire la société

empirique, mais aussi bien toutes ses auto-représenta­

tions « naturelles » ou devenues seconde nature, hors

d'elles-mêmes, et institue chaque individu, chaque groupe

d'individus, sujet politique, co-participant autonome à la

chose c o m m u n e .

Le demos n'est pas sujet, le principe du demos est

cette unique intentionalité anonyme, sans sujet positif

cernable, qui institue chaque individu c o m m e sujet poli­

tique, qui institue chaque individu dans sa liberté poli­

tique, le demos est « seulement » ce principe qui institue

le sujet politique c o m m e le « chacun » de l'égalité, de

2 . Miguel Abensour, « Lire Saint-Just », in Saint-Just, Œuvres completes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 35.

268

Page 264: Autour de Miguel Abensour

l'égale autonomie, disant par là m ê m e que le pouvoir

n'appartient à personne, à aucun sujet.

Le demos n'est rien de positif, il est dimensionalité

invisible et itinérante, infuse et diffuse dans la c o m m u ­

nauté, toujours à la fois partout et nulle part, n 'émer­

geant que par « clignotements », ici très attendu, là tota­

lement inattendu, car inédit.

L'Etat n'est rien de positif, il n'est pas sujet ; tel que le

définit Saint-Just, il ne se distingue pas de cette vie d u

demos , il n'est rien de séparé pour la société, il n'est pas

non plus immédiateté à soi de cette société, il n'est pas

simple spontanéité agissante ; il est résistance à soi de

toute prétendue immédiateté à soi, il est une certaine

modalité de la relation, ou mieux, de la concertation des

individus et des associations, il est ce dépassement de

l'immédiateté sociale o u privée des individus et de leurs

relations vers leur action concertée et démultipliée

c o m m e citoyens. Il est, précisément, médiation de l'indi­

vidu à lui-même et aux autres c o m m e médiation citoyenne,

il est cet avènement des individus au statut de sujets poli­

tiques ; c o m m e tel, il ne se distingue pas d u demos. Il est

cette modalité singulière de la concertation qui a son lieu

originaire en dehors des institutions, mais qui peut éga­

lement être portée par des institutionnels minoritaires

dans certaines périodes de crise ; j'y reviens plus bas.

269

Page 265: Autour de Miguel Abensour

L'État c o m m e « sujet » est illusion transcendantale,

l'État est « entre », entre les citoyens, entre la société et

l'État entendu c o m m e ensemble d'institutions, il est leur

résistance réciproque, il est entre l'État et l'État, écart à

soi de l'État c o m m e positivité instituée, résistance à soi

ou tension interne à l'État, il est résistance du pouvoir au

pouvoir, résistance réciproque du pouvoir et du droit,

résistance d u droit à lui-même, résistance d u « naturel »

au « positif», non c o m m e cette hypostase d'une « nature »

d u droit précédant le droit positif, mais c o m m e ce qui

n'est que cette résistance originaire du positif à lui-même

comme droit naturel, re-présentation symbolique de ce

qui n'est pas transcendance positive pour le droit positif ;

qui l'ouvre à du tout autre, à sa propre aspiration au

négatif, à cette insistance du négatif jusque dans la posi­

tivité la plus obstinée, au négatif qui hante le positif jus­

qu'en son cœur, c o m m e en son noyau d'absence.

Le demos n'est pas sujet, il est intentionnalité tout d'a­

bord indifférenciée qui s'articule en associations démul­

tipliées agissantes, il institue chacun c o m m e sujet poli­

tique à égalité avec chacun, il est entre les individus

c o m m e il est entre les communautés , il est cet écart à soi

et cette résistance à soi de toute individualité, de toute

« communau té » qui se réexprime c o m m e écart à soi de

toute instance de pouvoir instituée démocratiquement.

Et il empiète toujours-déjà sur toute individualité,

270

Page 266: Autour de Miguel Abensour

c o m m e sur toute communau té qui se reconnaissent en

régime démocratique.

Le demos a lieu en ce « lieu énigmatique de la vraie

démocratie' ».

Le demos est ce principe itinérant, saisissable comme tel

nulle part, en aucune des instances empiriques qui le repré­

sentent, il est cette illusion transcendantale qui oriente tous

nos acquiescements et toutes nos résistances à l'exercice d'un

pouvoir institué démocratiquement.

Il n'est « que » la re-présentation symbolique d u prin­

cipe de l'égalité c o m m e égale autonomie de chacun, il est

dès toujours et à jamais, en m ê m e temps que là où s'exerce

un pouvoir reconnu c o m m e légitime, toujours au-delà,

au-delà de tout lieu de pouvoir, toujours-déjà ailleurs

qu'en cet ici et maintenant d u pouvoir m ê m e le plus légi­

time, toujours-déjà « au-delà de tout lieu identique »

(Merleau-Ponty)4.

3. Miguel Abetisour, La Démocratie contre l'Etat, Paris, PUF, 1997, p. 13.

4 . Tel esc le sens radical du principe de division des pouvoirs : non pas simple séparation, chaque pouvoir s'exerçant sur son terrain pro­pre c o m m e sur un terrain de chasse gardée, mais cet écart à soi de tout pouvoit comme contre-pouvoir pour lui-même, c o m m e résistance non au pouvoir mais à sa tentation naturelle d'abuser de lui-même, de tourner contre sa destination son hubris, tentation de tout pouvoir

271

Page 267: Autour de Miguel Abensour

Q u ' e n est-il de l'institution de la liberté dans nos

démocraties post-modernes ? O ù en est le demos aujour­

d'hui ?

Considérée dans une certaine perspective, la situation

actuelle de nos démocraties ne semble guère brillante,

tout semble se passer c o m m e si la société démocratique

s'étant réfléchie sous l'horizon régulateur de la constitutio

libertatis, s'étant instituée expressément contre la servitu­

de, celle-ci trouvait dans l'institution de la liberté elle-

m ê m e le meilleur m o y e n de faire retour, de faire retour

c o m m e servitude volontaire ; « de par cette corruption

qui de l'organe de la liberté fait l'arme de la servitude »

(Rousseau).

C o m m e n t penser cette liberté qui nie l'autonomie,

qui se nie elle-même, non plus au n o m d'une hétérono-

mie, mais au n o m de l'autonomie elle-même, alors que

cette autonomie est devenue la référence officielle, est

devenue principe instituant pour nos sociétés ?

C o m m e n t penser, et surtout c o m m e n t faire pièce à

cette servitude volontaire, en régime de liberté démocra­

tique, en institution politique de la société qui s'est voulue

fût-il institué démocratiquement, sa tentation de s'émanciper de ce qui en démocratie fait sa condition de légitimité : l'égalité ; le pouvoir c o m m e égal pouvoir de chacun ne peut avoir son lieu qu'au-delà de tout lieu.

272

Page 268: Autour de Miguel Abensour

et pensée, déclarée c o m m e institution de l'autonomie

égale de chacun, de la souveraineté populaire ?

Il serait vain de chercher à apporter, en si peu de

temps, une réponse ferme et complète à ces questions ; je

m'interrogerai simplement sur deux ou trois aspects.

C e questionnement requiert, à m o n sens qu 'on en

passe par :

- une réflexion sur l'égalité qui fluidifie la fausse évi­

dence de sa compacité, de son immédiateté à soi ;

- un retour au sens radical de l'institution c o m m e

institution de la liberté, tel que l'a pensé, bien sûr, un

Rousseau5, mais aussi, plus inattendu6, Saint-Just ;

- une fluidification de l'institution de la liberté. La

démocratie n'est rien de substantiel par elle-même, mais

elle doit toujours-à-nouveau se donner substance si elle

ne veut pas se perdre dans la vacuité formaliste, nihiliste,

ou fondamentaliste ; elle est toujours-déjà occupée à se

donner substance, toujours-à-nouveau occupée à perdre

de sa substance. Elle a toujours-à-nouveau à réinventer sa

substance pour que celle-ci offre appui à son principe qui

5. Lui aussi mécompris car lu trop vite et à la seule lumière de la Terreur.

6. Découverte que m ' a permise la publication de ces œuvres com­plètes, par M . Abensour.

273

Page 269: Autour de Miguel Abensour

est négativité, qui a la fragilité et l'évanescence d u

négatif, de ce qui résiste.

L'égalité

Il n'est pas d'existence paisible pour l'égalité, l'égalité

n'advient que c o m m e « inapaisable inquiétude ».

L'égalité est partout et nulle part, toujours-à-la fois

dans l'ici-et-maintenant de l'exercice concret de tel pou­

voir déterminé, et dans l'anticipation indéterminée et

infinie c o m m e pouvoir égal de chacun.

L'égalité n'est rien de « positif » ; elle ne peut être que

c o m m e résistance, résistance non pas simplement à l'iné­

galité (des pouvoirs, des intérêts, etc.) mais à la « préfé­

rence », c o m m e le dit Rousseau, résistance non à une

simple nature mais à ce qui de cette nature est toujours-

déjà repris c o m m e principe, résistance à la m a x i m e de

contredire la m a x i m e éthique, dirait Kant. La force de la

législation doit toujours tendre à maintenir l'égalité, pré­

cisément parce que la force des choses tend toujours à

détruire l'égalité, disait Rousseau.

Instituer politiquement la liberté, c'est par le fait

l'instituer pour chacun à égalité - sinon on se retrouve

dans l'institution aristocratique o u monarchique.

L'institution de la liberté est, par principe, institution de

l'égalité. La « vraie démocratie » est cette rencontre

274

Page 270: Autour de Miguel Abensour

heureuse de liberté « et » d'égalité, elle est l'égalité

c o m m e égale autonomie de chacun, c o m m e égal droit de

chacun de participer à l'édification d u m o n d e c o m m u n ,

de la Res Publica. Si, sur le plan empirique, liberté et éga­

lité se disjoignent le plus souvent, sur le plan des principes

l'une est l'autre. Entre elles l'identité est de principe, une

identité toujours à retrouver, à réinventer, une identité

toujours manquee mais toujours manquee dans son

éternelle poursuite d'elle-même.

La démocratie, dit Jacques Rancière, « est ce pouvoir

paradoxal de ceux qui n'ont pas de titre à exercer le pou­

voir7 ». C e qui est un paradoxe pour la pensée, cette insti­

tution d u pouvoir égal des sans-pouvoir ne peut signifier

dans la pratique qu'une chose : légitimité de la résistance

des sans-pouvoir non pas « au » pouvoir, ce qui, stricto

sensu, ne veut rien dire, mais à tous les abus du pouvoir,

que celui-ci soit institué ou non, qu'il soit social ou de

« représentation », à toutes les figures de Y hubris de la

liberté qui est toujours émancipation de la liberté à l'é­

gard de sa condition de légitimité, l'égalité, à l'égard de

l'égalité c o m m e de sa condition restrictive : condition de

légitimité, condition de sens, et limite.

7. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, coll.

« Folio «.Essais, 1998, p. 17.

275

Page 271: Autour de Miguel Abensour

Retrouver le sens radical de l'institution

« N o u s vous proposons des institutions civiles par les­

quelles u n enfant peut résister à u n h o m m e puissant et

inique. »

Contrairement à ce qu 'on lui fait souvent dire, Saint-

Just a fort bien compris la nécessité de la médiation insti­

tutionnelle pour instaurer l'égalité c o m m e égale autono­

mie ; il l'a comprise n o n c o m m e garantie première et

dernière, suffisante pour la liberté, mais c o m m e ce qui

offre appui à la résistance du (tout) faible au fort, ce qui

permet que cette résistance ne soit pas vain héroïsme,

aussitôt écrabouillé par les « factions ».

L'institution de la liberté n'est pourtant pas condition

suffisante pour la liberté, elle offre à une liberté qui a sa

source en dehors d'elle, elle offre à la résistance du tout

faible, et de ceux qui se solidarisent avec lui, cette résis­

tance de toute autre sorte qu'est celle de sa durabilité, de

sa massivité substantielle, elle offre son « impassibilité »,

son « immortalité ».

Saint-Just ne voit donc pas dans les institutions de

liberté u n « substitut » à l'action politique plus directe

pour l'égalité, mais seulement une condition pour don­

ner à celle-ci u n ferme appui. L'institution de la liberté

est la condition de la liberté. Mais la liberté ne s'y laisse

pas emprisonner.

276

Page 272: Autour de Miguel Abensour

Encore faut-il que ces institutions (re)deviennent sen­

sibles à ce sens radical qui s'y est déposé ; leur seule

« impassibilité » est insuffisante, elle se retourne facile­

ment en indifférence, et plus, en résistance à la résistance.

Cela implique que cette dimension de la résistance qui

est plus vieille que toute institution, doit demeurer pré­

sente, doit résonner, en quelque manière, en chacune des

instances re-présentatives de l'institution de la liberté,

depuis la plus visible, car la plus radicale, la plus directe,

telle auto-représentation directe d u peuple dans une

action de désobéissance civile, par exemple, jusqu'à la

plus indirecte, telle une décision prise par une haute

institution d'autorité, par exemple, par u n Président de

la République ou par une cour suprême. Inutile de pré­

ciser que les occupants empiriques de ces lieux de la

représentation sont rarement à la hauteur de leur mis­

sion.

L'autorité dont se voient investies certaines institu­

tions n'est pas u n autre pour le peuple, elle est le peuple

souverain lui-même se donnant la médiation de ce

m o m e n t d'inégalité pour mieux rejoindre son principe,

pour échapper à la fascination par l'immédiateté à soi des

« volontés », et à la confusion de son exercice plus direc­

te de la démocratie avec ces « volontés », une confusion

qui est toujours identification d u légitime à la volonté d u

plus fort.

277

Page 273: Autour de Miguel Abensour

La servitude volontaire, mal radical pour la démocratie

L'institution de la liberté n'est rien de substantiel, elle

avance et elle recule à l'intérieur d'elle-même, elle n'est

que poussée et contre-poussée : poussée vers l'égalité et

contre-poussée de l'arbitraire ou de la « préférence »,

poussée vers l'égalité de pouvoir et contre-poussée d u

pouvoir d u plus fort, pouvoir d u plus fort qui a pour lui

la force, et résistance qui n'a pour elle que son propre

conatus, que l'exigence quelle est à elle-même.

E n u n sens il n'y a rien en dehors de la démocratie ;

elle est à elle-même sa propre exigence et sa propre ten­

tation d'en démordre avec cette exigence, elle est à elle-

même sa propre résistance, résistance à la tentation naturel­

le de la corruption comme auto-corruption.

L'institution de la liberté est d'emblée divisée, distor­

due entre son aspiration, et sa destination essentielle, et

sa « nature ».

Telle semble bien être la singularité de la servitude

volontaire en démocratie : elle naît au cœur m ê m e d u

principe instituant, elle doit, pour être efficace, occuper

ce cœur, elle est corruption du principe instituant lui-

même, elle est pour la démocratie, mal radical, mal à la

racine.

278

Page 274: Autour de Miguel Abensour

La démocratie est institution et nature : la liberté

auto-instituante est doublée dès l'origine de la tentation

naturelle de la corruption, qui prend, en institution de la

liberté, plus naturellement encore qu'en régime monar ­

chique ou despotique, la figure de la servitude volontaire.

C e « malencontre » qui retourne la liberté en servitude

volontaire est, en institution de la liberté, rencontre mal­

heureuse de la liberté avec elle-même ; il ne résulte pas

simplement de l'obstacle extérieur opposé à la liberté par

l'oppression, la servitude est mal à la racine de cette insti­

tution, mal radical pour l'institution démocratique de la

société. L'institution de la liberté est travaillée au flanc, et

m ê m e au cœur, par cette impossible possibilité du désir

de pouvoir et du désir de servitude qui semble précéder

et c o m m e « prévenir » le premier, qui semble en être

c o m m e la condition transcendantale de possibilité.

L'institution de la liberté ne permet l'oppression qui la

nie que parce qu'elle est travaillée en son cœur par le

désir de servitude. L'oppression est « seulement » mal

empirique pour la démocratie, mais la servitude volon­

taire, cette liberté qui nie l'autonomie, qui se nie elle-

m ê m e , au n o m de l'autonomie elle-même, est mal radi­

cal, mal à la racine de la démocratie, auto-tromperie. La

servitude volontaire, ce désir du pouvoir — qui est indisso-

ciablement fascination par le pouvoir de l'autre et désir

d'occuper soi-même le lieu du pouvoir, reçoit en institution

279

Page 275: Autour de Miguel Abensour

de liberté le meilleur alibi, elle prend le masque de l'exi­

gence de liberté.

Considérée dans ses effets les plus évidents et m ê m e

les plus massifs, la situation actuelle de nos démocraties

semble bien donner à nouveau figure menaçante à ce

malencontre fondamental de la liberté et de l'égalité, ou

de la liberté avec elle-même, c o m m e si la rencontre heu­

reuse de liberté et d'égalité se voyait le plus souvent

court-circuitée et retournée en la dialectique de l'oppres­

sion et de la servitude volontaire.

Mais on peut aussi bien faire le constat opposé : tout

s'est passé c o m m e si, depuis sa fondation, l'institution

démocratique de la société n'avait eu de cesse de tirer

toujours plus sur le fil de cette pelote enchevêtrée de

quasi-principes qu'elle a trouvés un jour pour s'instituer,

de filer et de dévider toujours plus cette pelote princi-

pielle, de chercher toujours une nouvelle articulation

symbolique pour ce schématisme sans scheme qu'est le

juste politique c o m m e égale autonomie de chacun,

c o m m e souveraineté populaire, c o m m e pouvoir consti­

tuant continu.

C o m m e si, ayant encore c o m m e n c é toutes « petites »

dans leur audace d'instituer la liberté elle-même c o m m e

principe politique fondateur, les sociétés démocratiques

fouillaient dans ce principe indéterminé et y découvraient

280

Page 276: Autour de Miguel Abensour

toujours plus de ces « droits contre » (c'est u n constat

que fait Mireille Delmas-Marty) , y redécouvraient

chaque fois u n peu plus de la part articulable de ce néga­

tif, articulable en pouvoirs, droits, institutions, de sorte à

faire ressortir progressivement toute la radicalité perdue

de son principe instituant.

Et, en effet, on assisté, durant ces dernières années, au

surgissement et à la démultiplication de ces « auto-repré­

sentations directes » que sont les associations libres et

autres comités-citoyens, tant à l'échelle mondiale, qu'à

l'échelle nationale et parfois locale.

Mais on a également assisté à un p h é n o m è n e beau­

coup plus paradoxal, à des remous tout à fait inédits au

sein m ê m e des institutions de l'Etat, ces lieux supposés

les plus rétifs au principe-résistance : « fronde des juges »,

entamée en Italie par l'opération « mains propres »,

poursuivie en France, en Belgique, et jusque dans la prin­

cipauté de M o n a c o , haut magistrat italien en appelant en

pleine séance inaugurale de l'année judiciaire à « résister,

résister, résister », petit juge belge très peu « médiatique8 »

sortant de sa réserve naturelle pour interpeller, dans une

8. U n petit juge qui a fait ses preuves c o m m e fidèle serviteur de

l'Etat de droit, tant dans l'affaire des enfants martyrisés que dans

d'autres affaires criminelles : assassinat d 'un ministre d'Etat, affaires

de terrorisme, etc.

281

Page 277: Autour de Miguel Abensour

lettre ouverte, en m ê m e temps que son roi, le peuple de

son pays, et pour dénoncer la dérive mafieuse de son

Etat, traitant publiquement cet Etat d'« Etat délinquant ».

Hauts fonctionnaires nationaux et européens sortant du

bois pour informer l'opinion que ce sont jusqu'aux insti­

tutions de contrôle et de contre-pouvoir les plus poin­

tues, créées pour faire pièce aux abus des pouvoirs insti­

tués, et au crime organisé lui-même, qui sont infiltrées et

parfois noyautées non seulement par la « préférence »,

mais par ce crime lui-même ( O L A F 9 , Commission anti­

mafia en Italie). Ces hauts fonctionnaires, ces petits juges

lancent un cri d'alarme dénonçant des dérives devenues

si massives qu'elles représentent une atteinte directe, qui

peut devenir mortelle, au cœur m ê m e de l'institution de

la liberté.

Ces m ê m e s institutionnels nous font cette annonce

qui n'est paradoxale qu'en apparence, qu'ils ne peuvent

plus exercer leur fonction de fidèles serviteurs de l'État

de droit qu'en résistant. E n résistant contre les abus de

pouvoir, mais tout autant et plus contre toute la servitu­

de volontaire des faux et viles « serviteurs de l'État » qui

aussitôt se disposent autour de ces abus c o m m e une

armée et c o m m e une armure invisibles, camouflée dans

9. Office européen de Lutte Anti-Fraude.

282

Page 278: Autour de Miguel Abensour

la nuit procédurale où toutes les vaches sont grises,

depuis les plus honnêtes jusqu'aux plus criminelles.

Par leur résistance, ces institutionnels minoritaires

reprennent le contact avec la radicalité d u principe qui a

présidé à l'institution de leurs fonctions, celles-ci fussent-

elles celles de la plus haute autorité. Tout se passe c o m m e

s'ils se voyaient investis de l'obligation de redonner visi­

bilité à la fois politique et institutionnelle, visibilité

directe, et non plus indirecte, à cet « excès de l'Etat sur

lui-même ».

Tous ces institutionnels se sont retrouvés dans u n état

d'urgence : ils assistent à la métamorphose, sans auto­

résistance effective, de cet Etat de droit dont ils se sont

voulus les fidèles serviteurs, non pas en Léviathan, mais

au contraire en État-Béhémoth, ce non-Etat, cet Etat d u

chaos et d u non-droit.

Avec pourtant cet autre aspect hautement paradoxal

que c'est bel et bien avec l'appui précieux d'autres insti­

tutionnels, se faisant, ceux-là, serviteurs volontaires de ce

démantèlement, et qui ne veulent rien savoir de cet

« excès de l'État sur lui-même », que le formalisme d u

droit se vide de sa substance pour favoriser l'avancée de

Béhémoth au n o m m ê m e d'une défense du Léviathan,

d 'un Etat de droit identifié abusivement au Léviathan.

283

Page 279: Autour de Miguel Abensour

Rappelons-nous ce que nous disait Franz N e u m a n n

dans son ouvrage incontournable publié dans la collec­

tion «Critique de la politique» dirigée par M . Abensour :

ce sont non seulement les criminels mais aussi ces « fidè­

les serviteurs de l'Etat » qu'étaient les juges allemands

qui, au n o m d'une application scrupuleuse des règles

juridiques, ont contribué à faire métamorphoser leur

État en Etat criminel. O n peut s'inquiéter de constater

de fortes analogies avec ce qui se produit aujourd'hui

dans nos État de droit.

C e retrait de l'État, cette progression de Béhémoth

c o m m e Léviathan, cette avancée du vide et du chaos

contre la libre cohésion de l'État de la liberté, cette

monstruosité tant réelle que conceptuelle d 'un État-

Béhémoth s'identifiant à son propre leurre c o m m e État-

Léviathan, signifie l'abandon radical, au n o m des libertés

fondamentales, des faibles et leur condamnation au vain

et souvent mortel héroïsme de la liberté ou à la résigna­

tion (complaisante) à la servitude volontaire.

Sauf à reconstituer du politique à contre-courant de

ce qui prend toujours plus la figure d 'un fléau quasi-

naturel. Sauf à réinstituer expressément le principe insti­

tuant la démocratie c o m m e résistance. Sauf à reconsti­

tuer des espaces de représentation plus directe du demos,

des espaces suffisamment consistants pour inciter, pour

284

Page 280: Autour de Miguel Abensour

obliger les espaces de la représentation à reprendre le

conattts démocratique qui s'y exprime.

Depuis la fondation de nos démocraties, on n'a pas

cessé d'intégrer dans nos constitutions, qui centraient

tout leur propos, au départ, sur le pouvoir représentatif

et ses principes organisationnels, de nouveaux droits.

Pourtant, tantôt ces droits s'inscrivaient encore, c o m m e

tels, dans un cadre préétabli qu'il n'était pas question de

remettre en question : celui de la représentation, et ils ne

recevaient que le statut d'« amendements » ; tantôt ils

étaient pensés c o m m e droits de « l'individu », tels les

disabling provisions, droits contre l'État, et ils perdaient

par là leur ampleur de sens proprement politique.

Les droits d'association, et d'expression sont apparus

eux-mêmes c o m m e des droits « réactifs », au mieux

c o m m e des suppléments d ' â m e pour une Constitution

dont le propos principal demeurait et demeure centré sur

le pouvoir représentatif, et ses principes organisationnels,

les citoyens se positionnant tout au plus c o m m e des péti­

tionnaires ou des référendaires.

Ces droits « contre » s'y intégraient, s'y intègrent, de

manière lisse, ils y apparaissent c o m m e une sympathique

concession faite par le gouvernement à son peuple, dans

l'oubli de la radicalité résistante qui les a rendu possibles,

et, pour le gouvernement, nécessaires.

285

Page 281: Autour de Miguel Abensour

Tout semble donc s'être passé c o m m e si, à peine

reconnus, et par la manière dont ils recevaient recon­

naissance constitutionnelle, ces « droits contre » se

voyaient neutralisés dans leur charge de résistance. Il s'a­

gissait de pacifier le rapport au pouvoir et non d'en assu­

mer, d'en déclarer la dimension de tension et de distor­

sion, de résistance c o m m e dimension originaire, et donc

irréductible.

Corrélativement, le droit de résister se voyait lui-

m ê m e mis hors jeu, en dehors ou à la limite de l'institu­

tion de la liberté, par la manière m ê m e dont il était

reconnu par certaines constitutions : un droit à la résis­

tance était posé c o m m e une sorte d'ultime recours, de

« tout ou rien », la résistance ne pouvant signifier que la

sortie hors d 'un Etat de droit tout plein de sa positivité

instituée, pré-constitué, que ce fût pour le meilleur ou

pour le pire.

C e face-à-face entre Etat de droit et droit à la résistance

a paradoxalement neutralisé le principe-résistance. Car, au

bout du compte, cela a abouti à faire apparaître les véritables

mouvements de résistance démocratiques c o m m e m e n a ­

çants pour la démocratie, c o m m e illégitimes.

Mais dans le m ê m e temps, progressait et continue

de progresser u n sens plus radical d u droit de résister,

plus radical aussi au sens où il exprime une sensibilité

286

Page 282: Autour de Miguel Abensour

à soi de l'État démocratique c o m m e cet excès de l'État

sur lui-même qu'est l'institution de la liberté ; le droit

d'opposer résistance au pouvoir abusif apparaissait n o n

c o m m e droit périphérique, ou c o m m e droit « addi­

tionnel », mais c o m m e noyau de l'institution de la

démocratie.

Dans le texte qu'elle a consacré à la question de la

désobéissance civile, H . Arendt avait prédit, et l'avenir

lui a donné raison au-delà de toute anticipation possible,

que la désobéissance civile jouerait dans les démocraties

modernes un rôle toujours plus important. Quelques

quinze ans plus tard, R . Dworkin constate que c'est, en

effet, ce qui s'est produit et continue de se produire

dans nos démocraties contemporaines.

Mais aussi, plus inattendu, résistance de la part de

ceux-là m ê m e s que nous avions coutume d'identifier au

pôle de l'autorité institutionnelle. Résistance paradoxale,

mais non moins authentique : c'est au n o m de la stabi­

lité, de la durabilité des institutions de la liberté que cer­

tains institutionnels entrent en résistance, reprennent le

geste inaugural, contre une déstabilisation qui n'a plus

rien à voir avec cette « instabilité instituée » par l'inapai-

sable inquiétude qui en est la radicale négation.

La résistance aujourd'hui est devenue paradoxalement

résistance pour l'institution de la liberté contre sa perversion

287

Page 283: Autour de Miguel Abensour

en État-Béhémoth, fagocyté par des « pouvoirs sociaux »

bien plus puissants que ce pouvoir étatique10.

Des pouvoirs aidés efficacement par les défenseurs

traditionnels de l'Etat-Léviathan, de cet Etat qui ne se

reconnaît aucune altérité effective.

D e sorte que tout se passe c o m m e si avait c o m m e n c é

de se développer une solidarité inédite, solidarité trans­

versale entre ces citoyens dont c'était la tradition de résis­

ter contre l'Etat Léviathan et ces institutionnels qui cher­

chent à résister à la métamorphose de l'Etat de droit en

État-Béhémoth.

Ces ébranlements socio-politiques n'ont pas encore

reçu la reconnaissance constitutionnelle qui leur offrirait,

c o m m e principe régulateur, c o m m e horizon auquel

orienter leur jugement et leur action, une auto-réflexion

plus ajustée à leur sens.

1 0 . U n seul exemple : ce qui pour les révolutionnaires français

était une garantie de la liberté d'expression contre le pouvoir abusif de

l'Etat devient aujourd'hui, de manière urgente, l'obligation de l'État

d'intervenir pour garantir cette m ê m e liberté d'expression contre la

monopolisation du pouvoir de l'information par de grands groupes

financiers.

288

Page 284: Autour de Miguel Abensour

Constitutio libertatis

« C'est parce que la démocratie est "l'énigme résolue

de toutes les constitutions", [...] et qu'elle se sait être

cette solution [...} qu'elle va parvenir à éviter que l'ob-

jectivation constitutionnelle ne dégénère en aliénation

politique. [...] Ainsi renvoyée au fondamental, mise en

rapport avec l'énergie d u sujet, la constitution démocra­

tique ne se réifie pas, ne se cristallise pas, ne s'érige pas

en tant que puissance, forme étrangère au-dessus d u sujet

et contre lui" ».

O n voit encore trop souvent dans les principes

constitutionnels ce que certains appellent le « moment

dogmatique », auquel il faudrait donc que notre liberté

se soumette, il faudrait qu'elle renonce, en quelque sorte,

à une part d'elle-même, pour adhérer à ce qui la précéde­

rait. C'est une vision bien positiviste des choses.

Concernant la constitutio libertatis, cette vision repose

sur un malentendu, et m ê m e sur un contre-sens fonda­

mental.

La Constitution de la liberté n'est ni l'égalité précédant

l'exercice de la liberté, et imposant à celle-ci sa contrainte

extérieure, ni garantie ultime pour cette liberté.

11. Miguel Abensour, La Démocratie contre l'Etat, op. cit., pp. 64-65.

289

Page 285: Autour de Miguel Abensour

Par ses principes, la constitutio libertatis ne freine ni

n'ampute la souveraineté populaire, ou le pouvoir du

peuple c o m m e demos, elle fait advenir le peuple c o m m e

demos en le déclarant c o m m e sujet et objet de lui-même

- « we the people » — et elle en articule différents

« m o m e n t s ». Elle ne le chapeaute ni ne le précède, elle le

méta-morphose en re-présentations symboliques tou­

jours seulement partielles, en pouvoirs inachevés, en

droits et principes qui sont d'ailleurs plutôt des schemes

principiéis que des principes faisant bloc avec leur posi-

tivité supposée, elle métamorphose ce pouvoir du peuple

qui dans son cheminement vers lui-même sécrète c o m m e

des officines d'auto-réflexivité, d'auto-représentation plus

ou moins directe, plus ou moins indirecte, qui sont

autant de momen t s d'auto-réflexion, d'auto-réinstitution.

Ces instances ne faisant que re-présenter pour le peu­

ple, de manière partielle et démultipliée, le pouvoir de ce

peuple, peuvent toujours retourner leur pouvoir contre

l'intention totale qui les a trouvées un jour pour s'y

exprimer partiellement, contre la souveraineté populaire

c o m m e acte constituant continu.

Loin d'être « m o m e n t dogmatique » auquel devraient

se soumettre toutes les autres instances re-présentatives

du demos, y compris ces « auto-représentations directes »

que sont les associations citoyennes, la constitution est

pour les initiatives citoyennes tout autant que pour

290

Page 286: Autour de Miguel Abensour

celles du gouvernement « m o m e n t réfléchissant ». N i

moins ni plus. Elle n'est pour la souveraineté populaire

fondation et limite, que parce qu'elle réfléchit pour ce

pouvoir populaire ce qui est sa dimension propre,

c o m m e auto-institution c o m m e auto-nomie.

N i antérieure ni supérieure, la Constitution de la

liberté est toujours-déjà-là, mais il s'agit d 'un toujours-

déjà qui ne peut faire bloc avec lui-même, étant l'« acte

constituant continu » dans sa reprise symbolique, elle est

« m a n q u e opérant » (Merleau-Ponty) qui n'a nulle autre

présence que dans sa reprise et sa re-présentation, tou­

jours-à-nouveau renouvelée, c o m m e auto-transcendance

de tout acte, de toute décision de tout pouvoir politique

empirique s'exerçant en institution de la liberté, et en

référence à celle-ci.

La Constitution de la liberté n'est rien d'autre que la

liberté elle-même instituant son propre futur c o m m e

éternel retour de l'acte constituant continu, n'instituant

rien d'autre que ce futur de libre reprise ré-instituante.

Constitutionnaliser la désobéissance civile

C'est dans une telle perspective que l'on peut c o m ­

prendre le regret émis par H . Arendt de ce que le droit,

et plus, Y institution des associations citoyennes n'ait pas

été intégrée dans la Constitution américaine ; de m ê m e

291

Page 287: Autour de Miguel Abensour

que l'importance accordée par H . Arendt à la possibilité

de constitutionnaliser la désobéissance civile, qui n'est

rien d'autre pour elle que l'expression radicalisée de cette

liberté d'association. « Découvrir une formule permet­

tant de constitutionnaliser la désobéissance civile serait

u n événement d'une importance majeure, aussi significa­

tif peut-être que la fondation, voici près de deux siècles,

de la constitutio libertatis u ».

Aussi significatif que la fondation elle-même ; cela ne

peut signifier qu'une chose : refondation donc, mais

refondation c o m m e remémoration de l'acte radical qui a

présidé à l'élaboration de cette Constitution. Refondation

qui n'ajoute rien à la première fondation, si ce n'est cette

sensibilité plus grande à soi d u principe-égalité, du prin­

cipe d'égale autonomie, c o m m e principe de résistance.

Il s'agit bien, en effet, pour H . Arendt, d'introduire la

désobéissance civile n o n c o m m e simple droit à côté d'au­

tres droits, mais c o m m e « institution politique ». La pro­

position de constitutionnaliser la désobéissance civile est

expressément avancée par H . Arendt c o m m e l'expression

du retour d u demos à ses propres sources lorsque les insti­

tutions qu'il a u n jour trouvées pour se re-présenter

faillissent à leur mission.

12. Hannah Arendt, « D e la désobéissance civile », Du mensonge

à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 90.

292

Page 288: Autour de Miguel Abensour

H . Arendt rappelle que les débats sur la désobéissance

civile ont redémarré en Amérique à partir d 'une situation

de nécessité qui fut une alerte. Lorsque les institutions

établies de la liberté cessent de fonctionner correctement

et que ses autorités perdent leur pouvoir, les associations

volontaires entrent en désobéissance civile, et le désaccord

devient résistance1''.

Je ne pense pas d u tout exagéré d'en dire autant de la

situation dans laquelle est replongée notre m o n d e

contemporain ; l'état d'urgence est sans doute plus

manifeste encore. Cela devient m ê m e l'évidence si nous

considérons l'affaissement dramatique de nos institu­

tions de représentation, si nous considérons l'effondre­

m e n t tout aussi dramatique de tous nos contre-

pouvoirs1**, quand ces contre-pouvoirs ne sont pas

purement et simplement infiltrés, et parfois noyautés par

13. Ibid., p. 109. [Je souligne A . - M . R.]

14. En particulier du contre-pouvoir des medias qui, dès lors qu'il

se trouve confronté à une affaire à la fois très sérieuse pour la Cité et

très problématique pour son pouvoir officiel, font de plus en plus

dans la servitude volontaire, et invoquent l'obligation et la passion de

l'auto-critique pour pratiquer de manière d'autant plus dévergondée

une auto-censure qui frise Vomertà. Figure de Fauto-tromperie, figu­

re du mal radical qui en dit long sur l'effondrement du principe-

démocratie.

293

Page 289: Autour de Miguel Abensour

ceux-là m ê m e s contre lesquels ils doivent exercer leur

résistance.

Constitutionnaliser la désobéissance civile ce serait

faire de celle-ci u n droit constitutionnel qui serait bien

plus qu 'un droit parmi d'autres, bien plus m ê m e qu 'un

droit « contre » de plus ; u n droit qui, lorsqu'on entrou­

vre sa boîte noire laisse entrevoir une dimensionnalité

qui le déborde lui-même de toutes parts, et contamine à

distance tous les autres droits et pouvoirs. La désobéis­

sance civile ne fait que donner visibilité plus directe, sans

pourtant lui donner visibilité totale ou pleine présence,

au principe instituant nos démocraties qui demeure, qui

devrait demeurer agissant jusque dans les décisions les

plus « intégrées ». E n étant constitutionalisée, la dés­

obéissance civile deviendrait une « institution » qui

aurait validité exemplaire pour toutes les autres.

Constitutionnaliser la désobéissance civile, ce ne

serait rien d'autre qu'enfin donner visibilité constitu­

tionnelle expresse et n o n plus implicite, directe, et n o n

plus indirecte, articulée et n o n plus enfouie, au principe-

résistance, à ce « négatif», articuler en principe constitu­

tionnel ce qui est le paradoxe fondateur de la démocratie :

une Constitution accordant autorité constitutionnelle à

la résistance.

294

Page 290: Autour de Miguel Abensour

Cette promotion arendtienne de la désobéissance

civile au statut d'institution exemplaire ne rend pas la

penseuse du politique aveugle à la possibilité d u mal

radical jusqu'en ce lieu privilégié d'expression d u demos.

A la suite de Tocqueville, Arendt reconnaît que ces asso­

ciations elles-mêmes peuvent devenir le lieu d'une nou­

velle hubris du pouvoir. E n institution de la liberté, c'est

m ê m e parfois la meilleure stratégie pour prendre un

pouvoir illégitime1 ,̂ et exploiter le désir de servitude

volontaire, la haine cachée de la liberté chez certains

membres de ces mouvements pour imposer, sous l'éten­

dard de la liberté, sa propre haine cachée de la liberté.

Pas de garantie ultime contre la servitude volontaire,

ni contre la renaissance du désir d u pouvoir, y compris

en ces lieux les plus propres à la liberté. Pas d'autre

garantie que « le miracle de la liberté ».

Telle est la grandeur et telle est la finitude, telle est

l'extrême fragilité de l'institution de la liberté : de m ê m e

qu'elle peut redonner vie à la liberté là m ê m e où on ne

l'attendait plus, de m ê m e qu'elle est pour la liberté la

plus grande chance, de m ê m e , et pour les m ê m e s raisons,

15. Par exemple se donner le masque de la dissidence contre l'op­

pression, de l'« alternatif», de l'altermondialisme, de Fanti-capitalis-

m e et proposer un monde, en effet, radicalement autre, celui du fon­

damentalisme.

295

Page 291: Autour de Miguel Abensour

elle peut se renverser, y compris en des lieux expressé­

ment institués pour donner force à la liberté, en l'éter­

nelle dialectique du despotisme et de la servitude

volontaire.

Page 292: Autour de Miguel Abensour

Présentation des auteurs

Miguel Abensour (France)

Miguel Abensour est professeur émérite de philoso­

phie politique à l'université de Paris VII et directeur de

la collection « Critique de la politique » chez Payot. Son

œuvre, centrée sur la théorie politique, se concentre sur

les notions d'utopie, d'héroïsme et de démocratie. Il a

participé aux revues « Textures », « Libre » et il est m e m b r e

du comité de rédaction de la revue « Tumultes ».

Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le procès

des maîtres rêveurs (Ed. Sulliver, 2000), L'utopie de

Thomas More à Walter Benjamin (Sens & Tonka, 2000)

et récemment La démocratie contre l'Etat. Marx ou le

moment machiavélien (2' éd. Le Félin, 2004). Il a aussi,

en collaboration avec A n n e Kupiec, publié les œuvres

complètes de Saint-Just en « Folio » (2004).

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Page 293: Autour de Miguel Abensour

Monique Boireau-Rouillé (France)

Monique Boireau-Rouillé est maître de Conférences

en science politique à l'Université Paris IX, Dauphine.

Martin Breaugh (Canada)

Martin Breaugh est chercheur postdoctoral ( C R S H )

à la Chaire de Recherche du Canada en Mondialisation,

Citoyenneté et Démocratie de l'Université du Québec à

Montréal. Il est également professeur à temps partiel en

pensée politique à l'Ecole d'études politiques de

l'Université d'Ottawa. Il vient de publier un article sur le

retour de la philosophie politique en France dans la

revue Politique et Sociétés qui lui a valu la mention d'hon­

neur du Prix Léon-Dion attribué au meilleur article

scientifique publié au cours des trois dernières années

(2005).

Monique Chemillier-Gendreau (France)

Monique Chemillier-Gendreau est professeur émérite

de droit public et de sciences politiques à l'Université

Paris VII-Denis Diderot et a pratiqué le droit auprès des

juridictions internationales. Elle m è n e depuis quelques

années une réflexion sur la fonction du droit international :

instrument de reproduction ou de résistance à la m o n ­

dialisation ?

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Page 294: Autour de Miguel Abensour

Elle est l'auteur entre autres ouvrages de Humanité et

souverainetés. Essai sur la fonction du droit international,

(La Découverte, 1995), de L'Injustifiable. Essai sur les

politiques françaises de l'immigration (Bayard Société,

1998) et, dernièrement, de Droit international et démo­

cratie mondiale. Les raisons d'un échec (Textuel, 2002).

Fabio Ciaramelli (Italie)

Professeur de philosophie, Fabio Ciaramelli enseigne à

l'Université de Catane. Il est m e m b r e du comité de rédac­

tion de la Revue philosophique de Louvain et des Cahiers

d'études lévinassiennes. Il a publié en français plusieurs

articles sur Levinas. Il est l'auteur de Transcendance et

éthique : essai sur Lévinas (Ousia, 1989), Lo spazio simbólico

délia democrazia (Città aperta éd., 2003), Creazione e

interpretazione délia norma (Città aperta, cop.2003).

Patrick Cingolani (France)

Patrick Cingolani est Professeur de sociologie à

l'Université Paris X-Nanterre, chercheur au laboratoire

I D H E / C N R S (Institutions et dynamiques historiques

de l'économie). Il a écrit entre autres ouvrages L'Exil du

précaire — récit de vies en marge du travail (Méridiens-

Klincksieck, 1986), Morale et société (Méridiens-

Klincksieck, 1995), La République, les sociologues et la

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Page 295: Autour de Miguel Abensour

question politique (La Dispute, 2003) ou encore La

Précarité (PUF, 2005).

Marilena D e Souza Chaui (Brésil)

Professeur de philosophie à l'université de Sao Paulo,

ancienne secrétaire à la culture de la ville de Sao Paulo

(1989-1992), Marilena D e Souza Chaui est cofondatrice

du parti des travailleurs. Auteure de plusieurs ouvrages,

spécialiste de Spinoza, Marilena Chaui est Docteur

Honoris Causa de l'Université Paris 8.

Cristina Hurtado-Beca (Chili)

Docteur en science politique, Cristina Hurtado-Beca

a été Maître de Conférences à l'université Paris VIII et a

enseigné à l'Université de Santiago du Chili. Elle est l'au­

teur notamment de Le mode d'appropriation des idées

républicaines européennes au XIX siècle au Chili : Le cas

Lastarria (1817-1888) (Atelier national de reproduction

des thèses, 2000).

Martin Legros (Belgique)

Doctorant de science politique à F Université de Paris VII

sous la direction du professeur Miguel Abensour, Martin

Legros poursuit des recherches sur les analyses philoso­

phiques contemporaines de la démocratie.

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Page 296: Autour de Miguel Abensour

Anne-Marie Roviello (Belgique)

Philosophe, chargée de cours associée à l ' U L B ,

l'Université Libre de Bruxelles, Anne-Marie Roviello est

l'auteur de nombreuses publications de philosophie,

politique et éthique, dont L'institution kantienne de la

liberté (Ousia, 1984) et Sens commun et modernité chez

Hannah Arendt (Ousia, 1987) et, dernièrement II faut

raison garder (Editions Q u o r u m ) , traitant de l'affaire

Dutroux et consorts.

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Page 297: Autour de Miguel Abensour

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