autisme : donner la parole aux parents

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Le débat est très vif aujourd’hui autour des soins apportés à l’autisme. Pour ou contre la psychanalyse, pour ou contre les thérapies comportementales, pour ou contre certaines méthodes venues des Etats unis…Au-delà des idées toutes faites ce livre donne la parole aux parents de ces enfants autistes. Que vivent- ils réellement ? Comment ressent-ils les différents traitements ? A quels problèmes sont- ils confrontés ? Un livre important qui veut, au-delà des idéologies, renouer avec la réalité du quotidien. Un livre qui par son apaisement aidera tous ceux qui –parents ou professionnels- vivent dans l’entourage d’un enfant autiste.

TRANSCRIPT

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Table

Avant-propos ............................................................................................................................................7

Sigles employés dans ce livre ..................................................................................................................9

Introduction, par le professeur Jacques Hochmann .............................................................................. 11

La méthode ............................................................................................................................................ 53

Le diagnostic .......................................................................................................................................... 59

Les approches thérapeutiques .............................................................................................................. 79

Angoisses et culpabilité des parents ................................................................................................... 113

La scolarité ........................................................................................................................................... 131

Les lieux de soin ................................................................................................................................... 157

Autisme : devenir un adulte ................................................................................................................ 179

Conclusion, par le professeur Pierre Delion ......................................................................................... 197

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Introduction

Ce livre s’inscrit dans un contexte particulier, celui d’une bataille engagée, il y a déjà une trentaine d’années, par un groupe de parents d’enfants autistes ardemment opposés aux pratiques dominantes dans la pédopsychiatrie fran-çaise et aux théories auxquelles ces pratiques se référent. Récemment ranimée par l’opposition non moins violente d’associations militantes à une technique de soins par-ticulière (en fait assez rarement utilisée), le packing – ou technique des enveloppements humides, assimilée par ces associations à une maltraitance –, cette bataille est livrée actuellement au profit de la promotion quasi exclusive d’une méthode éducative comportementaliste, l’ABA (Applied Behavior Analysis). Elle vient de remporter un premier succès. En effet, sous la pression d’un véritable lobby de parents, institués en seuls porte-parole des autistes, la Haute Autorité de santé a publié des recommandations dont certains passages peuvent être interprétés comme un désaveu de l’ensemble du service public de pédopsy-chiatrie organisé dans notre pays, depuis des circulaires

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ministérielles datant de 1972, et comme une réorientation des prises en charge, jusque-là multidimensionnelles et d’inspiration éclectique, vers la seule régulation du compor-tement et la normalisation des personnes autistes. On n’in-sistera pas ici sur les méthodes utilisées par cette Autorité pour parvenir à un soi-disant consensus, en ne prenant pra-tiquement pas en compte la parole et les publications des équipes qui accueillent en France la majorité des personnes autistes. On n’insistera pas non plus sur le curieux manque d’engagement des ministères intéressés, pour défendre leurs personnels victimes d’une véritable campagne de désinfor-mation sinon de diffamation, voire sur leurs ralliements, sans débat préalable, à la mise en cause caricaturale d’une politique de santé publique qui reste cependant officiel-lement celle de l’État.

En affirmant la « non-consensualité » de ses méthodes, la Haute Autorité de santé reproche implicitement au service psychiatrique français de ne pas avoir évalué ses pratiques selon les critères dérivés de l’Evidence Based Medicine, la médecine authentifiée par la preuve, utilisés, à la demande des compagnies d’assurance américaines, pour apprécier l’efficacité des médicaments ou des techniques chirurgi-cales. Comme le remarque fort justement, sur un forum Internet, une mère d’enfant autiste, qui ne sympathise pourtant pas avec les approches d’inspiration psychanaly-tique et défend énergiquement les approches éducatives : « On ne peut guère évaluer scientifiquement une approche éducative : les critères de l’Evidence Based Medicine impliquent des échantillons larges, une affectation aléatoire aux différents groupes d’études, des groupes de contrôle, des études en double aveugle, l’absence de biais liés à des éléments extérieurs influant sur le résultat (toutes choses

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impossibles en éducation) 1. » On ajouterait volontiers « toutes choses impossibles en psychothérapie » et géné-ralement dans les approches relationnelles où l’élément actif n’est pas un objet matériel ou une modification phy-sique, mais l’action intersubjective d’un être humain sur un autre être humain. Certes, d’une part, les résultats de ces approches relationnelles peuvent être évalués par des travaux monographiques, des suivis au long cours indi-viduels ou de cohortes d’enfants relativement réduites en nombre. La psychiatrie française a accumulé ce genre de documents 2. Ils n’ont pas été pris en compte par les spé-cialistes de la Haute Autorité de santé ni surtout par les parents d’autistes, experts autoproclamés qui dictaient leurs conclusions à cette Autorité. D’autre part, des méthodes d’évaluation plus précises sont sans doute possibles. Elles commencent à se dessiner et font l’objet de recherches, mais il faut préciser qu’aucun moyen n’a été donné aux équipes psychiatriques pour effectuer une évaluation objective uti-lisant des instruments adaptés aux pratiques qu’on veut évaluer (On ne peut pas, par exemple, mesurer la nature, le retentissement ou le degré d’une émotion avec un thermo-mètre !). Aucune enquête n’a été lancée pour apprécier le degré de satisfaction des usagers de la pédopsychiatrie. Ce livre est une première, encore modeste, dans ce sens. Il s’en suit qu’aucune publication sérieuse n’est venue démontrer l’inefficacité des pratiques pédopsychiatriques courantes, ce qu’affirment, au contraire, les publicités comparatives qui proclament l’indéniable supériorité de méthodes éducatives unilatérales, construites, elles, pour pouvoir être mesurées

1. Forum Autisme Doctissimo, en ligne.2. J. Hochmann, P. Bizouard, C. Bursztejn, « Troubles envahissants du dévelop-

pement, les pratiques de soins », La Psychiatrie de l’enfant, 2011, 54, 2, p. 525-574.

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(la méthode s’adaptant à l’instrument de mesure et non l’inverse, comme il serait logique). Malgré ce biais épisté-mologique favorable, l’évaluation positive de ces méthodes, qui semblent convaincre nombre de parents et qu’ils dif-fusent en utilisant toutes les techniques modernes de com-munication est loin d’être établie. Elle est contestée par de nombreuses enquêtes 1.

De plus, ces méthodes éducatives, soi-disant modernes, s’appuient sur une conception du fonctionnement mental très ancienne, le comportementalisme, dont tous les travaux scientifiques actuels en sciences cognitives et en psychologie du développement montrent le caractère réducteur sinon erroné. Elles reposent sur une vision naïve qui plonge ses racines dans une version simplifiée des théories sensualistes du dix-huitième siècle et ressuscite le mythe de Pygmalion. Selon cette conception « behavioriste » (terme traduit en français par « comportementaliste »), l’être humain vien-drait au monde comme une table rase, une cire malléable et informe, sensible seulement au plaisir et à la douleur, sur laquelle pourraient s’imprimer toutes les sollicitations et tout le modelage de l’environnement. Les comportements émergents spontanés de l’enfant seraient ainsi progressi-vement sélectionnés par l’environnement qui renforcerait les comportements souhaitables par des récompenses et éteindrait les comportements inacceptables soit par des sanctions soit par l’absence d’attention. Cette conception, élaborée au début du vingtième siècle par un psychologue américain, J. B. Watson, dans la ligne de la découverte

1. L. Mottron, « Les recommandations de l’HAS sur l’intervention précoce, la question de l’ABA », Sésame, 182, juin 2012, 182, p. 4-6. Voir A. Shea, “Perspective on the Research Literature Related to Early Intensive Behavioral Intervention (Lovaas) for Young Children with Autism”, Autism, décembre 2004, 8, 4, p. 349-367.

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des réflexes conditionnés par le Russe I. Pavlov, avait pour objectif principal de donner à la psychologie américaine, jusque-là principalement une branche de la philosophie, un visage acceptable par les autres scientifiques, et de conquérir ainsi une place plus prestigieuse dans l’université. Contre les philosophes de son temps attachés à l’introspection et à la description des états mentaux, Watson postulait que le psychisme était une boîte noire inconnaissable, objet des seules spéculations littéraires, et que seul pouvait être étudié scientifiquement le couple stimulus-réponse assimilé à un réflexe. Appliqué d’abord à la psychologie animale, ce modèle fut ensuite étendu à l’homme normal ou patho-logique, avec notamment des tentatives pour créer par le conditionnement puis traiter des névroses expérimentales. On connaît le cas célèbre du petit Albert, un enfant de douze mois, chez qui Watson induisit une phobie expéri-mentale des petits animaux en associant répétitivement la présentation d’une boule de coton au sursaut provoqué chez l’enfant par des chocs violents et bruyants sur les montants de son lit. Par la suite, un autre psychologue expérimental B. F. Skinner ajouta le « conditionnement opérant » au « conditionnement répondant » de Pavlov (la classique salivation du chien en présence d’un stimulus conditionnel, le son d’un diapason, associé plusieurs fois au stimulus naturel, la présentation de la viande). Il montra, chez le rat et le pigeon, que les conséquences d’un compor-tement (l’obtention de nourriture par pression d’un levier ou, à l’inverse, un choc électrique) pouvaient renforcer ou au contraire faire disparaître ce comportement. Étendant, lui aussi, ses résultats à l’homme, il affirma que des mots comme «liberté» ou «dignité» étaient vides de sens et que tout le comportement humain, du plus simple au plus

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sophistiqué, du non verbal au verbal, n’était que le résultat de conditionnements opérants accumulés depuis l’enfance. Il en déduisit un système d’éducation basé sur les sanctions et les récompenses, développé dans un ouvrage célèbre 1.

Depuis plus d’un demi-siècle, les sciences cognitives ont à l’inverse démontré, ce qu’avaient déjà pressenti certains courants de la psychanalyse : la place des motivations et des compétences innées (du désir propre et des « précon-ceptions ») de l’enfant dans ses acquisitions. Certains vont même aujourd’hui beaucoup plus loin. Ils essaient de déter-miner, y compris chez l’animal, l’existence d’un cerveau social qui permet au sujet de s’identifier au partenaire et de baser l’apprentissage sur une imitation et, plus profon-dément, sur une appropriation des traits d’autrui à partir d’une capacité innée à changer de perspective et à prendre en compte empathiquement la perspective de l’autre 2. Du coup, le conditionnement tel qu’il avait été décrit par Pavlov puis par Skinner apparaît de plus en plus comme un artefact de laboratoire qui n’explique ni la complexité du comportement humain ni même celui de l’animal dans des conditions écologiques naturelles. Seuls une immense déception, des rancunes accumulées et des facteurs psycho-logiques complexes peuvent donc expliquer que, dans un climat de polémiques qui outrepasse largement la simple discussion scientifique, l’ABA connaisse aujourd’hui un tel succès et puisse apparaître, contre toute autre, comme LA solution devant des troubles autistiques, eux-mêmes hétérogènes et d’origine le plus souvent inconnue. Faute de preuves assurées et de fondements théoriques solides,

1. B. F. Skinner (1971), Au-delà de la liberté et de la dignité [Beyond Freedom and Dignity, 1971], Paris, Robert Laffont, 1972.

2. A. Berthoz et G. Jorland, L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2009.

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la foi dans cette solution devient alors une croyance qu’il faut défendre contre toutes les autres croyances. D’où une attitude particulièrement offensive de ses fidèles. En un temps où le pouvoir de l’usager s’est affirmé et où s’établit sur l’opinion une véritable dictature de l’émotion, ce sont les enjeux et les protagonistes de cette bataille qu’on vou-drait ici présenter, de manière aussi objective que possible, avant de donner la parole à des parents qui soutiennent un point de vue différent de celui répandu par Internet et les autres médias.

L’invention de l’autisme.

Quand, en 1943, Leo Kanner, un psychiatre américain d’origine allemande, décrivit pour la première fois l’autisme infantile précoce, il ne se doutait probablement pas qu’il allait déclencher, un demi-siècle plus tard, une guerre idéo-logique d’une aussi rare violence. Kanner, en bon clinicien traditionnel, se contentait alors de rassembler quelques enfants (ils étaient onze dans sa première publication) qui, selon ses observations, avaient en commun, depuis la nais-sance, un « trouble inné du contact affectif » manifesté par leur isolement (aloneness) et leur intolérance à tout chan-gement (sameness). Ces enfants qui se détournaient du contact avec autrui et imposaient à leur environnement une ritualisation contraignante, développaient ensuite des mouvements stéréotypés : battements de mains, torsion des doigts, balancements. Leur langage, parfois inexistant, se caractérisait, lorsqu’il apparaissait, tant par son absence de mélodie que par ses répétitions en écho. Les enfants autistes tardaient à acquérir le je et, ignorant la métaphore, confon-daient le sens propre et le sens figuré des mots. Lorsque leur

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isolement ou leur besoin d’immuabilité étaient contrariés, ils pouvaient manifester des angoisses impressionnantes qui les conduisaient parfois à s’automutiler. Presque en même temps, sans se concerter avec Kanner, du fait des ruptures de communication dues à la guerre, un médecin autri-chien, Hans Asperger, rapporta également, sous le nom de « psychopathie autistique », l’évolution au long cours de sujets qui gardaient toute leur vie un mode de fonction-nement mental caractérisé par une pensée mécanique, peu marquée par l’émotion, avec parfois des compétences para-doxales : une mémoire stupéfiante des dates ou des détails et, surtout, une maladresse dans les rapports sociaux. Le terme « autisme » avait déjà une histoire. Il avait été forgé une trentaine d’années auparavant par un psychiatre suisse, Eugen Bleuler, à partir du grec autos, pour désigner un des symptômes de la schizophrénie, maladie mentale de l’ado-lescent ou du jeune adulte, que Bleuler rattachait à une dissociation de la personnalité et qu’il avait proposé de nommer ainsi, en lieu et place de la « démence précoce » des auteurs précédents. Mais, à la différence de l’autisme infantile précoce, l’autisme de Bleuler marquait un repli sur une vie intérieure peuplée d’images et d’affects, l’enfer-mement dans un monde irréel créé par le sujet pour le subs-tituer au monde environnant estimé décevant ou hostile.

Kanner comme Asperger tenaient, en effet, à marquer l’écart entre leurs autismes et celui de Bleuler. Les « autistes infantiles » de l’un, les « psychopathes autistiques » de l’autre n’étaient pas des schizophrènes. L’apparition de leurs troubles était contemporaine des premiers mois de la vie, ils ne devenaient jamais hallucinés ni délirants et leur dévelop-pement restait fixé sur des modalités ritualisées de pensée, une négligence plus ou moins marquée pour les personnes

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et une préférence pour les objets inanimés présentes depuis le plus jeune âge. La démarche de Kanner comme celle d’Asperger s’inscrivaient, par ailleurs, dans un contexte his-torique qu’on voudrait brièvement rappeler 1.

Pendant tout le dix-neuvième siècle, les psychiatres avaient généralement nié qu’il puisse exister une maladie mentale (une folie) chez l’enfant. N’ayant pas atteint l’âge de raison, comment, s’interrogeaient-ils, l’enfant aurait-il pu déraisonner ? Comment, n’étant pas encore sujet, aurait-il pu devenir aliéné, c’est-à-dire un individu se débattant contre une force étrangère à sa subjectivité ? Vers 1800, la découverte d’un enfant sauvage, sans langage, errant au milieu des bois de l’Aveyron, avait déclenché une première controverse : celui qu’on avait dénommé Victor était-il sim-plement un enfant abandonné qui, privé du « commerce réciproque » avec d’autres humains, n’avait pu acquérir l’in-telligence de la parole ? Ou était-il « un idiot congénial », un enfant au cerveau malformé dont ses parents s’étaient débarrassés ? Ses troubles étaient-ils innés ou acquis, étaient-ils, dans notre langage actuel, génétiques ou envi-ronnementaux ? Malgré les efforts pédagogiques intenses d’un jeune médecin, Jean-Marc Gaspard Itard, Victor pro-gressa peu et n’apprit jamais à parler. La discussion fut donc vite tranchée en faveur de l’innéité et de l’incurabilité. Le nom d’idiot (issu d’un terme grec, idiotès, au sens voisin de celui d’autos) fut alors réservé à une catégorie d’individus affectés, dès la naissance, pour des raisons organiques, par un déficit intellectuel, la seule anomalie mentale reconnue, en ces temps, chez l’enfant. À la différence des aliénés

1. Pour plus de détail sur cette histoire tourmentée, voir J.Hochmann, Histoire de l’autisme, Odile Jacob, Paris, 2009.

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adultes, on les estimait inaccessibles au raisonnement et à la suggestion (les uniques modes de traitement psycho-logique qu’on connût alors), accessibles seulement à l’en-traînement instrumental de leurs capacités résiduelles et à un dressage pour les rendre socialement acceptables. D’où un nouveau débat (qui se poursuit aujourd’hui) : rele-vaient-ils des médecins, notamment de ceux qui, sous le nom d’aliénisme, avaient fondé une « médecine spéciale » pour traiter « moralement », c’est-à-dire par des moyens psychologiques, la folie (notre psychiatrie), ou devaient-ils être confiés à des éducateurs, plus au fait des méthodes pédagogiques et éducatives ? La discussion fut, pour long-temps, tranchée en faveur de l’éducation. Les psychiatres et les éducateurs se partagèrent alors les cas, en utilisant la mesure de l’intelligence qui venait d’être mise au point par deux auteurs français, Alfred Binet et Théodore Simon, et qui devait être précisée aux États-Unis sous le nom de quo-tient intellectuel. Les plus doués firent l’objet d’un « per-fectionnement » pédagogique grâce à une scolarité adaptée sous la responsabilité des enseignants. Les plus déficients furent reclus dans des institutions spécialisées : en France, le plus souvent, dans les anciens asiles d’aliénés rebaptisés hôpitaux psychiatriques, dans les pays anglo-saxons, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, dans des internats spé-ciaux, souvent caritatifs, pour arriérés mentaux. Ces parti-cularités institutionnelles ont laissé des traces et expliquent, en partie, aujourd’hui, des modalités différentes de prise en charge des autistes dans différents pays.

Quels que soient les pays ou les institutions, une théorie pessimiste régnait alors partout. Elle attribuait l’insuffi-sance intellectuelle à une dégénérescence héréditaire de l’espèce humaine et considérait les enfants anormaux

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mentaux comme l’ultime aboutissement d’un affaiblis-sement de la race, affaiblissement marqué, dans les géné-rations précédentes, par des comportements déviants (la délinquance, l’alcoolisme, le goût du jeu), des stigmates physiques (tels un pied-bot, un strabisme, un bec-de-lièvre) et des stigmates psychiques (des manies ou des phobies de toutes sortes aboutissant à une folie dite des dégénérés puis à l’idiotie : on se souvient de la lente dégénérescence des Rougon-Macquart racontée par Émile Zola). Cette vision négative de l’enfant anormal, comme porteur d’une tare, produit d’une lignée malsaine, recouvrait aussi bien l’enfant déficient intellectuel que l’enfant instable. Elle avait inspiré, dans certains états américains et dans certains pays européens, des politiques eugénistes. D’abord limitées à l’enfermement et à la ségrégation des sexes, ces politiques s’étaient aggravées avec la castration et la stérilisation pour connaître, dans l’Allemagne nazie, leur couronnement : l’élimination physique. On sait que, dès ses premières années, le régime hitlérien décida la mise à mort de milliers d’arriérés, avant d’entreprendre l’extermination des autres malades mentaux puis des races dites inférieures.

Un des mérites de Freud est d’avoir, dès 1896, critiqué, avec une rare pertinence, cette théorie de la dégénérescence et montré son caractère idéologique, sa faiblesse métho-dologique et son absence de fondements empiriques. Sans nier pour autant les éléments constitutionnels, il rattachait les troubles névrotiques dont il s’occupait (l’hystérie, les phobies et les obsessions) et qui recouvraient nombre de soi-disant stigmates psychiques de la dégénérescence, non à la seule transmission génétique, mais aux aléas de la vie fan-tasmatique en lien avec ceux de la vie sexuelle de l’individu, notamment de sa sexualité infantile supposée établie

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très précocement. Il ouvrait ainsi un champ nouveau de recherches dans le domaine du développement psychique. Déjà, quelques psychiatres, qui n’étaient pas psychanalystes, Sancte de Sanctis en Italie, Adolf Meyer aux États-Unis, s’étaient élevés contre la manière unidimensionnelle d’envi-sager l’enfant anormal, sous le seul angle de ses capacités intellectuelles, mesurées essentiellement à l’aune des acqui-sitions sociales et scolaires moyennes des enfants de son âge. Le premier, jouant sur le terme alors en vigueur de « démence précoce », avait relevé des cas d’une « démence précocissime » où le déficit intellectuel n’était pas forcément présent et dont les troubles du comportement pouvaient s’accompagner d’idées délirantes et de troubles affectifs. Ces troubles, propres à l’enfant, n’évoluaient pas toujours vers une démence précoce de l’adulte. Le second avait reconnu que l’enfant, comme l’adulte mais à sa manière spécifique, pouvait éprouver de l’anxiété. Des services de guidance infantile s’étaient développés. Ils ne visaient pas seulement à déterminer le niveau intellectuel par des tests, mais cherchaient à comprendre l’enfant « atypique » dans toutes les autres dimensions de sa vie émotionnelle et envi-sageaient ses symptômes comme un mode de fonction-nement constitué activement pour pallier les contraintes imposées aussi bien par une constitution organique défail-lante que par un environnement générateur de carences affectives. Freud, comme un certain nombre d’auteurs qui ne se réclamaient pas directement de lui – Bleuler, Meyer, l’Allemand Karl Jaspers, le Suisse Ludwig Binswanger, etc. –, mais qui étaient mus par une même approche empa-thique du vécu d’autrui, dans sa globalité, inaugurait ainsi une autre façon d’envisager les symptômes psychiques en les rattachant à l’histoire de l’individu et à l’ensemble de

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sa vie mentale. Cette approche, la psychopathologie, devait beaucoup, certes, à la psychanalyse, mais la débordait en plongeant tout autant ses racines dans la philosophie phé-noménologique, dans la psychologie sociale naissante et, plus largement, dans un souci humaniste de comprendre l’enfant avant de le redresser. Elle se rapprochait également de l’évolution de la neurologie des fonctions cérébrales supérieures, qui passait d’une perspective étroitement loca-lisationniste, juxtaposant des centres indépendants les uns des autres, à une conception dite « holistique » du système nerveux central comme un réseau de fonctions hiérar-chisées et intégrées. Elle trouvait encore dans les premiers développements de l’immunologie le modèle fécond du mécanisme de défense, par lequel un organisme se protège d’une intrusion étrangère à son fonctionnement habituel en fabriquant des anticorps. Le mot « psychopathologie » avait été formé par analogie avec celui de « physiopathologie » utilisé pour nommer la discipline qui décrit les mécanismes producteurs des symptômes des maladies physiques. Il ne s’agissait plus uniquement de chercher à déterminer la cause (l’étiologie) ou la lésion (l’anatomie pathologique), mais de préciser les modes de réaction globale et d’adaptation d’un organisme affecté par cette cause et cette lésion. C’est dans cette perspective psychopathologique que s’inscrivaient aussi bien Kanner qu’Asperger. Ainsi, Kanner, pour décrire la symptomatologie de l’autiste, employait des verbes actifs (l’enfant « dédaigne, ignore, exclut »), comme s’il supposait, derrière cette symptomatologie, une intention défensive, certes inconsciente, mais qui inclut le symptôme dans la subjectivité de l’individu. Asperger, quant à lui, en tentant de relier les symptômes à un trouble basal, leur accordait un sens. « L’anomalie principale du psychopathe autistique,

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écrivait-il, est une perturbation vivante des relations avec l’environnement qui explique toutes les anomalies. » Lui aussi attribuait à ses sujets une intentionnalité.

La cause de ces troubles restait et reste largement inconnue. Si un certain nombre d’arguments peuvent laisser supposer aujourd’hui une prédisposition génétique (déjà envisagée par Asperger), le ou les gènes en cause n’ont pas été isolés (sinon dans des cas exceptionnels et très peu représentatifs de l’ensemble). Malgré les progrès considé-rables de l’exploration du cerveau, en particulier de l’ima-gerie fonctionnelle qui montre le cortex cérébral en action, aucune lésion précise, aucun dysfonctionnement ne sont retrouvés dans l’ensemble des cas diagnostiqués comme autistes. Aucun n’est spécifique de l’autisme. Il faut donc attribuer seulement à la quête de sensationnel, ou au souci compréhensible d’équipes de scientifiques d’obtenir des crédits, les annonces périodiques, dans la presse généra-liste, de la découverte du gène de l’autisme ou de la zone du cerveau qui dysfonctionne. Le diagnostic d’autisme n’a actuellement aucune correspondance génétique, neu-rologique ou métabolique. Il repose uniquement sur un ensemble de signes cliniques sur lesquels les spécialistes du monde entier s’étaient accordés, jusqu’à ce que la pression de lobbies familiaux, d’abord aux États-Unis puis dans tous les pays développés, ait acquis, pour faire nombre et obtenir plus facilement des compensations, un élargis-sement considérable du « spectre autistique », faisant passer le taux de prévalence (le pourcentage de cas relevés dans une population) d’un pour deux mille à un pour cent, voire, dans certaines enquêtes récentes, à un pour cin-quante. Il s’en suit que quand une publication cherche à explorer une hypothèse génétique ou neurobiologique ou

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encore à évaluer les résultats d’une méthode on ne sait plus à quel type d’autisme elle se réfère. En fait, la méthodo-logie utilisée pour les dernières enquêtes épidémiologiques américaines (des questionnaires adressés à tous les profes-sionnels d’un territoire donné étant susceptibles d’être en contact avec des enfants) semble plus mesurer l’amplitude de la représentation sociale de l’autisme que le nombre de cas réel. L’autisme est en effet devenu un phénomène social et son image ainsi que les politiques sanitaires qui veulent apporter des réponses aux besoins des personnes autistes doivent plus aux évolutions de l’opinion qu’au travail scien-tifique des professionnels confrontés à ces besoins.

La psychopathologie de l’autisme et les psychothérapies.

Longtemps, la psychopathologie inspirée principa-lement (mais pas uniquement) par la psychanalyse a servi de socle de référence à l’organisation (encore très insuf-fisante) de ces réponses. Après la description initiale de Kanner et celle, longtemps méconnue, d’Asperger, qui n’étaient ni l’un ni l’autre psychanalystes, les psychanalystes ont été pratiquement les seuls à s’intéresser à ces enfants, jusque-là qualifiés inexorablement d’idiots ou de débiles et enfermés, souvent à vie, dans des institutions carcérales où nul ne se préoccupait de ce qu’ils avaient à dire. La pre-mière, une psychanalyste anglaise, d’origine autrichienne, Mélanie Klein, avait, dès 1929, avant même la description de Kanner, tenté de traiter à raison d’une séance quoti-dienne un enfant quasi sans langage articulé, qui présentait tous les signes actuels d’un autisme, mais que, faute de terme plus adéquat, elle qualifiait encore de schizophrène. En présentant à l’enfant des petits jouets, elle l’invitait à

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mettre en scène ses angoisses profondes, déclenchées en partie par la situation nouvelle et étrange d’avoir à jouer seul en face d’une inconnue qui n’intervenait pas ou peu et se contentait d’interpréter son jeu avec des mots. Faisant l’hypothèse que ces angoisses de situation n’étaient que la reproduction d’angoisses déjà éprouvées très précocement par l’enfant, dans d’autres circonstances (ce que la psycha-nalyse décrit sous le nom de transfert), elle les nommait, pour les apaiser, et, en utilisant le fruit de son expérience avec d’autres enfants plus verbaux, les mettait en relation, pour aider l’enfant à les comprendre, avec les aléas de la relation qu’elle tissait peu à peu avec lui. Elle ouvrait ainsi les embryons de jeux de l’enfant sur une dimension symbolique où les jouets devenaient, par métaphore, des représentants des parties du corps. Leur manipulation ludique pouvait alors exprimer, de manière hypothétique, des fantasmes primitifs souvent très agressifs concernant ces parties du corps : par exemple l’image d’une attaque du sein par une bouche affamée armée de dents et la peur d’une rétorsion imaginaire où le sein mordu mordrait à son tour. Cette hypothèse a été souvent déformée depuis. On doit reconnaître que les formulations de Mélanie Klein prêtent parfois à confusion et qu’il a fallu de nombreuses années de travail à ses continuateurs pour les affiner. Aucun psychanalyste d’enfant sérieux ne devrait prétendre aujourd’hui décrire dans ses interprétations une situation réelle et céder à une confusion réaliste entre interprétation et traduction, sens figuré et sens propre, où la dimension purement symbolique serait annihilée. Comme dans un mythe, un conte de fées ou une poésie, la psychanalyse des jeunes enfants essaie, non sans difficultés, de figurer avec un langage articulé la vision du monde des origines qu’a

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pu se donner un bébé préverbal. Elle suppose, en effet, que l’activité fantasmatique diurne comme le monde des rêves de l’enfant plus grand ou de l’adulte ne sont pas nés de rien, mais se sont développés, dès la naissance ou même, selon certains, dès le stade fœtal, à partir de précurseurs qu’on ne peut verbaliser que de manière approximative. Bien des critiques qui attaquent aujourd’hui avec hargne ou ironie la psychanalyse, au nom de la rationalité et de la vraisem-blance, négligent ce caractère nécessairement fictionnel, métaphorique, de l’interprétation. Comme le répétait le psychanalyste français René Diatkine, le réalisme psycho-logique est la pire perversion de l’approche psychanaly-tique. « L’enfer psychanalytique, aimait-il à dire, est pavé de mauvaises interprétations réalistes 1. » Malgré une difficulté de formalisation de ses concepts liée à sa position de pion-nière, Mélanie Klein, qui cherchait avant tout à étudier le développement de la fonction symbolique chez l’enfant, s’appuya sur des résultats spectaculaires, obtenus après plu-sieurs années de traitement, pour souhaiter que nombre d’enfants abandonnés sans soins au fond des hôpitaux ou autres asiles puissent bénéficier d’un traitement psychana-lytique et sortir de leur isolement désespéré.

Quelques années plus tard, reprenant et complétant les descriptions de Kanner et faisant état d’observations menées en crèche sur le premier développement de bébés normaux et anormaux, Margaret Mahler, une pédiatre psy-chanalyste d’origine hongroise, formée à Vienne et émigrée aux États-Unis, proposa de distinguer deux formes de troubles précoces : les psychoses autistiques et les psychoses symbiotiques. Préférant le terme générique de « psychose

1. Il ne s’agit pas d’une citation mais d’un souvenir de conversations.

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infantile » à celui de « schizophrénie de l’enfant » qui avait alors la faveur de nombreux auteurs, elle voulait marquer la spécificité d’un trouble du développement et le distinguer d’un trouble mental affectant un individu adulte déjà déve-loppé. Les psychoses autistiques traduisaient, pour elle, la fixation de l’enfant à un stade précoce du développement où l’autre n’est pas encore perçu et où le soi de l’enfant n’est encore ni unifié, ni différencié. Les psychoses symbiotiques représentaient une fixation à un stade plus tardif, où l’enfant forme avec sa mère une « unité duelle » et s’imagine encore dans une continuité avec elle en exerçant sur elle sa toute-puissance. Elles se manifestaient par une symptomatologie différente dominée par une intolérance à la séparation, une difficulté à distinguer la vie réelle de la vie imaginaire et des troubles du comportement du type « enfant roi » imposant sa volonté à ses interlocuteurs, principalement à sa mère. Margaret Mahler proposait aux enfants autistes des psy-chothérapies visant à les familiariser avec la présence d’un autre attentif et à supporter progressivement cette présence. Aux enfants symbiotiques ou aux autistes devenus symbio-tiques, elle proposait des thérapies mère-enfant pour tra-vailler la séparation et l’individuation.

Le psychiatre psychanalyste français Roger Misès, qui vient de disparaître, devait compléter les descriptions de Margaret Mahler en précisant le point de vue psychopa-thologique et en se dégageant d’une approche encore trop schématique qui inscrivait le développement sur une ligne de phases successives distinguées de manière arbitraire. Outre l’autisme de Kanner et ses formes atypiques par leur intensité moindre ou leur survenue plus tardive, il décrivait, sous le terme de « dysharmonie psychotique », un déve-loppement plus chaotique aboutissant à la prédominance

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de fantasmes crus et à une mauvaise différenciation entre soi et autrui. Il individualisait aussi des psychoses défici-taires où l’élément de déficit organique était compliqué par des remaniements du vécu dans un sens psychotique, c’est-à-dire par un déni de la réalité et un clivage de l’en-vironnement entre des interlocuteurs idéalisés, perçus comme totalement bons, et d’autres, perçus comme tota-lement mauvais. Cette notion de psychose déficitaire avait l’avantage de faire entrer dans le domaine du soin des pathologies organiques jusque-là considérées comme fixées. En adjoignant à l’éducation spécialisée des approches psy-chothérapiques destinées à alléger le poids des mécanismes de défense, on vit alors un nombre appréciable d’enfants jusque-là voués à une quasi-animalité évoluer et faire des acquisitions leur permettant de reprendre une vie sociale. Ainsi, était mis en échec le modèle qui avait prévalu depuis Esquirol, au début du dix-neuvième siècle, selon lequel le déficit intellectuel d’origine organique, l’« idiotie », était, par définition, incurable et l’enfant atteint par ce déficit déclaré « inéducable ». Cette notion d’« inéducabilité » et cette équation entre organicité et incurabilité avaient lour-dement pesé sur le destin des plus gravement atteints et notamment sur celui de nombreux autistes confondus dans la masse indifférenciée des arriérés mentaux. Misès montrait que des enfants au déficit intellectuel indiscutable, souf-frant de pathologies neurologiques authentifiées, pouvaient aussi bénéficier d’un soin à visée psychothérapique qui, sans faire disparaître la lésion et ses conséquences, offraient à l’enfant des possibilités de réintégration fonctionnelle qui pouvaient être utilisées dans les apprentissages.

Cependant, en Angleterre, dans la filiation des travaux de Mélanie Klein et d’un de ses plus brillants disciples, Wilfred

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Bion, une psychanalyste, également inspirée par les travaux de Margaret Mahler, Frances Tustin, complétait la séméio-logie de l’autisme, en décrivant avec une grande finesse les « objets » et les « formes » autistiques, auxquelles l’enfant s’accroche, et insistait sur l’« autosensualité » de l’enfant autiste, sur la jouissance quasi extatique que peuvent lui procurer certaines sensations qu’il devient habile à faire surgir avec cet objet ou ces formes. Pour expliquer des angoisses, contre lesquelles il lutte en maintenant l’im-muabilité et l’accrochage sensoriel, elle faisait l’hypothèse d’une intolérance précoce à la frustration ayant entraîné, au moment du sevrage, une sensation d’arrachement de la bouche liée au sein nourricier, laissant derrière elle le fan-tasme résiduel angoissant d’un « trou noir », d’une ampu-tation, qu’il fallait comprendre, encore une fois, de manière symbolique. Comme Mélanie Klein, Frances Tustin préco-nisait des traitements intensifs à quatre ou cinq séances par semaine et utilisait la thérapie par le jeu. Mais, dans son approche, l’attitude de l’analyste, sa manière de s’engager activement auprès de l’enfant, son attention, sa disponi-bilité, sa vitalité, dont témoignait notamment son ton de voix, les expressions émotionnelles de son visage, jouaient un rôle aussi important que l’interprétation des angoisses archaïques. Le partage avec l’enfant d’un plaisir à commu-niquer et à comprendre, ainsi qu’une attitude beaucoup plus chaleureuse de collaboration avec les parents, devenait une part essentielle du traitement.

Un élève dissident de Mélanie Klein, Donald Winnicott, avait déjà, quant à lui, insisté sur l’importance, dans l’ap-privoisement par l’enfant de la réalité extérieure, du jeu en lui-même, au-delà de toute signification symbolique. Il conseillait, comme élément premier d’une thérapie, avant

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toute manœuvre interprétative, d’« apprendre à jouer » à des enfants que leur pathologie excluait du domaine du jeu. Cependant, d’autres psychanalystes britanniques réunis dans un groupe de recherches autour de Donald Meltzer, mettaient en évidence le processus de « démantè-lement », une dissociation des informations en provenance d’un objet affectant la sensorialité de l’enfant autiste. Ces auteurs avaient remarqué que l’enfant autiste, fasciné par une odeur, un bruit, un miroitement, se laisse absorber par un seul canal et ne peut dès lors se former une représen-tation « consensuelle » et tridimensionnelle de l’objet dont il ne perçoit qu’une surface à laquelle il adhère dans une sorte de collage. Ce processus a été retrouvé et est aujourd’hui étudié par les neuroscientifiques.

Ces auteurs eurent une grande influence sur des psy-chanalystes d’enfants français qui, à leur tour, apportèrent leur contribution à la description des signes de l’autisme et des angoisses que ces signes révèlent : citons les angoisses de précipitation, individualisées par Didier Houzel, et les travaux de Geneviève Haag sur l’organisation particulière de l’image de son propre corps par l’enfant autiste, citons aussi les travaux de Marie-Christine Laznik, une psychana-lyste d’inspiration lacanienne, sur la difficulté de l’enfant autiste à s’offrir au désir et au plaisir de l’autre.

De son côté, René Diatkine avait montré auparavant que le développement du bébé normal conjugue deux pro-cessus antagonistes : une tendance dite « homéostatique », qui pousse l’enfant à retrouver le connu, et une intense curiosité, qui l’entraîne à la recherche du nouveau et de l’imprévu. L’autisme traduirait un déséquilibre, d’origine inconnue, entre ces deux tendances et une quête unila-térale et stérilisante de l’homéostasie. Là aussi, les travaux

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modernes des psychologues du développement confirment, dans des situations expérimentales reproductibles, cette intuition d’un psychanalyste 1.

Il faut remarquer qu’aucun des auteurs qui viennent d’être cités ne s’est référé à une causalité purement envi-ronnementale des psychoses infantiles. Tous ont laissé ou laissent aujourd’hui une place aux facteurs neurobiolo-giques dans l’explication des anomalies du développement. Dans les cas où la neurologie, avec les moyens d’explo-ration disponibles, n’apporte pas d’explication évidente, ils invoquent parfois ou ont invoqué une éventuelle « prédis-position » génétique.

La psychothérapie institutionnelle

Aucun de ces auteurs n’a non plus prétendu que la psy-chanalyse et les psychothérapies qui s’en inspirent sont la seule réponse à apporter aux besoins d’un enfant. Les soins qu’ils ont proposés ont toujours été une réponse partielle articulée avec d’autres démarches, éducatives et pédagogiques, dans une série d’actions coordonnées, qui s’étayent les unes les autres. La psychanalyse, avec un refus des anciennes institutions d’allure concentrationnaire et une lutte contre les structures d’oppression incarnées dans ces institutions, fournit à cet ensemble interdisciplinaire un corps de théories qui permettent d’enrichir l’action et de soutenir les motivations et la créativité des personnels engagés. Grâce à un travail de supervision, l’approche psy-chanalytique évite, de plus, à ces personnels (dont seule

1. G. Gergely, “The Obscure Object of Desire ; Nearly but Clearly Not Like Me. Contingency Preference in Normal Children Versus Children with Autism”, Bulletin of the Menninger Clinic, 2001, 65, 3, p. 411-426.

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une minorité a une formation analytique ou psychothéra-pique), les inévitables contre-attitudes de fascination ou de rejet qu’entraîne la cohabitation avec des enfants autistes et leur permet de mieux comprendre et de mieux régler leur engagement soignant, éducatif ou pédagogique. Elle favorise la circulation de la parole et l’étayage sur des situa-tions concrètes pour ouvrir l’esprit à la nouveauté, mieux comprendre son fonctionnement et améliorer la tolérance de l’imprévu.

Ainsi se sont développées une série de pratiques empi-riques, regroupées en France sous le nom de psychothérapie institutionnelle, dont l’objectif essentiel est de permettre, autant que possible, aux patients de l’institution (qu’elle soit à temps plein ou à temps partiel, voire très partiel) d’accéder à la condition d’agents de leur destin, dans un cadre démocratique où la parole des soignés est articulée avec celle des soignants de tout niveau hiérarchique par un discours collectif, respectueux du point de vue de chacun et des propositions des parents. On comprend difficilement que la Haute Autorité de santé, probablement mal ou insuf-fisamment informée, ait pu déclarer « non consensuels » de tels principes d’ordre essentiellement éthique.

La psychothérapie institutionnelle, outre cette base éthique, voire politique, originelle (elle est née à la Libération d’un mouvement de révolte, inspiré par l’esprit de la Résistance, contre des institutions ségrégatives et répressives qui imposaient une aliénation sociale surajoutée à l’aliénation mentale), se fonde surtout sur l’utilisation des situations les plus courantes de la vie quotidienne pour développer un récit commun donnant sens aux éprouvés de l’enfant. Ainsi, un repas, une activité de jeu, un atelier utilisant une médiation récréative ou créative, une sortie

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deviennent l’occasion de narrations mettant en lien des événements que l’enfant autiste a naturellement tendance à juxtaposer, en les maintenant séparées, ou au contraire à confondre dans un bruit insignifiant, sans les différencier. Sur ce fond de vie partagée, non seulement la psychothé-rapie, mais aussi les séances de rééducation orthophonique ou psychomotrice, les activités à visée éducative ou péda-gogique et, de plus en plus, l’inclusion scolaire à temps partiel ou à temps plein, en classe normale ou en classe spécialisée, forment ainsi un réseau d’où émerge, dans la communication régulière entre les interlocuteurs engagés autour de l’enfant, une histoire que l’on peut raconter à l’enfant jusqu’à ce qu’il devienne capable de se la raconter à lui-même. Les parents participent à la constitution de ce récit, dans les échanges réguliers qu’ils ont avec chacun des intervenants. Tenus informés de la vie institutionnelle, ils peuvent, à leur tour, informer ces intervenants des évé-nements de la vie familiale et partager avec eux le climat affectif qui entoure ces événements.

La généralisation de ce modèle, avec un relatif abandon de l’internat, dans le cadre de la politique dite de secteur, a abouti, depuis les années soixante-dix, avec alors un appui marqué des pouvoirs publics, au développement de dispositifs diversifiés. Dans ces dispositifs, une même équipe multidisciplinaire associant, sous la direction d’un médecin psychiatre, d’autres médecins, des psychologues, des orthophonistes, des psychomotriciens, des travailleurs sociaux (assistants sociaux et éducateurs spécialisés), des infirmiers et des infirmières, rattachée à un établissement hospitalier de référence (hôpital psychiatrique ou hôpital général), mais fonctionnant généralement « hors les murs », offre ses services à la population d’une aire géographique

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d’une centaine de milliers d’habitants. Elle partage son temps entre plusieurs institutions. Si l’hôpital de jour reste l’élément de référence pour les enfants atteints de troubles graves du développement, il se coordonne avec des centres de consultation et de traitements ambulatoires (les centres médico-psychologiques, en abréviation CMP), quelquefois, surtout dans les zones rurales, avec un service de placement familial thérapeutique. Il fonctionne, de plus en plus souvent, à temps partiel (une ou deux demi-journées par semaine), l’enfant étant pour le reste du temps dans un institut médico-éducatif ou à l’école ordinaire et, évidemment, dans sa famille, ou dans un relais familial lorsque la famille est en difficulté ou trop éloignée. Les expériences d’intégration en milieu scolaire normal ou sub-normal (classes spécialisées intégrées dans des écoles ordi-naires) se sont en effet multipliées, nécessitant un travail de concertation entre les équipes soignantes et l’école, travail qui s’ouvre, par ailleurs, sur les ressources de la commu-nauté (centres sociaux et de loisir). Le développement des secteurs, bien qu’important, a malheureusement été très inégal sur l’ensemble du territoire et leurs dispositifs connaissent aujourd’hui de grandes difficultés tant du fait d’un afflux des demandes, qui a débordé rapidement leurs capacités, que des restrictions budgétaires, qui diminuent leurs moyens. D’où des listes d’attente et, pour répondre aux demandes les plus urgentes, un saupoudrage de prises en charge insuffisantes en temps. Ces difficultés risquent de s’aggraver du fait de l’évolution de la démographie médicale et de la diminution catastrophique du nombre de psychiatres et particulièrement de pédopsychiatres com-pétents formés aux méthodes de la psychothérapie institu-tionnelle et à la référence psychopathologique.

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Contrairement à ce que laissent entendre les associations de parents interlocuteurs de la Haute Autorité de santé, la psychiatrie et la pédopsychiatrie françaises risquent alors de souffrir, non pas d’un excès, mais bien d’une insuffisance de l’influence psychanalytique et psychopathologique. On voudrait, en effet, soutenir ici l’idée que les institutions qui ont, semble-t-il, répondu à l’attente de parents comme ceux qu’on entendra plus loin, sont des institutions dirigées par des professionnels longuement formés par et à la psy-chanalyse, mais qui ont su adapter les enseignements tirés de leur propre expérience analytique, de leurs lectures, de leurs supervisions et de leur clinique à l’écoute de l’ex-pression très particulière des personnes autistes, tout en développant une empathie pour la souffrance des parents et une compréhension de leur solitude et de leur désarroi. Les dérives que les associations de parents dénoncent régu-lièrement, en particulier, sur les forums Internet, sont trop nombreuses et trop redondantes pour être négligées. Elles sont dues plutôt à une méconnaissance de la psychanalyse, à un usage caricatural de ses théories et de ses méthodes ainsi qu’à une insuffisance d’information et de formation aux thèses des psychanalystes conséquents, au départ peu nombreux, qui ont fait avancer la cause des personnes autistes et approfondi la connaissance des processus autis-tiques. Elles sont plutôt le fait d’équipes insuffisamment formées et encadrées que d’équipes participant à un travail d’élaboration psychopathologique grâce auquel progresse continuellement, depuis un demi-siècle, la compréhension des troubles mentaux en général et de l’autisme en parti-culier.

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Les dérives de l’approche psychanalytique.

Ces dérives s’expliquent assez bien à la lumière de l’his-toire. On ne dira jamais assez quelle révolution a représenté l’approche psychopathologique, c’est-à-dire le souci de donner du sens aux symptômes, de les décrypter comme un message envoyé par la part obscure et souffrante du sujet, d’entrer en relation avec lui pour comprendre sa vie inté-rieure, pour partager sa vision du monde et sa manière de se situer dans ce monde. À une clinique du regard fondée uniquement sur l’examen neurologique, l’électroencé-phalographie, l’imagerie médicale (à l’époque encore balbutiante) assortie de tests psychométriques, les psycho-pathologues avaient ajouté l’écoute de la parole de l’enfant et de sa famille, une invite à la narration de son histoire personnelle et familiale ainsi qu’une attention à leur propre ressenti face à l’enfant et à ses parents, pour percevoir, en le partageant, le soubassement affectif des récits énoncés par leurs interlocuteurs. Hélas, ce qui aurait pu venir s’ajouter comme un supplément d’âme (et de connais-sance) à une neuropsychiatrie restée fidèle au modèle de la médecine du corps, fondée sur l’examen clinique et paraclinique, apparut vite, à certains, dans l’enthousiasme de la découverte, comme un produit de remplacement. L’organicité recherchée par le neuropsychiatre, souvent en vain, peut-être faute de moyens de détection assez fins, fit figure de réduction vétérinaire légitimant l’enfermement et l’eugénisme. Les tests furent dénoncés comme une objectivation chosifiante, une « malmesure de l’homme » selon l’expression du biologiste américain contestataire Stephen Gould. Le diagnostic lui-même, au lieu de rester un simple outil pour la recherche épidémiologique ainsi

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qu’une manière d’informer utilement les parents sur l’état et l’évolution possible de leur enfant, tout en orientant le choix des traitements, fut considéré comme une entreprise maligne de réification, une attitude mauvaise visant à figer l’image de l’enfant dans l’esprit des parents et à l’enfermer dans un destin préconstruit. La psychogenèse, la prise en compte des seuls facteurs environnementaux, le centrage sur la seule histoire subjective individuelle, la négation des facteurs génétiques, assimilés à l’ancienne idéologie de la tare dégénérative qui les avait mis en exergue, le refus de considérer le rôle du cerveau et de ses atteintes et aussi ce qu’il entrait de généralité dans un tableau symptoma-tique devinrent, à l’inverse, les gages d’une libération. Vite assimilé à un colonisé, l’enfant anormal fut considéré comme la victime de la neuropsychiatrie dominante assi-milée, elle, à une idéologie justificatrice d’un système de ségrégation.

La découverte de l’effet délétère des grandes carences affectives apportait de l’eau au moulin de cette psycho-genèse exclusive. Un psychanalyste américain d’origine suisse, René Spitz, avait montré que, faute d’un apport d’attention et d’amour à travers des contacts physiques, des jeux partagés et des soins personnalisés, les enfants de certains orphelinats, malgré une alimentation équilibrée et une très stricte discipline hygiénique, sombraient dans une « dépression anaclitique », voire dans un état de « marasme » qui pouvait entraîner la mort. Il avait montré aussi que cer-taines pathologies du nourrisson, les coliques ou l’eczéma, pouvaient être liés à l’anxiété maternelle entraînant des ruptures de rythme interactives entre la mère et l’enfant, une surstimulation de l’enfant et une désorganisation des soins. Se fondant sur l’éthologie, un psychanalyste anglais,

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John Bowlby, avait alors élaboré une théorie qui précisait la fonction des relations précoces de corps à corps dans les soins maternels et cherchait à expliquer l’effet des carences en individualisant différents modes d’attachement. Même très discutée dans les milieux psychanalytiques, cette théorie eut une grande influence et inspira, dans une visée de prévention, des changements radicaux d’attitude dans les crèches et les autres lieux d’accueil des très jeunes enfants. Ces modifications d’ambiance ainsi que les psychothérapies des enfants carencés eurent des effets rapides et spectacu-laires. Confondant alors l’autisme infantile et les autres formes de psychose de l’enfant avec les traumatismes psy-chiques, les carences affectives ou les pathologies psychoso-matiques du premier âge, on en déduisit, trop hâtivement, que les autistes avaient dû subir une forme ou une autre de carence ou d’exposition à une relation toxique avec la mère. Des psychiatres et des psychologues d’inspiration psycha-nalytique, en particulier aux États-Unis, proposèrent alors des thérapies familiales ou des traitements aux parents, en complément de celui de l’enfant ou un isolement de l’enfant d’un milieu prétendu pathogène. En France, se répandit l’idée d’une filiation entre l’autisme de l’enfant et un inconscient maternel peuplé de fantasmes mortifères ou un système familial intergénérationnel parasité par des secrets de famille et des non-dits. Face à une mère imaginée maléfique et qui, pensait-on, ne laissait à l’enfant aucune échappatoire hors des rets de son angoisse destructrice, face à une famille murée dans le silence ou le déni, le psycha-nalyste croyait se manifester, à l’image de certains modèles dûment médiatisés, comme un sauveur omnipotent. L’image idéalisée de cette épiphanie suscita de nombreuses vocations chez des praticiens jeunes, plus ou moins bien

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formés, qui, au décours de Mai 1968, pris eux-mêmes dans une rébellion contre l’ordre existant et leur propre tradition familiale et scolaire, s’orientaient en masse vers la psychiatrie, la psychologie et les métiers de l’éducation ou de la rééducation. On peut espérer qu’avec davantage d’expérience cet absolutisme psychogénétique et cette foi religieuse dans l’opportunité et les effets de l’interprétation de l’inconscient parental ne deviennent aujourd’hui qu’un aléa malheureux de l’histoire.

Il faut aussi savoir dénoncer le démarquage du cadre de la cure psychanalytique classique et son application sans nuances à des situations où ce cadre n’a pas sa place. Ainsi, il est tout à fait légitime pour un psychanalyste d’adultes névrosés de rester relativement neutre, de ne pas intervenir dans la vie réelle de son client, de s’abstenir de contact avec ses proches et de respecter scrupuleusement le secret des séances s’il veut atteindre son objectif : le dévoilement des fantasmes inconscients tels qu’ils sont revécus à travers l’ex-périence spécifique du transfert. L’application de ces règles dans le travail psychothérapique avec un enfant autiste est, par contre, on le sait suffisamment aujourd’hui, tota-lement inadaptée. La collaboration étroite avec les parents pour former une alliance avec eux est une exigence tech-nique primordiale. Cette alliance ne peut se constituer que dans une atmosphère de confiance impossible à établir si les parents sont peu ou prou tenus pour être la cause de l’autisme de leur enfant et s’ils ne sont pas informés des buts, des effets et, dans une certaine mesure, du contenu des séances. Les parents ne peuvent ressentir que comme une exclusion culpabilisatrice et comme une malveillance à leur égard des pratiques comme l’absence de tout contact avec eux autre que de simple politesse. Une psychothérapie

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d’autiste ne peut se révéler efficace et même se poursuivre si un temps suffisant n’est pas consacré à écouter la plainte des parents, à comprendre leurs difficultés, à se désoler avec eux des moments de régression ou à se réjouir avec eux des progrès. Elle doit pouvoir s’accompagner d’un partage d’in-terrogations permettant aux parents eux-mêmes, soutenus par une équipe, d’élaborer des stratégies éducatives afin de faciliter la vie quotidienne et de contribuer au mieux-être de chacun. Le refus de formuler un diagnostic, de donner en termes clairs son opinion sur l’enfant ou, au contraire, l’abus d’interprétations pseudopsychanalytiques assénées de manière sauvage, sans prise en compte du temps et de l’effort nécessaires pour surmonter l’écart entre la pensée consciente commune et la traduction en mots d’expé-riences archaïques préverbales, sont d’autres reproches qu’on entend trop souvent pour croire qu’ils ne sont pas fondés et qui devraient définitivement imposer un chan-gement d’attitudes.

Ces dérives, lorsqu’elles ont existé, ont suscité chez les parents d’autistes, avec un sentiment d’abandon et de solitude, un sentiment de culpabilité, mais aussi des espoirs inconsidérés de réparation, suivis de déceptions cruelles à l’origine d’une révolte.

La révolte des parents et la question des résistances à la psychanalyse.

D’abord représentée aux États-Unis par la création d’un lobby puissant, l’Autism Society of America, cette révolte a gagné la France, au milieu des années quatre-vingt, entraînant la scission de la principale association de parents (devenue la fédération Sésame Autisme, à l’origine de

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nombreuses institutions où travaillent des professionnels d’inspiration psychopathologique). Assimilée abusivement à la psychanalyse considérée comme la source de tous les maux des parents, la pédopsychiatrie a alors fait l’objet d’une attaque massive qui continue, aujourd’hui, à s’ex-primer avec vigueur sur Internet. La lecture des forums consacrés à l’autisme est, à cet égard, particulièrement éclairante et vient en contrepoint de celle des témoignages recueillis dans ce livre.

Avec le reproche réitéré d’inefficacité et d’absence de fon-dements scientifiquement vérifiés, la culpabilisation indue des parents par les psychanalystes (on a vu qu’il ne s’agissait que de certains psychanalystes) y apparaît comme le premier germe de conflit et sans doute le plus douloureux. Il s’y est rapidement ajouté la contestation du refus du dia-gnostic et aussi de pratiques, théoriquement injustifiables, qui, sous prétexte de ne pas trahir la confiance de l’enfant et de lui réserver un espace personnel indemne de l’influence familiale, ont été ressenties comme autant de manœuvres d’exclusion et de mises en accusation.

Plus sourdement, ces manœuvres alimentent un fan-tasme de vol d’enfant, très commun et très naturel chez quiconque confie son enfant à un autre, mais ici parti-culièrement avivé par la situation psychothérapique, un fantasme auquel les psychothérapeutes d’inspiration psy-chanalytique n’ont pas su toujours prêter suffisamment attention.

La psychanalyse est fondée sur l’hypothèse de l’incons-cient, d’une partie de soi inconnue de soi et pourtant active, jusque contre soi. Cette idée est déjà difficile à admettre pour tout un chacun, mais plus encore pour un parent obligé de reconnaître qu’une part de son enfant

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lui est inaccessible. Qu’un spécialiste étranger puisse alors prétendre, au nom de son savoir, de sa formation, de son expérience, de l’expertise que lui confère l’utilisation d’un cadre particulier, déceler des indices d’un désir de l’enfant, méconnu ou impossible à exprimer directement, est pro-prement intolérable. « Supposé savoir », à tort ou à raison, quelque chose de ce désir que les parents ne savent pas, le spécialiste est, par sa manière d’entendre un autre dis-cours que celui qui se manifeste à l’évidence, de donner un autre sens à un comportement, un gêneur qu’il convient d’écarter. On ne saurait aisément accepter quelqu’un qui, par sa fonction même, laisse penser que l’on ne sait pas tout du psychisme de son propre enfant. Si, d’aventure, surmontant un inévitable conflit de loyauté, l’enfant fait mine de s’attacher à ce gêneur, s’il en parle chez lui, semble heureux de le retrouver après une absence, si le thérapeute paraît parfois lui manquer, les parents peuvent redouter, avec une intrusion dans l’intimité familiale, un détour-nement d’affection, une véritable séduction de l’enfant. Ce fantasme de vol d’enfant, que, dans l’expérience courante des thérapeutes, de nombreux parents tolérants et coopé-ratifs, comme ceux qui s’expriment plus loin, parviennent à surmonter, apparaît régulièrement sur les forums Internet sous la forme d’une menace dont on aimerait savoir avec exactitude le nombre de fois où elle a pu être agitée et, a fortiori, réalisée : la menace de signalement aux ser-vices sociaux, en cas de refus de soins. Si l’on en croit les parents de ces forums, elle serait toujours présente. Sachant qu’aucune psychothérapie, en bonne règle, ne peut s’en-gager sans l’accord du patient, s’il est en âge et en état de le donner, ou, à défaut sans l’accord des parents, sachant que même chez un très jeune enfant une psychothérapie

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est difficile, voire impossible à poursuivre si l’enfant, d’une façon ou d’une autre n’y consent – et il a de nombreux moyens pour manifester son non-consentement – la réalité de la fréquence de cette menace paraît douteuse. Plus discu-tables encore, le retrait d’enfant ou l’hospitalisation forcée, qu’évoquent certaines histoires rapportées sur les forums, mériteraient une enquête approfondie. On sait que ces mesures sont rares sinon exceptionnelles et réservées à des cas de sévices dûment constatés. On reproche même plutôt habituellement aux services sociaux ou médicaux leur timidité ou leur inertie devant des maltraitances avérées !

Certes, la menace peut être réelle. Le rejet, exprimé sur les forums, de tout ce qui pourrait évoquer l’intervention de ceux qui sont dénommés avec insistance et mépris comme des psykk peut provenir des maladresses de professionnels insuffisamment formés au difficile travail avec les parents et à l’écoute de leurs légitimes résistances, ou déformés par l’usage de théories désastreuses. Il faut savoir balayer devant sa porte et reconnaître les erreurs de tous ceux qui, dans le passé, par ce qu’il faut bien appeler leur arrogance, leurs réponses univoques, leur langage obscur, la confusion per-manente entre des métaphores et la réalité d’une souffrance, ont propagé une image de la psychanalyse qui a peu à voir avec son sens profond. L’impact de cette image a pu être attisé, chez les parents, par quelques rencontres liminaires avec certains psychiatres ou psychologues de tradition psychanalytique. Les parents ont alors pu redouter de se trouver face à un investigateur quasi policier qui saurait voir en eux ce que nul ne doit voir et dévoiler au grand jour, le plus secret d’eux-mêmes. Lorsque, comme c’est encore trop souvent le cas, cet investigateur frais émoulu des bancs de sa faculté, s’est permis, au premier entretien,

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avant d’avoir examiné l’enfant, d’interroger le parent sur sa propre histoire et sur son désir d’enfant, des préjugés, socialement bien ancrés, se sont trouvés confirmés.

Mais la plupart des parents qui s’expriment négativement sur Internet ne semblent pas avoir eu d’expérience directe avec des thérapeutes d’enfants (nous entendons par là avec des professionnels formés qui rencontrent leur enfant plu-sieurs fois par semaine, sur une période prolongée, à des heures et sur une durée définies, et qui ont appris à colla-borer étroitement avec les parents). Ils n’ont donc pu ana-lyser, dans une rencontre régulière avec ces professionnels, les inévitables sentiments d’expropriation et de rivalité. Ce qu’ils donnent à entendre, c’est donc plutôt une très naturelle hantise, la crainte de quelque chose qui n’a pas eu lieu, mais qui pourrait avoir lieu, en confiant leur enfant à un thérapeute. Depuis que la psychanalyse existe, on a beaucoup parlé des résistances à la psychanalyse. Freud le premier, comparant sa découverte de l’inconscient à celle de l’héliocentrisme et de l’évolution des espèces, consi-dérait qu’elle représentait le troisième choc narcissique subi par l’homme qui, après avoir compris que la terre n’était pas le centre du monde et qu’il appartenait banalement au monde animal, s’était ainsi vu dépossédé de la maîtrise de sa propre maison, obligé d’accepter en lui l’irruption de forces occultes qui échappaient à sa volonté consciente. Grâce à cette théorie des résistances culturelles, les psychanalystes se sont rassurés à bon compte chaque fois que ces résistances s’exprimaient. Ils se sont moins interrogés sur leurs res-ponsabilités. Si la psychanalyse ne pouvait que susciter des résistances, qu’avaient-ils fait pour traiter ces résistances ? N’avaient-ils pas au contraire, par leur comportement, l’étalage de leurs certitudes, leur refus du débat, leur mépris

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affiché pour toute pensée différente de la leur, leur sen-timent de toute puissance et leur côté « réponse à tout », contribué à entretenir ces résistances ? La psychanalyse, à l’époque de son plus grand succès, s’est prise au sérieux. Elle a oublié qu’elle était d’abord une quête tâtonnante du sens et non une série d’affirmations péremptoires toutes faites. Elle a outrepassé son champ d’action et n’a pas hésité à violer les règles les plus élémentaires de la vraisemblance en présentant à tout venant des hypothèses saugrenues comme des vérités établies et en donnant comme interprétations radicales des jeux de mots abscons. Ce qui, dans l’entre-deux d’une cure et dans le courant particulier établi entre l’analysant et l’analyste, pouvait être révélateur, ou plutôt cocréateur, d’une signification nouvelle donnée à un propos ou à un comportement ne pouvait apparaître que comme ridicule ou profondément irrationnel une fois mis sur la scène publique. L’extension du domaine de la psychanalyse, l’ayant conduite à intervenir hors du cadre protégé de la cure classique réduite au dispositif divan-fauteuil et fondée sur un contrat précis entre l’analysant et l’analyste, a exposé davantage le psychanalyste à l’incompréhension. Il n’a pas alors toujours compris l’importance d’un travail préalable de déminage consacré à réduire, chez l’interlocuteur parti-culier ou dans le groupe social, des résistances inéluctables et naturelles. Ceux qui se sont inspirés massivement de la psychanalyse ou pis qui se sont autorisés comme psycha-nalystes, sans avoir suivi la longue formation nécessaire, et sans avoir toujours été reconnus par leurs pairs à travers un non moins long processus de sélection, n’ont pas toujours su s’astreindre à ce travail pour désarmer les résistances, travail que tout psychanalyste est amené à faire dans une cure analytique. De ce fait, ils ont confirmé le bien fondé

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de ces résistances et contribué à répandre une idéologie, un psychanalysme auquel il est légitime de résister. Les plus farouches opposants à la psychanalyse et à ses applications, qui s’expriment sur les forums, dans la presse ou par le livre, sont, parfois, des blessés de la psychanalyse, sortis meurtris d’une expérience personnelle, une meurtrissure dont la responsabilité, comme dans tout accident thérapeutique, incombe au moins en partie personnellement à leur ana-lyste ou au thérapeute de leur enfant. Dans les psychothé-rapies d’enfant, la relation entre le psychothérapeute et la famille ne va jamais de soi. Elle est grosse de malentendus et exige un travail au moins aussi important que la psy-chothérapie proprement dite pour dépister et traiter sans attendre les germes d’incompréhension réciproque. Dans le domaine de l’autisme, où la psychanalyse a parfois exagéré sa contribution et où il est arrivé que son langage devienne insupportable à force de suffisance ou d’enthousiasme mal contrôlé, la responsabilité est collective.

L’approche psychanalytique : un mythe diabolique ?

Il était donc intéressant, devant un déferlement de haines antipsychiatriques et antipsychanalytiques, d’ouvrir un espace de communication à un autre discours, tenu par des parents satisfaits des soins reçus par leurs enfants dans des institutions pédopsychiatriques où l’inspiration psycha-nalytique était présente. Il faut remarquer, dans les témoi-gnages qui suivent, une référence beaucoup plus forte aux personnes constituant l’équipe soignante assurant les prises en charge et aux liens de coopération entre ces personnes et avec elles qu’à la théorie qui les soutient. Aucun des parents interviewés ici ne semble s’être senti psychanalysé à

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son insu, ou avoir eu l’impression qu’on psychanalysait son enfant malgré lui. Aucun même ne semble attribuer aux équipes soignantes une étiquette particulière de psychana-lyste. Ce qui a compté pour tous ces parents, c’est le sen-timent d’être entendus, compris et soutenus, c’est aussi le sentiment d’être accompagnés dans un long chemin où le souci d’intégrer autant que possible l’enfant dans la société et en particulier à l’école, de normaliser pour cela autant que possible son comportement, de faciliter ses apprentis-sages scolaires et sa maîtrise des codes sociaux, s’est tou-jours articulé avec un effort pour le comprendre, pour déchiffrer le sens souvent obscur de ses comportements et de ses propos, de se familiariser avec ses modes de pensée spécifique, d’accepter son refus de l’imprévu, mais aussi de s’émerveiller parfois devant ses compétences surprenantes. Entrer en relation avec l’enfant, soutenir ses tentatives maladroites pour entrer en relation avec les autres semblent avoir été perçus par les parents, eux-mêmes engagés en tant que partenaires essentiels dans ce travail de mise en relation, comme l’objectif premier des équipes soignantes. Si le diagnostic n’a pas été au centre des discussions avec ces équipes, il a été évoqué, dans ses approximations succes-sives, et parfois confirmé par d’autres équipes spécialisées. Tous affirment ne pas s’être sentis culpabilisés, au moins par ceux avec qui le travail a été poursuivi, et certains se désolent de l’opposition qui continue à prévaloir entre des méthodes dont on devrait, à leur avis, reconnaître la com-plémentarité.

Les approches psychanalytiques, dont les associations les plus engagées ont prétendu interdire l’enseignement dans les universités et les écoles d’éducateurs, au nom d’un « socle théorique », d’une pensée unique dictée

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par elles à la Haute Autorité de santé, et qu’un député a voulu légalement proscrire dans l’autisme, seraient-elles mythiques ? Elles ont en tout cas pris cette apparence, tant les dénonciations dont elles font l’objet ressemblent peu à l’usage, modeste, ouvert, non exclusif et non dog-matique qui semble être fait de la pensée psychanalytique dans les services de pédopsychiatrie où ont été accueillis les parents qui témoignent ici de leur expérience : une forme d’écoute plutôt qu’un ensemble de méthodes et de théories figées dans un credo immobile. Il est frappant de constater, dans les dernières recommandations de la Haute Autorité de santé, une absence de définition des deux approches déclarées « non consensuelles » et implicitement non recommandées – la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle –, alors que de nombreux passages de ces recommandations semblent reprendre les principes mêmes d’articulation et de mise en sens qui fondent ces approches. Faut-il alors faire l’hypothèse d’un véritable communauta-risme propre à certains parents d’autistes et de l’utilisation de l’ennemi psychanalytique élevé au rang de persécuteur mythique pour asseoir le sentiment d’appartenance à une communauté ? Le communautarisme est un trait distinctif de notre temps. Il prend souvent l’aspect d’une commu-nauté de victimes qui luttent ensemble pour obtenir à la fois une reconnaissance affective : la sympathie, et une reconnaissance éthique : le respect des autres. Grâce aux forums, les parents, du moins certains parents, outre des informations, cherchent et trouvent ensemble des remèdes à leur détresse et à leur solitude ainsi qu’à cet inévitable sentiment d’injuste stigmatisation qu’entraîne la naissance d’un enfant handicapé. À plusieurs on se sent plus forts. Mais pour maintenir une communauté et le sentiment

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d’identité qui va avec l’appartenance à cette commu-nauté, quel meilleur moyen que de se désigner un ennemi commun ? Victimes déjà du sort, dépossédés de leur identité normale de parents par un enfant qui les déso-riente continuellement et parfois ne leur apporte pas cette confirmation identitaire minimale qu’est, pour un parent, le fait de se sentir reconnu par son enfant, les parents d’autistes qui s’expriment sur Internet se proclament, de surcroît, victimes d’un système. Ils attirent ainsi la com-passion et se sentent plus unis contre un ennemi indispen-sable à leur communion. Cet ennemi, ils le voient partout, lui attribuent une influence et un pouvoir presque surna-turel et consacrent beaucoup de temps à lutter contre lui et à dépister partout sa présence. Ainsi, rassuré dans sa foi par l’existence du Malin contre lequel il doit se battre en permanence, le croyant décèle son existence derrière toutes ses manifestations, en apparence les plus bénignes. Déjà, il y a plusieurs années, un président de la fédération Autisme France refusait la main tendue par des psychiatres qui pro-posaient d’inclure des programmes éducatifs structurés dans leurs prises en charge. Il ne voyait dans cette recherche de « consensus » qu’une manœuvre. Aujourd’hui, sur Internet, une mère qui se dit bien informée s’élève contre les psychanalystes qui, accusés habituellement d’ignorer les découvertes scientifiques, cherchent au contraire des rap-prochements avec les neurobiologistes. « Les neurosciences, s’exclame-t-elle, ils sont bien obligés de les “intégrer” dans leur sauce (la neuropsychanalyse), pour mieux les phago-cyter et continuer sur leur lancée 1. » La seule solution est

1. Ces citations proviennent, pour les premières, du site de la fédération Autisme France et, pour la dernière, du forum Autisme Doctissimo, en ligne.

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donc l’éradication de la psychanalyse, sinon de la culture tout entière (on lui reconnaît, avec dédain, une pertinence en littérature et en philosophie), du moins de la prise en charge des troubles de nature autistique.

Vers une trêve sinon vers une paix ?

À l’inverse, c’est plutôt un apaisement que semblent souhaiter les parents interviewés ici. Quelques indices per-mettent de l’espérer en montrant une convergence entre des approches qui se sont, jusque-là, surtout opposées. Conscientes, depuis longtemps, de l’importance de l’inté-gration scolaire, de l’intérêt de donner aux parents un dia-gnostic afin d’atténuer leur sentiment d’incompréhension devant l’étrangeté de leur enfant, de la nécessité d’une collaboration et d’une communication claire avec eux, les équipes de pédopsychiatrie se forment de plus en plus aux méthodes éducatives structurées, à la communication assistée par pictogramme. Tenant compte des particularités de la pensée autistique, elles savent, elles aussi, structurer le temps de manière prévisible et aménager l’environ-nement, en évitant les excès de stimulation. De l’autre côté, les méthodes éducatives fondées sur le condition-nement opérant, après avoir connu, au départ, quelques dérives éthiquement discutables, comme l’utilisation des stimulus aversifs (les chocs électriques, les coups, l’iso-lement et les remontrances verbales allant jusqu’à de véri-tables hurlements qui terrorisaient l’enfant), ont assoupli leurs protocoles. Elles tiennent davantage compte des motivations de l’enfant, de la relation établie avec lui. Elles visent moins à modeler l’« élève », en fonction des

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attentes de l’entourage, et se basent davantage sur l’explo-ration de ses désirs 1.

Malheureusement, l’esprit sectaire de part et d’autre, plus actif aujourd’hui d’un côté (le comportementalisme) que de l’autre, empêche encore ces rapprochements, dont les parents comme les enfants pourraient n’attendre que des bénéfices. L’autisme est un phénomène contagieux. Ceux qui sont confrontés à une personne autiste, parents, soignants, éducateurs, jusqu’aux administrateurs et aux politiques qui se saisissent du problème, s’imaginent faci-lement seuls détenteurs de la bonne compréhension et des bonnes solutions. Ils se barricadent alors dans un système et se ferment aux autres conceptions. D’où encore une fois, par-delà ces ruptures de contact, l’urgence d’un travail de mise en lien, de rétablissement d’un dialogue. Dans la solitude de l’internaute face à son écran, ce travail n’est pas aisé à poursuivre. Il y manque le coefficient d’empathie que procure une rencontre vraie avec un autre humain fait de chair et d’os, avec un « corps vécu », un Leib, comme disait le philosophe Husserl. C’est sans doute cette rencontre avec des équipes attentives et chaleureuses qui a permis aux parents participant à ce livre d’avoir une autre image de la pédopsychiatrie que celle ayant habituellement cours dans l’opinion. Souhaitons que leur message soit entendu.

1. Comme témoignage de cette évolution, qui semble davantage liée à l’expérience clinique qu’à des « preuves scientifiques » (evidence based), voir R. Leaf, J. Mc Eachin et J. Stylens, Désaccords, accords et résultats, in Autism Partnership ; R. Leaf, J. Mc Eachin et M. Taubman (2008), L’approche comportementale dans l’autisme, bonnes et mauvaises pratiques, ce qu’il faut en dire, Pearson Éducation France, Paris, 2010.

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La méthode

« La diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. »

René Descartes

Ce livre a été réalisé selon la méthode dite des entre-tiens non directifs. Ces entretiens, vingt au total, ont été recueillis entre le mois de janvier et le mois de mai 2012. Tous ont été enregistrés par voie électronique, puis retrans-crits et soumis à la personne interviewée pour approbation. Pourquoi ce choix de l’entretien non directif ? Parce qu’il permet de laisser s’exprimer les représentations et la per-ception subjective de la réalité, telle qu’elle est vécue par les parents, acteurs essentiels dans le trajet éducatif, thérapeu-tique et scolaire de leur enfant. La non-directivité, telle que l’a décrite le psychologue américain Carl Rogers, consiste d’abord à laisser s’exprimer la personne de la façon la plus

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libre possible, en interférant le moins que l’on peut dans son discours, en la motivant pour qu’elle puisse aller loin dans son expression. Une attention particulière a aussi été portée aux émotions et aux éléments non verbaux que la personne peut laisser s’exprimer, volontairement ou pas. Dans l’entretien non directif, l’enquêteur pose à la per-sonne qu’il interroge une seule question directe, désignée parfois comme étant la consigne ; le reste de ses interven-tions a seulement pour but d’encourager la personne inter-viewée à enrichir et à approfondir sa ou ses réponses.

Dans notre enquête, la question était ainsi formulée, sachant que chaque interviewer pouvait la poser en la modi-fiant ou pas, l’important étant d’en conserver la logique pre-mière :

« Est-ce que vous pouvez témoigner de ce qu’a été votre trajet dans l’accompagnement de votre enfant, aussi bien sur le plan éducatif que scolaire, thérapeutique et soignant ? »

Nous avons d’abord choisi de demander à vingt familles l’autorisation de les interviewer. Toutes ont répondu favo-rablement. Ces vingt familles viennent de six villes diffé-rentes, dans six départements de France distincts les uns des autres. Treize d’entre elles sont parents d’un enfant autiste, les sept autres d’un enfant autiste devenu adolescent, jeune adulte ou adulte. Il est à noter que les vingt familles ayant toutes répondu favorablement, nous n’avons eu à recueillir que vingt interviews, et par conséquent n’avons pas eu à choisir tel interview plutôt que tel autre. Ajoutons que nous avons voulu faire figurer différentes formes de patho-logies entrant dans le « spectre autistique », depuis la plus sévère jusqu’à la plus légère.

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Quelle est l’origine du diagnostic ? Huit d’entre eux ont été dits autistes, soit par le centre de ressources autisme (CRA), soit par une consultation dans le service de pédo-psychiatrie d’un CHU. Neuf autres ont eu ce diagnostic après orientation vers une structure de soins : trois en hôpital de jour, deux dans un CAMSP, quatre auprès d’un pédopsychiatre en consultation (CMP ou libéral). Pour les trois restants, la transcription de l’entretien ne permet pas de préciser clairement l’origine du diagnostic : un d’entre eux, adulte aujourd’hui, a commencé à être pris en charge à une époque où le diagnostic était moins précis qu’au-jourd’hui ; pour un autre, le diagnostic n’a pas été évoqué par ce parent-là. Il est clair cependant que pour ces deux-là, la prise en charge actuelle se fait au nom de l’autisme de ces personnes. Le terme « autisme » doit s’entendre ici dans toute sa variété actuelle, c’est-à-dire incluant toute la diversité de ce qu’on appelle aujourd’hui « le spectre autis-tique ».

Reste une personne dont le diagnostic n’est pas dit par les parents interviewés, qui a cependant été suivie dans une CLIS dédiée à l’autisme, et qui a la particularité de ne pas avoir suivi de psychothérapie. Dans ce cas précis, et c’est le seul, c’est le parent qui nous a contactés pour être inter-viewé.

À un moment ou à un autre de leur trajet, ces enfants (sauf un 1) ont été accompagnés et soignés soit par un psychothérapeute ayant une formation psychanalytique (ici, pédopsychiatre ou psychologue), soit par une équipe (hôpital de jour, CAMSP, etc.) ayant une référence claire et

1. Le parent de l’un d’eux, en effet, ne parle que de prise en charge éducative et soignante dans un Sessad.

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assumée (mais pas forcément exclusive) à la psychanalyse. Nous avons voulu savoir, réellement, comment se situent ces parents après avoir fréquenté ces équipes : ont-ils été malmenés ? ont-ils été culpabilisés comme on l’entend souvent ? ont-ils reçu le soutien et l’accompagnement qu’ils étaient en droit d’attendre ? Toutes ces questions nécessi-taient donc que l’on donne la parole aux parents d’enfants autistes plutôt que de se contenter d’écouter des discours institutionnalisés, relayés par des espaces médiatiques parfois sous pression, ou de se limiter justement aux dis-cours de ces groupes de pression.

Afin de préserver la neutralité la plus élevée qu’il est possible 1, chacune de ces interviews a été conduite par un professionnel que ces parents-là ne connaissaient pas, qui n’avait joué aucun rôle dans la prise en charge de leur enfant, et surtout qui venait d’une ville différente, souvent très éloignée géographiquement. Un simple rendez-vous était pris, souvent sur le lieu de soins de l’enfant (ou à son domicile), et l’entretien pouvait commencer. À partir de la phrase introductive citée ci-dessus (la consigne ), le (ou les parents 2) pouvait exprimer sans aucune limitation ce qu’il voulait dire, le rôle de l’interviewer se limitant le plus souvent à soutenir la parole, et à encourager ou à pousser le plus loin possible cette expression, sans parti pris. Ces entretiens n’ont pas été spécialement longs, ils ont duré en moyenne entre vingt minutes et une heure. Nous avons voulu en effet un témoignage bref, direct, sans approfondir spécialement tel ou tel aspect, notre recherche consistant à recueillir les impressions et sentiments de ces parents

1. La neutralité n’est jamais qu’un horizon que l’on s’efforce d’atteindre…2. Sur les vingt familles représentées, dix seulement ont été interviewés en couple,

sept mamans étaient seules et trois papas aussi.

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tels qu’ils se sont exprimés, à l’état brut, afin de les réunir ensuite pour en montrer la logique.

Tous ces parents nous ont exprimé leur intérêt pour cette enquête, et nous ont assuré de leur soutien dans cette entre-prise. Ils nous ont dit être heureux que leur témoignage puisse être utile à d’autres parents. Il nous a semblé, effec-tivement, que ces discours, tels qu’ils nous ont été confiés, sont peu représentés et peu entendus ordinairement. Sont-ils inexistants pour autant ou, simplement, ne sont-ils pas diffusés, pas assez relayés ? Voilà quel a été le point de départ de ce travail, visant à faire entendre une parole qui reste habituellement inaudible.

Un point semble avoir été important pour plusieurs de ces familles : le respect d’une stricte confidentialité. Ainsi monsieur « Pascal » nous dit, dans un mail :

« […] je souhaite que l’on remplace le prénom de mon fils par celui de Dimitri et qu’au lieu de citer [untel], on emploie une périphrase. Ces prises de position, très claires et incontournables, le sont afin de préserver l’intimité de Dimitri et celle de sa maman. En revanche, je serais heureux si mon témoignage pouvait donner confiance aux parents, et contribuer à faire reconnaître le travail de tous les accompa-gnants, quelle que soit leur approche théorique. »

ou bien la famille « Quentin » :

« […] nous avons examiné l’épreuve que vous nous avez envoyée, et nous sommes d’accord avec toute votre retrans-cription. Nous ne souhaitons rien changer, simplement nous souhaitons rester anonymes afin de protéger [notre fils]. »

À quelle protection fait allusion cette maman ? De quoi, ou de qui faudrait-il donc le protéger ? Nous l’avons dit :

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certains parents se sentent menacés par les attaques viru-lentes dont ils font l’objet s’ils ne se conforment pas à un discours « obligé » tenu par les groupes de pression dont nous parlions ci-dessus.

Ceci (et quelques autres courriers allant dans le même sens) nous a conduits à :

1. remplacer les noms de famille par des prénoms (fictifs) ;2. remplacer tous les prénoms des enfants par un autre

prénom, choisi de façon totalement aléatoire ;3. figurer les noms de lieux, les noms des structures de

soins, les noms des professionnels concernés soit par une périphrase ainsi que le souhaite monsieur Pascal, soit par une initiale pour les noms des villes 1, soit par le signe […].

Nous pensons avoir ainsi respecté le vœu de plusieurs parents qui ont eu à cœur de protéger l’anonymat, et donc l’intimité, de leur enfant comme celle de leur famille. Ajoutons que le texte final leur a été systématiquement proposé afin qu’ils puissent encore émettre des réserves ou des éclaircissements. Précisons également que le choix de donner un prénom plutôt qu’une initiale à la place du nom vient ici faciliter la lecture, en permettant le lien entre plusieurs choses dites par une même personne à différents endroits du texte.

1. Mais cette initiale n’est pas la véritable initiale.