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Au Bonheur des Dames Émile Zola Livret pédagogique correspondant au livre de l’élève n° 78 établi par Isabelle de Lisle, agrégée de Lettres modernes professeur en collège et en lycée

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Au Bonheur des Dames

Émile Zola

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre de l’élève n° 78

établi par Isabelle de Lisle,

agrégée de Lettres modernes professeur en collège et en lycée

Sommaire – 2

S O M M A I R E

REPONSES AUX QUESTIONS ............................... 3

Chapitre I (pp. 29 à 32) .......................................... 3

Chapitre IV (pp. 69 à 72) ......................................... 7

Chapitre VII (pp. 106 à 109) ..................................... 12

Chapitre X (pp. 158 à 161) ....................................... 17

Chapitres XIII et XIV (pp. 233 à 236) ............................ 22

Retour sur l'œuvre (pp. 237 à 239) ............................... 28

PROPOSITION DE SEQUENCES DIDACTIQUES ................... 29

EXPLOITATION DU GROUPEMENT DE TEXTES ................... 30

LECTURE D'IMAGES ET HISTOIRE DES ARTS .................. 33

PISTES DE RECHERCHES DOCUMENTAIRES ..................... 35

BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE .......................... 36

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2016. 58, rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves. www.hachette-education.com www.biblio-hachette.com

Au Bonheur des Dames – 3

R E P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

C h a p i t r e I ( p p . 2 9 à 3 2 )

Avez-vous bien lu ? u   a) Jean, âgé de seize ans et Pépé, âgé de cinq ans sont les frères de Denise, une jeune fille de vingt ans. b) Baudu et Geneviève sont respectivement l’oncle et la cousine de Denise. v   Denise habitait en Normandie, à Valognes, avec son père et ses deux jeunes frères. Après la ruine, puis la mort de son père, elle a pris en charge l’éducation des deux garçons. Jean ayant trouvé une place à Paris chez un ivoirier, elle a jugé bon de quitter une ville de province où le jeune homme a été à l’origine d’un scandale (« l’escapade amoureuse de Jean, des lettres écrites à une fillette noble de la ville, des baisers échangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l’avait déterminé au départ »). De plus, ne parvenant plus à gagner de quoi subvenir à sa famille, Denise a préféré quitter Valognes et rejoindre Paris. w Denise attend de son oncle Baudu qu’il lui propose une place dans son magasin, comme il le lui avait laissé entendre dans la lettre qu’il avait écrite à l’occasion de la mort de son père. x   Octave Mouret est le directeur du magasin Au Bonheur des Dames qui a été fondé en 1822 par les frères Deleuze. y   Caroline Hédouin est la fille du frères aîné des Deleuze, les fondateurs du Bonheur des Dames. Elle a épousé en secondes noces Octave Mouret. La jeune femme est décédée accidentellement alors qu’elle visitait les travaux effectués sur l’un des magasins achetés par Mouret pour agrandir son affaire : pour les petits commerçants, « Il y a de son sang sous les pierres de la maison. »

Étudier un incipit U   Denise est le premier mot du roman, aussi le lecteur suppose-t-il qu’il s’agit du personnage principal. Il découvre qu’elle connaît une vie difficile et que ses moyens sont réduits (« à pied », « la dure banquette d’un wagon de troisième classe »). Elle semble chargée de ses deux frères car la présence de parents n’est pas mentionnée. L’action se déroule à Paris (« la gare Saint-Lazare » est mentionnée) et le livre s’ouvre sur un changement : l’héroïne quitte la Normandie pour rejoindre la capitale. V   Le participe passé « débarquée » s’accorde avec le pronom personnel « l’ » mis pour Denise. Il s’agit ici de l’accord du participe passé avec le COD placé devant le verbe lorsqu’il est employé avec l’auxiliaire avoir. Denise se trouve en position d’objet du verbe débarquer, ce qui fait d’elle un personnage passif. Elle semble subir son arrivée comme si le destin avait décidé de ce changement dans son existence. Le personnage en paraît fragile et la compassion du lecteur est sollicitée. W   Dans la première phrase, le lecteur découvre le personnage principal et le lieu de l’action, mais il se pose des questions sur le passé de Denise : pourquoi vient-elle à Paris ? Pourquoi est-elle accompagnée de ses deux frères ? Il s’interroge sur son devenir : quel effet Paris va-t-il produire sur elle ? Que va-t-elle y trouver ? X   Le premier chapitre répond aux questions cardinales de l’incipit et les premières pages du Bonheur des Dames n’innovent pas en matière de technique romanesque. Le lecteur n’est pas surpris par l’ouverture du roman et sa curiosité est satisfaite. Qui ? : Les personnages principaux du roman sont présentés et situés dans un contexte familial, social et affectif. Les liens familiaux des proches de Denise sont définis (frères, oncle, tante, cousine…). On découvre aussi leur statut social : Denise, comme son oncle, évolue dans le milieu des commerçants et plus particulièrement dans le secteur du tissu. Jean se destine, quant à lui, à un métier plus artistique, mais il reste dans le monde du commerce. Tous ces personnages connaissent des difficultés financières ; Baudu ne peut embaucher sa nièce et l’on voit bien que sa boutique n’est pas prospère ; Denise est à la recherche d’un emploi qui lui permettra de subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de ses frères. Le chapitre est, plus généralement, centré sur les petits commerces de la rue de la Michodière et le lecteur fait ainsi connaissance avec Bourras, personnage exemplaire de la lutte vaine des petites boutiques. Le grand commerce, quant à lui, est évoqué de l’extérieur : le lecteur découvre le Bonheur

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des dames en même temps que Denise à dans les propose de Robineau et Bourras et il partage ses émotions. Quoi ? : L’arrivée de Denise à Paris constitue le point de départ de l’intrigue et le lecteur se demande comment la jeune fille va faire pour survivre dans ce milieu nouveau. Il s’interroge également sur le devenir de l’amour de Geneviève et de Colomban dans la boutique mourante des Baudu. En arrière-plan se profile une autre intrigue dans laquelle ce sont les magasins qui deviennent les personnages de l’histoire. En effet, le Vieil Elbeuf de Baudu s’oppose d’emblée au Bonheur des Dames de Mouret et l’enjeu est celui d’une guerre ouverte entre le petit commerce traditionnel et le grand commerce naissant. Où ? : L’histoire se déroule à Paris. Le personnage principal vient tout juste de quitter sa Normandie natale pour découvrir la capitale et sa modernité. Quand ? : L’intrigue se déroule dans un Paris résolument moderne qui étonne et fascine Denise dès son arrivée et sa découverte du magasin de Mouret : (« en voilà un magasin ! »). Le mot « nouveautés » employé pour caractériser les marchandises vendues par le Bonheur des Dames (« un magasin de nouveautés ») indique lui aussi cette modernité affichée. C’est dans ce Paris actif du XIX

e siècle que Zola ancre son histoire, un Paris où tout s’accélère : n’y voit-on pas en effet « les employés filant à leurs bureaux et les ménagères courant les boutiques » ? at Les premières répliques contiennent presque exclusivement des phrases exclamatives. Les interjections qui ponctuent ces exclamations (« Oh ! », « Ah bien ! », « Fichtre ! », « Hein ? ») viennent souligner la surprise des personnages. Les discours narratifs et descriptifs qui s’entremêlent dans les premières pages sont interrompus par ces répliques qui contribuent à dynamiser l’incipit en invitant le lecteur à poser sur le décor décrit un regard curieux et admiratif.

Étudier la mise en place des personnages ak   Denise, le personnage principal, est d’emblée présentée au sein d’une famille. Dès les deux premières phrases, on la voit accompagnée de ses deux frères et l’on devine, à la position des trois personnages, que la jeune fille joue un rôle maternel au sein de la fratrie : « Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait ». Son autorité se lit dans cette évocation. Plus loin, on apprend que c’est elle qui subvient aux besoins des garçons (« elle était restée la mère des deux enfants ») et que c’est elle qui, en charge de ses frères, a pris la décision de quitter Valognes pour rejoindre Paris. Attachée aux valeurs familiales, elle se tourne naturellement vers son oncle Baudu en qui elle voit un substitut du père qu’elle a perdu. Dans un élan de confiance aveugle, elle débarque à Paris, n’imaginant pas un instant que la lettre qu’il lui a écrite un an auparavant, dans les circonstances particulières du décès de son père, n’est qu’une formule conventionnelle vide et que la proposition faite est devenue caduque. Cette illusion révèle l’importance qu’elle accorde à la famille. L’histoire de la lettre révèle aussi la jeunesse et la naïveté de Denise. Trop confiante dans ses valeurs, elle n’imagine pas que les autres puissent penser différemment. On retrouve cette naïveté presque enfantine dans sa fascination pour le Bonheur des Dames : elle s’arrête, s’exclame, en oublie le but de son voyage : « ce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. » Denise, figure maternelle protectrice (Pépé se réfugie dans ses bras), solide et autoritaire, attachée à des valeurs, est donc aussi un personnage fragile – ce que laissait déjà entendre la notation descriptive du deuxième paragraphe : « Elle, chétive pour ses vingt ans, l’air pauvre ». Au cours du chapitre, on sent son émotivité et son extrême sensibilité : on la voit ainsi rougir, devenir « toute pâle », pleurer (« Elle laissa tomber deux grosses larmes »). Elle a quitté Valognes sur un coup de tête, sans avoir pris la peine de prévenir son oncle, alors que, par ailleurs, on a vu que sa décision était rendue nécessaire par les circonstances : « elle comprenait qu’on ne tombait pas de la sorte chez le monde ». À la fois maternelle et naïve, Denise est douce, sensible aux autres et à son environnement. Elle devine ce que pense son oncle sans qu’il ait besoin de l’exprimer et se dit prête à repartir. Elle réagit également fortement à ce qu’elle découvre, qu’il s’agisse de l’univers lumineux et fascinant du Bonheur des Dames (« il flambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. Elle y rêvait son avenir, avec beaucoup de travail pour les enfants, avec d’autres choses encore… ») ou, à l’opposé, du monde sombre et oppressant du Vieil Elbeuf : « ce qui frappa surtout Denise […] ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond, surmontée d’un entresol très bas, aux baies de prison, en demi-lune. »

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al   La famille Baudu vit à l’ombre du père, le chef de famille et le patron de l’affaire de draps. C’est en effet lui qui se tient sur le pas de la porte quand les deux femmes restent à l’intérieur, comme enfermées dans ce qui est décrit comme une prison (« aux baies de prison »). Madame Baudu et sa fille Geneviève semblent ne jamais sortir de la sombre boutique où règne l’oncle. La première est présentée comme « mangée d’anémie, toute blanche » et la seconde annonce déjà la maladie qui l’emportera à la fin du roman : « la débilité et la décoloration d’une plante grandie à l’ombre ». C’est Baudu qui décide et les femmes ne font que suivre ses indications, « en personnes soumises qui ne se permettaient jamais d’intervenir ». Ce n’est, en effet, que lorsque l’oncle propose à Denise et ses frères de dormir chez lui, que les deux femmes peuvent intervenir : « Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur un regard, qu’elles pouvaient arranger les choses. » On a même l’impression que les sentiments de Mme Baudu et de Geneviève se font l’écho des émotions de l’oncle : « Il s’arrêta, étranglé par une émotion qu’il ne voulait pas montrer. Mme Baudu et Geneviève, l’air résigné, avaient baissé les yeux. » De plus, l’oncle ne paraît préoccupé que par la réussite de Mouret dont il est une des victimes. Il ne cesse de ressasser ce qui fait sa ruine, mais ne s’interroge pas sur la vie qu’il fait mener à sa femme et sa fille, ni sur la santé de cette dernière. Aveuglé par « ce spectacle qui leur crevait le cœur », il ne voit ni ne devine le chagrin de Geneviève qui « très pâle, avait constaté que Colomban regardait, à l’entresol, les ombres des vendeuses passer sur les glaces ». am Zola donne à ses personnages une épaisseur psychologique qui les rend vraisemblables. Loin d’être simplifiés ou stéréotypés, ils sont au contraire complexes et ambigus. C’est le cas de Baudu, personnage égoïste ne se préoccupant ni de sa famille, ni du devenir de ses neveux. Occupé à se lamenter sur son sort, il est aussi un donneur de leçons quand il s’agit du comportement des autres : « je lui ai assez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie ! Un brave cœur, mais pas deux liards de tête !... », dit-il de son propre frère. Cependant, il ne reste pas indifférent au malheur de Denise et finit par l’accueillir sous son toit. Il ne semble même pas lui en vouloir trop fortement quand il comprend qu’elle va aller chercher du travail chez Mouret, comme le lui a suggéré Robineau. Ni bon, ni mauvais, Baudu est un personnage complexe qui donne du petit commerce une image élaborée, à la fois critique, sympathique et pathétique.

Étudier l’entrecroisement des discours an Différents temps du passé se combinent dans le premier paragraphe : - « était venue », « avait débarquée » : le plus-que-parfait exprime l’antériorité de l’action par rapport à la temporalité principale du récit et crée ainsi l’illusion d’une profondeur temporelle ; - « tenait », « suivait », débouchait » : l’imparfait de description est ici utilisé associé à des verbes d’action, ce qui contribue à estomper cette première évocation des personnages. Les actions narrées restent secondaires ; elles ne s’inscrivent pas encore dans une chronologie ; - « demeurait » : l’imparfait exprime ici une action de second plan ; - « s’arrêta » : le passé simple marque un changement aussi brutal que l’arrêt même du personnage. Il nous fait entrer dans la chronologie du récit. Le premier paragraphe crée une épaisseur temporelle grâce à l’emploi de l’imparfait et du plus-que parfait, dans laquelle le temps du récit (au passé simple) va prendre racine. Nous assistons dans le premier paragraphe à l’émergence du discours narratif. ao   Deux passages descriptifs à l’imparfait peuvent être dégagés : - passage n°1 de « Elle, chétive… » à « les mains ballantes » : le portrait des personnages ; - passage n°2 de « C’était, à l’encoignure » à « une ruche qui s’éveille » : la description du Paris matinal. Dans les deux cas, l’intrusion du discours descriptif au sein même du discours narratif est justifiée par la narration elle-même : - passage n°1 : l’expression « Ils restèrent plantés » au passé simple introduit l’immobilité des personnages, prétexte à une pause descriptive ; - passage n°2 : la réplique « Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin ! » annonce la description de Paris. Le présentatif « voilà » employé par Denise est repris par un autre présentatif, « C’était », et le mot « magasin » est précisé par la description « un magasin de nouveautés dont les étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d’octobre ».

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Étudier la description ap   Le passage s’organise en trois paragraphes bien distincts : - 1 : évocation du Paris nocturne sous la pluie ; - 2 : évocation du Bonheur des Dames ; - 3 : les réactions de Denise. aq   La proposition indépendante : « Ce fut pour elle une surprise » introduit la description de l’ancien Paris. Celle-ci suit immédiatement son constat – qui tient en une seule courte phrase –, comme s’il s’agissait de justifier la surprise de Denise. Nous avons ici une focalisation interne qui permet à l’auteur de poser sur le paysage urbain un regard subjectif, écartant ainsi l’aridité d’une objectivité réaliste. Comme le rappelle Maupassant dans la préface de Pierre et Jean, l’écrivain naturaliste cherche à donner, non pas une reproduction, mais une « vision » de la réalité. ar   On peut relever de nombreux termes péjoratifs dans le premier paragraphe : « rue noire, trempée d’une pluie fine et drue », « trouée de flaques », « eaux sales », « boue épaisse, piétinée », « poissait », « averse battante », « ténèbres », « froid », « vieux quartier », « sa boue et ses flaques », « si glaciale et si laide ». La dernière expression qui achève le paragraphe et la description de la ville sous la pluie récapitule ce qui a été décrit dans le détail. L’évocation de Paris sous la pluie se termine par une vision d’ensemble négative. En effet, les adjectifs « glaciale » et « laide » appartiennent au vocabulaire appréciatif et expriment l’effet produit sur Denise. La jeune fille a l’impression d’être arrivée dans un monde indifférent à son malheur, voire hostile. La description annonce au lecteur les difficultés à venir du personnage. On peut parler de la fonction programmatique de la description, au-delà de sa simple mission informative. as   Si Zola affirme sa volonté de nous donner à voir le réel, il ne nous propose pas pour autant une photographie de la réalité. On peut relever des détails réalistes dans le deuxième paragraphe, mais l’on est avant tout frappé par le glissement de la description vers le registre fantastique. D’abord, le contexte de l’évocation joue un rôle important : la pluie, l’obscurité de la rue et la lumière du magasin favorisent une vision déformée de la réalité. La pluie et les vitrines créent en effet un écran propice au fantastique (« derrière le rideau de pluie », « à travers les glaces pâlies d’une buée ») et le contraste entre l’obscurité et la lumière contribue à estomper les contours (« les ombres noires »), et brouiller la réalité (« un pullulement vague de clartés », « un intérieur confus », « cette apparition reculée, brouillée »). Si on ne distingue plus les formes, on perçoit de façon forte les lumières vives : « le feu rouge des chaudières », « dont les verres dépolis d’une rampe de gaz avivaient le blanc ». Le registre fantastique repose ainsi sur tout un jeu de disparitions et d’apparitions d’impressions lumineuses qui créent une sorte de tableau impressionniste (Zola est un ami des impressionnistes) du Bonheur des Dames. Le fantastique naît également de la présentation du magasin qui, sous la plume de Zola, devient une machine. C’est un des thèmes favoris du romancier, un thème qui révèle son souci de modernité et sa volonté de montrer la fascination (enthousiasme nuancé d’inquiétude) qu’exerce le progrès. On peut relever : « machine », « intérieur confus d’usine ». Mais la machine est aussi une créature monstrueuse : « un dernier grondement », « une chambre de chauffe géante », « une femme sans tête, qui courait ». Cette dernière expression clôt la description du magasin : le fantastique a basculé dans l’horreur. bt Le premier sentiment de Denise pour le Bonheur des Dames est la fascination ; « cédant à la séduction », elle semble ne pas pouvoir s’en arracher : « elle se rapprocha, attirée de nouveau ». Mais, si le magasin qu’elle a admiré lorsqu’elle est arrivée quelques heures plus tôt dans le quartier, est présenté au début du chapitre comme un univers attirant, il devient ici un monde inquiétant, menaçant. Certes, Denise y rêve son avenir (« beaucoup de travail pour élever les enfants »), cependant ce désir est mêlé d’inquiétude et la fait « trembler ». De plus, l’image qui clôt le deuxième paragraphe semble sortie tout droit d’un cauchemar et on se demande si la femme n’est pas Denise elle-même, broyée par le grand magasin. On est frappé par l’alternance des sentiments éprouvés : tantôt elle espère, tantôt elle redoute l’avenir qui l’attend chez Mouret. Quoi qu’il en soit, Denise est totalement absorbée par le magasin ; elle ne sent pas la pluie et on lit même, avec un vocabulaire de la possession (registre fantastique et domaine amoureux à la fois) : « le Bonheur des Dames achevait de la prendre toute entière ».

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Lire l’image bk La misère du petit commerce est avant tout exprimée par l’attitude désespérée du personnage au centre de l’image. Bourras est assis et ne semble plus avoir de forces : un de ses bras pend, tandis que l’autre main soutient la tête. On peut même penser qu’il pleure. Le dos vouté est celui d’une victime d’un inéluctable destin. La vitrine et l’enseigne indiquent un petit commerce spécialisé, à l’inverse des nouveautés du Bonheur des Dames. La boutique est sombre, comme le répète Zola lorsqu’il évoque les magasins de Bourras ou de Baudu. Les pierres au premier plan à gauche suggèrent les démolitions (la ruine du petit commerce est ainsi matérialisée) et les transformations de Paris. bl Les deux gravures s’opposent fortement et leur comparaison permet de mettre en avant le fossé qui sépare les petits commerces des grands magasins. Ainsi on s’intéressera dans les deux gravures aux vitrines (étroite / large), aux personnages (Bourras / la foule), à l’éclairage (ombre / électricité). L’éclairage électrique des lieux publics commence en 1844 ; l’électricité est un symbole du progrès et de la modernité.

À vos plumes ! bm   Ce sujet propose de mettre en avant un personnage secondaire du roman. Il s’agit de donner la parole à Geneviève, personnage effacé, qui n’a que rarement le droit de s’exprimer. On demande aux élèves d’imaginer sa vie à partir des informations données dans le chapitre. Le complément de temps « tout en regardant le magasin » invite les élèves à opposer, comme le fait Zola, le monde du grand commerce et celui du petit commerce. bn   Le sujet est un exercice de transposition (lieu et époque) qui s’appuie sur la représentation de la modernité et l’expression de la fascination qui ont été repérés dans le chapitre. On valorisera les copies qui, s’inspirant de Zola, sauront exprimer toute l’ambiguïté d’une fascination où l’admiration n’empêche pas l’inquiétude.

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Que s’est-il passé entre-temps ? u Alors qu’impressionnées, elle n’ose pénétrer dans le grand magasin pour se présenter, Denise voit entrer les employés du Bonheur des Dames. À cette occasion, elle croise le regard de Mouret, qu’elle prend pour un commis, et se trouble. v Mme Aurélie est la vendeuse en chef (la « première ») du rayon des confections. w Ému par la jeune fille, à qui il trouve du charme malgré son air triste et perdu, Mouret insiste pour que Mme Aurélie l’embauche. x Mme Desforges est la maîtresse de Mouret. y Les amies de Mme Desforges ne parlent que du Bonheur des Dames et des nouveautés qu’on peut y acheter. U Le baron Hartmann est un ami très proche de Mme Desforges ; il est le directeur du Crédit Immobilier et Mouret tient à le rencontrer car il veut lui demander son soutien. Le patron du Bonheur des Dames a en effet besoin d’un appui financier pour réaliser l’opération immobilière qui lui permettra d’agrandir son magasin. V L’accord du baron Hartmann pour soutenir financièrement Mouret est conditionné au succès commercial du Paris-Bonheur, dont la mise en vente est annoncée pour le lundi suivant.

Avez-vous bien lu ? W Les propositions exactes sont : b, c, e et h.

Étudier le réalisme de la descritpion X À la différence de Balzac, qui interrompt le cours du récit pour introduire une description d’un lieu ou un portrait du personnage, Zola préfère insérer des notations descriptives dans la trame narrative. C’est ce qui se passe dans le passage délimité, où les fils des discours narratif et descriptif sont étroitement entrecroisés.

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On suit en effet le déplacement de Denise grâce aux verbes de mouvement ou d’action : « l’installa », « ôta », « passa », « redescendit ». Ces verbes sont au passé simple, temps du récit proprement dit. Les mouvements et gestes de Denise sont prétextes à l’insertion de notations descriptives (la mansarde et la robe) formulées, quant à elles, à l’imparfait : « C’était », « l’attendait », « était », « était encore un peu grande ». Les verbes d’action ont fait place à des verbes suggérant au contraire l’immobilité. L’imparfait permet également d’exprimer des actions de second plan (« les vingt qui n’avaient pas de famille couchaient là ») ou d’évoquer le cadre. Enfin, lorsque les actions s’installent dans la durée (« elle se hâtait »), et constituent l’explication d’une action principale (« elle ne s’arrêta point » en subordonnée consécutive au passé simple), elles s’expriment à l’imparfait. at On peut relever : « numéro 7 », « deux chaises », « Vingt chambres », « les trente-cinq demoiselles », « les vingt », « les quinze autres ». A ce relevé on peut inclure les déterminants qui précèdent les éléments du mobilier : « une fenêtre à tabatière », « un petit lit », « une armoire de noyer », « une table de toilette ». En effet, Zola insiste sur le singulier ici et l’adjectif numéral « deux » qui suit nous invite à penser que les « un » ou « une » relevés sont eux aussi des numéraux et non des articles indéfinis. La présence des nombres est une caractéristique de l’écriture réaliste ; elle permet également de souligner une forte opposition entre le singulier et le pluriel. Ainsi, des expressions au singulier viennent s’opposer à des numéraux au pluriel pour mettre en avant la misère psychologique de Denise. Elle n’est en effet qu’une des vingt vendeuses logées dans les combles, ces vingt vendeuses n’étant elles-mêmes qu’une partie des trente-cinq employées. À ces femmes viennent s’ajouter les tantes ou les « cousines d’emprunt », ce qui multiplie les personnages autour de Denise, dans une sorte de vertige. Ce déploiement de vendeuses au destin proche de celui de la jeune fille est représenté par le nombre de chambres autour du « numéro 7 » : « Vingt chambres pareilles ». L’emploi du singulier vise également à insister sur la misère matérielle de Denise : tout concourt en effet à réduire ce dont dispose la jeune employée : « une étroite cellule », « un petit lit ». De même, deux robes (au singulier) s’opposent fortement : « la mince robe de laine […] la seule qu’elle eût rapportée de Valognes » et « l’uniforme de son rayon, une robe de soie noire ». Les adjectifs soulignés s’ajoutent au singulier en exprimant la réduction. ak La précision de la description repose sur le recours à différents procédés grammaticaux : - l’adjectif qualificatif : « étroite », « mansardée », « petit », « pareilles » ; - les participes présent ou passé : « ouvrant », « meublée », « peint » ; - ces participes sont eux-mêmes précisés par des compléments : « sur le toit » et « par une fenêtre » pour « ouvrant », « d’un petit lit, d’une armoire de noyer, d’une table de toilette et de deux chaises » pour « meublée », « en jaune » pour « peint » ; - le complément du nom introduit par une préposition : « à tabatière » (CdN « fenêtre »), « de noyer » (CdN « armoire »), « de couvent » (CdN « corridor »). Cette abondance de procédés grammaticaux révèle le souci du détail chez Zola, qu’il s’agisse du nombre (voir question 10), de la matière (« noyer »), de la taille (« petit ») ou de la couleur (« jaune »). Cette évocation précise de la chambre de Denise concourt à créer une illusion de réel. al D’abord, comme nous l’avons vu en réponse à la question 10, l’emploi du singulier pour tout ce qui est à la disposition de Denise, qu’il s’agisse du mobilier ou des vêtements, rend compte de la condition misérable des vendeuses qui ne possèdent rien (l’unique robe apportée de Valognes) et à qui on prête fort peu de choses. L’évocation de la robe de laine de Denise vient souligner cette misère : elle est, en effet, « mince », « usée » et « raccommodée ». La jeune fille est habituée à cette vie difficile (le froid suggéré par la laine trop mince) et se sent « endimanchée, mal à l’aise » lorsqu’elle porte la robe de soie. Le contraste entre les deux tenues se voit dans les matières (la laine et la soie), mais aussi dans un jeu du singulier (« mince robe ») et du pluriel (« aux bruissements tapageurs de l’étoffe »). Par ailleurs, les vendeuses dépendent des autres : le garçon qui monte la malle, « Mme Cabin, chargée du nettoyage et de la surveillance », « des tantes ou des cousines d’emprunt » qui les entretiennent. Zola, sous-entend que, si les jeunes employées ne sont pas logées et surveillées (« la surveillance ») par leur employeur, elles dépendent de protecteurs extérieurs qu’elles font passer, pour sauver les apparences de moralité, pour « des tantes ou des cousines ». Les situations des jeunes filles se ressemblent fort et la chambre numéro 7 n’est qu’une des « vingt chambres pareilles ». Elles portent un « uniforme », ce qui souligne leur destin commun, un destin

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paradoxal puisque elles vivent dans la misère tout en portant un uniforme qui évoque au contraire le luxe.

Étudier les points de vue sur le magasin am Zola mêle discours narratif et descriptif afin de dynamiser les descriptions. Pour cela, il a recours à la technique du point de vue interne. Premier passage : - « Mouret se planta seul et debout » : l’immobilisation du personnage introduit une description qui peut s’étaler dans le temps (« Par moments ») ; - « il dominait le magasin » : la position dominante du personnage justifie une description détaillée qui embrasse les différents étages du magasin et aborde même l’extérieur (« En haut », « En bas », « la paix morte du hall », « Au dehors ») ; - Les verbes de perception visuelle : « il remarqua », « en voyant », « en constatant » - « le vide lui parut navrant », « Et le cœur de Mouret était surtout serré par la paix morte du hall » : le verbe de modalité « parut » et le vocabulaire affectif expriment les sentiments du personnage ; les notations descriptives qui suivent viennent justifier les impressions éprouvées. On retrouve cette subjectivité caractéristique du point de vue interne dans le modalisateur « semblait » (« semblait dormir »). Deuxième passage : - « Il était revenu à son poste favori, en haut de l’escalier de l’entresol » : on retrouve l’immobilisation (« poste ») et la position dominante qui justifie la description (« s’étalait sous lui ») ; - « un rire victorieux », « un besoin tapageur de triomphe » : l’évocation du magasin passe également par celle des sentiments éprouvés ; - « il regardait », « il écoutait » : les verbes de perception introduisent les notations descriptives dans la trame narrative. On veillera à ne pas relever le dernier verbe de perception « voyait », qui annonce une anticipation à la mesure des ambitions de Mouret : « grandir démesurément », « élargir », « prolonger ». an Les deux descriptions s’opposent nettement : tout est sous le signe du vide, dans le premier passage qui se situe avant l’arrivée de la foule ; tout est, au contraire, sous le signe de la profusion, dans le second passage. Le fait que, dans les deux cas, la description soit conduite du point de vue d’un personnage qui se place au même endroit du magasin vient souligner le contraste et marquer le succès de la journée, après un moment d’inquiétude nécessaire à la tension dramatique. Dans le deuxième extrait, le mot « tapage » se fait l’écho du « massacre d’étoffes », évoquant à la fois l’effervescence qui règne dans le magasin et la victoire de Mouret. On peut relever en effet tout un lexique de la victoire et de la guerre : « victorieux », « triomphe », « La campagne […] gagnée », « mis en pièces », « conquis ». Ce vocabulaire militaire se prolonge à la fin dans le rêve d’agrandissement de Mouret, comme s’il s’agissait de gagner du terrain et de bâtir un empire (« grandir démesurément », « élargir », prolonger »). Au contraire, dans la première description, l’espace n’est pas à conquérir, il est même trop grand : « le vide », « presque personne », « espacée, pleine de trous », « nues ». Si l’espace est vide, le temps, à sa manière, l’est aussi puisque tout semble ralenti, endormi, à la différence de l’effervescence présente dans le second passage. On croirait presque une atmosphère magique dans la clarté « diffuse et comme suspendue » : les mouvements sont en effet ralentis (« lent défilé »), espacés (« Par moments »). Le sommeil n’est pas loin, comme dans les contes (« semblait dormir »), à moins qu’il ne s’agisse plutôt de la mort (« l’air cérémonieux, raidi », « la paix morte du hall », « des paroles chuchotées », « silence frissonnant de chapelle », « s’immobiliser et se refroidir »). Dans le deuxième passage, au contraire, le magasin revit et tout exprime son agitation. Ainsi, les « caissiers inactifs » sont désormais « penchés sur leurs registres, additionnant des longues colonnes de chiffres. » Dans le premier passage, Mouret souffre, comme en témoignent les termes « navrant » (à prendre dans son sens propre) et « cœur […] serré ». À la fin de la description, ses sentiments sont un peu différents, plus complexes. La souffrance a fait place à la « peur ». Cette angoisse l’amène à se projeter dans l’avenir en imaginant (« croyait sentir ») la fin de son empire. Les verbes « s’immobiliser » et « se refroidir » évoquent une action progressive et suggèrent l’anticipation pessimiste du personnage. Mais cette peur provoque une réaction : Mouret est en effet « indigné d’avoir peur ». La syntaxe place l’angoisse au second plan et met en avant la capacité à réagir du personnage, dont on a vu l’esprit d’entreprise.

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Dans le second passage, la peur et la souffrance ont cédé le pas à la joie triomphante du « rire victorieux ». On retrouve le même procédé d’anticipation à la toute fin de la description, mais il s’agit cette fois-ci d’un rêve positif. Le mouvement de dilatation du magasin que nous avons observé plus haut a remplacé le repli et la mort suggérés à la fin du premier extrait. Le plaisir de Mouret réside dans la domination, celle des clientes bien sûr, celle du petit commerce (« le petit commerce du quartier mis en pièces ») et celle aussi des grands financiers qui font Paris (« le baron Hartmann conquis, avec ses millions et ses terrains »). Ainsi, les deux passages se font écho et s’opposent, sur le plan de la description comme sur celui de l’expression des sentiments du personnage. Ce contraste génère une tension dramatique nécessaire au plaisir romanesque et met en valeur le triomphe de Mouret. ao Mme de Boves et Mme Marty sont subjuguées par les marchandises que Mouret expose. D’abord, il est essentiel de commenter l’attitude de Mme de Boves au début du passage. Mme Marty remarque que son amie est attirée par « des cravates et des voilettes pareilles aux [s]iennes ». Il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence : « Mme de Boves, que les dentelles de Mme Marty tourmentaient depuis le samedi, n’avait pus résisté au besoin de se frotter du moins au même modèle ». On voit là que le désir de Mme de Boves ne peut se comprendre que situé au sein d’un groupe social. Zola consacre plusieurs chapitres au salon d’Henriette Desforges afin de souligner cette importance du groupe dans l’attitude des consommatrices. La jalousie féminine est un élément déterminant et moteur chez Mme de Boves et son attitude est dirigée par le regard qu’elle porte sur les autres et par le manque que crée la pingrerie de son mari. Le regard qu’elle porte sur les marchandises est lié à cette jalousie ; si Zola nous présente les clientes de Mouret tantôt dans le magasin tantôt dans les salons, c’est pour montrer à son lecteur comment la stratégie commerciale du grand patron s’appuie sur une connaissance de la psychologie féminine (selon l’auteur). Par ailleurs, la fascination des clientes pour les marchandises exposées se traduit par l’expression d’une relation et d’un plaisir physiques devenus nécessités vitales. On voit Mme de Boves ne résistant pas « au besoin de se frotter » aux produits et plongeant ses bras « dans un tel flot de dentelles » avec des « mains fiévreuses ». L’intensité du plaisir de la consommation nécessite qu’on en profite de façon solitaire et provoque presque l’évanouissement : « Elles se séparèrent en se pâmant ». Les connotations sexuelles ne sont pas loin. Chez Mme de Boves, le besoin de posséder les marchandises exposées ira, à la fin du roman, jusqu’au vol. On la voit ici surveillée par l’inspecteur Jouve qui a été attiré par son comportement suspect : « il jeta un regard vif sur ses mains fiévreuses ». ap Le premier sentiment de Denise, à son arrivée dans le magasin où elle fait ses débuts, est la surprise : le décor a changé selon les directives de Mouret et elle ne le reconnaît plus (« elle était restée saisie, ne reconnaissant plus l’entrée du magasin, achevant de se troubler dans ce décor de harem »). Étrangère à cet environnement oriental, qui n’appartient pas à son univers, elle se sent « mal à l’aise », tout comme elle se sent « endimanchée » dans la robe de soie noire de son uniforme. À partir du moment où Denise fait son entrée au rayon des confections, elle devient, curieusement, comme absente. Ses sentiments ne sont pas rapportés. Après avoir assisté sans intervenir à une querelle entre deux vendeuses, elle est le point de mire des regards et Mme Aurélie tente d’améliorer la tenue et la coiffure de la jeune fille. Denise ne répond pas, ne réagit pas et cette passivité traduit sans doute son désarroi ; elle est incapable d’initiatives et semble même avoir perdu l’usage de la parole. Par la suite, on la voit émue par Hutin qui, croit-elle, lui confie une cliente. Le vocabulaire affectif (« ami », « fraternel et tendre », « gratitude ») exprime le désir de Denise de trouver sa place dans le magasin et de se lier à des collègues. À cette « gratitude » due à la naïveté de la jeune fille, succède le désarroi : « la jeune fille, très lasse déjà, étourdie par le monde, perdit la tête ». Là encore, elle se sent en décalage par rapport à son environnement et perdue, elle qui « n’avait jamais servi qu’une clientèle rare, chez Cornaille, à Valognes ». Le désarroi devient une véritable paralysie (« la première acheva de paralyser Denise »), puis un assassinat : « Denise, frappée au cœur, désespérant de jamais réussir dans la maison, était demeurée immobile, les mains ballantes. ». Zola nous rappelle que l’enjeu est grand pour Denise qui doit subvenir aux besoins de ses frères : « On allait la renvoyer sans doute, les enfants seraient sans pain ». Par la suite, sous les yeux de Mouret, Denise joue le rôle d’un « mannequin » sur lequel on pose les manteaux, et cette réification du personnage (on remarquera que Denise, ou ses substituts lexicaux et pronominaux, est souvent COD des verbes), déjà présente lors de son arrivée dans le rayon, provoque

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un sentiment d’humiliation : « Denise était devenue très pâle. Une honte la prenait, d’être ainsi changée en une machine qu’on examinait et dont on plaisantait librement. » L’humiliation est telle qu’elle se dit en terme de viol : « Elle se sentait violentée, mise à nu, sans défense », « son abandon de paria, atteinte à ses plus intimes pudeurs de femme ». Lorsque Denise regagne sa chambre, sa souffrance est à la fois physique (« tellement les pieds lui faisaient du mal ») et morale comme en témoigne la répétition du verbe « pleurer ». L’humiliation subie dans cet univers étranger la conduit à se replier sur elle-même, son passé et sa famille : « elle eut l’enfantillage, pour défaire sa malle, de vouloir remettre sa vieille robe de laine », « au souvenir de ses deux enfants ». La dernière expression « ivre de fatigue et de tristesse » résume sa double détresse.

Étudier la progression de la double intrigue aq Différents éléments au cours du chapitre donnent à Denise l’impression de ne pas avoir sa place dans le magasin : – Bien que se voyant attribués une chambre et un uniforme identiques aux autres, elle se sent « endimanchée, mal à l’aise » ; d’ailleurs, la robe ne lui va pas (« Cette robe était encore un peu grande, trop large aux épaules »), comme le soulignera Mme Aurélie (« Tirez donc la ceinture par-devant […] Là, vous n’avez plus de bosse dans le dos, au moins… »). – Les cheveux de Denise se distinguent également des coiffures sophistiquées des autres vendeuses : « mais leur coquetterie, le luxe dont elles luttaient, dans l’uniformité imposée de leur toilette, était leurs cheveux nus, des cheveux débordants, augmentés de nattes et de chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés, étalés. » Denise ne parvient pas à discipliner sa chevelure et à la disposer avec « coquetterie » ; ses cheveux ne forment qu’un « tas », sont « noués de travers ». Mme Aurélie, puis Mouret lui-même, ne manqueront pas de le lui reprocher. – Denise est rejetée par ses collègues qui se réconcilient pour mieux se moquer d’elle : « Mais l’entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la regardèrent, puis se sourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte ! » Elles n’hésitent pas à rire de sa gaucherie et de sa honte, jalouses aussi de sa chevelure. Ne sachant pas comment se comporter vis-à-vis des clientes et ne connaissant pas l’emplacement des marchandises, elle se sent perdue dans le Bonheur des Dames, très différent de la boutique où elle travaillait en Normandie. – Rejetée par les autres vendeuses, elle est aussi la cible des moqueries des clientes et de la direction rassemblées autour d’elle (« tous les yeux revinrent sur Denise ») dans la scène de l’essayage. Sa différence (une provinciale) est montrée du doigt sans pitié et le mot « paria » est utilisé. ar Lorsque tout le monde est réuni autour de Denise dans la scène du manteau, Mouret n’est alors qu’un personnage parmi les autres, fondu dans un « on » indéfini (« on sourit », « on examinait », « on plaisantait »). Lorsqu’il prend la parole, il assène à Denise le coup de grâce (« Ce fut le comble », « Denise avait encore pâli »). La honte qu’elle éprouve est une humiliation d’ordre amoureux. En effet, alors que Mouret affiche sa liaison avec Mme Desforges (« Celui-ci sentit la caresse amoureuse de ce coup d’œil, le triomphe de la femme heureuse de sa beauté et de son art. Aussi, par gratitude d’homme adoré, crut-il devoir railler à son tour »), Denise se sent « violentée, mise à nue ». as Mouret a conclu avec le baron Hartmann un arrangement financier qui dépend du succès de ce lundi (fin du chapitre III) et le succès de la vente va permettre l’agrandissement du magasin. Après des débuts difficiles, un magasin vide et un sentiment d’échec (« Mouret, indigné d’avoir peur, croyait sentir sa grande machine s’immobiliser et se refroidir sous lui »), la clientèle arrive et le Bonheur des Dames se remplit : « La pièce était pleine, une queue de monde la traversait dans un bout ». Le triomphe commercial est symbolisé par la recette : « C’était le plus gros chiffre qu’une maison de nouveautés eût encore jamais atteint en un jour. ». Ce succès nourrit les rêves de Mouret car il les rend possibles : « il voyait déjà le Bonheur des Dames grandir démesurément, élargir son hall, prolonger ses galeries jusqu’à la rue du Dix-Décembre. ». La suite du roman fera passer ce rêve au stade de la réalité et l’on retrouvera une recette extraordinaire (« le million ») à la toute fin du roman.

Lire l’image bt La gravure nous donne des informations concernant un service qui n’est pas visible des clients puisqu’il s’agit de l’expédition des marchandises. Les colis et les employés sont nombreux, ce qui nous indique l’importance des livraisons et de la vente par correspondance. Ce service qui n’est pas montré

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au public semble la face obscure du magasin. La pièce est basse de plafond, voutée, mal éclairée ; c’est vraisemblablement un sous-sol. Les conditions de travail sont difficiles : en effet, la plupart des personnages sont courbés et le travail se fait dans la promiscuité et la pénombre. Sans doute éprouve-t-on un certain malaise lorsqu’on regarde ces hommes penchés dans l’obscurité après avoir vu l’aspect lumineux du magasin ou les robes de soie noire des employées. Dans son roman, Zola s’attache également à montrer à ses lecteurs l’envers du décor, tout ce que les clients ne voient pas : le logement des employés, la cantine… On pourra comparer cette gravure à celle de la page 224 (questionnaire 5) afin de souligner le contraste entre ces deux visages du grand magasin.

À vos plumes ! bk Le dialogue entre les deux jeunes filles devra être inséré dans une trame narrative au passé pour mieux se rapprocher du roman de Zola. Les propos de Denise contiendront eux-mêmes des passages narratifs puisqu’il s’agit de raconter cette première journée au magasin. On valorisera les copies qui auront su préparer un glissement du découragement à la volonté de se battre.

C h a p i t r e V I I ( p p . 1 0 6 à 1 0 9 )

Que s’est-il passé entre-temps ? u Baugé est le fiancé de Pauline, la confidente de Denise. Colomban est fiancé à Geneviève Baudu, mais il aime Clara, une des vendeuses du rayon confection du Bonheur des Dames. Quant à Deloche, il aime Denise. v Denise pensait être amoureuse de Hutin, un des vendeurs du Bonheur des Dames qui s’était montré aimable avec elle le jour de son arrivée. w Denise a accepté la proposition de Robineau et elle coud, durant la nuit, des nœuds de cravate afin de compléter ses revenus qui s’avèrent insuffisants pour vivre et élever ses deux frères. Elle doit en effet payer la pension de Pépé. Mais ce sont surtout les frasques de Jean qui l’obligent à travailler ainsi la nuit pour pouvoir lui donner l’argent qu’il lui réclame. x Plusieurs raisons expliquent le renvoi de Denise : - L’été est une saison creuse, aussi n’importe quel prétexte est-il saisi par la direction pour licencier et réduire la masse salariale ; - Denise, conseillée par Robineau, a effectué un travail en plus de son métier de vendeuse – ce qui est interdit par la direction ; - Denise est espionnée par l’inspecteur Jouve dont elle a repoussé les avances. Il la surveille de près dans le but de la dénoncer à Mouret à la première occasion ; - Denise est surprise en train de parler Jean durant ses heures de travail. Sans consulter Mouret, Bourdoncle prononce le renvoi de la jeune fille. Le patron, bien que contrarié, ne revient pas sur cette décision.

Avez-vous bien lu ? y Denise se réfugie chez Bourras : elle lui loue une chambre et, pour l’aider, le marchand de parapluies lui proposera de travailler chez lui. On devine là une solidarité entre les victimes du grand commerce. U Denise ne pouvant plus payer la pension de Pépé, ce dernier vient habiter avec elle chez Bourras. La jeune fille se sacrifie pour qu’il puisse manger et le marchand le prend en affection. Quand Denise entrera chez Robineau, Bourras continuera de garder Pépé. V Robineau, l’ancien commis renvoyé par Mouret, décide, poussé par le fabricant lyonnais Gaujean, de se battre contre le Bonheur des Dames. Il met sur le marché une soie censée concurrencer le Paris-Bonheur de Mouret. Employant la stratégie commerciale qui a fait le succès du grand magasin, il soigne la présentation de la marchandise, baisse le prix et fait de la publicité dans les journaux. Mais Mouret surenchérit et Robineau, qui tente de résister en s’alignant, subit de terribles pertes financières.

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W Bourras invente le parapluie à godet, espérant que cette innovation va lui attirer une clientèle. Comme Robineau, il est obligé de baisser son prix pour tenir tête à Mouret qui lui a pris son invention tout en la vendant meilleur marché grâce à l’amélioration des matériaux.

Étudier la représentation de la misère X Le passage délimité exprime les conditions de vie misérables de Denise, et, plus généralement, la détresse des employées qui, ayant perdu leur travail, se retrouvent sans ressources. On peut relever deux propositions évoquant la faim : « Denise n’avait pas même de pain pour la soupe de Pépé » et « s’il demandait à manger ». Ces deux expressions se rapportent à Pépé. Zola n’évoque pas la faim de Denise, mais choisit de nous montrer celle du petit garçon, victime innocente ; on le voit d’ailleurs en train de dormir sans se douter de ce qui se passe, dans une scène pathétique qui n’est pas sans rappeler l’incipit de L’Assommoir. De plus, la faim de l’enfant se double de la détresse morale de la jeune fille qui est d’autant plus émouvante qu’elle ne cherche même pas à assurer sa propre survie. at Cette phrase est composée de deux propositions : la première (« Un soir, Denise n’avait pas même de pain pour la soupe de Pépé ») est une principale qui dirige la subordonnée circonstancielle de temps (« lorsqu’un monsieur décoré s’était mis à la suivre »). Derrière le lien de concomitance explicite, se devine un lien logique de cause à conséquence. En effet, Denise apparaît comme une jeune fille vulnérable ; sa misère se voit et les passants peuvent deviner aisément qu’elle a besoin d’argent. Elle devient alors la proie facile des hommes prêts à acheter une aventure amoureuse. ak En évoquant le destin de Pépé, Zola dénonce la misère qui touche des créatures innocentes et vulnérables car incapables de subvenir à leurs besoins : « Le petit dormait. Que répondrait-elle s’il s’éveillait et s’il demandait à manger ? » Mais c’est surtout la logique sinistre de la prostitution que Zola pointe du doigt dans ce paragraphe. En évoquant les réflexions de Denise et son refus courageux, il esquisse la spirale de la déchéance qui conduit une jeune fille renvoyée par son patron à céder aux avances du premier « monsieur décoré » qui l’aborde dans la rue. La tentation est répétée (« Bien des fois, Denise s’interrogea de la sorte ») et il faut la force de caractère de Denise pour échapper à l’engrenage fatal. Zola insiste sur le côté exceptionnel du refus de la jeune fille (« sagesse », « courage », « brave »), soulignant ainsi la généralisation du mécanisme : « Sa misère finissait, elle avait de l’argent, des robes, une belle chambre. C’était facile, on disait que toutes en arrivaient là, puisqu’une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. » C’est à une société dirigée par des hommes prêts à profiter de leur statut social que Zola s’en prend et non aux malheureuses qui cèdent à la tentation (« sans indignation contre les autres »). al On voit ici que le projet réaliste de Zola ne saurait être une simple reproduction de la réalité ; la « vision » du réel, pour employer le mot de Maupassant dans la préface de Pierre et Jean, passe par une mise en scène, comme en témoigne l’organisation de l’espace dans Au Bonheur des Dames. Ainsi, la misérable chambre que Denise loue chez le marchand de parapluies jouxte le magasin de Mouret, de sorte que le « simple mur », au lieu de dissocier deux mondes radicalement opposés, en souligne la confrontation. À croire que le grand magasin, tel une créature monstrueuse, est omniprésent et qu’on ne peut lui échapper. Dominant la rue par ses vitrines lumineuses, il se fait entendre jusque dans l’obscure chambre de Denise : « elle sentait monter la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Les moindres bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc du colosse : elle battait dans ce pouls énorme. » Cette contiguïté souligne la misère de la jeune fille, la profusion (« foule », « vente ») s’opposant fortement au vide de la faim et du manque qui règnent chez Bourras. De plus, dans l’intérêt de l’intrigue amoureuse, Denise ne peut oublier le temps passé au Bonheur des Dames : on a l’impression même qu’elle continue de vivre au rythme du magasin (« Denise vivait toujours dans le branle du Bonheur des Dames », « Un simple mur séparait sa chambre de son ancien rayon ; et, dès le matin, elle recommençait ses journées »). Par ailleurs, dans une perspective à la fois économique et mythologique, cette impossibilité d’échapper à Mouret consacre déjà la victoire du monstre (« ronflement », « pouls ») et le triomphe de la modernité incarnée par le grand magasin.

Étudier le cadre de la rencontre de Mouret et de Denise am La rencontre entre Mouret et Denise a lieu au mois de juillet, dans la soirée. La jeune fille a été renvoyée en été, de sorte que la scène des Tuileries constitue en écho comme un moment réparateur qui inaugure de nouvelles relations entre les deux personnages suite aux excuses

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de Mouret : « Écoutez, mademoiselle, j’ai des excuses à vous présenter… Oui, j’aurais été heureux de vous dire plus tôt combien j’ai regretté l’erreur qui a été commise. On vous a accusée trop légèrement d’une faute… ». Le contexte temporel est aussi justifié par la logique romanesque des événements : c’est le soir, les deux personnages, ne travaillant pas, peuvent avoir l’occasion de se croiser. De plus, la chaleur et le moment de la journée (en juillet, les jours sont longs) expliquent leur présence à tous deux dans le jardin des Tuileries. La chaleur justifie que la jeune fille ait quitté sa chambre pour la fraîcheur des arbres : « elle allait respirer un peu l’air des Tuileries, jusqu’à la fermeture des grilles ». Quant à Mouret, il rejoint Mme Desforges et le jardin est une étape de son itinéraire : « C’était Mouret, qui avait dîné sur la rive gauche et qui se hâtait de se rendre à pied chez Mme Desforges. » an La rencontre des deux personnages a lieu au jardin des Tuileries. Comme on l’a montré en répondant à la question précédente, le contexte temporel (saison et journée) explique la présence de Mouret et de Denise dans le jardin. Ce jardin constitue un terrain neutre pour les deux personnages : ce n’est ni le monde du commerce, ni l’univers des salons que fréquente Mouret. Seul un lieu n’impliquant ni leur travail ni leurs conditions sociales respectives pouvait convenir pour une réconciliation. De plus, le jardin constitue une sorte de parenthèse au sein du monde urbain qui est au cœur du roman. Paris et la société restent de l’autre côté des grilles, tandis que la nature et les sentiments naturels (saisis en dehors de la question des milieux) règnent aux Tuileries. Le jardin est une sorte de bulle au cœur de la ville et les arbres offrent une fraîcheur apaisante au sein d’un été trop chaud ; de même, la promenade de Mouret et de Denise marque un temps d’arrêt paisible dans le parcours tendu de leurs relations. ao À la fin du passage, le retour au réel urbain est marqué par la mention de différents lieux qui nous écartent des Tuileries : « ils débouchèrent enfin, vers la rue de Rivoli », « il venait d’apercevoir devant lui, au coin de la rue d’Alger, les fenêtres éclairées de Mme Desforges, qui l’attendait », « notre maison vous est ouverte ». Ces évocations regroupées en quelques lignes viennent sonner l’heure de la séparation ; on a déjà l’impression de quitter le jardin alors même que les personnages s’y trouvent encore. ap On a vu (question 14) que le choix des Tuileries comme cadre de la promenade de Mouret et de Denise permet de rompre avec l’univers urbain des tensions et des intérêts pour installer un environnement naturel plus propice à l’expression spontanée et tranquille des sentiments. On retrouve presque là comme un écho de l’état de nature, indemne de toute corruption, cher à Rousseau. La nature est présente sous la forme des arbres dont le rôle dans cette scène est primordial. On peut relever : - « Un soir, comme elle se dirigeait vers les marronniers » : les arbres constituent le but de la promenade car ils représentent pour Denise la fraîcheur à laquelle elle aspire ; - « il la suivit sous les ombres noires des grands marronniers. Une fraîcheur tombait » : Les arbres offrent un refuge aux deux personnages car s’y trouvent associés l’obscurité et la fraîcheur ; - « et les bruits lointains de Paris se mouraient, sous les ombres noires des grands arbres » : on retrouve ici l’importance de l’ombre soulignée par la redondance « ombres noires » et l’emploi de l’adjectif « grands ». Cette obscurité permet aux deux amoureux qui s’ignorent encore d’échapper à la réalité de Paris qui les détermine ; - « Au sortir de la nuit des arbres, ce fut comme un brusque réveil » : là encore l’obscurité est protectrice. Si le retour au réel urbain est vécu comme un « réveil », c’est que la promenade a été l’occasion d’une plongée dans le monde souterrain des rêves et des désirs ; - « Quand Mouret l’eut quittée, Denise rentra sous les marronniers, dans l’ombre noire. Longtemps, elle marcha sans but, entre les troncs énormes, le sang au visage, la tête bourdonnante d’idées confuses » : l’ombre des arbres est toujours protectrice, mais elle évoque aussi (cf. citation précédente) la confusion des sentiments et le trouble du désir amoureux.

Étudier la rencontre des deux personnages aq Le dialogue inséré dans le récit est rendu vivant par la diversité des procédés employés : - Le discours direct domine : on repère les tirets qui l’indiquent et les incises qui permettent l’insertion. Il arrive même que la parole rapportée double le commentaire narratif, se contente de l’illustrer, de lui donner vie sans apporter réellement d’informations supplémentaires (« Elle l’interrompit, elle refusa avec une hâte fébrile. – Monsieur, je ne puis pas… Je vous remercie tout de même, mais j’ai trouvé ailleurs. ») ;

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- On peut relever également du discours narrativisé, très proche du discours indirect tant le compte-rendu est précis : « il lui parla de ce dernier, auquel il rendait justice : un garçon d’une intelligence vive, trop nerveux seulement. Il aboutirait à une catastrophe, Gaujean l’avait écrasé d’une affaire trop lourde, où tous deux resteraient. Alors, Denise, gagnée par cette familiarité, se livra davantage, laissa voir qu’elle était pour les grands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le petit commerce ; elle s’animait, citait des exemples, se montrait au courant de la question, remplie même d’idées larges et nouvelles. » Ce jeu du discours direct dominant et du discours narrativisé permet de mettre en relief les paroles importantes, puis d’installer, avec la forme narrativisée, une sorte de rythme paisible. Le temps s’en trouve arrêté puisqu’on ne peut mesurer la durée de l’échange simplement résumé. Le retour au discours direct marque un retour au réel et on est frappé par la brièveté et la platitude des dernières paroles, après la confiance réciproque dont témoigne le dialogue narrativisé : « – Bonsoir, mademoiselle. – Bonsoir, monsieur. » ar La parole n’est pas le seul moyen d’expression dans cette scène et les verbes se rapportant à l’écoute ou au regard expriment le non-dit de la conversation, la « sous-conversation », pour reprendre une expression de Nathalie Sarraute. On relève : - « il lui semblait reconnaître Hutin. Puis, son cœur battit violemment. C’était Mouret », « Au brusque mouvement que fit la jeune fille pour lui échapper, il la regarda. La nuit tombait, il la reconnut pourtant » : la répétition du verbe « reconnaître » indique la réciprocité de la reconnaissance, première étape d’une scène qui préfigure une autre reconnaissance, celle du sentiment amoureux qui les habite tous deux ; - « C’est votre frère, n’est-ce pas ? demanda-t-il encore, les yeux sur Pépé » : on observe ici un jeu triangulaire du regard : Mouret regarde Pépé et Denise ; Pépé, lui aussi, regarde tour à tour Mouret et sa sœur ; - « Lui, ravi, l’écoutait avec surprise » : l’écoute prend le relais du regard. Denise a gagné en spontanéité et l’attitude de Mouret n’est plus dominatrice ; il est au contraire sous le charme (le sens premier de « ravi ») de la jeune fille ; - « Il se tournait, tâchait de distinguer ses traits, dans la nuit grandissante » : la nuit dissimule Denise et le regard devient alors une véritable quête, ce qui annonce les efforts que fera ultérieurement Mouret pour posséder la jeune fille ; - « Pépé semblait écouter de son air attentif d’enfant précoce. Par moments, il levait les yeux sur sa sœur, dont la main brûlante, secouée de légers tressaillements, l’étonnait » : l’attitude interrogative de Pépé souligne l’ambiguïté des relations de Mouret et de Denise. - « Un instant, il essaya de causer de l’oncle Baudu ; puis, il dut se taire, en voyant le malaise de la jeune fille » : le patron autoritaire est devenu un homme prévenant et attentif. - « En levant les yeux, d’un coup d’œil, il venait d’apercevoir devant lui, au coin de la rue d’Alger, les fenêtres éclairées de Mme Desforges, qui l’attendait. Et il avait reporté ses regards sur Denise, il la voyait bien, dans le pâle crépuscule » : la mention d’un lieu extérieur au jardin et d’une femme extérieure au trio des promeneurs marque la fin de la scène ; mais le regard posé sur les fenêtres de Mme Desforges est suivi d’un regard sur Denise qui semble annoncer d’abord la rivalité des deux femmes puis le triomphe de la jeune employée. Ainsi, en relevant les verbes se rapportant à l’écoute et au regard, on voit que la première vient compléter le second pour exprimer les différents sentiments des personnages, de la curiosité de Pépé au désir de possession de Mouret. Une grande absente ici : Denise. Mise à part la reconnaissance initiale à laquelle elle tente de se dérober (« brusque mouvement que fit la jeune fille pour lui échapper »), elle ne semble pas regarder Mouret. Sans doute voit-on ici son trouble, trouble d’autant plus grand qu’elle en oublie de considérer Pépé : « Pépé, toujours pendu à sa main, allongeait ses courtes jambes pour la suivre. Elle l’oubliait. » as Sans doute peut-on expliquer de plusieurs manières la présence de Pépé : - Un souci de vraisemblance : la jeune fille, dont Zola souligne le sentiment maternel, ne sortirait pas le soir sans son petit frère qu’elle ne peut laisser seul. - L’innocence de l’enfance qui donne un éclairage limpide à la scène ; - Un souci de bienséance : une jeune fille ne se promène pas seule le soir dans un jardin public et Pépé sert de prétexte à sa promenade. Ainsi accompagnée, elle décourage toute entreprise masculine ;

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- Comme le rappelle Mouret, Denise a été renvoyée sans avoir eu le temps de prouver qu’elle discutait avec son frère Jean et non avec un amoureux, comme le prétendait Jouve. La présence de Pépé s’inscrit dans le prolongement du renvoi, Pépé étant un substitut de Jean ; - Pépé est un élément essentiel du portait de Denise et, dans le dernier chapitre, juste avant que Mouret ne se décide à la demander en mariage, il la verra une fois de plus s’occupant du petit garçon. La présence de Pépé révèle fibre maternelle de Denise, trait essentiel de la femme idéale selon Zola. bt Différents sujets, à l’exception bien entendu de l’enjeu réel de la rencontre (l’amour naissant), sont abordés : - renseignements qui complètent la reconnaissance et relèvent de l’identification : « Vous êtes toujours à Paris », « C’est votre frère, n’est-ce pas ? » ; - retour sur l’injustice du renvoi : « On vous a accusée trop légèrement d’une faute ». Ce retour permet de gommer le passé et d’inaugurer une ère nouvelle ; - Robineau : à partir de là, les deux personnages échangent des considérations sur le commerce : « elle était pour les grands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le petit commerce » ; - Bourras : de même que pour Robineau, la mention de Bourras est un prétexte pour revenir à la jeune fille et à ses conditions de vie : « votre place n’est pas chez lui, sa maison est mal famée ». On remarquera que c’est Mouret qui pose des questions et qui inaugure chacun des sujets de conversation ; Denise, conformément à l’image de la femme qu’elle incarne, se contente d’emprunter le chemin ouvert. bk Mouret, bien que se rendant chez sa maîtresse, Mme Desforges, s’arrête pour discuter avec la jeune fille qui l’attire. C’est d’ailleurs lui qui aborde Denise, cette dernière tentant, par réserve naturelle ou amour embarrassé, d’échapper à la rencontre : « Au brusque mouvement que fit la jeune fille pour lui échapper, il la regarda. La nuit tombait, il la reconnut pourtant. — C’est vous, mademoiselle. », « Lentement, elle reculait, elle cherchait à saluer, pour continuer sa promenade. Mais il revint lui-même sur ses pas, il la suivit sous les ombres noires des grands marronniers ». Dans un premier temps, Mouret éprouve une gêne qui s’explique à première vue par le renvoi injuste de la jeune vendeuse : « Lui, souriant, cachait sa gêne sous un air d’aimable protection. ». On le voit également installer un climat de confiance : l’« aimable protection » présentée comme une façade, la « politesse respectueuse » créent une quiétude rassurante capable d’apaiser Denise (« Et, tranquillement, sur un pied d’égalité charmante »). Par la suite, Mouret éprouve un vrai plaisir à discuter avec la jeune fille. Dès lors que la « protection » est devenue « égalité », les barrières sont renversées et le jardin des Tuileries joue pleinement son rôle de terrain neutre, permettant l’expression de sentiments positifs : on voit en effet Mouret « ravi », riant (« Puisque vous êtes des nôtres, dit-il en riant ») et manifestant sa gaieté (« Tenez ! reprit gaiement Mouret »). À la fin du passage, le retour au réel se traduit par la dissipation d’une conversation vécue comme un rêve. En effet, le silence s’installe ; Mouret ne sait plus quoi dire (« Et le silence retomba. Ni l’un ni l’autre n’avait plus rien à se dire », « Voici un petit garçon qui se fatigue, reprit-il pour dire encore quelque chose »). Mais la joie demeure (« pourquoi dont lui chauffait-elle ainsi le cœur ? »), même si Mouret chasse cet amour naissant de ses pensées en le traitant de « caprice imbécile ». bl La première attitude de Denise est la fuite ; elle a aperçu Mouret et se dérobe (« brusque mouvement que fit la jeune fille pour lui échapper ») – ce qui ne fait qu’attirer l’attention de son ancien patron. Cette fuite exprime une émotion forte (« son cœur battit violemment »), qui peut s’expliquer par la triste issue de son séjour au Bonheur des Dames et par l’écart des conditions sociales. Mais Zola insiste fortement sur le trouble de la jeune fille : « éperdue qu’il eût daigné s’arrêter », « Elle avait rougi », « Le trouble de Denise avait augmenté ». Elle en perd même l’usage de la parole : « Elle ne répondit pas », « Oui, monsieur, dit-elle enfin. ». Mais ce désordre, qui était montré d’abord comme un rejet (la tentative pour fuir), se transforme en bonheur (« mais une joie inondait son cœur ») et laisse la place à une spontanéité en accord avec celle de Mouret (« Alors, Denise, gagnée par cette familiarité, se livra davantage », « elle s’animait »). Denise reste elle-même malgré tout, réservée et gênée lorsqu’il est question de son ami Bourras. On voit ainsi que, tout en subissant le charme de Mouret, elle garde sa raison et ses valeurs. La scène a fortement marqué Denise, qui ne peut rentrer directement chez elle après le départ de Mouret et en oublie même la présence de Pépé. On la voit avançant « sans but », « le sang au visage »

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et le désordre de ses sentiments se traduit par l’adjectif « bourdonnantes ». Il lui faut un moment avant de retrouver « son tranquille visage de fille raisonnable ». bm Nous venons d’étudier en réponse aux deux questions précédentes les sentiments respectifs de Mouret et de Denise, faits de trouble et de joie. Mais, la scène des Tuileries se déroule à l’ombre des marronniers et nous devons nous intéresser à la part d’ombre de cette conversation. Dans le dialogue, le non-dit, c’est-à-dire le sentiment amoureux, est plus important que ce qui est formulé. Denise : - « à quelques pas, marchant droit à elle, il lui semblait reconnaître Hutin. Puis, son cœur battit violemment. C’était Mouret » : le trouble de la jeune fille est associé à ce qu’elle a éprouvé un moment pour Hutin ; il s’agit donc bien d’amour plus que de rejet ; - « mais une joie inondait son cœur. Il savait donc qu’elle ne s’était donnée à personne ! » : là encore, le sentiment éprouvé est indirectement lié à une relation amoureuse. Denise exprime ainsi une fidélité que la suite du roman ne démentira pas et qui contraste fortement avec le comportement volage de Mouret ; - Tous les termes qui renvoient au désordre des émotions, durant ou après la rencontre, peuvent être interprétés comme une manifestation d’un amour encore inconscient. Mouret : - Quoique maîtrisé, on retrouve chez Mouret le « trouble » de Denise, symptomatique du sentiment amoureux ; - On voit surtout que Mouret, qui « se hâtait de se rendre à pied chez Mme Desforges », prend le temps de converser avec Denise. Alors qu’ils n’ont plus rien à se dire et qu’ils se sont dit adieu, il reste à ses côtés : « Il comprit qu’il ne pouvait la retenir davantage », « Mais il ne s’en allait pas » ; - De même que Denise rapproche Hutin et Mouret, ce dernier est amené à comparer Mme Desforges, sa maîtresse, et la jeune fille : « elle était toute chétive auprès d’Henriette, pourquoi donc lui chauffait-elle ainsi le cœur ? » ; - Le point de vue omniscient permet d’entrer dans les pensées du personnage et le discours indirect libre révèle les émotions ambiguës de Mouret : « la voilà qui devenait femme, et elle était troublante, si raisonnable, avec ses beaux cheveux, lourds de tendresse ». Le rapprochement des deux adjectifs « troublante » et « raisonnable » exprime l’ambiguïté des sentiments de Mouret et l’on note que la sensualité (« un parfum pénétrant dont il subissait la puissance ») l’emporte sur la raison avec l’évocation en fin de phrase des « beaux cheveux lourds de tendresse ». Mais la tendresse a aussi une connotation maternelle que la présence de Pépé vient conforter. Une complicité : - Les deux personnages se sentent bien ensemble et l’ombre des marronniers, comme la tiédeur de la soirée, est propice à une intimité presque amoureuse : « égalité charmante », « familiarité », « Ils firent de nouveau quelques pas en silence », « ils continuaient de se promener côte à côte ».

À vos plumes ! bn La scène de la rencontre aux Tuileries est un moment clé du roman. Parenthèse apaisante, elle est l’expression, encore inconsciente, d’un amour réciproque. Le trouble et la quiétude, la fuite et l’intimité se mêlent étroitement et l’on attend du monologue intérieur qu’il rende compte du désordre des sentiments, tout en essayant de proposer des réflexions au sujet du trouble éprouvé.

C h a p i t r e X ( p p . 1 5 8 à 1 6 1 )

Que s’est-il passé entre-temps ? u Les propositions justes sont : a, e, f, g, h. v

OBJET OU BUDGET PRIX

• La flanelle chez Baudu • La flanelle chez Mouret • Le nouveau salaire de Denise chez Mouret • Le budget consacré par Mouret à la publicité

• 6 Francs le mètre • 5 Francs le mètre • 1 000 Francs • 300 000 Francs

Réponses aux questions – 18

w Au début du chapitre VIII, Zola fait allusion à la percée de grandes artères dans Paris : « la grande voie qu’on allait ouvrir, du nouvel Opéra à la Bourse, sous le nom de rue du Dix-Décembre » (aujourd’hui rue du Quatre-Septembre). Ces travaux datent de 1867 ; la rue sera ouverte en 1869. x Denise apprend de Geneviève qu’elle aime passionnément Colomban, mais qu’elle a bien compris que leur mariage ne se ferait pas. Le jeune commis, quant à lui, avoue à Denise son amour impossible pour Clara, une vendeuse du rayon confections du Bonheur des Dames.

Avez-vous bien lu ? y L’inventaire a lieu, comme chaque année (cf. imparfait itératif), le premier dimanche d’août. U Denise n’est pas descendue travailler avec les autres vendeuses car elle s’est foulé la cheville et marche difficilement. Elle s’est fait cette entorse en montant les escaliers. V Mme Cabin, la surveillante des chambres, vient apporter à Denise la lettre de Mouret. W Avant de recevoir la lettre de Mouret et de refuser son invitation à dîner, Denise a déjà repoussé celle de son oncle Baudu en raison de sa cheville foulée.

Étudier la représentation du magasin X Les deux passages retenus sont deux descriptions opposées du magasin, en plein inventaire d’abord et lorsque celui-ci est terminé. L’activité domine dans le premier extrait et l’inactivité dans le deuxième. Ceci se traduit par divers champs lexicaux opposés : - Le bruit et le silence : on peut relever dans la première description des termes évoquant le bruit (« ronflait », « Les voix se haussaient encore »), alors que le silence domine dans le second passage (« Un à un, les rayons avaient fait silence », « ces voix elles-mêmes se turent »). Le « vacarme de la journée » est retombé ; - Le plein et le vide : dans le premier passage, l’espace est plein, débordant de marchandises et de personnes. Les pluriels sont nombreux (« toutes les forces se tendaient », « des bras », « les cases », « les marchandises »…) et la métaphore filée de l’eau qui monte vient souligner cette invasion de l’espace : « la crue des piles et des ballots, sur les parquets, montait à la hauteur des comptoirs », « Une houle de têtes ». Au contraire, dans le second extrait, c’est le vide qui domine : « quelques commis vidant une dernière case », « Maintenant, les casiers, les armoires, les cartons, les boîtes, se trouvaient vides », « la carcasse de leur aménagement », « Cette nudité » ; - L’activité et l’inactivité : de manière générale, le magasin est en pleine effervescence au début du chapitre, alors que l’inventaire est achevé dans la deuxième description. Ainsi, « l’échauffement de l’après-midi » et « la fièvre dernière du branle-bas » ont disparu dans le second passage. On ne devine une activité qu’à la toute fin lorsque les commis commencent à replacer chacun des articles. at   1er passage : - « vidant toujours les cases, jetant les marchandises » ; - « Une houle de têtes, de poings brandis, de membres volants ». 2ème passage : - « les casiers, les armoires, les cartons, les boîtes, se trouvaient vides » ; - « pas un mètre d’étoffe, pas un objet quelconque n’était demeuré à sa place » ; - « submerger les tables et les comptoirs ». Qu’il s’agisse du premier passage, où l’inventaire bat son plein, ou du deuxième, où il est achevé, le recours au pluriel, l’énumération ou simplement le rythme binaire permettent de multiplier les marchandises, le personnel et de souligner ainsi l’abondance qui règne chez Mouret. ak   Dans les deux passages, la métaphore filée de l’eau qui monte vient assurer l’unité du chapitre : « la crue des piles et des ballots, sur les parquets, montait à la hauteur des comptoirs » et « Une houle de têtes » dans le premier passage, « une mer montante qui avait fini par submerger les tables et les comptoirs », « Les commis, noyés jusqu’aux épaules » dans le second passage. Cette métaphore filée du flux ou de la crue d’un fleuve suggère l’abondance. Le magasin est envahi et on a l’impression que le personnel se noie littéralement. Ainsi, dans le premier passage, on ne discerne plus que des « poings brandis » ou des « membres volants ». De manière plus marquée que lors des scènes évoquant les grandes ventes (le Paris-Bonheur, le Blanc), l’inventaire sert de prétexte à un déballage complet des marchandises et à un déploiement des employés tous affectés à un poste précis. Zola, à des fins didactiques mais également esthétiques, insiste sur l’abondance qui caractérise le grand

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commerce. La métaphore filée est suggestive ; elle nous montre par ailleurs que l’écriture zolienne dépasse le projet réaliste et prend une dimension picturale. al Le choix de représenter une profusion d’objets qui envahit le magasin (cf. question précédente) s’accompagne d’un effacement des individus, comme si le déferlement des marchandises déballées emportait les employés (« noyés »). En effet, ceux-ci sont perçus comme une masse indifférenciée, que ce soit à travers de nombreux pluriels (« les forces », « les voix », « les commis ») ou un « on » indéfini (« on ne pouvait plus »). Leurs corps en perdent presque leur intégrité et on assiste à un morcellement (« la gesticulation des bras », « Une houle de têtes, de poings brandis, de membres volants »). am La précision de la description repose sur le recours à différents procédés grammaticaux, qu’il s’agisse des adjectifs qualificatifs ou des compléments du nom. Les procédés stylistiques du rythme binaire et de l’énumération servent également à exprimer le déballage des marchandises inventoriées. Le vocabulaire spécialisé du magasin contribue de même à donner au lecteur une illusion de réel : les « piles » et les « ballots », les « comptoirs » et les « menuiseries », « les casiers, les armoires, les cartons, les boîtes ». Mais si la double description du magasin est caractéristique de l’écriture réaliste (reprise par les naturalistes), on y lit d’autres projets, notamment celui de mettre en avant l’abondance, comme si la modernité en était le vecteur. À l’extérieur du Bonheur des Dames, la misère des « trois grandes filles en cheveux » vient souligner par contraste ce que le développement du grand commerce peut apporter. À cette visée argumentative qui sous-tend la description réaliste s’ajoute la fonction esthétique. L’image du flux et les corps désarticulés ou noyés donne au magasin une dimension picturale quasi mythologique : la simple description d’un inventaire devient une scène diluvienne et l’on voit que le style vient dépasser le projet théorique de l’écrivain.

Étudier la représentation de la société an Alors que la profusion règne dans le magasin, les « trois grandes filles en cheveux, l’air souillon » représentent une misère qui souligne par contraste l’abondance affichée à l’occasion de l’inventaire. Elles ne sont pas coiffées comme les femmes de la haute société et aucun homme ne les accompagne. Leurs paroles (« la drôle de cuisine qu’on bâclait là-dedans ») indiquent leur condition sociale et introduisent un regard extérieur critique sur le grand magasin de Mouret. Peut-être ces femmes sont-elles des prostituées partageant la même curiosité pour un monde qui leur est fermé. L’adverbe « effrontément » indiquant clairement leur absence de réserve laisse entendre leur profession. Le participe « plantées » suggère également une attitude un peu équivoque : le lecteur peut penser qu’elles sont habituées à se tenir ainsi sur les « trottoirs ». La glace sans tain vient séparer fortement les mondes intérieur et extérieur, soulignant ainsi l’existence de deux univers que tout oppose : coiffure, attitude et propos. N’oublions pas que lorsque Denise a été chassée du magasin, elle est aussitôt tombée dans une misère qui lui a laissé entrevoir la possibilité de la prostitution. La chambre qu’elle occupait chez Bourras n’était séparé du magasin que par une mince cloison dont la glace est ici un écho. L’image des trois filles relève du projet réaliste comme de la dénonciation sociale. ao Le magasin est un microcosme qui reproduit en miniature la société parisienne. Si l’on excepte les « trois grandes filles », qui rappellent, à l’extérieur du Bonheur des Dames, la misère et la déchéance, pour se focaliser sur les personnes présentes lors de l’inventaire, on peut distinguer différentes conditions sociales : - La haute bourgeoisie est représentée par Mouret : il est le patron et le magasin lui appartient ; - Les proches de Mouret et les « premières » (Mme Aurélie) ont des revenus satisfaisants et appartiennent à la petite bourgeoisie ; - Les employés (commis et vendeuses) représentent le petit peuple des villes ; leurs revenus sont bas, mais – telle est la particularité du grand commerce – les femmes sont vêtues de soie et ont un contact avec un luxe qui ne leur est pas accessible. La tentation de se donner à un homme riche est grande et Clara représente cette dérive. Dans ce tableau de la société, Mlle de Fontenailles, que Clara surnomme « la marquise », représente une autre forme de déchéance, celle de l’aristocratie désargentée, obligée de travailler pour survivre.

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Étudier la progression de l’intrigue amoureuse : la scène d’aveu ap L’aveu explicite de Mouret (« Je vous aime ») est amené par le refus de plus en plus clair de Denise (« Non, monsieur », « c’est impossible »). D’abord, la jeune fille refuse l’invitation à dîner, prétextant qu’elle compte dîner chez son oncle avec ses frères, alors qu’elle a repoussé aussi cette proposition en raison de sa cheville. Lorsque Mouret reporte alors la date du dîner, elle ne peut clarifier le véritable sens de son refus (« Je ne sais pas »). En effet, ce n’est pas l’invitation qu’elle refuse, c’est Mouret lui-même et ses intentions : « On fait seulement ce qu’on veut faire, n’est-ce pas ? Moi je ne veux pas, voilà tout ! » Le verbe vouloir est employé ici de façon intransitive de façon à laisser deviner au lecteur ce que la jeune fille refuse. Devant cette attitude claire, Mouret est amené à préciser la nature de ses intentions : il ne s’agit pas d’abuser de la jeune fille (« De quoi donc avez-vous peur ? », « ne craignez rien »), mais de d’être avec la personne pour laquelle il éprouve des sentiments qui dépassent les simples désirs (« Vingt fois, j’ai eu l’envie de vous appeler dans mon cabinet. Nous aurions été seuls, je n’aurais eu qu’à pousser un verrou. Mais je n’ai pas voulu, vous voyez bien que je vous parle ici, où chacun peut entrer… Je vous aime, Denise… »). aq Mouret exprime clairement son amour en distinguant nettement les sentiments du simple désir (cf. la question précédente). Denise le repousse, mais son refus exprime de façon implicite son amour. Ainsi, elle ne répond pas clairement à Mouret qu’elle ne l’aime pas, et repousse simplement ce que représente l’invitation. Lorsque Mouret arrive, Denise manifeste et maîtrise à la fois une émotion qui traduit son amour : « Elle avait eu un léger sursaut, mais elle s’était domptée, et elle gardait un beau calme, les joues pâles. » Ce « sursaut » rappelle la tentative pour fuir lors de la rencontre dans le jardin des Tuileries et le lecteur voit combien la jeune vendeuse timide du début a pris de l’assurance. On retrouve un peu plus loin la pâleur, qui exprime une émotion que semble démentir son regard : « Elle ne détournait pas les regards, elle avait seulement pâli davantage. », « la face blanche », « ses yeux pâlirent ». Le trouble se manifeste également dans sa façon de parler : « Cette simple question troubla Denise. Elle perdit un instant son calme, elle balbutia ». On voit Denise lutter pour repousser le jeune homme (« le regardant toujours en face », « D’un mot, elle l’arrêta », « Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans une défaillance ») – ce qui ne l’empêche pas d’être envahie par un plaisir qui se dit en terme de chaleur : « toute sa force s’en allait. Une chaleur lui venait des mains tièdes de cet homme, l’emplissait d’une lâcheté délicieuse ». Et, alors que le désordre des sentiments n’avait pas encore pris un nom dans la scène des Tuileries, il est enfin étiqueté dans un passage au style indirect libre qui rapporte les pensées de Denise : « Mon Dieu ! comme elle l’aimait, et quelle douceur elle aurait goûté à se pendre à son cou, pour rester sur sa poitrine ! ». L’aveu est un aveu à soi-même, à la différence de Mouret qui avoue son amour à Denise. On ne manquera pas de voir ici une représentation traditionnelle des statuts respectifs de l’homme et de la femme. ar Denise repousse Mouret au nom de ses principes et de son amour. À la différence de Clara qu’elle mentionne (« Je ne suis pas une Clara, qu’on lâche le lendemain »), elle place les valeurs morales au-dessus de l’argent que Mouret représente. Elle refuse cette « existence de plaisirs et de luxe » au nom de ce que l’éducation lui a transmis (« je n’avais pas dix ans que je gagnais ma vie »). Elle est attachée à ce qui est « convenable » (« rouvrez cette porte. Ce n’est pas convenable, d’être ainsi ensemble »), c’est-à-dire à ce qui est conforme à la morale. Mais Denise agit aussi selon ses sentiments : elle aime Mouret et ne veut pas partager, ni avec les autres vendeuses, comme Clara, ni avec Mme Desforges : « vous aimez une personne, oui, cette dame qui vient ici… Restez avec elle. Moi, je ne partage pas ». as Mouret se montre autoritaire et violent. Il exprime son amour, mais aussi son habitude d’imposer ses volontés sans rencontrer d’obstacle. Son comportement semble plus proche du caprice que de la manifestation d’une passion. D’ailleurs, la comparaison à l’enfance vient souligner cet aspect négatif du personnage : « – Vous ne voyez donc pas que je souffre !… Oui, c’est imbécile, je souffre comme un enfant ! Des larmes mouillèrent ses yeux. » Et on a l’impression que ce sont les larmes d’un désir, d’un caprice contrariés. Mouret est présenté comme quelqu’un à qui on ne résiste pas et qui n’éprouve que du mépris pour ceux qui cèdent à ses exigences : « C’était la première qui ne cédait pas. Il n’avait eu qu’à se baisser pour prendre les autres, toutes attendaient son caprice en servantes soumises. » L’autorité du personnage se lit dans sa façon d’insister (« Alors, quand viendrez-vous ? demanda-t-il de nouveau. Demain ? », « Peut-être n’offrait-il pas assez ; et il doubla ses offres, et il la pressa davantage ») et dans la répétition du verbe vouloir (« Je veux, je veux, répétait-il affolé »). La violence verbale de la

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menace (« Je vous attends ce soir, ou je prendrai des mesures… ») débouche même sur une violence physique : « Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu’elle ressentait aux poignets lui rendit son courage. D’une secousse, elle se dégagea. ». bt La dernière phrase du chapitre (« D’un regard désespéré, il suivait Denise, et quand elle eut passé la porte, il n’y eut plus rien, la maison devint noire. ») exprime tout le désarroi de Mouret. Le triomphe des marchandises déballées et de la fortune du patron du Bonheur est effacé par le refus de Denise. Mouret, habitué à décider, ne fait plus ici que suivre (« il suivait Denise »). Lui qui exerce un pouvoir sur les femmes subit le rayonnement de la jeune fille – ce qui explique son désespoir (« désespéré », « il n’y eut plus rien ». On croirait entendre ici comme un écho du vers de Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Alors que Zola présente souvent le magasin comme le domaine de la lumière, par opposition notamment aux petites boutiques obscures, le Bonheur n’est plus, à la fin du chapitre X qu’une maison « noire ». Comme l’avait annoncé Bourdoncle au début du chapitre II (« Elles se vengeront… Il y en aura une qui vengera les autres, c’est fatal. »), dans une perspective quasi biblique, Mouret finit par être la victime des femmes et sans Denise, il n’est « plus rien ». Deux dénouements possibles se profilent : le mariage de Denise ou bien la ruine de Mouret.

Étudier l’enchevêtrement de l’intrigue économique et de l’intrigue amoureuse bk La scène d’aveu a lieu au cœur du magasin, un des jours les plus importants, celui de l’inventaire ; Zola souligne ici l’imbrication de l’intrigue amoureuse et de l’intrigue économique. Et si Mouret peut se retrouver seul avec la jeune fille, c’est parce que différents personnages, tous employés du Bonheur, interviennent tout à tour pour permettre le dialogue privé : - Mme Aurélie aide Mouret à trouver Denise : « il chercha Denise, surpris de ne pas la voir. D’un signe, il avait appelé Mme Aurélie ; et tous deux s’écartèrent, parlèrent bas un instant. Il devait l’interroger. Elle désigna des yeux la salle de l’échantillonnage » ; - Mme Aurélie emmène Mouret dans la pièce où se trouve Denise, sous prétexte d’être au calme et Zola emploie les termes de « manœuvre » et « tactique » pour caractériser l’intervention de la première ; - Jouve, dans son rôle de surveillant, intervient alors pour protéger la rencontre : « Et l’inspecteur Jouve, ayant remarqué de loin la tactique de Mme Aurélie, vint marcher devant la porte de l’échantillonnage, du pas régulier d’un factionnaire qui garde le bon plaisir d’un supérieur » ; - Mme Aurélie trouve un prétexte pour écarter Mlle de Fontenailles qui travaillait avec Denise ; - Marguerite, une des vendeuses, imagine un stratagème pour faire sortir Mme Aurélie : « Ce fut Marguerite qui eut l’intelligence de demander un renseignement. » bl Le « magasin entier » est développé par « les millions de marchandises » et surtout par l’énumération des différents vendeurs connus du lecteur : Pauline, Mme Aurélie, Marguerite et Lhomme. Le pronom indéfini « tous » reprend cette expression (« tous voulaient sa chute, tous la jetaient au maître ») et la répétition a valeur d’insistance. Denise se trouve confrontée à l’opinion de tous les employés qui désapprouvent son refus (« les autres se moqueraient d’elle »). Elle subit une pression qui s’exprime en termes physiques : « elle sentait bien cependant le magasin entier qui la poussait », « dont elle entendait monter la voix », « un vent chaud qui soufflait la passion jusqu’à elle ». Se réduisant à une « voix » ou à un « dos », les vendeurs perdent leur individualité et font corps pour pousser Denise vers Mouret. bm   Le passage délimité passe en revue les réactions des différents personnages au refus de Denise. Le nom « étonnement » réunit tous les points de vue et la brièveté de la proposition indépendante, suivie de l’interrogation rhétorique, souligne la surprise. Cependant, celle-ci justifie le développement qui suit car les personnages ne réagissent en réalité pas tous de la même manière. Un personnage se distingue particulièrement : Deloche. Le jeune homme, amoureux de Denise, ne peut que se réjouir (« la joie brusque », « heureux ») du refus de la jeune fille. Les autres employés, eux, désapprouvent le choix de Denise. En effet, Mme Aurélie fait entendre sa « voix brève et mécontente », Pauline trouve que « son amie [a été] assez sotte pour manquer sa fortune » et s’irrite du bonheur de Deloche (« La joie brusque du jeune homme la mit en colère »). Clara, quant à elle, poussant à son comble l’étonnement (« haussait les épaules, pleine d’incrédulité »), cherche une explication correspondant à sa vision de la relation amoureuse : « c’était bien simple, il ne voulait plus d’elle ! ». La réaction de Bourdoncle est différente : entièrement tourné vers Mouret et le succès de son entreprise, il redoute des jours sombres, la bonne marche du magasin étant étroitement liée à

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l’humeur de son patron : « Et Bourdoncle, qui n’osait aller déranger Mouret, dans son isolement farouche, se promenait au milieu des bruits, désolé lui-même, saisi d’inquiétude. » Toutes ces attitudes, venant nuancer l’« étonnement » présenté au début du passage, font de Denise un personnage singulier, conformément aux attentes du lecteur. bn   En voyant comment les employés se relaient pour rendre possible l’entretien de Mouret et de Denise, comment ils poussent la jeune fille dans les bras du patron et enfin comment ils désapprouvent son refus, on mesure à quel point sont liées l’intrigue amoureuse et la représentation du magasin. On peut proposer plusieurs raisons au choix de Zola : - Le projet de l’auteur est d’analyser la montée des grands magasins et, pour rendre le documentaire attrayant, il met en place une intrigue amoureuse susceptible d’attirer ses lecteurs (lectrices) et de maintenir leur attention ; - Pour Zola, les individus sont, outre leur hérédité, définis par leur milieu. Ainsi, l’histoire d’amour de Mouret – le patron – avec Denise – la jeune employée issue du petit commerce –, ne peut se concevoir sans la représentation du monde des magasins ; - L’entreprise commerciale que nous montre Zola repose entièrement sur le pouvoir de décision d’un seul homme. C’est Mouret qui prend des initiatives, impose ses choix, souvent contre l’avis mesuré de ses conseillers. La vie, voire la survie, du magasin et de ses employés tient à l’efficacité et à la volonté de son patron. Le lecteur est amené à se demander comment les aléas de la vie privée de Mouret peuvent affecter le fonctionnement de l’entreprise. C’est ce que l’on comprend dans l’inquiétude de Bourdoncle et dans les lignes qui achèvent le chapitre : « il avait oublié l’inventaire, il ne voyait pas son empire, ces magasins crevant de richesses. Tout avait disparu, les victoires bruyantes d’hier, la fortune colossale de demain.  

À vos plumes ! bo   Le sujet comporte différentes attentes auxquelles les devoirs devront répondre. Sur le plan de la forme, on attend que se mêlent de façon complexe récit et paroles rapportées. L’élève raconte l’entrevue des deux jeunes filles et le discours direct de Denise inclut la narration de ce qui s’est passé. Le temps dominant du récit cadre est le passé simple, alors que la vendeuse aura plutôt recours au passé composé pour rapporter les événements qu’elle a vécus. Le discours argumentatif a également sa place. Sur le plan du contenu, on attend que soient pris en compte la scène de l’inventaire et le caractère des deux jeunes filles. Puis, le débat doit s’élargir et, prenant appui sur les conceptions respectives de Denise et de Pauline concernant Mouret, proposer une réflexion sur l’amour et les hommes.  

C h a p i t r e s X I I I e t X I V ( p p . 2 3 3 à 2 3 6 )

Que s’est-il passé entre-temps ? u Faisant écho au chapitre III, le chapitre XI se déroule chez Henriette Desforges et l’on retrouve dans son salon les personnages que l’on a vu discuter du Paris-Bonheur au début du roman. v Mme Desforges a demandé à Denise de passer chez elle, sous prétexte d’un manteau à ajuster. Elle la fait attendre à dessein de l’humilier et de lui montrer qu’elle n’appartient pas à son univers mondain. Jalouse de celle qu’elle croit être la maîtresse de Mouret, elle veut afficher sa liaison avec Mouret et compte également obliger le patron du Bonheur des Dames à prendre position en rejetant Denise. w Denise devient première au nouveau rayon des costumes pour enfant. x Bourdoncle cherche à nuire Denise car il redoute l’emprise des femmes, et plus particulièrement de la jeune fille, sur le patron du Bonheur des Dames. Il sait que Mouret tient à Denise plus qu’à toute autre femme auparavant et il redoute l’impact de son désespoir sur son travail et sur la bonne marche des affaires. Aussi surveille-t-il Denise et cherche-t-il à établir qu’elle a une liaison avec Deloche. y Denise a de l’influence sur Mouret, avec qui elle converse régulièrement. Aussi, lorsque Pauline est enceinte, Denise intervient-elle pour améliorer le sort des employées enceintes (« la maternité était supprimée comme encombrante et indécente »). Arguant de la mauvaise image que cette politique donne du magasin à la clientèle, elle amène Mouret à décréter que désormais « toute vendeuse mariée qui

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deviendrait enceinte serait mise chez une sage-femme spéciale, dès que sa présence au comptoir blesserait les bonnes mœurs. » U Denise confie son amour pour Mouret à son amie Pauline qui, dès son arrivée au Bonheur des Dames, lui a témoigné de l’amitié.

Avez-vous bien lu ? V Les événements apparaissent dans l’ordre suivant : f, j, d, h, c, a, b, e, g, i.

Étudier le dénouement de l’intrigue économique : la mort du petit commerce W Tout au long du roman, on a vu se dégrader l’état de santé de Geneviève : jeune fille pâle comme privée de lumière au fond du magasin familial (« Geneviève, chez qui s’aggravait encore la dégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décoloration d’une plante grandie à l’ombre », chapitre I), on la voit respirant difficilement et brûlant de fièvre lorsqu’elle interroge Denise sur Colomban. On peut ainsi expliquer le décès de Geneviève par une maladie – la tuberculose vraisemblablement – liée à son mode de vie. Mais le lecteur comprend aussi que Geneviève meurt d’amour et de chagrin. Depuis toute petite, elle rêve d’épouser Colomban et, lorsqu’elle devine que le commis ne l’aime pas et n’a d’yeux que pour Clara, plus rien ne la rattache à l’existence. Ajoutons à cela le Bonheur des Dames, que les commerçants rendent responsable des malheurs qui les accablent. Geneviève est présentée comme une victime parmi d’autres ; la procession qui accompagne son cercueil en témoigne : « et il y avait aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contre le Bonheur des Dames, que l’on accusait de la lente agonie de Geneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré et sœur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouille frères, et Deslignières le bimbelotier, et Piot et Rivoire les marchands de meubles ; même Mlle Tatin, la lingère, et le gantier Quinette, balayés depuis longtemps par la faillite, s’étaient fait un devoir de venir, l’une des Batignolles, l’autre de la Bastille, où ils avaient dû reprendre du travail chez les autres. » Et d’autres victimes suivront : Robineau, Mme Baudu, Bourras… Ainsi, une fois de plus, le destin des personnages s’inscrit dans le contexte plus large de la montée des grands magasins. X Lors de l’enterrement de Geneviève, la douleur de ses parents prend déjà la forme d’une déchéance. En effet, Mme Baudu ne pleure même plus, ayant perdu, avec sa fille, une part d’elle-même : « celle-ci, qui ne pleurait plus, les yeux brûlés de larmes ». L’oncle de Denise semble lui aussi incapable d’exprimer sa douleur. Il paraît avoir perdu toute intelligence (« l’accablement muet, la douleur imbécile ») et c’est « d’un pas lourd et machinal », comme s’il ne pouvait plus décider de ses actes, qu’il accompagne le convoi. Denise demande même à Jean d’aider son oncle et de le soutenir « s’il avait de la peine à marcher ». Au cours du chapitre, Mme Baudu meurt et l’on retrouve l’oncle anéanti, détruit par sa douleur : « il marchait continuellement, il gardait le pas alourdi de ses deuils, cédant à un besoin maladif, à de véritables crises de marche forcée, comme s’il avait voulu bercer et endormir sa douleur. » Les créanciers s’étant entendus, il ne reste plus rien à Baudu qui, après avoir refusé la proposition de Mouret de venir travailler au Bonheur des Dames, quittera le Vieil Elbeuf et partira dans une maison de retraite. La ruine de la famille se lit dans le vocabulaire du vide et de la dégradation que l’on relève dans la description de la boutique : « Chaque fois qu’il revenait devant la caisse, il regardait la banquette vide, cette banquette de velours usé, où sa femme et sa fille avaient grandi. Puis, lorsque son perpétuel piétinement le ramenait à l’autre bout, il regardait les casiers noyés d’ombre, dans lesquels achevaient de moisir quelques pièces de drap. C’était la maison veuve, ceux qu’il aimait partis, son commerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenant son cœur mort et son orgueil abattu, au milieu de ces catastrophes. » at Denise est bouleversée par la mort de Geneviève et par la douleur des Baudu : on la voit « très émue ». Mais ce qui caractérise sa réaction, c’est une volonté d’agir. Lors de l’enterrement, elle demande à Jean d’aider son oncle à marcher. Après la mort de sa tante et la ruine du Vieil Elbeuf, elle se soucie de l’avenir du marchand et vient lui faire part de la proposition de Mouret : « là, en face… Chez nous… Six mille francs, un travail sans fatigue. » L’emploi du pronom « nous » montre que Denise se range du côté du grand commerce, mais son émotion, exprimée par les points de suspension, prouve que ses sentiments sont contrastés. En effet, si elle s’associe au grand commerce, dont elle a pressenti l’inéluctable triomphe, elle comprend la douleur et la fierté de son oncle. Elle peut même, comme lui, voir dans le Bonheur des Dames, un monstre qui sacrifie des vies au nom du progrès :

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« Depuis des années, elle-même était prise entre les rouages de la machine. N’y avait-elle pas saigné ? ne l’avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dans l’injure ? Aujourd’hui encore, elle s’épouvantait parfois, lorsqu’elle se sentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, si chétive ? pourquoi sa petite main pesant tout d’un coup si lourd, au milieu de la besogne du monstre ? » Denise acquiert ici la dimension d’une héroïne tragique : on la voit tenter en vain d’apaiser le destin (le progrès) qui déchaîne sa puissance destructrice.

Étudier une scène : la destruction de la maison de Bourras ak Le passage alterne récit et dialogue, chaque étape de la démolition provoquant une réaction de Bourras. 1- Récit : du début à « il chancelait » : l’émotion de Denise, la démolition en cours. 2- Parole : « S’il pouvait les écraser tous ! murmura Bourras d’une voix sauvage » : réaction de Bourras. 3- Récit : de « on entendit » à « à la borne » : l’achèvement de la démolition 4- Parole : « Mon Dieu ! avait crié le vieillard, comme si le coup lui eût retenti dans les entrailles. » : réaction de Bourras 5- Récit : de « Il demeurait » à « le monde » : regards sur la maison démolie. 6- Dialogue : de « Monsieur Bourras » à « idées » : les efforts de Denise pour aider le vieux marchand 7- Récit : de « Il jeta » à la fin : le départ de Bourras. On peut également proposer une organisation tripartite : 1- La démolition (1 à 5) 2- Les efforts de Denise pour aider Bourras (6) 3- Le départ du marchand (7) On voit que Bourras vit au rythme de sa maison. Quand un pan de muraille tient encore, il continue de se battre (« S’il pouvait les écraser tous ! ») et quand elle est démolie, il est détruit (« comme si le coup lui eût retenti dans les entrailles »). La maison n’existant plus, Bourras s’efface lui aussi : « Le dos tourna l’angle de la place Gaillon, et ce fut tout ». al Au début du passage, Denise regarde la maison en cours de démolition et évoque des souvenirs car elle a habité chez le marchand de parapluies, quand elle a été renvoyée du Bonheur des Dames : « En haut, dans un coin du plafond de son ancienne chambre, elle apercevait encore le nom en lettres noires et tremblées : Ernestine, écrit avec la flamme d’une chandelle ». La chambre éventrée semble encore habitée par Denise et par Ernestine, mais l’adjectif « ancienne » et l’adverbe « encore » suggèrent l’inéluctable force destructrice du temps. Le participe passé « tremblées » trouve un écho dans le champ lexical de la souffrance (« misère », « douleur ») qui suit la phrase citée. Tout indique la fragilité de la maison : on a l’impression qu’elle tombe d’elle-même et que les ouvriers ne font qu’accélérer un processus inhérent au bâtiment (au petit commerce ?) lui-même : « des pierres moisies », « la ruine », « la masure », « des tassements et des gerçures », « une maison de fange », « le fumier du passé tombé à la borne ». À la fin de l’évocation, le vocabulaire de l’ordure (« fange », « fumier », « borne ») évoque bien cette condamnation ancienne de la maison. Le terme « verrue » rappelle les relations (la lutte et la disproportion) entre le magasin de Mouret et celui de Bourras. am Bourras s’identifie à sa maison et lorsqu’un « pan de muraille » tient encore, il l’encourage à se défendre, comme si les attaques des ouvriers contre son magasin concrétisaient celles de Mouret. Révolté au départ, il se résigne et ne peut que se lamenter (« Mon Dieu »). Attaché à son passé, il ne peut pas accepter, ni même écouter la proposition de Denise car la démolition de sa maison est vécue comme un assassinat : « ce serait trop commode, de faire la charité aux gens qu’on assassine ! ». Denise est émue par cette disparition. C’est une partie de son passé (« ancienne chambre ») qui s’en va et, désormais, plus rien ne la rattache au petit commerce. Le mariage avec Mouret, dans cette logique toute romanesque, est alors envisageable. Comme à son habitude, elle adopte une attitude positive et se tourne vers l’avenir, alors que Bourras est un homme du passé (comme tout le petit commerce). Elle propose son aide au marchand, qui a su l’aider quand elle était dans le besoin, et son attitude rappelle ses démarches en faveur de Pauline enceinte ou de son oncle Baudu. À la fin du passage, elle admet son incapacité à réconcilier les deux univers qui se sont fait la guerre et elle ne peut que suivre des yeux le vieux marchand quittant le quartier. an Différents mots désignent Bourras : - « Il » : pronom personnel ;

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- « son dos » : groupe nominal constitué du nom « dos » et du déterminant possessif « son » ; - « le dos » : groupe nominal constitué du nom « dos » et de l’article défini « le » ; La dernière courte phrase prolonge cet effacement du personnage : le pronom démonstratif « ce » et le pronom indéfini « tout » renvoient à Bourras pour n’en plus donner qu’une image fondue dans l’ensemble de la scène. On assiste ainsi à la disparition progressive de Bourras. Son nom s’efface et il n’est plus représenté que par le substitut pronominal « il » ; puis il se réduit à « un dos ». On ne voit donc plus son visage et il devient difficile sans doute de le distinguer des autres passants. À la toute fin, il n’est plus rien : « ce fut tout ».

Étudier le dénouement de l’intrigue économique : le triomphe du Bonheur des Dames ao Un lexique spécifique ainsi que différents procédés grammaticaux et stylistiques expriment la foule dans le passage délimité : - le lexique : on relève des termes collectifs : une « masse », les « queues », la « file », le « monde » (« noirs de monde »), les « bandes ». Les personnages, les animaux ou les objets ne sont pas individualisés ; ils appartiennent à un groupe : les « clientes », les « voitures », les « simples fiacres », les « coupés de maître », les « garçons », les « bêtes »… Les verbes exprimant un ajout comme « se mêlaient » ou « s’ajoutaient » contribuent à créer une impression de masse. Les indicateurs de temps (voir question 16) comme « continuellement » et « nouvelle » viennent également exprimer la foule ; - procédés grammaticaux : le pluriel, fortement représenté dans le passage, donne l’impression de nombre. Au début, le numéral « cent mille » exprime cette abondance. Par la suite, on a l’impression que les personnes ou les voitures sont si nombreuses qu’il est impossible de les comptabiliser ; - les procédés de style : la métaphore (« ce fleuve humain ») contribue à représenter la foule qui envahit le quartier du Bonheur des Dames. Le passage s’achève sur une sorte d’allégorie de la foule, comme si la masse était devenue une seule personne dont on percevait le « souffle énorme et doux » et « la caresse géante ». ap Les indicateurs de temps sont nombreux dans le passage. On peut distinguer ceux qui indiquent : - la fréquence : « sans cesse » ; - la durée : « continuellement » ; - deux actions concomitantes : « Cependant », « tandis que ». Hormis l’indication initiale qui situe la description dans la journée, les indicateurs de temps suggèrent l’accumulation. Comme l’espace, le temps est plein et plusieurs actions se produisent en même temps. Zola a recours à l’imparfait, temps privilégié de la description. Pourtant, le temps n’est pas vraiment arrêté ici, puisque l’on voit arriver « des voitures nouvelles » et que les adverbes « sans cesse » et « continuellement » installent bien une durée. On a plutôt envie de parler d’un temps saturé. Et l’imparfait exprime cette saturation, puisque les actions, comme arrêtées, semblent s’ajouter les unes aux autres, à l’image de ce qui se déroule dans la rue : « des voitures nouvelles, continuellement, s’ajoutaient aux autres ». aq Dans le chapitre IV, Zola a déjà exprimé la fascination de Mme Boves (privée par son mari du plaisir de la consommation) pour les marchandises du Bonheur des Dames : « l’inspecteur Jouve se promenait de son allure militaire, étalant sa décoration, gardant ces marchandises précieuses et fines, si faciles à cacher au fond d’une manche. Quand il passa derrière Mme de Boves, surpris de la voir les bras plongés dans un tel flot de dentelles, il jeta un regard vif sur ses mains fiévreuses ». Le thème du vol, conséquence de l’incitation à la consommation, est à nouveau traité dans le chapitre IX. On y voit Jouve surveillant une femme enceinte accompagnée d’une amie et Mme de Bove se sent concernée : « Mouret les avait accompagnées, et il les retint un instant encore, pour leur montrer l’inspecteur Jouve, qui filait toujours la femme enceinte et son amie. C’était très curieux, on ne s’imaginait pas le nombre de voleuses qu’on arrêtait aux dentelles. Mme de Boves, qui l’écoutait, se voyait entre deux gendarmes, avec ses quarante-cinq ans, son luxe, la haute situation de son mari ; et elle était sans remords, elle songeait qu’elle aurait dû glisser le coupon dans sa manche. » Le dernier chapitre du roman dénoue cette intrigue secondaire du vol centrée sur Mme de Boves. Cette femme de la haute société ne peut résister à la tentation. Si Mme Marty ruine son mari en dépensant inconsidérément ses modestes revenus, elle, ne recevant pas un sou de son mari, ne peut que voler pour ne pas être privée de ce que les autres femmes acquièrent. Victimes de l’emprise de Mouret (« Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti

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ce temple, pour l’y tenir à sa merci », début du chapitre IX), les femmes semblent obligées de consommer à n’importe quel prix. Ruiner une famille (Mme Marty) ou voler (Mme de Boves), peu importe. Dans le monde artificiel de Mouret, les valeurs morales n’ont plus prise et la femme a perdu tous ses repères. Et sans doute les changements de rayons et de décorations (des chatoiements de l’orient au blanc) y sont-ils pour quelque chose. Les repères ayant été détournés, le comportement de Mme de Boves relève de l’instinct plus que de la raison : « ayant le besoin sensuel d’enfoncer les mains dans les tissus », elle demande à voir de la dentelle d’Alençon, non pas les « petites garnitures à trois cents francs le mètre » mais « les hauts volants à mille, les mouchoirs et les éventails à sept et huit cents ». Elle est particulièrement attirée par ce qui n’est pas à sa portée et l’on voit ici toute la finesse de l’analyse de Zola qui montre à son lecteur comment la stratégie mise en place par Mouret crée le désir de ce qui est inaccessible. ar Les champs lexicaux de la blancheur et de la lumière dominent dans le passage : « pâlissait », « s’allumaient », « les lampes électriques », « une blancheur opaque », « lunes intenses », « clarté blanche », « aveuglante », « réverbération d’astre décoloré », « exposition de blanc », « éclairage », « colossale débauche de blanc », « lumière », « chanson du blanc », « blancheur enflammée », « lueur blanche », « bande vive qui blanchit », « l’éclair blanc », « le blanc trempé de flammes », « mousseline blanche », « les basins et les piqués blancs », « couvertures blanches », « les guipures et les dentelles blanches », «la blancheur éblouissante », « ses rideaux blancs, ses gazes blanches, ses tulles blancs », « l’éclat », « la nudité », « cet aveuglement, un blanc de lumière où tous les blancs se fondaient, une poussière d’étoiles neigeant dans la clarté blanche ». Dans les dernières lignes du paragraphe, tous les mots s’associent pour évoquer ce thème de la blancheur lumineuse vers lequel converge tout le passage. Ce thème du blanc peut s’expliquer d’abord par la journée du blanc : ce sont des tissus blancs qui sont mis en avant (« mousseline blanche », dentelles blanches »…) et la lumière exprime le triomphe de cette grande vente. Cependant, progressivement le blanc acquiert une valeur symbolique. Il est la couleur traditionnelle du mariage ; on songe à la robe de la mariée, à son voile, mais aussi, de façon plus sensuelle à sa peau : « la blancheur éblouissante d’un paradis, où l’on célébrait les noces de la reine inconnue », « la nudité blanche de l’épousée ». Enfin, l’on peut ajouter l’évocation suggérée de la fusion amoureuse : « un blanc de lumière où tous les blancs se fondaient ». Prenant prétexte de la journée du blanc, tout dans la description annonce le prochain mariage de Mouret et de Denise. as Comme souvent chez Zola, la description réaliste prend une dimension onirique et symbolique. On vient de le voir avec le thème réaliste et symbolique du blanc. C’est le cas également pour la représentation de l’espace. En effet, différents procédés concourent à élargir l’espace du magasin : - les adjectifs qualificatifs : « lointaines », « colossale », « géante » ; - la métaphore filée du ciel qui donne une dimension cosmique au magasin : « lunes intenses », « astre décoloré », « un firmament du rêve », « un paradis », « une poussière d’étoiles ». Cet élargissement de l’espace jusqu’au fin fond des galaxies représente l’agrandissement du Bonheur des Dames et symbolise le triomphe du grand magasin sur le petit commerce. Bourras, Baudu, Robineau, tout comme leurs boutiques, ont disparu et Mouret occupe tout l’espace. Sa lumière électrique, relayée par la blancheur des tissus exposés, fait même concurrence aux lumières naturelles. Mouret a gagné sur tous les plans, ainsi que le suggère l’expression « une splendeur féerique d’apothéose ». Le roman a raconté les conquêtes successives de l’empire Mouret. Dans le dernier chapitre, la dimension cosmique de la description sonne comme un point d’orgue après toutes les descriptions du magasin présentées au fil du roman.

Étudier le dénouement de l’intrigue amoureuse bt Le passage qui nous montre Denise avec ses frères rappelle l’arrivée des trois personnages dans le premier chapitre et contribue à annoncer la fin du roman. Il nous donne également, en écho du chapitre I, une image maternelle de la jeune femme. En effet, elle les « sermonne », leur donne des ordres, comme en témoigne l’impératif auquel elle a recours : « Sois raisonnable, mon petit », « Tâchez donc d’avoir un peu de raison ». Son attitude maternelle est soulignée au début du passage : « Et elle, restée mince, pas plus grosse qu’une mauviette, comme elle disait, conservait entre eux son autorité inquiète de mère, les traitait en gamins qu’il faut soigner, reboutonnant la redingote de Jean pour qu’il n’eût pas l’air d’un coureur, s’assurant que Pépé avait un mouchoir propre. » Cette image maternelle est sans doute à associer à la perspective du mariage de Denise.

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À partir du moment où Mouret intervient, le lecteur se souvient de la scène des Tuileries. « Le plus jeune a beaucoup grandi. Je le reconnais, je me souviens de l’avoir vu aux Tuileries, un soir, avec vous », dit d’ailleurs Mouret pour raviver notre souvenir. Le rapprochement permet de montrer le temps qui a passé et cette vision d’ensemble de la chronologie, dans un roman qui s’est efforcé de la gommer pour rester vraisemblable sur le plan historique, annonce un dénouement imminent. L’amour maternel au cœur de la scène pose, de façon plus large, la question de l’amour : « Comme elle les aimait ! » ; cette exclamation de Mouret traduit sa frustration. Il observe avec douleur un amour qui ne lui est pas destiné. La rencontre triangulaire (Denise, ses frères, Mouret) met les personnages mal à l’aise, la jeune fille et Mouret tentant de dissimuler leur émotion : « Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il lui parlait à présent. Denise elle-même faisait un effort, afin de rester froide ». Mais l’on voit bien qu’il ne s’agit que d’une apparence et l’émotion affleure : « un léger tremblement » dans la voix curieusement ralentie de Mouret, « suffoquée » pour la jeune fille. La fin de la scène prépare l’ultime rencontre et maintient un suspens. En effet, la demande d’une rencontre et la proximité physique (« il revint lui dire à l’oreille ») laisse présager une demande en mariage. Pourtant, c’est l’expression apparemment sans appel « avant votre départ » qui clôt le passage. L’ambivalence de la conclusion traduit en réalité les hésitations de Mouret (« Et il fit quelques pas ; puis, il revint »). bk Dans le chapitre XII, Denise est surprise à parler à Deloche qui lui tient la main. Dénoncée par Bourdoncle, la jeune fille saura convaincre Mouret de leur innocence. Mais, à la fin du roman, on apprend le renvoi de Deloche, qui ne souhaite pas que Denise intervienne en sa faveur. Son départ est nécessaire sur le plan de la logique romanesque. En effet, les différentes intrigues qui donnaient de l’ampleur au roman doivent trouver leur dénouement dans le dernier chapitre. L’amour de Deloche pour Denise étant sans espoir, le jeune homme doit s’en aller pour ne pas constituer une ombre dans le tableau final. bl Préparant la dernière scène du roman, le thème du mariage est omniprésent dans le chapitre XIV. On a vu comment le décor lui-même, l’exposition de blanc, annonce le mariage imminent de Mouret et de Denise (question 18). D’autres mariages sont mentionnés : Jean, le frère volage s’est assagi et le voilà marié ; de même, Vallagnocq a épousé Mlle de Boves et Mlle de Fontenailles épouse, quant à elle, un des vendeurs, Joseph. Dans cet environnement, le mariage semble une issue inéluctable pour Mouret. bm Quand Denise pénètre dans le bureau de Mouret, elle découvre immédiatement la recette prodigieuse qui consacre le triomphe du Bonheur des Dames, le million dont rêvait son patron : « En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, et l’étalage de cet argent la blessait ». On remarquera que ce n’est pas l’argent lui-même qui choque Denise, c’est son « étalage » ;le problème n’est pas la fortune de Mouret, mais son rapport à l’argent. On se souvient de la scène qui achève le chapitre IX : là aussi, Mouret demande à Denise de passer le voir alors que la recette est exposée (« il la força de s’avancer, finit par dire qu’il lui donnerait ce qu’elle pourrait prendre dans une poignée ; et il y avait un marché d’amour, au fond de sa plaisanterie », « Pourquoi la blessait-il avec tout cet argent »). Tout se passe comme si Mouret étalait sa recette pour acheter Denise. Or, pour la jeune fille, l’argent et les sentiments ne sauraient être liés. Tout au long de la scène, la recette est évoquée, c’est pour disparaître progressivement : - « Eh quoi ! même à ce prix, elle se refusait encore ! » : il n’est pas question d’argent ici, mais du mariage ; on voit s’opérer un glissement et l’on comprend que le mariage représente beaucoup plus dans l’esprit de Mouret que toute la fortune qu’il a réunie ; - « Et ce million imbécile qui était là ! il en souffrait comme d’une ironie, il l’aurait poussé à la rue » ; - « Mouret était tombé assis sur le bureau, dans le million, qu’il ne voyait plus » : dans les deux dernières références à la recette, l’argent, si souvent mis en avant, est rejeté au profit de l’amour. Dans un premier temps, Mouret le repousse car cette somme le blesse, comme elle a blessé Denise lorsqu’elle a pénétré dans le bureau. Dans un deuxième temps, il l’oublie, ce qui va plus loin que le rejet précédent. La position de Mouret, assis « dans le million » et tenant Denise dans ses bras, exprime la victoire des valeurs défendues par Denise. bn Denise commence par refuser la demande de Mouret car elle ne veut pas que l’on pense que ce mariage est le résultat d’une stratégie de refus successifs calculée dès le début. Épouser Mouret, c’est, aux yeux des employés, épouser la fortune de Mouret. Or, Denise – comme en témoigne son regard

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blessé sur la recette étalée – tient à distinguer l’amour et l’argent (« N’avait-elle pas trop souffert déjà des commérages de la maison ? Voulait-il donc qu’elle passât aux yeux des autres et à ses propres yeux pour une gueuse ? »). Lorsque Mouret a invité Denise à dîner (chapitre X), on a vu les efforts des employés pour favoriser la rencontre privée et on a pu mesurer le poids du magasin dans l’intrigue amoureuse, poids que Denise, au nom de ses sentiments et de la morale, a toujours repoussé. Elle ne veut pas ici que son mariage donne raison à ceux qui associent amour et argent. bo Dans ce passage, les champs lexicaux de la passion et de la douleur sont associés : – passion : « désiré », « explosion de tendresse », « passion », « celui que vous aimez », « c’est vous que j’aime », « éperdument » ; – douleur : « blessait », « douleur », « peine », « malheur », « souffert », « torturé », « souffrait », « larmes », « tourmenter », « désespoir », « sanglota ». Certaines expressions évoquent autant la passion que la souffrance et l’on comprend à quel point ces deux notions sont intimement liées : « la voix tremblait », « paroles entrecoupées », « il défaillait », « en bégayant ». L’association de ces deux champs lexicaux inscrit l’amour de Mouret et de Denise dans la tradition des passions célèbres (Le Rouge et le Noir, par exemple) et accroît l’intensité dramatique de la scène, la souffrance faisant ressortir toute la violence de la passion : « fou », « violence », « impétuosité »… La souffrance est liée au refus de Denise. Mouret en devient « fou » et Denise ne supporte ni l’idée des commérages ni le désespoir de celui qu’elle aime. À la fin du passage, lorsque le million est oublié (Mouret est assis dedans), la violence s’apaise et la passion destructrice se montre capable de construire le futur : « en lui disant qu’elle pouvait partir maintenant, qu’elle passerait un mois à Valognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu’il irait ensuite l’y chercher lui-même, pour l’en ramener à son bras, toute-puissante ». Le dernier mot du roman est à lire en pensant à la fragilité de Denise au début du roman comparée au triomphe du grand patron qu’est Mouret.

Lire l’image bp La gravure qui nous donne une image du Bon Marché, le grand magasin dont s’est inspiré Zola pour imaginer le Bonheur des Dames, met en avant les dimensions gigantesques du magasin : les colonnes, la hauteur du hall (jusqu’au plafond), l’escalier double et large. Opposé au petit commerce (voir gravure page 27), le grand commerce prend le parti de la luminosité. La verrière et les éclairages suspendus la rendent possible et contribuent en même temps à donner une impression de luxe. Le tapis pendu tout en haut est lui aussi un signe de richesse. En bas, les personnages sont bien habillés et discutent comme lors d’une réunion mondaine. Le luxe affiché est destiné à séduire une clientèle aisée, comme le montre Zola dans son roman.

À vos plumes ! bq Cet exercice de transposition permet aux élèves de réinvestir dans un travail de rédaction l’étude des différentes descriptions dans le roman. On attend que les devoirs recourent à différents procédés observés : le lexique, le pluriel, l’énumération, la métaphore filée…

R e t o u r s u r l ’ œ u v r e ( p p . 2 3 7 à 2 3 9 )

u Horizontalement : A. Jouve ; B. Hartmann ; C. Bouthemont ; D. Aurélie. Verticalement : 1. Colomban ; 2. Robineau ; 3. Boves ; 4. Marty ; 5. Jean ; 6. Bourras. v Denise ó Octave Mouret ; Mme Desforges ð Octave Mouret ; Geneviève ð Colomban ; Mme Robineau ó M. Robineau ; Pauline ó Baugé ; Mme Guibal ó M. de Boves ; Deloche ð Denise ; Colomban ð Clara. w c1 ; f2 ; a3 ; g4 ; e5 ; d6 ; h7 ; b8. x h1 ; b2 ; j3 ; e4 ; c5 ; a6 ; i7 ; d8 ; g9 ; f10.

Au Bonheur des Dames – 29

P R O P O S I T I O N D E S E Q U E N C E S D I D A C T I Q U E S

QUESTIONNAIRES ÉTUDE DE LA LANGUE

TECHNIQUES LITTÉRAIRES EXPRESSION ÉCRITE

Séance n° 1 Chapitre I

• le participe passé • les modalités (types de phrases) • les temps du passé • discours descriptif et narratif

• l’incipit • la complexité des personnages • le point de vue • du réalisme au fantastique

• récit inséré dans un dialogue et contraste entre deux mondes • description de la modernité (transposition spatiale et temporelle) et expression de la fascination

Séance n° 2 Chapitre IV

• les temps des verbes • les procédés grammaticaux et stylistiques de la description

• la description réaliste • le point de vue • le contraste • l’expression des sentiments

• récit inséré dans un dialogue, narration d’une expérience et expression d’un projet (du passé vers l’avenir)

Séance n° 3 Chapitre VII

• les propositions • les paroles rapportées

• réalisme et dénonciation • le cadre spatio-temporel et sa fonction symbolique • la rencontre amoureuse • l’implicite

• monologue intérieur : narration et analyse

Séance n° 4 Chapitre X

• les procédés de style : l’énumération, la métaphore

• le contraste • le réalisme de la description • la représentation de la société • une scène d’aveu

• dialogue, narration et argumentation

Séance n° 5 Chapitres XIII et XIV

• les classes grammaticales • l’expression de la quantité • les indicateurs de temps • les champs lexicaux

• le dénouement • réalisme et symbolisme

• description et expression de la profusion

Exploitation du groupement de textes – 30

E X P L O I T A T I O N D U G R O U P E M E N T D E T E X T E S

◆ Exploitation du groupement de textes Le corpus réunit quatre textes qui font doublement entendre la voix des femmes : ils sont écrits par des femmes et mettent en scène des personnages féminins confrontés à la question de la place attribuée aux femmes dans la société. On pourra étudier : – La place assignée aux femmes. En quoi consiste-t-elle dans les différents textes ? On s’attachera notamment à l’étude du contexte historique et social. – L’expression de la contrainte : pourquoi cette contrainte ? d’où vient-elle ? On pourra rapprocher la Loi et les maris (textes A et B). Le texte D rappelle le poids de l’éducation (la jeunesse de Paola) et de la religion (on pourra à cette occasion soulever la question de la liberté des femmes dans notre monde aujourd’hui). – La façon dont les femmes vivent cette contrainte : volonté de préserver une liberté (texte A), constat d’échec et repli sur soi (textes B et D). – L’incompréhension entre les hommes et les femmes : textes B et C. Dans le premier cas seulement cette distance est perçue comme un échec. – La place des enfants : comment sont-ils évoqués dans les textes B (une contrainte mais l’affection n’est pas absente : le surnom) et C (une source d’émerveillement et de plaisir). On pourra, plus particulièrement, comparer les textes B et C, analyser la situation qui les rapproche (une mère qui élève son/ses enfant(s) et n’exerce aucune profession) et la façon dont les deux femmes l’appréhendent. Pourquoi le refus d’un côté et l’acceptation de l’autre ? On pourra s’interroger en convoquant pour comparer le roman de Zola : les auteurs femmes ont-elles un point de vue particulier sur la question de leur place dans la société ? – Les hommes peuvent tout aussi bien défendre la cause des femmes. – L’univers féminin occupe une place marquée chez les auteures et les hommes y sont en retrait : absents dans le texte D (ou tout juste suggérés dans le « ailleurs » à la fin du texte), incapables de comprendre dans les autres textes. – Le texte C défend un point de vue particulier (à l’encontre de Simone de Beauvoir ou d’Élisabeth Badinter) pour notre époque : le lien privilégié avec les enfants et une supériorité de la femme quand on pense souvent que sa maternité l’aliène.

Au Bonheur des Dames – 31

◆ Réponses aux questions sur le texte 1 A. Alors que Indiana conserve son calme tout au long de la scène, son mari ne contrôle ni sa « surprise » ni sa « colère ». Différents signes le montrent : « verdit », « d’une voix chevrotante ». L’accumulation des phrases interrogatives (interrogations rhétoriques) et exclamatives expriment également son émotion. Sa première réplique laisse transparaitre son mépris (« Daignerez-vous ») et la dernière, toute son agressivité (termes négatifs et recours à l’impératif). À la différence du Colonel, Indiana affiche la « supériorité de son caractère » : elle fait preuve de « courage » en dépit de son statut et se montre capable de réfléchir malgré la tension de la rencontre : « Ce peut-être apprit à madame Delmare ». Le « ton glacial » de ses réponses vient à bout de l’ « air impérieux et dur » de son mari. Comme on l’a montré, ce dernier ne parvient pas à rester « digne et froid comme elle ». B. Indiana est soumise à son mari car elle est contrainte de se plier à la loi : « La loi de ce pays vous a fait mon maître ». On relève dans ses propos tout un lexique de la soumission : « esclave », « seigneur », « lier », « garrotter », « gouverner », « courber », « réduire », « cachot »…. L’abondance de ces termes souligne « le droit du plus fort » pour mieux mettre en relief la résistance d’Indiana et sa liberté. C. Indiana manifeste sa liberté en refusant de répondre à son mari : « Non, monsieur, mon intention n’est pas de vous le dire ». À la fin du texte, en reprenant des constructions négatives (« vous ne pouvez rien », « non m’empêcher de penser »), elle trace les limites du pouvoir de son mari. Elle a même recours à un impératif (« Cherchez ») pour affirmer la force irréductible de sa volonté. La liberté de penser est inaliénable et Indiana puise son énergie dans cette perspective.

◆ Réponses aux questions sur le texte 2 A. On peut partager le texte en deux mouvements. Le premier (du début à « exaucer ») expose les efforts de la narratrice pour mener de front ses occupations de jeune mère au foyer et la préparation du concours de professeurs. La seconde exprime l’échec de ses efforts et le poids de la vie familiale. Première partie : « Je ne me laisserai pas avoir » Deuxième partie : « Je n’ai pas tenu longtemps » B. Exemples du style familier : « la bouffe », « un torchon qui brûle », « pour meubler », « le tirelipot, ça s’appelle ». Phrases non-verbales : « Le minimum, rien que le minimum », « bien peu de meubles encore », « Non, pas possible d’imaginer avant le mariage un moment pareil »… L’auteur attribue à sa narratrice un style très simple, comme si elle parlait directement au lecteur. Cette oralité permet d’établir une complicité avec le lecteur pour mieux le rendre sensible à la vie difficile de la jeune mère. C. Quand le mari de la narratrice dit « ce n’est pas possible », il pense au repas qui n’est pas prêt quand il arrive à midi, au fait que sa femme qui n’exerce aucune activité professionnelle ne se consacre pas pleinement aux travaux ménagers. On pourra préciser qu’avant ce passage, les parents du Bicou, tous deux étudiants, partageaintnt davantage les tâches quotidiennes. Pour la narratrice, cette expression prend un autre sens : c’est sa vie exclusivement consacrée à la maison et au bébé qui « n’est pas possible ». Elle ne trouve pas le temps de préparer son concours et se sent prisonnière. D. Annie Ernaux, dans ce passage, prend la défense des femmes que la tradition enferme dans les travaux ménagers et l’éducation des enfants. Elle dénonce l’égoïsme des hommes qui ne veulent que leur tranquillité (« la paix le temps du midi ») sans s’inquiéter des aspirations de leur femme. Pour Annie Ernaux, les femmes ne peuvent s’épanouir si elles sont vouées aux tâches quotidiennes et aux enfants.

Exploitation du groupement de textes – 32

◆ Réponses aux questions sur le texte 3 A. Les personnages évoluent dans un milieu aisé : « le bruit de l’argent contre la porcelaine », le fait que les époux se vouvoient, la profession d’Henri, l’édition. B. L’amour que Mathidle éprouve pour ses enfants est profond et fusionnel. Elle les connaît parfaitement comme le suggère l’adjectif « exacte » et cette connaissance passe par un contact physique : « ses mains touchaient chaque cette peau parfaite qu’ils avaient tous ». De nombreux termes appartiennent au lexique des sensations : « forme », « couleur », « teinte », « chauds et doux »… Mathilde semble saisir, auprès de ses enfants, la vie elle-même. L’amour maternel est peint comme un émerveillement réservé à la mère ; en effet Henri ne se montre pas aussi sensible à la « magie vitale » des enfants. C. Les parents entretiennent des rapports courtois et Henri interroge sa femme sur ce qu’elle a fait dans la journée. Ils se retrouvent à table tous les deux quand les enfants sont couchés et on ne relève aucune animosité entre eux à la différence du texte d’Annie Ernaux. Le vouvoiement propre au milieu social marque aussi une distance. Les époux ne semblent pas vivre dans le même monde, Henri est tourné vers son métier et ne mesure pas finement ce qui se passe chez lui ; Mathilde est entièrement absorbée par ses enfants. D. À la différence de la narratrice de La Femme gelée, Mathilde est tout à fait heureuse. Elle ne souhaite pas quitter son univers familial pour exercer une profession à l’extérieur. Elle considère même que son existence est plus enrichissante que celle de son mari : « pour rien au monde elle n’aurait échangé sa place contre la sienne. » La « magie vitale » des enfants et la finesse du vivant lui semblent plus importantes et attachantes que les livres sur lesquels travaille Henri.

◆ Réponses aux questions sur le texte 4 A. Chez elle, puis au convent, Paola n’a connu que la contrainte et la souffrance. Elle a dû se plier aux exigences familiales puis à la règle de l’ordre religieux. Elle n’a jamais ressenti aucun plaisir et ne s’est jamais exprimée. Lorsqu’elle se met à chanter, Paola éprouve une « passion », « un plaisir » qu’elle fait partager à son auditoire comme en témoigne « le silence absolu » et ému du public. Cette émotion est physique : « son corps », « son ventre », « son diaphragme », « se concrétisait ». B. La métaphore de la « sage-femme » préparée par l’évocation des « mains » et poursuivie par « la naissance d’un enfant » laisse entendre que Paola, jusque-là prisonnière des règles fixées par les autres, commence à vivre. Son chant est comme sa première respiration ; il s’apparente au cri du nouveau-né. Paola, en faisant entendre sa voix, acquiert une vie qui lui est propre. À partir de ce moment-là, il lui sera difficile de supporter la vie du couvent. Et ce d’autant plus qu’elle va se mettre à rêver à un jeune homme qui l’a secourue un jour qu’elle s’est évanouie durant un office. C. Dans le dialogue, Rosalba, religieuse plus âgée et professeur de chant, pose des questions auxquelles Paola finit par répondre. Il s’agit de faire parler la jeune fille qui s’est refermée sur elle-même et ne parvient plus à chanter. Comme dans la scène précédente, Rosalba joue le rôle d’une sage-femme (la maïeutique) et aide Paola à mettre des mots sur ce qu’elle éprouve. Dans la suite du roman, elle ira même jusqu’à l’aider à retrouver le jeune homme dont elle est tombée amoureuse. Rosalba, malgré son attachement au couvent, sera toujours du côté de la vie. D. Les répliques de Paola sont brèves car elle peine à nommer et révéler son mal-être. La contrainte de la règle religieuse l’étouffe et elle redevient la jeune fille éteinte qui était entrée malgré elle dans les ordres. E. Dans les deux cas, qu’il s’agisse du chant ou des paroles dans le dialogue avec Rosalba, la voix de Paola est celle de la vie. Elle permet d’exprimer ce qu’on ressent ; elle est celle d’une liberté, d’une personnalité unique et non d’un moule imposé.

Au Bonheur des Dames – 33

L E C T U R E D ’ I M A G E S E T H I S T O I R E

D E S A R T S

◆ Réponses aux questions sur le document 1 A. James Tissot nous donne l’impression de surprendre une scène bien réelle : – le quotidien : une petite boutique, une vendeuse qui accompagne son client ; – les détails significatifs : les chaises en désordre, le tapis qui bloque la porte, le conducteur d’une voiture (en beige) qui semble attendre son maître à l’extérieur, les rubans ou soieries chiffonnées sur le comptoir, les lates du plancher… ; – la perspective : au fond, on peut distinguer une rue passante (le cocher, la femme et l’homme de l’autre côté de la vitrine). La vitrine, soulignée en haut par l’auvent, marque une coupure entre l’extérieur et l’intérieur. Dans la boutique, les lignes de la porte ouverte, celles de la table et des tapis viennent s’ajouter aux deux chaises pour créer un effet de profondeur. La vendeuse, en partie dissimulée par les montants de la porte accentue cet effet ; – le point de vue : la scène est vue du fond de la boutique, comme si nous adoptions le regard d’un client sur le point de sortir, ce qui accroît encore l’effet de réel. B. La toile « La demoiselle de magasin » appartient à une série intitulée La femme à Paris : le commerce représenté vend des articles pour femmes comme l’indiquent les rubans roses étalés sur le comptoir et surtout le mannequin dans la vitrine. Il s’agit d’une petite boutique : peu de place pour les deux chaises, l’une des vendeuses a du mal à se glisser pour laisser sortir son client tandis que l’autre se contorsionne pour accéder à un article en hauteur. La boutique attire une clientèle féminine comme nous le suggère la femme à l’extérieur mais surtout des hommes (le client à l’extérieur) désireux d’offrir un cadeau à la femme aimée. On peut imaginer que c’est un homme qui sort et que la vendeuse va lui remettre le petit paquet rose, assorti aux rubans du comptoir, qu’elle tient à la main. On pourra comparer cette représentation d’un magasin d’articles féminins aux petites boutiques sombres et au vaste Bonheur des dDames. C. L’homme à l’extérieur du magasin ne semble pas examiner les articles présentés dans la vitrine, le mannequin par exemple, mais la vendeuse qui a les bras levés dans une attitude lascive et qui regarde dans sa direction. Le tableau esquisse une histoire et c’est à nous de l’imaginer en supposant que les regards du passant et de la vendeuse se sont croisés. On pourra réfléchir à la force narrative des images, à leur façon de suggérer une temporalité alors qu’elles marquent par définition un temps arrêté. D. Associée aux rubans étalés sur le comptoir et au mannequin sans tête dans la vitrine, la vendeuse aux bras levés semble un objet de consommation susceptible d’attirer le passant. L’autre vendeuse, en retrait derrière la porte, ne serait-elle pas, quant à elle, un objet au même titre que le petit paquet rose qu’elle tient et qui se trouve au centre du tableau. On pourra approfondir cette perspective en s’interrogeant sur la place des femmes (vendeuses et surtout clientes) dans le magasin d’Octave Mouret.

◆ Réponses aux questions sur le document 2 A. La balustrade en noir du balcon ainsi que l’auvent en haut tracent deux lignes horizontales fortes qui séparent les deux parties du tableau. Au premier plan, l’intérieur d’un appartement dont la fenêtre est ouverte, un homme se tient accoudé. Au second plan, l’extérieur, Paris. Le chevalet du peintre est à l’intérieur de l’appartement, ce qui introduit un troisième plan implicite où notre regard rejoint celui de Caillebotte. Ces trois plans créent un effet de profondeur accentué par la ligne du boulevard qui creuse la perspective. Cette profondeur contribue au réalisme de la représentation. C’est ce sens de la mise en scène, ce souci du réel, qui séduira, dès le XIX

e siècle, les amateurs américains qui considèrent que Caillebotte a influencé le courant réaliste du XX

e siècle dont Edward Hopper est le célèbre représentant. On retrouve en effet chez ce dernier le travail sur la perspective et le regard, la place d’un personnage méditatif.

Lecture d’images et histoire des Arts – 34

B. Le costume du personnage au premier plan permet de dater la scène ; Caillebotte représente ce qu’il voit. C’est surtout le large boulevard percé par le baron Haussmann qui exprime la volonté du peintre de représenter un Paris moderne. La largeur de la rue occupant une place importante dans le tableau, les immeubles plus hauts que les arbres, la perspective ouverte font l’éloge de cette modernité. On rappellera que les impressionnistes, dont Caillebotte est très proche, avaient choisi de peindre en extérieur pour saisir des scènes sur le vif. Il ne s’agit plus de représenter des sujets éternels (la mythologie par exemple) mais de s’emparer de l’instant, du temps qui passe. D’où le goût pour la modernité, les grues à Rouen chez Monet par exemple. Caillebotte travaille davantage en atelier et esquisse des croquis préparatoires dont témoigne la composition travaillée de cette toile ; mais il a emprunté à ses amis impressionnistes leur goût pour le moderne et l’instant surpris. C. La nature est présente de deux façons dans le tableau : les arbres du boulevard et la jardinière sur le balcon. La nature se fond dans le paysage urbain : la ligne des arbres épouse celle de la rue, les tiges des plantes ne se distinguent pas des arabesques de la balustrade. C’est une nature domestiquée, soumise à l’autorité de la ville : elle est enfermée dans un bac, prisonnière entre deux rangées d’immeubles. Ajoutons que les immeubles, plus hauts que les arbres, affirment leur suprématie. D. Le personnage appartient à la haute société comme en témoigne son costume et notamment son chapeau. E. On peut commenter de plusieurs manières le choix du peintre de représenter son personnage de dos. – La scène semble saisie sur le vif : le peintre n’a pas demandé au personnage de poser dans un atelier ; on croirait presque que l’homme ne sait pas qu’on le peint. Comme les photographes, Caillebotte tente de saisir un instant donné pour créer une impression de réel et de vie. – Comme le personnage est de dos, notre regard ne s’arrête pas à ce premier plan et glisse le long du boulevard. D’ailleurs, le personnage, légèrement sur la droite et de trois-quarts, semble s’écarter un peu pour nous laisser contempler la belle perspective du boulevard. Les couleurs sombres de l’homme font ressortir la luminosité printanière (le vert particulier des feuillages) : le tableau est bien une célébration du Paris transformé par Haussmann. – Le personnage représenté de dos sollicite notre imagination (qui est-il ? à quoi songe-t-il ?) et nous invite peut-être à nous identifier à lui.

Au Bonheur des Dames – 35

P I S T E S D E R E C H E R C H E S D O C U M E N T A I R E S

Autour du Bonheur des Dames, il est possible de proposer différentes pistes de recherches qui pourront faire l’objet de travaux croisés avec les autres disciplines : histoire, technologie, arts plastiques. Sur un plan historique :

- l’essor des grands magasins ; - les bouleversements de l’industrie ; - les transformations de Paris ; - la population des villes. Sur le roman de Zola : - la stratégie commerciale de Mouret, notamment la publicité ; - l’importance des relations sociales dans les affaires ; - les conditions de vie des employés. Sur et autour de Zola : - Zola journaliste ; - Zola et les peintres ; - la peinture au XIX

e siècle ; - les femmes dans les romans du XIX

e siècle.

Bibliographie complémentaire – 36

B I B L I O G R A P H I E C O M P L E M E N T A I R E

Sur les grands magasins : – La Folie des grands magasins, Josette Demory, éditions Du May, 2009. – Les Cathédrales du commerce parisien : grands magasins et enseignes, dir. par Béatrice de Andia, coll. « Paris et son patrimoine », éditions Action artistique de la Ville de Paris, 2006. Sur Zola :

– Zola et les mythes ou De la nausée au salut, Jean Borie, Le Seuil, 1971/ coll. « Biblio Essais » n°4319, Le Livre de Poche, 2003. – Le Personnel du roman : Le Système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Philippe Hamon, coll. « Titre courant » n°12, éditions Droz, 1983. – Le Réalisme selon Zola : archéologie d’une intelligence, Alain de Lattre, coll. « Littératures modernes » n°6, PUF, 1975. – Zola et le naturalisme, Henri Mitterand, coll. « Que sais-je ? » n°2314, PUF, 1986. – Le Romancier et la machine dans le roman français (1850-1900), t.1 L’Univers de Zola, Jacques Noiray, J. Corti, 1983. – Feux et signaux de brume : Zola, Michel Serres, Grasset, 1975. – Zola : exposition à la Bibliothèque Nationale de France, dir. par Michèle Sacquin, éditions Fayard, Bibliothèque Nationale de France, 2002.