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Atticus et ses amis : ´ etude sur une politique de l’ombre au dernier si` ecle de la R´ epublique Marita Bianay To cite this version: Marita Bianay. Atticus et ses amis : ´ etude sur une politique de l’ombre au dernier si` ecle de la R´ epublique. Arch´ eologie et Pr´ ehistoire. Universit´ e Paul Val´ ery - Montpellier III, 2014. Fran¸cais. <NNT : 2014MON30094>. <tel-01231052> HAL Id: tel-01231052 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01231052 Submitted on 19 Nov 2015 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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  • Atticus et ses amis : étude sur une politique de l’ombre

    au dernier siècle de la République

    Marita Bianay

    To cite this version:

    Marita Bianay. Atticus et ses amis : étude sur une politique de l’ombre au dernier sièclede la République. Archéologie et Préhistoire. Université Paul Valéry - Montpellier III, 2014.Français. .

    HAL Id: tel-01231052

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01231052

    Submitted on 19 Nov 2015

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

    https://hal.archives-ouvertes.frhttps://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01231052

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    Université Paul Valéry Montpellier IIIII Arts, Lettres, Langues, Sciences Humaines et Sociales.

    THÈSE

    pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ MONTPELLIER III

    HISTOIRE ANCIENNE

    Présentée et soutenue publiquement par

    Mme BIANAY Marita

    Atticus et ses amis : AÉÉ tude sur une pol it ique de l ’ombre au ol it ique de l ’ombre autude sur une pol it ique de l ’ombre au dernier dernier

    s ièc le de la République.s ièc le de la République.

    Directeur de thèse :

    Mr Le Professeur Perrin-Saminadayar

    JURY :

    Mme Agnès Bérenger, Professeure, Montpellier Mme Catherine Wolff, Professeure, Avignon Pré-Rapporteur Mr Martin Galinier, Professeur, Perpignan Pré-Rapporteur

    ANNÉE UNIVERSITAIRE 2013-2014

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    REMERCIEMENTS

    J’exprime ma profonde reconnaissance à Monsieur Perrin-Saminadayar, qui a bien voulu me faire partager son expérience et qui a su m’encadrer de ses conseils avisés en tous points. Assurée de son soutien, je me suis réinvestie, corps et âme, dans ce travail de recherche. Je tiens aussi à remercier Mr Martin Galinier et Mme Catherine Wolff d'avoir accepté de juger ce travail, d'en être les rapporteurs et de faire partie du jury. Mes remerciements s'adressent aussi à Mme Agnès Bérenger, qui a accepté de faire partie du jury. Le chemin menant à son aboutissement ne fut pas sans encombres. Mais, comme le dit l’adage : « Tous les chemins mènent à Rome ». Il m’a fallu trouver les ressources nécessaires pour m’aider à relever ce défi personnel et intellectuel. La rigueur, la volonté, et la persévérance m’ont permis d’aller au bout de cette expérience unique. Toutefois, il ne fait pas de doute que sans les encouragements et l’amour de ma famille, ce travail n’aurait pas vu le jour. Elle a su m’insuffler une énergie positive et l’équilibre de cette cellule familiale a favorisé mon plein épanouissement durant toutes ces années. Je remercie donc mes proches pour leur indéfectible appui et leur foi inébranlable en mes capacités. En espérant que la lecture de ce travail comblera leurs attentes.

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    Pour mes enfants,

    Hadrien, mes jumelles Djada et Layona, Thiago,

    Avec toute mon affection.

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    Mots-clés : Atticus, amicitia = amitié, sociabilité, sapientia = sagesse, otium = loisir, prudentia = prudence, épicurisme, sage, financier de l’aristocratie, prêt d’argent, consilium = conseil, bienfaiteur, politique amicale, politique. Discipline : Doctorat en Histoire ancienne. Intitulé et adresse de l’unité où la thèse a été préparée : École Doctorale 58 « Langues, Littératures, Culture, Civilisations ». Résumé de la thèse :

    Titus Pomponius Atticus fut l’un des personnages les plus controversés du dernier siècle de la République romaine. Son nom s’inscrivit dans la postérité grâce à la relation d’amicitia qu’il partagea toute sa vie avec le grand orateur Cicéron. Ami des plus hauts dignitaires de son temps, quelles que soient leurs tendances politiques, il se constitua un réseau de relations amicales, qui lui permit de préserver « sa tranquillité » dans un monde marqué par le sceau de guerres civiles impitoyables. Pratiquant un épicurisme modéré, ce romain s’adonna aux plaisirs de l’otium, et tenta d’opérer une symbiose entre les impératifs de sa « condition » et les « exigences » de sa morale. En tant que financier de l’aristocratie, informateur, conseiller politique et libraire-éditeur, cet homme, tel un caméléon, possédait de nombreux talents, qui lui attirèrent la faveur et l’estime de « tous » ses contemporains. Dans un contexte politique aussi troublé et dangereux que celui du premier siècle de la République, menacé à plusieurs reprises, il est ressorti grandi durant chacune de ces guerres qui auraient dû le perdre. En effet, pendant que ses proches étaient précipités dans le malheur, chaque changement de régime consolidait sa position et sa fortune. Véritable exemple de sociabilité, il a joui d’un indéniable pouvoir d’action politique par le biais de ses amitiés. Là où certains se sont obstinés à vouloir changer seulement le présent, il fit preuve d’une habileté et d’une ingéniosité hors du commun. Tel un visionnaire en avance sur son temps, il se contenta d’observer, d’analyser, d’entrevoir l’avenir et de mener, à l’abri des regards indiscrets, une « politique d’action » capable de faire face à la Révolution qui donnerait naissance à l’empire romain. Bien qu’acteur et témoin privilégiés de la destinée de Rome, il afficha une farouche volonté de se maintenir dans l’ombre du pouvoir. Conscient des réalités de son temps et désireux de « rester libre », il était déterminé à « vivre » et à « survivre » selon ses aspirations, à une époque où cela semblait impossible. Cet « homme de l’ombre », même s’il protège encore aujourd’hui le mystère autour de sa personne, se présente comme l’archétype du romain, ayant réussi le parfait syncrétisme entre le « politique » et le « sage », en devenant un des exemples les plus significatifs de la réussite romaine.

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    Thesis abstract: Titus Pomponius Atticus and his Friends : A Study on a politics of Shadows at the time

    of Caesar.

    Titus Pomponius Atticus was one of the most controversial characters during the last century of the Roman Republic. His name went down in History thanks to his lifelong amicitia, his friendship, with famous roman orator: Cicero. Friend with the highest dignitaries of his time, regardless of their political affiliations, he succeeded in constituting a network of friendly relations which allowed him to preserve his “tranquility”, in a time marked by many ruthless civil wars. Practicing a moderate form of Epicureanism, this Roman man devoted himself to the pleasures of Otium while attempting to make a symbiosis between the duties of his “condition,” and the “demands” of his morality. As a aristocratic financier, an informant, a political adviser, a bookseller and a publisher, this man, like a chameleon, possessed many talents which attracted the favor and esteem of « all » of his contemporaries. In a political context as troubled and dangerous as the First century of the Republic, threatened many times, Atticus managed to come out of each of these wars with an increase stature. Indeed, during that time, while his closest relatives were struck by misfortune with each regime change, Atticus’ position and fortune grew stronger and bigger. As a true example of sociability, he enjoyed a real political power through his friendships. Where some insisted on changing only the present, Atticus showed great ability and ingenuity. Like a visionary ahead of this time, he chose to observe, analyze, foresee the future, and to lead a « political action » capable of dealing with the revolution that will give birth to the Roman Empire. Although a privileged actor and witness of the roman fate, he displayed a fierce desire to remain behind the scenes. He was aware of the realities of his time and was eager to « remain free ». He was also determined to “live” and “survive” according to his desires, at a time when this seemed impossible. This « man of the shadows », who until now still remains a mystery for most of us, appears like the perfect roman archetype, having succeeded in creating the ideal fusion between the “ politic” and the “sage”, and in becoming one of the finest and most significant examples of Roman accomplishment.

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    Table des matières

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    INTRODUCTION GENERALE

    « De tous les bonheurs d’Atticus, celui qu’on est le plus tenté d’envier, c’est l’heureuse fortune qu’il a eue de s’attacher tant d’amis »1. G. Boissier, qui ne partageait pas « l’enthousiasme naïf »2 des contemporains d’Atticus pour l’exemplarité de sa vie, reconnaît avec une pointe d’ironie et de sarcasme, son sens exacerbé de l’amitié. Érigée comme la clé de voûte de son existence, elle devint, sans nul doute, le bien le plus précieux qui ait « été donné à l’homme par les dieux immortels »3. Le personnage d’Atticus cultiva l’amicitia, quelle que soit sa nature, et c’est elle qui inscrit son nom dans la postérité. De tout temps, cette notion, placée au cœur des réflexions philosophiques, alimenta en substance des discussions morales, qui tentaient de résoudre les controverses posées par ce sujet « digne d’être connu de tous »4.

    Les Anciens se préoccupèrent de définir et d’éclairer ce concept en se servant des apports des sources grecques et de la pensée des différentes écoles philosophiques de l’Hellade. Dans une société considérant l’amitié comme « une valeur de premier plan »5, « autrui n’est ni un objet comme un autre, ni un simple associé[…], mais ce par quoi tout objet se donne, et ce avec quoi l’union est antérieure à tout parti pris d’association. […] Il participe à la fois de l’intériorité et du monde »6. En passant par Platon, Aristote, Pythagore, Socrate, Épicure, Cicéron, Plutarque ou Sénèque, J.-C. Fraïsse retrace l’évolution des courants de pensée ayant participé à l’histoire et à la définition de la notion d’amitié. Philia pour les Grecs ou Amicitia pour les Romains, l’amitié antique est un concept non dépourvu d’originalité, qui mérite toute l’attention que lui accordèrent les penseurs anciens. « L’amitié est un sentiment et une vertu antiques, […] elle est la passion des héros, puis la vertu des sages […] elle est le trait de mœurs original et caractéristique d’une société »7. Comme le rappelle aussi M. Ionnatou, en parlant de l’amitié, il faudra entendre aussi « tout un réseau de relations complexes et de rapports tantôt sincères, tantôt intéressés, plutôt qu’une affaire de sentiments et de pure affection »8.

    Quelle que soit l’acception que recouvre cette notion, elle aspire et pourvoit au bonheur de l’homme, qui recherche en elle une sorte de perfection et de beauté morale. « Elle a développé ses vertus propres, elle aspire à se surpasser elle-même »9. Beaucoup de philosophes de l’Antiquité se sont donc évertués à théoriser l’amitié, là où d’autres prétendaient jouir simplement des charmes de sa nature. Désignant de prime abord une relation affective réciproque entre deux personnes, elle renvoie aussi à des réalités différentes résultant de la diversité des relations humaines. S’insurgeant contre l’utilitarisme de l’amitié

    1 G. BOISSIER, Cicéron et ses amis : étude sur la société du temps de César, éd. Hachette, Paris, 1870, p. 176. 2 Ibid., p. 207. 3 CICÉRON, De Amicitia, VI. 4 Ibid., I. 5 J. FOLLON, J. Mc EVOY, Sagesses de l’amitié, coll. Vestigia, éd. Du Cerf, Paris, Fribourg Suisse, 1997, p. 4. 6 J.-C. FRAÏSSE, La notion d’amitié dans la philosophie antique : essai sur un problème perdu et retrouvé, éd. Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1974, p. 14 et 18. 7 L. DUGAS, L’amitié antique d’après les mœurs populaires et les théories des philosophes, éd. Félix Alcan, Paris, 1984, p. 400. 8 M. IONNATOU, Affaires d’argent dans la correspondance de Cicéron, L’aristocratie sénatoriale face à ses dettes, coll. Romanité et modernité du droit, éd. De Boccard, Paris, 2006, p. 233.!!9 L. DUGAS, L’amitié antique d’après les mœurs populaires et les théories des philosophes, p. 402.

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    professé par les théories épicuriennes, Platon et Aristote soutiennent que l’homme sage n’a pas besoin d’amis et qu’il se suffit à lui-même. Revisitée à la lumière du stoïcisme, l’amitié s’affirme progressivement comme une composante nécessaire, primordiale de l’existence, émanant d’un besoin propre à la nature humaine. Réfutant les thèses d’Épicure, les Anciens admettent communément la supériorité de l’amitié, en tant qu’idéal de sagesse et de vertu, se suffisant à elle-même. « Elle n’est pas seulement le charme de la vie humaine, elle est un bien moral »10.

    Á cet égard, le personnage d’Atticus cultiva, plus qu’aucun autre Romain, l’art de former des amitiés. Il s’appliqua à entretenir avec soin chacune de ses amitiés vertueuses et il prêta une attention particulière à ses relations d’intérêts, qu’elles fussent politiques ou d’affaires. « Il s’accommodait de tout le monde ; sa complaisance se prêtait à tout ; il convenait à tous les âges comme à tous les caractères »11. Expérimentant tous les types d’amitiés, il révéla une aptitude exceptionnelle à préserver l’essence et la qualité de ces relations. La diversité de ses amitiés, qui justifia à l’origine ce travail de recherche sur Atticus, favorisa sa réussite sociale. Son réseau de relations possédait de nombreuses ramifications que nous avons pu regrouper en plusieurs catégories : les amitiés d’enfance, les honestae amicitiae, les amitiés d’intérêt, au sein desquelles nous retrouvons les relations politiques et les relations d’affaires. Le caractère pour le moins hétérogène de ces rapports nous a permis de recenser un grand nombre de familiers avec un fort potentiel d’action et d’intervention.

    La densité de ces groupes, mais aussi le manque d’informations contenus dans nos sources sur certains familiers, nous ont forcé à traiter les amitiés entretenues avec les figures les plus représentatives ou les plus influentes de certains groupes amicaux. Le relevé exhaustif proposé par O. Perlwitz12 témoigne du travail titanesque que nous aurions eu à réaliser si nous avions traité chacune de ses relations dans leur individualité. Aussi, il nous a semblé plus judicieux de répartir ces familiers au sein de catégories, qui nous ont permis de saisir la relation que chacune d’entre elles entretenait avec cet homme. En revanche, nous avons pris le parti de traiter ses relations avec son entourage proche et les chefs de parti, dans leur singularité. S’inscrivant pour la plupart dans le cadre de son réseau d’amitiés, nous avons pu cerner les règles qui régissaient tous ces liens, ainsi que leurs finalités. Toutes ces amitiés possèdent intrinsèquement leur raison d’être, ainsi que leurs propres caractéristiques. Les amitiés « vertueuses » ou « véritables » reposent sur la bienveillance mutuelle des deux amis teintée d’une profonde et réelle affection réciproque. N’existant qu’entre les sages, elle se veut rare et d’un caractère tout à fait exceptionnel et éternel. Les amitiés d’intérêt, quant à elles, s’appuient sur l’échange mutuel de services, dans le but d’en retirer un quelconque avantage. Brèves et éphémères, ces relations sont celles que l’on recense en plus grand nombre. La Correspondance de Cicéron, la biographie d’Atticus réalisée par Cornélius Népos et le De Amicitia, spécialement dédicacé à Atticus, nous permettent d’apprécier et d’appréhender l’ampleur et l’étendue de ses affections.

    La correspondance, intime et personnelle, qu’il a échangée avec son ami et camarade d’enfance, Marcus Tullius Cicéron, a offert à l’histoire et à la littérature latine, un véritable outil de réflexion et de recherche unique en son genre. Considérée comme « un des plus beaux documents de tous les temps » 13 et se révélant être une « mine incomparable de

    10 Ibid., p. 423. 11 G. BOISSIER, Cicéron et ses amis, étude sur la société du temps de César, p. 177. 12 O. PERLWITZ, Titus Pomponius Atticus, Untersuchungen zur Person eines einflussreichen Ritters in der ausgehenden römischen Republik, coll. Hermes Einzels chriften, éd. F. Steiner, Stuttggart, 1992, p. 101-103. 13 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, Coll. L’Artisan du livre, Paris, 1947, p. 9.

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    renseignements de tout ordre »14, elle a surtout été exploitée comme un témoignage vivant de l’amicitia partagée entre ces deux hommes. Ces échanges, denses et féconds, laissent place à un véritable dialogue, où s’entremêlent « causerie familière »15 et réflexion. En plus d’être le tableau d’une histoire suivie de l’une des périodes les plus troublées de l’histoire – la fin de la République -, « qui nous jette au milieu des évènements et nous les fait suivre jour après jour »16, la Correspondance se présente comme le lieu où se dévoile, de manière naturelle et sincère, la personnalité des deux interlocuteurs.

    Appréhendés dans « l’imperceptible frémissement de l’émotion qui s’épanche ou l’élan du premier jet »17, l’amitié se déploie à travers la réciprocité et la libre expression de leurs sentiments affectifs. N’obéissant à aucun genre littéraire précis, ces « lettres conversations »18 nous font pénétrer dans l’intimité du personnage d’Atticus. S’il « ne voulait pas qu’on pût lire à découvert dans ses sentiments » et qu’il souhaitait garder « ses opinions secrètes », il se laisse deviner et apercevoir discrètement au détour de sa correspondance avec Cicéron. En effet, lorsqu’il édite peu de temps avant sa mort, en 35 av. J.-C., la plupart des lettres que lui a adressées le grand homme d’Arpinum, il décide de ne pas publier les siennes, ni celles des onze derniers mois de la vie de son ami. N’ayant jamais retrouvé aucune trace de sa correspondance personnelle, on supposa qu’il procéda à la suppression de ses lettres. Il a ainsi entretenu à travers les siècles, une part de mystère autour de sa personne et le caractère pour le moins énigmatique de son acte.

    Toutefois, le De Amicitia, traité philosophique composé entre septembre et octobre 44 av. J.-C. par Cicéron, permet de saisir « avec une étonnante souplesse »19 les charmes exquis d’une vraie relation d’amitié. Témoignage authentique, il rend hommage au « familier » et au « vieil ami » 20 , ayant partagé toute une vie d’intimité avec l’orateur. Atticus devient indirectement, à son insu, l’un des sujets de cet exposé théorique sur l’amitié. Au-delà de son aspect conceptuel, l’intérêt de ce dialogue, « mis sous le patronage d’hommes célèbres du passé »21, réside dans l’habileté de l’orateur à décrire les rapports intimes entre Lélius22 et et Scipion23, renvoyant subtilement en second plan à son expérience personnelle avec Atticus. Le lecteur averti saisit ainsi les allusions, parfois transparentes, laissant deviner la réalité de leur affection. Passant de l’ombre à la lumière, elle lui permettra de traverser les époques et

    14 CICÉRON, Correspondance, trad. J. Bayet, J. Beaujeu, coll. Des Universités de France, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1969, p. 7. 15 F. WEBER, La lettre d’amitié dans l’Antiquité gréco-latine, REG 86, Paris, 1973, p. 262. 16 G. BOISSIER, Cicéron et ses amis, étude sur la société du temps de César, p. 2. 17 J. CARCOPINO, op. cit., p. 10. 18 F. WEBER, op. cit., p. 262. 19 CICÉRON, De Am., I. 20 Ibid. 21 Ibid. 22 Caius Lélius est né vers 190 av. J.-C. et son ami intime Scipion Emilien, vers 185 av. J.-C. ; il meurt en 129 av. J.-C., au moment où se passe ce dialogue. Il aurait été préteur en 145 av. J.-C., consul en 140 av. J.-C., et il s’était illustré dans la guerre contre le chef espagnol Viriathe. Ce Romain, fervent admirateur de la culture grecque, s’entretient sur l’amitié avec ses deux gendres, Quintus Mucius Scaevola et Caius Fannius Strabo, venus lui rendre visite quelques jours après la mort de Scipion. Cicéron, en rapportant à sa manière la conversation que Lélius avait tenue au sujet de l’amitié, se sert de ce personnage et de la relation « célèbre entre toutes » qui l’unit à Scipion, pour développer une véritable théorie de l’amicitia. 23 Scipion Émilien, le second Africain, est né en 185 av. J.-C. Il était le fils de Paul-Émile, d'où son nom d'Émilien; il était aussi le fils adoptif de Publius Scipion, fils du "premier Africain", ce qui explique qu'on l'appelle Publius Scipion. Pour le distinguer du "premier Africain"(qui battu Hannibal en 202 av. J.-C.), on le nomme communément le second Africain. Comme ses ancêtres, il fut un homme de guerre redoutable. Il fit la guerre en Afrique et participa activement à la destruction de la ville de Carthage en 146 av. J.-C. Cet homme était aussi un fin lettré.

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    d’inscrire son nom symboliquement dans l’histoire. « Après avoir embelli sa vie, c’est […] l’amitié qui a illustré son nom »24.

    En se positionnant dans une perspective analogue aux deux sources citées précédemment, son biographe, Cornélius Népos témoigne aussi des liens privilégiés qu’il partagea avec les hommes les plus éminents de l’époque. Cet historien romain lui consacra un panégyrique retraçant l’histoire de sa vie, avec « le souci de mettre en lumière tout ce qui lui paraît digne d’éloge »25. Rehaussant « les qualités les moins apparentes » et excusant « les actes répréhensibles »26, nous sommes tenus d’analyser et de nuancer ces propos avec minutie, en les confrontant avec les renseignements contenus dans la Correspondance. Faussant quelquefois la réalité pour des besoins spécifiques à son projet, « un certain nombre d’erreurs et d’exagérations […] finissent par priver le récit de sa valeur historique »27. Quoiqu’il en soit, cet éloge d’Atticus peut être perçu comme un témoignage d’amitié. En tant qu’ami et contemporain d’Atticus, il loue la grandeur d’une existence atypique. Seul maître de son destin, le personnage d’Atticus entendait mener une vie conforme à ses aspirations personnelles.

    Quelle soit la perspective sous laquelle on tente de l'appréhender, nous sommes forcés de lui reconnaître une part de mystère. S'il est vrai que ses contemporains lui manifestèrent de vrais élans d'affection, les chercheurs modernes s’attachèrent à souligner les paradoxes de son existence. Les jugements émis à son encontre sont souvent empreints de sévérité et attestent du regard mitigé des études menées sur lui. Les liens amicaux, qui l’unissaient aux hommes les plus éminents de la République, - parmi lesquels Sylla, Pompée, César, Cicéron, Brutus, Antoine et Octave -, en dépit de leurs inimitiés réciproques, suscitèrent l’étonnement et la curiosité des historiens. G. Boissier ne se sent pas disposé à se « montrer pour lui aussi complaisant que Cicéron et que Brutus », ni à partager l’exaltation de son biographe, désirant garder son admiration « pour ces gens de cœur qui mirent leurs actions d’accord avec leurs principes, et qui surent mourir pour défendre leurs opinions »28. En suivant la même approche que son prédécesseur, J. Carcopino, s’insurgeant contre Atticus avec des propos plus acerbes, le présente comme un homme qui, « sacrifiant de propos délibéré les devoirs d’une amitié défunte à celle que, sur le déclin de ses jours, il vouait à Octave, a présidé aux destinées de la Correspondance entière », et qui en s’associant à cette publication « a trahi l’amitié dont on fait sa gloire »29. Comment comprendre alors qu’un homme, blâmé par les Modernes aussi bien pour son non-engagement dans la sphère publique, son égoïsme et son caractère trop conciliant, ait été autant apprécié, aimé et respecté par ses contemporains ?

    Face à ce paradoxe, d’autres auteurs, qui se sont intéressés à cette question, amènent

    les historiens à jeter un regard nouveau sur cet homme qui a fait l’objet, par la suite, d’études plus approfondies. J. Boès explique le rôle décisif du dialogue avec Atticus aussi bien sur la pensée que dans la vie de l’orateur30. D’autres comme R. Sansen soulignent le caractère et l’importance que revêt l’expérience de l’amicitia dans la vie des deux hommes31. De même, V. Cirefice Léovant, en analysant la relation épistolaire, a mis en évidence quelques traits de

    24 G. BOISSIER, Cicéron et ses amis, étude sur la société du temps de César, p. 193. 25 CORN. NÉPOS, Œuvres, la vie de Titus Pomponius Atticus, préface de Maurice Rat, trad. nouvelle de Camille Vergniol, éd. Garnier Frères, Paris, 1934, p. 9. 26 Ibid. 27 Ibid. 28 G. BOISSIER, op. cit., p. 207. 29 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 250-251. 30 J. BOÈS, La philosophie et l’action dans la Correspondance de Cicéron, éd. Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1990. 31 R. SANSEN, Doctrine de l’amitié chez Cicéron : exposé, source, critique, influence, éd. Service de reproduction des thèses de l’université, Lille, 1975.

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    « la personnalité de l’interlocuteur privilégié de Cicéron, [et] la tonalité particulière de cet échange » ; elle réaffirme la valeur et la nécessité du « dialogue à distance »32. La tendance visant à discréditer l’homme s’est inversée et favorisa progressivement l’élaboration de portraits plus valorisants33.

    Ces deux courants successifs, tour à tour empreints de sévérité puis d’enthousiasme pour ce personnage, ne sont pas parvenus à élucider certaines zones d’ombre de sa personnalité, qui en firent une figure troublante et paradoxalement attachante. Ayant survécu à la plupart de ses amis, spectateur de trois guerres civiles, il a vu Rome se faire envahir à quatre reprises par des maîtres différents. Sa famille, sa réputation, tout semblait le destiner à la carrière des honneurs ; pourtant, aussi curieux que cela puisse paraître, il resta volontairement effacé, « se contenta de regarder se jouer sous ses yeux le sort de l’humanité »34 et n’en conserva pas moins l’amitié des grands hommes de la République. S’il fut en contact direct avec les figures les plus convoitées de son temps, il mit un point d’honneur à cultiver ces amitiés politiques, pour le moins « intéressées », avec des hommes appartenant pour la plupart à des factions politiques opposées. On peut alors se demander quelle fut la vraie nature de ses engagements dans la mesure où il professa toujours sa neutralité en politique.

    Érigé en véritable exemple de sociabilité, Atticus mena un double jeu, « une autre politique » d’amitié que nous qualifierons de « politique de l’ombre », avec des hommes en relation directe avec le pouvoir politique décisionnel. Il a donc joué un rôle politique bien plus important qu’il ne voulut le laisser paraître. S’il s’est abstenu de « faire » de la politique, nos sources nous montrent qu’il s’y est intéressé au point d’influencer certaines décisions de l’orateur, qui tenait compte de la subtilité de ses analyses. Ainsi, si nous considérons les nombreuses amitiés que l’homme échangea avec les plus hauts dignitaires de la République, nous pouvons penser que ce personnage a eu l’opportunité d’être impliqué dans la vie politique de Rome et qu’il jouissait « en coulisse » d’un pouvoir d’action politique, que lui conféraient ses relations. Les enjeux de cette « autre politique » en amitié étaient destinés à le faire rester dans l’ombre des détenteurs du pouvoir. Il serait intéressant de comprendre pourquoi il avait intérêt à rester officiellement en dehors de la scène politique ou à entretenir l’ambiguïté autour de sa « prétendue » ou « présumée » neutralité.

    Á la fin de la République, pendant que tous les grands hommes s’écroulaient sous les dettes ou perdaient leurs biens à cause des guerres civiles, il était l’un de ceux qui avait su se prémunir contre les aléas du quotidien. Comment expliquer le fait que, durant cette période la plus troublée de l’histoire romaine, l’homme ressortait grandi à chacune de ces guerres qui semblaient devoir le perdre, et que chaque changement de régime qui précipitait ses proches dans le malheur consolidait sa position et sa fortune ? Le culte de l’amitié, mené sous le couvert de l’épicurisme, souleva de nombreux débats. Il sera donc utile, dans cette étude, de faire le lien entre sa politique amicale et cette doctrine philosophique. Son pragmatisme et l’application de certaines règles de vie nous amènent à l’associer aux représentants de l’épicurisme à Rome, en dépit du fait que certains aspects de son existence prêtent à confusion. Quelle valeur a-t-il accordé aux préceptes épicuriens ? Cette politique amicale ne découlait-elle pas d’enjeux directs liés à ces choix ? Nous tenterons donc de lever le voile sur les origines, les conditions et les réalités se cachant derrière toutes ses amitiés, publiques ou non, qu’il s’attacha à entretenir et à préserver comme si elles avaient été les vecteurs de sa réussite. Dans quelle mesure pouvons-nous les considérer, consciemment ou non, comme les

    32 V. LÉOVANT CIREFICE, Cicéron et Atticus : les dialogues de la conscience, éd. Atelier National de Reproduction des Thèses, 1998, Paris, p. 13. 33 M. DUCOS, Dictionnaire de philosophes antiques, éd. CNRS, Paris, 1994, p. 662-664. 34 P. GRIMAL, Mémoires de Titus Pomponius Atticus, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1976, cf. quatrième de couverture.

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    instruments d’une politique personnelle visant à le maintenir dans l’ombre du pouvoir ? Ses relations amicales ne lui ont-elles pas permis de conforter sa position de témoin et d’acteur privilégié en marge d’un système politique en voie de désagrégation ? On peut alors se demander de quelles manières, en tant que spectateur d’une des dernières agonies de la République, le personnage d’Atticus aurait pu participer indirectement, par l’intermédiaire de ses amis, à l’avènement d’une nouvelle ère coïncidant avec la naissance de l’Empire romain.

    L’amicitia renvoie à de multiples réalités qui nous permettent de cerner la société

    d’amis entourant le personnage d’Atticus. Oscillant entre la politique et les finances, cet homme d’affaires met en place une stratégie visant à le maintenir dans l’ombre de ses amis afin de protéger son « empire financier »35. Abrité dans les coulisses du pouvoir, Atticus, à la recherche d’un équilibre, tentera à tout prix d’allier les obligations de sa condition et de sa morale aux difficultés de son temps.

    35 K. E. WELCH, Titus Pomponius Atticus : a banker in politics?, éd. C. Deroux, Historia, XLV, University of Sydney, 1996, p. 453.

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    PREMIERE PARTIE : LA RELATION

    D’AMICITIA, DES REALITES

    MULTIPLES.

    INTRODUCTION : Titus Pomponius, plus connu sous le surnom d’Atticus, entretenait d’étroites relations avec les plus estimables Romains de son temps. Autour de lui gravitait une société d’amis, appartenant aussi bien à l’ordre sénatorial qu’à l’ordre équestre. Ses origines et sa condition l’amenèrent à fréquenter des représentants de familles relativement aisées, d’où la grande diversité de ses relations amicales. Si tout au long de son existence, il s'attacha l'affection de tous ceux qu'il côtoyait, on peut penser que c'est vraisemblablement son amitié avec Cicéron qui lui permit d'inscrire son nom dans la postérité. En effet, on ne peut qu’être admiratif devant les témoignages d’amitié si formels de leur correspondance, la douceur et la délicatesse de leurs sentiments. Dans quelle mesure Atticus érigea son éthique personnelle en véritable « art de vivre »?

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    CHAPITRE I : Autour d’Atticus, une société d’amis.

    A- Equus Romanus et doctus.

    1- Le descendant d’une famille équestre

    a- Des origines paternelles ancestrales.

    Titus Pomponius Atticus est le digne représentant d’une ancienne et florissante lignée de Romains, dont l’appartenance à l’ordre équestre est sans équivoque. « Titus Pomponius Atticus, issu de l’origine la plus reculée de la race romaine, garda toujours le rang de chevalier reçu de ses ancêtres »1. L’auteur met ici l’accent, à la fois sur le caractère ancestral et héréditaire de cet héritage équestre, qui semble perdurer à travers les générations, mais aussi sur le fait qu’Atticus se soit directement inscrit dans la lignée de ses aïeux, en demeurant au rang de simple chevalier durant toute son existence. Il était « satisfait du rang équestre où il était né »2. Cette dignitas, ce rang social suffisait amplement, si bien qu’il ne jugea pas nécessaire d’exercer les magistratures auxquelles il pouvait prétendre de par sa naissance. Les Pomponii ont réclamé leur affiliation à la famille du roi Numa Pompilius et Pompo, le fils de ce dernier, serait l’ancêtre dont se réclame toute la gens. La limite de nos sources et de nos documents ne nous permet pas de valider ou d’infirmer cette appartenance. En revanche, il nous semble important de rappeler qu’il était coutumier, dans les grandes familles romaines, de s’attribuer une illustre ascendance servant à flatter leur orgueil et leurs prétentions nobiliaires. « Il se montra encore très grand imitateur des mœurs des ancêtres, et très grand ami des temps anciens : il avait mis tant de zèle à les connaître, qu’il les a placés tout entiers dans l’ouvrage où il a dressé la liste chronologique des magistrats […] et, par un art très difficile, il y a rattaché de telle sorte l’origine des familles, que nous pouvons d’après ce livre connaître la filiation des hommes illustres »3. Les questions de généalogie et de filiation constituaient pour lui des sujets de prédilection. Il s’est efforcé de maîtriser cet art qui consiste à mieux connaître l’origine des grandes familles romaines, et plus précisément, la filiation d’hommes importants issus des gens les plus prestigieuses de Rome. En fin amateur et connaisseur compétent, Atticus a voulu associer à l’image de sa familia l’histoire d’une gens de grand renom, comme celle du roi Numa Pompilius, dont il n’ignorait pas le lointain passé. S’il nous est difficile de prouver avec certitude cette filiation avec l’une des plus anciennes et illustres familles de Rome, on sait qu’Atticus resta chevalier toute sa vie4, à l’instar des membres de la gens Pomponia, qui ne 1 CORN. NÉPOS, Œuvres, la vie de Titus Pomponius Atticus, préface de Maurice Rat, trad. nouvelle de Camille Vergniol, éd. Garnier Frères, Paris, p. 255. 2 CORN. NÉPOS, Atticus, XIX : Hic contentus ordine equestri quo erat ortus. 3 Ibid., XVIII : Moris etiam majorum summus imitator fuit, antiquitatisque amator quam adeo diligenter habuit cognitam ut eam totam in eo uolumine exposuerit quo magistratus ordinauit. […] et, quod difficillimum fuit, sic familiarum originem subtexuit!ut ex eo clarorum virorum propagines possimus cognoscere. 4 Ibid., XIX, II : Hic contentus ordine equetri quo erat ortus ; SUÉTONE, Vie de Tibère, VII, 2, p. 8 : « Du chevalier romain Caecilius Atticus, le correspondant de Cicéron » / Neptem Caecili Attici equitis Romani, ad

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    comptait effectivement parmi leurs ancêtres que des chevaliers : « C’était son droit, et en un certain sens, son devoir »5, comme le rappelle J. Carcopino. La perpétuation de la tradition équestre semble s’être inscrite dans cette gens. En effet, aux V- IVème siècles av. J.-C., elle comprend des tribuns de la Plèbe6, ainsi qu’un tribun militaire, avec pouvoir consulaire, M. Pomponius Rufus 7 et des consuls comme M.’ Pomponius Matho (consul en 233 av. J.-C.) et M. Pomponius Matho8. Y. Benferhat, en se référant aux travaux de H. Ziegler, fait remarquer que ce dernier a mis en évidence un lien de parenté entre les Pomponii et la gens des Scipions. Cette gens revendiquait un lien de parenté avec l’un des fils du roi Numa, « tout comme les Aemilii et les Papirii dont les Pomponii semblent avoir été les alliés »9. En 204 av. J.-C., on recense aussi la carrière d’un certain M. Pomponius qui fut préteur après son édilité en 207 av. J.-C10. Il semblerait, si l’on en croit l’auteur, que cette gens, avec qui les Pomponii auraient été apparentés, aurait progressivement perdu de son influence. Tous ces hommes, ayant exercé des charges officielles, avaient probablement effectué leur cursus honorum, ce qui nous laisse supposer qu’ils disposaient d’une grosse fortune (au moins 400000 sesterces). Ils ont participé à l’enracinement et à la pérennité de la tradition équestre au sein de leur familia. Si les pères de cette gens se sont efforcés de maintenir sa nobilitas et sa dignitas en exerçant certaines magistratures, les générations qui précédèrent la naissance d’Atticus jugèrent que l’exercice des charges officielles, (et de ce fait le cursus honorum) n’était pas une priorité absolue. « La gens Pomponia n’avait pas géré de magistratures depuis plusieurs générations quand Atticus naquit »11. Un changement s’est donc amorcé dans la manière de concevoir le mode d’existence de la familia. Ce dernier s’exprime à travers de nouveaux principes qui régissent la conduite de ses membres. Á l’évidence, il semble que les Pomponii n’aient plus été séduits, ni attirés par l’exercice des magistratures et n’en aient plus recherché les honneurs. Pourtant, compte tenu des ressources et des richesses dont ils disposaient, ils auraient pu vraisemblablement prétendre à l’exercice des plus hautes charges de l’État. Or, il n’en fut rien. En conséquence, on peut suggérer qu’il s’agissait d’une véritable volonté familiale, affichée et transmise de générations en générations, ayant subsisté à travers les siècles. Cette conduite familiale ne choquait pas à proprement parler l’opinion. « Nul ne trouvait alors à redire au refus des chevaliers de se mêler aux compétitions électorales. Leur classe devait sa cohésion et sa force véritable à cette séparation des affaires privées, où se déployait leur activité. […]. A l’ordre équestre, la direction de l’économie »12 ; « [Le père d'Atticus] était soigneux de son bien, fortuné pour l’époque »13.

    quem sunt Ciceronis epistulae ; TACITE, Annales, II, 43, p. 90 : « Drusus n’avait pour bisaïeul qu’un simple chevalier romain, Pomponius Atticus, dont l’image semblait déplacée à côté de celle des Claudii »/ Contra Druso proauus eques romanus Pomponius Atticus dedecere Claudiorum imagines uidebatur ; C. NICOLET, L’Ordre équestre à l’époque républicaine (312-43av.J.-C.), Prosopographie des chevaliers romains, T.II, éd. De Boccard, Paris, 1966, p. 990. 5 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, 7ème éd., 2 tomes, Coll. L’Artisan du livre, Paris, 1947, p. 254. 6 C’est en 449 av. J.-C. que l’on voit le premier tribun de la Plèbe. R.E VI et M.R.R. 1, p. 48. Q. Pomponius fut tribun de la Plèbe en 395 et 394 av. J.-C. ; cf. M.R.R., 1, p. 89-90. 7 M. Pomponius Rufus, M.R.R., 1, p. 85. 8 M. Pomponius Matho, consul en 231 av. J.-C., R.E., XVII et XVIII. 9 Y. BENFERHAT, Cives Epicurei – Les épicuriens et l’idée de monarchie à Rome et en Italie de Sylla à Octave, Thèse de Doctorat, Paris IV, 1999, p. 101. 10 M. Pomponius, R.E., XXI, 2, n°19 ; M.R.R., 1, p. 295 et 306. 11 Y. BENFERHAT, op. cit., p. 102. 12 J. CARCOPINO, op. cit., p. 254. 13 CORN. NÉPOS, Atticus, I : Patre usus et diligente [indulgente] et, ut tum erant tempora ; C. NICOLET, op.cit., p. 989.

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    Il semble que le père d'Atticus ait été un homme précautionneux à l’égard de ses biens et dans la gestion de ses affaires, ce qui lui aurait permis de se constituer une fortune non négligeable 14 . Ce père, qui se serait donc consacré à l’accroissement de son capital, communiqua à son fils le goût de l’administration soigneuse, ainsi que le désir de faire fructifier son patrimoine. On se rend compte de l’importance que revêt la gestion des richesses familiales. Aussi, on peut supposer que pour Atticus, comme pour son père, l’exercice d’une charge officielle aurait été une entrave à cet otium qu’ils désiraient cultiver. Même si Atticus ne rechercha pas les honneurs et suivit l’exemple de son père pour orienter sa conduite, il n’en reste pas moins qu’il appartenait à une excellente famille de l’ordre équestre, « de vieille souche urbaine et de fortune solidement assise »15.

    Mais, le père Atticus est aussi apparenté avec les Sulpicii Rufi. En effet, la cousine germaine d’Atticus, « fille d’un Anicius et de la sœur du père Atticus, une Pomponia »,16 aurait épousé M. Servius Sulpicius, le frère du tribun de 88 av. J.-C. 17 Certains faits nous amènent à penser qu’il était aussi en relation avec le tribun de l’époque, « l’un des principaux chef du parti populaire »18. Après l’assassinat de ce dernier, Atticus, par peur de représailles du parti conservateur, parce qu’il « le fréquentait beaucoup »19, décide de s’exiler à Athènes. En effet, Sylla avait donné l’ordre de faire tuer tous les partisans et amis du tribun. On peut légitimement supposer qu’Atticus fut effrayé par le sort de son parent, et devant faire face durant la même période à la mort de son père (89 ou 88 av. J.-C.), il se résolut à quitter l’Italie, à peine âgé de 22 ans. Son départ ne peut être perçu comme une fuite, dans la mesure où par respect de la tradition familiale, il s’était « dégagé de toute attache publique »20. Il se retrouvait ainsi « libre d’agir à sa guise et d’aller où bon lui semblait »21. Son père, décédé peu de temps avant tous ces évènements, lui laissa en héritage une fortune estimée à deux millions de sesterces22. Compte tenu de la situation politique en 88 av. J.-C., on peut supposer que sa fortune représentait probablement « un facteur de risque […] et sa famille se retrouvait divisée entre les deux camps »23. Si Atticus avait des raisons d’être satisfait du rang équestre auquel il appartenait de par sa naissance,24 du fait de ses origines paternelles, il n’en était pas moins attaché à la gens de sa mère, celle des Caecilii.

    14 C. NICOLET, L’Ordre équestre à l’époque républicaine (312-43av.J.-C.), Prosopographie des chevaliers romains" p. 989 : Il « passait pour riche ». 15 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 252. 16 Ibid. 17 CORN. NÉPOS, Atticus, II: « Son père mourut prématurément. Lui-même, tout jeune homme, ne fut pas sans courir aussi péril de mort, à cause de sa parenté avec P. Sulpicius, qui fut tué étant tribun de la Plèbe : Anicie, cousine germaine de Pomponius, avait épousé M. Servius, frère de Sulpicius » ; Pater mature decessit.Ipse adulescentulus propter affinitatem P. Sulpicii qui tribunus pl. interfectus est non expers fuit illius periculi ; namque Anicia, Pomponii consobrina, nupserat Servio, fratri Sulpicii. 18 G. BOISSIER, Cicéron et ses amis : étude sur la société du temps de César, éd. Hachette, Paris, p. 162. 19 Ibid. 20 J. CARCOPINO, op. cit., p. 255. 21 Ibid. 22 CORN. NÉPOS, Atticus, XIV : « Il usa d’une telle modération, qu’il ne se comporta pas peu brillamment avec les deux millions de sesterces hérités de son père » ; Tantaque usus est moderatione ut neque in sertertio uicieus, quod a patre acceperat ; C. NICOLET, op. cit., p. 989 : « Il lui laissera 2 millions de sesterces, soit cinq fois plus que le cens équestre minimum ». 23 Y. BENFERHAT, Cives Epicurei – Les épicuriens et l’idée de monarchie à Rome et en Italie de Sylla à Octave, p 104. 24 CORN. NÉPOS, Atticus, XIX : « Atticus en effet, satisfait du rang équestre où il était né » / Namque hic contentus ordine equestri quo erat ortus.

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    b- La gens des Caecilii, « une famille plébéienne à l’origine

    puissante »25. Par ses origines maternelles, Atticus se rattache à la gens Caecilia. Dans une lettre de la Correspondance, Cicéron désigne Atticus de la façon suivante : « A Q. Caecilius, fils de Quintus, Pomponius Atticus [...] J’approuve fort que tu portes ces noms et que ton oncle ait fait son devoir ; je dirai que j’en suis heureux, quand il me sera permis d’user de ce mot »26. Cicéron se réjouit visiblement du fait qu’Atticus porte un nouveau nom. On peut penser que c’est pour cette raison qu’il s’empresse de le saluer de la sorte, en employant la formule citée précédemment. L’homme, qui semble-t-il, aurait « fait son devoir » n’est autre que Q. Caecilius, que l’on retrouve mentionné ailleurs dans la Correspondance de Cicéron et chez Cornélius Népos27. Les deux auteurs attestent bien qu’Atticus était lié avec Q. Caecilius. Bien plus encore, il semble qu’ils aient entretenu de bonnes relations, en dépit du « caractère difficile »28 de Q. Caecilius. Cette entente cordiale entre les deux hommes et les liens de parenté qui les unissaient, expliqueraient le fait qu’après sa mort, Q. Cécilius en fit son principal héritier. Il lui laissa une fortune estimée à dix millions de sesterces29.

    Dans ce contexte, on comprend mieux les propos et la joie de Cicéron pour son ami. Toutes ces informations nous permettent de dire qu’en 58 av. J.-C., alors qu’il était âgé d’environ cinquante-deux ans, Atticus hérite de son oncle, qui devient son père adoptif. Selon l’usage, il adopte le prénom et le nom de ce dernier, et y joint un surnom, Pomponianus, formé sur son ancien gentilice et garde aussi son ancien cognomen. En plus de ce nom, il reçut en legs une fortune qui, ajoutée à celle qu’il avait reçue de son père, le propulsa au rang des hommes les plus riches de Rome. Cet évènement peut être considéré comme l’un des plus importants de la vie d’Atticus. Selon l’expression de K. E. Welch, il est à origine de son « empire financier » 30 . Ainsi, par la pratique de l’adoption, Q. Cécilius, « chevalier romain »,31 transmit à son neveu, son nom, sa fortune, son statut et certainement aussi un large réseau de relations. Il est intéressant de remarquer que cet homme ne chercha pas, lui non plus, à entrer dans la carrière des honneurs, alors qu’il aurait très certainement pu y prétendre. En revanche, il était connu pour ses activités financières et bancaires. J. Carcopino

    25 J. VAN OOTEGHEM, Les Caecilii Metelli de la République, Coll. Mémoire Classe des Lettres, éd. Palais des Académies, Bruxelles, 1967, 349 p., p. 333-334. 26 Att. III, 20 (écrite de Thessalonique, le 5 octobre 58 av. J.-C.) : Q. Caecilio Q. F. Pomponiano Attico [...] Quod quidem ita esse et auunculum tum functum esse officio uehementissime probo, gaudere me tum dicam, si mihi hoc uerbo licebit uti. 27 Att. I, 1 (écrite à Rome, peu avant le 17 juillet 65 av. J.-C.): « Cécilius, ton oncle, était frustré d’une grosse somme d’argent par P. Varius » ; Att. I, 12 (écrite à Rome, le 1er janvier 61 av. J.-C.): « Car pour Cécilius, ses parents mêmes ne peuvent en tirer un sou à moins de douze pour cent » ; Att. II, 19 (écrite à Rome, au milieu de juillet 59 av. J.-C.): « Je fais ici ma cour à Cécilius et ne néglige rien pour lui témoigner mon respect »; Att. II, 20 (écrite à Rome, en juillet 59 av. J.-C.) : « Cécilius, j’ai pour lui toutes les attentions possibles » ; CORN. NÉPOS, Atticus, V: « Il avait pour oncle Q. Cécilius, chevalier romain […], homme riche ». 28 CORN. NÉPOS, Atticus, V: difficillima natura. 29 Ibid., V : « Cécilius en mourant l’adopta par testament, et lui laissa les trois quarts de sa fortune. Cet héritage lui rapporta environ dix millions de sesterces »; Caecilius enim moriens testamento adoptavit eum heredemque fecit ex dodrante. Ex que hereditate accepit circiter centies sestertium. 30 K. E. WELCH, Titus Pomponius Atticus: a banker in politics?, éd. C. Deroux, Historia, XLV, University of Sydney, 1996, p. 450-471. 31 CORN. NÉPOS, Atticus, V: Equitem Romanum.

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    le désigne par la profession qu’il exerçait en parlant du « banquier Quintus Caecilius »32. D’autres le désignent comme un « foenerator »33, c'est-à-dire un prêteur à intérêt spécialisé. On constate que le nom de Q. Caecilius est intimement lié à l’argent et aux richesses. Il nous suffit de relire quelques passages de la Correspondance pour comprendre l’ampleur de son activité : « Pour Cécilius, ses parents mêmes ne peuvent en tirer un sou à moins de douze pour cent »34. Cet homme était un vrai usurier. Il pouvait pratiquer des taux d’intérêt de douze pour cent par ans, représentant le taux le plus élevé que la loi autorise. En effet, à cette époque, il était possible de trouver un prêt avec un taux de six pour cent ; d’ailleurs, en 54 av. J.-C., le taux d’intérêt avoisinait les quatre pour cent35. Les prétentions de Caecilius sont nettement usuraires. Cicéron, qui avait besoin d’un prêt pour acheter sa maison du Palatin, ne souhaitait pas avoir recours à ses services, car même pour ses proches, il pratiquait des taux d’intérêt trop élevés. On peut légitimement penser que ces prêts, dont il tirait de nombreux bénéfices, ont largement contribué à accroître son amplissimum patrimonium36. En ce qui concerne ses origines équestres, les sources à notre disposition ne nous permettent pas de les définir avec précision. C. Népos signale la proximité qu’il y avait entre Q. Caecilius et un certain Licinus Lucullus37. Valère Maxime, quant à lui, nous apporte d’autres renseignements que l’on ne retrouve pas chez le biographe d’Atticus : « Q. Cécilius était redevable du rang distingué auquel il était parvenu et du plus riche patrimoine, grâce à l’active protection et aux grandes libéralités de L. Lucullus »38. Selon cet auteur, après examen de l’expression « honestum dignitatis gradum consecutus », l’oncle Atticus reçut sa dignitas de chevalier, grâce à ce « Lucullus » et à la pratique de la commendatio. Cependant, aucune autre source n’atteste de ce que laisse sous-entendre Valère Maxime, quant à l’origine non équestre de Q. Caecilius. C. Nicolet a judicieusement remarqué que si l’oncle Atticus n’était pas d’origine équestre, le mariage de sa soeur Caecilia (mère Atticus) avec le père d’Atticus, qui, rappelons-le, avait des origines au sein de l’ordre équestre, aurait été difficilement envisageable. Ne disposant pas d’autres sources nous permettant de connaître avec plus de précisions les origines équestres ou non de l’oncle Atticus, nous sommes forcés de reconnaître qu’il bénéficiait du titre de chevalier romain, qu’il l’ait obtenu par héritage familial ou par la pratique de la commendatio. Autrement dit, il semble qu’Atticus et son oncle appartiennent à la gens des Caecilii, une famille d’origine plébéienne, qui a joué un rôle important dans la vie politique romaine. En effet, leur ancêtre L. Caecilius Metellus, ainsi que de nombreux autres consuls de la branche des Caecilii Metelli, se sont illustrés et distingués en politique, en se faisant « généralement les défenseurs de l’aristocratie »39. Ainsi, du côté maternel, Atticus semble

    32 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 253. 33 C. NICOLET, L’Ordre équestre à l’époque républicaine (312-43av.J.-C.), Prosopographie des chevaliers romains, p. 809-810. 34 Att. I, 12 (écrite à Rome, le 1er janvier 61 av. J.-C.): Nam a Caecilio propinqui minore centesimis nummum mouere non possunt. 35 J. ANDREAU, Financiers de l’aristocratie à la fin de la République, Le dernier siècle de la République et l’époque augustéenne », Strasbourg, 1978, p. 55. 36 VALÈRE MAXIME, Faits et dit mémorables, T. VII, coll. Universités de France, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1995, p. 99. 37 Licinius Lucullus, général romain ayant exercé le consulat en 74 av. J.-C., membre de l’aristocratie romaine et partisan du Sénat. 38 VALÈRE MAXIME, op. cit., VII, 8, 5 : Q. Caecilius, L. Luculli promptissimo studio maximaque liberalitate, et honestum dignitatis gradum, et amplissimum patrimonium consecutus. 39 J. VAN OOTEGHEM, Les Caecilii Metelli de la République, p. 333-334.

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    bien apparenté à cette gens. Si cette dernière se trouve en étroite relation avec l’aristocratie romaine, Atticus, comme les siens, a aussi entretenu certains liens, voire même des alliances avec certains de ces principaux représentants.

    L’adoption d’Atticus fut un des éléments déterminants de la vie de l’homme. Il s’agit du premier grand témoignage d’amitié et d’affection qu'il reçut d'un proche. Cette marque de reconnaissance et de haute estime est d’autant plus inattendue et surprenante, de la part d’un homme réputé pour être d’un caractère difficile. En effet, nos sources nous révèlent l’image d’un individu qui présente toutes les caractéristiques d’un homme cupide, soucieux de ses intérêts personnels et connu pour être « âpre au gain »40. Cet homme avait fait preuve par ce geste d’une démonstration affective qui ne lui ressemblait guère. On peut supposer que cet acte fut soigneusement prémédité. C. Népos, en parlant de la relation d’Atticus avec son oncle, nous dit : « Cette rudesse que personne ne pouvait supporter, Atticus la ménagea si bien, qu’il garda sans l’avoir blessée la bienveillance du vieillard jusqu’à l’âge le plus avancé. Aussi cette piété porta-t-elle son fruit ».41 Il semble qu’Atticus se soit accommodé des défauts de son oncle, si difficiles fussent-ils à supporter pour les uns et les autres. Etait-ce dans le but d’obtenir quelques faveurs de sa part ?

    Nous ne pouvons pas affirmer cela. Nous ne devons pas oublier qu’Atticus n’avait pas besoin d’une telle fortune, dans la mesure où il disposait de l’héritage de son père, qu’il avait, à la mort de son oncle, largement eu le temps de faire prospérer. Cependant, on peut penser qu'il tenait ce dernier informé de certaines affaires. Q. Caecilius s’était certainement rendu compte de l’habileté avec laquelle son neveu opérait de bons placements, et la rigueur qu’il s’imposait dans la gestion de ses capitaux. Face à de telles qualités, il a reconnu Atticus comme le seul homme capable de gérer cette fortune qu’il avait mis tant d’années à amasser et qu’il souhaitait préserver. Ainsi, il fut séduit par l’opportunité, à la fois de laisser les fruits de son labeur entre de bonnes mains et de récompenser un de ses proches parents, le plus obligeant et le plus accommodant à son égard. Il ne fait aucun doute que Q. Caecilius lui porta une vive affection. Peut-être a-t-il vu en Atticus l’idéal du fils qu’il n’a jamais eu. A ce jour, nous ne disposons d’aucun élément attestant qu’il ait été marié et eu une descendance. Grâce à la pratique de l’adoption, il se crée une descendance légitime en faisant d’Atticus son fils et son successeur.

    En ce qui concerne la mère Atticus, nos sources nous apprennent peu de choses. Elle n’est quasiment pas mentionnée dans la Correspondance 42. Dans une de ses lettres, l’orateur finit son courrier en soulignant l’affection de sa femme Térentia envers Atticus et ses proches : « Elle a pour toi, pour ta sœur, pour ta mère beaucoup d’affection, et te salue mille fois »43. La première lettre fait probablement écho à un courrier dans lequel Atticus souhaite recevoir des nouvelles de sa mère. En effet, il est dans l’impossibilité de s’en occuper puisqu’il s’est absenté de Rome, certainement pour ses affaires. Il avait donc confié à Cicéron la tâche de veiller sur elle en son absence ; et c’est ce qui explique le début de la lettre de Cicéron. Comme les lettres d’Atticus n’ont pas été publiées, il est possible qu'il parle d'elle dans les missives que nous ne possédons pas. Il est regrettable que nous n’ayons pas, par le biais de la Correspondance, plus de renseignements sur sa mère. On ne retrouve aucune allusion au père d’Atticus, parce que ce dernier est mort en 88 av. J.-C. Les lettres de la Correspondance dont nous disposons ne commencent que vers l’année 68 av. J.-C. Toutefois, 40 J. ANDREAU, Financiers de l’aristocratie à la fin de la République, Le dernier siècle de la République et l’époque augustéenne », p. 55. 41 CORN. NÉPOS, Atticus, V: Cuius sic asperitatem veritus est, ut quem nemo ferre posset, huius sine offensione ad summam senectutem retinuerit beniuolentiam. Quo facto tulit pietatis fructum. 42 Att. I, 7 (écrite à Rome, au début de février 67 av. J.-C.) : « Chez ta mère cela va bien, et nous prenons soin d’elle » ; Apud matrem recte est, eaque nobis curae est. 43 Att. I, 5 (écrite à Rome, fin de l’année 68 av. J.-C. et au début de l’année 67 av. J.-C.) : Et te et sororem tuam et matrem maxime diligit salutatemque tibi plurimam adscribit.

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    Cornélius Népos, dans un passage où il rend hommage à la piété familiale de son ami, tient des propos pour le moins intéressants : « Ne l’ai-je pas entendu lui-même se glorifier avec raison, aux funérailles de sa mère, qu’il ensevelit âgée de quatre-vingt-dix ans alors qu’il en avait soixante-sept, de ce qu’il n’avait jamais eu à se réconcilier avec elle ? »44. Dans cet extrait, l’auteur aborde un évènement marquant dans la vie d’Atticus : la mort et les funérailles de sa mère. On peut se demander alors pourquoi, dans la Correspondance, on n’observe aucune allusion à cet épisode malheureux de sa vie et pourquoi on ne retrouve pas non plus l’expression ou la démonstration de vrais sentiments d’affection envers sa mère. Alors que Cornélius Népos consacre un chapitre de son ouvrage à montrer la tendre déférence de l’homme envers sa mère, la Correspondance reste relativement neutre à son sujet. Tout d’abord, concernant le fait que les funérailles de Caecilia ne soient pas abordées dans la Correspondance, cela peut se comprendre du fait que sa mère soit décédée en 42 av. J.-C., et que la Correspondance avec Atticus prend fin en 44 av. J.-C. La piété familiale d’Atticus envers sa mère dans les termes où l’entend son biographe, semble avoir été plus manifeste, au regard de la Correspondance, envers son oncle. Il faut admettre que les sources sur la vie privée d’Atticus nous manquent. Il nous sera donc difficile de connaître avec exactitude la nature et la qualité des liens que ce dernier a pu entretenir avec sa mère. Aussi, lorsque Cornélius Népos nous expose sa tendre déférence maternelle, il convient de ne pas oublier que l’ouvrage de cet auteur obéit à un projet d’ensemble, visant à faire l’éloge de ce personnage.

    Atticus perdit son père à l'âge de vingt-deux ans et il se maria le plus tardivement possible, c'est-à-dire à l’âge de cinquante-quatre ans. Le lien qui l’unissait à sa mère était « la seule relation confiante »45 qu’il entretenait avec l’univers féminin. En effet, il est fréquent qu’après la mort de l’époux, l’attachement entre la mère et l’enfant se renforçe, surtout lorsque cette dernière doit élever seule ses enfants. Toutefois, à la mort de son mari, Caecilia n’eut pas cette responsabilité, son fils étant considéré comme un adulte. Au cours de l’année 91 av. J.-C., trois ans avant la mort de son père, Titus Pomponius revêtit la toge virile. Décrété socialement adulte, il était devenu un citoyen romain à part entière, tout en restant sous la surveillance de l’autorité paternelle. Dans ces circonstances, il nous semble que la relation entre Atticus et sa mère ne relève pas d’un lien affectif intense, mais plus d’une relation fondée sur le respect et le devoir d’un fils : « Il fut envers les siens d’une indulgence telle, qu’il estimait sacrilège de s’irriter contre ceux qu’il devait aimer »46. Cette déférence filiale se perçoit comme la résultante de sa nature profonde et de ses convictions, formatées par son éducation et son instruction. Compte tenu du peu d’informations contenues dans nos sources, nous sommes contraints de nous limiter à de simples hypothèses et suppositions, quant à la piété d’Atticus envers sa mère. S’il nous est difficile d’appréhender la place, l’importance et le rôle de cette femme dans la vie de son fils, on dispose d’éléments relativement suffisants, pour analyser les relations d’Atticus avec d’autres membres de sa famille : sa femme, sa fille ou sa soeur.

    44 CORN. NÉPOS, Atticus, XVII : Cum hoc ipsum uere gloriantem audierim in funere matris suae, quam extulit annorum nonaginta, annis septem et sexaginta se nunquam cum matre in gratiam redisse. 45 F. DUPONT, La vie quotidienne du citoyen romain sous la République 509-27 av. J.-C., coll. La Vie Quotidienne, éd. Hachette, Paris, 1989, p. 144. 46 CORN. NÉPOS, Atticus, XVII : Hunc ea fuisse in suos indulgentia, ut quos amare deberet irasci ei nefas duceret.

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    2- Atticus : vie privée et intimité.

    a- Une vie conjugale tranquille et sereine. Dans une des lettres de la Correspondance, Cicéron fait allusion au mariage de son ami qui, si l’on en croit ses dires, a eu lieu le 12 février 56 av. J.-C. En effet, c’est à partir de l’année 56 av. J.-C. que Pilia apparaît dans les propos échangés entre Atticus et Cicéron : « Je t’écris ces lignes le 12 février avant le jour : je dois aujourd’hui dîner chez Pomponius à l’occasion de son mariage »47 ; « Quant à venir, viens en tous cas, si un séjour ici ne te rebute point et si tu peux amener Pilia. Car il est juste que tu l’amènes, et Tullia le désire »48. Atticus était marié depuis peu de temps. On peut penser que c’est pour cette raison que Cicéron prend le temps d’indiquer à son ami qu’il est prêt à accueillir sa femme. En effet, il semblerait que le nouveau statut de Pilia justifie et légitime sa présence au côté d’Atticus. Cicéron a visiblement hâte de rencontrer Atticus et sa femme. Il n’est pas rare de lire des messages de salutations, adressés à Pilia par Cicéron dans les courriers destinés à Atticus. L’omniprésence de ces formules, ainsi que les messages qui les accompagnent quelquefois, ne laisse planer aucun doute quant aux sentiments de Cicéron envers elle et réciproquement, quant à ceux de Pilia envers l’ami de son mari. Il existe une réelle sympathie entre eux selon ses propres termes. Cicéron, qui par bien des aspects semble si proche du couple, nous permet de mieux les appréhender. Ce dernier n’hésite pas à faire connaître l’harmonie régnant entre les deux époux. Ce tableau idéal, que Cicéron semble admirer et ériger en exemple, peut-il être considéré comme le reflet fidèle de la réalité ou comme la perception faussée d’un homme trop habitué aux mariages « imparfaits »? Il est intéressant de souligner que dans la biographie d’Atticus, C. Népos ne fait quasiment aucune allusion à Pilia, sauf peut-être dans un passage où il met son héros sur le devant de la scène : « Tant qu’il séjourna à Athènes, il s’opposa à ce qu’on lui élevât une statue ; parti, il ne put l’empêcher. Les Athéniens en érigèrent donc quelques-unes, à lui-même et à Phidias, dans les lieux les plus saints »49. Ces deux sources s’opposent l’une et l’autre. D’un côté, Pilia est évoquée, de façon récurrente, comme faisant partie intégrante de la vie d’Atticus ; de l’autre, elle est mentionnée, de façon succincte pour juste honorer son mari. De plus, il est intéressant de remarquer que dans le texte de Cornélius Népos, le nom de Pilia a mal été orthographié : il a été remplacé, substitué par le mot Phidias. Comme l’indique J. Carcopino, il se peut que les copistes aient commis une « bévue » sur « un nom qu’ils n’avaient jamais encore entendu et qui ne devait plus leur être dicté »50. Quelle place Pilia a-t-elle alors véritablement tenue et occupée auprès d’Atticus ?

    L’ouvrage de C. Népos, entièrement consacré à faire l’apologie de la vie d’Atticus a pour objectif premier de mettre en lumière tous les faits dignes d’éloges, permettant de rehausser les qualités de ce personnage. La réalité a sans doute été faussée par « un certain 47 Q. Fr. II, 3, 7 (écrite de Rome, les 12 et 15 février 56 av. J.-C.) : Pridie Idus Febr. Haec scripsi ante lucem. Eo die apud Pomponium in eius nuptiis eram cenaturus. 48 Att. IV, 4a (écrite d’Antium, en juin 56 av.J.-C.) : Ipse uero utique fac uenias, si potes in his locis adhaerescere et Piliam adducere. Ita enim et aequum est et cupit Tullia. 49 CORN. NÉPOS, Atticus, III : « Quamdiu adfuit, ne qua sibi statua poneretur restitit, abseus prohibere non potuit. Itaque aliquot ipsi et Phidiae locis sanctissimis posuerunt ». 50 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, 7ème éd., 2 tomes, Coll. L’Artisan du livre, Paris, 1947, p. 277.

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    nombre d’erreurs et d’exagérations qui finissent par priver le récit de sa réalité historique »51. Confrontés à la Correspondance, qui se définit comme le tableau d’une histoire suivie où les évènements sont appréhendés dans « l’imperceptible frémissement de l’émotion qui s’épanche »52, les dires de Cornélius Népos méritent d’être analysés et nuancés avec minutie. Nous pouvons donc penser, après examen de ces deux sources, qu’Atticus et Pilia menèrent une vie sans heurts, dans la concorde et le respect mutuel. Atticus eut vraisemblablement pour sa femme la même obligeance et les mêmes égards qu’il manifestait envers les siens. En effet, il considérait la colère comme une impiété envers ceux qui avaient droit à son amour53. Les lettres de la Correspondance qui s’échelonnent entre le 8 avril et le 3 mai 44 av. J.-C. témoignent de la sollicitude d’Atticus envers Pilia. Cette dernière tombe malade et son mari met tout en œuvre pour adoucir ses maux. Dans cette optique, il demande à Cicéron de mettre à sa disposition la villa que ce dernier possède en bord de mer, afin que Pilia retrouve des forces et se rétablisse de sa maladie. Evidement, la requête d’Atticus obtient une issue favorable. Cicéron lui ouvre les portes de son Cumanum et met tout son personnel au service de Pilia, comme le rappellent plusieurs lettres54. Dans ces dernières, on note toute la confiance et l’affection que Cicéron porte à Pilia, n’hésitant à la mettre le plus à l’aise possible, afin que celle-ci se sente vraiment comme chez elle. Son attitude peut être perçue comme un témoignage d’affection à l’égard d’Atticus et de sa femme. Cependant, une légère ombre vient obscurcir ce tableau. Il est intéressant de remarquer, comme a pu le faire J. Carcopino, qu’« Atticus n’a point poussé le dévouement jusqu’à accompagner sa femme en cette villégiature médicale »55. Il est vrai qu’on pourrait lui reprocher son absence ; probablement devait-il être occupé à gérer certaines affaires. Toutefois, les marques de sollicitude qu’il affiche, en cherchant à lui offrir les meilleures conditions de convalescence, plaident en sa faveur. En effet, dans ses courriers, Cicéron ne manque pas de souligner que l’installation de Pilia s’est bien passée et que cette dernière bénéficie de tout le confort dont elle aurait besoin sur place, le personnel de Cicéron étant à son entière disposition. Ces propos font écho à des interrogations d’Atticus. On peut penser que l’orateur prend le temps de lui apporter toutes ces précisions pour apaiser ses craintes.

    Atticus et Pilia se marièrent le 12 février 56 av. J.-C., alors qu’Atticus était âgé de 54 ans. Force est de constater que ce mariage est très tardif et cette spécificité est pour le moins insolite. En effet, à la fin de la République, les hommes se marient en général vers la trentaine, ce qui leur permet d'asseoir leur situation sociale. La fonction première du mariage est la procréation; aussi plus on est jeune, plus on a de garantie de pourvoir assurer sa descendance. Sous cette perspective, Atticus se démarque de ses contemporains. Cette particularité pourrait expliquer que Cornélius Népos ne réserve à cette union qu'une place infime dans son éloge d'Atticus. Il aurait eu du mal à justifier les trente-six années de célibat

    51 CORN. NÉPOS, op. cit., p. 9. 52 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 10. 53 CORN. NÉPOS, Atticus, XVII. 54 Att. XIV, 2 (Propriété de Matius, près de Rome ( ?), le 8 avril 44 av. J.-C.) : « Tout est prêt pour recevoir Pilia ; je regrette seulement qu’elle n’amène pas Attica » ; Piliam paratum est hospitium, sed uellem Atticam; Att. XIV, 15 (écrite du domaine de Pouzzoles, le 1er mai 44 av. J.-C.): « En partance pour ma maison de Pompéi, ce 1er mai, je confie à ma chère Pilia toute la propriété avec ce qu’elle contient »; Piliae nostrae uillam totam quaeque in uilla sunt trado, in Pompeianum ipse proficiscens Kal. Mai ; Att. XIV, 16 (écrite du Domaine de Pouzzoles, le 2 mai 44 av. J.-C.): « J’expédie ce message le 2 mai, en embarquant des « jardins » de Cluvius sur une chaloupe à rames, après avoir confié à ma chère Pilia la propriété au bord du Lucrin, le personnel, les intendants »; VI Non. conscendens ab hortis Cluuianis in phaselum epicopum has dedi litteras, cum Piliae nostrae uillam ad Lucrinum, uilicos, procuratores tradidissem ; Att. XIV, 17 (écrite du Domaine de Pompéi, le 3 mai 44 av. J.-C.): « Je suis arrivé chez moi, à Pompéi, le 3 mai ; la veille, comme je te l’ai déjà écrit, j’avais installé Pilia dans la maison de Cumes »; In Pompeianum ueni Non.Mai, cum pridie, ut antea ad te scripsi, Piliam in Cumano collocauissem. 55 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 276.

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    de son ami, alors même que cela allait à l’encontre des usages de l’époque. Bien plus encore, il n’aurait pas pu donner les raisons qui le poussèrent à envisager la perspective du mariage. Il décide donc de passer sous silence cette partie de la vie de son héros. Pourtant, il nous semble que cette façon d’agir révèle un trait de la personnalité d’Atticus : sa prudence. Ce riche jeune homme de vingt et un (qui avait perdu son père quelques années auparavant56), choisit de consacrer sa vie à l’étude et à l’administration soigneuse de sa fortune, selon les préceptes hérités de son défunt père. Dans cette perspective, on peut penser que le mariage aurait été une entrave à sa sérénité. Comme Cicéron a pu le montrer en essayant d’unir sa fille à un bon parti, le mariage est avant tout une affaire de stratégie politique et financière. D’ailleurs, l’orateur quitta sa femme Térentia (première femme) pour se remarier avec une riche et jeune héritière. Atticus, quant à lui, maria sa fille unique à Marcus Vipsanius Agrippa, l’un des meilleurs et des plus beaux partis de Rome après Octave57. Même sa petite-fille, Vipsania, se fiança dès le plus jeune âge au jeune empereur Tibère. Pour toutes ces raisons, on peut aisément comprendre qu’Atticus se soit contenté de vivre seul, en jeune héritier, durant plusieurs années, dans une République où se multipliaient les mariages imparfaits. Il n’aura jamais vraiment recherché l’amour et tous les troubles dans lesquels il peut plonger l’homme. Atticus a « ordonné sa vie […] de telle sorte qu’en fussent bannis, et les soucis trop cuisants, et les déplaisirs qui résultent de l’emportement ou de la contrariété des sentiments trop forts »58. En retardant au maximum l’échéance du mariage, il a ainsi réussi à se prémunir de toutes ces agitations, ces angoisses, ces émotions trop intenses, qui auraient été des éléments parasites pour sa tranquillité. Toutefois, à l’âge de cinquante-quatre ans, il y eut un renversement de situation : changement de sa profession de foi épicurienne ou perception différente du mariage ? Peut-être s’agit-il de la combinaison de ces facteurs. Épicure, le maître à penser de l’école du Jardin dont Atticus semble avoir été très proche, émettait certaines réserves quant au mariage. Il ne l’interdisait pas formellement à ses adeptes, mais il formulait des conditions qui pourraient amener le sage à vouloir se marier : « Souvent par sa conduite, sa complaisance, par le soin de sa personne, elle réussit d’elle-même à amener un homme à partager son existence. Au reste l’habitude engendre l’amour »59. Après la lecture de certaines lettres, on s’aperçoit que Pilia semble correspondre à ce profil. En effet, nous n’avons aucune allusion à une quelconque dispute entre les époux ou à des désaccords conjugaux. Le choix d’Atticus de prendre Pilia pour épouse fut peut-être motivé par le caractère souple de cette femme ; elle remplissait les conditions que préconisait Épicure pour la réussite du mariage : « Elle vécut […] avec lui ou plutôt à côté de lui, dans la concorde sans heurs et sans élans de ce mariage de confort »60. L’autre raison, qui pourrait expliquer l’envie d’Atticus de se marier, après tant d’années de célibat, fut probablement son besoin de fonder un foyer. Il a, tout simplement, été désireux d’avoir des enfants, de créer sa descendance pour perpétuer sa lignée. Sous la République, les Romains proclament à qui souhaitent l’entendre que rien n’est pire que le mariage, et que, si l’on n’avait pas besoin d’enfants, personne ne se marierait jamais61. L’opinion d’Atticus devait partiellement se conformer à cet ordre d’idées, compte tenu du caractère tardif de ses noces avec Pilia. De plus, cette femme demeure encore aujourd’hui une sorte d’énigme, car on ignore pratiquement tout concernant ses origines et sa famille. « Il était 56 Le père d’Atticus est mort en 89 ou 88 av. J.-C. 57 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 276-277. 58 Ibid., p. 277. 59 LUCRÈCE, De rerum natura, IV, 1280 : Nam facit ipsa suis interdum femina factis morigerisque modis et munde corpore culto, ut facile insuescat secum degere uitam. Quod superest, consuetudo concinnat amorem. 60 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 275. 61 F. DUPONT, La vie quotidienne du citoyen romain sous la République 509-27 av. J.-C., p. 144.

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    allé la chercher, lui, richissime magnat de la finance romaine, dans les rangs d’une famille obscure et désargentée »62. Atticus appartenait à une très ancienne famille de l’ordre équestre, et cette affiliation revêtait à ses yeux une grande importance. « Tu m’avais déjà écrit, en effet : « Et je voudrais te voir rentré dans ton ancien milieu » »63. Atticus avait proposé à Cicéron de remarier sa fille avec le fils de S. Sulpicius Rufus, appartenant à l’aristocratie romaine. Il lui a donc suggéré un homme appartenant au même milieu que le sien. Son attachement à la nobilitas romaine est manifeste. Il était primordial pour ce dernier de ne pas sortir de son rang. Aussi, Pilia, tout comme son mari, appartenait certainement à une famille de chevaliers. A travers la Correspondance, on a pu relever des allusions à un certain Quintus Pilius Celer, probablement un proche parent de Pilia64. Q. Pilius Celer serait, semble-t-il, un parent de Pilia, plus précisément son frère65ou son beau-père66. Il apparaît dans ces lettres, car il aurait accusé M. Servilius de concussion67. Il est intéressant de noter que ce « Celer », avec qui Atticus semble être affilié est proche du pouvoir, et plus particulièrement d’un homme, « César »68. Cicéron se montre sarcastique à l’encontre de Pilius et visiblement de ces choix politiques. L’opinion d’Atticus, si l’on en croit l’expression employée par ce dernier, rejoignait sans doute sensiblement la pensée de l’orateur. Il n’en demeure pas moins qu’Atticus, de par son mariage avec Pilia, était lié à ce Pilius Celer, proche du parti césarien. Tous ces éléments sont les seules informations dont nous disposons sur Pilia et sa famille. Elle reste un des mystères de la vie d’Atticus. En dépit des nombreux divorces auxquels Atticus avait pu assister, il essaya toujours de concilier l’affection conjugale à ses propres exigences morales et sociales. Il resta toute sa vie l’époux et l’homme d’une seule femme, qui lui donna une unique héritière.

    62 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 274. 63 Att. VI, 1, 10 (écrite de Laodicée, le 20 ou 21 février 50 av. J.-C.): Tu enim ad me iam ante scripseras: « Ac uellem te in tuum ueterem gregem rettulises ». 64 Fam. VIII, 2, 2 (écrite de Rome, début octobre 51 av. J.-C.) : « Q. Pilius, parent par alliance de notre ami Atticus » ; Q. Pilius, necesarius Attici nostri ; Att. XII, 8 (écrite du Domaine de Tusculum, le premier mois intercalaire 46( ?) av. J.-C., peu après la lettre précédente) : « Ecris-moi, je te prie, ce que rapporte Celer des propos tenus par César aux candidats »; Scribe, quaeso, quid referat Celer egisse Caesarem cum candidatis; Att. VI, 3 (écrite entre Entre Apamée et Tarse, à la fin mai ou début juin 50 av. J.-C.) : « Voilà. Et encore ceci : je voudrais que tu m’envoies le discours de Q. Celer contre M. Servilius » ; Haec sunt. Etiam illud: orationem Q. Celeris mihi uelim mittas contra M. Servilium ; Att., XI, 4 (écrite de Dyrrachium, vers le 15 juillet 48 av. J.-C) : « Je défends ici tes intérêts, dans la mesure de mes moyens, après des gens qui m’entourent. Celer te parlera »; Hic tua, ut possum, tueor apud hos. Cetera Celer. Dans cette lettre, J. Beaujeu précise en note que ce Celer serait un esclave et non pas le parent de Pilia. 65 F. MÜNZER, R. E., II; Y. BENFERHAT, Cives Epicurei – Les épicuriens et l’idée de monarchie à Rome et en Italie de Sylla à Octave, p. 120. 66 F. MÜNZER, R. E., XX, 2, Pilius, n°2, col. 1326 ; CICÉRON, Correspondance, t. IV, p. 213. 67 Fam. VIII, 8, 2 (De Célius à Cicéron, écrite à Rome, début octobre 51 av. J.-C.) : « Latérensis, prêteur, ne voulut pas accepter la plainte en restitution que formulait contre lui Pausanias, dont j’étais l’avocat ; alors Q. Pilius, parent par alliance de notre ami Atticus, l’accusa de concussion »; Laterensis praetor postulante Pausania nobis patronis QUO EA PECUNA PERVENISSET recipere uoluit, Q. Pilius, necesarius Attici nostri, de repetundis eum postulauit. 68 Att. IX, 18 (écrite du Domaine de Formies, le 28 mars 49 av. J.-C.) : « Quelle « engeance infernale » selon ton expression familière ! Dans le nombre se trouvait Celer, un héros. Quelle abjection ! »; Quae, ut tu soles dicere, νέχυια ! In qua erat ήρωζ Celer. O rem perditam !

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    b- Un père attentionné ?

    « La morale romaine traditionnelle veut que le Romain se marie pour avoir des enfants »69. Atticus, ce « vieux romain », avait pleinement conscience de cette réalité. Son mariage tardif, à l’âge de cinquante-quatre ans avec Pilia, n’a pas été le résultat d’une passion amoureuse, mais plus vraisemblablement le fruit d’une volonté réfléchie. Á la fin de la République, l’enthousiasme pour le mariage s’est considérablement affaibli. Si « l’amour conjugal demeure le plus cher idéal des Romains »70, ils ont encore du mal à envisager le mariage autrement que comme un acte nécessaire à la conception de leur descendance. Ces Romains sont quelque peu désabusés. Les propos du consul de 109 av. J.-C., Quintus Caecilius Metellus Numidicus en témoignent : « Si nous pouvions, Romains, vivre sans femmes, tous nous éviterions un tel ennui ; mais puisque la nature a voulu qu’on ne pût ni vivre tranquillement avec une femme ni vivre sans femme, occupons-nous plutôt de la perpétuité de notre nation que du bonheur de notre courte vie »71.

    En adéquation avec ces dires, Atticus en prit son parti et décida de se choisir soigneusement une épouse. Même si nous connaissons peu de choses sur cette dernière, certains éléments laissent à penser que cette femme était en âge de procréer et d’assurer à Atticus une descendance légitime. Cette fonction essentielle du couple qu’est la procréation était l’une des principales raisons qui poussait Atticus à envisager la perspective du mariage. Pilia était beaucoup plus jeune qu’Atticus et selon Y. Benferhat72, elle était à peu près du même âge que la fille de Cicéron Tullia. Le faible écart d’âge entre les deux jeunes femmes devait les rapprocher. Tullia, née en 79 av. J.-C.,73 était âgée de vingt-trois ans en 56 av. J.-C. Il nous semble tout à fait possible que Pilia, âgée tout au moins de quatorze ans et tout au plus de quarante ans pour donner une fourchette assez large74, mais plus vraisemblablement d’une vingtaine d’années (vingt-cinq ou vingt-six ans), ait pu donner naissance, un ou deux ans après « ce mariage de confort »75, à une petite fille, Attica, qui resta leur seul et unique enfant. S’agissait-il d’une volonté de sa part ?

    A priori, il n’y avait pas d’inconvénients physiques pour que Pilia ait d’autres enfants, dans la mesure où elle était en âge de procréer. Le fait de n’avoir eu qu’un enfant émanait certainement d’une volonté personnelle. Réaliste quant à son âge avancé et désireux de mener correctement l’éducation de son enfant, il prit la résolution de n'en avoir qu’une. Comme nous le rappelle la maxime du poète grec Evénos : « Un enfant est toujours pour un père sujet de crainte et de chagrin »76. Cet homme prudent par nature, ne sachant pas s’il aurait quelque espoir d’atteindre la vieillesse dans un mode bouleversé par les guerres civiles, jugea

    69 D. GOUREVITCH, « Se marier pour avoir des enfants : le point de vue du médecin », dans J. ANDREAU, B. HINNERKS, Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine, Actes du colloque de la table des 2-4 oct. 1986, éd. Ecole Française de Rome, Paris, 1990, p. 139. 70 P. GRIMAL, L’amour à Rome, 2ème édition, coll. Confluents, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1980, p. 322. 71 AULU-GELLE, Œuvres complètes d’Aulu-Gelle, Les Nuits Attiques, livre I, trad. [du latin] René Marache, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1967: Si sine uxore possemus, Quirites, omnes ea molestia careremus ; sed quoniam ita natura tradidit, ut nec cum illis satis commode, nec sine illis uno modo uiui possit, saluti perpetuae potius quam breui uoluptati consulendum est. 72 Y. BENFERHAT, Cives Epicurei – Les épicuriens et l’idée de monarchie à Rome et en Italie de Sylla à Octave, p. 119 ; F. MÜNZER, R.E., III. 73 J. CARCOPINO, Les secrets de la Correspondance de Cicéron, p. 254 note 6. 74 D. GOUREVITCH, M.-T. RAEPSET-CHARLIER, La femme dans la Rome antique, coll. La vie quotidienne, éd. Hachette littérature, Paris, 2001, p. 143. 75 J. CARCOPINO, op. cit., p. 275. 76 J.-P. NÉRAUDAU, Etre enfant à Rome, coll. Réalia, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1984, p. 205 ; ARTÉMIDORE, La clef des songes, I, 15, trad. A. J. Festugière, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, éd. J. Vrin, Paris, 1975.

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    raisonnable de ne pas avoir d’autres enfants. Il se consacra pleinement à son rôle de père pour lui assurer une vie future conforme à ses vœux.

    Attica fut le fruit d’une « longue union, dont la durée avait résisté au nombre des années »77. Cette union avait pour fondement un profond respect réciproque. « Il se retrouva veuf après treize ans de vie conjugale sans nuages »78. Dans une société habituée aux mariages tourmentés, Atticus vécut une expérience unique, qui aurait pu lui valoir les plus beaux éloges. Or, aucun passage de la biographie que lui consacre C. Népos ne relate cet aspect de sa vie. Cet homme au caractère prudent a été soucieux de ne pas se laisser appréhender dans