athlétisme magazine avril-mai 2015

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( TOUR DE PISTE ) ÉTHIOPIE Meskel Square La course à

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Meskel Square, la course à pied populaire. REPORTAGE à Addis-Abeba en Ethiopie.

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  • ( TOUR DE PISTE ) THIOPIE

    Meskel Square La course

  • En pleine journe, Meskel Square est une des places les plus agites et pollues de la capitale thiopienne. Mais laube, elle se transforme en piste dathltisme. Loin des champions rfugis sur les hauteurs dAddis-Abeba, ce sont des centaines de coureurs lambda, aux baskets uses, qui serpentent dans cet amphithtre de terre, entre boulevards et grands htels. RDACTEUR : LUCAS VALDENAIRE / PHOTOGRAPHE : MARIE BELOT

    pied populaire

  • ( TOUR DE PISTE ) THIOPIE

    58 ATHLTISME MAGAZINE AVRIL-MAI 2015

    Mulugeta, un grand monsieur de soixante-huit ans, ne raterait lvnement pour rien au monde. Il porte une casquette blanche et une paire de gants. Pas question de prendre froid. Il est peine cinq heures du matin, la piste est 2 500 m daltitude et le thermo-mtre ne dpasse pas les 8C. Cela fait dix ans que je viens ici tous les matins, confie Mulugeta. Cest important pour ma sant. Je suis trs vieux grce Dieu. Lhomme a de quoi tre reconnaissant, lui qui a dpass les soixante-trois ans, lesprance de vie moyenne en thiopie. Mon mdicament, cest lathltisme. Autour de lui, les coureurs sont de plus en plus nombreux slancer. Les femmes, elles, se font rares. couter Mulugeta, elles nont pas le temps de venir ici, elles ont dj beaucoup faire la maison. Elles doivent par exemple prparer le petit-djeuner. Dailleurs, je dois y aller.

    5H30, MULUGETA DISPARAT. La lune aussi. Plusieurs groupes schauffent en rythme. Voil quelques clubs de la capitale qui commencent lentranement. Un jeune homme sapproche. Isaac, vingt-sept ans et autant de dreadlocks sur la tte. son grand dsespoir, il nappartient aucune de ces quipes. Ltudiant en chimie aime se dire freelance runner : il profite gratuitement des entranements de clubs professionnels mais na jamais russi en intgrer un. Cest un passager clandestin de la piste. Un oppor-tuniste du survtement. Je viens ici pour me faire reprer, affirme-t-il. Jen suis certain, dans cinq ans, jaurai une quipe, un sponsor et joublierai la chimie. Mon modle ? Paul Tergat ! Ladmiration fait parfois oublier les rivalits car Paul Tergat, ex-star du 10 000 m, est n de lautre ct de la frontire, au Kenya. Isaac se rattrape en souriant : Mais jaime beaucoup Bekele aussi ! Kenenisa Bekele, dernier vainqueur du marathon de Paris et dot dun palmars ingal sur piste en Ethiopie. La lgende raconte quil se serait entran ici, sur Meskel, ses dbuts. Mais cela fait longtemps que les grands athltes ont quitt les lieux. Les pros sont sur les collines Entoto, explique Isaac. Dans les hauteurs, quelques kilomtres dici. Lair y est pur. Cest le terrain dentranement idal.

    IL EST SIX HEURES. Le ciel rougit derrire les immeubles de verre. Meskel se dvoile enfin. Un arc de cercle o se dessinent des pistes en escaliers : 41 marches, 400 pas de longueur. En serpentant dune ligne lautre, le parcours atteint les 10 000 mtres. Une distance qui, parat-il, russit bien aux thiopiens. Un jeune nomm Axel, maillot de lquipe nationale de foot sur les paules, avance sa thorie : 100 ou 200 m ? Non, cest trop dur, cest pour les machines.

    IL EST 4H30 DU MATIN. Pas un bruit dans les rues dAddis-Abeba. Mis part le souffle rgulier dun homme qui dvale la grande avenue Mnlik II. Mme ses baskets qui frappent le bitume ne perturbent pas le calme de la nuit. Les semelles, abmes, sont trop fines. Tout en bas, le coureur aperoit son objectif : Meskel Square, claire par deux ranges de lampadaires blafards. Lhomme acclre, comme un moustique attir par la lumire.Une dizaine de survtements trottinent dj dans la pnombre. La plupart sont venus en courant via les sept artres qui arrivent jusquici. Toutes les nuits, cest la mme dferlante silencieuse.Le joggeur de lavenue Mnlik II sappelle Makonana Gashaw. Avec ses baskets blanches, il traverse le large carrefour dasphalte et monte les premires marches de cette piste de terre et dherbe sche. Dans le noir, on ne distingue pas encore le relief du lieu. En bas, des cubes de pierre sparent la piste de la route : idal pour une srie de montes de genoux avant la course. Je me rveille tous les matins quatre heures. Ce nest pas facile mais je me lve toujours avec le cur. Makonana Gashaw fait partie de ces coureurs la recherche dune bonne conscience. Il a vingt-six ans et dj une belle bedaine. Il ne connat pas le monde de lathltisme, lhomme est coiffeur. Avant douvrir son salon, il vient se dpenser pendant deux heures. Chaque jour. En deux mois, jai perdu vingt kilos, sexclame-t-il. Vous savez, la course, cest contre-nature. chaque fois, cest un dfi. Je le fais parce que a me rend plus fort et donc plus heureux. Makonana sest fix un objectif : faire bonne figure la Great Ethiopian Run dAddis-Abeba. Une course mythique en Afrique. Dix kilomtres, fin novembre, travers la capitale. Pour la premire dition en 2001, cest un certain Haile Gebreselassie, double cham-pion olympique sur 10 000 m, qui a remport lpreuve. Chaque anne, cette course attire plus de 40 000 personnes.

    80 000LE NOMBRE DATHLTES LICENCIS DANS

    LES 52 CLUBS RECONNUS DU PAYS, SELON LE RAPPORT 2012 DE LIAAF. CEST ENVIRON UN

    ADHRENT POUR 1175 HABITANTS.

    EN COMPARAISON, LA FRANCE COMPTE PRS DE 280 000 LICENCIS ET 2 300

    CLUBS. LQUIVALENT DUN ADHRENT POUR 244 HABITANTS.

  • WWW.ATHLE.FR 59

    Bekoji

    Le village des championsz Tirfi Tsegaye nest pas revenue dans sa ville natale depuis longtemps. Elle pr-fre dvorer les rues de Berlin et remporter son marathon en 2h2018. Mais cest Bekoji que lEthiopienne est ne il y a trente ans. 250 km au sud dAddis-Abeba et 2 800 m daltitude. Bekoji est coup du monde. Dix-sept mille habitants et autant de paires de baskets. Les athltes sy entranent six jours sur sept, sous lil de Sentayehu Eshetu dit The Coach. Cest lui qui a repr les plus grands de la course de fond. Car Tirfi Tsegaye nest pas la seule championne originaire de Bekoji. Il y a Tirunesh Dibaba, avec son record du monde sur 5 000 m et ses huit mdailles dor olympiques ou mondiales. Sans oublier ses deux surs de talent, Ejegayehu et Genzebe. Il y a aussi leur cousine, Derartu Tulu, mdaille dor aux JO de Barcelone et de Sydney. Mme le certificat de naissance de Kene-nisa Bekele est estampill Bekoji. Toutes les stars thiopiennes ne sont pas nes ici mais beaucoup sont passes entre les mains du Coach . Parmi elles, Fatuma Roba, qui a gagn le marathon de Boston trois fois de suite, et la jeune Tiki Gelana, en or celui de Londres en 2012. Les mdias internationaux rebaptisent ainsi Bekoji la fabrique de champions . Mais ils cherchent encore les raisons du succs. Lentraneur Eshetu a son explication. Pour devenir champion, il faut, selon lui, trois ingrdients: de lair pur, une alimentation saine et des pistes vallonnes. Bekoji, tout cela est servi sur un (haut) plateau.

    Nous, on fait dans le naturel : lendurance, a nous va bien. Tout en bas sur limmense boulevard Jomo Kenyatta, les tas de ferrailles se pressent. Moteurs hurlants, klaxons incessants. La pollution pique dj le nez. Une radio grsille dans un panier rempli de tasses. Deux femmes vtues de foulards fleuris proposent du caf, rituel abyssin, aux sportifs fatigus.Sur les lignes, la concentration est maximale. Hop, hop, hop . Une voix casse le silence du moment. Hop, hop, hop . Un athlte encourage les deux femmes qui le suivent, essouffles. Lui, cest Fikadu, quarante-sept ans. Il en parat vingt de moins dans son short bleu. Derrire, Sena et Sekalem : collgues de bureau dans une banque. On fait cet entranement trois fois par semaine avant daller au boulot, sourit Sena. On a choisi un coach pour tenir une heure entire. Sans lui, on ny arriverait pas. Sekalem ajoute en riant : On a un objectif : quil nous rende plus belles ! Pour perdre les cinq kilos promis en un mois, les demoiselles paient 300 birrs la sance, lquivalent de douze euros, une petite fortune pour la plupart des thiopiens. Juste aprs la course, les copines se dtendent aux felwehas, les bains chauds de lAraba Hotel. Tandis que la majorit des coureurs de Meskel se contentent des toilettes publiques, caches juste derrire larc de terre. Cinq birrs, quelques centimes deuros, et la douche est rserve. Quand leau nest pas coupe.

    VERS SEPT HEURES, les joggeurs commencent librer la piste. Un moustachu en baskets grises marmonne. Il monte et descend les escaliers toute allure. Je dois faire vite, jofficie dans une heure. Menatesnet Kebed, quarante-cinq ans, est prtre dans une glise protestante, religion majoritaire dans le pays. Pour boucler les 10 km, certains pensent leur dieu Gebreselassie. Lui, prie celui de la Bible. Avant de venir, je lis mes versets. Quand je cours, je les rpte dans ma tte. Je mdite pendant leffort, cest aussi a mon boulot. Il est vrai que la piste se prte facilement un autre exercice, celui de la spiritualit. Selon Yafet, trente-cinq ans, Meskel, a veut dire croix. La vraie croix de Jsus, celle quon a retrouve en thiopie. Et chaque anne, les ftes de Meskel rassemblent des milliers de croyants. Rassemblements religieux mais aussi politiques car, lorigine, la place na pas t difie pour les coureurs de laube. Cet escalier gant est en ralit un amphithtre o les thiopiens sont appels sasseoir lors des grands discours. Sur une tribune surleve, de lautre ct de la place, les grands hommes du pays viennent se livrer au peuple.

    HUIT HEURES. Sur lnorme parking, les autocars font fuir les coureurs. Un petit groupe rsiste lenvahisseur mcanique. Top ! Cinq garons et une fille dmarrent un sprint. Mme tenue, mme rigueur : ils font tous partie de lAmedila Sport Club. Yoseph Bati est en tte. Lathlte de dix-neuf ans a une quipe mais pas dargent. Cest trs dur de vivre avec si peu, dplore-t-il. Je nai mme pas assez pour me nourrir correctement et macheter un bon tuta. Cet ancien tudiant en informatique regarde son jogging trop grand pour lui et ses vieilles chaus-sures. Le tuta, cest a : lquipement. Et souvent, ces athltes semi-professionnels nont pas les moyens de sen offrir un digne de ce nom. Je reois un peu dargent de mon club quand je gagne une course. Mais a ne suffit pas. Sans les problmes financiers, Yoseph serait peut-tre dj loin. Il affirme courir le 1 500 m en 340 et le 5 000 m en moins de 14. Je suis bon sur les courtes distances, mais long terme, je vise le semi-marathon. En attendant, il espre un sponsor. Si Dieu maide en trouver un, je pars ltranger. Et juste avant, jachte de nouvelles baskets !

    NEUF HEURES, lair est brouill par un nuage de pollution qui empche tout effort. Meskel se transforme tout coup. Les flneurs envahissent la place. Des jeunes alpaguent les passants pour vendre leur camelote, principalement des mouchoirs et des chewing-gums. midi, les 30C sont largement dpasss.

    Un berger traverse la piste avec son troupeau. Deux silhouettes dorment sur la paille clairseme. Des dizaines de badauds dis-cutent en haut des escaliers. Ils mchent leur khat quotidien, la drogue locale. Tout cela, lombre dimmenses panneaux publicitaires. Impossible de rater les portraits gants des athltes thiopiens : les rivales Meseret Defar et Tirunesh Dibaba, ou encore Mohammed Aman, toile montante du 800 m.

    DS SEIZE HEURES, la piste reprend ses droits. Contrairement aux particules fines, la chaleur est retombe. peine sortis du travail, quelques coureurs rassemblent leurs dernires forces de la jour-ne. Les taxis bleus, en ligne parfaite, attendent pour ramener les courageux chez eux. Certains chauffeurs patienteront toute la nuit. Comme Mesfin, un peu engonc dans sa chemise fleurs. Quand il nest pas en route, il sassoit sur le pare-chocs de son taxi face la piste. Pass minuit, les souvenirs affluent. Un jour, jai vu le grand Haile Gebreselassie en personne venir faire quelques foules sur Meskel. Ce hros. Peu aprs, Mesfin finit par se rfugier dans son fauteuil rapic et ferme les yeux. Il se rveille trois heures plus tard. Je ne veux pas rater une seconde du spectacle, sourit-il. Je regarde les premiers coureurs avec leurs maillots de foot bariols. Quand la lumire du soleil arrive, on dirait un tableau de matre.

    IL EST QUATRE HEURES DU MATIN, LA SANCE COMMENCE. Mesfin est son poste. Devant lui dbute un film quil connat bien. Celui des coureurs de Meskel, qui tourne en boucle tous les matins.