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AutreTerre Spécial Boulez et les femmes AT No # 5 Mois 2014

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AutreTerre

SpécialBoulez et

les femmes

AT No # 5Mois 2014

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Boulez dé-visagé.

Le regretté Antoine Livio, journaliste, animateur, me proposa d’écrire, pour la revue ARC, un texte sur Boulez. On connaissait ma relation avec lui, de travail à Baden Baden puis d’hôte à Genève, je l’avais invité à deux reprises à venir en tournée chez CalvinKlein1, avec La Résidence de La Haye et The BBC Philharmonic Orchestra. J’avais même publié deux ou trois textes à sa demande, dont l’un dans les cahiers Renaud Barrault, lors de l’âge d’or, année 1960 sqq. La revue consacrait un numéro entier à Boulez, je me souviens que Rolf Liebermann alors directeur au Palais Garnier, Luciano Berio et Maurice Béjart devaient contribuer à ce spécial PB. Pour une raison mystérieuse le numéro ne parut pas. Livio me dit que les textes n’avaient pas eu l’heur de plaire à Boulez. Possible. Je rangeai ces notes dans ma collection de portraits et les oubliai là. La version qui suit 1 Comprendre : la petite Genève! NdT

Jacques GuyonnetC’est un titre parfaitement menteur ! D’une part la vie privée de cet homme ne m’intéresse pas, de l’autre nous n’allons pas jouer les journaleux fouille-merde à ce propos. C’est vrai, les fans de Boulez se posaient beaucoup la question. Quelle femme mystérieuse se tient derrière le Maître? Comme Cosima avec Wagner? Aujourd’hui il y a prescription. Je me souviens avoir noté dans « le 12e Évangile » ce sursaut du jeune maître français, dans un restaurant de Baden-Baden : « Et que voulez-vous que je fasse d’une femme ?»

Il en avait peur comme tous les hommes ou il n’avait pas le temps. Mais laissez-moi vous dire - à la GOfard - deux ou trois choses que je sais de lui!

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Boulez, homme exceptionnel, d’une intelligence nécessaire au monde musical de l’après-guerre, me paraît n’avoir suscité que deux types principaux de commentaires : apologétiques et négatifs. Ayant attaqué l’establishment musical comme il l’a fait (on lui donne raison) et disposant actuellement en France de moyens dont Stockhausen lui-même dans sa mégalomanie n’avait peut-être pas osé rêver, il n’a aucune peine à se susciter des ennemis, dont peu sont honorables dans leurs motivations.

Les textes évangiles sont intéressants. Pourquoi ce qualificatif ? D’une part les musicologues et les critiques, Goléa, Deliège, Peyser entre autres, ont senti l’importance de l’homme et ont essayé de « surfer » son sillage - si l’on peut dire - pour participer un peu de son éclat ; de l’autre, dans certains de ces livres, on transcrit simplement les propos du musicien sans le mettre en question, ce qui nous met davantage au niveau d’une interview que d’une étude.

ne comporte que des adjonctions mineures. Il me semble que ce texte fut écrit début des années soixante-dix mais je ne retrouve pas la datation informatique.

Voir également en fin de ce texte une lettre de Mr Robert Piencikowski : Réaction et précisions

On me propose ce titre : « Boulez pédagogue ». Au premier abord il me parut insuffisant. Comment résumer un tel personnage à ce qui n’est, parmi beaucoup d’autres, qu’une facette de la personnalité ? Le compositeur n’est-il pas plus grand ou le chef plus important ? Et puis : quel Boulez ? Celui de l’artisanat furieux ou celui que « portraitrise » Paris Match ? A la réflexion vous montrez, des témoignages, l’un des possibles. Brosser un portrait de plus ne m’intéresserait pas. Il en est quelques-uns mais, malgré l’intérêt des données biographiques, ils me paraissent montrer davantage la figure de leurs auteurs que celle de leur sujet.

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pas toujours réconfortantes - et que, au-delà de la divergence esthétique, pour beaucoup d’entre nous il a été bon de simplement savoir que Pierre Boulez « existait », invariant du monde musical, un phare, comme il l’a dit lui-même de certains de ses aînés.

J’ai choisi de vous parler de l’écrivain, du pédagogue et du chef d’orchestre. Quoi ? me direz-vous, vous omettez l’essentiel, à savoir le compositeur !

Je vous répondrai que nous le percevrons dans ces trois domaines.

Je regrette la relative absence de témoignages critiques et non-partisans à propos d’une figure placée aujourd’hui bien au-delà de la contestation. Cette contestation se rallumera dans les années quatre-vingt-dix mais ce ne sera que pour des raisons d’argent, c’est-à-dire rien.

Pierre Boulez - que j’ai connu comme étudiant, à la fin des années cinquante quand il s’installait à Baden-Baden - est un homme à qui je conserve une profonde affection malgré une évolution qui m’a fort éloigné de lui dans le domaine de la création.

Ce n’est pas l’homme dans sa relation avec le quotidien ou le social qui m’intéresse. Il existe un « profil » mental Boulez sans lequel cette époque ne serait pas ce qu’elle est. Et, quand on l’a découvert, l’on peut constater son invariance et l’on en conçoit en général du respect. Je dis affection, parce que dans ces vingt années qui viennent de passer nous avons assisté à la montée de diverses tendances -

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Le Pouvoir (sur les autres, sur le monde)

et

La Connaissance

en sont des exemples très généraux. Il n’entre pas dans mes intentions de vous réaliser une table de valences où vous trouveriez, par exemple, le Dr Faustus (qui regretta d’avoir choisi la Connaissance avant le Sexe) ni d’établir une théorie généralisée des champs psycho-attractifs en fonction des âges de l’homme, bien que j’en imagine tout l’intérêt.

J’observe simplement que divers phénomènes bouléziens s’expliquent relativement bien par les attractions/répulsions de certaines de ces forces.

I)Boulez - écrivain/penseur remarquable - s’est exercé dans les domaines de la critique, de la recherche fondamentale au niveau du langage, de l’esthétique, de la technique et de la polémique. C’est dans cette dernière catégorie qu’il est le plus drôle et aussi le moins intéressant.

Avant de développer quelques idées à son sujet je voudrais observer d’une manière tout à fait générale qu’il existe dans la vie des hommes un petit nombre de pulsions fondamentales qui dans le courant de leur existence agissent sur eux.

Le Sexe,

L’Argent (comme une forme particulière de pouvoir),

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raisonnement de base. La base de tous les raisonnements plus exactement. Nous autres compositeurs pensons sérieusement pouvoir expliquer l’Univers, nous nous comprenons. Dans ces années 58 à 61 il me semble que Boulez ait été vraiment éclairé par une pensée intérieure, une pure pensée de chercheur. Le démon de Maxwell (le pouvoir) va faire bouger les choses.Le (désir de) Pouvoir n’est pas étranger à ces recherches et engendre une relation conflictuelle. Il incite parfois le Montbrisonnais (Boulez est à l’origine un villageois qui va monter à Paris, jeunesse dans une ville de 15’000 habitants) à présenter ses théories de manière dogmatique, agressive, donnant à d’éventuels contradicteurs par avance un siège ridicule, tentant, dans le texte même, de répondre aux attaques qu’il peut sent poindre. Ériger des dogmes est une fonction utile à un jeune organisme. Il se défend préventivement et se fabrique une sorte d’exosquelette défensif. Mais… le polémiste est admirable à vingt ans, ennuyeux à trente et obscène à quarante. Boulez, homme pudique, est à l’opposé de l’obscène et certains de ses textes sont aussi ceux d’un combattant.

C’est le Savoir qui domine dans les textes de Boulez. Il a réellement eu soif de connaissances au moment où tout était « à ramasser », informulé et mal coordonné. Les écrits, de 1948 à 1970 environ, tracent une véritable arche de connaissances nouvelles, dégagées et nettoyées. Boulez est un grand nettoyeur, on le verra à propos de l’interprétation. J’ai lu passablement d’ouvrages théoriques modernes mais je ne connais pas d’auteur ayant traité de manière aussi exhaustive la problématique musicale contemporaine, « Penser la Musique Aujourd’hui » dominant l’ensemble, sinon le couronnant. Toutefois, avec le temps (va, tout four l’camp), ses théories et formulations resteront assez sèches. Les théories sont grises et les arbres sont verts. Je me souviens des yeux brillants qu’il me fit quand je lui apportai à KapuzinerStrasse le livre de G. Papy, un belge, sur la théorie des ensembles. C’était alors la mode, tous les écoliers parlaient d’ensembles vides et d’intersections, aujourd’hui on serait davantage dans le lambda calcul. Si vous vous demandez quel rapport il y a entre ensembles, lambda calcul et musique c’est simple : le compositeur est toujours à la recherche du

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se faire littéralement descendre par une sorte de boy-scout hollandais avec des dents de lapin, le type totalement improbable que le ridicule ne tue pas et qui lui dit « Monsieur, vous ne comprenez rien à la manière de diriger le Pierrot Lunaire dans la tradition Germanique, vos tempi sont trop rapides, vous manquez de poésie. » Le maître suffoque et… sort de la salle, nous restons tous interloqués et… passablement amusés.

Pourtant cette stratégie de terreur devient gênante quand elle sert à imposer un univers esthétique, si parfait soit-il. L’a-t-il utilisée ? Oui, d’une certaine manière, dans les sphères qu’il a contrôlées, parmi les plus importantes de la vie musicale des années soixante. On pourrait discuter à l’infini le problème de la dictature esthétique, j’observe pour ma part qu’elle aura permis, en ce cas, l’apparition et le développement d’œuvres qui étaient frappées d’excommunication par l’ancien système. Comme on le voit, les démarches du Pouvoir sont complexes et ne peuvent faire l’objet d’un jugement simplificateur.

En suggérant ironiquement de « faire sauter les Opéras » il mène un combat utile contre la routine d’une vieille institution. Combat dans lequel il prend ses risques puisque la controverse avec Liebermann se muera en collaboration et aurait dû le mener à répondre lui-même par un acte aux questions posées : écrire un Opéra. C’est en effet l’offre de Liebermann. Il prend un autre risque, mais ça, on ne le sait pas encore, le 4 décembre 2001 il est arrêté de nuit par la police suisse pour avoir incité à faire sauter les opéras ! Superfun !

Il est vrai qu’il a exercé dès ses débuts une véritable activité de terroriste culturel sur le monde musical. Par l’utilisation d’un savant persiflage et l’art de tourner ses ennemis en ridicule. Par ses incomparables qualités qui lui permettent de soutenir maints défis et par des accusations et des prises de position très violentes (frappant toute une catégorie de musiciens d’« inutilité » par exemple), violence dont l’utilité est tout à fait classique, se poser en s’opposant. Comme tous les hommes de pouvoir il ne supporte pas la contradiction. Je l’ai vu à Darmstadt

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répandre en sarcasmes sur J.J. Rousseau, Helvète qui avait « une bonne teinture de musique ». C’est fou comme ce génie peut-être con quand se laisse aller à sa violence intellectuelle, Boulez, dans l’histoire occidentale, ne parviendra jamais à la cheville de JJR Citoyen de Genève… Mais si l’on se reporte, par exemple, à son enregistrement de la Symphonie Op 21 de Webern on trouve cependant une admirable démonstration de sa thèse sur goût et fonction. Je pourrais dire cela de presque toutes ses interprétations, toujours « pensées », à l’exception de quelques erreurs de taille, telle cette gravure de la cinquième de Beethoven dont le tempo est un pari manqué. Qui ne risque rien… Il est d’ailleurs le premier à se critiquer en tel domaine. L’exemple du goût fonctionnel fait partie des théories qu’il applique, comme celles qui traitent de la direction, de la pédagogie et de certains aspects de la sociologie de la musique.

Un autre ensemble d’écrits théoriques dévoile les problèmes d’application du compositeur et ses diverses ambiguïtés. La recherche du Pouvoir incite

Revenons aux textes : ils ont des qualités rares. Bien écrits, élégants. Abscons parfois. Doué d’un « champ de conscience large » Boulez a été capable de cerner et formaliser dans ses écrits des problèmes aussi divers que lutherie nouvelle, rapports avec la poésie, écriture, style/goût, analyse, enseignement, notation, musique électronique, pour ne prendre que quelques thèmes importants.

Il l’a fait dans son optique rationaliste, avec autorité, arrogance quelquefois, mais à ce niveau il domine aisément son époque.

Les jeunes générations élimineront probablement les aspects précieux de certains de ces textes pour n’en retenir que les idées clefs et la démarche, le raisonnement. Dans « Le Goût et la Fonction » (Tel Quel, été 1963. nos 14,15) il postule l’existence d’un goût fonctionnel (Le goût c’est la fonction) mais consacre la quasi-totalité d’une première partie (Le texte complet paraîtra en deux fois) à se

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si l’on peut dire. On le voit un peu alchymiste, sur les bords. D’où une technique d’élimination et de mise en évidence. On pourra observer tout au long de ces lignes que je parais opposer qualitativement deux univers esthétiques fondés sur les principes contraires du contrôle par la raison et (comment le nommer ?) du flux, d’un certain dialogue avec l’imprévisible : les œuvres bâties à partir de l’accident, dans les tourbillons du Fleuve, contre des ordres cristallins. Il n’en est rien, c’est une question d’esthétique personnelle. Par ailleurs le contrôle qu’exerce le compositeur sur son matériau devrait varier comme la fonction logarithmique inverse du nombre d’éléments qu’il met en jeu dans un temps donné. Ce serait - éventuellement - la mesure du pouvoir d’agir sur des ensembles complexes, de « modeler » le chaos, idée nostalgique que l’on a décelée dans les citations précédentes. Le compositeur, musicologue et philosophe Hugues Dufourt m’a surpris, en 2003, lors d’une réception à Genève, en me lâchant tout à trac que le finale de la grande œuvre de Boulez, Pli selon Pli, provient de la partie centrale de mon œuvre Monades II que ce même Boulez a dirigé en

constamment Boulez à une tentative de contrôle du monde idéel.D’où un grand nombre d’articles où il traite de ce qui, en raison de sa démarche, lui échappe totalement : l’aléa, la mouvance et l’irrationnel. Boulez n’est pas un surfeur mais il rêve de l’être. Il suggère des perspectives telles que : « fixer l’infini » (Aléa, NRF nov 57 no 39), « Organiser le délire » (Poésie pour Pouvoir, Son/Verbe/Synthèse, in Melos 1960/1) et appelle de ses vœux le « bonheur constamment espéré d’une dimension irrationnelle » (Auprès et au loin : Cahiers Renaud/Barrault no 3, 1954).

Mais la puissance même de ces écrits théoriques va influer sur l’œuvre du compositeur. Le premier à formaliser le langage post-webernien avec sa technique de généralisation de la série, Boulez édifie une véritable citadelle dont avec le temps il découvrira les richesses et les limites. Il finira quasiment dans un bunker… à Paris, emprisonnement symbolique. Dans les débuts il s’agit avant toute chose de construire un univers musical cohérent, fait de « métaux purs »

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dont « Poésie pour pouvoir » (première version) et le très beau « Rituel » à la mémoire de Bruno Maderna. D’une manière générale les œuvres de jeunesse de Boulez ont plus de vitalité, de véhémence, de mouvement et de pouvoir de communication sur le public, je repense au Soleil des eaux.

II)Les passages de Boulez dans la pédagogie sont également significatifs. Contrairement à une opinion répandue il n’est nullement pédagogue - au sens habituel du terme. « Il n’aime guère enseigner » (Cahiers du Cinéma no 152, p19). En fait, ses cours, les plus brillants probablement avec ceux de Messiaen, se divisent en deux catégories. Des rencontres avec des jeunes à qui, généreusement, il donne de son temps, en privé, et quelques séries de cours intensifs, ceux de Bâle essentiellement, pour la composition et la direction. Encore une variation sur le pouvoir, Boulez aime la force et son principe d’enseignement est très

1960 à l’Odéon Théâtre de France. C’est en effet pensable. Mon pattern mental inclut une forme de chaos. Dans deux œuvres au moins je réalise une musique assez « stochastique », un flux aux allures chaotiques, mais ce fleuve furieux est toujours dominé par le récit extrêmement clair et impérieux des cuivres. J’ai écrit ça en 1960 et aussi à la mort de mon ami Ginastera, homme merveilleux emporté brutalement par un cancer en 1983. Ici l’opposition est claire : une voix humaine sur toile de fond de chaos, la pensée et la mort. On trouve quelque chose de ça dans l’œuvre de Boulez ici citée, mais Xenakis, par exemple nous avait tous précédés dans le chaos avec sa musique probabiliste.

Bref, quel que soit l’appel de l’irrationnel - je préfère le nommer « sur rationnel »- la démarche de Boulez et sa production ressortissent à une pensée strictement rationnelle, logique, friction entre Savoir et Pouvoir (désir de contrôler le monde). On a quelquefois le sentiment que le penseur rêve dans ses textes à ce qu’il n’osera ou ne pourra pas mettre en œuvre dans sa musique, avec certaines exceptions

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cru à l’Enseignement ?

Sa théorie est celle de la Rencontre. Si une personnalité doit réagir à la sienne cela se fera « rapidement », pas besoin de longues durées. Là où l’on a fâcheusement tendance à raisonner en termes d’enseignement de masse, ce fécondeur a contribué à l’apparition de quelques élites. Mais n’imaginez pas qu’il crée des relations de paternité avec ses fils spirituels : c’est encore Rousseau qui lui suggère la bonne méthode : « allez les porter dès leur naissance à l’Assistance publique ». Dans ses séminaires importants Boulez teste constamment - presque en s’amusant - la force et la résistance de ses élèves. Les participants du premier cours de direction à Bâle durent se présenter avec un programme de rêve ou… de cauchemar : Le Sacre, Wozzeck, Cordes Percussion et Célesta ainsi que le premier concerto de piano de Bartok, des œuvres de Stockhausen, Messiaen et de Boulez lui-même sans oublier Webern (Variations pour Orchestre), Berg (Concerto de violon) et Pierrot Lunaire. Je n’ai cité, de mémoire, qu’une partie

proche de la sélection naturelle. « C’est vrai, mais qu’y faire ? » (A bas les disciples, Les Lettres Nouvelles, Fév/mars 64.) « Un bon sujet démarrera tout seul, en revanche celui qui n’est pas doué peut passer des années dans les cours sans évoluer », dit-il. Il veut à ses élèves « l’autorité, la vitesse et la dureté nécessaires ». Personnellement j’aimais cette école de rigueur et de féroce sélection, il me faudra attendre des années pour retrouver ça en passant mes grades de pilote FAA.

Prompt à rejeter ceux qui sont venus à lui il est également capable de leur donner ce qu’aucun conservatoire ne sera jamais à même de leur vendre. Respectable !

Je puis témoigner que deux journées passées avec lui à Baden-Baden m’ont apporté plus que toutes mes classes de Conservatoire. Mon cas n’est pas isolé. Il a une méthode et une attitude particulières devant le travail. Est-il paradoxal de constater que ce grand professionnel de l’enseignement musical n’ait jamais

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homme de contact, initiateur dans l’instantané, il pèse trop sur les élèves qu’il conserve longtemps. Sa trop lourde personnalité les écrase, empêchant toute distanciation, voire tout rejet. Les disciples de Boulez ont tous mal fini, par rupture d’avec le maître. Jean-Claude Eloy, un musicien de haut niveau, ne lui a jamais pardonné de ne pas lui avoir transmis le Domaine Musical. Mais Eloy se trompait : les empires se conquièrent ils ne s’héritent pas et par ailleurs celui qui à reçu le « Domaine » en héritage, Gilbert Amy, n’a su qu’en faire. Picasso avait-il légué sa production à un minable petit peintre juif sans talent ? Ou Dali à Amanda Lear ?

Vient enfin une période dans laquelle il paraît tenté par l’éducation de masse (à de quelles fins ???) et dont témoignent quelques films de télévision tournés par l’INA ou l’une des chaînes françaises. Chose intéressante, quand il tente de forcer sa nature pour se mettre au niveau du grand public il perd aussitôt toute crédibilité, telle cette étrange séquence dans laquelle Michel Lonsdale joue le rôle

du programme.

Il ne s’agit pas d’un sadisme boulézien : il a été comparé à un maître zen sous certains aspects, bien que les parentés, à mon avis, soient assez contestables. « J’organiserai en vous l’insatisfaction. » Il y a d’excellents documents sur Boulez « pédagogue », tel celui tourné lors d’un cours de direction à la Julliard School of Music à New York. J’en recommande le visionnement mais cette archive vidéo est rare !

En fait, dans cette période d’enseignement, il se fait les griffes avec ses élèves, en direction particulièrement. Il sait ce qui l’attend à Bayreuth et New York et veut se tester à l’extrême avec un auditoire de plus haut niveau qu’un orchestre, et pas forcément plus complaisant.

Son bilan de professeur de composition, dans les cours de Bâle est décevant :

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pour conclure assez vulgairement par un « ça fait cher le bémol ! » Boulez est habitué à frapper le premier et il encaisse assez mal, ce qui lui établit une parenté avec Jacques Chirac.

Tout cela nous conduit au chef d’orchestre.

III)A ce niveau, même en le « dé-visageant », je n’émettrai aucune réserve. L’homme m’a convaincu, l’homme est évident. Tentons cependant de définir quelques paramètres de cette évidence.

Les interrelations des pulsions dont on a postulé l’existence atteignent ici

d’un « enquêteur culturel ». Boulez, le loup déguisé en agneau, fait trop sentir son effort de « traduction ». Il est d’un ennui mortel ! En vérité il s’ennuie lui-même et ça se sent. Que peut-il bien attendre de ces émissions (certaines fois avec Eve Ruggieri) ou il tente de charmer une France bourgeoise ou profonde qui n’en a rien à foutre ? Mystère. Or, quand il ne joue pas les vulgarisateurs, il peut être bon à la télévision : je l’ai entrevu, excellent, détendu et charmeur chez Bernard Pivot ou dans la diffusion de ses concerts (les répétitions en particulier), passant le petit écran comme peu de personnalités peuvent le faire ! L’ensemble des théories sous-jacent à l’œuvre musicale contemporaine est peut-être plus facilement vulgarisable au gré d’une démarche poétique ou philosophique que par le discours explicatif, rationnel ou technique. Dans la transmission des connaissances le seul domaine où Boulez passe la rampe du grand public, excellemment, est celui de l’interprète. Nous notons enfin, qu’à propos de Pivot, il s’est ramassé au cours d’une émission devant un jeune con qui a établi le décompte des fastes du Roy Boulez (cours sur l’une de ses œuvres, coût de l’opération, durée de l’œuvre)

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s’enlisent, Jordan par exemple. Autre impact de cette profonde connaissance de la réalisation : les partitions les plus denses accèdent à la transparence, chaque élément est pesé, chaque intonation respectée. Cette relecture des œuvres est si étonnante qu’il m’est arrivé, après avoir suivi à Londres ses répétitions du Rose Pilgefahrt de Schumann, de ne pas reconnaître cette même œuvre dans d’autres interprétations. La même chose avec la première de Schumann et bien d’autres.

La mise en œuvre du Savoir postulait une technique nouvelle. On n’imagine guère la conception boulézienne médiatisée par les écoles de direction existant alors. Il forge donc un style, une technique, une sémantique du geste ou signalétique.

Nous sommes quelques-uns à nous souvenir du chef de Darmstadt ou des premiers Donaueschingen, préoccupé surtout de clarté et de précision. Avec le temps et la pratique du répertoire, conception et gestique s’infléchissent et se

un maximum de complémentarité. De quoi parlions-nous ? Des pôles de la vie masculine (doucement les féministes oh !) Sexe, Pouvoir, Connaissance. En principe ils évoluent avec l’âge. Puissance du jeune sexe, conquête du monde et pouvoir puis, enfin, la Connaissance. Boulez, quand il dirige, est en concordance de phase. L’union se fait entre les réseaux du mental (Connaissance), de l’action (la Créativité prend la place des énergies sexuelles) et de l’exercice du Pouvoir qui trouve alors un champ d’activité non conflictuel ; au contraire il renforce le Savoir.L’atout fondamental de Boulez chef d’orchestre est la Connaissance. Il sait lire les œuvres et sait même les relire, qualités plus rares qu’on ne l’imagine. Il en discerne les pays fertiles beaucoup mieux que les autres chefs et même, parfois, que les auteurs. Il dégage des chemins, des relations, des équilibres de durées et, en dirigeant, il explique la musique, la rend évidente, l’éclaire, sans emphase mais avec intensité. Sa version du Prélude de Parsifal est exemplaire car le tempo choisi permet à la forme d’exister, de réémerger de la durée où d’autres chefs

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de Feu quand ronfle cette forge boulézienne. Avec l’Air pour complément. (Le premier chef nous semblait plus aérien/mental). Rien dans sa pensée faite de bases, d’angles, de limites précises et d’énergie n’est contradictoire avec ces notions. Le monde de l’Eau lui est probablement le plus étranger et je n’utilise ces comparaisons qu’en fonction de la résonance poétique qu’elles auront sur beaucoup, bien conscient qu’elles n’appartiennent guère au vocabulaire de mon sujet. (Faut-il emprunter ses avenues pour le percevoir ?)

La plupart des chefs, à peu d’exceptions près (Scherchen, Rosbaud et Toscanini) souffrent de ce problème de l’énergie. Ils la retournent contre eux. On peut visualiser la tension qui s’attarde dans leurs muscles et ne se projette pas sur l’orchestre, le parallélisme des bras, la crispation de la main gauche, la bouche de poisson ouverte pour solfier quelques lignes principales, les flexions de genoux etc. Une jeune fille, dans mes séminaires, observait que la plupart des chefs « dirigent du cul ». Ou, à l’inverse, restent crispés, ayant inséré le parapluie où

transforment. Les mains dégagées de la baguette « ce crochet pour manchot » parcourent avec virtuosité une gamme de signes qu’il a mis au point. Signes de précision, de phrasé, d’attaque, de tout ce qui correspond à une réalité de la partition. Certains de ces gestes sont à peine explicables, tel cette position des doigts pour obtenir un pizzicato parfaitement précis d’un ensemble de cordes (observation basée sur l’étude vidéo de divers enregistrements).

Aux gestes percussifs et arrêtés du début s’ajouteront des gestes de grande puissance, la force nerveuse des débuts se muant en force tout court, et une série d’étonnants gestes d’archet, planés, envolés, intégrés souvent à une direction « à l’allemande » qui permet d’obtenir de l’orchestre des sonorités extrêmement profondes. Relativement à l’usage de l’énergie, je dirais que Boulez est ampèré par opposition à un type d’interprètes « volté ou survolté ».

C’est une grande force terrienne qui s’exerce sur l’orchestre, action de Terre et

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et langages compilés. On doit comparer certains de ses gestes aux mouvements enseignés dans les Arts martiaux, les « coups flottés » ou les « amortis ». Essayez de frapper violemment dans le vide, vous comprendrez. Il est passé maître dans l’art de produire une puissante détente musculaire immédiatement suivie d’une juste répartition de l’énergie dans le parcours et la durée du geste, bref ou long. Cette particularité jointe au sens de l’anticipation temporelle lui confère une grande partie de son exceptionnel impact.

L’observation attentive montre aussi une maîtrise du temps.

Le chef d’orchestre semble agir à l’intérieur de trois durées. L’acte appartient à « l’épaisseur du présent ». L’orchestre qui réagit avec un certain retard appartient au passé immédiat et la prévision d’action à un futur à peine plus lointain. Cette prévision d’action était particulièrement belle et impressionnante dans la diffusion télévisée de la « Nuit Transfigurée » il y a quelque temps, au-delà des quelques

l’on sait. C’est vif et drôle mais statistiquement juste.

Boulez indique clairement que la gestique du chef est entièrement concentrés du regard aux épaules, au tronc. Si vous voulez bouger sur le podium pour dire quelque chose d’important à l’orchestre, dit-il, alors faites un pas en avant. Mais seulement quand c’est nécessaire, ne sautillez pas, ne dansez pas, vous ne communiquez aux musiciens que de l’incertitude. J’ai eu l’occasion de voir l’OSR dans le Sacre dirigé par un chef-danseur--de-fessier et c’est parfaitement ridicule. Et inefficace.

Cette grande force terrienne donc s’exerce de la manière la plus frappante et souvent la plus bouleversante qui soit et insuffle la vie dans les œuvres. Boulez a une gestique naturelle, presque animale. Celle d’un danseur libéré de la pensée. Il ne traduit pas, il exécute. Ce qui représente la grande différence entre le naturel et le voulu-traduit. Un informaticien ferait l’analogie entre langages interprétés

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du répertoire puisque chez lui l’unité temporelle de base est aussi ostinato que le disco, le beat, l’electro-house ou le jungle trash. En d’autres termes le romantisme apparaît avec les élans du cœur, l’accélération du rythme cardiaque, de la respiration, ce vif incarnat qui colore subitement les joues de l’aimée.Il est indéniable que Boulez quand il dirige « La Nuit » est un grand romantique. Ne lui posez pas la question, il n’aimera pas. il suffit qu’on le sache. Curieusement, dans ses œuvres, l’agogique est également très mouvante et toute trace de romantisme semble perdue. Sommes-nous sourds ? Je ne sais pas. Je crois que ce qui précède appartient au passé tonal. Les sorciers de Sonora, désert du Mexique et de l’Arizona, opposent tonal et nagual. Je n’entre pas ici en matière ais que ceux qui savent y pensent, ils découvriront un sorcier nommé pierre.C’est donc à ce niveau de la maîtrise temporelle que s’accomplit la quête de l’irrationnel.

En dirigeant, Boulez se transcende, se transfigure et parvient à la dimension

incidents techniques qui se produisirent.

Dans cette œuvre romantique, Boulez, maître de la mouvance temporelle (rubato), s’est plu à imprimer à la partition des variations agogiques à la limite du défi pour les cordes. Mais.. quelle vie intense et frémissante ! On me demandait récemment (des jeunes de vingt ans) ce qu’est le romantisme. Une putain de bonne question ! Mis à part une époque délimitable, personne n’en sait rien. J’aurais pu leur parler du romantisme enseigné par la téléréalité… Pas compliqué : de jolies choses, un restaurant un peu confidentiel le soir, éclairage à la bougie et peut-être même aux chandelles, quelques mots tendres et sans contenu, une Ferrari attend à la porte, il y a des laquais laqués, on est à Malibu ou chez Nice people. J’ai répondu que le romantisme était, structurellement, une modulation intentionnelle de la trame temporelle, touchant à la durée et l’amplitude. Je me comprends mais si vous me trouvez abscon écoutez du Shumann ou du Chopin c’est explicite.De ce point de vue (musical) Strawinski est le musicien le moins romantique

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Je préfère le dé-visager.

Jacques Guyonnet

tant espérée, le « pays fertile ».Avec la philharmonie de New York nous avons qu’un certain public américain ne l’a pas suivi : qu’il aille au diable, nous savons, nous autres Européens, reconnaître l’évidence quand elle se présente.

Que la longue route et le titanesque effort du chef ait empiété sur l’activité du compositeur ne me dérange pas. Je le crois toujours capable de nous étonner en tout domaine.

Je n’ai pas voulu l’enfermer, masque, étiquette, djinn/bouteille, comme il est si tentant de le faire à ceux que frôle la légende.

Ceux dont la société fixe les traits dans un stéréotype toujours banal. Boulez est un masque, comme le sous-entend le titre de Joan Peyser. Quitte à me tromper je préfère écarter cette persona et chercher en quoi je le trouve grand.

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point lors de la reprise à Darmstadt en juillet 62 !. Dommage que ce texte n’ait pas été publié.

Un de mes amis, grand lettré, m’avait autrefois laissé entendre que si L’ARC ne s’est pas trop empressé à faire paraître un numéro consacré à Boulez, c’est que Stéphane Cordier faisait partie de ceux qui le dénigraient alors sous prétexte de la dimension mondaine des Concerts du Domaine Musical. Hypothèse d’autant plus vraisemblable que le seul compositeur contemporain auquel la revue aura consacré une livraison soit Xenakis, considéré dans les années soixante comme authentique gauchiste de la culture…

Témoignage accablant à ajouter au dossier de la surdité notoire de la plupart des intellectuels français en matière de culture musicale.

Robert Piencikowskià propos de Boulez dé-visagé.

24 mars 2006

Cher Jacques,

Merci pour votre texte, sympathique au sens premier (et nullement „sympa “, au sens commun), qui forme un beau témoignage sur les liens que vous aurez entretenus avec Boulez dans les années soixante et au-delà. Sans en partager tous les points de vue, je crois que vous avez réussi à sortir des ornières de l’apologie et du blâme que vous stigmatisiez dans vos lignes introductives. J’ai bien apprécié l’anecdote du censeur ès expressivité en matière de Pierrot lunaire : à lire sa correspondance avec André Schaeffer, Boulez aurait déjà essuyé les mêmes critiques de la part de Max Deutsch à l’issue de son exécution à Paris en décembre 61 ; il est d’autant plus surprenant qu’il se soit laissé démonter à ce

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A fin 2004 un inconnu (Un Texan) proposait de « brûler Boulez », sous la forme d’un petit autodafé, à Austin. Les mélomanes du monde furent invités, par Net, à envoyer les enregistrements de PB, ses œuvres ou ses interprétations pour alimenter ce happening.

Les cons ? C’est ce qui manque le moins !Voir ce qui suit, made in USA !!!

Burning Boulez for Art’s Sake

Once in a while we reprint an email that merits further attention : this definitely falls into that category ! And yes, the project is legitimate. (I can hear some of you asking, aesthetically legitimate ?’ No comment.)the Publisher

Au cas où cela serait susceptible de vous intéresser, je joins à tout hasard un texte écrit voici quelques années pour le catalogue de l’exposition organisée par la Fondation à l’occasion du centenaire de l’AMS. Peut-être cela éveillera-t-il en vous de vieux souvenirs ?

N’oubliez pas de me faire parvenir un descriptif de vos archives dès que vous en aurez le temps.

Cordialement,

Robert

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documentation of the project. If you wish, I can keep your donation anonymous.

Please see the Pierre Boulez Project web site at http://home.flash.net/~jronsen/boulez.html. You will find a list of current contributors as well as the most comprehensive index (in English) to online information about Boulez, including links to a number of interviews with him.

An article about my Mail Art activities can be found online here :http://www.austinchronicle.com/issues/dispatch/2001-03-23/arts_string_all.html

If you wish toreceive future updates about this project, please email me at [email protected] If you would like a color flyer to post at your local record store/music department/hang-out, email me and I will send you one.

PIERRE BOULEZ PROJECT INVITATION

Hello. My name is Josh Ronsen and I am a Mail Artist and musician living in Austin, Texas. I have embarked on a long term collaborative project that I have been calling the Pierre Boulez Project. Years ago, French composer and conductor Pierre Boulez wrote that « All art of the past must be destroyed. » Before and since writing that statement, he has made a living in presenting many art works of the past, from Handel to Beethoven to Wagner to Stravinsky. In my project, I am collecting recordings of Boulez’s work as a composer and a conductor. Once I have assembled a sufficient number of recordings (and books and scores), my comrades and I will destroy them through various means in a performance creating a new work of art of the Present.

I ask that you submit any unwanted Boulez recordings to my project. I will duly credit all submissions on my web site and as well as the programs and final

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Gaulle Boulez n’a à ma connaissance jamais renoncé au pouvoir, il est simplement allé vers le plus efficace. Pourqoi pas d’ailleurs ? Le miliezu parisien lui a voué un culte hypocrite et une détestation exarcerbée, j’en entendais parfois des échos dans des émission du type Pivot où la maître s’est fait scotcher par une jeune imbécile lui reprochant la disproportion entre ses passionantes présentations et la qualité des œuvres éxécutées.Ce texte et ce qui suit ne sont que des notes d’un observateur assez impartial, autant que faire se peut. Je dirais quelques mots de l’utilité de PB.Dans un contexte mondial fatigué, alourdi de traditions non revivifiées, PB joue un rôle de catalyseur. Personnalité, travail, chance mais surtout moment. Il est loin d’être le seul révolutionnaire en France ou en Europe (oublions pour le moment les Etats-Unis et le reste du monde). Mais il est le seul agresseur efficace devant un Olivier Messiaen trop serein, un Schaeffer trop enfermé et irritable ou d’autres acteurs que l’histoire ne retient pas vraiment. Le parcours de PB est un parcours napoléonien, hitlérien, iskandarien, impérial. Que l’on ne se choque

Josh RonsenPO Box 7896Austin, TX 78713USA

Les personnages du type Boulez apparaissent invariablement dans des contextes historiques, des nœuds énergétiques, des tensions non résolues de la culture et de la société. Après l’avoir souvent rencontré - et avoir reçu son enseignement - je suis sorti de sa spère d’influence dans les années 80 ou un peu avant. Nos relations sont restées courtoises car je n’attendais rien de lui, protection, héritage, influences, contrairement à mes jeunes confrères qui se disputaient - par exemple - sa succession au Domaine musical à Paris. Je voyais très bien en quoi cet homme pouvait alimenter des haines et des dévouements, les Français - et les autres - n’aiment ni les grands hommes ni les Pères. Contrairement à de

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jeune Tabachnik, avant son éviction, me confiait un jour que Bouklez appartenait à uneloge secrète - des maîtres du monde - se ren contrant en SDuisse, dans une demeure sise au dessus de Montreux. Ah ? Possible, romanesque en tous les cas. C’est le genre de fiction qui me laisse indifférent.Bien que dans sa bibliothèque de Kapuizinerstrasse j’aie vu en bonne place l’Homme sans qualités de Musil Boulez n’en manque pas. Tant s’en faut. Je n’ai jamais vu quelqu’un pouvant témoigner de tant de gentilesse et de dévouement alliés à un caractère rancunier et implacable. Nombreux sont les éliminés de ce maître.

Chose curieuse, le PB compositeur est quasiment absent des débats

pas de ces comparaisons, il s’agit de conquête. Notre homme voit la carte et il veut le territoire. Par quoi commencer ? Par la provocation, à partir de bases théoriques assez solides. Les débuts de Boulez semblent être un savoureux mélange de provocation et de séduction. On reproche à BHL de construire son image dans les medias, Boulez en fait tout autant. Il retire de la cuirculation des œuvres d ejeunesse probablement jugées trop naïves, il déclare - et nous aimons tous beaucoup cette sentence - que les musiciens absents de cette révolution culturelle sont inutiles. Il trouvera, en Allemagne avec Heinrich Strobel, directeur du Sudwestfunk (radio) des appuis d’une grande puissance alors que la société internationale de MC, chapitre de FRance, refuse de le présenter dans la sélection nationale. Strobel déclare que « si Boulez est absent il annulera les manifestations prévues et largement soitenbues par lui ».

Même rapport avec l’homme le plus riche de Suisse, Paul Sacher, qui reconnait la puzissance boulézienne et mets à sa disposition des moyens extraordinaires. Le

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** Boulez dé-visagé **

BOULEZ dé-visagé.

On me propose ce titre : « Boulez pédagogue ». Au premier abord il me parut insuffisant. Comment résumer un tel personnage à ce qui n’est, parmi beaucoup d’autres, qu’une facette de la personnalité ? Le compositeur n’est-il pas plus grand ou le chef plus important ? Et puis : quel Boulez ? Celui de l’artisanat furieux ou celui que « portraitrise » Paris Match ? A la réflexion vous montrez, des témoignages, l’un des possibles. Brosser un portrait de plus ne m’intéresserait pas. Il en est quelques-uns mais, malgré l’intérêt des données biographiques, ils me paraissent montrer davantage la figure de leurs auteurs que celle de leur sujet.

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d’une figure placée aujourd’hui bien au-delà de la contestation.Pierre Boulez - que j’ai connu comme étudiant, à la fin des années cinquante quand il s’installait à Baden-Baden - est un homme à qui je conserve une profonde affection malgré une évolution qui m’a fort éloigné de lui dans le domaine de la création.Ce n’est pas l’homme dans sa relation avec le quotidien ou le social qui m’intéresse. Il existe un « profil » mental Boulez sans lequel cette époque ne serait pas ce qu’elle est. Et quand on l’a découvert, l’on peut constater son invariance et l’on en conçoit en général du respect. Je dis affection, parce que dans ces vingt années qui viennent de passer nous avons assisté à la montée de diverses tendances - pas toujours réconfortantes - et que, au-delà de la divergence esthétique, pour beaucoup d’entre nous il a été bon de simplement savoir que Pierre Boulez « existait », invariant du monde musical, un phare, comme il l’a dit lui-même de certains de ses aînés.J’ai choisi de vous parler de l’écrivain, du pédagogue et du chef d’orchestre.

Boulez, homme exceptionnel, d’une intelligence nécessaire au monde musical de l’après-guerre, me paraît n’avoir suscité que deux types principaux de commentaires : apologétiques et négatifs. Ayant attaqué l’establishment musical comme il l’a fait (on lui donne raison) et disposant actuellement en France de moyens dont Stockhausen lui-même dans sa mégalomanie n’a peut-être pas osé rêver, il n’a aucune peine à se susciter des ennemis, dont peu sont honorables dans leurs motivations.Les textes évangiles sont intéressants. Pourquoi ce qualificatif ? D’une part les auteurs (1) (< (1) Goléa, Deliège, Peyser entre autres. >) ont senti l’importance de l’homme et ont essayé de « surfer » son sillage - si l’on peut dire - pour participer un peu de son éclat ; de l’autre, dans certains de ces livres, on transcrit simplement les propos du musicien (2) (< (2) Deliège, Goléa, Rivette/Weyergans p. ex. >) sans le mettre en question, ce qui nous met davantage au niveau d’une interview que d’une étude.Je regrette la relative absence de témoignages critiques et non-partisans à propos

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avant le Sexe) ni d’établir une théorie généralisée des champs psycho-attractifs en fonction des âges de l’homme, bien que j’en imagine tout l’intérêt.J’observe simplement que divers phénomènes bouléziens s’expliquent relativement bien par les attractions/répulsions de certaines de ces forces.

C’est le Savoir qui domine dans les textes de Boulez. Il a réellement eu soif de connaissances au moment o| tout était « à ramasser », informulé et mal coordonné. Les écrits, de 1948 à 1970 environ, tracent une véritable arche de connaissances nouvelles et/ou dégagées et nettoyées. Boulez est un grand nettoyeur ()), on le verra à propos de l’interprétation. J’ai lu passablement d’ouvrages théoriques modernes mais je ne connais pas d’auteur ayant traité de manière aussi exhaustive la problématique musicale contemporaine, « Penser la Musique Aujourd’hui » dominant l’ensemble, sinon le couronnant.Le (désir de) Pouvoir n’est pas tout à fait étranger à cette recherche et engendre une relation conflictuelle. Il l’incite parfois à présenter ses théories de manière

Quoi ? me direz-vous, vous omettez l’essentiel, à savoir le compositeur ! Je vous répondrai que nous le percevrons dans ces trois domaines.I)Boulez - écrivain/penseur remarquable - s’est exercé dans les domaines de la critique, de la recherche fondamentale au niveau du langage, de l’esthétique, de la technique et de la polémique. C’est dans cette dernière catégorie qu’il est le plus drôle et aussi le moins intéressant.

Avant de développer quelques idées à son sujet je voudrais observer d’une manière tout à fait générale qu’il existe dans la vie des hommes un petit nombre de pulsions fondamentales qui dans le courant de leur existence agissent sur eux. Le Sexe, L’Argent (comme une forme particulière de pouvoir), le Pouvoir (sur les autres, sur le monde) et la Connaissance en sont des exemples très généraux. Il n’entre pas dans mes intentions de vous réaliser une table de valences o| vous trouveriez par exemple le Dr Faustus (qui regretta d’avoir choisi la Connaissance

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des prises de position très violentes (frappant toute une catégorie de musiciens d’ »inutilité » par exemple), violence dont l’utilité est tout à fait classique, se poser en s’opposant.Cette stratégie devient gênante quand elle sert à imposer un univers esthétique, si parfait soit-il. L’a-t-il fait ? Oui, d’une certaine manière, dans les sphères qu’il a contrôlées, parmi les plus importantes de la vie musicale des années soixante. On pourrait discuter à l’infini le problème de la dictature esthétique, j’observe pour ma part qu’elle aura permis, en ce cas, l’apparition et le développement d’œuvres qui étaient frappées d’excommunication par l’ancien système. Comme on le voit les démarches du Pouvoir sont complexes et ne font guère l’objet d’un jugement simplificateur.

Revenons aux textes : ils ont des qualités rares. Doué d’un « champ de conscience large » Boulez a été capable de cerner et formaliser dans ses écrits des problèmes aussi divers que lutherie nouvelle, rapports avec la poésie, écriture, style/goût,

dogmatique, agressive, donnant à d’éventuels contradicteurs par avance un siège ridicule, tentant, dans le texte même, de répondre aux attaques qu’il peut sentir poindre. Ériger des dogmes est une fonction utile à un jeune organisme. Il se défend préventivement et fabrique une sorte d’exosquelette défensif. Mais…le polémiste est admirable à vingt ans, ennuyeux à trente et obscène à quarante. Boulez, homme pudique, est à l’opposé de l’obscène et certains de ses textes sont aussi ceux d’un combattant. En suggérant ironiquement de « faire sauter les Opéras » il mène un combat utile contre la routine d’une vieille institution. Combat o| d’ailleurs il prend ses risques puisque la controverse avec Liebermann se muera en collaboration et devrait le mener à répondre lui-même aux questions posées par un acte : écrire un Opéra.Il faut néanmoins se souvenir qu’il a exercé dès ses débuts une véritable activité de terroriste culturel sur le monde musical. Par l’utilisation d’un savant persiflage et l’art de tourner ses ennemis en ridicule. Par ses incomparables qualités qui lui permettent de soutenir maints défis et par des accusations et

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rien… Il est d’ailleurs le premier à se critiquer en tel domaine. L’exemple du goût fonctionnel fait partie des théories qu’il \peut_appliquer\, comme celles qui traitent de la direction, de la pédagogie et de certains aspects de la sociologie de la musique.Un autre ensemble d’écrits théoriques dévoile les problèmes d’application du compositeur et ses diverses ambiguïtés. La recherche du Pouvoir incite constamment Boulez à une tentative de contrôle du monde idéel.D’où un grand nombre d’articles o| il traite de ce qui, en raison de sa démarche, lui échappe : l’aléa, la mouvance et l’irrationnel. Il suggère des perspectives telles que : « fixer l’infini » (4) (< (4) Aléa, NRF nov 57 no 39. >), «Organiser le délire » (5) (< (5) Poésie pour Pouvoir, Son/Verne/Synthèse, in Melos 1960/1. >) et appelle le « bonheur constamment espéré d’une dimension irrationnelle ». (6) (< (6) Auprès et au loin : Cahiers Renaud/Barrault no 3, 1954. >)Mais la puissance même de ces écrits théoriques va influer sur l’œuvre du compositeur. Le premier à formaliser le langage post-webernien avec sa technique

analyse, enseignement, notation, musique électronique, pour ne prendre que quelques thèmes importants.Il l’a fait dans son optique rationaliste, il l’a fait avec autorité, arrogance quelquefois, mais à ce niveau il domine aisément son époque.Les jeunes générations élimineront probablement les aspects précieux de certains de ces textes pour n’en retenir que les idées clefs et la démarche, le raisonnement. Dans « Le Goût et la Fonction » (3) (< (3) : Tel Quel, été 1963. nos 14,15. >) il postule l’existence d’un goût fonctionnel (Le goût c’est la fonction) mais consacre la quasi totalité d’une première partie (Le texte complet paraîtra en deux fois) à se répandre en sarcasmes sur J.J. Rousseau, Helvète qui avait « une bonne teinture de musique ». Si l’on se reporte par exemple à son enregistrement de la Symphonie Op 21 de Webern on trouve cependant une admirable démonstration de sa thèse. Je pourrais dire cela de presque toutes ses interprétations, toujours « pensées », à l’exception de quelques erreurs de taille, telle cette gravure de la cinquième de Beethoven dont le tempo est un pari manqué. Qui ne risque

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rationnel »- la démarche de Boulez et sa production ressortissent à une pensée strictement rationnelle, logique, friction entre Savoir et Pouvoir (désir de contrôler le monde). On a quelquefois le sentiment que le penseur rêve dans ses textes à ce qu’il n’osera ou ne pourra pas mettre en œuvre dans sa musique, avec certaines exceptions dont « Poésie pour pouvoir » (première version) et le très beau « Rituel » à la mémoire de Bruno Maderna.

II)Les passages de Boulez dans la pédagogie sont également significatifs. Contrairement à une opinion répandue il n’est nullement pédagogue - au sens habituel du terme. « Il n’aime guère enseigner ». (7) (< (7) Cahiers du Cinéma no 152, p19. >) En fait, ses cours, les plus brillants probablement avec ceux de Messiaen, se divisent en deux catégories. Des rencontres avec des jeunes à qui il donne de son temps, en privé, et quelques séries de cours intensifs, ceux de Bâle essentiellement, pour la composition et la direction. Encore une variation

de généralisation de la série, Boulez édifie une véritable citadelle dont avec le temps il découvrira les richesses et les limites. Il s’agit avant toute chose de construire un univers musical cohérent, fait de « métaux purs » si l’on peut dire. D’o| une technique d’élimination et de mise en évidence. On pourra observer tout au long de ces lignes que je parais opposer qualitativement deux univers esthétiques fondés sur les principes contraires du contrôle par la raison et (comment le nommer ?) d’un certain dialogue avec l’imprévisible : les œuvres bâties à partir de l’accident, dans les tourbillons du Fleuve contre des ordres cristallins. Il n’en est rien, c’est une question d’esthétique personnelle. Par ailleurs le contrôle qu’exerce le compositeur sur son matériau devrait varier comme la fonction logarithmique inverse du nombre d’éléments qu’il met en jeu dans un temps donné. Ce serait - éventuellement - la mesure du pouvoir d’agir sur des ensembles complexes, de « modeler » le chaos, idée nostalgique que l’on a décelée dans les citations précédentes.En effet, quel que soit l’appel de l’irrationnel - je préfère le nommer « sur

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tendance à raisonner en termes d’enseignement de masse, ce fécondeur a contribué à l’apparition de quelques élites. Mais n’imaginez pas qu’il crée des relations de paternité avec ses fils spirituels : c’est encore Rousseau qui lui suggère la bonne méthode : aller les porter dès leur naissance à l’Assistance publique(8). Dans ses séminaires importants Boulez teste constamment -presque en s’amusant- la force et la résistance de ses élèves. Les participants du premier cours de direction à Bâle durent se présenter avec un programme de rêve ou… de cauchemar : Le Sacre, Wozzeck, Cordes Percussion et Célesta ainsi que le premier concerto de piano de Bartok, des œuvres de Stockhausen, Messiaen et Boulez lui-même sans oublier Webern (Variations pour Orchestre), Berg (Concerto de violon) et Pierrot Lunaire. Je n’ai cité, de mémoire, qu’une partie du programme.Il ne s’agit pas d’un sadisme boulézien : il a été comparé à un maître zen sous certains aspects, bien que les parentés, à mon avis, soient assez contestables. « J’organiserai en vous l’insatisfaction. « (8)Il y a d’excellents documents sur Boulez « pédagogue », tel celui tourné lors

sur le pouvoir, Boulez aime la force et son principe d’enseignement est très proche de la sélection naturelle. « C’est vrai, mais qu’y faire ? (8) (< (8) A bas les disciples, Les Lettres Nouvelles, Fév/mars 64. >) Un bon sujet démarrera tout seul, en revanche celui qui n’est pas doué peut passer des années dans les cours sans évoluer », dit-il (8). Il veut à ses élèves « l’autorité, la vitesse et la dureté nécessaires » (8). Prompt à rejeter ceux qui sont venus à lui il est également capable de leur \donner\ ce qu’aucun conservatoire ne sera jamais à même de leur \vendre\. Je puis témoigner que deux journées passées avec lui à Baden-Baden m’ont orienté plus que toutes mes classes de conservatoire. Mon cas n’est pas isolé. Il a une méthode et une attitude particulières devant le travail. Est-il paradoxal de constater que ce grand professionnel de l’enseignement musical n’ait jamais cru à l’Enseignement ? Sa théorie est celle de la Rencontre. Si une personnalité doit réagir à la sienne cela se fera « rapidement », pas besoin de longues durées. Là o| l’on a fâcheusement

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crédibilité, telle cette étrange séquence dans laquelle Michel Lonsdale joue le rôle d’un « enquêteur culturel ». Boulez, le loup déguisé en agneau, fait sentir son effort de « traduction ». Or il peut être bon à la télévision : je l’ai entrevu, excellent, détendu et charmeur chez Bernard Pivot ou dans la diffusion de ses concerts (les répétitions en particulier), passant le petit écran comme peu de personnalités peuvent le faire ! L’ensemble des théories sous-jacent à l’œuvre musicale contemporaine est peut-être plus facilement vulgarisable au gré d’une démarche poétique ou philosophique que par le discours explicatif, rationnel ou technique. Dans la transmission des connaissances le seul domaine où Boulez passe la rampe du grand public,, excellemment, est celui de l’interprète.Ce qui nous conduit au chef d’orchestre.

III)A ce niveau, même en le « dé-visageant », je n’émettrai aucune réserve. L’homme m’a convaincu, l’homme est évident. Tentons cependant de définir quelques

d’un cours de direction à la Julliard School of Music à New York. J’en conseille le visionnement.Dans toute une période de son enseignement on a l’impression qu’il s’est fait les griffes avec ses élèves, en direction particulièrement. Il savait assez ce qui l’attendrait à Bayreuth et New York par exemple pour vouloir se tester avec un auditoire de plus haut niveau qu’un orchestre, mais pas forcément plus complaisant.Son bilan de professeur de composition, dans les cours de Bâle, paraît décevant et lui donne raison : homme de contact, initiateur dans l’instantané, il pèse trop sur les élèves qu’il conserve longtemps. Sa trop lourde personnalité les écrase, empêchant toute distanciation, voire tout rejet.Vient enfin une période dans laquelle il paraît tenté par l’éducation de masse (à de quelles fins ???) et dont témoignent quelques films de télévision tournés par l’INA ou l’une des chaînes françaises. Chose logique, quand il tente de forcer sa nature pour se mettre au niveau du grand public il perd aussitôt toute

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respectée. Cette relecture des œuvres est si étonnante qu’il m’est arrivé, après avoir suivi à Londres ses répétitions du Rose Pilgefahrt de Schumann, de ne pas reconnaître cette même œuvre dans d’autres interprétations.

La mise en œuvre du Savoir postulait une technique nouvelle. On n’imagine guère la conception boulézienne médiatisée par les écoles de direction existant alors. Il forge donc un style, une technique, une sémantique du geste ou signalétique.Nous sommes quelques-uns à nous souvenir du chef de Darmstadt ou des premiers Donaueschingen, préoccupé surtout de clarté et de précision. Avec le temps et la pratique du répertoire, conception et gestique s’infléchissent et se transforment.Les mains - dégagées de la baguette (« ce crochet pour manchot ») parcourent avec virtuosité une gamme de signes qu’il a mis au point. Signes de précision, de phrasé, d’attaque, de tout ce qui correspond à une réalité de la partition. Certains de ces gestes sont à peine explicables, tel cette position des doigts pour obtenir un pizzicato parfaitement précis d’un ensemble de cordes (observation basée

paramètres de cette évidence.Les interrelations des pulsions dont on a postulé l’existence atteignent ici un maximum de complémentarité. L’homme quand il dirige est en concordance de phase. L’union se fait entre les réseaux du mental (Connaissance), de l’action (pour moi ici, la Créativité) et de l’exercice du Pouvoir qui trouve alors un champ d’activité non conflictuel ; au contraire il renforce le Savoir.L’atout fondamental de Boulez chef d’orchestre est la Connaissance. Il sait lire et relire les œuvres, qualités bizarrement fort peu répandues. Il semble souvent y voir plus que les autres, y compris… les auteurs. Il dégage des chemins, des relations, des équilibres de durées et, en dirigeant, il \explique\ la musique, la rend évidente, l’éclaire, sans emphase mais avec intensité.Sa version du Prélude de Parsifal est exemplaire car le tempo choisi permet à la forme d’exister, de réémerger de la durée o| d’autres chefs la noient. Autre impact de cette profonde connaissance de la réalisation : les partitions les plus denses accèdent à la transparence, chaque élément est pesé, chaque intonation

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premier chef nous semblait plus aérien/mental). Rien dans sa pensée faite de bases, d’angles, de limites précises et d’énergie n’est contradictoire avec ces notions. Le monde de l’Eau lui est probablement le plus étranger et je n’utilise ces comparaisons qu’en fonction de la résonance poétique qu’elles auront sur beaucoup, bien conscient qu’elles n’appartiennent guère au vocabulaire de mon sujet. (Faut-il emprunter ses avenues pour le percevoir ?)Cette grande force terrienne donc s’exerce de la manière la plus frappante et souvent la plus bouleversante qui soit et insuffle la vie dans les œuvres. Boulez a une gestique naturelle, presque animale. Celle d’un danseur libéré de la pensée. Il ne traduit pas, il exécute. Ce qui représente la grande différence entre le naturel et le voulu-traduit. Un informaticien ferait l’analogie entre langages interprétés et langages compilés. On peut comparer certains de ses gestes aux mouvements enseignés dans les Arts martiaux, les « coups flottés » ou les « amortis ». Essayez de frapper violemment dans le vide..vous comprendrez. Il est passé maître dans l’art de produire une puissante détente musculaire immédiatement

sur l’étude vidéo de divers enregistrements).Aux gestes percussifs et arrêtés du début s’ajouteront des gestes de grande puissance, la force nerveuse se muant en force tout court, et une série d’étonnants gestes d’archet, planés, envolés, intégrés souvent à une direction « à l’allemande » qui permet d’obtenir de l’orchestre des sonorités extrêmement profondes. Relativement à l’usage de l’énergie, je dirais que Boulez est \ampèrés\ par opposition à un type d’interprètes « volté ou survolté ».La plupart des chefs, à peu d’exceptions près (Scherchen, Rosbaud et Toscanini) souffrent de ce problème de l’énergie. Ils la retournent contre eux. On peut visualiser la tension qui s’attarde dans leurs muscles et ne se projette pas sur l’orchestre, le parallélisme des bras, la crispation de la main gauche, la bouche de poisson ouverte pour solfier quelques lignes principales, les flexions de genoux etc.C’est une grande force terrienne qui s’exerce sur l’orchestre, action de Terre et de Feu quand ronfle cette forge boulézienne. Avec l’Air pour complément. (Le

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fertile ». Visiblement un certain public américain ne l’a pas compris : qu’il aille au diable, nous savons reconnaître l’évidence quand elle se présente.Que la longue route et le titanesque effort du chef ait empiété sur l’activité du compositeur ne me dérange pas.Je le crois toujours capable de nous étonner en tout domaine.

Mais je n’ai pas voulu l’enfermer, masque, étiquette, djinn/bouteille, comme il est si tentant de le faire à ceux que frôle la légende. Ceux dont la société fixe les traits dans un stéréotype toujours banal. Boulez est un masque, comme le sous-entend le titre de Joan Peyser. Quitte à me tromper je préfère écarter cette persona et chercher en quoi je le trouve grand :

le dé-visager.

Jacques Guyonnet

suivie d’une juste répartition de l’énergie dans le parcours et la durée du geste, bref ou long. Cette particularité jointe au sens de l’anticipation temporelle lui confère une partie de son exceptionnel impact.L’observation attentive montre aussi une maîtrise du temps. Le chef d’orchestre semble agir à l’intérieur de trois durées. L’acte appartient à « l’épaisseur du présent ». L’orchestre qui réagit avec un certain retard appartient au futur proche et la prévision d’action à un futur plus lointain.Cette prévision d’action était particulièrement belle et impressionnante dans la diffusion télévisée de la « Nuit Transfigurée » il y a quelque temps, au-delà des quelques incidents techniques qui se produisirent.Là Boulez, maître de la mouvance temporelle (rubato), se plaît à imprimer à la partition des variations agogiques à la limite du défi..pour les cordes. Mais.. quelle vie intense et frémissante !C’est à ce niveau que s’accomplit la quête de l’irrationnel. En dirigeant Boulez se transcende, se \transfigure\ et parvient à la dimension tant espérée, au « pays

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et, disons-le, assez intolérants. C’était nécessaire, une révolution était en marche, il n’y avait pas de place pour les tièdes et les hésitants. Les méthodes de Boulez étaient aussi militaires que monacales. Il s’imposait une stricte discipline et en attendait autant de ceux qu’il emmenait avec lui. J’aimais. Ça ne me rebutait pas. Quelquefois mon téléphone sonnait et je reconnaissais sa voix. Je prenais ma voiture et je montais à Baden Baden, à n’importe quelle heure, n’importe quel jour. Il me consacrait une heure, trois jours, il me proposait de suivre ses répétitions avec le Sudwestfunk, j’allais. Il n’était jamais question d’argent, c’était un homme hyper courtois et drôle. Quand on a la chance de rencontrer un véritable maître et d’être accepté on ne discute pas- ! Bien des années après je suis revenu à une autre forme d’expression musicale, assez distante de la sienne. N’est-ce pas Nietzsche qui a dit que «-le meilleur cadeau qu’un élève peut faire à son maître est de le dépasser- ? - » Il ne s’agissait pas de le dépasser, il s’agissait de choisir ma propre voie. Contrairement à la plupart de ses élèves, je n’ai jamais eu aucun conflit avec cet homme. Je ne sais pas ce qu’il pense de moi,

Boulez fut évidemment la grande rencontre qui changea ma vie. François Lachenal, l’homme du Collège de Pataphysique (mais je le soupçonne d’avoir appartenu à des confréries tout à fait rares et puissantes) m’avait littéralement envoyé le rencontrer à Darmstadt, sans me consulter. «-Ce que tu fais ici est magnifique,- » m’avait-il dit le soir de mon premier concert au Conservatoire, «-mais tu perds ton temps. Il faut aller là où l’action se passe. Et c’est Darmstadt. Les révolutions sont quelque chose qui s’organise- » ajouta-t-il avec un sourire indéfinissable. Je m’y rendis, un peu perdu. Il y avait le monde entier de la musique nouvelle, disons entre cinquante et cent personnes. C’est beaucoup, car si l’on parle du monde entier de la physique nouvelle à peu près à la même époque, on eut dénombré de cinq à dix cerveaux. Boulez lut mes partitions et m’accepta parmi ses élèves. Nous étions cinq, c’était en 1958, à Baden Baden. J’ai tant écrit sur lui qu’il me paraît futile d’ajouter quelque chose ici. C’était un maître, il le restera à vie. Il enseignait avant toute chose une attitude devant la musique. Une exigence et une certaine intransigeance. Avec lui, j’ai appartenu au clan des musiciens engagés

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Un jour, j’ai décidé de renouer avec l’héritage poétique de mon enfance. En 1972, quand j’ai emmené pour la première la Philharmonie de Stuttgart au Victoria Hall à Genève, j’ai donné la première du Chant remémoré, une œuvre que je venais d’écrire pour quatuor vocal et grand orchestre. Ce titre n’était pas innocent. C’était un adieu aux terres pures et dures de la révolution. Je disais «-Merci- ! et Salut- ! Vous m’avez beaucoup appris et maintenant, avec tous vos trésors, je reviens aux musiques sources de mon enfance.- » Mais avec un savoir de plus, une technique. Je n’allais jamais plus m’interdire un trait de cordes ou un accord mineur, qui dans les années cinquante n’étaient pas tolérés. Si je sentais qu’ils trouvaient leur place dans le récit je les intégrais. C’était ma liberté retrouvée, mon chant remémoré. Les écoles fanatiques sont nécessaires à ceux qui peuvent, le moment venu, les dépasser. L’ai-je fait- ?

Je n’en sais rien et sincèrement je m’en fous un peu.

vous venez de prendre connaissance de mon jugement sur lui. Il reste beaucoup à dire à son propos. J’apporterai peut-être ma contribution une autre fois, il faut y consacrer de la place. Parallèlement à cet artisanat furieux, je satisfaisais mes désirs de pilote frustré à cette époque, car généralement je rentrai à Genève de nuit. Avec ma vieille Porsche. Je me jouais le scénario des vols de nuit militaires, la route était à moi, je rentrai à la base aux instruments (j’ignorais qu’un jour je commencerais à piloter des avions), je ne déconnais pas trop, ces voyages au bout de la nuit étaient magiques. C’était une autre époque, il n’est plus temps de s’amuser de la sorte.Avec Boulez il fallait (tacitement) adopter une vie assez monacale et renoncer à ce qu’il devait considérer comme une forme d’impermanence. Les femmes n’avaient aucune place apparente dans sa vie. Il se voyait réussir sa trajectoire en solitaire. Je savais, de mon côté, qu’aucun homme ne réalise quelque chose de grand sans qu’une femme soit à ses côtés. Sans aller jusqu’à Cosima, c’était une règle vérifiable.

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