asterion 325 3 corps et esprit l identite humaine selon spinoza

25
Astérion (2005) Spinoza et le corps ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Lamine Hamlaoui Corps et esprit : l’identité humaine selon Spinoza ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Lamine Hamlaoui, « Corps et esprit : l’identité humaine selon Spinoza », Astérion [En ligne], 3 | 2005, mis en ligne le 16 septembre 2005, consulté le 10 octobre 2012. URL : http://asterion.revues.org/325 Éditeur : ENS Éditions http://asterion.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://asterion.revues.org/325 Ce document PDF a été généré par la revue. © ENS Éditions

Upload: pablo-azevedo

Post on 21-Jul-2016

11 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion3  (2005)Spinoza et le corps

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Lamine Hamlaoui

Corps et esprit : l’identité humaineselon Spinoza................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Référence électroniqueLamine Hamlaoui, « Corps et esprit : l’identité humaine selon Spinoza », Astérion [En ligne], 3 | 2005, mis en lignele 16 septembre 2005, consulté le 10 octobre 2012. URL : http://asterion.revues.org/325

Éditeur : ENS Éditionshttp://asterion.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://asterion.revues.org/325Ce document PDF a été généré par la revue.© ENS Éditions

Page 2: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

CORPS ET ESPRIT : L’IDENTITÉ HUMAINE SELON SPINOZA

Lamine HAMLAOUI°

Contrairement à Descartes, Spinoza refuse à l’esprit humain et par conséquent à l’homme le statut de substance : l’homme est défini comme l’union de deux modes, un corps et une âme. On ne peut donc plus comme chez Descartes distinguer une identité substantielle, conférée au corps par l’âme, et une identité modale, déterminée par le rapport du corps humain aux autres corps. Ces deux identités sont fondues dans une identité essentielle. L’objet de cet article est de mettre en évidence le statut problématique de cette identité dans l’Éthique. L’esprit humain y est en effet déduit et défini comme l’idée du corps humain, c’est-à-dire le concept que Dieu forme du corps humain. Mais tantôt Spinoza identifie cette idée du corps humain à l’essence de l’esprit humain, tantôt il établit une distinction entre les deux. De même, tantôt en vertu du parallélisme des attributs il identifie l’idée du corps humain à l’idée de l’esprit humain, tantôt il distingue les deux. D’où des tensions qui travaillent le système de l’intérieur. Mots-clés : identité, esprit humain, corps humain, essence, substance.

1. La réappropriation spinozienne de la question de l’homme 1.1 Coup d’œil sur la substance Les difficultés de la théorie cartésienne de la substance tiennent à ce qu’il existe non pas un, mais plusieurs concepts cartésiens de la substance. Ce concept varie selon le genre d’être auquel il s’applique, être infini ou fini, être fini étendu (corps) ou être fini pensant (âme). Même si l’on conteste que les corps singuliers soient de véritables substances, reste que l’étendue en général est une substance, aussi bien que Dieu et les esprits, qu’il faut donc affronter la question de l’unité de la notion de substance, aussi bien entre l’étendue et la

° Agrégé et docteur en philosophie, lycée Marcellin Berthelot, Saint-Maur (Val-de-

Marne).

147

Page 3: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

pensée qu’entre le fini et l’infini : analogie ou équivocité1, on ne peut échapper à cette alternative.

Chez Spinoza, il semble qu’au moins une partie de ces difficultés doit disparaître. Car, dès le Court traité, et ensuite dans l’Éthique, le terme de substance est réservé aux seuls êtres infinis : la démonstration qu’« aucune substance limitée ne peut exister » ouvre ainsi le premier chapitre du Court traité. La question de l’équivocité de la notion de substance ne s’applique donc plus au rapport fini/infini. Elle demeure toutefois, au moins dans le Court traité, à un double niveau : d’une part entre les deux genres d’infini que distingue Spinoza, l’absolument infini et l’infini en son genre, qui évoque la distinction infini/indéfini de Descartes ; d’autre part et corrélativement entre les deux attributs pensée et étendue. En effet, le Court traité emploie indifféremment les termes d’attribut ou de substance pour désigner l’étendue et la pensée. Dans l’Éthique, on peut se demander s’il existe encore un problème de la substance dans la mesure où l’on peut penser qu’elle ne désigne alors plus qu’un seul être, Dieu, substance et absolue infinité étant à ce moment-là indissociables : Spinoza fait intervenir certes des substances à un attribut, mais ces substances ont-elles un fondement seulement logique ou ontologique ? Sont-elles de pures hypothèses fictives, nécessaires pour établir la démonstration de l’unicité de la véritable substance, ou correspondent-elles à une réalité, c’est-à-dire à un autre type de substance que la substance absolument infinie ?

Si l’on récapitule, selon qu’on accorde ou non le statut de véritables substances d’une part aux corps particuliers chez Descartes, d’autre part aux attributs chez Spinoza, l’écart entre leurs théories respectives de la substance semble plus ou moins grand. Cet écart est minimal dans l’interprétation de Martial Gueroult, qui refuse la substantialité stricto sensu aux corps cartésiens, et accorde au contraire la substantialité aux attributs spinoziens2. Dans cette optique, la

1. Voir l’article de J.-M. Beyssade, « La théorie cartésienne de la substance : analogie

ou équivocité », Revue internationale de philosophie, n° 195, 1/1996, p. 51-72. 2. C’est la fameuse théorie des substances à un attribut, M. Gueroult, Spinoza, Paris,

Aubier, Hildesheim, Olms, 1968-1974 ; voir la critique de cette thèse par A. Doz dans ses « Remarques sur les onze premières propositions de l’Éthique », Revue de métaphysique et de morale, n° 2, 1976, p. 221-261 ; la réponse de G. Dreyfus, « Sur le Spinoza de Martial Gueroult : réponses aux objections de M. Doz », Cahiers Spinoza, n° 2, p. 7-51; enfin la réponse à Mlle Dreyfus de A. Doz, « Réponse à

148

Page 4: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

théorie spinozienne de la substance semble accomplir ce que la théorie cartésienne recelait en germe, sans trahir son inspiration fondamentale. Toutefois, cette continuité si elle existe ne peut prétendre être défendue qu’à propos de la substance étendue. Car si l’on peut soutenir que Spinoza accorde la substantialité à la pensée, il ne peut s’agir que de l’attribut pensée, et non des âmes qui, finies ou infinies, sont sans discussion possible désignées comme des modes. Or, ceci entraîne évidemment un bouleversement radical dans la conception de l’identité humaine.

1.2 L’escamotage de la question de l’homme L’homme peut être défini comme l’union d’une âme et d’un corps. Mais tandis que Descartes emploie indifféremment le terme d’union ou de composition, Spinoza n’emploie que le terme d’union3. Lorsqu’il parle de l’homme comme d’un être composé de certains modes, c’est seulement lorsque les modes en question appartiennent au même attribut, autrement dit lorsqu’il s’agit soit des modes qui composent son corps, soit des modes qui composent son esprit. L’homme est donc tour à tour désigné comme une composition et comme une union de modes. Or, ces deux désignations correspondent comme on va le voir à deux approches très différentes de l’homme.

Dans l’Éthique, le thème de l’homme apparaît pour la première fois dans les deux premiers axiomes de la deuxième partie. Bien que l’objet de cette partie ne soit pas de définir la nature de l’homme, mais celle de l’esprit humain (mens humana), les deux questions interfèrent. Spinoza aborde explicitement la question de l’homme dans les propositions 10 à 13. La proposition 10 établit qu’« à l’essence de

Mlle Dreyfus à propos du Spinoza de Martial Gueroult », Cahiers Spinoza, n° 3, p. 209-237.

3. Voir Éthique, II, 13, scolie : « Par là nous comprenons non seulement que l’esprit humain est uni au corps, mais encore ce qu’il faut entendre par union de l’esprit et du corps. » Si l’on exclut l’introduction de la cinquième partie, où Spinoza expose et critique la théorie cartésienne de l’union de l’âme et du corps, on ne trouve que deux autres occurrences du terme « union » dans toute l’Éthique, à savoir dans la définition de l’individu corporel de la « Petite physique » de la deuxième partie et dans la démonstration du lemme 4 renvoyant à cette définition. Union est ici synonyme de composition.

149

Page 5: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

l’homme n’appartient pas l’être de la substance, autrement dit la substance ne constitue pas la forme de l’homme ».

On peut dire que la question de l’homme est abordée ici sans transition. En effet, après les cruciales propositions 1 à 7 relatives à ce qu’il est convenu d’appeler le parallélisme des attributs, les propositions 8 et 9 se restreignent aux seuls modes de la pensée, préparant et annonçant la série subséquente des propositions relatives à l’esprit humain, initiée par la proposition 11. Pourquoi parler dans la proposition 10 d’essence de l’homme, et non pas d’essence de l’esprit humain ? Certes, la démonstration de la proposition 11 s’appuie sur le corollaire de 10 relatif à l’essence de l’homme, selon lequel cette essence est constituée par certaines modifications des attributs de Dieu, autrement dit est un mode. Mais la proposition dont se déduit directement ce corollaire s’appuie sur une démonstration valable pour tout mode fini : l’être de la substance n’appartient pas à l’essence de l’homme parce que cette essence, comme celle de n’importe quel mode fini, n’enveloppe pas l’existence nécessaire. La chaîne démonstrative n’aurait donc été nullement rompue si la proposition 10 avait porté sur la seule essence de l’esprit humain, et non sur celle de l’homme. C’est si vrai que lorsque la démonstration de la proposition 11 commence par rappeler l’énoncé du corollaire de 10, « l’essence de l’homme est constituée par certains modes des attributs de Dieu », Spinoza précise aussitôt : « à savoir (selon l’axiome 2) par les modes du penser ». L’essence de l’homme est donc identifiée à l’essence de son esprit, les modes des attributs de Dieu qui constituent son essence sont réduits aux seuls modes de l’attribut pensée4. Si bien que jusqu’à la fin de l’Éthique Spinoza parlera soit de l’essence de l’esprit humain, soit de l’essence du corps humain, en évacuant la question de l’homme proprement dite.

On objectera que c’est précisément la conception spinozienne du rapport entre les attributs, le fameux « parallélisme », qui autorise pleinement ce rabattement de la question de l’homme sur celle de l’esprit. Certes, l’homme n’est pas seulement un esprit, mais aussi un corps, il n’est donc pas seulement constitué de modes du penser, mais aussi de modes de l’étendue : « L’homme consiste en un esprit et en un corps » (II, 13, cor.). Toutefois, affirme par ailleurs Spinoza, « un 4. C’est ainsi que l’idée de Pierre est identifiée à ce qui constitue l’essence de l’esprit

de ce Pierre (II, 17, sc.).

150

Page 6: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

cercle qui existe dans la nature et l’idée du cercle – idée qui est aussi en Dieu – sont une seule et même chose, qui s’explique par des attributs différents » (II, 7, sc.). Donc si en effet l’esprit est la même chose que le corps, seulement conçu sous un attribut différent, alors la connaissance de l’esprit vaut comme connaissance du corps, toute considération sur les modes de l’étendue qui constituent l’homme est en quelque sorte redondante par rapport aux considérations sur les modes du penser également constitutifs de ce même homme et « parallèles » aux modes correspondants de l’étendue.

Mais la formule du scolie de la proposition 7 est trompeuse. Le cercle et l’idée du cercle sont certes la même chose, mais cette même chose s’explique chaque fois par des attributs différents. Et bien loin que cette différence de conception soit extrinsèque à cette chose, comme pourrait l’être l’identité d’un homme qui concevrait adéquatement un cercle relativement à l’essence ainsi conçue (que ce soit Pierre ou Paul qui conçoive cette essence, c’est chaque fois la même essence qui est conçue, donc c’est la même idée qui est formée chez l’un et l’autre), au contraire, on peut dire que précisément parce que le cercle et l’idée du cercle s’expliquent par deux attributs distincts, le cercle et l’idée du cercle sont par là même deux choses distinctes. D’où la célèbre formule du Traité de la réforme de l’entendement, qui fait pendant au passage du scolie que nous venons de citer : « L’idée vraie est quelque chose de différent de son idéat. En effet, autre est le cercle, et autre est l’idée du cercle. Car l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme le cercle ; et l’idée du corps n’est pas le corps lui-même » (§ 3).

On se heurte alors au paradoxe suivant. D’un côté, l’esprit et le corps sont une seule et même chose, plus précisément un seul et même individu5 : le corps fait connaître l’esprit dont il est l’objet. D’un autre côté, l’esprit et le corps sont deux choses séparées, dont l’explication relève d’attributs réellement distincts : ce n’est pas l’objet de l’esprit mais d’autres idées qui éclairent et constituent cette idée

5. « Là [dans le scolie de la proposition 7] nous avons montré que l’idée du corps et

le corps, c’est-à-dire (selon la proposition 13) l’esprit et le corps, sont un seul et même individu [unum et idem esse Individuum], qui est conçu tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue » (II, 21, sc.). Nous soulignons.

151

Page 7: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

qu’est l’esprit humain, de même que ce n’est pas l’esprit mais d’autres corps qui définissent l’individualité du corps humain.

1.3 Forme et contenu de l’union de l’esprit et du corps Selon la proposition II, 13, l’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le corps, c’est-à-dire un certain mode de l’étendue existant en acte et rien d’autre. « Par là, enchaîne Spinoza dans le scolie, nous comprenons non seulement que l’esprit humain est uni au corps, mais encore ce qu’il faut entendre par union de l’esprit et du corps. » Spinoza prétend-il avoir donné dans ce qui précède la solution du problème de l’union ou bien veut-il dire que ce problème n’existe plus ? Ce qui est certain est qu’il reformule autrement le problème. Et il demeure bien un problème puisque juste après Spinoza affirme que pour avoir une idée adéquate, c’est-à-dire distincte de l’union de l’âme et du corps, il faut connaître auparavant de façon adéquate la nature de notre corps. Donc cette idée existe, mais les propositions subséquentes de l’Éthique permettent-elles de la concevoir ?

La reformulation du problème implique la disparition de la spécificité humaine du problème de l’union : le problème de l’union de l’esprit et du corps est un cas particulier du problème de l’union d’une chose quelconque et de son idée (sans qu’il faille même se restreindre aux modes de l’étendue6). En ce sens, on peut dire qu’il n’y a plus de problème de l’union, puisque les fondements métaphysiques de cette union ont été suffisamment explicités dans ce qui précède. La généralisation du problème vaut comme réduction, « car de toute chose est nécessairement donnée en Dieu une idée, dont Dieu est cause ».

Demeure toutefois une spécificité du problème de l’union de l’esprit et du corps tenant non plus à ce qu’on pourrait appeler la forme de cette union (commune à tous les individus, sans qu’on puisse toutefois parler comme Charles Appuhn d’animisme7), mais à son contenu (« Nous ne pouvons nier cependant que les idées 6. Voir Court traité, II, appendice, § 9. 7. Voir Éthique, C. Appuhn éd., Paris, Garnier-Flammarion, 1966, t. I, note sur

Axiomes, Lemmes, Définitions et Postulats venant à la suite de II, 13, p. 419, et note sur II, 35, sc., p. 422.

152

Page 8: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes »). Tout ce qui précède la proposition 13 est suffisant pour connaître adéquatement la forme de cette union, autrement dit cette union d’un point de vue général, qui correspond à la connaissance du deuxième genre8. Mais pour accéder à une connaissance du troisième genre, il est nécessaire de pénétrer le contenu de cette union, qui est celle d’un mode bien déterminé de l’étendue avec l’idée de ce mode, mode qui n’est ni une pierre ni un cheval, mais un corps humain. Si l’on veut connaître adéquatement cette union en particulier, il est nécessaire d’acquérir une connaissance adéquate de ce corps humain :

Personne ne pourra comprendre de façon adéquate, c’est-à-dire distincte, cette union, s’il ne connaît auparavant de façon adéquate la nature de notre corps […]. Nous ne pouvons nier […] que les idées diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes et qu’une idée l’emporte sur une autre et contient plus de réalité dans la mesure où l’objet de l’une l’emporte sur l’objet de l’autre et contient plus de réalité. Aussi, pour déterminer en quoi l’esprit humain diffère des autres et en quoi il l’emporte sur les autres, il nous est nécessaire de connaître, comme nous l’avons dit, la nature de son objet9, c’est-à-dire du corps humain. (II, 13, sc.)

La connaissance de la nature du corps humain est donc la condition nécessaire de la connaissance adéquate de l’union (de ce corps avec son esprit), mais peut-on dire qu’elle en soit la condition suffisante ?

1.4 L’identité ontologique et épistémologique Chez Descartes, il y a une relation à la fois d’identité et de différence entre l’esprit (l’âme) et le corps. Cette double relation se distribue sur

8. Voir II, 36, sc., où Spinoza oppose deux manières de connaître la dépendance de

l’esprit humain à l’égard de Dieu. Soit en tant que cas particulier de la dépendance de toutes choses à l’égard de Dieu (connaissance du deuxième genre), soit en déduisant l’essence d’un esprit humain singulier de l’essence de Dieu (connaissance du troisième genre).

9. Nous soulignons.

153

Page 9: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

deux plans distincts : l’identité est strictement ontologique (union substantielle), la différence est strictement épistémologique (cette union ne constitue pas une substance, chacune des deux substances reste concevable séparément de l’autre). Chez Spinoza, l’identité est autant épistémologique qu’ontologique, ainsi que la distinction, d’où un paradoxe.

Ontologiquement, l’esprit est une idée qui naît d’un objet existant réellement dans la nature, selon la formule employée dans le Court traité10, c’est-à-dire d’un objet existant réellement dans la Nature, d’« une chose singulière existant en acte »11. Cet objet (le corps humain) est l’expression de l’esprit humain, de son être même (esse actuale12). Cet esprit n’existe que dans la mesure où ce corps existe : « Quand l’objet change ou est détruit, son idée doit changer ou être détruite dans la même mesure. »13 Même lorsque l’esprit est conçu sub specie æternitatis, il l’est comme idée d’un corps également conçu sub specie æternitatis. Une telle corrélation ontologique entre l’esprit et le corps n’existe pas chez Descartes : rien ne permet d’assurer par exemple que la mort du corps doive entraîner la mort de l’âme considérée comme substance. Donc dire que l’union est substantielle est insuffisant (il en est de même chez Descartes). La modalité de l’union n’est pas la même : nécessité synthétique chez Descartes, car fondée dans une finalité transcendante (ce qui justifie la croyance en l’immortalité), nécessité analytique chez Spinoza (la non-existence de l’une implique la non-existence de l’autre). Ainsi, selon Spinoza, lorsque le corps change, l’esprit change.

Épistémologiquement, ce sont les variations et la destruction du corps qui font connaître les variations et la destruction de l’esprit (« dans la même mesure »14). Donc l’esprit conserve son identité si le corps conserve la sienne et réciproquement. Chez Descartes, il y a une double identité (substantielle et modale) du corps humain, substantielle en tant que dépendant du seul concours divin (d’où distinction réelle entre elle et les autres substances), modale en tant que se différenciant des autres corps (distinction non numérique mais

10. Voir II, appendice, § 9. 11. Éthique, II, 11. 12. Ibid. 13. Court traité, II, appendice, § 7. 14. Ibid.

154

Page 10: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

générique). D’où trois manières de considérer le corps humain : identité substantielle physique, identité substantielle conférée par l’âme, identité modale (celle-ci ne requérant pas une identité substantielle, mais seulement une unité substantielle permettant de parler d’être par soi)15. Chez Spinoza disparaît cette dualité substantielle/modale de l’identité : l’identité substantielle et l’identité modale sont fondues dans l’identité essentielle. Le problème de l’identité se confond avec celui de l’essence. La question se pose alors de savoir si l’essence singulière intègre l’identité individuelle des substances cartésiennes.

En tout cas, les essences se différencient entre elles, du moins les essences corporelles, par l’équivalent des déterminations modales cartésiennes (mouvement et repos des parties). Spinoza parle contrairement à Descartes de l’essence du corps humain (spécifique), ou de tel ou tel corps humain (singulière), de l’essence de l’esprit (spécifique) ou de tel ou tel esprit16 (singulier). Le problème de l’union de l’esprit et du corps est évidemment inséparable du problème de l’essence de l’esprit et de l’essence du corps, mais en quel sens ? Quel rapport entre l’essence de l’homme (d’un homme), l’essence du corps humain (de son corps) et l’essence de l’esprit (de son esprit) ?

2. L’unité problématique du corps humain et de l’esprit humain 2.1 Idée et idée de l’idée 2.1.1 Identité de l’idée et de l’idée de l’idée

« L’idée de l’esprit est unie à l’esprit de la même manière que l’esprit lui-même est uni au corps » (II, 21). L’esprit est donc objet de l’idée de l’esprit, comme le corps est objet de l’esprit. L’idée de l’esprit appartient-elle donc à l’essence de l’homme ? L’homme est-il non seulement l’idée d’un corps, mais l’idée de cette idée ?

Dans le scolie de la proposition 7, nous avons montré que l’idée

15. Voir la section 2.1, ci-dessous. 16. Voir Éthique, II, 22 : « Il est […] nécessairement donnée en Dieu une idée qui

exprime l’essence de tel et tel corps humain [hujus et illius corporis humani essentiam] sub specie æternitatis. »

155

Page 11: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

du corps et le corps sont un seul et même individu, qui est conçu tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue. C’est pourquoi l’idée de l’esprit et l’esprit sont une seule et même chose, qui est conçue sous un seul et même attribut, à savoir celui de la Pensée. Il suit, dis-je, que l’idée de l’esprit et l’esprit lui-même sont donnés en Dieu, avec la même nécessité, de la même puissance de penser. Car en réalité, l’idée de l’esprit, c’est-à-dire l’idée de l’idée est la forme de l’idée, en tant que celle-ci est considérée comme un mode du penser, sans relation avec l’objet [quatenus hæc ut modus cogitandi, absque relatione ad objectum consideratur]. (II, 21, sc.)

Le deuxième membre de cette complétive apparaît moins comme un complément que comme une autre manière de redire le premier membre. Lorsqu’une idée est considérée seulement en tant que mode de pensée, elle n’est pas considérée en tant qu’elle se rapporte à un idéat. Donc lorsque Dieu a l’idée du corps humain, en tant que cette idée est un mode de penser, Dieu a du même coup l’idée de cette idée. Il semble qu’on puisse en conclure que nous sommes à la fois l’idée d’un corps humain et l’idée de l’idée d’un corps humain.

Après avoir caractérisé l’idée de l’idée par rapport à l’idée, Spinoza enchaîne : « […] de même [simul ac] quelqu’un qui sait quelque chose sait, par cela même, qu’il le sait, et il sait en même temps qu’il sait qu’il sait, et ainsi à l’infini. » Rapportée à l’esprit humain, l’idée de l’idée est donc la conscience de l’idée (d’avoir une certaine idée). Ceci explique que l’idée de l’idée ait été dite juste avant faire abstraction de l’objet de l’idée : c’est la connaissance du fait qu’il y a idée, et non pas de ce que l’idée fait concevoir. L’attention est dirigée non pas vers l’objet (le contenu) de l’idée, mais vers sa forme. Ainsi, si avoir l’idée d’une idée signifie pour l’esprit avoir conscience de cette idée (la « percevoir », dit exactement Spinoza, II, 22), entre l’idée et l’idée de l’idée, il n’y a plus qu’une distinction de raison17. C’est ce que vont confirmer les propositions 22 et 23, sortes de transposition des propositions 14 et 19, énonçant respectivement que « l’esprit humain perçoit non seulement les affections du corps, mais

17. Voir V, 3, démonstration.

156

Page 12: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

aussi les idées de ces affections », et que « l’esprit ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps ».

Seulement, nous ne parlons plus ici de l’idée de l’esprit humain (l’idée que l’esprit est), mais d’une idée contenue dans l’esprit humain (l’idée que l’esprit a). La fin du scolie nous a fait donc passer subrepticement du point de vue de l’entendement infini de Dieu au point de vue d’un entendement fini. D’où les équivoques et les contresens. Car comme le dit très bien Martial Gueroult, qui curieusement ne tient pas toujours compte de cette importante précision dans son propre commentaire, « dans l’âme humaine existant en acte, considéré en soi, comme idée du corps, abstraction faite des affections de ce corps, il n’y a pas d’idée de l’idée. Il n’y a d’idée de l’idée dans l’âme, poursuit-il, que pour les idées que l’âme a »18.

Aussi la question se pose de savoir si le type de distinction existant entre une idée que l’esprit a et l’idée de cette idée est transposable à l’idée que l’esprit est et l’idée de cette idée. Car l’illustration de l’idée de l’idée par le savoir du savoir constitue une simple analogie bien qu’elle soit présentée comme une explication (enim)19.

2.1.2 Différence de l’idée et de l’idée de l’idée

Si l’on se place du point de vue de l’entendement infini, avoir l’idée de l’esprit humain, donc l’idée de l’idée du corps humain, ce n’est pas avoir conscience d’avoir la connaissance de toutes les causes déterminant ce corps humain, mais avoir la connaissance des causes déterminant l’existence de l’esprit humain. L’idée de l’esprit, contrairement à l’esprit, ne donne pas à connaître l’objet de l’esprit, c’est-à-dire le corps humain, autrement dit encore la chaîne des causes déterminant l’existence et l’action de ce corps. Elle donne à connaître l’esprit lui-même, autrement dit la chaîne de causes déterminant l’existence et l’action de cet esprit. En effet, connaître une chose, c’est

18. M. Gueroult, Spinoza, t. II, op. cit., p. 253, note 14. 19. La traduction de C. Appuhn qui remplace « en effet » par « de même » suggère

à juste titre cette analogie, bien qu’elle soit littéralement fausse.

157

Page 13: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

la connaître par ses causes20, et dans le cas d’une chose finie, ces causes appartiennent nécessairement au même attribut que celui de la chose (I, 28).

En ce qui concerne l’idée du corps humain, la démonstration de la proposition 19 nous éclaire sur les causes qui font connaître ce corps humain :

Puisque (selon le postulat 4) le corps humain a besoin d’un très grand nombre de corps par lesquels il est continuellement comme régénéré, et que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes (selon la proposition 7) que l’ordre et la connexion des causes, cette idée sera en Dieu en tant qu’on le considère comme affecté des idées d’un très grand nombre de choses singulières. (II, 19)

Ces choses singulières par lesquelles Dieu a l’idée du corps humain coïncident donc avec les corps par lesquels le corps humain est continuellement comme régénéré. De quels corps s’agit-il au juste ? Naturellement des corps extérieurs comme l’air, la nourriture, les autres hommes, etc., mais pas seulement. En effet, si l’on examine bien le postulat 4 auquel renvoie la démonstration de la proposition 19, on s’aperçoit que, contrairement aux postulats 3, 5 et, en particulier, 6, Spinoza ne parle pas de corps extérieurs, mais de corps tout court. Ce qui laisse entendre qu’outre les corps extérieurs sont concernés par ce postulat 4 les corps qui composent le corps humain, autrement dit ses parties : en effet, comme l’indique le lemme 4, le remplacement de certaines parties du corps (pensons par exemple au renouvellement permanent de l’oxygène dans le sang) participe de cette régénérescence qui maintient continuellement le corps humain dans l’existence en conservant sa forme.

Considérons à présent l’idée de l’esprit. Concernant les causes par lesquelles Dieu a la connaissance de cette idée, force est de constater que le texte spinozien est beaucoup plus elliptique et ambigu. Certes, la proposition 20 transpose à l’idée de l’esprit ce que la proposition précédente affirmait de l’idée du corps : l’idée de l’esprit suit en Dieu et se rapporte à Dieu de la même manière que l’idée ou la connaissance du corps. Mais n’est pas ici donné

20. Voir Éthique, 1, axiome 4 ; Réforme de l’entendement, § 85.

158

Page 14: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

l’équivalent pour l’esprit de ce que la proposition précédente indiquait sur la nature des causes déterminant l’existence du corps. Peut-on dire de l’esprit que lui aussi a besoin, pour se conserver, d’un très grand nombre d’idées par lesquelles il est continuellement comme régénéré ? Cette question annonce rien de moins que les trois dernières parties de l’Éthique. Toutefois, tout au long de ces trois parties, il ne sera quasi plus question que des idées au sens restreint de la définition 3 de la deuxième partie, à savoir « un concept de l’esprit que l’esprit forme parce qu’il est une chose pensante ». Autrement dit, il s’agit ici des idées que l’esprit a, qu’elle produit, donc des effets dont cet esprit est cause. Or, la question qui se pose est celle non pas des effets, mais des causes de cet esprit, causes qui déterminent son existence et par lesquelles Dieu en a la connaissance ou idée. S’il doit y avoir un parallélisme rigoureux entre la connaissance du corps humain en Dieu et la connaissance de l’esprit humain en Dieu, il faut que d’autres esprits soient causes de tel esprit humain, de même que d’autres corps sont causes de l’existence et de l’action du corps humain. Le scolie de la proposition 40 de la cinquième partie formulera cette idée, en envisageant non plus l’esprit humain existant en acte dans la durée, mais son essence comme découlant nécessairement de l’essence même de Dieu : « […] notre esprit, en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, et celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l’infini, de sorte que tous ensemble constituent l’entendement éternel et infini de Dieu. » Reste à comprendre ce que cela signifie.

2.1.3 Conclusion

Si l’esprit humain est la connaissance que Dieu a du corps humain, on ne peut pas dire qu’il soit en même temps la connaissance que Dieu a de l’esprit humain. En Dieu en effet, l’idée de l’idée du corps humain n’est pas la simple conscience de cette idée, séparable seulement par abstraction de cette idée, mais une idée réellement distincte de l’idée du corps humain. Lorsque Dieu a connaissance du corps humain, il n’a pas par là même la connaissance de l’esprit, idée de ce corps. Il faudrait pour cela qu’il ait la connaissance du corps de Paul en tant

159

Page 15: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

qu’il a la connaissance de son esprit et réciproquement, donc que l’idée du corps de Paul appartînt à l’essence de l’idée de son esprit, ce qui n’est pas le cas.

2.2 L’esprit humain et son essence 2.2.1 Essence formelle et actuelle, idéat et objet

L’idée du corps humain désigne l’idée qui fait comprendre ce qu’est un corps humain à celui qui la forme, ou plutôt en qui cette idée se forme. Ce qui est conçu par cette idée, ce à quoi elle se rapporte, est ce que Spinoza appelle son idéat. Seulement, il y a deux sortes d’idéats. Certains sont des êtres de raison ou d’imagination qui n’ont aucune existence hors de la pensée : c’est ce qui a lieu avec les idées des affections du corps. D’autres sont des êtres réels, qui en tant que conçus adéquatement s’identifient à des essences.

Cette essence peut avoir deux modes d’existence : soit elle est seulement contenue dans un attribut, Spinoza parle alors d’essence formelle ou de mode non existant (par exemple le cercle mathématique), soit elle existe en acte, par exemple un cercle qui existe effectivement dans la nature21. Dans les deux cas, l’essence désigne une chose réelle et singulière : toute chose singulière n’existe donc pas en acte. Lorsque la chose singulière existe en acte, elle n’est plus désignée comme un idéat, mais comme un objet : l’objet est donc un idéat mais un idéat qui existe en acte, et c’est dans cette mesure que l’idée existe aussi en acte22, qu’elle est donc un esprit23, et pas seulement une essence formelle, cet esprit étant le propre des individus, qui en sont tous doués à des degrés divers (II, 13, sc.). Dans la troisième partie de l’Éthique, l’existence en acte est relié au conatus, qui comporte une détermination à la fois quantitative et qualitative24 puisqu’il est ce par quoi les attributs de Dieu sont exprimés d’une 21. Voir II, 17, scolie. 22. Voir II, 8, corollaire. 23. Dans cette conception d’une âme comme idée (actuelle) d’un corps (actuel),

O. Hamelin voit la réminiscence de la doctrine aristotélicienne de l’âme comme forme du corps. Voir Sur une des origines du spinozisme, Année philosophique 1900, p. 24.

24. L’identité substantielle de Descartes est ainsi réappropriée dans le conatus.

160

Page 16: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

façon certaine et déterminée (certo et determinato modo exprimuntur, III, 6, dém.). On a donc les deux séries de termes associés suivantes : essence actuelle-objet-esprit-conatus ; essence formelle-idéat-concept.

Remarquons qu’il est inutile de préciser en quel sens l’existence ou l’actualité est entendue, à savoir soit de manière abstraite, comme une espèce de quantité, soit de manière concrète, en tant que déduite de la nécessité éternelle de la nature de Dieu25. Car parler d’existence abstraite (quantitative) n’a de sens qu’à propos d’une chose ayant une existence concrète (qualitative) : le cercle mathématique n’a pas d’existence abstraite, il n’a pas d’existence du tout, ou plutôt il n’existe qu’en tant que contenu dans l’attribut étendue26.

L’existence en acte caractérise ainsi l’individu. La fameuse formule « tous les individus sont animés, quoiqu’à des degrés différents » s’applique seulement aux modes existants (tel cercle existant dans la nature27, le corps de Paul ou de Pierre). Les modes non existants n’ont pas d’esprit, ce sont des idéats, mais non des objets. Certes, il y a une idée de tout mode non existant, mais cette idée n’est pas dite unie à cet idéat. Le terme d’union est réservé au rapport entre une chose singulière existant en acte et son idée ; il n’a donc de sens que sur le plan des modes infinis médiats.

Cela étant, s’il y a bien toujours rapport épistémologique entre une idée et son idéat, ce rapport n’est pas pensé de la même manière selon que l’idéat est ou non un objet. Lorsqu’il est dit que la connaissance d’un corps humain permet de distinguer suffisamment l’idée de ce corps humain de l’idée d’autres corps humains, cette connaissance, dans la mesure où elle est conçue comme possible (sinon, on comprendrait difficilement que Spinoza l’affirme comme nécessaire), cette connaissance donc est celle de l’essence formelle du corps humain (spécifique ou singulière), non de l’essence actuelle du corps humain : l’essence actuelle (le conatus) enveloppe en effet contrairement à l’essence formelle une existence qui, bien qu’indéfinie, n’en reste pas moins une existence qui fait dire que ce corps dure28. Ainsi, l’idée de cette essence actuelle est aussi une essence actuelle. La « connaissance (adéquate) du corps humain » a

25. Voir II, 45, scolie. 26. Voir II, 8, corollaire. 27. Voir l’expression aliarum rerum mentes, III, 1, démonstration. 28. Voir II, 8, corollaire.

161

Page 17: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

donc une signification différente selon qu’elle est rapportée à l’entendement infini de Dieu ou à un esprit fini. La connaissance adéquate que Dieu a du corps humain est la connaissance adéquate de l’essence actuelle du corps humain. La connaissance adéquate qu’un esprit fini a du corps humain est la connaissance adéquate de l’essence formelle du corps humain. Cette différence ne fonde-t-elle pas une différence ontologique entre l’idée-esprit et l’idée-concept, finalement équivalente à celle séparant la substance et l’idée chez Descartes, l’essence actuelle contrairement à l’essence formelle constituant en effet l’être même d’une chose29 ?

2.2.2 Substance pensante et modes chez Descartes

Chez Descartes, la différence de statut ontologique entre l’âme et l’idée d’une âme est rendue par l’opposition entre la substance et le mode. Entre une âme et une idée existe une distinction modale : on peut concevoir une âme sans concevoir telle de ses idées, mais on ne peut concevoir clairement une idée quelconque sans concevoir une âme dont elle dépend ontologiquement. Aucune idée n’existe en soi, mais en autre chose, à savoir une âme, comme aucune figure n’existe en soi, mais dans une substance corporelle. Une idée est donc toujours un mode, une âme une substance : « Toute idée étant un ouvrage de notre esprit, sa nature est telle qu’elle ne demande de soi aucune autre réalité formelle que celle qu’elle reçoit ou emprunte de la pensée ou de l’esprit, dont elle est seulement un mode, c’est-à-dire une manière ou façon de penser. »30 Ceci implique que toutes les idées d’une même âme ont la même réalité formelle, qu’elles ne se distinguent donc que par leur réalité objective, c’est-à-dire par ce qu’elles représentent. En ce sens, les idées d’une âme sont comparables aux figures d’un corps : celles-ci ont toute la même réalité formelle, celle de la substance corporelle dont elles sont les modes. D’où la comparaison entre l’âme et la cire :

29. Voir II, 24, corollaire. 30. Méditation troisième, édition Adam et Tannery, IX, 1, p. 32.

162

Page 18: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

Les idées sont mises en elle [l’âme], partie par les objets qui touchent les sens, partie par les impressions qui sont dans le cerveau, et partie aussi par les dispositions qui ont précédé dans l’âme même, et par les mouvements de sa volonté, ainsi que la cire reçoit ses figures, partie des autres corps qui la pressent, partie des figures ou autres qualités qui sont déjà en elle, comme de ce qu’elle est plus ou pesante ou molle, etc., partie aussi de son mouvement, lorsqu’ayant été agitée, elle a en soi la force de continuer à se mouvoir.31

Dans ce passage, Descartes compare précisément les causes des idées dans une âme et les causes des figures dans un corps. Les causes citées des idées de l’âme sont donc : les objets qui touchent les sens, les impressions qui sont dans le cerveau, les dispositions qui ont précédé dans l’âme même, les mouvements de la volonté. Les trois premières causes correspondent respectivement aux idées adventices, aux idées factices et aux idées innées. En ce qui concerne la cire, les « causes » citées des figures qui s’impriment sur elle sont dans l’ordre : les corps extérieurs, ses qualités (forme et résistance), sa vitesse (la situation envisagée implicitement étant le choc entre un morceau de cire et un ou plusieurs autres corps). Si l’on compare ces deux séries des causes, on remarquera d’abord que dans le cas de la cire, aucune des trois causes citées n’est séparable en réalité des deux autres : la figure imprimée sur la cire est la résultante des trois causes. Au contraire, chacune des causes énumérées pour l’âme est cause à elle seule, indépendamment des trois autres, de certaines idées dans l’âme. Mais ensuite et surtout, on ne trouve pas pour la cire l’équivalent de la distinction entre « les impressions du cerveau » et « les dispositions qui ont précédé en l’âme même » ; transposées de l’âme à la cire, ces deux causes n’en font qu’une, à savoir les qualités propres à la cire.

Ceci montre les limites de l’analogie, car d’une part les impressions du cerveau ne sont pas inhérentes à l’âme, mais au contraire extérieures à elle, contrairement aux qualités de la cire qui lui sont intrinsèques ; ces impressions du cerveau relativement à l’âme sont donc en réalité plus comparables aux corps qui rencontrent la cire qu’à ses qualités. D’autre part, si les qualités de la cire lui sont

31. Lettre à Mesland, 2 mai 1644, IV, p. 113-114.

163

Page 19: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

bien inhérentes comme le sont les idées innées pour l’âme, cette inhérence n’est pas du même ordre. Premièrement, les qualités de la cire sont ce qui la différencie (modalement) d’autres corps d’essence différente ; au contraire, les idées innées sont ce que toutes les âmes possèdent en commun. Deuxièmement, les idées innées ne sont pas des modes comme les autres. En effet, l’idée de Dieu, comme l’idée de moi-même et les autres idées innées, « est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé »32. Elle est « comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage ; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce même ouvrage »33. Cette dernière formule spécifie les idées innées par rapport aux autres : elles ne sont pas seulement des ouvrages de notre esprit, elles sont constitutives de notre esprit34. Ainsi, de l’idée de Dieu, la même chose valant pour toute autre idée innée, Descartes affirme que « parce qu’elle est empreinte [est indita] d’une même façon dans l’esprit de tout le monde, et que nous ne voyons pas qu’elle nous vienne jamais d’ailleurs que de nous-mêmes, nous supposons qu’elle appartient à la nature de notre esprit [ad naturam nostri intellectus pertinere supponimus] »35. L’image de l’empreinte ne peut plus ici se comprendre par l’image du cachet et de la cire : ce n’est pas la signature que le peintre ajoute en bas de son tableau pour qu’on puisse l’identifier, c’est plutôt le style général de l’œuvre, ou telle teinte rencontrée seulement chez son auteur qui le révèle immédiatement aux yeux du connaisseur comme un Rembrandt ou un Rubens. Car d’aucune figure donnée propre à un corps donné, on ne peut dire qu’elle appartient à sa nature, mais seulement qu’elle est une détermination de cette nature. Au contraire, si l’on retranchait d’une âme l’une de ses idées innées, c’est sa substance même qui en serait altérée, au point qu’on devrait dire qu’une âme est (en partie) ses idées innées plutôt qu’elle les a, bien qu’étant communes à tous les

32. Méditation troisième, IX, 1, p. 41. 33. Ibid. Nous soulignons. 34. Voir Méditation sixième : dans l’intellection pure, opposée ici à l’imagination, « […]

l’esprit en concevant [sous-entendu donc : une idée innée], se tourne en quelque façon vers soi-même [se ad se ipsam quoadmodo convertat] et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi [respiciatque aliquam ex ideis quæ illi ipsi insunt] » (IX, 1, p. 58 ; VII, p. 73, l. 14-17). Cette dernière formule serait mieux traduite par « considère quelqu’une des idées qui lui sont inhérentes ».

35. Premières réponses, IX 1, p. 84 ; VII, p. 105, l. 20-23.

164

Page 20: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

esprits, ces idées innées font certes reconnaître immédiatement leur auteur (Dieu), mais non pas ce qui distingue telle œuvre (telle âme) des autres. L’identité substantielle de l’âme est fondée en effet comme on l’a vu et sur le concours divin, et sur l’activité interne de la pensée36. Quoi qu’il en soit, la dénivellation ontologique entre la substance pensante et ses idées fait problème dans le cas des idées innées.

2.2.3 La distinction problématique de l’idée-esprit et de l’idée-concept chez Spinoza

Chez Spinoza, toute dénivellation ontologique entre l’idée et l’âme semble disparaître puisque l’âme, plus exactement l’esprit, la mens, a le statut d’un mode de la pensée, autrement dit d’une idée. Selon l’heureuse formule de Martial Gueroult, l’idée n’est plus seulement ce que l’esprit a, mais ce que l’esprit est, donc non plus seulement ce qui affecte un être, mais l’être affecté lui-même. Par conséquent, d’abord, comme tout autre mode, et donc comme toute autre idée, l’esprit existe non seulement par l’attribut pensée, mais en cet attribut. L’immanentisme spinozien, qui réserve à la seule substance infinie l’existence en soi, exclut que ce qui existe par autre chose, comme c’est le cas de toutes les choses finies, puisse exister en soi. Ensuite, en tant qu’idées, les esprits ont un rapport épistémologique avec leur objet, comme c’est le cas entre les idées-concepts et leur idéat. En effet, l’esprit humain, est l’idée même, autrement dit la connaissance du corps humain37.

Cependant, de même qu’il y a pour la substance cartésienne deux manières d’exister en soi (soit en soi et par soi pour la substance infinie, soit en soi et par un autre pour une substance finie), de même n’y a-t-il pas pour le mode spinozien deux manières d’exister en un autre : soit directement pour un esprit, soit indirectement pour un concept, puisque ce concept ne semble pouvoir être dit exister dans l’attribut pensée que dans la mesure où l’esprit dans lequel ou par lequel ce concept est formé existe dans cet attribut pensée ?

36. Voir la section 2.1, p. 155. 37. Voir II, 24, démonstration.

165

Page 21: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

Autrement dit, l’idée-concept emprunterait sa consistance ontologique à l’idée-esprit, qui elle-même l’emprunterait à la substance.

En effet, « ce qui constitue en premier lieu [primum] l’être actuel de l’esprit humain n’est rien d’autre que l’idée d’une chose particulière existant en acte » (II, 11). Spinoza introduit ici une distinction entre l’être actuel (esse actuale) de l’esprit humain et l’idée de la chose particulière qui est l’objet de l’esprit humain, à savoir, comme l’établira la proposition 13, le corps humain. Si l’idée du corps humain est ce qui constitue en premier lieu (primum) l’être actuel de l’esprit humain, cela sous-entend que cet être actuel est constitué en second lieu (secundum) par autre chose, à savoir par d’autres modes de penser. Ce que Spinoza appelle ici l’être actuel de l’esprit humain, c’est l’essence de l’esprit humain. L’essence de l’esprit humain est donc constitué en premier lieu par l’idée de l’esprit humain, et en second lieu par d’autres modes de penser.

Quels autres modes de penser ? L’exemple de l’essence du triangle développé dans la démonstration de la proposition 49 permet de répondre :

Concevons quelque volition particulière, par exemple le mode de penser par lequel l’esprit affirme que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Cette affirmation enveloppe le concept, autrement dit l’idée du triangle, c’est-à-dire qu’elle ne peut être conçue sans l’idée du triangle. Car c’est la même chose si je dis que A doit envelopper le concept de B, que si je dis que A ne peut être conçu sans B. De plus, cette affirmation (selon l’axiome 3) ne peut être non plus sans l’idée du triangle. Donc cette affirmation ne peut, sans l’idée du triangle, ni être ni être conçue. En outre, cette idée du triangle doit envelopper cette même affirmation, à savoir que ses trois angles sont égaux à deux droits. C’est pourquoi, inversement, cette idée du triangle ne peut, sans cette affirmation, ni être, ni être conçue, et par conséquent (selon la définition 2) cette affirmation appartient à l’essence de l’idée du triangle, et n’est autre chose que cette idée même. (II, 49)

Spinoza distingue donc trois choses : l’essence de l’idée du triangle, l’idée du triangle, le mode de penser par lequel l’esprit

166

Page 22: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

affirme que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Si l’on transpose à l’idée du triangle l’énoncé de la proposition 13, on dira que ce qui constitue en premier lieu l’essence de l’idée du triangle est l’idée du triangle, autrement dit la construction génétique du triangle, et ce qui constitue en second lieu l’essence de l’idée du triangle, c’est ce qui appartient à cette essence, à savoir les idées de propriétés que l’on peut déduire de l’idée du triangle. Par conséquent, on peut penser par analogie que ce qui constitue en second lieu l’essence de l’esprit humain, c’est ce qui se déduit de l’idée du corps humain et d’elle seule. Or, ce qui se déduit de l’esprit humain, ce sont les idées dont l’esprit humain est la cause prochaine (selon la formule employée dans III, 3, démonstration), à savoir les idées que l’esprit humain a, autrement dit les idées-concepts que l’esprit forme ou est capable de former. C’est ainsi que l’idée de l’essence du corps humain conçu sub specie æternitatis est dite appartenir à l’essence de l’esprit humain, en tant qu’idée-concept produite par cet esprit humain. L’idée-concept, bien qu’ayant une essence, appartient donc par essence à une autre essence, celle d’une idée-esprit. L’idée-esprit, en tant que partie de l’entendement infini, appartient bien aussi à une autre essence, mais à une essence infinie, non à une essence finie : l’idée-esprit est seulement déduite d’autres idées de choses finies. Pour que l’essence d’une idée-esprit appartînt à l’essence d’un autre mode fini, il faudrait qu’elle soit déduite dans l’entendement fini d’une seule autre idée-esprit. Or ce n’est pas le cas. L’idée d’un corps humain, qu’il soit conçu dans la durée ou sub specie æternitatis, est déduite en Dieu d’un très grand nombre d’autres idées.

La distinction entre idée du corps humain et essence de l’esprit humain rétablit donc entre l’idée-esprit et l’idée-concept la dénivellation ontologique que semble nier leur réduction conjointe au statut de mode. Une idée-esprit est par essence une partie de l’entendement infini, tandis qu’une idée-concept est par essence la partie d’une telle partie. L’essence de l’idée-esprit n’est pas constituée exclusivement par l’esprit, autrement dit par l’idée que Dieu a du corps humain, mais par les idées que l’esprit a. Si notre être, ce que nous sommes, s’identifie à notre essence, alors il faudra dire que nous ne sommes pas seulement l’idée que Dieu a de nous, mais aussi les idées que nous avons.

167

Page 23: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

Cependant, cette dénivellation est fragile pour deux raisons. La première est que si d’un côté le primum de la proposition 11 introduit une distinction entre l’idée et l’essence de cette idée, d’un autre côté, Spinoza assimile tout à fait l’une à l’autre. Ainsi, de l’affirmation de l’égalité des trois angles d’un triangle à deux droits, Spinoza dit qu’« elle n’est autre chose que cette idée même ». De même, dans la démonstration de la proposition 12, constituer la nature de l’esprit est identifié à constituer l’esprit38.

La deuxième raison pour laquelle la distinction ontologique entre idée-esprit et idée-concept fait problème tient à la manière dont est déduite l’essence de l’homme dans la démonstration de la proposition 11 :

L’essence de l’homme (selon le corollaire de la proposition précédente), dit Spinoza, est constitué par certains modes des attributs de Dieu, à savoir (selon l’axiome 2) par les modes de penser ; de tous ces modes l’idée (selon l’axiome 3) est par nature antérieure [quorum omnium idea natura prior est] et, quand elle est donnée, les autres modes (ceux auxquels l’idée est antérieure par nature) doivent se trouver dans le même individu (même axiome) ; ainsi donc une idée est en premier lieu ce qui constitue l’être de l’esprit humain.

Le nerf de la démonstration est donc l’axiome 3 : Les modes de penser, comme l’amour, le désir ou tout ce qui peut être désigné du nom d’affects de l’esprit, ne sont donnés que si est donnée dans le même individu l’idée de la chose aimée, désirée, etc. Mais une idée peut être donnée sans que soit donné dans le même individu aucun autre mode de penser.

Cet axiome 3 concerne des modes de penser qui se rapportent à un même objet. Puisque l’idée principale est l’idée du corps humain, si la relation entre cette idée et les modes de penser secondaires (qui constituent secondairement l’essence de l’esprit humain) correspond au cas de figure de l’axiome 3, ces autres modes de penser devraient

38. Voir également II, 17, scolie : « l’idée de Pierre […] qui constitue l’essence de

l’esprit de ce Pierre ».

168

Page 24: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

donc être l’amour du corps humain, le désir du corps humain, etc. Or, manifestement, il ne s’agit pas de cela.

En outre, si la relation entre l’idée principale de l’essence et les autres modes de penser qui constituent secondairement cette essence relève du cas de figure énoncé dans l’axiome 3, on devrait en déduire qu’aucun de ces modes secondaires ne peut être donné sans que l’idée principale le soit, alors que la réciproque est fausse. Or, Spinoza en déduit au contraire39 que cette idée principale ne peut être donnée sans que les modes secondaires le soient. D’unilatérale, la relation de dépendance entre l’idée et les autres modes devient donc bilatérale, ce qui est requis effectivement par la définition même de l’essence, mais ce qui ne s’accorde plus avec l’axiome 3.

De manière significative, lorsque Martial Gueroult retranscrit dans son commentaire la démonstration de la proposition 11, il n’aperçoit pas cette inversion de la relation de dépendance entre l’idée et les autres modes. « De tous ces modes, dit-il, l’idée est première par nature, et, s’ils sont donnés, elle est donnée, et, si elle est ôtée, ils sont ôtés. Bref, ajoute Martial Gueroult (II, déf. 2 et scol. du coroll. de la prop. 10), l’idée est leur essence. » Spinoza dit non pas « s’ils sont donnés, elle est donnée », mais au contraire « si elle est donnée, ils sont donnés ». Ensuite, il n’en déduit pas que l’idée est l’essence des autres modes, mais que l’idée est ce qui constitue principalement l’essence de l’homme. Cependant, comme on vient de le voir, Spinoza tend ensuite à confondre essence de l’homme et idée du corps humain. L’interprétation de Martial Gueroult est orientée par cette tendance, mais évacue du même coup la nuance introduite par l’adverbe primum. Quoi qu’il en soit, on voit que la relation entre idée du corps humain et essence du corps humain reste pour le moins problématique au stade de la proposition 11.

2.2.4 Conclusion

On a vu d’abord que l’unité de l’esprit humain et du corps humain est rendue problématique par la double tendance d’une part à identifier l’idée de l’idée du corps humain à l’idée du corps humain, d’autre

39. Voir M. Gueroult, Spinoza, t. II, p.115.

169

Page 25: Asterion 325 3 Corps Et Esprit l Identite Humaine Selon Spinoza

Astérion, n° 3, septembre 2005

part à distinguer les deux. Ensuite que l’unité de l’esprit humain est rendue problématique par la double tendance d’une part à distinguer l’essence de l’esprit humain de l’esprit humain, d’autre part à identifier les deux. Ces deux tensions témoignent-elles d’une incohérence du système, ou de l’impossible réconciliation de deux exigences opposées ?

170