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La Lettre du Sénologue N o 64 - avril-mai-juin 2014 | 3 TRIBUNE Aspects psychologiques de la douleur mammaire chez la patiente atteinte de cancer Breast pain in women diagnosed with cancer: psychological angle S. Dauchy, C. Lopez Psychiatres, unité de psycho- oncologie, département de soins de support, Gustave-Roussy, Villejuif. U n numéro spécial consacré à la douleur mammaire se doit d’en considérer les aspects psychologiques, tant les composantes émotionnelles et cognitives de la douleur sont indissociables des composantes sensorielles. La perception douloureuse peut en effet être influencée par l’état émotionnel, mais aussi par les pensées et représentations associées à la douleur, ainsi que par un éventuel passé douloureux. À l’inverse, la douleur a également un retentissement potentiel sur l’état psychique, aux niveaux comportemental (troubles du sommeil, réduction de l’activité, baisse de l’appétit, du désir sexuel, etc.), cognitif (troubles de l’attention ou de la concentration) et affectif (certaines émotions négatives sont plus fréquemment associées à la douleur, telles que la frustration, la colère, la peur, l’épuisement, le sentiment de n’être pas aidé, la perte d’espoir, etc.). On a choisi de circonscrire le champ de cet article aux aspects psychologiques et psychiatriques de la douleur du sein chez la patiente atteinte d’un cancer, car le modèle de la cancérologie est particulièrement adapté à la prise en compte des aspects psychologiques associés à la douleur. La première raison en est la culture de prise en charge globale et multidisciplinaire en cancérologie et une forte prévalence de difficultés psychologiques, notamment émotionnelles, qui ont permis le développement de la prise en compte systématique de ces aspects psychologiques, sous le vocable de psycho- oncologie. La prise en charge psycho-oncologique permet de soutenir le patient dans son travail d’adaptation psychologique, y compris lorsque celui-ci s’accompagne d’un déséquilibre psychopathologique ou de répercussions sur la relation de soins, et fait de l’oncologie, lorsque l’organisation des soins respecte ces objectifs, un modèle de prise en charge intégrée des aspects psychologiques et somatiques. La deuxième raison est l’intrication particulièrement importante, dans la douleur mammaire chez la patiente atteinte de cancer du sein, entre composante somatique (puisqu’il s’agit de l’organe siège de la maladie) et composante psychique. Cette intrication est probablement plus forte encore pour un organe aussi chargé d’affects et de représentations conscientes et inconscientes que le sein, intrication qui, loin d’ouvrir le champ à l’interprétation symbolique hâtive, doit plutôt inciter les cliniciens à une rigueur renforcée dans l’analyse de ces composantes psychologiques. Nous allons explorer rapidement ces différentes composantes. Plainte douloureuse et désordre émotionnel La prévalence d’épisodes dépressifs chez les patients douloureux varie entre 5 et 85 % en fonction des études ; et 15 à 100 % (en moyenne, 65 %) des patients déprimés présentent des douleurs. Le risque de dépression paraît d’autant plus important que la douleur est intense, prolongée et multiple (1, 2). Ce chiffre est à rapprocher de la fréquence d’épisodes dépressifs chez les patients atteints de cancer : dans la récente méta-analyse de A.J. Mitchell et al. (3) portant sur 70 études (n = 10 071), la prévalence de la dépression tous types confondus (critères ICD, DSM) était de 16,3 % pour une prévalence d’épisodes dépressifs majeurs (EDM) de 14,9 %. Chez ces patients atteints de cancer, le risque de dépression est plus important en cas de douleur physique non contrôlée (2 à 4 fois plus de risque) [4, 5]. Chez les femmes traitées pour un cancer du sein, en particulier, la persistance de douleurs à distance du traitement est associée à un risque accru de dépression (6).

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La Lettre du Sénologue • No 64 - avril-mai-juin 2014 | 3

TRIBUNE

Aspects psychologiques de la douleur mammaire chez la patiente atteinte de cancerBreast pain in women diagnosed with cancer: psychological angle

S. Dauchy, C. Lopez

Psychiatres, unité de psycho-oncologie, département de soins

de support, Gustave-Roussy, Villejuif.

Un numéro spécial consacré à la douleur mammaire se doit d’en considérer les aspects psychologiques, tant les composantes émotionnelles et cognitives de la douleur sont indissociables des composantes sensorielles. La perception

douloureuse peut en eff et être infl uencée par l’état émotionnel, mais aussi par les pensées et représentations associées à la douleur, ainsi que par un éventuel passé douloureux. À l’inverse, la douleur a également un retentissement potentiel sur l’état psychique, aux niveaux comportemental (troubles du sommeil, réduction de l’activité, baisse de l’appétit, du désir sexuel, etc.), cognitif (troubles de l’attention ou de la concentration) et aff ectif (certaines émotions négatives sont plus fréquemment associées à la douleur, telles que la frustration, la colère, la peur, l’épuisement, le sentiment de n’être pas aidé, la perte d’espoir, etc.).

On a choisi de circonscrire le champ de cet article aux aspects psychologiques et psychiatriques de la douleur du sein chez la patiente atteinte d’un cancer, car le modèle de la cancérologie est particulièrement adapté à la prise en compte des aspects psychologiques associés à la douleur. La première raison en est la culture de prise en charge globale et multidisciplinaire en cancérologie et une forte prévalence de diffi cultés psychologiques, notamment émotionnelles, qui ont permis le développement de la prise en compte systématique de ces aspects psychologiques, sous le vocable de psycho-oncologie. La prise en charge psycho-oncologique permet de soutenir le patient dans son travail d’adaptation psychologique, y compris lorsque celui-ci s’accompagne d’un déséquilibre psychopathologique ou de répercussions sur la relation de soins, et fait de l’oncologie, lorsque l’organisation des soins respecte ces objectifs, un modèle de prise en charge intégrée des aspects psychologiques et somatiques. La deuxième raison est l’intrication particulièrement importante, dans la douleur mammaire chez la patiente atteinte de cancer du sein, entre composante somatique (puisqu’il s’agit de l’organe siège de la maladie) et composante psychique. Cette intrication est probablement plus forte encore pour un organe aussi chargé d’aff ects et de représentations conscientes et inconscientes que le sein, intrication qui, loin d’ouvrir le champ à l’interprétation symbolique hâtive, doit plutôt inciter les cliniciens à une rigueur renforcée dans l’analyse de ces composantes psychologiques. Nous allons explorer rapidement ces diff érentes composantes.

Plainte douloureuse et désordre émotionnelLa prévalence d’épisodes dépressifs chez les patients douloureux varie entre 5 et 85 %

en fonction des études ; et 15 à 100 % (en moyenne, 65 %) des patients déprimés présentent des douleurs. Le risque de dépression paraît d’autant plus important que la douleur est intense, prolongée et multiple (1, 2). Ce chiff re est à rapprocher de la fréquence d’épisodes dépressifs chez les patients atteints de cancer : dans la récente méta-analyse de A.J. Mitchell et al. (3) portant sur 70 études (n = 10 071), la prévalence de la dépression tous types confondus (critères ICD, DSM) était de 16,3 % pour une prévalence d’épisodes dépressifs majeurs (EDM) de 14,9 %. Chez ces patients atteints de cancer, le risque de dépression est plus important en cas de douleur physique non contrôlée (2 à 4 fois plus de risque) [4, 5]. Chez les femmes traitées pour un cancer du sein, en particulier, la persistance de douleurs à distance du traitement est associée à un risque accru de dépression (6).

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La douleur chronique est également associée à un risque plus élevé de troubles anxieux, et notamment de trouble panique ou de stress post-traumatique (7). En cancérologie, des liens importants entre la douleur et la peur de la récidive ont également été décrits. Celle-ci est définie comme une inquiétude concernant la possibilité d’une récidive associée à des préoccupations concernant le cancer et la santé en général. Ces inquiétudes sont directement liées à la perception qu’a le sujet de son propre risque de rechute. Parmi les facteurs qui peuvent majorer cette peur ou déclencher des réactions anxieuses paroxystiques figurent certains événements (cancer d’un proche, examens de contrôle, document médiatique sur le cancer, etc.) ou l’expérience de symptômes interprétés de façon erronée par le patient comme étant un signe de récidive, comme la douleur, notamment lorsqu’elle concerne l’organe initialement malade (8).

Le risque suicidaire semble également plus important chez les patients douloureux. L’étude de N.K. Tang et al., menée en 2006, retrouvait des idées suicidaires chez 20 % des patients avec des douleurs chroniques. Cette étude concluait à un risque suicidaire 2 fois plus élevé chez les patients présentant des douleurs chroniques (9).

Au niveau biologique, le lien entre douleur et dépression n’est pas encore bien compris, mais la sérotonine semble jouer un rôle important. Chez le patient déprimé, les taux de sérotonine sont abaissés. Or, la sérotonine joue un rôle clé dans le processus douloureux, en particulier au travers de projections neuronales descendantes qui partent du tronc cérébral (substance grise périaqueducale et noyau du raphé). Ces voies descendantes exercent, en fonction du contexte émotionnel ou affectif, un contrôle facilitateur ou inhibiteur (contrôle inhibiteur descendant) de la nociception au niveau médullaire. Chez le patient déprimé, donc avec des taux de sérotonine bas, les systèmes de modulation de la douleur seraient déréglés, moins efficaces, ce qui expliquerait la fréquence des syndromes douloureux.

La douleur chronique est donc un facteur de risque potentiel de trouble émotionnel, mais aussi un marqueur potentiel de perturbation émotionnelle, voire elle partage avec les troubles émotionnels des voies pathogénétiques communes. La conclusion, en clinique, est d’avoir toujours une grande vigilance vis-à-vis de l’état émotionnel des patientes ayant une plainte douloureuse, qu’elle soit mammaire ou extramammaire.

Représentations associées à la douleur mammaire chez la patiente atteinte de cancer

La douleur du sein de la patiente atteinte de cancer a parmi ses caractéristiques, et en plus de ses composantes biopsychosociales, d’être parfois à l’origine de la découverte de la maladie. Elle prend alors la valeur de “signal d’alarme” pour l’organisme, et ainsi est susceptible de “matérialiser” les angoisses de récidive à venir. Elle peut d’ailleurs, dans ce rôle, être investie comme un moyen d’avoir accès à l’état somatique : certains patients vont ainsi tolérer une douleur modérée dont la stabilité est un facteur de réassurance.

Parfois, la douleur de la région mammaire est également secondaire aux thérapeutiques (douleur post-mastectomie, lymphœdème, douleur neuropathique, etc.). Témoin de la limite de la puissance médicale à guérir sans léser le corps sain, elle peut être alors une façon d'exprimer la toxicité des traitements. Là encore, cette représentation peut être un facteur d’entretien. Ainsi, certaines douleurs persistantes, éventuellement mal traitées par des patients peu observants, peuvent venir témoigner de ce qui a été irrémédiablement “blessé” par le cancer, dans une phase de rémission où les proches comme les soignants demandent au patient d’aller mieux et de ne plus parler de l’épreuve de la maladie. Dans le même ordre d'idée, lorsque la douleur reste la seule raison de contact avec la structure oncologique de référence, sa persistance peut avoir pour effet de figer le lien avec celle-ci et d’éviter l’abandon symbolique de la fin de la prise en charge oncologique.

Dernière représentation à prendre en compte, le lien imaginaire entre douleur et cancer reste fort, et la notion de douleur non contrôlable est une des représentations traumatiques

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le plus souvent associées au cancer, qu’elle soit ancrée dans des expériences personnelles (douleur postopératoire, par exemple) ou dans le souvenir de proches, parfois traités et décédés des années auparavant.

Intégrer ces aspects psychologiques dans l’évaluation de la douleur mammaire est essentiel

La conséquence pratique de ce bref passage en revue des aspects psychologiques liés à la douleur mammaire chez une patiente atteinte de cancer du sein est la nécessité :

➤ d’évaluer systématiquement l’état émotionnel des patientes ; ➤ d’ouvrir avec la patiente un espace de parole suffisant, indépendamment de tout suivi

psychologique (on parle ici simplement d’ouvrir la relation médecin-patient “standard” à la possibilité de verbalisation d’une parole subjective − tout soignant, du moment qu’il a établi avec le patient une relation chaleureuse et de confiance, peut avoir un rôle de  facilitation de l’expression et de la communication émotionnelles du patient, ce qui  représente une des premières étapes du soin psychologique) ;

➤ de se garder de toute interprétation hâtive s’engouffrant dans la symbolique de l’organe ou l’association à des symptômes psychopathologiques concomitants (expressivité émotionnelle, par exemple) pour en faire des éléments explicatifs de la douleur.

L’objectif est ici d’assortir un examen somatique rigoureux, intégrant la recherche d’une atteinte lésionnelle, à l’ouverture d’un espace de parole qui vise à permettre à la patiente d’exprimer les émotions ou les représentations qui accompagnent la douleur mammaire et qui seront autant de facteurs non pas directement causaux, mais d’entretien ou de fixation possible de cette plainte douloureuse. Si le patient sent qu’il a le droit d’extérioriser sa tristesse ou son angoisse sans craindre que l’autre ne le fasse taire (éventuellement en l’envoyant chez un psychologue…), s’il perçoit dans l’écoute du soignant que celui-ci ne s’intéresse pas seulement à ses symptômes physiques, il pourra d’autant plus facilement aborder d’autres domaines que sa douleur.

Enfin, au plan thérapeutique, dans ce modèle de la genèse multifactorielle, il ne s’agit pas de choisir entre cause organique et cause psychogène, mais plutôt de savoir poser avec raison, le cas échéant, l’indication des différents traitements, comme les antidépresseurs. Certains instruments d’évaluation peuvent aider le clinicien. Par exemple, l’emploi du QDSA (questionnaire de la douleur de Saint-Antoine) peut révéler l’importance des items de la classe “affective”, douleur déprimante, suicidaire, etc. qui inciteront à rechercher un épisode dépressif. Il pourra également être utile de repérer l’effet anxiolytique de certains traitements antalgiques, en particulier chez des patientes anxieuses mais réticentes à le verbaliser, ou éprouvant même des difficultés à identifier leur vécu émotionnel (patients alexithymiques).

Lorsqu’une prise en charge spécialisée est nécessaire, elle pourra faire appel à différentes techniques ; le choix dépendra de la demande du patient (démarche psychothérapeutique, ou à l’inverse demande médicamenteuse pure) et de l’importance de la détresse et  des symptômes. Chez certains patients qui souhaitent rester dans un abord somatique, les techniques psychocorporelles pourront avoir un remarquable effet (10).

Pour conclure, la prise en charge psychologique des patients douloureux n’est acceptable par le patient, qui la demande peu souvent, que si elle représente une partie intégrée d’un soin global qui le reconnaisse comme personne entière et unique. Une prise en charge scindée, clivée entre psychologue et somaticien, risque grandement de mettre en échec et l’un et l’autre, tant le patient réclame d’être écouté plus loin que dans son seul symptôme, du fait de sa douleur. L’important est de repérer précocement les troubles, voire de les prévenir, notamment en autorisant au patient l’expression émotionnelle. Savoir proposer une consultation conjointe ou une évaluation psychologique suffisamment intégrée pour qu’elle soit acceptée permet ensuite d’associer au soin la dimension psychique, ce qui ne nécessite pas forcément un suivi spécialisé.

1. Bair MJ, Robinson RL, Katon W, Kroenke K. Depression and pain comorbidity: a litera-ture review. Arch Intern Med

2003;163(20):2433-45.

2. Ohayon MM, Schatzberg AF. Chronic pain and major depres-sive disorder in the general population. J Psychiatr Res

2010;44(7):454-61.

3. Mitchell AJ, Chan M, Bhatti H et al. Prevalence of depression, anxiety, and adjustment disorder in oncological, haematological, and palliative-care settings: a meta-analysis of 94 interview-based studies. Lancet Oncol

2011;12(2):160-74.

4. Chochinov HM. Depression in cancer patients. Lancet Oncol

2001;2(8):499-505.

5. Ciaramella A, Poli P. Assess-ment of depression among cancer patients: the role of pain, cancer type and treat-m e n t . P s y c h o o n c o l o g y

2001;10(2):156-65.

6. Fann JR, Thomas-Rich AM, Katon WJ et al. Major depres-sion after breast cancer: a review of epidemiology and treatment. Gen Hosp Psychiatry

2008;30(2):112-26.

7. Asmundson GJ, Katz J. Unders-tanding the co-occurrence of anxiety disorders and chronic pain: state-of-the-art. Depress Anxiety 2009;26(10):888-901.

8. Simard S, Thewes B, Humphris G et al. Fear of cancer recur-rence in adult cancer survivors: a systematic review of quanti-tative studies. J Cancer Surviv

2013;7(3):300-22.

9. Tang NK, Crane C. Suicida-lity in chronic pain: a review of the prevalence, risk factors and psychological links. Psychol Med

2006;36(5):575-86.

10. Syrjala KL, Jensen MP, Mendoza ME et al. Psychological and Behavioral Approaches to Cancer Pain Management. J Clin

Oncol 2014;32(16)1703-11.