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ISAAC ASIMOV Au prix du papyrus

DENOELnouvelles traduites de lamricain par Monique Lebailly

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INTRODUCTIONEh bien, nous voici de nouveau ! Cest le douzime recueil de nouvelles de science-fiction que je publie chez Doubleday et je ne vois pas bien ce que je pourrais en dire Si, quelques petites choses que je vais numroter afin de ne pas mtendre trop. Un. Jaimerais me justifier de lternelle accusation porte contre moi : Vous ncrivez plus de science-fiction. Cest vrai que la science-fiction nest ni mon unique ni mon principal sujet dinspiration. Cependant, jen cris toujours. Je vous prie de noter que sur les vingt et une nouvelles de ce volume, deux seulement ont t publies avant 1976. Deux. Dans plusieurs anthologies antrieures, javais rang les nouvelles par ordre chronologique, soit celui dans lequel je les avais crites, soit celui dans lequel elles avaient t publies. Cette fois-ci, afin de varier un peu, je vous les prsente par ordre alphabtique1. Trois. Chaque nouvelle est prcde dune petite introduction que mon diteur a imprime dans un autre caractre, afin quon ne la confonde pas avec lhistoire ellemme. Voil, cest tout. Et lon dit que je suis bavard !

1 Il est vident que l'ordre dans lequel les nouvelles sont prsentes dans cette dition franaise n'est pas celui de l'dition amricaine. (N.d.T.) 3

AU PRIX DU PAPYRUSTout ce que jentreprends ne russit pas. En juin 1978, il me vint lide dcrire une histoire burlesque du monde, car je venais de penser une scne initiale fort drle. Malheureusement cette scne amusante, que je croyais tre la premire dune srie, fut la seule que je rdigeai. Aussi jabandonnai ce projet. Je proposai donc le dbut de ce livrequi-tourna-mal George Scithers qui le publia dans le numro de printemps dAsimovs Science-Fiction Adventure Magazine (ou Asfam comme je lappellerai dornavant).

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Mon frre se mit dicter dans son meilleur style oratoire, celui qui tient les tribus suspendues ses lvres. Au commencement, dit-il, il y a exactement quinze milliards deux cents millions dannes, un grand boum se produisit et lUnivers Mais, je mtais arrt dcrire. Il y a quinze milliards dannes ? mcriai-je, incrdule. Eh bien, oui. Tu sais que je suis inspir. Je ne mets pas le fait que tu sois inspir en doute. (Il vaut mieux pas. Il a trois ans de moins que moi, mais je nessaierais jamais de mettre son inspiration en doute. Personne dautre non plus, car a chaufferait drlement.) Mais as-tu lintention de raconter lhistoire de la Cration sur une priode de quinze milliards dannes ? Il le faut bien, rpondit mon frre. Cest le temps que cela a pris. Tout est l-dedans , il se tapa le front, et cela vient de la plus haute autorit. Alors l, je posai mon stylet. Sais-tu combien cote le papyrus ? lui demandai-je. Pardon ? (Il est peut-tre inspir, mais jai souvent remarqu que linspiration ne couvre pas des sujets aussi sordides que le prix du papyrus.) Suppose que tu dcrives les vnements dun million dannes sur chaque rouleau de papyrus. Il te faudrait quinze mille rouleaux. Tu devrais parler longtemps, et tu sais que tu te mets bgayer au bout dun moment. Il faudrait que jcrive longtemps pour les remplir et mes doigts ne tiendraient pas le coup. Et mme si nous pouvions nous offrir tout ce papyrus et si tu avais assez de voix et moi assez de force, qui accepterait den copier une telle quantit ? Nous devons assurer une centaine de copies avant dtre publis, et sans cela, pas de droits dauteur, hein ? Mon frre rflchit un moment. Tu crois vraiment quil faut que je coupe ? Coupe, si tu veux toucher le public. Que penses-tu de cent ans ? Que penses-tu de six jours ? 5

On ne peut pas rsumer la cration en six jours, scria-til, horrifi. Cest tout ce que jai comme papyrus. Alors, que dcidestu ? Oh ! bon , dit-il. Et il se remit dicter. Au commencement Il faut vraiment que ce soit en six jours, Aaron ? En six jours, Mose , rpondis-je fermement.

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BON GOTFin 1975, Alan Bechtold, qui dirigeait une petite maison ddition semi-professionnelle appele Apocalypse Press, voulut publier, une par une et tirage limit, une srie de nouvelles de science-fiction crites spcialement pour cette collection. Au bout dun an, les droits devaient revenir lauteur. Intress par cette proposition, jcrivis, en janvier 1976, cette nouvelle qui, je lavoue, ma beaucoup plu. Il me semblait que javais russi crer un fascinant milieu socio-culturel. Bechtold la publie mais les autres auteurs qui lui avaient promis des textes nayant pas tenu parole, le projet tourna malheureusement court. Nanmoins, une fois lanne coule, je proposai Bon got George Scithers, pour ma propre revue qui venait de voir le jour, et elle parut en automne 1977 dans lIsaac Asimovs Science-Fiction Magazine (que jappellerai dornavant lAsimovs).

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1Il est vident que si Chawker le Cadet navait pas fait le Grand Tour, rien de tout cela ne serait arriv sa famille naurait pas t dshonore aux yeux stupfaits et horrifis de tout Gammer. Ce ntait pas vraiment illgal de faire le Grand Tour mais celui qui lentreprenait tait considr, du moins sur Gammer, comme socialement douteux. Chawker lAncien avait toujours t contre, rendons-lui cette justice, mais Dame Chawker avait pris fait et cause pour son petit dernier, et il est parfois difficile de rsister une mre. Chawker tait son second enfant (tous deux des fils, dailleurs) et elle nen avait pas eu dautre, bien sr, aussi ne nous tonnons pas si elle laimait la folie. Son plus jeune fils avait exprim le dsir de voir les Autres Mondes de lOrbite et promis de ne pas rester absent plus dun an. Elle stait tracasse, avait pleur, dpri mme, puis pour finir, elle avait sch ses larmes et parl fermement lAncien et Chawker le Cadet tait parti. Il tait maintenant de retour, aprs une absence dun an, jour pour jour (ctait un jeune homme qui tenait toujours sa parole, et puis, soyez-en sr, le soutien de lAncien aurait cess ds le lendemain), et la famille lui faisait fte. LAncien portait pour loccasion une brillante chemise noire, toute neuve, mais son visage compass tait svre et il ne sabaissa pas demander des dtails. Il ne sintressait absolument pas aux Autres Mondes dont les tranges manires et lalimentation primitive ne valaient pas mieux que les murs de la Terre (dont les habitants de Gammer ne parlaient jamais). Ton teint est encrass et gt, Chawker le Cadet , dit-il. (En lappelant ainsi, il montrait son mcontentement.) Chawker clata de rire et la peau lumineuse de son visage plutt mince se plissa.

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Je suis rest labri du soleil autant que je lai pu, mon Ancien, mais sur les Autres Mondes, ce nest pas toujours possible. Son teint nest pas du tout encrass , rpliqua vivement Dame Chawker qui ne put sempcher dintervenir. Il en mane un certain rayonnement. Celui du Soleil, ronchonna lAncien, et je ne serais pas tonn dapprendre quil est all tripatouiller cette salet de terre quil y a l-bas. Je ne me suis pas occup de culture. Cest un travail trs dur. Mais jai parfois visit quelques cuves moisissures. Chawker lAn, qui avait trois ans de plus que lui et lui ressemblait beaucoup, quoique plus rond de visage et plus lourd de corps, tait partag entre deux sentiments. Le fait que son jeune frre ait vu les diffrents mondes de lOrbite le remplissait denvie, mais rien que dy penser, il prouvait une profonde rpugnance. As-tu got leur Aliment de Base, Cadet ? demanda-t-il. Il fallait bien que je mange quelque chose. Bien sr, il y avait vos colis, Dame-mienne. Ils mont parfois sauv la vie. Je suppose, dit Chawker lAncien avec dgot, quil doit tre immangeable. Comment savoir si de la salet ne sy est pas glisse. Chawker le Cadet rflchit, comme pour tenter de peser ses mots, puis il haussa les paules. Cela permet de subsister. On finit par sy habituer. Mais ne parlons pas de cela. Ma Dame, mon Ancien, je suis si heureux dtre de retour. Les lumires sont si douces et si chaudes. Tu en as soup du soleil, jimagine. Mais tu as voulu y aller. Bon retour dans le monde intrieur dont la lumire et la chaleur, contrles par nous, permettent de senfermer loin du brasier solaire. Bon retour dans la matrice de lHomme, comme dit le proverbe. Pourtant, je ne regrette pas dtre parti, dit Chawker le Cadet. Jai vu huit mondes diffrents, vous savez. Cela donne des ides que lon naurait pas eues autrement. Et quil vaudrait mieux ne pas avoir, dit lAncien. 9

Je nen suis pas certain , dit le Cadet. Et sa paupire suprieure droite ne trembla que lgrement lorsquil croisa le regard de son ancien. Celui-ci pina les lvres mais ne dit rien.

2Ce fut un vrai festin. Personne naurait pu dire le contraire, et, la fin, Chawker le Cadet, qui avait t le plus affam de tous pour commencer, fut le premier repousser son assiette. Il ne pouvait pas faire autrement ; la Dame naurait pas cess de la garnir dchantillons sortis dun garde-manger qui semblait tre inpuisable. Dame-mienne, dit-il affectueusement, ma langue est fatigue. Je ne peux plus rien goter. Toi, incapable de goter ? Quelle histoire dormir sans hypno me racontes-tu l ? Tu as le don du Grand Ancien luimme. lge de six ans tu tais dj un Goteur ; tu nous en as donn dinnombrables preuves. Tu savais dtecter tous les additifs avant de pouvoir prononcer correctement leurs noms. Les papilles gustatives smoussent lorsquon ne sen sert pas, dit lugubrement Chawker lAncien ; un long sjour dans les Autres Mondes peut gcher totalement un homme. Ah bon ? Eh bien, fit la Dame, Cadet--moi, dis ton Ancien sceptique ce que tu as mang. Dans lordre ? Oui. Prouve-lui que tu nas rien oubli. Chawker le Cadet ferma les yeux. Ce nest pas une preuve quitable, dit-il. Je me suis tellement dlect que je nai pas pris le temps danalyser le got ; et cela fait si longtemps Il trouve de bonnes excuses, vous voyez, Dame ? dit lAncien. Mais je vais essayer tout de mme , sempressa dajouter Chawker le Cadet. Tout dabord, lAliment de base de tous les mets provenait des cuves moisissures du quartier est ; et de

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leur treizime couloir, je crois, moins quil ny ait eu de grands changements durant mon absence. Non, cest bien cela, dit la Dame avec satisfaction. Et elle nous a cot cher, dit lAncien. Au retour du fils prodigue , dit Chawker lAn dun ton un peu acide, on sert les moisissures les plus grasses, comme dit le proverbe Passe aux additifs, Cadet, si tu le peux. Eh bien, on avait dabord gnreusement vers du Matinde-Printemps, puis un peu de Feuilles-Rafrachies, et une pointe, rien quune Pointe-dAsperge. Tout fait exact , dit la Dame en souriant de bonheur. Chawker le Cadet continua dnumrer la liste, les yeux clos, sa mmoire gustative se roulant voluptueusement dans la saveur et la consistance des prlvements. Il sauta le huitime puis revint dessus. Celui-l me laisse perplexe. Tu nen as rien tir ? demanda lAn avec un grand sourire. Bien sr que si. Jai identifi presque tout. Il y avait de lAgneau-Foltre pas de lAgneau-Sauteur. Ctait du Foltre, mme sil tournait un tout petit peu au Sauteur. Allons, nessaie pas de compliquer les choses. Cest trs facile, dit Chawker lAn. Et quoi dautre ? De la Menthe-Verte, avec un brin de Menthe-Surette les deux et une pince de Sang-Qui-Ptille Mais il y avait autre chose que je narrive pas identifier. tait-ce bon ? demanda Chawker lAn. Bon ? il ne faut pas me demander cela aujourdhui. Tout est bon. Tout est succulent. Et ce que je peux identifier ma paru tout fait succulent. Un peu comme Fleur-de-Haie, mais en meilleur. Meilleur ? dit Chawker lAn ravi. Cest de moi. Que veux-tu dire ? Mon fils qui-est-rest--la-maison a bien travaill pendant que tu ntais pas l , dit lAncien dun ton froid mais approbateur. Il a conu un programme dordinateur qui a produit trois nouvelles molcules de parfums compatibles avec lAliment de Base et trs prometteuses. Tomasz le Grand Ancien 11

en personne a got lune des dcouvertes de lAn, celle que tu essaies danalyser, Mon-Frivole-Cadet, et il la approuve. En fait, il na rien dit, Ancien--moi, prcisa Chawker lAn. Son expression parlait pour lui, dit la Dame. Cest bon , reconnut le Cadet plutt dmoralis de se voir arracher le premier rle de la soire. Vas-tu te prsenter au Concours ? Jy ai pens , dit Chawker lAn en essayant de paratre indiffrent. Mais pas avec cet additif-l au fait je lai appel Lumire-Pourpre car je crois avoir quelque chose dautre beaucoup plus digne du Grand Prix. Je me suis dit, commena Chawker le Cadet en se rembrunissant. Oui ? que jtais prt aller me coucher et dormir. Mais redonnez-moi encore une bouche de la dcouverte de lAn, Dame-mienne, et voyons ce que je peux en tirer sur la structure chimique de sa Lumire-Pourpre.

3Latmosphre de fte se prolongea encore une semaine dans la maison des Chawker. LAncien tait bien connu Gammer, et la moiti des habitants de ce monde dfila dans ce quartier avant que leur curiosit soit apaise et quils aient vu de leurs propres yeux que le cadet des Chawker tait revenu indemne. La plupart firent des remarques sur son teint et plus dune jeune femme demanda lui toucher la joue, comme si son lger bronzage tait une couche que lon pouvait palper. Chawker le Cadet supporta ces attouchements avec une vanit pleine de majest, mais la Dame dsapprouvait ces requtes et ne le cacha pas. Tomasz, le Grand Ancien lui-mme, descendit de son aire, aussi grassouillet quun habitant de Gammer se permettait de ltre ; son ge et ses cheveux blancs navaient semblait-il, mouss en rien son talent. Ctait un 12

Matre Goteur comme Gammer nen avait jamais connu, malgr les histoires qui couraient sur le Grand Ancien Faron qui avait vcu un demi-sicle auparavant. Tout ce que Tomasz mettait entre sa langue et son palais lui livrait aussitt ses secrets. Chawker le Cadet, qui navait aucune tendance sousestimer son propre talent, admettait sans honte que ses dons inns napprochaient en rien limmense exprience du vieil homme. Le Grand Ancien, qui depuis prs de vingt ans dominait le festival annuel du Grand Concours par la seule force de son savoir-faire, posa beaucoup de questions sur ces Autres Mondes que, bien sr, il navait jamais visits. Il tait plein dindulgence et dit en souriant Dame Chawker : Ne vous faites pas de souci, Dame. Les jeunes daujourdhui sont curieux. De mon temps, on se contentait de polir ses propres lentilles, comme dit le proverbe, mais le monde a chang et beaucoup de jeunes font ce quils appellent le Grand Tour. Cest peut-tre un bien. Voir les Autres Mondes et leurs habitants superficiels, inonds de soleil, bouseux, dpourvus de toute papille gustative , cela permet dapprcier son frre an, comme dit le proverbe. Chawker le Cadet navait jamais entendu personne parler de Gammer comme du frre an , quoiquon trouvt souvent cette expression dans les Vido-Cassettes. Ctait la troisime colonie lance sur lorbite de la Lune, lors des annes dexpansion du XXIe sicle, mais les deux premires, Alfer et Bayter, ntaient jamais devenues cologiquement viables. Gammer, si. Les habitants des Autres Mondes , observa Chawker le Cadet avec une circonspection pleine de tact, nont pas cess de me dire combien lexprience de Gammer avait compt pour les colonies fondes aprs elle. Tout ce que nous avons appris, disent-ils, nous vient de Gammer. Certainement. Certainement. Bien dit , Tomasz rayonnait. Avec une prudence encore plus grande, Chawker le Cadet poursuivit : Et cependant, si fort est lamour-propre, comme 13

vous le savez Grand Ancien, que certains dentre eux pensent quils ont fait des progrs par rapport Gammer. Tomasz, le Grand Ancien, souffla par le nez (ne respire par la bouche que lorsque tu ne peux pas faire autrement, disait-il sans se lasser, car cela mousse la langue du Goteur), et fixa sur Chawker ses yeux dun bleu fonc qui paraissait dautant plus bleu que les sourcils qui les surplombaient taient dun blanc de neige. Des progrs dans quel sens ? Ont-ils fait allusion une amlioration spcifique ? Chawker le Cadet, qui patinait sur une glace fort mince et auquel nchappa point le froncement de sourcils de Chawker lAncien, dit doucement : Je ne suis peut-tre pas trs bon juge en ce qui concerne les problmes qui les intressent. Les problmes qui les intressent. As-tu dcouvert un monde qui en sache plus que nous en chimie alimentaire ? Non ! Certainement pas, Grand Ancien. Ils ne sen inquitent gure, autant que jai pu men apercevoir. Ils dpendent de nos dcouvertes. Ils ladmettent ouvertement. Ils dpendent de nous en ce qui concerne laction et les effets secondaires de cent mille molcules, grommela Tomasz le Grand Ancien, que nous enrichissons chaque anne dun millier dautres que nous tudions, analysons et dfinissons. Ils dpendent de nous pour mettre au point avec exactitude les besoins dittiques en lments et en vitamines. Et par-dessus tout, ils dpendent de nous en ce qui concerne lart de goter les saveurs les plus lgres et les plus subtilement complexes. Ils le savent, nest-ce pas ? Ils le reconnaissent sans hsitation. Et o trouveraient-ils des ordinateurs plus fiables et plus complexes que les ntres ? En tout ce qui touche notre spcialit, nulle part. Et quel Aliment de Base servent-ils ? Faisant lourdement de lesprit, il ajouta : Ou bien sattendaient-ils quun jeune Gammrien se mette brouter ? Non, Grand Ancien, ils ont un Aliment de Base. Sur tous les mondes que jai visits, il y en avait un, et sur tous ceux o je ne suis pas all, on ma dit quil y avait, aussi, un Aliment de 14

Base. Mme sur le monde o lon disait que lAliment de Base ntait bon que pour les classes infrieures Les imbciles ! murmura Tomasz devenu cramoisi. mondes diffrents, murs diffrentes , dit Chawker le Cadet en toute hte. Mais mme alors, Grand Ancien, lAliment de Base est trs bien vu lorsquils ont besoin de quelque chose de bon march et de nourrissant. Et cest de nous quils le tiennent. lorigine, leur souche fongique a t amene de Gammer. Quelle souche ? La souche A-5 , dit Chawker le Cadet dun air de sexcuser. Cest la plus vigoureuse, disent-ils, et celle qui ncessite le moins dnergie. Cest aussi la plus grossire , fit remarquer Tomasz avec satisfaction. Et de quels additifs se servent-ils ? Ils en ont trs peu , rpondit Chawker le Cadet. Il rflchit un moment, puis ajouta : Il y a, sur Kapper, un endroit o ils ont un additif trs apprci par tous les Kapperiens et qui prsente des possibilits. Mais celles-ci ne sont pas exploites et lorsque je leur ai fait goter ce que mavait envoy Dame-mienne, ils ont t obligs dadmettre que ctait aussi loin de ce quils mangeaient que Gammer dune mtorite. Tu ne mavais pas dit cela ! ne put sempcher de sexclamer Dame Chawker qui, jusqu maintenant, navait pas os simmiscer dans une conversation laquelle participait le Grand Ancien. Alors, les habitants des Autres Mondes ont aim mes prparations ? Je nen ai pas souvent distribu, dit Chawker le Cadet. Je suis bien trop goste pour cela. Mais lorsque je lai fait, ils les ont beaucoup apprcies, Dame-mienne.

4Il scoula plusieurs jours avant que les deux frres puissent se parler seul seul. As-tu russi aller sur Kee ? demanda lAn. 15

Oui , rpondit Chawker le Cadet voix plus basse. Seulement deux jours. Ctait trop cher pour que je reste plus longtemps. Je suis sr que mme deux jours, cela ne plairait pas lAncien. Je nai pas lintention de le lui dire. Le feras-tu ? Tu es idiot. Raconte-moi. Chawker le Cadet le fit, avec force dtails, dun air un peu gn. Puis il conclut : Tu comprends, pour eux ce nest pas mal. Ils ny accordent aucune importance. Ce qui me fait penser que le bien et le mal nexistent pas en soi. Ce dont on a lhabitude, cest le bien. Ce dont on na pas lhabitude, cest le mal. Essaie de dire cela lAncien. Ce quil appelle le bien, cest ce quil a lhabitude de faire. Tu es bien oblig de le reconnatre. Quelle diffrence cela fera-t-il que je ladmette ? LAncien croit que tout ce qui est bien et tout ce qui est mal a t crit par ceux qui ont fond Gammer ; que cest dans un livre dont il nexiste quun seul exemplaire, et que nous sommes les seuls lavoir ; donc tous les Autres Mondes auront ternellement tort. Jy croyais aussi, An, mtaphoriquement du moins. Mais cela ma boulevers de voir combien les habitants des Autres Mondes prenaient cela la lgre. Ils mont laiss les regarder manger. Un spasme de dgot tordit le visage de lAn. Des animaux, tu veux dire ? Cela ne ressemblait plus des animaux lorsquils sen nourrissaient. Cest a le hic. Tu les as vus les tuer, et dissquer ce que ce que Non , sempressa de rpondre le Cadet. Je nai vu leur nourriture que lorsque tout tait fini. Ce quils mangeaient ressemblait certains Aliments de Base et avait la mme odeur. Jen ai dduit le got que cela devait avoir Le visage de lAn exprima un tel curement que Chawker le Cadet dit, sur la dfensive : Cest comme cela que lon se nourrissait, autrefois. Sur Terre, je veux dire. Et il se peut que

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lorsquon labora lAliment de Base, il fut conu pour imiter le got de ces nourritures-l. Je prfre ne pas y penser, dit Chawker lAn. Ce que tu prfres importe peu. coute. Ce qui importe peu, pour moi, cest ce quils mangent. Sils avaient eu la chance de goter les vrais Aliments de Base pas la souche A-5, mais les moisissures grasses dont parle le proverbe et sils avaient eu des armes artificiels labors, et pas cette camelote primitive dont ils disposent, ils nauraient plus consomm que cela. Sils pouvaient manger ce que jai fabriqu, et ce que je nai pas encore termin Tu vas vraiment te prsenter au Concours ? demanda Chawker le Cadet. Son frre rflchit un moment puis dit : Je crois que oui, Cadet. Jen ai envie. Mme si je ne gagne pas cette fois-ci, la longue jy arriverai. Ce programme est diffrent. Il ne ressemble aucun des programmes dordinateur que jaie jamais vus ou dont jaie entendu parler ; et a marche. Tout est dans le Il sarrta net et dit, dun air embarrass : Jespre, Cadet, que tu ne te vexeras pas si je ne te dis pas tout ? Je nen parle personne. Ce serait stupide den parler quelquun , rpondit Chawker le Cadet en haussant les paules. Si tu as vraiment un bon programme, tu peux en tirer une fortune ; tu le sais bien. Regarde Tomasz, le Grand Ancien. Cela doit faire trente-cinq ans quil exploite Chant de Couloir, et il na toujours pas publi sa formule. Oui, mais on peut facilement deviner comment il sy est pris. Et, mon avis, ce nest pas vraiment Il secoua la tte dun air de doute, prfrant ne rien dire qui puisse constituer un crime de lse-majest. Je tai demand si tu allais concourir parce que Oui ? Je crois que je vais minscrire, moi aussi. Toi ? Tu as peine lge. Vingt-deux ans. Cela tennuie ? Tu nen sais pas assez, Cadet. Quand as-tu jamais utilis un ordinateur ? 17

Quest-ce que cela peut faire ? Ce qui compte ce nest pas lordinateur. Ah bon ? Alors, quest-ce que cest ? Les pupilles gustatives. Marque-ou-rate cest-des-pu-pilles-quil-te-faut . Nous connaissons tous cette comptine, et aussi, Je franchirai dun bond laxe zro , comme dit le proverbe. Mais je suis srieux, lAn. Un ordinateur, ce nest que le point de dpart, nest-ce pas ? Tout se termine par la langue, do que tu partes. Et, naturellement, un Matre Goteur comme ce petit Cadet-l peut y arriver. Chawker le Cadet rougit, malgr son bronzage. Je ne suis peut-tre pas un Matre Goteur, mais certainement un Goteur, et tu le sais. Le fait davoir quitt la maison pendant un an ma permis de mieux apprcier le bon Aliment de Base et ce que lon peut faire avec. Jai appris suffisamment coute, lAn, ma langue, cest tout ce que jai et jaimerais rendre largent que lAncien et la Dame ont dpens pour moi. Tu dsapprouves mon inscription au concours ? Tu as peur de la concurrence ? Chawker lAn se raidit. Il tait plus grand et plus fort que le Cadet et navait pas lair trs amical. Je nai pas craindre la concurrence. Si tu veux tinscrire, tu le fais, petit Cadet. Mais ne viens pas pleurnicher auprs de moi si tu te couvres de honte. Et je te prviens que lAncien ne sera pas content que tu fasses le Jean-sans-got, comme dit le proverbe. On nest pas oblig de gagner du premier coup. Mme si je ne gagne pas cette fois-ci, la longue jy arriverai, comme tu viens de le dire. Chawker le Cadet pivota sur ses talons et sortit. Il se sentait un petit peu vex.

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Le sujet finit par spuiser. Tout le monde, semblait-il, en avait assez des histoires des Autres Mondes. Chawker le Cadet avait dcrit pour la cinquantime fois les animaux quil avait vus, et ni pour la centime avoir vu tuer lun deux. Il avait dpeint avec des mots les champs de crales et tent dexpliquer quoi ressemblait la lumire du soleil lorsquelle brillait sur les hommes, les femmes, les maisons et les champs, travers lair devenu, au loin, un petit peu plus bleu et flou. Il avait prcis pour la deux centime fois que, non, cela ne ressemblait pas du tout au soleil que lon pouvait voir dans les salles de Gammer qui ouvraient sur lextrieur (et que, nimporte comment, personne ne visitait plus). Et maintenant que tout cela tait fini, il regrettait presque le temps o on larrtait dans les couloirs. Cela ne lui dplaisait plus dtre une clbrit. Il se sentait un peu dsuvr tout en faisant tourner le micro-film quil navait dj plus envie de lire, et il essayait de ne pas en savoir mauvais gr la Dame. Quy a-t-il, Dame-mienne ? demanda-t-il. Vous navez pas souri de toute la journe. Sa mre leva pensivement les yeux sur lui. Cest affligeant pour moi de voir la discorde rgner entre lAn et le Cadet. Oh ! je vous en prie ! Chawker le Cadet se leva avec humeur et fit quelques pas jusqu la prise dair. Ctait le jour du Jasmin et il aimait cette odeur ; comme toujours, il se demanda automatiquement ce quil pourrait faire pour lamliorer. Elle tait trs lgre car lon savait quune forte odeur de fleur moussait la langue. Je ne fais rien de mal en minscrivant au Concours. Tout Gammrien de plus de vingt et un ans a le droit de le faire. Ce nest pas de bon got de se poser en rival de son frre. Pas de bon got ? Et pourquoi ? Je suis le rival de tous les concurrents. Et lui aussi. Cest un hasard si nous le sommes lun pour lautre. Et pourquoi ne dites-vous pas plutt que cest lui qui rivalise avec moi ? Il a trois ans de plus que toi, Cadet--moi.

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Et peut-tre va-t-il gagner le Grand Prix, Dame-mienne. Il a lordinateur. Est-ce lui qui vous a dit dessayer de me faire changer davis ? Non, absolument pas. Tu ne dois pas penser cela de ton frre. La Dame avait parl avec ardeur mais elle vita de croiser son regard. Alors, cest quil est venu traner par ici avec un air pitoyable, et vous savez fort bien deviner ce quil dsire. Tout cela parce que je me suis qualifi aux premires liminatoires et quil pensait que jchouerais. Ce nest pas bien difficile de se qualifier, dit Chawker lAn du seuil de la porte. Vraiment ? Chawker le Cadet se retourna vivement. Alors, pourquoi est-ce que cela te contrarie ? Et pourquoi une centaine de concurrents ont-ils chou ? Les dcisions de quelques petits goteurs ne comptent gure. Attends de passer devant la commission. Puisque tu tes aussi qualifi, tu ferais mieux de ne pas dire que peu importe si quelques petits goteurs Mon plus jeune , dit la Dame dun ton plutt acerbe, cela suffit comme a ! Nous devrions plutt nous rappeler combien il est rare quun An et un Cadet de la mme unit familiale se qualifient la mme anne. Ni lun ni lautre nosrent pendant un bon bout de temps rompre le silence en prsence de la Dame Mais leurs mines renfrognes parlaient pour eux.

6Plus le temps passait, plus Chawker le Cadet se plongeait dans la prparation de lultime chantillon de cet Aliment aromatis qui ses pupilles gustatives et olfactives le lui disaient ne ressemblerait rien de ce quune langue gammrienne avait pu goter auparavant. Il se fit un devoir de visiter les cuves de lAliment de Base o les dlectables moisissures poussaient partir des rebuts 20

malodorants, et se multipliaient une vitesse extraordinaire, dans des conditions menes la perfection, pour donner trois douzaines de souches prsentant, chacune, leurs varits propres. (Le Matre Goteur, lorsquil testait lAliment de Base brut le bouillon tel quel, comme disait le proverbe pouvait toujours dire de quel quartier et de quel couloir il provenait. Tomasz, le Grand Ancien, avait plus dune fois dclar, publiquement, quil pouvait dsigner la cuve, et mme la portion de cuve, do il avait t prlev, bien que personne ne lait jamais pouss en faire la dmonstration.) Chawker le Cadet ne prtendait pas avoir la comptence de Tomasz, mais il tta des lvres, et tourna sur sa langue, et mordilla, et mchouilla jusqu ce quil ait dcid quelle souche exacte et quelle varit il allait utiliser, celle qui se marierait le mieux aux ingrdients quil mlangeait dj en esprit. Un bon goteur, disait Tomasz le Grand Ancien, peut combiner mentalement les lments dun additif et le goter ainsi en imagination. Dans le cas de Tomasz, comme tout le monde le savait, ce pouvait tre une simple dclaration, mais Chawker le Cadet lavait prise au srieux et tait certain de pouvoir faire de mme. Il avait lou une place dans les cuisines (encore une dpense de plus la charge du pauvre Ancien, quoique Chawker le Cadet se dbrouillt avec une somme infrieure celle que lAn avait demande). Chawker le Cadet ne se plaignait pas davoir un plus petit budget ; il navait pas beaucoup dinvestissement puisquil se passait dordinateur. Hachoirs, batteurs, rchauds, purateurs et autres instruments de cuisine prenaient peu de place. Et au moins, il avait une hotte pour masquer toutes les odeurs. (Tout le monde connaissait dhorribles histoires de goteurs qui avaient t trahis par une seule bouffe dodeur et avaient dcouvert que le mlange quils venaient de crer tait tomb dans le domaine public avant quils aient pu le faire passer devant la commission. Voler le produit de quelquun dautre, ce ntait peut-tre pas de bon got, comme aurait dit la Dame, mais cela se faisait et lon navait alors aucun recours lgal.) 21

Le signal lumineux salluma, inscrivant un code quil connaissait trop bien. Ctait celui de Chawker lAncien. Le Cadet ressentit le mme frisson de culpabilit quil prouvait, tant enfant, lorsquil chapardait des bouches de lAliment de Base rserv aux invits. Un moment, mon Ancien , cria-t-il, et pris dun accs subit dactivit, il poussa la hotte au maximum, ferma la cloison, ta les ingrdients de la table et les jeta dans la poubelle, puis sortit et ferma rapidement la porte derrire lui. Excusez-moi, mon Ancien , dit-il en essayant de paratre dsinvolte, mais la Dgustation est dune extrme importance. Je sais , dit schement lAncien, bien que ses narines aient brivement palpit, comme sil avait eu le bonheur dattraper au vol une bouffe fugace, mais on ne te voit gure la maison, en ce moment ; peine plus que lorsque tu tais plong dans ta folle quipe spatiale, et je suis oblig de venir jusquici pour te parler. Pas de problme, mon Ancien. Allons au salon. Ce ntait pas trs loin et, par chance, il ny avait personne. Aux regards que lAncien jeta droite et gauche, Chawker le Cadet devina que cela larrangeait, et il poussa un soupir inaudible. Il allait encore essuyer une leon de morale, ctait sr. Cadet, tu es mon fils et je ferai envers toi tout mon devoir. Il ne consiste pas seulement payer tes dpenses et tassurer un bon dpart dans la vie. Je dois aussi te rprimander lorsque cest ncessaire. Pour avoir un bon Aliment de Base, il ne faut pas lsiner sur les dchets , comme dit le proverbe. Chawker baissa les yeux. Ainsi que son frre, il tait parmi les trente derniers concurrents qualifis pour le Grand Prix qui serait attribu dans une semaine, et une rumeur officieuse courait selon laquelle Chawker le Cadet avait obtenu un score suprieur celui de Chawker lAn. Mon Ancien, me demandez-vous de faire moins bien que je pourrais afin que mon frre gagne ? Chawker lAncien cligna des yeux dtonnement, et le Cadet referma la bouche en pinant les lvres. Il stait nettement lanc dans une mauvaise direction. 22

Je ne te demande pas de faire moins bien mais de faire mieux encore. Rflchis la honte que tu nous as inflige loccasion de ton entretien avec Stens lAne, la semaine passe. Durant quelques secondes, Chawker le Cadet eut du mal se remmorer quoi lAncien pouvait faire allusion. Il navait rien fait du tout avec Stens lAne une stupide jeune femme laquelle il se contentait de parler, et encore le moins possible. Stens lAne ? Quelle honte ? Ne me fais pas croire que tu ne te souviens pas de ce que tu lui as dit. Stens lAne la rpt son Ancien et sa Dame, qui sont de bons amis de notre famille, et maintenant tout le monde en parle dans le quartier. Quest-ce qui ta pris, Cadet, dattaquer ainsi les traditions de Gammer ? Mais ce nest pas vrai ! Elle ma questionn sur mon Grand Tour et je ne lui ai rien dit de plus quaux trois cents autres auxquels jen ai parl. Tu ne lui as pas dit que les femmes devraient avoir aussi le droit de faire le Grand Tour ? Oh ! Oui. Oh. Mais, Ancien, je lui ai simplement dit quau lieu de poser des questions, elle navait qu le faire elle-mme ; et lorsquelle a paru choque de ma suggestion, je lui ai dit qu mon avis plus les Gammriens verraient les Autres Mondes, mieux ce serait pour eux tous. Notre socit est trop ferme sur elle-mme et je ne suis pas le premier le dire. Oui, jai entendu des radicaux dfendre la mme ide, mais pas dans notre quartier et certainement pas dans notre famille. Notre socit est plus ancienne que celle des Autres Mondes ; elle est aussi plus stable et mieux adapte ; nous navons pas leurs problmes. Y a-t-il des dlinquants parmi nous ? Y a-t-il de la corruption ? Mais, Ancien, cest au prix de limmobilisme et de la mort vivante. Nous sommes tous attachs, enferms. Que peuvent nous enseigner les Autres Mondes ? Nes-tu pas heureux dtre revenu dans ces quartiers bien clos et

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confortables de Gammer ? Dans ces couloirs clairs par une lumire dore produite par notre propre nergie ? Oui mais, voyez-vous, moi aussi je suis dform. Il y a tant de choses, sur les Autres Mondes, auxquelles jaurais aim maccoutumer. Et quoi exactement, mon Cadet fou ? Chawker le Cadet ravala ce quil allait dire. Aprs un silence, il reprit : Pourquoi noncer simplement des assertions ? Si je peux prouver que cette coutume-ci, ou celle-l, propre aux Mondes Extrieurs, est suprieure aux murs de Gammer, je le ferai. Alors, quoi bon perdre son temps parler ? Tu as, en effet, dj beaucoup trop parl pour ne rien, dire, Cadet, et cela ta non seulement fait peu de bien, mais encore nettement du tort Cadet, sil te reste une once du respect que tu me dois, aprs ce Grand Tour que, Gammer le sait, Dame-tienne ma oblig taccorder par mes cajoleries, et si tu reconnais que je ne tai jamais rien refus de ce qui tait en mon pouvoir, tu garderas dornavant la bouche close. Ne crois pas que jhsiterais texiler si tu nous couvrais de honte. Tu pourrais bien poursuivre ton Grand Tour aussi longtemps que durera lOrbite Mais tu ne serais plus mon fils, jamais. Je vous, obirai, Ancien , dit Chawker le Cadet dune voix faible. partir de maintenant, je ne dirai rien, moins den avoir la preuve. Comme tu nobtiendras jamais de preuve , dit lAncien dun air content, il me suffira que tu tiennes ta parole.

7Les finales annuelles taient le plus grand vnement social, la plus belle occasion de sexciter et de festoyer de toute lanne. Chacun des trente plats dAliment de Base avait t aromatis ou parfum avec raffinement. Les juges devaient goter les chantillons des intervalles assez longs pour restaurer lintgrit de leur langue.

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En toute honntet, les Gammriens taient obligs de reconnatre que les plats produits par la centaine de gagnants du Grand Prix, tout au long de lHistoire de Gammer, ntaient pas tous devenus des classiques du Grand Menu. Certains taient tombs dans loubli, dautres taient maintenant considrs comme tout fait ordinaires. Dautre part, au moins deux plats favoris de tout Gammer, vritables best-sellers des restaurants et des foyers depuis vingt ans, avaient chou lanne o ils avaient t prsents au Concours. Velours-Noir, dont ltrange mlange de chocolat chaud et de fleur de cerisier tait devenu la friandise classique, navait mme pas franchi les liminatoires. Chawker le Cadet ne doutait pas du rsultat. Il avait tellement confiance en lui quil se trouvait en danger de succomber lennui. Il ne quittait pas les juges des yeux ; de temps autre, lun deux prenait une bouche de lun des plats et la plaait sur sa langue. Tous ces visages aux paupires baisses, se gardaient prudemment de toute expression. Jamais un air de surprise ou un soupir de satisfaction nchappait un vrai juge encore moins un frmissement de ddain. Ils se contentaient denregistrer leurs notes sur les cartes dordinateurs quils avaient la main. Chawker le Cadet se demandait sils pourraient dissimuler leur plaisir lorsquils goteraient le sien. Au cours de la dernire semaine, sa prparation tait devenue parfaite, avait atteint lapoge dun got quil serait impossible damliorer, qui ne pouvait Tu comptes tes chances ? lui chuchota loreille Chawker lAn. Il sursauta et se retourna. LAn tait entirement vtu en platon et brillait somptueusement. An, je te souhaite de tout cur de russir, dit-il. Je suis sincre. Je voudrais que tu te classes le plus haut possible. la seconde place, si tu gagnes ? Cest cela que tu veux ? Refuserais-tu la seconde place, si je remporte le Prix ? Tu ne peux pas gagner. Jai fait quelques sondages. Je sais quelle est ta souche ; je connais tes ingrdients

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jouer ainsi au dtective, comment as-tu trouv le temps de travailler ? Ne te fais pas de souci pour moi. Il ne ma pas fallu longtemps pour comprendre que tu ne pouvais pas obtenir quelque chose de valable en combinant ces constituants-l. Tu as vrifi cela grce ton ordinateur, je suppose. Oui. Alors, comment ai-je pu me qualifier pour les finales, je me le demande ? Peut-tre ne sais-tu pas tout sur mes ingrdients. coute, An, le nombre des combinaisons que lon peut obtenir partir de quelques constituants est astronomique si nous considrons les diffrentes proportions possibles et les traitements avant et aprs brassage, et lordre dans lequel on les mlange et Je nai pas besoin que tu me fasses un cours, Cadet. Alors, tu sais quaucun programme dordinateur ne peut rivaliser avec la complexit dune langue doue. coute, tu peux ajouter quelque chose en quantit si minime que ce soit indtectable, mme pour la langue, et que cela ajoute pourtant une pointe de saveur qui change tout le got. Ce sont les habitants des Autres Mondes qui tont enseign cela, gamin. Je lai appris tout seul. Et Chawker le Cadet sloigna avant que son frre ne le pousse en dire trop.

8Il ny avait pas de doute que cette anne-l, comme durant tant dannes passes, Tomasz le Grand Ancien, tenait la commission des Juges dans le creux de sa langue, comme dit le proverbe. Il regarda dun bout lautre de la longue table laquelle les juges staient assis par ordre de prsance ; lui Tomasz tait install au milieu. On avait nourri lordinateur ; il venait de donner le rsultat. Un silence total rgnait dans la pice o les 26

concurrents, leurs amis et leurs familles taient assis, attendant la gloire, ou au moins, la consolation de pouvoir goter tous les chantillons prsents au concours. Le reste des Gammriens, presque sans exception, taient devant leur holo-vido. Il y aurait des fournes supplmentaires permettant de faire bonne chre pendant une semaine, et lopinion gnrale ne concidait pas toujours non plus avec celle des juges, quoiquelle naffectt en rien le gagnant du prix. Je nai pas souvenir dun Grand Prix o il y ait eu aussi peu de doute quant la dcision de lordinateur, et un accord aussi unanime entre nous , dit Tomasz. Il y eut des hochements de tte, et des sourires, et des mines satisfaites. Chawker le Cadet se dit : Ils ont lair sincres ; ce qui ne serait pas le cas sils avaient suivi les recommandations du Grand Ancien ; donc cest le mien qui a gagn. Jai eu, cette anne, le privilge de dguster le plat le plus subtil, le plus tentant et le plus enivrant jamais savour au cours de mon existence, dit Tomasz. Et je ne peux imaginer quil soit un jour dpass. Il leva bien haut les cartes dordinateur. Le Prix a t attribu lunanimit et lon ne sest servi de lordinateur que pour dterminer lordre des autres finalistes. Le gagnant est une pause pour leffet et puis, lextrme surprise de tout le monde, sauf du gagnant Chawker le Cadet, pour son plat intitul Coiffe de Montagne Jeune homme Chawker le Cadet savana pour recevoir le ruban, la plaque, les crdits, les poignes de main, les enregistrements ; puis les autres concurrents apprirent leur place sur la liste. Chawker lAn tait le cinquime.

9Tomasz le Grand Ancien, ne dcouvrit Chawker le Cadet quau bout dun moment, et il prit son petit-fils par le bras.

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Eh bien, Chawker le Cadet, cest un grand jour pour toi et pour nous tous. Je nai exagr en rien. Ton plat est le meilleur que jaie jamais dgust. Et cependant, il me laisse curieux et pensif. Jai identifi tous les ingrdients mais il ny a pas moyen que leur combinaison produise ce que tu as fait. Es-tu dispos me livrer ton secret ? Je ne te blmerais pas si tu refusais, mais devant la russite tellement sensationnelle de quelquun de si jeune, je Je veux bien vous le dire, Grand Ancien. Javais lintention de le rvler tout le monde. Jai promis mon Ancien de ne pas parler tant que je naurais pas de preuve. Cest vous qui venez de me la fournir. Quoi ? demanda Tomasz, lair bahi. Quelle preuve ? Lide de ce plat mest venue, en ralit, sur Kapper. Cest pourquoi je lai appel Coiffe de Montagne, en hommage cet Autre Monde. Jai utilis des ingrdients ordinaires, Grand Ancien, soigneusement slectionns, bien sr. Tous ordinaires, sauf un. Je suppose que vous avez dtect la prsence de larme du Jardin ? Oui, mais avec une lgre modification que je nai pas dtermine. Quest-ce que vient faire l-dedans lAutre Monde dont tu parles ? Parce que ce ntait pas larme du Jardin, Grand Ancien, pas le produit chimique. Je me suis servi dun mlange compliqu pour obtenir larme du Jardin, et je ne suis pas entirement sr de la nature de cette combinaison. Tomasz frona les sourcils dun air pontifiant. Tu veux dire que tu ne peux pas reproduire ce plat ? Je peux le reproduire, soyez-en certain, Grand Ancien. Lingrdient auquel je fais allusion cest lail. Cest le nom vulgaire de larme de la Montagne, dit Tomasz dun ton dimpatience. Je ne parle pas de larme de la Montagne. Cela, cest un mlange chimique bien connu. Je parle du bulbe de la plante. Les yeux de Tomasz le Grand Ancien souvrirent tout grands et sa bouche fit de mme. Aucun mlange chimique ne peut imiter la complexit dun produit qui a pouss, Grand Ancien , poursuivit Chawker 28

le Cadet avec enthousiasme. Et sur Kapper, ils cultivent une varit particulirement dlicate quils mettent dans leur Aliment de Base. Ils ne savent pas en utiliser toutes les potentialits. Jai vu tout de suite quun vrai Gammrien pouvait faire infiniment mieux, aussi jai rapport plusieurs de ces bulbes et je men suis servi, avec succs. Vous dites que cest la meilleure prparation de lAliment de Base que vous ayez jamais fait rouler sur votre langue, et cest aussi la meilleure preuve que je puisse fournir pour affirmer que si nous ouvrons notre socit Mais il finit par sinterrompre et regarder Tomasz dun air surpris, puis alarm. Celui-ci recula et dit, dune voix gargouillante : Une chose qui a pouss dans la terre jai mang Le Grand Ancien, pour vanter la qualit de son estomac, dclarait souvent quil navait jamais vomi, mme dans son enfance. Et certainement que personne navait jamais vomi dans la grande-salle du Conseil. Ce jour-l, le Grand Ancien innova donc double titre.

10On ne pardonna pas Chawker le Cadet. On ne lui pardonnerait jamais. Et puisque Chawker lAncien lavait condamn lexil quil en soit ainsi. Il ne reviendrait jamais. LAncien ntait pas venu lui dire adieu. LAn non plus, bien entendu. Mais il sen moquait. Chawker le Cadet stait jur de sen tirer sans leur aide, mme si pour survivre il devait travailler comme cuisinier sur Kapper. Pourtant la Dame tait l ; seule sur le terrain le voir dcoller ; seule accepter le paria quil tait devenu. Elle frissonnait et semblait accable de chagrin. Chawker le Cadet prouva le dsir dsespr de se justifier ses yeux. Dame-mienne , dit-il plong dans une crise dapitoiement sur lui-mme, ce nest pas juste ! Ctait le 29

meilleur plat que lon ait jamais prpar sur Gammer. Le Grand Ancien lui-mme la dit. Le meilleur. Et sil y avait du bulbe rp dedans, cela ne voulait pas dire que le plat tait mauvais mais que le bulbe tait bon. Vous comprenez mon raisonnement ? Il est lheure que je monte bord. Dites-moi que vous saisissez ce que jai voulu faire. Ne comprenez-vous pas quil faut que nous devenions une socit ouverte, que nous apprenions autant de choses des Autres Mondes que nous leur en enseignons ou bien nous allons dprir ! La plate-forme allait lemporter jusqu lentre du navire. La Dame le regardait tristement, comme si elle savait quelle ne le reverrait jamais. Il commena slever et se pencha sur le garde-fou. Quelle erreur ai-je faite, Dame-mienne ? Alors, elle dit dune voix basse empreinte de dtresse : Ne comprends-tu pas, Cadet--moi, que ce que tu as fait ce ntait pas de Le bruit mtallique que fit le sabord en souvrant couvrit ses deux derniers mots, et Chawker le Cadet entra dans le vaisseau pour ne plus jamais revenir.

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CERTITUDEDes quatre nouvelles courtes que je prsente dans cette anthologie, celle-ci est ma prfre. Si, lorsque vous laurez termine, vous ne vous faites pas mal au diaphragme force de gmir et de grogner et dmettre toute sorte de protestations bruyantes, je serai vraiment trs, trs dsappoint.

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Comme tout le monde le sait, en ce XXXe sicle de la Terre, les voyages dans lespace sont pouvantablement assommants et prennent beaucoup trop de temps. Assoiffs de distraction, beaucoup de membres des quipages bravent les restrictions de quarantaine et embarquent des animaux familiers ramasss sur les nombreux mondes habitables quils explorent. Jim Sloane avait un pierron quil avait appel le Veilleur parce quil restait l, immobile, lendroit o on lavait pos ; mais il levait parfois un de ses coins pour absorber du sucre en poudre. Ctait tout ce quil mangeait. Personne ne lavait jamais vu bouger mais, de temps autre, on ne le retrouvait pas tout fait lendroit o on croyait lavoir laiss. Certains soutenaient quil bougeait lorsque personne ne le regardait. Bob Laverty avait un hli-ver quil avait appel Poupette. Il tait vert car il effectuait la photo-synthse. Parfois il se dplaait pour avoir plus de lumire et alors il enroulait son corps vermiculaire et avanait trs lentement comme une hlice. Un jour, Jim Sloane dfia Bob Laverty la course. Mon Veilleur peut battre ta Poupette. Ton Veilleur ne bouge mme pas ! Je parie que si ! Tout lquipage participa la comptition. Mme le capitaine risqua un demi-crdit. Tout le monde misa sur Poupette. Le ver, au moins, se dplaait. Jim Sloane couvrit tous les paris. Il avait conomis son salaire de trois voyages et il mit jusqu son dernier millicrdit sur le Veilleur. Le dpart de la course devait avoir lieu lune des extrmits du grand salon. lautre, on avait dispos un tas de sucre en poudre pour le Veilleur et un projecteur pour Poupette. Le ver forma aussitt une hlice et se mit avancer en spirale, trs lentement, vers la lumire. Tout lquipage lacclama. Le Veilleur resta l, sans bouger. Du su-sucre, Veilleur. Du su-sucre , dit Sloane en le lui montrant du doigt. Le Veilleur ne remua pas dun millimtre. Plus que jamais il avait lair dune pierre, mais Sloane ne semblait pas sinquiter. 32

Pour finir, lorsque Poupette eut parcouru, grand renfort de spirales, la moiti du salon, Jim Sloane dit, avec dsinvolture, au pierron : Si tu ne bouges pas de l, Veilleur, je vais prendre un marteau et te rduire en petits cailloux. Cest alors que lon dcouvrit pour la premire fois que les pierrons taient tlpathes. Et par la mme occasion, on apprit aussi quils pouvaient se tlporter. Sloane navait pas plus tt fini dnoncer sa menace que le Veilleur disparut tout simplement de lendroit o il tait et reparut sur le tas de sucre. Sloane avait gagn et il se mit compter lentement et voluptueusement ses gains. Tu savais que cette sacre bestiole pouvait se tlporter, lui dit Laverty avec amertume. Non, absolument pas, rpliqua Sloane, mais je savais que mon pierron allait gagner. Ctait, pour moi, une certitude. Et pourquoi ? Il fallait bien que le Veilleur gagne.

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CRDIBLE Crdible parut pour la premire fois dans le numro doctobre 1953 dAstounding Science Fiction. Elle nest jamais ressortie dans aucune de mes anthologies, et voici pourquoi. En 1966, Ted Carnell, lagent littraire britannique, me dit que New English Library aimerait publier plusieurs de mes nouvelles, et croyez bien que je nmis aucune objection. Donc, en 1967, cet diteur inclut quatre textes de moi dans lanthologie intitule Through a Glass, clearly. Depuis quinze ans, ce volume a t plusieurs fois rdit (en volume broch comme en format de poche). Il se trouvait que ce livre ne pouvait circuler quen GrandeBretagne et dans quelques autres pays, mais pas aux tats-Unis. Je dcidai donc quil ny avait aucune raison pour que je ne glisse pas les quatre nouvelles dans lune ou lautre de mes anthologies amricaines. Trois dentre elles : Breeds there a man ? , The C-Chute et Its such a beautiful day , parurent en 1969 dans le recueil intitul Nightfall and other Stories2. Crdible , le quatrime des textes publis par New English Library chappa, je ne sais plus pourquoi, cette dition amricaine. Moi, je laimais, bien que John Campbell, le directeur dAstounding mait oblig y apporter des modifications que je napprouvais pas totalement. (Non, je nai plus le manuscrit originel, sinon je men serais servi.) En tout cas, la voici une douzaine dannes aprs.

2 Y a-t-il un homme en incubation ? in Quand les tnbres viendront, Prsence du Futur n 123 ; Vide-C et Quelle belle journe ! in LAmour, vous connaissez ? Prsence du Futur n 125. 34

As-tu dj rv que tu volais ? demanda le professeur Roger Toomey son pouse. Bien sr que oui ! rpondit Jane en levant la tte. Ses doigts agiles ne cessrent pas pour autant de manipuler le fil dont ils tiraient un napperon au dessin compliqu, et compltement inutile. La tlvision dispensait dans le vide ses gesticulations et son murmure touff. Une fois ou lautre, tout le monde rve quil vole, dit Roger. Cest un thme universel. Cela mest arriv souvent. Et cest ce qui me tracasse. Je ne comprends pas o tu veux en venir. Et je naime pas cela du tout. Jane compta ses points voix basse. Quand on y rflchit, cela laisse songeur. On ne vole pas vraiment, dans ces rves. On na pas dailes ; du moins, moi je nen ai jamais eu. On ne fait aucun effort ; On se contente de planer. Oui, cest cela. On plane. Quand je rve que je vole, je ne me souviens pas des dtails, remarqua Jane. Sauf la fois o javais atterri au sommet de lhtel de ville, compltement nue. Quand on rve quon est nu, personne ne semble jamais sen apercevoir. Las-tu remarqu ? On est mort de honte, mais les gens se contentent de dfiler devant vous. Elle tira sur le fil et la pelote sauta hors du sac et roula au milieu de la pice. Elle ny prta pas attention. Roger secoua lentement la tte. Son visage, trs ple, exprimait lincertitude o il tait plong. Il tait tout en angles, avec ses pommettes hautes, son long nez droit et la pointe que dessinaient ses cheveux sur son front, et qui semblait saccentuer avec les annes. Il avait trente-cinq ans. Tu ne tes jamais demand pourquoi tu rvais que tu volais ? Non, jamais. Jane Toomey tait une petite blonde. Sa joliesse fragile ne simposait pas mais sinsinuait en vous sans que vous en ayez 35

conscience. Elle avait les yeux bleus brillants et les joues roses dune poupe de porcelaine. Elle avait trente ans. Beaucoup de rves ne sont que linterprtation dun stimulus imparfaitement compris. Les stimuli sont intgrs, en une fraction de seconde, dans un contexte acceptable pour lesprit. De quoi parles-tu, chri ? demanda Jane. coute. Une fois, jai rv que je participais un congrs de physique et que jtais lhtel en compagnie de bons amis moi. Tout semblait tout fait normal. Brusquement, des cris clatrent et, sans raison, je fus pris de panique, je courus la porte mais narrivai pas louvrir. Un par un, mes amis disparurent. Ils navaient aucune difficult quitter la salle mais je ne voyais pas comment ils russissaient le faire. Je les questionnais grands cris, mais ils faisaient semblant de ne pas mentendre. Quand les voitures de pompier arrivrent, de petites tranes rouges couraient le long des rues. Je me souviens trs nettement de tout cela. Les sirnes hurlaient pour frayer un chemin aux vhicules. Je les entendis, de plus en plus fort, jusqu ce que le bruit me fende le crne. Je me rveillai et, bien sr, le rveil tait en train de sonner. Ce nest pas possible que jaie fait un long rve destin se terminer au moment prcis o le rveil sonnerait, de sorte que sa sonnerie sintgre correctement dans le tissu du rve. Il est beaucoup plus raisonnable de supposer que le rve a commenc au moment o la sonnerie sest dclenche et quil a concentr toute cette impression de dure en une fraction de seconde. Ctait juste un mcanisme durgence de mon cerveau pour expliquer ce bruit qui a brusquement envahi le silence. Jane fronait maintenant les sourcils. Elle posa son crochet. Roger ! Tu es bizarre depuis que tu es rentr de luniversit. Tu nas pas beaucoup mang et maintenant tu tiens des propos ridicules. Je ne tai jamais vu te complaire dans des ides pareilles. Je crois que tu as besoin de prendre un peu de bicarbonate.

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Jai besoin dautre chose que de bicarbonate , dit Roger voix basse. coute, quest-ce qui peut me faire rver que je vole ? Si cela ne te fait rien, jaimerais mieux changer de sujet. Elle se leva et, dun geste ferme, elle augmenta le son de la tlvision. Un jeune homme aux joues creuses et la voix de tnor se mit lassurer, dun ton suave et sentimental, de son amour ternel. Roger baissa de nouveau le son et se tint debout, le dos tourn lappareil. La lvitation ! dit-il. Voil ce que cest. Les tres humains peuvent voler. Ils en ont la capacit. Mais ils ne savent pas sen servir sauf pendant le sommeil. Alors, parfois ils dcollent un petit peu, dun ou deux centimtres peut-tre. Ce nest pas assez pour que quelquun sen aperoive, mme si on les regarde, mais ce serait suffisant pour procurer une sensation qui amorcerait un rve de vol. Roger, tu dlires. Je voudrais que tu cesses. Je ten prie. Parfois, poursuivit-il, on saffaisse doucement et la sensation sefface. Mais dautres fois, on cesse de contrler le phnomne et on tombe. Jane, as-tu jamais rv que tu tombais ? Si, bien s On est accroch la paroi dun immeuble ou assis au bord dun sige puis, brusquement, on dgringole. Il y a cette terrible secousse de la chute et on se rveille en sursaut, haletant, le cur battant. On est vraiment tomb. Il ny a pas dautre explication. Lexpression de Jane, qui tait passe lentement de la perplexit linquitude, se transforma soudain en amusement penaud. Roger, tu es un monstre ! Tu mas bien eue ! Oh ! sale type ! Quoi ? Oh ! non. Je ne marcherai plus. Je sais ce que tu es en train de faire. Tu as invent une histoire et je te sers de cobaye. Je naurais pas d tcouter. 37

Roger parut surpris et mme un peu dconcert. Il savana grands pas jusquau fauteuil o elle tait assise et, baissant les yeux sur elle, il dit : Non, Jane. Pourquoi pas ? Tu as toujours dit que tu allais te mettre crire de la science-fiction. Si tu as une ide, tu ferais mieux de lcrire. Pas la peine de ten servir pour me faire peur. Sa bonne humeur revenant, ses doigts se remirent voltiger. Jane, ce nest pas une histoire. Mais quoi dautre, alors Quand je me suis rveill, ce matin, je suis retomb sur le matelas ! Il la fixait sans cligner des paupires. Jtais en train de rver que je volais. Ctait clair et net. Je me souviens de tout. Jtais couch sur le dos quand je me suis rveill. Je me sentais confortablement install et tout fait heureux. Je me suis juste demand pourquoi le plafond avait lair aussi bizarre. Jai bill, je me suis tir, et jai touch le plafond. Durant une minute, je me suis content de regarder mon bras lev qui atteignait le plafond. Puis je me suis retourn. Je nai pas boug un seul muscle, Jane. Je me suis tourn tout dune pice parce que je lavais dsir. Jtais l, un mtre cinquante au-dessus du lit. Tu tais couche, endormie. Jai eu peur. Je ne savais pas comment redescendre, mais ds que jy ai pens, je suis tomb, lentement. Je contrlais, mentalement, tous mes mouvements. Je suis rest un quart dheure allong, immobile, avant doser bouger. Et puis je me suis lev, lav, habill, et je suis parti travailler. Jane se fora rire. Chri, tu aurais mieux fait dcrire cette histoire. Mais tout va bien. Cest seulement que tu travailles trop. Je ten prie. Ne dis pas de banalit. Les gens travaillent trop, mme si le dire est banal. Aprs tout, tu as seulement rv un quart dheure de plus que tu ne las cru. Ce ntait pas un rve.

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Bien sr que si, cen tait un. Je ne pourrais pas compter le nombre de fois o jai rv que je me rveillais, que je mhabillais et que je prparais le petit djeuner, puis je me rveillais pour mapercevoir que tout cela tait refaire. Jai mme rv que je rvais, si tu vois ce que je veux dire. Cest trs droutant, dailleurs. coute, Jane. Je ten parle parce que tu es la seule personne vers laquelle je peux me tourner. Je ten prie, prendsmoi au srieux. Mon chri ! Jane ouvrit tout grands ses yeux bleus. Je te prends au srieux autant que je le peux. Cest toi, le professeur de physique, pas moi. Cest toi qui sais ce que cest la gravitation, pas moi. Maurais-tu prise au srieux si moi, je tavais dit que je mtais rveille, planant au plafond ? Non. Non ! Cest cela qui est pouvantable. Je nai pas envie dy croire, mais il le faut. Ce ntait pas un rve, Jane. Jai essay de me dire que cen tait un. Tu ne peux pas timaginer combien jai essay de men convaincre. Le temps que jarrive mon cours, jtais sr quil sagissait dun rve. Tu nas rien remarqu dtrange mon sujet pendant le petit djeuner, nestce pas ? Si, maintenant que jy pense. Je ntais pas si trange que cela, ou tu men aurais parl. Nimporte comment, jai parfaitement assur mon cours de neuf heures. Deux heures aprs, javais oubli toute cette histoire. Et puis, juste aprs le djeuner, jai eu besoin dun livre. Il me fallait Page et Bon, peu importe quel livre ctait ; jen avais besoin. Il tait sur ltagre du haut et je ne pouvais pas lattraper. Jane Il sinterrompit. Eh bien, continue, Roger. coute, as-tu dj essay de prendre quelque chose qui tait juste hors de ta porte ? Tu ttires et tu fais automatiquement un pas vers lobjet, comme pour latteindre. Cest tout fait involontaire. Cela rsulte de la coordination globale du corps. Daccord. Et alors ?

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Jai tendu le bras vers le livre et, automatiquement, jai avanc dun pas. En lair, Jane ! Dans le vide ! Je vais appeler Jim Sarle, Roger ! Je ne suis pas malade, bon Dieu ! Je pense quil faut quil te parle. Cest un ami. Ce ne sera pas une visite de mdecin. Il se contentera de te parler. Et quel bien cela me fera-t-il ? Le visage de Roger tait devenu rouge de colre. Nous verrons. Maintenant assieds-toi, Roger, je ten prie. Elle fit un pas vers le tlphone. Il larrta en la prenant par le poignet. Tu ne me crois pas. Roger ! Non, tu ne me crois pas. Si je te crois. Bien sr que je te crois. Je voudrais seulement Oui. Tu veux seulement que Jim Sarle me parle. Cest comme cela que tu me crois. Je dis la vrit mais tu veux que je parle un psychiatre. coute, tu nes pas oblige de me croire sur parole. Je peux te le prouver. Je peux te prouver que je plane. Je te crois. Ne fais pas lidiote. Je sais voir quand on essaie de me manipuler. Tais-toi ! Maintenant, regarde-moi. Il recula jusquau milieu de la pice et, sans prliminaire, il dcolla du sol. Il se balanait ; lextrmit de ses orteils tait quinze centimtres du tapis. Les yeux et la bouche de Jane dessinaient trois grands O. Redescends, Roger, chuchota-t-elle. Oh ! au nom du ciel, redescends. Il atterrit doucement ; ses pieds touchrent le sol sans aucun bruit. Tu vois ? Mon dieu, mon dieu. Elle le regardait fixement, moiti pouvante, moiti prise de nauses.

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Sur lcran de tlvision, une femme labondante poitrine chantait, en silence, que cela ne lintressait pas du tout de senvoyer en lair avec un type. Roger Toomey avait les yeux grands ouverts dans lobscurit de la chambre. Jane, chuchota-t-il. Quest-ce quil y a ? Tu ne dors pas ? Non. Moi non plus. Je nose pas lcher le bois du lit, de peur de tu comprends. Sa main bougea nerveusement et effleura son visage. Elle tressaillit, scarta dun bond, comme si la main de Roger avait t charge dlectricit. Excuse-moi. Je suis un peu nerveuse. Cest normal. Jallais me lever, nimporte comment. Quest-ce que tu vas faire ? Il faut que tu dormes. Je ne peux pas, alors pourquoi te tenir veille, toi aussi. Peut-tre que rien ne va se passer. Il ny a pas de raison pour que cela arrive toutes les nuits. Il ne sest rien pass la nuit davant. Comment en tre sr ? Peut-tre est-ce que je ne suis jamais mont si haut. Peut-tre est-ce que je ne me suis jamais rveill ce moment-l. Nimporte comment, maintenant, ce nest pas pareil. Il tait assis dans le lit, les jambes replies, serrant ses genoux dans ses bras, le front pos dessus. Il repoussa le drap et se frotta la joue contre la douce flanelle de son pyjama. Cest forcment diffrent maintenant, reprit-il. Je ne pense qu cela. Ds que je mendormirai, ds que je ne me tiendrai pas consciemment coll au lit, hop, je mlverai en lair. Je ne vois pas pourquoi. Cela doit demander un tel effort. Justement. Pas du tout. Mais tu luttes contre la gravit, non ?

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Je sais, mais je ne fais aucun effort. coute, Jane, si seulement je pouvais comprendre ce qui marrive, cela ne mangoisserait pas autant. Il laissa ses jambes pendre hors du lit, puis il se leva. Je ne veux plus en parler. Moi non plus , murmura sa femme. Elle se mit pleurer, luttant pour touffer ses sanglots qui se transformrent en gmissements trangls. Ce qui tait encore pis. Je suis dsol, Jane, dit Roger. Cest de ma faute si tu es malheureuse. Non, ne me touche pas. Laisse-moi tranquille. Il fit quelques pas incertains pour sloigner du lit. O vas-tu ? demanda-t-elle. Mallonger sur le canap. Peux-tu maider ? Comment ? Je voudrais que tu mattaches. Que je tattache ! Avec une corde. Pas trop serr pour que je puisse me retourner si jen ai envie. Tu veux bien ? De ses pieds nus, elle cherchait dj ses mules, par terre, ct du lit. Daccord , soupira-t-elle. Roger Toomey tait assis dans le petit cagibi qui lui servait de bureau ; il regardait fixement la pile de copies pose devant lui. Il ne voyait pas comment il allait faire pour les corriger. Il avait donn cinq cours sur llectricit et le magntisme depuis la premire nuit o il avait plan. Il en tait venu bout, tant bien que mal, mais plutt mal que bien. Les tudiants avaient pos des questions stupides, preuve quil navait pas t aussi clair que dhabitude. Aujourdhui, il avait esquiv un cours en leur imposant par surprise une interrogation. Il ne stait pas donn la peine de le prparer ; il navait eu qu distribuer des questionnaires dj utiliss plusieurs annes avant. Maintenant, il avait les copies et il fallait quil les note. Pourquoi ? Est-ce que cela comptait ce quils savaient ? Eux et nimporte qui dautre ? tait-ce si important de savoir les lois de 42

la physique ? Et dabord, quest-ce que ctait que des lois ? Y en avait-il rellement ? Ou tout cela ntait-il quune masse confuse dont rien dordonn ne pouvait tre tir ? Malgr ses apparences, lunivers ntait-il simplement que le chaos originel qui attendait encore que lEsprit vienne planer la surface de ses profondeurs ? Linsomnie navait pas arrang les choses. Mme attach sur le canap, il navait dormi que par intermittence, et son sommeil avait t troubl par des rves. On frappa la porte. Qui est l ? cria Roger dune voix colreuse. Un silence, puis une rponse hsitante. Cest mademoiselle Harroway. Japporte les lettres que vous mavez dictes. Eh bien, entrez, entrez. Ne restez pas l. La secrtaire du dpartement entrouvrit la porte juste assez pour glisser son corps maigre et peu avenant dans le bureau. Elle tenait une liasse de papiers. chaque feuille taient jointes, par un trombone, une copie jaune et une enveloppe adresse et timbre. Roger avait hte de se dbarrasser delle. Ce fut une erreur. Il tendit la main pour saisir les lettres et se sentit dcoller de son fauteuil. Il avana ainsi de deux pas, toujours en position assise ; puis il redescendit brutalement, perdit lquilibre et tomba. Mais il tait trop tard. Il tait vraiment trop tard. Mlle Harroway lcha les lettres qui sparpillrent en tourbillonnant. Elle poussa un cri et fit demi-tour, vint donner de lpaule contre la porte, sortit en titubant et se prcipita dans le couloir dans un claquement de hauts talons. Roger se releva en frottant sa hanche endolorie. Merde ! scria-t-il. Mais il pouvait la comprendre. Il imagina le spectacle quil lui avait donn : un homme adulte, se soulevant sans -coups de son fauteuil et glissant vers elle en gardant sa position assise.

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Il ramassa les lettres et referma la porte. Il tait tard, les couloirs taient vides ; elle serait probablement incohrente. Mais Il attendit avec inquitude quune foule se rassemble devant son bureau. Il ne se passa rien. Peut-tre tait-elle tendue quelque part, vanouie. Roger sentait quil aurait d partir sa recherche et lui venir en aide, mais il dit sa conscience daller au diable. Jusqu ce quil trouve ce qui nallait pas chez lui, quil comprenne exactement la nature de ce cauchemar dans lequel il tait plong, il valait mieux quil ne fasse rien pour bruiter la chose. Rien. Cest--dire, rien de plus que ce quil avait dj fait. Il parcourut les lettres ; elles taient destines tous les grands chercheurs en physique thorique du pays. Pour quelque chose dune telle importance, il ne pouvait se contenter de ses collgues. Il se demanda si Mlle Harroway avait compris le contenu des lettres. Il esprait que non. Il les avait dlibrment rdiges en langage technique ; plus mme quil ntait vraiment ncessaire. En partie par prudence ; en partie pour convaincre les destinataires que lui, Toomey, tait un vrai scientifique. Une par une, il mit les lettres dans les enveloppes. Les meilleurs cerveaux du pays, se dit-il. Pourraient-ils laider ? Il nen savait rien. La bibliothque tait silencieuse. Roger Toomey referma la Revue de physique thorique, la rangea et resta l en regarder sombrement le dos. Revue de physique thorique. Quest-ce que les auteurs de ce tas de savantes balivernes savaient, nimporte comment ? Cette pense le dchira. Jusqu ces derniers temps, ils avaient t, ses yeux, les plus grands hommes du monde. Et pourtant, il faisait encore de son mieux pour vivre selon leur code et leur philosophie. Avec laide que Jane lui accordait, contrecur, il avait pris une srie de mesures. Il avait essay de peser le phnomne sur une balance, den extraire des rapports, dvaluer des quantits. Bref, il avait tent de le vaincre de la seule manire quil connaissait en faisant de lui une expression comme les autres des modes de comportement 44

ternels que lUnivers doit adopter. (Doit adopter. Cest ce que disent les plus grands esprits.) Seulement, il ny avait rien mesurer. Cette lvitation ntait accompagne daucune sensation deffort. Chez lui il navait pas os exprimenter dehors, bien sr il pouvait toucher le plafond aussi facilement que slever de deux ou trois centimtres, sauf que cela prenait plus de temps. Sil en avait eu envie, il sentait quil aurait pu continuer indfiniment slever ; aller sur la Lune, si ncessaire. Il pouvait porter des poids tout en lvitant. Le processus devenait plus lent mais ne demandait pas plus deffort. La veille, il avait fondu sur Jane par surprise, un chronomtre la main. Combien pses-tu ? lui demanda-t-il. Cinquante kilos , rpondit-elle. Elle le regardait dun air inquiet. Il la prit par la taille, dun seul bras. Elle tenta de le repousser mais il nen tint pas compte. Ensemble, ils slevrent doucement. Elle saccrocha lui, blanche et toute raide de peur. Vingt-deux minutes treize secondes , dit-il lorsque sa tte vint heurter lgrement le plafond. Quand ils furent redescendus, Janes sarracha lui et sortit prcipitamment de la pice. Quelques jours auparavant, il tait pass au coin dune rue, devant une balance publique la peinture caille. Il ny avait personne sur le trottoir aussi tait-il mont dessus et avait-il mis une pice dans la fente. Bien quil sattendt quelque chose de ce genre, il avait prouv un choc en dcouvrant quil pesait treize kilos six cents. Depuis il emportait des poignes de pices de monnaie dans ses poches et se pesait dans toutes les conditions possibles. Il tait plus lourd les jours o il y avait du vent, comme pour viter dtre emport par lui. La mise au point se faisait automatiquement. Ce qui le faisait lviter maintenant un quilibre entre son confort et sa scurit. Mais il pouvait contrler consciemment sa lvitation, comme il le faisait pour sa respiration. Il montait sur une

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balance et il obligeait laiguille grimper presque jusqu son poids normal et redescendre, bien sr, zro. Deux jours auparavant, il avait achet une balance et essay de mesurer la vitesse laquelle il modifiait son poids. Mais il choua car il allait plus vite que laiguille ne bougeait. Tout ce quil en tira, ce fut des donnes sur les coefficients de compressibilit et les moments dinertie. Bon. Quest-ce que cela signifiait, nimporte comment ? Il se leva et sortit de la bibliothque, le dos rond, en tranant les pieds. Il touchait les tables et les chaises tout en marchant vers le mur sur lequel il promena discrtement la main. Il savait quil devait faire cela. Le contact avec la matire le tenait continuellement inform de sa situation par rapport au sol. Si sa main perdait contact avec une table ou glissait vers le haut, le long du mur cest que a y tait. Il y avait, comme dhabitude, quelques tudiants dans le couloir. Il fit mine de ne pas les voir. Depuis ces derniers temps, ils avaient peu peu appris ne plus le saluer. Roger simagina que certains devaient se dire quil tait bizarre et que la plupart commenaient srement le dtester. Il passa devant lascenseur. Il ne le prenait plus ; surtout pour descendre. Lorsque la cabine arrivait en bas, il lui tait impossible de ne pas slever, juste pour un instant. Il avait beau sy prparer, il perdait pied et les gens se retournaient pour le regarder. En haut des marches, il tendit la main pour prendre la rampe, et juste avant quil ne la saisisse, lun de ses pieds vint donner contre lautre. Ce fut le faux pas le plus spectaculaire que lon puisse imaginer. Trois semaines plus tt, Roger se serait tal tout du long de lescalier. Cette fois, son systme autonome prit le relais et, pench en avant, les bras et les doigts carts, les jambes demi arques, il descendit la vole de marches tel un planeur. Il donnait limpression dtre suspendu un fil. Il tait trop hbt pour se rtablir, trop paralys par lhorreur pour faire quelque chose. un mtre de la fentre qui se trouvait en bas, il sarrta automatiquement et resta suspendu. 46

Deux tudiants se tenaient sur les marches quil venait de franchir, tous deux presss contre le mur ; trois autres taient en haut de lescalier, deux montaient de ltage infrieur et un autre tait sur le palier avec lui, si prs quils auraient pu se toucher. Un grand silence planait. Ils le regardaient tous. Roger se redressa, atterrit et descendit le reste de lescalier en courant, poussant brutalement lun des tudiants qui se trouvait sur son chemin. Les conversations reprirent derrire lui, ponctues dexclamations. Morton veut me voir ? Roger se retourna dans son fauteuil en se tenant fermement lun des bras. La nouvelle secrtaire du dpartement hocha la tte. Oui, monsieur. Elle partit prcipitamment. Depuis que Mlle Harroway avait dmissionn, elle avait appris que quelque chose nallait pas avec le Pr Toomey. Les tudiants lvitaient. Aujourdhui, dans sa salle de cours, les places du fond avaient t pleines dtudiants qui chuchotaient. Celles de devant taient restes vides. Roger se regarda dans le petit miroir mural, prs de la porte. Il rajusta sa veste et en ta quelques petites peluches, mais cela namliora gure son apparence. Son teint tait devenu jaune. Il avait perdu au moins quatre kilos, bien quil net aucun moyen de savoir son poids exact. Il avait lair en mauvaise sant, comme si son appareil digestif lui avait dclar la guerre. Il navait aucune raison de craindre une rencontre avec le directeur du dpartement. Il avait acquis un certain cynisme quant ses lvitations accidentelles. Apparemment, les tmoins ne parlaient jamais. Mlle Harroway navait rien dit. Il ny avait aucun signe que les tudiants rencontrs dans lescalier laient fait. Aprs avoir resserr sa cravate, il quitta son bureau.

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Celui de Philip Morton ntait pas trs loin de l, ce qui tait bien agrable pour Roger. Il se dplaait de plus en plus avec une lenteur systmatique. Il levait un pied et le posait devant lautre, en faisant attention. Puis il levait le second et le posait, toujours en faisant attention. Il marchait le dos vot, en regardant ses pieds. Morton frona les sourcils en le voyant entrer. Il avait de petits yeux, une moustache grisonnante mal taille et des vtements ngligs. Il jouissait dune rputation assez moyenne dans le monde scientifique et avait de fortes tendances laisser faire ses cours par les membres de son quipe. Dites-moi, Toomey, jai reu une drle de lettre de Linus Deering. Vous lui auriez crit le Il consulta un papier sur son bureau vingt-deux du mois dernier. Est-ce bien votre signature ? Roger hocha la tte. Il essaya, avec anxit, de lire la lettre de Deering pose devant le directeur. Il ne stait pas attendu cela. Il navait reu que quatre rponses toutes les lettres quil avait envoyes le jour de lincident avec Mlle Harroway. Trois dentre elles ne comprenaient quun seul paragraphe disant, plus ou moins : Jai bien reu votre lettre du vingtdeux de ce mois. Je ne pense pas pouvoir vous aider dans vos recherches. La quatrime, venant de Ballantine, du Northwestern Tech, lui suggrait maladroitement de consulter un institut de recherches psychiques. Roger ne savait pas si son correspondant avait voulu laider ou linsulter. Morton sclaircit bruyamment la gorge et chaussa une paire de lunettes. Je vais vous lire ce quil dit. Asseyez-vous, Toomey, asseyez-vous. Voil : Cher Phil Morton leva brivement les yeux, avec un sourire lgrement niais. Linus et moi, nous avons fait connaissance lanne dernire, aux runions de la Fdration. Nous avons pris quelques verres ensemble. Cest un garon charmant. Il remit ses lunettes et reprit la lecture de la lettre.

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Cher Phil, y a-t-il un certain Roger Toomey dans votre dpartement ? Lautre jour, jai reu de lui une lettre trs bizarre. Je ne sais pas comment ragir. Jai dabord dcid de ne pas men occuper plus que de nimporte quelle missive de loufoque. Et puis, je me suis dit que puisquelle portait len-tte de votre dpartement, il fallait que je vous mette au courant. Il est possible que quelquun se serve de vos professeurs pour entriner une escroquerie. Je vous envoie donc ci-joint la lettre de Toomey. Jespre venir un jour dans votre coin et Bon, le reste est personnel. Morton replia la lettre, ta ses lunettes, les rangea dans un tui en cuir et le mit dans la poche de poitrine de sa veste. Il croisa les mains et sappuya contre le dossier de son fauteuil. Je nai pas besoin de vous lire votre propre lettre. Est-ce une plaisanterie ? Un canular ? Je suis tout fait srieux, dit Roger dune voix accable. Je ne vois pas ce quil y a de choquant dans ma lettre. Je lai envoye quelques physiciens. Le texte est clair. Jai men une srie dobservations sur un cas de lvitation, et je voulais des informations pour maider tablir une explication thorique de ce phnomne. De lvitation ! Vraiment ! Cest un cas avr. Vous lavez observ vous-mme ? Bien sr. Pas de fils dissimuls ? Pas de jeux de miroirs ? coutez, Toomey, vous ntes pas un expert dans ce genre de fraude. Ctait une srie dobservations tout ce quil y a de scientifique. Il ny a aucune possibilit de fraude. Vous auriez d me consulter, Toomey, avant denvoyer ces lettres. Jaurais peut-tre d, mais franchement, jai pens que vous ny seriez pas trs favorable. Eh bien, merci. Jespre bien. Et sur du papier en-tte du dpartement. Je suis trs surpris, Toomey. coutez, vous faites ce que vous voulez dans votre vie personnelle. Si vous dsirez tudier la lvitation, allez-y, mais uniquement pendant vos heures de libert. Pour le bien du dpartement et de 49

luniversit, il est vident que ce genre de chose ne doit pas interfrer avec votre carrire denseignant. On dirait que vous avez perdu du poids, ces temps-ci ? Oui, vous navez pas lair bien du tout. Si jtais vous, je consulterai un mdecin. Peut-tre un neurologue. Un psychiatre, ce serait peut-tre mieux, non ? dit Roger avec amertume. Cest votre affaire. Nimporte comment, un peu de repos Le tlphone venait de sonner et la secrtaire avait pris lappel. Elle croisa le regard de Morton qui dcrocha son poste personnel. All oh ! oui, monsieur le Recteur oui Qui ? Eh bien, justement, il est ici oui oui, tout de suite. Il reposa le combin et regarda pensivement Roger. Le recteur veut nous voir. quel sujet, monsieur ? Il ne me la pas dit. Il se leva et savana vers la porte. Alors, vous venez, Toomey ? Oui, monsieur. Roger se leva lentement, en fourrant lextrmit dun de ses pieds sous le bureau de Morton. Le recteur tait un homme maigre au long visage asctique. Il avait des fausses dents qui donnaient ses sifflantes un son trs particulier. Fermez la porte, mademoiselle Bryce, dit-il ; et je ne veux pas tre drang au tlphone. Asseyez-vous messieurs. Il les regarda dun air solennel et ajouta : Je vais aller droit au but. Je ne sais pas exactement ce que fait le Pr Toomey, mais il faut que cela cesse immdiatement. Morton se retourna, stupfait, vers Roger. Quest-ce que vous faites ? Rien qui dpende de ma volont , rpondit Roger en haussant les paules dun air dcourag. Apparemment, il avait sous-estim la capacit de bavardage des tudiants. Oh ! allons, allons. Le recteur ne cachait pas son agacement. Mme en faisant la part de lexagration, il 50

semblerait que vous vous soyez adonn des talents de socit qui ne saccordent pas du tout avec lesprit et la dignit de cette institution. Tout cela me dpasse, dit Morton. On dirait que vous en avez aussi entendu parler. Le recteur frona les sourcils. Je ne comprends pas comment la facult peut ignorer aussi totalement des vnements qui secouent le corps estudiantin. Je ne mtais jamais aperu de cela avant. Jen ai moi-mme entendu parler par hasard, par un heureux hasard qui ma permis dintercepter un journaliste qui est arriv ce matin, la recherche de quelquun quil appelait, Toomey, le professeur volant . Quoi ? scria Morton. Roger coutait, lair gar. Cest ce que le journaliste a dit. Je le cite. Il semblerait quun tudiant ait tlphon son journal. Je lai mis la porte, videmment, et jai fait venir ltudiant dans mon bureau. Selon lui, le Pr Toomey a descendu lescalier en volant, et la remont de mme. Il sest rclam dune douzaine de tmoins. Je nai fait que le descendre , murmura Roger. Le recteur arpentait maintenant sa moquette de long en large. Il se dchana, en un torrent dloquence fivreuse. coutez-moi bien, Toomey. Je nai rien contre le thtre damateurs. Depuis que je suis entr en fonctions, jai constamment lutt contre lesprit vieux jeu et la fausse dignit. Jai encourag lamiti entre tous les membres de cette facult, quel que soit leur rang, et je ne me suis mme pas oppos ce que les enseignants fraternisent, dans les limites du raisonnable, avec les tudiants. Aussi je ne vous interdirai pas dorganiser un spectacle pour les tudiants votre domicile personnel. Vous voyez certainement quel tort considrable une presse irresponsable aurait pu nous faire. Aprs la vogue des soucoupes volantes, aurions-nous eu celle des professeurs volants ? Si les journalistes entrent en contact avec vous, Toomey, jespre que vous aller nier tout cela catgoriquement. Je comprends, monsieur le Recteur.

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Jose esprer que nous allons nous tirer de cet incident sans dommage durable. Je vous demande, fort de toute lautorit dont je suis investi, de ne jamais renouveler ce numro. Si cela devait arriver, nous serions oblig de vous demander de dmissionner. Cest bien compris, Toomey ? Oui, monsieur le Recteur. Dans ce cas, bonne journe, messieurs. Morton ramena Roger dans son bureau. Cette fois, il fit sortir sa secrtaire et referma soigneusement la porte derrire elle. Dieux du ciel, Toomey, chuchota-t-il. Cette folie a-t-elle un lien quelconque avec votre lettre sur la lvitation ? Les nerfs de Roger commenaient craquer. Nest-ce pas vident ? Cest moi que je faisais allusion dans mes lettres. Vous pouvez voler ? Je veux dire, lviter ? Appelez cela comme vous voudrez. Je nai jamais rien entendu de si Bon Dieu, Toomey, est-ce que Mlle Harroway vous aurait vu lviter ? Une fois. Ctait un accident Bien sr. Cest vident. Elle tait tellement hystrique quil tait difficile de comprendre ce quelle racontait. Elle a dit que vous lui aviez saut dessus. On aurait pu penser quelle vous accusait de davoir Morton avait lair gn. Bon, je ne lai pas crue. Ctait une bonne secrtaire, mais elle navait rien pour attirer lattention dun homme jeune. Je me suis senti soulag lorsquelle est partie. Je pensais quelle allait se mettre porter un petit revolver, ou quelle pouvait maccuser moi de Vous vous lvitez, hein ? Oui. Comment faites-vous ? Cest l mon problme. Je ne sais pas. Roger haussa les paules. Vous narrivez srement pas annuler la gravitation ? Je crois justement que si. Cela doit mettre en jeu une certaine forme dantigravitation

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Morton sindigna que lon puisse prendre une telle plaisanterie au srieux. coutez, Toomey, cest quelque chose dont il ne faut pas rire. Rire ! Grand Dieu, Morton, ai-je lair de rire ? Bon vous avez besoin de repos. Aucun doute l-dessus. Un petit peu de repos et toutes ces absurdits cesseront. Jen suis sr. Ce ne sont pas des absurdits. Roger baissa la tte un moment puis dit, dun ton plus calme : coutez, monsieur, vous naimeriez pas tudier ce phnomne avec moi ? Dune certaine manire, cela va ouvrir de nouveaux horizons aux sciences physiques. Je ne sais pas comment cela fonctionne ; je narrive pas concevoir une seule hypothse. Mais nous deux Cette fois, lexpression dhorreur de Morton le toucha. Je sais que cela parat louche. Mais je vais vous en faire une dmonstration. Cest parfaitement avr ! Je souhaiterais que cela ne le soit pas. Allons, allons ! Morton jaillit de son fauteuil. Ne vous fatiguez pas. Vous avez terriblement besoin de repos. Je ne pense pas que vous devriez attendre jusquen juin. Rentrez chez vous tout de suite. Je vais faire le ncessaire pour que vous receviez tout de mme votre traitement. Je me chargerai de vos cours. Aprs tout, cest moi qui les faisais autrefois, savez-vous ? Monsieur. Cest important. Je sais. Je sais. Morton donna une tape sur lpaule de Roger. Mon garon, vous navez pas lair dtre dans votre assiette. franchement parler, vous avez trs mauvaise mine. Il vous faut un repos absolu. Je peux lviter. La voix de Roger monta de nouveau. Vous essayez de vous dbarrasser de moi, parce que vous ne me croyez pas. Vous pensez que je mens ? Quels seraient mes motifs ? Vous vous excitez pour rien, mon garon. Laissez-moi passer un coup de tlphone. Pour quon vous ramne chez vous. Je vous dis que je peux lviter , cria Roger. 53

Morton devint cramoisi. coutez, Toomey, ne discutons plus de cela. Peu mimporte que vous puissiez, linstant, vous lever en lair. Vous voulez dire que, si vous le voyiez, vous ne le croiriez pas ? Croire la lvitation ? Bien sr que non. Le directeur du dpartement beuglait maintenant. Si je vous voyais voler, jirais voir un optomtriste ou un psychiatre ; jaimerais mieux croire que je suis fou que de penser que les lois de la physique Il se contint et se racla la gorge. Bon, comme je lai dj dit, ne discutons pas de cela. Je vais juste passer ce coup de tlphone. Ce nest pas ncessaire, monsieur. Pas ncessaire, rpta Roger. Je men vais. Je vais me reposer. Au revoir. Il sortit rapidement, se dplaant plus vite quil ne lavait fait depuis longtemps. Morton, debout, les mains poses plat sur son bureau, le regarda partir avec soulagement. Le Dr James Sarle tait dans la salle de sjour lorsque Roger rentra chez lui. Il allumait sa pipe, sa grande main referme autour du fourneau, quand Roger franchit le seuil. Sarle teignit lallumette et un sourire plissa son visage color. Salut, Roger. Tu tes retir de la course ? Cela fait plus dun mois que je ne tai pas vu. Ses sourcils noirs se rejoignaient au-dessus de larte de son nez, ce qui lui donnait une apparence svre qui laidait tablir, avec ses malades, une atmosphre adquate. Roger se tourna vers Jane qui tait enfouie dans les profondeurs dun fauteuil. Comme souvent depuis ces derniers temps, elle tait ple et paraissait puise. Pourquoi lui as-tu dit de venir ? lui demanda Roger. Arrte, mon vieux. Personne ne ma demand de venir. Jai rencontr Jane en ville, ce matin, et je me suis invit. Je suis plus fort quelle et elle na pas pu mempcher dentrer. Je suppose que cest par hasard que tu las rencontre ? Tu prends rendez-vous pour les rencontres fortuites, maintenant ? 54

Daccord. Sarle se mit rire. Elle ma un peu expliqu ce qui se passait. Je suis dsole si tu nes pas daccord, Roger, dit Jane dun air las, mais ctait ma seule chance de parler avec quelquun qui comprendrait. Quest-ce qui te fait croire quil comprend ? Dis-moi, Jim, tu as cru son histoire ? Ce nest pas facile croire. Tu es bien oblig de ladmettre. Mais jessaie. Daccord, suppose que je vole. Suppose que je lvite, l, tout de suite. Quest-ce que tu ferais ? Je mvanouirais peut-tre. Ou bien je dirais : a, alors ! Ou encore jclaterais de rire. Pourquoi ne pas essayer, et nous verrons ! Tu veux vraiment voir ? Roger le regardait avec tonnement. Pourquoi pas ? Ceux qui mont vu ont hurl, ou se sont sauvs en courant, ou sont rests glacs dhorreur. Crois-tu pouvoir le supporter, Jim ? Je pense. Bon. Roger sleva de cinquante centimtres au-dessus du sol et excuta lentement un entrechat3. Il demeura en lair, les orteils points vers le bas, les jambes jointes, les bras gracieusement tendus, en une amre parodie. Mieux que Nijinski ? hein, Jim ? Sarle neut aucune des ractions quil avait numres auparavant. Il se contenta de rattraper sa pipe et ne dit rien. Jane avait ferm les yeux. Des larmes perlaient sous ses paupires. Redescends, Roger, dit Sarle. Jai crit des physiciens, des savants rputs , dit Roger qui tait all sasseoir. Jai expliqu la situation dune manire impersonnelle. Jai dit que je pensais quil faudrait

3 En franais dans le texte. (N.d.T.) 55

ltudier. La plupart mont ignor. Lun deux a crit Morton pour lui demander si jtais malhonnte ou fou. Oh ! Roger ! chuchota Jane. Tu penses que cest grave ? Mais le recteur ma convoqu dans son bureau, aujourdhui. Il faut que je mette fin mes petits jeux de socit , a-t-il dit. Jai dgringol dans lescalier et jai aussitt lvit pour ne pas me faire mal. Morton dit quil ne me croirait pas mme sil me voyait en action. Voir nest pas lquivalent de croire, dit-il, et il ma envoy en cong. Je ny remettrai plus les pieds. Roger , dit Jane en ouvrant de grands yeux. Tu ne parles pas srieusement ? Je ny remettrai plus les pieds. Jen ai marre deux tous. a, des savants ! Mais que vas-tu faire ? Je nen sais rien. Roger enfouit sa tte dans ses mains. Il dit dune voix touffe : coute, Jim. Cest toi le psychiatre. Explique-moi pourquoi ils ne me croient pas. Cest peut-tre une faon de se protger, Roger, dit Sarle lentement. Les gens sont malheureux lorsquils ne comprennent pas quelque chose. Il y a des sicles, beaucoup de gens croyaient lexistence des pouvoirs surnaturels comme de voler sur un manche balai, par exemple mais ils pensaient presque toujours que ces pouvoirs provenaient des forces du mal. Les gens nont pas chang, Roger. Ils ne croient plus littralement au diable, mais ils continuent penser que ce qui est trange est mauvais. Ils feront tout pour ne pas croire la lvitation ou ils seront terroriss si on les y force. Cest vrai, donc reconnais-le et tiens-en compte. Tu parles des gens ordinaires, mais moi je te parle des savants. Les savants sont des gens comme les autres. Tu vois ce que je veux dire. Jai l un phnomne. Ce nest pas de la sorcellerie. Je nai pas fait de pacte avec le diable. Il doit y avoir une explication naturelle. Nous ne savons pas tout sur la gravitation. En ralit, nous ne savons pas grand-chose. Ne penses-tu pas que cest peine concevable quil y ait une manire biologique dannuler la gravitation ? Je suis peut-tre 56

une espce de mutation. Jai un appelons-le un muscle qui peut abolir la g