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psychanalyse

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Asiles

Erving GoffmanAsilestudes sur la condition sociale des malades mentauxTable des matiresNote concernant la traduction8Prsentation9Le paradoxe pistmologique10La reconstruction de lobjet12preuves et enjeux14Lapproche sociologique de lhpital16Le discours psychiatrique sur lhpital18La culture du malade22La navet savante24Le beau nom dasile27Contradictions thrapeutiques et contradictions sociologiques29Lexprimentation totalitaire32Introduction la vie normale34Prface39Introduction431. les caractristiques des institutions totalitaires1345Introduction. Des institutions totalitaires en gnral46I. Les diffrents types dinstitutions1446II. Les diffrents types dinstitutions totalitaires47III. Vie recluse et vie normale48Lunivers du reclus56I. Un changement culturel56II. Les techniques de mortification57Lisolement58Les crmonies dadmission59Le dpouillement62Dgradation de limage de soi64La contamination physique66La contamination morale71III. Les voies de la dpersonnalisation77Le ricochet78Lembrigadement80IV. Rclusion et alination85La perte de lautonomie85Les rationalisations de la servitude87Interprtation sociologique et interprtation psychologique89V. Le systme des privilges90Caractristiques gnrales90Particularits du systme93Implications du systme sur la vie dans linstitution95Les adaptations secondaires96La complicit dans la rclusion97VI. La stratgie de ladaptation aux institutions totalitaires101Le repli sur soi102L'intransigeance103Linstallation103La conversion104Le mlange des styles105VII. Le point de vue du reclus107VIII. La rentre dans le monde110Lunivers du personnel115I. Le matriau humain115Lhomme comme chose115Lhomme comme fin117Le maniement du matriel humain119Les piges de la compassion123II. Lidologie officielle des institutions totalitaires125La logique de la rinterprtation125La construction dune nature129La rinterprtation du travail132Rites et crmonies rituelles135Labandon de rle135Le journal intrieur137Les runions139Les ftes140La prsentation de linstitution142Lutilit des pratiques ostentatoires146Les comptitions sportives148La fonctionnalit des crmonies151Antagonisme et complmentarit des rles152Rserves et nuances155La diffrenciation des rles au sein du personnel155Les signes de dfrence157Tendance lhomognisation et variables institutionnelles158La permabilit de linstitution1612. la carrire morale du malade mental167[Introduction]168Le concept de carrire168Linstitutionalisation de la maladie mentale169La phase pr-hospitalire172Lintern volontaire172Les mcanismes de linternement174Les agents de linternement176La conspiration du silence6178La mise en tutelle182Lillusion rtrospective184La phase hospitalire186Les techniques de distanciation186Le systme des quartiers188Les histoires de malheurs191La suspicion mdicale193La divulgation des informations197La dgradation hospitalire201Le relchement moral203Le moi et linstitution2073. la vie clandestine d'une institution totalitaire134209Premire partie. Introduction210A. Ce que lon fait et ce que lon est210I. Engagement et attachement210II. Diversit des fonctions dune institution213III. Lemprise de linstitution214B. Adaptations primaires et adaptations secondaires225I. Les difficults de la distinction225II. Variations socio-historiques229III. Adaptations dsintgrantes et adaptations intgres232IV. Les adaptations secondaires en hpital psychiatrique236Seconde partie. La vie clandestine de l'hpital241A. Les matriaux241I. Les expdients241II. Les techniques dexploitation du systme hospitalier243III. Lexploitation des affectations250B. Terrains de manuvres257I. Les zones franches257II. Les territoires rservs266III. Les refuges270C. Conditions de fonctionnement273I. Les planques273II. Les systmes de transmission277D. La structure sociale282I. La contrainte de lindividu282II. Les systmes dchanges conomiques283III. Les systmes dchanges sociaux291IV. Les changes sociaux entre personnel et reclus301V. Interfrences entre les types d'changes308VI. Le normal et le pathologique316Troisime partie. Conclusions318I. Idologies officielles et conduites effectives318II. Le conflit des interprtations319III. Drivatifs, suradaptation a linstitution et surdtermination des activits323IV. Les techniques de distanciation327V. La gense du moi3314. les hpitaux psychiatriques et le schma mdical-type229334I. La relation de service en gnral335II. Le cycle des rparations341III. Les conditions implicites de fonctionnement de la relation de service345IV. Difficults inhrentes aux relations de service347V. La version mdicale du schma de rparation11351VI. La psychiatrie d'hpital et le schma type du service spcialis361VII. Le malentendu376VIII. Les adaptions du psychiatre378IX. Conclusion391Index268395Note concernant la traductionLe texte traduit par Liliane Lain avec la collaboration de Robert Castel et de Claude Lain est celui des ditions Anchor Books, Doubleday and Company, New York, 1961, qui rassemble quatre tudes crites et publies dabord sparment. Cette formule imposait des rptitions, dont nous avons cru pouvoir supprimer un certain nombre avec lautorisation de lauteur. Nous avons galement obtenu laccord du Professeur Goffman pour allger et adapter aux traditions franaises certains passages dintroduction et de transition. Pour faciliter la lecture, nous avons titr les principales subdivisions indiques par un simple chiffre romain dans ldition originale, et isol par un sous-titre en italique les principales ides directrices des deux premires tudes. Nous remercions le Professeur Goffman davoir bien voulu lever pour nous quelques ambiguts de traduction.

PrsentationDans le domaine de la pathologie, on peut dcouper un premier groupe smantique qui situe la maladie mentale et son tude dans la sphre de lexistence prive. La srie fou-folie-dlire-fantasme-autisme, etc. place au cur de la subjectivit malade le lieu existentiel du dsquilibre psychique. Ce champ exige et a sans doute trouv avec la psychanalyse une approche thorique spcifique, qui serait la science de lactivit fantasmatique en tant que telle. En dpit des jeux de mots que semble autoriser lamphibologie du concept dalination, les donnes que permet de recueillir cette exploration de lintriorit ne sont pas directement compatibles avec les exigences de lobjectivit sociologique. La folie devient objet de sociologie travers ltude des rationalisations collectives quelle suscite et des institutions que la socit labore pour sen dfendre. Mais il ne sagit plus alors de se laisser fasciner par lexotisme quotidien de la maladie mentale. Au contraire: il existe une affinit structurale entre pathos et pathologie qui bloque la dmarche scientifique et simpose chaque fois quen dehors des cadres de rfrence de la psychiatrie ou de la psychanalyse on prend pour point de dpart lexprience de la maladie mentale constitue dans le vcu malade. On montrerait aisment que tout nonc sur la folie labor sur la base dune pareille intuition phnomnologique se contente de lier par des artifices rhtoriques les innombrables prnotions sur la maladie mentale.Le paradoxe pistmologiquePour rompre avec la confusion du psychologique et du sociologique, du priv et du public, il faut oprer une coupure thorique qui substitue la constellation smantique de lalination mentale celle de lalination sociale:/'intern remplace le fou comme le premier terme de la srie intern-hospitalis-aslis-incarcr-encasern-clotr-reclus, etc. Lintrt port ltablissement social qui institutionnalise la maladie mentale, lhpital psychiatrique avec ses traditions, son organisation, son personnel et ses fonctions sociales, permet de mener lanalyse sur un plan nouveau, celui de lobjectivit sociale. Ce nest qu la condition dadmettre la ncessit de ce dplacement thorique que lon sera en mesure de saisir le sens de la gageure DAsiles: un ouvrage concern au premier chef par le problme de linternement des alins parat sacharner mconnatre la raison de leur isolement, leur maladie, pour traiter de linstitution hospitalire comme dun tablissement social quelconque spcialis dans le gardiennage des hommes. Ce qui pourrait apparatre comme une fuite ou une dfense devant la spcificit du vcu pathologique sinscrit dans un projet conscient dont les msaventures du confusionnisme prscientifique justifient dj a contrario la position de principe; on comprend aussi que la thorie propose de lhpital doive se situer sur un plan demble diffrent de celui des interprtations psychiatriques ou psychanalytiques les plus lgitimes un autre niveau.Mais lexigence du dtour ne constitue encore quun des aspects du paradoxe de lobjectivit. La rupture avec la prsence brute de la maladie mentale brise en mme temps laffinit de la pathologie et du pathos et tous les effets de dramatisation facile entretenus par le discours mondain sur la folie. La volont de parler banalement du drame pour le donner simplement voir tel qu'il est, cern dans ses asiles, signifie que le tragique vrai cesse de constituer un prtexte effusions sentimentales, morales, mtaphysiques, religieuses, etc., pour exister dsormais comme question relle pose dans et par lorganisation sociale. Il ne faut donc pas sy tromper: la neutralit du ton est la mesure de la matrise de lobjet, aussi apparemment dtache, aussi profondment complice, et reprsente exactement le contraire de lindiffrence du conformisme objectiviste. Lobjectivit est ici la forme scientifique de lengagement, qui justifie son parti pris pour lobjet. Ainsi Asiles est crit du point de vue des interns, partir du cadre de rfrence qui leur est propre, comme tout livre dethnologie qui rend justice la culture trangre en refusant de la dfigurer par les indignations ou les rationalisations de lethnologue, est crit du point de vue des indignes.Enfin, consquence ultime du paradoxe de lobjectivit: dans la mesure o le malade mental npouse pas spontanment les vues de linstitution et saffronte souvent au personnel hospitalier, le psychiatre, premire vue, peut ptir de la dcision de reconstruire pour lui-mme le systme des raisons qui font agir les patients. En rompant ainsi avec loptique gnralement adopte par les reprsentants officiels de lhpital, Asiles ne ferait pourtant, au pire, que rtablir un certain quilibre, puisque les mdecins et les administrateurs de lhpital disposent dj de leurs propres discours justificateurs. Cependant, mme sil tait vrai que le sociologue peut difficilement tre en mme temps du ct du soignant et du soign, du gardien et du gard, du nanti et du dpossd (comme lethnologue a grand-peine pouser le point de vue du missionnaire ou de ladministrateur colonial en mme temps que celui de lindigne), le psychiatre que ne scandaliseraient pas ces analogies et qui accepterait la vrit de leur injustice dans le cadre de linstitution y trouverait son compte: le discours antagoniste mais complmentaire du sien qui explicite systmatiquement toutes les justifications non pathologiques du comportement des malades reprend en charge la totalit des conditions au sein desquelles le thrapeute et le patient pourraient travailler solidairement restaurer la sant. Quant celui qui nest ni psychiatre ni malade, il dcouvrira que le dtour par les frontires du pathologique constitue la meilleure introduction ce que les sociologues, dsesprant dy parvenir par des voies directes, abandonnent le plus souvent aux moralistes: la dfinition de la vie normale.La reconstruction de lobjetLa texture J Asiles est donc faite essentiellement de la description prosaque de lexistence lhpital telle que la vivent les malades: comment ils mangent, dorment et travaillent, intriguent pour humaniser leur environnement en se procurant de menus privilges, comment se font et se dfont les amitis et les haines, se constituent les coteries et les clans dans la promiscuit des salles de sjour ou des quipes de travail, quels rapports, de la complicit prcaire l'antagonisme larv, unissent et opposent les malades au personnel de lhpital. Bref, cest la litanie obsdante de lexistence journalire des quartiers dans le temps fig de la dtention, peine rythm par les quelques ftes rituelles de linstitution, kermesses, bals, Nol des malades, soires de charit, drisoires comices dans ce que Flaubert appelle la litire du quotidien et dont on prouve ici toute la monotone pesanteur.Dans la mesure o il pouse le dsordre apparent des conduites des patients, ce mode de rcit risque de passer pour une forme dempirisme, si lon entend par l lidologie qui affirme partir des faits, croit en faire linventaire et prtend les interprter sobrement en restant au niveau o ils se donnent. Pourtant la collecte scrupuleuse des donnes parcellaires ne suppose ici nulle adhsion au rel tel quil est naivement vcu, tout au contraire: le pointillisme de lobservation reprsente la mthode adquate pour rendre compte de la srialisation de toutes les conduites sous leffet des contraintes objectives de linstitution hospitalire. Cest lorganisation de la vie en hpital qui exige cette description atomisante en lui offrant un objet atomis, la multitude des conduites apparemment dnues de sens, quil faut dabord rpertorier comme elles se prsentent, par fragments briss. Mais cette ethnologie pointilliste suppose la rfrence totalisante linstitution, dans la mesure o seule la connaissance des contraintes institutionnelles est susceptible de rendre intelligible cette poussire de comportements. Linstitution reprsente, de ce fait, lunit relle danalyse. Elle impose dabandonner le point de vue de lobjet donn (larbitraire apparent des conduites parcellaires) pour reconstruire la rationalit cache de ladaptation un univers cohrent, celui d'un tablissement social qui, en lgifrant autoritairement sur tous les domaines de la conduite de lintern, brise la souplesse des ajustements et lenchanement harmonieux des rles de la vie normale et drobe toutes les initiatives leur sens autonome. L institution totalitaire constitue en fait le seul principe de totalisation pour ces totalits dtotalises que reprsentent les comportements des reclus.Linstitution totalitaire nest donc pas seulement ltablissement hospitalier donn lobservation avec son mode spcifique dorganisation, ses procdures de recrutement du personnel, ses traditions, ses pratiques et ses idologies particulires. En tant quinstitution sociale, elle rassemble la plupart des traits structuraux qui caractrisent un groupe dtablissements spcialiss dans le gardiennage des hommes et le contrle totalitaire de leur mode de vie: lisolement par rapport au monde extrieur dans un espace clos, la promiscuit entre reclus, la prise en charge de lensemble des besoins des individus par ltablissement, lobservance oblige dun rglement qui simmisce dans lintimit du sujet et programme tous les dtails de lexistence quotidienne, lirrversibilit des rles de membre du personnel et de pensionnaire, la rfrence constante une idologie consacre comme seul critre dapprciation de tous les aspects de la conduite, etc., tous ces caractres conviennent lhpital psychiatrique aussi bien qu la prison, au couvent, au cantonnement militaire ou au camp de concentration.Parler dinstitution totalitaire propos de l'hpital psychiatrique suppose donc que l'on puisse briser la particularit dune configuration culturelle spcifique pour dfinir des invariants communs un type gnral dorganisation sociale; il faut ensuite pouvoir regrouper ces invariants pour construire un modle thorique au sein duquel chaque tablissement reprsente un type empirique de groupement; on peut alors dcouvrir, en de de la forme particulire que revt chacune de ces organisations, la prsence de contraintes objectives identiques qui commandent lquilibre des pouvoirs, la circulation des informations et le type de rapports obligs entre les membres.preuves et enjeuxSi lon accepte de se placer ce point de vue, les justifications autorises travers lesquelles les reprsentants officiels dune institution prtendent faire la thorie de leur pratique, sans tre ncessairement fausses, doivent tre rapportes lensemble des conditions qui dterminent la structure objective de linstitution. Le mdecin parle de gurison, le pre-abb de salut, ladministrateur de prison de scurit, lofficier de discipline, le gardien de camp de concentration d'puration, etc. Ces idologies particulires masquent les ressemblances entre les fonctions sociales assumes par ces diffrents tablissements et risquent ainsi de rendre aveugle aux identits profondes. En revanche, la dcouverte dhomologies structurales entre lorganisation objective des soins donns aux malades mentaux, les techniques dentranement des militaires, les prcautions de scurit dans les prisons ou les exercices de pit religieuse dans les couvents, fournit un fil conducteur pour dgager une rationalit des comportements qui ne doit rien leur signification manifeste ni aux rationalisations de leurs porte-paroles. Les diffrentes institutions se laissent alors ordonner selon un continuum objectif en tant quelles brodent des variations plus ou moins importantes sur les thmes communs de lisolement et du contrle totalitaire de lindividu. Les techniques, les tactiques et les stratgies particulires pour neutraliser, changer ou rduire merci les reclus en dcoulent.Une pareille mthode reprsente donc exactement le contraire dun empirisme dans la mesure o le modle thorique commence par briser les rapports immdiats dopposition ou de ressemblance entre les faits pour en reconstruire lorganisation rationnelle selon la logique cache qui les rassemble. Cependant, si linterprtation est cherche la distance maximale des faits donns et des rationalisations immdiates, elle reprsente nanmoins le vrai niveau de thorisation qui convient aux donnes empiriques, car cest seulement de ce point de vue que tous les faits, tels quils ont t dcrits et rpertoris, sordon-nent dans un ensemble systmatique. De mme que chez Spinoza la dcouverte de la vrit dune donne sensible quelconque, comme la perception du soleil deux cents pas, exige le dtour par une thorie de la physique dont la garantie nest pas quelle ressemble au fait, mais quelle organise en une totalit cohrente, selon une mme loi, un ensemble de faits qui ne se ressemblent pas davantage entre eux, de mme ici la cohrence des pratiques hospitalires est cherche au niveau de la reconstruction systmatique de leur signification partir dune thorie gnrale des fonctions sociales assumes par tout un ensemble dtablissements apparemment htrognes les uns par rapport aux autres. Les lois gnrales dorganisation donnes dans le concept dinstitution totalitaire procurent donc le principe dune distanciation thorique grce laquelle on ne risque pas de confondre les fonctions objectives dune institution avec les rationalisations que ses porte-parole officiels en donnent; elles replacent, selon la judicieuse distinction de Wright Mills, les preuves concrtement vcues par les agents sociaux dans le cadre des enjeux objectifs qui commandent leur drame; elles rendent inutile, enfin, le recours un appareillage statistique pour dpasser les limites de la monographie et accder au stade de lobjectivit scientifique: la bonne analyse, ici, nest ni celle qui puise la multitude indfinie des faits empiriques, ni celle qui mesure une marge quantitative derreur en fonction de lidal de la rationalit mathmatique. Cest celle qui ordonne sans rsidu lensemble des faits significatifs selon un modle construit et impose ainsi un nouvel ordre rationnel, plus simple et plus cohrent, pour expliquer les conduites relles des agents sociaux \1. Cest pourquoi, sil faut transporter certaines des analyses dAsiles pour les adapter la situation des hpitaux psychiatriques franais, on ne saurait minimiser la vertu critique de louvrage en allguant quil dcrit la situation de la psychiatrie aux Etats-Unis. Certes, la psychiatrie publique amricaine (celle qui est pratique dans les hpitaux dEtat) a, et juste titre semble-t-il, une plus ^ mauvaise rputation que la psychiatrie publique franaise. Mais ^ dune part Central Hospital est, en dpit de son gigantisme, un tablissement organis en fonction de principes libraux et dot de ressources matrielles et mdicales que pourraient envier bien des services franais. Surtout, une pareille objection mconnatrait profondment la porte de la mthode dAsiles: il ne sagit pas de se demander si telle ou telle pratique (le dshabillage des malades ladmission, Mectio-choc, lergothrapie, etc.) a cours ou non id ou l; il sagit de saisir le principe dintelligibilit qui ordonne_ la cohrence de pra-tiaues dont aucune, dans sa particularit empirique, nest ncessaire, mais dont lensemble conspire raliser la mme fonction objective.Lapproche sociologique de lhpital partir de ces catgories danalyse, lorganisation de la vie hospitalire apparat commande par un certain nombre de coupures, et des oppositions proprement socio-logiques (structurales et objectives) remplaent lopposition (psychologique et, pour une part, subjective) de la maladie et de la sant.La premire coupure se dfinit par rapport au monde extrieur. Lisolement cologique et humain de lhpital le constitue en microcosme social au sein duquel lexistence est vcue en ngatif par rapport la vie normale, dans une dure vide encadre par la rupture de lavant et de laprs, de ladmission et de la sortie.La coupure interne entre le personnel et les malades transpose et reprend au sein mme de ltablissement cette opposition du dehors et du dedans et fournit le principe dynamique de la vie sociale dans l'institution: le personnel reprsente les normes, les mythes et les pouvoirs de la vie normale pour des sujets dfinis par labolition de tous les privilges dune existence libre. Le soignant par rapport au soign, cest aussi lhomme libre par rapport au prisonnier, le nanti par rapport au pauvre, le savant par rapport lignorant, celui qui dtient une position sociale dfinie par son travail lhpital, tandis que labsence de statut autonome caractrise la situation de malade, celui qui existe dans sa propre dure et agit en fonction de ses propres dcisions, alors que le malade vit dans une temporalit fige et na aucune initiative personnelle, etc. Toutes ces dimensions viennent surdterminer le rapport thrapeutique qui se dtache sur le fond dun conflit entre deux groupes antagonistes revtant tous les attributs objectifs dune lutte de classes puisque d'un seul ct se trouvent monopoliss le savoir, le pouvoir et la libert et, de lautre, lignorance, la dpossession de soi et la dpendance. Lalination du malade prend ici un sens nouveau: il est alin au second degr par la maladie parce que la maladie est institutionnalise dans un espace social dont toutes les caractristiques lui imposent les dterminations majeures de la servitude.Cette coupure est telle enfin quelle fige le dynamisme de la vie hospitalire. Dans ce milieu clos les conflits ne sont source de changement que dans les limites trs troites de'jeu entre les structures rigides de linstitution. Lasilisation exemplifie ce processus spcial dadaptation un univers claustral o le compromis de lhomme et de linstitution dans un temps immobile ralise la symbiose passive de linitiative et de la rptition: la russite des expdients journaliers et les conqutes de dtail qui amliorent le statut prcaire du malade supposent lintriorisation de la contrainte, si bien que la meilleure adaptation ce milieu telle quon lobserve chez de vieux hospitaliss quivaut limpuissance vivre dans tout autre milieu. Mais quil accepte la loi de linstitution ou quil se rvolte contre elle, le malade tourne toujours dans le cercle dfini par le rglement, dans un univers qui scrte ses propres signes de russite, ses symboles de prestige, ses voies de promotion interne, et mme la marge de dviance autorise par rapport des normes immuables. La rbellion est strilise dans son principe par ltablissement qui rinterprte selon sa propre logique toute vellit dautonomie et impute la pathologie du patient tous les comportements qui ne se plient pas ses normes. Lchec de la rvolte nest que lenvers de lchec inscrit au cur de la russite de ladaptation que reprsente l installation dans ltablissement. Cette figure limite de la pathologie asilaire permet de lire la vrit de lhpital comme milieu anti-thrapeutique. Lintriorisation complte de la rpression, ou la servitude devenue nature, est la consquence paradoxale de la socialisation institutionnelle lorsquelle est mene son terme.Le discours psychiatrique sur lhpitalIl convient cependant de ne pas esquiver la difficult fondamentale sur laquelle dbouche invitablement une pareille interprtation: lhpital, mme psychiatrique, est aussi un milieu o lon soigne et o assez souvent mme on gurit des malades. Quel est ds lors le rapport entre linterprtation de lhpital comme institution totalitaire et la version quen donnent ses reprsentants officiels, les mdecins et les administrateurs de la sant mentale?Les psychiatres proposent, comme il est normal, une interprtation de ltablissement en fonction de leur souci thrapeutique et toutes les structures manifestes ou latentes de linstitution, toutes les conduites qui sy droulent, peuvent tre penses comme des auxiliaires ou des obstacles du point de vue de la gurison. Une pareille version prsente son tour un certain nombre de caractristiques objectives.Premirement, elle tend assimiler linstitution un rseau de rapports symboliques de lordre dun langage. Parler de discours psychiatrique, cest exprimer le caractre dominant de la pratique psychiatrique moderne, telle du moins quelle prtend tre ou voudrait tre: dans loptique mdicale, lhpital tend littralement devenir un lieu o lon parle, cest--dire le cadre dans lequel on propose aux malades un certain langage dont lacceptation conditionne la gurison, et o lon fait jouer des rapports symboliques en vue de restructurer lorganisation fantasmatique du sujet malade. La prolifration actuelle des runions dans les services ne fait quinstitutionnaliser cette perception de lhpital comme milieu thrapeutique par le verbe ou par des quivalents fonctionnels du verbe1.'Deuximement, construits autour de lopposition de la maladie et de la sant, les concepts opratoires de ce discours ont une origine et une porte psychologique et ils visent une fin directement pratique, la gurison ou la rmission de la maladie. Aussi, mme lorsque la ralit de linstitution est prise en compte, comme travers les expressions de psychothrapie institutionnelle, pathologie institutionnelle, transfert et contre-transfert institutionnels, identification linstitution, etc., ses tenants tendent assimiler sa structure objective globale un collectif de soins.Troisimement, par rapport la conscience que les malades eux-mmes peuvent prendre de leur situation, cest le seul langage la fois savant et englobant: il bnficie des seules garanties de scientificit reconnues dans le milieu mdical et toutes les pratiques, mme les plus insignifiantes en apparence, peuvent tre rinterprtes en fonction de ses critres: la manire de fumer une cigarette ou de disposer son couvert peut avoir autant de valeur diagnostique quune tentative de meurtre ou de suicide.Cest aussi, au sein de lhpital, le seul discours puissant. l commande la rpartition du pouvoir parmi le personnel la place dans la hirarchie hospitalire est directement fonction du savoir quil reprsente et des gratifications parmi les malades: les menus privilges, les affectations dans les quartiers, enfin et surtout le souverain bien, la sortie, sont octroys en fonction de ses apprciations.Enfin, il se donne pour un langage universel, tout en restant quasi monopolis par les responsables officiels de lorganisation: il est tenu sur le malade, en principe pour lui, mais, sauf exceptions trs rares, jamais par lui. Ds lors lessentiel des efforts dpenss par les psychiatres, tels quils apparaissent travers la plupart des initiatives thrapeutiques modernes, consiste essayer dannuler les tendances aristocratiques et totalitaires enfermes dans leur propre discours. La sincrit de ces efforts ne doit cependant pas dissimuler quils se heurtent deux obstacles fondamentaux. Si le mdecin essaie de recourir au dialogue, tous les niveaux, pour surmonter cette difficult, son statut institutionnel lui donne le pouvoir de peser au moins autant sur le destin du malade par ce quil fait au niveau de dcisions administratives que par ce quil dit dans ses rapports informels avec le personnel ou les malades \ Surtout il est, tout bien considr, plus facile de lutter contre les caractres rgressifs de linstitution hospitalire sous la forme objective quils prennent travers une hirarchie rigide, une organisation de lexistence quotidienne sur le modle de la caserne, lopposition du personnel administratif aux initiatives de lquipe mdicale, etc., que contre la manifestation la plus subtile dun rapport biais la vrit quimpose la prsence mme du psychiatre, et dont celui-ci ne peut sabstraire compltement sans nier son rle. Le rapport malade-mdecin actualise un cas particulier de la relation de service, qui met en prsence un client et un spcialiste, cest--dire un ignorant et un savant. Mais la science du savant porte ici sur le client lui-mme, elle veut tre savoir de lignorant et de son ignorance et rien, semble-t-il, ne peut annuler cette dnivellation2.En allant jusquaux frontires de linjustice, on se risquerait dire que le psychiatre est toujours cest--dire dans chaque acte thrapeutique en danger de se trouver dans la situation de lethnologue pr-scientifique en face de lindigne: son coute du malade doit se dfendre de prter linterlocuteur ses propres rationalisations au lieu de reconstruire une culture du malade qui ne doit rien, dabord, aux hypothses de la psychiatrie ou de la psychanalyse. Lethnocentrisme de classe de nombre de mdecins, dautant plus agissant quil reste presque toujours inconscient, vient frquemment redoubler la difficult: manquant du minimum de complicit ncessaire pour participer sans condescendance aux rfrences populaires qui sont celles de la majorit des malades des hpitaux comme de la plupart des infirmiers, il leur arrive de dcrypter avant mme davoir reu pour lui-mme et simplement dcod le message du patient.La culture du maladeDresser en face de cette version mdicale une thorie de lhpital comme institution totalitaire, cest premirement se donner le moyen dquilibrer une interprtation fonc-tionnaliste de la vie hospitalire partir dune finalit unique, la sant, par une analyse en termes de conflits, dantagonismes et de contradictions; cest ensuite dcouvrir la raison de lambigut fondamentale des conduites dans la dualit des fonctions hospitalires, et cest finalement dnoncer le malentendu comme la racine cache de lexistence asilaire.Toute conduite devient en effet susceptible dune lecture selon deux grilles diffrentes dinterprtation, qui ont chacune leur propre cohrence et leurs propres critres de scientificit. Soit la pratique frquente dans les hpitaux de fouiller les ordures la recherche de quelque dchet utilisable, ou le refus de parler aux autres malades ou au personnel, ou ces nombreux petits scandales qui dtriorent le statut du malade au sein de lhpital et retardent frquemment sa sortie, etc. Il existe videmment une ou plusieurs versions mdicales pour interprter chacune de ces pratiques comme autant de symptmes dun tat pathologique. Mais ces conduites que lon observe aussi dans les camps de concentration, les prisons, chez certains militaires ou religieux en rupture de caserne ou de couvent, etc. peuvent aussi bien sinterprter par rfrence aux conditions dexistence amnages par linstitution, avec, entre autres, la situation de pnurie dans laquelle se trouve plac le malade, la ncessit quil prouve frquemment de se dfendre contre limage dgradante de lui-mme que lui renvoie lhpital, sa peur de se voir relgu, la sortie, dans une situation infamante dancien malade pire encore peut-tre que celle de malade dans un milieu protg, etc. la limite, de tels comportements peuvent reprsenter le mode dadaptation le plus rationnel compte tenu de lensemble des conditions objectives du milieu dans lequel ils sexercent.L'existence de plusieurs grilles dinterprtation pour une mme conduite ne revt aucun caractre exceptionnel et deux versions dun mme fait peuvent fort bien demeurer antagonistes sans tre contradictoires. Cependant le conflit des interprtations est ici dramatis parce quelles entrent ncessairement en concurrence dans la vie asilaire et que leur rivalit place les rapports sociaux concrets lhpital sous le signe de laffrontement ouvert ou larv et du malentendu. Le mdecin, en effet, ne peut raliser sa tche thrapeutique quen faisant reconnatre son interprtation de ltat du malade par le malade lui-mme, tandis que lintriorisation de cette version mdicale reprsente pour le patient la dmission de sa prtention se comprendre lui-mme partir de son propre systme de rfrence: saccepter comme malade, cest se rsigner manifester des symptmes au lieu de produire des actes, et renoncer toute autre justification de sa conduite que celles quils signifient dans le systme smiologique de la psychiatrie ou de la psychanalyse.Faire la sociologie de lhpital, cest donc en premier lieu restituer aux conduites des malades le sens spontan que linterprtation psychiatrique commence par leur drober; c'est prter une voix au malade lui-mme et, comme en psychanalyse, remplir les blancs laisss par le patient dans ses paroles et dans ses actes. Mais ici le systme des raisons implicites dvoiles par la thorie renvoie la culture propre du malade telle quil la hrite de son milieu social et lensemble des conditions objectives dans lesquelles il se trouve actuellement plac. la lumire dune thorie gnrale de ladaptation aux organisations sociales, la plupart des conduites des interns apparaissent comme des rponses adquates la problmatique objective de la survie du moi dans une situation sociologique relle. En supposant une rationalit aux plus humbles comportements des malades, le sociologue fait au sens commun un crdit qui se trouve pay de retour: lorsquon prend en compte la totalit de ses raisons d'agir, le malade est toujours moins fou quil napparat dans le systme des raisons mdicales, comme lignorant est toujours moins stupide quil ne semble lhomme cultiv si lon interprte sa conduite partir de sa propre culture, au lieu dy voir de simples manquements la rationalit savante. Ici les contraintes de linstitution hospitalire sont assez prgnantes pour rhabiliter, sous la dure loi du principe de ralit ramen ses exigences impitoyables, les prosaques expdients qui forment, par la force des choses, lessentiel de cet usage populaire de la rationalit: la dbrouillardise qui investit les fins de linstitution pour en faire des moyens de la ralisation de ses propres fins, la fronde calcule, la lucidit modeste, la rvolte prudente, la tolrance amuse lgard de la prtention des savants et des puissants, vertus demi rsignes seulement de ceux qui subissent, tous ces usages modrs de lintelligence sont le fait dhommes apparemment dmunis devant une lgitimit impose du dehors, qui luttent avec leurs seules ressources pour survivre, sauvegarder un minimum de libert et de dignit et glisser leur volont de bonheur dans les failles dune organisation qui nest pas faite pour eux. Le mauvais esprit des chambres, des prisons, des internats, des fabriques, des usines de montage la chane, et aussi des malades, cest une certaine revanche de lhumanit brime qui se dfend par le refus contre lunilatralit des idologies dominantes.La navet savanteMais la sociologie ou plutt une certaine sociologie, dont on trouve dans Asiles une illustration exemplaire ne se contente pas dquilibrer les prtentions totalitaires des discours savants. En sauvant tout ce qui, dans la conduite des malades, nest pas justiciable dune interprtation en termes de pathologie, elle amorce, au sein de lhpital, un retournement dont la porte thorique est considrable. Ces deux versions de la vie hospitalire ne sont pas en effet sur le mme plan. Dans la mesure ou les malades parviennent tant bien que mal mettre en uvre un systme de dfenses qui est celui de tous les dpossds en situation de faire face la pnurie des moyens matriels et linhumanit d'une organisation tyran nique de leur existence, le sens de toutes les conduites hospitalires se trouve dcentr par rapport aux buts que pose et que se propose linstitution. Les fins du sujet sont fonction des fins que lorganisation prtend lui imposer, mais aussi des intrts des malades dont ltablissement ne tient pas compte ou quil rprime, et que le malade russit satisfaire indirectement en rinterprtant selon sa propre logique les normes officielles. Ainsi il jouera le jeu de Vergothrapie pour chapper lambiance dbilitante du quartier, il participera au psychodrame pour se procurer des occasions de rencontres htrosexuelles, ou il ira une confrence pour tre assis confortablement et fumer en paix. Mais cette ambiguit des conduites, qui est lorigine dun nombre infini de malentendus, non seulement rfute la prtention unilatrale du discours psychiatrique, mais dvoile ce que lon pourrait appeler sa navet savante, loubli de certains des dterminismes rels qui structurent la vie hospitalire et garantissent les conditions objectives sans lesquelles un pareil langage ne peut tre tenu.Linterprtation uniquement psychiatrique de la structure hospitalire apparat donc comme une variante adapte ce milieu particulier des explications de la psychologie sociale dont les limites et les faiblesses se rvlent aussitt quelle senferme dans ses prmisses psychologi-santes: construite alors sur loubli de lhistoire, la mconnaissance des dterminismes objectifs et des fonctions assumes par linstitution dans la socit globale, elle dcoupe dans la totalit institutionnelle un niveau dapproche pragmatique, lgitime mais limit {le point de vue de la maladie et de la gurison), et prtend reconstruire partir de cette abstraction une thorie globale de linstitution hospitalire. En dpit de son vocabulaire savant, elle reste ainsi une idologie de la pratique immdiate et cest elle qui reprsente le vritable empirisme en ne marquant aucune distance par rapport ce qui est cens se faire au niveau de la doctrine officielle de lhpital et en prenant son objet comme donn davance dans le cadre intersubjectif des rapports humains, au lieu de le reconstruire socialement et historiquement en fonction de lensemble des conditions objectives qui dterminent ce type de relations face face.La distance entre les deux versions possibles de lexistence asilaire apparat encore plus grande lorsquon prend en compte les conditions sociologiques de ladhsion au langage mdical. Le personnel participe dautant plus ce langage quil a davantage partie lie avec les intrts de linstitution, cest--dire quil est plus haut plac dans la hirarchie professionnelle, qui recouvre peu prs la hirarchie sociale. Ainsi les infirmiers des quipes ordinaires se trouvent beaucoup plus proches que les mdecins des interprtations spontanes que les malades eux-mmes donnent de leur conduite. Dans la mesure o ces infirmiers sont aussi les plus au fait des conditions quotidiennes de la vie des malades, lidologie mdicale risque, dfaut de vigilance constante, de se trouver dautant plus assure delle-mme quelle prend davantage de distances lgard de la situation sociale relle des malades pour se donner comme discours autonome3. On comprend ds lors que le reproche de na'ivet puisse sinverser dialectiquement ou, plus exactement, en fonction de la position occupe dans la structure socio-hospitalire. Ainsi linterprtation la plus subtilement psychanalytique dun comportement risque toujours de paratre ndive un sujet parfaitement conscient de certaines de ses motivations commandes par une situation objective ignore du mdecin. Ds lors, sil avait lu Freud, le malade le plus fruste serait sans doute le mieux plac pour rappeler lune des grandes leons du fondateur de la psychanalyse, savoir que les lapsus de la rationalit inconsciente se lisent toujours travers les failles de ladaptation quotidienne, et que cest une maxime de paresse davancer une interprtation psychanalytique avant davoir fait un inventaire aussi complet que possible du systme des raisons manifestes.Le beau nom dasileLa prsentation dun tel type idal de discours psychiatrique pourrait passer pour injuste si elle navait pour but de signaler une tentation totalitaire dautant plus dangereuse quelle se contente de systmatiser les conditions dune pratique lgitime. En dnonant le risque que court la thorie la plus savante de la pratique hospitalire de devenir aussi la plus idologique, cest--dire celle qui autorise la plus grande distorsion entre les comportements effectifs et leurs rationalisations, une pareille mthode invite prendre conscience de limportance primordiale dune autre fonction assume par lhpital, et qui ne doit rien au souci thrapeutique. Cette dualit des finalits de lhpital commande en effet lantagonisme des discours qui coexistent en son sein, explique lambigit des pratiques et se trouve lorigine de tous les malentendus. Casimir Pinel lexprimait ds 1861 avec une parfaite clart: Ce nest point de gaiet de cur que lon songe isoler un alin; ncessit vaut loi. La calamit est dans la folie, non dans la mesure. Gurir sil est possible, prvenir de dangereux carts, tel est le devoir impos par les lois de lhumanit et de la prservation sociale4.Cette rfrence un psychiatre du XIXe sicle nest pas arbitraire si l'on veut comprendre dans la ligne J'Asiles la tentative de reconstruction complte de cet objet sociologique quest lhpital psychiatrique. Lhistoire de linstitution confirme les rsultats de lanalyse sociologique en montrant comment a t mise en place une structure complexe dont larticulation dlicate demeure la clef des apories de la situation actuelle. Lhpital psychiatrique sest constitu au XIXe sicle sous le beau nom dasile, disait Esquirol comme une tentative de synthse entre cette double exigence sociale de gurir des malades et de neutraliser des dviants dangereux pour eux-mmes et pour autrui. La conjonction concerte dune institution, lasile, espace social neutralis au sein duquel peut se rinstaurer par la discipline un ordre nouveau annulant le dsordre de la folie, dun personnage, le psychiatre,' dont lautorit ralise la synthse de la bienveillance et de la loi, et dune dfinition sociale de la maladie mentale en termes essentiellement moraux, anomie perturbatrice de lordre, a permis la plupart des contemporains tout au moins la plupart des psychiatres de se dissimuler la profondeur de lantagonisme. La russite apparente de lasile, la politique progressiste dassistance aux malades mentaux poursuivie dans le second tiers du XIXe sicle suscitent un optimisme, qui nest pas toujours exempt de remords, mais dont on trouve de larges chos dans la littrature psychiatrique de lpoque: Quant nous, notre tche est peu prs accomplie. Nos ides, semes sur toute la terre, nont plus qu fructifier. Quelles aillent, escortes par la charit et lintelligence, porter tous les peuples notre amour du beau, du bon, du bien (...) Jai visit une grande partie de nos Asiles de France, et jen suis toujours revenu meilleur. Je me propose de les voir tous dans le mme but: celui dclairer mon jugement, de rjouir mon cur et damliorer le sort des malades que la providence ma confis5.Il serait trop long de suivre les raisons pour lesquelles cette synthse sest progressivement dgrade avec la conception de lordre social qui la sous-tendait. Mais si la sensibilit devant lhpital sest considrablement modife jusqu conduire une inversion radicale de la reprsentation que les psychiatres se font de l asile, ce qui tait en question lors de l invention de ce type dtablissement commande encore tous les jours le divorce permanent, ou du moins la tension constante, entre lactivit thrapeutique et les exigences de scurit et de sauvegarde sociales dont a hrit lhpital. Ce qui a seulement chang pour le psychiatre, cest que le remords de son rle de gardien de lordre moral en mme temps que de thrapeute remplace dsormais la bonne conscience du devoir accompli.Contradictions thrapeutiques et contradictions sociologiquesLes psychiatres sont les mieux placs pour prouver le poids de cette contradiction et il est significatif que la lucidit de leur prise de conscience soit la mesure de leur capacit daccder une perception historique et sociologique des fonctions de lhpital. Cest, en ce qui concerne la France, le mrite du groupe qui est lorigine de la psychothrapie institutionnelle davoir formul le problme avec une parfaite clart en soulignant limmense distance qui spare lidal de lhpital comme milieu thrapeutique des pratiques relles commandes non seulement par la pnurie des moyens matriels et humains, mais aussi par les insuffisances de la lgislation relative aux malades mentaux, par lhritage des structures carcrales et par les contraintes que les reprsentations sociales de la maladie mentale font peser sur le malade, le mdecin et lhpital. Cette critique dbouche, en particulier, sur la tentative pour utiliser des fins thrapeutiques linstitution hospitalire envisage dans ses dimensions sociales aussi bien que psychologiques. Les structures de ltablissement doivent sarticuler dans une praxis totale dont le but demeure le recouvrement de la sant: Lhpital jouerait du point de vue thrapeutique un rle analogue celui du psychanalyste. Il serait lobjet dinvestissements successifs de ces conflits; et la dialectique de la gurison passerait, pour ainsi dire, dans ce laminoir de transferts et de projections que la structure sociale de lhpital pourrait permettre *.On ne peut mieux comprendre le sens et loriginalit J'Asiles quen situant cette entreprise par rapport aux courants de la pense psychiatrique qui sont conscients du mme hritage6. Si lon retrouve dans les deux cas la mme attention aux caractristiques qui dfinissent lhpital comme institution objective et, aux dimensions psychologiques du vcu des malades, la spcificit ^'Asiles consiste penser la dialectique de linstitution comme irrductible la dialectique de la gurison. Mais la conscience de cette irrductibilit dvoile en mme temps lenjeu vritable des antagonismes observables au sein de lhpital. En dernire analyse en effet cest--dire pour lanalyse qui se fonde sur une thorie gnrale des organisations sociales les difficults de la pratique thrapeutique se comprennent partir du divorce fondamental qui existe entre l'institution totalitaire et la socit globale, la tension entre la perspective mdicale et les motivations dominantes des malades ne reprsentant quune application particulire un milieu particulier de cette coupure objective7. Ce qui demeure irrductible dans le clivage entre personnel et reclus nest autre chose que la ligne de partage, passant au sein mme de lhpital, entre ltablissement carcral et la vie normale. Ds lors, ces deux groupes saffrontent en dpit du projet thrapeutique qui devrait les rendre complices et arrive les runir dans lexacte mesure o lhpital reprsente en mme temps un milieu thrapeutique parce que chacun dentre eux a tendance se polariser autour d'une des fonctions antagonistes de linstitution.Pas plus que ladministrateur dune prison moderne na le droit de stonner de la propension des prisonniers voir dans leur dtention un rejet et une punition plutt quun moyen damendement, le mdecin, mme s'il peut et doit professionnellement pouser la justification la plus noble de sa pratique, ne peut donc viter que les malades organisent lessentiel de leur existence comme une riposte une situation carcrale qui leur est impose u. Sil est vrai, comme le dit Sartre n, quune socit dcide de ses malades comme elle dcide de ses morts, on ne saurait mconnatre le rle idologique ambigu du psychiatre et de son discours dans lopration, puisquils interviennent non seulement pour organiser (le plus souvent dans un sens libral) la vie lintrieur de lhpital, mais aussi tout au long du processus qui conduit linternement. Bien que cette ambiguit nchappe pas au psychiatre, le malade est cependant le mieux plac pour percevoir, souvent aprs coup, la fonction que la socit fait jouer ce type de spcialistes dans le processus de sgrgation quelle institue. On ne saurait donc stonner si celui qui la subit rpond parfois par la rvolte et presque toujours par des formes plus larves dopposition lorsquil prend conscience de la finalit relle de la srie doprations qui la men l o il se trouve, et du rle du mdecin dans leur droulement. Que le malade ait gnralement besoin dtre soign nexclut pas le fait quil puisse se sentir en mme temps mystifi, car ce que fait une institution totalitaire a toujours un sens objectif plus impitoyable que ce quelle avoue rechercher par lintermdiaire de ses idologues officiels. Aussi nen voit-on aucune qui puisse conomiser ce divorce entre ses pratiques relles et ses prtentions, sauf peut-tre les institutions religieuses, mais lexception aurait valeur de contre-preuve: si les couvents russissent rellement instituer une vie sociale nouvelle partir dune idologie commune et communment partage, cest la condition davoir coup radicalement les ponts avec la vie extrieure et davoir, lintrieur, compltement tu le vieil homme pour reconstruire, sur la base de cette double absence, une toute autre forme de socialisation.On serait en droit de se demander si pareil projet est effectivement ralisable. Mais dans la mesure o ils essaient de lincarner, les couvents offrent le triste privilge de pousser jusquau bout la logique de linstitution totalitaire. Ils montrent que la vocation profonde des tablissements de ce type est de raliser les conditions de la mort au monde, cest--dire la contre-organisation concerte et systmatique qui nie lorganisation dune vie sociale humaine. Sous la diversit des rationalisations profanes ou religieuses subsiste une commune volont de dtruire la vie: mort volontaire, sil sagit de vocation religieuse dans les couvents, mort par ostracisme, par lexclusion sociale du dviant criminel, malade ou politiquement dangereux dans les prisons, les hpitaux psychiatriques et les camps de concentration, sans parler de formes plus mineures disolement, la mort temporaire pour apprendre donner la mort dans les casernes, pour lassimilation de la culture dans les internats, pour laccumulation de largent dans certains camps de travail, etc.,I institution totalitaire reprsente toujours la figure monstrueuse de linhumanit. Mais, organise sous la forme dune existence sociale hyper-rationalise, elle caricature la vie sociale normale en identifiant lhomme au projet unilatral quelle semploie faire triompher par tous les moyens.Lexprimentation totalitaireSi ces remarques constituent des extrapolations par rapport la problmatique explicite dAsiles, dans la mesure o elles sont justifes, elles permettent de dcouvrir la dernire clef pour lire louvrage, et la plus importante. Au-del dune sociologie de lhpital psychiatrique ou mme des institutions totalitaires et en dpit de la richesse de sa contribution ces sujets luvre cherche fondamentalement dmontrer la ncessit du dtour par certaines formations sociales pathologiques pour dfinir les conditions de la sant sociale, de lexistence normale, de la vie libre et de la sociabilit relle.Linstitution totalitaire est en effet la fois un modle rduit, une pure et une caricature de la socit globale. Modle rduit, ce microcosme rassemble toutes les conditions de la sociabilit, il assure en un certain sens tous les besoins fondamentaux de lhomme puisque celui-ci y survit physiquement et mme, tant bien que mal, affectivement. Epure: tout y est simplifi, programm, rduit au squelette dune organisation rationalise; il n'est point besoin dutopie futuriste pour anticiper le triomphe dune socit technocratique parfaite, elle existe depuis des millnaires un peu dans les marges de la collectivit, avec les camps dexils, les couvents, les campus militaires, les lproseries. Caricature: lobjectivit sy donne sous sa forme nue, ramene au pur noyau de ncessit qui dfinit en dernire analyse une socit de l'ordre, polarise autour dune unique fonction, celle de se perptuer elle-mme en se cristallisant sur sa propre finalit 8.Ds lors le recours aux institutions totalitaires permet une vritable exprimentation sociologique. On a peut-tre trop vite dit que les sciences humaines ntaient pas des sciences exprimentales. Cest sans doute exact si lon entend par exprimentation une vritable abstraction sur le vivant qui, applique telle quelle lhomme, tuerait son objet ou se heurterait des obstacles moraux insurmontables. Mais lhistoire ne sest pas embarrasse de scrupules moraux pour laborer des formes dexistence relles plus parfaites et plus monstrueuses que celles que lon pourrait construire en laboratoire. De vritables situations exprimentales existent donc en fait et reprsentent, si on peut oser lexpression, des abstractions concrtes: la rverie sociologique qui voudrait faire de lexistence un laboratoire dcouvre son fantasme ralis wus la forme du cauchemar des institutions totalitaires. Une pareille simplification mthodologique incarne dans les faits donne directement lire une figure tronque de la vie normale et permet ainsi de dfinir a contrario les conditions compltes de la normalit. Alors que dans l'existence concrte les hommes baignent dans ces conditions et ne les isolent pas plus que lair quils respirent, la tratologie sociale cultive en vase clos dans ces milieux privilgis projette le ngatif qui permet de prendre conscience, travers leur absence, des couleurs de la vie. Les analyses J'Asiles donnent ainsi le contre-point des thses de The Prsentation of Self in Everyday Life M.Lexprimentation simplificatrice quautorise lobservation des institutions totalitaires porte la fois sur lobjectivit sociale et le moi qui la subit. Elle permet, partir dune reprsentation de ces deux ples de lexistence sociale ramens leur texture la plus simple, de dfinir avec le maximum de clart le mcanisme de leur interrelation, le processus de la socialisation. Face la tentative dorganisation complte de lexistence partir dun rglement unique qui lgifre sans contrepoids reconnu et sans jeu autoris, lautre ple reprsenterait le moi dpouill, rduit la manire dont il serait faonn en fonction de ces exigences de linstitution. Dans la mesure o les institutions totalitaires parviennent imposer cette figure-limite dune personnalit compltement prise au pige de lobjectivit, elles permettent de mettre entre parenthses les diffrentes appartenances du moi aux divers contextes sociaux et ne laissent subsister que la causalit quasi pure dun seul groupe dappartenance. Cette mthode reprsente sans doute la meilleure contribution une critique radicale de la psychologie: de mme que lon chercherait en vain le cur de loignon sous la dernire peau, lintriorit svanouit sous le dernier modelage, rabattue sur la dimension unique du rle impos par linstitution totalitaire 9Introduction la vie normaleDans la mesure o linstitution totalitaire ralise une image approche du conditionnement du moi par un seul groupe dappartenance, elle permet de dfinir a contrario les exigences dune socialisation plus complte, cest--dire les conditions sociales ncessaires au dveloppement dune personnalit concrte. premire vue, lanalyse parat dboucher sur une justification de lidologie librale par lapologie du tluralisme institutionnel et de la multiplicit des rles quelle semble impliquer. La libert personnelle sinscrit en effet dans les marges de jeu que laissent entre elles les institutions diffrentes: le moi commence exister pour lui-mme dans la mesure o il accde une gamme de plus en plus tendue de rles, et il y parvient lorsquil participe une vie sociale diversifie. On pourrait ainsi esquisser une typologie des modes de socialisation. partir de la limite du modelage de tous les aspects de la personnalit par un but unique, la personnalit accde des formes de plus en plus riches dorganisation lorsquelle se trouve engage dans des configurations culturelles diffrentes en interrelation, chacune ne ralisant quune partie des fonctions dont la totalisation constitue la vie sociale un moment donn. Ce seraitd'un rle ne peut jamais tre manifeste en toute rigueur puisque, si elle correspond au voeu de linstitution, le reclus rsiste lidentification en mobilisant toutes les ressources que lui procure sa culture antrieure; cependant, le degr de perfection auquel est pouss ce processus de dpouillement du moi mesure la russite * de linstitution totalitaire, cest--dire le degr auquel elle parvient incarner sa reprsentation unilatrale de la vie humaine. Dautre part, Erving Goffman accorde une certaine importance un pouvoir de distanciation et de refus qui aurait son sige dans le moi lui-mme. On trouvera dans The Prsentation of Self in Everyday Life une thorie plus complte de la personnalit en fonction de lenvironnement social. On a parfois reproch cette thorie de sattacher trop exclusivement la position du moi dans des situations rigides et de sous-estimer le rle du chan-ment et de la dynamique sociale. Cette propension pourrait rendre compte du choix des institutions totalitaires comme objet privilgi danalyse, mais elle ne saurait entacher ltude de ces milieux qui se caractrisent prcisment par leur rigidit. On trouvera une analyse critique de la thorie de la personnalit dveloppe dans The Prsentation of Self in Everyday Life par B. Glaser et A. Strauss, dans Awareness Contexts and Social Interaction, American Sodological Review, 29 oct. 1964, pp. 669-679. Ajoutons enfin quen raison du niveau o elles se situent, ces analyses ne peuvent aborder le problme des structures psychiques inconscientes.donc seulement le pluralisme des organisations qui pourrait neutraliser la tendance de chacune lhgmonie: toute institution est totalitaire par vocation profonde. Le totalitarisme, loin de reprsenter une monstruosit extraordinaire, nest que laccomplissement unilatral de nimporte quelle fonction sociale. On peut ds lors dfinir positivement les conditions de la normalit et de la sant sociale par le systme des contre-forces ncessaires pour quilibrer la tendance cancrigne inscrite dans la logique de toute forme particulire dorganisation de lexistence humaine, telle quelle se donne voir travers la sociologie des institutions totalitaires.Cependant, en radicalisant lapproche, on dcouvre son impact profondment critique dans le cadre mme de la socit dont elle parat en premire approximation pouser les valeurs: les catgories qui valent pour lanalyse des institutions totalitaires sont aussi celles qui rendent le mieux compte de lexistence sociale dans une communaut pluraliste et librale. Les antagonismes, tels quils se manifestent au grand jour lorsquune organisation unique de lexistence tente dimposer sa rglementation, sont de mme nature que les conflits latents, les tensions mutuellement annules entre les diffrentes institutions qui, dans la vie normale, se neutralisent dans leur lutte pour lhgmonie. La contradiction est la racine cache du consensus social et le compromis prcaire la forme que prend sa trompeuse stabilit. Le modle de linstitution totalitaire a donc la porte mthodologique la plus gnrale, non seulement parce quil permet de prendre conscience de la ngativit dissimule par le finalisme fonctionnaliste qui prside souvent ltude des organisations, mais surtout parce quil invite une relecture critique des thories classiques de la socialisation. On ne peut parler directement de la socialisation, si ce nest de la manire la plus superficielle, en termes dajustement, de consensus, dharmonie pr-tablie entre le sujet et ses groupes dappartenance etc., lorsque lon sattache exclusivement aux situations ordinaires: ladaptation aux cadres sociaux parat aller de soi si lon sen tient aux quilibres de surface et aux compromis entre forces antagonistes. Ce sont les ratages dans la socialisation, les tats de crise ou de rvolution, ou encore linstallation du conflit comme loi de la vie sociale partir de coupures institutionnalises entre Iss groupes et les classes, qui rvlent les mcanismes fondamentaux prsidant lorganisation de la vie collective.On comprend ainsi que lhpital psychiatrique reprsente pour lanalyse sociologique un milieu pathogne privilgi, non pas tant parce quon y rencontre des malades mentaux, que parce quil sagit dune institution totalitaire. On ne saurait en effet, sans sengager dans des apories insurmontables, confondre pathologie individuelle et pathologie institutionnelle: il y a un tragique de la dpersonnalisation, de lembrigadement des hommes et de la planification bureaucratique de leurs dsirs et de leurs besoins, qui ne doit rien la maladie mentale. Laffirmer, ce nest pas reculer devant le vertige spcifique de la folie, mais dpasser le confusionnisme do nat le pathos. Il faut au contraire aller jusquau bout de la dissociation pour ressaisir, aprs lavoir reconstruite par ce dtour, la vrit objective de lhpital sur laquelle le sociologue et le psychiatre saccorderont: si dans le groupe des institutions totalitaires lhpital psychiatrique reprsente une variante spcifique, et spcialement tragique, cest prcisment parce que l'alination mentale nest pas identique lalination sociale. Lalination asilaire est le produit de laddition ou de la multiplication de ces deux figures de la ngativit. Dans ce milieu clos, prisonnier de son hritage historique, deux pathologies antagonistes sentretiennent mutuellement: par ce qui lui reste de conscience de sa libert, lintern saffronte au mdecin et linstitution carcrale en un combat souvent injuste mais ncessaire, car il reprsente sa seule dfense contre lalination asilaire; mais, par ce fait mme, malade, il sinterdit le meilleur recours contre son alination prive, la confiance non moins ncessaire envers le thrapeute et ltablissement thrapeutique. Il nest sans doute pas de pige mieux mont, ni de rle plus pathtiquement contradictoire, sauf peut-tre celui du psychiatre lorsquil prouve que chacune des alternatives de ce conflit insoluble sinvestit sur lune des figures de son double personnage de reprsentant de linstitution totalitaire et de thrapeute.Robert CastelPrfaceInvit du Laboratory of Socio-Environmental Studies (dpendant du National Institute of Mental Health, Be-thesda, Maryland) de lautomne de 1954 la fin de 1957, jai eu loccasion de procder pendant ces trois annes de brves tudes sur le comportement en salle de malades interns dans les instituts nationaux (National Institutes of Health Clinical Center). Enqutant lhpital Ste-Elisa-beth de Washington en 1955-56, jai frquent pendant un an cet tablissement fdral qui compte plus de sept mille malades, originaires, pour les trois quarts, du district de Columbia. Une bourse du N. I. M. H. et lappui du Center for the Intgration of Social Science Theory (Berkeley, University of California) mont donn la possibilit de disposer dun dlai supplmentaire pour ordonner et rdiger mes observations.Au cours de mon stage Ste-Elisabeth, je me suis attach tudier daussi prs que possible la faon dont le malade vivait subjectivement ses rapports avec lenvironnement hospitalier. Officiellement, jtais lassistant du directeur et lorsquon me demandait les vritables raisons de ma prsence, je ne dissimulais pas que jtais l pour tudier la vie de la communaut et lorganisation des loisirs; passant ainsi mon temps avec les malades, jvitais dentrer en contact avec le personnel hospitalier et de me montrer avec une clef de ltablissement. Je ne passais pas la nuit dans les salles et la direction de lhpital tait au fait de mes desseins.Je pensais, et je pense encore, quil nest pas de groupe quil sagisse de prisonniers, de primitifs, dquipages de navires ou de malades o ne se dveloppe une vie propre, qui devient signifiante, sense et normale ds quon la connat de lintrieur; cest mme un excellent moyen de pntrer ces univers que de se soumettre au cycle des contingences qui marquent lexistence quotidienne de ceux qui y vivent.Les limites de ma mthode et des modalits de son application sont videntes: je ne me suis permis aucun moment de prendre parti si peu que ce ft et, leuss-je tait, mon champ daction, la diversit de mes activits, et par l lampleur de mon information en auraient t rduits dautant. Me donnant pour objet ltude ethnographique de certains aspects particuliers de la vie sociale des malades, je nai pas employ les moyens habituels de mesure et de contrle. Jtais convaincu que les difficults du rle et la perte de temps quet entrane la recherche de la preuve statistique de quelques assertions meussent empch de recueillir des informations sur le contexte et lorganisation de la vie du malade. Ma mthode connat encore dautres limites. Un groupe tend avoir du monde une vision rassurante qui procure ses membres une image justificatrice de leur situation et infamante pour ceux qui restent en dehors, en loccurrence les mdecins, les infirmires, les surveillants et les familles. Ds lors, dcrire fidlement la situation du malade, cest ncessairement en proposer une vue partiale. Pour ma dfense, je dirai quen cdant cette partialit on rtablit au moins lquilibre puisque presque tous les ouvrages spcialiss relatifs aux malades mentaux prsentent le point de vue du psychiatre qui est, socialement parlant, totalement oppos. En outre, je tiens dire que mon point de vue reflte sans doute trop fidlement celui dun individu du sexe masculin issu des classes moyennes: peut-tre ai-je souffert par procuration de conditions de vie dont les malades appartenant aux classes infrieures saccommodaient sans trop de difficult. Enfin, la diffrence de certains malades, je suis arriv lhpital sans grand respect pour la psychiatrie, ni pour les organismes qui se satisfont de la manire dont elle est communment pratique.Je tiens exprimer ma reconnaissance toute particulire lgard des organismes qui mont patronn. Lautorisation de prendre pour objet dtude lhpital de Ste-Elisabeth me fut accorde grce au directeur mdical de ltablissement (first assistant physician) 10qui tait lpoque le docteur Jay Hoffman, dcd depuis. Il admit que, sous rserve dun droit de critique dont il serait fait usage avant la publication de louvrage, lhpital ne serait habilit- exercer aucune censure sur le texte, ce droit tant rserv au N. I. M. H. de Bethesda. Il accepta que mes observations concernant personnellement un membre du personnel ou un malade ne fussent rapportes ni lui-mme ni quiconque, et admit quen tant quobservateur je naurais pas intervenir dans le droulement des faits dont je pourrais tre le tmoin. Il accepta de mouvrir toutes les portes de lhpital et, tout au long de mon tude, il le fit chaque fois que je le lui demandai, avec une amabilit, une diligence et une efficacit que je ne pourrai jamais oublier. Plus tard, quand le docteur Wini-fred Overholser, directeur de lhpital (superintendant) * eut lobligeance de revoir mon manuscrit, il lui apporta des corrections prcieuses concernant de grosses erreurs matrielles, et me fit en mme temps dutiles suggestions qui mont aid expliciter mon point de vue et ma mthode. Durant cette tude, le Laboratory of Socio-Environ-mental Studies, alors dirig par son fondateur, John Clau-sen, me procura un salaire, laide dun secrtariat, lappui dune critique collective et des encouragements pour tudier lhpital dun point de vue sociologique et non para-psychiatrique. Quant au droit de censure que possdaient le laboratoire et son organisme apparent, le N. I. M. H., il ne fut exerc que pour minviter remplacer un ou deux adjectifs jugs discourtois.Je voudrais souligner que cette libert de mener une recherche dsintresse me fut accorde pour tudier une institution gouvernementale, et fut finance par une autre institution gouvernementale, lune et lautre devant agir dans le climat assez dlicat de Washington, et cela une poque o certaines universits de ce pays, bastions tra-ditionnels de la libre recherche, auraient fait preuve de plus de rserve pour soutenir mes efforts. cet gard, il me faut remercier les psychiatres et les sociologues attachs au gouvernement pour leur ouverture desprit et leur bienveillance.Erving Goffman Berkeley, California, 1961.IntroductionOn peut dfinir une institution totalitaire (total institution) 11comme un lieu de rsidence et de travail o un grand nombre dindividus, placs dans la mme situation, coups du monde extrieur pour une priode relativement longue, mnent ensemble une vie recluse dont les modalits sont explicitement et minutieusement rgles. Les prisons constituent un bon exemple de ce type dinstitutions, mais nombre de leurs traits caractristiques se retrouvent dans des collectivits dont les membres nont pas contrevenu aux lois. Cet ouvrage traite des institutions totalitaires en gnral, et des hpitaux psychiatriques en particulier. Le centre de cette tude est lunivers du reclus (inmate) 12, et non celui du personnel dencadrement, son objectif majeur tant dlaborer une thorie sociologique de la structure du moi (self).Chacune des quatre tudes de ce livre devait, lorsquelle a t crite, se suffire elle-mme et les deux premires ont t publies sparment. Dans la mesure o elles visaient toutes le mme objet la situation du reclus il y aura ncessairement quelques rptitions. Il reste quechaque tude aborde le problme selon une approche sociologique spcifique qui a peu de rapport avec celle des autres articles.Cette mthode dexposition peut sembler fastidieuse mais elle permet de conduire dans chaque essai ltude analytique et comparative du thme principal bien au-del de ce que permettrait la rdaction de chapitres diffrents dun ouvrage homogne. Jinvoque pour ma dfense la situation prsente de la sociologie. Je pense qu lheure actuelle lusage le plus adquat des concepts sociologiques consiste les saisir au niveau mme de leur meilleure application, puis explorer le champ complet de leurs implications et les contraindre de cette faon livrer tous leurs sens. Ainsi vaut-il mieux sans doute donner chacun des enfants dune famille des vtements bien ajusts plutt que les grouper sous une tente unique o, si spacieuse soit-elle, ils grelotteraient tous.La premire tude, Les Caractristiques des institutions totalitaires contient un expos gnral des rapports sociaux dans ces tablissements, essentiellement appuy sur deux exemples typiques de rclusion involontaire: les hpitaux psychiatriques et les prisons. On y trouvera esquisss les thmes dvelopps en dtail dans les tudes suivantes et leur situation dans lensemble. Dans la seconde, La Carrire morale du malade mental, sont examins les effets de ladmission dans linstitution sur le systme des rapports sociaux antrieurs la rclusion. La troisime qui a pour titre La Vie clandestine dune institution publique concerne le type de rapports que le reclus est cens entretenir avec l'univers carcral et en particulier les moyens par lesquels il parvient garder une certaine distance par rapport au rle quon prtend lui faire jouer. La dernire, intitule Le Schma mdical type et lhospitalisation des malades mentaux fixe nouveau lattention sur le personnel dencadrement pour envisager, dans le cadre des hpitaux psychiatriques, le rle de loptique mdicale dans la prsentation au malade des lments de sa situation.1. les caractristiques des institutions totalitaires13Introduction. Des institutions totalitaires en gnralI. Les diffrents types dinstitutions14Les organismes sociaux appels communment institutions sont des lieux (pices, appartements, immeubles, ateliers) o une activit particulire se poursuit rgulirement. La sociologie ne dispose leur gard daucun moyen spcifique de classification. Certains, comme la Gare Centrale, pourvu que lon sy conduise dcemment, sont ouverts au tout venant; dautres, comme YUnion League Club, club chic de New York, ou le laboratoire atomique de Los Alamos, soumettent les entrants une slection svre. Les uns, magasins ou bureaux de poste, par exemple, disposent dun personnel attitr pour servir le flot ininterrompu des clients; dautres, foyers ou usines, rassemblent une population moins mobile. Certaines institutions fournissent un cadre des activits qui dfinissent la position sociale de lindividu, indpendamment du zle ou de lindiffrence quil y manifeste. Dautres, au contraire, ne sont que le cadre dactivits libres et gratuites, pratiques en dehors du temps consacr des tches plus srieuses. Cet ouvrage distingue un autre type dinstitutions, qui forment une catgorie naturelle et fconde puisque ses lments ont un si grand nombre de caractres en commun que pour en connatre un seul il serait bon dexaminer tous les autres.II. Les diffrents types dinstitutions totalitairesToute institution accapare une part du temps et des intrts de ceux qui en font partie et leur procure une sorte dunivers spcifique qui tend les envelopper. Maisparmi les diffrentes institutions de nos socits occidentales, certaines poussent cette tendance un degr incomparablement plus contraignant que les autres. Signe de leur caractre enveloppant ou totalitaire, les barrires quelles dressent aux changes sociaux avec lextrieur, ainsi quaux entres et aux sorties, et qui sont souvent concrtises par des obstacles matriels: portes verrouilles, hauts murs, barbels, falaises, tendues deau, forts ou landes. Ce sont ces tablissements que jappelle institutions totalitaires et dont je me propose de dgager les caractres gnrauxJ.On peut schmatiquement classer en cinq groupes les institutions totalitaires propres nos socits. Ce sont, en premier lieu, les organismes qui se proposent de prendre en charge les personnes juges la fois incapables de subvenir leurs besoins et inoffensives: foyers pour aveugles, vieillards, orphelins et indigents; en second lieu, les tablissements dont la fonction est de prendre en charge les personnes juges la fois incapables de soccuper delles-mmes et dangereuses pour la communaut, mme si cette nocivit est involontaire: sanatoriums, hpitaux psychiatriques et lproseries. Un troisime type dinstitutions totalitaires est destin protger la communaut contre des menaces qualifies dintentionnelles, sans que lintrt des personnes squestres soit le premier but vis: prisons, tablissements pnitentiaires, camps de prisonniers et camps de concentration. Quatrimement, les institutions qui rpondent au dessein de crer les meilleures conditions pour la ralisation dune tche donne et qui justifient leur existence par ces seules considrations utilitaires: casernes, navires, internats, camps de travail, forts coloniaux et, pour ceux qui en occupent les communs, grandes maisons. Enfin, les tablissements qui ont pour but dassurer une retraite hors du monde mme si, en fait, on les utilise frquemment pour former des religieux: abbayes, monastres, couvents et autres communauts religieuses. Imprcis et incomplet, cet inventaire des institutions totalitaires ne se prsente pas comme un principe danalyse: il vise uniquement donner de la catgorie une dfinition purement nominale et gnrique, capable de constituer un point de dpart concret. En donnant ainsi cette dfinition pralable des institutions totalitaires, jespre tre en mesure dexposer les caractres gnraux du genre sans verser dans la tautologie.Avant de tenter de dgager de cette liste dtablissements un profil gnral, je voudrais signaler une difficult dordre conceptuel: aucun des traits que je vais dcrire ne sapplique aux seules institutions totalitaires et aucun ne se trouve partag au mme titre par chacune. Le signe distinctif des institutions totalitaires est que chacune delles prsente, avec une intensit particulire, plusieurs des caractristiques qui dfinissent le type. Lorsquil sera question de caractres communs, cette expression aura donc un sens restrictif mais logiquement dfendable. Cette manire de procder permet en mme temps de recourir la mthode idal-typique en dgageant les traits communs, avec lespoir de mettre plus tard en lumire les diffrences spcifiques.III. Vie recluse et vie normaleCest une caractristique fondamentale des socits modernes que lindividu dorme, se distraie et travaille en des endroits diffrents, avec des partenaires diffrents, sous des autorits diffrentes, sans que cette diversit dappartenances relve dun plan densemble. Les institutions totalitaires, au contraire, brisent les frontires qui sparent ordinairement ces trois champs dactivit; cest mme l une de leurs caractristiques essentielles. En premier lieu, placs sous une seule et mme autorit, tous les aspects de lexistence sinscrivent dans le mme cadre; ensuite, chaque phase de lactivit quotidienne se droule, pour chaque participant, en relation de promiscuit totale avec un grand nombre dautres personnes, soumises aux mmes traitements et aux mmes obligations; troisimement, toutes ces priodes dactivit sont rgles selon un programme strict, en sorte que toute tche senchane avec la suivante un moment dtermin lavance, conformment un plan impos den haut par un systme explicite de rglements dont lapplication est assure par une quipe administrative. Les diffrentes activits ainsi imposes sont enfin regroupes selon un plan unique et rationnel, consciemment conu pour rpondre au but officiel de linstitution.Pris sparment, ces caractres se rencontrent ailleurs que dans les institutions totalitaires. Cest ainsi quil est de plus en plus frquent de voir les grands tablissements de commerce, dindustrie et denseignement mettre la disposition de leurs membres des cantines et leur procurer des distractions pour meubler leurs loisirs. Cependant, lusage de ces commodits nouvelles dpend en bien des cas dune libre dcision et lon veille avec un soin particulier ce quelles chappent au contrle de la direction. De mme, si les femmes au foyer ou les familles paysannes limitent lessentiel de leurs activits un seul et mme espace clos, elles ne sont pas pour autant embrigades dans une collectivit, et elles chappent, pour accomplir lensemble de leurs tches quotidiennes, au contact immdiat dune foule compose dautres personnes semblables.Le caractre essentiel des institutions totalitaires est quelles appliquent lhomme un traitement collectif conforme un systme dorganisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins, quelles que soient en loccurrence la ncessit ou lefficacit de ce systme. Il en dcoule un certain nombre de consquences importantes.Lorsque les individus sont manipuls en groupes, ils sont gnralement placs sous la responsabilit dun personnel dont la tche principale nest pas de diriger ou de contrler priodiquement le travail cas frquent dans les relations employeurs-employs mais plutt de surveiller, cest--dire de veiller ce que chacun accomplisse la tche qui lui a t impartie dans des conditions telles que toute infraction commise par un individu paraisse perptuellement offerte aux regards par le contraste quelle offre avec le comportement des autres. Limportant nest pas ici la disproportion pourtant vidente au premier abord entre le nombre des surveills et celui des surveillants, mais le fait que ces deux groupes forment un couple indissociable.Les institutions totalitaires tablissent un foss infranchissable entre le groupe restreint des dirigeants et la masse des personnes diriges, que nous appellerons pour plus de facilit reclus. Les reclus vivent ordinairement lintrieur de ltablissement et entretiennent avec le monde extrieur des rapports limits; par contre, du fait quil neffectue le plus souvent quun service quotidien de huit heures, le personnel dencadrement demeure socialement intgr au monde extrieur15. Chaque groupe tend se faire de lautre une image troite, strotype et hostile, le personnel se reprsentant le plus souvent les reclus comme des tres replis sur eux-mmes, revendicatifs et dloyaux, tandis que le personnel parat aux reclus condescendant, tyrannique et mesquin. Alors que le personnel a tendance se croire suprieur et ne jamais douter de son bon droit, les reclus ont tendance se sentir infrieurs, faibles, dchus et coupables 16.Les changes entre ces deux groupes sont des plus restreints. La distance qui les spare est immense et la plupart du temps impose par linstitution. Mme lorsque des propos schangent travers les barrires, cest toujours sur un ton particulier, comme le montre cette relation romance dun sjour rel dans un hpital psychiatrique:Voil, dit Miss Hart tandis quelles traversaient la salle commune, Miss Davis dit que cest vous qui faites tout. Ne vous en faites pas pour cela, faites-le seulement, et a ira bien.Ds quelle entendit ce nom, Virginie sut o tait le danger, dans la chambre n 1: Miss Davis. Est-ce linfirmire en chef?Et comment! murmura Miss Hart, puis elle leva la voix. Les infirmires agissaient toutes comme si les malades taient incapables de comprendre quoi que ce ft si lon ne criait pas. Frquemment, elles disaient dune voix normale des choses que les femmes ntaien: pas censes entendre. Si elles navaient pas t infirmires on aurait dit souvent quelles parlaient toutes seules. Cest une personne trs comptente et trs capable, Miss Davis, annona Miss Hart...17.Bien que certains rapports entre reclus et personnel de surveillance soient invitables, lune des fonctions du gardien est de filtrer les rapports du reclus avec les chelons suprieurs du personnel, comme en tmoigne ce passage extrait dune tude des hpitaux psychiatriques:Etant donn linsistance que mettent nombre de malades vouloir parler au docteur lors de ses visites, les infirmiers doivent servir dintermdiaires entre malades et mdecin, pour viter que ce dernier ne soit submerg. Au 30, il semblait gnralement admis que les malades sans symptmes physiques et placs dans les deux catgories les moins favorises neussent jamais le droit de parler au mdecin, moins que le docteur Baker nen exprimt lui-mme le dsir. Ce groupe dentts, de rouspteurs pleins dillusions appels dans largot des infirmiers chancres, plaies, ours mal lchs, essayaient souvent de court-circuiter la mdiation de linfirmier mais, en ce cas, ils se faisaient traiter sans amnit 18.La barrire qui fait obstacle aux conversations soppose aussi efficacement la transmission des informations, et spcialement de celles qui concernent les intentions du personnel lgard des reclus. Ceux-ci sont systmatiquement tenus dans lignorance des dcisions qui les concernent. Que les motifs proclams soient dordre militaire lorsque par exemple on dissimule aux recrues la destination de leurs dplacements ou dordre mdical lorsquon cache aux tuberculeux la nature de leur mal, les traitements envisags et la dure approximative de leur sjour lhpital19 de telles pratiques crent un foss entre les reclus et le personnel dencadrement dont elles affermissent lemprise.Toutes ces limitations de contacts entretiennent limage strotype et antagoniste que chaque groupe se forme de lautre'. Deux univers sociaux et culturels se constituent cte cte, avec quelques points de contact officiels, mais sans interpntration. Il est significatif que, tant pour les reclus que pour le personnel, linstitution au sens complet du terme (locaux et raison sociale) soit proprit du personnel, si bien que, lorsque lun ou lautre groupe parle des vues et des intrts de linstitution, il entend par l, comme je le fais galement ici, les vues et les proccupations du personnel.Le foss qui existe entre le personnel et les reclus est lune des consquences majeures du maniement bureaucratique dimportantes masses de gens. La seconde de ces consquences concerne le travail. Dans la vie courante, lautorit que possde le lieu de travail prend fin lorsque le travailleur peroit son salaire; lutilisation quil en fait au sein de sa famille et pour ses loisirs est son affaire personnelle, et cette libert cantonne lemprise de la vie professionnelle dans des limites strictes. Mais planifier la journe entire du reclus cest aussi ncessairement prendre en charge tous ses besoins. Quelle que soit la motivation au travail, cette stimulation naura pas dans ces conditions la signification structurale qui est la sienne dans la vie normale. Il faudra trouver de nouvelles motivations et de nouvelles attitudes lgard du travail; cest l une des donnes de base qui simposent aux reclus et ceux qui doivent les inciter travailler. On leur demande parfois si peu de travail que, peu habitus organiser leurs loisirs, ils souffrent dun ennui extrme. Le travail peut tre excut sur un rythme trs lent et sintgrer dans un systme de rtributions drisoires, souvent dispenses solennellement ration hebdomadaire de tabac ou cadeaux de Nol qui incitent certains malades poursuivre leur tche. En dautres circonstances, on exige bien plus quune journe complte de dur labeur, non point avec promesse de rcompense, mais sous la menace de chtiments corporels.Dans certaines institutions totalitaires, camps forestiers ou navires de commerce par exemple, la pratique des conomies forces remet plus tard les relations que largent permet normalement dentretenir avec le monde, linstitution prenant en charge la totalit des besoins et la rtribution ntant remise que lorsque le travail est achev, cest--dire lorsque les reclus quittent les lieux de travail. Dautres institutions pratiquent une sorte desclavage: le temps du reclus est totalement la disposition du personnel et la conception que lon a de soi-mme, le sens de sa personnalit et de la proprit nont plus le moindre rapport avec le travail comme le montre T. E. Lawrence en dcrivant un centre dentranement de la R. A. F.:Lorsque nous nous trouvons de corve avec des hommes qui viennent de finir leurs classes, ils choquent notre sens moral par leur insouciance: Vous tes idiots, vous, les bleus, de vous crever au travail, disent-ils. Faut-il voir l les effets de notre ardeur toute nouvelle, ou ce qui subsiste en nous de nos habitudes civiles? La R. A. F. en effet nous paiera vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur la base dun penny et demi de lheure. Elle nous paie pour travailler, elle nous paie pour manger, elle nous paie pour dormir: toute cette monnaie saccumule; impossible, par cons-?[uent, de valoriser un travail en le faisant bien. Il faut le aire durer aussi longtemps que possible, car ensuite, ce nest pas le coin dun feu qui nous attend, mais un autre travail... *.Quil ait trop ou trop peu de travail, lindividu qui, lextrieur, manifestait du got pour sa tche se laisse dmoraliser par les mthodes de linstitution totalitaire. La pratique, courante dans les hpitaux psychiatriques, de trouver une poire et de lui faire faire le travail en change dune menue pice de monnaie dpenser la cantine est rvlatrice de cette dmoralisation. Parmi les personnes qui agissent ainsi, parfois sur le mode du dfi, il en est qui, lextrieur, estimeraient de tels procds indignes deux. partir de la tendance propre au monde auquel ils appartiennent de rechercher toujours le gain, les membres du personnel tiennent ces pratiques de mendicit pour un symptme et une preuve supplmentaire de la maladie mentale des interns.Les institutions totalitaires sont donc incompatibles avec cette structure de base de notre socit quest le rapport travail-salaire. Elles sont galement incompatibles avec une autre structure fondamentale: la famille. On oppose parfois la vie de famille la vie solitaire, mais il serait en ralit plus juste de lopposer la vie communautaire car ceux qui mangent et dorment sur le lieu de travail, avec un groupe de compagnons de travail, peuvent difficilement avoir une vie de famille authentique. Par contre, en maintenant lextrieur leurs liens familiaux, les membres du personnel demeurent gnralement intgrs la communaut extrieure et chappent la tendance enveloppante de linstitution totalitaire. Quau sein de la socit la fonction dune institution totalitaire soit positive ou ngative, elle est nanmoins toujours efficace, et cette efficacit dpend partiellement du degr de rupture quelle provoque avec lunivers familier, virtuel ou rel, de ses membres 20. Inversement, instituer des liens familiaux, cest se donner la garantie objective que la logique de linstitution totalitaire sera contre-carre. Lincompatibilit entre ces deux formes dorganisation devrait nous renseigner dune faon plus gnrale sur les fonctions sociales assumes par chacune delles.Linstitution totalitaire est un mixte social, la fois communaut rsidentielle et organisation rglemente. En cela rside son intrt sociologique spcifique. Mais il y a dautres raisons de sintresser ces tablissements qui sont, dans nos types de socit, des foyers de coercition destins modifier la personnalit: chacun deux ralise lexprience naturelle des possibilits dune action sur le moi.Il sagit maintenant, aprs avoir dessin quelques-uns des traits spcifiques des institutions totalitaires, de les tudier du point de vue du reclus et du point de vue du personnel dencadrement avant desquisser les rapports entre ces deux perspectives.Lunivers du reclusI. Un changement culturelLes reclus se caractrisent par le fait quils entrent linstitution avec une culture importe (presenting culture) 21hrite de leur univers familial, cest--dire un genre de vie et un ensemble dactivits juges valables jusquau moment de ladmission. Cest pourquoi les orphelinats et foyers pour enfants abandonns ne sont pas des institutions totalitaires, sauf dans la mesure o, reli au monde extrieur par le jeu de quelque phnomne dosmose culturelle, lorphelin parvient faire son apprentissage social, alors mme quil est systmatiquement coup de ce monde. Stable ou non, lorganisation personnelle de la recrue faisait jusque-l partie dun ensemble plus large intgr son environnement social et constituait un lot dexpriences qui justifiait la reprsentation acceptable que lindividu se faisait de lui-mme, lui permettant de faire face aux conflits, aux agressions et aux checs par nombre de dfenses laisses son initiative.On voit que les institutions totalitaires ne sauraiei. substituer leur seul type de culture cet ensemble dj constitu. Nous avons affaire un processus plus limit que celui de lacculturation ou de lassimilation. Si certains changements culturels se produisent nanmoins, cest pl