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Roger Fayolle Les procédés de la critique beuvienne et leurs implications In: Littérature, N°1, 1971. Litterature Février 1971. pp. 82-91. Citer ce document / Cite this document : Fayolle Roger. Les procédés de la critique beuvienne et leurs implications. In: Littérature, N°1, 1971. Litterature Février 1971. pp. 82-91. doi : 10.3406/litt.1971.2501 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1971_num_1_1_2501

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Artigo sobre a crítica feita por Sainte Beuve

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Page 1: Article_ Les Procédés de La Critique Beuvienne Et Leurs Implications

Roger Fayolle

Les procédés de la critique beuvienne et leurs implicationsIn: Littérature, N°1, 1971. Litterature Février 1971. pp. 82-91.

Citer ce document / Cite this document :

Fayolle Roger. Les procédés de la critique beuvienne et leurs implications. In: Littérature, N°1, 1971. Litterature Février 1971.pp. 82-91.

doi : 10.3406/litt.1971.2501

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1971_num_1_1_2501

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Roger Fayolle, ENS rue d'Ulm.

LES PROCÉDÉS DE LA CRITIQUE BEUVŒNNE ET LEURS IMPLICATIONS

En toute occasion dans ses Lundis de 1849-1852 \ Sainte-Beuve montre qu'il n'oublie pas l'objectif essentiel de son enquête critique : saisir le caractère principal d'un esprit et en déduire plusieurs autres caractères, puis « bien déterminer le groupe (ou les groupes) auquel l'individu littéraire se rapporte, et la famille morale d'esprits dont il est parent ». Il arrive même qu'il laisse transparaître dans ses articles quelques-unes des réflexions sur sa méthode critique qu'il consignait alors dans ses cahiers intimes. Ainsi, dans une note de l'article Gourville du 2 février 1852 (note qui n'est pas une addition postérieure), il remarque :

Je crois que l'étude morale des caractères en est encore à l'état de la botanique avant Jussieu. Quelque jour, il viendra un grand observateur et classificateur naturel des esprits; en attendant, notre œuvre, à nous plus humbles, c'est de lui préparer les éléments et de bien décrire les individus en les rapportant à leur vrai type : c'est ce que je tâche de plus en plus de faire. (C.Z..,V., p. 375.)

Mais comment Sainte-Beuve le fait-il? Apporte-t-il plus de rigueur à la définition de ces groupes, ou se contente-t-il d'exercer ce qu'il appelait lui-même, en mai 1846, sa « facilité prodigieuse de distinguer les familles littéraires »?

Très souvent, il semble bien ne pas faire autre chose que ce qu'il faisait déjà au temps des premiers portraits littéraires et des premiers livres de Port-Royal et recourir simplement à un procédé commode d'exposition. Sans doute lui arrive-t-il aussi de souligner, avec beaucoup

1. Note de la rédaction. — Dans une thèse sur La Méthode critique de Sainte-Beuve dans les « Lundis » (étudiée d'après les causeries qu'il consacre au xvme siècle entre 1849 et 1852), l'auteur a examiné de près le fonctionnement de cette méthode et l'influence qu'une telle pratique de la critique littéraire a pu exercer sur les usages de l'enseignement et de l'histoire littéraires traditionnels.

Voici quelques pages de la conclusion, dans lesquelles sont définies, d'une part, les procédés essentiels de Sainte-Beuve (classification par groupes et description des individus), d'autre part, la conception de lalittérature qu'implique une telle démarche. Il nous a semblé que ces analyses pouvaient ouvrir la voie à une réflexion nécessaire sur l'idéologie de la critique.

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d'insistance, que l'étude du groupe permet d'arriver à une meilleure connaissance de l'écrivain concerné. Ainsi, quand il aborde la correspondance de Mme de La Tour-Franqueville et de Rousseau (CL., II, p. 63) il marque l'importance des groupes d'admirateurs qui font cortège à « tout grand poète et tout grand romancier » : « C'est là, c'est dans cet entourage où tout se reflète et s'exagère qu'il est parfois commode, et piquant, de connaître un auteur et de le retrouver. Dis-moi qui t'admire et je te dirai qui tu es, du moins qui tu es par la forme du talent, par le goût. » Rousseau et son cortège d'admiratrices est ainsi comparé à Chateaubriand, à Lamartine, à Balzac, à Bernardin de Saint-Pierre. Mais tout ceci permet surtout de donner une introduction habile à une causerie où Sainte-Beuve ne sait trop comment se justifier d'aborder Rousseau par un si petit côté.

Nombreux sont les rapprochements de ce genre, rapprochements de pure forme, dont, la plupart du temps, Sainte-Beuve se garde de prétendre qu'ils aient un intérêt méthodologique ou scientifique. Car, en quoi est-il vraiment neuf, original, important, de « rapporter » Mme Du Deffand à « la série des femmes célèbres par leur talent d'écrivain » (I, p. 413)? En quoi est-ce saisir en eux un caractère typique que de rapprocher Barnave, Vauvenargues et Chénier parce qu'ils sont tous trois morts jeunes, et d'en faire ainsi « des frères naturels par le talent, le cœur et la destinée » (article Barnave, II, p. 26)? Présenter Lesage « à la suite des Lucien et des Térence, à côté des Fielding et des Goldsmith, au-dessous des Cervantes et des Molière », est-ce faire autre chose que de reprendre les classifications de la critique traditionnelle en écrivains du premier ordre, du second ordre, etc.? Est-ce relever une qualité commune bien importante que de faire figurer Florian dans la lignée des fabulistes entre La Fontaine, La Motte, le duc de Nivernais, l'abbé Aubert, et MM. Arnault, de Stassart et Viennet (article Florian, III, p. 242)? ou même La Harpe dans celle des « vrais critiques destinés à agir dans leur temps » : « Malherbe, Boileau, Samuel Johnson » (V, p. 112) pour rebaptiser, quelques pages plus loin, le même groupe, augmenté de Pope, celui des « critiques-poètes » (V, p. 123)? L'étiquette « témoignages et peintures immortelles de la passion » fonde-t-elle scientifiquement cette enumeration d'une longue série de chefs-d'œuvre : les poèmes de Sapho, la Phèdre d'Euripide, la Magicienne de Théocrite, la Médée d'Apollonius de Rhodes, la Didon de Virgile, l'Ariane de Catulle, les Lettres latines d'Héloïse, celles de la Religieuse portugaise, Manon Lescaut, la Phèdre de Racine, les Lettres de Mlle de Lespinasse (article Lespinasse, II, p. 123)? L'étiquette « représentants du genre Louis XVI » suffit-elle à rendre compte du rapprochement proposé entre Bernardin, Florian, Gessner, Berquin et Vicq d'Azyr (article Pariset, I, p. 396)? Qu'y a-t-il de remarquable à situer Madame de Lambert comme moraliste entre « Pascal, La Bruyère et La Rochefoucauld qu'elle répète » et « Vauvenargues qui vient après elle » (article Mme de Lambert, IV, p. 231)?... Mais peut-être ne s'agit-il pas là de véritables familles d'esprits? Le critique ne fait que constater un caractère commun très évident, enregistrer les rapprochements que lui suggèrent soit la pratique d'un même genre littéraire, soit

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des similitudes frappantes dans la conduite, dans le style, dans les idées. En d'autres occasions, les regroupements proposés permettent de

mettre en lumière des qualités plus particulières. Sainte-Beuve caractérise par exemple le style de Camille Desmoulins journaliste en l'assimilant à celui de Figaro et à celui de Villon : une « famille » s'esquisse ainsi, précisément définie par « une verve folle, indiscrète, facétieuse, irrévérencieuse, un dévergondage sans frein... » (III, p. 108). Parfois, la « famille » se reconnaît à une origine commune, ainsi celle des « génies parisiens », « à vertu affable et sociale », à fonction civilisatrice : Mme Geoffrin et Mme de Staël en formeraient la branche féminine (article Geoffrin, II, p. 312); Molière, Boileau, Regnard et Voltaire en seraient les représentants masculins les plus illustres (VII, p. 2 : article Regnard). D'autres fois, elle se définit par un ton et un style communs malgré les différences d'époque et de civilisation : c'est ainsi que Vauvenargues appartient à « la famille des Anciens par l'instinct et le naturel », parce qu'il s'exprime naturellement comme Xénophon ou Périclès, tandis que l'abbé Barthélémy a bien du mal à en être « par l'esprit et l'érudition » {Vauvenargues, III, p. 137). D'autres fois encore, le nom d'un seul écrivain suffit à désigner toute une famille d'esprits dont il devient le type accompli : ainsi Diderot est présenté comme « le roi et le dieu » de la famille des « demi- poètes qui deviennent et paraissent tout entiers poètes dans la critique » (article Diderot, III, p. 306). Mais là aussi, ce ne sont qu'indications fugitives qui ne font apercevoir qu'un aspect — souvent secondaire — de l'auteur étudié. La page la plus réussie à cet égard est peut-être celle où, recourant à l'antithèse, Sainte-Beuve définit et oppose « deux races d'esprits » en littérature : « ceux qui préfèrent le naturel à tout, même au distingué » (représentés par Lesage) et « ceux qui préfèrent le délicat à tout, même au naturel » (représentés par Joubert) [article Lesage, II, p. 370]. Dans ce cas (unique pour l'ensemble des articles que nous avons étudiés), il ne s'agit pas d'une classification simpliste, fondée sur la reconnaissance d'un caractère commun plus ou moins superficiel et extérieur. Sainte-Beuve désigne ici un aspect essentiel du talent et du goût des écrivains dont il s'agit : l'opposition qu'il établit entre eux n'implique pas de préférence, elle marque la volonté de bien les définir dans leur choix et dans leur manière d'être en admettant et en soulignant le bien-fondé d'une attitude comme de l'autre. Mais un tel usage du procédé des regroupements par familles est exceptionnel chez le lundiste.

***

Les rapprochements qu'il indique sont plus nombreux et plus importants, dès qu'il s'agit de définir des attitudes communes en face de la société. Pour la période qui nous intéresse, c'est le critère le plus fréquemment utilisé par Sainte-Beuve pour constituer ses familles d'esprits. Dès lors, il ne s'agit plus de regrouper seulement des littérateurs, mais, souvent, de caractériser le genre d'influence qu'ils ont pu exercer et de désigner ainsi des familles dont ils seraient en quelque sorte les fondateurs. Par exemple, à la suite de Rousseau, a grandi la famille des « hommes atteints de la maladie de se croire différents de tous ceux qui existent »

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(article La Tour-Franqueville, II, p. 74) et c'est là une famille d'esprits particulièrement dangereuse parce qu'anti-sociale ou asociale. Voilà pourquoi il ne fait pas bon être rangé par Sainte-Beuve dans le groupe des « grands esprits solitaires » auquel pourraient appartenir « Sieyès, Rousseau, Swift » (article Sieyès, V, p. 212). Ce n'est pas du tout le cas de Montesquieu qui est curieusement rapproché de Vauban, de Catinat, de Turenne et de L'Hospital pour former « la race de ceux qui veulent sincèrement le bien et l'honneur de la patrie et du genre humain » (article Montesquieu, VII, p. 59). Une famille tout opposée à celle-ci serait celle dont Beaumarchais est le type : famille que Sainte-Beuve a aussi étudiée chez Gourville, et « en qui la morale rigide tient peu de place... » (article Beaumarchais, VI, p. 257).

C'est très souvent en procédant par larges antithèses que Sainte- Beuve définit ces grandes familles morales et (comme dans le cas de la famille Montesquieu et de la famille Beaumarchais) l'opposition indiquée recouvre celle du Bien et du Mal. Ainsi, dans l'étude sur Bernardin de Saint-Pierre (VI, p. 422), l'analyse de la correspondance entre l'auteur de Paul et Virginie et M. Hennin donne l'occasion d'opposer « la race des bons esprits, probes, exacts, laborieux et positifs » (celle d'Hennin) et « la race des chimériques, chez qui le roman l'emporte et qui, à la fin, le talent et la Fée s'en mêlant, ont le privilège de se faire pardonner et admirer » (celle de Bernardin). A la famille de Chamfort et de « ceux qui sont amers, misanthropes et trop aisément violents », Sainte-Beuve oppose et préfère celle de Joseph Droz et de « ceux qu'une indulgence inaltérable inspire » (article Droz, III, p. 174). A la famille que représente Sieyès, « iconoclaste des fausses idées », « métaphysicien tout interne », il oppose et semble bien, pour l'heure, préférer celle que représente Chateaubriand, « admirateur et réinventeur des brillantes idoles », « tout en dehors » (article Sieyès, V, note de la p. 198).

Parlant de personnages du xvme siècle, Sainte-Beuve tient compte par-dessus tout de la façon dont ils acceptent ou refusent la tradition, dont ils s'accommodent de l'ordre social. Voltaire lui apparaît comme l'animateur d'une famille d'esprits que caractérise la propagande antireligieuse et antisociale, Rousseau comme l'initiateur d'un autre groupe qui se voue à la déclamation contre la société. Aussi prend-il plaisir à mettre en lumière l'existence d'un troisième groupe, antérieur à l'apparition de ces deux « cohortes » : une « famille de vifs et heureux esprits qui ornent doucement le début du siècle » et qui forment « le cortège d'Ha- milton » : le président de Hainault, le président de Maisons, le comte des Alleurs et le fils de Bussy, auxquels se joindraient Mme Du Deffand (article Hamilton, I, p. 105). Dans une note manuscrite qui appartient au dossier de l'article Rulhière (D 563, f° 293), Sainte-Beuve avait, plus nettement que partout ailleurs, défini la façon dont pouvaient être regroupés les écrivains du xvine siècle selon leur degré d'hostilité à la société et à ses conventions. Curieusement — mais probablement sans y mettre d'intention particulière — Sainte-Beuve emploie ce jour-là, non plus le mot de famille (ni de groupe ou de race qui viennent fréquemment

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sous sa plume à la place de celui-ci), mais celui de classe. Il distingue « trois classes d'écrivains philosophiques au xvme siècle » : « ceux qui sont de la méthode de Voltaire » (« classe aristocratique » soucieuse d'une « réforme civile et religieuse plutôt que politique »), « ceux de Rousseau » (classe soucieuse d'une « réforme politique profonde par le moyen du peuple ») et « ceux de l'Encyclopédie, sous Diderot » (qui n'ont « point de religion ni de moralité »). L'essentiel de cette note, moins le mot suspect de « classes », est passé dans une page de l'article consacré au sage historien Rulhière (IV, p. 573).

L'important est là. Sainte-Beuve ne se comporte pas (il avoue lui- même qu'il ne peut pas encore le faire, mais sans reconnaître les véritables raisons de cette incapacité) en vrai « naturaliste des esprits », indifférent aux qualités de l'individu observé et uniquement curieux de lui donner le nom qui lui convient. Nous savons qu'il fait le « juge » et qu'il se réjouit de pouvoir le faire. Quand elles ne sont pas un artifice de présentation, les classifications qu'il propose sont une manière commode de formuler ses arrêts. En feignant de dire ce qu'ils sont, le lundiste juge les personnages dont il parle comme de bons ou de mauvais esprits, de bons ou de mauvais citoyens. La méthode n'est pas infaillible et certains cas sont ambigus. Il convient de les traiter comme autant de cas particuliers. Pour pouvoir mieux célébrer Buffon, Sainte-Beuve l'isole délibérément de son siècle. Fontenelle semble lui avoir posé le problème le plus difficile. En effet, son apparence (son « costume ») est frivole et l'on serait tenté de le rattacher aux mauvais esprits frondeurs; et pourtant « il est de la famille des esprits fermes, positifs et sérieux » (III, p. 328). Pour esquiver la difficulté, Sainte-Beuve est tenté de le faire entrer emphatiquement dans la « classe des esprits infiniment distingués »; mais il se rend compte que cela ne signifie pas grand-chose et il préfère conclure en assurant que Fontenelle « se présente, dans l'histoire naturelle littéraire, à titre d'individu singulier et unique de son espèce » (III, p. 335).

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Conçue comme une manière de formuler et de déguiser des jugements essentiellements fondés sur des critères politiques et moraux, la méthode des familles d'esprits offre bien des inconvénients, dans la mesure où, finalement, elle interdit les nuances et ne permet pas de tenir compte des aspects particuliers du comportement de chacun. Procureur de la République des Lettres et, dans son domaine, défenseur et restaurateur de l'ordre social, Sainte-Beuve n'a pas besoin de faire preuve de beaucoup d'indulgence. Mais il se croit sincèrement un parfait adepte de la méthode « physiologique » et expérimentale, il a pris « le vrai » pour devise, et il ne peut pas se contenter de catégories sommaires à la façon d'un Veuillot ou d'un Granier de Gassagnac. Aussi ne cherche-t-il pas aussi systématiquement qu'il le dit à reconstituer de grandes familles d'esprits. Il use plus volontiers de rapprochements plus simples et plus rapides entre deux écrivains : comparaisons et antithèses qui lui permettent de souligner plus commodément tel ou tel trait caractéristique. C'est ainsi que Lesage est comparé successivement à La Fontaine, à

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La Bruyère (« c'est un La Bruyère en scène et en action »), à Térence, à Molière (« un Molière adouci »), et qu'il est opposé à Voltaire. Dans l'article sur Vauvenargues, Sainte-Beuve multiplie ce genre de rapprochements : il oppose Vauvenargues à La Bruyère (il est moins peintre et plus philosophe que l'auteur des Caractères), à Rousseau (il n'a pas de parti pris ni de revendications), à Pascal (il ne découvre pas de contradictions fondamentales dans la nature humaine); il le situe entre Leibniz et Fénelon; il le juge, comme écrivain, supérieur à Voltaire, plus clair et plus juste de ton; il le place au-dessus de Locke; il voit en lui le contraire de Condorcet; il l'assimile enfin à André Chénier (« un autre lui-même ») et, pour conclure, le rapproche de Pascal : c'est « un Pascal adouci et non affaibli, qui s'est véritablement tenu dans le milieu humain et qui ne s'est pas creusé d'abîme » (III, p. 143). L'étude sur Montesquieu repose de même sur l'emploi répété de ce procédé. Montesquieu est tour à tour comparé ou opposé à Montaigne, Fontenelle, Buffon, Goethe, Bossuet, Salluste, Tacite, Machiavel, Chateaubriand. Envisagés sous différents aspects, sa pensée et son style ne sont pas vraiment définis par l'application de tel ou tel qualificatif, la désignation de tel ou tel caractère emprunté à un autre domaine que celui de la culture. Ce domaine de la culture est comme un domaine autonome où chaque esprit se taille son propre champ par rapport à celui du voisin et surtout à l'intérieur des grands territoires où les principaux seigneurs de la pensée exercent leur suzeraineté, et où leurs créatures ont parfois autant de vie et de réalité que les créateurs eux-mêmes : ainsi Camille Desmoulins se définissait autant par rapport à Figaro que par rapport à François Villon.

Sainte-Beuve a relevé lui-même cet aspect important de sa méthode : une telle démarche lui paraît utile à la fois à la recherche d'une définition exacte et à son exposition. Dans l'article Bonald du 18 août 1851, il remarque : « Un écrivain, selon moi, n'est bien défini que quand on a nommé et distingué à côté de lui et ses proches et ses contraires » (CL., IV p. 446).

Il ne s'agit plus alors de regrouper et d'opposer de véritables familles d'esprits, mais de passer très vite d'une comparaison à une autre en se servant d'un certain nombre de références en quelque sorte symboliques. En effet, si on relève le nom des écrivains auxquels Sainte-Beuve compare le plus volontiers l'auteur qui fait le sujet de son article, il est possible de dresser une liste d'une douzaine de noms en qui le critique résume les traits principaux de la littérature ou de la culture française, ses qualités et ses défauts. Pour la période que nous avons étudiée (1849-1852), cette liste serait la suivante : Rousseau, Chateaubriand (le plus souvent cités comme représentant les aspects les plus importants de la littérature moderne), Pascal, Voltaire, Molière, Bossuet, Montaigne, Montesquieu, La Bruyère, La Fontaine, puis (déjà bien moins souvent évoqués) La Rochefoucauld et André Chénier. Telles sont les étoiles de première grandeur autour desquelles Sainte-Beuve organise les constellations et dessine la carte du ciel littéraire. On remarque la place prépondérante qu'occupent les moralistes. La poésie ne figure que par La Fontaine (souvent invoqué pour représenter la rêverie et la nature, mais aussi à cause de la sagesse pratique et réaliste de ses fables) et par André Chénier (dont nous savons qu'il repré-

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sente aux yeux de Sainte-Beuve un type de beauté idéale, mais aussi un modèle de conduite héroïque).

Ce procédé est plus caractéristique encore de la manière du lundiste que la recherche des familles d'esprits. En effet, il n'est véritablement pas allé très loin dans ce genre de classifications et il doute encore trop de leur utilité « scientifique » pour en faire alors publiquement la théorie. Une note manuscrite, égarée dans le dossier Portalis (article du 1er mars 1852) mais qui date probablement de cette période, témoigne de cette défiance : « Une seule découverte positive sur un point vaut mieux, selon moi, que toutes les classifications » (D 560, f° 96).

D'autre part, puisque l'auteur des Lundis est plus soucieux de juger que de décrire, il est normal qu'il soit conduit à utiliser ces comparaisons multiples et souples, car comparer, c'est juger. En procédant ainsi, il utilise à loisir ses vastes lectures comme un inépuisable répertoire de références, tel passage d'un livre nouveau appelant à sa mémoire, par ressemblance ou par contraste, le souvenir d'un autre livre. Mais il ne fait pas seulement bon usage de son savoir et de son érudition : chose curieuse, au moment où il se pose en censeur du xvme siècle et de son influence néfaste, il fait pourtant voir par là combien est restée profonde dans son esprit la trace de sa formation idéologique. Sainte-Beuve a appris la logique chez Destutt de Tracy et chez les disciples de Condillac. Il sait les vertus de « l'analyse » qui consiste à démêler les qualités des choses selon les rapports qu'elles ont entre elles et avec nous-même : c'est en observant et en comparant que l'on acquiert la connaissance de tout objet (voir Condillac, La Logique ou Premiers développements de l'art de penser, 1789, chap. II : Que l'analyse est l'unique méthode pour acquérir des connaissances). La classification n'est qu'un procédé artificiel par lequel nous mettons « de l'ordre dans nos idées » en donnant des appellations générales aux objets individuels :

Former une classe de certains objets, ce n'est autre chose que de donner un même nom à tous ceux que nous jugeons semblables; et quand, de cette classe nous en formons deux ou davantage, nous ne faisons encore autre chose que de choisir de nouveaux noms pour distinguer des objets que nous jugeons différents. C'est uniquement par cet artifice que nous mettons de l'ordre dans nos idées : mais cet artifice ne fait que cela; et il faut bien remarquer qu'il ne peut rien faire de plus. En effet nous nous tromperions grossièrement si nous nous imaginions qu'il y a dans la nature des espèces et des genres, parce qu'il y a des espèces et des genres dans notre manière de concevoir. Les noms généraux ne sont proprement les noms d'aucune chose existante; ils n'expriment que les vues de l'esprit, lorsque nous considérons les choses sous des rapports de ressemblance ou de différence. Il n'y a point d'arbre en général, de pommier en général, de poirier en général; il n'y a que des individus. Donc il n'y a dans la nature ni genres ni espèces. (Condillac, op. cit., p. 43.)

Sainte-Beuve est resté toute sa vie profondément imprégné de telles leçons. Aussi y a-t-il une continuité dans sa méthode critique des Portraits aux Lundis : il recourt avant tout à l'analyse, telle qu'il l'a apprise chez les idéologues. Mais on constate une rupture. Pendant les vingt premières

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années de son activité de critique, l'analyse est au service delà connaissance désintéressée ou « sympathique ». Un passage de son portrait de Joseph de Maistre, le 1er août 1843, montre bien comment il concevait alors sa manière :

Quand je fais le portrait d'un personnage, et tant que je le fais, je me considère toujours un peu comme chez lui; je tâche de ne point le flatter, mais parfois je le ménage; dans tous les cas, je l'entoure de soins et d'une sorte de déférence, pour le faire parler, pour le bien entendre, pour lui rendre cette justice bienveillante qui le plus souvent ne s'éclaire que de près. (Portraits littéraires, Éd. Pléiade, t. II, p. 439.)

Après 1848, l'analyse est mise au service du jugement. A travers ces nombreux Lundis consacrés au xvme siècle, nous avons vu surgir un Sainte-Beuve nouveau qui a renoncé à son scepticisme épicurien comme à une attitude dangereuse et qui ne craint plus que ses jugements le jugent, ainsi qu'il l'écrivait encore à Hortense Allart le 6 novembre 1845 :

En général, nos jugements nous jugent nous-mêmes bien plus qu'ils ne jugent les choses. Les choses sont si vastes et si infinies qu'il y a en elles de quoi justifier tous les jugements individuels contradictoires que nous portons sur elles et quand chacun a bien taillé avec son esprit dans l'universalité, il en reste encore.

Le mode d'application de la méthode a donc changé : le recours à des comparaisons et des oppositions multipliées favorise la formulation de jugements de plus en plus hardis, plus encore que la désignation précise des caractères de l'individu étudié.

♦**

Quelles sont enfin les conséquences d'une telle méthode dans la description de la littérature?

Les deux plus importantes sont apparemment contradictoires. Sainte- Beuve, en procédant par classifications et surtout par comparaisons, tend à refermer sur lui-même le monde des auteurs et des livres. Il édifie peu à peu une sorte de vaste système formel : un cercle où s'organise le monde des mots et des créateurs de mots. Tel écrivain, c'est tel autre augmenté ou diminué de tel ou tel trait caractéristique : Lesage, Molière adouci; Beaumarchais, Chamfort plus la gaieté; Vauvenargues, Pascal humanisé, etc. Telle œuvre ou telle création littéraire, c'est aussi telle autre œuvre agrémentée de quelques nouveaux aspects. Tout cela semble s'inscrire dans une sorte d'arithmétique sommaire dont il serait pourtant vain de tenter une transcription rigoureuse. En effet, chaque écrivain et chaque œuvre peuvent changer de signe selon l'articulation des références où Sainte- Beuve les a utilisés. Positif, s'il est envisagé sous le point de vue du style, Rousseau est bientôt affecté du signe négatif, s'il est envisagé sous celui du caractère, de la morale, de l'utilité sociale... Ainsi considérée, la littérature constitue une sorte d'univers idéal, régi par des lois d'interaction très particulières, qui s'exercent à l'intérieur de l'opposition schématique de deux catégories : la saine Tradition et l'inquiétante Révolution. Sous

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couleur de classification, Sainte-Beuve entend finalement tout autre chose que la méthode favorite des sciences naturelles : il se comporte en moraliste et en politique.

Pourtant, les noms d'écrivains sur lesquels il joue pour définir les rapports subtils de ce monde idéal des Lettres ne sont pas seulement les appellations diverses que peuvent prendre quelques grandes idées. Ils renvoient aussi à des individus singuliers que Sainte-Beuve considère comme des hommes sans privilège particulier. C'est là que le naturaliste se manifeste, non point « naturaliste des esprits », mais « physiologiste » impitoyable, poursuivant moins la définition des grandes espèces intellectuelles ou morales de l'humanité que la description de telles ou telles faiblesses d'hommes qui, par ailleurs, ont leur nom inscrit au ciel de la Littérature. En effet, d'un côté, l'écrivain a, pour ainsi dire, une fonction de signe abstrait dans l'édification d'un système de valeurs, dont la description intéresse le critique littéraire et surtout le moraliste; de l'autre, il est aussi un individu dont l'existence particulière, les qualités et les défauts concrets passionnent l'historien et le « physiologiste ». Dans ses Causeries, Sainte-Beuve mène simultanément ces deux types d'enquête. Mais que devient alors ce qui devrait être l'objet privilégié de la critique littéraire, c'est-à-dire l'œuvre elle-même? Elle n'est, dans chaque cas, qu'un moyen : moyen d'assigner à son auteur la place qui lui revient dans ce monde schématisé où s'affrontent serviteurs et adversaires de la tradition; moyen de déceler tel trait particulier de l'écrivain, dont le critique cherche à vérifier l'existence par le recours à, de multiples témoignages extérieurs. C'est ainsi qu'en croyant fonder la critique littéraire sur des bases plus modernes et plus solides, Sainte-Beuve a couru le risque de la perdre en la faisant servir à la fois à l'édification d'une fausse science des Esprits et des Idées et à la recherche complaisante de l'anecdote biographique et particulière. En faisant de la sorte une très large place à l'histoire individuelle, il a contribué en fait à maintenir la véritable histoire, celle des sociétés, celle des producteurs et des consommateurs des œuvres, en dehors de l'étude des idées et des formes littéraires.

La critique littéraire et l'histoire littéraire (qui s'est développée sur les mêmes bases) se sont ainsi trouvées enfermées dans une sorte de cercle où ne figurent jamais que des individus et, en règle générale, trois individus : l'auteur, qui crée l'œuvre et qui s'exprime en elle; le lecteur, qui donne vie à l'œuvre par sa seule lecture et par les impressions que cette lecture éveille en lui; le critique, qui vient apprendre à lire au lecteur, c'est-à-dire qui lui explique comment tel homme a créé telle œuvre et comment on peut retrouver cet homme-là dans l'œuvre qu'il a faite. Déguster l'œuvre comme un fruit et désigner, décrire, cataloguer l'arbre qui a produit ce fruit. Voilà bien les deux directions qu'a simultanément empruntées la critique après Sainte-Beuve; impressionnisme et nomenclatures pseudo-scientifiques. Autrement dit, on sent la fleur, et on la range dans un herbier, en isolant soigneusement les essences empoisonnées. C'est oublier qu'il n'y a rien de « naturel » dans l'apparition et dans la reconnaissance des phénomènes littéraires. Ceux-ci ne sont pas séparables des manifestations idéologiques de la vie sociale et des rapports de classes

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qu'elles traduisent. Il est important de savoir qu'un individu nommé Montesquieu a conçu L'Esprit des Lois à tel moment de sa vie et avec l'intention d'exprimer alors telles et telles opinions. Mais il est important d'examiner aussi (et d'examiner d'abord) dans quelles conditions l'œuvre a été reçue comme une œuvre littéraire à laquelle les porte-parole des différents publics ont attribué une signification et une portée diverses selon les moments de l'histoire sociale. Car ce n'est qu'en raison de l'importance de la signification ainsi reconnue qu'historiens et critiques littéraires peuvent se livrer à leurs propres jeux et explorer ces œuvres, désignées comme littéraires, en y découvrant le portrait d'un individu qui s'adresse à d'autres individus et en faisant la part belle à la psychologie et à la biographie. Substituer à ce monde idéal de la Littérature, où évolueraient, comme de purs esprits, les trois personnages évoqués plus haut, la réalité plus complexe d'un monde où ni la littérature ni l'individu n'existent comme des réalités absolument distinctes et isolables, telle reste encore une des tâches essentielles de la critique et de l'histoire littéraires, ni pour ni contre Sainte-Beuve, mais après Sainte-Beuve et ses épigones.

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