article · 2017. 2. 12. · n'est pas interdit, en 1970, de ressusciter jocelyn, mais à condition...

22
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « Le cinéma » Dominique Noguez Études françaises, vol. 7, n° 2, 1971, p. 213-233. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/036489ar DOI: 10.7202/036489ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 12 février 2017 11:38

Upload: others

Post on 31-Jan-2021

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à

    Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]

    Article

    « Le cinéma » Dominique NoguezÉtudes françaises, vol. 7, n° 2, 1971, p. 213-233.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/036489ar

    DOI: 10.7202/036489ar

    Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

    Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique

    d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

    Document téléchargé le 12 février 2017 11:38

  • LE CINÉMA

    Le cinéma québécois est encore en 1971 un cinémaqui se cherche. Ceci en deux sens. D'abord parcequ'après la flambée des années 60, Tannée 1970 asemblé marquer une pause : faisant suite à la relativecohérence et au dynamisme des débuts, tant de possi-bilités contradictoires semblent désormais s'offrir auxcinéastes québécois que Ton devine de moins en moinsbien quelle direction principale et originale ils vontprendre dans l'avenir. Cette incertitude est la rançonparadoxale de la santé — c'est aussi le reflet d'uneincertitude politique — et il faudrait sans doute pources deux raisons parler de crise de croissance. Mais lecinéma québécois se cherche en un autre sens, nonplus réfléchi mais pronominal : il ne s'offre pas, commele roman, la poésie ou l'essai québécois, spontanémentet librement au regard critique. Il faut, pour simple-ment Vapprocher, déployer des trésors de patience etd'énergie. Si l'on veut bien noter que sur les dix-neuflongs métrages produits au Québec en 1970 *, quatre

    1. Selon les chiffres proposés par le Centre québécois pourla diffusion du cinéma dans son Répertoire des longs métragesproduits au Québec (1960-1970) — répertoire au demeurantinsatisfaisant, les films n'étant pas classés dans l'ordre de leurtournage ou de leur achèvement {Red est recensé après lesMâles) et la bibliographie, surtout, constituant un non-senscritique : un sort est fait à d'insipides interviews ou à d'insi-gnifiants articulets parus dans des journaux de Montréal, ce-

  • 214 Études françaises VII, 2

    seulement ont pu être vus dans des conditions nor-males en 1970 et quatre autres au début de 1971 2,on conviendra que les individus, en général d'âge mûret peu curieux, qui estiment que le cinéma québécoisn'existe pas ne sont pas tout à fait sans excuse. Unesorte de loi, facilement explicable, veut d'ailleurs queplus un film québécois est réellement important et plusil est difficile à voir. Inversement, en 1970-1971 commeen 1969-1970, les films les plus tapageusement offerts(et donc les plus courus) auront été les inqualifiablesordures que chacun sait et qu'on ne perdra pas detemps ici à nommer. Pile ou face, c'est toujours degros sous, évidemment, qu'il s'agit. Par contre, les troisou quatre films de cette période qui ont toute chancede marquer un jalon dans l'histoire du cinéma québé-cois — le Mépris n'aura qu'un temps, On est au coton,On est loin du soleil3 — restent des films invisibles(faut-il dire occultésl). La responsabilité de l'O. N. F.dans les deux derniers cas est tout compte fait consi-dérable : si cet organisme public, alimenté à millionspar les contribuables qui passent pour les plus taxésdu monde, avait dépensé, pour lancer On est au coton,ne serait-ce que le quart des moyens et de l'énergie

    pendant que des textes d'une tout autre envergure, parus dansdes revues (Cahiers Sainte-Marie, etc.) ou des livres (Dau-delin, Prédal, Marcorelles, etc.) sont systématiquement ignorés.Se contenter — en fait de critique — d'interviews, de citationsou de bibliographies est une solution de facilité. Mais que direquand ce travail minuscule n'est même pas fait sérieusement ?

    2. Red, Deux femmes en or, VAmour humain, Act of theHeart, en 1970. La Nuit de la Poésie, Mon œil, le Grand Filmordinaire, les Mâles, entre le 1er janvier et le 15 mars 1971.On ne peut parler de sortie normale pour les quatre longsmétrages de jeunes réalisateurs québécois produits par l'O. N. F.à l'instigation de Jean-Pierre Lefebvre, distribués par les FilmsFaroun et présentés à la sauvette au Verdi après le film deFrappier. On avait pourtant annoncé une sortie d'au moins unesemaine pour chaque film.Enfin, on ne dira mot de VEloge du chiac de Michel Brault, deMoncton de Pierre Perrault ni surtout de Cap d'espoir de Jac-ques Leduc que l'O. N. F. garde jalousement dans ses coffres-forts depuis de nombreux mois. Faut-il décidément comprendrequ'il existe à l'O. N. F. une censure de fait qui court-circuitela censure légale du Bureau de surveillance du cinéma ?

    3. Respectivement d'Arthur Lamothe, de Denys Arcand etde Jacques Leduc.

  • Le cinéma 215

    utilisés pour le lancement du Grand Rock ou de Don'tLet the Angels Fall, ce film n'aurait-il pas pu sortirdepuis au moins un an dans une grande salle deMontréal ? Il est vrai qu'en dépit des coupures que leréalisateur lui-même a impardonnablement consenti d'yfaire, On est au coton a la réputation de poser assezclairement le problème de l'exploitation patronale dansle textile et qu'on préfère croire à TO. N. F., au nomd'une image mythique (et mystifiante) des goûts dupublic, que les films qui mettent un certain systèmeéconomique, social et politique en question ne sauraientavoir de succès 4. Un organisme public digne de ce nomn'a pourtant pas à courir après le succès, il a à leprovoquer. Sa mission n'est pas commerciale mais édu-cative. Si le public — un certain public — va voirl'Initiation (d'ailleurs en grande partie parce qu'il nepeut voir que des Initiation : voyez les programmes,imposés par une poignée de marchands de soupe), lamission d'un organisme comme l'O. N. F.5 n'est pasde faire d'autres Initiation, mais, au contraire, de pro-mouvoir par tous les moyens des contre-Initiation —je veux dire des films qui n'endorment pas mais ré-veillent. Mais pourquoi s'étonner? L'O. N. F. fait partied'un système. Or, dans le système de la société declasses comme dans n'importe quel système, toutse tient : du directeur de banque au policier qui ma-traque, en passant par le distributeur de films-somni-fères, il n'y a pas de différence de nature, maissimplement un partage des tâches.

    On comprend donc pourquoi les rares films qué-bécois qui ont été convenablement diffusés en 1970-1971 sont ceux qui, comme par hasard, répandent le

    4. En vérité, on parle plus volontiers à TO. N. F. de renta-bilité, ce qui, de la part d'un service public, est une aberrationqu'on s'étonne de ne voir pas plus souvent dénoncée. Un servicepublic se distingue précisément d'une entreprise privée en ceque les notions de rentabilité ou de profit n'y ont aucune raisond'être. Est-ce qu'on demande au Parlement d'être « rentable » ?Est-ce qu'on demande à la police ou à l'armée d'être « renta-bles >> ? A quoi servent les impôts des contribuables sinon àéquilibrer le budget des services publics non rentables ?

    5. Ou la S. D. I. C. C, organisme fédéral chargé notammentde l'aide aux réalisateurs.

  • 216 Études françaises VlI, 2

    plus généreusement ce précieux somnifère ou plutôtcet onirofère dont la société capitaliste a besoin. Lestravaux de l'école de Lyon sur le rêve ont établi qu'unhomme ne peut sans risque de troubles graves s'abstenirde rêver plusieurs jours de suite. On pourrait méta-phoriquement dire la même chose de l'homme exploité :il ne pourrait, sans ces grands « rêves » collectifs quelui préparent et lui dispensent la télévision, la presseou le cinéma, supporter longtemps son exploitation.L'érotisme de pacotille de MM. Héroux ou Roger Four-nier est aussi précieux de ce point de vue que lesémissions de M. Manolesco ou les éditoriaux de MeAlban Flamand. Piètre pacotille, il est vrai, qui perdsur tous les tableaux : ses fabricants auront beaufaire, elle restera largement éclipsée par le cinémapornographique de Copenhague ou de la 42€ rue deNew York — qui a le mérite, lui, d'aller jusqu'au boutde son propos, et franchement. Parviendrait-elle àrattraper ce handicap qu'elle tomberait sous le coupde la censure légale du Bureau de surveillance du ciné-ma ou de la censure de fait des autorités municipalesde Montréal (dont les fortes pressions officieuses ontcontraint, on s'en souvient, le Bureau de surveillancedu cinéma à retirer en novembre 1970 le visa d'exploi-tation qu'il avait d'abord accordé au film Jours tran-quilles à Clichy). Elle perdrait en outre cette petiteteinture « québécoise » qui est son unique et fort mincealibi6 : rien n'est plus tristement (ou joyeusement)international qu'une fornication à deux, trois, quatreou même huit.

    Certes, le cinéma « commercial » québécois netraîne pas toujours aussi bas. Fût-il cependant pudiqueet éthéré comme Act of the Heart du Canadien anglaisPaul Almond, il n'en obéit pas moins à des motivations

    6. De ce point de vue, voir auesi l'inénarrable editorial dun° 4 de Proscope, nouvelle revue qui veut devenir le Playboyou le Lui québécois. Sur le thème « Québec sait faire » et enpoivrant son brouet d'une pincée de xénophobie, l'auteur, qui seprend pour Zola puisqu'il intitule son texte « J'accuse », essaievainement de nous persuader qu'il y va de l'honneur du Québecque nous puissions trouver sur papier glacé des photos de jeunesquébécoises dévêtues.

  • Le cinéma 217

    du même genre. La pornographie a beau le céder ici aumysticisme et la jeune Geneviève Buj old s'amouracherd'un prêtre jusqu'au suicide final par le feu, cetteplaisante odeur de brûlé distrait à peine le spectateurperspicace d'une évidence déplaisante : ce film bour-donnant de cantates et de cantiques est un film ana-chronique (très 1840) et — au sens étymologique —utopique. Seuls quelques Canadiens français pittores-ques (Gilles Vigneault, déguisé en entraîneur dehockey ; Jutra, déguisé en Jutra), qu'on va jusqu'à faireparler quatre bonnes minutes dans leur langue natio-nale, sont chargés de suggérer vaguement qu'il y aencore à Montréal quelques francophones. Mais quipourrait croire en suivant les péripéties de cette délicatecrise d'âme dans son décor de Christian Church west-mountoise que Montréal est une métropole où se dé-roulent parfois des crises d'une tout autre nature? Iln'est pas interdit, en 1970, de ressusciter Jocelyn, maisà condition de reconnaître que cette résurrection n'estpas innocente. Tout voir de très haut, des sphères dela spiritualité ou de très bas, des zones du rut : mêmefaçon de ne rien voir et de ne rien faire voir. La preuve,s'il en fallait une, de l'équivalence sur ce point dumysticisme et de la pornographie nous est d'ailleursfournie une fois de plus par Denys Héroux dontl'Amour humain, consacré lui aussi à des affaires decœur et de soutane, suivait de peu, comme son invo-lontaire répétition caricaturale, la sortie d!Act of theHeart.

    Entre Héroux et Carie, hélas! une simple diffé-rence de talent. Le Viol d'une jeune fille douce, secondlong métrage d'un cinéaste déjà chevronné, laissaitmieux espérer que le navrant Red, pénible tentativepour mettre, avec dix ans de retard, le cinéma québécoisà l'heure d'Hollywood. Cette histoire de métis hésitantentre les deux êtres qui coexistent en lui — le Blanc,thuriféraire avide et roublard de la société de consom-mation, et l'Indien, sauvage et généreux — a précisé-ment le tort d'être une « histoire », au sens le plustraditionnel du cinéma américain : Carie n'a lésiné nisur la violence, ni sur la vitesse, ni sur les habituels

  • 218 Études françaises VII, 2

    morceaux de bravoure (fusillade dans le cimetière devoitures, poursuites en auto), sans d'ailleurs convaincretout à fait, d'un strict point de vue hollywoodien, tantle goût de l'ellipse le conduit parfois à l'obscurité : cethollywoodisme structurel n'en reste pas moins signi-ficatif (les choix formels ne sont jamais fortuits ou,comme dit Godard, aucun travelling n'est innocent).Dans cette volonté de prouver qu'il n'est pas nécessaired'être citoyen américain pour faire du Fuller ou de 1'Al-drich et rapporter, mutatis mutandis, presque autantd'argent qu'eux, on peut reconnaître d'abord quelquechose comme l'acharnement puéril et cupide des produc-teurs de «beaujolais» californien ou de «whisky» espa-gnol. Mais on peut repérer aussi chez Carie la présenceobsessionnelle d'une image quasi mythique de Vhomoamericanus. Seuls quelques « sacres » viennent in extre-mis souligner la québécité de Red. De la Camaro auxhot dogs, c'est plutôt l'américanité qui est au contrairemassivement connotée. En ce sens, Carie est l'anti-Perrault : tandis que le Règne du jour ou Un pays sansbon sens insistent inlassablement sur la francité desQuébécois, Carie, par francophobie peut-être (et assu-rément par refus de tout ce que véhicule une certaineimage, elle aussi mythique, du Français «civilisé»),insiste jusqu'à l'affabulation sur la rudesse, la violence,le côté bon bougre un peu primaire, qui feraient desQuébécois des sortes de Texans du nord...

    Cette insistance réapparaît dans les Mâles. Enréconciliant, sous les traits de Sainte-Marie et Saint-Pierre, les deux types humains qui s'opposaient dansle Viol (l'étudiant, personnage de la ville, émancipéet contestataire, et l'ex-bûcheron, autodidacte et nonpolitisé, encore attaché à certaines valeurs tradition-nelles de la société canadienne-française et détenteurdu «bon sens »), Carie laisse les nuances de l'analysesociologique pour le monolithisme simplificateur dumythe. Quelques problèmes de terminologie séparentles deux hommes — le mot « contestataire », parexemple, que Carie ne semble guère priser—; maispour l'essentiel ils sont semblables : l'ex-bûcheron em-ploie des mots latins comme l'ex-étudiant qui lui-même,

  • Le cinéma 219

    tout pacifiste que le dise son dossier de police, saurablesser son compagnon de deux coups de fusil. Cefaisant, Carie opère, qu'il en soit conscient ou non, untravail de brouillage idéologique plus efficace encoreque celui de Perrault. En gommant les différences declasse, de milieu, de génération, pour élaborer uneimage unique du « sauvage » québécois qui puisse pren-dre place aux côtés de celle du cow-boy de l'Arizonaou du coureur des bois canadien dans l'album desportraits nord-américains, il nous arrache aux contin-gences de l'histoire pour nous plonger dans un monded'essences intemporelles. Ce n'est pas un hasard si,de Leopold Z aux Mâles, Carie semble progressivementet systématiquement se retirer de la ville et installerses personnages dans des lieux de plus en plus « natu-rels » ou « sauvages ». C'est que la ville, avec ses mani-festations, ses bombes, ses procès, sa police, est le lieuprivilégié de l'Histoire. Dans les petits villages tran-quilles et figés de la deuxième partie du Viol ou desMâles, dans le campement indien de Red, dans les vastesforêts d'épicéas et de sapins qui les entourent commeun océan immuable et qui deviennent le décor essentieldes Mâles, l'Histoire n'a plus de prise, une sorte d'éter-nité pèse, ponctuée seulement par l'alternance des jourset des nuits et le retour rythmé des saisons.

    On ne peut pas ne pas penser à l'usage qu'uncertain cinéma réactionnaire s'est toujours plu à fairede la « nature » et de sa temporalité (ou intemporalité)propre pour imposer une conception an-historique etnon dialectique de l'évolution humaine. Voyez, parexemple, aux antipodes de la Terre de Dovjenko, lesrécentes Chroniques moraves du tchèque Vojtech Jasny.Ce rapprochement n'est pas arbitraire. Il y a dansles Mâles un petit côté « tchèque » ou « yougoslave »,notamment dans les séquences du village. Non seule-ment parce que nos deux lascars, lâchés dans la sallede la mairie où l'on a dressé les tables du banquet demariage de leur amie l'infirmière, s'y conduisent commeles deux Petites Marguerites de Vera Chitylova, nonseulement parce que la petite gare où un cercueil etune famille éplorée semblent attendre de toute éternité

  • 220 Études françaises VII, 2

    le train de la CN est pareille aux gares de Drascovic(Horoscope) ou de Jiri Menzel (Trains étroitementsurveillés), non seulement parce que le maire-chef-de-police prend, l'espace du gros plan où il crie à sestroupes de fortune un inénarrable « en avant », uneallure formanienne, mais plus généralement par toutun climat d'humour et de robuste gaillardise (procheaussi, il est vrai, d'un film français comme la Fiancéedu pirate de Nelly Kaplan). Sa problématique réac-tionnaire, son trop systématique parti pris de mythi-sation sont peut-être ce qui fait que lorsque Carie faitpenser à Forman, c'est au moins bon, à celui de Aufeu les pompiers 7. N'empêche que cette allure tchèqueprotège les Mâles de la tentation hollywoodienne et,si elle n'en fait pas le grand film qu'on attendait jadisde feu le réalisateur du Viol, elle nous épargne aumoins un second Red.

    Le cinéma de l'Est pourrait également servir depoint de repère pour juger le dernier film de ClaudeJutra, Silent Night, devenu, par on ne sait quelleaberration, Mon oncle Antoine 8. Aberration : car cetitre fait évidemment croire à quelque portrait pitto-resque. Or il s'agit de beaucoup plus et de beaucoupmieux : d'une chronique — de la chronique d'un villagede la région de l'amiante, « il n'y a pas si longtemps ».Tout — et c'est significatif dans l'œuvre de Jutra —y est vu par les yeux d'un adolescent, yeux grandsouverts, curieux et implacables, où se lisent avec lamême intensité la pitié et le mépris, le désir et lalassitude. En vérité, Silent Night était un beau titre,

    7. Rapprochement pour rapprochement, on pourrait remar-quer que les rapports des personnages des Mâles entre eux —deux hommes vivant heureux ensemble, se mettant en quêted'une femme, la trouvant et la partageant jusqu'à ce quecelle-ci, par la jalousie qu'elle provoque en chacun d'eux, lesconduise à l'entre-déchirement — sont de type fort pasolinien(cf. la Terra vista dalla luna, ou Ostia, de Sergio Citti, dontPasolini a écrit le scénario). D'une façon générale — même siles Mâles sont le contraire du Viol en ce qu'on n'y obtient rienpar la contrainte —, les rapports des hommes avec les femmesne sont jamais simples chez Carie et toujours plus ou moinsmarqués par cette « sauvagerie » mythique dont le cinéastesaupoudre ses films.

    8. Scénario de Clément Perron.

  • Le cinéma 221

    qui fait penser à un cantique de Noël, et il s'en fautde peu que le film n'en ait été pleinement digne. Hélas !Jutra, dont le talent éclate tout au long du film etrejoint parfois le niveau des plus grands — commedans la scène des deux garçons épiant par le troude la serrure la belle Française essayant un corset —,coriimet deux erreurs. La première concerne tout ledébut du film (jusqu'au départ du père), qui formecomme une excroissance inutile et détruit sans profitles unités de lieu, de temps et de sujet. On comprendcertes la raison d'être de cette première séquence :il s'agit de situer la chronique dans un contextesocio-économique (exploitation des Canadiens françaisdans les mines d'amiante) et de préparer le dernierplan du film. Mais elle pose si furtivement et si gau-chement les problèmes, elle a une telle allure de feuille-ton télévisé (ceci sans doute renforcé par le choixmalheureux de l'acteur qui interprète le rôle du père,trop marqué par ses apparitions sur le petit écran etdont le « jouai » sonne aussi faux que celui des acteursdes Belles Histoires des pays d'en haut), bref, elledétonne tant avec le reste du film qu'on comprend malque Jutra ait pu lui sacrifier l'unité et l'équilibre deson œuvre. L'autre erreur fait pendant à la première :il s'agit de l'incroyable dernier plan, qui fait basculertout le film dans le pire mélo. On craint de devinerla raison de cette impardonnable erreur esthétique :encore une fois une certaine idée parfaitement invéri-fiée, pour ne pas dire illusoire, des goûts du public —d'un certain public. Cette image finale, édifiante, dignede Greuze, de la famille éplorée autour du cercueilde l'enfant mort, tirera peut-être quelques larmes desyeux de cinq cents braves spectatrices de la rue Sainte-Catherine ou du Capitol de Rimouski, mais elle vaudraà Jutra les ricanements ou l'indifférence des cinq milleou des cinquante mille cinéphiles 9 que son film aurait

    9. Est-il nécessaire de rappeler cette évidence : que le ciné-ma comme œuvre d'art se mérite — qu'il est destiné donc à descinéphiles, comme le concerto ou la sonate sont destinés à desmélomanes, les tableaux ou les sculptures à des amateurs. C'estun contre-sens entretenu par les épiciers que de prétendre qu'ilest possible de s'adresser directement à tout le monde. Seule

  • 222 Études françaises VII, 2

    fini, en 1971, 1972 ou 1975, par lui attirer — et passeulement au Québec — s'il n'avait cédé à ces facilités.Facilités qui sont d'ailleurs des difficultés. Commentun habitué moyen des cinémas, témoin familier depuis1960 de toutes sortes de désarticulations des techni-ques narratives traditionnelles, pourrait-il encore sup-porter d'aussi grossières ficelles, qui le ramènent, sansavantage aucun, dix ou vingt ans en arrière ? Ce n'estplus Godard, ni Lefebvre, ni Warhol, ni Hanoun, quinous font bâiller aujourd'hui — s'ils l'ont jamaisfait —; c'est ceux qui continuent imperturbablementà faire du Carné, du Minelli ou du Cayatte. On adécidément l'impression, en voyant des films commeRed ou même Mon oncle Antoine, que quelques-unsparmi les meilleurs cinéastes québécois ne se sont ja-mais tout à fait résignés aux commencements modestesque les moyens limités de TO. N. F. leur ont imposés, etqu'il y a en eux un metteur en scène d'Hollywoodfrustré qui n'attend qu'une occasion pour refaire cequ'on faisait à Hollywood (ou à Boulogne-Billancourt)dans les années 55. C'est oublier que le cinéma qué-bécois n'existe et n'est grand que pour n'avoir pascédé à l'attraction d'Hollywood et pour s'être constitué,avec ses moyens propres, en cinéma original et indé-pendant. Jutra, pour revenir à lui, n'a pas à rougird'À tout prendre, mais à tenter d'aller plus loin. Orson dernier film a beau témoigner d'une grande maî-trise, il reste, pour la fraîcheur et l'innovation formelle,en deçà d'À tout prendre. Mon oncle Antoine est unconte de Dickens filmé par Kazan. En 1955, c'eût étéparfait. Mais en 1971, on préférerait un conte de Jutrafilmé par Jutra.

    Ceci dit, émondé de sa première séquence et deson dernier plan, d'une forme plus nerveuse et pluspersonnelle, Silent Night aurait pu se comparer avan-

    Ia prostitution est directement accessible à tout le monde. Jen'ai rien contre la prostitution. Je n'en ai qu'aux fausses ver-tueuses qui font le trottoir avec des airs de sœurs de laVisitation. Héroux, au moins, fait le trottoir sans se cacher. Cequi est vrai, c'est qu'il faut faire en sorte que tout le mondepuisse devenir cinéphile, mélomane ou amateur : c'est un toutautre problème — politique, comme par hasard...

  • Le cinéma 223

    tageusement aux meilleurs films du cinéma tchèqueou yougoslave (cinémas qui comptent parmi les plusféconds d'aujourd'hui et dont le cinéma québécois, quia déjà avec eux plus d'un point commun, devrait aspirerà se rapprocher) : rassemblée sur l'espèce de scène queconstitue la grande salle du principal magasin du vil-lage, où l'on trouve de tout, du simple clou aux der-nières fanfreluches arrivées d'Europe, en passant pardes cercueils de toute taille, dans le temps privilégiéde Noël, c'est toute une humanité que nous observonspar les yeux de Benoît : l'oncle Antoine, brave etveule, qui boit pour oublier l'inutilité de sa vie, safemme, beau brin de quadragénaire un peu blette encorecapable d'inspirer du désir au commis principal,l'attachant et inquiétant Fernand (incarné par Jutralui-même) ; Carmen, la jeune vendeuse louée par sonpère et dont Benoît est amoureux ; les clients, les amis ;le patron de la mine, venu en calèche jeter, commeautant d'os à ronger, de menus cadeaux aux enfantsdes ouvriers pour éviter de consentir à leurs pèresune augmentation, etc. Tout ceci très juste de ton,avec des échappées d'humour noir et une capacité sai-sissante à rendre le désir, adolescent ou non. La simplechronique est toujours sur le point d'être dépassée,ressaisie par une vision. Il faudra cependant encoreattendre pour que cette vision se manifeste totalement.Il faudra attendre que Jutra décide de se prendre pourun créateur et non plus seulement pour un bon artisande 1'O. N. F.

    Pierre Perrault n'a pas ces problèmes. On perçoitdans son avant-dernier film (le dernier, Moncton, estencore invisible) une confiance et un ton qui éclairentrétrospectivement les précédents. Contrairement à cequ'on a longtemps dit, Perrault n'a jamais été undocumentariste, « chasseur d'images » ou de parolespartant en toute ingénuité en quête d'une « vérité »dont il ne savait rien d'avance. Perrault est un auteur,poète souvent, conteur parfois, essayiste pour finir,qui n'a jamais cessé d'utiliser la parole d'Alexis, deMarie, de Grand Louis ou d'Éloi — et maintenant deDidier Dufour ou de Maurice Chaillot — comme élé-

  • 224 Études françaises VII, 2

    ments d'un vaste discours sur le pays québécois. L'îleaux Coudres prend avec le recul son vrai sens : nonplus lieu privilégié, fascinant, exclusif d'une mytho-logie réactionnaire, mais synecdoque (de la partie pourle tout) du pays dans une conception de type péquistede droite. Le démembrement total de la narrativité qui,même réduite à peu de chose, structurait encore lestrois précédents longs métrages (où toujours quelquehistoire était présentée : pêche aux marsouins, voyageen France, construction d'une goélette), laisse paraîtreà nu dans celui-ci la trame idéologique du propos dePerrault. Un pays sans bon sens sert de conclusion àla trilogie et, comme les conclusions des bonnes disser-tations, ramasse en quelques métaphores bien senties(les souris, les rennes, etc.) les thèmes épars dans ledéveloppement.

    Un pays sans bon sens est donc un film-essai surla notion de pays. Essai qui, pour faire le point, prendle double recul de la distance et de l'abstraction. Lepays est évoqué de loin, en effet, comme une terrepromise ou élue. Ce n'est pas l'homme aux souris (dontles propos ne brillent ni par la clarté ni par la profon-deur) qui nous en parle le mieux, mais le jeune pro-fesseur de Winnipeg, retrouvé à Paris, et qui a choisile Québec sans y avoir jamais vécu. De même, ce n'estpas un hasard si c'est dans le lointain Manitoba queRené Lévesque est filmé — là d'où le pays québécoisparaît le plus vrai, car c'est là qu'il est le plus contestéet le plus désiré. Cependant, il faut plusieurs exemplespour assurer la validité d'une induction. Perrault choi-sit donc le cas breton et le cas indien, moins pourétablir des comparaisons, nécessairement probléma-tiques, que pour, peut-être, faire se compenser les griefsque chaque cas pourrait suggérer. Les Grands-Bretonscolonisent le Canada français; mais les Français co-lonisent la Bretagne et les Canadiens français lesIndiens : triple et identique absurdité, car nulle com-munauté, nul être, ne peut s'épanouir sans pays —sans « album » où se reconnaître. On le voit : le proposest à la fois plus abstrait et plus explicite que dans latrilogie à laquelle il donne son sens. Plus politique, il

  • Le cinéma 225

    évite cependant significativement toute allusion auxdonnées socio-économiques des problèmes, révélantainsi son aire idéologique. Généralement intarissablejusqu'à la redondance (métaphores, intertitres, etc.),le film est littéralement muet sur le fossé qui sépare parexemple l'ivrogne breton ou l'Indien pauvre de l'intel-lectuel du Manitoba, luxueusement installé à Paris(lustre Napoléon III, eau forte de Léonor Fini, œuvrescomplètes de Balzac, etc.). La quête du pays, ce luxe,n'a pas le même sens pour les premiers et pour lesecond. On comprend mieux dans cette perspective legoût de Perrault pour les portraits : le portrait indivi-duel permet de brouiller par grossissement les détermi-nations de classe. Visage, parlure, profession, situationhumaine : Perrault aime les cas exceptionnels, cequ'on appellerait en peinture et en littérature le pitto-resque et qu'il faut peut-être appeler désormais enréférence à son œuvre le cinématographesque. C'estque l'exception fait oublier la règle, que l'arbre cachela forêt et l'individu la classe. À déchiffrer en chaqueride, en chaque intonation, la marque en plein ou encreux d'un pays, on n'y perçoit plus l'effet de l'aliéna-tion ou du privilège.

    C'est là précisément l'aveuglement que refuse etqu'évite le film qui restera peut-être comme le plusimportant de l'année 1970 : le Mépris n'aura qu'untemps, d'Arthur Lamothe. Il y a certes, dans ce filmcommandité par la C. S. N. et consacré à la situationdes ouvriers de la construction à Montréal, des por-traits, comme chez Perrault. Mais tout le travail deLamothe consiste à en subvertir le sens. Pierre Roussin'est pas une figure comme Alexis Tremblay ou Mau-rice Chaillot; c'est un exemple. Il n'existe que commereprésentant d'un groupe social, cédant aisément lavedette (et ne la prenant pas, comme ferait GrandLouis) dans les scènes de groupe, par exemple au coursde la longue conversation de la taverne. D'autre partses propos, pas plus que ceux de Léo ou de Paul, sescompagnons, n'ont d'importance littérale (comme diraitTodorov). Ils n'ont qu'un rôle référentiel : la parole,

  • 226 Études françaises VII, 2

    dans le Mépi%s, n'a aucune épaisseur littéraire, aucunpittoresque n'altère sa transparence, elle n'est là quepour véhiculer quelques signifiés d'importance, dugenre : « Mes enfants pis moi... et une génération y vay avoir un gros changement, pis on va débarquer lecapitalisme, pis on va vivre comme du monde [...].Y nous reste plus rien qu'ça à faire... Qui ce qu'c'estqui nous ronne, c'est la haute finance d'ia rue Saint-Jacques qui impose des conditions aux députés, desgros cotisants à la caisse électorale, c'est eux autresqui nous mènent. » Seuls les sourds n'entendront pas.De même, Tassez long plan moyen de Pierre dansl'autobus qui le conduit d'un bureau d'embauché à unautre n'est pas retenu pour faire « couleur locale »,mais pour restituer quelque chose de la temporalitéparticulière, faite d'errance et de répétition, d'unejournée de chômeur. Même s'il commence par présenterune série de coupures de journaux relatives aux acci-dents mortels survenus à l'échangeur Turcot en 1965,le film de Lamothe est plus qu'un dossier et plus qu'unedénonciation. Il n'en reste ni à la description d'unmalaise, ni à la formulation de revendications con-fuses : il donne les éléments d'une analyse, simple maisjuste, la première qui pose les problèmes en termes delutte des classes. Le montage alterné des gloussementsévanescents de la grande bourgeoise de l'île des Sœurset des témoignages d'ouvriers interrogés sur leur chan-tier a de ce point de vue une efficacité didactiquecertaine, de même que l'emploi de la couleur dans leplan tourné à l'intérieur de la Banque de Montréal.Que son film ne débouche pas sur une série de motsd'ordre n'est pas un grief qu'on puisse légitimementadresser à Lamothe — ou alors il faudrait l'adresseraussi à Eisenstein ou à Vertov et même à Solanas. LeMépris est un film politique, le premier qui revendiqueexplicitement ce titre au Québec, assurément le premierfilm socialiste québécois. Un film n'a cependant jamaisréglé un problème ; qu'il le débrouille, éclaire ses causes,indique la voie dans laquelle les solutions devront êtrecherchées, est déjà considérable; à d'autres, après la

  • Le cinéma 227

    projection, d'inventer des directives plus précises,adaptées à chaque situation concrète.

    Tel quel, le Mépris n'aura qu'un temps est d'unesi réelle importance qu'on est presque tenté de situertous les films québécois récents par rapport à lui. Parrapport et grâce à lui, apparaît en tout cas encoremieux le caractère politique réactionnaire, élémentaireou confusionniste des films de Carie, Jutra ou Perrault.De même, en regard de ses images sobres et de sonrefus de la fiction, le caractère gourmé, esthète etgrand bourgeois de François-Xavier de ... de MichelAudy éclate avec encore plus de force. François-Xavierde ... est le film que des milliers d'adolescents de bonnefamille et de bonne éducation mais à la puberté difficileont rêvé de faire ici ou là à travers le monde dès qu'ilsont été en âge de rêver au cinéma. Seul, par la grâce del'O. N. F., Michel Audy a eu le privilège d'incarnerses fantasmes. Il ne le fait pas sans talent : son filmcontient des trouvailles (la scène du repas familialmasqué, sur fond de grand-mère récitant des prières),plusieurs plans sont remarquables (le gros plan dupied nu se posant doucement sur le sol de la forêt,image presque gidienne de la naissance à la sensualité)ou fervents (en général tous les gros plans consacrésà la nudité masculine), mais cette sorte de mélangede Nourritures terrestres et de Porte étroite, dans undécor imprécis et intemporel de forêts ou de béton, cesdémêlés généralement négatifs de trois garçons, vêtusou non, avec la Femme — qu'ils s'efforcent symbolique-ment tout au long du film de nier, bafouer, tuer detoutes les façons possibles et imaginables —, cettecomplaisance narcissique dans les scènes où les person-nages se rêvent morts, cet amoncellement de méta-phores visuelles où le spectateur le moins féru depsychanalyse peut lire à livre ouvert, tout cela frôlesans cesse le grotesque, surtout quand la parole s'enmêle (elle ne s'en mêle heureusement pas souvent).

    Même un film d'inspiration aussi généreuse quele Grand Film ordinaire de Roger Frappier résis-terait mal à une comparaison avec le Mépris. Certes,le projet de Frappier est politique et se situe aux

  • 228 Études françaises VII, 2

    antipodes de celui d'Audy. Mais une chose est l'inten-tion et autre chose le résultat. Frappier filme lescomédiens du Grand Cirque ordinaire, pendant leursséances de travail et d'improvisation ou pendant lesreprésentations de T'es pas tannée Jeanne d'Arc.Lorsque le propos de la pièce semble s'y prêter,il l'interrompt pour y insérer des images choc (lessempiternelles photos de la manifestation de la Saint-Jean-Baptiste prises en 1968 par Harel et Gélinas,celles de la manifestation en faveur de McGiIl fran-çais, etc.), explicitant ainsi lourdement et à boncompte ce que la pièce disait implicitement. Or, commece caractère implicite est précisément ce qui en faisaitdu théâtre, il n'est pas difficile de voir que le travailde Frappier, loin d'aider la pièce, en saccage l'essencesymbolique. Le film n'est, du coup, même pas un bonreportage télévisé sur la tournée du Grand Cirqueordinaire. C'est un contre-sens esthétique que n'excusemême pas l'efficacité politique : la redondance dupropos, la recherche du spectaculaire, n'aboutissentqu'à la complaisance et ne font guère progresserl'analyse de la situation québécoise.

    Faut-il en dire autant de Question de vie, d'AndréThéberge? Peut-être, mais pour des raisons inverses.Théberge a au moins le mérite de faire du cinéma,c'est-à-dire d'utiliser directement les techniques d'ex-pression cinématographique pour nous présenter uncas d'aliénation qui est significatif. Il s'agit d'unejeune femme, mère de trois enfants, que son mari vientd'abandonner et qui se retrouve à la fin du film àl'asile. Le malheur est que rien, dans les longs plans-séquences de Théberge, très prenants dans leur clarté,parce que faits de rien, et pleins de ces riens qui sontla quotidienneté même, rien ne nous préparait à cedénouement extrême. Rien ne nous dit en tout caspourquoi Estelle craque, et non les milliers de femmesqui sont dans sa situation, et dont elle semblait pourtantse distinguer par un plus grand équilibre et un plusgrand dynamisme. On ne peut s'empêcher de penserà la force plus grande encore, réellement désespéranteet donc plus efficace, qu'aurait eu le film si les longs

  • Le cinéma 229

    morceaux de vie blême dont il est fait avaient étésimplement mis bout à bout, sans heurt, sans la dra-matisation finale, concession peut-être encore à ladécidément tenace narrativité traditionnelle (à qui ilfaut des événements). Théberge a incontestablementune étoffe cinématographique : capable d'un granddépouillement (et d'un grand renoncement : il en fautpour ne pas consacrer un premier long métrage à sespetits problèmes de cœur ou de sexe, mais au contraireà l'analyse très attentive et très modeste d'un cas), onle sent également capable de cet humour à la Truffautque donne le sens de l'insolite tapi au cœur du quotidien.Ainsi, dans Question de vie, l'apparition de la Viergeen marâtre attendant l'autobus — hélas ! gâtée par larépétition, puis la récupération « réaliste » finale (l'ap-parition, de magnifique facétie d'auteur, se changeen signe psychiatriquement explicable de la folied'Estelle).

    Le film de Jean Chabot, Mon enfance à Montréal,est lui aussi centré sur un cas social. Mais c'est plus,bien plus, qu'un portrait ou qu'une analyse : pendanttrente-cinq minutes c'est peut-être le plus beau filmquébécois. Deux plans fixes et silencieux d'une maison-nette villageoise qui s'estompent très vite; une tableblanche, propre, de simples assiettes rayées qu'unejeune femme pose une à une, le petit bruit cristallind'une boîte à musique dont joue un enfant sous latable ; la caméra s'élève de l'enfant à la mère et la suitlentement qui s'approche de la fenêtre; éblouissementde blancheur; et cette femme qui regarde et attendest un Vermeer; et une imperceptible superpositiond'images (entaille brève dans la continuité du plan)fixe cet instant dans une sorte d'éternité. La camérarecule légèrement vers la droite puis reprend le pano-ramique horizontal vers la gauche où un léger bruithors champ a déjà annoncé l'arrivée du père. L'hommes'attable, commence à manger sa soupe. Puis quelquesmots, difficilement audibles : « vivre comme il faut...assez de travailler pour rien ». Le plan continue et ilfaudrait continuer de le décrire et décrire ensuite, unà un, chacun des longs plans-séquences du film, le

  • 230 Études françaises VII, 2

    magistral plan de l'entrée à Montréal, rue Dorchester,avec ses lents balancements à droite, puis à gauche;le gamin qui trotte derrière le père dans les rues commeun petit frère québécois de l'enfant du Voleur debicyclette; la vieille qui tout en empilant ses couver-tures annonce la mort du père ; et cette montre qu'elletend (« — C'est pour toi. ») et la poste qui n'a pasmarché (« —On t'a écrit. —J'ai rien reçu. —Ça faitrien, il est trop tard. ») ; et la vieille et l'enfant dans lemagasin de jouets; et la vieille et l'enfant, de loin,dans une allée de l'immense cimetière du mont Royal;et la mère qui débarque à la gare Victoria, avec sapetite robe du dimanche, qui téléphone et qui s'entendrépondre : « Je regrette, mais il n'y a pas de serviceau numéro que vous avez composé » ; et la mère quis'effondre secouée de sanglots dans le snack où elles'est arrêtée. Oui, il faudrait tout décrire, dire l'am-pleur majestueuse des mouvements de caméra, cettealliance de sérénité profonde et de virtuosité qui révèledu premier coup le don, la lumière, les alternances debruit et de silence, la suprématie du silence, cet art detout dire en ne disant rien.

    Mon enfance à Montréal, qui révèle incontestable-ment un grand cinéaste, un cinéaste de la litote, proched'Ermanno Olmi, de Judith Elek ou de Yves Yersin,n'est cependant, hélas! qu'une demi-réussite et il fau-drait aussi dire pourquoi.

    Tout commence à la trentième des soixante-quatreminutes du film, lorsque la grand-mère se baisse pourramasser la fleur en pot que son chat vient de fairetomber et de briser à jamais. Chabot reproduit cetteimage trois ou quatre fois de suite, insistant avec unelourdeur surprenante sur cette assez mièvre métaphore(fleur = raison de vivre; sans fleur, la vieille n'a plusqu'à mourir, ce qu'elle fait en ouvrant sa fenêtre).Mais ce n'est là qu'une première alerte; le désastredéfinitif ne se produit que cinq minutes plus tard, aumoment où, sans que nous y ayons été préparés, lefilm sombre tout entier dans un mélange de fantastiqueet de théâtralité. À trop aimer ce qui, dans la platituded'une existence est cependant signe et transfiguration,

  • Le cinéma 231

    Chabot finit par sacrifier totalement la sobriété d'uncertain réalisme à la richesse sucrée du symbolisme 10.C'est comme si la patience et la réserve qu'il s'étaitd'abord imposées pour nous présenter, de l'extérieuret sans expliciter, le destin de ces trois êtres que lapauvreté va briser, lui coûtait soudain trop et commes'il ne pouvait plus se retenir d'expliquer, de souligner,de suggérer des solutions, de prophétiser. Chabot lesilencieux crie soudain. Et ce qu'il crie est juste etgénéreux (même si c'est parfois politiquement naïf).Et certaines des images dont il se sert pour rendrevisibles l'aliénation et le désarroi du père — ces êtresau visage peint en blanc, échappés de Blow up ou deGiuletta degli spiriti, qui le traquent dans la neige,ou mugissent derrière des grilles — sont en elles-mêmestrès saisissantesn. Mais elles n'ont pas leur placedans ce film, pas plus qu'une trompe d'éléphant n'està sa place sur le crâne d'un caribou. C'est qu'uneœuvre d'art est comme un organisme : il est certesdes organismes de toute apparence et de toute struc-ture, aussi bariolés et originaux qu'on voudra. Maislorsque, dans un organisme aux deux tiers cohérentet d'une structure définie, soudain s'aperçoit une partietout à fait hétérogène, il ne s'agit plus de bariolageou d'originalité, mais de monstruosité. Mon enfanceà Montréal est un grand film qui a un pied bot.

    Paradoxalement, c'est peut-être la générosité del'O. N. F. qui a porté Chabot à renoncer soudain à sasobriété initiale. C'est elle aussi qui gâte considérable-ment le Ti-cœur de Fernand Bélanger, faux film under-ground, trop riche pour faire vrai — et je vois danscet échec une allégorie : celle du Trop de Fric venanttuer l'Art québécois... Je ne dis pas pour autant qu'unfilm fauché est nécessairement réussi. Mon œil, queJean-Pierre Lefebvre a tourné en 1966, et qu'il a eula faiblesse de montrer quatre ans après (comme unécrivain qui publie à cinquante ans, avec seulement

    10. Barthes ou Jakobson diraient qu'il passe soudain d'unregistre métonymique à un registre métaphorique.

    11. Je n'en dirai pas autant du dernier plan, qui évoquepar trop le Rituel de la mort de Mishima.

  • 232 Études françaises VII, 2

    quelques retouches, une œuvre de jeunesse) prouve lecontraire. Quelques séquences d'une aimable drôlerie,qui font un peu pochade de collège (les parodies d'ac-tualités cinématographiques en particulier) méritaientd'être sauvées — non les interminables séquencesfinales où s'annoncent, mais hélas! à l'état hideux defœtus, quelques-uns des thèmes ou des trouvailles desfilms ultérieurs.

    Le personnage quasi unique de Mon œil, quihantait aussi Mon amie Pierrette comme une sortede jeune Neveu de Rameau intarissable et farfelu,est Raouaouaouaouaoul Duguay. On le retrouve, quatreans plus tard, en barboteuse, amaigri et chevelu, dé-guisé en clown mystico-végétarien ululant, dans lefilm que Jean-Claude Labrecque12 et Jean-Pierre Masseont tiré de la déjà célèbre Nuit de la Poésie du 27mars 1970. Il faudrait saluer ce film comme ce filmsalue la poésie québécoise : avec sobriété, humilité,ferveur. De ce long happening où Pilon côtoya Pélo-quin et Denis Vanier Michèle Lalonde, Labrecque etMasse ont fait une anthologie vivante des poètes qué-bécois, jusqu'à nouvel ordre le meilleur témoignageconsacré à la partie la plus dynamique et la plusremuante du milieu intellectuel québécois. Pour quisavait écouter, ce jour-là les vers de Miron, de Cham-berland ou de Gérald Godin annonçaient et, grâce aucinéma, annoncent toujours, une révolte à venir.

    C'est aussi ce qu'annonce le premier long métraged'Yvan Patry, Un jour sans évidence ou Ainsi soient-ils,révélation la plus intéressante de l'année 1970-1971avec celle de Mon enfance à Montréal. Il est dommageque l'auteur soit aujourd'hui bien près de renier cefilm, trop plein encore à son gré sans doute des sorti-lèges de l'adolescence et trop peu politique. Mais c'estde cette hésitation entre l'enfance d'où viennent,« comme d'une campagne », les huit personnages dufilm, et l'entrée dans la vie, que le film tire sonprincipal attrait. On pourrait penser à Vigo ou à Jan

    12. A qui on doit les très beaux plans d'un Essai à la milleconsacré à l'Apocalypse de saint Jean mise en musique parPierre Henry — très beaux, mais parfois trop longs et sansrapport légitime avec le texte de PEvangéliste.

  • Le cinéma 233

    Troeil (les Feux de la vie), mais en fait ce mélangede jeu et de gravité, cette fraîcheur mêlée de désen-chantement et parfois d'autodérision (sensible dans lecommentaire et dans le conte final), cette volonté dedémystifier, de dépasser sans cesse les problèmes for-cément individuels de l'adolescence au profit des pro-blèmes de la collectivité, une espèce de puritanismeaussi, qui date, tout ceci appartient en propre à Patry.On est frappé de la légèreté (au bon sens du mot) dece film que menaçaient pourtant, comme chez tant dedébutants, toutes sortes de lourdeurs. La musique deChristian Lécuyer est pour beaucoup dans le discretenvoûtement que provoque le film. Bazin notait quela neige dont Delannoy recouvre les paysages de saSymphonie pastorale rendait admirablement les passéssimples du récit gidien. La musique de Lécuyer, commeun peu déjà éraillée, comme un peu déjà lointaine,nimbe le présent de chaque image d'une sorte d'im-palpable passé proche (comme il y a un futur proche) :c'était hier, et il y a déjà si longtemps... Il s'en faut depeu que le cinéma québécois n'ait ici son Prima déliarivoluzione.

    Ce n'est pas sans dessein que j'évoque pour finirle film de Bertolucci. Lorsqu'on met côte à côte lesfilms les plus attachants de 1970-1971, lorsqu'on mêle,comme pour une écoute unique, la musique rongéed'Airisi soient-ils, les proclamations oraculaires de laNuit de la Poésie, les silences de Mon enfance à Mont-réal, les récriminations pressantes du Mépris n'auraqu'un temps, on entend un grondement qui croît.L'oreille perçoit encore, sans doute, le bruit parfoisdiscordant des grandes voix du cinéma québécois; etelle reconnaît, parfois trop criarde, parfois trop en-jôleuse, parfois trop faible, la voix des Perrault, desCarie ou des Jutra... Elle s'étonne de ne plus entendrecelle de Groulx ni celle de Brault; elle guette d'avancecelle de Lefebvre, de Leduc ou de Godbout. Mais par-dessus tout, par-dessus même la cacophonie des porno-graphes, ce qu'elle entend, oui, c'est cette grande voixcollective et de plus en plus forte qui réclame unerévolution.

    DOMINIQUE NOGUEZ

    Achevé d'imprimer à Montréal Io 30 avril 1971par Thérien Frères (1960) Limitée