art. kant et la socialité du goût

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    Jean-Philippe UzelSociologie et socits , vol. 36, n 1, 2004, p. 13-25.

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    DOI: 10.7202/009580ar

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    Kant et la socialit du got

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    leitmotive les plus tenaces du discours sur lart. Plus un article, plus un essai qui senprenne la puret du got kantien. Il nest dailleurs pas rare de voir soprer, ici ou l,un glissement de sens : ce nest plus le sentiment esthtique qui serait dsintress,

    mais lart lui-mme3

    .Lapport le plus original deLa Distinctionconsiste clairer la disposition de lhomostheticuskantien la lumire des rapports de force qui structurent le monde de lartdu xviii e sicle. Le grand mrite du livre de Bourdieu est en effet de replacer lesthtiquephilosophique dans son contexte dmergence historique et sociale. Celle-ci, loin dtrecomme elle le souhaiterait philosophia perennis, est, selon le sociologue, le reet de lalutte symbolique que se livrent les diffrents groupes sociaux qui composent le public delart. crite par des intellectuels bourgeois qui cherchent se distinguer la fois dupeuple et de laristocratie, lesthtique philosophique doit tre lue comme lexpression

    des intrts sublims de lintelligentsia bourgeoise. Le got pur que dfend Kant estavant tout un got cultiv qui soppose la fois au got du peuple (qui se limite ausimple plaisir des sens), et au got de lhomme de cour (un plaisircivilis largement sur-fait) : le plaisir pur, cest--dire totalement pur de tout intrt sensible ou sensuel enmme temps que parfaitement affranchi de tout intrt social et mondain, sopposeaussi bien la jouissance rafne et altruiste de lhomme de cour qu la jouissance bruteet grossire du peuple (Bourdieu,1979, p.576). Cette lecture iconoclaste de la troisimeCritiquea le mrite de mettre en vidence le fait que le monde de lart duxviii e sicle estle thtre dune lutte de prestige qui oppose bourgeoisie et aristocratie, lutte qui se fait

    sur le dos dun troisime groupe, absent des dbats mais nanmoins toujours convo-qu, le peuple.En effet, toute la thorie du got kantienne est construite, selon Bourdieu,sur lopposition entre le plaisir immdiat procur par les sens et le plaisir dsintress dela rexion. Le premier,quali par Kant de barbare, fait lobjet dune condamnationsans appel; le second, symbole du bien moral, dune valorisation extrme. Seul le got bourgeoisparvient se dtacher du plaisir des sens et peut, par l mme, prtendre luniversalit ; ce qui fait dire Bourdieu que lesthtique kantienne comme toute phi-losophie digne de ce nom (il nest de philosophiaque perennis) [est] parfaitement eth-nocentrique puisquelle ne se donne pas dautredatum que lexprience vcue dunhomo stheticusqui nest que le sujet du discours esthtique constitu en sujet univer-sel de lexprience artistique, lanalyse kantienne du jugement de got trouve son prin-cipe rel dans un ensemble de principes thiques qui sont luniversalisation desdispositions associes une condition particulire (Bourdieu, 1979, p. 577). Les diff-rentes gradations du plaisir esthtique (plaisir barbare, plaisir civilis,plaisir pur...) op-res par laCritique de la facult de juger permettraient ainsi de lgitimer et dassurer ladomination du got bourgeoissur le monde de lart et de lesthtique. Et Bourdieu deconclure que lesthtique kantienne se rsume nalement un discours qui constituelart en attestation de la distinction thique et esthtique (Bourdieu,1979, p.577).

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    3. Cest ainsi que Georges Didi-Huberman crit : lart nest pas dsintress, commele croyait Kant(Didi-Huberman,2002 , p.144).

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    Force est de constater que lanalyse bourdieusienne, tout en tant trs svre vis--vis de lesthtique kantienne cette esthtique typiquement professorale dont lesseuls lecteurs ordinaires seraient les professeurs de philosophie offre un clai-

    rage important sur les conditions sociales de possibilit du discours philosophique.Toutefois, en refusant de mener une critique interne de luvre la manire deJacques Derrida, svrement critiqu dansLa Distinction et en se focalisant exclu-sivement sur une critique externe en termes de logique de classe, Bourdieu ignore laquestion sociale qui est lorigine de la troisimeCritiqueet laquelle tous les esthti-ciens duxviii e sicle vont se confronter : lapparition dun public de lart et le relati-visme esthtique qui laccompagne.

    le public de lart et la relativit du got

    Comme nous le rappelle Francis Haskell, le monde de lart duxviii e sicle connat unetransformation majeure qui marque les dbuts de la modernit esthtique : Pour lapremire fois, il fut donn au grand public, et non plus seulement au cercle trs restreintdes riches et des puissants, de contempler la production artistique courante [...] Il enrsulta immanquablement pour lartiste un largissement sans prcdent de sonaudience; le phnomne fort controvers du got bourgeoiscommena faire srieu-sement sentir ses effets, et la critique dart apparut (Haskell,1989, p.26)4. Si la notionde public est une invention des milieux acadmiques duxvii e sicle qui lutilisaientdans la lutte de lgitimation qui les opposait lancienne corporation de Saint-Luc ,sa ralit sociale date de la premire moiti duxviii e sicle, au moment o un cercledamateurs issus de la bourgeoisie commencent collectionner les uvres, frquen-ter de faon assidue les expositions (le Salon royal), les concerts et le thtre. Or, si laphilosophie esthtique de Kant participe de ce got bourgeois, quelle cherche en retour lgitimer, elle consiste galement rsoudre la question fondamentale qui accom-pagne lmergence de ce public de lart : celle de la diversit et de la relativit des gots.Celle-ci tait reste en sommeil tant que lart tait lapanage dune petite minoritdhommes cultivs, mais avec larrive du got dans la sphre publique, la clbre for-mule dHorace,de gustibus non disputandum est , va nouveau rsonner dans les esprits.

    La question philosophique de la relativit du got dcoule directement de la ques-tion sociologique de lhtrognit du public. Tous les tmoins du Salon royal desculpture et de peinture lvnement artistique le plus important dans lEurope dela seconde moiti duxviii e sicle vont insister sur le caractre disparate du gotpublic. La description que lcrivain Louis-Sbastien Mercier, un des futurs chroni-queurs des vnements rvolutionnaires, fait du Salon royal de1787est particulirementintressante sur ce point. Tout dabord, Mercier remarque que la destination des arts achang : la peinture dans le sicle dernier semblait nappartenir qu lglise et aux

    rois (Mercier,1994, p.196), alors quen cette n duxviiie

    sicle le Salon est devenu un

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    4. Francis Haskell commet ici un petit anachronisme puisque le got bourgeois est un phnomnepropre auxix e sicle. Lexviii e sicle fait gnralement rfrence au bon got.

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    vritable succs populaire, on y accourt en foule, les flots du peuple, pendant six semaines entires, ne tarissent point du matin au soir ; il y a des heures o lon touffe(Mercier, 1994, p. 194-195). Mais il va surtout mettre laccent sur laspect bigarr de la

    foule qui frquente lexposition. En fait, si la nouvelle classe bourgeoise des amateurs joue un rle de plus en plus important dans la vie des arts, ne serait-ce que parce quecest elle qui achte et collectionne les uvres, elle est loin dtre la seule constituerle nouveau public de lart. Laristocratie dtient toujours un rle prpondrant dans lagestion des arts : lAcadmie qui dpend directement du pouvoir royal, gre lesmoindres aspects de lorganisation des arts plastiques en France. Enn, la troisimeclasse, le peuple, constitue le gros des curieux et des badauds qui se prcipitent auSalon. Cest ainsi que louvrier ctoie laristocrate, le marchand lartiste, le commis lebourgeois, etc. Mercier insiste galement sur la varit des uvres exposes au Salon qui

    na dgal que la varit des publics qui le frquentent : cest la confusion mme. Lesspectateurs ne sont pas plus bigarrs que les objets quils contemplent (Mercier,1994,p. 195). ct de la peinture dhistoire, ert de lAcadmie et de lcole franaise, onretrouve la peinture de genre (portrait,nature morte, paysage, scne dintrieur...) danslaquelle excellent les peintres amands et quelques rares artistes franais, linstar deFragonard ou de Chardin.

    le systme des beaux-arts et la naissance de lesthtique

    En suivant lanalyse de Paul Oskar Kristeller, on peut afrmer que linstauration dusystme des beaux-arts rpond directement lapparition du public de lart (Kristeller,1999, p. 106). Lunication des diffrentes disciplines artistiques sous le seul conceptde beaux-arts regroupant les arts plastiques, la posie, la danse, le thtre et lamusique a pour objectif doffrir aux nouveaux amateurs une grille de lecture sim-plie des uvres qui fasse des subtilits philosophiques et artistiques des anciensartslibraux . Lesthtique philosophique est donc troitement lie au systme moderne desarts et aux diffrentes institutions qui apparatront,ou qui se dvelopperont, dans sonsillage (le march de lart, la collection, la critique, le muse...). Comme le note trs justement Kristeller, lesthtique cherche rpondre aux nouvelles interrogations dupublic et va par l mme oprer un renversement thorique sans prcdent entre leple de la cration et celui de la rception : Voir dans lamateurisme critique lori-gine de lesthtique moderne contribuerait fortement expliquer pourquoi les uvresdart ont jusqu une poque trs rcente t analyses par des esthticiens du point devue du spectateur, du lecteur ou de lauditeur plutt que de celui de lartiste crateur(Kristeller,1999, p.106). La mission de lesthtique philosophique qui apparat dansla premire moiti du sicle avec les crits de Crousaz, Du Bos,Voltaire, Batteux... est double : il sagit de guider les premiers pas du public dans le monde de lart en

    ce sens la critique dart et lesthtique ont des nalits trs proches, lune est centresur les uvres, lautre sur les concepts et de lever en mme temps lhypothque durelativisme qua fait natre larrive du public. En effet, la thorie classique, qui dfen-dait encore ladquation entre la beaut et la vrit, nest plus adapte la nouvelle

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    situation : non seulement la peinture de genre ne se conforme plus un programmeprtabli mais le nouveau public de lart, largement inculte, reste indiffrent la pein-ture allgorique dfendue par lAcadmie.

    La question de la relativit du got public,pointe pour la premire fois en1719

    parlesRexions critiques sur la posie et sur la peinturede lAbb Du Bos (Du Bos, 1993,p.275-317), va trs vite simposer comme le nud gordien de lesthtique philosophique.Sir Joshua Reynolds rsume le problme en une seule formule : Les arts seraient enpermanence exposs au caprice et au hasard si ceux qui doivent juger de leurs mritesnavaient aucun principe tabli pour guider leurs dcisions (cit par Gombrich,1992,p.167). La solution propose par les esthticiens ne va pas consister rsoudre la ques-tion mais la trancher purement et simplement : le got qui menaait de faire verser lesarts dans le tourbillon du caprice et du hasard va devenir le bon got, et prendre le rle

    que la belle nature jouait dans le classicisme. Cette nouvelle norme sera, dun point devue conceptuel, tout aussi oue que lancienne5, mais aura linsigne avantage dcarterle spectre du relativisme. Lebon got , dcrit comme une sorte de sixime sens qui trouveson origine dans la nature humaine, va devenir le nouvel arbitre des arts.

    batteux et le got naturel

    Louvrage de Charles Batteux,Les Beaux-Arts rduits un mme principe(1746), qui vaconnatre un succs immdiat dans toute lEurope,est emblmatique des transformationsque connat lpoque.Ce trait propose pour la premire fois une codication du systmedes beaux-arts dans sa forme presque dnitive (Kristeller,1999, p.65).Selon Batteux, lapeinture, la sculpture, la posie, la danse, la musique et le thtre (larchitecture ayant unstatut particulier puisquelle allie plaisir et utilit) partagent un principe commun limi-tation de la belle Nature (Batteux,1990, p.43). Cette unication des arts sous le prin-cipe de limitation va dclencher les foudres des artistes qui lui reprocheront son extrmesimplication, mais tel est prcisment le but recherch par Batteux qui revendique cettesimplicit ds les premires lignes de son texte dans lesquelles il prtend rendre le far-deau plus lger, et la route simple (Batteux,1990, p.38). En effet,Les Beaux-Arts rduits un mme principeest avant tout destin aux nouveaux amateurs qui frquentent depuispeu les spectacles et les expositions, et qui ne souhaitent pas sencombrer de rgles troplourdes. Batteux leur propose une sorte de pot-pourri de rexions sur lart et lesth-tique,qui leur vite de senfoncer dans les eaux troubles de la spculation philosophique ce quil appelle la mtaphysique profonde (Batteux, 1990, p. 52). Cet ouvrage estdune certaine faon le reet exact des transformations que connat lpoque : entre lapremire partie,consacre au gnie et limitation, et la seconde, consacre au got, onassiste la transition entre le classicisme et la nouvelle esthtique. Louvrage de Batteux nous permet galement,par contraste,de mieux prendre la mesure de la nouveaut radi-

    cale de lesthtique kantienne.

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    5. Tout au long de la Renaissance et duxvii e sicle, les thoriciens de lart avaient louvoy entre limita-tion de la nature et son idalisation,entre le vrai et le vraisemblable; voir sur ce point Rensselaer W.Lee (1998).

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    Dans sa premire partie,Les Beaux-Arts rduits un mme principeapparat commeune ultime tentative de dfendre le principe classique de limitation. Ces premiers cha-pitres sont parcourus de formules empruntes de faon presque littrale laPotique

    dAristote (dont Batteux fut le traducteur et le commentateur) qui dfendent la sup-riorit du vraisemblable sur le rel6. Mais ds la seconde partie, on assiste un renver-sement entre le classicisme et la nouvelle thorie esthtique, entre la thorie du gnie,qui doit imiter la Nature, et le got du public. Au dbut de la seconde partie, Batteux place les deux facults sur un pied dgalit, il sagirait en fait de deux facults com-plmentaires : Le gnie et le got ont le mme objet dans les arts. Lun le cre, lautreen juge (Batteux,1990, p.50), avant doprer nalement un renversement complet etdonner la suprmatie au got : cest donc au got seul quil appartient de faire deschefs-duvre et de donner aux ouvrages de lart cet air de libert et daisance qui en

    fait toujours le plus grand mrite (Batteux,1990, p.51). Le dernier mot est dsormaisdans le camp du spectateur et non plus de lartiste. Cest dsormais le got qui fait leschefs-duvre. Pour tayer son hypothse, Batteux prsente le got, ou plus exacte-ment le bon got, comme une nouvelle norme absolue procdant directement des loisde la nature, cest--dire comme une partie de nous-mmes qui est ne avec nous(Batteux, 1990, p. 53). Cette nature, dont on pensait stre dbarrass en cartant leprincipe de limitation classique, revient au galop travers la thorie du got.

    Toutefois, Batteux ne peut nier quil existe des diffrences de got, par exempleentre lhomme du peuple qui fait preuve de mauvais got et lhomme au got exquis7.

    Ceci sexplique, selon lui, par le fait que lignorance et le prjug de lhomme du peupletouffent lexpression du got naturel. Mais il suft que ce dernier ctoie un hommeau got pur pour quil revienne de son erreur : [...] le peuple mme coute la rcla-mation dun petit nombre, et revient de sa prvention. Est-ce lautorit des hommes,ou plutt nest-ce point la voix de la Nature qui opre ces changements? (Batteux,1990, p.55). Batteux conclut logiquement cette seconde partie en postulant lide dunprogrs du got : puisque le public est de plus en plus souvent expos aux choses delart, il est normal que son got saiguise et se porte de faon plus assure sur les chefs-duvre. Force est de constater que la dimension publique du got est omniprsentechez Batteux, comme si la nature sexprimait plus aisment dans le jugement collectif que dans le jugement individuel, comme sil sagissait l de sa vritable nalit. Lidedun accord spontan spontan parce quenaturel des sensibilits va traverserlensemble duxviii e sicle et dbordera la sphre du discours esthtique. On la retrouvepar exemple chez Mercier qui, aprs avoir soulign lhtrognit du public du Salonde 1787, conclut contre toute attente que le public possde un got juste qui procde de

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    6. [...] je conclus,que les arts,dans ce qui est proprement art,ne sont que des imitations, des ressem-

    blances qui ne sont point la Nature, mais qui paraissent ltre; et quainsi la matire des beaux-arts nestpoint le vrai, mais seulement le vraisemblable (Batteux,1990, p.45).7. Dont on imagine quil appartient la bourgeoisie, car Batteux rejette, tout comme Kant, aussi bien

    le got populaire que le got civilis : la grossiret et [...] laffection : deux vices aussi contraires au gotde la socit quils le sont dans les arts (Batteux,1990, p.64).

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    la nature : Eh bien! ce peuple qui na aucune connaissance en peinture,va par instinctau tableau le plus frappant, le plus vrai; il ne le manque pas. Cest quil est juge de lavrit, du trait naturel, et tous ces tableaux sont faits pour tre jugs en dernier ressort

    par lil du public (Batteux, 1990

    , p. 55

    ). Le got (du) public va ainsi devenir lar-bitre des arts et exercer un rle normatif de plus en plus fort dans la sphre publiquede lart mais galement dans la sphre publique politique8.

    la rponse de kant lobjectivisme

    lparpillement du got qui accompagne larrive du public dans la sphre de lart, lespremiers esthticiens ont rpondu en faisant du got un sentiment naturel. Finalement,comme la bien mis en vidence Cassirer, un objectivisme en clipse un autre : Le lconducteur nest plus, en effet, cettenatura rerum laquelle sattachait lobjectivismeesthtique [du classicisme] mais la nature de lhomme: cette nature laquelle sadres-sent de toutes parts cette poque la psychologie et la thorie de la connaissance, y cherchant la clef de tous ces problmes que la mtaphysique avait promis de rsoudresans jamais y parvenir (Cassirer, 1986, p. 293-294). Devant ce nouvel objectivismefond sur la nature humaine,Kant tait rest pendant trs longtemps sceptique,et sou-tenait encore dans laCritique de la raison pure(1781) quune critique du got tait uneentreprise voue lchec : [Lesthtique] se fonde sur une esprance malheureusementdue de soumettre le jugement critique du beau des principes rationnels, et denlever les rgles la hauteur dune science. Mais cest l une vaine entreprise. En effet,ces rgles ou critres sont empiriques dans leurs principales sources,et par consquent,ne sauraient jamais servir de loisa prioripropres rgler le got [...] (Kant,1987, p.82).Moins de dix ans plus tard, Kant revient sur sa rticence et crit la troisimeCritique.Pourquoi ce revirement? Il semble vident que les rponses apportes par lesthtiquedu xviii e au relativisme du got ne le satisfaisaient pas. Mais ct des explicationsqui tiennent la nature mme du criticisme kantien (Dumouchel, 1999), nous pou-vons mettre lhypothse, avec Hannah Arendt, que cest la question dimensionpublique du got qui a motiv Kant entreprendre lcriture de laCritique de la facult de juger : Kant qui ntait certainement pas exagrment sensible aux belles chosesavait une conscience aigu du caractre public de la beaut (Arendt, 1972, p.283). Lephilosophe de Knigsberg aurait compris que dans larticulation du singulier et dupluriel propre au jugement de got se posait la question moderne par excellence : cellede lintersubjectivit9.

    Aussi peut-on soutenir, contre Pierre Bourdieu, que la question sociale du public, travers lanalyse de la dimension collective du jugement de got,non seulement nest

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    8. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur larticle que nous venons de faire paratre sur cette

    question : Jean-PhilippeUzel (2002).9. Alexis Philonenko dans lintroduction de la troisimeCritiquerevient sur ce point crucial : [...] laCritique de la facult de juger est une tentative pour rsoudre le problme capital de la philosophie moderne :lintersubjectivit [...] Dans lacte de juger, jattribue mon sentiment particulier et personnel une valeur uni-verselle.En dautres termes le jugement esthtique est fondamentalement pour autrui (inKant,1993, p.12).

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    pas absente de la troisimeCritique, mais aussi sous-tend lconomie gnrale delouvrage. Plusieurs passages de laCritique de la facult de juger renforcent cette hypo-thse. Ds le 2, consacr la satisfaction dsintresse du jugement de got, Kant intro-

    duit une distinction conceptuelle importante entre le caractredsintress du jugementet son caractreintressant : Un jugement sur un objet de satisfaction peut tre totale-ment dsintress et cependantintressant [...]. Ce nest que dans la socit quil devientintressant davoir du got [...] (Kant, 1993, p. 66). Par la suite il revient plusieursreprises sur la dimension sociale du got, entre autres dans le fameux 41, intitul Delintrt empirique concernant le beau, dans lequel il dclare sans ambiguts que lebeau nintresse empiriquement que dansla socit (Kant, 1993, p. 190). Cette thse,comme nous le rappelle Cassirer, nest pas tout fait nouvelle puisque certains esthti-ciens, linstar de Voltaire, avaient dj insist sur la sociabilit du got10. Il est certain

    que Kant ne traite pas du public en sociologue ce que semble lui reprocher plusieursreprises Bourdieu... mais bien en philosophe, cest--dire avant tout travers la ques-tion de lintersubjectivit. Son projet consiste penser laccord des sensibilits, en vitanttout la fois lcueil du classicisme (qui nous fait croire que la beaut est dans la chose)et lcueil du psychologisme (qui nous fait croire que le got est naturel). Les solutionsque proposent Kant, travers les concepts de dsintressement et de sens commun, nesont peut-tre pas satisfaisantes aujourdhui11, mais il sagit l dune des premires ten-tatives de rchir philosophiquement sur les dimensions sociales du jugement de gotet de proposer une alternative lobjectivisme esthtique : cest avec raison que [le

    sens commun] pourra tre admis, sans que lon sappuie sur des observations psycho-logiques, comme la condition ncessaire de la communicabilit universelle de notreconnaissance, qui doit tre prsume en toute logique et en tout principe de connais-sance, qui nest pas sceptique (Kant,1993, p.12).

    la critique de bourdieu... et ses lacunes

    Il y a dansLa Distinction, comme la bien soulign Bruno Pquignot (Pquignot,1993,p. 169-183), une volont trs marque den finir avec lesthtique philosophique. SiBourdieu, aprs avoir produit la vrit du got, se penche dans son post-scriptum surlesthtique kantienne, cest pour lui porter le coup de grce et pour viter que,par uneffet trs ordinaire de ddoublement, labsence de confrontation directe ne permetteaux deux discours de coexister paciquement dans deux univers de pense et de discourssoigneusement spars (Bourdieu,1979, p.566). Il est clair que pour lui la philosophie

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    10. Voltaire [...] en tant questhticien,considre [que] le got rafn, vritable, est fond sur linstinctde sociabilit de lhomme et quil ne peut natre cest la thse de lEssai sur le got [1733] que dans le cadrede la vie sociale (Cassirer,1986, p.291).

    11.Ces concepts sont en effet trs souvent critiqus par les esthticiens contemporains.Cest le cas, par

    exemple, de Grard Genette qui soutient que Kant, ntant pas compltement convaincu de la pertinencedu dsintressementpour asseoir luniversalit du jugement de got, aurait, comme dernier recourt et unpeu malgr lui, introduit une seconde prtention du jugement de got, la prtention la ncessit, elle-mme sous-tendue par la pure hypothsead hoc du sens commun.Or,pour Genette,cesensus communisest de lordre dune simple illusion (Genette,1997, p.83).

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    et la sociologie ne peuvent coexister, lune doit avoir raison sur lautre.Or, il ne sagit pastant pour nous dessayer de rconcilier les deux positions12 que de montrer que la cri-tique de Bourdieu est loin dpuiser la question sociale qui rsonne dans laCritique de

    la facult de juger . Le parti pris antiphilosophique de Bourdieu, que lon retrouve dansplusieurs autres crits du sociologue, lamne parfois forcer la lecture de la troisimeCritique. Il est en effet faux de dire que Kant nie la dimension sociale (quil nommeempirique) du got. plusieurs reprises, Kant explique que la dimension empiriquedu got nest pas son propos et quil se concentrera seulement sur la dimension trans-cendantale. Il est tout fait clair, ce sujet, dans le 41 : [L]intrt qui sattache au beaupar linclination la socit, et qui par consquent est empirique, est pour nous sansimportance, puisque nous ne devons considrer que ce qui peut possder une relation,mme si cela nest quindirectement, au jugement de gota priori (Kant,1993, p.191).

    Bourdieu reproduit ce passage dans une note de bas de page (Bourdieu,1979, p.571),maisinterprte le dsintrt thorique de Kant pour la dimension empirique du got (lincli-nation la socit est pour nous sans importance) comme sil sagissait dune ngationpure et simple : elle [la thorie du got pur] ne cesse de refuser au got tout ce quipourrait ressembler une gense empirique, psychologique et surtout sociale, usant chaque fois de la coupure magique entre le transcendantal et lempirique (Bourdieu,1979, p. 571). Or, il nous parat vident quil sagit avant tout dun choix mthodolo-gique.Kant, qui est philosophe et non sociologue, pointe lorigine sociale du got maischerche avant tout lucider sa natureapriorique(transcendantale).

    ct de cette premire critique qui concerne le traitement philosophique ou socio-logique de lmergence du got public, notre deuxime rserve par rapport LaDistinctionporte sur la dnition duchamp13 artistique et intellectuel de lAllemagne dela seconde moiti duxviii e sicle. En se limitant clairer le contenu de la troisimeCritiquepar son contexte social, et en refusant obstinment dclairer le contexte parluvre, Bourdieu nit par commettre certaines erreurs sur la position de Kant dans lechamp intellectuel allemand de la n duxviii e sicle. En effet, Bourdieu qui reproche lesthtique kantienne dtre totalement anhistorique ne prte lui-mme pas beau-coup dattention lhistoire. Ses seules rfrences historiques et sociales sur lexviii e sicleproviennent deLa Civilisation des murs(1939) de Norbert Elias (Elias, 1991). Or cetouvrage ne porte pas sur le concept de got,mais sur la gnalogie des notions decivili-sationfranaise et deKultur allemande et leurs dterminations sociales et historiques.Dans cette tude magistrale, Elias soutient que lintelligentsia bourgeoise allemande de laseconde moiti duxviii e sicle, tenue lcart de la vie de cour,et par consquent nexer-ant aucune forme de pouvoir, va exprimer ses revendications politiques par lentremisedes uvres dart et plus largement des uvres de lesprit : Nous avons [...] affaire une

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    12.Ce que semploie faire Bruno Pquignot dans louvrage susmentionn.13. Champ tant entendu ici au sens que lui donne Bourdieu : Dans un champ, les agents et lesinstitutions luttent, suivant les rgularits et les rgles constitutives de cet espace de jeu (et, dans certainesconjonctures, propos de ces rgles mmes), avec des degrs divers de force et par l, des possibilits diversesde succs, pour sapproprier les prots spciques qui sont en jeu dans le jeu (Bourdieu,1992, p.78).

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    couche carte dans une large mesure de toute activit politique,dont la pense ignore lescatgories politiques [...], couche qui tire son auto-justication dabord de ses seulesra-lisationsintellectuelles, scientiques ou artistiques (Elias,1991, p.18). Le roman de jeu-

    nesse de Goethe,Les souffrances du jeune Werther (1774

    ), o lopposition entre bourgeoisieet aristocratie structure tout le rcit, illustre parfaitement le lien qui existe entre la condi-tion sociale bourgeoise et les aspirations politiques dune lite dartistes et dintellectuels.

    Or, ds les premires pages du premier chapitre consacr lAllemagne, Elias citeune phrase de Kant tire de lopusculeIde dune histoire universelle au point de vue cos-mopolitique(1784) Nous sommes cultivs un haut degr par lart et les sciences,nous sommes civiliss satit pour exercer les politesses et convenances sociales14 an de dmontrer que lopposition conceptuelle entre culture (Kultur ) et civilisation( Zivilisiertheit ) trouve son origine dans lopposition de lintelligentsia bourgeoise et de

    la socit de cour. En effet, le terme civilisationen Allemagne na pas le mme sensquen France. Il est charg dune connotation ngative qui met laccent sur la duplicitdes murs de la cour : lhomme civilis est poli et courtois prcisment parce quil joueun rle social, parce quil cache ses motions sous le masque des apparences. Le motKultur renvoie au contraire ce que lhumain possde de plus authentique. Cest unconcept qui qualie avant tout les ralisations de lesprit : uvres dart, ouvrages dephilosophie, systmes religieux propres un peuple. Pour mieux asseoir lantithseFrance/Allemagne, Elias opre ainsi un rapprochement entre Kant et les principaux reprsentants duSturm und Drang (Herder, Lessing, le jeune Schiller, le jeune Goethe

    auteur duWerther ...), tous issus de la classe moyenne dont ils reprsentent en quelquesorte llite : Le mouvement littraire de la seconde moiti duxviii e sicle [...] est lamanifestation dune sorte davant-garde de la classe moyenne que nous avons dsignepar le terme dintelligentsia bourgeoise; celle-ci est compose dindividus disperss travers tout le pays [...] lite aux yeux du peuple, personnages dun rang infrieur aux yeux de laristocratie de cour (Elias,1991, p. 30-31).

    Si lantithseKultur /civilisationest bel et bien prsente chez Kant, et peut mmetre repre dans dautres parties de son uvre15, Elias ne mentionne pas que Kant a tlun des plus fervents adversaires des revendications sociales et politiques duSturm und Drang pendant les vingt annes dexistence du mouvement (1770-1790). Chez lui, o le

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    14. Kant cit par Elias (Elias,1991, p.17). Dans la suite de louvrage,Elias revient plusieurs reprises surce passage cl aux pages18, 19, 32, 57...

    15.Par exemple, le long passage desObservations sur le sentiment du beau et du sublime(1764) o Kantoppose lhomme au caractre mlancolique, port vers le sublime, lhomme au temprament sanguin,attir par le beau. Le premier correspond point par point lintellectuel bourgeois ( il hait le mensongeet la dissimulation. Il a un sentiment lev de la dignit humaine. Il sestime lui-mme et tient ltre humainpour une crature qui mrite le respect. Il ne supporte aucune abjecte sujtion et son noble cur respire lesoufe de la libert. Toutes les chanes, des chanes dores quon porte la cour aux lourds fers des galriens,

    lui sont odieuses), lautre,au contraire, se prvaut de certaines vertus qui ne sont en n de compte que desapparences (Ce naturel [sanguin] na que les feux de la sublimit [...] trompe et touche par la seule appa-rence [...] de mme que des corniches et des pilastres colls donnent lide de la solidit bien quils naientaucune tenue et ne protgent en rien,cest ainsi que brillent les vertus plaques, le clinquant de la sagesse etles mrites en trompe-lil) (Kant,1990, p.106 et 109).

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    point de vue cosmopolitique a toujours t prvalent, lantithse sociale entreKultur etcivilisationne deviendra jamais, comme chez Goethe, Herder, Schiller... une antithsenationale entre lAllemagne et la France. Sur la question artistique et esthtique, les dif-

    frences sont galement fondamentales. Kant, contrairement aux prromantiques, nerejette pas le systme des beaux-arts auquel il consacre dix paragraphes de laCritique dela facult de juger(les 44- 54). Pour lui, comme pour Batteux, Voltaire, Hume... larexion doit dsormais porter sur le jugement de got et non plus sur le gnie artis-tique, contrairement ce quafrment les tenants duSturm und Drang . Au 50, Kantcompare le got (qui permet de juger du beau) et le gnie (qui permet de produire desobjets beaux), et donne sans ambigut la primaut au premier sur le second : Si doncen un conit opposant ces deux qualits [le gnie et le got] quelque chose doit tresacri dans une uvre, cela devrait plutt concerner ce quil y a de gnial [...] (Kant,

    1993, p.221). Cette attitude est diamtralement oppose celle quadopteront les prro-mantiques qui nauront pas de mots assez durs pour dnoncer le systme des beaux-arts,tout entier orient vers le spectateur. Cest le cas du jeune Goethe qui, dans un article de1772, sen prend violemment aux esthticiens des beaux-arts qui nont dyeux que pourle public et ngligent lartiste et son uvre : seul importe lartiste, an que dans sa vieil ne sente dautre flicit que celle de son art, y vivant, senfonant dans ses outils de cra-tion, avec toute sa sensibilit et toutes ses forces. Quant au public bayant aux corneilleset au problme de savoir si, aprs avoir bay, il est capable de se rendre compte pourquoiil a bay, en quoi cela importe-t-il? (Goethe,1996, p.93). Cette critique traversera tout

    le mouvement romantique. On la retrouve dans les cours sur lEsthtiquede Hegel (1817 1929), en des termes quasi identiques ceux de Goethe. Hegel reproche Batteux, etaux autres thoriciens des beaux-arts, de ne pas encourager directement la produc-tion de vritables uvres dart et de ne sintresser qu lducation du got [qui]ne port[e] que sur ce qui est extrieur et pauvre (Hegel,1997, p.67-68).

    Force est donc de constater que si lerapport de distinction de classeque Bourdieurepre dans la troisimeCritiquepeut expliquer certains concepts (comme celui duplaisir dsintress), il entre en contradiction avec dautres parties de louvrage,commela primaut du got sur le gnie ou la dfense du systme des beaux-arts, positionsthoriques qui sont antagoniques aux intrts de classe de lauteur. Ceci nous oblige admettre que la position de Kant dans lechampintellectuel, celle dun bourgeois alle-mand comparable celle des auteurs duSturm und Drung , ne saurait expliquer tous seschoix conceptuels. En se cantonnant dans une critique externe de laCritique de la facult de juger , Bourdieu, malgr quil sen dfende16, tombe dans le pige du sociolo-gisme, et ne voit dans la troisimeCritiquequun reet de la lutte de prestige que selivrent certains groupes sociaux autour du concept de got.

    De mme, Bourdieu ne se donne pas les moyens,ou plutt ne veut pas se donner lesmoyens, danalyser la question principale qui traverse la troisimeCritique: lmergence

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    16. [...] la lecture navement rductrice,qui ramnerait le texte de Kant au rapport social qui sy dis-simule et sy transgure, ne serait pas moins fausse que la lecture ordinaire, qui le rduirait la vrit ph-nomnale dans laquelle il ne se dvoile quen se voilant (Bourdieu,1979, p.578).

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    dun public de lart et la mise en vidence de la relativit du got.Comme nous lavonsvu, la solution des esthticiens prkantiens va consister remplacer un objectivisme parun autre : lobjectivit de labelle naturereproduite dans les uvres laisse la place au got

    naturel , nouvel arbitre des arts. Kant est le premier essayer de proposer une solutionqui vite les piges de lobjectivisme. En ce sens, la troisimeCritiquereprsente unecourte parenthse dans lhistoire de lesthtique philosophique, puisque les esthti-ciens qui la prcdent, comme ceux qui la suivront (les philosophes romantiques),tomberont ou retomberont dans les piges de lillusion objectiviste. Au moment o lerelativisme esthtique resurgit travers la question de la dmocratie culturelle(Michaud, 1997), il semble utile de se pencher nouveau sur les origines du phno-mne du got. Ce que lanalyse interne et externe de laCritique de la facult de juger nous montre,cest que nalement le got, tout en faisant lobjet dune lutte de prestige,

    na jamais t monopolis par un groupe social dominant mais a t, depuis loriginedu systme des beaux-arts, lobjet dun partage entre diffrents publics. Cest ce plu-ralisme du got que Kant, le premier, a essay de penser.

    rsum

    Cet article discute la critique que Pierre Bourdieu, dans La Distinction, adresse au jugementesthtique kantien, et tout particulirement au concept de dsintressement qui selon lui cachedes intrts de classe. Tout en reconnaissant avec Bourdieu que la Critique de la facult de juger sinscrit dans la lutte symbolique que lintelligentsia bourgeoise allemande de la n du xviii e siclelivre laristocratie, larticle tente de dmontrer que lesthtique kantienne ne se rduit pas cettelogique de distinctionsociale. Tout dabord, il est faux de dire que Kant nie toute dimension socialedu got puisque, linstar de tous les esthticiens du xviii e sicle, il sinterroge sur la relativit dugot, question primordiale qui nat avec larrive du grand public sur la scne de lart. Ensuite, Kant,contrairement ses contemporains qui dfendent tous la croyance dun got naturel, est le seulesthticien ne pas escamoter la dimension plurielle du got, ce qui va lamener dfendre despositions thoriques qui linscrivent en faux contre ses intrts de classe (ceux de la bourgeoisieallemande cultive) et ne peuvent sexpliquer par la seule recherche dune domination symbolique.

    summary

    This article discusses the critique made by Pierre Bourdieu, in La Distinction, of Kants estheticjudgment, particularly the concept of disinterestedness which, in Bourdieus view, concealsclass interest. While agreeing with him that the Critique de la facult de juger ( Critique of thefaculty of judgment) has its roots in the symbolic struggle waged by the German bourgeoisintelligentsia of the late 18th century against the aristocracy, the article argues that kantianesthetics cannot be reduced to the logic of social distinction. First of all, it is wrong to say thatKant denies any social dimension of taste since, like all 18th century estheticians, he questionsthe relativity of taste, a question of utmost importance that arises with the general publics arrival

    on the art scene. Secondly, Kant, unlike his contemporaries, who all defend the belief in innatetaste, is the only esthetician not to evade the plural dimension of taste, which will lead him todefend theoretical positions that challenge his class interests (those of the German culturedbourgeoisie) and cannot be explained by the sole quest for a symbolic domination.

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    resumen

    Este artculo discute la crtica que P. Bourdieu, en La Distincin, dirige al juicio esttico kantiano,y muy especialmente al concepto de desinters que a su modo de ver oculta intereses de

    clase. Tras reconocer con Bourdieu que la Crtica de la facultad de juzgarse inscribe en la luchasimblica que la inteligencia burguesa alemana de finales del siglo xviii suministra a laaristocracia, el artculo intenta demostrar que esttica kantiana no se reduce a esta lgica dedistincin social. En primer lugar, es falso decir que Kant niega toda dimensin social delgusto puesto que, tal a la manera de todos los estticos del siglo xviii , se pregunta sobre larelatividad del gusto, cuestin primordial que nace con la llegada de la opinin pblica sobre laescena del arte. A continuacin, Kant, contrariamente a sus contemporneos que deendentoda la creencia de un gusto natural, es el nico esttico que debe eludir la dimensin plural delgusto, lo que va a llevarle a defender posiciones tericas que lo inscriben en falso contra susintereses de clase (los de la burguesa alemana cultivada) y que no pueden explicarse por la

    nica bsqueda de una dominacin simblica.

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