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    armes prives, armes dtat

    ARMES PRIVES, ARMES DTAT

    mercenaires et auxiliaires

    dhier et daujourdhui

    Actes du colloque des 27 et 28 mars 2008

    Htel national des Invalides Paris

    Secrtariat gnral pour ladministration (SGA)

    Direction de la mmoire, du patrimoine et des archives (DMPA)

    Centre dtudes dhistoire de la dfense (CEHD)

    En partenariat avec la Fondation Saint-Cyr

    et le Centre dtudes et de recherche de lcole militaire (CEREM)

    sous la direction dejean-christophe romer et laurent henninger

    AVERTISSEMENT

    Les opinions mises dans ce document nengagent que leurs auteurs. Elles ne constituent en aucune manire une position officielle du ministre de la dfense.

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    armes prives, armes dtat

    tudes de lIrsem dj parues :

    1 les crises en afghanistan depuis le xixe sicle

    2 des gardes suisses Blackwater, volume 1

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    armes prives, armes dtat

    les tudes de lirsem

    LIrsem dploie son activit dans le champ de la pense strat-gique afin de renouveler approches et grilles danalyse ncessaires au renouvellement de la pense stratgique. Il sagit de rendre intelligibles les principaux enjeux stratgiques contemporains qui intressent la France tout en offrant des rflexions originales sur ces mmes enjeux.

    LIrsem couvre huit domaines dtudes : tude des nouveaux conflits, pense stratgique et nouveaux concepts, armement et prolifration, scurit europenne et transatlantique, scurits rgionales compares, dfense et socit, histoire de la dfense et de larmement, enjeux juridiques de dfense.

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    armes prives, armes dtat

    SOMMAIRE

    Prface ...........................................................................................................................7Jean-Christophe Romer et Laurent Henninger

    1re PARTIE: LA MARCHE VERS LTAT-NATION

    Mercenaires et soldats-citoyens dans le monde grec lpoque hellnistique ..13Jean-Christophe Couvenhes

    Se pourvoir darmes propres Machiavel, les pchs des princes et comment les racheter ................................................................................................ 31

    Jean-Claude Zancarini

    Mercenariat, entreprise militaire et souverainet royale dans larme de Richelieu...................................................................................................................... 47

    Herv Drvillon

    Company Men and Kings Men The English East India Companys Army and the British Army in India, 1750-1783 ................................................................. 65

    Gerry Bryant

    La critique de larme professionnelle comme arme prive du despote, partir des contributions de Jean-Paul Marat ......................................................... 81

    Bernard Gainot

    Les quipages militaires dans la campagne de Pologne (1807) Un exemple napolonien de transfert de lentreprise ltat ..................................................... 97

    Benot Roger

    Milices, gurillas, et arme nationale dans la Rpublique de Colombie (Nouvelle-Grenade et Venezuela, 1810-1830) ........................................................ 121

    Clment Thibaud

    La guerre de course: une guerre prive et immorale? (1763-1795) ...................149Marc Belissa

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    2e PARTIE: ARMES PRIVES ET TATS-NATIONS

    Labolition de la course ............................................................................................161Michle Battesti

    The Arab Legion and the Trans-Jordan Frontier Force, 1920-48 Private Armies or Agents of the British Government? .......................................................179

    Matthew Hughes

    La Waffen-SS, milice politique au service dune idologie dtat .......................191Jean-Luc Leleu

    La CAT/Air America pendant les guerres dIndochine (1950-1975) Le rle dune compagnie arienne prive secrtement dtenue par la CIA ....................205

    Pierre Journoud

    Private Armaments and Military Service Companies and British Foreign Policy in the 1960s and 1970s .................................................................................231

    Nikolas Gardner

    Le mercenariat francophone des annes 1960-1990 et lchec de son volution en socits militaires prives Le cas de Bob Denard ................243

    Philippe Chapleau

    Le boulanger dAdam Smith, ou la chimre nolibrale Du citoyen-soldat au mercenariat universalis .....................................................255

    John Christopher Barry

    Rinventer ltat, externaliser la dfense Lexprience amricaine de la rforme des forces armes laube du XXIe sicle ......................................275

    Sami Makki

    Carl Schmitt et la question de la force prive........................................................309David Rigoulet-Roze

    Armes publiques / armes prives Le point de vue de lanalyse conomique ..............................................................................................................345

    Christian Schmidt

    La production de dfense militaire entre rgie et dlgation .............................357Jacques Aben

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    armes prives, armes dtat

    prface

    Organis en mars 2008, le colloque Armes prives, armes dtat, de lAntiquit nos jours est le produit dun projet longuement mri au sein du Centre dtudes dhistoire de la dfense (CEHD) car son caractre, alors innovant, mritait une prparation et une prsentation de la problmatique la plus complte possible. La question, aujourdhui la mode, nen tait en effet qu ses premiers balbutiements mdiatiques. Cest pourquoi il a paru ncessaire au CEHD de replacer cette question mergente dans sa perspective historique la plus complte et la plus ancienne, afin que le dcideur ne soit pas contraint de reposer une question laquelle des rponses pertinentes auraient pu dj avoir t donnes.

    Ce sujet historique, profondment ancr dans lactualit, naurait pas non plus pu faire lobjet dune manifestation publique sans un soutien enthousiaste de la Fondation Saint-Cyr qui venait alors dtre cre. Cette aide essentielle a notamment permis au CEHD de consolider la dimension comparative lment essentiel de toute rflexion vocation scientifique permettant la prsence de collgues trangers, notamment britanniques. Que la Fondation Saint-Cyr soit ici remercie pour cette aide.

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    Qua-t-on voulu dmontrer loccasion de cette manifestation ? Avant tout, il sagissait dtudier un processus dynamique, en loccurrence la dialectique existant entre les armes prives et les armes dtat, cest--dire les passages et les changes des unes aux autres, ainsi que les moments et les conditions historiques de ces basculements, quils aient t complets ou partiels. Il sagissait aussi dviter deux cueils. Le premier aurait consist retracer une simple histoire du mercenariat, a fortiori selon une approche purement chronologique et descriptive; or, la problmatique des armes prives ne saurait se rduire celle du seul mercenariat. Le second aurait consist exagrer le trait des similitudes et de voir dans lactualit une simple reproduction du pass, vacuant ainsi la complexit la fois des problmatiques du pass et celles du prsent.

    Ds lors, il convenait de tenter de traiter la question dans sa profondeur, sous des angles souvent originaux et les plus varis possibles: conomique, juridique, philosophie politique. Ces thmes ont t abords selon les approches successives qui sont celles de la marine, de larme de terre ou de laviation, privilgiant le temps long, et faisant appel des exemples souvent peu ou mal connus voire inattendus, comme ceux de larme de la Compagnie anglaise des Indes ou de la SS envisage comme arme semi-prive . Beaucoup dides reues et de lieux communs sur la question des armes prives et du mercenariat ont ds lors t remis en question, relativiss, voire mis mal. On peut enfin relever que la problmatique qui sous-tendait la plupart des interventions, savoir les liens et/ou les transferts entre le priv et le public, navait jamais t aborde.

    Ceci montre, une fois encore, la pertinence de lhistoire qui, en prsentant la varit des situations avec leurs nuances parfois subtiles, permet une mise en perspective ingalable. Lhistoire permet ds lors de remettre en question jusquaux ides et principes de base qui, devenus des clichs rducteurs, empchaient de penser les questions actuelles (et futures) dans toute leur ampleur et avec la profondeur ncessaire.

    Si lon cherchait tirer ne serait-ce quune leon de tous ces cas abords dans ce volume, ce serait celle selon laquelle le mercenariat (ou la course, ou les armes prives, etc., car les formes et les statuts peuvent considrablement diffrer) ne prospre que sur la ngation de

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    armes prives, armes dtat

    la res publica, ou tout au moins dans les espaces que celle-ci noccupe pas, pour des raisons qui varient dune circonstance, dun lieu ou dune poque lautre : de lultralibralisme voire dun anarcho-libralisme de type notamment anglo-saxon des situations de type fodal, au sens large ou gnrique du terme, allant du Moyen-ge certaines formes du fascisme. Ce nest donc pas un hasard si, pendant des sicles, le lieu principal de la guerre prive fut la mer, cest--dire la res nullius du droit, l o labsence non seulement dtat mais mme de toute forme de res publica est la plus patente. Ce qui amne rflchir la nature des conflits futurs dans ces autres res nullius que sont lespace extra-atmosphrique et le cyberespace Paralllement, de lAntiquit lAncien Rgime ou mme aux guerres dindpendance sud-amricaines, cest--dire en des lieux et en des poques o le droit, ltat et la res publica se cherchent et se construisent, parfois maladroitement, les formes dorganisation militaire publique ou prives sinterpntrent et ne sopposent pas toujours.

    En termes de mthode, ce sont les approches thmatiques qui ont t privilgies, mme si lconomie gnrale de cet ouvrage adopte une prsentation chronologique. Mais, pour chaque sujet a t privilgie une approche disciplinaire spcifique, quil sagisse des questions juridiques (notamment le droit des gens, mais galement la question du rapport entre droit public et droit priv, entre la guerre publique et la guerre prive, etc.), politiques (question de ltat et de son appareil de souverainet), diplomatiques (les forces prives comme outil de politique trangre), sans ngliger lun des aspects essentiels de la guerre : sa dimension dacte conomique. Cela permet par ailleurs dobserver le fait que les conditions matrielles et techniques de la guerre ne sont pas sans consquences sur la privatisation ou l tatisation des forces armes, selon les poques.

    Jean-Christophe Romer et Laurent Henninger

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    1re PARTIE

    LA MARCHE VERS LTAT-NATION

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    MERCENAIRES ET SOLDATS-CITOYENS DANS LE MONDE

    GREC LPOQUE HELLNISTIQUE

    Une ide tenace hrite dune historiographie dj ancienne voudrait qu lge dor du soldat-citoyen, cest--dire lpoque classique et plus prcisment au Ve sicle, succda une priode de dveloppement du mercenariat, au point que le mercenaire prit la place du soldat-citoyen dans le rang des armes1. Le dveloppement

    1. Launey, M., Recherches sur les armes hellnistiques, I, Paris, 1949, p. 7 : En Grce, les cits ne trouvent pas dans le corps civique, dont le dvouement patriotique est en baisse (Athnes), ou qui dcline numriquement (Lacdmone), des lments suffisants pour dfendre leur indpendance et soutenir leur politique : elles ont plus que jamais besoin de mercenaires. Les confdrations arrivent mobiliser des effectifs relativement levs ; par priodes au moins, le koinon botien surveille de prs lenrlement et linstruction des recrues ; mais la rpugnance des Achens pour la chose militaire, en dpit mme des efforts dun Philopoimen, est profonde, et la confdration na jamais pu se passer de mercenaires. Plus considrables encore sont les besoins des monarchies hellnistiques, frquemment engages dans des guerres interminables et condamnes occuper et tenir dimmenses territoires ; Garlan, Y., La Guerre dans lAntiquit, Paris, 1972 , p. 74 : Le mercenariat ne fut donc pas essentiellement en Grce un facteur de dsintgration sociale et politique : bien plutt le rsultat dune crise de naissance ou de dgnrescence de la cit, dont le cadre troit ne pouvait rsister la pousse des antagonismes internes .

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    du mercenariat durant la guerre du Ploponnse (431-404), puis tout au long du IVe sicle trouverait alors son aboutissement la priode hellnistique qui souvre avec Alexandre conventionnellement, on retient la date de sa mort en 323 et sachve avec la conqute du monde grec par Rome, jusqu la bataille dActium en 31 av. J.-C. Il ne sagit pas de nier limportance militaire et sociale du mercenariat partir de 430 dans le monde grec, mais den mesurer plus prcisment les effets et les rapports entretenus avec les soldats-citoyens. Car le mercenariat nest pas un phnomne nouveau : lpoque archaque, dj, il assura une soupape de scurit des crises sociales que traversrent les cits naissantes et contribua sa manire au mouvement de colonisation en Mditerrane. Le dveloppement du mercenariat au IVe sicle sexplique par un faisceau de facteurs aussi divers que les volutions tactiques, la guerre du Ploponnse, la multiplication des guerres au IVe sicle et lexclusion tout autant politique quconomique dune partie des membres des communauts civiques. Mais de l considrer la disparition du soldat-citoyen et son remplacement par le mercenaire, il y a un pas quon ne franchit plus aujourdhui.

    Cette substitution trouvait autrefois sa force principale dans lide selon laquelle la cit grecque tait morte Chrone, bataille remporte par Philippe II, le pre dAlexandre, sur les forces coalises des Grecs emmenes par Athnes. Cette mort de la cit Chrone tait conue comme le point dachvement dun processus de dclin enclench par le dsastre de la guerre du Ploponnse, vritable guerre mondiale lchelle de loikoumen grecque. Dans sa thse sur La Fin de la dmocratie athnienne au IVe sicle2, lhistorienne Claude Moss met en avant la notion de dclin ou de crise de la cit, qui, dun point de vue militaire, fut marque par le dsengagement des citoyens des champs de bataille, lutilisation massive des mercenaires et les aventures de chefs dexpditions, certes stratges, mais placs la tte darmes qui leur sont dvoues et quils doivent solder au dtriment des allis. Il est vrai quune lecture littrale de certains orateurs attiques engage sur cette voie3. Pourtant, ltude des documents pigraphiques relatifs aux cits grecques de lpoque hellnistique conduisirent

    2. Moss, Claude, La Fin de la dmocratie athnienne. Aspects sociaux et politique du dclin de la cit grecque au IVe sicle, Paris, 1962.

    3. Marinovic, L., Le Mercenariat grec au IVe sicle avant notre re et la crise de la polis, Paris, 1988 (trad. du russe par J. et Y. Garlan).

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    trs tt Louis Robert, puis ses successeurs, redresser cette ide et proclamer que la cit grecque nest justement pas morte Chrone4. Si les cits grecques lexception de Rhodes ne parviennent plus jouer les premiers rles sur la scne internationale et doivent cder de leur superbe face aux royaumes lagide, sleucide, antigonide puis devant Rome, il nen demeure pas moins quinstitutionnellement et militairement ces cits continuent dexister avec vivacit jusqu lpoque impriale et bien au-del. Ainsi, les cits continuent dentretenir un corps de soldat citoyen et, paralllement, en fonction de leurs moyens financiers et des besoins, un corps de mercenaires, dont la place a commenc a tre rvalue5.

    Dans le cadre du prsent colloque, au regard de la problmatique choisie par les organisateurs, il napparat gure possible de placer de manire tanche les soldats-citoyens dans le camp des armes dtat et les mercenaires dans celui des armes prives. Les choses sont plus mouvantes, commencer par la dfinition de larme prive, un peu anachronique dans un monde qui se targue davoir invent le politique. Cest ce que nous allons tenter de dmontrer en essayant de dfinir dans une premire partie ce qui distingue vritablement un mercenaire dun soldat-citoyen; puis, dans une deuxime partie, nous constaterons la ncessaire cohabitation entre mercenaires et soldats-citoyens au sein des armes, quelles soient royales ou civiques ; enfin, nous envisagerons le fort tropisme exerc par la cit lgard de mercenaires vers la condition passe ou future de soldats-citoyens.

    Ce qui distingue un mercenaire dun soldat-citoyen

    Quels sont les lments de distinction permettant de diffrencier mercenaires et soldat-citoyens ? Il y a dabord cette dfinition simple des situations: le mercenaire est un tranger rmunr par la puissance au ct de laquelle il sengage par contrat; le soldat-citoyen dfend sa communaut, son territoire et ses institutions civiques. Ces deux situations transparaissent diffremment dans les sources. Du

    4. Robert, L., REA (1960), p. 325 ; voir aussi Gauthier, Ph., Les cits hellnistiques : pigraphie et histoire des institutions et des rgimes politiques , Actes du VIIIe Congrs international dpigraphie grecque et latine, Athnes, 1984, p. 107.

    5. Pour cette rvaluation, lpoque classique : cf. Baker, P., Les mercenaires in Prost, F., d., Armes et socits de la Grce classique, Paris, 1999, p. 240-255 ; Bettalli, M., I mercenari nel mondo greco, Pise, 1995 ; lpoque hellnistique : Couvenhes, J.-Chr., Les cits grecques dAsie Mineure et le mercenariat lpoque hellnistique in Couvenhes, J.-Chr., et Fernoux, H.-L., Les cits grecques et la guerre en Asie Mineure lpoque hellnistique, Tours, 2004, p. 77-113.

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    ct du mercenariat, les textes littraires, au premier rang desquels on trouve Polybe, focalisent bien souvent leur attention sur les armes royales et lusage quelles font des mercenaires. Dans ces textes, les mercenaires sont qualifis soit de oi xnoi, les trangers, de to xnikon, le corps des trangers, soit de oi misthophoroi ou misthophorountes, ceux qui reoivent un misthos, une solde, cest--dire les mercenaires (si lon reprend ltymologie latinede mercenarius); ce sont aussi les ai misthophorikai dunameis, les troupes mercenaires, cest--dire des solds, le to misthophorikon, le corps mercenaire6. En termes de statut politique, les mercenaires se distinguent donc la fois des oi politikoi stratiotai, les soldats-citoyens et des sujets royaux ou des allis, qui avaient obligation de service. Les mentions des xenoi et des mistophoroi sont donc nombreuses et montrent combien les rois, commencer par Alexandre, prouvrent la ncessit denrler dans leurs armes des soldats trangers rmunrs. Louvrage fondateur de Marcel Launey intitul Recherches sur les armes hellnistiques (2 vol., 1949-50, 2e d. 1987) est de ce point de vue rvlateur. Lauteur, trop tt disparu, recense dans un premier volume les diffrentes origines gographiques des soldats, classs par ethnie avant daborder dans un deuxime volume des questions plus transversales lies aux associations de soldats, leurs conditions de service, leurs implications politiques, religieuses et socio-conomiques. En privilgiant lidentification des corps de troupes par leur ethnie, leur origine gographique, Launey ne fait que suivre la pente que lui indique ses sources, littraires pour une bonne part, mais galement pigraphiques et papyrologiques. Ce que lon repre le mieux dans les descriptions de batailles entre rois, telles que nous les livrent Polybe, Arrien ou Diodore de Sicile, ce sont les effectifs do mergent tel corps de Crtois, de Thraces, dArgiens ou de Rhodiens. Finalement, et un peu malgr lui, Launey sintresse davantage aux armes royales et au mercenariat quaux armes hellnistiques dans leur ensemble.

    Du ct des cits, en effet, des recherches rcentes ont montr la vigueur des capacits militaires des communauts civiques hellnistiques7. Ces capacits apparaissent de manire partielle,

    6. Sur ces termes, Launey, M., op. cit., I (1949), p. 27-28 ; Foulon, E., Contribution une taxinomie des corps dinfanterie lpoque hellnistique (II) , Les tudes classiques, 64 (1996), p. 317-338.

    7. Cf. Baker, P., Cos et Calymna : esprit civique et dfense nationale, Qubec, 1991 ; Couvenhes, J.-Chr., Les Garnisons de lAttique du IVe au Ier s. av. J.-C. par les inscriptions, thse, universit Paris IV-Sorbonne, 2000 ; Chaniotis, A., War in the Hellenistic World, Oxford, 2005, p. 18 et suiv.

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    parfois elliptique, dans divers documents pigraphiques, mais il ny a pas douter de leur ralit. Loin dabdiquer leurs prrogatives en matire de dfense, mme lorsquelles taient passes sous la domination militaire dun royaume, les cits grecques continuaient entretenir leurs fortifications, selon diverses procdures de financement, et constituer une arme civique, parfois plus quune simple milice, qui tait pour une bonne part compose de citoyens. Des citoyens soldats nhsitaient donc pas prendre les armes pour sauvegarder les intrts de leur communaut. Ces mmes citoyens occupaient de nombreuses magistratures militaires lissue dun processus de slection dmocratique, et continuaient former une partie de leur jeunesse lart de la guerre travers lphbie. Les jeunes apprenaient toujours le combat traditionnel de la phalange hoplitique auquel sajoutaient le tir larc, le lancer du javelot, le tir la catapulte, le combat avec armes lgres, comme lindiquent de nombreuses inscriptions de gymnases. Car les cits, qui continuaient lutter activement pour le maintien de leur autonomie politique mise mal par les dominations royales, poursuivaient aussi une politique trangre petite chelle lorsque les rois, puis Rome le leur permettaient. Cette politique trangre traditionnelle, mene en vertu du principe dleuthria (libert), tait constitue de jeux dalliance et de conflits avec des cits voisines, le plus souvent pour des litiges territoriaux qui se rglaient par les armes ou la ngociation.

    Si donc on peut assez aisment diffrencier mercenaires et soldats-citoyens du point de vue du statut politique, les premiers tant des trangers, non-citoyens, les seconds des citoyens, il semble que lon puisse aussi tablir une distinction dans le domaine des reprsentations que lon se faisait de ces deux types de soldats. Longtemps influence par les orateurs attiques, lhistoriographie a fait du mercenaire une sorte de baroudeur et daventurier, un soldat dont la conduite tait dicte avant tout par lappt du gain, alors que le soldat-citoyen se distinguait par son dsir plus noble de dfendre sa communaut politique8. Sans remonter Isocrate qui, au IVe sicle, dpeignait ainsi ceux quil appelait les peltastes en les opposant aux citoyens, il est vrai que la comdie hellnistique, connue par Plaute, son avatar romain, se plaisait mettre en scne des fanfarons bagarreurs, intresss et prts tout pour sduire une belle. Toutefois,

    8. Garlan, Y., op. cit. (1972), p. 67.

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    du point de vue des reprsentations, il convient de rester prudent. Certes, travers la figure du soldat , Plaute se fait lcho des conditions de casernement des troupes dans les garnisons royales que bien des cits hellnistiques se trouvrent obliges daccueillir. Mais ces proccupations taient aussi celles des soldats-citoyens. La discipline comme la bonne tenue des militaires par rapport aux civils sont des objets constants de proccupation de la part des officiers. De plus, une troupe de soldats-citoyens sur un territoire ennemi navait gure de chance de se comporter mieux que des mercenaires.

    Dans dautres domaines, la frontire entre les deux types de soldats savre plus floue, commencer par le critre de la rmunration. En effet, les conditions de service des uns et des autres sont assez semblables. Certes, on a mis en relation la multiplication des termes relatifs la solde avec le dveloppement concomitant de grandes armes professionnelles au IVe sicle. Toutefois, il a t galement soulign la difficult distinguer corps civiques et troupes mercenaires dans les sources o il est question de la solde, avec diffrents termes possibles9. En effet, le soldat-citoyen lpoque hellnistique recevait une solde comme le mercenaire, ce dont tmoignent quelques attestations pigraphiques10. Dans lAthnes classique dj, il lui tait possible de vivre du modeste misthos qui lui tait vers pour participer des expditions11. Lappt du butin et la propension au pillage ne constituaient pas un critre de distinction si pertinent quon a voulu le voir. En ralit, mercenaires et soldats-citoyens sadonnaient pareillement au pillage dont la pratique tait dj prsente comme normale chez Homre. Aristote thorisa le butin comme un mode naturel dacquisition . Quant lide selon laquelle le pillage se serait accru lpoque hellnistique sous linfluence du mercenariat, elle semble issue dune surinterprtation des sources12. Mercenaires et soldats-citoyens avaient une aptitude similaire vivre sur le pays, comme cela tait si frquent dans le monde grec, depuis lpoque archaque.

    9. Krasilnikoff, J.A., The Regular Payment of Aegean Mercenaries in the Classical Period , C&M 44(1993) , p. 77-80.

    10. Tableau dans Couvenhes, J.-Chr., La place de larme dans lconomie hellnistique : quelques considrations sur la condition matrielle et financire du soldat et son usage dans les marchs , dans Approches de lconomie hellnistique, Entretiens darchologie et dhistoire 7, Saint-Bertrand-de-Comminges, 2006, p. 397-436.

    11. Diodore XVIII, 10, 1.

    12. Cest lerreur de perspective commise par Pritchett, K.W., Greek State at War, I, Berkeley et Los Angeles, 1971, p. 74-75, que redresse Krasilnikoff, J.A., Aegean Mercenaries in the Fourth to Second Centuries B.C. A Study in Payment, Plunder and Logistics of Ancient Greek Armies , C&M 43 (1992), p. 35.

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    Un deuxime critre de distinction couramment invoqu porte sur la spcialisation tactique des mercenaires, l o les soldats-citoyens resteraient cantonns un certain amateurisme que compenserait leur farouche dsir de dfendre leur patrie. regarder les sources de plus prs, cette impression tombe. Tout comme le mercenaire, le soldat-citoyen de lpoque hellnistique stait spcialis, un certain nombre constituant mme de vritables bataillons dlite13. De mme, la dure du service de certains soldats-citoyens affects dans les garnisons protgeant leur territoire civique tait vraisemblablement dune anne, renouvele par certains, ce qui supposait un stationnement permanent incompatible avec lidal de la leve des troupes opre uniquement en rponse une attaque ennemie. Il est probable quil faille dailleurs considrer certaines composantes des armes civiques sous langle de la professionnalisation, mme si les preuves sont tnues. Il y a l matire des recherches futures.

    La diffrence le plus significative rside-t-elle dans la loyaut envers la cause dfendue14? Il est de coutume de considrer quen gnral, le soldat-citoyen est loyal lgard de sa cit alors que le mercenaire peut aisment trahir le camp quil sert. Lassertion est vraie lexception prs, et elle est de taille, de la stasis, cette guerre civile qui dchira bien des communauts civiques, notamment au IVe sicle. Dans le droulement de ces staseis, les mercenaires engags par un camp ou par lautre, voire par les deux, intervenaient frquemment, mais sans en tre ni la cause, ni le moteur principal15. En revanche, certains mercenaires, notamment les Crtois, passaient pour spcialistes en matire de trahison ; Polybe se fait lcho de certaines de leurs forfaitures16. De mme, il nest pas rare que des mercenaires dfaits sur un champ de bataille passent tout simplement dans le camp des vainqueurs. Pourtant, la ralit de ces engagements successifs ne sont pas analyser en termes moraux. Dune part, lorsquils sont dfaits, des mercenaires ne sont pas faits prisonniers car ils sont considrs moins comme des ennemis que comme des salaris17. En effet, les

    13. Garlan, Y., Guerre et conomie en Grce ancienne, Paris, 1989, p. 147-150.

    14. Krasilnikoff, art. cit. (1992), p. 28, n. 16.

    15. Lonis, R., Poliorctique et stasis dans la premire moiti du IVe sicle , in Carlier, P., d., Le IVe sicle av. J.-C.. Approches historiographiques, Paris, 1996, p. 241-257.

    16. van Effenterre, H., La Crte et le monde grec de Platon Polybe, Paris, 1948, recense ces attestations qui abondent, notamment au moment des guerres crtoises, lorsque Philippe V, bte noire polybienne, tait devenu le prostats du koinon des Crtois.

    17. Ducrey, P., Le Traitement des prisonniers de guerre, des origines la conqute romaine, Paris, 1968, p. 101-102 ; Ilari, V., Guerra e diritto, p. 281 et suiv. ; Giovanini, A., Les Relations entre tats dans la Grce antique, Stuttgart, 2007, p. 209.

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    armes prives, armes dtat

    chances de rachat des prisonniers par lemployeur dorigine ou bien des parents et des proches taient nulles, contrairement aux soldats-citoyens qui pouvaient esprer un retour la libert contre paiement dune ranon. Dautre part, dans ces changements demployeurs, qui paraissent versatiles, les mercenaires restent en ralit attachs leur chef de troupe celui que lon appelle condottiere par rfrence linstitution militaire italienne du bas Moyen-ge. On pourrait ainsi considrer que si, lautorit politique suprieure change, la loyaut lgard du chef nest en fait aucunement dmentie.

    En ralit, la question de la loyaut la cause servie doit tre dplace, ou examine la lumire des conditions juridiques (ou institutionnelles) dengagement des soldats. Cest l un des lments de distinction les plus vidents. Pour le soldat-citoyen, lengagement dans larme de sa propre cit semble aller de soi. Cest vrai dans une certaine mesure, une fois pass lexamen daptitude, accomplies les dmarches dinscriptions sur des rles dont nous avons conserv de rares traces, et effectues des priodes dinstruction militaire, qui continuent dtre pratiques lpoque hellnistique, au moins sous la forme de lphbie. Pour le mercenaire, on considre depuis louvrage fondateur de Griffith sur le mercenariat que lenrlement seffectuait soit par voie diplomatique, un tat demandant un autre de lui fournir des soldats, soit de manire informelle par leve de troupes qui navaient plus de liens avec une autorit politique18. Cette distinction importante sappuie sur un passage du Philippe dIsocrate qui tmoigne du fait qu son poque (milieu du IVe sicle) il tait plus facile de recruter parmi ceux qui erraient en exil que parmi ceux qui vivaient dans leur propre cit19. On connat aussi lexistence de xnologoi, ces officiers recruteurs mandats par une puissance trangre dsirant lever une troupe stipendie et dont on peut se demander sils pouvaient rellement agir linsu des cits situes dans leur bassin de recrutement20. Parfois, il semble que le chef dune troupe dj constitue se mettait la disposition dune puissance trangre, mais ces ralliements seffectuaient souvent aprs une dfaite21.

    18. Griffith, G.F., The Mercenaries of Hellenistic World, Cambridge, 1935, p. 254-263.

    19. Isocrate, Philippe, 96.

    20. Launey, op. cit., I, p. 30-32 qui donne des rfrences.

    21. Launey, op. cit., I, p. 32-36 qui donne des rfrences.

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    Il reste difficile de mesurer limportance de ce recrutement individuel, et par l mme le rle vritable jou par ceux que les historiens de lAntiquit appellent les condottieri. Ces derniers taient-ils des baroudeurs la tte darmes prives ou bien tout simplement soit les agents recruteurs dune monarchie, soit les soldats-citoyens contrls par leur cit placs la tte de contingents trangers. De mme, beaucoup t crit par exemple sur le march des mercenaires du cap Tnare, qui pourrait ntre quun mythe historiographique et en ralit concerner les relations entre Sparte et Athnes face la contestation montante contre lautorit macdonienne la mort dAlexandre. y regarder de prs, limage dun tel march, fond sur la loi de loffre et de la demande, le cde celle dun point de ralliement o les impratifs politiques lemportent sur toute autre considration.

    Ainsi, il existait un autre moyen dengager des soldats : le recrutement pouvait seffectuer par la voie diplomatique, dans le cadre de traits dalliance (symmachia). Cest le cas notamment pour les soldats crtois qui, la fin du IIIe sicle, prennent rang dans des armes civiques ou royales22. Toute la difficult rside alors pournous dans la qualification de ces soldats. Les Crtois sont-ils des allis (symmachoi), cest--dire des soldats-citoyens, ou bien des mercenaires ? Lexemple du trait entre Rhodes, lune des cits les plus puissantes du temps, et la cit crtoise de Hirapytna montre lambigut des statuts23. Sur une pierre errante, retrouve dans le Frioul, on peut lire que:

    Si le peuple des Rhodiens demande aux Hirapytniens une aide militaire, que les Hirapytniens envoient cette aide dans les trente jours qui suivent la demande des Rhodiens, soit deux cents hommes compltement arms, sauf si les Rhodiens ont besoin de moins dhommes ; et que des hommes envoys, la moiti au moins soient des citoyens de Hirapytna; si les Hirapytniens se trouvent aussi en guerre, quils envoient autant dhommes quil leur sera possible; que les Rhodiens fournissent aux hommes envoys par les Hirapytniens les moyens de transports pour leur voyage de Crte Rhodes; [suivent

    22. Les rfrences sont donnes par Kreuter, S., Aussenbeziehungen kretischer Gemeinden zu den hellenistischen Staaten im 3. und 2. Jh. V. Chr., Munich, 1992.

    23. Schmitt, H.H., Die Staatsvertrge des Altertums III. Die Vertrge der griechische-romischen Welt von 338 bis 200 v. Chr., n 551. En dernier lieu, cf. le commentaire de Rouanet-Liesenfelt, A.-M., Les rois de lOrient hellnistique, la Crte et les mercenaires crtois , in Le Dinahet, M.-Th., LOrient mditerranen. De la mort dAlexandre au Ier sicle avant notre re, Paris, 2003, p.76-102.

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    des clauses financires relative la solde: dans les quatre premires annes : 9 oboles rhodiennes/jour/homme et 12 oboles/jour/commandants de plus de 50 hommes ; passs ces 4 ans : conditions identiques, sauf pour les 30 premiers jours, la charge des Hirapytniens] ; si les Rhodiens se trouvent engags dans une guerre avec un alli des Hirapytniens, que les Hirapytniens envoient aux Rhodiens laide militaire convenue si les Rhodiens ont t agresss, mais que, si ce sont les Rhodiens qui ont dclench la guerre, les Hirapytniens naient pas lobligation denvoyer une aide militaire aux Rhodiens; si les Rhodiens ont besoin de recruter des mercenaires en Crte, que les Hirapytniens garantissent la scurit au recruteur de leur cit, ainsi que dans leur territoire et dans les les qui dpendent deux, dans la mesure du possible, et quils fassent tout pour que les Rhodiens puissent accomplir leur recrutement; et quils ne permettent personne, sous quelque prtexte que ce soit, de recruter des mercenaires contre les Rhodiens et quaucun Hirapytnien ne participe une campagne contre les Rhodiens, sous quelque prtexte que ce soit, quil soit sinon puni des mmes chtiments que sil participait une campagne contre Hirapytna, lexception de ceux qui se sont engags avant la conclusion de cet accord.

    Ce trait a souvent t interprt comme un trait ingal, mme si Rhodes, dans la deuxime partie du texte que nous navons pas reproduite sengage fournir deux trires Hirapytna si elle a besoin daide. De plus, les obligations des uns et des autres se limitaient la fourniture dune aide bien dfinie, sans obligation dentrer en guerre au ct de lalli. En revanche, Rhodes sassure un vivier de recrutement et lenvoi rapide dun contingent de soldat : elle na pas recruter des mercenaires par le biais de xnologuoi, puisque la tche est dj ralise par la cit; et, qui plus est, si elle dsire nanmoins recourir cette pratique, les Hirapytniens sengagent garantir la scurit de tels recruteurs dans leur cit et sur les territoires quils contrlent. Un fait est remarquable : la moiti du contingent fourni est compose de citoyens. Cela peut tre interprt comme une garantie de la valeur des soldats, lautre moiti tant peut-tre constitue dune catgorie dhommes libres non-citoyens, appels apetairoi24. Formellement, le recrutement des soldats crtois est prvu par la clause dun trait

    24. Le lien de cette catgorie avec les nocrtois est hypothtique.

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    dalliance bilatral, ce qui en fait des allis (symmachoi) ; en ralit, leur condition de service spcialisation au combat, rmunration et origine trangre les apparente des mercenaires. On sest dailleurs plu voir des similitudes entre lexode militaire crtois et celui des rgiments dit capituls qui furent mis la disposition des puissances allies, en vertu de traits bilatraux, par les cantons de la Suisse moderne25. Le dpart du pays de ces citoyens sexpliquerait par la structure sociale des cits de lle, les Crtois ne pouvant pas reprendre tout de suite lexploitation agricole de leur pre. Le retour au pays tait la rgle. La spcificit de ces mercenaires ntait finalement pas leur rmunration, dont le trait prvoit les moindres dtails; elle rsidait plutt dans leur aptitude rester des Crtois, donc dternels trangers aux yeux de leurs employeurs.

    La ncessaire cohabitation entre mercenaires et soldats-citoyens au sein des armes civiques et royales

    Il ne faudrait pas simaginer un monde o la dfense des cits serait totalement assure par des soldats-citoyens et les armes royales constitues uniquement de mercenaires. Les armes civiques, dune part, taient des organismes composites : le corps principal tait citoyen, mais bien des statuts politico-juridiques pouvaient sy greffer. Ainsi, les armes civiques comptaient dans leurs rangs des non-citoyens rsidents, aux statuts divers, tels les mtques, les isotles ou les paroikoi. Parce quils rsidaient de manire quasi dfinitive sur le territoire de la cit, avec armes et bagages, femmes et enfants, ces diffrents groupes de personnes peuvent tre assez aisment compars aux citoyens dont ils partageaient lidal de dfense territoriale dfaut de pouvoir bnficier des mmes droits, notamment politiques et fonciers. Les armes civiques taient galement composes pour une certaine part, difficile quantifier, de mercenaires, trangers de passage, engags pour une dure plus ou moins longue. Ces soldats trangers sont attests Athnes ds la guerre du Ploponnse. Employs au IVe sicle dans des expditions lointaines certains dans les forteresses destines protger le territoire civique leur prsence suscita bien des inquitudes de la part des orateurs attiques, notamment Isocrate et Dmosthne

    25. Voir Bikerman, E., Institutions des Sleucides, Paris, 1938, p. 70 : On sait par exemple que les cits de la Crte, tout comme les cantons suisses dans lEurope moderne, envoyaient des corps de mercenaires aux puissances trangres ; puis Ducrey, P., Remarques sur les causes du mercenariat dans la Grce ancienne et la Suisse moderne , Mlanges J.R. Von Salis, Zrich, 1971, p. 115-123.

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    qui fustigent la perte desprit civique de leurs concitoyens, leur peu dempressement porter les armes et le poids grandissant pris par le mercenariat. On saccorde maintenant considrer que lide de crise de la cit qui dcoule de la prsence de ces mercenaires est pour une large part une construction idologique du temps qui ne correspond pas la ralit. Rformant le systme de lphbie aprs 338, les Athniens montrrent leur souci de professionnaliser larme civique et, partant, le refus de sen remettre entirement lexprience des mercenaires.

    De mme, les troupes royales ne sont pas uniquement composes de mercenaires. Nombre de soldats engags sur un champ de bataille le sont au titre dallis et il nest pas rare de retrouver parmi eux des soldats-citoyens, issus de cits plus ou moins sujettes ou plus ou moins libres, toutes allies. En outre, lexamen des sources littraires montre suffisamment que linfanterie lourde des armes royales tait constitue pour le royaume antigonide de sujets macdoniens, pour les royaumes sleucide et lagide de sujets grco-macdoniens, clrouques installs dans de vritables colonies militaires. Des dcouvertes pigraphiques rcentes en Macdoine, dans le royaume antigonide, ont montr lexistence de vritables units de recrutement, fonctionnant sur la base de foyers fiscaux permettant la leve massive de troupes constituant lagema. Cest finalement un systme de recrutement comparable, dont le dtail nous chappe, que permettent les clrouquies hellnistiques, lagide ou sleucide, qui peuvent par ailleurs sinscrire aussi dans des traditions locales o les services civils et militaires avaient coutume dtre rcompenss par la concession de terres plutt que par des gratifications en mtal prcieux. Ces implantations de soldats nempruntent que leur nom lAthnes classique. Il sagit pour les souverains, en distribuant leur terre, de garder dfinitivement auprs deux des mercenaires qui cessent dtre des mercenaires en les transformant en soldats-cultivateurs dont le lot de terre (klros, do le nom de clrouque) devient la fois transmissible leur descendance et surtout base de recrutement larme laquelle ils continuent, eux, puis leurs fils, devoir participer. Le systme reste, sur de nombreux points, relativement obscur.

    En gypte lagide, en un sicle et demi et plusieurs gnrations, le soldat semble avoir eu tendance devenir dfinitivement paysan, se soustrayant aux obligations militaires qui lui taient rclames

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    au dbut de linstitution. Nanmoins, les monarques ont toujours cherch stabiliser les populations militaires prsentes sur leur territoire pour en constituer des rserves destines alimenter les troupes ncessaires leurs ambitions internationales.

    Grce certains documents pigraphiques, les liens complexes tisss entre mercenaires et soldats-citoyens se jugent aisment lchelle de la cit plus qu celle de larme royale. Ltude des garnisons de lAttique du milieu du IVe au Ier sicle avant J.-C. montre non seulement le maintien de la composante citoyenne parmi les garnisaires mais aussi la ncessaire cohabitation, parfois collaboration, entre soldats de la cit et soldats royaux. De 322, au lendemain de la guerre lamiaque jusquen 229, date de sa libration du joug mac-donien, les Athniens eurent composer avec loccupant antigonide. Cette tutelle fut marque par loccupation en septembre 322 de la garnison de Mounychie, au Pire, par une troupe macdonienne. Par la suite, toutes les forteresses du territoire de lAttique Rhamnonte, Eleusis, Phyl, Panakton, Sounion furent occupes de manire plus ou moins continue par des troupes relevant de diffrentes autorits dynastiques macdoniennes. Un dcret honorifique retranscrit sur une stle de pierre retrouve dans la forteresse de Rhamnonte, pris en lhonneur des chiliarques Philokls et Diodros, et dont la date, difficile dterminer au plus tt en 306/5 claire les rapports entretenus entre les soldats-citoyens athniens et des mercenaires

    royaux26. Ce dcret indique quun proposant, dont le nom a disparu la pierre tant cet endroit endommage originaire du dme de Prospalta a fait la propositionsuivante:

    Attendu que Philokls et Diodros, tablis chiliarques sous lautorit de Diomds, le stratge du territoire, K[--] tant archonte, ont pris soin, comme il fallait et avec zle, de la dfense du fort, du stratge et des soldats citoyens affects avec eux Rhamnonte ; ils nont cess de porter beaucoup de soin, en parole et en actes, leurs intrts, et de montrer le dvouement quils avaient envers eux. la bonne fortune, quil plaise aux soldats daccorder lloge Philokls, fils de Prokls, dHkal, et Diodros, fils dOinostratos

    26. Brun, P., et Couvenhes, J.-Chr., Des chiliarques Athnes au milieu du IVe sicle ? La datation de Ptrakos, B., O dmos tou Rhamnountos II. Oi pigraph n 1 , Zeitschrift fr Papyrologie und Epigraphik 157 (2006), p. 107-115.

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    dAnagyrous, et de les couronner chacun dune couronne dor selon la loi, pour leur valeur et le zle quils ont envers le stratge Diomds et les soldats; que les soldats dsigns transcrivent ce dcret sur une stle de pierre et lrigent Rhamnonte, dans le sanctuaire de Dionysoset que les soldats versent la dpense pour la transcription de la stle et sa conscration....

    Les honneurs ont t vots par les soldats de la forteresse pour deux chiliarques dorigine athnienne, dtenteurs dune fonction militaire quon hsite considrer comme une magistrature puisquon ne la retrouve pas mentionne par ailleurs Athnes aucune autre poque. Un chiliarque dirige une chiliarchie et a sous son autorit 1012 hommes. Les deux officiers sont hirarchiquement placs sous lautorit du stratge Diomds et ils sont rcompenss pour le zle quils ont pris, eux et leur troupe, la dfense de la forteresse, et pour le dvouement manifest lgard de leur suprieur hirarchique comme lgard des soldats-citoyens. Le groupe prenant les honneurs celui des stratiotai, soldats excde celui des soldats-citoyens mentionns dans les considrants. On a limpression mais peut-tre nest-ce quune impression que, bien quAthniens, Philokls et Diodros sont des mercenaires au service dun roi lagide ?, antigonide ? placs officiellement sous la tutelle dun stratge athnien mais dpendant en ralit dune puissance intresse au contrle dune forteresse stratgique, situe la sortie du canal de lEuripe, en face de lEube. Les soldats athniens mentionns dans les considrants sont vraisemblablement en nombre infrieur aux autres stratiotai, avec lesquels nanmoins on peut supposer quils votrent ce dcret. Le vote auxquels participent tous les soldats mercenaires et citoyens est un signe de vitalit dmocratique, concession faite la cit des formes de cette dmocratie et conqute par Athnes sur le plan symbolique du terrain quelle a perdu dans la ralit des faits. Il reste nanmoins difficile de dterminer dans quelle mesure la cohabitation entre ces diffrents soldats les uns citoyens, les autres mercenaires est voulue ou subie. Les deux troupes sont des armes dtat: arme de la cit athnienne dun ct, arme royale de lautre.

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    Diogns, ou litinraire paradoxal dun Athnien, mercenaire au service du roi de Macdoine

    Existait-il des armes prives dans le monde grec lpoque hellnistique? La rponse nest pas si aise que cela. Toute arme compose de mercenaires nest en effet pas automatiquement une arme prive, et les conditions de recrutement mentionnes plus haut semble indiquer une implication importante du politique, donc de ltat, cit ou royaume. Pourtant, si lon revient encore une fois sur les discours des orateurs athniens du IVe sicle, il apparat que le reproche principal adress certains stratges tait bien de faire cavalier seul et de se constituer une arme personnelle dont ils assuraient la subsistance. Diopeiths et Chars sont dnoncs pour leurs agissements irrguliers la tte de bandes de mercenaires. Eschine voque Chars dpensant largent dAthnes pour fournir du luxe ses lieutenants, un Djars, un Deipyre, un Polyphonte, ces individus sans patrie, rassembls des quatre coins de la Grce, et part cela pour ses cratures de la tribune et de lassemble27. Cet extrait a t interprt comme un signe de cette crise de la cit dont on a vu quil fallait rvaluer les symptmes et la nature. Le qualificatif de misthophorous attribu aux soldats comme aux cratures de lassemble ne traduit pas forcment ici la fameuse sparation de larme et de la tribune que lon a sans doute un peu trop exagr. Au risque dun anachronisme dans la formulation, on pourrait dire que ladage romain arma cedant togae continue de sappliquer lAthnes du IVe sicle; ce qui change, ce sont les objectifs militaires (lointains, au dtriment des allis), les moyens (emploi de soldats trangers au ct des citoyens) et surtout les expdients financiers (pour solder les troupes) mis en uvre. En labsence dun financement suffisamment efficace de la part de la cit, les stratges athniens du IVe sicle recoururent aux pratiques traditionnelles de la guerre de prdation. Pour le reste, les armes de la cit athnienne restaient formellement sous la direction de stratges lus dont le commandement pouvait sans cesse tre relev par une dcision de lassemble et qui devaient rendre des comptes leur retour de campagne.

    lpoque hellnistique, le tropisme exerc par la cit sur les mercenaires est galement trs fort. Le montre un vnement survenu en t 229 qui correspond la libration dfinitive de la cit du joug

    27. Eschine, Sur lambassade, 71 ; cf. Isocrate, Sur la Paix, 44.

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    macdonien, exerc depuis 322. cette date, juste avant le dbut de lanne athnienne, la ville, le port et le territoire furent nouveau libres, pour la premire fois depuis la guerre de Chrmonids. Pour ce qui est du port, cela faisait mme soixante-six ans quil tait occup.

    Le commandant des troupes royales en Attique, Diogns, du fait quil tait lui-mme vraisemblablement citoyen dAthnes, se laissa convaincre de rendre aux Athniens le Pire, lle de Salamine, de mme que les forteresses de Mounychie et de Rhamnonte. Plutarque rapporte quAratos, alors quil tait la tte de la ligue achenne, contribua persuader Diogns de remettre aux Athniens le Pire, Mounychie, Salamine et le Sounion moyennant 150 talents28. Pausanias indique plus brivement quAratos persuada Diogns, commandant des garnisons dabandonner les forteresses pour 150 talents 29. Cette libration est intressante, car elle consista en un rachat, prsent par les sources comme une indemnisation de la garnison en place au Pire et dans les autres forteresses. Pour cela, 150 talents furent ncessaires et la somme fut, semble-t-il, rapidement runie30. Pourtant, on peut douter que laction de Diogns constitua seulement dans le licenciement les soldats placs sous ses ordres. En ralit, bien que les sources littraires, tardives, ne le mentionnent pas expressment, on peut supposer que Diogns continua dassurer au moins temporairement le commandement des places fortes, laide de ses troupes, celles-ci et leur chef se plaant dornavant sous la conduite de la cit athnienne, leur nouvel employeur.

    Des dcrets du peuple athnien attribuent linitiative de ces tractations et la rcolte des fonds ncessaires Eurykleids et Mikion de Kphisia, deux frres dont le premier en tout cas avait dj occup divers postes de haut rang. ct deux, cest le Peuple qui est dsign comme le champion de la libert. Pour Plutarque et Pausanias aussi, ce furent bien les Athniens qui prirent linitiative du mouvement, encore que, selon eux, le mrite dcisif en reviendrait Aratos. Ce dernier avait souvent pris loffensive contre lAttique et aurait t sollicit par les Athniens eux-mmes, lesquels auraient enfin pris conscience de ses qualits exceptionnelles. Bien quatteint dans sa sant au point de devoir tre port en litire, Aratos se serait

    28. Plutarque, Vie dAratos, 34, 5-6

    29. Pausanias, II, 8, 6.

    30. Sur ces vnements, voir Habicht, Chr., Athnes hellnistique, Paris, 2006, p. 193-195, qui donne les rfrences et la bibliographie.

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    rendu personnellement Athnes et aurait non seulement convaincu Diogne de livrer les bases militaires, mais encore vers lui-mme 20 25 talents au titre de contribution lindemnit. En prsentant les choses ainsi, Pausanias et Plutarque nont certainement fait que reprendre le propre rcit dAratos dans ses Mmoires, et donc exagr le rle de lhomme politique achen. Reste que Diogns lui-mme joua un rle essentiel dans la libration de sa cit, dont il tait en mme temps le gouverneur, aux ordres de la monarchie antigonide. Sa position intermdiaire, linterface de la monarchie antigonide, dont il tait un reprsentant, et de la cit athnienne, dont il tait selon toute vraisemblance originaire et laquelle il restait attache, lui permit de faire passer ses troupes dune tutelle lautre.

    Lanne mme de la libration, une srie de dcrets en lhonneur de Diogns furent promulgus. Un nouveau culte public fut institu. Diogns, officiellement dsign comme bienfaiteur (euergts), reut ce titre de la part de ses concitoyens le privilge dune place dhonneur au thtre ainsi que dtre nourri aux frais de la cit, honneurs qui, aprs sa mort, furent toujours rservs lan de ses descendants. En lhonneur de Diogns, on difia un nouveau gymnase, le Diogneion, qui servit lentranement physique de la jeunesse dAthnes. Plus de cent ans encore aprs son action libratrice, les phbes lui sacrifiaient un taureau lors dune fte annuelle portant son nom. Ainsi la cit lui demeura reconnaissante bien au-del de sa mort31.

    On voit ici le paradoxe de la situation de Diogns, Athnien dorigine, chef de mercenaires royaux et finalement soldat-citoyen exemplaire lev au rang de hros de la cit. Cela montre assez le tropisme exerc par la cit lgard de certains corps de troupes, initialement constitus de mercenaires, finalement intgrs la cit avec des statuts spcifiques, comme celui de paroikoi, vraisemblablement proche de celui des mtques32.

    Jean-Christophe Couvenhes Matre de confrences luniversit Paris IV-Sorbonne

    31. Pour plus de dtails, cf. Gauthier, Ph., Les Cits grecques et leurs bienfaiteurs, Paris, 1985, p. 64-65. Pour le Diogneion, voir Miller, St. G., Architecture as Evidence for the Identity of the Early Polis , chez Hansen, M.H., (d.), Sources for the Ancient Creek City-State, Copenhague 1995, p. 207-209.

    32. Sur les paroikoi, Oliver, G.J., War, Food, and Politics in Early Hellenistic Athens, Oxford, 2007, p. 186-188 ; Couvenhes, J.-Chr., Les dcrets des paroikoi , in Couvenhes, J.-Chr., et Milanezi, S., d., Individus, groupes et politique de Solon Mithridate, Tours, PUFR, 2007, p. 297-317.

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    SE POURVOIR DARMES PROPRES

    MACHIAVEL, LES PCHS DES PRINCES

    ET COMMENT LES RACHETER

    Dans les textes de Machiavel, la question de la guerre est souvent lhorizon mme de la question de la politique. La politique et la guerre y sont en permanence mles, souvent indissociables; cela dans les relations que les tats tablissent entre eux, mais aussi lintrieur mme des tats, des provinces et des cits. Il ne sagit pas ici de couvrir lensemble de ce champ des liens entre la politique et la guerre, tche impossible mener dans le cadre dun article, mais seulement de traiter un des aspects de cette question: il sagira de voir comment la polmique de Machiavel contre les armes mercenaires et auxiliaires et en faveur des armes propres est un des axes structurants de lensemble de luvre, un des lments qui donnent sens aux textes. Lerreur consistant ne pas avoir compris limportance des armes

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    propres et le rle dterminant de linfanterie est un des pchs des princes de lpoque des guerres dItalie; dans lcriture des textes de Machiavel, on ressent un effort constant pour faire comprendre comment on pourrait racheter, rdimer [redimere], ces pchs.

    Les pchs des princes

    Si lItalie a t parcourue par Charles [viii], pille par Louis [xii], force par Ferdinand et outrage par les Suisses (Prince, xii), si les armes italiennes ont toujours fait mauvaise figure face ces armes trangres, cest bien cause derreurs, qui sont la fois politiques et militaires, commises par les princes italiens. Ces erreurs, Machiavel les nomme des pchs. Dans ce mme chapitre XII, qui ouvre la srie des chapitres consacrs la faon de faire la guerre, Machiavel commente la faon dont le roi de France Charles viii a travers lItalie pour semparer de Naples lautomne 1494 sans rencontrer de rsistance :

    Et celui qui disait que nos pchs en taient cause disait la vrit; mais ce ntaient pas du tout ceux quil croyait, mais ceux que jai raconts et puisque ctaient l pchs de princes, ils en ont souffert les peines eux aussi.

    Il sagit dune claire allusion aux sermons du prieur du couvent dominicain de Saint-Marc, Jrme Savonarole, qui, en novembre et dcembre 1494, montait en chaire presque tous les jours pour expliquer que la guerre tait cause par les pchs des Florentins et des Italiens. Mais, au-del du clin dil et du jeu avec la terminologie religieuse, il y a un diagnostic politique: pour Machiavel, les pchs des princes italiens consistent avoir confi la conduite de la guerre des condottieres mercenaires, qui eux-mmes navaient pas mis en place une forte infanterie33. Il ne faut donc pas voir dans les dfaites italiennes un effet de la fortuna, mais bien le rsultat des pchs commis dans la conduite des affaires militaires : dans le chapitre XXIV, o il entend expliquer pourquoi les princes dItalie perdirent leurs tats, il souligne que ces derniers ont tort daccuser la fortuna, mais bien ce

    33. Et ce nest pas la seule fois o il sen prend aux pchs politiques et militaires des princes italiens ; le terme est employ dans Discours II, 18, chapitre consacr dailleurs la dfense de la primaut de linfanterie sur la cavalerie ( Ed infra i peccati de principi italiani, che hanno fatto Italia serva de forestieri, non ci il maggiore che avere tenuto poco conto di questo ordine, ed avere volto tutta la sua cura alla milizia a cavallo. Il quale disordine nato per la malignit de capi, e per la ignoranza di coloro che tenevano stato ) et dans lArt de la Guerre (livre II : Dico, pertanto, che quegli popoli, o regni, che istimeranno pi la cavalleria che la fanteria, sempre fieno deboli ed esposti a ogni rovina, come si veduta lItalia ne tempi nostri; la quale stata predata, rovinata e corsa da forestieri, non per altro peccato che per avere tenuta poca cura della milizia di pi, ed essersi ridotti i soldati suoi tutti a cavallo. ).

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    quil nomme leur ignavia, et qui nest autre que le pch de paresse (ajoutons quen latin, ce terme dsigne la lchet, soit le pire pch dun militaire). La raison de leurs checs, cest bien un dfaut commun quant aux armes, pour les raisons que, ci-dessus, on a longuement examines. On ne stonne pas ds lors que, dans lexhortation librer lItalie des barbares qui figure dans le dernier chapitre du Prince, Machiavel appelle de ses vux un rdempteur, cest--dire un homme capable de racheter (redimere) les pchs des princes.

    La tche du rdempteur de lItalie

    Un prince doit sappuyer sur des armes propres, dont la dfinition est donne dans le chapitre XIII : Les armes propres sont celles qui sont composes de tes sujets ou de tes citoyens ou de tes cratures: toutes les autres sont soit mercenaires soit auxiliaires[]. La critique des armes mercenaires et auxiliaires est mene avec vigueur, non sans ironie, avec des formules qui font mouche et ne laissent aucune place la nuance: la formule du chapitre XII, 31, propos des condottieres italiens, [] et la fin de leur vertu fut que lItalie a t parcourue par Charles, pille par Louis, force par Ferdinand et outrage par les Suisses34, suffirait elle seule montrer que le sarcasme sert darme contre la singulire virt de ces capitaines mercenaires, qui sont dailleurs de bien tranges soldats: Ils veulent bien tre tes soldats tant que tu ne fais pas la guerre ; mais ds que la guerre vient, ils ne veulent que fuir ou sen aller 35. Quant aux troupes auxiliaires, Machiavel prvient que celui, donc, qui veut ne pas pouvoir vaincre, quil se prvale de telles armes36.

    Dans le chapitre XXVI, Machiavel va montrer que la tche de celui qui voudra racheter les pchs des princes et se faire le rdempteur de lItalie est essentiellement militaire: il devra savoir mettre fin aux dfaites des armes italiennes en se pourvoyant darmes propres car on ne peut avoir de plus fidles, ni de plus vrais, ni de meilleurs soldats et en mettant en ordre une infanterie qui rsiste aux cavaliers et nait pas peur des fantassins.

    34. el fine della loro virt stato che Italia stata corsa da Carlo, predata da Luigi, sforzata da Ferrando e vituperata da Svizzeri.

    35. Prince, XII, 7 : Vogliono bene essere tua soldati mentre che tu non fai guerra; ma, come la guerra viene, o fuggirsi o andarsene [les traductions du Prince sont tires de ldition que Jean-Louis Fournel et moi-mme avons publie aux PUF en 2000].

    36. Prince, XIII, 7 ; [] colui adunque che vuole non potere vincere, si vaglia di queste arme .

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    Jusqu prsent, explique Machiavel, aucun des Italiens susnomms37 na su mener bien la rsurrection de lItalie parce quil na pas su y introduire les ordres qui auraient permis de faire resurgir la vertu militaire de lItalie, dsormais teinte [spenta]. Ces ordres introduire, la ncessaire entreprise de renouvellement mener concernent dans la conjoncture prsente les armes et la faon de mener la guerre. La forme donner la matire italienne va donc se prciser, dans la ncessit du moment, par la description dune forme donner une infanterie italienne. Parce quil y a une matire italienne, une vertu militaire ltat potentiel dans les membres, ainsi que lindique la formulation du 16: Ici, il y a grande vertu dans les membres, ds lors quelle ne manquerait pas dans les ttes. Dans la phrase machiavlienne, lutilisation de lindicatif prsent (qui virt grande) insiste sur le lien ncessaire entre la vertu des capi (les ttes, mais aussi les chefs) et celle des membres. Mais ce lien ncessaire est comme remis en question par lutilisation du subjonctif imparfait ( valeur conditionnelle) de la subordonne (quando la non mancassi); lambigut qui nat de cette tournure grammaticale semble bien indiquer que, pour Machiavel, la vertu des membres est une potentialit dont la ralisation dpend de lintroduction ou non des ordres ncessaires.

    La preuve de cette existence est donne par la reprise ( 17) dun clich (dj form au moment o il crit et promis un bel avenir38) : lallusion aux victoires italiennes ds lors quil sagit, non de batailles ranges, mais de duels et dchauffoures renvoie une rencontre sur le champ dhonneur emblmatique de cette vertu italique des membres, le dfi de Barletta, qui vit combattre, le 13 fvrier 1503, treize chevaliers franais contre treize chevaliers italiens (au service du roi dEspagne)39. elle seule, cette vertu des hommes ne saurait suffire: en fait foi la liste des dfaites des armes toutes italiennes. La vertu italique celle qui permettra de se dfendre

    37. On peut hsiter entre les Italiens cits au chapitre XXIV ( le roi de Naples, le duc de Milan et dautres ) et ceux du chapitre VII (Francesco Sforza et Cesare Borgia). Giorgio Inglese dfend la premire hypothse en faisant remarquer, notre sens juste titre, que, pour Machiavel, les Italiens du chapitre VII ont fait preuve de vertu militaire mais des critiques aussi importants que F. Chabod et G. Russo ont dfendu la seconde.

    38. Le dfi de Barletta et ses protagonistes seront le sujet de romans historiques du XIXe sicle.

    39. Guichardin le relate en dtail dans son Histoire dItalie, V, XII. On peut remarquer quil met dans la bouche du capitaine espagnol Gonzalve de Cordoue des paroles adresses, avant le combat, aux chevaliers italiens qui font cho celles de Machiavel : Il tait prsent permis quelques hommes qui ne le cdaient pas en vertu leurs ans, de montrer tous que si lItalie, victorieuse de tous, avait t parcourue depuis quelques annes par des armes ennemies, ctait seulement cause du manque de prudence de ses princes qui, par ambition, staient opposs entre eux, et, pour lemporter lun sur lautre, avaient appel des armes trangres .

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    des trangers natra donc de la fusion de cette capacit guerrire des soldats avec des ordres militaires nouveaux : ce que Machiavel nomme lordre tiers, capable de sopposer aux Suisses et aux Espagnols.

    Pour mettre en lumire les dfauts de ces deux dernires infan-teries, il nonce une commune opinion40 et la corrobore par un seul exemple la bataille de Ravenne qui montre les dfauts de lordre suisse (et non de la nation, puisquen loccurrence il sagissait de soldats allemands). Cette bataille se droula le 11 avril 1512 et vit la victoire des troupes franaises (qui avaient des fantassins allemands leur service); les Franais perdirent leur capitaine, Gaston de Foix, au cours de la bataille; cette sanglante bataille (il y eut plus de dix mille morts) neut pas deffet sur la suite de la guerre car les Suisses, recruts par le pape, chassrent peu aprs les Franais de Lombardie. Voici comment Machiavel prsente laffrontement entre les deux infanteries:

    [24] Et bien que, dexprience, on nait jamais vu entirement semblable chose, on en a eu un avant-got lors de la bataille de Ravenne, lorsque les infanteries espagnoles affrontrent les bataillons allemands, qui observent le mme ordre que les Suisses : et l, les Espagnols, grce lagilit de leurs corps et en saidant de leurs rondaches, staient glisss au milieu des piques, en dessous deux, et pouvaient les blesser en toute scurit sans que les Allemands y pussent remdier ; et net t la cavalerie qui les bouscula, ils les auraient tous extermins.

    On pourrait remarquer quaucun des tmoignages directs, du moins parmi ceux qui nous sont parvenus, ne fait mention de cette quasi-extermination des fantassins allemands. On pourrait galement remarquer, en prenant appui sur un passage de lArt de la guerre41, que

    40. Prince, XXVI, 23 : Perch gli Spagnuoli non possono sostenere e cavagli, e li Svizzeri hanno ad avere paura de fanti quando gli riscontrino nel combattere obstinati come loro: donde si veduto e vedrassi, per experienza, li Spagnuoli non potere sostenere una cavalleria franzese e li Svizzeri essere rovinati da una fanteria spagnuola. [En effet, les Espagnols ne peuvent faire face aux cavaliers, les Suisses doivent avoir peur des fantassins quand ils en rencontrent daussi obstins queux au combat : si bien que lon a vu et que lon verra par exprience que les Espagnols ne peuvent faire face une cavalerie franaise et que les Suisses courent leur ruine contre une infanterie espagnole.]

    41. Dellarte della guerra, libro secondo, d. Vivanti, p. 565 : Chacun sait combien de fantassins allemands moururent lors de la bataille de Ravenne ; cela naquit de ces mmes raisons ; en effet, linfanterie espagnole sapprocha porte dpe de linfanterie allemande et ils les auraient tous extermins si les cavaliers franais ntaient venus secourir les fantassins allemands ; nanmoins, les Espagnols, en rangs serrs, se retirrent en lieu sr. Je conclus donc quune bonne infanterie doit non seulement pouvoir faire face aux cavaliers, mais ne pas avoir peur des fantassins ; ce qui, comme je lai dit de nombreuses fois, provient des armes et de lordre . [Machiavelli, N., Opere, vol. I, Einaudi-Gallimard, 1997, dsormais d. Vivanti ; les traductions sont de mon fait]. Machiavel se sert galement de lexemple de la bataille de Ravenne dans les Discours, II, 16 et 17.

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    Ravenne montra aussi la capacit de linfanterie espagnole rsister la cavalerie franaise (les Espagnols, en rangs serrs, se retirrent en lieu sr), mais ce qui mimporte surtout ici, cest de mettre en vidence que Machiavel estime que, pour la forme dinfanterie quil dsire voir mettre en place, celle qui saura chapper aux deux dfauts en tant capable de rsister aux cavaliers et de ne pas avoir peur des fantassins42, deux lments sont dterminants: le genre des armes et la variation des ordres.

    Certains passages de lArt de la guerre permettent de donner leur sens militaire prcis ces expressions. Fabrizio Colonna se charge dexpliquer ce quil entend par le genre des armes, en rpondant la question Dites-nous comment vous les armeriez?:

    Je prendrais certaines des armes romaines et certaines des allemandes, et je voudrais que la moiti ft arme comme les Romains et lautre moiti comme les Allemands. En effet, si, sur six mille fantassins, comme je vous le dirai bientt, javais trois mille fantassins avec des boucliers la romaine et deux mille piquiers et mille escopettiers lallemande, cela me suffirait car je placerais les piquiers soit sur le front des bataillons, soit lendroit o je craindrais le plus les cavaliers ; quant ceux qui ont un bouclier et une pe, je men servirais pour pauler les piquiers et gagner la bataille, comme je vous le montrerai. Et je crois bien quune infanterie ainsi ordonne lemporterait sur toute autre infanterie43.

    Quant la la variation des ordres , lexpression dsigne essentiellement dans lArt de la guerre la faon de disposer les troupes selon la qualit du site et la qualit et la quantit de lennemi (III, 7, d. Vivanti p. 606), et de faire manuvrer les troupes sur le champ de bataille ; Machiavel explicite ainsi que faire varier lordre

    42. Prince, XXVI, [25] Puossi adunque, conosciuto il difetto delluna e dellaltra di queste fanterie, ordinarne una di nuovo, la quale resista a cavalli e non abbia paura de fanti: il che lo far la generazione delle arme e la variazione delli ordini [On peut donc, une fois compris le dfaut de lune et de lautre de ces infanteries, en mettre en ordre une nouvelle qui rsiste aux cavaliers et nait pas peur des fantassins ; ce que permettra le genre des armes et la variation des ordres] .

    43. Dellarte della guerra, libro secondo, d. Vivanti, p. 565 : COSIMO Dite, pertanto, come voi larmeresti. FABRIZIO Prenderei delle armi romane e delle tedesche, e vorrei che la met fussero armati come i Romani e laltra met come i Tedeschi. Perch, se in seimila fanti, come io vi dir poco di poi, io avessi tremila fanti con gli scudi alla romana e dumila picche e mille scoppiettieri alla tedesca, mi basterebbono; perch io porrei le picche o nella fronte delle battaglie, o dove io temessi pi de cavagli; e di quelli dello scudo e della spada mi servirei per fare spalle alle picche e per vincere la giornata, come io vi mostrer. Tanto che io crederrei che una fanteria cos ordinata superasse oggi ogni altra fanteria .

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    peut signifier revenir en arrire alors quon avance, ou avancer alors quon recule, ou se mettre en marche alors quon est arrt, ou sarrter alors que lon est en marche ( II, 7, d. Vivanti, p. 567); il parle aussi de la capacit remettre les troupes en bon ordre au cours du combat ; mais, pour cet aspect de la technique militaire, il utilise plutt lexpression il modo di rifarsi (la faon de refaire les rangs).

    La rponse aux problmes de lheure consiste donc non seulement se pourvoir darmes propres, mais galement le faire en mettant sur pied un ordre tiers dont les caractristiques militaires les ordres et les armes sont prcisment voques, mme si cest de faon trs resserre. Voil donc la faon dont le rdempteur de lItalie pourra racheter les pchs de princes : la question des armes, fondamentales pour tout prince qui dsire acqurir ou maintenir un tat, prend une importance toute particulire lorsque lItalie est esclave et outrage (Prince, XII, 34). Cette rflexion sur la guerre et les armes, fortement prsente dans le Prince, lest galement dans ses autres ouvrages: dans lArt de la Guerre, bien sr, mais aussi dans les Discours et les Histoires florentines. Elle repose sur une lecture de longue dure de lhistoire italienne, et notamment du rle ngatif jou par lglise dans ce processus qui amena les Italiens prendre leur solde des trangers. Elle nat galement de sa longue exprience des choses modernes (Prince, lettre de ddicace), de sa propre exprience de diplomate et dorganisateur militaire.

    Les obligations que les Italiens ont envers lglise

    Dans un passage des Discours, III, 30, Machiavel fait une rfrence explicite la Bible cest dailleurs la seule fois o le mot Bible est utilis dans les Discours. Machiavel explique comment il faut lire la Bible sensatamente, cest--dire de faon sense, en donnant du sens. Cet adverbe, sensatamente, il lutilise galement dans les Discours, I, 23 pour dire comment il faut lire les livres dhistoire (le istorie): il dsigne donc une faon de lire qui aille au-del des opinions reues, qui interroge les textes; cest une faon de dsigner une lecture critique, active. Et, selon lui, celui qui lira la Bible en lui donnant du sens, verra que Mose, pour tablir ses lois et ses ordres, a tu un nombre infini dhommes. Cette remarque qui met en vidence le lien originel de la religion avec les armes, le fait que le message divin implique que le sang soit vers, nest pas marginale dans la pense de Machiavel. Sa lecture

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    des vnements historiques de son poque, et plus largement de lhistoire de lItalie, tend prcisment montrer que la responsabilit politique de lglise romaine est de navoir pas appliqu de faon cohrente cette leon quelle aurait d tirer de lexprience de Mose: lglise, en dnouant le lien que la religion a avec les armes, a rendu les Italiens sanza religione e cattivi (Discours, I, 12), termes quil faut comprendre dans toute leur paisseur. Sans religion, cest--dire sans ce lien qui permet la constitution dune communaut apte combattre et du coup cattivi, mchants certes, dans le sens moral du terme, mais aussi, au sens tymologique, toujours vivace au XVIe sicle, captifs, et donc incapables de faire face lennemi. Cette coupure est en quelque sorte la cause de la faiblesse des armes italiennes et on la peroit trs nettement ds lors que lon compare la situation des Italiens celle des Romains, chez lesquels la religion servait de fondement la vertu guerrire : pour Machiavel, lglise romaine est la principale responsable de labandon des armes propres, ces populations armes quun lien damour unit leur chef, et qui, seules, permettent les victoires.

    Cette lecture selon laquelle cest la faute de lglise si les armes italiennes sont des armes mercenaires et non des armes propres est clairement mise en vidence dans le chapitre XII du Prince:

    [28] Il faut donc que vous compreniez comment, sitt que, en ces temps reculs, lEmpire commena tre bout hors dItalie et que le pape, dans le temporel, y obtint plus de rputation, lItalie se divisa en plusieurs tats, ce qui fit que beaucoup des grosses cits prirent les armes contre leurs nobles qui, auparavant, ayant la faveur de lEmpereur, les tenaient crases (et elles avaient les faveurs de lglise qui voulait se donner de la rputation dans le temporel) ; et dans bien dautres, des citoyens devinrent princes. [29] De ce fait, lItalie tant presque tombe entre les mains de lglise et de quelques rpubliques, et les uns tant prtres et les autres des citoyens ayant pour habitude de ne rien connatre aux armes, ils commencrent prendre leur solde des trangers.

    Par ailleurs, tout un chapitre des Istorie fiorentine (I, 30) est consacr lanalyse dtaille du processus historique qui dtermine la place prpondrante de lglise en Italie. Cest ce processus historique qui, selon Machiavel, conduit au mondo guasto (Istorie fiorentine, V, 1), au monde priv de vertu de questi nostri corrotti tempi (Discorsi, II, 19).

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    Ce point de dpart de lanalyse machiavlienne le monde dans lequel il vit est priv de toute vertu, notamment de toute vertu militaire, et lglise est la responsable de cet tat de fait, cest envers elle que lui-mme et les Italiens de son poque doivent se sentir obligs car cest elle quils doivent de vivre dans un monde corrompu implique de renverser des jugements solidement tablis sur le rle positif de la prsence du Sige apostolique en Italie. Lire lhistoire de lglise en Italie de faon sense, en lui donnant du sens, cest se rendre compte des obligations que les Italiens ont son gard : ils sont sans religion et cattivi. Il faudrait, pour tre plus prcis, distinguer la position que Machiavel bauche dans le Prince o il estime sans doute que la situation est telle, avec le rle spcifique que peuvent jouer les Mdicis ds lors que le pape Lon X est lun deux, que lon peut esprer que lglise comprendra quelle doit jouer un rle dans la mise en place darmes propres et celle des Discours, o seules les critiques acerbes ou ironiques prennent place. Quoi quil en soit, donner du sens aux vnements qui ont suivi la venue en Italie des troupes de Charles VIII en 1494, cest, pour Machiavel, mettre en vidence que les dfaites subies par les armes toutes italiennes sont dues labandon des armes propres, cause du rle jou par lglise en Italie. Ds lors, on peut comprendre le sens de la polmique acerbe de Machiavel contre lglise et les prtres : il entend dire du mal du mal, dtruire ce qui cause la faiblesse de lItalie, avant mme (ou, du moins, en mme temps) de proposer

    dautres solutions, dautres analyses44.

    La longue exprience des choses modernes

    Cette certitude que la question principale rsoudre dans la conjoncture est celle des armes, Machiavel lavait bien avant dcrire ses textes, lorsquil tait aux affaires, pendant les quinze annes pendant lesquelles il tait en apprentissage dans larte dello stato. Dans ses crits de gouvernement, ses lettres de mission et dambassade, il ne cesse de constater cette importance de la question des armes. Au cours de ses missions en Italie, en France, en Allemagne, il a appris

    44. La formule dir male del male, dire du mal du mal , est utilise par Machiavel dans les Discours, prcisment pour dfinir le rle ngatif de la religion catholique qui a convaincu les chrtiens que male dir male del male , ce qui a pour consquence que les sclrats , qui tirent parti de cet tat des choses font le pire quils peuvent faire ! . Dir male del male , cest, au contraire, faire ce que fait Machiavel en tournant en ridicule lglise ou en la blmant avec vigueur parce quelle a abandonn le lien du sang et du sacr, de la foi et des armes. Pour lui, il ny a pas de doute, la religion sert aussi faire la guerre.

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    que Florence ne comptait pour rien (pro nihilo, rapporte-t-il dans une lettre) auprs des Franais parce quelle navait aucun poids militaire, que Cesare Borgia tait redout parce quil avait des armes propres, et son opinion est faite. Il naura de cesse de faire triompher Florence son point de vue sur les mrites compars des armes mercenaires et auxiliaires dun ct, des armes propres de lautre; il prne la mise en place dune arme permanente, lordinanza, forme de fantassins recruts parmi les sujets de Florence, encadrs et entrans par des officiers florentins. Son Decennale, histoire en vers de la dcennie 1494-1504, termin en novembre 1504 et publi en janvier 1506, se termine par deux vers qui expriment sans ambigut son point de vue : Mais le chemin serait ais et court/si vous rouvriez le temple de Mars. Le Decennale est publi par les soins dAgostino Vespucci, collgue de Machiavel la chancellerie, au moment mme o le secrtaire commence lever les fantassins de lordinanza florentine. Le 15 fvrier 1506, les premiers bataillons dfilent et font lexercice place de la Seigneurie. Aprs la mise en place des troupes viennent les textes, la Cagione dellordinanza, mars 1506, et la Provvisione dellordinanza, novembre 1506, dans lesquels il synthtise les raisons pour lesquelles il faut mettre sur pied cette milice et les formes quelle doit prendre. En dcembre 1506, est dsigne la magistrature les Neuf officiers de lordonnance et milice florentine dont Machiavel fut nomm chancelier le 12 janvier 1507.

    Dans les deux textes qucrit Machiavel propos de lordinanza, le lien entre les lois et les armes est mis en lumire : Qui dit empire, royaume, principat ou rpublique [] dit justice et armes. Vous, de la justice, vous nen avez pas beaucoup et des armes pas du tout ; et la seule faon de ravoir lune et lautre est de sordonner pour les armes [Cagione dellordinanza] ; toutes les rpubliques qui, dans les temps passs, se sont maintenues et tendues, ont toujours eu pour fondement principal deux choses, savoir la justice et les armes, pour pouvoir mettre un frein aux sujets et les corriger, et pour pouvoir se dfendre des ennemis. [Provvisione prima per le fanterie]. Cette ide selon laquelle les fondements des tats sont la justice et les armes est reprise avec prcision dans le chapitre XII du Prince:

    Les principaux fondements que doivent avoir tous les tats, les vieux comme les nouveaux ou les mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes; et puisquil ne peut y avoir de bonnes lois l o il ny a pas de bonnes armes, et que l o il y a de bonnes armes il faut bien quil y ait de bonnes lois, je laisserai de ct les propos sur les lois et je parlerai des armes.

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    Machiavel se rfre ici aux toutes premires lignes de la prface des Institutions de Justinien, un des fondements de la culture juridico-politique du Moyen ge et de la Renaissance: la majest impriale repose sur les lois et les armes (Imperatoriam maiestatem non solum armis decoratam sed etiam legibus oportet esse armatam, ut utrumque tempus, et bellorum et pacis, recte possit gubernari). Mais, de fait, malgr cette allusion vidente la tradition romaine, Machiavel ne va parler, tant dans ses textes sur lordinanza que dans le chapitre XII du Prince, que des armes, et il semble ne citer les lois que pour mmoire. On peut donner un autre exemple de cette faon de faire, en dplaant lgrement notre interrogation de la question de la justice et des armes celle de la faon mme de combattre.

    Dans le chapitre XVIII du Prince, celui o il sinterroge pour savoir de quelle faon un prince doit garder sa foi (cest--dire tenir parole), Machiavel fait rfrence implicitement, mais sans lombre dun doute, au trait sur les devoirs (De officiis) de Cicron. Machiavel commence par expliquer ses lecteurs quil y a deux manires de combattre : lune par les lois, lautre par la force. La premire est le propre de lhomme, la seconde des btes. Lexpression italienne dua generazioni, deux manires, deux genres, calque une expression du De officiis, I, 34, duo genera decertandi :

    Il y a en effet crit Cicron deux manires de combattre, lune par la discussion, lautre par la force, et la premire est propre lhomme, lautre aux btes ; il faut recourir cette dernire sil nest pas possible dutiliser la premire.

    Mais, si la formulation est emprunte Cicron, les conclusions tires ne sont pas les mmes : pour Cicron, la force, propre aux btes, nest utiliser que dans le cas o la ncessit y contraint ; pour Machiavel, lexprience montre quil faut tre prt user en permanence de lune et de lautre (Mais comme, souvent, la premire ne suffit pas, il faut recourir la seconde : de ce fait, il est ncessaire un prince de bien savoir user de la bte et de lhomme.). La mtaphore du centaure indique prcisment quil faut tre la fois homme et bte, et que cest la situation, la ncessit, la qualit des temps qui amnent choisir lune ou lautre manire de combattre. Si la ncessit amne combattre la manire des btes, cest--dire par la force, il faut tre capable dimiter le renard et le lion. Cette fois aussi, il y a une citation du De officiis, I, 41 et un jeu avec les positions cicroniennes:

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    Il y a en effet crit Cicron deux faons de faire une injustice, cest--dire soit par la force, soit par la ruse (aut vi aut fraude), la ruse est propre au renard, la force au lion (fraus quasi vulpeculae, vis leonis) ; lune et lautre sont tout fait contraires lhomme, mais la ruse est digne de plus de haine encore ; les conclusions sont, l aussi, fort loin dtre identiques, puisque Machiavel crit que le prince doit tre en permanence lun et lautre: Il faut donc tre renard pour connatre les rets, et lion pour effrayer les loups: ceux qui se contentent de faire le lion ne sy entendent pas. En effet, le prince doit faire en sorte, crit-il en conclusion du chapitre, de vaincre et de maintenir son tat; les moyens seront toujours jugs honorables et, toujours, lous par tout un chacun.

    On voit bien que la lecture et la citation des anciens, et la rflexion sur le double fondement des tats sont menes par Machiavel la lumire de lexprience historique quil a vcue, en tant quacteur, depuis 1494 : le constat de la faiblesse militaire de la cit-tat florentine face aux armes des grandes monarchies nationales. Choisir de parler des armes et non des lois dcoule dune analyse implicite, mais on ne peut plus claire de la qualit des temps : la guerre et ltat durgence quelle a fait natre dterminent les choix faire; penser la guerre et les faons de la mener est la tche prioritaire du moment.

    Lamour comme force militaire

    Dans lArt de la guerre, Fabrizio Colonna, porte-parole de Machiavel dans le dialogue, ne cesse de se rfrer ses Romains ; tout le livre II et bonne part des deux autres livres des Discours sont consacrs aux faons de faire la guerre des Romains : les Romains sont videmment pour Machiavel les exemples suivre en matire militaire tant quils combattent avec leurs propres armes; en revanche, ils sont donns comme exemple ngatif, prcisment lorsquils confient leur arme aux soldats de mtier et aux armes composes de soldats trangers; cette erreur, expose-t-il dans le chapitre XIII du Prince, est lorigine de la ruine de lempire romain:

    [25] Et, si lon considre la premire cause de la ruine de lEmpire romain, on constatera que cela a consist seulement prendre des Goths sa solde: en effet, cest partir de ce dbut-l que les forces de lEmpire commencrent perdre de leur nerf ; et toute la vertu qui le quittait, elle se donnait eux.

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    On remarquera aussi, propos des Romains, une absence trs notable dans le Prince, au point de requrir une interprtation : lorsque, dans le chapitre XIII [27], Machiavel donne la dfinition des armes propres que nous avons cite plus haut, il prcise que la faon dordonner ses propres armes sera facile trouver si lon examine les ordres des quatre susnomms par moi, et si lon voit comment Philippe, pre dAlexandre le Grand, et comment nombre de rpubliques et de princes se sont arms et ordonns: et je men remets en tout point ces ordres-l. Si les quatre susnomms sont bien Cesare Borgia, Hiron de Syracuse, Charles VII et David, il ny aurait alors, parmi les exemples suivre, aucun reprsentant de la faon romaine dordonner ses propres armes. On peut par ailleurs remarquer que les Romains sont galement absents du chapitre XXVI, puisque Machiavel y cite trois des hommes excellents du chapitre VI Mose, Cyrus, Thse mais pas Romulus. Je serais tent de voir un double indice dans ces absences : en quelque sorte, Machiavel montre que la place des Romains est prendre.

    Machiavel, dans le prologue du premier livre de ses Discours sur la premire dcade de Tite Live, va sappuyer sur une lecture polmique de la tradition humaniste pour fonder le ncessaire recours aux exemples des Anciens en matire politique et militaire. La polmique porte sur la faon dont, daprs lui, les humanistes suivent, juste titre, lexemple des Anciens en ce qui concerne les arts, la mdecine et le droit, mais se refusent le faire en matire politique et militaire:

    Nanmoins, pour ordonner les Rpubliques, maintenir les tats, gouverner les royaumes, ordonner la milice et mener la guerre, juger les sujets, accrotre lEmpire, on ne trouve ni prince ni Rpublique qui ait recours aux exemples des Anciens.

    Cette erreur dcoule dune faon errone de lire lhistoire et, dans lArt de la guerre, il va justement tenter de remettre en cause un des prjugs qui en dcoule ; ce prjug quil faut abandonner, cest celui selon lequel rien nest plus dissemblable que la vie civile et la vie militaire. Beaucoup ont eu cette opinion, crit-il, mais si lon considrait gli ordini antichi, on ne verrait rien qui soit plus proche, plus conforme lune lautre que ces deux conditions45. Les raisons de lcriture de lArt de la guerre dcoulent de cette certitude:

    45. Dellarte della guerra, proemio, (d. Vivanti, p. 529-530).

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    Et estimant quant moi, par ce que jai vu et lu, quil ne serait pas impossible de la ramener [i.e. la milice] ses antiques faons et de lui rendre quelque forme de sa vertu passe, je dcidai, pour ne pas passer mes temps oisifs sans raliser quelque chose, dcrire, pour la satisfaction de ceux qui sont amateurs des antiques actions, ce que je comprends de lart de la guerre46.

    Cest donc en sappuyant sur ce quil a vu (son exprience vcue des guerres dItalie) et lu (lexemple des Romains quil tire de sa continuelle lecture des choses anciennes) que Machiavel explicite une thse centrale, qui tire les consquences de sa polmique contre les armes mercenaires: lide du citoyen (ou du sujet) devenant soldat non par amour de la guerre ou par profession, mais par ncessit et par amour de sa patrie (et de celui ou ceux q