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Revue Défense Nationale Mensuel - Janvier 2021 Armement et économie de défense RDN « Les grandes puissances se rendent compte que c’est de manière permanente qu’il faut pratiquer leur manœuvre d’armement. » Pierre Marie Gallois 56 e session nationale

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Revue Défense Nationale Mensuel - Janvier 2021

Armement et économie de défense

RDN

« Les grandes puissances se rendent compte que c’est de manière permanente qu’il faut pratiquer leur manœuvre d’armement. »

Pierre Marie Gallois

56e session nationale

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Votre force mutuelle

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Étrange année que 2020 ! Elle aura été marquée à la fois par son imprévisibilité incarnée par la pandémie de la Covid-19 et par la confirmation des fractures du monde avec l’accroissement des tensions et des rivalités géopolitiques. La liste

des inquiétudes est hélas trop longue entre crises sanitaires, économiques, sociales et stratégiques où certains États ont délibérément jeté de l’huile sur le feu, comme la Turquie en Méditerranée orientale ou la Chine réécrivant l’histoire du coronavirus pour se disculper. Le repli sur soi et la tentation nationaliste renforcée par des suren-chères populistes ont émaillé cette année passée comme la minimisation de la maladie par le Brésil ou par la campagne électorale aux États-Unis où le Président sortant est allé de protestations en dénégations.

Sur le plan opérationnel, les théâtres sont restés actifs avec – et c’est tant mieux – un recul de Daech au Levant et des groupes armés terroristes au Sahel grâce à Barkhane et à la coalition du G5 Sahel. Certes, la solution reste d’ordre politique, mais les coups portés à ces entités islamistes sont essentiels pour déboucher sur une esquisse de règle-ment du conflit. À ces satisfecit, d’autres lieux de confrontation se sont réveillés comme au Haut-Karabagh où la défaite de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan a révélé une bataille de haute intensité avec la mise en œuvre de moyens low cost de la guerre de demain, comme l’emploi massif des drones. Une campagne à étudier de très près, car elle pré-figure les engagements du futur avec des adversaires de mieux en mieux organisés et tirant profit des technologies de l’information.

2020 a cependant permis un timide réveil de l’Europe et la prise de conscience de sa vulnérabilité stratégique dans de nombreux domaines dont la santé, le numérique et la défense. Même si l’élection de Joe Biden rouvre une nouvelle période de dialogue plus apaisé avec Washington, les Européens commencent à comprendre qu’ils sont trop dépendants dans tous les domaines et qu’il convient de redresser la barre tant face aux États-Unis et notamment les GAFAM sur les données, enjeux essentiels de l’éco-nomie du futur, que face à la Chine dont le projet impérialiste, remettant en cause les normes construites depuis des décennies, doit désormais être pris en compte au-delà de l’appétence pour un marché économique certes colossal, mais qui n’est plus l’Eldorado d’hier. La mainmise définitive sur Hong Kong doit faire réfléchir, de même que l’agressivité diplomatique envers des États comme l’Australie trop dépendante éco-nomiquement désormais de Pékin.

2021 s’ouvre donc sur un nouveau cycle avec la mise en place de l’Administration Biden. Pour l’Europe, c’est une opportunité, mais aussi un risque de retourner à une certaine léthargie stratégique en considérant que l’amélioration du dialogue avec Washington dans sa forme suffira à occulter le fond, c’est-à-dire le besoin de renforcer une souveraineté européenne plus crédible. Le débat est ouvert, mais il risque d’être très vite refermé avec la campagne électorale allemande pour la succession de la chan-celière Angela Merkel à l’automne, les conséquences désormais concrètes du Brexit et le début de la campagne présidentielle française à la rentrée de septembre. La politique inté-rieure risque donc de dominer les débats dans les pays de l’Union européenne, laissant hélas le champ libre à d’autres États aux ambitions géopolitiques clairement affichées.

Jérôme Pellistrandi - Rédacteur en chef

Éditorial

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Union européenne et enjeux de défense : les défis de l’autonomie stratégique européenne

IHEDN Il y a un véritable défi à définir l’autonomie stratégique européenne, tant les approches divergent entre les pays membres de l’UE. Comment concevoir une souveraineté partagée, comment s’inscrire dans des cultures stratégiques différentes et comment se situer par rapport aux États-Unis ? Le New Space : opportunité ou menace pour notre autonomie stratégique ?

COMITÉ 1 Le New Space a profondément bouleversé l’échiquier spatial, remettant en question la position européenne et fragilisant ses acquis. Il est nécessaire de réagir vite pour conserver une autonomie stratégique chèrement acquise. Cela passe par un investissement accru, mais constitue une opportunité à saisir. Autonomie stratégique européenne : comment faire adhérer à ce principe ?

COMITÉ 2 La question de l’autonomie stratégique européenne a été soulevée à l’occasion de la pandémie de la Covid-19, démontrant une faible résilience des pays de l’Union européenne. Un effort doit être réalisé par tous pour faire converger les différentes approches de ce principe si important pour l’avenir. La Base industrielle et technologique de défense européenne, une opportunité historique

COMITÉ 3 La BITDE doit être une opportunité à saisir impérativement, d’autant plus que la compétition technolo-gique s’intensifie. Les outils européens existent, pouvant favoriser l’innovation et moderniser les industries de défense, à condition d’avoir une réelle ambition au service des intérêts de l’Europe. Les coopérations d’armement à l’heure de l’autonomie stratégique européenne

COMITÉ 4 Les coopérations d’armement peuvent être une approche intéressante pour contribuer à l’autonomie straté-gique européenne. L’exploitation d’« interstices » peut permettre de progresser et de réussir à lever de nom-breux obstacles et à rééquilibrer la relation avec les États-Unis. Le ministère des Armées : acteur ou spectateur de la 5G ?

COMITÉ 5 L’arrivée de la 5G est désormais une réalité pour la France. Cette technologie représente un intérêt pour notre défense, qui devrait très vite réfléchir à intégrer la 5G dans l’éventail de ses moyens de télécommunications pour en être un acteur. Des expérimentations permettraient de s’approprier cette nouvelle perspective.

Sommaire JANVIER 2021

Armement et économie de défense

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2021 : les vœux du directeur THIERRY CASPAR-FILLE-LAMBIE

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BITD/GAFAM, un choc inéluctable COMITÉ 6

La puissance exponentielle des GAFAM remet en cause notre approche classique de la BITD. Il est néces-saire de réagir rapidement pour développer un modèle plus agile et plus efficace afin de retrouver un mini-mum de souveraineté dans un champ désormais incontournable pour notre défense.

Équipages et personal technologies : derrière l’opportunité, le danger ? THIBAULT LAVERNHE

Les équipages de navires sont de plus en plus des digital natives, d’où le besoin de réfléchir à l’usage des smartphones à bord. Le lien avec les réseaux sociaux est une réalité au quotidien qu’il convient de prendre en compte pour éviter de se trouver en position de faiblesse lors des engagements opérationnels. DDG-1000 Zumwalt, nouveau « Dreadnought » ?

DAVID GRAVELEAU Les destroyers du type DDG-1000 Zumwalt devaient transformer l’art de la guerre navale. La complexité du programme a entraîné une forte hausse des coûts, limitant à trois cette classe en rupture avec l’architecture navale classique. Toutefois, les technologies développées vont servir à de nouvelles séries en développement. L’hélicoptère dans l’Aéronautique navale : retrait du service du WG13 Lynx

JEAN-MARC BRÛLEZ L’hélicoptère WG13 Lynx a été retiré du service après plus de 40 années. Il a profondément marqué la Marine en apportant des capacités anti-sous-marines, notamment lorsqu’il était embarqué sur frégate. Aujourd’hui, le couple Fremm/NH90 apporte une dimension essentielle conférant de nouvelles aptitudes opérationnelles. Intelligence artificielle et défense nationale

JEAN MAGNE L’essor de l’IA dans le champ militaire est exponentiel et apporte des atouts pour assumer notre supériorité opérationnelle. Cependant, il est essentiel d’en mesurer les dimensions et d’en maîtriser les processus décision-nels recourant aux algorithmes. Le chef devra toujours conserver la décision en ayant la vue globale de l’action. Plaidoyer pour une culture stratégique européenne

JEAN-BAPTISTE BLANDENET L’Europe de la défense reste un chantier difficile, complexe et en proie à un certain scepticisme. Or, il est nécessaire de progresser ensemble pour affronter les défis stratégiques actuels. Cela doit passer par une culture de défense partagée entre les différents pays partenaires. L’École de Guerre y participe avec ses homologues. Penser la mobilisation

SÉBASTIEN NOËL L’environnement géopolitique international précaire oblige à réfléchir aux conditions de remontée en puis-sance de nos armées. La mobilisation, qui a été le pilier historique, avec plus ou moins de succès, ne répond plus aux besoins actuels. Il faut préparer les outils pour renforcer la résilience de la nation face à une crise majeure. Les écrivains et les journalistes dans le monde de l’espionnage

MICHEL KLEN James Bond, OSS 117, Malotrus… Autant de héros ou d’anti-héros ne révélant qu’une part très limitée de la réalité du monde de l’espionnage. Ces personnages, issus de l’imagination de certains auteurs, restent loin des héros de l’ombre qui, dans le secret, travaillent par patriotisme et abnégation.

Repères - Opinions

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Chronique

Charles de Gaulle et la Pologne (1919-1969) CHANTAL MORELLE

Charles de Gaulle, comme capitaine, a été en mission en Pologne de 1919 à 1921, lui permettant de retrouver l’action après sa captivité en Allemagne. Il y retourne comme chef de l’État en 1967, souhaitant poursuivre une politique d’équilibre et d’ouverture vers l’est avec un résultat mitigé tant Varsovie était subordonné à l’URSS.

La guerre polono-bolchevique de 1920 JEAN-ROMAN POTOCKI

La renaissance de l’État polonais à l’issue de la Première Guerre mondiale bénéficia de l’engagement mili-taire de la France qui permit à l’armée de Varsovie de l’emporter sur les troupes envoyées par Moscou. La question de l’alliance franco-polonaise est restée complexe, liée à une histoire commune douloureuse.

André Malraux et l’esprit guerrier CLAUDE FRANC

Malraux, au destin si entier, a été un personnage charismatique. Engagé du côté républicain durant la guerre d’Espagne, puis dans la Résistance en 1944, c’est davantage son charisme que l’organisation de son comman-dement qui a contribué à forger sa légende. Peu militaire dans le comportement, mais guerrier dans l’esprit, il sut transformer son narratif en aventure artistique et politique.

Recensions

Alain Coldefy : Amiral - Du sel et des étoiles Valéry Rousset : La Guerre à ciel ouvert – Irak 1991, la victoire rêvée

Frédéric Turpin : Pierre Messmer – Le dernier gaulliste

Olivier Chaline et Olivier Forcade : L’Engagement des Américains dans la guerre 1917-1918

Programme de la RDN en ligne, p. 136

Approches historiques

Histoire militaire - Les armées françaises après 1945 CLAUDE FRANC

Les armées françaises après 1945, bien que victorieuses avec l’aide des Alliés, vont connaître de grandes diffi-cultés liées au contexte budgétaire d’une France ruinée par la guerre et le début des opérations en Indochine. La réduction des effectifs, la réforme des structures et le renouvellement des équipements ont constitué des problèmes quasi insolubles.

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2021 : les vœux du directeur Thierry Caspar-Fille-Lambie

Général d’armée aérienne (2S). Président du Comité d’études de défense nationale. Directeur de la Revue Défense Nationale.

Avant de prendre la plume pour mes vœux 2021, j’ai relu ce que je vous avais écrit l’an dernier pour cette année 2020. Je vous souhaitais « une très belle année, ce qui ne veut pas dire une année facile ». Je ne croyais pas si bien

dire, même si dans les menaces que j’évoquais, le risque d’une pandémie mondiale n’apparaissait pas. Mais je terminais par « que les soubresauts intérieurs comme extérieurs que nous vivons et qui nous inquiètent, contribuent enfin à faire prendre en compte que notre capital le plus précieux est l’Homme dans son entièreté ».

Aucunes des menaces que j’évoquais n’ont disparu, elles font toujours par-tie de l’arsenal auquel nous devons faire face par l’élaboration de nouvelles straté-gies de défense et des capacités qui doivent en découler. Et nos lecteurs le savent bien et depuis longtemps, la défense n’est pas circonscrite à la sphère militaire : elle touche aux secteurs économiques, financiers, commerciaux, industriels… La pan-démie aura mis à mal l’ensemble de ces secteurs, sans pourtant jamais s’attaquer à aucun d’entre eux directement comme l’auraient fait les menaces habituellement identifiées. La pandémie s’est attaquée à l’Homme, et en le fragilisant, a mis en péril l’ensemble de ces secteurs, comme pour nous rappeler que l’homme reste au cœur de nos systèmes, même si parfois ceux-ci semblent vouloir tourner sans lui. Cette pandémie a montré plus que nous ne voulions le croire, l’interdépendance des hommes, des sociétés et des nations (1).

Cette pandémie aura également, bien involontairement je l’espère, permis de tester les systèmes de défense de nos pays. Il n’est pas anodin qu’en France, dès le début, le président de la République ait décidé de réunir régulièrement le Conseil de défense pour prendre les décisions de gestion de cette crise. Nos fragi-lités, mais aussi nos forces ont été révélées. Pas un seul de nos ministères, pas une seule de nos administrations, pas une seule de nos entreprises, de nos organisations nationales et internationales n’ont échappé à cette mise à nu. Toutes et tous ont dû s’adapter, faire preuve d’innovation. Certaines organisations internationales, qui auraient dû apporter des solutions dès lors que la crise est devenue mondiale, ont été désemparées.

(1) Nicolas Baverez, Le Point, n° 2521 du 10 décembre 2020.

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Cette crise qui est avant tout une crise sanitaire, et qui est donc traitée comme telle, nous apporte des enseignements sur notre défense au sens le plus large qu’il nous faudra absolument prendre en compte. Le retour d’expérience ne peut pas n’être que sanitaire, il devra tendre à améliorer notre capacité collective à répondre à une crise et à en atténuer les conséquences : c’est bien le rôle de la Défense. Et si les États du monde sont différents les uns des autres, les expériences réussies de certaines nations devront servir d’exemple, avec toute l’humilité qu’il conviendra d’adopter.

Mais au-delà des enseignements que chacun des États ou chacune des orga-nisations internationales vont devoir conduire, il convient de comprendre que la pandémie nous a révélé l’état du monde et les nouveaux rapports de force. Ce que nous pressentions s’est confirmé, le monde issu de la Seconde Guerre mondiale n’est plus. Les grandes lignes de ce nouveau monde multipolaire et des stratégies de chacun de ces pôles se dessinent de façon de plus en plus nette. Paradoxalement, nos vieilles démocraties occidentales semblent incapables d’élaborer une réponse commune tant leurs divisions sont grandes. Et les nations qui s’en sont sorties le mieux, semblent mieux armées pour gérer les crises prochaines.

En 2021, nous allons continuer l’effort entrepris. Avec le conseil d’admi-nistration et l’équipe de rédaction, nous nous attacherons à expliquer les enjeux qui attendent notre défense face à cette évolution du monde. Comme je vous l’avais déjà annoncé, nous allons créer les conditions d’un débat stratégique sur notre site Internet, réservé dans un premier temps à nos abonnés. Vos avis éclairés doivent contribuer à enrichir les dossiers développés dans les différents numéros.

Au moment où vous lirez ces lignes, je doute fort que la situation soit reve-nue à la normale dans notre pays. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que nous sortirons individuellement et collectivement renforcés de cette crise. La solidarité que nous avons vue se mettre en place autour de nous en est l’un des fruits positifs. Le respect par une grande majorité de nos concitoyens des règles décidées par le gouvernement m’incline à penser que les Français ne sont pas aussi ingouvernables qu’on s’accorde souvent à le penser. C’est pourquoi, j’ose encore vous souhaiter une très bonne année à vous et à ceux qui vous sont chers. Que les épreuves que nous allons immanquablement connaître contribuent à accroître notre capacité collective à faire face plutôt qu’à nous replier sur nous-mêmes. Qu’elles nous permettent de retrouver la foi dans les valeurs qui ont fondé nos sociétés occidentales. w

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Revue Défense Nationale - Janvier 2021

Armement et économie de défense

« Les grandes puissances se rendent compte que c’est de manière permanente qu’il faut pratiquer leur manœuvre d’armement. »

Pierre Marie Gallois

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Union européenne et enjeux de défense :

les défis de l’autonomie stratégique européenne

IHEDN Département des études et de la recherche.

Selon la définition de Frédéric Charillon, l’autonomie stratégique « se compose (…) de deux volets inséparables. Il importe, dans un premier temps, de dis-poser de l’outil militaire permettant d’agir seul. Il importe, dans un second

temps, de disposer de la ‘‘capacité d’entraînement’’ diplomatique permettant de ne pas le rester ». Formalisée à la suite de l’humiliation ressentie lors de la crise de Suez, cette autonomie stratégique se décline sur trois registres complémentaires. Il s’agit tout d’abord de s’assurer que la survie même de la nation n’est pas dans les mains d’alliés plus ou moins fiables. La dissuasion, ultima ratio regis, est à ce titre le symbole de ce volontarisme politique puisque si la France avait fait, lors de la crise de Suez, la démonstration de ses capacités d’intervention, elle n’avait pas été en mesure de faire face à l’ultimatum soviétique qui avait menacé Paris et Londres d’une destruction immédiate. Le second volet de cette autonomie stratégique réside dans la volonté d’affirmer le rôle mondial de la France qui est, avec la Grande-Bretagne, le seul pays européen disposant des capacités d’intervention et de projec-tion sur des théâtres extérieurs. Être autonome signifie enfin de réduire autant que faire se peut la dépendance vis-à-vis de fournisseurs extérieurs, ce qui impose de bâtir une base industrielle et technologique de défense (BITD) en mesure de four-nir les matériels adaptés aux missions assignées aux forces armées.

Paradoxalement, si l’usage de ce concept d’autonomie stratégique ne pose pas de problème en France, il rend plus malaisé la compréhension de ce que pour-rait être « l’autonomie stratégique européenne ». Celle-ci pose en effet deux types de questions insolubles à ce jour. D’un point de vue français, l’autonomie straté-gique est liée à la souveraineté. Or, cette souveraineté a été conçue sur une base purement nationale (« le Roi de France est empereur en son royaume ») et parler de « souveraineté européenne » soulève immédiatement la question de savoir comment combiner cette quête de la pleine autonomie nationale avec les exigences de la coopération multinationale. Pour nos partenaires européens, cette « souveraineté

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européenne » n’a donc pas obligatoirement la même signification que celle que nous lui prêtons et leur dépendance vis-à-vis des mécanismes de sécurité collective de l’Otan entre en compétition – pour ne pas dire en opposition – avec notre concep-tion territoriale de la souveraineté. Pour nombre de nos partenaires, la fabrication en Europe d’équipements sous licence américaine participe à cette autonomie stra-tégique européenne alors que, vu de France, ces licences de fabrication sont le sym-bole de la dépendance vis-à-vis des États-Unis.

Apparue dans le Livre blanc de 2008, la notion d’autonomie stratégique européenne nous invite donc à réfléchir à ces deux registres différents d’action. D’un point de vue réflexif, il s’agit tout d’abord d’étudier les mécanismes qu’il conviendrait de mettre à jour pour persuader nos partenaires européens de rompre cette dépendance sécuritaire vis-à-vis des États-Unis et de l’Otan pour permettre à une éventuelle défense européenne autonome d’assurer la pleine sécurité du Vieux Continent, sans pour autant rompre la relation historique établie avec les États-Unis. Pour nos partenaires européens, il s’agit de prendre la pleine mesure des capacités militaires et industrielles de l’Europe, et de faire en sorte que celle-ci cesse d’être envisagée comme « un géant économique, un nain politique et une larve militaire » pour reprendre la formule datée, mais toujours d’actualité de l’ancien Premier ministre belge, Mark Eyskens. En d’autres termes, il s’agit d’envisager la voie qui per-mettrait de concilier l’existence d’une Europe autonome politiquement et militai-rement, et la nécessité d’assumer le coût d’une défense collective qu’il est à ce jour plus facile de déléguer à un allié historiquement fiable, mais structurellement réti-cent, à accepter l’idée d’une défense européenne autonome.

Penser la complémentarité sans la dépendance est donc l’objet de cette réflexion dont la finalité est de mettre à jour les arguments susceptibles de persua-der les autres nations européennes d’adhérer aux conceptions françaises, tout en imposant à ces dernières d’évoluer pour prendre en compte des expériences histo-riques et politiques différentes. Plus concrètement, cette réflexion devrait conduire à imaginer les moyens de les concilier dans le domaine de la politique industrielle et de défense, et dans le cadre d’une BITD-E qui reste à définir les dimensions inclu-sives et capacitaires de la PESCO (Permanent Structured Cooperation) aux dimensions plus exclusives et opérationnelles de l’Initiative européenne d’intervention (IEI).

Mener une réflexion sur l’autonomie stratégique européenne impose d’accepter les différences entre des partenaires qui sont loin de partager les mêmes analyses. Cette approche de type réflexive devrait ainsi nous permettre d’envisager les stratégies d’influence à mettre en œuvre pour faire partager la conception fran-çaise de ce que devrait être l’autonomie stratégique européenne (thème du Comité 2).

Ce premier degré d’analyse conduira inévitablement à mettre à jour les divergences existant au sein des États-membres de l’Union européenne, principale-ment dans le domaine des relations avec les États-Unis, ce qui pose deux questions. Peut-on penser l’autonomie stratégique européenne sans préférence européenne,

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laquelle est, a priori, incompatible avec la prise en compte de la fabrication sur le territoire européen de matériels sous licence états-unienne ? Dans la mesure où la réponse à cette question semble être négative, surgit dès lors la question supplé-mentaire de savoir s’il est possible de rechercher des partenaires non européens pour bâtir notre autonomie stratégique (thème des Comités 3 et 4).

En dehors des réflexions à mener sur le périmètre géographique de l’Europe de la défense, il convient parallèlement de ne pas perdre de vue la dimension maté-rielle de ce que doit recouvrir cette autonomie stratégique, surtout dans une période de turbulences technologiques qui imposent de prendre la mesure à un rythme de plus en plus rapide des ruptures technologiques (thème du Comité 5).

Ces ruptures sont d’autant plus difficiles à appréhender qu’elles remettent en cause notre culture étatique et centralisée du fait de l’irruption d’acteurs privés en mesure de concurrencer les logiques de la puissance publique, tout en imposant à ces dernières d’intégrer les pratiques issues du privé dans ce qu’il convient désor-mais d’appeler le néo-management public (thèmes des Comités 1 et 6). w

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Mots-clés : UE, Otan, souveraineté, autonomie.

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Le New Space : opportunité ou menace pour notre autonomie

stratégique ? Comité 1

56e session nationale de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Depuis une dizaine d’années, l’industrie spatiale a vu apparaître de nou-velles entreprises, souvent américaines, qui ont révolutionné les logiques techniques, industrielles et commerciales du secteur, entraînant une accé-

lération de l’innovation et une baisse généralisée des coûts. Cette évolution de l’industrie spatiale, communément appelée New Space, affecte les entreprises tra-ditionnelles du secteur, bouleverse les équilibres en place depuis quarante ans, et stimule le développement de nouveaux services autour de la donnée. Constitue-t-elle une menace ou au contraire une opportunité pour notre industrie et plus large-ment pour notre autonomie stratégique ? Le fait est que la thématique spatiale doit, plus que jamais, être abordée avec une approche globale et transverse, au niveau gouvernemental comme au niveau européen.

La nouvelle compétition spatiale

L’espace a été et reste un terrain de confrontation privilégié par les puis-sances, tant sa maîtrise est importante d’un point de vue stratégique, tactique, mais aussi de plus en plus d’un point de vue économique. L’espace est devenu une nécessité économique, car les services et les applications qui utilisent des données spatiales ou des données transitant par l’espace se sont imposés dans le quotidien pour les individus, les entreprises et les États.

Les États-Unis, leaders incontestés du spatial depuis la conquête lunaire, ont pris en compte ces nouveaux enjeux comme le montre la déclaration du Secrétaire américain à la défense, Mark Esper, au moment de la création, fin 2019, de la sixième branche des forces armées américaines : « Notre dépendance envers les équipements dans l’espace a beaucoup augmenté et, aujourd’hui, l’espace est devenu un terrain de guerre à part entière. Maintenir la domination américaine sur ce théâtre est désormais la mission de la force de l’espace des États-Unis. » La pro-motion du New Space par l’Administration américaine s’inscrit dans ce constat d’une nouvelle compétition spatiale.

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D’origine américaine, voulu par la NASA pour tenir ses engagements de ravitaillement de la station spatiale internationale, malgré le retrait de service après trente ans d’exploitation des navettes spatiales, le New Space est essentiellement une création de l’Administration américaine pour trouver une alternative aux prix prohibitifs pratiqués par les acteurs historiques Boeing et Lockheed Martin. Mais, au-delà de la formulation un peu publicitaire, le New Space est devenu un nou-veau modèle d’industrie du spatial, qui vise à être plus compétitif, moins cher, plus agile. L’évolution porte essentiellement sur les modèles techniques, industriels et éco-nomiques. Technologiquement, le New Space a notamment développé la réutilisa-tion d’étages de lanceurs ou accéléré la miniaturisation des satellites ; industrielle-ment, il a intégré l’utilisation de pièces en provenance de l’industrie grand public, introduit l’émergence de grandes séries avec les méga constellations et réduit drasti-quement les contrôles qualité et logiques d’essais au sol ; économiquement, il ne s’agit plus de limiter l’activité au lanceur ou au satellite, il s’agit également de pro-duire des services pour le client final souvent en lien avec la donnée issue du spatial.

L’irruption du New Space est marquée par l’arrivée d’acteurs privés sur ce marché longtemps exclusivement institutionnel. Cette évolution est la conséquence de la stratégie américaine d’ouverture de l’espace à la compétition commerciale de l’entreprenariat privé et de l’intérêt croissant des puissances et des acteurs privés pour ce nouveau marché.

Le New Space : conséquences pour l’autonomie stratégique française et européenne

Attirées par des perspectives de profit, les initiatives privées se sont multi-pliées. Les industriels les plus agressifs et dynamiques sur ces nouveaux marchés ont des chances de devenir les « majors » de demain selon l’adage qui a fait ses preuves dans le numérique : « The winner takes all ».

Figure 1 – New Space, une évolution du panorama entre 2000 et 2018.

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C’est ainsi que le New Space a des allures de course à l’espace, dans laquelle les nouveaux acteurs comme Starlink ou Kuiper Systems lancent des centaines de microsatellites en orbite basse, sans se préoccuper des effets à long terme, dans le but de créer la constellation qui emportera l’ensemble du marché de l’Internet spatial.

C’est aussi une course dans laquelle se lancent de nouveaux acteurs institu-tionnels. Ainsi, le nombre de pays investissant dans le spatial est passé de 30 en 2000 à 85 en 2019. Entre 2000 et 2019, l’investissement global dans le secteur spatial a plus que doublé, passant de 36,3 Md$ à 73,7 Md$.

Dans ce contexte, les États-Unis restent les leaders incontestés du spatial : 0,25 % du PNB américain (48 Md$) est consacré à l’espace et, plus que jamais, le spatial reste au cœur de la politique de rayonnement américaine. Les grandes orientations symboliques ont été réaffirmées, comme le retour sur la Lune, l’explo-ration de Mars et l’exploitation des ressources spatiales (Lune, astéroïdes). Le New Space est un contributeur essentiel de cette stratégie : qu’il s’agisse de Virgin Galactic, SpaceX ou Blue Origin, tous ont pour objectif de développer le spatial habité en parallèle ou en lien avec le projet institutionnel « Artémis » conduit par la NASA qui vise à ramener l’Homme sur la Lune à compter de 2024.

La Chine est un acteur majeur. Déterminée à devenir la première puissance mondiale, elle est en compétition, si ce n’est en confrontation, avec les États-Unis sur tous les terrains : économique, numérique, défense et désormais le spatial. En 2017, la Chine y consacrait 0,08 % de son PNB (17,6 Md$) et poursuivait une stratégie spatiale complémentaire de son initiative, la Belt and Road Initiative. Capable d’envoyer un homme dans l’espace depuis 2003, elle impose au niveau national l’usage de son propre système de géolocalisation, Beidou, à tous les transports commerciaux (bus, bateaux, camions). Elle développe également une nouvelle gamme de lanceurs lourds qui visent à pouvoir mettre en orbite une sta-tion spatiale permanente. Ses cibles sont la Lune puis Mars. Très agile pour adopter les nouveaux modèles, la Chine a développé son propre New Space, avec la réutilisa-tion des lanceurs, et le développement d’industries mêlant numérique et spatial.

Ainsi a-t-elle, dès 2014, autorisé la conception, le lancement et l’exploita-tion de satellites par les instituts et les entreprises chinoises privées jusqu’alors exclus du secteur du spatial.

L’Europe n’a pas à rougir quant à ses compétences dans le domaine spatial

Ariane Space a longtemps dominé le marché des lancements, notamment en orbite géostationnaire, mais elle est aujourd’hui ébranlée par de nouveaux entrants plus agiles et plus innovants. Elle doit sa survie à l’arrivée prochaine d’Ariane 6, censée être la réponse européenne à la concurrence actuelle.

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L’Europe dispose de trois piliers majeurs dans le domaine spatial, qui sont les résultats de choix stratégiques. D’abord, le programme Copernicus, réseau de sept satellites opérationnels depuis 2014, est consacré à l’observation de la Terre, sa mission étant de livrer des informations détaillées sur l’environnement, le climat ou l’agriculture. Ensuite Galileo, imaginé en 1999 pour mettre fin à la dépendance de l’Europe vis-à-vis du GPS américain, est opérationnel depuis 2016 et devait tourner à plein régime en 2020. Enfin, depuis 2009, le programme EGNOS amé-liore les performances et la fiabilité des systèmes de navigation par satellites, notamment en corrigeant les perturbations ionosphériques dues aux éruptions solaires.

L’Agence spatiale européenne (ESA), créée il y a quarante-cinq ans, est un atout majeur. La conférence ministérielle Space19+ a entériné en novembre 2019 un plan d’une ampleur exceptionnelle pour l’avenir de l’ESA et de l’ensemble du secteur spatial européen. Le budget en hausse sert les ambitions suivantes : garan-tir, pour les années 2020, l’autonomie de l’Europe en matière d’accès à l’espace et d’utilisation de ce dernier, stimuler la croissance de l’économie spatiale européenne, et faire des découvertes décisives pour notre connaissance de la Terre, de notre sys-tème solaire et de l’univers sans oublier un enjeu essentiel : intensifier les efforts déjà entrepris pour assurer la sécurité et la protection de notre planète.

L’Europe tient encore aujourd’hui son rang, loin des États-Unis certes, mais avec un bon niveau de financement rapporté à l’échelle mondiale : en 2020, le budget de l’ESA était de 6,68 Md€ (7,28 Md$). Le budget de la NASA était lui de 22,6 Md$ pour la même année.

Avec la création au sein de la nouvelle Commission européenne, de la Direction générale de l’industrie de la défense et de l’espace (DEFIS), l’Union européenne affiche sa volonté de consacrer plus d’attention et de financement aux enjeux spatiaux. Elle s’est dotée d’un budget de 16 milliards d’euros consacrés au spatial sur la période 2021-2027, en hausse significative par rapport aux 11,1 mil-liards pour la période 2014-2020 et 4,6 milliards pour la période 2007-2013. Le récent discours de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, chargé de la politique industrielle, du numérique, de la défense et de l’espace, est à ce titre révélateur d’une nouvelle ambition visant à renforcer les fondamentaux européens et à développer de nouvelles synergies. « Il faut en Europe une volonté commune avec des moyens budgétaires crédibles : nous devons développer une approche européenne du New Space. Une approche qui ne duplique pas celle des États-Unis. Une approche qui n’oppose pas grandes compagnies et start-up ; une Europe comme une rampe de lancement pour toutes les ruptures d’innovation. Une Europe qui ne loupera pas la prochaine technologie disruptive. ».

L’Europe a donc de très nombreux atouts, portés principalement par les grands pays du spatial que sont la France (0,11 % du PNB – 3 Md$), l’Allemagne (0,05 % du PNB – 2 Md$) et l’Italie (0,05 % du PNB – 1,1 Md$). A-t-elle

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cependant su prendre le virage du New Space ? Pas encore ou pas suffisamment, mais il semble que l’UE se soit saisie des enjeux du spatial dans cette nouvelle compétition. Dans ce contexte de confrontation, la France, comme l’Europe, doit développer une politique d’ensemble et de long terme afin de préserver ses intérêts straté-giques, économiques et politiques dont son autonomie d’accès à l’espace.

Figure 2 – Investissements dans le spatial.

La France et l’Europe doivent s’adapter sans plus attendre aux évolutions rapides du domaine spatial

Au niveau national, il s’agit de :

• Améliorer la gouvernance et la coordination interministérielle des sujets spatiaux. La création d’un secrétariat général de l’espace sous l’égide du Premier ministre et l’instauration d’un conseil permanent de l’espace permettraient une meilleure coordination des politiques du spatial qu’elles soient à finalité de défense, de recherche ou commerciale, notamment en matière de soutien aux acteurs français du New Space. Un ambassadeur thématique pour l’espace permettrait de porter la parole française sur ces sujets au niveau international.

• Renforcer le rôle du Commandement de l’Espace (CDE) avec un positionne-ment interarmées : à terme, le CDE gagnerait à être rattaché à l’état-major des armées. Rassembler sous une même autorité opérationnelle les fonctions de commu-nication, d’observation et de maîtrise de l’espace, utiles à l’ensemble des forces armées, permettrait une plus grande efficacité et transversalité du CDE à l’instar du Commandement de la cyberdéfense. De même, l’adoption d’une politique de dissuasion (1) spatiale permettrait de renforcer notre autonomie stratégique.

(1) Le principe est celui du découragement de l’agresseur par la démonstration de capacités de détection, d’attribution et de riposte.

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• Piloter l’avenir du domaine spatial en établissant une feuille de route identifiant les technologies prioritaires pour l’innovation. Renforcer le lien entre spatial et numérique en intégrant la dimension spatiale dans la stratégie de l’État pour le numérique et en investissant dans le traitement de l’information spatiale par l’IA.

Figure 3 – Budgets spatiaux gouvernementaux en 2018.

Les budgets des pays européens incluent leurs contributions à l’ESA et à Eumetsat. * Seuls les pays avec un budget d’au moins 10M$ apparaissent sur la carte.

** Les États-Unis sont sous-dimensionnés (80 %).

Pour l’Europe, les enjeux sont de :

• Développer les capacités européennes nécessaires à la tenue de situation et la ges-tion du trafic spatial : l’Europe doit développer les moyens de sa liberté d’appré-ciation des menaces et mettre en place un système permettant d’identifier et d’éva-luer les positions relatives de tous les objets présents dans l’espace. Un système européen de surveillance de l’espace est essentiel pour l’autonomie stratégique européenne.

• Renforcer la gouvernance du spatial au niveau européen. Cela nécessite sans doute une analyse et une simplification des mécanismes de gouvernance des affaires spatiales en Europe et notamment à l’ESA. La production au niveau de la

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commission européenne d’un Livre blanc de l’espace pourrait également y contribuer. Ce dernier serait le moyen de sensibiliser l’ensemble des pays européens au caractère sécuritaire du spatial et d’identifier les services stratégiques à préserver. Il pourrait éga-lement permettre de définir l’ambition européenne en matière d’accès à l’espace, de définir la feuille de route européenne pour « Ariane Next », voire d’afficher une volonté de ne plus polluer l’espace au moyen d’un « Green Deal » du spatial.

Figure 4 – Organisation européenne du secteur spatial.

• Accompagner plus efficacement le développement économique du spatial. C’est tout d’abord une question de financement : la création de fonds spécialisés dans les technologies de rupture spatiales permettrait au secteur de bénéficier davantage de financements privés. C’est également une question de choix et de priorité, et à ce titre, la mise en place d’un « Buy European Act » similaire à celui mis en œuvre aux États-Unis permettrait de renforcer les entreprises européennes face à une concurrence internationale de plus en plus décomplexée. C’est aussi une question d’accompagnement avec un suivi dans la durée des sociétés prometteuses, du démonstrateur au contrat de prestation, leur permettant de pénétrer le marché. C’est encore une question de largeur de vision, en favorisant le rapprochement entre les sociétés du spatial et celles du numérique. C’est enfin une question d’ambi-tion en développant au niveau européen une constellation permettant de porter au niveau mondial l’Internet européen, ses services, sa liberté d’expression et son modèle de société.

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Au niveau mondial, il s’agit de faire face au nouveau « Far West » auquel peut conduire le New Space.

Pour cela, sans doute faut-il provoquer un « Montego Bay » (2) de l’espace pour promouvoir l’organisation et le contrôle des activités spatiales. La France et l’Europe doivent soutenir la création d’un droit de l’espace contraignant incluant la mise en place de règles à observer pour le bon déroulement des activités spatiales. Il pourrait par exemple s’agir de l’instauration d’un Automatic identification system (AIS) obligeant tous les objets lancés à s’identifier. Ce pourrait être également l’obligation donnée à tout nouveau satellite de disposer de capacités de manœuvres d’évitement. Ce pourrait être enfin la création d’une écotaxe permettant de finan-cer la dépollution de l’espace. L’instauration d’un tribunal international du droit de l’espace, par le biais des Nations unies, permettrait de régler les différends qui émergeront très certainement avec l’accroissement des activités spatiales liées au New Space.

(2) Montego Bay : négociations tenues entre 1973 et 1982 ayant abouti à la convention des Nations unies sur le droit de la mer. Cette convention précise les notions de frontières maritimes et les principes généraux de l’exploitation des res-sources de la mer. Elle n’est entrée en vigueur que le 16 novembre 1994, après la ratification du 60e État.

Figure 5 – Fonds de financement institutionnels spatiaux en Europe (2014-2020).

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Toutes ces recommandations constituent des pistes permettant de répondre aux enjeux d’autonomie stratégique liés à l’espace et à son renouveau. Elles ont pour objectif d’alimenter la réflexion des entités en charge de la défense et de la sécurité nationale au niveau national (SGDSN) et en charge de l’industrie de la défense et de l’espace au niveau européen (DEFIS). Le New Space est sans aucun doute l’occasion d’un renouveau. Il ne faut pas manquer ce rendez-vous. w

Figure 6 – Représentation des satellites et débris spatiaux orbitant la Terre (débris non à l’échelle).

RÉDACTEURS DU COMITÉ 1

Emmanuel Bresson (ministère des Armées/DGRIS) ; Vanessa Coudert-Decloux (Ariane Group) ; Jean-Philippe Perrot (Marine nationale) ; Olivier Plessiet (ministère des Armées/DGA) ; Marianne Secheresse (CEA) ; Sean Stevens (Ambassade des États-Unis à Paris) ; Aurélien Strippoli (Airbus Defense & Space) ; Alain Ulmann (ministère des Armées/DGA).

Cadre de comité : Alix Sennyey Experte-référente : Charlotte Neyret-Gigot

Mots-clés : New Space, ESA, Arianespace, Galileo.

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Autonomie stratégique européenne : comment faire

adhérer à ce principe ? Comité 2

56e session nationale de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Si le concept d’une autonomie stratégique a été inscrit dès 2016 dans la Stratégie globale de l’Union européenne, force est d’admettre qu’il n’existe pas, au sein de l’Union, une compréhension commune de ce principe qui

aurait permis de le développer concrètement. Pourtant, ce concept est au cœur de l’actualité. Il apparaît, dès 2017, comme une ambition nationale forte portée par le président de la République. Il semble ensuite fragilisé par le Brexit, puis remis au cœur des préoccupations nationales et européennes par la pandémie de la Covid-19. À l’heure où l’idée d’une conférence sur l’avenir de l’Europe, reprise par la prési-dente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, est en passe d’aboutir, une réflexion sur les stratégies d’influence, de nature à faire adhérer nos partenaires européens au concept d’autonomie stratégique européenne, s’avère être d’une actualité brûlante. Avant d’envisager des solutions visant à renforcer l’adhé-sion à ce concept, il convient d’étudier les causes profondes des divergences et les rouages disponibles pour mettre en place une stratégie d’influence.

De multiples définitions de l’autonomie stratégique à l’image des menaces perçues

Une tentative de définition de l’autonomie stratégique révèle trois axes majeurs qui lui sont couramment associés : la liberté d’appréciation, la liberté de décision et la liberté d’action. Ces axes supposent aussi la maîtrise de principes fon-damentaux tels que l’accès permanent à une information sûre et pleinement maî-trisée ; la capacité à prendre une décision dans des délais adaptés et en complète autonomie ; et, enfin, la faculté d’agir quand on le désire avec des moyens adaptés. Ainsi, le concept d’autonomie stratégique, associé aux principes d’autonomie d’appréciation de la situation, de décision et d’action prend une dimension parti-culière dans le domaine militaire auquel il est le plus souvent associé.

Revue Défense Nationale n° 836 - Janvier 2021

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Mais c’est tout particulièrement dans celui-ci que les divergences d’appré-ciation, au sein de l’Union européenne se cristallisent. Les nations favorables à une structure otanienne puissante s’opposent à la création d’une capacité européenne de défense. À plusieurs reprises, les projets de coopération en matière d’armement ont été utilisés comme catalyseur pour développer des capacités européennes, mais il faut reconnaître que ces projets mettent en jeu des concurrences industrielles et politiques qui nuisent au développement de la collaboration européenne.

Ces divergences de conception de l’autonomie stratégique reflètent aussi les différentes perceptions des menaces qui pèsent sur l’Europe. Au-delà de l’émergence de puissances, de la remise en cause d’un ordre libéral international et de ses struc-tures de gouvernance, les membres de l’Union européenne ont des appréciations différentes des menaces que représentent le terrorisme, les flux migratoires, les pro-liférations technologiques, la gestion des données numériques et de l’influence des grandes puissances mondiales que sont la Russie ou la Chine. Les pays de l’Europe du Nord et de l’Est sont notamment plus sensibles à la menace russe tandis que les pays de l’arc méditerranéen sont confrontés à la gestion des migrants.

Toujours dans la perspective du développement d’une autonomie straté-gique européenne, il semble dès lors nécessaire de rechercher des modes d’action de nature à renforcer le sentiment d’adhésion au projet européen. Et si le domaine militaire présente des difficultés à surmonter au départ, alors il est possible de rechercher d’autres domaines qui présentent à court terme des opportunités de coopération.

Une stratégie d’influence destinée à promouvoir l’autonomie stratégique européenne

Dès lors, seule une véritable stratégie d’influence, intégrée à un processus de décision et de planification stratégique, et reposant sur des valeurs, des objectifs et des intérêts partagés, peut créer une dynamique de promotion des idées soute-nues et favoriser leur compréhension, leur appropriation ou leur acceptation. L’effet final recherché de la stratégie d’influence, à savoir « l’adhésion de tous, tant au sein du pouvoir politique qu’au sein de la population », passera nécessairement par l’identification de valeurs communes. Ainsi, il apparaît que les enjeux sécuri-taires et plus précisément la volonté de parvenir ensemble, au sein de l’Europe, à une sécurité des personnes et des biens, dans les domaines de la santé, de l’alimen-tation, de l’environnement, de l’énergie, de l’écologie, du numérique et de l’éco-nomie constituent des points d’entente potentiels. À partir de ces domaines d’intérêts qui rassemblent les citoyens européens, en s’appuyant sur les valeurs communes, héritées de notre histoire et de notre culture, inscrites dans le traité de Lisbonne, et portées par les institutions, il est possible de construire une stratégie d’influence pour promouvoir l’autonomie stratégique de l’Europe, dans le respect

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des particularités existantes entre États-membres, et sans faire mention des ques-tions de politiques intérieures ou extérieures propres au pays.

Cette stratégie d’influence repose en priorité sur une stratégie de commu-nication, structurée autour du concept d’autonomie stratégique européenne. Elle doit décliner ce principe en objectifs et en messages destinés tant à des cibles internes, que sont les leaders et les citoyens européens et en particulier les jeunes, qu’à des cibles externes que sont nos partenaires de l’Otan et notamment les États-Unis.

À l’attention des parlementaires nationaux et européens et des chefs d’entre-prises, il s’agit de mettre en avant les bénéfices d’une sécurité collective, reposant sur la maîtrise de domaines clés. Les parlementaires français doivent s’investir pour relayer ces principes au niveau de l’Europe. En direction des citoyens et des jeunes en particulier, il s’agit tout d’abord de promouvoir l’esprit de la « communauté européenne » ; de les sensibiliser aux menaces et de leur présenter les solutions apportées par la coopération européenne. Il faut en même temps rassurer nos par-tenaires de l’Otan en affirmant notre rôle de membre actif de l’organisation et en confirmant notre adhésion au principe d’une défense organisée par l’Otan.

Cette communication doit aussi s’appuyer sur un vocabulaire choisi avec attention, de manière à ne pas susciter de réactions de rejet. Les déclarations sur « l’armée européenne », moteur de son autonomie stratégique crispent les pays du nord-est de l’Europe. De même, il est sans doute nécessaire d’accepter de ne pas définir trop strictement le concept d’autonomie stratégique de manière à laisser les nations européennes l’interpréter et se l’approprier. Enfin, cette communication repose sur un discours cohérent non seulement dans la durée, mais aussi avec les actes politiques afin de renforcer la confiance des partenaires européens et interna-tionaux. L’image d’une force européenne défilant le 14 juillet à Paris semble confirmer l’ambition d’une armée européenne, même si les discours rappellent l’attachement à l’Otan, pierre angulaire de la défense européenne.

Au-delà des déclarations, la stratégie d’influence doit aussi reposer sur une stratégie de développement des actions européennes dans des domaines qui sont de nature à susciter l’adhésion au sein de l’Europe. Il en est ainsi du renseignement qui participe à la lutte contre le terrorisme, mais aussi de la santé qui contribue à une plus grande sécurité des populations en Europe. Cette coopération peut éga-lement s’appliquer à la gestion des flux de migrants, aux investissements dans les domaines stratégiques, à la gestion de capacités d’intervention pour la sauvegarde des populations. Enfin, la promotion d’une autonomie dans les domaines de l’énergie ou du numérique fait écho aux sensibilités des citoyens européens tout en faisant progresser l’idée d’une sécurité collective en Europe qui constitue une étape vers l’autonomie stratégique.

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Historiquement, les crises constituent des ruptures fondatrices pour l’Europe. La pandémie de la Covid-19 semble confirmer ce constat en mettant en relief les insuffisances nationales et les difficultés à trouver une solution au niveau de l’Europe, tant pour les approvisionnements critiques que pour les mesures sanitaires à adopter. Il ne s’agit pas de minimiser les gestes de solidarité entre pays européens, mais l’expérience d’autres épidémies, comme la variole, montre que seule une action coordonnée de vaccination est parvenue à l’éradiquer. Dans ce domaine, il est possible d’imaginer des stocks européens de matériels et de médi-caments afin de mutualiser l’effort. Enfin, la question de la relocalisation des moyens de production est particulièrement d’actualité à l’heure où l’ambition d’une autonomie stratégique est affirmée.

Mais sans attendre les crises, il est possible d’anticiper les menaces qui pèsent sur l’autonomie européenne notamment dans le domaine numérique où l’Europe est totalement dépendante des États-Unis et de la Chine. Les administra-tions, l’industrie et le domaine militaire présentent des besoins convergents, sans être totalement similaires : tous veulent accéder facilement à de grandes quantités de données, les échanger de manière extrêmement sécurisée, éviter toute intercep-tion, modification ou corruption de ces données. Mais faute de développement de réelles capacités européennes, les solutions retenues sont trop souvent extérieures à l’Union européenne. Un axe majeur de l’autonomie stratégique européenne repose, par exemple, sur le développement d’un cloud européen souverain.

Dans le domaine de la sécurité, il convient de souligner l’initiative RescEU, nouvelle capacité du mécanisme de protection civile de l’Union européenne, dont l’objectif est d’améliorer à la fois la protection des citoyens face aux catastrophes et la gestion des risques émergents. RescEU comprend une nouvelle réserve de capa-cités (la « réserve RescEU »), initialement composée d’avions bombardiers d’eau et d’hélicoptères. À terme, RescEU ne se limitera cependant pas aux incendies de forêt puisque le mécanisme devrait également inclure une réponse à d’autres menaces, telles que les urgences médicales ou les incidents chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires. Mais cette initiative remarquable doit aussi encourager le développement de nouvelles capacités européennes dont celle du transport aérien lourd, pour le personnel et le matériel. Aujourd’hui détenue par les États-Unis et l’Ukraine, cette capacité apporterait à l’initiative RescEU une mobilité stratégique essentielle pour son intervention sur le territoire européen. Enfin, dans le domaine maritime, face au gigantisme des navires de croisières et des porte-conteneurs récents, l’Europe, autour de laquelle passent des voies maritimes particulièrement fréquen-tées, devrait étendre le champ d’action de RescEu pour lui donner des capacités d’intervention en mer.

In fine, chacun de ces domaines contribue au développement d’une auto-nomie stratégique européenne globale qui dépasse l’autonomie stratégique militaire même si elle y contribue par l’intermédiaire des capacités développées (capacités de transport stratégique ou de stockage de données).

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Ainsi, au travers de la démonstration des capacités de l’Europe à préserver la sécurité des citoyens européens, appuyée par une communication à plusieurs niveaux, il est possible de renforcer l’adhésion autour des valeurs fondatrices de l’Europe et de promouvoir, à long terme, le concept d’autonomie stratégique euro-péenne. w

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RÉDACTEURS DU COMITÉ 2 Youness Boujra (ministère des Armées/DGA) ; Jean-Marie Fiévet (Assemblée nationale) ; Diane Frossard (Thales) ; Arnaud Mathieu (Gendarmerie nationale) ; Lionel Pilot (ministère des Armées) ; Félicia Poeyto (ministère des Armées/DCSSA) ; Ludovic Segond (Marine nationale) ; Philippe Sigaud (ministère des Armées/DGA).

Cadre de comité : Bruno Bellier Expert-référent : Samuel B.H. Faure

Mots-clés : UE, autonomie stratégique, cloud, résilience.

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La Base industrielle et technologique de défense européenne, une opportunité

historique Comité 3

56e session nationale de l’Institut des hautes études de défense nationale.

La récente crise sanitaire constitue un défi majeur pour les États européens en matière économique et industrielle, comme en matière de défense. Une incertitude générale règne encore sur la capacité des acteurs européens à

s’entendre et à faire preuve de cohésion dans le cadre de cette sortie de crise.

Si l’adversité peut s’avérer un élément dévastateur, elle peut aussi constituer une formidable opportunité. Alors, dans ce contexte inédit, quel avenir pour une Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) véritablement européenne ? Quelle ambition tracer à moyen terme pour approfondir l’autonomie stratégique européenne ? Et quelles mesures opératoires peut-on proposer dans ce sens ?

Le marché de la défense, domaine régalien par excellence, occupe une place particulière et originale dans l’expérience de l’intégration économique européenne (1). Le recours souvent abusif aux exemptions aux règles du marché unique entraîne des lacunes en matière de compétitivité des industries de défense européennes, du fait de la fragmentation importante des marchés nationaux et du manque de coor-dination des politiques d’armement des États-membres.

Ce marché constitue une industrie à dimension politique au sens où la capacité industrielle à concevoir, produire et maintenir par soi-même des systèmes d’armes est un des piliers de l’autonomie stratégique. Considéré comme le cœur de

(1) L’article 346 TFUE (et ses antécesseurs) permet aux États-membres de prendre les mesures qu’ils estiment nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sécurité des États et qui se rapportent à la production ou au commerce de matériel militaire.

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la souveraineté nationale des États-membres, le secteur de la défense a été investi de façon très graduelle par l’Union européenne, via en particulier la Commission, en y renforçant tout d’abord l’application des règles du marché intérieur puis en mobilisant désormais le budget européen pour renforcer la compétitivité de l’indus-trie (FEDef et ses précurseurs PADR et Pedid) (2) et établir les liens entre les bases industrielles nationales afin de créer une dimension européenne. La définition et la délimitation d’une BITDE sont complexes, sa structuration et sa dynamique étant régies par des facteurs financiers, productifs et technologiques spécifiques. On peut envisager différents critères, la détention du capital, la localisation de la production, la non-dépendance des produits à des lois étrangères de type ITAR (International Traffic in Arms Regulations), la localisation de l’emploi, de la pro-priété intellectuelle… Se dessine alors en creux une notion de BITDE, à partir d’une ambiguïté qu’il faut aborder de manière constructive pour assurer l’adhésion.

Dans un contexte international marqué par la poursuite des consolidations parmi les grands compétiteurs internationaux, chinois ou américains notamment, l’industrie de défense européenne doit inventer sa propre trajectoire de consolida-tion européenne pour construire, à l’horizon 2030-2040, une BITDE Capacitaire (orientée vers les besoins des forces armées), Compétente (exploitant les meilleures technologies et répondant à la nécessité de réinvestir massivement en R&T), et enfin Compétitive (3) (maîtrisant ses coûts et conquérante sur le marché export). À défaut, les logiques de consolidation pourraient conduire à des scénarios privant l’Europe de toute perspective d’autonomie stratégique, qu’il s’agisse d’une consolidation essentiel-lement transatlantique voire plus largement internationale, ou de scénarios de rupture conduisant à la disparition des principales industries européennes de défense.

Toutefois, ces consolidations futures devront être acceptées par les États européens, la défiance pouvant naître comme nous le verrons d’une distribution géographique défavorable, de la fragilisation des liens stratégiques transatlantiques ou de la crainte culturelle d’une absence de concurrence sur le marché.

Devant la frilosité des États-membres et des industriels, les dispositifs euro-péens, qui devront être renforcés, pourraient jouer un rôle d’aiguillon du tissu industriel, favorisant les consolidations européennes. Quatre objectifs majeurs de ces dispositifs sont décrits ci-après.

Favoriser les acteurs européens

La mise en place d’outils européens pour développer l’industrie de défense doit s’accompagner d’une réflexion sur les modalités d’acceptation par tous les États, qui doivent être convaincus d’en retirer quelque chose de positif. Il faut

(2) Fonds européen de défense, Preparatory Action of Defence Research, Programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense.(3) Règle des 3C, Agence européenne de défense, « Characteristics of a Strong Future European Defence and Industrial Base (EDTIB) », 20 septembre 2006.

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rechercher une croissance à partager, une dynamique de développement et non une recherche de réduction des « coûts de la non-Europe ». L’Europe doit inventer des modalités d’application au secteur de la défense du principe de préférence communautaire qui existe déjà pour d’autres politiques de l’Union, comme la politique agricole commune (PAC), par la mise en place d’un « Buy European Act » dans le domaine de la défense qui viendrait compléter la directive MPDS (marchés publics de défense et de sécurité) lorsque l’article 346 TFUE n’est pas invoqué. L’augmentation de l’effet de série qui en résulterait serait à même de faire baisser les prix et de répondre aux inquiétudes des pays libéraux du nord de l’Europe. Si ce n’est pas suffisant, des procédures pourraient être imaginées pour rendre le mar-ché contestable, par exemple par des possibilités de fenêtres de suspension tempo-raire de la directive, menaçant l’industrie d’achat hors Europe, afin de faire en sorte que les prix soient maintenus au niveau mondial. Des mécanismes de sécurité collec-tive européenne accrus, avec un lien fort avec l’Otan, doivent être à même de rassurer les pays de l’Est qui considèrent qu’acheter américain, c’est payer leur écot au para-pluie américain. L’emploi créé sur leur sol est également un argument compréhen-sible par le personnel politique des pays européens les plus hostiles à l’idée.

Les financements européens, issus du FEDef (mais il est sans doute déjà trop tard pour ce dispositif) ou d’autres mécanismes à venir, pourraient être attribués en proportion d’un degré d’européanité, sur lequel on peut convenir qu’il sera difficile de trouver un consensus européen tant il est difficile de définir la BITDE de manière univoque. Cela pourrait être sur la base de bonnes pratiques de l’industriel. L’Union pourrait s’arroger un droit de regard sur le reste de la propriété intellectuelle créée par l’entreprise hors financement de l’UE : qui détient les droits réels, ces droits sont-ils dépendants de lois étrangères (ITAR typiquement), peuvent-ils être transférés à des entités étrangères sans l’accord d’une autorité nationale ? Cela pourrait aboutir à une forme de notation d’un industriel qui lui permettrait d’accéder à des fonds. Car après tout, si un industriel américain implanté, disons en France, dépose des brevets qui créent de l’emploi local, que ces brevets ne peuvent être exploités par la société dans un autre pays sans l’accord de la France et qu’ils ne sont pas soumis à la réglementa-tion ITAR, qu’est-ce qui le distingue véritablement d’une vieille entreprise cotée qui verserait des dividendes à des fonds de pension anglo-saxons…

Les outils de développement d’une BITDE devront favoriser son accepta-bilité en Europe, en particulier inciter à une répartition équitable des emplois. Ces processus d’intégration conduiront sans doute localement à des adaptations des capacités industrielles, à des disparitions de postes de travail, toujours dramatiques pour un bassin d’emploi. Il convient de mettre en place des processus d’accompagne-ment sur fonds européens (accompagnement social, économique, aides à la recon-version…) des zones touchées. Le savoir-faire européen sur le sujet existe avec les mécanismes de fonds régionaux. Là où l’industrie ne peut être mise à niveau, il faut savoir profiter d’un tissu académique qui est souvent de haut niveau sur quelques niches en particulier à l’est de l’Europe.

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Développer une culture de l’innovation

Un autre volet de la mise en place de ces outils sera de renforcer l’innova-tion de défense.

Le décrochage européen en termes d’investissements de R&T par rapport aux compétiteurs américain et chinois s’accentuant, le développement d’une véri-table culture de l’innovation au niveau européen est indispensable. Il passe par la construction d’une véritable agence dédiée à l’innovation militaire, mais aussi par le développement de nouveaux mécanismes susceptibles d’aider au franchissement de la « vallée de la mort ».

La création d’une agence européenne d’innovation de rupture est appelée par de nombreux acteurs. Dans cet objectif, l’UE a lancé le projet pilote d’un Conseil européen de l’innovation (CEI) pour une expérimentation de deux ans, 2019-2020, et affiche désormais l’ambition d’accélérer sa transformation, dans le cadre d’Horizon Europe, d’un outil principalement financier vers une DARPA (4) européenne. De nombreuses différences existent cependant entre la DARPA et le CEI. En particulier, la DARPA est tournée vers le développement des technologies militaires et s’inscrit pleinement dans une stratégie de spin-off ; à l’inverse, le CEI vise à soutenir exclusivement les technologies civiles et écarte de son champ d’action les technologies militaires ainsi que l’adaptation des technologies civiles au domaine militaire dans une stratégie de spin-in. Une modification du positionnement du CEI étant politiquement exclue, l’Agence européenne de défense (AED) pourrait utilement jouer ce rôle et être transformée en jumeau militaire du CEI. L’agence européenne de l’innovation aurait alors deux piliers : le CEI pour les technologies civiles et l’AED pour les technologies militaires et duales. Afin de concrétiser cette organisation sur le volet militaire, l’accord de délégation de la Commission qui transfère à l’AED le management des projets PADR pourrait ainsi être utilement reconduit en positionnant l’AED en tant qu’opérateur du volet recherche du FEDef. Le rôle d’animateur de l’écosystème défense que joue notamment l’AED avec l’animation des CapTechs (5) pourrait également être renforcé, notamment vis-à-vis des différentes agences de recherche nationales spécialisées sur les théma-tiques de défense telles que l’AID, le DLR allemand ou encore l’Institut franco-allemand de Saint-Louis.

La montée en maturité des technologies militaires les plus disruptives sur le temps long et la difficulté de traverser la « vallée de la mort » empêchent de nom-breuses innovations de trouver des relais de financement pour aboutir à de véri-tables produits, faute de pouvoir valider leur pertinence économique dans les stades amont. Pour répondre à ce challenge, la DGA, renforcée depuis 2018 par

(4) Defense Advanced Research Projects Agency.(5) L’AED organise ses priorités de R&T au sein de différents Capability Technology Areas (CapTechs) qui sont des forums d’échanges pour les experts provenant des milieux gouvernementaux, industriels et académiques.

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l’action de l’AID, a tâché de mettre en place diverses innovations contractuelles ou organisationnelles qui mériteraient sans doute d’être transposées au niveau euro-péen, dans un premier temps sur des cas tests. Il s’agirait par exemple de maintenir une certaine concurrence entre plusieurs titulaires dans les premières phases du projet afin de pouvoir comparer leurs solutions. Les clauses de protection des PME pourraient être renforcées sur le modèle français du Plan d’action PME et du CAC (6) Armement pour favoriser leur intégration dans le FEDef afin de décloi-sonner les chaînes de sous-traitance existantes. Dans le cas de projets duaux, de même que la DGA s’est associée à l’Agence nationale de la recherche pour lancer certains défis technologiques, un rapprochement avec les branches civiles de la Commission serait à analyser (ex. : PCRD - Horizon Europe) pour éviter les dupli-cations et favoriser les synergies dans des projets communs. Enfin, il s’agirait d’arti-culer certains budgets de R&T et R&D du FEDef (parfois présentés comme des budgets séparés et destinés à répondre à des projets distincts) pour assurer la conti-nuité de la montée en maturité des systèmes, depuis la recherche amont jusqu’à leur qualification.

Miser sur le développement vert

Les sujets phares du plan de relance européen concernent notamment la transition écologique avec la mise en œuvre du Green Deal ou Pacte vert, préexis-tant à la crise. Cette thématique pourrait être reprise dans le secteur de la défense, où les applications concerneraient par exemple l’informatique verte et durable (Green IT). L’objectif serait ici de limiter la consommation électrique des calcula-teurs et infrastructures informatiques militaires énergivores (dans les porteurs et dans les bases), ce qui passe à la fois par des efforts sur le matériel et sur le logiciel : dimensionnement au plus juste de l’électronique, programmation frugale, etc.

La défense va en outre se heurter à d’autres problématiques environnemen-tales – telles que l’épuisement des ressources naturelles – pour lesquelles des solu-tions civiles seront développées : elle devra accompagner ces efforts, au risque sinon de voir ses propres coûts de développement et de maintien des compétences explo-ser en restant sur les technologies actuelles. Des actions peuvent donc être renfor-cées dans le domaine de l’énergie, par exemple sur des sujets en lien avec la pro-pulsion hybride, les batteries plus performantes ou les piles à combustible, ou dans le domaine de la recherche de substituts sûrs et durables à certaines substances toxiques, en vue de traiter enfin les exemptions défense à la réglementation REACH (Registration, Evaluation, Authorisation and restriction of CHemicals), qui ne sont que temporaires, et de favoriser l’acceptabilité sociétale.

Ainsi, en synergie avec les initiatives civiles d’Horizon Europe, l’UE gagnerait à favoriser davantage les projets de défense qui tiennent compte de ces thématiques

(6) Cahier des clauses administratives communes.

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environnementales, projets qui en retour bénéficieraient de sources de finance-ments accrues.

Moderniser l’outil industriel de défense

La modernisation de l’outil industriel de défense constitue un élément cen-tral de la compétitivité de la BITDE. À l’inverse des grands groupes européens de défense, qui sont majoritairement engagés dans des stratégies de modernisation de leur outil de production, la situation des TPE et PME est délicate, car elles ont rarement les capacités financières de mener cette transformation. Des dispositifs européens existent : le fonds européen de développement régional (Feder) permet ainsi de financer l’innovation et la modernisation des outils de production en direction des TPE/PME et apporte, en complément des initiatives nationales, un relais puissant. En raison de la dualité civile/militaire de la plupart de ces acteurs, le recours à ces fonds ne trouverait pas d’obstacle majeur et devrait être accru par les acteurs défense.

Au niveau européen, des optimisations de l’emploi de ces fonds restent cependant accessibles et l’analyse du dispositif américain Manufacturing USA (7) apporte des éclairages intéressants. L’approche européenne est en effet essentielle-ment bottom-up : la décision sur l’utilisation des fonds relève principalement du niveau régional, ce qui entraîne de facto de nombreuses duplications et une inca-pacité à optimiser les projets d’innovation au niveau européen faute d’une vision d’ensemble sur les technologies de production. Une approche top-down devrait pouvoir être pratiquée par la Commission pour mieux employer ces fonds. La stratégie de déploiement des instituts Manufacturing USA sur tout le territoire national aux États-Unis pourrait également inspirer la réalisation de tels montages au niveau européen, cette stratégie permettrait notamment une meilleure inclusion des « petits pays ».

Les technologies prônées dans les dynamiques d’industrie 4.0 et 5.0 sont porteuses d’innovation pour la défense par leur capacité à élaborer des biens uniques et personnalisés tout en maintenant les marges malgré de faibles volumes. À titre d’exemple, les possibilités de personnalisation de la production devraient ouvrir la voie à des équipements plus individualisés, tels que des équipements fan-tassins mieux adaptés à la morphologie de chaque soldat. L’Union européenne aurait donc tout intérêt à favoriser la dynamique de l’industrie 4.0/5.0 dans le domaine de la défense, en accordant des subventions et des facilités de financement ad hoc aux industriels de la BITDE qui seraient porteurs de projets prometteurs dans ce domaine.

(7) Le dispositif Manufacturing USA a identifié 14 technologies clés de production développées chacune par un institut. Chaque institut fonctionne selon un partenariat public-privé, pilote des projets d’innovation et a un rôle actif dans la for-mation. Les instituts fonctionnent sous forme de clusters régionaux tout en ayant un rôle national de développeur de la technologie. Le DoD sponsorise 8 des 14 instituts par des fonds.

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Conclusion

Pour poursuivre dans la voie de la construction européenne en matière de défense, une volonté politique est plus que jamais nécessaire. Cela suppose d’insuffler une nouvelle dynamique de consolidation et d’intégration, par le développement de champions européens que pourraient faire ressortir l’établissement d’une directive de « Buy European Act », la reconquête du marché européen et l’engagement des États-membres, au-delà du couple franco-allemand.

Confrontée à un risque fort de décrochage technologique, l’Europe doit à tout prix mobiliser de nouvelles ressources et poursuivre dans la voie de la relance de grands projets de défense – Scaf (système de combat aérien du futur), MGCS (Main Ground Combat System), MAWS (Maritime Airboard Weapon Systems) – mais aussi réfléchir à impliquer davantage les domaines naval et numérique. Pour ce faire, et à l’instar du tournant des années 2000, une consolidation ambitieuse doit encore se faire jour, que les acteurs étatiques et industriels doivent concevoir et porter.

L’UE peut dans ce cadre, et à l’occasion de la montée en puissance de la DG DEFIS (Defence industries and Space), jouer un rôle d’aiguillon et de catalyseur grâce aux nouveaux instruments dont elle se dote et à la mobilisation de ceux exis-tants. Pour dépasser les obstacles liés à l’absence de planification et aux réticences à financer le secteur de la défense, il faut aller au-delà des initiatives en cours en établissant un Livre blanc qui affiche l’ambition d’une Europe géostratégique et s’inspirer du modèle américain pour développer les synergies entre les secteurs militaire et civil.

En tout état de cause, l’espoir est justifié, car de nombreux dispositifs sont déjà en place comme les PIIEC (8) pour le lancement de nouveaux projets, le CEI et l’AED pour l’innovation, InvestEU pour le financement, etc. Ils peuvent être optimisés, mais il s’agit déjà de les utiliser.

Ils pourront être utilement activés et complétés si un plan de relance euro-péen intégrant le secteur de la défense est mis en œuvre. w

(8) Projets importants d’intérêt européen commun.

RÉDACTEURS DU COMITÉ 3

Éric Bouchardy (ministère des Armées/DGA) ; Marcellin Charpy (Marine nationale) ; Frédéric Cros (ministère des Armées/DGA) ; Delphine Dufourd-Moretti (ministère des Armées/DGA) ; Olivier Gousseau (ministère des Armées/CGA) ; Philippe Prum (MBDA) ; Yannick Rolland (ATOS).

Cadre de comité : Grégoire Lanza Expert-référent : Julien Malizard

Mots-clés : BITDE, ITAR, Green Deal, Buy European Act.

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Les coopérations d’armement à l’heure de l’autonomie stratégique européenne

Comité 4

56e session nationale de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Le 7 novembre 2019, lors d’un entretien à l’hebdomadaire américain The Economist, le président de la République française indiquait : « l’instabilité de notre partenaire américain et les tensions internationales croissantes

conduisent à ce que l’idée de défense européenne se développe… J’ajoute que nous devons prendre en compte la situation de l’Otan (1). Je pense en effet que nous fai-sons face à la mort cérébrale de l’Otan » (2). Cette déclaration souligne la nécessité, selon le Président, de construire un outil de défense capable de répondre aux défis qui pèsent sur la sécurité de l’Europe, compte tenu de la résurgence des tensions avec certains États-puissances, de l’émergence de foyers de tensions à ses frontières et du pivot des États-Unis vers l’Asie. Dans ce contexte, il convient d’examiner sous quelles conditions les coopérations industrielles de défense peuvent contri-buer à cette autonomie stratégique européenne. Malgré une politique de défense aux approches protéiformes et l’absence d’une politique industrielle globale, l’Europe dispose de nombreux atouts pour engager la structuration progressive de sa base industrielle et technologique de défense (BITD), en l’adossant à un effort de recherche et d’innovation, ainsi qu’à des partenariats internationaux.

Une identité européenne de défense et d’armement encore en devenir

Pour l’heure, la construction d’une identité de défense européenne se heurte à d’importantes disparités culturelles et à des différences d’appréciations politiques entre les pays membres. Le positionnement de la France, fondé sur le maintien d’un haut niveau d’indépendance dans les décisions politico-militaires et leur mise en œuvre, est unique en Europe. Il repose sur la primauté du chef de l’État pour les décisions de défense, sur un consensus relativement fort dans la classe politique

(1) Organisation du traité de l’Atlantique Nord.(2) The Economist : « Emmanuel Macron in his own words, The French President’s interview with The Economist », 7 novembre 2019.

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à propos de la conduite des affaires stratégiques et sur un interventionnisme des agences de l’État dans la politique industrielle et la gestion des programmes. Cela n’est pas le cas pour nombre d’autres États européens qui, soit ne possèdent qu’une industrie de défense réduite, soit ne développent pas de politique industrielle spé-cifique pour l’armement, car ils recourent à des acquisitions sur étagère répondant à la fois à des critères de satisfaction du besoin au meilleur coût et à des considéra-tions diplomatiques. En outre, la vision de nombreux pays de l’Union européenne selon laquelle seuls l’Otan et les États-Unis sont en mesure de garantir leur sécurité occulte en partie la discussion sur la question de l’autonomie stratégique comme voie possible dans le partage du fardeau de la défense du vieux continent.

Par ailleurs, à la vision d’une indépendance technologique et industrielle de défense – qui permet de garantir la liberté de choix et d’engagement des forces armées – déclinée au niveau européen correspondent plusieurs impératifs qui appa-raissent souvent comme paradoxaux. S’opposent des démarches dirigistes, pilotées par le haut visant à développer des équipements et des systèmes d’armes répondant à des besoins opérationnels plus ou moins immédiats, et des démarches libérales, portées d’abord par les industriels s’inscrivant dans une logique de moyen et de long termes centrée sur la recherche-développement. En outre, le rôle décisionnel central des États pourrait être en partie remis en cause par une montée en puissance de la Commission européenne dans l’orientation et la conduite des projets.

Enfin, l’unicité de la notion d’Europe s’avère discutable, car plusieurs approches peuvent coexister, qu’elles soient géographiques, militaires, politiques, culturelles, doctrinales ou industrielles. Elles correspondent à des réalités qui ne peuvent pas être remises en cause pour des raisons stratégiques, historiques ou même pratiques.

De la même façon, au niveau de l’Union européenne, plusieurs dispositifs de coopération coexistent : l’Agence européenne de défense (AED), en phase amont, pour identifier les besoins capacitaires communs et assurer la gestion de projets intergouvernementaux de recherche et technologie ; l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (Occar), en phase de maturité plus avancée, pour assurer la conduite des programmes d’armement multinatio-naux ; le nouvel entrant que constitue la Direction générale industrie de défense et espace (DG DEFIS), qui devra également se coordonner avec l’ensemble de cet écosystème, en tant que bras armé de la Commission européenne pour la gestion du fonds européen de défense. De façon générale, la mise en œuvre d’un processus cohérent qui viserait, à partir d’une expression des besoins capacitaires futurs de l’Europe, à décider des investissements du fonds européen de défense, doit encore être précisée pour exploiter pleinement l’ensemble des outils existants.

Quel que soit le montant in fine consacré à ce fonds, les choix stratégiques d’orientation de ce budget devraient s’inscrire dans une vision de long terme des défis de défense qui s’imposeront aux pays européens.

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En synthèse, la création d’une identité de défense au niveau de l’Europe nécessite de réconcilier les contradictions inhérentes aux présupposés des coopéra-tions d’armement, de réduire les tensions culturelles qui caractérisent les approches des questions de sécurité et de défense, et d’articuler efficacement les dispositifs de coopération en place, ainsi que les différents niveaux de partenariats établis. Dès lors, il ne s’agit pas d’obtenir une uniformité complète, qui ne serait pas atteignable du fait de l’éloignement des perceptions et des politiques des partenaires, mais bien de rechercher une forme de convergence sur des initiatives qui peuvent faire sens en exploitant autant que possible quelques principes consensuels ou du moins qui ne font pas l’objet de divergences majeures. Cette notion de politique d’interstice pourrait faciliter la convergence des politiques de défense des États-membres.

Bâtir une identité européenne de défense nouvelle pour réussir les coopérations d’armement

Une approche géographique flexible est à privilégier pour mieux combiner les différents dispositifs entre eux et développer les coopérations. Celle-ci pourrait prendre la forme de cercles de confiance concentriques regroupant les pays en fonction de leur degré de proximité politique et industrielle, ainsi que de leurs inté-rêts communs en matière d’armement. Au centre, seraient placés les partenaires européens, puis dans un deuxième cercle les pays de l’espace géographique euro-péen ou ceux de l’Alliance atlantique et dans un troisième les pays tiers hors Europe et Otan avec lesquels des relations privilégiées sont entretenues.

La coopération avec les pays du troisième cercle devra se poursuivre tant elle est indispensable à l’existence d’une base industrielle autonome et à la conso-lidation de son modèle économique. Toutefois, s’il émerge un marché européen plus volumineux, les industries européennes pourraient être en mesure de réduire leur dépendance aux exportations avec pour conséquence d’être plus résilientes à l’évolution des marchés internationaux. Pour réussir à trouver cet équilibre entre les coopérations des Européens et les partenariats liés à l’export, les États coopé-rants devront fixer au lancement des projets des règles harmonisées et partagées en matière de contrôle des exportations.

En ce qui concerne l’Europe, la création d’une culture commune en matière de défense passe incontestablement par un effort destiné à élaborer une analyse commune des défis futurs plutôt que par une tentative de réconcilier les évalua-tions actuelles des risques et des menaces qui diffèrent entre les membres. Il est donc essentiel de choisir des sujets importants, mais dont la portée opérationnelle immédiate n’est pas suffisamment forte pour conduire à une concurrence avec des programmes existants : les questions de cyberdéfense, d’accès à l’espace et de pro-tection des infrastructures critiques face à des menaces hybrides, constituent autant de sujets qui peuvent faire l’objet d’un consensus.

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En outre, le développement d’une culture stratégique commune doit imprégner les instances communautaires qui seront amenées à participer à la conduite du financement de la recherche et à soutenir les capacités militaires des pays membres. Cela implique que l’Union européenne ne soit pas seulement un gestionnaire des projets de recherche et développement des nations qui la compo-sent, mais qu’elle prenne une place au cœur de l’effort commun de préparation de l’avenir capacitaire. Introduire une plus grande dose de fédéralisme dans le proces-sus de décision et de conduite des programmes conduirait à renforcer les capacités de la Commission à gérer le fonds européen de défense avec la montée en puissance de la DG DEFIS, complétée éventuellement par la création d’une Defence Advanced Research Projects Agency (DARPA) européenne.

Aussi, il est nécessaire que la DG DEFIS puisse se doter des moyens humains et des outils lui permettant d’identifier et d’investir dans les initiatives de recherche et de développement technologique répondant aux enjeux futurs et favo-risant l’essor d’une industrie d’avenir de défense européenne performante, en cohé-rence avec les attentes capacitaires des membres de l’Union européenne.

Construire une approche technologique et industrielle exploitant « les interstices » pour réussir les coopérations d’armement de défense

Par ailleurs, en complément de ces évolutions à caractère politique et insti-tutionnel, il paraît indispensable que le projet européen s’appuie sur une démarche technologique et industrielle solide. Celle-ci doit permettre à la fois d’éviter une dispersion des efforts des États-membres et de réconcilier les différentes cultures stratégiques. En termes de choix technologiques, il revient probablement à l’Union européenne de préparer les outils qui permettront aux États de répondre à des enjeux encore en devenir, en leur laissant le soin, via des programmes nationaux ou en coopération, d’acquérir des capacités opérationnelles. À ce titre, l’évolution de la conflictualité vers des modes d’action moins cinétiques et plus discrets au sein des espaces partagés – exo-atmosphérique, cybernétique et sous-marin – pourrait constituer un des axes privilégiés de l’action de l’Union européenne.

Il conviendra d’articuler le plus efficacement possible les projets Otan en matière de systèmes d’armes et ceux que l’Union européenne pourrait engager. À ce titre, la mise en place d’une « labellisation Otan » des projets européens, via le processus du NATO Defence Planning Process, pourrait être pertinente afin d’en améliorer l’attractivité pour les pays européens les plus atlantistes, en démontrant que les investissements sont bien orientés.

L’UE pourrait également appuyer la recherche d’une indépendance indus-trielle sur les segments duaux clés et critiques, comme la radio cellulaire 5G, le cloud computing, l’informatique quantique, les biotechnologies, l’intelligence arti-ficielle (IA) ou encore les supraconducteurs. Elle pourrait soutenir financièrement

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les filières de conception et de production de certains composants majeurs pour la réalisation de systèmes d’armes ou d’équipements militaires, offrant par-là l’oppor-tunité de diminuer progressivement l’empreinte ITAR (International Traffic in Arms Regulations).

Dès lors, l’enjeu crucial réside dans la faculté des Européens à répondre à ces besoins suivant une approche flexilatérale, combinant logiques nationales, intergouvernementales et communautaires. Il paraît peu probable que les États, même les plus volontaristes, arrivent à financer seuls l’étendue de ces capacités, rendant ainsi l’approche coopérative la plus crédible, notamment grâce aux cataly-seurs que constituent la coopération structurée permanente et le fonds européen de défense. Toutefois, au sein de ces instances, il conviendra de militer pour l’émergence de priorités plus resserrées permettant de se concentrer sur des tech-nologies dont il est anticipé qu’elles auront une importance clé pour la défense à un horizon de dix à quinze ans.

En parallèle, l’émergence d’une BITD européenne, portée par les dévelop-pements technologiques permis par le fonds européen de défense, devra bénéficier également aux acteurs de petite taille positionnés sur des créneaux technologiques de niche. L’adoption d’une approche modulaire permettant le développement de briques technologiques répondant aux besoins communs, avec des normes parta-gées et des interfaces harmonisées devra être recherchée entre les États, car de nature à favoriser l’émergence de centres d’excellence spécialisés enrôlant notamment ces nouveaux partenaires pour leurs compétences.

Pour favoriser la coopération industrielle, certains obstacles devront être levés. La propriété intellectuelle doit être mieux protégée et sécurisée afin de créer des conditions favorables à un partage accru des savoir-faire et des données entre entreprises.

De même, un environnement de confiance devrait être mis en place pour permettre aux Européens d’échanger et de travailler sur des informations proté-gées. Les dispositifs existants en matière de classification de l’information doivent être renforcés, notamment par des moyens techniques de chiffrement et de commu-nications sécurisées. Une politique homogène de gestion des habilitations, adossée aux chaînes nationales, devrait également être envisagée.

En outre, la règle du retour géographique devrait être aménagée pour s’appli-quer de façon globale plutôt que ponctuellement pour chaque étape d’une coopé-ration ou d’un programme.

Enfin, l’acquisition d’une autonomie industrielle ne peut se concevoir que si les pays de l’Union européenne consacrent une part majoritaire de leurs inves-tissements de défense à des achats auprès des entreprises européennes. En la matière, une démarche d’incitation à l’achat européen, exploitant notamment le levier

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financier du budget communautaire, prendrait tout son sens, à moyen et long termes, dans le cadre de la politique de développement d’une BITD européenne.

Au bilan, l’existence d’un budget communautaire significatif, comme levier critique de l’émergence d’une identité de défense commune et d’une démarche de coopération d’armement efficace au service de tous les pays de l’Union européenne, constitue un impératif politique, technologique et industriel. Ce projet permet de préserver la liberté d’action des États, fondée sur des capacités opérationnelles exis-tantes ou émergentes à l’horizon de quelques années, mais aussi de développer une forme d’autonomie d’ensemble de l’Union européenne qui contribuera à son tour à la capacité des États-membres à agir de façon autonome.

En conclusion, le succès des coopérations industrielles d’armement suppose vraisemblablement d’adapter les projets à la nature des relations avec les pays par-tenaires, tout en recherchant à faire émerger une vision commune et partagée des enjeux de sécurité au niveau européen. Leur développement autorisera une éman-cipation des entreprises européennes pour répondre efficacement et de façon auto-nome aux besoins des États-membres. À terme, une BITD européenne plus forte pourrait même offrir l’opportunité de constituer avec les États-Unis une relation de coopération plus équilibrée pour faire face à l’accroissement de la concurrence internationale. w

RÉDACTEURS DU COMITÉ 4 Céline Carbiener (Safran Electronics & Defense) ; Rémi Chalmin (Armée de terre) ; Sylvain Didot (Armée de terre) ; Jean-François Ghignoni (Thales) ; Bruno Gruselle (ministère des Armées/DGA) ; Emmanuel Joubert (Airbus DS) ; Patrice Ortola (ministère des Armées/DGA) ; Caroline Salahun (ministère des Armées/DGA).

Cadre de comité : Arnaud Génin Expert-référent : Jean Belin

Mots-clés : coopération, BITD, DG DEFIS, AED.

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Le ministère des Armées : acteur ou spectateur de la 5G ?

Comité 5 56e session nationale de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Les technologies de radiocommunication mobile de 5e génération (dénom-mées plus simplement « 5G ») deviennent une réalité tangible : déploie-ments à grande échelle dans certains pays, expérimentations et attribution

en cours de certaines bandes de fréquences en France, offres marketing, commer-cialisation de terminaux compatibles…

Or, leurs enjeux vis-à-vis de la défense s’avèrent beaucoup moins bien documentés et établis. Nos travaux réalisés dans le cadre de la 56e session nationale « Armement et économie de défense » de l’IHEDN nous ont permis de confirmer l’absence de réflexion structurée sur la 5G par la défense, reproduisant en cela la situation des précédentes générations de téléphonie mobile. De fait, ces technolo-gies ont trouvé jusqu’à présent une place significative dans les domaines de la sécu-rité et du renseignement, mais sont restées relativement à la marge des usages et applications proprement militaires, pour lesquels d’autres moyens plus spécifiques ont été développés.

Ce point de départ de notre réflexion nous a conduits à s’interroger sur la nature de la 5G par rapport aux précédentes générations de téléphonie mobile : s’agit-il d’une évolution ou bien d’une rupture plus profonde ? Nous évoquerons ce point dans une première partie, avant de nous intéresser, dans une deuxième, aux cas d’usage potentiels pour le ministère des Armées, et proposerons dans une troisième partie des recommandations dont certaines nous paraissent devoir être rapidement mises en œuvre dans le cadre de la stratégie numérique du ministère des Armées.

La 5G, un changement de nature de la téléphonie mobile

La 5G est sans aucun doute un nouveau modèle d’infrastructures télécom per-mettant une connexion densifiée, à faible latence et à haut débit, mais cela n’est pas l’aspect le plus remarquable. La 5G possède une caractéristique qui doit être souli-gnée : par sa conception, elle permettra d’agréger un ensemble de technologies qui arri-vent simultanément à maturité telles que le cloud computing, le big data, l’intelligence artificielle (IA), la réalité virtuelle, la réalité augmentée… En parachevant l’intégration des technologies issues des télécommunications et de l’informatique, la 5G va deve-nir la « colonne vertébrale » de la transformation numérique de nos sociétés.

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En effet, la 5G met en œuvre des fonctionnalités inédites issues de nou-velles capacités des antennes radio, mais surtout des progrès réalisés dans le domaine du cloud computing : virtualisation des fonctions réseau, pilotage du réseau par le logiciel, traitements au plus près de l’utilisateur, découpage du réseau en tranches virtuelles, ayant chacune des caractéristiques adaptées aux clients finaux. Il devient dès lors possible de s’appuyer sur cette technologie pour les besoins des applica-tions temps réel (le véhicule autonome par exemple), pour offrir des débits compa-rables à ceux permis par les technologies filaires classiques ou encore pour raccorder un nombre très important de terminaux. Le lecteur cherchant à se familiariser avec ces notions pourra utilement consulter notre rapport (1).

Une technologie d’intérêt pour la défense

Face à ce changement de nature, la défense doit réexaminer son intérêt vis-à-vis de la téléphonie mobile et s’interroger sur les opportunités que pourrait offrir cette technologie, dans la mesure où elle serait capable de créer un avantage décisif pour nos forces.

Dans un contexte plus large de transformation numérique, le développe-ment de la 5G dans la société civile va sans nul doute se décliner au sein des forces armées et de la sécurité intérieure. Cette technologie aux atouts considérables (débits élevés, faible latence, haute fiabilité, densité de connexion) pourrait même apporter un avantage décisif aux militaires, et ainsi transformer le fonctionnement des bases aériennes, des régiments et des bâtiments de la Marine, mais également contribuer à la supériorité informationnelle recherchée aujourd’hui dans les conflits armés.

En métropole

La desserte par la 5G de sites en métropole et dans les collectivités d’outre-mer, améliorera significativement la capacité à les télé-surveiller (caméra de sur-veillance, remontée d’alarmes, remontée d’indicateurs…). Grâce au traitement massif des données permis par l’IA, les comportements anormaux comme les ten-tatives d’intrusion ou les survols de drones seront détectés et caractérisés plus rapi-dement.

À l’instar des entreprises civiles, l’arrivée de la 5G sur les sites militaires pourrait également s’accompagner d’une modernisation des modes et méthodes de travail, en s’inspirant notamment des concepts et usages de l’industrie 4.0. Dans les hangars de maintenance ou de mise en œuvre des matériels, les manuels et pro-cédures de dépannage seront accessibles sur les tablettes tactiles. Équipés de casques de réalité augmentée, les techniciens ou mécaniciens réaliseront les opéra-tions de maintenance de manière simplifiée et avec un risque d’erreur réduit. Ils

(1) « La 5G sous le prisme de la défense et de la sécurité. Quelles opportunités pour les armées ? », IHEDN, 56e session nationale, « Armement et économie de défense », comité n° 5.

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contrôleront le ou les drones pour atteindre des zones difficiles d’accès, en toute sécurité, et pourront opérer des robots pour réaliser les tâches les plus astreignantes et risquées. La remontée en temps réel des différents indicateurs facilitera les main-tenances prédictives et contribuera à optimiser la disponibilité technique opéra-tionnelle (DTO) des équipements militaires.

La 5G, associée à des technologies de traçage de matériel, pourrait égale-ment révolutionner la logistique sur les sites militaires, en permettant la remontée d’information en temps réel sur les stocks, les conditions de stockage (température, pression, humidité, chocs…), sur la position et l’état des matériels. Elle devrait éga-lement transformer les capacités de formation, d’entraînement et de préparation opérationnelle des forces armées en permettant notamment l’interconnexion des simulateurs entre eux, et en intégrant les technologies de réalité virtuelle, de réalité augmentée et de réalité mixte pour se rapprocher le plus possible des conditions réelles et permettre des entraînements réalistes sur des scénarios complexes.

En opérations extérieures

La 5G améliorera le partage en temps réel des informations opération-nelles. En amont d’une opération, les données (cartes, renseignement, vidéos…) pourront être téléchargées en un éclair et simultanément pour l’ensemble des membres de la section ou compagnie. Au cours de l’opération, le partage des situa-tions tactiques qui donnent à tout instant la position des amis/ennemis et des véhi-cules permettront d’éviter les tirs fratricides. La diffusion des flux vidéos recueillis par les drones et robots à tous les échelons de commandement contribuera à ren-forcer la connaissance de la situation tactique, et à accélérer la prise de décision, en s’appuyant là encore sur les technologies d’IA.

Sur les théâtres d’opérations non permissifs, la 5G pourrait bien boulever-ser les flux logistiques et en particulier permettre à terme les convois autonomes sans conducteur, et donc l’acheminement de l’armement, des pièces de rechange ou encore des denrées alimentaires en toute sécurité. Grâce à la 5G, l’espacement entre véhicules sera contrôlé, l’état des véhicules (carburant, crevaison, panne…) remontera au poste de commandement ; la vidéo temps réel des drones accompa-gnant les convois permettra de détecter la menace et de modifier l’itinéraire en conséquence.

Sur une base opérationnelle avancée, les situations logistiques des unités seront remontées automatiquement au travers de la 5G, permettant ainsi d’antici-per les besoins en termes de carburant, de munition ou encore sur l’état des équi-pements et la planification des maintenances.

Grâce à la 5G et aux capteurs répartis sur les systèmes les plus sensibles, le soldat connecté pourra connaître à tout instant l’état de son équipement, de ses munitions, de ses batteries ou encore son propre état de santé.

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Plusieurs projets, études et expérimentations à travers le monde

Début 2020, le Pentagone a révélé son intention d’investir 400 M$ pour mener des expérimentations sur quatre sites militaires afin d’apprécier les apports de la 5G pour évaluer le partage du spectre de fréquences entre radars embarqués et 5G, pour tester l’entraînement en réalité virtuelle et pour évaluer la 5G dans le domaine logistique.

La Bundeswehr s’intéresse de près à la 5G pour la sécurité intérieure et les opérations, et étudie son emploi pour améliorer la connectivité entre les véhicules d’un convoi (partage de données temps réel, localisation, logistique), pour la constitution d’une bulle tactique 5G, et pour améliorer la logistique en opérations ainsi que pour la mise à disposition en temps réel des données de satellites, de drones ou de la surveillance aérienne classique.

La Corée du Sud mène des recherches sur l’emploi des drones grâce à la 5G, à des fins de surveillance dans un premier temps, mais également dans un but offensif en plaçant des munitions sur le drone.

L’Otan étudie de son côté le potentiel de la 5G pour les opérations mili-taires. Les commandements stratégiques ACO (Allied Command Operations) et ACT (Allied Command Transformation) ont d’ores et déjà identifié des bénéfices opérationnels dans les domaines de la protection des emprises, des transports, de la logistique, de l’entraînement et la formation en immersion (réalité virtuelle, réa-lité augmentée), de la télémédecine, du commandement et la conduite (C2) des opérations, du renseignement (recueil et diffusion) ou encore de la collecte en temps réel d’informations sur le soldat connecté.

Le ministère des Armées acteur de la 5G d’ici deux ans

L’univers de la 5G est encore en devenir. Même si les performances de base et principaux déterminants de cette technologie sont aujourd’hui connus, ses cas d’application restent à développer. La norme elle-même évolue régulièrement afin de prendre en compte de nouveaux services, notamment pour les besoins de forte connectivité ou de faible latence. Les fréquences de la 5G sont également en phase d’attribution. Les acteurs (équipementiers, opérateurs, utilisateurs) se positionnent les uns par rapport aux autres et inventent progressivement une nouvelle logique de marché qui perdurera jusqu’à la prochaine évolution technologique significative.

Ces acteurs sont aujourd’hui ouverts à des partenariats et recherchent des cas d’usage pour leurs développements. Plus que pour les générations précédentes de téléphonie mobile, la 5G est une technologie qui peut être modulée en fonction des besoins. Au fur et à mesure que de grands secteurs d’activité investissent son univers, ceux-ci se forgent une place en sélectionnant les compromis techniques et organisationnels les plus intéressants pour leurs besoins spécifiques. Cette plasticité de la technologie 5G se réduira peu à peu et les derniers entrants devront se

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contenter de configurations standardisées. Les spécialistes des télécoms, opérateurs ou équipementiers, proposeront alors des produits matures et peu évolutifs, dans une logique de rentabiliser les investissements déjà consentis.

Si la stratégie du dernier entrant peut être adaptée à certains utilisateurs, elle n’est pas soutenable pour les armées qui détiennent des spécificités fortes vis-à-vis des réseaux de communication. Ces spécificités sont la résilience des fonctions de communication et la capacité à créer des réseaux temporaires lorsque les infra-structures sont déficientes ou même absentes.

D’ici deux ans, qui est la durée approximative entre deux versions successives de la norme 5G, il est donc essentiel que le ministère des Armées ait lui aussi investi l’univers de la 5G s’il veut en tirer tous les bénéfices. Il faut pour cela qu’il ait fait évoluer sa stratégie en matière de radiocommunications et commencé à développer une compétence pratique sur la technologie en ayant mené des expérimentations.

Placer les technologies 5G au sein de la stratégie du ministère des Armées en matière de radiocommunications

La stratégie ministérielle en matière de radiocommunications devrait désormais intégrer un axe prioritaire sur les technologies 5G, articulé avec l’axe his-torique constitué par les technologies de radiocommunications spécifiques. La vision que nous souhaitons mettre en avant est que la 5G et les technologies spé-cifiquement militaires coexisteront, les opérations militaires étant conduites en uti-lisant les avantages de l’une et de l’autre.

Cette stratégie doit d’abord définir l’architecture des réseaux de télécom-munications futurs en considérant à la fois les usages de la 5G sur un territoire doté d’une infrastructure 5G préexistante et celui d’une force armée sur un théâtre d’opérations ne disposant pas d’infrastructure télécoms. L’architecture peut être décrite sous la forme de bulles de connectivité faisant, selon le cas, intervenir des tech-nologies 5G ou des technologies militaires spécifiques. Ces bulles peuvent se recouvrir les unes avec les autres, leur extension territoriale dépendant des caractéristiques propres à chacune des technologies. Au sein d’une bulle de connectivité, les fonc-tions à assurer (voix, transmissions de données, fonction en temps réel, vidéo…) et les plages de fréquences à utiliser devront être définies.

La stratégie devra, d’autre part, décrire la manière de constituer et déployer les réseaux 5G pour les armées. Sur le territoire national, le ministère pourrait lar-gement s’appuyer sur des opérateurs de téléphonie et considérer l’utilisation de slices dédiées. Ces slices pourraient faire l’objet d’un besoin mutualisé avec le minis-tère de l’Intérieur. Pour le déploiement de bulles 5G en opérations extérieures, les armées devront plus probablement s’appuyer sur des compétences développées en leur sein.

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Favoriser l’appropriation de la 5G par l’expérimentation

Les connaissances acquises au cours d’expérimentations permettront de mieux appréhender le champ des possibles liés à l’introduction de la 5G, d’appor-ter des preuves de concepts et de monter en compétence.

Ces expérimentations devraient être conduites sur un site militaire par armée (terre, air, marine) pour développer les cas d’usages sur un territoire doté d’une infrastructure 5G déployée par les opérateurs civils. Pour préparer les opéra-tions, les centres d’expérimentation des armées et les centres d’expertise de la DGA pourraient évaluer les cas d’usage en opération tels que la couverture à très longue portée dans les zones à faible densité, l’utilisation de plateformes à haute ou basse altitude (ballons, drones) pour la création de bulles de connectivité, ou encore les extensions vers l’utilisation de communications satellites. L’expérimentation doit également mettre en évidence les possibilités comme les éventuelles limites liées à un contexte d’emploi militaire. Ce contexte se caractérise par des environnements sévères (désert, navire métallique…) ou contestés (brouillage…).

Mobiliser l’organisation et des moyens

Pour mettre en œuvre ces actions, la direction générale du numérique (DGNum) du ministère des Armées devrait fixer la stratégie et animer un réseau d’acteurs au sein du ministère parmi lesquels l’EMA, la DGA, la Dirisi et l’AID, chacun de ces organismes devant ensuite décliner cette stratégie. Une équipe plu-ridisciplinaire de l’ordre de quelques équivalents temps plein pourrait être consti-tuée de manière transverse au sein de ces différents organismes, capable de mener les actions précitées tant en interne du ministère que vers des partenaires externes. Il faut en effet mobiliser le tissu industriel des télécoms et celui des systémiers de défense sur les expérimentations précitées. Un budget devrait être programmé pour engager des actions d’ici deux ans. À l’échéance de cette période, la France pourrait être ainsi force de proposition pour une initiative dans un cadre européen plus large pour être capable de démultiplier ultérieurement ces actions. w

RÉDACTEURS DU COMITÉ 5

Vincent Béréziat (Gendarmerie nationale) ; Peter Boutillier (ministère des Armées/DGA) ; Thomas Brice (Arquus) ; Kelly French (Armée de terre des États-Unis) ; Philippe Gléonec (EMA) ; Roland Joannic (ministère des Armées/DGA) ; Olivier Vine (Nexter Systems).

Cadre de comité : Hervé Dechêne Expert-référent : Jean-Luc Moliner

Mots-clés : 5G, IA, Dirisi, DGNum.

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BITD/GAFAM, un choc inéluctable Comité 6

56e session nationale de l’Institut des hautes études de défense nationale.

Avec des systèmes d’armes qui reposeront davantage sur le logiciel (algo-rithmes, IA, cloud…) que sur le produit physique, la façon de concevoir, vendre et soutenir les armes de demain, sera bouleversée. Confrontées ou

contraintes de coopérer demain avec des « pure players » du numérique comme les GAFAM (1), la base industrielle et technologique de défense (BITD) et la DGA doivent engager une grande réflexion quant à leurs missions et leur modèle de coopération pour éviter de se faire déborder et déclasser.

30 mai 2020, à cap Canaveral en Floride, sous les yeux du président des États-Unis Donald Trump, la fusée Falcon 9 s’élève dans le ciel avec à son bord deux astronautes américains en partance pour la station spatiale internationale. Les États-Unis attendaient l’événement depuis 2011, date de la mise au garage des navettes spatiales de la NASA. Cela faisait presque dix ans que les États-Unis repo-saient sur les fusées russes Soyouz pour transporter ses astronautes, et ils doivent cet exploit à une société privée, SpaceX, qui conçoit et fabrique le lanceur comme la capsule d’équipage Crew Dragon.

Il n’aura fallu que vingt ans pour passer d’un marché spatial concentré entre les mains de grands donneurs d’ordre institutionnels adossés à de puissantes agences spatiales nationales, à une cohabitation forcée (voire une domination) du secteur spatial traditionnel avec une industrie spatiale privée, guidée essentielle-ment par des motivations commerciales. À l’origine de cette rupture majeure et réussie, la décision stratégique de jouer la dualité, de soutenir l’industrie spatiale privée américaine, de passer par une approche de partenariats public-privé et des contrats simplifiés. Après l’espace, avec l’arrivée du Cybertruck et ses possibles variantes militarisées, le domaine terrestre sera-t-il le prochain domaine « disrupté » ? Il est inutile d’être devin pour imaginer que les domaines aériens et maritimes suivront.

Le moteur de cette disruption qui s’annonce est la numérisation de notre monde qui touche tous les acteurs de la société : les citoyens, les entreprises, l’État et ses services. Ainsi, les réseaux sociaux, Internet, la messagerie électronique, les outils de partage de réseau, le stockage d’information dans le cloud sont devenus des outils indispensables pour communiquer avec nos proches, faire des affaires, faciliter nos démarches administratives, mais aussi faire la guerre.

(1) GAFAM : Google/Amazon/Facebook/Apple/Microsoft.

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Revue Défense Nationale n° 836 - Janvier 2021

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Face à cette transformation inéluctable, et afin de conserver notre autono-mie stratégique, nous devons anticiper et changer notre vision des relations entre les entités étatiques et privées, et bâtir un nouveau paradigme permettant de construire notre souveraineté numérique (2).

Partant d’une vision prospective sur le nouvel environnement qui se dessine à court terme, nous verrons comment ce changement influencera l’écosystème de défense, et en particulier la BITD, pour finalement avancer des pistes permettant de construire un nouveau modèle, garant de la souveraineté numérique.

Un nouvel environnement très numérisé…

Le constat est clair : ni la France ni même l’Europe ne comptent de cham-pions numériques. Nous ne sommes plus à l’origine des composants des outils numériques que nous exploitons : les microprocesseurs, le système d’exploitation des machines, les applications informatiques et même une partie des réseaux de télécommunications… Or, chacune de ces « couches informatiques », de ce qu’il est convenu d’appeler le cyberespace, est potentiellement une source de vulnérabi-lité. Si, jusqu’ici, le risque de perte de souveraineté nous est apparu maîtrisé, via notamment la maîtrise en propre de certaines technologies clefs (comme le chiffre-ment des données), l’accélération et l’adoption du numérique par et dans les armées sont maintenant telles que l’on peut se demander si ce niveau d’actions sera toujours suffisant dans l’avenir.

En effet, de nombreuses technologies numériques se développent au service d’usages militaires. On peut en particulier retenir :

• Le big data : les systèmes mis en œuvre par les armées étant de plus en plus numérisés, ils offrent un large éventail de domaines d’applications. Dans celui du renseignement par exemple, le fusionnement de données hétérogènes permettra de bonifier l’analyse et d’obtenir une meilleure appréciation de la situation au pro-fit du commandement.

• L’intelligence artificielle (IA) : la généralisation des capteurs, des messa-geries, des réseaux et, plus largement, des objets et plateformes connectés conduit à l’explosion du volume des données produites. Sans IA et traitement massif des données, les utilisateurs n’auront plus moyen de faire fructifier ces informations.

(2) Par souveraineté numérique, nous retiendrons l’approche de la Revue stratégique de cyberdéfense du 12 février 2018, pour qui elle peut être entendue comme « la capacité de la France d’une part, d’agir de manière souveraine dans l’espace numérique, en y conservant une capacité autonome d’appréciation, de décision et d’action, et d’autre part, de préserver les composantes les plus traditionnelles de sa souveraineté vis-à-vis des menaces nouvelles tirant partie de la numérisation croissante de la société ».

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• Le cloud : permettant un meilleur accès à la donnée, il sera par exemple utile aux armées pour faire communiquer efficacement leurs systèmes de combat et ainsi développer le combat collaboratif.

Plusieurs constats peuvent être tirés de cette révolution digitale. D’abord tous les acteurs du domaine de la défense sont et seront exposés, et donc dépen-dants, aux technologies numériques et in fine aux acteurs qui les maîtrisent. Ensuite, la dualité civile/militaire s’impose dans l’ensemble du domaine. Enfin, la BITD et la DGA ne pourront faire l’économie d’une grande réflexion quant à leurs missions et leur modèle de coopération. En effet, avec des systèmes d’armes qui reposeront plus sur l’immatériel (algorithmes, systèmes de systèmes, traitement des données…) que sur le produit physique, la façon de concevoir, vendre et soutenir les armes de demain sera bouleversée.

Qui remet en cause l’écosystème actuel…

Comme nous venons de le voir, la supériorité opérationnelle de demain ne reposera pas que sur des actions cinétiques. Le combat collaboratif nécessite l’inté-gration d’IA, de réseaux et de clouds de combat : des technologies duales pour les-quelles seules des applicatifs militaires spécifiques seront à développer. Cette dua-lité civile/militaire va remettre en cause l’écosystème actuel avec son exposition aux géants civils leaders du numérique.

Avec l’irruption du numérique, la disruption des modèles économiques classiques est devenue la règle afin d’assurer une croissance rapide. Elle est souvent fondée sur un triptyque comprenant : offre renouvelée reposant sur des produits et services innovants, recherche d’un effet de masse permettant une baisse drastique des coûts et enfin un temps de développement raccourci à l’aide de méthodes rapides de mise sur le marché.

Il serait donc illusoire de croire que la défense ne serait pas concernée par un tel bouleversement. Les acteurs traditionnels ne sont plus les seuls détenteurs des technologies et certains domaines, que l’on pouvait leur croire réservés, devien-nent duaux et suivent le mouvement vers une valeur ajoutée des produits davantage fondée sur l’immatériel (algorithmes, systèmes de systèmes, traitement des don-nées…) que sur le produit physique. Ce bouleversement de la chaîne de valeur avec une bascule de la partie hardware vers la partie software fait tomber certaines « bar-rières à l’entrée ». En effet, le volet software semble beaucoup plus ouvert, comme l’ont bien identifié à la fois les géants du numérique (les GAFAM), leurs avatars (Palantir…) et les jeunes pousses prometteuses. Dans ce contexte, le marché de défense devient un marché attractif pour ces acteurs qui disposent d’une avance technologique, d’un savoir-faire et d’une position de quasi-monopole sur leurs seg-ments respectifs.

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Enfin, l’apparition de fonds européens (comme le FED) (3) peut aussi faire évoluer les modèles en place. Ces fonds ont pour vocation de rendre les besoins et donc les contrats davantage transétatiques. Ajouté au volet dual déjà évoqué, un effet de masse peut se constituer, permettant d’attirer des fonds d’investissement classiques. Avec l’appui de ces nouveaux investisseurs, des acteurs qui considéraient par le passé le domaine de la défense comme trop étroit pourraient être désormais intéressés pour venir offrir leurs services. Cette nouvelle offre pourrait aussi avoir pour effet la création d’acteurs ou le développement de PME ou start-up.

Dans ce contexte contenant autant de menaces que d’opportunités pour les acteurs traditionnels de la BITD et de l’écosystème défense, une chose est sûre, il est nécessaire d’évoluer pour maîtriser les risques et capter les opportunités. Les acteurs traditionnels doivent changer leur culture, réinventer leur modèle écono-mique, anticiper les évolutions des marchés pour ne pas se laisser déborder par d’éventuels nouveaux entrants étrangers plus agiles, plus duaux, plus numériques et capables d’offrir directement aux armées les meilleures technologies plus rapide-ment et à meilleur prix.

Et qui oblige la construction d’un nouveau modèle

Les préoccupations de demain seront-elles : comment poursuivre la vente de drones si un mastodonte de type Amazon se mettait à proposer la location directe aux armées ? Comment concurrencer Tesla et les possibles variantes militarisées de son Cybertruck ?

Toujours est-il que des préoccupations similaires sont partagées jusqu’au plus haut niveau de l’État, le président de la République, Emmanuel Macron, reconnaissant lui-même notre tort d’avoir considéré les technologies numériques uniquement sous l’angle des solutions commerciales et industrielles en évoquant le cloud et la 5G, tout comme le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, lorsqu’il rappelle qu’« il n’y a plus de souveraineté politique sans souverai-neté technologique et les pays qui n’auront pas la souveraineté technologique auront une souveraineté politique en papier ».

C’est pour cette raison qu’il convient de construire un nouveau paradigme permettant de garantir notre souveraineté numérique.

Au niveau stratégique, il faut d’abord identifier les facteurs de dépendance et les technologies-clefs afin de choisir nos combats technologiques futurs et mettre en place les outils permettant de reconquérir tout ou partie de notre autonomie stra-tégique. En faisant un parallèle avec la Revue stratégique de défense et de sécurité natio-nale de 2017, il s’agit de définir dans quels domaines nous souhaitons une souve-raineté totale, dans quels autres une coopération avec maintien des compétences en

(3) Fonds européen de défense.

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France ou une coopération avec dépendance mutuelle est-elle suffisante et, enfin, dans quels domaines un recours au marché peut-il convenir ?

Il faudra ensuite rassembler les grands groupes industriels et la BITD autour des enjeux communs du secteur, favoriser les « outils souverains » en jouant la carte de la préférence nationale et appuyer, par des commandes, les choix numé-riques de l’État ; orienter les investissements pour déjouer les tentatives d’acquisi-tions des entreprises ou des technologies nécessaires à la souveraineté numérique et labelliser le « numérique » français sur la base de valeurs stratégiques (indépendance, protection des données, homme dans la boucle…). En un mot, faire émerger et protéger des champions du numérique français et européens.

À travers la BITD, il faut développer un écosystème de défense plus dual avec des relations étendues avec les PME et startups du monde numérique. La BITD doit aussi être plus créative pour penser les services à offrir en se fondant sur l’expérience utilisateur (les GAFAM parviennent ainsi à enchanter le client dans tous les sens du terme : non seulement ils le rendent heureux, mais surtout ils l’envoûtent avec des offres toujours plus complètes, mais qui le rendent jour après jour de plus en plus captif et addictif). Enfin, elle doit intégrer dans son radar d’influence et de partenariats les entreprises civiles dont les compétences et les développements ont un potentiel militaire.

Du côté étatique, il faut tout d’abord décloisonner les données afin de faire profiter de manière sécurisée aux maîtres d’œuvre industriels et aux startups de la BITD de jeux de données pertinents pour entraîner et améliorer les systèmes d’armes.

Des efforts sont aussi à mener dans le domaine de l’expression du besoin. Si la nouvelle instruction ministérielle sur les opérations d’armement éditée en février 2019 est une première étape, en ayant pour intention de raccourcir le cycle d’acquisition, tout en captant les innovations et les opportunités d’amélioration des systèmes tout au long de leur cycle de vie, il faut voir si l’on ne peut pas aller plus loin.

Dans le cadre du remplacement de ses véhicules de combat d’infanterie Bradley, après avoir essuyé trois échecs en onze années, l’US Army a, en ce début d’année 2020, changé de méthode. Au lieu d’une expression de besoin détaillée avec une série d’exigences et des ambitions, peut-être excessives, elle s’est retournée vers les industriels pour leur laisser la main et attendre d’eux des propositions pré-sentant le meilleur rapport coût/délais/performances. Pourquoi ne pas s’inspirer de cette tentative en passant pour le monde numérique d’une expression de besoin détaillée à une expression de besoin plus épurée ? Cela pourrait permettre à la fois d’élargir l’offre, mais aussi à de nouveaux acteurs de répondre.

Enfin, il faudra sans doute avoir recours à des formes de contractualisation innovantes grâce à des contrats plus agiles et plus rapides (nécessitant éventuelle-ment une mise à jour du code des marchés publics), avec des cahiers des charges

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plus simples et des partenariats publics-privés ; le tout favorisant une logique de tests rapides et d’acceptation de l’échec permettant de tuer les projets non promet-teurs.

Pour conclure, face aux transformations actuelles qui font que la singularité de la défense devient jour après jour moins discriminante (en particulier, car la dualité des technologies s’impose comme une réalité de long terme) et qui vont entraîner l’arrivée de nouveaux acteurs dotés de moyens financiers et de capacités d’innovation plus élargies impliquant une recomposition du paysage industriel et technologique du secteur de la défense, la seule solution est de véritablement construire un nouveau modèle ayant pour but notre souveraineté numérique.

S’il pouvait encore exister une interrogation quant à l’importance de se lan-cer dès aujourd’hui dans une telle entreprise, la crise actuelle de la Covid-19 devrait faire tomber les dernières réticences. Cette crise, qui constitue tout à la fois une menace, en révélant avec encore plus de force nos dépendances aux acteurs étrangers et en créant de nouveaux risques de prédation de la part des GAFAM, doit plus que jamais nous faire prendre conscience de la nécessité de posséder une souveraineté numérique choisie.

Le moteur de ce changement, qui pourrait s’exprimer par le passage d’une BITD à une BISD (base industrielle de souveraineté de défense), ne devrait-il pas être l’appropriation par tous les acteurs d’un nouvel état d’esprit dans lequel on trouverait l’intégration de la culture du risque, l’acceptation de l’échec, l’agilité ? En quelque sorte un état d’esprit « GAFAM »… w

RÉDACTEURS DU COMITÉ 6

Lionel Augias (EMAAE) ; Anne-Élisabeth de Montaignac de Chauvance (Naval Group) ; Régis Dumond (ministère des Armées/DGA) ; Valérie Kniazeff (Alcimed) ; Alexandre Lahousse (ministère des Armées/DGA) ; Vincent Mary (ministère des Armées) ; Hassan Meddah (L’Usine nouvelle) ; Sébastien Rabeau (EMA).

Cadre de comité : Jean-Michel Samoyau Expert-référent : Olivier Ezratty

Mots-clés : BITD, GAFAM, Souveraineté, big data.

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Revue Défense Nationale - Janvier 2021

Approches historiques

Repères - Opinions

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IL Y A 50 ANS

La montée en puissance de la dissuasion nucléaire assurant la sécurité du territoire a permis alors de réfléchir à la pro-tection des intérêts de la France dans les espaces maritimes. Les forces aéromaritimes mises en oeuvre à l’époque avec les porte-avions Clemenceau et Foch renforçaient la capacité nationale à pouvoir mieux intervenir pour garantir la sécu-rité de nos axes de communication alors que la mondialisa-tion de l’économie devenait une réalité de plus en plus dimensionnante.

Les chroniques de ce numéro sont disponibles à la lecture (www.defnat.com) https://www.defnat.com/sommaires/sommaire.php?cidrevue=296

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Équipages et personal technologies : derrière l’opportunité, le danger ?

Capitaine de frégate, commandant la frégate Surcouf. Thibault Lavernhe

Cet article est né d’une observation et d’une préoccupation. Une observa-tion : celle de l’équipage du Surcouf, un bâtiment de combat de cent cin-quante marins d’une moyenne d’âge de vingt-huit ans, dans les diverses

conditions de la vie embarquée (missions opérationnelles, période d’arrêt tech-nique, etc.). Un équipage dont 40 % des marins ont entre 18 et 25 ans. Un équi-page où 100 % des marins possèdent un smartphone, du plus jeune matelot au commandant. Bref, un équipage de son temps. Une préoccupation : celle de carac-tériser l’influence des « technologies individuelles » sur le comportement individuel et collectif des membres de cet équipage. Désignée sous le terme de personal tech-nologies dans la littérature anglo-saxonne, cette notion englobe l’ensemble des vec-teurs numériques utilisés à titre individuel : smartphone au premier chef, mais éga-lement tablettes, ordinateurs portables, consoles de jeux vidéo et objets connectés.

Compte tenu de l’effet potentiel de l’emploi désormais généralisé et bien souvent immodéré de ces technologies sur les équipages des marines occidentales, il nous paraît utile de partager nos réflexions. En effet, si le risque « sécurité opé-rationnelle » (1) porté par les technologies individuelles semble aujourd’hui relati-vement bien pris en compte au sein de la force d’action navale (FAN) (2), le risque relatif aux effets induits par ces technologies sur les performances individuelles et collectives des marins paraît à l’inverse constituer un angle mort. Or, dans un contexte de recherche tous azimuts du « surcroît de performance » pour surclasser un adversaire, l’analyse de ce risque mérite d’être approfondie afin de ne pas en subir les éventuelles conséquences au cours de la décennie qui s’ouvre, alors que la part des marins bercés au numérique ne fera qu’augmenter au gré du renouvelle-ment des effectifs.

Ces éléments de réflexion n’ont pas la prétention de constituer une étude scientifique ou sociologique, ni même une démonstration, mais simplement de

(1) Tant sous l’angle du dévoilement d’informations sensibles en opérations que sous l’angle de la vulnérabilité aux attaques extérieures.(2) La FAN est la composante organique de la Marine nationale regroupant, notamment, les bâtiments de surface, les groupes de plongeurs démineurs, l’état-major de force aéromaritime de réaction rapide et plusieurs centres experts. Elle regroupe environ 100 navires et 10 000 marins.

Revue Défense Nationale n° 836 - Janvier 2021

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dresser un certain nombre de constats et d’identifier des pistes pour en limiter les effets potentiellement indésirables. D’où notre emploi du conditionnel dans nos analyses. Et, soulignons-le, notre objectif n’est pas de jouer les Cassandre.

Un usage généralisé et souvent immodéré, érigé au stade de seconde nature chez les jeunes marins

Commençons par rappeler quelques dates : Facebook émerge en 2005, le premier iPhone est mis sur le marché en 2007. À partir de 2008, le taux de pos-session de smartphone ne fait qu’augmenter dans l’ensemble des tranches d’âge, tandis que l’âge de primo acquisition ne fait que chuter, pour s’établir autour de 11 ans (3) dans les pays occidentaux.

Aujourd’hui, en France, le taux de possession de smartphone dans la popu-lation de plus de 12 ans est de 77 % (4). Pour la tranche des 18-24 ans, ce taux de possession s’élève à 98 %. Pour 51 % des Français, c’est le vecteur privilégié pour la connexion à Internet, loin devant l’ordinateur. Pour l’équipage d’une frégate comme le Surcouf, le taux de possession d’un smartphone est de 100 %. À l’image de ce qui est observé dans la société française, l’utilisation des technologies indivi-duelles au sein d’un équipage est variée. Toutefois, au cœur de cet arsenal digital, le smartphone occupe une place de choix (5) et, parmi les services offerts par l’uni-vers numérique, plusieurs utilisations se détachent. En tête de liste, le couple clas-sique téléphonie-SMS est suivi de près par les réseaux sociaux (6) et les applications de messagerie instantanée (7) (qui sont parfois intégrés l’un à l’autre) (8). Puis vien-nent les plateformes de vidéo (9) et, dans une moindre mesure, les jeux vidéo en ligne.

Cet ordre d’importance observé à l’échelle nationale se retrouve naturelle-ment dans les usages à quai (au port base et en escale) d’un équipage comme celui du Surcouf. Sur le plan de l’attachement personnel à ces services, ce sont les réseaux sociaux et la messagerie instantanée qui arrivent en tête des services qui « man-quent le plus » à l’équipage lorsqu’il est en mer, de la même manière que ces deux

(3) Correspondant en France à l’âge de l’entrée en classe de sixième.(4) Sauf mention du contraire, les chiffres qui suivent, lorsqu’il s’agit de l’ensemble de la population française, sont extraits du « Baromètre du numérique 2019 » (Credoc).(5) Le taux d’équipement en ordinateur est en recul depuis plusieurs années (il est de 60 % pour l’équipage du Surcouf), le taux d’équipement des Français en tablettes se stabilise depuis trois ans à 42 % (il est de 30 % pour l’équipage du Surcouf).(6) 60 % des Français de plus de 12 ans utilisent les réseaux sociaux. Sur la seule population des internautes, cette part est de 68 %. Elle est, sur la population des 18-24, de 94 %. La quasi-intégralité de l’équipage du Surcouf utilise les réseaux sociaux.(7) 90 % des Français des 18-24 ans envoient des messages et 80 % téléphonent via des applications. Dans cette tranche d’âge, l’utilisation de messageries instantanées détrône le SMS.(8) Cas d’Instagram par exemple.(9) 36 % des Français de plus de 12 ans possèdent un abonnement à un service de vidéo en ligne illimitée dit VOD (Video On Demand).

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services sont symétriquement les plus utilisés dès que le bâtiment navigue en portée d’un réseau de téléphonie mobile terrestre (c’est-à-dire, selon les conditions de pro-pagation, quelques dizaines de kilomètres). S’y ajoute également le légitime besoin de se connecter à Internet pour s’informer et réaliser certains actes administratifs individuels, en particulier lors des longs déploiements. En mer, en l’absence de connectivité, les marins utilisent leurs smartphones essentiellement en guise de réveil, pour jouer ou écouter de la musique. S’y ajoutent les ordinateurs portables, essentiel-lement destinés au visionnage de films et aux jeux vidéo, ainsi que les consoles de jeux vidéo, présentes dans la plupart des lieux de vie commune, mais également utilisées par les marins pour jouer seuls dans leurs postes, notamment en mer.

L’utilisation des technologies individuelles ne se limite évidemment pas à la jeune génération, et même les plus anciens vérifient plusieurs dizaines de fois par jour l’écran de leur smartphone. Toutefois, force est de constater qu’en 2020, les jeunes marins nés au tournant du siècle, qui ont aujourd’hui entre 18 et 22 ans et qui constituent les forces vives des équipages embarqués, se distinguent sur le plan générationnel : ces millenials sont les premiers marins à être de véritables « enfants du numérique » (10), ayant dans leur très grande majorité eu un smartphone entre les mains dès leurs premières années d’adolescence et n’ayant par ailleurs jamais connu un monde sans réseaux sociaux. Ces jeunes marins n’ont pas été contraints de s’adapter aux outils numériques, et ont toujours intégré cette dimension dans leur quotidien (11). À bord d’une frégate comme le Surcouf, ces jeunes âgés de 18 à 22 ans représentent 17 % de l’équipage, cette part s’élevant à 40 % si l’on consi-dère la tranche d’âge de 18 à 25 ans.

Or, par le jeu du renouvellement continuel des effectifs, la part de ces marins bercés aux technologies individuelles ne fera qu’augmenter, pour atteindre à terme 100 %. Nous sommes donc au début d’une transition majeure, dont nous commençons tout juste à percevoir les effets.

Terminons ce tableau introductif en soulignant qu’indépendamment de l’aspect générationnel, deux caractéristiques des technologies individuelles émer-gent : la généralisation (tous les marins sont utilisateurs) et l’absence de modéra-tion (dès l’instant où la possession est autorisée, le temps d’utilisation n’est pas res-treint hors contrainte opérationnelle). Ces deux caractéristiques sont par ailleurs renforcées par deux tendances : d’une part, la volonté d’utiliser le vecteur des tech-nologies personnelles pour les besoins de la Marine (12) et, d’autre part, le souhait légitime d’améliorer les conditions de vie des équipages avec l’augmentation de la connectivité (13), à quai mais aussi en mer.

(10) Le terme anglo-saxon forgé pour désigner dès 2001 cette réalité est digital natives.(11) En 2019, 97 % des jeunes de 12-17 ans ont découvert Internet avant 15 ans, contre 46 % de la génération des 25-39 ans. Par ailleurs, parmi les internautes qui ont découvert Internet à moins de 20 ans, 95 % se connectent quotidiennement.(12) Qu’il s’agisse de dématérialiser certaines procédures ou qu’il s’agisse de recruter.(13) Mesures 6.1.1 « Étendre la connectivité Internet en enceinte militaire » et 6.1.2 « Internet en Opex » du Plan Famille du ministère des Armées.

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Cette approche est cohérente avec le ressenti national : l’impact de ces tech-nologies numériques est perçu comme largement positif par 63 % de la population française, cette part étant portée à 71 % des actifs lorsqu’ils considèrent l’impact de ces technologies sur leur vie professionnelle. Pour une large majorité des Français, le numérique est une chance pour l’éducation et la formation (70 %), l’emploi (70 %) et la création artistique (66 %). De la même manière, à l’échelle de la Marine nationale, il n’est pas question de nier l’apport bénéfique des techno-logies numériques individuelles : amélioration de la circulation de l’information dans les situations où l’équipage est atomisé (cas d’un arrêt technique en contexte Covid-19 comme l’a vécu le Surcouf), capacité de restitution de l’action à portée de main de chaque marin, documentation d’une avarie par le biais de photos ou de vidéos, maintien du lien avec ses proches en opérations, développement d’appli-cations pour faciliter la vie du marin, etc.

Massification, absence de restriction, opportunité, effet générationnel : dans un tel contexte, l’impact potentiellement négatif des technologies indivi-duelles est-il bien perçu ?

Les conséquences potentiellement négatives d’un usage non raisonné

Sans entrer dans le débat d’expert autour de la caractérisation scientifique de l’addiction aux technologies du numérique, par certains effets négatifs ou potentiellement négatifs d’un usage non raisonné de ces équipements par les équi-pages des bâtiments de combat peuvent d’ores et déjà être évoqués.

Sur le plan individuel, un impact sur le bien-être et l’efficacité professionnelle

La littérature occidentale disponible en source ouverte fait ressortir le mau-vais effet des réseaux sociaux sur la santé mentale : stress, anxiété, dépression pou-vant mener, dans certains cas extrêmes, au suicide. Le premier ressort est celui de la peur découlant de l’absence des réseaux sociaux, peur que les Anglo-Saxons dési-gnent par le sigle FOMO (Fear Of Missing Out) pour caractériser l’anxiété de ne pas savoir « ce qui se passe » sur le réseau. Le deuxième est celui de la charge émo-tionnelle provoquée par l’attente de récompenses immédiates consubstantielles à ces mêmes réseaux sociaux, avec des marques d’estime de type like ou share. Le troi-sième ressort est celui de la profonde solitude qui découle d’une vie sociale repo-sant trop exclusivement sur des réseaux virtuels. Comme l’a montré une étude récente de l’université de Pennsylvanie (14), un accès immodéré aux réseaux sociaux impacte négativement le bien-être, tandis qu’une limitation imposée (dix minutes par jour dans le cas de cette étude) provoque un sevrage naturel bénéfique au bout de quelques semaines. Relevons qu’en ce sens, la vie embarquée procure une forme

(14) Hunt, Marx, Lipson, Young : « No more FOMO: limiting social media decreases loneliness and depression », Journal of Social and Clinical Psychology, Vol. 37, n° 10, 2018, p. 751-768.

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de protection naturelle grâce à la « rupture terre-mer » provoquée par un appa-reillage, qui peut donc s’avérer positive dans le moyen terme ; seul le moment de la coupure peut à l’inverse s’avérer anxiogène, par crainte du FOMO. À cet égard, effacer cette rupture par l’introduction de bornes Wi-Fi en mer pourrait faire perdre cette protection naturelle.

Au-delà des seuls réseaux sociaux, le second effet négatif majeur des tech-nologies individuelles est l’érosion de l’attention et de la mémoire. Cet effet, large-ment documenté (15), est aggravé avec la précocité d’accès à l’utilisation de ces tech-nologies, en raison de la vulnérabilité des « jeunes cerveaux » lorsqu’ils sont expo-sés, notamment, aux écrans. Cette conséquence indésirable d’une exposition non régulée aux technologies individuelles pourrait impacter significativement l’agilité cognitive et la capacité d’apprentissage d’un marin embarqué. Sans évoquer ici les effets en termes de sécurité traités plus bas, les conséquences potentielles en termes d’efficacité opérationnelle et de formation sont évidentes.

Autre effet néfaste, celui d’une moindre résilience mentale et physique. Mentale, car l’excès d’utilisation des technologies personnelles engendre une forme d’aversion à la prise de risque dans le monde réel, en vertu du contre-effet du monde virtuel dans lequel aucune interaction physique n’a lieu. Physique, car le temps passé derrière un écran contrarie l’appétence à la pratique d’une activité sportive, sans même parler du risque accru d’obésité provoqué par des expositions très fréquentes et prolongées (16).

Viennent ensuite les effets sur la discipline et la rigueur formelle. D’une part, le souhait de conserver à tout prix son téléphone sur soi (17) peut pousser des marins à transgresser des règles de sécurité opérationnelle, parfois au risque de sanc-tions. Si ces règles sont dans l’ensemble bien comprises par un équipage lorsqu’elles s’imposent, l’exemple de l’US Navy, pourtant très avancée en termes de sécurité opérationnelle, pousse à réfléchir : des marins de SNA américains risquent parfois leur carrière en introduisant leur smartphone dans des endroits interdits sous pré-texte qu’ils ne peuvent s’en passer (18). Là encore, l’introduction de bornes Wi-Fi à bord des bâtiments de combat en mer pourrait être un facteur aggravant de ce type de comportement. D’autre part, la consultation permanente de son écran lors de déplacements à terre enferme le marin dans une « bulle » qui peut lui faire ignorer les règles élémentaires de respect lorsqu’il croise un supérieur hiérarchique. En complément, au registre de la discipline « positive », on peut évoquer l’effet induit par les technologies individuelles sur la perte du « sens de la récompense » : à force

(15) Voir par exemple l’appel commun de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies : « L’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans : appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques », 9 avril 2019.(16) Problématique qui préoccupe largement les forces armées américaines. Voir Thomas Spoher : « The looming national security crisis: young Americans unable to serve in the military », The Heritage Foundation.(17) À titre indicatif, 62 % des marins du Surcouf interrogés déclarent avoir par défaut leur smartphone sur eux en mer en dehors de leurs quarts.(18) Dave Kurtz (capitaine de vaisseau, US Navy), « The readiness threat right before your eyes », Proceedings, février 2020.

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de n’attendre que des récompenses immédiates sur les réseaux sociaux, le marin pourrait être moins sensible à la récompense du temps long et, à l’inverse, sa suscep-tibilité à la critique ou sa tendance au découragement – déjà entrevue avec le phé-nomène de zapping – pourrait s’en trouver exacerbées.

Mais l’effet le plus préoccupant est sans doute le manque de sommeil. Bien caractérisée (l’exposition à la lumière bleue de l’écran modifie le rythme circadien en inhibant la sécrétion de la mélatonine, hormone de l’endormissement), cette influence est particulièrement sensible sur un bâtiment de combat dont le rythme malmène déjà naturellement le cycle de sommeil des marins (quart devant des écrans, bruit, veille de nuit, etc.). Le facteur écran personnel vient s’y surajouter : sur le Surcouf, en l’absence de connectivité en mer, 70 % des marins déclarent ainsi consulter leur smartphone après leurs quarts de nuit avant d’aller se coucher, pour une utilisation allant du simple réglage de leur réveil jusqu’au visionnage d’un film. L’ajout d’une connectivité en mer viendrait très probablement accentuer cette ten-dance à la consultation nocturne, retardant d’autant l’heure du coucher (comme cela est déjà observé lors des navigations de nuit à proximité des côtes françaises).

Sur le plan collectif, un impact sur l’esprit d’équipage, la sécurité et l’efficacité

L’impact immédiat est celui de la rentabilité collective d’un équipage en heures ouvrables à quai et en escale (et dans une moindre mesure en mer, du moins pour l’instant). Sous l’effet des technologies personnelles, plus que jamais, un marin présent à bord n’est pas forcément un marin qui travaille ! Cela était déjà vrai pour d’autres addictions (tabac, en particulier), mais la généralisation du smartphone fait entrer dans un niveau supérieur de perte de rentabilité : d’une part, car la consultation du smartphone est possible presque à n’importe quel moment, sans déplacement excessif pour capter un réseau et, d’autre part, car l’utilisation du smartphone, contrairement à d’autres addictions, paraît totalement inoffensive, voire positive (19).

Vient ensuite l’impact sur l’esprit d’équipage, en raison de la solitude induite par les technologies individuelles. Certes, cette atomisation n’est pas nou-velle et constitue une caractéristique connue des équipages actuels, dont les modes de régénération en mission (20) ou en escale (21) n’ont plus rien à voir avec ceux de leurs anciens (22). Mais l’aggravation du facteur « solitude » sous l’effet des techno-logies individuelles n’est pas neutre dès lors qu’il s’agit de faire vivre un équipage de bâtiment de combat dont l’atomisation ne doit sans doute pas aller au-delà d’un

(19) À titre d’illustration, sur le Surcouf, 46 % des marins déclarent consulter, à quai, leur smartphone selon une fréquence inférieure à une heure. 81 % estiment que cela ne change rien à leur efficacité au travail, tandis que 16 % estiment même qu’elle s’en trouve améliorée.(20) Activité sportive individuelle, isolement dans son poste pour jouer aux jeux vidéo ou regarder des films.(21) Le critère de succès d’une bonne escale pour un jeune marin est bien souvent de trouver un hôtel avec un « bon Wi-Fi ».(22) Télévision « bord », jeux inter-carrés, tournois de cartes, sorties cohésion en escale, etc.

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certain seuil sous peine de grave perte d’efficacité dans l’adversité et ce, en dépit d’un effet qui pourrait paraître de prime abord « tranquillisant » en temps de paix. Le capitaine du navire civil offshore Sea Explorer rapportait (23) ainsi qu’il ne consta-tait plus aucune infraction disciplinaire depuis l’installation de la 3G permanente à bord de son navire, chaque marin de son équipage s’enfermant dans sa « bulle » avec son téléphone, sans interaction avec les autres : « l’autre » n’existant plus, les frictions disparaissent. Est-ce vraiment ce qu’il faut rechercher pour une unité de combat ?

Mais c’est surtout en termes de sécurité que l’effet d’un usage excessif de ces technologies interpelle. Le couplage du manque de sommeil (24) et de l’érosion de l’attention et des capacités cognitives engendre un risque d’erreur individuelle, avec des conséquences potentiellement importantes au niveau collectif lorsqu’il est question de mettre en œuvre un bâtiment de combat. Et à ce risque vient s’ajouter celui lié à un emploi non autorisé d’un équipement de type smartphone par un marin durant son quart (25).

En dernier lieu, s’y superpose le risque portant sur la sécurité opérationnelle, tant en termes de vulnérabilité, en termes de divulgation non maîtrisée d’informa-tions que de vulnérabilité aux attaques extérieures. Ce risque étant bien documenté et déjà largement pris en compte en opérations et dans les programmes futurs, il n’apparaît pas nécessaire de s’y attarder.

Au total, le risque potentiel porte donc sur la préparation collective d’un bâti-ment de combat, que les Anglo-Saxons désignent sous le terme de readiness : alors que la part de millenials au sein des équipages ne fait qu’augmenter, l’usage immodéré des technologies individuelles pourrait ainsi constituer un frein à la dynamique de « sur-croît de performance » que s’acharne à instaurer la FAN au sein de ses équipages.

Des pistes pour avancer : comprendre et éduquer

Il ne s’agit évidemment pas de proposer une interdiction totale – utopique et contre-productive – des technologies individuelles. Pour autant, une caractérisation fine des effets de ces équipements pourrait permettre une prise de conscience et la mise en place d’une politique d’accompagnement des marins vers un usage raisonné.

Premièrement, la caractérisation du facteur personal technologies sur le comportement et les performances des marins apparaît comme un préalable néces-saire. Il s’agirait de cerner d’un côté les utilisations (par le biais, par exemple, de campagnes de sondage et d’analyse des flux consommés par les équipages) et de mesurer de l’autre les effets des technologies individuelles sur les performances de

(23) Entretien avec l’un des officiers du Surcouf.(24) À cet égard, les accidents récents survenus dans la 7e flotte américaine en 2017 ont montré l’importance du facteur sommeil dans la chaîne des causes ayant conduit aux collisions.(25) Ce risque est traité jusqu’ici avec succès par des mesures organisationnelles et disciplinaires.

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marins volontaires (bien-être, sommeil, acuité visuelle, etc.). Cette caractérisation pourrait même commencer dès la phase de recrutement, au moment de l’établis-sement des aptitudes, en recherchant les éventuelles corrélations entre l’usage excessif de technologies individuelles et les performances physiques ou intellec-tuelles des candidats. De cette caractérisation dépendraient la forme et la vigueur de la politique d’accompagnement.

Deuxièmement, il paraît utile d’inclure le facteur personal technologies dans l’arbre des causes des incidents et des accidents qui surviennent sur les bâtiments. Sans préjuger de son poids, se poser systématiquement la question de son influence lors des enquêtes permettrait d’objectiver son rôle.

Troisièmement, une politique de communication préventive pourrait être mise en place pour sensibiliser les marins aux effets néfastes d’un usage immodéré des technologies individuelles. Cette communication pourrait inclure le champ réglementaire de la prévention, et prendre corps dès les phases de recrutement et de formation initiale. Cette phase de formation initiale pourrait d’ailleurs utile-ment inclure des périodes d’accoutumance à un régime restrictif, savamment dosées et expliquées pour qu’elles ne soient pas contre-productives.

Quatrièmement, il est sans doute pertinent de conduire une action de bench-marking auprès de l’US Navy pour identifier les bonnes pratiques qui pour-raient être répliquées dans la Marine nationale. Comme souvent, la marine améri-caine se situe en pointe sur ce type de problématique, en raison de son volume, de son avant-gardisme sociétal et de son dynamisme doctrinal qui l’incite à caractéri-ser les problèmes rencontrés. Parmi plusieurs analyses récentes (26), l’article publié récemment par le capitaine de vaisseau Kurtz (27) après ses deux années comme commandant en second de l’USS Nimitz, donne un bon panorama de ce qui pour-rait attendre la Marine nationale dans ce domaine si rien n’est fait.

Cinquièmement, il est sans doute pertinent de s’interroger sur la meilleure manière de réguler les conséquences d’une généralisation rapide des bornes Wi-Fi dans les carrés en mer à bord des bâtiments de combat, en envisageant, par exemple, des limitations en temps de connexion journalière par marin.

En dernier lieu, de la même manière que les bâtiments de la FAN s’entraî-nent depuis plusieurs années à opérer en environnement contesté sans l’aide du GPS, il pourrait être instructif et utile de s’entraîner à opérer sans technologies individuelles sur des durées significatives. Les contre-arguments à une telle expéri-mentation ne manqueraient pas, mais l’amélioration de la performance des équi-pages dans le temps long ne passe-t-elle pas par de telles contraintes ? w

(26) Voir par exemple Peter Ryan (capitaine de vaisseau, US Navy) : « Technology: the new addiction », Proceedings, sep-tembre 2018.(27) Kurtz, ibidem.

Mots-clés : smartphone, personal technologies, digital motives, Internet.

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REPÈRES

DDG-1000 Zumwalt, nouveau « Dreadnought » ?

Chef du département « Menace, informations & retour d’expérience » en charge de l’IDC (information, documentation, connaissances) du Pôle ASN (architecture et techniques navales) à la Direction générale de l’armement.

David Graveleau

Ce devait être le premier destroyer de supériorité littorale adapté aux combats du XXIe siècle, Arsenal Ship (1) rapide, furtif, létal, hautement survivable et automatisé, fort d’une bonne douzaine de technologies « de rupture »

constamment évolutives. En 1997, il était planifié pas moins de 32 DD-21 (renommés DD(X) puis DDG-1000), pour constituer aux côtés du futur croiseur multimissions CG(X) l’épine dorsale de la composante combattante de surface de l’US Navy, et renouveler ainsi la flotte historique des destroyers Arleigh Burke et croiseurs Ticonderoga. Soutenu par une cinquantaine de corvettes LCS (2) spéciali-sées, agiles, véloces et agissant en meutes, ce combattant d’exception fournirait une présence maritime avancée, opérant de façon indépendante, ou au sein d’un groupe interarmées de forces expéditionnaires. Alliant une capacité de domination navale majeure dans tous les domaines de lutte (au-dessus de la surface, sous la mer, en guerre des mines) à un niveau de résilience rarement atteint pour une grosse unité navigant au plus près des côtes, il se voyait assigner pour mission de « détruire les cibles ennemies à terre, par une frappe de précision, massive et de longue portée », un appui-feu terrestre transhorizon aux forces de débarquement américaines, sur des théâtres d’intervention orientaux de type « Guerre du Golfe ».

Las… Alors que le DDG-1000 Zumwalt tête de série vient d’être accepté par la marine américaine en avril 2020, avec six ans de retard sur le calendrier ini-tial, les comptes sont faits : il n’y aura finalement que 3 unités construites… pour un grand total de 22 Md$ (dont 10 milliards de R&D). Un navire impayable, selon l’auditeur fédéral (GAO) (3) qui a produit une bonne douzaine de rapports sur les dérives d’un programme décidément trop ambitieux. En attendant 2022 et la fin des évaluations du DOT&E (4), en charge des essais de qualification opéra-tionnelle, l’USS Zumwalt a été temporairement affecté au SURFDEVRON (Surface Development Squadron 1) de San Diego, nouvel escadron de la NavPAC (Naval Surface Force Pacific) en charge de tester des technologies de TRL-4-5

(1) Arsenal Ship, concept de grande soute à munitions flottante très protégée mettant à disposition des destroyers (DDG) et des croiseurs (CG) des centaines de missiles.(2) LCS (Littoral Combat Ship), programme en cours, lui aussi réduit.(3) GAO (Government Accountability Office), équivalent de notre Cour des comptes.(4) DOT&E (Director, Operational Test and Evaluation).

Revue Défense Nationale n° 836 - Janvier 2021

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(Technology Readiness Level) via des expérimentations multidomaines. Assisté des grands drones de surface en cours de conception MUSV (Medium Unmanned Surface Vehicle) puis LUSV (Large Unmanned Surface Vessel), il participera à l’éla-boration des tactiques, techniques et procédures nécessaires à l’emploi d’une classe de 3 destroyers désormais dédiés à la frappe offensive antisurface.

Et pourtant… Le plus grand bâtiment de combat de l’US Navy (hors porte-avions) apporte, avec ses 14 500 t, plusieurs innovations de premier ordre nées d’un effort de R&D sans précédent et dont l’ensemble de la flotte de surface américaine devrait à terme profiter. En cela, il pourrait sans doute être rapproché de son « homologue » SSN-21 Seawolf, dernier sous-marin d’attaque de la guerre froide, lui aussi limité à 3 unités pour cause de dépassement explosif de son budget, fleuron de la discrétion sous les mers, dont l’activité opérationnelle (peu médiati-sée) est bien réelle, et qui a de fait ouvert la voie au programme Virginia (série à succès, car maîtrisant coûts et délais pour une série qui dépassera les 35 unités), à qui il a légué de nombreuses innovations.

La comparaison s’arrête là, car le DDG-1000 préfigure sans doute l’arché-type des unités de combat naval post-AEGIS. Son système de mission ZCS (Zumwalt Combat System) a été presque intégralement renouvelé, exploitant de nouveaux capteurs radar (SPY-3 MFR en Bande-X) et sonar (SQQ-90), un système d’armes composé de 80 lanceurs verticaux Mk-57 « universels » et d’une artillerie moyen et gros calibres, ainsi que de nombreux systèmes de contre-mesures actifs et passifs. Les systèmes de direction de combat et de conduite de la plate-forme sont basés sur une infrastructure TSCE (Total Ship Computing Environment) à architec-ture ouverte (OA), sous Linux, conçue dès l’origine pour bénéficier d’évolutions logicielles et matérielles dites incrémentales ou « en spirale ». Grâce à sa carène très manœuvrante, à étrave dite inversée, il filera 30 nœuds, avec un niveau de stabilité inégalé par un état de mer-6, propulsé par 2 moteurs électriques à induction AIM de 36 MW, alimentés par 2 turbines à gaz MT30 de 36 MW et reliés à 2 hélices à pas fixe. Aux atouts de manœuvrabilité et de discrétion acoustique s’ajoutent, capacité d’autodéfense passive « native », le haut niveau de furtivité radar et infra-rouge apporté par une superstructure compacte en partie réalisée avec des sections en matériaux composites (CVR), plutôt qu’en acier ou en aluminium, et abritant une mâture entièrement intégrée à la passerelle, optimisée au moyen de calculs validés sur une maquette navigante au 1/4 (l’AESD, un démonstrateur de 41 m et de 120 t !). Récemment activé sur le DDG-1001 (n° 2), le système de mission fait actuellement l’objet de 10 campagnes de test sur navire d’essai SDTS (5), un prére-quis pour sa qualification opérationnelle, d’ici 2023 sans doute.

Au final, ce mastodonte devant être servi par 148 marins seulement (50 % des effectifs sur croiseurs et destroyers AEGIS) et doté d’une puissance électrique installée de 78 MWe atteindra des niveaux de furtivité et de létalité inégalés dans

(5) SDTS : Self-Defense Test Ship, ex-DDG-964 Paul F. Foster, ASA 1976.

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l’US Navy. Bien qu’il ait dû renoncer au radar volumique SPY-4 (Bande-S) et aux munitions LRAP guidées par GPS (jugés trop onéreux), la taille de sa soute missiles, les marges inexploitées du flotteur et le dimensionnement de sa génération électrique de forte puissance en font un candidat tout désigné pour supporter les pics de demande électrique des équipements et armements futurs, dont les futures armes à effet dirigés, systèmes laser et GE (guerre électronique) offensifs ou Railgun (EMRG).

Aucune unité encore opérationnelle, mais déjà une longue histoire…

Suivant les études de définition DD21 inaugurées en 1997, le programme DD(X) a été officiellement lancé en fin 2001. Rebaptisé DDG-1000 Zumwalt, il entre en phase de réalisation en 2006. Dans le cadre de l’initiative SC-21 (Surface Combatant for the 21st Century), l’expression de besoin (1994) prenait acte de la fin du combat de haute mer tel qu’envisagé pendant la guerre froide, avec un objectif capacitaire focalisé sur les nouveaux conflits du Moyen-Orient « post 9-11 ». À l’inverse des bâtiments de premier rang alors en service, croiseurs CG-47 Ticonderoga et destroyers DDG-51 Arleigh Burke conçus pour l’escorte des groupes aéronavals ou le déploiement sur l’avant à l’échelle mondiale, sa mission principale devait être de fournir aux troupes au sol une capacité massive de frappe de préci-sion à longue portée pour l’appui-feu naval, dit NSFS (Naval Surface Fire Support), capacité qu’un récent rapport RAND (2020) indique comme laissée en déshérence et insuffisante. L’évolution majeure consistait dans un emploi au plus près des zones d’engagement littorales, sur de longues périodes.

REPÈRES

Historique du programme

La compétition pour la phase de conception (alors chiffrée à 2,9 Md$) a mené à la sélection en 2002 de la Gold Team conduite par Northrop Grumman et Raytheon. Il était alors prévu que le contrat de construction soit attribué au terme d’une nouvelle compétition, un duel entre Northrop-Grumman (alors propriétaire d’Ingalls Shipbuilding) et General Dynamics (Bath Iron Works). Intense lobbying industriel, augmentation des coûts unitaires prévisionnels, et concurrence des autres séries comme les derniers destroyers DDG-51 et les bâtiments amphibies LPD-17, ont conduit le NAVSEA à confier à BIW les 2 puis 3 bâtiments autorisés sur les annuités fiscales FY-2007, FY-2008 et FY-2009, suite au franchissement du milestone-B MS-B en fin 2005. La commande ferme des 2 derniers a été notifiée le 15 septembre 2011. Comme à l’habitude pour les navires de l’US Navy, le contrat était « en régie et à intéressement » CPIF (Cost Plus Incentive Fee Contract), une formule contractuelle régulièrement dénoncée par le GAO. Raytheon IDS (Integrated Defense Systems) est le fournisseur du système de mission MSE (Mission System Equipment) dit ZCS (Zumwalt Combat System, programme lancé en 2003) et intégrateur-systèmes. Quelque 2 000 sous-traitants sont impliqués dans le programme. Sur la base de l’expression de besoin DD(X) Operational Requirements (janvier 2006), la Phase-IV (Detail Design & Integration) a été achevée en fin 2012. L’IOC (Initial Operational Capability) était alors prévue en FY-2016. Elle n’interviendra qu’en décembre 2021 (au plus tôt), après une qualification opérationnelle IOT&E (Initial Operational Test and Evaluation) à valider en amont de la très attendue FCC (Full Combat Capability), encore non planifiée, mais pas avant 2023. Difficultés techniques et industrielles se succédant, la cible-programme a été réduite de 32 à 24 DDG (à un coût unitaire de 1-1,2 Md$), puis 10, 7 et finalement 3 seulement. Le coût global, lui, n’a été réduit que de -38,2 %, pour atteindre quelque 23 milliards (contre 37 milliards prévus initialement), pour ces 3 unités. L’essentiel du budget (>21 milliards) a été dépensé avant FY-17. Les raisons avancées par le GAO sur les retards et les surcoûts sont les risques techniques et la non-performance du chantier. Malgré une approche logistique « basée sur la performance », le coût de MCO et d’opé-ration devrait atteindre 26,7 milliards (CE-2020), soit +50 % sur l’estimation 2009. En septembre 2019, plus de trois ans après la livraison du navire 1er de série, tous les manuels sont encore à l’état de projet et l’US Navy a dû renforcer l’équipage avec 31 marins supplémentaires, pour permettre aux essais des systèmes embarqués de se poursuivre.

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Statut de la construction

Le calendrier de réalisation est passé de 128 mois à 248, puis 273 mois (livraisons recalées en 04/2020-09/2022). • DDG-1000 Zumwalt – Début de construction en 02/2009 ; mis à l’eau en 10/2013, sa livraison initialement atten-due en 2014 n’est intervenue qu’en 05/2016 (« réception » formelle) puis en 04/2020. L’acceptation a en effet dû être découpée en 2 phases : la plateforme navigante HM&E (Hull, Mechanical & Electrical - coque, machine, élec-tricité) puis le système de combat ZCS ; 100 jours de mer et 9 000 nm parcourus en 2019. • DDG-1001 Michael Mansoor – Début de construction en 03/2010 ; baptisé le 18/06/2016, lancé le 20/06/2016 ; achèvement des essais constructeur le 04/12/2017 ; livraison HM&E recalée en 01/2019 ; activation du ZCS en cours. • DDG-1002 Lyndon B. Johnson – Début de construction en 04/2012 ; mise sur cale le 30/01/2017 ; lancement en 12/2018 ; baptême en 04/2019 ; livraison HM&E prévue pour 12/2020 ; livraison finale prévue en 09/2022. Lors de la finalisation du dossier de définition DD-21 en 2001, l’US Navy déployait 27 croiseurs CG-47 Ticonderoga (ASA 1986-1994) et finissait de s’équiper de 62 destroyers DDG-51 Arleigh Burke Flight-I/II/IIA (DDG-51 à DDG-112, financés entre FY-1985 et FY-2005 [ASA 1991-2012]).

Les 12 technologies innovantes majeures Les Zumwalt ont été conçus comme des plates-formes multimissions adaptées à la domination en milieu littoral. Les caractéristiques du concept sont une forte capacité de survie face à toutes les menaces. 1. Système de combat non-AEGIS basé sur l’infrastructure réseau TSCE (Total Ship Computing Environment), déve-loppée en architecture ouverte (OA) sous Red Hat Linux avec 2 data centers EME (6,7 millions SLOC), pour assurer le « bus de données » commun à tous les systèmes connectés au système de mission (48 consoles). 2. Radar DBR (Dual Band Radar) réduit au seul AN/SPY-3 MFR en Bande-X, récemment modifié pour inclure une fonction VSC (Volume Search Capability) du fait de l’abandon de l’installation du SPY-4 VSR (Volume Search Radar) en Bande-S. L’alimentation/refroidissement est communalisé CAPS (Common Array Power System) et CACS (Common Array Cooling System). 3. Artillerie principale AGS (Advanced Gun System) Mk-51 de 155 mm (62 calibre) pour l’appui-feu des troupes au sol. Les DDG-1000 sont équipés sur l’avant de 2 de ces canons développés spécifiquement par BAE Systems Armaments Systems (ex-United Defense) et dotés d’un système d’alimentation automatique pour 600 munitions guidées-GPS à longue portée (63-74 nm) de 290 lb. Le développement de ces LRLAP (Long Range Land Attack Projectile), projectiles hybrides conçus pour fournir un appui-feu terrestre transhorizon aux forces de débarquement, a été abandonné en 2011 du fait d’un coût unitaire particulièrement élevé (800 000 à 1 million de dollars) et de son incapacité à atteindre la portée spécifiée (près de 80 nm). Le NAVSEA suit les travaux de développement et de matu-ration technique d’autres offres de l’industrie à l’image de l’HVP (Hyper Velocity Projectile) de BAE Systems. 4. Artillerie secondaire 57 mm Mk-110 CIGS pour l’autodéfense, notamment contre les attaques asymétriques. Le système a été remplacé en 2012 par deux systèmes non intégrés Mk-46 de 30 mm. 5. Système de lancement vertical de missiles PVLS/AVLS Mk-57 (Advanced Vertical Launch System) développé par Raytheon, 20x4 cellules groupées par module (4 TLM) pour le lancement de TLAM (Tomahawk Land Attack Missile), de missiles SM (Standard Missile), de VL-ASROC (Vertical Launch Anti-Submarine Rocket) et d’ESSM (Evolved SeaSparrow Missile). 6. Système sonar multifonctions IUSW (Integrated Undersea Warfare) composé du AN/SQQ-90, un sonar de coque bi-fréquences avec l’ALR (antenne linéaire remorquée) MFTA (Multi-Function Towed Array Sonar) pour la chasse ASM et l’évitement des mines. 7. Superstructure furtive en composite IDHA (Integrated Composite Deckhouse & Aperture) : superstructure en composite destinée à accueillir les antennes des systèmes radar et de communication (dont les 4 CEC et la Satcom). Elle est conçue pour diminuer la signature radar (RCS), réduire le poids sur les hauts du bâtiment et éviter les inter-férences (EMI) entre antennes, et en faciliter la maintenance. L’IDHA bénéficie d’une architecture ouverte pour l’intégration de systèmes futurs. Le DDG-1002 a une superstructure en acier (moins chère). 8. Carène avec étrave inversée (Wave-Piercing Tumblehome). La coque est renforcée pour la protection balistique des soutes et du CO, certifiée aux essais de choc LFE. 9. Système AFSS (Autonomic Fire Suppression System) pour l’extinction des incendies et la maîtrise des dommages suite à une agression. 10. Système énergie-propulsion intégré IPS (Integrated Power System) avec turbines à gaz MTG/ATG générant 78 MWe en HV/LV (4 160 Vac et 450 Vac), pour alimenter 2 moteurs électriques de propulsion AIM et le bord. 11. Systèmes de contrôle de la plate-forme, comprenant 3 sous-ensembles (2 ECS, 16 RTU, 180 DCU). 12. Passerelle intégrée IBS (Integrated Bridge System), avec Navigation System et ECS (Engineering Control System).

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Les 12 « technologies de rupture » qui ont fait basculer le programme

Victimes de difficultés de développement entraînant retards et surcoûts, les 3 destroyers DDG-1000, 1001 et 1002 sont destinés à devenir des bâtiments de combat de surface très atypiques au sein de l’US Navy. Ils ont cependant ouvert des lignes de développement en partie repris dans les spécifications des nouvelles classes, comme la frégate FFG(X) en cours de conception.

Deux facteurs déterminants ont conduit à la remise en cause du concept initial

Alors qu’en 2006 l’US Navy ne prévoyait pas le retour prochain de la contestation de sa prédominance maritime, fermement établie sur toutes les mers du Globe depuis la fin de la guerre froide, l’émergence confirmée d’une marine chi-noise de premier rang et la résurgence, en 2014, de la Russie ont progressivement déclassé un besoin opérationnel déjà mis en cause par les retards et surcoûts accu-mulés par le programme tout au long de son développement. Le constat en a été fait dès 2008, alors que le jalon milestone-C venait d’être validé, autorisant la pas-sation des contrats auprès des industriels pour la fabrication des navires et de leurs équipements. Le franchissement en 2010 du fatidique seuil Nunn-McCurdy (coût à terminaison >50 % au budget initial) (6) a conduit dès lors à un reformatage dras-tique à 3 unités, commandées en 2007-2010.

Trop chère et désormais sous audit serré de l’auditeur GAO, la classe DDG-1000 laissera la place dès 2008 aux futurs destroyers DDG-51 dits Flight-III, qui bénéficient de l’aura d’une série à succès, aux coûts, délais et performances maîtrisés. N’ayant que peu de chance d’atteindre rapidement ses objectifs capaci-taires ambitieux, ce bâtiment multi-missions atypique ne répond pas aux préoccu-pations récentes nées de la prolifération des missiles balistiques (Iran, Corée du Nord), et de l’irruption accélérée d’une marine chinoise et d’une marine russe armées de missiles antinavires à longue portée, supersoniques et bientôt hypervéloce.

Face à ces concurrents stratégiques, la priorité de Washington va à la modernisation des destroyers DDG Arleigh Burke AEGIS, centrée sur la capacité IAMD (Integrated Air and Missile Defense Capabilities), avec volet BMD (Ballistic Missile Defense), pour les rendre capables d’opérer dans des environnements dits contestés, au titre du concept DMO (Distributed Maritime Operations). Dans le même temps, le programme de futur croiseur CG(X) dédié aux missions de défense antiaérienne et antimissiles balistiques a été déprogrammé au profit d’un futur LSC (Large Surface Combatant) qui devrait adopter les nouvelles versions à archi-tecture ouverte du système de mission AEGIS, en constante évolution.

(6) L'amendement Nunn-McCurdy est un mécanisme légal mis en vigueur par le gouvernement fédéral américain.

REPÈRES

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Réévaluation de la menace : lutte antimissile et lutte ASM Le 31/07/2008, lors de son audition par le Seapower and Expeditionary Forces subcommittee du HASC (House Armed Services Committee), le CNO (Chief of Naval Operation) a annoncé que l’US Navy souhaitait arrêter la production du DDG-1000, au profit de la reprise de la fabrication des DDG-51 Arleigh Burke. La justification avancée reposait sur : – Une réévaluation des menaces les plus probables dans les années à venir. Face à la contestation de la primauté du besoin d’appui-feu contre terre (non démontré par les récents conflits en Irak et en Afghanistan), trois capacités ont été mises en avant : la défense de zone antiaérienne (AAW), la défense antimissiles balistiques (BMD), la lutte ASM (anti-sous-marin) océanique (ASW). – La nécessité d’acquérir un nombre suffisant de destroyers dans les limites des « budgets contraints ». – La bonne adaptation du DDG-51 aux 3 missions citées supra, d’autant plus avec les revalorisations IAMD et BMD en cours, et l’intégration des destroyers dans le concept NIFC-CA (Naval Integrated Fire Control-Counter Air) FTS/FTA (From The Sea / From The Air), déclinaison maritime d’une chaîne de niveau interarmées pour l’engagement des menaces aériennes en « standoff ». Sur ces concepts et les enjeux vus du côté américain, cf. les pistes de lecture proposées infra.

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REPÈRES

Pistes de lecture « Naval Surface Fire Support: An Assessment of Requirements », RAND, 2020. « DDG 1000 Class Destroyer », NAVSEA PEO Ship (PMS-500, Surface Navy Association Symposium), 2020. « Taking Back the Seas: Transforming the U.S. Surface fleet for Decision-Centric Warfare », CSBA, 2019. « Restoring American Seapower: A new fleet architecture for the United States Navy », CSBA, 2017. « Winning The Salvo Competition: Rebalancing America’s Air And Missile Defenses », CSBA, 2016. « The U.S.-CHINA Military Scorecard: Forces, Geography, and the Evolving Balance of Power 1996-2017 », RAND, 2015. « Sustaining America’s Precision Strike Advantage », CSBA, 2015.

L’USS Zumwalt © US Navy

Mots-clés : DDG-1000 Zumwalt, AEGIS, DDG-51, FFG(X).

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L’hélicoptère dans l’Aéronautique navale : retrait du service du WG13 Lynx

Vice-amiral (2S). Vice-président de l’Association pour la recherche de documentation sur l’histoire de l’Aéronautique navale (ARDHAN).

Jean-Marc Brûlez

Éviter la surprise a toujours été une priorité des commandants de force navale à la mer. Pendant des siècles cela a été le rôle des frégates rapides qui accom-pagnaient les lourds vaisseaux, puis celui des croiseurs légers éclairant les

escadres de cuirassés. Avec l’apparition des « engins volants », qu’ils soient ballons captifs, hydravions embarqués ou avions « à roulettes », il est rapidement apparu aux marins que des possibilités nouvelles s’ouvraient.

Pendant la Première Guerre mondiale et durant l’entre-deux-guerres, la Marine s’est dotée d’hydravions, d’abord grutés le long du bord de navires spécia-lisés puis catapultés depuis les croiseurs et cuirassés, les premiers devant stopper et les seconds faisant route pour les manœuvres d’aviation. Ces hydravions, comme le Loire 130 à partir de 1936, assuraient les missions d’éclairage de l’escadre et, en cas d’engagement, de réglage du tir de l’artillerie. En fin de mission, après amerris-sage près du navire porteur, la récupération de l’hydravion se faisait à la grue. Sous la menace ennemie, ces opérations n’étaient pas toujours bienvenues, en raison des contraintes cinématiques qu’elles imposaient. Pour éviter d’être des cibles fixes pendant les grutages, certains croiseurs ont été équipés d’un tapis flottant remor-qué sur lequel l’hydravion venait « s’échouer » en hydroplanant, ce qui évitait au bâtiment porteur de stopper pour la manœuvre de récupération.

En 1935, avec la maturité des autogires (1) capables de décoller et d’atter-rir à la verticale, la Marine s’est dotée d’une escadrille de LeO C.30 puis C.301, mais l’encombrement, la vulnérabilité et la fragilité technique de ces appareils ainsi que le déclenchement de la guerre mon-diale ont mis fin aux tentatives d’embar-quement.

(1) Appareils dont la sustentation est assurée par un rotor entraîné par le moteur de propulsion. Les appareils mis en service dans l’Aviation navale étaient fabriqués par l’usine Lioré et Olivier. L’autogire, comme aujourd’hui l’hélicoptère, demande pour sa mise en œuvre une plateforme dégagée qui n’existait pas à l’époque sauf sur le pont du porte-avions Béarn.

LeO C.301 © Collection ARDHAN.

68Revue Défense Nationale n° 836 - Janvier 2021

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REPÈRES

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mise au point de modèles d’héli-coptères de plus en plus robustes a permis à ce nouveau type d’appareil de prendre à son compte un nombre croissant de missions au profit des bâtiments de combat. Naturellement, ils ont été utilisés pour la sauvegarde (2) des porte-avions (le célèbre Pedro du prénom du premier pilote américain ayant exercé cette mission), ainsi que pour assurer les liaisons logistiques entre navires et/ou la terre. De taille et d’une capacité d’emport modestes, ces appareils comme le Piasecki HUP-2 ne nécessitaient pas de grandes surfaces de pont, voire ne se posaient pas à bord et retournaient à terre en fin de mission.

En parallèle, opérant principale-ment à partir de bases terrestres, des héli-coptères dotés d’une charge utile supérieure (Piasecki-Vertol H-21, la « Banane volante » puis les Sikorsky H-19 et HSS-1) ont été utilisés avec succès pour l’héliportage et l’appui-feu au profit des commandos lors des opérations en Algérie. Si l’objet n’est pas ici de détailler les opérations dans les-quelles ils ont été engagés, on ne doit pas perdre de vue que ce sont les hélicopté-ristes français, parmi lesquels les équipages de la Marine, qui ont porté sur les fonts baptismaux la doctrine d’emploi des hélicoptères dans les missions de combat aéro-terrestres.

De même, timidement introduite en Indochine en raison des modestes per-formances des machines disponibles, l’éva-cuation sanitaire par hélicoptère a été lar-gement utilisée en Algérie pour ne jamais cesser de l’être sur toutes les zones d’enga-gement des groupes aéronaval et amphibie, et dans les opérations aériennes dérivant des responsabilités de l’État en mer dont les hélicoptères de l’Aéronautique navale sont un des bras armés.

La mise en production pour l’Aéronautique navale du Super Frelon SA321G en 1965, tant en version de transport d’assaut que pour la mission anti-sous-marine (ASM) constitua un changement majeur. Appareils trimoteurs puissants, de grande contenance, parfaitement polyvalents, ils ont été de toutes les opérations et de toutes

(2) Récupération des équipages tombés à la mer lors des manœuvres d’appontage et de décollage sur porte-avions. Se sou-venir de la prestation de l’acteur américain Mickey Rooney qui joue avec un chapeau haut-de-forme le rôle du pilote Pedro dans le film Les ponts de Toko-Ri.

HSS-1 en héliportage d’assaut en Algérie © CollectionARDHAN.

Super Frelon en station ASM © Collection ARDHAN.

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les missions. Habitués permanents des porte-avions Foch et Clemenceau, embar-qués sur les transports de chalands de débarquement (TCD) des classes « Orage » puis « Foudre » pour la projection de forces à partir de la mer, les SA321 ASM pou-vaient embarquer sur la Jeanne d’Arc avec quelques contraintes de mise en œuvre dues à leur grande taille. À bord des porte-avions, ils ont assuré (3) la mission de sau-vetage de combat et de récupérations d’équipages éjectés dans les lignes ennemies. À partir de la terre, leurs missions n’ont cessé de se développer : contre-terrorisme mari-time, lutte Polmar (pollutions marines), transport d’armements spéciaux, etc. Leur capacité d’emport et de rayon d’action ont concentré les machines ASM en Bretagne pour la sûreté de la Force océanique stratégique.

Jusqu’à la fin de leur carrière, les Super Frelon ont été de remarquables outils pour le sauvetage, en mer par tous les temps, de jour comme de nuit. Il n’est besoin de recenser ici toutes leurs interventions (voiliers en perdition en mer d’Iroise ou pétroliers échoués dans la tempête), mais simplement de rappeler que le SA321 a sauvé plus de 2 000 marins des eaux au fil des ans.

La nécessité de voir plus loin et de frapper le sous-marin le plus tôt possible, ce qu’autorise l’emploi de l’hélicoptère ont conduit à une révolution dans la Marine. Après avoir mis en service sur de nombreuses frégates le Malafon, un mis-sile tiré sur rampe puis propulsé à distance requise pour le largage de sa torpille, la Marine s’est résolument tournée vers l’hélicoptère. À une époque où les perfor-mances des sonars des navires étaient moyennes, voire médiocres, en cas de bathy-thermies (4) défavorables (cas fréquent en Méditerranée), détenir la possibilité d’exploiter un contact dès son apparition et de délivrer un armement létal au plus tôt est devenu un atout majeur. Le HSS-1, version construite en France du Sikorsky H-34 de la guerre d’Algérie, embarqué sur les porte-hélicoptères Arromanches et Jeanne d’Arc, et des Alouette III MAD (5) embarquées sur des escor-teurs d’escadre Duperré et La Galissonnière dotés d’un hangar sommaire ont été les premiers vrais hélicoptères de lutte contre les sous-marins.

Dans cette mission prioritaire, leurs cibles étant devenues de plus en plus discrètes et menaçantes, le remplacement de ces hélicoptères, coïncidant avec un renouvellement d’une génération de navires de combat a eu deux conséquences directes :

• La première, et non des moindres, a concerné les bâtiments porteurs dont la silhouette et les aménagements opérationnels ont été profondément modifiés.

(3) Jusqu’à la création d’une unité interarmées dont leurs équipages ont participé au noyau initial.(4) La propagation des ondes du sonar et donc la portée de ce capteur essentiel dépendent fortement des variations de la température de l’eau salée en fonction de la profondeur. Le sous-marin exploite ainsi les couches d’eau de températures différentes pour se masquer à ses prédateurs.(5) Magnetic Anomaly Detector qui positionne le sous-marin d’après sa signature magnétique, capteur de portée faible sur une cible en plongée profonde.

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REPÈRES

Toutes les frégates développées en France à compter du milieu des années 1960 (6) ont comporté des installations aviation étendues : plate-forme d’appontage, passe-relle de direction aviation, système de manutention automatique pour déplacer l’hélicoptère sur le pont par grosse mer, grille pour harpon pour sécuriser les appon-tages, hangar pour deux appareils, locaux destinés aux rechanges, aux équipages et aux bancs de maintenance, soutes de stockage du carburéacteur et des munitions.

La stabilité de la plateforme est un critère essentiel du retour à bord de nuit ou dans des conditions météorologiques marginales, souvent les deux à la fois d’ailleurs. En conséquence, les formes de coque, le déplacement unitaire et l’ajout d’apparaux de stabilisation dynamique sont des domaines où les évolutions archi-tecturales et techniques ont été très sensibles.

Pour l’hélicoptère, la généralisation des turbines remplaçant des moteurs à pistons a permis d’abandonner le stockage à bord des bâtiments de l’essence avia-tion très volatile au profit du carburéacteur, produit nettement moins dangereux en espace clos. L’hélicoptère, avec sa capacité d’intervenir loin de son bâtiment porteur, de repositionner ou de classifier un contact puis d’engager immédiate-ment la cible, est ainsi devenu un système d’armes majeur du navire qui l’accueille. Le missile Malafon, seule arme permettant auparavant de surprendre un sous-marin à distance de son porteur, est alors progressivement retiré du service.

Le système offensif de la frégate dans le domaine se reposant sur l’hélico-ptère pour le repositionnement et l’attaque des intrus sous-marins, les frégates ne conservent plus que des torpilles d’autodéfense et de contre-réaction.

• La seconde a été le lancement en 1967 du programme WG13 Lynx. Cet hélicoptère est développé en commun avec les Britanniques qui assurent la maî-trise d’œuvre avec Westland pour l’hélico-ptère et Rolls-Royce pour les turbines, avec participation française (7).

Les premiers vols des prototypes auront lieu en 1971, le système de combat français est installé en 1974, les premiers essais aviation à la mer se font sur le

Tourville en 1974 et sur le Duguay-Trouin en 1975. Les premiers appareils sont livrés en 1977 et les dernières des 42 machines commandées en 1985.

(6) La corvette C65 (65 pour 1965, année de conception) qui sera baptisée Aconit et restera seule de son type, sera le der-nier escorteur sans hélicoptère. Les frégates ASM F67 classe « Tourville » seront les premières dotées sur plan de plate-forme hélicoptère.(7) De son côté la France et l’Aérospatiale développaient, sous maîtrise d’œuvre française, les hélicoptères Puma de trans-port et Gazelle à vocation éclairage et lutte anti-char.

Lynx en stationnaire sur le Montcalm © Collection ARDHAN.

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Les caractéristiques principales définissent un hélicoptère moyen avec une masse maximale de 5 tonnes environ, une longueur de 15 mètres, une vitesse de déplacement d’environ 140 nœuds, propulsé par deux turbines de 1 100 ch. Au cours de leur vie, les hélicoptères ont subi une mise à niveau constante dans le domaine des missions ASM ainsi qu’une amélioration de leur motorisation pour combattre l’éternelle prise d’embonpoint inévitable au fil des ans.

D’un déplacement d’environ 4 000 tonnes, les frégates F70 ont été ame-nées à naviguer et à conduire des opérations aériennes par tous les temps, y compris les plus mauvais. Pour repousser les limites d’emploi sans mettre en danger le per-sonnel de mise en œuvre sur le pont, ces frégates ont été équipées de deux systèmes développés spécifiquement. Le premier permet de repousser l’hélicoptère hors du hangar ou de le tracter à l’intérieur en réduisant l’équipe de manutention tout en évitant que la machine ne passe par-dessus bord sur un coup de roulis plus violent que les autres. Le second, le harpon, permet de passer plus franchement de l’état « en vol » à l’état « sur le pont » en évitant la phase très délicate du stationnaire au-dessus d’un pont humide sujet au sillage aérodynamique, au roulis, au tangage au lacet, au pilonnement du navire porteur, en fait à la combinaison souvent aléatoire de ces cinq mouvements « hostiles ». À un moment, actionné par le pilote, le har-pon croche une grille et solidarise fermement l’hélicoptère avec le bateau (inverse au décollage) (8), ce qui facilite la transition.

Contrairement à la Royal Navy qui a doté ses Lynx de capacités de lutte antisurface (ASF) et leur a apporté de nombreuses évolutions (missiles et capteurs optimisés), la France s’est concentrée sur la lutte anti-sous-marins, conséquence, en particulier, de l’attention portée à la protection du groupe aéronaval ainsi qu’à la sûreté de la Force océanique stratégique et des opérations des SNLE. L’armement du Lynx français comportait principalement des torpilles légères anti-sous-marins, même si, le temps passant, des armements de portière ont été adaptés pour les mis-sions secondaires de contre-terrorisme et anti-narcotrafic (canon de 20 mm et fusil 12,7 mm pour tireur d’élite).

Les flottilles d’hélicoptères 31F, 34F et 35F, et les escadrilles 20S et CEPA/10S ont été dotées de Lynx. Au total, elles ont effectué 215 000 heures de vol et plusieurs dizaines de milliers d’appontages, de jour comme de nuit, parfois par des conditions météorologiques marginales. Elles ont participé à de nom-breuses missions et embarqué sur la quasi-totalité des frégates et porte-aéronefs de la Marine qui leur étaient accessibles. Au départ, les détachements comportaient deux aéronefs puis l’attrition venant, il n’a souvent été embarqué qu’un seul hélicoptère. Progressivement, concentrant sa flotte de Lynx sur la mission ASM, la Marine s’est dotée d’une flotte d’hélicoptères légers Dauphin/Panther pour assurer les très

(8) La grande presse fait souvent beaucoup de cas de l’appontage de nuit sur porte-avions ; le rédacteur, qui a pratiqué ce métier sur Super Étendard, se garderait bien de minimiser l’exploit que représente un retour à bord de nuit sur frégate d’un hélicoptère par des conditions météorologiques défavorables.

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REPÈRES

nombreuses missions moins spécialisées à partir des navires de soutien logistique ou des frégates outre-mer.

De même que le couple Rafale/Charles-de-Gaulle a pris la suite après qua-rante ans du Clemenceau et de son groupe aérien, l’évolution technique des moyens et des capacités militaires recherchées a conduit selon le même cycle temporel de remplacer la paire Lynx/F70, dédiée prioritairement à la mission ASM, par une autre association qui permette d’ouvrir largement l’éventail des missions. C’est l’apparition des frégates multi-missions (Fremm) et de leur hélicoptère embarqué.

Pour remplacer le Lynx dans la mission ASM et le Super Frelon dans celles d’héliportage d’assaut et de logistique, la France a participé activement au programme international NH90. Deux versions de cet hélicoptère sont commandées et la série Marine de cet hélicoptère moyen bimoteur est aujourd’hui presque entièrement dis-ponible (24 NFH livrés sur 27 commandés). Pour la mise en œuvre du NFH90, aéronef d’une taille supérieure à celle du WG13, il a fallu concevoir une plateforme aviation adaptée sur les Fremm classe « Aquitaine » en cours de mise en service.

Machine aux capacités étendues dans sa version ASM, en fait très proches de celles du Breguet Atlantique, le NFH est un véritable aéronef de patrouille maritime à capacité de mise en œuvre verticale sur plateforme de frégate de 6 000 tonnes. Il introduit une nouveauté en France (9), la capacité ASF, avec son radar de portée supé-rieure à 100 nautiques et l’emport d’un ou deux missiles antinavires AM39.

Au début des années 2000, la Marine s’est intéressée aux drones de sur-veillance pour équiper ses bâtiments. Après avoir examiné de nombreux projets, elle expérimente depuis près de dix ans un drone hélicoptère léger, le Schiebel 100, dont trois exemplaires ont été mis en œuvre, d’abord sur le patrouilleur Adroit puis à bord des porte-hélicoptères d’assaut (PHA) type « Mistral ». Un programme d’équipement est lancé qui devrait voir un modèle de série assurer des missions à bord, en parallèle du NH90. Les capacités d’autonomie et d’économie des moyens pilotés étant une caractéristique recherchée pour assurer l’endurance à la mer des bâtiments porteurs. Qu’il s’agisse de moyens lourds avec équipage, d’hélicoptères plus légers et plus agiles voire de drones à voilure tournante, la place de l’hélico-ptère en mer ne fait plus débat. Malgré les contraintes de volumes, de formes et de surfaces imposées par leur mise en œuvre et leur stationnement à bord des bâti-ments, plus aucune marine de haute mer ne conçoit aujourd’hui de frégate digne de ce nom sans hélicoptère.

Au moment du retrait du service du WG13 Lynx, l’Association ARDHAN tient à rendre hommage aux membres d’équipages qui ont donné leur vie au ser-vice de leur pays à bord de ce fidèle serviteur de la Marine. w

(9) Alors que le Lynx embarqué britannique était équipé pour mettre en œuvre le missile Sea Skua, la France n’avait pas adopté cette capacité sur ses versions. Il en avait été de même pour l’emport d’AM39 sur Super Frelon.

Mots-clés : HSS-1, Super Frelon SA321G, WG13 Lynx, NH90.

Courriel de l’auteur : [email protected]

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Intelligence artificielle et défense nationale

Capitaine de frégate (H), promotion École navale 1983. Ancien commandant de sous-marins reconverti dans le conseil en cybersécurité et en facteur humain.

Jean Magne

Dans son discours de Saclay (5 avril 2019) (1), Mme Parly a présenté les axes de développement de l’« intelligence artificielle » (IA) dans les armées françaises, à savoir aide à la décision, renseignement, combat

collaboratif, robots, cyberespace et maintenance prédictive. Elle a notamment insisté sur le refus par la France de l’utilisation de l’IA dans le cadre d’armes létales autonomes.

Sans remettre en cause ces choix, nous proposons une contribution à la réflexion quant à leur mise en œuvre, dans le prolongement de notre livre Fascinante IA (2), appliqué aux systèmes militaires. Pour cela, regroupons ces axes sous trois concepts : prédire les événements, réagir aux agressions, soulager les hommes dans leurs tâches.

Qu’est-ce que l’IA ?

Le terme « intelligence » est un faux ami. Les machines sont certes plus rapides et précises que nous, mais seulement dans des domaines très spécialisés. Elles ne reproduisent pas l’ensemble des aspects de l’intelligence humaine (Howard Gartner décrit 9 types d’intelligence). Cependant, pour être efficaces, nos armées doivent s’appuyer sur de tels systèmes capables de rechercher, trier et élaborer de l’information à partir de milliards de données ; identifier les situations ou événe-ments non-interprétables (incohérence, non-pertinence), la situation observée peut être nouvelle ou en rupture avec l’habitude ; apprendre (sous supervision ou non), c’est-à-dire mesurer et modéliser des processus, les reproduire vite et bien par des actions requérant habituellement du temps et de la concentration ; analyser une situation évolutive et la maîtriser selon des règles précises.

Les systèmes « intelligents » existent depuis des décennies dans nos armées : systèmes de combat, autoguidage d’armes, systèmes d’autodéfense, transmissions de données, etc.

(1) Discours du 19 février 2019 (www.defense.gouv.fr/).(2) Jacques Pignault, Jean Magne et Bertrand Foy : Fascinante IA ; Éditions Boleine.

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Avantages et risques présentés par les systèmes « intelligents »

La dualité

Versatile et inconstant, l’homme est sans cesse confronté à des choix : bien ou mal, effort ou découragement, danger ou sécurité… et le sens qu’il donne à l’action en cours ou à venir guide ses choix, d’où son ambiguïté. Ainsi, avec un couteau, l’homme peut beurrer une tartine ou agresser l’un de ses pairs. Il se connecte par Bluetooth à l’Internet ou au smartphone d’un autre pour lui dérober des données. A contrario, l’IA ne choisit pas, ou plutôt elle met en œuvre des choix programmés. Tout dépend alors de l’utilisation qu’en fait l’homme. Les technolo-gies « duales » nous font toucher du doigt l’ambiguïté explicite de l’utilisation d’une même technologie. Examinons à partir de là les trois concepts de dévelop-pement des systèmes « intelligents ».

Prédire les événements

Nous voulons éviter les surprises, au moins les limiter et en réduire les impacts. Prédire les événements nécessite d’en rechercher des signaux précurseurs ou bien d’interpréter des informations disparates assemblées. Ainsi, en traitant des données disponibles, l’IA offre d’énormes possibilités de corrélations. Le principe consiste à comparer les données selon divers critères (ou dimensions d’un espace vectoriel, paramétrés par un utilisateur) et faire apparaître des regroupements. L’intelligence humaine donne alors du sens à ces « clusters ». Ainsi, un assureur découvrit avec surprise la conclusion suivante de l’IA préposée à l’analyse de nom-breux constats d’accidents : le risque diminue avec l’excès de vitesse ! Réflexion faite, l’IA « raisonnait » à partir de très nombreux constats d’accidents de voitures embouties dans des bouchons et de bien peu de constats de collisions mortelles en excès de vitesse.

Si un système d’analyse de trafic des télécommunications peut conclure que l’augmentation du trafic témoigne de l’imminence d’opérations militaires, l’adversaire réfléchit pareillement et cherche à tromper. Les terroristes eux-mêmes appliquent une politique d’usage de leurs smartphones pour masquer leurs réelles intentions.

L’interprétation par l’IA du traitement des données est par conséquent éphémère. Utilisons ses capacités inouïes de traitement du renseignement pour présenter des trames, des synthèses, des situations et également expliquer comment ces résultats sont obtenus. L’analyste peut alors donner une ou plusieurs interpré-tations possibles, bref, du sens. Il faut donc à cet homme une grande culture géné-rale pour tirer profit des résultats de la machine, comme le recommandait le géné-ral de Gaulle : « La véritable école du commandement est la culture générale. »

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La surprise résulte de : manque de préparation (les armées russes et améri-caines ont été surprises de la difficulté à « pacifier » l’Afghanistan par méconnais-sance des cultures locales) ; situation non imaginée (attaque japonaise à Pearl Harbour sans déclaration de guerre, Alexandre aère la phalange macédonienne au moment de la bataille de Gaugamèles, prenant Darius au dépourvu) ; événement non souhaité qui perturbe l’activité en cours (les rebelles du Katanga ont été blo-qués par le parachutage du 2e REP sur Kolwezi).

Du renseignement approprié aurait permis aux stratèges déconfits de pré-parer une riposte adéquate ou de modifier leurs plans à temps. Ce renseignement peut aujourd’hui être obtenu par les trop nombreuses indiscrétions circulant sur les réseaux de télécommunications : tirons-en profit. Cependant, au sein même de l’IA, la surprise peut provenir de : modèles d’analyses (un modèle simplifie la réa-lité et néglige certains paramètres) ; biais dans la structure des données ; données elles-mêmes ; capteurs, on a tendance à négliger ce qui n’est pas mesurable. La culture ne se mesurant pas, on modélise les comportements humains sans tenir toujours compte du substrat culturel qui influence les choix. Le marketing utilise des modèles comportementaux parfois éloignés de la réalité.

Les humains fabriquent les systèmes et leur transmettent leurs erreurs (3). Il est donc essentiel de savoir ce que l’on capte et mesure : comment, quels modèles sont utilisés et comment ils corrèlent. L’utilisateur doit s’approprier les limites de l’outil pour en tirer le meilleur profit, notamment en imaginant un usage hors du cadre prévu, avec d’excellents résultats. C’est la surprise en version positive. Sullenberger, le pilote qui posa l’avion sur la rivière Hudson en sauvant les passa-gers (4), utilisa l’APU (Auxiliary Propulsion Unit) en dehors des consignes pour fournir le courant électrique nécessaire au pilotage en vol plané.

Réagir aux agressions

Réagir aux agressions de plus en plus fulgurantes et précises requiert de dis-cerner ce qui nous menace et en quoi, comment se déroulent l’agression et les conséquences vraisemblables. On ne détecte un missile antinavire rasant la mer qu’au dernier moment. Une IA pourrait sans doute utiliser les nombreuses « fausses détections » des radars pour déceler une récurrence inhabituelle dans une direction bien précise ; mesurer en un éclair les caractéristiques de l’émission de l’autodirecteur pour lui dénier la correcte détection de l’objectif ; prédire la trajec-toire finale pour guider le tir des contre-mesures ; estimer et anticiper la reconfi-guration nécessaire des systèmes du navire pour accroître sa robustesse à l’impact.

Nos systèmes de combat agissent déjà ainsi, et nous aurons toujours à gagner en rapidité de réaction et en précision. Cependant, la catastrophe causée par

(3) Professeur Yves Le Traon, spécialiste en fiabilité des systèmes et logiciels, Université de Luxembourg.(4) Voir le film Sully de Clint Eastwood.

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la réaction automatisée de l’USS Vincennes qui abattit par erreur un avion commer-cial iranien montre les limites d’un tel système. Le commandant agissait par veto. Une autre logique aurait pu être que, le système d’armes étant paré, le comman-dant devait délibérément donner l’ordre de feu. Il nous paraît ici intéressant de nous poser ce type de question à froid avant de spécifier les caractéristiques d’une IA pilotant un système de combat : quels sont les paramètres mesurés ? Quel est le raisonnement de la machine ? Comment construit-elle son plan d’actions ? Quelles actions sont ou non « réversibles » ? Tous ces éléments doivent évidemment être maîtrisés par les utilisateurs afin de tirer profit au mieux du système et ne pas en être dépendant, au risque d’une erreur tragique.

L’IA au service du système d’aide à la décision doit disposer de données de qualité et d’algorithmes éprouvés, fiables et intègres (un adversaire ne doit pas les « polluer », en particulier lors de l’apprentissage par la machine). Nos moyens de mesure (capteurs, calculateurs) doivent être éprouvés et leurs limites d’emploi connues (on sait inhiber ou « éblouir » des senseurs). Le système doit également être redondant. Son état doit être connu des utilisateurs pour permettre à ces der-niers le coup d’œil critique bien utile. Lorsque le pilote automatique du vol Rio-Paris a rendu la main aux pilotes parce que les 3 sondes de Pitot étaient givrées, aucun des membres d’équipage n’a compris ce qui se passait (5). Les pilotes d’Air France ne sont plus entraînés aux décrochages sur simulateur, parce que le constructeur « l’interdit » par les dispositifs de sécurité en place (6). Ils ne connais-sent donc pas bien les limites d’utilisation du système qu’ils n’ont plus la possibilité d’expérimenter. C’est inacceptable pour des militaires affrontant une situation dan-gereuse et dont le système de combat malmené fonctionne en situation dégradée.

Boeing n’a pas respecté le principe de la logique 2/3 dans son 737 Max 8. C’est l’origine des crashes de Lions Air (octobre 2018) et d’Ethiopian Airlines (mars 2019) (7). Un capteur d’incidence défaillant conduisit la logique de l’avion à « estimer » le décrochage imminent et à s’opposer aux efforts désespérés des pilotes pour redresser le nez de l’avion qui piquait. Comme l’a bien souligné Mme Parly, les pilotes de véhicules militaires doivent en conserver la maîtrise. Mais cela sup-pose un entraînement adéquat dans des situations difficiles. Et l’IA a là toute sa place, notamment dans les simulateurs. Une IA devrait même « accompagner » l’utilisateur à bord en proposant des actions et en simulant les conséquences pos-sibles compte tenu de ce que le système sait mesurer. Cependant, l’apprentissage à l’aide de machines ne remplace pas totalement l’instructeur qui fait passer à ses élèves l’amour du travail soigné, la passion du sujet enseigné et son expérience. Cette dernière n’est pas totalement formalisée dans les machines.

(5) Rapport final du BEA : « Accident de l’Airbus A330-203 immatriculé F-GZCP survenu le 1er juin 2009, exploité par Air France ; Vol AF 447 Rio de Janeiro-Paris », disponible sur le site du BEA.(6) D’après un entretien avec un ancien instructeur d’Air France.(7) Rapport intermédiaire du House Committee on Transportation and Infrastructure ; TI Preliminary Investigative Findings Boeing 737 MAX March 2020.

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Enfin, prenons du recul sur les systèmes d’aide à la décision : l’US Navy subit en 2017 l’échouage de l’USS Antietam (8), les collisions de l’USS Lake Champlain (9), de l’USS Fitzgerald (10) et de l’USS John Mc Cain (11). Un rapport indique que les commandants ne prenaient pas bien en charge la formation au sens marin de leurs jeunes officiers (12).

Soulager les hommes

Les armées performantes ont toujours cherché à soulager les combattants des tâches les plus dures afin qu’ils se concentrent sur l’imprévisible et sur l’action essentielle du moment. Ainsi, les moyens suivants sont bienvenus : évacuer les bles-sés du champ de bataille sans risquer la vie de brancardiers ; repérer et détruire des mines en préservant la vie des démineurs, intervenir dans des zones contaminées (c’est déjà le cas dans l’industrie nucléaire) ou dangereuses (les drones) ; diagnosti-quer les défaillances et assurer une maintenance rapide et efficace.

Ainsi, l’IA peut être mise à contribution dans les cas suivants : apprentissage de caractéristiques permettant de distinguer l’objet recherché dans un environne-ment difficile (mines ressemblant à des roches sous-marines, identification de mobiles autour d’une flotte) ; caractérisation de l’environnement et mise en place de stratégies d’après les modèles appris (un robot doit être programmé pour exé-cuter une série de tâches et faire face aux inconnues) ; prédictions par rapport aux mesures effectuées jusque-là.

Cependant, les récents accidents nous montrent que l’emploi des systèmes « intelligents » ne doit pas diminuer les compétences humaines. En effet, l’expé-rience humaine a permis de créer des modèles et des usages implantés dans les mémoires électroniques. Tout faire faire aux machines présente le risque de ne plus conserver ni transmettre aux jeunes le savoir-faire utile. D’autant plus que ce savoir-faire permet souvent des découvertes : dans une situation risquée ou inextri-cable, l’homme sait faire preuve d’astuce. Bartolomeu Diaz recherchait le passage au sud de l’Afrique. Une IA lui aurait sans doute calculé les caractéristiques d’une machine capable d’avancer face aux vents et aux courants le long des côtes afri-caines, mais il imagina une boucle de courants symétrique, au sud, à celle de l’Atlantique Nord et il tenta sa chance (13).

L’expérience s’acquiert avec le temps et par de multiples opérations. Les erreurs en font partie, ainsi que les conditions d’exécution qui sont parfois difficiles.

(8) Échouement de l’USS Antietam (www.navytimes.com/).(9) Collision de l’USS Lake Champlain (www.navytimes.com/).(10) Collision de l’USS Fitzgerald (www.navytimes.com/).(11) Collision de l’USS Mc Cain (www.navytimes.com/).(12) Conclusions du rapport d’enquête de l’US Navy que l’on peut retrouver sur le portail des sous-marins, de Gilles Corlobe (www.navytimes.com/).(13) Jean Favier : Les Grandes découvertes - D’Alexandre à Magellan ; Fayard, 1991.

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Aussi, devons-nous réfléchir à un compromis permettant de soulager les humains de nombreuses tâches inintéressantes, répétitives et dangereuses, sans pour autant leur interdire l’acquisition d’une expérience précieuse qui passe parfois par la péni-bilité. Là encore, un système « intelligent » accompagnant les opérateurs les rattra-perait, mais sans se substituer à eux. Et un senior expérimenté contrôlerait l’action en cours, encourageant l’opérateur ou rattrapant sa défaillance. Pendant ce temps, le système « intelligent » engrangerait du savoir-faire en matière d’instruction, de modes opératoires au bénéfice de futurs opérateurs. Reste à programmer les situa-tions d’urgence : est-ce à l’homme d’agir ou à la machine, en fonction de ses réac-tions planifiées ? Et comment permettre à l’homme de continuer à exercer son pouvoir de décision dans le cas d’actions « irréversibles » ?

Le droit de tuer

Mme Parly s’oppose clairement à confier à une machine le droit de tuer. Cependant, les exemples sont nombreux de situations qui dérivent lentement jusqu’à ce que l’inacceptable soit finalement accepté. Quelle différence y a-t-il entre un obus, un missile balistique, lancés sur un objectif censé contenir des combattants, et un drone autonome dont la mission est de signaler un objectif de façon que l’opérateur distant puisse donner l’ordre de feu ? Une mine n’est-elle pas capable de tuer n’importe qui ? S’il s’agit de marquer d’une action humaine spéci-fique la décision de tuer, les dispositifs à mettre en place sont simples en regard de la complexité des systèmes d’IA.

En revanche, s’il s’agit d’être certains que l’arme ne tue que la personne désignée, nous ne sommes pas prêts d’y arriver. En effet, d’une part la reconnais-sance faciale ne fonctionne pas à coup sûr et déjà des recherches sont en cours pour la tromper, d’autre part l’industrialisation de la guerre conduit à détruire des popu-lations sans défense. Par conséquent, il paraît raisonnable de nous en tenir à une maîtrise des armes « intelligentes », leur interdisant de tuer autrement que par une ultime action humaine de type « validation ». Et là se pose la question du contrôle de l’opérateur : évitons que des armes autonomes contrôlées à distance ne devien-nent un simple « Wargame » où l’opérateur, devant sa console, se donne le droit à l’erreur comme dans un jeu vidéo !

Au bilan, il est raisonnable de respecter les principes suivants : une arme « intelligente » ne doit pas causer la mort sans une action humaine de « validation » ultime ; l’opérateur « validant » l’autorisation de feu doit lui-même être contrôlé par une autorité, il prend la responsabilité du déclenchement technique de l’action, l’autorité, la responsabilité personnelle de donner la mort, par délégation de l’État Français ; le système d’armes « intelligent » doit enregistrer tous les éléments de la séquence précédant le feu à des fins d’enquête si nécessaire.

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Conclusions

Intégrer l’IA dans les systèmes d’armes présentant d’extraordinaires avan-tages, il convient cependant de prendre en considération les points suivants :

• S’agissant de l’aide à la décision, nous devons apprendre la logique de prise de décision et les limites d’emploi des systèmes pour conserver notre regard critique et éviter de perdre la réflexion et l’expérience, le sens de la stratégie d’ensemble, ce qui risquerait de nous conduire à des actes irréparables (USS Vincennes). Et l’orga-nisation humaine doit assurer un contrôle total des actions du système de combat.

• S’agissant des robots, afin d’éviter de réduire les conditions physiques nécessaires à l’homme pour imposer sa volonté à un adversaire, de perdre du savoir-faire, d’être désemparés en cas d’indisponibilité des machines, nous devons entretenir le goût de l’effort, de l’apprentissage, de la capacité à s’adapter et donc, de travail en équipe qui font la richesse des militaires. Là encore, nous devons réflé-chir à l’organisation humaine permettant un contrôle rigoureux des robots offen-sifs en soutien.

• S’agissant du renseignement, le risque d’être le jouet de l’adversaire est trop important pour ne pas cultiver l’esprit critique et la recherche de l’anomalie à laquelle on donne du sens. Les systèmes d’IA nous rendront compte parfois de situations anormales. En fait, il nous faut plutôt les orienter afin qu’ils nous aident à confirmer nos intuitions en y apportant des preuves. Les systèmes « intelligents » sont déjà capables d’alerter en cas de cyberattaques, et de mettre en œuvre des parades, ainsi que le font les banques. Là encore, le système doit rendre compte à des humains qui peuvent deviner des intentions ou de nouvelles formes d’agression.

• Une machine intelligente capable d’effectuer une batterie de tests en un éclair de temps faciliterait grandement la maintenance de systèmes complexes. Cependant, prémunissons-nous de la perte d’expérience, de savoir-faire, d’intui-tion. Aussi, toute occasion doit être mise à profit pour laisser les opérateurs cher-cher, pourvu que l’on puisse leur laisser du temps sans compromettre le succès de l’action en cours. L’équilibre doit être trouvé entre utilisation régulière de l’IA afin d’en maîtriser l’emploi, et maintenance/reconfiguration « artisanale » pour entre-tenir du savoir-faire.

• Comment assigner une place aux outils collaboratifs dans le cadre de l’action ? Un combattant doit s’aider de ces outils sans en devenir dépendant (brouillage, désorganisation par l’adversaire). Il doit conserver son esprit d’initiative si précieux et donc sa confiance en lui ; il doit savoir prendre une décision à partir des éléments disponibles sans attendre du système toutes les informations néces-saires et c’est toujours un risque. Mais le risque est encore plus grand de ne pas décider parce qu’on attend des informations qui viendront trop tard !

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Certains rêvent d’une IA capable de préserver son camp de tout risque. C’est malheureusement une utopie, la machine ne réfléchissant pas et pouvant même se retourner contre son utilisateur si l’adversaire en a trouvé la faille. Continuons donc de la considérer comme un outil, certes très performant, mais qui doit être maîtrisé. L’homme possède seul une capacité de vue d’ensemble, de choix appropriés même s’ils présentent des risques, et il sait donner du sens à l’action. Profitons donc du temps dégagé par la machine apte à faire des travaux répétitifs et inintéressants pour former et organiser les humains chargés de leur mise en œuvre. La collaboration homme-machine sera alors des plus profitables. w

Courriel de l’auteur : [email protected]

Mots-clés : IA, algorithmes, robot, décision.

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Plaidoyer pour une culture stratégique européenne

Chef de bataillon, membre du Comité Europe de la 27e promotion de l’École de Guerre.

Jean-Baptiste Blandenet

Les forces armées françaises sont aujourd’hui régulièrement engagées en coopé-ration avec d’autres forces armées européennes. À Barkhane, nous travaillons main dans la main avec des Britanniques, des Danois et des Estoniens. Nous

participons, dans le cadre de la Baltic Air Policing, à la sûreté aérienne des pays baltes. Nous croisons régulièrement avec des navires italiens, grecs, espagnols dans des opé-rations comme Atalanta au large de la corne de l’Afrique. La coopération européenne est devenue une habitude pour les unités françaises, mais elle est aussi, dès lors qu’on se place au niveau stratégique, une nécessité. Comme le constatait en 2017 la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, le contexte sécuritaire se dégrade de jour en jour au sud du continent. À l’est, la Russie a retrouvé des ambitions impériales. Le monde entier se réarme et l’équilibre mondial est de plus en plus organisé sur une logique de compétition et de confrontation. Un conflit majeur, entre grandes puis-sances, n’est plus une hypothèse à exclure.

Pour autant, l’Europe n’est toujours pas « géopolitique » (1), et semble impuissante devant ce « retour de l’Histoire » (2), car les outils militaires des nations européennes sont fragmentés et tiraillés entre des courants stratégiques et culturels différents. Dans ces conditions, comment l’Europe pourrait-elle se hisser à la hau-teur des grands enjeux militaires du XXIe siècle ?

Au sein du comité Europe de la 27e promotion de l’École de Guerre, plu-sieurs officiers ont réfléchi à cette problématique en l’abordant sous un angle mili-taire. Il ressort de notre réflexion que les armées européennes relèveront les grands défis de demain, non pas par une approche technocratique qui imposerait des transformations structurelles du haut vers le bas, mais surtout en créant une culture stratégique commune, c’est-à-dire une solidarité permanente de pensée et d’actes.

Les paradoxes de la puissance militaire

La marche de l’Europe vers la paix

L’Union européenne n’est pas un projet militaire. La construction euro-péenne s’est réalisée en réaction à la Seconde Guerre mondiale, avec un objectif de

(1) Jean-Yves Le Drian : « L’Europe doit devenir géopolitique », Le Monde, 20 avril 2020.(2) Bruno Tertrais : « Nous assistons au retour de l’histoire », Le Figaro, 19 mai 2017.

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paix et une culture ouvertement pacifiste. Sa concrétisation, associée à plusieurs décennies de paix sur le continent, a même réussi à faire sortir la violence de la matrice de pensée européenne. Des hécatombes de Verdun, en 1916, jusqu’au Prix Nobel de la paix décerné à l’Union européenne, en 2012, l’Europe est passée en cent ans d’une mécanique absolue de confrontation au bannissement presque complet de toute culture guerrière.

Cette évolution du comportement des Européens, remarquable du point de vue de l’Histoire, n’a pu se faire que parce que la défense du continent était en fait assurée par d’autres. Dans un contexte de guerre froide et d’équilibre nucléaire, la défense de l’Europe occidentale relevait de l’Otan, tandis que celle de l’Europe orientale s’articulait autour du pacte de Varsovie et du parrainage soviétique. Dans la décennie qui suivit la chute de l’URSS, l’ensemble du continent entra sous le parapluie militaire américain, ce qui offrit aux Européens le luxe de bénéficier de la protection de la superpuissance des États-Unis, tout en réduisant drastiquement leurs budgets de défense. Au tournant du XXIe siècle, le continent européen se trouvait donc à l’équilibre entre deux architectures : une architecture politique des-sinée par l’Union européenne, et une architecture de sécurité qui reposait sur l’Otan.

La remise en cause des équilibres

Aujourd’hui, cet équilibre est profondément remis en cause et l’Europe sort peu à peu du confort stratégique dans lequel elle s’était installée. Les États-Unis ont entamé un pivot vers l’Asie et se désintéressent de plus en plus du conti-nent européen, qui n’est plus le cœur économique et politique de la planète. Mais dans le même temps, ils perçoivent toujours les nations européennes comme des alliés de premier ordre, et le continent comme un marché majeur pour les opéra-tions d’armement de leur industrie de défense, sur des segments de très haute tech-nologie. Ainsi, les Américains continuent à investir massivement dans la sécurité européenne, notamment à l’est, et l’armée américaine veille à assurer une présence importante sur le continent. Pour autant, l’assurance-vie américaine n’est plus une évidence. Quant à la dépendance européenne aux produits industriels d’outre-Atlantique, elle pose la question d’une souveraineté stratégique européenne et suscite des dissensions et incompréhensions entre Européens.

Parallèlement à ce désengagement américain, la situation géopolitique mondiale se dégrade brutalement, notamment dans le voisinage du continent. Au sud, la bande sahélo-saharienne, la Libye, la Syrie sont en plein chaos, et des mil-liers de réfugiés cherchent à passer de l’autre côté de la Méditerranée. À l’est, la Russie renoue avec une rhétorique de puissance, et entretient une menace latente sur les frontières orientales de l’UE, tout en conduisant d’intenses campagnes de désinformation et de propagande sur les médias et réseaux sociaux européens. Enfin, le multilatéralisme, qui constituait la clé de voûte de la sécurité du continent

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et l’instrument essentiel du soft power européen, tend à s’effacer devant des rap-ports géopolitiques beaucoup plus fondés sur la compétition, voire la confronta-tion, entre grandes puissances.

Les fractures européennes

Tous ces éléments plongent les nations européennes dans un profond trouble. Les pessimistes estiment que conjugués aux problématiques économiques, au Brexit et à la montée des nationalismes, la force de ces événements accélérera la sortie de l’Europe de l’Histoire (3), voire l’implosion de l’UE. Les plus optimistes considèrent, eux, que ces problématiques grandissantes de sécurité permettront de transformer le continent européen, quel qu’en soit son contour politique, en une puissance militaire.

Mais cette transformation est perturbée par les profondes lignes de frac-tures qui traversent le continent. Toutes les nations d’Europe n’appartiennent pas à l’Union européenne et il existe de grandes disparités entre elles, sur le plan diplo-matique comme sur le plan militaire. La France ou le Royaume-Uni sont des puis-sances nucléaires, et entretiennent des armées professionnelles parmi les mieux équipées au monde. D’autres, à l’opposé, continuent de conserver de petites armées avec des équipements vieillissants issus du pacte de Varsovie. L’armée grecque (comme l’armée suisse) est une armée de conscription. Ces disparités sont également industrielles. Certains pays, comme la France, l’Allemagne ou l’Italie, entretiennent d’importantes bases industrielles de défense, tandis que d’autres choisissent d’acheter des productions étrangères, notamment américaines. En outre, le bilan mitigé de la coopération européenne en matière d’armement, mar-quée par les retards et les difficultés de grands programmes comme l’A400M, complexifie encore davantage l’hétérogénéité européenne en la matière (4).

À toutes ces disparités viennent également s’ajouter les différences de per-ception de la notion de puissance militaire. Elles sont le résultat de l’Histoire ou du positionnement géographique. Les nations les plus à l’est du continent se pré-occupent de la sécurité de leurs frontières avec leur voisin Russe. Elles préféreront acheter à prix d’or la protection américaine, fût-elle incertaine, plutôt que de s’en remettre aux autres nations européennes, qui n’ont pas les moyens militaires de les défendre. D’autres pays européens ont enduré des dictatures militaires durant le XXe siècle, et l’héritage de ce passé les conduit aujourd’hui vers un emploi très encadré des forces armées. C’est le cas de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, mais aussi de la Grèce ou du Portugal. Pour ces pays, la participation à une opéra-tion militaire ne pourra se faire qu’avec un contrôle démocratique ou parlementaire très étroit. Enfin, plus à l’ouest, les anciennes puissances coloniales comme la

(3) Jean-Pierre Chevènement : 1914-2014, l’Europe sortie de l’Histoire ? ; Fayard, 2013.(4) Rapport public thématique de la Cour des comptes : « La coopération européenne en matière d’armement, un renfor-cement nécessaire soumis à des conditions exigeantes », avril 2018.

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France, la Belgique ou le Royaume-Uni gardent une culture plus interventionniste, et sont, du fait de leur responsabilité historique, de leurs intérêts économiques et de l’influence des importantes diasporas, davantage tournés vers l’Afrique ou vers le reste du monde.

Bâtir une culture stratégique commune

Les limites de l’approche top-down

Comment pourrait-on dès lors dépasser ces grandes lignes de fracture qui traversent le continent et élever l’Europe au rang de puissance militaire ?

L’Europe de la défense s’est voulue en partie comme une réponse à cette question. Seulement, tout au long de son histoire, depuis l’échec de la Communauté européenne de défense (1954) jusqu’à la Coopération structurée permanente (2017), elle s’est toujours construite en suivant un mouvement du haut vers le bas, en imitant ce qui se faisait dans les autres pans de la construction européenne : à un consensus politique succède un conseil européen ou un nouveau traité, qui crée ou adapte des structures qui vont devoir prouver leur utilité en opé-ration. Or, ce processus a bien entendu des limites, car la légitimité du renouveau relève d’un délicat équilibre politique, qui fluctue constamment au gré des élec-tions dans chaque pays. Ensuite, parce que les nations elles-mêmes sont partagées sur le but de cette Europe de la défense. Pour certains, elle doit être complémen-taire des missions de l’Otan, et elle doit venir lui apporter une expertise globale dans la gestion de crise et un appui dans les missions de basse intensité ; pour d’autres, elle doit constituer une autre solution à l’Otan, un outil militaire que l’on pourrait mobiliser hors du continent ou quand l’allié américain fait défaut. Aussi, l’Europe de la défense renvoie bien souvent une image brouillonne, car les struc-tures mises en place sont le fruit de consensus qui ont été obtenus sans une vision claire et partagée des effets stratégiques à réaliser, ou, pour le dire en terme militaire, sans une vision claire de l’état final recherché.

Si l’on descend au niveau tactique, les choses sont à la fois plus simples et plus compliquées. Elles sont plus simples, car les unités françaises travaillent régu-lièrement avec leurs alter ego européens, et le lien qui s’établit entre ces soldats n’a finalement rien à voir avec leur cadre d’emploi, qu’il soit celui de l’Otan, de l’UE ou d’une opération ad hoc. Mais sur le terrain, les choses sont aussi beaucoup plus compliquées, car c’est là où la puissance militaire s’exerce. On aura beau décider de la réorganisation de telle structure bruxelloise, les effets militaires resteront in fine produits sur terre, dans les airs et sur les mers, ou aujourd’hui dans l’espace extra-atmosphérique et dans l’espace cybernétique. Or, on a bien souvent la tenta-tion, en Europe, d’afficher l’étendard européen pour qu’il soit visible médiatique-ment, mais sans donner aux militaires les moyens suffisants, en termes de généra-tion de forces ou de cadre juridique, pour pouvoir produire de véritables effets sur

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le terrain, des effets qui seraient capables de véritablement changer la donne. De même, par facilité et simplicité, les nations européennes engageront sans difficulté des officiers d’état-major en opération, afin de montrer leur bonne volonté poli-tique, mais se montreront bien souvent réticentes à envoyer des troupes ou des vec-teurs conséquents. Et on citera en exemple l’opération Sophia, qui disposait jusqu’à sa clôture en début d’année 2020 d’un mandat et d’un imposant état-major opé-ratif, mais qui n’a eu, pendant plus d’un an, aucun navire à commander. À vouloir trop faire européen pour le symbole et pas assez pour le concret, on rejoint bien souvent, dans le domaine de la défense, ce que disait le général de Gaulle : « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe ! l’Europe ! l’Europe ! Mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. »

Des structures à la culture

En fait, vouloir bâtir l’Europe de la défense uniquement en cherchant à s’accorder sur de maigres avancées procède d’un raisonnement incomplet. Les réponses à la question de la puissance militaire ne pourront pas être des réponses structurelles qui viendraient instantanément s’imposer depuis le plus haut niveau politique. Cela n’arrivera probablement pas, et quand bien même on trouverait des consensus politiques, cela ne suffira pas. En effet, la construction d’une Europe de la défense doit suivre également un mouvement de bas en haut, et doit donc venir, entre autres acteurs, du militaire. Elle doit être une nécessité et une volonté qui remonte du terrain. Et dans ce domaine, le militaire a la responsabilité de proposer à l’échelon politique des effets à obtenir, puis de décliner ensuite ces effets en capa-cités. Cela implique, pour l’officier européen, d’adopter dès les premiers stades de son raisonnement tactique, opératif ou stratégique, une perspective européenne plutôt qu’une perspective nationale. Cela signifie, pour les officiers européens comme pour l’ensemble des acteurs du monde de la défense, d’avoir l’humilité et le recul nécessaire pour voir les choses en grand, et ainsi placer leur action à l’échelle du continent.

Cela nous amène directement à la question d’une culture stratégique commune. Changer aussi radicalement une posture d’esprit qui est propre à chaque pays impose de disposer au préalable d’un socle de références qui soit par-tagé. Or, une culture stratégique commune ne se décrète pas, mais elle se développe. Sa maturation est un processus de long terme, qui se réalise par une multitude d’avancées qui sont prises au quotidien dans les écoles, les états-majors ou dans les opérations, sans logique préétablie. Elle ne permettra pas de répondre directement aux grands paradoxes qui traversent l’Europe de la défense, mais elle créera les conditions qui permettront, un jour, à ces réponses d’émerger. Cela devra se tra-duire par le dépassement de la simple coopération amicale qui est de rigueur aujourd’hui, pour arriver à une solidarité mutuelle entre les militaires et les acteurs de défense européens. Et c’est cette solidarité, ce socle commun, qui nous permettra de proposer au niveau politique des solutions et des idées à l’échelle européenne,

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ou de pouvoir réagir automatiquement, en cas de crise, dans un cadre de pensée européen. Cette démarche, de long terme, ne s’oppose évidemment pas aux étapes de construction politique qui sont bien entendu essentielles. Mais elle les complète et leur donne un peu plus de sens. Surtout, cette démarche ne repose pas sur des grandes manœuvres, mais sur des actions du quotidien qui sont presque du ressort de l’individu ou du groupe d’individus. C’est pourquoi, plutôt que de désespérer de l’Europe – comme on le fait souvent dans les états-majors – il est de la respon-sabilité de chacun d’entre nous de se poser la question de « comment pourrais-je, moi aussi, contribuer à bâtir une culture stratégique européenne ? ».

Le comité Europe de la 27e promotion de l’École de Guerre s’est attelé à cet exercice. Au cours de son année d’étude, il a essayé de renforcer le partenariat qui lie les différentes écoles de guerre et cours d’état-major ; il a commencé avec son homologue allemand un échange autour de la notion d’autonomie straté-gique ; il a posé les fondements de la réflexion sur une culture stratégique euro-péenne, réflexion dont le présent papier est le fruit. Ces initiatives, très simples, ne sont qu’une facette du gigantesque travail qui est accompli par les esprits volon-taires et bâtisseurs dans les instituts et les groupes de réflexion, comme l’Institut des hautes études de défense nationale, dans les médias et groupes privés, et bien sûr au sein de l’Otan ou de l’UE – et, c’est ce travail qui permettra de bâtir une culture stratégique commune.

Pour autant, les défis à venir exigent d’aller peut-être encore plus loin et plus vite. Demain, il sera peut-être possible de construire une école de guerre euro-péenne, de mutualiser des pans complets de formation, de multiplier les forums formels et informels, d’ouvrir largement les ressources humaines de nos états-majors et de nos unités à des cadres d’autres pays européens, etc. De nombreuses pistes sont possibles, et aucune idée ne doit être laissée de côté. Pour bâtir une culture stratégique européenne, il faudra innover et surtout, oser. w

Courriel de l’auteur : [email protected]

Mots-clés : Europe de la défense, culture stratégique, autonomie, puissance militaire.

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Penser la mobilisation Chef d’escadron. Stagiaire de la 131e promotion du Cours supérieur interarmes et de la 26e promotion de l’École de Guerre. Auteur de Conquête du pouvoir (L’Harmattan, 2017), Dans l’impasse du conflit centrafricain (L’Harmattan, 2018) et de L’Aube du renouveau (Dacres, à paraître).

Sébastien Noël

En 1914, le plan XVII prévoit l’augmentation massive des effectifs et la concentration des troupes via l’acheminement par chemin de fer. Chaque homme possède une feuille de route lui indiquant sa date d’appel et le trajet

pour rejoindre le dépôt où il sera habillé, équipé et armé. Tout est organisé. En 1939, cinq millions d’hommes sont mobilisés. Mais l’impréparation est totale. Un an plus tard, c’est la débâcle.

En 2020, l’Armée de terre est engagée dans sa remontée en puissance opé-rationnelle en se préparant au combat de haute intensité, rendu probable par la mutation des conflits et l’incertitude des évolutions du contexte mondial. Être prêt implique la capacité d’action et d’anticipation. Compte tenu des formats des armées modernes, un conflit majeur entre des puissances étatiques, dans un contexte de guerre totale dont la probabilité est faible, mais pas nulle, nécessiterait probablement de mobiliser.

C’est pourquoi il est légitime de s’interroger sur ce processus, qui consiste à prendre les dispositions pour assurer la sécurité du territoire et de la population. Juridiquement, selon l’ordonnance du 7 janvier 1959, l’État peut décréter en conseil des ministres la mobilisation générale en cas de conflit majeur ou de menace portant sur une partie du territoire ou une fraction de la population. Militairement, cela consisterait à rassembler les troupes et le matériel afin de répondre à la crise. Plus généralement, cela reviendrait à unir les forces vives du pays dans tous les champs d’activités concourant à la défense nationale.

Naturellement, ce besoin s’inscrirait dans l’évolution d’un contexte inter-national qui se dégraderait. Progressivement, on réinstaurerait le service national, on organiserait des grandes manœuvres pour s’entraîner, on sensibiliserait l’opi-nion publique. La guerre se prépare à la condition que le politique, aidé par le mili-taire, sente le vent tourner. Néanmoins, le cas du déclenchement soudain des hos-tilités est envisageable. Les frictions sino-américaines le démontrent chaque jour. Par ailleurs, preuve est faite que certaines « attaques » ne préviennent pas.

Avec l’émergence d’un monde kantien basé sur le profit des dividendes de la paix, que le terrorisme islamiste balaiera du fil de sa lame, les évolutions socié-tales et économiques survenues au cours des dernières décennies compliqueraient

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le processus de mobilisation générale, voire le rendraient impossible sans changer préalablement de cap. Il faut savoir se projeter et envisager toutes les hypothèses pour organiser la résilience de la nation en toutes circonstances, y compris dans l’urgence.

Nous verrons tout d’abord que les mentalités ont changé et que l’esprit qui anime ce vieux pays suscite des inquiétudes. En outre, mobiliser les capacités pour mettre en route une véritable machine de guerre industrielle semble irréalisable de nos jours. Enfin, mobiliser massivement les hommes et les femmes poserait des dif-ficultés logistiques et administratives, d’autant plus que la structure organique des armées ne prévoit pas ce scénario d’intégration.

Sur la capacité à mobiliser les cœurs et les esprits, de nombreuses interrogations

Face à la difficulté, les initiatives individuelles ou collectives, avec le réseau associatif, ne manquent pas. Mobiliser les énergies n’est pas un obstacle, même si elles sont très localisées et désynchronisées. De plus, si elle est encline à la contes-tation facile et influencée par les réseaux sociaux, la jeunesse fait montre d’initiative dès lors que l’action collective a pour elle un sens. Néanmoins, alors que le roman national est critiqué, mobiliser les cœurs et les esprits à l’échelle du pays semble compliqué.

À première vue, la primauté de l’intérêt individuel du citoyen sur celui du collectif s’accompagne d’une tendance à ne considérer que ses seuls droits. La mon-tée de l’individualisme est le phénomène social qui marque ce début de XXIe siècle. Par définition, il menace la solidarité du groupe et entraîne un déclin du partage des normes communes, les valeurs, qui forment le socle d’une société. L’individu s’intéresse davantage à ses droits qu’à ses devoirs, dont la notion semble avoir déserté la place publique. Ces derniers, dont celui de participer à la défense natio-nale, sont les parents pauvres de la citoyenneté, car rarement flattés. On reçoit bien plus volontiers ses allocations qu’on ne paye ses impôts… Plus généralement, l’indi-vidu accepte les décisions du politique tant que ses intérêts ne sont pas menacés. Dans le cas contraire, il cherchera à le sanctionner, exprimant son mécontente-ment dans les urnes ou dans la rue.

Par ailleurs, mobiliser l’opinion publique passe par une solide réaffirmation de la notion de patriotisme. Devenu un sentiment volatile, au gré des vicissitudes qui portent atteinte à la société, le patriotisme est trop vite rattaché au nationalisme et à la xénophobie. Il est injustement mis au ban des sentiments à exprimer sans réserve dans le débat public, alors qu’il devrait pourtant plus que jamais, en tant que lien entre les générations, être un atout et une force. Les sursauts patriotiques répondent souvent à une actualité du drame et de l’émotion, s’inscrivant dans le rythme des sociétés occidentales, celui de l’instantanéité et de l’immédiateté.

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Éphémère, la solidarité affichée n’est qu’une empathie de circonstance. Les moments de crise sont toujours synonymes de repli patriotique. Mais le patriotisme mérite une impulsion qui ne soit pas uniquement conjoncturelle.

Surtout, la cohésion sociale et l’unité nationale, socle d’une mobilisation réussie, semblent fragiles. La société est divisée par des clivages de toute nature, religieuse, politique, sociale, géographique. Dans son ouvrage L’Archipel français (1), le politologue Jérôme Fourquet souligne cette fragmentation. Au-delà des intérêts individuels sus-évoqués se pose la question sous-jacente de la défense des intérêts des communautés, qui nuit évidemment à l’unification. Au niveau politique, les lignes de partage ne permettraient plus l’Union sacrée de la Grande Guerre. Les leçons du passé ne sont pas toujours retenues. Les élites en désaccord ne seraient pas en posture de créer les conditions de cette unité. La cohésion nationale repo-serait avant tout sur la confiance du peuple envers ses dirigeants. Or, celle-ci est aujourd’hui détériorée. Selon le baromètre de la confiance politique publié en mars 2020 par le Centre de recherches politiques de Sciences Po, 70 % des per-sonnes interrogées déclarent ne pas faire confiance au gouvernement. Aux diri-geants donc d’être convaincants !

Sur la capacité à mobiliser l’industrie et l’économie, de fragiles équilibres

La politique industrielle fait l’objet d’un débat permanent chez les écono-mistes et les politiques. L’équation étant complexe, les propos qui suivent ont vocation à s’interroger sur cette question vitale qu’est la souveraineté industrielle. La crise sani-taire a confirmé le poids de l’économie et de l’industrie dans la résolution d’un conflit.

Tout d’abord, basculer sans trop de délais vers une logistique de crise ou de guerre reposerait essentiellement sur le difficile équilibre entre la création de stocks et leur renouvellement via l’existence d’une dynamique de production active. Préserver la capacité de production de ce qui est jugé essentiel, et les compétences associées, est primordial. Après la fermeture en 2001 de la manufacture d’armes de Saint-Étienne qui fabriquait les fusils d’assaut FAMAS, il n’existe plus en France d’entreprises produisant ce type d’armement. Or, la guerre se prépare dès le temps de paix en disposant de capacités permanentes solides. La mobilisation de l’indus-trie repose sur l’anticipation. Disposer d’un stock tampon de masques suffisant aurait permis d’équiper les ayants droit prioritaires, tout en mobilisant l’industrie du textile pour en fabriquer dans l’urgence et répondre dans les temps aux besoins des Français. C’est le rôle d’un stock stratégique. Outre les dysfonctionnements liés à une trop grande concentration des pouvoirs et une multiplication des strates admi-nistratives, laissant peu de marges d’initiative aux échelons locaux qui assument pourtant la responsabilité pénale, le volontarisme des PME françaises n’aura pas suffi à honorer les demandes.

(1) Jérôme Fourquet : L’Archipel français, naissance d’une nation multiple et divisée ; Éditions du seuil, 2019.

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Ensuite, le dirigisme, qui caractérise l’économie de guerre, s’obtient par un niveau seuil de nationalisation des industries des secteurs stratégiques. En cas de privatisation, l’État peut garder le contrôle partiel ou total d’une entreprise qu’il juge indispensable en restant actionnaire. La planification économique lui permet de définir une stratégie de développement ou de réorientation de la production de ses moyens. Il dicte ses priorités et procède aux arbitrages. Le conflit engagé, la coordination des efforts de guerre se fait au nom de l’intérêt national. En 1914, la production des usines Renault est rapidement orientée vers les besoins de l’armée. Résultat d’une politique de transformation des industries classiques en industries d’armement, le constructeur qui ne fabriquait aucun obus la première année de la guerre, en produit plusieurs millions en 1918. La capacité de production à cadence soutenue est un facteur de victoire. En réalité, la situation est plus complexe. Si nationaliser préserve les capacités vitales, privatiser permet en revanche aux entre-prises d’être compétitives dans un marché ultra-concurrentiel. Vieux serpent de mer, il faut trouver l’équilibre entre le contrôle d’une partie de la production et la compétitivité des industries. Dans un monde interconnecté, les industriels ont des intérêts financiers qui assurent leur rentabilité, les renforcent face à la concurrence et conditionnent leur survie. Les capacités d’innovation, de production et de dis-tribution, associées à la gestion des stocks, sont le reflet de la puissance d’un État.

Enfin, à contre-courant de ce qui s’est construit ces dernières années, l’anti-nomie entre souverainisme et libéralisme est un sujet essentiel qui pose les bases de la politique générale de la France. Derrière cet enjeu se trouve la question de son autonomie stratégique et de sa dépendance vis-à-vis d’autres pays. La Chine détient le monopole des minerais rares nécessaires à de nombreuses applications et la fabrication de produits à haute valeur ajoutée. La relocalisation des entreprises dites stratégiques est une vraie question. Selon le président de la République « pro-duire plus sur le sol national pour réduire notre dépendance » (2) est un enjeu stra-tégique qui plaide pour le rapatriement des usines en France. La crise sanitaire a certes confiné les populations, mais aussi recroquevillé les États sur eux-mêmes, par l’abandon probable de pratiques ultralibérales. En matière de défense se pose l’équilibre entre l’autonomie stratégique de la France et les efforts consentis au niveau européen. Car si l’option européenne semble intéressante, elle n’en demeure pas moins que partielle. Au même titre que la dissuasion ne se partage pas, la sou-veraineté passe par un modèle d’armée complet qui exige une autonomie nationale, permise par une base industrielle et technologique de défense solide.

Sur la capacité à mobiliser la masse, de fortes limites

Le document de prospective, Action terrestre future, définit la masse « comme la capacité à générer et entretenir les volumes de forces suffisants pour produire les effets de décision stratégique dans la durée ». Ce facteur de supériorité

(2) Déclaration du président de la République prononcée le 31 mars 2020.

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opérationnelle est central pour faire face aux défis futurs : expansion démogra-phique du Moyen-Orient et de l’Afrique, multiplication des mégacités et nécessité de forces robustes face aux menaces de la puissance. Au-delà des interventions exté-rieures, un conflit en France n’est pas à exclure, d’où la nécessité de pouvoir dis-poser de cette masse sur le territoire national. La développer par « de nouveaux mécanismes de montée en puissance » est un enjeu qui se heurte cependant à des difficultés capacitaires, structurelles et organiques.

Certes, les armées disposent des savoir-faire. Depuis 2016, dans le cadre de l’exercice Vortex, l’Armée de terre teste en grandeur nature la mobilisation de sa réserve opérationnelle de deuxième niveau (RO2), composée d’anciens militaires qui restent soumis à l’obligation de disponibilité dans la limite de cinq ans après la fin du service actif. Pour la première édition, 3 800 anciens militaires ont été iden-tifiés puis convoqués dans le dernier régiment où ils ont servi ; 1 500 ont répondu présent. Néanmoins, l’exercice n’est conduit annuellement qu’à une échelle locale et surtout, avec beaucoup de préparation et d’anticipation, tant dans la convoca-tion du personnel que dans la mobilisation des directions et soutiens interarmées. Le principe du juste besoin qui régit aujourd’hui le soutien serait probablement inadapté en cas de mobilisation, qui exigerait plus de réactivité. Au-delà de la réserve des premier et deuxième cercles, il y aurait sans doute besoin d’élargir le vivier. Or, appeler sous les drapeaux des jeunes n’ayant aucune connaissance de la chose mili-taire soulève légitimement des questions liées à leur formation et leur entraîne-ment. Cette problématique, couplée à celle du patriotisme et renforcée par la suspen-sion du service national depuis 1996, mériterait d’être intégrée.

De plus, les armées ne disposent plus des moyens matériels suffisants. Elles ne sont plus taillées au juste besoin, mais au juste possible. Au cours des dernières décennies, les lois de programmation militaires successives ont asséché la ressource qui aurait permis d’absorber une mobilisation massive. Accueillir des volumes importants de personnel aurait des conséquences en matière d’équipements et d’infrastructures. Or, de nombreuses casernes ont disparu, le nombre de garnisons est compté et certaines régions sont des déserts militaires. Les possibilités d’accueil, d’encadrement, d’habillement, d’hébergement et de soutien ont nettement dimi-nué. S’y ajoutent les contraintes capacitaires et la disponibilité des matériels, qui ne permettraient pas d’équiper les unités créées. Ces lacunes seraient probablement compensées par le fait que la France agirait au sein d’une coalition internationale. Cela implique que nos Alliés se préparent également.

Enfin, l’Armée de terre n’est plus taillée organiquement pour mener et conduire une guerre de masse. Autrefois, les unités de réserve, équipées par les centres mobilisateurs, étaient mises sur pied à partir du rappel de réservistes appar-tenant à une même classe d’âge. Avec la réforme Lagarde de 1977, on adopte le principe de mobilisation par dérivation : une unité d’active est désignée pour être l’organe mobilisateur d’une formation dérivée. La formation d’active est en charge de l’entraînement du personnel de réserve et de l’entretien des matériels de l’unité

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dérivée lui fournissant le noyau de cadres d’actifs nécessaires en cas de mobilisa-tion. Aujourd’hui, le modèle professionnel n’est pas conçu pour intégrer des grandes unités de réserve. Les états-majors ont perdu des savoir-faire, comme celui de planifier la montée en puissance d’une masse importante. En 1914, lors de la mobilisation, l’armée française comptait 46 divisions d’infanterie et 10 divisions de cavalerie, soit un peu plus de 1 100 000 d’hommes. 25 divisions de réserve de 450 000 hommes s’y ajoutaient, ce qui est considérable en comparaison du volume de la force opérationnelle terrestre actuelle.

En conclusion, bien que le contexte actuel ne s’y prête pas encore, ce qui n’empêche pas l’exercice de prospective, il semble que, sans l’avoir préparée, conceptualisée, ni anticipée en amont dès le temps de paix, notamment dans les secteurs stratégiques, une mobilisation générale se heurterait à des obstacles d’ordre social et économique. La résilience de la société se construit à tous les niveaux, sans forcément tout attendre de l’État.

Facteur de supériorité opérationnelle favorisant un rapport de force avan-tageux, la masse nécessite une force terrestre d’active suffisamment conséquente, mais pas seulement. Dans un contexte du retour hypothétique des conflits de haute intensité, mobiliser rapidement une réserve forte et opérationnelle, est une question essentielle. Pour l’Armée de terre, avec la possibilité d’agir sur l’ensemble du spectre d’engagement, cette aptitude à mobiliser une masse performante sur le territoire national compléterait son champ de compétences.

Si mobiliser l’industrie pour entrer en économie de guerre repose sur une volonté politique forte, la discipline collective est aussi une condition du succès. Dans son mémorandum L’Avènement de la force mécanique, de janvier 1940, de Gaulle écrivait : « Jadis, la guerre des nations exigeait la masse au combat. Aujourd’hui, la guerre totale exige la masse au travail. » Tous les secteurs concourent à l’effort national, la mobilisation est globale. Soyons donc prêts collectivement à encaisser le pire. w

Mots-clés : mobilisation, ressources, réserviste, résilience.

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Les écrivains et les journalistes dans le monde de l’espionnage

Essayiste, docteur en lettres et sciences humaines. Michel Klen

L’univers de l’espionnage n’a pas seulement besoin de spécialistes formés pour accomplir des missions clandestines. Pour obtenir des informations, il doit aussi faire appel à des sources diversifiées provenant de différents

milieux dans la société. Parmi ces « correspondants » occasionnels, il y a notam-ment les hommes de lettres qui peuvent mettre leur talent d’observation du compor-tement humain ou d’une communauté au profit des organismes de renseignement. Par ailleurs, les sommités littéraires sont dotées d’un esprit créatif qui peut être utile pour réaliser des opérations délicates dans des activités controversées. Cette plus-value intéresse les services secrets.

Les écrivains espions

De tout temps, la nébuleuse du renseignement a eu recours à des auteurs renommés, experts dans les études de caractère et l’analyse des éléments d’ambiance d’une société. Sur ce sujet, l’Histoire nous rappelle que de grands écrivains ont été des agents de renseignement. Au XVIIIe siècle, Beaumarchais (1732-1799) a été affecté au cabinet noir de la monarchie, le « Secret du roi », l’outil occulte de la diplomatie souterraine du monarque. Dans ce cadre, la première action clandestine de l’auteur du Barbier de Séville fut d’empêcher la diffusion à Londres d’une bro-chure injurieuse sur la comtesse du Barry, maîtresse de Louis XV. Un an après la mort du souverain, le même type de mission sera confié à l’écrivain par Louis XVI pour arrêter la publication d’un autre pamphlet humiliant sur la stérilité du roi. Pour se procurer le brûlot offensant, l’agent secret du monarque poursuivra son rédacteur, un certain Angelucci, en Angleterre, aux Pays-Bas et finalement jusque dans les États allemands où il enlèvera le document insultant à l’encombrant plumi-tif. Le coup de maître de Beaumarchais réside cependant dans l’aide matérielle qu’il a apportée secrètement aux insurgés américains dans leur lutte pour l’indépendance des États-Unis. Par le truchement d’une société portugaise de négoce installée à Paris, il tentera de fournir des armes et des munitions aux indépendantistes en échange de riz et de tabac. Pour faire parvenir les marchandises aux combattants américains, sa société écran crée une flotte privée à partir des ports du Havre et de Nantes. Mais n’étant pas un armateur professionnel, son entreprise s’empêtrera dans des problèmes techniques. Au final, sur vingt-cinq bateaux affrétés pour cette mission clandestine de soutien logistique, un seul parviendra à destination. Quinze ans plus tard, celui que des chroniqueurs ont surnommé « l’aventurier du siècle des Lumières » sera

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REPÈRES

envoyé en Hollande pour se procurer secrètement des armes. L’affaire tournera mal et l’écrivain espion s’exilera à Hambourg.

Pendant la Première Guerre mondiale, le romancier anglais William Somerset Maugham (1874-1965) a agi, sur ordre des services britanniques, au sein de la Croix-Rouge. Il est d’abord envoyé en Suisse en 1915, où il anime un réseau de renseigne-ment orienté vers l’Allemagne. En 1917, à la demande de Londres, il se rend en Russie sous le nom de Somerville pour évaluer la situation révolutionnaire après le renverse-ment du tsar. Ses analyses s’avèrent pertinentes : il annonce avant tout le monde la chute de Kerensky et la montée des bolcheviques. Son ouvrage Mr. Ashenden, or the British Agent (1928) (1) relate son expérience dans les services secrets.

Au XXe siècle, la vie trépidante d’Ernest Hemingway (1899-1961), prix Nobel de littérature en 1954, a été guidée par un principe : se trouver au cœur de l’Histoire en marche pour agir et témoigner. En 1921, journaliste auprès des troupes grecques, il rend compte de la violence des affrontements en Anatolie dans la guerre gréco-turque. Auréolé par les succès de ses premiers romans, l’écrivain américain parcourt ensuite les capitales européennes pour le Toronto Star. Dans ses pérégrinations il interviewe notamment Mussolini. Engagé comme reporter dans la guerre d’Espagne aux côtés des Républicains (1936-1939), Hemingway fournit des informations au service de renseignement de la marine américaine, l’ONI (Office of Naval Intelligence). En particulier, il identifie et désigne les partisans clandestins de Franco qui œuvrent dans Madrid assiégé par quatre colonnes natio-nalistes. C’est à cette occasion qu’on emploie pour la première fois le terme de « cinquième colonne » (celle des infiltrés franquistes dans la capitale espagnole). Après ce conflit douloureux, le romancier agent de renseignement, poursuit ses errances de globe-trotter. Son ami, le colonel des Marines John Thomason, lui demande de ramener le maximum d’informations sur ses voyages. Après une longue tournée dans le Pacifique, Hemingway lui annonce, au début de 1941, l’imminence d’une attaque japonaise contre la flotte américaine (2). Vexé de ne pas être cru, alors que les faits lui donneront raison quelques mois plus tard, le roman-cier populaire, adulé par le succès planétaire de son roman L’adieu aux armes (1929), se retire à Cuba, mais sans toutefois renoncer au renseignement. Missionné par l’ONI, il monte un réseau d’espionnage pour récolter des informa-tions sur l’île. Les services américains fourniront même des moyens technologiques à son bateau de pêche (le Pilar) pour surveiller la zone et traquer les sous-marins allemands. Mais cet épisode, pourtant bien réel, n’aura aucune incidence sur le déroulement de la guerre. Le navire espion aura seulement fait l’objet de nombreux récits, le plus souvent ironiques, dans la littérature mondiale.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain britannique Graham Greene a collaboré avec les services secrets de Sa Majesté. Après une formation initiale au MI6 qui lui sera utile pour écrire son premier roman d’espionnage, L’Agent secret

(1) Michel Klen : Dans les coulisses de l’espionnage ; Nuvis, 2020.(2) Geoffroy d’Aumale : Guide de l’espionnage et du contre-espionnage ; Le Cherche Midi, 1998.

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(1939) où l’action se situe au Royaume-Uni, il est envoyé en Sierra Leone, alors colo-nie britannique, pour y surveiller des individus soupçonnés d’être des espions alle-mands et des agents de la France collaborationniste du régime de Vichy. Cette expé-rience exotique lui servira de source d’inspiration pour rédiger Le Fond du problème (1948) où l’intrigue se déroule dans cette région africaine. Par la suite, la plupart de ses ouvrages mettront en scène des agents secrets : Le Troisième homme (1950), Un Américain bien tranquille (1956), Notre Agent à La Havane (1958)…

À la même époque, le parcours stupéfiant de son compatriote Ian Fleming (1908-1964) mérite une attention particulière. En 1939, ce journaliste aventurier et imaginatif est recruté par le service de renseignement de la marine britannique. C’est dans ce cadre qu’il aide à la création d’unités spéciales pour effectuer des mis-sions de reconnaissance et des coups de main audacieux. Parmi celles-ci, l’Assault Unit 30 qui sera notamment engagée dans le raid infructueux sur Dieppe en août 1942. Un an auparavant, le commander (capitaine de frégate) Fleming avait été l’un des maîtres d’œuvre de l’opération Goldeneye visant à permettre aux Alliés le contrôle du détroit de Gibraltar. Dans cet objectif, il avait mis sur pied un réseau de surveillance dans cette zone stratégique de la péninsule Ibérique et établi un lien de chiffrement sécurisé entre le détroit et Londres. Puis le collaborateur à l’esprit inventif participe au montage d’une station de radio de désinformation à destina-tion des sous-marins allemands. En 1944, il occupe la fonction d’officier de liaison entre les unités de renseignement naval opérant en Inde et en Australie. Le globe-trotter de l’espionnage est rappelé à Londres en 1945 pour diriger une unité spéciale de renseignement de la Royal Navy. Après la guerre, Ian Fleming entame alors une carrière prestigieuse d’écrivain en inventant le personnage légendaire de James Bond qui sera magnifié par Hollywood dans des productions cinématographiques inou-bliables, mais très loin de la réalité des arcanes de l’espionnage. Comme l’a souligné le général Le Nen, ancien chef du service Action de la DGSE (2014-2018), les véri-tables agents secrets « ressemblent beaucoup plus aux héros obscurs de l’armée des ombres de Kessel qu’au plus célèbre des espions imaginés par Ian Fleming » (3).

Les reporters et l’espionnage

Les journalistes qui « travaillent » avec un service de renseignement sont appelés spookies dans le jargon médiatique. Le terme provient du mot spook (espion). Cette problématique a été analysée par Patrick Denaud dans un livre autobiogra-phique : Le Silence vous gardera, témoignage d’un journaliste agent secret (Les Arènes, 2012). Ayant parcouru l’Afghanistan, le Pakistan, le Liban, l’Irak et la Libye, caméra à l’épaule pour TF1 et CBS News, fin connaisseur des réseaux islamistes, le reporter a voulu s’engager par patriotisme : « Je ne me faisais pas l’idée d’être juste un journaliste observateur face aux horreurs du terrorisme dans mon pays. » Ce féru d’aventures est ainsi passé de la fonction de chasseur d’informations à la posture d’agent de renseignement pour des missions occultes au service de l’État. Lorsqu’il

(3) « De la clandestinité » dans Le Casoar, avril 2018.

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REPÈRES

commence sa collaboration avec les services secrets, le nouvel agent suit une forma-tion d’initiation aux principes élémentaires de la clandestinité : comportement à adopter dans la salle de réception d’un hôtel, comment détecter une filature, comment « tamponner » (transformer par une prise de contact une cible en une source d’information fiable), utilisation des BLM (boîtes aux lettres mortes), procé-dure du « désilhouettage » (changer d’apparence en toutes circonstances)… Pendant huit ans (1994-2002), Patrick Denaud sera géré par un officier traitant, « Jacques », puis par « Véronique. » Selon la journaliste Ariane Bonzon, qui a écrit le 30 mai 2013 un article percutant au titre évocateur, « Journalistes bons pour les services », sur le site slate.fr, « l’honorable correspondant « qui détient le record de longévité pour sa « collaboration » avec les services français est Paul Gérard-Dubot, disparu en 1984 à 96 ans. Ce correspondant de presse débuta sa coopération avec le monde du rensei-gnement pendant la Première Guerre mondiale et la poursuivit des décennies durant.

La collaboration étroite entre les médias et les services secrets reste toutefois exceptionnelle. Ce genre de procédé n’entre pas dans le cadre des règles déontolo-giques définies dans le journalisme. En revanche, il est fréquent que des agents clan-destins se fassent passer pour des journalistes. Sur les liens spécifiques entre les médias et l’univers du renseignement, Claude Silberzahn, directeur de la DGSE entre 1989 et 1993, a apporté un éclairage pertinent au spécialiste des questions de défense Jean Guisnel dans un ouvrage de référence (Au cœur du secret ; 1 500 jours aux commandes de la DGSE, Fayard, 1999) : « Ce qui compte, c’est ce qui sera rapporté par d’autres biais que nos canaux habituels et qui présente la situation sous un autre angle. »

Certains grands reporters ont néanmoins avoué avoir accompli des mis-sions pour les services de renseignement. C’est notamment le cas de Roger Auque (1956-2014). Ce journaliste intrépide fut enlevé au Liban en janvier 1987 par le Hezbollah qui voyait en lui un agent de la DGSE. L’assertion sera niée par le captif et par Paris. Mais elle sera reconnue trois décennies plus tard par l’intéressé dans une autobiographie posthume (Au Service secret de la République, Fayard, 2015). Roger Auque avait été libéré avec d’autres otages français en novembre 1987 après un long processus de négociations discrètes. Dans sa confession, le journaliste baroudeur a aussi affirmé qu’il avait été « rémunéré par les services secrets israéliens pour effectuer des opérations en Syrie sous couvert de reportage ».

La presse et les services secrets ont un point commun : ces deux entités sont indispensables dans une démocratie. La première a pour rôle d’informer le grand public. Elle doit être transparente. La seconde est censée protéger les intérêts supé-rieurs de l’État, mais elle agit toujours dans la discrétion. C’est pourquoi l’engage-ment et les actes d’abnégation des agents de l’ombre sont mal connus. Cette nuance est très bien résumée dans cet hommage que leur a rendu Erard Corbin de Mangoux, patron de la DGSE de 2008 à 2013 : « Les Français ne connaîtront jamais les détails de votre courage, ni les détails de votre travail dans l’ombre. Vous servez la France avec un patriotisme silencieux, vous ne recherchez ni les projec-teurs, ni les louanges. Et c’est ce qui fait votre honneur. » w

Mots-clés : espionnage, clandestinité, DGSE, journaliste.

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Charles de Gaulle et la Pologne (1919-1969)

Chantal Morelle

Docteur en histoire.

Les liens entre les Polonais et les Français sont anciens : les souffrances du peuple polonais ont trouvé une réelle résonance dans la France du XIXe siècle – Chopin ou Mickiewicz le rappellent. Après un siècle et demi,

à la fin de la Première Guerre mondiale, la Pologne renaît : son indépendance est proclamée par le conseil de Régence, puis le 11 novembre 1918 par Pilsudski qui reçoit le titre de chef de l’État provisoire. La construction de ce nouvel État s’annonce difficile : d’une part, lors de la conférence de Versailles les alliés et les Polonais ne sont pas d’accord, ceux-ci ont le sentiment que le traité leur est imposé, rien n’est dit des frontières du nouvel État ; d’autre part, la jeune Pologne est en conflit avec la Russie bolchevique pour les délimitations frontalières, ce qui entraîne une guerre à laquelle la France va apporter son soutien par l’intermédiaire d’une Mission militaire.

La rencontre entre la Pologne et Charles de Gaulle se fait à deux moments particuliers, et dans lesquels ni la Pologne ni les Polonais ne jouent véritablement de rôle moteur. La première a lieu en 1919-1921 lorsque le capitaine de Gaulle participe à la Mission militaire française ; la seconde, en 1967, alors que le prési-dent de la République effectue un voyage officiel en Pologne, qui s’inscrit dans sa politique d’ouverture à l’Est. Pétri d’histoire, de Gaulle n’est pas indifférent au sort du peuple polonais et à son histoire considérablement perturbée depuis le XVIIIe siècle, et il est sensible au nationalisme de « ce peuple, naturellement fier et dont les séculaires souffrances ont rendu la fierté maladive (…) » (1), mais il a inscrit sa politique dans une vision plus générale, au service des intérêts de la France dès 1944 puis dans le contexte de guerre froide, avec des effets, en définitive, peu spec-taculaires.

Le capitaine de Gaulle et la renaissance de la Pologne

C’est en Pologne que le capitaine de Gaulle va trouver le tremplin qui lui permet de renouer avec ce qu’il estime être son devoir de soldat : le combat. Après ses trente-deux mois de captivité, comme d’autres prisonniers de guerre, de Gaulle

(1) Charles de Gaulle : « Bataille de la Vistule », La Revue de Paris, 1er novembre 1920 ; Plon, Articles et écrits, p. 33-55.

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suit une mise à niveau à Saint-Maixent. Toutefois, il veut participer à une cam-pagne militaire, car l’humiliation de ne s’être pas assez battu pèse sur son moral et son sens de l’honneur, aussi se tourne-t-il vers le général Archinard qui commande la Mission militaire franco-polonaise (MMFP) pour se faire recruter. Ce n’est pas la Pologne et son histoire qui attirent le capitaine puisqu’il est aussi bien prêt à rejoindre l’armée d’Orient : c’est l’action. La Pologne est un instrument de sa stra-tégie personnelle.

Le contexte est très particulier : la Pologne doit se construire dans son État avec des frontières sûres et des institutions solides, et notamment militaires. Dès août 1917 (2), un Comité national polonais est reconnu par les alliés comme le représentant des intérêts du pays ; la MMFP montre l’intérêt que la France porte à la résurrection de la Pologne, et notamment sur le plan militaire. Au début de février 1919, la Mission militaire française (MMF) est créée à Varsovie en rempla-cement de la MMFP, dirigée par le général Henrys sous les ordres duquel se trou-vent 600 officiers français qui travaillent à l’organisation de la nouvelle armée auprès des états-majors polonais. Si le nationalisme du peuple est resté vif en dépit de la souveraineté imposée par les Russes, les Prussiens et les Autrichiens, les mili-taires polonais ont des cultures différentes : certains sont issus d’armées vaincues, d’autres viennent de l’armée clandestine de Pilsudski et sont stimulés par le senti-ment d’avoir participé à la libération du pays, tous se pensent, cependant, bien for-més, alors que leur hétérogénéité est un handicap.

En avril 1919, Charles de Gaulle est détaché auprès de l’armée polonaise : il fait deux séjours en Pologne, le premier d’avril 1919 à mai 1920 et le second de juin 1920 à la fin de janvier 1921, dont il laisse quelques impressions dans un article publié en novembre 1920 dans La Revue de Paris (3). Sa correspondance donne un éclairage sur ce qu’il voit et ressent de la Pologne et des Polonais, mais aussi, en filigrane, des Français, de « notre vieille armée victorieuse » (4) qui sert de modèle, « un peu de gloire pour la France éternelle ». Le capitaine de Gaulle est chargé de former le corps des officiers : organisation générale, aide matérielle et ins-truction dispensée à l’école d’infanterie de Rembertow, dans la banlieue de Varsovie, avec un volet technique, un autre historique qui rappelle les racines du peuple meurtri en voie de renaissance, et les liens anciens entre la France et la Pologne. De Gaulle est touché par l’accueil réservé aux Français, et par les rues pavoisées aux couleurs de la France, ce « bras puissant et désintéressé » le 14 juillet : son patriotisme trouve de quoi être satisfait. D’abord instructeur pour former les officiers aux doctrines et aux méthodes des Français, alors que l’influence allemande est importante, il devient directeur des études puis dirige le cours des officiers supé-rieurs.

(2) Frédéric Guelton : « Le Capitaine de Gaulle et la Pologne (1919-1921) », Fondation Charles de Gaulle ; Charles de Gaulle, La Jeunesse et la Guerre, 1890-1920 ; Plon, 2001.(3) Charles de Gaulle : « Bataille de la Vistule », op. cit.(4) Charles de Gaulle : lettre à sa mère, 17 juillet 1919, Lettres, Notes et Carnets, t. II.

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Lors de son second séjour à partir de juin 1920, de Gaulle se mêle davan-tage à la population de Varsovie, mais il veut aller au combat en participant à la défense de la Pologne contre les bolcheviques : l’armée est encore insuffisante, les volontaires de Pilsudski sont très disparates (5) ; la question des frontières est urgente à régler (6). Les armées de Pilsudski avancent victorieusement jusqu’à Kiev avant d’être freinées par l’Armée rouge, et le chef de l’État polonais fait appel à la MMF commandée par le général Weygand, et le capitaine de Gaulle rejoint le Groupe d’armées Centre contre les armées de Boudienny. Alors que Varsovie est menacée, se produit heureusement le « miracle de la Vistule » à la mi-août 1920, que décrit le jeune de Gaulle dans l’article publié quelques semaines après. Il est frappé par le manque d’« esprit civique » chez les civils alors qu’un appel au soulèvement est lancé auprès des ouvriers, par les tensions au sein de l’armée, l’absence de front, la succession d’offensives et de retraites. C’est lui qui incite les Polonais à creuser des tranchées autour de Varsovie ; une contre-offensive victorieuse leur permet la « pre-mière grande victoire de la Pologne renaissante » selon le mot de Jean Lacouture. Le traité de Riga de mars 1921 stabilise la frontière orientale, au-delà de la ligne Curzon fixée par les Britanniques. Un accord militaire entre la France et la Pologne pose le principe d’une assistance militaire mutuelle en cas de guerre et offre une avance financière au gouvernement polonais pour l’armée et les industries de guerre.

Les deux séjours que fait de Gaulle lui font mesurer la situation du pays, les problèmes de la construction de l’État, de son armée. Il ne se montre pas tou-jours complaisant envers le peuple polonais (7), même s’il salue la profondeur de son histoire, son essence, la Pologne « éternelle » dont la fierté est à la fois une qua-lité et un handicap : les Polonais sont sûrs d’eux, mais la soumission ancienne les a contraints à une résignation très perceptible. Pour l’heure, la population est très hétérogène et peu solidaire : de Gaulle rapporte la détresse du peuple démuni de tout, face à une élite aveugle et souvent arrogante, les contrastes entre les réalités matérielles et les débats politiques ; c’est le sens civique qui doit permettre de construire le pays.

Ce moment n’a pas donné naissance à un « tropisme » polonais, mais a été l’occasion, pour le capitaine, de se montrer un officier de valeur et de relancer sa carrière. La Pologne revient à l’agenda en 1944, quand le président du GPRF et Staline doivent signer un traité d’alliance à l’image du traité anglo-soviétique de 1942. Staline met en balance la signature avec la reconnaissance du Comité polo-nais de libération nationale (CPLN) ou comité de Lublin, ce que refuse de Gaulle, car une représentation officielle existe auprès du gouvernement en exil à Londres, mais il accepte l’échange de représentants : Christian Fouchet est envoyé comme

(5) De Gaulle note qu’il s’agit d’étudiants, ouvriers et paysans qui viennent parfois avec leurs armes personnelles y compris des faux in « Bataille sur la Vistule », op. cit.(6) Pilsudski veut une fédération comprenant la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie sous son hégémonie, afin de lutter plus facilement contre l’influence bolchevique.(7) Charles de Gaulle : « Bataille de la Vistule », op. cit.

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délégué, chargé notamment de veiller au rapatriement des prisonniers de guerre français. Cependant, le GPRF sera le premier gouvernement occidental à recon-naître officiellement le gouvernement polonais, en juin 1945.

Pour de Gaulle, l’intérêt de la France préside à la diplomatie, aux alliances et aux traités même si des liens particuliers peuvent être tissés.

Le président de la Ve République et la Pologne

La France appartient au bloc occidental, mais le général de Gaulle refuse un alignement sur les États-Unis, c’est la « politique des mains libres » qui marque son action : si la crise de Cuba en 1962 a montré que de Gaulle était résolument à l’Ouest, celui-ci n’hésite pas à mettre en cause la politique de Washington (8). A-t-il les moyens d’affronter la logique des blocs en enfonçant un coin à l’Est grâce à la Pologne alors que Gomulka, au pouvoir depuis 1956, est très dépendant du Kremlin ? Peut-il passer outre l’Allemagne fédérale en réaffirmant l’intangibilité de la ligne Oder-Neisse, sans risque de tension ? Enfin, quelle part accorde-t-il au peuple, à la nation polonaise face aux appareils ?

L’ouverture à l’Est n’est pas née avec le voyage en Union soviétique de 1966 qui en est plutôt la première étape. L’idée de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » est ancienne, et dès 1958, le Général a évoqué la politique de « détente, entente, coopération » avec les pays de l’Est ; les échanges économiques et techno-logiques avec l’URSS existent (« la coopération ») : peu importants, ils ne sont pas moins un levier politique (« la détente » et « l’entente ») et doivent s’étendre au reste du bloc. Comme nous l’avons vu, les Français ont été sensibilisés à son his-toire ; ils ont suivi de près la tentative de soulèvement en 1956, peu avant celle de Budapest ; enfin, la Pologne est un pays catholique où l’Église représente la prin-cipale opposition au régime. Dès son retour aux affaires, le général de Gaulle pense à un rapprochement avec la Pologne, il veut dépasser les idéologies pour qu’une détente aboutisse à la coopération ; les autorités polonaises souhaitent renforcer les échanges économiques et culturels, et jouer un rôle dans la politique de rapproche-ment entre l’Est et l’Ouest (9). Les entretiens avec le Premier ministre, Jozef Cyrankiewicz (10) en 1965, rappellent les constantes de la politique du Général ; s’il souhaite un rapprochement avec le « grand frère », il entend donner une place par-ticulière au « grand peuple polonais », à sa « personnalité nationale » dont les racines plongent bien en deçà de la construction de la démocratie populaire ; de même qu’il évoque très fréquemment « la Russie éternelle » et non l’Union sovié-tique, de Gaulle pense que la Pologne s’affirmera pour elle-même un jour. Ainsi, le rapprochement avec l’Union soviétique ne peut empêcher la prise en considération

(8) À Phnom Penh, 1er septembre 1966, après son voyage en URSS, de Gaulle insiste en évoquant l’intervention au Vietnam « sans bénéfice et sans justification ».(9) Dariusz Jarosz, Maria Pastor : Polish-French Relations, 1944-1989 ; Peterlang, 2015, p. 136 s.(10) Maurice Vaïsse : La Grandeur ; Fayard, 1998, entretien de Gaulle-Cyrankiewicz, 10-11 septembre 1965, p. 437.

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de la « personnalité nationale » de la Pologne, et un an après le voyage en URSS (11), le chef de l’État français se rend en Pologne, du 6 au 12 septembre 1967. Les dis-cours qui jalonnent son périple évoquent des thèmes qui lui sont chers : l’intégrité territoriale, l’indépendance nationale et le poids de l’histoire qui forge tout peuple.

Dans une vision européenne de l’Atlantique à l’Oural et la CEE, de Gaulle ne manque pas de rappeler un principe essentiel et délicat au regard de sa politique de rapprochement avec l’Allemagne, celui du respect des frontières et ici, la fron-tière occidentale de la Pologne. Il n’entend pas céder à la RFA sur la ligne Oder-Neisse qu’il a reconnue dès 1944, et à laquelle les Polonais sont attachés (12), mais ne veut pas reconnaître la RDA comme le souhaite Gomulka. D’ailleurs, lors de son passage à Zabrze en Haute-Silésie (13) limitée par l’Oder, le Général salue la ville « la plus silésienne de toutes les villes silésiennes, c’est-à-dire la plus polonaise de toutes les villes polonaises ! », provoquant des protestations des Allemands qui y voient une accusation de revanchisme, alimentant positivement la propagande polonaise. Contre la rigidité des blocs, le Président français voudrait que les Polonais marquent davantage d’indépendance vis-à-vis du Kremlin. Ainsi, dans son discours à l’Université Jagellon de Cracovie, il fustige « l’absorption par quelque énorme appareil étranger » (14) visant, bien entendu, l’Union soviétique, de même à Gdansk ; à Varsovie, devant la Diète, dans un échange avec Gomulka, il revient sur les méfaits des deux blocs et insiste pour que les peuples européens règlent eux-mêmes les problèmes qui les concernent.

Cependant, avec l’Église catholique, de Gaulle n’a pas montré d’audace particulière. Alors qu’il souhaitait rencontrer Monseigneur Wyszynski, primat de Pologne et opposant au régime, il s’est heurté au refus net de Gomulka, de même qu’il n’a pu assister à la messe à Varsovie, de peur d’une manifestation des catho-liques polonais, force vive de l’opposition au régime, mais à Gdansk.

Partout, le chef de l’État français est accueilli avec enthousiasme, est-ce le signe que le voyage est un succès politique et diplomatique ? Quelques semaines plus tard (15), de Gaulle évoque l’amitié franco-polonaise, la construction de l’Europe qui ne doit pas se limiter à sa partie occidentale, et l’intangibilité des fron-tières. Il note que tous les peuples doivent être respectés : autant « la grande nation allemande » que le peuple polonais dont il pointe « l’extraordinaire vitalité ». Le voyage du général de Gaulle n’a finalement pas été « révolutionnaire », ses discours, parfois osés, ont été relativement modérés, il n’a pas pu, ni même voulu, passer outre la décision de Gomulka et accorder plus d’importance à l’Église en rencontrant le

(11) Le voyage en URSS s’est déroulé du 20 juin au 1er juillet 1966.(12) Isabelle Ficek : « Le virage manqué de la politique du général de Gaulle à l’Est, à la lumière de sa visite en Pologne du 6 au 12 septembre 1967 », Relations internationales, n° 106, 2001, p. 247-271.(13) La Silésie appartenait à la Pologne au Moyen Âge ; rattachée à la Prusse, elle est à nouveau polonaise en 1919 et récu-pérée en 1945.(14) Charles de Gaulle : Discours et Messages, t. V.(15) Idem, conférence de presse, 7 novembre 1967.

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Primat de Pologne. En fait, sa priorité est l’ouverture à l’Est qui ne peut passer par un bouleversement de l’ordre établi, il sait que la Pologne ne peut s’affranchir de l’Union soviétique, la profondeur et l’identité du peuple polonais n’y peuvent rien pour l’heure. La détente est au prix du respect d’un certain statu quo.

La Pologne a une place particulière dans la vie de De Gaulle, dans sa car-rière, comme l’ont montré ses missions de 1919-1921 au sein de la Mission mili-taire française. Plus tard, elle est un pion dans sa politique d’opposition à la logique des blocs. Membre du pacte de Varsovie, arrimée au bloc soviétique, la Pologne est un instrument de la politique de « détente, entente, coopération » sans en être un fer de lance ; un voyage en Roumanie, l’autre en deçà de l’établissement de la démocratie populaire la plus distante de l’Union soviétique, est l’étape suivante du processus de détente. Les événements de mai 1968 affaiblissent de Gaulle sur le plan intérieur, l’intervention des troupes du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie en août signe la fin de l’espoir de la politique de détente qu’il souhaitait, et le voya-ge de Gomulka prévu en France n’a pas lieu. Si l’entente et la complicité existent entre les peuples polonais et français depuis longtemps, Charles de Gaulle les res-sent et les vit sans doute, car le chef de l’État, qui s’appuie sur le peuple et non sur les idéologies, regarde toujours au-delà, mais elles sont encore sans effet. w

La statue du général de Gaulle à Varsovie sur la place qui porte son nom. Identique à celle installée sur les Champs Élysées, cette statue qui a été érigée en 2005 se situe à proximité du musée de l’Armée polonaise. Une œuvre que l’on doit au sculpteur français Jean Cardot © Philippe Wodka-Gallien.

Mots-clés : Pologne, Pilsudski, de Gaulle, URSS, Gomulka.

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La guerre polono-bolchevique de 1920 Jan-Roman Potocki

Ancien élève de Sciences Po Paris et de Cambridge University. Auteur d’une exposition tenue à Varsovie sur l’action des Américains en Pologne de 1919 à 1947 (2019) et d’un livre sur le soutien militaire de la France à la Pologne de 1917 à 1924 (2020).

La victoire d’août 1920, aux portes de Varsovie, de la jeune armée polonaise sur l’Armée rouge, constitue un événement central de l’histoire de l’Europe au XXe siècle. À cette occasion, et avec l’aide militaire de la France, la

Pologne mit fin aux ambitions de révolution mondiale que nourrissait encore Lénine à l’été 1920, sauvant la paix de Versailles et évitant probablement à l’Europe une guerre nouvelle menaçante pour sa civilisation.

Pour la Pologne, cette victoire fut fondatrice, car elle garantit son existence en tant qu’État. Pour la France, le succès de 1920 apparut avant tout comme une consolidation de sa propre victoire contre l’Allemagne. Cette guerre, qui opposa, tel un prélude, les deux forces motrices du XXe siècle, nation et révolution, était aussi profondément ancrée dans l’histoire et la géographie du continent européen. Pourtant, seuls quelques acteurs perspicaces, dont le capitaine de Gaulle et le géné-ral Weygand en apprécièrent la vraie nature. Par nécessité ou par opportunisme politique, autant à Paris qu’à Varsovie, cette victoire fut immédiatement instru-mentalisée dans un contexte strictement national, la privant ainsi d’une narration commune qui l’aurait inscrite dans sa dimension européenne.

Entre l’Allemagne et la Russie, dessiner la carte de la Pologne

La géographie fait depuis toujours de la pénéplaine polonaise le point de convergence de trois poussées expansionnistes concurrentes, en direction des mers Baltique et Noire. L’alliance des rois de Pologne et des grands-ducs de Lituanie, consommée à la fin du XIVe siècle, pour contrer les ambitions des chevaliers Teutoniques au nord, le danger d’une Moscovie récemment libérée du joug mon-gol à l’est et la menace du Khanat de Crimée au sud, fut suffisamment puissante pour contenir ces forces pendant près de quatre siècles, mais trop faible et insuffisam-ment organisée pour s’établir durablement sur ces deux mers. Le lent déclin de la Pologne au XVIIIe siècle puis sa disparition de la carte de l’Europe politique en 1795, correspondit aussi à l’entrée de la Russie dans le concert des nations européennes, à

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la prééminence croissante de la Prusse parmi les principautés allemandes et au recul graduel de l’empire ottoman hors de Crimée puis des Balkans. La fin, vingt ans plus tard, de l’empire napoléonien scella l’ordre européen pour un siècle.

Si l’existence politique de la Pologne fut suspendue pendant cinq généra-tions, la nation polonaise, elle, demeura et trouva avec la France une nation amie et une terre d’accueil. Au cours de ces années, les Polonais marquèrent l’imaginaire des Français à bien des égards. Leurs faits d’armes, mais aussi leur fidélité sans faille à Napoléon furent gravés dans l’histoire militaire des deux nations. Leurs soulève-ments manqués contre le joug russe, en 1831 et 1863, vinrent grossir les rangs de la communauté polonaise établie en France. Ces générations contribuèrent égale-ment au riche foisonnement culturel d’une Europe nouvelle. Mais c’est la défaite française à Sedan en 1870 qui rapprocha, plus que tout, les cœurs et les volontés de deux peuples subissant le même impérialisme prussien. Un impérialisme né sur les bords de la Baltique, loin de Strasbourg et de Nancy, proche de Friedland et de Tilsit, lieux dont la simple évocation rappelle, aujourd’hui encore, la gloire des armées françaises et la constitution de l’éphémère duché de Varsovie.

Une fois l’hypothèque de l’alliance russe levée en 1917, le projet de Roman Dmowski de formation d’une armée polonaise, combattant aux côtés des Français contre l’Allemagne, fut d’autant plus facilement entériné que la constitution d’une Pologne indépendante et alliée devint un des objectifs français majeurs de l’après-guerre. Lors de la conférence de la paix de Paris, en 1919, Clemenceau et Foch défendirent avec la même détermination les intérêts territoriaux de la France et de la Pologne face à l’Allemagne, à l’ouest comme à l’est.

Cependant, la France comptait encore sur le rétablissement d’une Russie nouvelle non bolchevique, alors que les délégués polonais à Paris, Ignacy Paderewski et Roman Dmowski, revendiquaient sur les terres de l’ancien empire russe les fron-tières antérieures aux partages de 1772. Jozef Pilsudski, devenu chef de l’État et généralissime en novembre 1918, aspirait à retrouver le rôle de fédérateur que la Pologne avait jadis joué. Il espérait constituer, sous suzeraineté polonaise, une alliance des peuples sur ce vaste « entre deux mers » délimité par la Dvina au nord, le Dniepr à l’est et le Dniestr au sud-ouest, avec en son cœur les vastes marais du Pripiat, afin de fournir à la Pologne une profondeur stratégique garante de sa sécu-rité et, plus largement, de l’ordre européen issu du traité de Versailles.

Cette idée fut alors partagée par le quai d’Orsay et l’état-major français qui cherchaient à établir un « cordon sanitaire » face au bolchevisme. L’Armée Haller qui arriva en Pologne en avril 1919, équipée et encadrée par des Français, fut vite détournée par Pilsudski de sa mission dissuasive à l’ouest pour servir ses desseins à l’est, avec l’accord tacite de la Mission militaire française.

En marchant sur Kiev en avril 1920, Pilsudski déclencha une offensive pré-ventive qui, bien que stratégiquement justifiée, dépassait largement les capacités de

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son armée et les ressources de son pays. Paris n’entendait a priori pas soutenir son alliée dans cette aventure. Mais la rapidité de la contre-attaque bolchevique vers le nord-ouest fit courir le risque d’une jonction avec les Allemands en Prusse orientale et à Dantzig. Il fallait réagir pour sauver la Pologne et défendre l’Europe. En juillet 1920, le gouvernement français autorisa les officiers de la Mission militaire en Pologne à participer aux opérations et dépêcha sur place le général Maxime Weygand. Tous, alors que la survie de la Pologne était en jeu, surent apporter à l’armée et à la nation polonaises, une aide logistique, un soutien moral et une expé-rience militaire, fruit de quatre années de guerre mondiale, qui amenèrent au suc-cès final d’août et donnèrent naissance à une véritable fraternité d’armes.

La coopération militaire entre Varsovie et Paris se met en place

Malheureusement, l’instrumentalisation politique de la victoire, en France et surtout en Pologne, priva les vainqueurs d’une réflexion commune sur sa signi-fication géopolitique et sur ses enseignements pratiques, alors que les vaincus la menèrent d’emblée. Cette guerre rappela, en premier lieu, l’implacable prépondé-rance de la géographie. À l’été 1920, la Pologne, privée d’accès à la mer, fut facile-ment mise en situation de blocus par ses voisins allemands, bolcheviques et leurs alliés du moment. Sans l’aide matérielle de la France, « la Pologne eut dû cesser la lutte avant la victoire » écrira en 1929 le général Louis Faury. L’état-major français prit-il pleinement conscience que l’Allemagne, mise en échec à l’ouest par l’occu-pation militaire française, cherchait déjà à l’est la liberté d’action nécessaire pour reconstituer son potentiel militaire ? Probablement pas. Ensuite, cette guerre, menée à pied et à cheval, mit également en évidence l’importance de l’avion et du char d’assaut, des engins modernes dont la vitesse, la mobilité et la puissance de feu permettent de compenser considérablement la profondeur stratégique et la masse dont ont toujours disposé les armées russes. Enfin, la défaite de la Russie bolchevique, qui fut aussi celle des milieux allemands révisionnistes, masqua le désir de revanche, implacable, tenace et teinté de haine, de deux grandes puissances humiliées par un nouvel État, à leurs yeux usurpateur et éphémère.

L’alliance franco-polonaise, formalisée par les deux conventions de février 1921, signées avant même que la Pologne n’ait conclu, en mars à Riga, un traité de paix avec la Russie bolchevique, ne fut donc pas l’aboutissement d’une réflexion géopolitique pourtant indispensable. Elle fut plutôt le résultat de la volonté précipitée de deux nations amies de s’imposer, l’une à l’autre, leurs priori-tés immédiates. L’enjeu européen de la guerre fut perdu de vue au profit d’une paix bâtie sur des calculs bornés par des intérêts nationaux, et alimentés par la peur d’une nouvelle guerre, avec l’Allemagne pour la France, avec la Russie pour la Pologne. Dans une telle perspective, le rapprochement germano-soviétique forma-lisé à Rapallo l’année suivante, apparaît comme le contrepoint entre deux nations, certes rivales, mais unies par un même ressentiment et un calcul politique et stra-tégique beaucoup plus réfléchi.

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La France, saignée à blanc par la Grande Guerre, espérait, en signant les accords de Locarno en 1925, détourner, par la diplomatie, le révisionnisme alle-mand vers l’est. La Pologne de l’entre-deux-guerres, enorgueillie par ses succès en 1919-1920 et forte d’une alliance en trompe-l’œil avec la France, mena une diplo-matie découplée de sa véritable capacité militaire. La divergence des politiques, menées par Paris et Varsovie jusqu’en 1939, ne permit pas à l’alliance militaire de donner la pleine mesure de son potentiel, patiemment bâti au début des années 1920, puis lentement négligé.

Réexaminées à travers un prisme européen, les défaites, polonaise de 1939 et française de 1940, sembleraient presque inéluctables. Pourtant, l’invasion de la Pologne par l’Allemagne en septembre 1939 peut être perçue comme une répéti-tion de la guerre polono-bolchevique de 1920 avec une inversion des rôles. L’Armée rouge n’est passée à l’action qu’une fois la victoire assurée et surtout le risque d’une intervention militaire française à l’ouest écarté. Les représentants des états-majors polonais, français et roumains réunis à Varsovie, avaient pourtant anticipé, en avril 1924, la probabilité d’une attaque germano-soviétique conjointe contre la Pologne, puis d’un retournement de l’Allemagne contre la France et de l’Union soviétique contre la Roumanie. Ayant manqué de reconnaître que sa sécu-rité dépendait tout autant des marais du Pripiat que de la ligne Maginot, la France fut vaincue en juin 1940 en aussi peu de temps que son alliée polonaise.

La Seconde Guerre mondiale et la conférence de Yalta amenèrent un renouvellement des élites politiques et militaires en France, et leur élimination sys-tématique en Pologne. Il en résulta non seulement l’oubli de cette ancienne fraternité d’armes, mais aussi des calculs stratégiques conjoints et des valeurs politiques par-tagées qui l’avaient fondée entre 1917 et 1924 (1).

Quelles leçons peut-on tirer de cette expérience dans l’Europe de 2020 ?

La première, historique, est que dans le contexte actuel de compétition géos-tratégique et multipolaire, la France et la Pologne redeviennent des partenaires stra-tégiques naturels. Le rôle des États-Unis dans la sécurité de l’Europe est aujourd’hui remis en question et impose une réflexion stratégique européenne autonome. Si la France, l’Allemagne et la Pologne forment un bloc au sein de l’Otan face à une Russie rivale, il est loin d’être homogène, alors même que Moscou recherche des failles au sein de la coalition euro-atlantique et que la rivalité sino-américaine croissante déplace le centre de gravité des préoccupations de Washington vers le Pacifique.

Entre 1922 et 1924, les états-majors français et polonais étudièrent le scé-nario d’une attaque combinée de l’Allemagne (« A ») et de la Russie soviétique

(1) NDLR : Frédéric Guelton, Malgorzata Grabczewska et moi-même, nous sommes efforcés d’y mettre un terme en réa-lisant une première étude, publiée sous forme d’un livre bilingue : Frères d’armes – Le soutien militaire de la France à la Pologne 1917-1924 (Braterstwo Broni: Wsparcie wojskowe Francji dla Polski 1917-1924) ; co-éditeurs, Jan-Roman Potocki et Musée Royal de Lazienki à Varsovie, 392 pages, 140 photos, 5 cartes ; décembre 2020.

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(« R ») contre la Pologne, ce que Varsovie considérait comme beaucoup plus pro-bable que Paris. Le plan français prévoyait une offensive conjuguée vers Berlin, par le sud en traversant la Bavière par les armées françaises et tchécoslovaques, et par l’est, depuis la Posnanie, par l’armée polonaise. Selon le maréchal Foch, un coup rapide et violent porté au cœur de l’Allemagne devait stopper les deux agresseurs, à condition que la Pologne et la Roumanie parviennent à tenir en respect l’Armée rouge. L’introduction d’un quatrième (Pologne « P »), voire cinquième (Tchécoslovaquie), acteur dans l’ordre de bataille continental, rééquilibrait une équation autrement réduite à trois belligérants et par nature instable.

Au cours du XXe siècle, la France (« F ») a participé à toutes les combinai-sons. F+R contre A entre 1914 et 1917, F contre A+R en 1939-1940, F+A contre R de 1955 à 1966 au sein de l’Otan. Aucune n’a été concluante. La Grande Guerre a été gagnée sans la participation de la Russie qui a conclu une paix séparée avec l’Allemagne, la « drôle de guerre » s’est soldée par une défaite, le contexte bipolaire de la guerre froide a amené le général de Gaulle à quitter le commandement intégré de l’Otan sous contrôle américain pour retrouver une liberté de décision. La théo-rie et la pratique militaire sembleraient donc imposer à la France, pour équilibrer l’équation continentale, de s’appuyer sur une quatrième composante, la Pologne, pourvu qu’elle soit souveraine, forte et stable. La réunion de ces conditions, comme l’histoire récente le montre, n’est malheureusement pas garantie, mais il est dans l’intérêt de la France qu’elle le soit. Le général Edmond Buat, chef d’état-major des armées, en était arrivé à la même conclusion à la suite de l’assassinat, en décembre 1922, du premier président de la République polonais, Gabriel Narutowicz, quelques jours après son élection : « Si la Pologne ne peut, de long-temps, être stable, invariablement stable, du moins devons-nous tout faire pour que cette stabilité soit maxima et que les partis – notamment dans l’armée – ne s’entredéchirent pas. C’est le thème que nous devons prêcher sans cesse. »

Au XXIe siècle, F, A, P et R sont déjà, ou seront, amenés à chercher de nou-velles combinaisons et de nouvelles attaches. Historiquement, certaines paires, comme P et R, sont peu compatibles. D’autres, comme A et R, le sont beaucoup plus. La France se réserve en théorie une liberté de choix.

La deuxième leçon, géographique, précise la première. L’équilibre général des forces sur le continent européen dépend, aujourd’hui encore, de la zone tam-pon délimitée par la Dvina, le Dniestr et le Dniepr. Jadis briguée par la Pologne de Pilsudski avec le soutien tacite de la France, son contrôle détermine la supréma-tie stratégique sur les mers Baltique et Noire, et par extension influe sur la sécurité en Méditerranée orientale. En 1919, alors que la Russie était en proie à la guerre civile et l’Allemagne avait à peine évacué ses troupes du front de l’Est, la France avec ses alliés polonais et roumains, défendait les approches orientales de l’Europe face à un bolchevisme expansionniste.

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En 2014, l’occupation de la Crimée par la Russie renforce sa position avan-cée en mer Noire. Le mouvement séparatiste en Transnistrie, entretenu par Moscou depuis 1992, représente un obstacle persistant à l’intégration de la Moldavie, l’ancienne Bessarabie, à l’espace européen et à son rapprochement à la Roumanie, limitrophe et culturellement proche. La guerre séparatiste dans le Donbass, consécutive aux mouvements de protestation de février 2014, entretenue par la Russie, affaiblit durablement l’Ukraine la privant de son principal bassin sidérurgique et minier, introduit une influence politique externe clivante et place la Crimée à courte portée d’une éventuelle incursion terrestre autour de la mer d’Azov. Dans une logique géostratégique, ces deux zones pourraient servir à Moscou de points d’appui pour fermer à l’Ukraine l’accès à la mer Noire et l’étouf-fer économiquement. En novembre 1918, Clemenceau demandait au général Franchet d’Espèrey, commandant les armées alliées en Orient, d’occuper les ports russes de la mer Noire et les bassins miniers « du Dniepr et du Donetz » pour éta-blir un cordon sanitaire face à la menace bolchevique et préserver les intérêts indus-triels français. La France faisait débarquer un corps expéditionnaire franco-grec à Odessa en décembre 1918, suppléé par la 4e division d’infanterie polonaise, pour reprendre la ville portuaire aux nationalistes ukrainiens de Petlioura puis défendre les approches du Dniestr contre les incursions bolcheviques. Tiraspol, capitale de la Transnistrie actuelle, leur fut reprise en mars 1919. Incapable de réaliser cette mission faute de moyens, l’Armée française d’Orient se replia sur la rive droite du Dniestr et au printemps permis la jonction des armées roumaines en Bucovine et polonaises en Galicie orientale. Un pont terrestre fut ainsi établi par les deux prin-cipaux alliés de la France à l’est.

Depuis 1945, la Pologne et l’URSS, puis la Russie ont supplanté la présence allemande quasi millénaire en Poméranie et en Prusse orientale. Aujourd’hui, un étroit corridor de 65 kilomètres, connu comme la « passe de Suwalki », relie via la Pologne, les États baltes au reste de l’espace européen défendu par l’Otan. Cerné par l’enclave de Kaliningrad et des forces russes pouvant transiter par la Biélorussie, il constitue un point névralgique du dispositif de sécurité occidental. En juillet 1919, la région du Suwalki fut accordée à la Pologne avec l’aval du maréchal Foch, pour les mêmes raisons stratégiques. L’armée polonaise, soutenue par la France, prenait Minsk en août et la forteresse de Dunebourg à la frontière lettone en septembre. En décembre, le général français Niessel supervisait le retrait des der-nières troupes allemandes des côtes lettone et lituanienne. La France et la Pologne atteignaient leur objectif : couper la Prusse orientale de la Russie bolchevique.

Ainsi, à la fin de l’année 1919, la France avait établi par le truchement des armées polonaise et roumaine, un front continu de la Baltique et la mer Noire, et un statu quo provisoire et indécis avec la Russie bolchevique. Un siècle plus tard, la même ligne, s’étendant le long des frontières orientales baltes et polonaises à la côte pontique roumaine, sépare la communauté euro-atlantique du bloc eurasia-tique dans un face-à-face de plus en plus tendu. L’histoire nous enseigne que cette

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paix armée n’est pas pérenne et qu’un jour ou l’autre, un camp peut être tenté de profiter de l’inadvertance ou de la faiblesse de la partie adverse pour consolider son avantage de façon irréversible.

En avril 1920, Pilsudski dénonçant la politique occidentale « du fil de fer bar-belé » face à la Russie, lançait les dés et son armée vers le Dniepr, espérant consolider ses gains militaires par l’établissement d’une fédération comprenant l’Ukraine et la Biélorussie. Aujourd’hui les sociétés civiles ukrainiennes, biélorusses, et moldaves s’opposent à un système post-soviétique entretenu par Moscou, et aspirent à intégrer l’Union européenne, lançant un défi inverse au bloc occidental.

Il y a cent ans la France avait choisi in extremis de soutenir la Pologne sur la Vistule, car la défaite de son alliée aurait mis en péril le traité de Versailles et l’ordre européen. L’Europe et a fortiori la France se trouvent aujourd’hui confron-tées à un dilemme similaire : sans pouvoir offrir des garanties de sécurité paneuro-péennes, concrètes et durables, une stabilisation de son « flanc Est » reste aléatoire, mettant en péril son unité politique, qui constitue aussi sa principale force. Il ne peut y avoir des valeurs démocratiques partagées sans sécurité collective, tel que le rappelle le préambule du traité de l’Atlantique Nord de 1949. Inversement, l’appar-tenance de la Pologne à l’UE et à l’Otan lui impose de développer une réflexion stratégique à échelle continentale, soucieuse des menaces multiples auxquelles est confrontée l’alliance, basée sur une entente politique multilatérale.

En appréhendant l’avenir à travers une lecture historique et géographique, si la France désire construire une autonomie stratégique pour l’Europe, elle a inté-rêt à le faire avec la Pologne, pièce maîtresse du dispositif de sécurité actuel à l’est. Varsovie peut difficilement espérer déplacer le centre de gravité de l’alliance mili-taire vers l’est sans renouer des liens étroits avec Paris. Dans une conception de défense européenne, une fraternité d’armes et une solidarité politique entre la France et la Pologne restent essentielles malgré le siècle écoulé. w

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REMERCIEMENTS La Revue Défense Nationale exprime ses plus vifs remerciements, pour leur aide précieuse à la publication de cet article, à Malgorzata Grabczewska, plénipotentiaire du directeur pour la coopération internationale au Musée du Palais Royal de Lazienki, commissaire de l’exposition consacrée à la Mission militaire française en Pologne en 1920 ; et Joanna Pawelek, auditrice de la 63e session nationale de l’IHEDN et diplomate au ministère des Affaires étrangères de Pologne.

Courriel de l’auteur : [email protected]

Mots-clés : Pologne, Weygand, Pilsudski, Varsovie.

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André Malraux et l’esprit guerrier Claude Franc

Colonel (er). Saint-cyrien de la promotion Maréchal de Turenne et breveté de la 102e promotion de l’École supérieure de Guerre.

« C’est avec des guerriers que les guerres se gagnent, Pas avec des militaires. »

André Malraux : L’Espoir.

Contrairement à la plupart des gens qui exercent telle ou telle profession, le soldat n’a que bien rarement l’occasion d’exercer son métier. À considérer ce terme dans son sens littéral, certains esprits peuvent même aller jusqu’à

soutenir, qu’en toute logique, le métier des armes n’est pas une profession, mais un « emploi accidentel ». Et, poussant la logique, ou le paradoxe, jusque dans ses der-niers retranchements, on peut même avancer qu’il cessa d’être une profession le jour où le « soldat de fortune » laissa la place aux « militaires de métier », soit au XVIIe siècle, lors de la guerre de Trente Ans. C’est-à-dire lorsque les troupes mer-cenaires, entretenues et employées pour des seuls buts de guerre, furent remplacées par des armées permanentes, lesquelles continuèrent à toucher une solde, quand bien même il n’y avait pas de guerre.

Nous sommes ici au cœur de l’alternative entre « militaires » et « guerriers ». Même si le « militaire » s’affirme et veut se poser comme « un professionnel de la guerre », il ne sera jamais reconnu comme un véritable guerrier. Ce dilemme entre « militaire » et « guerrier » sous-tend L’Espoir, une des œuvres maîtresses d’André Malraux, en grande partie autobiographique, où l’auteur donne libre cours à sa fabuleuse imagination pour opposer le « militaire » jusqu’au-boutiste, jusqu’à l’extrême, qui se sert de sa position pour s’emparer du pouvoir par les armes que l’État lui avait confiées pour le défendre, et le « guerrier », le citoyen espagnol, qui se lève spontanément pour s’opposer à ce pronunciamiento, même s’il n’a aucune qualification « professionnelle » pour le faire. En 1944, ayant fédéré les maquis de Corrèze, c’est en tant que commandant de la brigade Alsace-Lorraine, que le même Malraux se trouve être engagé dans les Vosges, aux côtés des « militaires » de la 1re Armée, nouvelle expérience guerrière qu’il rapporte dans Les Noyers de l’Altenbourg.

Ce sont donc ces deux expériences de « guerrier », le commandement de l’escadrille España en 1936 et de la brigade Alsace-Lorraine à la Libération par André Malraux qui vont servir de toile de fond à cette approche du « guerrier ».

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« Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il a fait, de ce qu’il peut faire », avait écrit André Malraux dans La Condition humaine. Aussi, les actes per-sonnels de Malraux, avant sa participation à la guerre d’Espagne, sont-ils impor-tants et démontrent de sa part une parfaite constante, se situer aux avant-postes de la lutte antifasciste, idéologie qui a ravagé l’Europe dans les années 1930.

Membre actif du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, aux côtés d’André Gide, il milite, dès 1933, pour la libération de Dimitrov, dirigeant de l’Internationale, arrêté en Allemagne nazie à la suite de l’incendie du Reichstag, incendie manipulé et orchestré par les nazis. Il va même, toujours en compagnie de Gide, apporter une pétition en ce sens, des intellectuels français aux dirigeants nazis. À cette occasion, il aurait, selon sa femme, rencontré Goebbels, pour la lui remettre en mains propres. Ici se pose la question de la position idéologique de Malraux. Indéniablement, il n’a jamais été marxiste. Toutefois, par efficacité dans l’action, il prône et participe à l’alliance avec les communistes pour lutter contre ce qu’il considère comme étant le mal absolu, le fascisme, qu’il soit italien, nazi en Allemagne ou, plus tard, franquiste en Espagne.

C’est à ce titre, et dans ces dispositions d’esprit que, « mettant sa peau au bout de ses idées », selon l’expression trotskiste, il fait partie de la délégation fran-çaise qui se rend à Moscou, au 1er Congrès des écrivains communistes. Au sein de cette délégation, il côtoie André Gide, Pasternak et Aragon. À Moscou, il ren-contre Maxime Gorki (1), et y prononce un discours où, s’il prône l’alignement avec l’Internationale, en termes politiques dans un souci d’efficacité, il se pose néan-moins en farouche défenseur de la liberté de pensée et d’expression de l’écrivain, dès lors qu’il quitte le terrain politique pour le domaine strictement littéraire.

Mais le destin de Malraux va basculer lors du putsch militaire espagnol contre la République. Le jour même où Franco (2) organise un pont aérien entre le Maroc et l’Espagne, le 17 juillet 1936, grâce à ses connaissances et ses relations (familiales), Malraux est envoyé par Pierre Cot, ministre de l’Air du gouvernement du Front populaire, en Espagne, pour y évaluer la « situation aérienne ». Malraux n’a strictement aucune compétence ni expérience en la matière. De retour à Paris, quarante-huit heures plus tard, il convainc le ministre et son directeur de cabinet (le préfet Jean Moulin) de l’absolue nécessité d’apporter un soutien aérien au gou-vernement espagnol, la majorité de l’armée de l’air espagnole ayant pris fait et cause pour les rebelles. Cot répartit les missions : à Jean Moulin de fournir une quinzaine de vieux avions Potez aux gouvernementaux, tandis que Malraux, mis en relation

(1) Pour avoir une idée des invraisemblables destins de cette époque, il faut savoir que Gorki, intellectuel et doctrinaire bolchévique, intime de Lénine et d’une fidélité sans bornes envers Staline, aura auparavant protégé Pechkoff qui, natu-ralisé français à l’issue de la Grande Guerre, commandera un bataillon de Légion au Maroc au cours de la Pacification conduite par Lyautey, rejoindra la France Libre, sera nommé général par de Gaulle et envoyé en tant qu’ambassadeur auprès de Chang Kaï-chek puis, avec le grade de général de corps d’armée, désigné comme chef de la mission militaire française auprès de MacArthur, proconsul au Japon, alors que la France s’engageait militairement en Indochine.(2) NDLR : Francisco Franco n’est pas l’instigateur du putsch préparé principalement par les généraux José Sanjurjo et Emilio Mola.

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avec Corniglion-Molinier (3) qu’il connaissait depuis leur raid commun de 1934 au Yémen, doit recruter des pilotes. Ce sera l’escadrille España. Tout est réalisé avant que le président Léon Blum ne se résigne, sous la pression britannique, à une poli-tique de non-intervention.

Se pose alors, une nouvelle fois, la question des relations de Malraux avec les communistes. En fait, ce sont des non-relations, Moscou ne s’étant pas encore résolu à intervenir en Espagne. En effet, le parti communiste espagnol était très minoritaire, voire marginal. Les gouvernementaux se partageaient entre les socia-listes du Partido Socialista Obrero Español (les « sociaux-traîtres »), les anarchistes (« l’ennemi de classe ») et les trotskistes (la « bête immonde »). Ce n’est que plus tard que Staline saisira l’intérêt qu’il y avait à noyauter les brigades internatio-nales (4). Negrin, chef du gouvernement espagnol, pourtant très proche des commu-nistes, s’est amèrement plaint que Moscou lui envoyait, pour se battre, plus de commissaires politiques que de colonels !

C’est dans ce contexte que Malraux a été amené à engager son escadrille. Singulière unité ! Selon tous les témoignages, la discipline y était absolument inexistante. C’était le Soviet. Malraux ne pouvait pas exercer le moindre comman-dement au sens tactique du terme, il n’avait aucune compétence, et le savait. Cependant, il était le leader, doté d’un très fort charisme, et participait systémati-quement à chacun des raids dans un poste d’exécution (mitrailleur). Tous les témoignages concordent pour souligner que les pilotes, dénués de toute motivation idéologique, mais très intéressés par les soldes élevées que payait rubis sur l’ongle le tandem Cot-Moulin (sur les fonds secrets du gouvernement français), étaient en fait de simples et bons mercenaires. Même s’ils ne comprenaient pas toujours tout ce que leur racontait le « camarade Malraux », ils avaient à son égard une forme de respect naturel et admiraient son courage physique. La simple menace d’un retour en France, seule sanction sérieuse, permettait en outre à Malraux d’asseoir un sem-blant d’autorité formelle. C’est ainsi que l’escadrille España fut engagée avec succès dans les coups d’arrêt successifs que les Républicains portaient aux rebelles dans leur marche sur Madrid, opérations au cours desquelles ils étaient forcés de se déployer. Lorsque l’escadrille, rebaptisée « escadrille Malraux », fut incorporée au sein de l’armée républicaine pour la bataille de Teruel, bien que son chef ait été « promu » lieutenant-colonel, les appréciations portées sur Malraux par le commandant de

(3) Autre destin fabuleux : démobilisé comme lieutenant d’aviation, en 1919, il devient journaliste, tout en poursuivant une riche activité aéronautique. Lors de la bataille de France, il est l’un des deux seuls pilotes de chasse à ajouter des vic-toires aériennes à son palmarès de celles de la guerre précédente. Dès 1940, il rejoint la France Libre, forme des groupes de bombardement (il confie le commandement du groupe Lorraine à Mendès France), effectue lui-même de nombreuses missions au-dessus de l’Allemagne, et achève la guerre comme général, Comair de Larminat sur le Front de l’Atlantique. Ministre de la IVe République, c’est en tant que tel, qu’à 57 ans, il bat le record de vitesse entre Paris et Marseille aux commandes d’un Mystère IV que Dassault venait de livrer à l’Armée de l’air.(4) Signe des temps, à la sortie de l’École supérieure de Guerre en 1937, les stagiaires se sont vu offrir deux places de chef d’état-major de brigades internationales, en position de détachement hors-cadre. L’un d’eux sera le capitaine Putz, cava-lier, qui sera tué comme lieutenant-colonel en Alsace, commandant de sous-groupement dans la 2e DB. Autre destin par-ticulier !

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l’aviation gouvernementale, Hidalgo de Cisneros, qui ne passait pourtant pas pour un parangon de formalisme militaire, étaient souvent peu amènes, eu égard au fonctionnement particulier de cette unité.

Malraux quitte l’Espagne en 1937. En 1938-1939, il y revient pour réaliser un film de propagande, qui s’est révélé être contre-productif : en effet, ce film illustre de façon criante les limites de l’action militaire des Républicains, qui fai-saient faire de la désignation d’objectifs par reconnaissance aérienne à de simples paysans locaux, en les embarquant dans leurs avions ; mais, totalement illettrés, ceux-ci se montraient parfaitement incapables de reporter le terrain observé sur une carte (qu’ils ne savaient d’ailleurs pas lire) ce qui, dans ce genre de missions, est rédhibitoire.

S’agissant toujours de ses relations avec les communistes, Malraux observe, à juste raison, que les anarchistes voulaient faire la révolution immédiate, tandis que les communistes espagnols voulaient d’abord bâtir une armée, vaincre le fas-cisme et faire la révolution ensuite. C’est la raison pour laquelle ils se sont montrés totalement opposés à la confiscation des terres et à leur redistribution, ce qui peut surprendre, mais est à replacer dans ce contexte. Néanmoins, en 1937, lorsque l’Internationale s’est rangée avec la force de tous ses moyens du côté des gouverne-mentaux (5), non seulement, son objectif était la lutte armée contre le franquisme, mais également la liquidation physique des trotskistes et des anarchistes. Aussi, lorsque, durant l’été, Barcelone fut le théâtre de ces combats fratricides entre gou-vernementaux du camp républicain, et que Marty (surnommé le « boucher d’Albacete ») agissait de même à la tête des Brigades internationales, Malraux s’est tu et est demeuré absolument silencieux. Il ne les a jamais dénoncés, ce que lui reproche son biographe, Jean Lacouture, qui écrit : « Sur les massacres perpétrés en Catalogne par les communistes staliniens, il y a des paroles de Malraux qui nous manqueront à jamais. »

En 1944, entré tardivement en Résistance, en liaison avec le lieutenant-colonel Jacquot (6) responsable ORA (Organisation de résistance de l’armée) de la zone, André Malraux fédère les maquis de Dordogne, de Corrèze, du Lot et du Tarn. Constituée à partir de réfugiés Alsaciens et Lorrains, c’est tout naturelle-ment, qu’il baptise son unité brigade Alsace-Lorraine. Lui-même se fait appeler « colonel Berger ». Arrêté par les Allemands, il est libéré par la libération de Toulouse, ce qui lui permet de reprendre sa place. Il parvient à faire homologuer son grade, rencontre de Lattre à Dijon et rallie la 1re Armée. Il sera engagé au sein de la 10e DI d’origine FFI, commandée par le général Billotte, essentiellement dans les Vosges, lorsque la 1re Armée prend à sa charge la défense de Strasbourg et de la

(5) Tandis que fascistes italiens et nazis allemands appuyaient le franquisme.(6) Saint-cyrien, il achèvera sa carrière comme général d’armée, commandant les forces alliées de Centre Europe à Fontainebleau de 1961 à 1964, après avoir commandé les FFA à Baden-Baden.

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Basse-Alsace, évacuée par la 7e Armée américaine, à la suite de la contre-offensive allemande dans les Ardennes de décembre 1944.

L’aumônier de la brigade, le Père Bockel, l’a définie lui-même comme étant une bande de « sauvages », des étudiants, des ouvriers et des paysans lor-rains et alsaciens. Mais, grâce à Malraux, ils ont eu le sentiment d’être beaucoup plus qu’ils ne pensaient être. En effet, pour ce qui est du commandement de sa « brigade », Malraux appliquera les mêmes principes que pour son escadrille espagnole : sur le plan opérationnel, il se reposera entièrement sur Jacquot. Mais, il faut bien comprendre que les ordres, donnés par le colonel Jacquot seul, n’auraient certainement pas eu la même portée que les mêmes ordres, conçus par Jacquot certes, mais validés par Malraux.

C’est ainsi que Malraux apportera à ses combattants, issus des maquis, cette transcendance qui leur a permis de comprendre qu’il y avait plus en eux-mêmes que ce qu’il pouvait y avoir chez un résistant ordinaire. Comme les pilotes en Espagne, ils ne comprenaient pas toujours tout ce que leur disait Malraux, mais ils le suivaient d’instinct. Malraux représentait en fait plus un emblème qu’un véri-table chef de guerre.

C’est en janvier 1945 que se situe un événement capital pour Malraux, la rupture brutale et définitive avec les communistes. Il ne jugeait plus nécessaire cette alliance de circonstance, la réalité des fascismes européens ayant disparu ou étant en train de disparaître : le fascisme italien avait sombré en août 1943, le nazisme allemand était aux abois, et Malraux, comme beaucoup de monde, pensait que le franquisme espagnol ne pourrait pas survivre à la victoire, n’imaginant pas un instant que Truman pourrait, pour des raisons de tactique politique, le main-tenir en survie. C’est avec ces idées que Malraux, qui appartenait au « Mouvement de Libération nationale », quitta sa brigade quarante-huit heures pour assister à Paris au Congrès des mouvements de Résistance. Il s’opposa à la tentative de noyautage du parti communiste sur son mouvement, imposa son indépendance idéologique et politique et limita ainsi l’emprise communiste sur la Résistance. À compter de cette date, Malraux deviendra un adversaire implacable du communisme et de l’Internationale.

La fin de la guerre devait marquer la fin de l’épopée guerrière de Malraux qui, dès lors, cumulera une carrière politique – il sera onze ans ministre d’État du Général – avec son activité littéraire.

Mais, il y eut des réminiscences : au cours d’un déjeuner auquel il assistait avec Messmer, « vieux FFL » ayant combattu dans les rangs de la 13e DBLE, Malraux, alors ministre d’État chargé des affaires culturelles voulut faire admettre par le ministre des Armées ses titres de guerre. Messmer était la franchise même, sans fard. Le dialogue suivant s’engagea (7) :

(7) Frédéric Turpin : Pierre Messmer - Le dernier gaulliste ; Paris, Perrin-Ministère des Armées, 2020, p. 188.

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Malraux : « On m’a dit que vous nous preniez pour des amateurs. » Messmer : « C’est vrai, nous avions cinq ans de guerre, et vous, cinq mois. » Malraux : « Vous oubliez que j’étais colonel dans deux armées. » Messmer : « Oui, mais colonel FFI. Et aucun capitaine de Légion n’aurait accepté d’être placé sous les ordres d’un colonel FFI. »

Le dialogue s’arrêta là. Messmer, formé au moule de la Légion, et militaire dans l’âme, n’a jamais été sensible à l’illusion lyrique en matière guerrière (8).

In fine, au-delà de cette glorification du guerrier, qui n’est en réalité que seconde, le Malraux d’avant-guerre et de la guerre a accompli le tour de force lit-téraire sans précédent – et sans doute lui en veut-on un peu pour cela – de récon-cilier l’art et l’action, à force de les brouiller inextricablement, comme il l’a fait. w

(8) Il n’empêche que c’est Messmer, alors président de l’association Présence et action du gaullisme, qui proposa et obtint le transfert des cendres d’André Malraux au Panthéon, où il repose non loin de Jean Moulin.

Mots-clés : guerre d’Espagne, Malraux, Messmer, Jean Moulin.

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HISTOIRE MILITAIRE

Les armées françaises après 1945 (1/2)

Le contexte budgétaire de l’après-guerre : ses contraintes (1) Dès la fin de la guerre en Europe, le gouvernement provisoire se préoccupe de la forme à donner à son appareil militaire d’après-guerre, autrement dit la définition du modèle d’armée et son format. Le cadre des 8 divisions du « plan d’Anfa », réarmées par les Américains en Afrique du Nord était caduc, car rompu par l’afflux des Forces fran-çaises de l’intérieur (FFI) au cours de la campagne de la Libération, ainsi que par les éléments retrouvés en métropole ou rapatriés de captivité. Le chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), le général de Gaulle, qui cumulait ses fonctions avec celles de ministre de la Défense nationale (2), était animé du désir que la France pût assumer en Europe, et hors d’Europe, toutes les responsabilités incombant normalement à une grande puissance. Il estima donc néces-saire de fixer suffisamment haut le niveau des armées françaises : un plan fut élaboré en mai et adopté le 4 juin, par le Comité de défense nationale. Ce plan, dit du 4 juin, prévoyait une Armée de terre forte de 19 divisions. Il représentait néanmoins une forte réduction par rapport aux effectifs de guerre qui avaient gonflé jusqu’à 1 200 000 hommes pour l’Armée de terre, 152 000 pour l’Armée de l’air et 85 000 pour la Marine. Soit un total d’environ 1 500 000 hommes, non compris le personnel à récupérer en Indochine ou replié en Chine, estimé à 35 000 hommes. Mais la question financière et budgétaire allait se trouver au premier plan des soucis du gouvernement. En effet, dès le mois d’août, de Gaulle a fait savoir que son inten-tion était de pouvoir présenter un projet de budget global au Parlement, dès sa réunion (3). Le gouvernement précisa également que l’ensemble des dépenses militaires devait être voisin du tiers des dépenses globales de l’État, estimées à 400 milliards, soit environ 125 milliards. Le plan du 4 juin se trouva réduit et, in fine, au terme de longs travaux, les estimations remises au chef du gouvernement fin octobre portaient sur des crédits de 87 milliards pour la Guerre (4), 14 pour les Colonies (5), 26 pour l’Armée de l’air et 30 pour la Marine, soit un total de 157 milliards, ce qui constituait un impor-tant excédent par rapport aux 125 milliards qui avaient été arrêtés, pour cette construc-tion budgétaire. Une réduction dans les dépenses, qui inexorablement devait aboutir à une réduction du format, s’avérait inéluctable. Ce fut l’objet de plusieurs séances du Comité de défense nationale. Au prix de la suppression de trois divisions dans la maquette de l’Armée de terre, de la limitation du parc aérien à 1 000 avions dans celle

(1) Les données chiffrées indiquées dans cet article proviennent des livraisons de la Revue des questions de défense nationale de juillet 1945 à juin 1946.(2) Son titre exact dans le gouvernement, à l’issue des élections, le 21 novembre 1945, est président du conseil, chef des armées.(3) Les élections d’une Assemblée constituante étaient arrêtées à la date du 15 octobre, selon un mode de scrutin de liste, à la proportionnelle. C’était mettre le doigt dans l’engrenage de la toute-puissance des partis.(4) L’Armée de terre, l’appellation d’Ancien Régime de ministre de la Guerre ayant perduré.(5) Depuis 1900, les troupes coloniales se trouvaient distinctes des troupes métropolitaines, ce qui fait que leurs dépenses de fonctionnement et d’équipement apparaissaient sur le budget des Colonies.

Revue Défense Nationale n° 836 - Janvier 2021118

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de l’Armée de l’air, et du report de la modernisation des grands bâtiments dans la Marine, des économies de l’ordre de 11 milliards pour l’Armée de terre et de 4 à 5 pour l’Air et la Marine étaient ainsi rendues possible, ce qui aboutissait également, par la force des choses, à une maquette d’effectifs réduite : 500 000 hommes pour l’Armée de terre (Gendarmerie exclue), 90 000 pour l’Armée de l’air et 65 000 pour la Marine. Ainsi, l’ensemble des dépenses militaires aurait atteint, fin 1945, la somme de 137 mil-liards, mais comme les dépenses de l’aéronautique civile ont été inscrites au budget de l’Air, le ministre de l’Air coiffant l’aéronautique civile (Air France), le budget global s’élève donc à 167 milliards de francs.

Toutefois, à l’époque, les crédits de paiement n’étaient pas votés annuellement, ils étaient alloués, sur vote du Parlement, soit trimestriellement, soit même mensuelle-ment, les douzièmes. C’est ainsi qu’en janvier 1946, le Parlement fut saisi d’une demande de crédits pour trois mois. Il fallut que le chef du gouvernement mît la menace de sa démission dans la balance pour faire aboutir ce vote. La leçon ne sera pas oubliée par de Gaulle. Pour le trimestre, 39 milliards furent donc alloués à la défense nationale, dont 21,1 aux Armées, 14,8 à l’Armement et 3,3 aux Colonies.

Il semblait donc, en janvier 1946, que l’on s’acheminait vers la réalisation effective du plan de 500 000 hommes, lequel impliquait un service militaire de quinze mois, lorsque survint, le 20 janvier, la crise provoquée par la démission du général de Gaulle. La conjugaison de la crise financière et de l’absence dorénavant de l’intransigeance du général de Gaulle sur les questions militaires, fit que le ministre des Finances du nou-veau gouvernement Gouin (6), put rechercher la réalisation d’économies massives, notamment dans le domaine militaire. Il proposa donc deux séries de mesures ; d’une part, la réduction des effectifs de l’Armée de terre à 400 000 hommes (Gendarmerie comprise), 345 000 hommes en fait, 50 000 pour l’Armée de l’air et 45 000 pour la Marine. D’autre part, il limitait les dépenses de fonctionnement à un douzième, se montant à 8 milliards de francs, soit 96 milliards annuels, à l’heure où il apparaissait déjà que les 39 milliards votés pour trois mois se révéleraient insuffisants : la dévalua-tion de l’automne précédent causait un net accroissement des dépenses pour les Colonies, et l’augmentation du coût de la vie (l’inflation) comme les difficultés de résorption du trop-plein d’effectifs – problème à la fois de commandement et d’ordre législatif – alourdissaient également les budgets de la Guerre et de l’Air.

Au total, 8 à 9 milliards supplémentaires étaient nécessaires pour le Premier trimestre, ce qui portait les crédits pour cette période à 48 milliards, soit 18 milliards mensuels, le double de ce que le ministre était décidé à consentir. Les chefs militaires (Juin à la Défense nationale et de Lattre à la Guerre) firent remarquer que, déduction faite des 220 000 hommes des colonies et en Afrique du Nord, ainsi que des 55 000 gendarmes, il ne resterait plus en Europe que 125 000 hommes pour assurer les charges d’occupa-tion en Allemagne et en Autriche, l’instruction du contingent et le fonctionnement de services. Ce chiffre était, à lui seul, inférieur à l’effectif des militaires servant alors sous contrat en France et en occupation. Il est également inférieur aux effectifs d’un contin-gent, calculé sur la base d’un service réduit à six mois. Finalement, à l’issue de longues discussions, l’arbitrage s’arrêta, pour l’exercice 1946, sur un plafond de 140 milliards, étant entendu que les dépenses de fonctionnement courant seraient réduites à 8 milliards

(6) André Philip, appartenant à la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO).

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par mois, dès qu’une situation régulière serait obtenue. Quant aux maquettes d’armée, il fut entendu de les réaliser en deux phases : un premier niveau pour l’Armée de terre cor-respond à 460 000 hommes, incluant les gendarmes, ce qui revient à 405 000 hommes, 65 000 hommes pour l’Armée de l’air et 55 000 pour la Marine. Ultérieurement, c’est-à-dire « à l’issue de la pacification de l’Indochine », ce qui en dit long sur l’illusion dans laquelle baignaient aussi bien le monde politique que le commandement, les effec-tifs seront alors compressés pour atteindre le voisinage de ceux proposés par le ministre des Finances.

Dans la pratique et dans l’immédiat, deux séries de problèmes vont se poser.

D’abord, des problèmes d’ordre financiers et législatifs : pour l’Armée de terre, comment réduire les coûts de fonctionnement et les dépenses des services, de façon à entretenir avec les crédits alloués une armée de 405 000 hommes, dont plus de la moitié se trouve stationnée hors d’Europe ? De Lattre, chef d’état-major, tranche dans le vif. Il réduit le nombre des régions métropolitaines de 20 à 10, ce qui lui permet un allègement considérable de la charge territoriale avec, en corollaire, la perte de 10 postes de généraux de corps d’armée (7). Il faudra également reclasser le personnel que l’armée ne pourra plus conserver. À cet égard, il conviendra de faire cesser l’incertitude, qui mine le moral, source d’un malaise grandissant.

Ensuite, un second train de mesures ressort du sous-chef Organisation-Effectifs que s’est choisi de Lattre, le général Henri Zeller. Ces mesures concernent l’organisation de la nouvelle armée. Avant la fin du mois de mai 1946, il faudra libérer la classe 1943, et réduire les engagements, sans toutefois, compromettre l’avenir puis, dès que la situa-tion sera assainie, incorporer une fraction de la classe 1946, et l’instruire. À cet égard, un service militaire d’une durée de huit mois semble le minimum compatible avec une instruction militaire, susceptible de porter ses fruits. Quant au nombre des grandes unités stationnées en Europe, leur réduction à l’équivalent des grandes unités du « plan d’Anfa », va poser des problèmes délicats de regroupement. Le général Zeller propose que la composante opérationnelle de l’Armée de terre, après suppression de l’échelon divisionnaire, soit articulée autour d’une vingtaine de groupements (Combat Team pour les groupements d’infanterie, Combat Command pour les groupements blindés), qui hériteront à peu près exactement du matériel du programme d’Anfa. Ainsi, l’Armée de terre en est-elle revenue là, où elle en était en août 1944, les matériels étant demeurés grosso modo au même niveau que celui de la Libération. Outre les effectifs, l’équipement constitue, en effet, le second aspect discriminant pour déterminer une maquette d’armée. Il en va de même pour les appareils de l’Armée de l’air et du tonnage de la Flotte.

La réorganisation de l’Armée de terre de 1946

Les décisions arrêtées au Comité de la défense nationale des 11 février et 8 mars 1946 concernant la réduction des effectifs et l’allègement des crédits alloués aux départe-ments militaires imposent à l’Armée de terre un effort considérable de compression. Pour le milieu de l’année 1946, les effectifs à réaliser sont de 405 000, hors gendarmes, dont 116 000 aux colonies. Il reste donc 344 000 hommes pour l’Europe et le bassin méditerranéen. La répartition arrêtée en a été de 102 000 hommes pour l’Afrique du

(7) C’est à cette occasion, qu’à Alger, le 19e Corps est devenu la 10e Région.

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Nord et le Levant (8), 75 000 pour l’Allemagne, 7 000 pour l’Autriche et 110 000 hommes pour la métropole, auxquels il faut ajouter 55 000 gardes et gendarmes.

Les forces terrestres comprendront une division aéroportée, seule grande unité à conserver une structure divisionnaire, qu’il faudra doter d’un équipement adéquat et dont la mise sur pied constituera la priorité de l’année. Dans les colonies, la réorgani-sation des unités demandera, pour les plus éloignées, de longs délais, en raison de la pénurie de moyens de transport pour y acheminer des équipements modernes. Il est à noter, signe des temps, que l’Indochine ne constitue pas un théâtre identifié et qu’elle est considérée comme faisant partie des colonies, au même titre que les autres terri-toires. Ce hiatus pèsera de plus en plus lourd sur l’organisation des forces terrestres. En ce qui concerne l’Afrique du Nord, il a été estimé qu’en raison des réductions sensibles opérées sur les forces en Europe, un matériel suffisant sera rendu disponible et pourra, dès 1946, être envoyé de l’autre côté de la Méditerranée. Ainsi, les huit groupes mobiles (GM), formations interarmes correspondant aux groupements en Europe, prévus au Maroc, en Algérie et en Tunisie, pourront être mis sur pied. À ces huit GM, s’ajouteront les tabors marocains, rapatriés au Maroc, après avoir fait campagne et commencé à participer à l’occupation en Allemagne, ainsi que les unités statiques – bataillons de tirailleurs, notamment – destinés aux principales garnisons.

Pour ce qui est des forces en Europe, le niveau divisionnaire a été supprimé et remplacé par une vingtaine de groupements tactiques qui en sont issus. Un certain nombre d’éléments organiques divisionnaires constitués de formations de commandement, d’appuis et de soutien, associés à tels ou tels groupements seront susceptibles, le cas échéant, de constituer éventuellement des grandes unités. Mais la plupart de ces grou-pements étaient destinés à demeurer indépendants, et c’est en leur sein que l’instruction des cadres et de la troupe pourra y être conduite. Une fois le personnel instruit, ces grou-pements seront susceptibles de conduire des opérations de guerre. Il est estimé que quatre à six mois, soit la moitié de la durée du service militaire, sont nécessaires pour que les recrues incorporées soient instruites ; il est donc admis que la moitié de ces groupements est disponible, tandis que l’autre moitié est à l’instruction. Ces groupements, ainsi que les éléments divisionnaires mentionnés plus haut, et renforcés d’unités de réserve géné-rale, ont formé l’ossature des troupes d’occupation en Allemagne et en Autriche.

Cependant, devant la nécessité d’instruire un nombre d’appelés beaucoup plus élevé que les effectifs de cette vingtaine de groupements, le général Zeller propose la création d’unités territoriales chargées de l’instruction de ces recrues, et héritières des traditions des régiments auxquels nos provinces étaient unies par des liens forgés au cours du temps. Dans chacune des neuf régions militaires, une demi-brigade d’infanterie a été constituée, ainsi que quelques unités des autres armes. De Lattre, qui approuve l’idée, décide que l’instruction ne sera plus dispensée dans les vieilles casernes et quartiers nau-séabonds d’autrefois, mais en plein air, dans des camps, dits « légers ». L’aménagement de ces camps s’est poursuivi activement, mais Paul Coste-Floret, ministre de la Guerre (de janvier à octobre 1947), n’ayant pas été convaincu par cette idée, n’y apporte aucun soutien, si bien que les directions de services, autorités ordonnatrices de leurs crédits, parviennent, discrètement, mais sûrement, à faire enterrer le projet, à bas bruit. Cette expérience des camps légers a donc été victime de la mésentente entre de Lattre

(8) D’où nos forces seront rapidement rapatriées.

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et son ministre, Coste-Floret. Dès mars 1947, celui-ci obtient d’ailleurs la relève de De Lattre dans ses fonctions de chef d’état-major de l’armée, et le remplace par Revers, l’ancien chef de l’Organisation de résistance de l’armée (ORA). De Lattre ne conserve que les fonctions d’inspecteur général de l’armée et de vice-président du Conseil supé-rieur de la Guerre. Perdant la tutelle sur l’état-major de l’armée, il perd la main sur les crédits. Le projet des camps légers est stoppé. Seuls subsistent ceux déjà construits et occupés.

La Marine en 1946

À la fin des hostilités, la Flotte de guerre comptait 360 000 tonnes de bâtiments fran-çais, tonnage auquel s’ajoutent les 80 000 tonnes cédées par les Alliés. Compte tenu des compressions budgétaires exposées plus haut, le tonnage global de la Flotte a été ramené à 360 000 tonnes, dont 300 000 tonnes de navires de combat et 60 000 de navires auxiliaires. Parallèlement, les effectifs ont été réduits, comme indiqué, pour aboutir à un plan d’armement devant, par paliers successifs, aboutir à des effectifs limi-tés à 45 000 hommes. Aux termes de la loi de finances pour l’année 1946, les crédits accordés à la Marine représentent 8,60 % du montant global du budget alloué au ministère des Armées, soit 2,447 milliards de francs.

Trois missions essentielles sont assignées à la Marine.

D’abord les dragages, dont l’urgence se concrétise par les accidents répétitifs qui sont survenus, en dépit de l’énormité de l’effort déjà entrepris dans ce domaine. Environ une centaine de bâtiments avec 5 000 hommes d’équipage ont été affectés à cette tâche. Si la Méditerranée a été quasiment déblayée en 1946, trois autres années seront nécessaires pour nettoyer la zone française de la Manche et les côtes du golfe de Gascogne, tant à cause des obstacles naturels (mauvais temps, marées et courants) que de la difficulté de repérer les mines, très nombreuses et très dispersées, souvent larguées au hasard par l’aviation alliée devant les bases sous-marines de l’ennemi.

Plus coûteuses en moyens et en effectifs que les dragages, les opérations d’Indochine commencent en 1946. Ce nouvel engagement va rapidement amener la constitution des Forces navales d’Extrême-Orient, dont le premier commandant aura été le vice-amiral Auboyneau, l’ancien commandant des Forces navales françaises libres (FNFL). Les missions opérationnelles sur le théâtre, bombardements, débarquements et patrouilles, conjuguées avec le transport de personnel et de matériel entre la métropole et le théâtre indochinois, faute de tonnage marchand, vont absorber près de 160 000 tonnes, soit la moitié de la flotte armée. Leur action s’est fait sentir depuis le rétablissement des communications entre la Cochinchine et le Sud Annam jusqu’à l’affermissement de la reprise de Nha Trang. Mais, c’est essentiellement au nord, au Tonkin, que leur rôle a été déterminant, en permettant le débarquement du corps expéditionnaire à Haïphong, en mars 1946, opération sans laquelle il eût été impossible que la France reprît pied au Tonkin. Plus tard dans l’année, toujours à Haïphong, alors que de graves événements s’y déroulaient, les unités navales, qui avaient remonté le chenal, ont fourni aux unités ter-restres engagées dans des combats sévères, l’appui feu dont elles avaient besoin.

Enfin, la Marine, suppléant nos trop rares paquebots, assurait la navette entre la métro-pole, l’Afrique du Nord et l’Afrique Noire, tant au profit de civils, que du personnel militaire. C’est ainsi que, depuis la fin de la guerre, en un an, plus de 150 000 officiers,

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sous-officiers et hommes de troupe, dont un grand nombre de soldats indigènes rapatriés ont été transportés par ses bâtiments. Au cours du seul mois de jan-vier 1946, les croiseurs de la Marine de guerre et le porte-avions Dixmude ont ache-miné 16 000 hommes de la métropole vers l’Afrique du Nord.

Par ailleurs, pour ne pas être rapidement déclassée, l’intégralité de ses bâtiments datant de l’avant-guerre, la Marine se doit de préparer l’avenir, c’est-à-dire la réparation et le développement de ses arsenaux, faute desquels il est tout simplement impossible d’entre-tenir une flotte de guerre ; il s’agit également de l’achèvement des modernisations en cours et, enfin, de l’élaboration d’un programme de constructions nouvelles, toutes opérations largement délaissées au sortir de la guerre. Début 1946, l’effort de rénova-tion de la Flotte portait essentiellement sur la poursuite de travaux en cours sur le Jean Bart (il ne sera achevé qu’en 1955), un torpilleur, quatre avisos, quatre sous-marins et quinze vedettes, soit peu de choses. Aucune construction n’était encore entreprise, ni même déjà planifiée. C’est dire s’il était urgent de lancer l’effort en ces domaines.

Même si la Marine devait nécessairement consentir, au même titre que les autres armées à de sévères restrictions de crédits, celles-ci pouvaient difficilement porter sur la Flotte elle-même, compte tenu des missions qui étaient les siennes, la charge des Forces navales d’Extrême-Orient, ne cessant de croître. C’est au sein du personnel non embarqué, ainsi que sur les établissements à terre que ces restrictions ont porté (ferme-ture ou mise en sommeil d’arsenaux, de bases ou de points d’appui). L’achèvement de certaines unités a été différé, l’exemple du Jean Bart étant significatif, puisqu’il aura fallu dix ans pour l’achever, ce qui fait qu’au moment de son entrée officielle en service, en 1955, l’heure n’était plus aux grands cuirassés de 35 000 tonnes !

Les contraintes de l’Armée de l’air en 1946

L’été 1945, au moment où la guerre prend fin, l’Armée de l’air, comme les autres armées, se trouve confrontée à trois grands défis : se réorganiser sur une structure de temps de paix, définir ses missions et préparer l’avenir.

La défaite de 1940, l’armée d’armistice, les Forces aériennes françaises libres (FAFL), l’occupation, la rénovation des forces aériennes d’Afrique et la Résistance avaient conduit, comme dans les autres armées, à la juxtaposition au sein de l’Armée de l’air d’un certain nombre de chapelles, souvent rivales, de nature à miner son unité. D’autres clivages apparaissent, spécifiques à l’Armée de l’air, propres à la formation de pilotage reçue en école française, américaine ou canadienne, et également les procé-dures utilisées et les types d’appareils employés, selon le commandement américain ou britannique auquel ces formations aériennes se sont trouvées subordonnées.

À cette situation, vient s’ajouter la présence à la tête du ministère de l’Air de deux ministres communistes successifs, Fernand Grenier puis Charles Tillon, qui suscite quand même dans le milieu militaire une certaine retenue à leur égard. Cela dit, leur action à la tête de leur ministère n’a pas été néfaste à l’armée dont ils avaient la charge.

Les problèmes d’organisation sont gigantesques, et ils appellent une solution rapide : il s’agit de définir une nouvelle organisation des forces aériennes, en intégrant les enseignements du conflit qui vient de s’achever tout en respectant les contraintes budgétaires évoquées plus haut, de rouvrir l’École de l’air, de relancer l’enseignement

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militaire supérieur aérien, de définir une politique du personnel, une politique d’emploi et d’entretien des appareils et, enfin, de lancer un plan global d’infrastructures aériennes, adaptées à une aviation moderne.

La première chose à faire pour entreprendre tous ces travaux est la restauration d’une administration centrale, l’état-major de l’air, installé à Balard. Du général Valin en 1944, jusqu’au général Léchères, en 1948, l’Armée de l’air va connaître cinq chefs d’état-major successifs, ce qui constitue un signe manifeste de malaise.

Un des gros problèmes qui s’est posé à l’Armée de l’air renaissante a été de définir une politique du personnel correspondant aux réductions d’effectifs induits par les contraintes budgétaires. Alors que le pouvoir politique était naturellement méfiant à l’égard des grandes écoles militaires et privilégiait l’intégration par amalgame du per-sonnel issu de la Résistance, l’Armée de l’air sut jouer de sa spécificité pour rouvrir l’École de l’air à Salon-de-Provence, ainsi que l’enseignement militaire supérieur par l’ouverture d’un Centre d’enseignement supérieur aérien, confié au général Gérardot.

Pour ce qui est de l’organisation proprement dite des forces aériennes, la loi de 1934, fon-datrice de l’Armée de l’air avait privilégié le commandement territorial fondé sur les régions aériennes, au détriment de grands commandements fonctionnels, bombardement, chasse, transport. C’est donc tout naturellement que, dès 1945, l’Armée de l’air renoue avec une organisation territoriale, assez proche de celle d’avant-guerre. En novembre 1946, sans remettre en cause les dispositions de la loi de 1934, le 1er Commandement aérien tactique (CATAC) fusionne avec la 1re région aérienne et le commandement des écoles avec la 3e. Comme la Marine, l’Air aura une région en Afrique du Nord et une en Afrique, englobant l’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale fran-çaise (AEF).

Concernant le parc aérien et son entretien, la situation n’est guère brillante. Il est essentiellement représenté par les appareils fournis par les Alliés au cours du conflit. Mais les pièces de rechange manquent cruellement, si bien que les unités de mainte-nance doivent souvent recourir au discutable procédé de « cannibalisation » (9), qui a pour effet bien connu d’aboutir à une diminution rapide du nombre des appareils dis-ponibles. Il va être urgent de relancer la production industrielle nationale ou de recou-rir, une nouvelle fois, à l’aide alliée, américaine notamment. Limitée à 50 000 hommes, l’Armée de l’air ne peut alors que déployer 500 avions de première ligne – chasse et transport – et ne former que 200 pilotes par an.

La situation des infrastructures aériennes est meilleure. Si les bases aériennes sont en piètre état concernant les bâtiments et les hangars, en revanche les Allemands ont laissé en France quantité de pistes en dur (en béton), alors que dans la période d’avant-guerre, la piste en herbe était encore souvent la règle.

Une querelle de doctrine sous forte contrainte budgétaire

En 1946, une grave divergence de vues doctrinale a violemment opposé l’état-major de la défense nationale (Juin) à l’état-major de l’air (Bouscat). En premier lieu, le géné-ral Juin, reprenant des arguments qui avaient été avancés au début des années 1930

(9) Il s’agit d’un procédé qui consiste à prendre des pièces sur un appareil pour les remonter sur un autre.

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pour s’opposer à l’autonomie d’une Armée de l’air naissante, s’accrochait à l’idée selon laquelle elle devait limiter son champ d’action à la fourniture d’un appui aux forces ter-restres, engagées dans le combat au sol. Quant à la conquête et la maîtrise de l’air, elle serait dès lors abandonnée aux « Grands Alliés ». Les aviateurs envisagent les choses sous un tout autre angle, reprenant en cela les idées néo-douhétistes qui avaient nourri leurs cénacles de réflexion avant-guerre : tout engagement terrestre se doit d’être pré-cédé d’une phase purement aérienne, durant laquelle les capacités aériennes adverses seraient détruites, de manière à acquérir et conserver la maîtrise de l’espace aérien du théâtre d’opérations. En second lieu, outre la « bataille aérienne », le rôle de l’Armée de l’air devait relever du niveau stratégique, par des frappes dans la profondeur du théâtre (10).

Pour expliquer cette incompréhension mutuelle, les aviateurs ont mis en avant le fait qu’aucun chef « terrien », et Juin en particulier, n’avait au cours de la guerre exercé des responsabilités de commandement à l’échelon du théâtre, niveau auquel il aurait eu à connaître la manœuvre d’ensemble des moyens aériens. En conséquence, ils n’en per-cevaient que ce qu’ils en avaient mesuré au niveau tactique, c’est-à-dire l’appui direct au sol. Même si elle se base sur des faits avérés, le niveau de commandement exercé par Juin en Italie, cette approche paraît toutefois réductrice et s’apparente un peu à un pro-cès d’intention envers le chef d’état-major de la défense nationale, le général Juin.

En fait, cette querelle se place bien dans le contexte général des arbitrages budgétaires à rendre, à une époque marquée par de fortes compressions de cet ordre. Accepter les thèses défendues par l’Armée de l’air conduirait tout naturellement et logiquement, à lui consentir des moyens importants. Dans la conjoncture budgétaire du moment, qui impose une réduction drastique des budgets militaires, cet accroissement des moyens aériens ne pourrait dès lors s’effectuer, que par prélèvement sur des crédits accordés à une autre armée. La Marine étant dans une situation difficile, les crédits manquent autant pour moderniser que pour achever les constructions en cours, ce serait donc l’Armée de terre qui se verrait amputer d’une nouvelle tranche de crédits. Mais cette armée a déjà vu fondre ses effectifs et réduire le volume de ses grandes unités, alors que de graves nuages s’amoncellent en Indochine et à Madagascar. En outre, une nouvelle réduction des effectifs terrestres poserait des problèmes insolubles, dans la mesure où la conscription perdrait sa raison d’être, ce qui est politiquement inenvisageable. En outre, la mise sur pied du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, unique-ment sur la base de volontaires engagés, risquerait également d’être remise en cause.

On est loin des querelles de clocher entre armées, évoquées rapidement par des esprits un peu simplistes. C’est ici que résident les fondements de la décision politique de suivre les avis du général Juin, et pas ceux défendus par l’Armée de l’air. Ce faisant, le nouveau chef d’état-major de l’air, Paul Gérardot, qui avait succédé à René Bouscat, s’est fait l’apôtre inconditionnel et passionné de la « nouvelle école » aérienne, pour faire un

(10) Ces thèses de Bouscat, reprises par son successeur, Gérardot, au nom des enseignements tirés du conflit qui venait de prendre fin, appellent quelques nuances. Certes, la destruction préalable du potentiel aérien adverse avant l’engagement au sol s’est révélée déterminante pour la victoire d’Israël, lors de la guerre des Six Jours, lorsque l’aviation israélienne a détruit au sol la quasi-intégralité de son homologue égyptienne, ôtant ainsi aux armées de Nasser beaucoup de leur liberté d’action. En revanche, les enseignements du second conflit mondial n’ont jamais validé le bien-fondé des frappes aériennes stratégiques, tant alliées qu’allemandes sur les agglomérations adverses, en vue de réduire à zéro le moral de leur population. C’est même l’effet inverse qui se produisit. Les mêmes faits aboutirent à des résultats identiques à l’occasion des frappes américaines sur la population vietnamienne.

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parallèle avec la Marine d’avant 1914. Comme ses thèses n’ont pas été retenues, il a été débarqué. Soutenu par le ministre de la Défense nationale, Michelet, il a été complète-ment « lâché » par son ministre de tutelle, Maroselli, secrétaire d’État à l’air, ce qui a créé un profond ressentiment au sein de l’Armée de l’air. En conclusion, les armées issues du second conflit mondial sont exsangues, ne sont plus, bien souvent, que l’ombre de ce qu’elles étaient en mai 1945, et tout effort de rénovation en profondeur demeurait contraint par les impératifs budgétaires, le pays étant ruiné. Le destin de l’outil de défense du pays est donc tributaire de son relève-ment économique, il n’est donc pas illogique que le sursaut salvateur soit venu du plan Marshall, dont l’objectif visait à la reconstruction globale des économies européennes, ruinées par la guerre.

À suivre…

Claude Franc

Mots-clés : GPRF, 1945, 1946, arbitrage.

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L’Amiral Alain Coldefy a-t-il eu plusieurs vies ? Une seule en réalité, mais incontestablement bien remplie ! En nous offrant ses mémoires, l’ancien président de la Revue Défense Nationale nous propose bien plus qu’un simple récit, mais une réflexion de haut vol sur la France, sa défense, ses armées, son industrie, sa jeunesse… et son avenir maritime. Alliant humilité et érudition, celui qui fut le

premier major général des armées au tournant du siècle nous emmène d’abord – uni-forme oblige – sur les théâtres d’opérations aéromaritimes où il servit durant plus de trente années : le Pacifique (commandant de La Paimpolaise), la Méditerranée (le Liban et la Libye), l’océan Indien (l’opération Prométhée à la fin des années 1980) et enfin l’Adriatique (comme commandant du Clemenceau durant les conflits en ex-Yougoslavie au début des années 1990, puis comme commandant du groupe aéronaval à bord du Foch durant la guerre du Kosovo en 1999). Du patrouilleur polynésien aux porte-avions en passant par l’escorteur d’escadre Du Chayla, l’Amiral Coldefy témoigne ainsi du parcours d’un marin qui a traversé la guerre froide (il entre à l’École navale en 1965) pour en sortir dans le dernier tiers de sa carrière, durant lequel il affrontera les nouvelles crises apparues sous l’effet du dégel du bloc de l’Est. Abordée de manière thématique, cette carrière opérationnelle sous la plume de l’Amiral Coldefy, donne l’occasion à de nombreuses réflexions sur le métier d’officier de marine, sur la force des équipages des bâtiments de combat (fondée au premier chef sur l’appli-cation de règles communes) et sur le rapport de l’homme à la mer. Des souvenirs d’officier général, comme il en existe déjà tant, pourrait-on penser ? Il n’en est rien. Car Amiral - Du sel et des étoiles se situe à la confluence d’une riche expé-rience opérationnelle, d’une pratique des relations internationales à haut niveau et d’un parcours particulièrement varié en dehors des armées à partir de 2006… car « la marine mène à tout, à condition d’en sortir » se plaît à répéter l’auteur. Et cette richesse confère une singulière hauteur au propos de l’Amiral Coldefy lorsqu’il évoque les « grands dossiers » dans les derniers chapitres de son ouvrage. Celui qui fut conseiller du président d’EADS pendant plusieurs années propose ainsi une analyse pénétrante sur la stratégie industrielle française, en élargissant son propos à une Europe qui manque cruellement de vision prospective dans ce domaine. S’y ajoute son expérience des relations internationales, qui donne lieu à des pages percu-tantes sur le rapport de la France à l’Otan, sur les conséquences du Brexit ou encore sur la raison d’être des armées. L’Amiral fait également parler son expérience des cabi-nets (il servit notamment dans les cabinets militaires de François Léotard et de Charles Millon) pour donner un éclairage sur les équilibres à la jointure entre les mondes poli-tique et militaire, avec des développements profonds sur la responsabilité du politique dans les choix touchant à la défense ; major général des armées au sortir de la séquence budgétaire 1997-2002 particulièrement rude pour les armées, celui qui a pu comparer les mondes militaire et industriel durant sa vie souligne ainsi avec force les conséquences

Alain Coldefy  : Amiral - Du sel et des étoiles  ; Favre, 2020 ; 254 pages.

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concrètes de « choix de gestion » court-termistes : « quand un industriel fait de mauvais choix stratégiques, ses actionnaires se retrouvent tout nus au vestiaire à la fin de la par-tie. Quand un pays fait de mauvais choix pour sa défense, ses soldats se retrouvent au cimetière à la fin de la partie ». Mais c’est surtout le plaidoyer de l’Amiral en faveur de la vocation maritime de la France que l’on retiendra. Un plaidoyer argumenté et réaliste, loin du lyrisme que l’on peut parfois déplorer chez certains auteurs, qui n’est pas uniquement celui d’un amiral de la Marine nationale, mais celui d’un ancien président de l’Académie de marine qui pense le fait maritime dans sa globalité, du commerce à l’exploitation halieutique en passant par la recherche et la défense. « Notre avenir est maritime, c’est une évidence » : la lecture des pages d’Alain Coldefy suffit à s’en convaincre. Amiral - Du sel et des étoiles est donc le récit d’un grand monsieur, d’un Français qui a fait le choix de servir son pays en 1965 et qui depuis s’y est tenu avec force. À l’heure où les « modèles » ne sont pas légions, les plus jeunes trouveront dans cet ouvrage une belle source d’inspiration.

Thibault Lavernhe

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Nous voici le 2 août 1990, poste télé allumé pour le JT du matin d’Antenne 2. Ce petit matin, le monde apprend que Saddam Hussein vient de lancer ses troupes à l’assaut du petit royaume du Koweït. Il y a trente ans, le monde a basculé dans une crise d’un nouveau genre qui, au passage, douche d’un coup les dividendes

de la paix espérés suite à l’effondrement du bloc de l’Est et avec lui, du mur de Berlin. Nous avons le livre le plus abouti sur War in the Gulf. Fin connaisseur de l’univers militaire et du Moyen-Orient, Valéry Rousset s’y est replongé. La guerre du Golfe en 1991, c’est une mobilisation américaine inédite, la plus importante depuis le Vietnam, une coalition de plus de trente États. Après un premier ouvrage en 1996, vite épuisé, et fort de vingt-cinq ans d’études et de rencontres aux États-Unis, en Europe et au Moyen-Orient, il revisite ici le dossier en y ajoutant, pour la première fois, des sources irakiennes saisies lors de l’invasion de 2003 et des documents américains déclassifiés. Inaugurant un nouveau type d’intervention armée, Desert Shield puis Desert Storm ont servi de référence aux engagements ultérieurs dans les Balkans, en Afghanistan et au Moyen-Orient. Démonstration de l’efficacité technologique du Pentagone, la manœuvre du général Schwarzkopf reste encore et toujours une référence. On retrouvera, intégré à l’analyse opérationnelle, le rôle des plateformes majeures de combat. En 2020, une bonne part des matériels de Desert Storm sont encore des conflits d’aujourd’hui : chars Abrams et Bradley, F-15, F-16, B-52, jusqu’aux missiles de croisière, promis à un grand avenir, cela à compter du déclenchement de Desert Storm, ce 17 janvier 1991. L’analyse insiste sur l’invisible, et ce fut déterminant : le spatial. Pour nos jeunes généra-tions, c’est durant la guerre du Golfe que le GPS connaît le baptême du feu. Dans ce

Valéry Rousset  : La Guerre à ciel ouvert – Irak 1991, la victoire rêvée ; Éditions Decoopman, 2020 ; 432 pages.

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livre, le lecteur est plongé dans l’opérationnel, du cockpit d’un F-117 aux centres de commandement, au sol ou en vol. Tel est l’autre attrait de ce livre. Insistant sur le lien entre manœuvre et technologies, entre renseignement et décision, Valéry Rousset revient sur les modes d’intervention à l’ère de l’information et des architectures info-centrée de commandement, une approche qui donne toute sa place aux nouvelles infrastructures spatiales, d’où le choix de la couverture. Plus encore, il y a le recul du temps, les réalités, faits et effets de la guerre. Le retour sur le duel de missiles entre Scud et Patriot est à cet égard édifiant. « Victoire idéalisée en tout cas, la guerre du Golfe est née de l’affronte-ment symétrique de la guerre froide. Elle est à la fois ancrée dans le XXe siècle, et annon-ciatrice des conflits d’aujourd’hui centrés sur la maîtrise de l’information. Le contexte actuel au Moyen-Orient révèle également ses prolongements. » Telle est la vision que l’auteur veut partager avec nous. À l’inverse du produit « vendu » par le Pentagone et CNN en 1990, Desert Storm ne fut pas une guerre « zéro mort », l’expression du moment. Le texte est travaillé, idem le choix des 400 photos et les cartes dynamiques. Chacune est enrichie d’une légende détaillée, ce qui nous donne pratiquement deux livres en un seul. Les titres de chapitres donnent le ton de ce récit haletant : « Au théâtre l’espace » ; « Nos alliés les électrons » ; « La stratégie du KO » ; « L’aigle et le scorpion ». Consultant sur les grands médias d’information, Sciences Po Paris, Valéry Rousset est un expert internatio-nal reconnu sur les enjeux de stratégie et de technologie. Emmanuel Chiva, directeur de l’Agence de l’innovation de défense au ministère des Armées a tenu à préfacer ce travail, tant la guerre du Golfe fut le moteur d’un nouveau processus d’innovation dans les armées. La Guerre à ciel ouvert – Irak 1991 est à recommander, vivement, tant il n’existe aucun écrit en français aussi analytique et complet sur cet épisode, point de départ d’une redéfinition en profondeur du concept de défense français.

Philippe Wodka-Gallien

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Quelle image les Français ont-ils gardée de Pierre Messmer (1916-2007) ? À l’évidence, et Frédéric Turpin le rappelle dans cette bio-graphie extrêmement réussie, ce n’est pas l’austère second Premier ministre du président Pompidou qui s’est imprimé dans la mémoire collective. Est-ce l’élu lorrain, député (1968-1988) et maire (1971-1989) de Sarrebourg ? Ou encore le chancelier de

l’Institut de France (1999-2005) ? Plus sûrement peut-être le ministre des Armées du général de Gaulle (1960-1969) et le combattant de Bir Hakeim, compagnon de la Libération… D’ailleurs, cet ouvrage est coédité par le ministère des Armées. En treize chapitres, le professeur d’histoire contemporaine de l’université Savoie-Mont Blanc ressuscite un homme bâti pour l’action. Né au temps des colonies, Pierre Messmer se formera à l’École nationale de la France d’Outre-Mer. Témoin dans sa jeu-nesse de la montée du danger fasciste, le jeune Messmer se sent proche des socialistes

Frédéric Turpin : Pierre Messmer – Le dernier gaulliste ; Perrin-Ministère des Armées, 2020, 446 pages.

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avec lesquels il travaillera en bonne intelligence sous la IVe République. Mais la guerre et la défaite changent complètement le destin de jeune lieutenant qui, de Marseille, réussit à gagner l’Angleterre le 17 juillet 1940. Avec la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, il connaît l’épreuve du feu en mars 1941 au Tchad. Les combats le mènent en Érythrée où il fait face aux Italiens, puis en Syrie où des Français combattent d’autres Français. En 1942, ce sera Bir Hakeim. « Messmer est joyeux (…), écrit-il, d’être dans ce désert dont [il] rêve depuis [son] enfance » (p. 30). De ces affrontements avec les troupes de Rommel, Messmer est un « rescapé » (p. 35). La victoire éclatante, malgré son prix en vies, donne aux Français Libres une aura de gloire militaire si indis-pensable après tant d’épreuves depuis mai 1940. Pierre Messmer, alors commandant, entrera dans Paris le 24 août à la tête d’un détachement de FFI. Même s’il garde de la descente des Champs-Élysées le « souvenir du plus beau jour de sa vie », il partage le sentiment de son fidèle ami Hubert Germain pour qui « on a retrouvé la France, mais pas les Français ». Attaché à l’état-major du général Kœnig, Messmer obtient d’être renvoyé sur le front des Vosges dès octobre 1944. Le 11 novembre, il est décoré de la Légion d’Honneur par le général de Gaulle, place de l’Étoile.

Lors de ses obsèques, le 4 septembre 2007, ce sont des soldats de la 13e DBLE qui por-teront son cercueil dans l’imposante cour des Invalides. Fidélité d’une vie marquée par ce premier et décisif engagement qui donnera à Pierre Messmer une gravité et une autorité exceptionnelles. Mais l’homme n’en fera jamais un titre de gloire et son cou-rage au feu sera le gage d’une vraie humilité qui détonne dans le monde politique auquel il s’adjoindra dans la suite de sa carrière. Mais entre 1945 et 1960, c’est la France d’Outre-Mer qui est son horizon. D’Indochine où il est envoyé en mission d’observa-tion (et où il sera fait prisonnier par le Vietminh), il reviendra convaincu de l’indispen-sable décolonisation. En Afrique, il administre le nord de la Mauritanie. En 1954, il devient gouverneur de la Côte d’Ivoire puis sera gouverneur du Cameroun (1956) avant d’être haut-commissaire de l’AEF (janvier-juillet 1958) puis haut-commissaire de l’AOF (juillet 1958 - décembre 1959). Mais entre février et mars 1956, il a été le directeur de cabinet du ministre de la France d’Outre-Mer, Gaston Defferre, et à ce titre l’un des rédacteurs de la loi-cadre qui devait dessiner l’évolution de l’empire colonial.

Quand le général de Gaulle lui confie le ministère des Armées, le conflit en Algérie bat son plein. Surtout, l’armée est un bouillon de culture tant les tensions, les ressentiments, les incompréhensions et les douleurs traversent tous et chacun des officiers et des soldats qui sont engagés dans un conflit extrêmement complexe. Par-delà la question algérienne, c’est une identité impériale de la France qui s’affaisse depuis 1940 peut-être, 1954 sans doute. L’homme d’autorité qu’est Pierre Messmer reçoit la mission à la fois d’imposer l’autorité politique aux militaires et en même temps de faire évoluer l’armée vers ses nou-velles missions dans un monde transformé qui n’est plus celui des grands empires colo-niaux, mais celui de la bombe nucléaire que la France sait faire exploser à partir de sep-tembre 1960. Le ministre aura à subir le putsch des généraux – il offrira sa démission au général de Gaulle – et à y rétablir l’ordre. Il le fera sans fléchir, mais non sans débats inté-rieurs. Mais chez lui, le devoir, qui est une manière d’obéir à sa conscience, s’impose.

« Louvois du général » : c’est par cette formule que Frédéric Turpin évoque le grand modernisateur de l’armée entre 1960 et 1969. Le chapitre, extrêmement précis et

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informé, laisse apparaître un grand administrateur et fait revivre une époque où la pensée géopolitique du chef de l’État s’applique à forger les instruments concrets de la puissance de la France. Messmer a même des élans visionnaires. Assez vite, il plaide pour une armée de métier et envisage une profonde réforme du service militaire voire sa disparition.

La démission de De Gaulle en avril 1969 conduit Messmer à s’éloigner du gouverne-ment. Il n’y revient qu’en février 1971 au ministère de la rue Oudinot (France d’Outre-Mer)… renouant avec sa compétence initiale. Il est aussi un gardien sour-cilleux du gaullisme, instrumentalisé par Pierre Juillet et Marie-France Garaud pour étouffer le Premier ministre Chaban-Delmas. Lorsqu’il est nommé à Matignon en juillet 1972 (Pompidou, en 1968, avait déconseillé à de Gaulle de choisir Messmer qui, selon lui, « n’avait pas les qualités nécessaires, ni la fermeté ni le discernement », p. 197), Pierre Messmer va se trouver aux prises avec la montée en force de la gauche réunie dans son programme commun, les divisions du groupe gaulliste et l’affaiblisse-ment progressif du président Pompidou qui ouvre la voie aux ambitions et aux ambi-tieux. Pierre Messmer a quitté Matignon sans regret après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing et la nomination de Chirac. Il a essuyé non plus le vrai feu qui tue, mais les manœuvres politiciennes lors de la semaine qui suit la mort de Pompidou en avril 1974. Vingt ans plus tard, revenant sur ces moments, il dira combien il a été sage de ne pas briguer la présidence de la République pour laquelle il n’était pas fait ! Combien aujourd’hui auraient cette sagesse ?

Après 1974, il demeure présent dans le débat parlementaire et reste soucieux de défendre une relation entre la France et l’Afrique, plus saine et plus respectueuse de ce que veut dire l’indépendance des nations africaines. À cet égard, son grand adversaire est Jacques Foccart qui, de De Gaulle à Chirac, en passant par Pompidou, aura forgé sa « Françafrique » dont on doit légitimement se demander si elle a servi l’intérêt natio-nal ou des intérêts privés… Toujours lucide sur les questions de décolonisation, il plaide en faveur de l’indépendance de Djibouti (1977) et interviendra sur la Nouvelle-Calédonie à partir de 1985. Soutien de Jacques Chirac – dont il doute cependant de son gaullisme – il est naturellement critique à l’égard de la présidence de Giscard d’Estaing et carrément hostile à celle de Mitterrand.

Après sa défaite électorale de 1988, il devient un académicien assidu (Sciences morales et politiques, et Académie française) et met son prestige au service de l’Institut. Le chancelier Messmer a beaucoup modernisé le fonctionnement de l’institution et a su lui attirer des financements opulents et nombreux.

Frédéric Turpin signe une biographie complète qui parfois entre dans son intimité (il fut marié deux fois de 1952 à 1991 avec Gilberte Duprez et de 1998 à sa mort avec Christiane Bataille-Terrail). Il fait revivre un homme plus complexe que ce que la presse, au temps de son action politique, en disait, un administrateur qui fut soldat et qui redevint administrateur avec la passion d’agir. Un parcours du XXe siècle dont on pourrait pourtant penser qu’il serait bon qu’il inspirât certains jeunes ambitieux.

Benoît Pellistrandi

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Cet ouvrage universitaire conséquent et tout à fait intéressant regroupe les actes d’un grand colloque tenu à Paris en 2017. Il pré-sente de multiples et riches contributions, couvrant tous les aspects de cette formidable épopée, vus par les différents protagonistes, avec le recul du temps et en bénéficiant des recherches historiques les plus

récentes. D’abord opposée politiquement à une participation active à ce conflit intra-européen, l’Amérique neutre du président Woodrow Wilson se décide à déclarer la guerre à l’Allemagne après l’instauration de la guerre sous-marine à outrance en janvier 1917.

Pratiquement dépourvue de forces armées dignes de ce nom en début 1917, elle engage alors un processus de montée en puissance d’une ampleur incroyable et inédite dans l’histoire, qui lui permettra d’envoyer plus de deux millions d’hommes en Europe en moins de deux ans. Dès février 1917, plus de la moitié des destroyers de l’US Navy sont directement incorporés à la flotte britannique pour lutter contre la menace sous-marine et protéger les convois. Elle va se battre avec honneur et courage, complètement intégrée aux forces navales alliées. La Navy se réserve toutefois la protection du transport des troupes américaines vers l’Europe, qui ne subira heureusement aucune perte significative.

Du côté de l’US Army, tout est à créer d’une armée moderne et bien équipée. Faute d’expérience au combat et surtout à défaut d’industries nationales capables de fournir en grandes quantités des armements modernes, les forces américaines de terre et de l’air sont pratiquement formées et équipées essentiellement par les Français, et dans une moindre mesure les Britanniques, jusqu’à la fin du conflit. Partie de rien, la force aérienne améri-caine comptera 45 escadrilles et 760 pilotes le jour de l’armistice ; elle aura abattu 780 avions ennemis. L’organisation, les processus, les infrastructures et les équipements mis en œuvre sont décrits et illustrés par plusieurs contributions de qualité, y compris dans leurs aspects industriels et techniques. Le corps expéditionnaire américain (AEF) est commandé par le général Pershing qui maintient son armée autonome et unifiée, même s’il est placé sous le commandement interallié du maréchal Foch. En pratique, l’AEF n’est véritablement engagé sur le front qu’en mai 1918. Il s’y distinguera en plusieurs cir-constances, notamment à Saint-Mihiel en septembre 1918, et laissera 116 000 morts.

Plusieurs chapitres traitent des relations entre Américains et Alliés, principalement Français, sur le terrain. Marquant un louable esprit de vérité, des auteurs notamment américains redressent certains récits pro domo qui avaient pu générer des visions peu conformes à la réalité. Pour les Américains, la Grande Guerre est un formidable apprentissage des savoirs militaires ; elle formera une génération de grands chefs comme Patton, Marshall ou MacArthur. L’engagement courageux et sans limites de l’Amérique aux côtés des Alliés en 1917, la fit entrer de plain-pied dans le XXe siècle, au premier rang des Nations.

Emmanuel Desclèves – De l’Académie de marine

Olivier Chaline et Olivier Forcade (dir.)  : L’Engagement des Américains dans la guerre 1917-1918  ; Sorbonne Université Presses, 2020 ; 608 pages.

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Revue Défense Nationale

COMITÉ D’ÉTUDES DE DÉFENSE NATIONALE

CONSEIL D’ADMINISTRATION

MM. le général d’armée aérienne T. CASPAR-FILLE-LAMBIE, président. J.-P. DEVAUX, ingénieur général hors classe de l’armement, trésorier. B. BESANCENOT, ambassadeur. le général de division F. BLACHON, commandant la 1re Division de l’Armée de terre. le général d’armée D. CASTRES, « conseiller senior » (CEIS). le vice-amiral E. DESCLÈVES, de l’Académie de Marine. le général de corps d’armée P. DESTREMAU, directeur de l’IHEDN et de l’EMS. Mme I. FACON, directrice adjointe (recherche) à la Fondation pour la recherche stratégique. MM. B. HUET, conseiller spécial du président de Naval Group. A. JEVAKHOFF, directeur général du GIM de la région parisienne. Mme J. MARIS, directrice Défense et sécurité nationale (ENGIE Solutions). M. O. PETROS, président de Sargon SAS, ancien dirigeant dans la banque et l’industrie. Mme la préfète C. SARLANDIE de LA ROBERTIE, ancienne rectrice d’académie. MM. J. TOURNIER, conseiller-maître à la Cour des comptes. le général d’armée J.-R. VECHAMBRE, ancien inspecteur général des armées (Gendarmerie).

PRÉSIDENTS D’HONNEUR

MM. le général d’armée aérienne Ph. VOUGNY. – le général d’armée C. QUESNOT. le général d’armée aérienne B. NORLAIN. – l’Amiral A. COLDEFY.

La Revue Défense Nationale est éditée par le Comité d’études de défense nationale (association loi de 1901)

Adresse géographique : École militaire, 1 place Joffre, bâtiment 34, Paris VII Adresse postale : BP 8607, 75325 Paris cedex 07

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Chargés d’études : Emmanuel Desclèves, Claude Franc et Laurent Henninger - Tél. : 01 44 42 43 72 Comité de lecture : Marie-Dominique Charlier-Barou, André Dumoulin,

Jean Esmein, Sabine de Maupeou et Bernard Norlain Régie publicitaire (ECPAD) : Karim Belguedour - Tél. : 01 49 60 59 47

DL 98322 - 1er trimestre 2021 - ISSN : 2105-7508 - CP n° 1024 G 85493 du 10 octobre 2019 Imprimée par Bialec, 23 Allée des Grands Pâquis, 54180 Heillecourt

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CAHIER DES CHARGES AUTEURS

Le Comité d’études de défense nationale qui édite la RDN sollicite des articles rédigés en français, inédits, en rap-port avec sa ligne éditoriale. Deux modèles de maquette ont été adoptés. l Les articles demandés pour toutes les rubriques comprendront de 13 000 à 15 000 signes. Les notes sont ainsi définies : faisant références à des ouvrages, elles peuvent être renvoyées en fin d’article dans un encadré « Éléments de bibliographie » en conservant le rappel de source dans le texte ; les autres notes, si elles sont courtes et peu nombreuses, sont réintégrées dans l’article ; les plus longues font l’objet d’un encadré titré référencé par un astérisque *. Au cas où les notes sont nombreuses, elles sont toutes placées en bas de page. l Pour les « Chroniques » et les « Recensions », les textes doivent être compris entre 2 500 et 5 000 signes. Le contenu du texte et les références restent de la responsabilité exclusive des auteurs et les opinions émises n’enga-gent pas la RDN. Les droits de traduction, reproduction et d’adaptation sont réservés pour tous pays. Les articles soumis à publication doivent être envoyés pour évaluation par courrier électronique ([email protected]). Tous les textes qui ne correspondraient pas d’emblée aux formats, aux critères linguistiques standards et aux exigences de rigueur critique seront renvoyés aux auteurs pour adaptation avant leur évaluation. La rédaction oriente les textes retenus vers la RDN imprimée ou la RDN en ligne (www.defnat.com) selon la ligne éditoriale qui est diffusée par ailleurs. La publication des textes évalués reste subordonnée à des ajustements éventuels de forme ou de fond et à la signature d’un contrat d’auteur. À l’issue du processus d’approbation, un résumé en français est établi par la RDN. L’auteur d’un article en réserve l’exclusivité à la RDN et s’engage à ne le développer ou le résumer que si la men-tion de son origine apparaît. Les auteurs francophones, doctorants, jeunes chercheurs en affaires stratégiques, offi-ciers de l’enseignement militaire supérieur français ou étranger font l’objet d’une attention particulière. Les règles de rédaction et de référencement sont celles du code typographique à l’usage de la presse.

Le « bon à tirer » vaut cession de droit et autorise le CEDN à publier l’article sur supports papier ou sur l’Internet. En contrepartie, l’auteur bénéficie d’un abonnement numérique de 1 an à compter du mois de la parution de son article (1 exemplaire justificatif papier est accordé, tout numéro supplémentaire sera facturé). Une épreuve PDF de l’article peut lui être envoyée par courriel sur demande. L’auteur devient membre titulaire du CEDN pendant 1 an, sauf avis contraire, et est invité à ses manifestations.

COMITÉ DE RÉDACTION MM. B. d’ABOVILLE, ambassadeur. Y. BOYER, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. F. BOZO, professeur à la Sorbonne Nouvelle (Université Paris III). N. BRONARD, chef du pôle « Prospective et recherche stratégique » (DGRIS). le général d’armée D. CASTRES, « conseiller senior » (CEIS). le vice-amiral E. DESCLÈVES, de l’Académie de Marine. H. DRÉVILLON, professeur des universités, Paris I Panthéon-Sorbonne (SHD). Mmes I. FACON, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. M. FARGHEN, chercheur associée à la Fondation pour la recherche stratégique. M. J. FERNANDEZ, professeur de droit public, directeur du Centre Thucydide. Mme C. GALACTÉROS, géopolitologue, fondatrice et présidente du think tank Geopragma. MM. F. GOUTTEFARDE, député de l’Eure, membre de la Commission Défense nationale et des Forces armées. B. HUET, conseiller spécial du président de Naval Group. J.-V. HOLEINDRE, professeur de science politique et directeur scientifique de l’Irsem. le capitaine de frégate T. LAVERNHE, commandant la frégate Surcouf. Mme E. RIOUX, directrice de la rédaction et rédactrice en chef de la revue Inflexions. M. J.-J. ROCHE, professeur des universités. Mme la préfète C. SARLANDIE de LA ROBERTIE, ancienne rectrice d’académie. MM. G.-H. SOUTOU, membre de l’Institut. É. TENENBAUM, docteur en histoire, chercheur à l’Ifri. Mme F. TSIPORAH (ACHC), conseiller Prospective et stratégie à l’EMA.

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Les dernières Tribunes (en accès libre pendant un mois)

« Le grand barrage de la Renaissance, entre thalassocratie et polémologie » d’Alain-Roger EDOU MVELLE

« Relancer le processus de paix au Proche-Orient : le moment n’est-il pas venu pour une proposition nouvelle et européenne ? » de Bertrand BESANCENOT

« Du drone au smart drone : comment l’intelligence artificielle va révolutionner l’emploi des avions pilotés à distance » de Christophe FONTAINE

« La concurrence des grandes puissances en Moldavie » de Michael Éric LAMBERT

« Parmi les livres - Le monde en guerre » de Serge GADAL

« La bombe à retardement des épaves sous-marines » de Quentin NOUGUÉ

« L’été émirien : des premières retentissantes » de Gaspard BÉQUET

Chaque lundi, un Florilège (un ancien article en rapport avec un événement historique durant la même semaine)

DREVON : « Malte dans la guerre en Méditerranée » (mars 1954) (semaine 1 : Départ de convois britanniques – opération Excess – de Gibraltar vers Malte puis la Grèce, le 6 janvier 1941)

Pierre RONDOT : « Une nouvelle forme de mythe nassérien, le “socialisme arabe” du Caire » (novembre 1962)

(semaine 2 : En Égypte, renforcement des pouvoirs de Nasser par une nouvelle constitution, le 16 janvier 1956)

Louis ARMAND et René MALCOR : « Pour une liaison fixe à travers la Manche » (novembre 1962) (semaine 3 : Choix du Tunnel sous la Manche par Margaret Thatcher et François Mitterrand, le 20 janvier 1986)

Bertrand LINDER : « La politique de défense de la RDA » (octobre 1984) (semaine 4 : Admission de la République démocratique d’Allemagne au sein du Pacte de Varsovie, le 29 janvier 1956)

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Fidèles à l’ADN CROSSCALL en terme d’étanchéité, de résistance et d’autonomie, les smartphones et tablettes de la gamme CORE allient également technicité, durabilité et design. Trois nouvelles raisons de croire en l’efficacité de ces terminaux garantis 3 ans qui accompagnent les professionnels dans toutes leurs missions et sur tous les terrains.

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Équipages et personal technologies : derrière l’opportunité, le danger ? - Thibault Lavernhe DDG-1000 Zumwalt, nouveau « Dreadnought » ? - David Graveleau L’hélicoptère dans l’Aéronautique navale : retrait du service du WG13 Lynx - Jean-Marc Brûlez Intelligence artificielle et défense nationale - Jean Magne Plaidoyer pour une culture stratégique européenne - Jean-Baptiste Blandenet Penser la mobilisation - Sébastien Noël Les écrivains et les journalistes dans le monde de l’espionnage - Michel Klen

Repères - Opinions

Union européenne et enjeux de défense : les défis de l’autonomie stratégique européenne - IHEDN Le New Space : opportunité ou menace pour notre autonomie stratégique ? - Comité 1 Autonomie stratégique européenne : comment faire adhérer à ce principe ? - Comité 2 La Base industrielle et technologique de défense européenne, une opportunité historique - Comité 3 Les coopérations d’armement à l’heure de l’autonomie stratégique européenne - Comité 4 Le ministère des Armées : acteur ou spectateur de la 5G ? - Comité 5 BITD/GAFAM, un choc inéluctable - Comité 6

Lancée en 1939 par le Comité d’études de défense nationale (Association loi 1901), la Revue Défense Nationale assure depuis lors la diffusion d’idées nouvelles sur les grandes questions nationales et internationales qu’elle aborde sous l’angle de la sécurité et de la défense. Son indépendance éditoriale l’autorise à participer activement au renouvellement du débat stratégique. La Revue Défense Nationale permet de garder le contact avec le monde de la défense et apporte, grâce à ses analyses, la réflexion à l’homme d’action.

Armement et économie de défense

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Chronique - Recensions

Histoire militaire - « Les armées françaises après 1945 » - Claude Franc

Alain Coldefy : Amiral - Du sel et des étoiles (Thibault Lavernhe) Valéry Rousset : La Guerre à ciel ouvert – Irak 1991, la victoire rêvée (Philippe Wodka-Gallien) Frédéric Turpin : Pierre Messmer – Le dernier gaulliste (Benoît Pellistrandi) O. Chaline et O. Forcade : L’Engagement des Américains dans la guerre 1917-1918 (Emmanuel Desclèves)

Prochain numéro Réflexions sur le commandement

2021 : les vœux du directeur - Thierry Caspar-Fille-Lambie

Approches historiques

Charles de Gaulle et la Pologne (1919-1969) - Chantal Morelle La guerre polono-bolchevique de 1920 - Jan-Roman Potocki André Malraux et l’esprit guerrier - Claude Franc