architecture À chandigarh quand le corbusier parlait aux … · 2014-09-09 · inauguré en 1964...

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Inauguré en 1964 à Chandigarh, le palais de l’Assemblée est l’un des bâtiments les plus audacieux de Le Corbusier. Son toit en courbe inversée évoquant la corne d’un taureau, semble ainsi surgir du « bassin des reflets ». Il y a plus de soixante ans, Lucien Hervé, photographe de Le Corbusier, présentait dans « Point de Vue » le projet urbanistique de Chandigarh. À l’occasion de la sortie de l’ouvrage publié par la galerie Patrick Seguin retraçant cette fabuleuse épopée, retour sur cette Cité radieuse des Indes que nous présente aujourd’hui l’un des derniers témoins de l’équipe du « fada », l’architecte indien Shivdatt Sharma. Par Raphaël Morata Photos Antonio Martinelli QUAND LE CORBUSIER PARLAIT AUX DIEUX… À Chandigarh PlINT DE VUE 35 architecture 34 PlINT DE VUE

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Page 1: architecture À Chandigarh QUAND LE CORBUSIER PARLAIT AUX … · 2014-09-09 · Inauguré en 1964 à Chandigarh, le palais de l’Assemblée est l’un des bâtiments les plus audacieux

Inauguré en 1964 à Chandigarh, lepalais de l’Assembléeest l’un des bâtimentsles plus audacieux de Le Corbusier. Son toiten courbe inverséeévoquant la corned’un taureau, sembleainsi surgir du« bassin des reflets ».

Il y a plus de soixante ans, Lucien Hervé, photographe

de Le Corbusier, présentait dans «Point de Vue»

le projet urbanistique de Chandigarh. À l’occasion

de la sortie de l’ouvrage publié par la galerie Patrick

Seguin retraçant cette fabuleuse épopée, retour sur

cette Cité radieuse des Indes que nous présente

aujourd’hui l’un des derniers témoins de l’équipe

du « fada», l’architecte indien Shivdatt Sharma.

Par Raphaël Morata Photos Antonio Martinelli

QUAND LE CORBUSIERPARLAIT AUX DIEUX…

À Chandigarh

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Page 2: architecture À Chandigarh QUAND LE CORBUSIER PARLAIT AUX … · 2014-09-09 · Inauguré en 1964 à Chandigarh, le palais de l’Assemblée est l’un des bâtiments les plus audacieux

tifs, avec la Haute Cour de justice, le secré-tariat (long immeuble de 254 mètres), lepalais de l’Assemblée (accueillant dansdeux hémicycles les députés du Pendjab etde l’Haryana), la Tour des ombres et unemonumentale main, sculpture girouette de26 mètres, réalisée cependant longtempsaprès sa mort mais qui deviendra l’em-blème de la ville.Le Corbusier déploie son génie jusque dansles moindres détails, des tapisseries aumobilier, comme le recense l’ouvrage riche-ment illustré publié par la galerie PatrickSeguin. Jouant avec des pans de murs poly-chromes, l’aspect aérien des pylônes et desmotifs symboliques (« spirale harmo-nique », « course du soleil »), l’esthétismen’est nullement favorisé au détriment desconditions de vie des fonctionnaires.L’utilisation de toits protecteurs, de «vitrages

Le Corbusier a carte blanche. Il impose lebéton, matériau au faible coût de construc-tion permettant toutes les audaces. Sebasant sur le Modulor, nombre d’or qu’il ainventé, l’architecte né en 1887 àLa Chaux-de-Fonds imagine une cité«horizontale », divisée en une soixantainede secteurs désignés par des numéros.Mesurant 800 mètres sur 1 200, chaquerectangle dispose d’une zone d’habitation,d’un centre commercial, de bâtimentsassurant les activités professionnelles etsportives, de parcs et de jardins. Ce mail-lage sophistiqué est structuré sur un réseaude circulation hiérarchisé en sept niveaux.Le Corbusier fluidifie ainsi le trafic routieret donne la part belle aux piétons. Dans ce« nouveau modèle de vie et d’habitat », ildessine son chef-d’œuvre : le Capitole, unvaste ensemble de bâtiments administra-

Une couverture bienétrange… Pour son numéro 250du 19 mars 1953, Point de Vue Images duMondemet en Une une figurine représen-tant la future reine Élisabeth II ! Plus éton-nant encore, au-dessus de ce « petitchef-d’œuvre » réalisé par des céramistesanglais, un dessin d’architecture, une pers-pective en noir et blanc, avec cette légende :«Dans un désert des Indes, Le Corbusierconstruit une capitale de 500000 âmes. »L’auteur de l’article n’est autre que Lucien

En haut, sousla coquehyperboloïdede la salle del’Assemblée, le mobilier desdéputés a étédessiné par Le Corbusier. Ci-contre,Point de VueImages du Monde du19 mars 1953,avec lereportage deLucien Hervé.

dont le Premier ministre indien lui a passécommande. Sur un «plateau entièrementnu, recouvert de huit villages agricoles à l’as-pect rappelant les temps bibliques »,Charles-Édouard Jeanneret, ditLe Corbusier, a en effet imaginé une «villenouvelle », une « ville verte », offrant « laliberté au piéton».L’expression objective de ses théories urba-nistiques, modernes et révolutionnaires apour cadre Chandigarh, au nord de l’Inde.En 1947, l’État du Pendjab a été divisé entrele Pakistan et l’Inde. Avec cette partition, lePendjab indien ne dispose plus de capitale,Lahore est de l’autre côté de la nouvelle fron-tière. Nehru veut marquer les esprits etdécide la construction «d’une ville nouvelle,symbole de la liberté de l’Inde libérée des tra-ditions et du passé… et expression de laconfiance de la nation en son avenir.»

Hervé, photographe attitré du déjà célèbrearchitecte franco-suisse, surnommé le« fada » par les Marseillais lors de laconstruction de la Cité radieuse. En exclu-sivité pour la revue, Hervé présente le nou-veau projet fou de ce bâtisseur, qui prône« la splendeur du béton brut ». Cartes, cro-quis, textes écrits de la main même de l’ar-chitecte et bien sûr des photos illustrent ledossier. L’un des clichés montreLe Corbusier présentant à JawaharlalNehru les plans du projet pharaonique,

1. La porte émaillée de Le Corbusier fabriquée en France par Jean Petit. 2. La terrasse avecsa tour de ventilation et sa pyramide. 3. Avecsa forêt de colonnes, le vaste hall est une airede promenade pour les députés. 4. Le portraitdu maître accroché à l’une des rampes d’accès.

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ondulatoires», de grandes terrasses et autresbrise-soleil permet de maîtriser la circulationde l’air, les variations climatiques, le passagede la mousson ou la période des fortes chaleurs.Pour menerà bien ceprodige, lemaître s’entoure de brillants col-laborateurs tels Maxwell Fry,Jane B. Drew et surtout son cou-sin, Pierre Jeanneret. Son équipe est com-plétée par une dizaine d’architectes indiens.Par la suite, cette jeune génération diffuseraà travers tout le pays le « style moderniste ».Parmi eux, Shivdatt Sharma, futur archi-tecte en chef de l’Organisation indienne dela recherche spatiale. Alors âgé d’une ving-taine d’années, fraîchement diplômé, lejeune homme intègre « la team desdeux Jeanneret », selon son expres-sion. Aujourd’hui encore, il en garde un

souvenir émerveillé, celui d’avoir pris partà une épopée architecturale légendaire,comme s’il avait participé, entre 1952 et1965, à la construction de la tour de

Babel. « Je pensais avoir tout appris à l’uni-versité. Je me trompais. À Chandigarh, ilfallait tout désapprendre. Face à cette villenouvelle, il fallait être des architectes d’ungenre nouveau. Le Corbusier nous a apprisl’ordre, la pureté et la simplicité. »Si Shivdatt Sharma avoue sa fierté d’avoirtravaillé avec le maître sur le projet duMuseum and Art Gallery du secteur 10 et

d’avoir été impressionné par sa façonde choisir « sur des sortes de clavier ounuancier » les couleurs de ses bâtiments, il garde surtout en mémoire la « gentillesse

et la proximité de Pierre Jeanneret. «C’estlui mon véritable

mentor, reconnaît-il. Le Corbusier n’avaitpas le temps de tout nous expliquer. Soncousin, lui, le prenait, même si son anglaisn’était pas très bon. Notre langage passaitpar le dessin, les plans. Le Corbusier parlaitaux dieux, Jeanneret aux hommes…» Cedernier résidera d’ailleurs à Chandigarh,assurant le suivi des travaux jusqu’en 1965.Le jeune architecte indien réalisera avec lui

une villa, La Gautam Sehgal’s house, pourun particulier. Il accompagnera mêmeson mentor, devenu son ami, vers sonultime demeure.Au cœur du petit musée consacré àLe Corbusier (inauguré à Chandigarh seu-lement en 2008 !), il nous montre cetteimage sur laquelle il suit JacquelineJeanneret allant disperser, dans les eaux dulac Sukhna, les cendres de son oncle, morten 1967. Dans une autre pièce, ShivdattSharma nous indique la légende d’un cro-quis exécuté par Le Corbusier : «La Mainouverte, pour recevoir et pour donner. »Une façon discrète et élégante de nousfaire comprendre que les réalisations deChandigarh ne «reçoivent pas toute l’atten-tion qu’elles mériteraient». Aussi incroyableque cela puisse paraître, la ville qui disposede la plus importante concentration aumonde d’œuvres de LeCorbusier n’est tou-jours pas classée au patrimoine mondial de

l’Unesco… Alors que Brasilia, imaginée parOscar Niemeyer, l’est depuis 1987.D’ailleurs, seuls deux sites «modernes » lesont en Inde : l’ancienne gare Victoria deBombay ainsi que les liaisons de chemin defer de montagne, dont fait partie lamythique Darjeeling Himalayan Railway.Mais ne jetons pas la pierre aux autoritésindiennes : en France, où Le Corbusier aréalisé des splendeurs telles que la villaSavoye, à Poissy, la chapelle Notre-Dame-du-Haut, à Ronchamp, ou la Cité radieusede Marseille, toutes les tentatives de classe-ment ont échoué. Le béton serait-il ostra-cisé ? Séduirait-il moins que les bois de lafilature de soie de Tomioka, au Japon, oules vignes du paysage piémontais – deuxsites labellisés en 2014 ? Même les forte-resses de Vauban – qui ne sont pas toutesd’une grâce absolue – ont été préférées auxconstructions de Le Corbusier lors de l’ins-cription en 2008. Une fondation, une asso-

Ci-contre, en 1956, Le Corbusieret JeanneretconversentavecP. L. Varma,ingénieur en chefde l’équipeindienne duprojet dontfaisait alorspartie ShivdattSharma (ci-dessous),que l’onretrouve assis devant La Mainouverte.

ciation des sites Le Corbusier, 19 œuvresarchitecturales, 18 villes dans six pays et surtrois continents… Rien n’y fait. L’Unescoreste de marbre. Mais comme rien n’estécrit éternellement dans cette matière, l’es-poir demeure. Un espoir en béton ! Celuique Le Corbusier plaçait dans cet espacevide au pied de La Main ouverte deChandigarh, et qu’il avait appelé «La fossede la considération»… lLire Le Corbusier Pierre Jeanneret Chandigarh,India, aux éditions de la Galerie Patrick Seguin, 432 p., 140 euros, disponible en septembre.Visiter Le Capitol Complex,chandigarhtourism.gov.in/lcc/index.htmlY aller Vol pour New Delhi et Chandigarh sur Air India.Y séjourner Office national du tourisme indien,11-13, bis bd Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 0145233045. www.incredibleindia.orgRemerciements pour son soutien au Pr PradeepKumar Bhagat, directeur du Chandigarh College of Architecture.

«À Chandigarh, il fallait être des architectes

d’un genre nouveau», déclare Shivdatt Sharma,

qui participa à l’édification de la ville.

L’école d’art et d’architecturede Chandigarh, égalementdessinée par Le Corbusier.

Les trois pylones de la façade en béton armé de la Haute Cour de justice attirent tous les regardspar leur éclatante polychromie.

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