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#4 Approches critiques

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Conception de la frise technologique retraçant les grands évènements de Clermont-Ferrand, lors du workshop de l’enseignement « UE 7.2 Approches critiques » (© Ratel)

Une ouverture à la rechercheBien que vivement encouragée par la Direc-tion générale des patrimoines, sans que pour autant en soient donnés les moyens à ses enseignants (qui n’ont pas le statut d’en-seignant-chercheur ni un volant d’heures dédié à cette activité de recherche, à la dif-férence des enseignants des universités), la recherche dans les écoles d’architecture reste balbutiante, surtout dans celles dont l’effectif enseignant est réduit. Si certains en-seignants de l’ENSA de Clermont-Ferrand mènent des travaux, seuls ou affiliés à des laboratoires le plus souvent parisiens, aucun développement ne semble envisagé à court ou moyen terme pour faire émerger une recherche spécifique, ancrée dans les territoires. Dans le cadre du réseau Espace rural projet spatial, l’ENSACF est cependant engagée dans une démarche exploratoire. À ce titre, elle accueillera en novembre pro-chain les cinquièmes rencontres de cette structure, dont les travaux et publications montrent le dynamisme et l’intérêt1.

Afin de combler ce vide, la revue est donc apparue comme une première étape dans la construction d’un processus de recherche. En révélant les forces vives au sein de l’équipe enseignante et de la communauté étudiante, ce support permet à l’école d’être visible, donc de s’affirmer.Par la mise en avant de projets pédago-giques particuliers au sein du cycle Licence, par la publication de travaux menés dans chaque domaine d’étude ou au sein d’ate-liers, peut s’esquisser, au fil des numéros de cette revue, un portrait en creux de notre école.Certains domaines d’étude ont fait le pari que la recherche pouvait s’engager par le projet, d’autres qu’elle s’enrichissait plu-tôt par les disciplines associées. Si les démarches sont spécifiques au sein de chaque domaine d’étude, la commission pédagogique a choisi de mettre en place, en parallèle, un enseignement de tronc commun qui développe l’approche critique, titre éponyme de l’unité d’enseignement désignée. Cette dernière est une plateforme ouverte au débat critique sur des sujets d’actualité, ayant trait à l’architecture et à ses pratiques et transcendant les questions posées au cours du cycle Master, quel que soit le domaine d’étude choisi par l’étudiant. Nous voulons engager un travail critique conçu comme le reflet des interrogations d’une école d’architecture inscrite dans un

territoire singulier mais ouverte à d’autres horizons géographiques, politiques, artis-tiques, scientifiques, sociaux et culturels. L’approche pédagogique y est transversale, pluridisciplinaire, inter-domaines d’étude et adossée à la recherche. Cet enseignement vise ainsi un triple objectif : constituer une première phase de préparation au mémoire - élaboré individuellement en S8 et S9 dans le cadre des trois domaines d’étude de l’école - ; constituer le cahier central du numéro de la revue de l’école ; mettre en place, peut-être, une plateforme de travail théorique et scientifique pour l’ensemble des enseignants de l’école.

Pour cette première année d’expérimenta-tion, nous avons retenu comme thématique « L’Architecture comme projet politique : quels enjeux pour la ville et les territoires ? », en souhaitant travailler à partir de l’exemple de la ville de Nantes d’une part, de la situa-tion clermontoise d’autre part, tout en mobi-lisant des références internationales.L’enjeu est de proposer aux étudiants une pluralité d’attitudes et donc, d’exercices, de modes d’expression, de modes de trans-mission, dont nombreux sont les outils mo-bilisés dans la recherche architecturale et urbaine. Les différents supports de réflexion mis à la disposition des étudiants ont pour objectif de comprendre les tenants et abou-tissants des situations analysées et plus spécifiquement du jeu d’acteurs qui, dans le cadre de projets métropolitains, apparaît souvent complexe ; ces différentes sources constituent, par ailleurs, des outils méthodo-logiques, utiles à la réalisation du mémoire

(bibliographie, constitution et participation à des tables rondes, analyse de discours, construction d’un argumentaire, élaboration d’une problématique).C’est la synthèse de ce travail dont rend compte le cahier présenté2. Il retrace la ge-nèse, les « errements » et les réussites d’un projet pédagogique d’initiation à la recherche mené avec des étudiants de Master 1.Au-delà de cet objectif pédagogique, la revue cf est aussi, nous semble-t-il, l’opportunité de prendre du recul par rapport à l’école : les enseignements dispensés ne s’appa-rentent plus seulement à des exercices, ni à des sanctions ou obtentions d’ECTS, mais ouvrent le champ de la réflexion critique où, ce qui se joue « ici » à l’ENSACF, ne peut se comprendre et s’enrichir sans un « ailleurs » qui le met en perspective.

Géraldine Texier-Rideau et Amélie Flamand, enseignantes-chercheures HCA et SHS, ENSACF

La plateforme UE 7.2 Approches critiques 2012-13 est coordonnée par Amélie Flamand,

Géraldine Texier-Rideau et Rafaël Magrou

1| Voir l’article sur le colloque ERPS dans le cahier #5 2| Ce cahier central a été conçu sous la direction de

Géraldine Texier-Rideau et Amélie Flamand. Il a été rédigé et mis en page avec la participation des étudiants inscrits

dans l’option Diffuser l’architecture : principalement Romain Ratel, Edberg Porporty et Imène Amara

et, de manière très partielle, Paul Lemperière et Medhi Bouterra.

APPROCHES CRITIQUESDossier réalisé par Imène Amara, Edberg Porporty, Romain Ratel,

avec Paul Lemperière et Medhi Bouteraa

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Retours d’expériences

> Objectifs et méthodes

À travers ce nouvel enseignement, l’objectif annoncé aux étudiants était d’aiguiser leur esprit critique en les amenant à se posi-tionner sur un sujet d’actualité. Pour cette première session, nous avons abordé le thème de l’architecture comme projet poli-tique, au sens étymologique du terme, qui découle de polis, la cité. En ce sens, l’inter-vention de l’architecte est toujours politique car elle participe à l’édification du territoire des hommes. Il nous appartenait, dès lors, de comprendre la forme prise par cet acte politique aujourd’hui et le rôle joué par l’ar-chitecte parmi la multitude d’acteurs inter-venant dans la fabrication de la ville. Pour répondre à cette question, un certain effort de distanciation a donc été nécessaire. Les approches proposées au cours du semestre ont cherché, à leur manière, à provoquer le recul nécessaire. Dans cette optique, les étudiants se sont dotés d’une « boîte à outils » destinée à développer leur esprit cri-tique. Les données ainsi recueillies ont été retranscrites à travers une grande diversité de supports : cartes et plans de synthèse communs à tous les groupes, livrets, frises, etc.

> Regards croisés

L’approche choisie dans l’UE 7.2 préfère, à l’isolement disciplinaire, l’ouverture pour comprendre qui participe à la fabrication de la ville. Pour ce faire, il importe de regar-der à la fois d’autres territoires, mais aussi d’autres manières de créer ou de diffuser le savoir. Dans le cadre de cet enseignement, l’échange direct avec les acteurs est apparu déterminant pour saisir les enjeux urbains. Deux tables rondes et des conférences-débats ont été organisées par nos ensei-gnants.Ces modalités ont d’abord été expérimentées lors du voyage à Nantes, où les étudiants ont été conviés à une première table ronde avec des acteurs locaux : Alain Bertrand, direc-teur-adjoint de la SAMOA, Laurent Devisme, sociologue, enseignant à l’ENSA de Nantes et Astrid Gingembre, coordonnatrice de l’opération Voyage à Nantes et collaboratrice de Jean Blaise.À Clermont-Ferrand, le grand amphithéâtre de l’ENSACF a accueilli des conférences avec des intervenants spécialisés dans la

fabrique de la ville tels que Rachid Kander, directeur de l’agence d’urbanisme et de développement de Clermont Métropole, des universitaires comme Thomas Zanetti, docteur en géographie, aménagement et urbanisme à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne, ainsi que des acteurs de la vie culturelle de la ville, comme Olivier Bianchi, adjoint au maire chargé de la poli-tique culturelle de Clermont-Ferrand ou encore Jean-Claude Saurel, président du festival du Court-Métrage.

Durant le semestre, six groupes de travail, explorant chacun une thématique, ont été créés : espaces publics, traces et mémoires, mobilité, image et perception, polarités et vivre à Clermont-Ferrand. Cette répartition a permis de centrer le regard sur différents aspects de la ville afin de mettre en évi-dence certaines interactions qui n’auraient pu être décelées autrement.Si chaque thème a généré des question-nements particuliers, tous les groupes ont soulevé le rôle joué par quelques acteurs majeurs et le rapport de force établi entre eux pour contrôler l’évolution de la ville de Clermont-Ferrand. La figure tutélaire de Mi-chelin depuis la fin du XIXe siècle est, à ce titre, un des exemples les plus parlants et, à de nombreuses reprises, convoqué dans ce travail de synthèse.

Par ailleurs, certains groupes ont mis l’ac-cent sur des « dysfonctionnements » ou des difficultés pour certains acteurs à s’en-tendre sur le développement futur de la ville. Le groupe « Image et perception » rend

compte notamment de l’absence d’une poli-tique de renouvellement urbain innovante à Clermont-Ferrand (à l’inverse d’une ville comme Nantes) ; les étudiants du groupe « Traces et mémoire » constatent, eux, les difficultés rencontrées quand les projets des « acteurs de la mémoire » (archéologues et historiens de la ville gallo-romaine enfouie) coïncident peu avec ceux des investisseurs qui participent à l’élaboration de la ville de demain.

> Expérimenter différents outils et modes de représentation

Lorsqu’il cherche à comprendre un territoire ou une ville, l’architecte a souvent, comme réflexe premier, d’en analyser le plan. Il utilise les outils qu’il maîtrise, ceux dont il a l’habitude de se servir. Aborder un sujet avec une approche critique, c’est à la fois essayer de nouveaux outils, mais aussi as-socier ceux que l’on maîtrise avec d’autres approches pour enrichir notre connaissance sur un sujet donné. Pour mener à bien les différents travaux demandés, les étudiants ont donc puisé dans la « boite à outils » qui était mise à leur disposition (le travail d’en-quête de terrain des journalistes, les ques-tionnaires des sociologues, l’exploitation d’une bibliographie variée…), voire exploré des approches nouvelles (l’arpentage, le relevé…) pour poser des regards nouveaux et pluriels sur la ville prise en tant qu’objet d’étude. La dimension expérimentale de l’enseignement consiste donc à essayer de nouveaux outils avec lesquels les étudiants ne sont pas forcément habitués à réfléchir

Affiche du voyage à Nantes (2013) (www.levoyageanantes.fr/fr)

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et à représenter. Pour la première fois dans leur formation, les futurs architectes effec-tuent un travail d’analyse profond, déve-loppé sur un semestre, sur un sujet bien précis ayant trait à la ville. Ce travail s’ap-parente plus au domaine de la recherche qu’à celui pratiqué dans l’école pendant le cycle de licence. Il permet de travailler à la fois le fond et la forme : les exercices de la phase « Dans la peau d’un journaliste » ont beaucoup aidé les étudiants à formuler une pensée à l’écrit, ainsi qu’à exprimer un point de vue critique face à une situation donnée. Grâce à ce travail, ils ont aussi compris que, quel que soit le contexte, l’architecture est

intimement liée à la politique et plus spé-cialement lorsque les enjeux sont financiers ou bien liés au prestige, à l’image de la ville. Dans cette unité d’enseignement, le projet n’a pas été oublié. Le groupe « Mobilité et espaces publics » a, suite à leur analyse, proposé un projet fictif de ligne de tram B le long duquel de nouveaux espaces publics pourraient être réaménagés.

La particularité pédagogique de cette unité d’enseignement a été de laisser les étudiants gérer eux-mêmes le temps qui leur était imparti pour effectuer le tra-vail, prendre des initiatives et s’essayer à

l’autonomie. Les enseignants sont interve-nus, à différents moments de la réflexion, pour mettre en place toutes les conditions nécessaires à la production de la réflexion critique, tout en ne donnant que des orien-tations minimales. Cet enseignement avait aussi pour objectif de préparer les étudiants au travail de rédaction de leur mémoire de fin d’études, positionné en S8 et S9. Les tra-vaux de recherche (bibliographie, sources archivistiques, revue de presse) comme la rédaction d’articles ont permis d’acquérir certains réflexes nécessaires à l’élaboration du mémoire de fin d’études de Master.

Dossier Image & Perception : Accary Valérian / Astier David / Constans Stéphane / Derouault Johannie / Esther Alexandre / Gravelle Nina / Massacry Jéro-mine / Paumier Antoine / Porporty Edberg / Serrurier Jérémy / Sicard Guillaume.

Dossier Mobilité : Adelantado Pauline / Auger Clarisse / Bernar-det Elodie / Boyer Cécile / Coudert Marine / Hech Yannick / Peralta Vera / Ratel Romain / Sautereau Alexis.

Dossier Espaces publics : Damas Fabien / Girardin Amaury / Kusnierek Hannah / Lagrange Julien / Laporte Mathieu / Marty Hugo / Mazuel Jonathan / Richon Amandine / Suceava Ioana / Susan Roxana.

Dossier Traces & Mémoires : Combes Jean / Emard Gabriel / Fillias Lucien / Frackiewicz Cedric / Huang Yuanpu / Ganga-rossa Laurie / Martinat Anthony / Rousseau Laurent / Thémiot Paul / Vinadelle Nicolas.

Dossier Centralité : Allart Bastien / Amara Imène / Betend Marie-Laure / Carpov Anastasia / Ciurte Loredana / El Khayati Abdelhadi / Merloi Adina / Oana Maniculea / Pallavicini Mathieu / Schieberlein David.

Dossier Vivre dans l’entre-deux villes : Aba El Houcine / Bouteraa Medhi / Dotremont Hervé / Laurent Damien / Lemperiere Paul / Marfisi Nora / Martinez Damian / Reygade Théophile / Vlasa Ligia.

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Retours d’expériences | zooms

Table ronde, Nantes

Lors du voyage d’études à Nantes, une table ronde a été organisée dans l’incontournable « Lieu Unique ». Trois intervenants étaient invités à nous parler du jeu d’acteurs nantais : Alain Bertrand, directeur-adjoint de la SAMOA (Société d’aménagement de la métropole Ouest-Atlantique), Astrid Gingembre, coordonnatrice de l’opération Voyage à Nantes (col-laboratrice de Jean Blaise, directeur artistique de la biennale d’art contemporain Estuaire et du Voyage à Nantes) et Laurent Devisme, sociologue et enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes.Alain Bertrand a expliqué les trois missions de la SAMOA : la mise en place d’une stratégie de développement de la métropole Nantes / Saint-Nazaire, le pilotage global des projets de l’île de Nantes et notamment du développement du quartier de la création. Ont été mis en avant les étapes d’évolution de ce vaste projet territorial et le rôle que chaque acteur de la métropole était censé jouer. À ce titre, ont été évoqués la position de l’architecte dans ce projet ambitieux et le travail accompli par Alexandre Chemetov durant neuf ans pour le développement de l’île de Nantes, à travers son Plan-guide.Astrid Gingembre a évoqué le rôle joué par les projets culturels dans le développement et l’appropriation de la ville par les habitants mais aussi par et pour les touristes : Le Voyage à Nantes, mis en place durant l’été 2012, est à la fois une structure et un événement dont le but est de développer un tourisme urbain et estival grâce à des animations ludiques - souvent gratuites - dans tous les hauts-lieux de la ville et en invitant les artistes à s’expo-ser dans l’espace urbain pour réveiller la ville grâce à l’art. Le parcours-promenade, guidé par un fil rose, se dessine jusqu’à Saint-Nazaire et intègre la biennale d’art contemporain Estuaire dont était proposé le dernier opus.L’intervention de Laurent Devisme s’est déroulée autour de la thématique de la fabrique de la ville évoquée dans l’ouvrage Nantes, petite et grande fabrique urbaine, qu’il a dirigé, en s’interrogeant sur le rôle du Plan-guide de Chemetov dans la fabrication urbaine et ses répercussions sur les manières d’habiter à Nantes dans ces territoires en reconversion. Les méthodes et outils, mis en place par l’équipe de recherche du laboratoire LAUA pour analy-ser ce territoire, ont été aussi présentés.

Vue depuis le Quai des Antilles, extrémité ouest de l’île de Nantes (© Ratel)

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Le Plan-guide : projet de développement de l’île de Nnates (documents graphiques extraits de l’ouvrage Nantes, petite et grande fabrique urbaine, p. 178)

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Retours d’expériences | zooms

Suggérons trois enjeux de description des réalités urbaines en transformation. Le pre-mier est relatif à notre quotidien urbain, le second à la découverte de l’inconnu urbain, le troisième au projet urbain tel qu’on pour-rait aussi l’aborder et l’enseigner dans une école d’architecture.La saisie des transformations concrètes des espaces publics, de leur tonalité, ques-tionne nos capacités de lecture. Il faut, plus souvent qu’on ne le croit, se réapproprier la matérialité de la ville, ce qui ne veut pas dire une opposition à la saisie de la ville comme texte. C’est bien une exigence de décentre-ment que cette connaissance du quotidien urbain : ce qui est familier n’est pas pour autant connu. De ce côté, une véritable description urbaine reste d’actualité, dans les pas des recommandations de Georges Pérec produisant son « journal d’un usager de l’espace » en cherchant à saisir tout ce qui advient. Dans cette perspective, s’il faut le plus souvent se trouver un guide, c’est à défaut un principe qui peut jouer un tel rôle : chercher à être systématique, développer une approche par incongruité en prenant au sérieux les effets d’un dispositif comme le rond-point par exemple. Si le sens commun n’indique aucune charge affective a priori pour ce qui permet la distribution optimale des flux d’unités véhiculaires en plusieurs directions, on peut, à condition d’y regarder de plus près, saisir en quoi il transforme les paysages, la cognition de l’automobiliste comme la teneur de certains espaces pu-blics. Retrouvons volontiers cet aphorisme de Flaubert selon lequel tout est intéressant à partir du moment où on l’observe assez longtemps.À l’inverse de l’observation de notre quoti-dien familier, il faut aussi tester nos capaci-tés descriptives dans des contextes incon-nus. Ainsi du protocole que nous avons pu activer au Laua, intitulé « une semaine, une ville » et de ses extensions. Il s’agit d’un test de l’écriture in situ, de la description ramas-sée de ce qui s’observe dans une ville non familière. L’hypothèse principale est bien qu’il existe une ville saillante que l’on peut voir à l’œil nu ! C’est une traversée plus qu’un arpentage, motivée par le pari que la ville qui se donne à voir « à tout le monde »,

au quotidien, par ses espaces publics, est susceptible de nous en apprendre sur la condition urbaine. En somme, le pro-gramme de recherche de G. Simmel sur « les grandes villes et la vie de l’esprit », qui a plus d’un siècle, reste d’actualité, ques-tionnant toujours les capacités du passant sans rôle manifeste qu’est le chercheur en cette occasion. On voit ici que « nommer / classer » des photographies est d’un pré-cieux recours. Par extension, l’exercice peut s’appliquer sur une coupe de temps de 48h. C’est alors une petite épreuve physique certes, l’attention flottante pourra-t-elle l’emporter sur la nécessité de se reposer ? L’écriture « à chaud » permet en tout cas de mettre en œuvre des figures du phéno-mène que l’on a sous les yeux. Qu’en est-il par exemple de ce qui se signale toujours d’abord par des vues zénithales - je songe à Dubaï en l’occurrence ? Que peut-on dire de l’architecture iconique et de la ville « marketée » lorsque l’on se place au ras des pâquerettes ?Le troisième registre de questionnement de l’observation porte sur le projet urbain. J’essaie à cet égard dans mon travail de chercheur et en lien avec les matières que j’enseigne, de me rapprocher des acteurs de la fabrique urbaine. Cette nécessité provient du fait que le projet urbain comme le projet territorial sont globalement mal connus en tant que collectifs d’énonciation et de réalisation. L’échelle architecturale est quant à elle mieux cernée mais presque toujours sous les auspices de l’emblème et de la singularité d’un quelconque auteur. Les deux cadrages descriptifs énoncés plus haut valent toujours pour le projet urbain. L’observation de l’espace insulaire en trans-formation (île de Nantes) est ainsi passée par ce que nous avons nommé « La battue de l’île de Nantes », dans le registre de la traversée à visée de décentrement et de consignation de la ville manifeste. Une pre-mière fois avec l’hypothèse que la ville en projet laisse des interstices et des temps dont certains usagers font quelque chose. Une deuxième fois avec trois analyseurs, saisis par des binômes enquêteurs qui partent en quête d’un thème (habiter l’île, nature en l’île, travailler sur l’île). La battue

peut facilement associer l’observation flot-tante et l’observation focalisée. Dans une visée cumulative, ce type d’observation, cartographié, permet de montrer des trans-formations très rapides, ainsi du registre des activités commerciales - les commerces de bouche notamment - ou de la transforma-tion de rues (on ne peut qu’inviter à faire l’ethnographie du « mail du front popu- laire », une nouvelle rue issue du plan-guide d’A. Chemetoff). La ville en projet passe en outre par un déploiement accentué d’activi-tés qu’il faut prendre au sérieux.Ajoutons l’enjeu de la description des actants des transformations urbaines : ici le rapprochement avec les opérateurs du projet prend tout son sens, notamment s’il vaut dans la durée, nécessitant un rapport de confiance comme une clarté des visées analytiques. Il faut notamment pouvoir ac-céder à un ensemble de réunions technico- politiques (l’enjeu de les observer est cen-tral), pratiquer leur calme examen, complété par des entretiens longs dans lesquels les particularités des cultures professionnelles puissent s’exprimer.Cette approche n’est pas localiste, le suivi des acteurs peut mener loin, passer d’un dispositif à un autre. Elle permet de voir la plasticité des outils, la reconfiguration du gouvernement urbain (comment s’est constituée la société du Voyage à Nantes, au croisement de quels enjeux), l’émer-gence de nouveaux espaces vitrines (le quartier de la création). C’est à de telles observations et analyses que différentes recherches contractuelles ont pu nous conduire, impliquant Nantes Métropole dans leur financement. En pratiquant une ethnographie des projets et stratégies dont on trouve si peu trace dans la littérature sur le projet urbain, on procède également à un travail de « décolonisation » du langage, fortement marqué par l’univers du manage-ment.

> À propos de capteurs et d’écritures Laurent Devisme Maître-assistant SHSA, LAUA, ENSA de Nantes

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Cf. / 77

> Quelques références

• Devisme (Laurent), « De quelques enseignements de la fabrique urbaine en mode projet urbain : le prisme nantais » in La France, une géographie urbaine (dir. L. Cailly, M. Vanier), Paris, A.Colin, 2011, p. 284-288.

• Devisme (Laurent), « 48h Dubaï. De quoi cette ville est-elle le témoin ? » avec Pauline Ouvrard in Lieux communs, n°14, 2011, p. 210-217.

• Devisme (Laurent), « Une semaine - une ville. À la recherche d’une expressivité de l’urbain » In Lieux communs, n°12, 2009, p. 179-185.

• Devisme (Laurent), Dumont (M.), « L’éthologue et le tenure track : figures nantaises d’activistes de la pensée urbanistique » in Annales de la recherche urbaine, n°104, 2008.

• Pérec (Georges), Espèces d’espa- ces, Paris, Galilée, 1974.

• Pérec (Georges), Penser / Classer, Paris, Hachette, 1985.

Offres urbaines éphémères : L’île phénoménale. Soirée d’inauguration d’Estuaire.

(Source : Images extraites d’une planche photographique réalisée par l’équipe de recherche LAUA, rapport déc. 2007)

Photographies : Pierre-Arnaud BarthelExtrait de Petite et grande fabrique urbaine, p64

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Retours d’expériences | zooms

> La ville fantôme de Kangbashi3

Le projet de Kangbashi, ville nouvelle chinoise, débute au cours des années 2000, pour accueillir près d’un million d’habitants. La course à la croissance donne lieu à la construction d’une ville moderne et surdi-mensionnée, bâtie entièrement sur ordre du pouvoir politique local. Pour réaliser un placement financier, des investisseurs ont acquis des propriétés sans intention de les vendre, de les louer ou même d’y habiter. Les populations locales n’étant pas assez riches pour s’y installer, c’est en réalité une ville déserte qui s’érige puisqu’un dixième seulement de sa capacité est habité. Dans les pays émergents comme sur les vieux continents, les villes fantômes deviennent un phénomène urbain de plus en plus cou-rant, sous l’effet de la crise mondiale, et entraînent parfois toute une région dans leur chute. Le paysage architectural produit est spectaculaire et terrifiant : les mêmes tours de logements d’aspect monolithique se répètent à l’infini. Victimes de la folie des grandeurs, de longues et larges ave-nues ne desservant aucun bâtiment sont tracées puis laissées à l’abandon. L’impact sur le territoire est énorme puisque ces voiries occupent une surface considérable. Ville-dortoir reliée à une ville mère située

à 30 kilomètres, celle-ci ne possède aucun équipement de première nécessité. Si sa construction a créé des emplois, cette ville constitue surtout un modèle d’urbanisa-tion rapide dans une zone désertique et le résultat est catastrophique. Aucun pro-jet ne semble avoir été pensé en adéqua-tion avec les besoins réels des habitants de cette région : comment une ville sans équipements peut-elle attirer de nouveaux arrivants ? Comment des habitations « haut de gamme », hors de prix, peuvent-elles être proposées à d’éventuels acheteurs de classe populaire ou de classe moyenne ? Face à cet échec, la ville a alors décidé de lancer une opération comprenant de nou-veaux programmes afin de rentabiliser les investissements colossaux mis en jeu. Des architectes reconnus sont appelés à la res-cousse, après coup, pour « sauver » la ville. Initié en 2008 par la compagnie chinoise Jiang Yuan Water Engineering Ldt, le pro-gramme Ordos 100 a pour objectif d’attirer de nouveaux habitants à Kangbashi et de « remplir » la ville nouvelle. Sous la hou-lette d’Ai Weiwei et de Herzog & de Meu-ron, 100 architectes de 27 nationalités, sont amenés à dessiner les plans de 100 villas de 1 000 mètres carrés chacune. De cette expérience inédite, le célèbre artiste chinois

a tiré un film intitulé Ordos 100 qui a été présenté avec deux autres vidéos lors de la 41e édition de l’IFFR (International Film Festival Rotterdam). Ce projet médiatisé a été réalisé sans qu’il y ait eu pour autant de véritable réflexion quant à l’insertion urbaine de ces villas et ne semble pas per-mettre la construction d’une urbanité. Que dire de l’engouement suscité par ce projet de la part des architectes ? Dans le cas de Kangbashi, la ville a été pensée comme un coffre-fort pour investisseurs et l’interven-tion d’architectes de renommée ne semble qu’un pis-aller, peu à même de ramener de la vie dans la ville fantôme.

> Perspective internationale

source : http://www.gaite-lyrique.net/gaitelive/kangbashi-ville-nouvelle-et-deserte-en-mongolie-interieure

3| Cet article a été pensé par Cédric Frackiewicz sur la base du travail réalisé dans le cadre de l’enseignement Approches critiques,

perspectives internationales.

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Cf. / 79

Source : www.gaite-lyrique.net/gaitelive/

kangbashi-ville-nouvelle-et-deserte-en-mongolie-interieure.

Schéma du déroulement de la ville de Kangbashi. © Frackiewicz

MOS - Michael Meredith, Hilary Sample

Vue aérienne d’une partie de la ville.

OBRA architects

Juan Pablo Maza

Les cent villas du projet Ordos 100

Carlos Bedoya, Victor Jaime, Wonne Ickx, Abel Perles

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80 / Cf.

Portrait de Clermont

Clermont-Ferrand, une ville multiple

Les étudiants ont analysé Clermont-Ferrand à travers six thématiques avant de les croi-ser lors d’un atelier final : son image, sa mé-moire, son réseau de mobilité, ses polarités, ses espaces publics mais aussi les manières d’habiter la capitale auvergnate ont été ques-tionnés pour mettre en évidence les relations complexes qui se jouent entre les acteurs contribuant à la fabrication de la ville, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux-culturels, associatifs, institutionnels, ou en-core appartenant à des groupes privés. À la lecture des dossiers réalisés, des questions transversales émergent et permettent d’es-quisser un portrait, en creux, de Clermont- Ferrand, sous la forme d’un triptyque.

Un territoire-archipel

De Augustonemetum à Clermont-Ferrand, la capitale des Arvernes n’a cessé de se développer depuis sa fondation. Elle chan-gera bientôt d’échelle passant de Clermont Communauté à celle de la métropole : le Grand Clermont (regroupant 108 com-munes) est un ambitieux projet d’amé-nagement territorial piloté par l’agence Clermont Métropole. Sa bible se nomme SCoT (Schéma de Cohérence Territoriale) et engage la ville dans un développement sans précédent à long terme. De manière générale, le SCoT incite à maîtriser la pé-riurbanisation et à stimuler l’organisation en archipel de l’agglomération en facilitant les déplacements, plus particulièrement par les transports collectifs. Sur ce territoire éclaté, l’équité sociale et territoriale ne peut s’opérer que si les pôles de vie sont mis en réseaux selon une logique d’intermodalité, cette organisation visant à améliorer l’at-tractivité de l’ensemble du Grand Clermont en offrant un cadre de vie agréable à ses habitants. Alors que la population du terri-toire tend à vieillir, le SCoT pose comme enjeu d’attirer une population nouvelle qui lui permettrait d’atteindre 500 000 habitants et de faire ainsi partie des métropoles qui comptent. Ce document s’appuie sur le potentiel économique et démographique de Clermont-Ferrand, seule ville du territoire pouvant capter les grands équipements (le TGV) et dotée de moyens lui permettant de jouer un rôle à l’échelle nationale.

> Le tramway

L’un des enjeux du SCoT, en termes de mobilité, est d’améliorer l’accessibilité vers et depuis la métropole. Si la mobilité sous toutes ses formes revêt un caractère néces-saire pour atteindre les objectifs d’équité de déplacement pour l’ensemble de la popu-lation, c’est avant tout sur le tramway que semble reposer le projet de déplacement : en effet, la ligne A (actuellement La Pardieu- Champratel) a été pensée de manière à avoir un grand nombre de correspondances mais aussi de parc-relais, permettant de faire l’interface entre la voiture et les modes de déplacement doux. Le tramway structure donc les déplace-ments mais aussi l’immobilier. En effet, l’essentiel des grands projets urbains se fait le long de cette ligne : infrastructures et équi-pements deviennent supports d’espaces publics - bien que de qualité discutable - qui structurent les quartiers desservis. Ce moyen de transport doux très emprunté par les Clermontois essuie, cependant, de vives critiques quant à l’irrégularité du trafic le week-end due au manque de desserte transversale, notamment de la gare, même si la ligne de bus à haut niveau de service (ligne B) tente de combler le vide.

> Le TGV comme trait d’union entre Clermont et Montferrand ?

L’arrivée du TGV est programmée pour 2025. Ce qui ne semble pour l’instant qu’une figure d’annonce (notamment depuis l’annonce du report de la ligne LGV Paris-Orléans-Clermont-Lyon à 2035), apparaît pourtant essentiel dans le projet métropolitain, qui vise à désenclaver la ville. En mars 2012, un groupe de réflexion réunissant une tren-taine de professionnels des agences d’ur-banisme françaises - la FNAU - a planché sur l’emplacement idéal de la future gare TGV de Clermont et l’a située dans l’entre-deux villes. Il s’agit d’un espace longtemps délaissé entre Clermont et Montferrand, là où Michelin a su développer ses activités et sur lequel tous les espoirs de développe-ment se portent aujourd’hui : polarité admi-nistrative (Centre de la République, CAF, Commissariat, etc.) et culturelle (La Coo-pérative de Mai, Polydôme, etc.) Au fil des années, cet espace d’abord hors la ville, qui a accueilli des activités porteuses de nui-sances (abattoirs, usines, caserne, cime-tière), s’est transformé. Mais de grandes portions de territoire en friche se main-tiennent après la cessation de certaines

Les différentes échelles de mobilité de l’agglomération

Clermontoise (Source : Dossier du thème ‘mobilité’)

Ici

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Cf. / 81

activités industrielles. Ces enclaves mal exploitées constituant des obstacles dans la ville, il est envisagé d’y créer un véritable centre métropolitain, grâce à la construction d’équipements majeurs à rayonnement ré-gional qui sont déjà ouverts ou en projet sur le site. L’implantation de la future gare TGV à cet endroit apparaitrait dès lors significa-tive pour la transformation de ce morceau de ville, nécessitant sans aucun doute le rééquilibrage de la carte clermontoise. La ligne à grande vitesse représente ainsi un potentiel considérable pour Clermont, mais aussi pour la métropole à la recherche d’un dynamisme économique et d’une revalori-sation de son image.

> L’Auvergne verte

Parmi les attraits que compte cette ville, la proximité de la nature est l’un des plus marquants. Une proximité telle que pendant longtemps la végétation interne à la ville semblait accessoire : hormis le jardin Lecoq et le parc Montjuzet, Clermont est pauvre en espaces verts urbains. Dans la politique de métropolisation conduite par la Ville, la nature redevient l’un des enjeux les mieux portés par les élus. La Chaîne des Puys, paysage exceptionnel du territoire français,

fait corps avec une ville qui l’a pourtant souvent ignorée dans ses étapes de déve-loppement « contre-nature ». Elle en défi-nit pourtant les limites au nord, à l’ouest et au sud, et est perceptible dans la quasi- totalité de la ville. C’est donc parce que ce territoire spécifique participe à l’identité de Clermont-Ferrand, mais aussi pour son po-tentiel de développement touristique et de mise en valeur patrimoniale, que la région entreprend sa sauvegarde à travers une dé-marche de classement au patrimoine mon-dial de l’UNESCO. Cette volonté de préser-ver ce que la métropole a de plus précieux, la nature (50% du territoire est situé dans deux grands parcs régionaux), participe de la construction d’une nouvelle image. Après la ville industrielle et noire de par sa pierre volcanique, l’heure est à la ville verte ou à l’ « écocité », dont l’image est aujourd’hui façonnée et véhiculée par l’association « Auvergne Nouveau Monde » avec l’aval de la municipalité.Bien que les ambitions soient réelles, nous ne pouvons pourtant que constater l’absence de projets enclenchés à l’échelle du Grand Clermont, dont une large part du territoire, rural, reste isolé et peu concerné par les transformations à venir. Cette inco-hérence entre le discours et l’action ralentit

« Le Grand Clermont est un territoire actif où vivent 414 000 personnes. Il s’étend sur 108 communes, autour d’une grande aggloméra-tion : Clermont-Ferrand, capitale auvergnate. Il est l’alliance entre la force d’une métropole et la richesse de territoires ruraux dynamiques et rayonne bien au-delà des simples frontières de l’Auvergne.Le Grand Clermont est aussi en charge de la rédaction du SCoT. Il s’agit d’un document d’urbanisme et de planification, pour répondre aux besoins à venir de la population. Il fixe un cadre de développement à long terme. Il sert à trouver un équilibre entre les espaces urbains ou à urbaniser et les espaces naturels. Il doit nous permettre de satisfaire les besoins immédiats et futurs tout en préservant les res-sources pour les générations futures. C’est au SCoT que revient la difficile mission de trouver de la cohérence entre des intérêts locaux va-riés, et parfois divergents, et ce pour bien vivre ensemble. »Définition extraite du site du Grand Clermont. http://www.legrandclermont.com/cest-quoi

Carte de synthèse indiquant les orientations principales des liens qui unissent les différents quartiers de l’entre-deux-Villes entre eux et avec le reste de la ville. L’orientation principale des liens suit l’axe Clermont-Montferrand. Le Brezet exerce une attraction secondaire et les relations avec un territoire plus lointain est per-ceptible. (Carte effectuée par le groupe du thème ‘vivre dans l’entre-deux villes’.)

indéniablement la marche vers la métropo-lisation. Pour autant, les volontés politiques sont là et les efforts ne sont pas négli-geables, même si les enjeux écologiques de la ville dépassent largement la simple création d’éco-quartiers, pour créer une « éco-métropole » ambitieuse.

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82 / Cf.

Portrait de Clermont

Une politique culturelle par délégation ?

Depuis 1935, la ville de Clermont-Ferrand est un bastion socialiste. Pour autant, cette longévité politique ne semble pas avoir en-gendré un projet culturel ambitieux. Durant le mandat de Roger Quilliot (1973-1997), par ailleurs ministre de l’urbanisme et du logement, la municipalité ne tire pas profit des subventions d’État qu’André Malraux met à la disposition des villes françaises pour encourager le développement de la vie culturelle. C’est donc une autre forme de culture qui s’organise à Clermont-Ferrand, à travers une poignée d’associations, qui pallie le vide laissé par la municipalité cler-montoise persuadée, durant cette époque, que l’urgence est ailleurs. Aujourd’hui, les élus socialistes, attirés par le statut valori-sant de métropole régionale, tentent de re-prendre la main. Pour rattraper le retard, ils développent des projets de valorisation du paysage et du patrimoine bâti. La culture, moteur de dynamique urbaine, est donc dé-veloppée à travers un double jeu d’acteurs, institutionnel et associatif.

> Mécénat paternaliste versus exception culturelle associative

Parmi les « poids lourds » de la ville, l’entre-prise Michelin ne semble jouer qu’un rôle très mineur dans la vie culturelle clermon-

Frise iconographique construite à partir de multiples supports (sites internet, photographies tirées d’ouvrages ou prises in situ…) représentant les images associées à Clermont-Ferrand. (Conception : groupe Image & Perception)

toise. Au début du XXe siècle, l’entreprise vise l‘éducation des ouvriers, et fonde, de manière durable, une culture populaire basée exclusivement sur le sport, notam-ment à travers son club de rugby. En dehors de cet investissement sportif, l’entreprise est quasi-inexistante dans le mécénat cultu-rel de Clermont-Ferrand. Il aura fallu la 35e édition (en 2013) du plus important événe-ment culturel de la ville, le Festival Interna-tional du Court Métrage, pour que Miche-lin fasse un geste : un soutien financier de 50 000 euros dans la partie internationale du festival. Car l’invité, cette année-là, est l’Inde, pays dans lequel la firme a de gros intérêts économiques et souhaite, encore une fois, soigner son image. Ce festival, le deuxième événement de ce type en France le plus important après celui de Cannes en termes de fréquentation, est la parfaite représentation de la vie culturelle clermontoise par délégation. Créée en 1978 de manière autonome par trois étudiants clermontois, Antoine Lopez, Georges Bollon et Jean-Luc Mathion, la structure - asso-ciation loi 1901- de ce festival, est indépen-dante de la ville, qui lui fournit surtout les lieux et une logistique adaptée pendant la semaine de projection (promotion, parte-nariat avec la SMTC pour les transports en communs…). Ces moyens mis à dis-position du Festival par la Ville deviennent néanmoins de plus en plus importants au fil des années. Et ce même lorsque les

intérêts de ces deux acteurs divergent. Afin de pouvoir augmenter le potentiel de fré-quentation du Festival et arguant de la proxi-mité de la ligne de tramway, la municipalité a voulu offrir au Festival une salle comptant plus de places - au Polydôme - ; la direction du Festival a jugé, quant à elle, le lieu trop éloigné de l’aire d’influence de la manifes-tation, l’objectif annoncé depuis sa création étant de permettre aux festivaliers comme aux professionnels du marché du court métrage de pouvoir faire tous leurs dépla-cements à pied. En outre, pour créer un lieu dédié à ce qui est devenu une institu-tion -, le festival du court métrage et son association de sauvegarde du film court « Sauve qui peut le court métrage » -, la Ville a créé la Jetée en plein centre-ville. Il n’en reste pas moins que, étant une asso-ciation à but non lucratif, le festival doit non seulement assurer des partenariats avec les financeurs publics (la municipalité, le département, la région, l’État, etc.) mais aussi avec des investisseurs privés (les imprimeries De Bussac, Canal +, Nikon…) pour continuer d’exister et de se dévelop-per. Ainsi, si le festival du court est mainte-nant connu à l’échelle internationale par les initiés, il est également devenu, sur son ter-ritoire natal, un pilier culturel de la ville, mais également de toute la région. En s’appuyant sur l’association Plein-Champ des cinémas d’Auvergne, il organise des projections en zone rurale et se porte plus particulière-ment à la rencontre d’un public néophyte

Ici

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Cf. / 83

et très jeune, dans le cadre scolaire. Cette rencontre des Auvergnats avec le cinéma, qui ne cesse de se développer en dehors de l’événement festival, et qui produit une acti-vité culturelle toute l’année, est la preuve sans conteste que les associations sont la force culturelle du territoire clermontois.

> Le réveil tardif des pouvoirs publics

Bien que fortement développée par le monde associatif (musique, art, cinéma…), l’offre culturelle est aujourd’hui en passe d’être reprise en main par la municipalité qui ambitionne, enfin, de rattraper le train culturel qu’elle a laissé passer au début des années 1980. Après de nombreuses années de déni de la culture, puis d’hési-tation, elle semble donc prête à s’investir pleinement dans la politique culturelle. Elle souhaite ainsi étoffer et soutenir les acteurs privés et indépendants pour renforcer la vitalité culturelle clermontoise : la Coopéra-tive de Mai, voulue par la Ville, gérée par une association (Pop’art), implantée sur un terrain appartenant à Michelin, est l’exemple parfait d’un partenariat réussi entre public et privé. Cette ambition culturelle nouvelle s’inscrit dans la politique de développement à l’échelle métropolitaine : elle est basée à la fois sur la construction de grands équi-pements et sur la mise en valeur de son patrimoine. Olivier Bianchi, adjoint au maire chargé de la culture, exprime son souhait de lancer des projets « emblématiques »

(Grande Bibliothèque, scène nationale...), à l’image de grandes métropoles comme Bordeaux ou Nantes. La mairie entend ainsi faire passer le budget de la culture de 7% à environ 13% lors du prochain budget muni-cipal, en espérant atteindre 20%, à l’image de la ville de Montpellier. Outre les projets de construction, la Ville souhaite aussi par-ticiper à la valorisation de son patrimoine paysager, et encourage le classement de ses Monts. Pour autant, le discours est en-core peu clair concernant le patrimoine bâti et notamment celui situé sous terre. Car Clermont-Ferrand est un vaste site archéo-logique (460 fouilles archéologiques en 15 ans, rien que sur le territoire clermontois) qui devrait impulser une politique culturelle de revalorisation plus importante de ce pa-trimoine enfoui. Bien que grande richesse, les vestiges gallo-romains semblent consti-tuer un patrimoine parfois « gênant », qui freine certains projets de construction, grevant par ailleurs considérablement le budget alloué (le cas du carré Jaude 2 en est un exemple édifiant).

Le Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand est un festival consa-cré au film court, ouvert à tous les publics. Il est la plus grande manifestation de ce type au monde, comptant en moyenne 150 000 entrées. Parallèlement, il accueille aussi un marché du court-métrage pen-dant la semaine de l’événement.

Cette institution existe depuis 1979. Au début, il s’agissait d’une association uni-versitaire confidentielle. Face à un rapide succès, la manifestation s’institutionna-lise. Tous les cinémas de Clermont-Ferrand participent désormais à l’événement. En 2000, la ville a cofinancé - avec l’Europe, l’État, les Conseils général du Puy-de-Dôme et régional d’Auvergne - un lieu spé-cifique où sont regroupés les bureaux et un centre de documentation cinématogra-phique rassemblant plus de 55 000 titres. Ceci donne à l’association une visibilité en dehors du festival. L’association promeut, par ailleurs, le cinéma toute l’année dans les écoles de l’agglomération clermon-toise.

Le festival a été le tremplin pour de nom-breux réalisateurs aujourd’hui reconnus, tels Cédric Klapisch, Jean-Pierre Jeunet ou encore Jan Kounen.

Source : www.clermont-filmfest. com/

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84 / Cf.

Portrait de Clermont

Michelin, figure tutélaire de la ville ?

> Michelin, le père

En 1889, lorsque les frères Michelin repren- nent une petite entreprise d’articles en caoutchouc installée à Clermont-Ferrand depuis 1832, ils ne se doutent certainement pas de l’importance économique, sociale et politique qu’elle aura 130 ans plus tard sur la ville. Si Clermont-Ferrand est aujourd’hui associée dans l’imaginaire collectif à Biben-dum, c’est certainement parce que l’histoire de la firme s’est écrite en parallèle de celle de la ville.C’est tout d’abord par l’implantation de ses usines successives que Michelin opère une première colonisation du territoire clermon-tois, dans une zone jusqu’alors délaissée entre Clermont centre et Montferrand. Très rapidement, les besoins de la petite entre-prise nécessitent des aménagements parti-culiers pour les ouvriers dont les conditions de vie sont difficiles : des cités ouvrières d’abord (3 443 logements construits entre 1905 et 1930), puis des équipements (écoles, cliniques, coopératives et équipe-ments sportifs). Ces aménagements posent les bases de ce qui sera le paternalisme de Michelin : l’on naît, l’on vit et l’on meurt sous la bannière de la firme.

> Michelin, le « maire »

La puissance de Michelin se déploie au fil des années et son rapport avec Clermont-Ferrand évolue considérablement au point de devenir l’un des acteurs phares, mais officieux, de la politique de la ville. Sans posséder de pouvoir décisionnel, l’influence politique de l’entreprise est très importante. Cette influence montre le rapport ancestral de complicité entendue, entre économie et politique, bien que d’obédiences politiques différentes. En effet, le pouvoir qu’elle dé-tient sur la ville, la firme le doit en grande partie à sa puissance financière. Son apport d’actifs est considérable avec ses 13 000 emplois, qui en font le plus gros employeur de la région. Historiquement, comme l’explique Thomas Zanetti dans la thèse qu’il a soutenue ré-cemment sur les rapports entre Clermont- Ferrand et Michelin (cf. texte dans ce dos-sier), le géant du pneu a toujours été un contre-pouvoir pour la ville de Clermont-

Ferrand. Face à la montée en puissance de l’entreprise capitaliste, la Ville de gauche a toujours veillé à la défense des droits des ouvriers et à leur cadre de vie. Un rapport de force qui a paradoxalement augmenté le pouvoir de l’entreprise, qui était assu-rée d’une main d’œuvre ouvrière pacifiée en échange de la prise en main totale de la vie de ses employés. Durant les Trente Glorieuses, l’influence de Michelin sur le développement de la ville ne cesse de s’étendre, notamment dans le domaine du développement d’infrastructures de dépla-cement, production de pneus oblige. Tout d’abord, la firme a contribué au premier chef à l’implantation d’un aéroport sur le sol auvergnat, afin de desservir les principaux sites Michelin dans le monde. Par ailleurs, ses dirigeants ont su exploiter certains événements majeurs comme la venue, un temps, du Concorde. En tant que fournis-seur des pneumatiques de ce supersonique franco-anglais, Michelin utilise alors le pres-

tige et l’avancée technologique de l’aviation française en s’y associant. Plus récemment Clermont a réintroduit - à l’instar de nom-breuses villes dites métropolitaines - le tramway comme mode de déplacement sur son territoire. Le choix d’un tramway mono-rail sur pneu relève là encore d’une pression de la firme, qui a également eu un rôle déci-sif lors de l’élaboration du parcours privilé-giant la desserte de ses sites d’exploitation et de décision, au détriment d’autres lieux pourtant structurants pour la ville, comme la gare. Toute puissante, l’entreprise s’octroie donc un droit de regard sur les plus grands projets de la ville, en particulier ceux qui peuvent modifier la dépendance de celle-ci vis-à-vis d’elle.

> Michelin stratège

Clermont-Ferrand dépend de Michelin. Comment ne pas dépendre d’une entre-prise qui vous apporte une telle quantité

Présence de Michelin en 1925

Présence de Michelin en 1952

Cartes issues du dossier ‘centralités’, partie 1, Clermont-Ferrand une ville aux multiples polarités

Ici

Page 17: approches critiques

Cf. / 85

d’emplois ? Certes, certaines usines Miche-lin ferment et le nombre d’ouvriers baisse, mais Michelin n’abandonne pas encore son lieu de naissance : elle est la seule entre-prise du CAC 40 à avoir gardé son siège en province. Elle prévoit même d’y ouvrir un centre de recherche : une bonne nou-velle pour la ville à la recherche d’une aura métropolitaine d’excellence, même si l’im-plication de l’entreprise reste toujours stra-tégique et en rapport avec une logique de profit et d’affirmation de son image.Ainsi la firme investit dans le club de rugby local, club qui portait son nom à ses dé-buts, Association Sportive de Michelin qui a, depuis, évolué en Association Sportive Montferrandaise avant d’être rebaptisé ASM-Clermont Auvergne. Aujourd’hui, ce club, l’un des meilleurs du rugby français et international, véhicule toujours l’image de Michelin.Michelin et la ville de Clermont offrent ainsi l’image d’un couple distant mais soudé, aux intérêts bien compris.

> Michelin partenaire

Clermont-Ferrand, nous l’avons vu, est for-tement marquée par l’image de Michelin. Au-delà des enjeux politiques, le rapport qui se joue depuis des décennies entre l’entreprise privée et la municipalité relève, en réalité, d’une entente basée sur un profit réciproque. En tant que deuxième proprié-taire foncier de la ville, Michelin ne peut que très difficilement être ignoré, même si ces moyens de contrôle s’amenuisent au fil des ans. Avec la fermeture des usines, elle lègue aussi à la ville des friches et des ter-rains, dont celui du nouveau CHU Estaing par exemple. Ces rétrocessions de terrains sont, pour Michelin, une manière de mettre en place une entente cordiale, après plu-sieurs années d’ignorance.

Ainsi, la Ville tend à regagner son territoire et son pouvoir de gouvernance, non sans faire participer la firme à son développe-ment futur. Dans la perspective d’un Grand

Malgré son retard (sur le plan culturel notamment, mais aussi en termes de développement urbain), Clermont-Ferrand semble ainsi prête à amorcer un renouveau, à condition que les ambitions politiques des uns coïncident avec les désirs des autres. En mettant en œuvre le projet du Grand Clermont, les différents acteurs de la ville ont dû se mettre autour de la table et échanger, dresser aussi le bilan d’années de maladresses et de repli. Il importe aujourd’hui aux élus, aux professionnels et aux citoyens de consolider les forces du territoire clermontois et d’asseoir la politique culturelle de la ville, en y apportant une plus grande cohérence, afin d’augmenter son attractivité. Dans cette marche vers la métropolisation, Michelin apparaît comme un acteur clé avec lequel la ville doit renforcer le dialogue, dans un but de développement commun. L’ambition clermontoise est loin d’être vaine, et repose maintenant sur les volontés politiques et économiques. Sans pouvoir réel-lement faire une comparaison avec la ville de Nantes, on ne peut qu’être surpris cependant par la différence de parcours de deux villes où la stabilité politique apparaît, pour l’une, comme une véritable opportunité de développement et, dans une certaine mesure, comme un frein pour l’autre. Souhaitons donc que les débats aient enfin lieu et que l’ambition annoncée se concrétise.

Le projet « Urbalad » sur le site Michelin de Ladoux est le symbole d’une entente cordiale mais surtout durable instaurée entre Clermont-Ferrand et Michelin.

(source : info Magazine 07/02/2011)

Michelin et l’ASM

Le club de rugby est créé en 1911 par Mar-cel Michelin. L’asso-ciation a alors pour vocation d’occuper et distraire les employés de l’entreprise. Dès 1926, l’ASM compte parmi les clubs de première division du

rugby français, place à laquelle elle s’est maintenue depuis.

Bien qu’elle entretienne toujours un lien particulier avec le club qu’elle a façonné, la firme a aujourd’hui pris ses distances avec l’AS montferrandaise, devenue une société anonyme sportive professionnelle (SASP). Michelin serait presque devenu un simple sponsor si elle n’avait été le proprié-taire du stade. Ce détachement est dans la droite ligne d’une politique plus large de désengagement des œuvres sociales. C’est cependant un homme de Michelin, Éric de Cromières, qui prendra la tête prochaine-ment du club.

Marcel Michelin (1886-1945), fondateur de l’ASM.

http://monmireille.canalblog.com/

Clermont, le rôle de Michelin sera plus que jamais important. Un rôle politique d’abord, avec la mise en place de délégués Michelin dans les ateliers de réflexion sur le dévelop-pement de la ville : une première qui sort le géant du pneu de son droit de regard offi-cieux sur la politique clermontoise. En affir-mant sa position de métropole et de capitale régionale, Clermont-Ferrand doit apparaître comme une ville dynamique et conviviale, pour attirer notamment les cadres de la mul-tinationale.

Page 18: approches critiques

86 / Cf.

Portrait de Clermont | zooms

Table ronde, Clermont-Ferrand

Cette fois, c’est l’école d’architecture qui recevait trois nouveaux interlocuteurs pour évoquer les projets et les acteurs majeurs de Clermont-Ferrand.Rachid Kander, directeur de l’agence d’urbanisme et de développement de Clermont Mé-tropole, a rappelé les différentes échelles de gouvernance (Ville, Clermont communauté, Clermont métropole…) et les acteurs qui y sont associés. Ont été aussi analysés les enjeux auxquels la Ville est confrontée, et présentés les territoires de développement futur pour mener à bien ce projet de métropolisation.

Jean-Claude Saurel, président du Festival du Court Métrage, a rappelé la genèse de cet événement, né en 1979. Il a aussi parlé de la place qu’occupe le festival international du court métrage, de ses collaborations avec d’autres instances culturelles et associatives (ENSACF, Traces de vie, Carnets de voyage, etc.) et insisté sur la notion d’éducation popu-laire que porte le festival à travers son ouverture à tous les publics et pas seulement aux initiés.Thomas Zanetti, docteur en géographie, aménagement et urbanisme, à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne, nous a présenté les relations qu’entretient la firme Michelin avec la ville de Clermont-Ferrand, depuis le début du XXe siècle.

Ce portrait de Clermont a aussi été enrichi par une visite du théâtre-opéra, alors en pleine restauration, et suivie d’une conférence animée par Olivier Bianchi, adjoint au maire chargé de la politique culturelle depuis 2001. Ce dernier a évoqué la place de la culture dans la politique clermontoise et le retard que celle-ci tend à rattraper. Il a aussi rappelé que les ambitions étaient réelles et qu’elles pourraient se concrétiser à travers la construction de lieux culturels nouveaux, dont le développement permettrait à la Ville de se repositionner sur le devant de la scène culturelle clermontoise jusque-là sous la houlette des associations.

Lever de soleil sur Clermont-Ferrand (Source : www.photothèque.arnaudfrichphoto.com/media/ © Arnaud Frich.

Ici

Page 19: approches critiques

Cf. / 87

Clôture du 35e Festival du court métrageSource : http://auvergne.france3.fr/festival-du-court-metrage-de-clermont-ferrand

Travaux de la grande salle de l’OpéraSource : photographie d’un étudiant lors de la visite de chantier organisée par l’école

Logo du Grand Clermont.(Source : www.legrandclermont.com/node.)

Carte des enjeux du SCoT (Schéma de Cohérence Territoriale.) Source : carte effectuée par le groupe mobilité

Arrêts principaux

Arrêt de tramwayLigne A tramway

Ligne BVoies principalesPistes cyclables

Bornes Moovicité

Parkings relais

Page 20: approches critiques

88 / Cf.

Portrait de Clermont | zooms

> Le rôle de Michelin dans la production urbaine clermontoise d’un siècle à l’autre Thomas Zanetti Docteur en géographie, aménagement et urbanisme, Université Jean-Monnet Saint-Étienne

On peut dresser un portrait des relations entre Clermont et Michelin en analysant l’influence de l’entreprise sur la construction de la ville, dans ses dimensions à la fois spatiales et sociales. En faisant un bond dans le passé, à l’époque où se sont défi-nies les relations entre l’élite économique et l’élite politique, on peut en effet mieux saisir les formes contemporaines de la gouver-nance urbaine clermontoise.

À la fin du XIXe siècle, époque à laquelle naît l’entreprise Michelin, Clermont-Ferrand est caractérisé par sa morphologie urbaine spécifique. Il existe en effet un entre-deux villes qui correspond au cœur géogra-phique de la commune, autour de l’axe de deux kilomètres qui sépare les deux centres anciens de Clermont et de Montferrand. Cette particularité va être mise à profit par Michelin, qui va se rendre propriétaire de nombreux terrains dans cet entre-deux villes, à la fois pour construire des usines et des quartiers d’habitation. On peut donc dire que se construit un « espace Michelin » formé d’une double dimension, industrielle et résidentielle, et occupant une surface de 180 hectares en 1930. L’entreprise est donc à cette époque le principal aménageur de la ville et il y a à Clermont un lien ténu entre les processus d’industrialisation et d’urba-nisation. Une fois cet espace Michelin constitué, il se forme ce que l’on peut appeler un « monde Michelin », qui est composé des cités patronales et des équipements col-lectifs construits par l’entreprise : en 1930, Michelin possède 3 500 logements à Cler-mont-Ferrand. Étant donné la concentra-tion de ces logements dans des secteurs spécifiques, il se crée un monde clos sur lui-même. Avec l’ensemble des équipe-ments paternalistes comme les écoles, les installations médicales ou sportives, on voit apparaître une organisation sociale spéci-fique, qui signe le passage de l’« espace Michelin » au « monde Michelin ».Durant cette première moitié du XXe siècle, face à une entreprise qui étend sa logique productive à la construction de la ville, la municipalité de Clermont dispose d’une marge de manœuvre très réduite, d’autant

qu’elle est confrontée aux problèmes urbains engendrés par la brutale croissance indus-trielle et démographique, notamment le manque de logements. Dans le domaine de l’habitat ouvrier, les pouvoirs publics laissent ainsi le secteur privé, et surtout Michelin, assumer la charge du logement populaire et la résolution de la crise du lo-gement.

Sur un plan plus politique, les dirigeants de Michelin ne participent jamais directement

à la vie politique locale ; néanmoins les relations entre la mairie et l’entreprise sont nombreuses, et souvent caractérisées par une compréhension mutuelle, sans toute-fois que s’installe une véritable coordina-tion. Michelin détient un pouvoir sur la ville suffisamment important pour ne pas avoir à solliciter la puissance publique. La majorité des interactions entre la ville et la firme se joue dans le domaine de l’aménagement urbain ; on peut recenser un conflit notable entre les deux acteurs, qui intervient en

Vue de la cité de La Plaine au début des années 1930 (Source : Bonnet, Gazagnes, 2002)

L’usine Cataroux à la fin des années 1920. (Source : Zanetti, 2012)

Ici

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Cf. / 89

1919 au sujet d’un chemin public dont Mi-chelin réclame la propriété pour rassembler différentes parties de l’usine des Carmes. Le conseil municipal, présidé par Philippe Marcombes à la tête d’une majorité réunis-sant des radicaux et diverses formations de la droite, refuse dans un premier temps et Michelin menace de délocaliser ses activi-tés. Finalement, un compromis est trouvé et la municipalité accepte le déclassement du chemin en échange de la participation de Michelin à la construction d’une partie du boulevard de ceinture. Cet exemple montre

la capacité des deux acteurs à résoudre un conflit d’intérêts et à prendre une décision collective et négociée, caractéristique de ce que l’on appelle aujourd’hui la gouvernance urbaine. Au fil du temps, ce partenariat public-privé va structurer le pouvoir urbain clermontois, mais il faut noter que celui-ci est alors marqué par la domination de l’en-treprise. Depuis le milieu des années 1990, Miche-lin a engagé une restructuration de ses sites clermontois, dans le but de diminuer son emprise spatiale. Cette contraction de l’espace Michelin est liée à la réduction des effectifs industriels d’une part, à l’abandon des équipements collectifs de l’époque paternaliste d’autre part. On assiste donc à une redéfinition de la stratégie urbaine de la firme qui s’incarne aussi dans la rénova-tion des sites, débutée en 1996 avec celui des Carmes. Cette dernière a eu pour but de concevoir un environnement de travail efficace et moderne tout en conférant au siège de la multinationale une image plus conforme à son statut. Le même principe sera appliqué au site de Ladoux avec le projet Urbalad. Un processus identique a caractérisé la mutation du paysage urbain composé par les anciennes cités ouvrières patronales. Leur vente aux occupants a engendré une réhabilitation et une diversification des formes bâties, et le caractère autonome du « monde Michelin » s’est considérablement affaibli avec l’arrivée de nouveaux habitants sans lien avec l’entreprise. On observe donc une disparition progressive de l’organisation

sociale traditionnelle promue par la firme au début du XXe siècle. Mais Michelin se trouve toujours confronté à une obligation de recru-ter et de fidéliser une main-d’œuvre, formée aujourd’hui principalement de cadres de haut niveau, que l’entreprise peine à attirer à Clermont. Cela explique que la firme est au-jourd’hui très attentive à la qualité du cadre urbain et développe une nouvelle stratégie urbaine : école internationale, logements haut de gamme, hôtel 4 étoiles, etc.Cette stratégie, redéfinie en fonction des exigences des salariés en termes de qua-lité de vie urbaine, rejoint les intérêts des élus qui misent sur l’attractivité de Cler-mont-Ferrand pour faire face aux difficultés démographiques du territoire. Il existe donc une ambition métropolitaine partagée qui se traduit dans un ensemble de réalisations urbaines, comme le Polydôme. Ce dernier était auparavant une Socap Michelin, soit un magasin fonctionnant en coopérative d’achat, dédié à la classe ouvrière. Devenu aujourd’hui un lieu culturel, il participe au cycle de modernisation urbaine. C’est d’ailleurs l’ancien « espace Michelin » qui constitue le secteur privilégié de cette modernisation, à laquelle Michelin parti-cipe indirectement, ou directement lorsque les projets urbains s’établissent sur son ancienne emprise foncière : création du Nouvel Hôpital Estaing, rénovation du stade Marcel-Michelin, reconversion d’une partie du site de Cataroux, implantation d’Ikea … Michelin est donc aujourd’hui un acteur incontournable de la gouvernance urbaine clermontoise, notamment par l’influence que la firme détient sur le contenu des politiques urbaines. Pour conclure, on peut ainsi repérer à Clermont l’existence d’une capacité d’action collective qui s’appuie sur les relations denses entre Michelin et les différentes collectivités locales.

Le siège social de Michelin sur le site des Carmes, après sa rénovation (Source : Zanetti, 2012).

Pavillon Michelin (Source : Zanetti, 2012)

Des cités Michelin intégrées au parc locatif social clermontois (Source : Zanetti, 2012).

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90 / Cf.

Portrait de Clermont | zooms

Une épine dans le pied de la municipalité4

Depuis plusieurs années les découvertes archéologiques à Clermont-Ferrand font le bonheur des archéologues. Il n’en est pas de même pour la municipalité, pour qui fouilles archéologiques riment avec coûts et délais de dépassement des projets archi-tecturaux en cours.

> Bis repetita

460. C’est le nombre de fouilles archéolo-giques réalisées dans l’agglomération cler-montoise ces quinze dernières années. En effet, chaque nouveau chantier entraîne des fouilles archéologiques préventives et leurs lots de découvertes patrimoniales. Tel fut le cas du pied en bronze de la statue de Mercure, découvert lors d’un diagnostic mené par l’INRAP en décembre 2006 sur le site de l’ancienne gare routière, boulevard François Mitterrand. Dans un parfait état de conservation, le pied est attribué à Zéno-dore, sculpteur et fondeur grec de renom. Aujourd’hui, le pied reste une icône archéo-logique pour Clermont Ferrand. Exposé un temps au Musée Bargoin, il a été restauré par le Centre de recherche et de restaura-tion des Musées de France. Célèbre oui. Mais à quel prix ? En effet, cette pièce archéologique majeure a pris le pas sur le projet urbain-phare de la ville : la grande bibliothèque communautaire et interuniver-sitaire. Le projet, lancé en 2005, promettait 25 000m² de surface ! Son ambition : de-venir la deuxième bibliothèque de France, sur les talons de la BNF. La découverte des vestiges gallo-romains en a décidé autre-ment en signant l’arrêt de la construction en 2009. Aujourd’hui encore, la grande biblio-thèque n’est toujours pas sortie de terre. Elle s’ajoute à la liste des « échecs » poli-tiques des deux derniers mandats de Serge Godard, maire socialiste de la ville. Ce pro-jet, porté puis interrompu par la municipa-lité, récolte son lot de critiques à l’encontre des acteurs politiques locaux. Dès lors, on comprend mieux que les fouilles archéo-logiques constituent un dossier épineux pour la municipalité. Actuellement, ce sont

les découvertes des fouilles du futur éco-quartier de Tremonteix qui donnent du fil à retordre à la municipalité. Les vestiges dits « exceptionnels » feront-ils le poids face aux 668 logements prévus que Logidôme aurait dû livrer début 2013 ?

> Le point de la discorde

La loi des fouilles est souvent vécue comme une fatalité par la municipalité. Les inci-dences sur les projets urbains sont nom-breuses : déplacement de l’implantation (IKEA sur le site des Gravanches), mise en attente (la Scène Nationale sur le site de l’ancienne gare routière) ou blocage des projets (ZAC de Kessler-Rabanesse). Certains s’irritent de devoir mettre leurs ambitions en stand-by pour quelques frag-ments ressurgis du passé. Les coûts et délais supplémentaires remettent constam-ment en question l’intérêt patrimonial des fouilles effectuées. De ce fait, l’ironie est de bon ton dans les rangs de la municipalité au sujet des découvertes archéologiques. Tel Dominique Adenot, adjoint à l’urba-nisme, qui en septembre 2012 donnait son avis sur les fouilles du Carré Jaude 2 : « Il est passionnant de savoir qu’en 200 après Jésus-Christ, ce coin de la place de Jaude servait de pipi-room à nos ancêtres ! Cela valait bien 3 ou 4 millions d’euros. » L’inves-

tissement est d’autant plus dur à supporter qu’il est imposé. En effet, le financement public des fouilles est pris sur le budget global du projet urbain prévu sur le même site. La municipalité assure souvent la majo-rité du financement, aidée parfois par une contribution de l’État si le site de fouilles est jugé d’intérêt prioritaire. En tant qu’aména-geur, la municipalité doit donc souscrire à une redevance d’archéologie préventive à laquelle s’ajoute le prix des fouilles. De plus, à Clermont Ferrand, la délégation de pou-voirs concernant les fouilles archéologiques est pour le moins complexe. Tout permis de construire déposé par la municipalité est envoyé à la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), au service Archéolo-gie. Le rôle de ce dernier consiste à rédiger les demandes d’autorisation de fouilles, à commander les opérations d’archéologie préventive et à contrôler leur exécution. La DRAC mandate ensuite la plupart du temps l’INRAP (Institut National de Recherches Archéologiques Préventives). Il s’agit d’un choix de partenariat puisque, depuis 2003, le marché des fouilles archéologiques est ouvert à la concurrence. À Clermont Ferrand, c’est cet organisme public qui gère généralement l’exécution des fouilles préventives dans une visée de recherche et de diffusion. Suite aux découvertes archéo-logiques, il revient à nouveau à la DRAC

Pied en bronze, IIe siècle après J-C. Augustonemetum, Clermont-Ferrand. Sculpteur-fondeur grec Zéno-dore. Source : <http://inha.revues.org/3909>

Ici

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Cf. / 91

de protéger, conserver et promouvoir le patrimoine. Ces jeux d’acteurs et les allers-retours entre les organismes expliquent en partie les retards occasionnés par les fouilles et leurs répercussions sur les pro-jets urbains. À cela s’ajoutent les logiques et intérêts divergents de tous ces acteurs. Leur partenariat se réduit souvent à un dialogue de sourds où chacun porte ses intérêts particuliers. Un article récent dans le quo-tidien La Montagne (25/09/12) faisait cas d’un recours municipal contre les retards causés par les fouilles archéologiques sur les projets urbains. Serge Godard, maire de Clermont-Ferrand, en justifiait la démarche lors d’une visite sur le chantier de l’éco-quartier Champratel : « C’est un risque depuis que la ville a été classée par le précédent préfet. On ne peut pas rester ainsi sous surveillance perma-nente. Nous avons donc engagé un recours gracieux contre cette disposition. » La municipalité, soumise aux dispositions des fouilles archéologiques, serait donc sur le point de réagir ! Reste à savoir qui aura le dernier mot dans cette lutte de pouvoirs et d’intérêts. Pour éviter ces rapports de forces, l’idéal serait d’apprendre à concilier enjeux archéologiques et volonté urbanis-tique au sein d’une même politique de la ville. Une dernière question se pose : les fouilles archéologiques expliquent-elles à elles seules les retards pris par la municipa-lité en termes de politique urbaine ? L’acti-vité archéologique ne devient-elle pas un bouc émissaire tout trouvé pour s’excuser de la latence urbaine de Clermont-Ferrand?

> Une spécificité clermontoise ?

La ville et l’agglomération clermontoise sont conscientes du potentiel archéologique de leur territoire. Elles savent que pour le moindre chantier, une découverte peut toujours faire surface et ainsi contrecarrer leurs ambitions. Pourtant, on a l’impression qu’elles renient leur histoire. D’autres agglo-mérations ont réellement pris conscience de l’histoire et ont intégré un service d’archéo-logie au sein de leurs compétences. C’est le cas de Bourges Plus qui gère l’aggloméra-tion berruyère. Certes, ce service possède

les mêmes fonctions que l’INRAP, à savoir le diagnostic et l’exploitation des gisements archéologiques ainsi que leur transmis-sion par le biais de publications. De plus, en termes de rétribution, il demande les mêmes prestations. Cependant, il en résulte une prise de conscience de la municipalité et à plus grande échelle de l’agglomération sur la question des fouilles archéologiques. Ce paramètre est pris en compte dans les projets même si la plupart du temps les délais sont revus à la baisse, entrainant des retards. Le fait de posséder un tel ser-vice au sein des compétences de Bourges Plus permet un meilleur dialogue entre les politiques et les archéologues. Il semblerait que Clermont-Ferrand aime se démarquer, à l’heure où la plupart des villes de France ont transformé leur POS en PLU et où la question du patrimoine est de plus en plus prégnante. À quand un service d’archéo-logie préventive pour la ville de Clermont-Ferrand ?

La ZAC de Tremonteix est un nouvel éco-quartier labellisé HQE (Haute Qualité Envi-ronnementale). Réalisé sur les côtes de Clermont, ce projet est en proie à de nom-breuses fouilles archéologiques préven-tives depuis le mois de septembre 2010. Ces fouilles ont mis au jour des décou-vertes datant de l’époque gallo-romaine d’importance majeure : un domaine rural doté de deux temples privés dans un état de préservation unique en France. Les suites de ces fouilles ont révélé d’autres éléments incitant l’ASCOT (Association pour la sauvegarde des côtes de Clermont) à faire une demande particulière de conser-vation auprès de l’aménageur Logidôme. Une démarche comme celle-ci peut amener des modifications au projet sur une petite partie de l’éco-quartier (600 m² alors que le projet mesure 16 hectares). Cependant, depuis 2011, la mairie n’a cessé de retarder la demande de protection et d’inscription de ce site aux monuments historiques. Cette attitude de la mairie peut susciter l’incom-préhension. Les découvertes archéolo-giques sont davantage perçues comme une entrave au projet plutôt que comme des élé-ments valorisant de l’urbanisme. Actuelle-ment, le projet de Tremonteix continue son avancement mais ces fouilles ralentissent sa réalisation. Les associations et la DRAC n’ont pas fini de se mobiliser.

« C’est un risque depuis que la ville a été classée par le précédent préfet. On ne peut pas rester ainsi sous surveillance perma-nente. Nous avons donc engagé un recours gracieux contre cette disposition ».

Domaine rural sur le site de Tremonteix

Latrines publiques sur le site du Carré Jaude 2Source : www.augustonemetum.fr

4| Cet article a été écrit à quatre mains (Cédric Frackiewicz, Laurie Gangarossa, Paul Thémiot, Nicolas Vinadelle)

à partir du travail de recherche effectué dans le groupe Traces et mémoire, de l’enseignement Approches critiques.

5| La Montagne, 26/9/2012.

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