apparences trompeuses - les musées...

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Deux pour le prix d'une : ce pourrait être le slogan des œuvres des Loriot-Mélia et de Roman Moriceau. Ces artis- tes superposent des images et interrogent ainsi doublement leurs statuts. Fantôme, copie ou reflet, l'image n'est alors jamais simple et unique. Mais qu'est-ce qu'une image ? Fausse apparence ou vraie double, ces images se dotent en outre d'un pelliculage supplémentaire par le titre (Commode Louis Confo et Les bergers d'Arcachon) qui déplace notre imaginaire dans l'univers de l'histoire de l'art et la création. Mais l'image complexifie sa matière en s'associant à la lumière. Quelle en est alors sa nature? Comment advient-elle ? Et quel impact crée-t-elle sur notre œil puis notre regard ? À propos des œuvres Roman Moriceau, Commode Louis Confo, 2003 chest-phosphoresting painting, 91,5 x 71 x 38 cm Le descriptif de cette œuvre débuterait tel un inventaire quasi commercial. Nous sommes face à une commode en stratifié clair composée de cinq tiroirs. Cet objet de série pourrait être proposé sur un site de bonnes affaires puisqu'il manque un bouton à son dernier tiroir. Un parallélépipède allongé et sans âme prend donc place dans une salle d'exposition d'un musée… Ce n'est ni la beauté de la forme, ni la richesse du décor qui arrête notre regard. Néanmoins ce n'est pas la seule apparence que nous offre cette commode, le titre nous le dit clairement : Commode Louis Confo. La dénomination Louis fait référence au style Louis XV, style d'ameublement et de déco- ration employé en France, entre 1730 à 1760 environ. Ce style évoque une époque mais surtout une habileté et un prestige. Et c'est ce titre qui conduit et explique la seconde apparence livrée par cette œuvre. En effet, plon- gée dans l'obscurité, la commode industrielle laisse apparaître sur sa surface le dessin phosphorescent d'une commode Louis XV. Camouflage ou rêve éveillé, la commode est double. La précision du décor, la forme allon- gée des pieds de style Louis XV vient donc s'opposer au bloc du meuble bon marché. APPARENCES TROMPEUSES Fiche thématique créée à l’occasion de l’exposition CORRÉLATION Vincent Mauger, Raphaël Zarka, Roman Moriceau musée de s Be aux -Art s d’ Anger s 25 octobre 2012 - 17 mars 2013 1/4 THÈME

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Deux pour le prix d'une : ce pourrait être le slogan des œuvres des Loriot-Mélia et de Roman Moriceau. Ces artis-tes superposent des images et interrogent ainsi doublement leurs statuts. Fantôme, copie ou reflet, l'image n'estalors jamais simple et unique. Mais qu'est-ce qu'une image ? Fausse apparence ou vraie double, ces images se dotent en outre d'un pelliculagesupplémentaire par le titre (Commode Louis Confo et Les bergers d'Arcachon) qui déplace notre imaginaire dansl'univers de l'histoire de l'art et la création. Mais l'image complexifie sa matière en s'associant à la lumière.Quelle en est alors sa nature? Comment advient-elle ? Et quel impact crée-t-elle sur notre œil puis notre regard ?

À propos des œuvres

Roman Moriceau, Commode Louis Confo, 2003chest-phosphoresting painting, 91,5 x 71 x 38 cm

Le descriptif de cette œuvre débuterait tel un inventaire quasi commercial. Nous sommes face à une commodeen stratifié clair composée de cinq tiroirs. Cet objet de série pourrait être proposé sur un site de bonnes affairespuisqu'il manque un bouton à son dernier tiroir. Un parallélépipède allongé et sans âme prend donc place dansune salle d'exposition d'un musée… Ce n'est ni la beauté de la forme, ni la richesse du décor qui arrête notreregard. Néanmoins ce n'est pas la seule apparence que nous offre cette commode, le titre nous le dit clairement :Commode Louis Confo. La dénomination Louis fait référence au style Louis XV, style d'ameublement et de déco-ration employé en France, entre 1730 à 1760 environ. Ce style évoque une époque mais surtout une habileté etun prestige. Et c'est ce titre qui conduit et explique la seconde apparence livrée par cette œuvre. En effet, plon-gée dans l'obscurité, la commode industrielle laisse apparaître sur sa surface le dessin phosphorescent d'unecommode Louis XV. Camouflage ou rêve éveillé, la commode est double. La précision du décor, la forme allon-gée des pieds de style Louis XV vient donc s'opposer au bloc du meuble bon marché.

APPARENCES TROMPEUSESFiche thématique créée à l’occasion de l’exposition

CORRÉLATIONVincent Mauger, Raphaël Zarka, Roman Moriceau

musée des Beaux-Arts d’Angers25 octobre 2012 - 17 mars 2013

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THÈME

Ce lien entre art et design pourrait être comparé au travail que Philip Starck a entrepris concernant Louis ghost1.Ce fauteuil en polycarbonate transparent a exactement les mêmes formes que son prédécesseur mais revêt unmatériau léger et moderne. Le designer revisite un classique et le modernise. Roman Moriceau2 pourrait de la même manière revisiter un meuble mais il n'en offre qu'un fantôme, qu'uneimage. Le consommateur voit son rêve se concrétiser mais ne peut pas le toucher. L'image reste un fantôme,voire une fausse imitation comme le suggère Platon dans La République3 à propos des Trois lits : le premier celuide la nature des choses, créé par Dieu, le second créé par le menuisier et le troisième réalisé par l'artiste : copiede copie.

Loriot-Mélia, Les bergers d'Arcachon, 2010interrupteur, photographie superposée sur matériau diffusant, leds sur caisson, 1 x 1,50 m

Une photographie constituée de quatre panneaux représente une vue en plongée d'un trottoir. Prise par François Loriot4

cette image se veut banale. On distingue les chaussures de l'artiste, une large tâche d'huile, un morceau de pain, desherbes et des mégots de cigarette. À droite de l'œuvre, un bouton "ON" est placé. Une fois l'interrupteur actionné, l'œuvre se transforme. On découvre alors une plage, des baigneurs, des parasols, la mer... La tâche d'huile se change enîle, en Mont Saint-Michel. Les pieds du photographe deviennent alors les pieds en éventail d'un vacancier bien heureux.En s'approchant, quelques petits dessins apparaissent : un obélisque, un temple, une pyramide, un tombeau… et undétail plus incongru : une grue. Ces monuments sont dessinés à la réserve au dos de la photographie.

Le titre de la photographie fait référence à une peinture de Poussin, Les bergers d'Arcadie5. Sur ce tableau, trois bergersdéchiffrent les inscriptions d'un tombeau "Et in arcadia ego” signifiant “je suisaussi en Arcadie” et ce je, c'est celui de la mort. La mort est donc partout mêmeen Arcadie, région considérée comme un paradis terrestre en Grèce Antique. La superposition des images nous fait donc quitter le mode ordinaire de la ruepour celui rêvé de la plage estivale qui elle-même se double de sens par la pré-sence des monuments et la signification du titre. La lumière agit comme unrévélateur et donne du sens. La référence à l'histoire de l'art inscrit l'œuvre dansune continuité et une filiation tout en révélant son procédé et malheureuse-ment son évanescence.

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1. Philip Stark, Fauteuil Louis Ghost, polycarbonate, 67 x 94 x 54 cm, 5,4 kg, distribué par Kartell. 2. Roman Moriceau est né en France en 1976. Il vit et travaille entre Berlin et Paris. Il a été diplômé en 2003 à l'école des beaux-arts d'Angers. 3. Platon, La République, livre X, 595c-599a, tr.fr. Baccou, coll. GF.4. François Loriot et Chantal Mélia vivent et travaillent ensemble depuis 1992. Ils sont établis à Clisson. Une grande exposition leur a été consacrée en 2010-11 aumusée des Beaux-Arts d'Angers. 5. Nicolas Poussin, Les bergers d'Arcadie, 1630-32, huile sur toile, 85x121 cm, musée du Louvre.

La confrontation des œuvres, éléments pour une réflexion pédagogique

La superposition, le rôle de la lumière et la multiplication des images permettent de confronter ces deuxœuvres. Inscrite dans une auto-référentialité, l'image ne cesse de créer du sens et de faire appel à des universdivers : design, ameublement, photographie, peinture. Dans les démarches des Loriot-Mélia et de Roman Moriceau, l'ordinaire et l'artistique se jouxtent pour mieuxs'opposer mais aussi afin de permettre un accès plus concret au spectateur contemporain. Les sens s'addition-nent et la définition de l'image ne cesse de se complexifier…

Le rôle de la lumièreMettre en lumière ou être sous la lumière : c'est être mis sous le feu des projecteurs, au centre de la scène, visi-ble. La lumière rend les éléments clairs et distincts en opposition à la nuit noire et sombre qui rend les contourset les apparences flous. Mais dans Les bergers d'Arcachon et Commode Louis confo, la lumière n'éclaire pas uni-quement, elle projette une image de plage ou de commode. La lumière métamorphose car elle est une projec-tion lumineuse et répond à la définition de photo-graphie, étymologiquement "écriture de lumière". Pourautant, ce reflet ou cette image de lumière sont fugitifs et immatériels. La lumière ainsi utilisée est donc para-doxale puisqu'elle révèle et cache dans le même temps, en outre parce qu'elle habille un existant (photogra-phie banale ou meuble courant) mais d'une apparence trompeuse, mensongère.

La transfigurationCette utilisation de la lumière nous conduit directement à la question de la transfiguration. Ce terme religieuxdésigne le changement d'apparence corporelle de Jésus face à trois disciples, relaté dans les Évangiles. Cettemétamorphose transforme, en revêtant d'un aspect éclatant et glorieux. Meuble industriel ou photographie detrottoir sont ainsi dotés d'une beauté et d'un éclat inhabituels. L'image change, se modifie, tout en restantintrinsèquement la même. La commode ne change pas de nature, tout comme la tâche d'huile reste inchangée,certes décontextualisée, mais de forme identique. Ce dédoublement de sens semble révéler les différentes stra-tes de l'image : de son épiderme à sa chair. Il ne s'agit alors jamais d'une image unique et intangible mais d'uneimage plurielle, modulable et mouvante.

La ou les imagesDe par sa définition, l'image est effectivement loin d'être simple et unique. Il existe la reproduction, la repré-sentation, l'imaginaire, l'image mentale, le reflet, l'image réelle, l'image virtuelle etc.… Mais Les Bergers

d'Arcachon et Commode Louis confo présentent dans leur dispositif encore d'autres types d'images : le stéréo-type et l'image de marque. Ces deux types d'images jouent sur la représentation que peut se faire le public :d'un lieu de vacances ou d'un produit. L'ordinaire subi tente de se transfigurer en idéal rêvé mais le rêve est decourte durée, dès la projection lumineuse finie. Loriot-Mélia et Roman Moriceau interrogent finement et demanière sensible le monde des images où le médiatique frôle le pathétique. Stéréotype et image de marquevéhiculent du sens, des pensées et permettent aux spectateurs de dépasser le premier degré de lecture d'uneœuvre. L'image passe de la simple apparence au sens et l'artiste passe du rang de producteur à celui de critique. Le dispositif de ces deux œuvres double les images et permet d'en avoir deux pour le prix d'une. Ainsi le proposde ces deux artistes fait une boucle sur le statut et la définition de l'image. L'image, souvent présentée commele double de la réalité, se dédouble dans les œuvres comme pour nous offrir son propre spectre. Mise en abîme,l'image tente de survivre en s'auto-recyclant dans notre univers de profusion et d'accumulation.

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Pour aller plus loin

- Platon, La République, livre X, 595c-599a, tr.fr. Baccou, coll. GF- De Méredieu Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l'art, Larousse, 2004, p.453 chapitre Images etArtifices- Markus Raetz, Métamorphoses II, 1992- Erik Dietman, La bise, 1983, œuvre du musée des Beaux-Arts d'Angers- Octavio Ocampo, Para siempre, 1989- Cyril Hatt, Alpha rouge et grise, tirage argentique et agrafes, 2010

Programmes et pistes pédagogiques

Arts plastiques / au collège

- L'image et la fiction - L'image et la réalité

- Image de marque. De l'ordinaire à l'artistique6, il peut être question de penser à la fois la transformation et le signe. Comment, par l'étymologie de l'image, transfigurer un objet ou une image du quotidienen image de marque : à la fois image d'un produit et/ou image de prestige ?

- Deux pour le prix d'une. Peut-on superposer afin de donner du sens ? Si on cache une image, parvient-on à en révéler une autre ? Des illusions aux images à double sens, une image peut-elle être métaphorique, c'est-à-dire en contenir une seconde ?

- 1+1= Une image inédite. À partir de projection d'image, comment métamorphoser un lieu, un objet ?Entre installation et camouflage, qu'est-ce qu'une image peut dire d'un lieu ?

Histoire des arts

Dans le cadre de la thématique Arts, ruptures et continuités, il s'agira d'étudier le plagiat, le remake et la cita-tion7. Entre hommage et plagiat, quelle histoire de l'image peut-on créer ? Comment les œuvres s'inscrivent-elles dans l'histoire de l'art ?

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Document conçu en octobre 2012 par Aurélie Dourmap, enseignante en arts plastiques, chargée de mission au Service culturel pour les publics desmusées d’Angers.

6. Vous pouvez approfondir cette notion de détournement en consultant la fiche Objets détournés.7. Vous pouvez approfondir cette notion de citation en consultant la fiche Titres, citations et œuvres d'art.