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APOLOGIE ET THÉOLOGIE DANS LES PENSÉES DE PASCAL Hélène Bouchilloux Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de l'étranger » 2002/1 Tome 127 | pages 3 à 19 ISSN 0035-3833 ISBN 9782130526650 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-1-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Hélène Bouchilloux, « Apologie et théologie dans Les Pensées de Pascal », Revue philosophique de la France et de l'étranger 2002/1 (Tome 127), p. 3-19. DOI 10.3917/rphi.021.0003 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.137.20.137 - 17/11/2015 22h44. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.137.20.137 - 17/11/2015 22h44. © Presses Universitaires de France

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APOLOGIE ET THÉOLOGIE DANS LES PENSÉES DE PASCALHélène Bouchilloux

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de l'étranger »

2002/1 Tome 127 | pages 3 à 19 ISSN 0035-3833ISBN 9782130526650

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-1-page-3.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hélène Bouchilloux, « Apologie et théologie dans Les Pensées de Pascal », Revue philosophiquede la France et de l'étranger 2002/1 (Tome 127), p. 3-19.DOI 10.3917/rphi.021.0003--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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APOLOGIE ET THÉOLOGIEDANS LES PENSÉES

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Les Pensées de Pascal passent pour être une Apologie de la reli-gion chrétienne. L’auteur ne s’y propose-t-il pas de convaincre soninterlocuteur présumé – le libertin – de la vérité du christianisme ?Cela ne ressort-il pas du fragment Lafuma 427 qui prend à partieceux qui repoussent le christianisme avant même d’en avoir sérieu-sement examiné les preuves, ainsi que des fragments Lafuma 6 et 12de la liasse I qui annoncent le plan de l’apologie ?

Cependant, cette réduction des Pensées à une Apologie de la reli-gion chrétienne présente plusieurs difficultés majeures.

D’abord, le propos de Pascal paraît déborder le discours de lapreuve. On en a trois indices : 1 / la présence de nombreux fragmentsétrangers à la perspective apologétique ; 2 / le désordre revendiqué,ou plutôt la substitution de l’ordre du cœur ou de la charité à celui del’esprit ; 3 / la transformation de l’interlocuteur libertin en témoinde la vérité qu’il combat sans la connaître, son inscription dans uneclassification à trois termes (ceux qui ont trouvé Dieu ; ceux qui lecherchent ; ceux qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé) à par-tir de laquelle on s’interrogera sur le rôle exact dévolu à la raisondans l’apologétique, le rapprochement avec d’autres adversaires duchristianisme (notamment les juifs), la glorification finale de ceuxdont la foi n’a pas besoin de preuves. On pourra toujours prétendreque Pascal n’aurait pas laissé subsister une telle confusion si lamaladie et la mort ne l’avaient empêché d’achever son ouvrage ettenter d’exhumer l’Apologie dans les Pensées1. Mais à quoi servent

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1. Voir l’édition de Port-Royal, intitulée Pensées de M. Pascal sur la reli-gion et sur quelques autres sujets. Voir aussi l’édition de Francis Kaplan, LesPensées de Pascal, Paris, Cerf, 1982.

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ces efforts si Pascal lui-même suggère à son lecteur quel qu’il soit (caron accordera au moins que le lecteur des Pensées n’est pas réductibleà l’interlocuteur libertin si l’on veut expliquer l’universalité et lapérennité de leur intérêt) que son propos déborde largement la pers-pective apologétique proprement dite ? Or tel est bien le cas. Jésus-Christ est la raison de toutes choses, de sorte que toutes choses yconduisent aussi (du moins aux yeux de ceux qui, le connaissant, dis-posent du bon point de vue), perspective excédant la perspectiveapologétique qui non seulement justifie la diversité des matières, lerecours à l’ordre du cœur ou de la charité, la variété des protagonis-tes, mais encore relativise la perspective apologétique elle-même, lechristianisme ayant des preuves non pour le faire croire mais pourrendre inexcusables ceux qui ne le croient pas.

Ensuite, outre ces difficultés internes aux Pensées, on peut sedemander comment concilier le projet d’une Apologie de la religionchrétienne avec la théologie professée par Pascal. Car, selon cettethéologie, il n’y a aucune continuité entre la nature et la grâce,entre la raison et la foi. La nature est corrompue, la raison est cor-rompue. La nature et la raison ne sont guéries que par la grâce. Ilest impossible de croire le christianisme par la seule raison ou parune foi purement humaine (c’est-à-dire par une foi donnée parl’homme) : on ne peut le croire que par une foi divine (c’est-à-direpar une foi donnée par Dieu). L’opuscule De l’art de persuader nesouligne-t-il pas, d’abord, que les vérités divines, contrairement auxvérités humaines, n’ont pas à passer de l’esprit dans le cœur, maisplutôt l’inverse si la connaissance de Dieu dépend elle-même del’amour de Dieu, ensuite, que le cœur humain est devenu réfractaireà ces vérités et qu’il n’appartient donc plus qu’à la grâce efficace deles faire recevoir ? Mais alors, dira-t-on, pourquoi faire chercher lechristianisme par raison dans les Pensées ? Il reste visiblement às’interroger sur le rôle exact dévolu à la raison et au discours de lapreuve, en tenant compte à la fois de la théologie de Pascal (assortiede ses répercussions dans l’art de persuader) et des éléments conte-nus dans les Pensées, notamment dans le fragment Lafuma 160ainsi que dans les fragments Lafuma 5, 7 et 11 de la liasse I.

Cet article portera donc conjointement sur la signification desPensées et sur le dispositif apologétique qu’elles mettent en œuvre.

En ce qui concerne le premier point, on s’efforcera d’établir quele dessein de Pascal est un dessein philosophique sans communemesure avec le dessein apologétique qu’on lui prête ordinairement :car il ne prétend pas démontrer la vérité du christianisme – que lechristianisme est vrai – sans démontrer d’un même mouvement queRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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le christianisme est le centre de toutes les vérités et sans marquerainsi dans le christianisme le lieu de sa vérité – ce qui le fait vrai –,démarche par laquelle la théologie augustinienne est élevée au rangde science universelle.

En ce qui concerne le second point, on s’efforcera d’établir quePascal se targue uniquement de retourner la raison contre ceux quien font profession contre le christianisme. Non seulement le chris-tianisme n’est pas contraire à la raison, mais encore il est contraireau défaut de raison que traduit la protestation de la raison contre lasoumission de la raison qu’il réclame. Il faut démontrer au libertinque c’est lui qui est contraire à la raison, non le christianisme. Ainsi,la raison n’est nullement destinée à convaincre de la vérité du chris-tianisme ceux dont le cœur y est réfractaire, elle est destinée à lesconvaincre d’un défaut de raison. Puisque le libertin ne peut pascroire ce qu’il ne veut pas croire et que la revendication de la raisonne fait que dissimuler chez lui un défaut de raison, il suffit de luidémontrer la vérité du christianisme pour lui démontrer égalementcette vérité sur lui-même. Il faut convaincre d’impuissance touteraison qui ne reconnaît pas que la force de la raison consiste à sesoumettre où elle le doit – en l’occurrence, non seulement au chris-tianisme qui est vrai, mais encore au christianisme dans ce qui lefait vrai. Il est cependant possible de préconiser un remède toutnaturel à cette impuissance de la raison : c’est ce que Pascal appelle« le discours de la machine ».

Qui est l’interlocuteur libertin auquel Pascal s’adresse dans lesPensées et comment interpréter Lafuma 427, le fragment sur lequelon est souvent tenté de s’appuyer pour réduire celles-ci à une Apo-logie de la religion chrétienne ?

D’après ce fragment, le libertin est celui qui nie la vérité duchristianisme sans même se donner la peine de l’examiner sous pré-texte que Dieu ne lui apparaît pas en toute évidence. Le libertin estdonc celui qui voudrait connaître Dieu par des moyens tout natu-rels et qui, ne rencontrant rien ni personne pour le lui faire ainsiconnaître, préfère renoncer à le chercher, renonçant du même coupau vrai et au bien, et à sa qualité d’homme toujours capable du vraiet du bien jusque dans la méconnaissance actuelle du vrai et dubien. Pascal lui réplique qu’il a tort de renoncer à le chercher dans lechristianisme, lequel avoue qu’on ne saurait le connaître par desmoyens tout naturels, ce qui ne signifie pas qu’on ne saurait leconnaître du tout. Le christianisme déclare que Dieu donne desmarques de lui, notamment dans l’Église dépositaire des deux Tes-taments, mais que ces marques ne sont pourtant pas telles qu’ellesRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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puissent être remarquées indifféremment de tous, mais seulementde ceux qui le cherchent de tout leur cœur, autrement dit de ceuxdont le cœur est déjà disposé par Dieu même à le chercher et qui, dece fait, l’ont déjà en quelque sorte trouvé1. Loin qu’on puisse objec-ter l’obscurité de Dieu à la doctrine chrétienne, on l’établit par unedes deux vérités qu’elle comporte. Lafuma 448 précise en effet quela doctrine chrétienne comporte ces deux vérités : 1 / que Dieu est ;2 / qu’il est un Dieu caché, c’est-à-dire un Dieu que les hommes, quien sont naturellement indignes, ne peuvent connaître naturelle-ment. La dualité de la vérité chrétienne ôte au libertin tout sujet dese plaindre de l’obscurité de Dieu : il lui est permis de s’en plaindreau déisme, non au christianisme. Elle lui ôte par conséquent aussitoute excuse en faveur de sa négligence.

Une telle négligence, que le christianisme ne laisse pas d’expli-quer tout en la condamnant, fait au contraire du libertin un témoinde la vérité qu’il néglige en faisant de lui un témoin de la dénatura-tion de l’homme. Cette négligence en une affaire où il y va de lui-même n’est pas naturelle. Elle est consécutive au péché originel quirend les hommes indignes de Dieu et qui les prive du Dieu dont ilsont pourtant été rendus capables dans leur création. Le libertinatteste ainsi une des deux vérités qu’enseigne le christianisme, àsavoir celle de la corruption de la nature et de l’intérêt naturel. Lesfragments Lafuma 431 et 439 confirment cette transformation del’interlocuteur en témoin.

Après avoir rétorqué à son interlocuteur libertin que sa négli-gence est sans aucun fondement et qu’elle est même le signe de lavérité qu’il rejette, Pascal annonce à la fin du fragment Lafuma 427qu’il va désormais pouvoir procéder à l’exposition des preuves de lareligion chrétienne. Il convient néanmoins de ne pas se méprendresur son dessein. La preuve humaine étant souvent l’instrument dela foi divine selon Lafuma 7, c’est-à-dire sa cause occasionnelle, oubien le libertin sera touché par la grâce et alors il sera convaincu parles preuves, ou bien il ne sera pas touché par la grâce et alors il nesera pas convaincu par les preuves. Car – Pascal le dit nettement –il n’y a que ceux qui apporteront à la lecture de ces preuves « unesincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité »qu’elles satisferont et qui en seront convaincus, ce qui exclutqu’elles puissent satisfaire ou convaincre ceux dont le cœur ne serapas disposé par Dieu.

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1. Voir la célèbre formule du Mystère de Jésus (Lafuma 919) : « Tu ne mechercherais pas si tu ne m’avais trouvé. »

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Le dessein de Pascal est double : 1 / on ne doit abandonner per-sonne au péché, puisque tout homme est de par sa nature capablede la grâce, ce qui justifie l’action humaine ; 2 / on ne doit pourtantpas usurper le pouvoir de Dieu en croyant les preuves humainescapables de convaincre sans une grâce divine, ce qui subordonnel’action humaine à l’action divine et ce qui lui confère un rôle pure-ment discriminant. Ces deux points sont évoqués à la fin du frag-ment Lafuma 427. En ce qui concerne le premier, Pascal rappelleque, conformément à la dualité de sa nature, tout homme est tou-jours capable du péché et de la grâce, le pécheur demeurant capablede la grâce dont il est actuellement privé comme le juste demeurecapable du péché dont il est actuellement exempt. En ce quiconcerne le second, Pascal suggère que le discours de la preuve apour fonction de discriminer les personnes raisonnables. Or il n’y aque deux sortes de personnes raisonnables : 1 / celles qui serventDieu de tout leur cœur parce qu’elles le connaissent ; 2 / celles quicherchent Dieu de tout leur cœur parce qu’elles ne le connaissentpas.

En Lafuma 160, Pascal inclut le libertin dans une classificationà trois termes, puisqu’on peut dire qu’il y a trois sortes d’hommes :1 / ceux qui servent Dieu, l’ayant trouvé ; 2 / ceux qui le cherchent,ne l’ayant pas trouvé ; 3 / ceux qui vivent sans le chercher ni l’avoirtrouvé ; les premiers sont raisonnables et heureux ; les troisièmessont fous et malheureux ; les deuxièmes sont malheureux et raison-nables. Toute la question est de savoir 1 / si le libertin est suscep-tible de passer des derniers à ceux du milieu – de cesser de faire lebrave contre Dieu ou de confesser son malheur en cessant d’êtreinsensé, selon le clivage proposé par Lafuma 156 ; 2 / si, parmi ceuxdu milieu, le libertin fait partie de ceux qui sont destinés à trouverDieu parce qu’ils le cherchent de tout leur cœur ou bien de ceux quine sont pas encore destinés à le trouver parce qu’ils ne le cherchentpas encore de tout leur cœur. Il n’empêche qu’à défaut d’êtreconvaincus par la raison, ces derniers peuvent être condamnés parelle. La raison semble donc avoir une double fonction : 1 / prouverà ceux qui vivent dans l’indifférence qu’ils sont fous et malheu-reux et les faire ainsi passer dans la catégorie de ceux qui cher-chent ; 2 / départir dans cette catégorie de ceux qui cherchent ceuxqui sont déjà destinés à trouver, parce que Dieu les y dispose, etceux qui ne sont pas encore destinés à trouver, parce que Dieu ne lesy dispose pas.

Les preuves vont permettre de distinguer quels sont ceux qui,sans connaître encore Dieu, sont déjà destinés à le connaître parceRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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qu’ils sont déjà disposés par lui à le chercher. Pour les autres – ceuxqu’elles ne satisferont pas et qu’elles ne convaincront pas –, ilsseront à tout le moins inéluctablement convaincus d’appartenir à lacatégorie des personnes déraisonnables, selon Lafuma 427, c’est-à-dire inéluctablement condamnés par la raison même avec laquelleils auront prétendu condamner le christianisme, selon Lafuma 175.Enfin, nul ne paraîtra plus raisonnable que ceux qui n’ont pasbesoin de preuves pour croire, s’il est exact que c’est la contrition ducœur qui fait croire, comme l’indiquent Lafuma 380, 381 et 382.

Le fragment Lafuma 427 avertit donc l’interlocuteur libertindes conditions dans lesquelles sera mis en œuvre le discours de lapreuve. Le libertin a déjà été débouté de ses prétentions sur un pre-mier point : l’obscurité de Dieu dont il tire argument pour ne pas lechercher non seulement ne prouve rien contre le christianisme, maisencore prouve en partie sa doctrine ; ainsi, sa négligence n’est pasfondée, et même plus, elle est le signe de la corruption de la natureque seul le christianisme enseigne. De ce fait, Pascal reconnaît qu’ilest impossible de faire connaître le Dieu du christianisme (qui n’estpas celui du déisme) par des moyens tout naturels. Le Dieu duchristianisme ne se fait connaître que de ceux à qui il donne lui-même la foi dont la preuve humaine ne peut jamais être quel’instrument, selon Lafuma 7. Ce n’est pas qu’il n’y ait des marquesde Dieu comme des preuves du christianisme, mais ces marquescomme ces preuves ne convaincront que ceux à qui Dieu donnera devouloir être convaincus, la raison discriminant ceux que la grâcepousse à s’y rendre et ceux que le péché retient de s’y rendre, selonLafuma 835, fragment capital qui rapproche les preuves del’apologiste des signes bibliques et qui permet de comprendre que larésistance du libertin aux preuves de l’apologiste n’a pas d’autresource que la résistance des juifs aux signes bibliques (Pascal le noteen Lafuma 379, les miracles ne servent pas à convertir mais àcondamner). Il s’ensuit que l’apologiste ne vise nullement àconvaincre en attendant que Dieu convertisse, ou à donner une foihumaine en attendant que Dieu donne une foi divine, contraire-ment à ce que soutient Henri Gouhier1.

Quant à ce dernier article, il est temps de renverser l’idée pré-conçue selon laquelle Pascal viserait à produire chez son interlocu-teur une foi humaine. En Lafuma 7, il affirme seulement que lapreuve (humaine) est souvent l’instrument de la foi (divine), autre-

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1. Voir Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986,chap. VI, I, p. 97-99.

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ment dit que Dieu peut donner la foi à l’occasion de la preuve. Lapreuve est humaine ; la foi est divine ; et il arrive que l’une soitl’occasion de l’autre. Ainsi, la cause réelle de la foi divine n’est pasla preuve humaine mais la grâce divine. Il n’est fait mention de la« foi humaine » qu’en Lafuma 110. Dans ce fragment, Pascal nedéclare nullement qu’il vise à produire une foi humaine par lemoyen du raisonnement, même en attendant que Dieu produise unefoi divine par la conversion du cœur, il déclare seulement que,n’étant pas Dieu et ne pouvant donner la religion par sentiment decœur afin qu’on en soit légitimement persuadé, il en est quant à luiréduit à la donner par raisonnement en attendant que Dieu ladonne par sentiment de cœur, et ainsi à suspendre l’efficacité de sadémarche à l’attente d’une foi divine sans laquelle, la foi n’étantqu’humaine, on ne saurait être légitimement persuadé de lareligion.

Mais, protestera-t-on, si l’utilité des preuves n’est pas deconvaincre en attendant que Dieu convertisse, ou de produire unefoi humaine en attendant que Dieu produise une foi plus qu’hu-maine, quelle est donc leur utilité ? À cette question, Pascal répondexplicitement, dans la liasse I des Pensées, par trois fragments dontl’interprétation est certes loin d’être évidente.

En Lafuma 5, le dialogue s’engage avec l’interlocuteur libertin.Pascal rappelle qu’il s’agit d’abord pour lui d’ébranler la mons-trueuse indifférence de son interlocuteur. L’attitude de celui-ci est,comme on l’a constaté en Lafuma 427, à la fois contraire au bonsens et à l’intérêt. Ceux qui ne connaissent pas Dieu doivent aumoins le chercher. Il est faux que Dieu ne donne aucune marque delui, même s’il est vrai que les marques qu’il donne de lui ne sont pastelles qu’elles puissent être remarquées indifféremment de tous, cesmarques étant destinées à faire juger de la disposition du cœur et àdépartir ceux que Dieu touche et ceux que Dieu ne touche pas. Or,de l’argument de l’apologiste selon lequel il vaut la peine de cher-cher puisque Dieu ne s’est pas retranché dans une obscurité totale,le libertin tire un second motif pour ne pas chercher. En premierlieu, il objecte qu’il n’a pas à chercher parce que rien ne paraît ; ensecond lieu, il objecte qu’il n’a pas à chercher parce que, même si cequi paraît pouvait l’éclairer, il ne serait pas plus avancé. Il consentà ne plus faire le brave contre Dieu, il admet enfin qu’il serait heu-reux de trouver quelque lumière, mais il ajoute « que selon cettereligion même quand il croirait ainsi [c’est-à-dire par le moyen deces lumières] cela ne lui servirait de rien », de sorte qu’il aimeautant ne pas chercher. L’interlocuteur libertin épouse le point deRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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vue de l’apologiste en ce qu’il reconnaît maintenant que le Dieuqu’il repousse est celui du christianisme et, plus particulièrement,celui de l’augustinisme, qui demande à être cru par une conversiondu cœur n’appartenant qu’à lui. Cependant, cet accord avecl’apologiste semble l’autoriser à contester le projet de celui-ci : àsupposer que les preuves soient efficaces, elles n’en seront pas moinsinutiles. Le libertin ne se figure évidemment pas que les preuvespuissent au contraire être utiles jusque dans leur inefficacité. Maisle dialogue ne s’arrête pas là. À cette seconde objection du libertin,Pascal réplique d’un terme : « la machine ». C’est donc que, sur labase de cette proposition commune selon laquelle les preuves nepeuvent se substituer à l’action divine, le libertin espère se sous-traire au discours de l’apologiste, tandis que celui-ci estime avoirencore de quoi justifier son entreprise. Reste à étudier comment ilcompte la justifier aux yeux de son interlocuteur.

En Lafuma 7, Pascal présente une première utilité des preuves.La preuve humaine est l’instrument de la foi divine, autrement ditelle permet de mettre à l’épreuve la disposition du cœur, de dis-cerner en lui la grâce qui fait croire ou le péché qui retient de croire.Mais qu’est-ce que la machine, de nouveau invoquée dans cefragment ?

D’après Lafuma 11, il faut faire chercher par raison – faire exa-miner les preuves de la religion chrétienne –, ce qui correspond àl’idée exprimée en Lafuma 110 que l’apologiste doit donner la reli-gion par raison à défaut de pouvoir la donner par sentiment decœur, toutefois non pour convaincre ou persuader de la vérité decette religion, mais pour ôter les obstacles à la persuasion et prépa-rer la machine. Ainsi, au lieu que l’utilité des preuves soit positive(convaincre ou persuader), elle est toute négative (ôter les obstaclesà la persuasion). Cette conclusion, qui s’impose déjà à partir deLafuma 11, va être corroborée par Lafuma 418, le fragment du pari,dans lequel on découvre l’explication de ce que signifie « ôter lesobstacles ».

Le fragment Lafuma 418 contient une démonstration mathéma-tique (par les partis) destinée à prouver qu’on ne doit pas hésiter àmiser sa vie pour le bien que promet la religion chrétienne. Or Pas-cal ne développe pas cette démonstration pour obtenir de son inter-locuteur qu’il parie, il ne la développe que pour lui témoigner le peude force d’une telle démonstration sur son esprit. Quoique l’inter-locuteur libertin fasse profession de ne suivre que la raison et de nese rendre qu’à ce qui est démonstratif, il renâcle devant la démons-tration et tente de s’y dérober. L’explication de cette résistance estRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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à chercher dans la corruption du cœur : « Apprenez au moins, ditPascal, que votre impuissance à croire vient de vos passions.Puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez,travaillez donc non pas à vous convaincre par l’augmentation despreuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. » Les obs-tacles qu’il s’agit d’ôter sont les passions. Aussi la raison est-elleinvitée à se démettre. Il faut opposer aux passions un contrepoidsde même nature qu’elles. En faisant comme s’il croyait, ens’accoutumant aux gestes de la foi, le libertin domptera l’orgueild’une raison qui ne prétend à l’autosuffisance que depuis que lecœur s’est détourné de Dieu, et il atténuera par une action touthumaine les mouvements de la concupiscence. L’inspiration divineconvertit le cœur et surmonte les obstacles ; l’accoutumance ne fait,quant à elle, que contrebalancer les inclinations du cœur : elleamoindrit la prévention que provoque la concupiscence dans lavolonté de l’homme pécheur, sans rétablir l’indifférence qui carac-térisait la volonté de l’homme encore innocent1. Il y a donc bientrois moyens de croire, comme l’indique Lafuma 808 : la raison, lacoutume et l’inspiration. La religion chrétienne, qui a la raison pourelle, ne s’impose pourtant pas par raison. Les preuves sont destinéesà légitimer le recours à la coutume, et la coutume est destinée àabaisser la superbe, ce qui constitue, du point de vue de la théologiepascalienne de la grâce efficace, la seule préparation possible à laréception de la grâce, non que les humiliations puissent mériterd’aucune manière une grâce qui est toujours absolument gratuite,mais en ce que les humiliations rendent moins douloureux leconsentement à la grâce obtenu par la grâce elle-même2. Il est ainsiavéré que ce n’est pas la conviction qui précède la conversion, cesont au contraire l’humiliation de la raison et le renoncement auxpreuves qui précèdent la conversion.

On découvre également là l’explication de ce que signifie « pré-parer la machine ». Lafuma 821 souligne la fragilité d’une croyancepurement intellectuelle qui n’irait pas de pair avec l’inclination ducœur, que celle-ci procède de la nature ou de la coutume. Préparerla machine, c’est préparer le cœur à la réception de la grâce en atté-nuant les mouvements de la concupiscence susceptibles de com-battre encore les mouvements de la grâce, et libérer progressi-

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1. Voir le 2e Écrit sur la grâce : le péché supprime, non la flexibilité de lavolonté au bien et au mal qui, en l’absence de contrainte, fait le libre arbitre,mais l’indifférence de la volonté qui la subordonne à l’entendement (celle-ciétant désormais mue par une délectation prévenante).

2. Voir Lafuma 924.

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vement l’esprit des obstacles à la conviction qui prennent leursource dans la corruption du cœur. La force d’esprit qui, selonLafuma 394, permet à quelques-uns de voir la vérité, quelquesoppositions qu’ils y aient, consiste précisément à reconnaître larelativité de l’esprit et l’opposition du cœur corrompu à l’espritdans l’adhésion à la vérité1.

Que l’utilité des preuves ne soit pas positive (convaincre ou per-suader), qu’elle soit négative (ôter les obstacles à la persuasion) estnon seulement confirmé par Lafuma 11 et 418, mais encore rendunécessaire par les analyses préliminaires de l’opuscule De l’art depersuader. L’art de persuader comprend l’art d’agréer et l’art deconvaincre. L’art d’agréer s’adresse au cœur ou à la volonté, etconsiste à faire aimer ou vouloir tel ou tel objet dont on aura faitpercevoir l’amabilité. L’art de convaincre s’adresse à l’esprit ou àl’entendement, et consiste à faire croire telle ou telle propositiondont on aura fait percevoir la vérité. L’art de persuader s’adressedonc au cœur et à l’esprit, à la volonté et à l’entendement, conju-guant la perception de l’amabilité et celle de la vérité. Dans l’artd’agréer, on lie sans la médiation du discours les objets qu’on pré-tend faire aimer ou vouloir aux principes universels de l’inclination.Dans l’art de convaincre, on lie par la médiation du discours les pro-positions qu’on prétend faire croire aux principes universels de lacréance. Cependant, la suite de l’opuscule montre que les principesuniversels de plaisir et de vrai sont obscurcis depuis que l’homme ainterverti ce qui devait valoir dans le domaine des choses naturelleset ce qui devait valoir dans le domaine des choses surnaturelles.

Dans le domaine des choses surnaturelles, il est légitime quel’agrément prime : il faut aimer Dieu pour le connaître. Dans ledomaine des choses naturelles, à l’inverse, l’appréciation du cœurest subordonnée à celle de l’esprit : il faut connaître les choses pourles aimer à proportion de leur amabilité, Dieu seul étant absolu-ment aimable. À partir du moment où l’homme intervertit ces deuxordres, où il s’aime infiniment lui-même à la place de Dieu, rappor-tant toutes choses à lui-même au lieu de rapporter toutes choses àDieu, il n’aime plus et il ne croit plus ce qui est digne d’amour et decréance, il n’aime plus et il ne croit plus que ce qu’il lui plaît d’aimeret de croire au gré de sa seule volonté ou de sa fantaisie. Dès lors,c’est l’art de persuader tout entier qui menace de s’effondrer avec

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1. À comparer avec ce que Pascal dit des prétendus esprits forts enLafuma 157.

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l’art d’agréer et l’art de convaincre privés de principes universels deplaisir et de vrai.

En ce qui concerne les vérités divines, Pascal indique d’abord queDieu n’est pas assujetti à l’ordre naturel qui doit valoir pour l’hommedans le domaine des choses naturelles, et qu’il n’est donc pas tenu deles faire passer de l’esprit dans le cœur : il les donne comme il lui plaît.Il indique ensuite que ni le cœur ni l’esprit de l’homme ne sont plusnaturellement disposés à aimer et à croire ces vérités à partir dumoment où l’homme a lui-même usurpé la place de Dieu. L’hommepécheur rapporte tout, y compris Dieu, à lui-même : il n’est prêt àrecevoir les vérités divines que si celles-ci s’accommodent à la concu-piscence qui meut désormais sa volonté. « De là vient, dit Pascal,l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religionchrétienne, tout opposée à nos plaisirs. » Aussi Dieu ne parvient-il àremédier au désordre du péché que par un ordre conforme à cedésordre et entièrement contraire à l’ordre naturel qui devait valoirpour l’homme dans le domaine des choses naturelles. Il fait recevoirses vérités par une grâce qui délecte davantage la volonté humaineque ne la délecte la concupiscence. On ne saurait dire plus clairementque les vérités divines ne peuvent être acceptées ni par le cœur ni parl’esprit de l’homme pécheur et qu’elles ne peuvent faire l’objet ni del’art humain d’agréer ni de l’art humain de convaincre, que Dieu neconvertisse le cœur de l’homme pécheur par la grâce efficace.

Il serait bien sûr étonnant que l’apologiste ait oublié de tellesanalyses. Rien dans les Pensées ne permet de soutenir que Pascal achangé de sentiment concernant la grâce et, par suite, de sentimentconcernant l’art d’agréer et l’art de convaincre. Il n’y a que la grâceefficace qui puisse convaincre l’homme pécheur de la vérité de lareligion chrétienne en le persuadant de cette vérité, la conversion ducœur entraînant l’adhésion de l’esprit. Mais, s’il est impossible deconvaincre ou de persuader celui que Dieu ne convertit pas, il n’estpas impossible de démontrer une vérité qui, lors même qu’ellen’emporte pas la conviction, dénonce et explique le décalage quisurgit entre démonstration et conviction. L’apologie pascaliennen’est pas une apologie du christianisme sans être une apologie del’augustinisme, et la théologie augustinienne qui commande cetteapologie interdit que la raison puisse être autre chose quel’instrument d’une foi que Dieu lui-même met dans le cœur.

On a vu jusqu’à présent comment la théologie impose àl’apologie la forme tout à fait particulière qu’elle revêt effective-ment dans les Pensées. Reste à montrer comment la théologie enRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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vient à occuper une place centrale dans les Pensées, en devenant lepoint d’articulation de ce qu’il y a de vrai dans tous les discours. Laperspective proprement apologétique se trouve ainsi relativisée auprofit d’une perspective beaucoup plus large, celle qui érige la théo-logie augustinienne en science universelle, c’est-à-dire en scienceimpliquée dans toutes les autres sciences, en l’érigeant comme prin-cipe de discernement du vrai et du faux dans tous les discours et, dumême coup, comme principe de compatibilité de tous les discoursappréhendés dans leur vérité. Un tel élargissement de la perspectiveproprement apologétique justifie la substitution de l’ordre du cœurou de la charité à celui de l’esprit et, surtout, une diversité desmatières qu’il ne faut par conséquent nullement considérer commeaccidentelle.

En Lafuma 298, Pascal oppose l’ordre du cœur ou de la charité àl’ordre de l’esprit. La question abordée dans ce fragment est celle del’ordre du discours et, plus particulièrement, celle de l’ordre du dis-cours scripturaire, qui n’est pas comparable à l’ordre du discoursmathématique. L’ordre de l’esprit est « par principe et démonstra-tion » ; l’ordre du cœur ou de la charité est par « digression surchaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours ».Tandis que les mathématiques ont l’ordre de l’esprit, l’Écriture al’ordre du cœur ou de la charité, car le but de l’Écriture est de fairela part, grâce au dispositif figuratif, des charnels qui s’arrêtent auxfigures et des spirituels qui aperçoivent en elles la vérité qui leursert de modèle. En tant que discours démonstratif, le discours apo-logétique devrait adopter l’ordre de l’esprit. Mais, puisque ladémonstration n’a d’autre but, comme le discours scripturaire, quede faire la part entre ceux que meut la concupiscence et ceux quemeut la grâce, il est normal que l’ordre du cœur ou de la charité sesubstitue à l’ordre de l’esprit. L’explication de l’inefficacité de ladémonstration se surajoute à la démonstration, et l’ordre démons-tratif est donc brisé par l’irruption de l’ordre explicatif. Cependant,l’explication de l’inefficacité de la démonstration requiert les lumiè-res de la théologie. Seule une raison se soumettant à la théologiepeut expliquer à une raison revendiquant au contraire l’auto-suffisance l’échec prévisible de l’entreprise apologétique.

Lafuma 532 concède, avant Lafuma 694, que les Pensées sontsans ordre, mais non pas dans une confusion sans dessein, parce queleur désordre correspond au véritable ordre, cet ordre digressifapproprié au sujet dans la mesure où il s’agit bien de rattacherchaque point à ce qui en constitue l’ultime raison, à savoir la dua-lité de l’homme, ou encore le Dieu de Jésus-Christ dont les hommesRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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sont à la fois naturellement capables (par grâce) et indignes (parnature), comme le précisent Lafuma 149 et 449.

Non seulement la perspective apologétique elle-même ne prendsens que par rapport à cette autre perspective, mais encore cela estvalable pour toutes les positions défendues par Pascal, que ce soiten théologie, en philosophie, en science, en politique ou même enesthétique. Jésus-Christ est la raison de toutes choses : il est en toutet le centre de tout, comme le souligne Lafuma 449. On s’écartenécessairement de la vérité, que ce soit en théologie, en philosophie,en science, en politique ou en esthétique, quand on s’écarte de cemodèle et qu’on méconnaît la dualité de l’homme, sa grandeur et samisère, sa capacité de Dieu, du vrai et du bien, et la vacuité de cettecapacité lorsque celui-ci est abandonné à lui-même. Tous les dis-cours, en quelque domaine que ce soit, ne sont que des figures decette unique vérité double1, et ils ne cessent de l’exprimer en ladéformant, de sorte que c’est à celui qui dispose du bon point de vue– le point de vue de la théologie augustinienne – qu’il revient deredresser la vérité en tous ces discours réputés faux parce qu’ils nesont jamais que partiellement vrais2. On aura reconnu dans cettedémarche l’application du schème des « raisons des effets » déjàprésent dans l’Entretien avec M. de Sacy, pour la philosophie, dansles Écrits sur la grâce, pour la théologie, et, quoique plus discrète-ment, dans l’opuscule De l’esprit géométrique, pour la science dontl’ordre moyen découlant de la dualité du cœur et de la raisonexprime la dualité de l’homme lui-même, selon Lafuma 112. LesPensées généralisent l’application du schème des « raisons deseffets », en l’utilisant également pour la politique et pour l’esthé-tique. Il ne faut donc pas se plaindre de la diversité des matièresqu’elles renferment, ni l’imputer à leur inachèvement. En elles vien-nent se rejoindre tous les autres écrits de Pascal, et à juste titre si laperspective apologétique est inséparable d’une perspective explica-tive qui embrasse tous les domaines.

Mais la perspective explicative est elle-même inséparable de laperspective apologétique. Il est nécessaire de démontrer la vérité dela religion chrétienne pour justifier rationnellement la soumission dela raison à la théologie et l’usage explicatif de cette raison se soumet-tant à la théologie, selon les termes du fragment Lafuma 167 qui

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1. Voir l’Entretien avec M. de Sacy : les discours d’Épictète et de Mon-taigne sont considérés, jusque dans leurs égarements respectifs, comme desfigures de la sagesse véritable.

2. La vérité essentielle étant double, l’erreur et l’hérésie consistent àl’amputer d’un de ses deux côtés : voir Lafuma 443, 576, 619, 691, 733.

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donne son titre à la liasse XIII. La difficulté est que les deux pers-pectives sont étroitement imbriquées l’une dans l’autre : 1 / l’ex-plication s’inscrit dans l’apologie, puisque l’apologie repose sur unedouble explication (de la nature humaine et de l’Écriture) quimontre que la religion est à la fois vénérable et aimable, avant deculminer dans l’apparition de Jésus-Christ qui seule démontrequ’elle est en outre vraie1 ; 2 / l’apologie s’inscrit dans l’explication,puisque cette démonstration est vouée à l’inefficacité, mais uneexplication que justifie rationnellement l’apologie. La raison estcensée se soumettre non seulement parce qu’elle le doit – parce que lechristianisme est vrai –, mais encore où elle le doit – le christianisme,qui est vrai, n’étant cependant pas vrai hors de toutes les vérités qu’ilarticule en les ordonnant, c’est-à-dire en les assignant à leur ordre.Les Pensées orchestrent tous les autres écrits de Pascal, elles orches-trent surtout les combats menés par Pascal contre la tyrannie,définie en Lafuma 58 comme une confusion des ordres et enLafuma 797 comme une ignorance de la propriété de chaque chose.

On peut se demander pourquoi la question de l’autorité et deslimites de l’autorité acquiert dans les Pensées une importance quiva bien au-delà du domaine politique proprement dit. La questiondes divers règnes et la question connexe de la manière de régner ences divers règnes sont deux questions qui reviennent constamment.En Lafuma 58, Pascal se contente d’énumérer différents règnesqu’on ne saurait confondre sans tyrannie : règne de la force, règnede la beauté, règne de la science, règne de la piété. En Lafuma 308,le fragment des trois ordres, il ne distingue plus que trois règnes,non seulement différents, mais encore incommensurables et hiérar-chisés : 1 / les rois et les riches règnent sur les corps et peuvent satis-faire la concupiscence de la chair (le désir de posséder) ; 2 / lessavants et les philosophes règnent sur les esprits et peuventsatisfaire la concupiscence des yeux, la curiosité (le désir de savoir) ;3 / les saints règnent sur les cœurs et peuvent satisfaire la concupis-cence de la volonté, l’orgueil (le désir de dominer), s’il est vrai,comme Pascal le précise en Lafuma 933, le fragment parallèle destrois concupiscences, qu’il n’y a qu’en Dieu qu’on puisse légitime-ment se glorifier d’une sagesse inséparable de la sainteté. SelonLafuma 933, il y a un « lieu propre » à chaque concupiscence (on nepeut légitimement s’enorgueillir de sa puissance et de ses biens, oude sa science, car ce n’est pas le lieu), de sorte qu’il est « de justice »de ne régner que là où on le peut légitimement et par la voie

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1. Voir Lafuma 12.

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appropriée. Or seuls les sages du troisième ordre, qui « ont pourobjet la justice », savent ce qui est « de justice », non seulementparce que leur cœur est guéri de la tyrannie qui est naturelle àl’homme pécheur, mais encore parce qu’ils disposent du bon pointde vue pour déterminer où on peut légitimement régner et parquelle voie. En Lafuma 797, Pascal distingue en outre deux maniè-res de régner : en roi ou en tyran. Dans quelque domaine que ce soit,on règne en roi quand on tient compte de ce qui fait qu’on y est roi,et on règne en tyran quand on n’en tient pas compte. L’éloquencequi persuade par douceur plutôt que par empire, manquant à sa finqui est de peindre la pensée, persuade en tyran plutôt qu’en roi,selon Lafuma 578 et 584. Ainsi, dans le domaine politique, un roi nedoit pas oublier que ce qui le fait roi est la méprise des hommes dontla concupiscence projette l’image de la justice dans la force (telle estla leçon des trois Discours sur la condition des Grands, reprise dansles Pensées). De même, dans le domaine de la philosophie, un pyr-rhonien ne doit pas oublier que ce qui fait la vérité du pyrrhonismeest que les hommes sont privés du vrai et du bien par le péché, cequi n’exclut pas qu’ils conservent de par leur nature la capacité duvrai et du bien – une « idée » ou une « image » du vrai et du bien,selon les termes de Lafuma 131. De même, dans le domaine de lascience, un géomètre ne doit pas oublier que ce qui fait la vérité dela géométrie est son caractère purement phénoménal (non essen-tiel), ce qui explique d’ailleurs que les pyrrhoniens ne puissent riencontre la certitude des principes de la géométrie, qu’il s’agisse destermes indéfinissables, en Lafuma 109, ou des propositions indé-montrables, en Lafuma 110. De même, dans le domaine de la reli-gion, un pape ne doit pas oublier qu’il ne règne ni sur les corps ni surles esprits, qu’il n’a par conséquent autorité ni en politique ni enscience, et qu’il ne saurait donner la religion ni par contrainte ni parraison. Tout cela est de grande conséquence pour Pascal.

À partir du moment où Jésus-Christ est la raison de toutes cho-ses, à partir du moment où la théologie est une science impliquéedans toutes les autres sciences, il est logique que les Penséess’ouvrent à toutes les matières et à tous les protagonistes qu’on yrencontre effectivement. Pascal y livre bataille sur tous les fronts. Ila pourtant, indéniablement, un adversaire privilégié : il s’agit deDescartes. Ayant lu les Principes de la philosophie, il sait que lamétaphysique cartésienne permet de fonder la science tout en écar-tant la théologie de la philosophie1. Dès lors, rien de plus anti-

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1. Voir Principes de la philosophie, I, articles 24 et 25.

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cartésien que d’ériger la théologie en science universelle et de fairede Jésus-Christ la raison de toutes choses ; rien de plus anti-cartésien que la légitimation conjointe du pyrrhonisme et de la géo-métrie qu’entraîne la soumission éclairée et critique au christia-nisme, si on se réfère à Lafuma 170. Pascal n’emprunte finalementqu’une chose à son adversaire : sa définition de la philosophie. Ilfaut concilier le style digressif d’Épictète et de Montaigne, revendi-qué en Lafuma 745, avec l’exigence cartésienne d’une systématicitéqui consiste à mesurer dans le principe qu’on se donne toutes lesconséquences qu’il contient, selon l’opuscule De l’art de persuader.Jésus-Christ devient ainsi, pour Pascal, le principe de toute une phi-losophie prioritairement dirigée – du moins quant à son contenu –contre la philosophie cartésienne.

Ainsi aboutit-on à plusieurs conclusions assez polémiques.Premièrement, il faut en finir avec l’idée qu’il existe une inadé-

quation entre le texte des Pensées recueilli à la mort de leur auteuret le texte que celui-ci aurait publié si la maladie et la mortn’avaient pas interrompu son entreprise. Sans doute Pascal enaurait-il soigné davantage la rédaction, souvent elliptique jusqu’àl’obscurité, peut-être leur aurait-il apporté quelque ordre. Mais cesaméliorations formelles n’auraient certainement pas modifié lacomplexité d’un texte dont on a essayé de montrer qu’il comportenon seulement une apologie de la religion chrétienne délibérémentvouée à l’échec, l’inefficacité des preuves n’empêchant pas leur uti-lité, mais encore une explication de cet échec et, à partir de la placecentrale accordée à Jésus-Christ et à la théologie augustinienne, uneexplication qui embrasse tous les domaines.

Deuxièmement, il faut en finir avec l’idée que Pascal vise àconvaincre ou à persuader son interlocuteur libertin, idée incompa-tible avec sa théologie, avec ses analyses sur l’art de persuader etavec les indications textuelles des Pensées concernant l’utilité despreuves. Pascal ne déclare nullement que les preuves du christia-nisme ont pour but de convaincre ceux qui ne s’y appliquent pas detout leur cœur, c’est-à-dire avec un cœur déjà gagné à Dieu parDieu même. Il déclare explicitement que les preuves du christia-nisme ont pour fonction de discriminer ceux qui ne les considèrentqu’avec la concupiscence à laquelle leur cœur est abandonné et ceuxqui les considèrent avec un mouvement de charité dont Dieu seul al’initiative. Enfin, la source de la résistance aux preuves du christia-nisme étant identifiée – il s’agit de la concupiscence –, Pascal pré-conise non moins explicitement qu’on commence par « quitterles plaisirs », comme l’indique Lafuma 816 en continuité avecRevue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

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Page 18: Apologie Et Théologie Dans Les Pensées de Pascal

Lafuma 418. Le renoncement aux plaisirs ne suscite pas automa-tiquement la foi que rien ne saurait mériter, mais il permetd’éprouver la vérité du discours de l’apologiste – il ôte les obstaclesà la persuasion en attendant la conversion.

Troisièmement, il faut en finir avec l’idée que les Pensées sontréductibles à une Apologie de la religion chrétienne, et avec l’idée quePascal n’est pas philosophe mais apologiste. Il n’est cependantguère possible de dépasser la perspective apologétique tant qu’onn’aperçoit pas la perspective explicative et tant qu’on ne décèle pasla portée anticartésienne de cette dernière perspective. Pour Pascal,la philosophie cartésienne est fausse. Il s’oppose à Descartes surtout : sur la méthode, sur la connaissance des corps, sur la connais-sance de soi, sur la connaissance de Dieu. Mais, en attaquant lecontenu de la philosophie cartésienne, il ne laisse pas d’approuver laforme systématique prise par cette philosophie. Descartes est féli-cité pour avoir voulu tenir un discours dont la systématicitérequiert de mesurer dans le principe qu’on se donne toutes les consé-quences qu’il contient. Il est légitime de vouloir constituer « uncorps de philosophie tout entier », comme Descartes s’en flatte dansla lettre-préface des Principes, à condition que ce corps de philo-sophie1 ne soit pas celui de la « parfaite connaissance de toutes leschoses que l’homme peut savoir ». Pascal ne fait aucun mystère duprincipe qu’il attribue, quant à lui, à sa philosophie : d’aprèsLafuma 449, Jésus-Christ est le principe, dûment vérifié par la rai-son, à la lumière duquel cette même raison peut ordonner tous lesdiscours, compte tenu de la part de vérité et de fausseté qu’ils recè-lent. Loin qu’il faille reléguer la théologie hors de la philosophie, ilfaut l’inclure en elle et l’élever ainsi au rang de science universelle.

La théologie intervient donc doublement par rapport à l’apo-logie : 1 / elle confère à l’apologie la forme tout à fait particulièrequ’elle revêt effectivement dans les Pensées ; 2 / elle commandetoute une perspective explicative qui non seulement relativise laperspective apologétique, mais encore fait de cette perspectiveapologétique l’instrument d’une explication philosophique avecDescartes.

Hélène BOUCHILLOUX,UFR Connaissance de l’homme

Université de Nancy II,3, place Godefroy-de-Bouillon,

54015 Nancy Cedex.

Revue philosophique, no 1/2002, p. 3 à p. 19

Apologie et théologie 19

1. La théologie n’est-elle pas, selon Lafuma 65, comme un corps desciences ?

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