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Anthologie

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Page 1: Anthologie - Saute frontière · PDF fileDéjà vous n’êtes plus que pour avoir péri [Texte] Poésie par chœur vers une frugalité joyeuse 3. Catherine Pozzi - Ave

Anthologie

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

1. Rainer Maria Rilke - Élégie de Duino 1

Qui si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi

les Hiérarchies

des Anges ? Et cela serait-il, même, et que l’un

d’eux soudain

me prenne sur son cœur : trop forte serait

sa présence

et j’y succomberais. Car le Beau n’est rien autre

que le commencement de terrible, qu’à peine à ce

degré

nous pouvons supporter encore : et si nous

l’admirons,

et tant, c’est parce qu’il dédaigne

de nous anéantir. Tout Ange est terrible.

Il me faut donc ainsi me retenir et ravaler en moi

l’obscur sanglot

ce cri d’appel. Mais hélas ! vers qui se tourner ? à

qui donc,

mais à qui peut-on s’adresser ? A l’ange, non !

à l’homme, non !

et les animaux pressentent et savent, dans leur

sagesse,

qu’on ne peut pas s’y fier : que nous n’habitons

pas vraiment notre maison

le monde interprété.

(Première élégie de Duino, trad. Armel Guerne et Laurand Gaspar)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

2. Louis Aragon - Tu n’en reviendras pas

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles

Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu

Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus

Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé pas le travers en deux

Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre

Et toi le tatoué l’ancien légionnaire

Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

On part Dieu sait pour où ça tient du mauvais rêve

On glissera le long de la ligne de feu

Quelque part ça commence à n’être plus du jeu

Les bonshommes là-bas attendent la relève

Roule au loin roule train des dernières lueurs

Les soldats assoupis que ta danse secoue

Laissent pencher leur front et fléchissent le cou

Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regardez sans voir vos destinées

Fiancés de la terre et promis des douleurs

La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs

Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit

Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places

Déjà le souvenir de vos amours d’efface

Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

3. Catherine Pozzi - Ave

Très haut amour, s'il se peut que je meure

Sans avoir su d'où je vous possédais,

En quel soleil était votre demeure

En quel passé votre temps, en quelle heure

Je vous aimais,

Très haut amour qui passez la mémoire,

Feu sans foyer dont j'ai fait tout mon jour,

En quel destin vous traciez mon histoire,

En quel sommeil se voyait votre gloire,

O mon séjour...

Quand je serai pour moi-même perdue

Et divisée à l'abîme infini,

Infiniment, quand je serai rompue,

Quand le présent dont je suis revêtue

Aura trahi,

Par l'univers en mille corps brisée,

De mille instants non rassemblés encor,

De cendre aux cieux jusqu'au néant vannée,

Vous referez pour une étrange année

Un seul trésor

Vous referez mon nom et mon image

De mille corps emportés par le jour,

Vive unité sans nom et sans visage,

Cœur de l'esprit, ô centre du mirage

Très haut amour.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

5. Louis Aragon - Que serais-je sans toi

J’ai tout appris de toi pour les choses humaines

Et j’ai vu désormais le monde à ta façon

J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines

Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines

Comme un passant qui chante on reprend sa chanson

J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson

Que serai-je toi qui vint à ma rencontre

Que serai-je sans toi qu’un cœur au bois dormant

Que cette heure arrêtée au cadran de la montre

Que serai-je sans toi que ce balbutiement

J’ai tout appris de toi en ce qui me concerne

Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu

Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne

Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne

Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux

Tu m’as pris par la main comme un amant heureux

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes

N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue

Une corde brisée au doigt du guitariste

Et pourtant je vous dis que le bonheur existe

Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues

Terre terre voici ces rades inconnues

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

7. Jacques Prévert - Van Gogh

À Arles où roule le Rhône

Dans l’atroce lumière de midi

Un homme de phosphore et de sang

Pousse une obsédante plainte

Comme une femme qui fait son enfant

Et le linge devient rouge

Et l’homme s’enfuit en hurlant

Poursuivi par le soleil

Un soleil d’un jaune strident

Au bordel tout près du Rhône

L’homme arrive comme un roi mage

Avec son absurde présent

Il a le regard bleu et doux

Le vrai regard lucide et fou

De ceux qui donnent tout à la vie

De ceux qui ne sont pas jaloux

Et montre à la pauvre enfant

Son oreille couchée dans le linge

Et elle pleure sans rien comprendre

Songeant à de tristes présages

Et regarde sans oser le prendre

L’affreux et tendre coquillage

Où les plaintes de l’amour mort

Et les voix inhumaines de l’art

Se mêlent aux murmures de la mer

Et vont mourir sur le carrelage

Dans la chambre où l’édredon rouge

D’un rouge soudain éclatant

Mélange ce rouge si rouge

Au sang bien plus rouge encore

De Vincent à demi mort

Et sage comme l’image même

De la misère et de l’amour

L’enfant nue toute seule sans âge

Regarde le pauvre Vincent

Foudroyé par son propre orage

Qui s’écroule sur le carreau

Couché dans son plus beau tableau

Et l’orage s’en va, calmé, indifférent

En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang

L’éblouissant orage du génie de Vincent

Et Vincent reste là dormant rêvant râlant

Et le soleil au-dessus du bordel

Comme une orange folle dans un désert sans nom

Le soleil sur Arles

En hurlant tourne en rond.

(Paroles)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

8. Jacques Darras - Tingueli

Quelle quelle quelle quelle — il faut que je fasse démarrer l'admiration au starter

Un peu froide ce matin l'admiration devant son triptyque de la Roue mystique

Dis-donc l'Agneau file-nous un peu de ton suint pour donner du jeu aux bielles

Ah les belles bielles ah les belles bielles ah les belles bielles c'est presque parti

Ça y est les molettes les molaires les volants les moyeux et surtout les

Tringles les tringles les tringles les triangles les triangles les courroies les cour

Roies les roues des courroies qui entringlent qui entraîo

nent le train des tringles `

Le train des tringles partira à onze heures au quai 7 au quai 7 au quai 7 au quai

7 au quai 7 au quai 7 il roule il roule il roule Tinguely Tinguely Tinguely Ting

uely Tinguely Tinguely n'est-ce pas extraordinaire comme le nom de Tinguely

Tinguely roule roule roule tout seul tout seul comme s'il était monté sur roues

Comme s'il était programme mécanique de lui-même comme si lui Tinguely

Comme si lui était la Suisse à lui seul la mécanique horlogère jurassienne

Jurassique suisse mon petit Tinguely mon petit Tinguely oui papa Calvin oui

Papa Calvin oui Papa Calvin oui Papa Calvin oui Papa Calvin va dans les bois

Mon petit Robinson mon petit Robinson mon petit Robinson suisse retire-toi

Dans les bois dans les bois dans les bois autour de Bâle autour de Bâle autour

De Bâle et mets-toi à construire des moulins mets-toi à construire des moulins

Oui papa Don Quichotte oui papa Don Quichotte quels moulins quels moulins

Quels moulins des moulins à papier des moulins horlogers des moulins à farine

Des moulins d'arachide des moulins d'arachide des moulins d'arachide arrache

Toi arrache-toi arrache-toi à la répétition Tinguely construis des moulins à eau

De jolis petits moulins à eau que tu installeras mon Rousseau oui mon Jean

Mon Jacquot mon Jean-Jacques Ruisseau sur le bord des courants des torrents

Des courants des torrents qui coulent coulent leurs belles oui leurs belles belles

Bielles brillantes de liquide oui mon Jacques oui mon Jean dessine-moi une Méta

Harmonie harmonieuse de machine-aube marchant à l'eau sans vapeur d'eau

Une mécanique d'imprécision qui m'aime me suive me suive

Qui même me Suisse la grande roue universelle laiteuse et galaxique du Temps

L'immense roue illuminée avec ses étoiles et son chocolat fondant mécanique

Puisque le Temps est une pâte extensive de noisette forestière que dilue

Musicalement l'adjonction d’eau oui mon Tintin mon Tintinnaguely donne-nous la recette

Donne-nous la cassette enregistrée des mirabelles mirabielles du paradis.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

(Van Eyck et les rivières)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

10. Jacques Derrida - Les villes refuges (extraits)

(Nous avons entrepris de susciter à travers le monde,

la proclamation et l’institution de « villes-refuges »

nombreuses et surtout autonomes

aussi indépendantes entre elles

et indépendantes des Etats qu’il serait possible

mais de villes-refuges néanmoins alliées entre elles

selon des formes de solidarité à inventer.)

Est-il nécessaire

de rappeler

les violences

qui se déchaînent

à l’échelle mondiale ?

Doit-on encore

souligner

que ces crimes

sont signés

par des organisations parfois étatiques

et parfois non étatiques ?

Est-il possible

d’énumérer

la multiplication des menaces

les actes de censure

ou de terrorisme

des persécutions

et des asservissements

de toutes sortes ?

Les victimes

en son innombrables

et presque toujours anonymes

mais

ce sont de plus en plus souvent

ce qu’on appelle

des intellectuels

savants

journalistes

écrivains

hommes et femmes

capables de porter dans un espace public

une parole

que les nouvelles puissances

de la télécommunication

rendent de plus en plus redoutables

aux polices de tous les pays

aux forces de censure et de répression

qu’elles soient

étatiques

ou non

religieuses

politiques

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

économiques

ou sociales.

Ne citons pas d’exemple, il y en a trop

et les plus célèbres

risqueraient de renvoyer les autres

les anonymes

à la nuit dont ils ont du mal à émerger.

(Notre expérience des villes-refuges

ne serait pas seulement

ce qu’elle doit être sans attendre

à savoir une réponse d’urgence

une réponse juste

en tout cas plus juste

que le droit existant

une réponse immédiate au crime

à la violence

à la persécution.

Cette expérience des villes-refuges

je l’imagine aussi comme ce qui donne lieu

à l’expérimentation d’un droit

et d’une démocratie à venir.

Sur le seuil de ces villes

de ces nouvelles villes

qui seraient autre chose

que des villes nouvelles

une certaine idée du cosmopolitisme

une autre

n’est peut-être pas encore arrivée.

Si – elle est arrivée

…alors, on ne l’a peut-être pas encore reconnue.)

(Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !

ed Galilée)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

11. Guillaume Apollinaire - La jolie rousse

Me voici devant tous un homme plein de sens

Connaissant la vie et de la mort ce qu'un vivant peut connaître

Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l'amour

Ayant su quelquefois imposer ses idées

Connaissant plusieurs langages

Ayant pas mal voyagé

Ayant vu la guerre dans l'Artillerie et l'Infanterie

Blessé à la tête trépané sous le chloroforme

Ayant perdu ses meilleurs amis dans l'effroyable lutte

Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul

pourrait des deux savoir

Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre

Entre nous et pour nous mes amis

Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention

De l'Ordre de l'Aventure

Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu

Bouche qui est l'ordre même

Soyez indulgents quand vous nous comparez

A ceux qui furent la perfection de l'ordre

Nous qui quêtons partout l'aventure

Nous ne sommes pas vos ennemis

Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines

Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir

Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues

Mille phantasmes impondérables

Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait

Il y a aussi le temps qu'on peut chasser ou faire revenir

Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

De l'illimité et de l'avenir

Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés

Voici que vient l'été la saison violente

Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps

O Soleil c'est le temps de la raison ardente

Et j'attends

Pour la suivre toujours la forme noble et douce

Qu'elle prend afin que je l'aime seulement

Elle vient et m'attire ainsi qu'un fer l'aimant

Elle a l'aspect charmant

D'une adorable rousse

Ses cheveux sont d'or on dirait

Un bel éclair qui durerait

Ou ces flammes qui se pavanent

Dans les roses-thé qui se fanent

Mais riez de moi

Hommes de partout surtout gens d'ici

Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire

Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire

Ayez pitié

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

12. Georges Bataille - Histoire de l’oeil

Elle avait des bas de soie noire

Montant au-dessus des genoux

Je n’avais pu encore la voir

Jusqu’au cul

Ce nom me paraissait le plus joli des noms du sexe.

Il y avait dans le couloir

Une assiette de lait

Destinée au chat

Les assiettes c’est fait pour s’asseoir

Dit Simone. Paries-tu ? Je m’assois dans l’assiette.

- Je parie que tu n’oses pas,

répondis-je sans souffle.

Il faisait chaud. Simone mit l’assiette sur un petit banc,

s’installa devant moi et sans quitter mes yeux, s’assit et

trempa son derrière dans le lait. Je restai quelque

temps immobile, le sang à la tête et tremblant,

tandis qu’elle regardait ma verge tendre ma culotte. Je me

couchais à ses pieds. Elle ne bougeait plus : pour la première

fois, je vis sa chair rose et noire, baignant dans le lait blanc.

Nous restâmes longtemps immobiles, aussi rouges l’un que

l’autre.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

13. Paul Fort - La marine

On les r'trouve en raccourci

Dans nos p'tits amours d'un jour,

Tout's les joies, tous les soucis,

Des amours qui dur'nt toujours

C'est là l'sort de la marine

Et de tout's nos petit's chéries.

On accoste, vite un bec,

Pour nos baisers, l'corps avec !]

Et les joies, et les bouderies,

Les fâcheries, les bons retours,

Y a tout ça, en raccourci,

Des grands amours dans nos p'tits.

On a ri, on s'est baisé,

Sur les neunœils, les nénés,

Dans les ch'veux à pleins bécots

Pondus comm' des œufs, tout chauds!

Tout c'qu'on fait dans un seul jour

Et comme on allonge le temps,

Plus d'trois fois dans un seul jour,

Content, pas content, content !

Y a dans la chambre une odeur

D'amour tendre et de goudron,

Ça vous met la joie au cœur

La peine aussi et c'est bon.

On n'est pas là pour causer,

Mais on pens' mêm' dans l'amour

On pens' que d'main y f'ra jour

Et qu'c'est un' calamité.

C'est là l'sort de la marine,

Et de tout's nos petit's chéries,

On accost' mais on devine

Qu'ça s'ra pas le paradis !

On aura beau s'dépêcher

Fair' bon dieu, la pige au temps,

Et l'bourrer d'tous nos péchés

Ça n's'ra pas ça et pourtant...

Tout's les joies, tous les soucis,

Des amours qui dur'nt toujours,

On les r'trouve en raccourci

Dans nos p'tits amours d'un jour.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

14. Arthur Rimbaud - Ophélie

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...

- On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir,

Voici plus de mille ans que sa douce folie

Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle

Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;

Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle;

Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,

Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile

- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

II

O pâle Ophélia! belle comme la neige!

Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!

- C'est que les vents tombant des grands monts de Norwège

T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté;

C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,

A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits;

Que ton coeur écoutait le chant de la Nature

Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits;

C'est que la voix des mers folles, immense râle,

Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux;

C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,

Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux!

Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre Folle!

Tu te fondais à lui comme une neige au feu:

Tes grandes visions étranglaient ta parole

- Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu!

III

- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles

Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis;

Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,

La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

16. Paul Celan - Fugue de mort

Lait noir de l'aube nous le buvons le soir

le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit

nous buvons et buvons

nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas

serré

Un homme habite la maison il joue avec les serpents il

écrit

il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes

cheveux d'or

écrit ces mots s'avance sur le seuil et les étoiles tressaillent

il siffle ses grands chiens

il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une

tombe

il nous commande allons jouez pour qu'on danse

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit

te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

Un homme habite la maison il joue avec les serpents il

écrit

il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes

cheveux d'or

Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel

une tombe où l'on n'est pas serré

I1 crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres

et vous chantez jouez

il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont

bleus

enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore

pour qu'on danse

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit

te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

un homme habite la maison Margarete tes cheveux d'or

tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents

I1 crie jouez plus douce la mort la mort est un maître

d'Allemagne

il crie plus sombres les archets et votre fumée montera

vers le ciel

vous aurez une tombe alors dans les nuages où l'on n'est

pas serré

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit

te buvons à midi la mort est un maître d'Allemagne

nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons

la mort est un maître d'Allemagne son œil est bleu

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

il t’atteint d'une balle de plomb il ne te manque pas

un homme habite la maison Margarete tes cheveux

d'or

il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une

tombe dans le ciel

il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître

d'Allemagne

tes cheveux d'or Margarete

tes cheveux cendre Sulamith

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

17. Arthur Rimbaud - Chanson de la plus haute tour

Oisive, jeunesse

A tout asservie,

Par délicatesse

J'ai perdu ma vie.

Ah! Que le temps vienne

Où les coeurs s'éprennent.

Je me suis dit: laisse,

Et qu'on ne te voie:

Et sans la promesse

De plus hautes joies.

Que rien ne t'arrête,

Auguste retraite.

J'ai tant fait patience

Qu'à jamais j'oublie;

Craintes et souffrances

Aux cieux sont parties.

Et la soif malsaine

Obscurcit mes veines.

Ainsi la Prairie

A l'oubli livrée,

Grandie, et fleurie

D'encens et d'ivraies

Au bourdon farouche

De cent sales mouches.

Ah! Mille veuvages

De la si pauvre âme

Qui n'a que l'image

De la Notre-Dame!

Est-ce que l'on prie

La Vierge Marie?

Oisive jeunesse

A tout asservie,

Par délicatesse

J'ai perdu ma vie.

Ah! Que le temps vienne

Où les coeurs s'éprennent!

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

20. Charles Baudelaire - L’homme et la mer

Homme libre, toujours tu chériras la mer !

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;

Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur

Se distrait quelquefois de sa propre rumeur

Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets ;

Homme, nul ne connaît le fond de tes abîmes ;

O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,

Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables

Que vous vous combattez sans pitié ni remord,

Tellement vous aimez le carnage et la mort,

O lutteurs éternels, ô frères implacables !

(Les fleurs du mal)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

21. Gérard de Nerval - Fantaisie

Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,

Un air très vieux, languissant et funèbre,

Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit :

C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre

Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,

Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,

Ceint de grands parcs, avec une rivière

Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,

Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,

Que, dans une autre existence peut-être,

J’ai déjà vue... — et dont je me souviens !

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

22. Arthur Rimbaud - Le bateau ivre

Comme je descendais des Fleuves impassibles,

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,

Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,

Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,

Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,

Je courus ! Et les Péninsules démarrées

N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,

Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,

Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes

Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,

Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,

Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de drames très antiques

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes,

Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries

Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,

Sans songer que les pieds lumineux des Maries

Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides

Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux

D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides

Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses

Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !

Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,

Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !

Échouages hideux au fond des golfes bruns

Où les serpents géants dévorés des punaises

Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.

- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades

Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes

Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles

Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.

Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles

Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,

Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,

Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses

N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,

Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques

Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues

Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,

Fileur éternel des immobilités bleues,

Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,

Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.

Toute lune est atroce et tout soleil amer :

L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.

Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,

Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,

Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,

Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

23. Bertolt Brecht - Chanson de Mère Courage

Mon Capitaine, assez de batailles,

Tes fantassins, laisse les souffler :

La mère Courage, pour la piétaille

A des godasses qui tiennent aux pieds.

Couverts de gale, rongés de vermine,

Ils traînent tes canons sans renâcler,

Si à la mort faut qu’ils cheminent,

Ils veulent au moins de bons souliers.

Le printemps vient, debout chrétiens !

La neige a fondu sur les morts.

Et tout ce qui se traîne encore

Repart en guerre sur les grands chemins.

Mon capitaine, c’est la famine

Tous tes héros crèvent de faim.

La Mère Courage a de la farine

Et pour le cafard elle a du vin.

Un boulet dans un ventre vide,

Mon capitaine, c’est malsain,

Quand je leur aurai rempli le bide,

Fais les crever, moi je m’en fous bien.

Si pour la guerre tu ne te sens pas de force

On vaincra sans toi mon garçon,

La guerre, c’est fait pour le commerce,

Au lieu de beurre on vend du plomb.

Avec ses gloires et ses déboires

La guerre va clopin-clopant,

Dans la défaite ou la victoire

Tout un chacun reste perdant.

Vêtus de trous, nourris d’ordures,

On se dit en serrant les dents :

Un miracle, depuis le temps que ça dure

Doit arriver, restons dans le rang !

(Traduction Geneviève Serreau et Benno Besson)

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

25. Paul Verlaine - Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur transparent

Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.

Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

27. Rabelais - Les paroles gelées

En pleine mer nous banquetant, gringnotans, divisans, & faisans beaulx discours, Pantagruel se

leva & tint en pieds pour discouvrir à l'environ. Puys nous dist.

Compaignons, oyez vous rien? Me semble, que ie oy quelques gens parlans en l'air, ie n'y voy

toutesfoys personne. Escoutez.

A son commandement nous feusmes attentifz, & à pleines aureilles humions l'air comme belles

huytres en escalle, pour entendre si voix ou son aulcun y seroit espars: & pour rien n'en perdre

à l'exemple de Antonin l'Empereur, aulcuns oppousions nos mains en paulme darrière les

aureilles. Ce neanmoins protestions voix quelconques n'entendre. Pantagruel continuoit

affermant ouyr voix diverses en l'air tant de homes comme de femmes, quand nous feut advis,

ou que nous les oyons pareillement, ou que les aureilles nous cornoient. Plus perseverions

escoutans, plus discernions les voix, iusques à entendre motz entiers.

Ce que nous effraya grandement, & non sans cause, personne ne voyans, & entendens voix &

sons tant divers, d'homes, de femmes, d'enfans, de chevaulx: si bien que Panurge s'escria.

Ventre bieu est ce mocque? nous sommes perdus. Fuyons. Il y a embusche au tour. Fuyons.

Orche, poge, au trinquet, aux boulingues. Nous sommes mors. Fuyons, de par tous les Diables,

fuyons.

Pantagruel entendent l'esclandre que faisoit Panurge, dist. Qui est ce fuyart là bas? oyons

premierement quelz gens sont. Par adventure sont ilz nostres. Encores ne voy ie persone. Et si

voy cent mille à l'entour. Mais entendons. I'ay leu qu'un Philosophe nommé Petron estoyt en

ceste opinion que feussent plusieurs mondes soy touchans les uns les aultres en figure

triangulaire aequilaterale, en la pate & centre des quelz disoit estre le manoir de Verité, & le

habiter les Parolles, les Idées, les Exemplaires & protraictz de toutes choses passées, & futures:

autour d'icelles estre le Siècle. Et en certaines années par longs intervalles, part d'icelles tomber

sus les humains comme catarrhes, & comme tomba la rousée sus la toizon de Gedeon: part là

rester reservée pour l'advenir, iusques à la consommation du Siècle. Me souvient aussi que

Aristoteles maintient les parolles de Homère estre voltigeantes, volantes, moventes, & par

consequent animées. D'adventaige Antiphanes disoit la doctrine de Platon es parolles estre

semblable lesquelles en quelque contrée on temps du fort hyver lors que sont proferées, gèlent

& glassent à la froydeur de l'air, & ne sont ouyes. Semblablement ce que Platon enseignoyt es

ieunes enfans, à peine estre d'iceulx entendu, lors que estoient vieulx devenuz. Ores seroit à

philosopher & rechercher si forte fortune icy seroit l'endroict, on quel telles parolles degèlent.

No' serions bien esbahiz si c'estoient les teste & lyre de Orpheus. Car après que les femmes

Threisses eurent Orpheux mis en pièces, elles iectèrent la teste & la lyre dedans le fleuve

Hebrus. Icelles par ce fleuve descendirent en la mer Ponticq iusques en l'isle de Lesbos,

tousiours ensemble sus mer naigeantes. Et de la teste continuellement sortoyt un chant lugubre,

comme lamentant la mort de Orpheus: la lyre à l'impulsion des vents mouvens les chordes

accordoit harmonieusement avecques le chant. Reguardons si les voirons cy autour.

Le pilot feist responce: Seigneur, de rien ne vous effrayez. Icy est le confin de la mer glaciale,

sus laquelle feut au commencement de l'hyver dernier passé grosse & felonne bataille, entre les

Arismapiens, & le Nephelibates. Lors gelèrent en l'air les parolles & crys des homes & femmes,

les chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, les hannissements des chevaulx, &

tout effroy de combat. A ceste heure la rigueur de l'hyver passée, advenente la serenité &

temperie du bon temps, elles fondent & sont ouyes. Mais en pourrions nous voir quelqu'une.

Me soubvient avoir leu que l'orée de la montaigne en laquelle Moses receut la loy des Iuifz le

peuple voyoit les voix sensiblement.

Tenez tenez (dist Pantagruel) voyez en cy qui encores ne sont degelées.

Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de

diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur,

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

des motz de sable, des motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains

fondoient, comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c'estoit languaige

Barbare. Exceptez un assez grosset, lequel ayant frère Ian eschauffé entre ses mains feist un son

tel que font les chastaignes iectées en la braze sans estre entonmées lors que s'esclatent, & nous

feist tous de paour tressaillir.

C'estoit (dist frère Ian) un coup de faulcon en son temps.

Panurge requist Pantagruel luy en donner encores. Pantagruel luy respondit que donner parolles

estoit acte des amoureux.

Vendez m'en doncques, disoit Panurge.

C'est acte des advocatz, respondit Pantagruel, vendre parolles. Ie vous vendroys plutost silence

& plus chèrement, ainsi que quelque foys la vendit Demosthenes moyennant son argentangine.

Ce nonobstant il en iecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien

picquantes, des parolles sanglantes, lesquelles li pilot nous disoit quelques foys retourner on

lieu duquel estoient proferées, mais c'estoit la guorge couppée, des parolles horrificques, &

aultres assez mal plaisantes à veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin,

hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou,

bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon: goth, mathagoth, & ne

sçay quels aultres motz barbares.

(Le Tiers livre)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

28. Bernard Heidsieck - Vaduz (extrait)

autour de Vaduz il y a des Suisses autour de Vaduz il y a des Autrichiens

autour de Vaduz il y a des Allemands

il y a autour de Vaduz des Tyroliens

il y a des Saxons

il y a autour de Vaduz des Bavarois il y a autour de Vaduz des Silésiens

des Tchèques

il y a autour de Vaduz des Slovaques il y a autour de Vaduz des Magyars

il y a des Slovènes il y a des Ligures des Vénitiens

des Italiens il y a des Provençaux

il y a des Savoyards

il y a autour de Vaduz des Lorrains des Alsaciens

il y a autour, autour de Vaduz il y a des Polonais il y a des Grands-Russes

il y a des Ruthéniens

il y a autour de Vaduz des Tziganes

tout autour de Vaduz des Ukrainiens tout autour de Vaduz des Monténégrins tout

autour de Vaduz des Roumains tout autour de Vaduz des serbes

et il y a autour de Vaduz des Serbo-Croates il y a des Macédoniens il y a autour

de Vaduz des Albanais

il y a des Grecs des Toscans et des Sardes des Néfoussas et des Berbères

il y a des Andalous autour de Vaduz

et des Siciliens

il y a des Espagnols il y a des Catalans

il y a autour de Vaduz des Basques tout autour de Vaduz des Occitans

et des Auvergnats il y a autour de Vaduz des Français

tout autour de Vaduz des Bretons il y a autour, autour, autour de Vaduz des

Gallois

il y a des Wallons il y a autour de Vaduz des Flamands

il y a des Néerlandais tout autour, tout autour de Vaduz des Anglais

il y a des Frisons il y a autour de Vaduz des Prussiens il y a autour de Vaduz des

Danois

il y a des Baltes

(…)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

29. Willliam Cliff - Shakespeare sonnet 143

Comme la fermière courant après

une volatile qui s’est échappée,

dépose son bébé et sans arrêt

essaye de rattraper la bête ailée

cependant que son enfant négligé

pleure après celle qui au loin s’encourt

abandonnant sur le mauvais pavé

le produit vagissant de son amour ,

ainsi t’encours-tu après celui qui

s’est envolé loin de toi cependant

que moi je pleure et pousse de grand cris

afin que tu viennes m’aimer autant

et m’embrasser comme une bonne mère

qui apaise les cris que j’ai pu faire.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

32. René Char - Commune Présence (extrait)

Tu es pressé d'écrire,

Comme si tu étais en retard sur la vie.

S'il en est ainsi fais cortège à tes sources.

Hâte-toi.

Hâte-toi de transmettre

Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.

Effectivement tu es en retard sur la vie,

La vie inexprimable,

La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir,

Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les choses,

Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés

Au bout de combats sans merci.

Hors d'elle, tout n'est qu'agonie soumise, fin grossière.

Si tu rencontres la mort durant ton labeur,

Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,

En t'inclinant.

Si tu veux rire,

Offre ta soumission,

Jamais tes armes.

Tu as été créé pour des moments peu communs.

Modifie-toi, disparais sans regret

Au gré de la rigueur suave.

Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit

Sans interruption,

Sans égarement.

Essaime la poussière

Nul ne décèlera votre union.

(Le marteau sans maître)

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

33. Carol Ann Duffy - À toutes choses malheur est bon

(poème sur le nuage de cendre)

À cinq miles là-haut, chuchotement de cendre,

Pourtant le ciel sans tache est comme une ardoise blanche

Où je peux écrire mon enfance.

N’est-il pas égoïste de s’asseoir dans ce jardin à écouter le passé

(un bourdon courtise sa fleur, une tondeuse)

Alors que les avions cloués au sol disent projets anéantis:

Vacances en vacance, tristes absences aux noces et enterrements…

Commerce sans ailes, mais les oiseaux britanniques chantent dans le

printemps

D’Inverness à Liverpool, de Crieff à Cardiff,

Oxford, Londres, du grand Nord à l’extrême Sud.

Assignation à la musique du silence

Que Shakespeare entendait, et Edward Thomas, et, courtement, nous.

(trad. Karine Reignier et Claude Guerre)

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

34. Nuno Judice - Philosophie de la composition

Il est des nuits où la poésie entre

par la fenêtre de l’âme – la plus

petite des fenêtres de l’âme,

qui ne laisse filtrer qu’un rai

de lumière et , avec lui,

le poème.

Alors, je la recueille dans cette coupe

abstraite, dont la transparence

me révèle la couleur minérale

de la nuit ; et mes doigts effleurent

la surface d’une eau limpide,

un clair de lune

de mots.

Puis, je verse sur le papier

l’encre de la nuit, avec son rai

de lumière et cette ligne de musique

où le poème s’inscrit ; et les

vers s’imprègnent de ce liquide,

devenant humides comme tes

cheveux après l’amour,

quand les fenêtres de l’âme s’ouvrent

pour laisser entrer la pluie

de la vie.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

34. Jacques Brel - Le plat pays

Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague

Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues

Et de vagues rochers que les marées dépassent

Et qui ont à jamais le cœur à marée basse

Avec infiniment de brumes à venir

Avec le vent de l’Est écoutez le tenir

Le plat pays qui est le mien

Avec des cathédrales pour uniques montagnes

Et de noirs clochers comme mats de Cocagne

Où des diables en pierres décrochent les nuages

Avec le fil des jours pour unique voyage

Et des chemins de pluie pour unique bonsoir

Avec le vent de l’Ouest écoutez le vouloir

Le plat pays qui est mien

Avec un ciel si bas qu’un canal s’est pendu

Avec un ciel si bas qu’il fait l’humilité

Avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu

Avec un ciel si bas qu’il faut lui pardonner

Avec un ciel si gris qu’il faut s’écarteler

Avec le vent du Nord écoutez le chanter

Le plat pays qui est le mien

Avec de l’Italie qui descendrait l’Escaut

Avec Frida la blonde quand elle devient Margot

Quand les fils de novembre nous reviennent en mai

Quand la plaine est fumante et tremble sous juillet

Quand le vent est au rire quand le vent est au blé

Quand le vent est au Sud écoutez le chanter

Le plat pays qui est le mien

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

35. Walt Whitman - Les plis de la femme

Déplié de la pliure des plis de la femme naît l'homme

déplié et qui naîtra toujours ainsi,

Déplié de la plus belle créature de la terre proviendra

l'homme le plus beau de la terre, c'est ainsi non

autrement,

Déplié de la femme la plus aimante de la terre viendra

l'homme le plus aimant,

Déplié du corps parfait d'une femme naîtra l'homme aux

formes parfaites, c'est la seule voie,

Dépliés des inimitables poèmes de la femme provien-

dront les poèmes de l'homme (c'est la seule origine

pour les poèmes),

Dépliés de la femme arrogante de vigueur ma préférée,

viendront les hommes arrogants de vigueur mes

favoris,

Dépliées de l'étreinte puissante de la femme bien mus-

clée mon aimée, viendront et uniquement ainsi les

puissantes étreintes de l'homme,

Dépliés des plis du cerveau de la femme proviennent

tous les plis du cerveau de l'homme, ils obéissent

sans faille,

Dépliée de la justice de la femme se déplie la justice

dans son entier,

Dépliée de la sympathie de la femme naît l'ensemble de

la sympathie;

Un homme sur la terre et dans l'éternité est une grande

chose, mais la plus petite parcelle de grandeur de

l'homme vient des plis de la femme;

D'abord l'homme reçoit forme dans le ventre de la

femme, ensuite seulement prend-il forme en lui

même.

(Trad. Jacques Darras)

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

37. William Shakespeare - Ne laissez pas nommer amour idolâtrie

Ne laissez pas nommer amour idolâtrie, ni mon aimé être montré comme

une idole, parce que tout pareils sont mes chants et éloges, de l’un à l’un,

toujours ainsi, encore ainsi.

L’amour est bon ce jour, demain est bon l’amour, toujours constant en une

admirable excellence; voilà comment mon vers, obligé à constance, dit une

seule chose et sans variations.

« Beau, bon, et vrai », c’est tout mon argument; beau, bon, et vrai remplacent

d’autres termes; dans ce changement-là, passe mon invention, trois thèmes en

un seul offrant un champ immense.

Beau, bon, et vrai ont souvent vécu seuls, qui n’avaient pas trouvé d’occuper

un lieu seul.

(Sonnet 105, trad. Pierre-Jean Jouve)

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38. Guillaume Apollinaire - Le pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va

Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

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39. Octavio Paz

Avec un morceau de charbon

Avec une craie cassée

Et mon crayon rouge

Dessiner ton nom

Le nom de ta bouche

(le nom de ton visage)

Le signe de tes jambes

Sur le mur de personne

Sur la porte interdite

(sur la porte invisible

sur le nom de personne)

Graver le nom de ton corps

Jusqu’à ce que la lame de ton couteau saigne

Et la pierre crie

Et le mur respire comme un sein.

(trad. Claude Esteban)

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

40. Henrik Ibsen - A mon ami l’orateur révolutionnaire

On dit que je suis devenu « conservateur ».

Je suis ce que j’ai été toute ma vie.

Je n’accepte pas de pousser les pions.

Renversez le jeu, je serai à vous sûrement.

Je me rappelle une seule révolution

qui n’ait pas été faite par un demi-bousilleur.

Elle éclipse la gloire des suivantes.

Je veux dire, bien entendu, l’histoire du déluge.

Pourtant, même cette fois-là, Lucifer fut dupé :

car Noé prit, comme vous le savez, la dictature.

Refaisons cela, plus radicalement ;

mais il y faut des hommes et des orateurs.

Occupez-vous du déluge sur la foire du monde.

Je mettrai avec plaisir la torpille sous l’arche.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

46. Kateb Yacine - Nedjma

Toute petite, Nedjma est très brune, presque noire;

c'est de la chair en barre, nerfs tendus, solidement

charpentée, de taille étroite, des jambes longues

qui lui donnent, quand elle court, l'apparence des

calèches hautes sur roues qui virent de

droite et de gauche sans dévier de leurs

chemins; vastitude de ce visage de petite fille!

La peau, d'un pigment très serré, ne garde

pas longtemps sa pâleur native; l'éternel jeu

de Nedjma est de réduire sa robe au minimum,

en des poses acrobatiques d'autruche enhardie

par la solitude; sur un tel pelage, la robe est un

surcroit de nudité; la féminité de Nedjma est

ailleurs; le premier mois d'école, elle pleure chaque

matin; elle bat tous les enfants qui l'approchent;

elle ne veut pas s'instruire avant d'apprendre à

nager; à douze ans, elle dissimule ses seins

douloureux comme des clous, gonflés de l'amère

précocité des citrons verts; elle n'est toujours pas

domptée; les yeux perdent cependant de leur feu

insensé; brusque, câline et rare Nedjma! Elle nage

seule, rêve et lit dans les coins obscurs, amazone

de débarras, vierge en retraite, Cendrillon au soulier

brodé de fil de fer; le regard s'enrichit de secrètes

nuances; jeux d'enfant, dessin et mouvement

des sourcils, répertoire de pleureuse, d'almée, ou

de gamine ?

Épargnée par les fièvres, Nedjma se développe

rapidement comme toute Méditerranéenne; le climat

marin répand sur sa peau un hâle, combiné à un teint

sombre, brillant de reflets d'acier, éblouissant comme

un vêtement mordoré d'animal; la gorge a des

blancheurs de fonderie, où le soleil martèle jusqu'au

cœur, et le sang, sous les joues duveteuses, parle vite

et fort, trahissant les énigmes du regard.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

47. Franck Venaille - La descente de l’Escaut

Au matin nous parti-

Mes sur le schooner Escaut, rien moins qu'à la

recherche

du village autrefois englouti.

Les hommes parlaient haut

tandis que sur le quai

des formes sombres se dressaient en un rang de silence

et de deuil.

Noir ! Noir et noir que tout cela !

Avec le sentiment qu'il était de notre devoir, une fois

encore !

Ah ! Retrouver l'emplacement de ce que furent la digue

et le débarcadère Mais

le rire des familles regroupées au café: Au bateau phare

quelle magie pourrait jamais nous le restituer ?

Noir et noir que cela.

Avec le fleuve au plus bas de la marée il

nous fallait naviguer contre les bancs de sable

craignant que le clocher de l'église noyée que le

clocher

déchire notre coque.

Noir et noir que ce voyage dans le temps Quand

nous partî-

Mes sur le schooner Escaut

À la recherche de quoi ? sinon d'une part de

nous-mémes Çà !

Naviguer dans les polders contre les hautes orties

blanches, je sais

le faire

Mais convaincre les morts de revenir près de nous, sur

quelle carte

navale

pouvais-je bien le lire et l'apprendre ?

Je ne suis qu'un homme.

Je suis cet être-là: réaliste et secret, capable et lent,

taillant dans

le pavillon

du navire de larges tranches noires, jaunes et rouges

se reflétant dans l'eau. C'est à tout cela que je songeais,

marchant entre les deux mats du schooner Escaut qui,

vers

le pays dit:

noyé

nous empor-

Tait !

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

48. André Velter - Indomptable

l’espace est un bandit d’honneur

c’est à lui que tu penses

quand tu suis le galop de ton cœur

le destin t’as laissé la bride sur le cou

et la poussière au goût de silice et de feu

mange ta bouche sans mémoire

le sauve-qui-peut s’évade d’une géhenne intime

qui voudrait déchirer son ciel rouge

à la proue des nuages

là-bas l’impossible dit merveille ou désastre

comme défi d’une noire solitude

contre le sabot fendu de l’aube

l’espace est un bandit d’honneur

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

49. Jean Sénac - Chant funèbre pour un gaouri

Jeunes gens ne demandez pas d'autographe au poète.

I1 y a si longtemps que je n'écris plus au stylo mais à la

bouche !

Si l'homme nouveau n'invente pas un vocabulaire à la

mesure de sa conscience

Que s'écroule l'homme nouveau.

Si la conscience de l'homme nouveau reste une salle de

jeux où s'affrontent les crapuleries

Que périsse l'homme nouveau.

Si le socialisme est une pommade lénifiante sous laquelle

demeurent les plaies

Qu'éclate le socialisme.

Si l'homme nouveau n'invente pas un langage nouveau,

S'il pourvoit le malheur de constantes misères,

Qu'il périsse, lui, son langage, sa nouveauté,

Que le feu les ravage !

De l'essence, camarades, de l'essence !

Adieu

Frères.

Et nous aurions pu nous aimer...

17

Quand je serai mort, jeunes gens,

Vous mettrez mon corps sur la mer.

Vous écouterez la siguiriya—l'Irréparable où mon ancêtre arabe pleure,

Vous écouterez E1 Anka: "Ya dif Allah"

Et le Concerto de Bartok - pour orchestre.

Pendant trente-sept ans j'ai tellement eu faim de beauté !

J'ai tellement eu faim de santé !

Soyez patients. C'est une après-midi ensemble tandis que

Mon corps sur la mer...

Et puis dansez le twist, dansez à perdre haleine l'Afrique

délivrée

Le twist - et comme jadis sur le Môle : le hadaoui.

Jeunes gens, vous serez des hommes libres.

Vous construirez l'autogestion, vous construirez une culture

sans races.

Vous comprendrez pourquoi ma mort est optimiste.

Je ne me suicide pas. Je vis

Voilà ma signature.

Jean Sénac

Et je mets un soleil

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

50. Fédérico Garcia Lorca - La femme infidèle

je la pris près de la rivière

car je la croyais sans mari

tandis qu'elle était adultère

ce fut la Saint-Jacques la nuit

par rendez-vous et compromis

quand s'éteignirent les lumières

et s'allumèrent les cri-cri

au coin des dernières enceintes

je touchai ses seins endormis

sa poitrine pour moi s'ouvrit

comme des branches de

jacinthes

et dans mes oreilles l'empois

de ses jupes amidonnées

crissait comme une soie arrachée

par douze couteaux à la fois

les cimes d'arbres sans lumière

grandissaient au bord du chemin

et tout un horizon de chiens

aboyait loin de la rivière

quand nous avons franchi les

ronces

les épines et les ajoncs

sous elle son chignon s'enfonce

et fait un trou dans le limon

quand ma cravate fut ôtée

elle retira son jupon

puis quand j'ôtai mon ceinturon

quatre corsages d'affilée

ni le nard ni les escargots

n'eurent jamais la peau si fine

ni sous la lune les cristaux

n'ont de lueur plus cristalline

ses cuisses s'enfuyaient sous moi

comme des truites effrayées

l'une moitié tout embrasée

l'autre moitié pleine de froid

cette nuit me vit galoper

de ma plus belle chevauchée

sur une pouliche nacrée

sans bride et sans étriers

je suis homme et ne peut redire

les choses qu'elle me disait

le clair entendement m'inspire

de me montrer fort circonspect

sale de baisers et de sable

du bord de l'eau je la sortis

les iris balançaient leur sabre

contre les brises de la nuit

pour agir en pleine droiture

comme fait un loyal gitan

je lui fis don en la quittant

d'un beau grand panier à couture

mais sans vouloir en être épris

parce qu'elle était adultère

et se prétendait sans mari

quand nous allions vers la

rivière.

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51. Armand Robin - Le programme en quelques siècles

On supprimera la Foi

Au nom de la Lumière,

Puis on supprimera la lumière.

On supprimera l'Âme

Au nom de la Raison,

Puis on supprimera la raison.

On supprimera la Charité

Au nom de la Justice,

Puis on supprimera la justice.

On supprimera l'Amour

Au nom de la Fraternité,

Puis on supprimera la fraternité.

On supprimera l'Esprit de Vérité

Au nom de l'Esprit critique,

Puis on supprimera l'esprit critique.

On supprimera le Sens du Mot

Au nom du Sens des mots,

Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime

Au nom de l'Art,

Puis on supprimera l'art.

On supprimera les Ecrits,

Au nom des Commentaires,

Puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint

Au nom du Génie,

Puis on supprimera le génie.

On supprimera le Prophète

Au nom du Poète,

Puis on supprimera le poète.

On supprimera l'Esprit

Au nom de la Matière,

Puis on supprimera la matière.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L'HOMME;

ON SUPPRIMERA LE NOM DE L'HOMME;

IL N'Y AURA PLUS DE NOM.

NOUS Y SOMMES.

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53. Louise Labbé - Baise m’encor

Baise m'encor, rebaise-moi et baise :

Donne m'en un de tes plus savoureux,

Donne m'en un de tes plus amoureux :

Je t'en rendrai quatre plus chauds que braise.

Las, te plains-tu ? ça que ce mal j'apaise,

En t'en donnant dix autres doucereux.

Ainsi mêlant nos baisers tant heureux

Jouissons-nous l'un de l'autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.

Chacun en soi et son ami vivra.

Permets m'Amour penser quelque folie :

Toujours suis mal, vivant discrètement,

Et ne me puis donner contentement,

Si hors de moi ne fais quelque saillie.

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54. Arthur Rimbaud - A la musique

Sur la place taillée en mesquines pelouses,

Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,

Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs

Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

- L'orchestre militaire, au milieu du jardin,

Balance ses schakos dans la Valse des fifres:

- Autour, aux premiers rangs, parade le gandin;

Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs:

Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames

Auprès desquelles vont, officieux cornacs,

Celles dont les volants ont des airs de réclames;

Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités

Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,

Fort sérieusement discutent les traités,

Puis prisent en argent, et reprennent: "En somme!..."

Epatant sur son banc les rondeurs de ses reins,

Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,

Savoure son onnaing d'où le tabac par brins

Déborde - vous savez, c'est de la contrebande; -

Le long des gazons verts ricanent les voyous;

Et, rendus amoureux par le chant des trombones,

Très naïfs, et fumant (les roses, les pioupious

Caressent les bébés pour enjôler les bonnes..

- Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,

Sous les marronniers verts les alertes fillettes:

Elles le savent bien; et tournent en riant,

Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot: je regarde toujours

La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles:

Je suis, sous le corsage et les frêles atours,

Le dos divin après la courbe des épaules.

J'ai bientôt déniché la bottine, le bas...

- Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.

Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas...

- Et mes désirs brutaux

s'accrochent à leurs lèvres...

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55. Henri Michaux - La mitrailleuse à gifles

C'est dans la vie de famille comme il fallait s'y

attendre, que je réalisai la mitrailleuse à gifles. Je la

réalisai, sans l'avoir méditée. Ma colère tout à coup

se projeta hors ma main, comme un gant de vent qui

en serait sorti, comme deux, trois, quatre, dix gants,

des gants d'effluves qui, spasmodiquement, et

terriblement vite se précipitèrent du bout de mes

doigts, vers la tête odieuse qu'elles atteignirent sans

tarder.

Ce dégorgement répété de la main était étonnant. Ce

n'était vraiment plus une gifle, ni deux. Je suis d'un

naturel réservé et ne m'abandonne que pour le

précipice de la rage.

Véritable éjaculation de gifles, éjaculation en cas

cade et à soubresauts, ma main restant rigoureuse

ment immobile.

Ce jour-là, je touchai la magie.

Un sensible eût pu voir quelque chose. Cette sorte

d'ombre électrique jaillissant spasmodiquement de

l'extrémité de ma main, rassemblée et se reformant

en un instant.

Pour être tout à fait franc, la cousine qui m'avait

raillé venait d'ouvrir la porte et de sortir, quand

réalisant brusquement la honte de l'offense, je répon

dis à retardement par une volée de gifles qui, vérita

blement, s'échappèrent de ma main.

J'avais trouvé la mitrailleuse à gifles, si je puis dire,

mais rien ne le dit mieux.

Ensuite, je ne pouvais plus voir cette prétentieuse

sans que gifles comme guêpes ne filassent de ma

main vers elle.

Cette découverte valait bien d'avoir subi ses odieux

propos. C'est pourquoi je conseille parfois la tolé

rance à l'intérieur de la famille.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

56. Ghérasim - Luca je te narine

je te chevelure

je te hanche tu me hantes

je te poitrine

je buste ta poitrine puis te visage

je te corsage

tu m'odeur tu me vertige

tu glisses

je te cuisse je te caresse

je te frissonne

tu m'enjambes

tu m'insupportables

je t'amazone

je te gorge

je te ventre

je te jupe

je te jarretelle

je te bas je te Bach

oui je te Bach pour clavecin sein

et flûte

je te tremblante

tu me séduis tu m'absorbes

je te dispute

je te risque je te grimpe

tu me frôles

je te nage

mais toi tu me tourbillonnes

tu m'effleures tu me cernes

tu me chair cuir peau et morsure

tu me slip noir

tu me ballerines rouges

et quand tu ne haut-talon pas

mes sens

tu les crocodiles

tu les phoques tu les fascines

tu me couvres

je te découvre je t'invente

parfois tu te livres

tu me lèvres humides

je te délivre je te délire

tu me délires et passionnes

je t'épaule je te vertèbre je te

cheville

je te cils et pupilles

et si je n'omoplate pas avant mes

poumons

même à distance tu m'aisselles

je te respire

jour et nuit je te respire

je te bouche

je te palais je te dents je te griffe

je te vulve je te paupières

je te haleine

je t'aine

je te sang je te cou

je te mollets je te certitude

je te joues et te veines

je te mains

je te sueur

je te langue

je te nuque

je te navigue

je t’ombre je te corps et te

fantôme

je te rétine dans mon souffle

tu t'iris

je t'écris

tu me penses

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

57. Tony Harrison - V.

Pour découvrir ma tombe au millénaire prochain

d’entre mes familiaux vous aurez du tintouin

bouchers, boulangers, cafetiers et puis un

barde au milieu des viandes, de la bière et du pain,

Byron trois tombes plus loin aucun risque qu’avec lui

la compagnie nous manque, Wordsworth la tombe d’en face

cela fait, si je compte, pour le moins deux copains

car l’on nous retrouvera tous la main dans la main

le jour où les galeries de la mine qu’on y a

creusée feront que ce monde des morts s’effondre,

s’émiette parmi les moisissures d’os les gravats,

cailloux cassés vieux crassiers bouts d’étais brisés.

Ce cimetière qui domine le haut de Beeston’s Hill

c’est là que je voudrais finir s’il y a un coin

sous les pieds des rosiers, les jonquilles dont Dad

a pris soin d’embellir le caveau familial.

Si mes cendres savent lire, je pourrai voir au loin

les lycées où j’ai appris le grec et le latin,

sur la gauche du terrain où l’équipe de Leeds joue

Dimanche après dimanche, au désespoir des fans

Qui oublient toute décence et obliquent de sens,

aux tombes du cimetière prenant leur raccourci

et, pour réaffirmer la gloire de leur équipe,

barbouillent les tombes de mots fermentés dans la bière.

Le cimetière surplombe une mine désaffectée.

Le sol, en s’effondrant, incline les obélisques.

Sur l’un on peut lire MERDE, l’autre à droite, ENCULÉS,

graffités par la grâce d’un auteur en pleine bière.

La langue dans ce cimetière parcourt toute la gamme

copeaux brefs découpés au ciseau dans le Livre

poèmes de la longueur qu’ils pouvaient se payer,

jusqu’aux mots CON, PISSE, MERDE, et surtout ENCULÉ !

Ou plus éloquemment on voit quelques fois LEEDS

V. (versus) l’adversaire d’hier ou d’aujourd’hui,

ou celui de demain, suivi d’une panoplie

d’insultes à l’ennemi tracées par le tagueur,

Ces V sont tous les « contre », les « versus » de la vie,

les LEEDS contre DERBY, les Noirs contre les Blancs,

j’en ai fait l’expérience (à corps / coût défendant)

l’adversité homme femme, droite gauche, rouge facho

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

L’Hindou contre le Sikh, l’âme le corps, cœur esprit,

Est contre Ouest, sexe contre sexe, on explique le conflit

en prétextant que nous les hommes passivement

espérons du futur ce qu’au passé nous eûmes.

Les choses ne vont pas bien quand on voit une croix

nazie portant le signe Front National (FN)

tracée sur une tombe à la bombe et barrée

à la peinture rouge vif du mot CONS le mot qui

Je l’avoue, vient de suite à l’esprit quand allant

désherber, déblayer les détritus lancés

sur la tombe de mes parents par les fans de football

j’y trouve en graffiti le mot UNITED.

En Grande-Bretagne en ce printemps combien de tombes

sont jonchées de débris, sont envahies par l’herbe

depuis que les familles les amis sont partis

travailler, vivre ailleurs, loin de Leeds, comme j’ai fait ?

Une visite ou deux par année, c’est très dur

à dire mais qui est le vrai responsable des boites

de bières qu’au lieu de fleurs je découvre sur les tombes,

des peintures à la bombe portant le nom d’un « skin » ?

Où il y avait des vases et des auges pour l’eau,

des paniers fil tressé pour jeter les fleurs mortes,

on voit les boites de KRO des supporters skinhead.

La faute n’est pas la leur uniquement, mais la nôtre.

Cinq gamins, dont un goal, font un 2 contre 2.

Quand la balle heurte l’aubépine qui sert de poteau

et que les pétales tombent ils chantent Vive la mariée !

pas trop fort cependant par crainte de réveiller

des fantômes en visant exprès le tronc d’un shoot

qui fait pleuvoir à l’arbre ses fleurs de Mai fanées.

Je regarde le mot graffité par l’ivrogne,

je suis presque d’avis de ne pas y toucher.

(Car l’honnêteté exige aussi que je le dise,

si je voulais m’offrir les moyens d’effacer

les graffitis tracés sur la tombe par le skin

je n’aurais, pour ce faire, qu’une heure entre deux trains,

aussi les sentiments que j’ai à ce spectacle

et le sens que j’y vois sont peut-être une excuse,

un prétexte pur et simple pour mon manque de patience

à effacer l’insulte faite à la tombe des miens).

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

Mais pourquoi graffiter MERDE ou CON sur des tombes ?

Pourquoi choisir les dalles usées des cimetières ?

Celle de ce porion barbouillé GRAINE DE PAK

l’épicier de Broadbent qualifié de SALE NÈGRE ?

Les graffitis sont là pour choquer les vivants,

Pas pour tirer les morts du fond de leur sommeil,

qu’ils viennent défendre les causes auxquelles les skins adhèrent !

Si l’on profane les morts, les morts se vengeront !

Comment ces sans-emplois, ces gamins, peuvent-ils croire,

même si leur équipe n’arrête pas de perdre

que les Pakis, les Nègres, les Youpins qu’ils insultent

à coup de bombe, sont cause de leurs chagrins ?

Que faut-il lire vraiment derrière leurs mots obscènes ?

Qu’est-ce que leurs agressions impliquent en vérité ?

Transfèrent-ils sur les morts toute leur xénophobie,

poussent-ils leur « cri du cœur » pour dire qu’ils sont mortels ?

C’est quoi un cri du cœur p’tit con ? Tu pourrais pas

t’exprimer comme tout le monde ? Tu penses à ta mère

Ta langue ne sait sortir que des mots d’grec de merde !

Vas te faire enculer avec ton cri du cœur !

Je me tourne vers d’où je crois entendre la voix,

et je hurle « Jamais elle n’aurait parlé comme toi ! ».

Parce qu’elle bitait quedalle à ton art à la con !

Et qu’elle trouvait obscène ta poésie merdique !

Cette noblesse de langage me souffle l’aspiration

de formuler enfin une prière pour mon père,

d’invoquer l’Angleterre, d’exhorter les nations

à œuvrer pour l’amour et la paix sur terre.

Aspirations mon cul ! Le mec qu’est au chômage

a pas davantage l’choix de pouvoir respirer

plus haut qu’la merde dans quoi, pauv’mec, il a les pieds,

qu’en aura le charbon de n’pas finir en braise !

O.K., d’accord, laissons tomber « aspirations »,

je sais que les défaites de Leeds vous exaspèrent

je sais combien la KRO vous torture les viscères

mais tous ces V, ces « contre », c’est contre quoi enfin ?

Je vais te dire, pauv’mec, moi c’qui me fait le plus chier,

C’est de lire sur leurs tombes les métiers qu’ils faisaient –

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

boucher cafetier ou boulanger. Moi j’me sens fier

de ne rien faire de plus que quand j’étais gamin.

Si ma mère est là-haut, pas question qu’elle entende

la liste des conneries que j’ai faites, pas besoin

d’aller chanter à l’orgue pour que saint Pierre apprenne

qu’j’ai passé comme chômeur à Leeds ma foutue d’vie !

Tous les Alleluiahs se changent en mollards d’anges !

Byron tanneur de cuir, il est là dans la terre.

On t’gravera du poète quand on t’mettra dans l’trou

et ça, mon con, crois-moi c’est une sacrée injure !

« Ecoute, idiot », lui dis-je, « plutôt qu’de faire ton dur

la raison pour laquelle j’te mettrai dans mon livre

c’est pour que des ingrats comme toi puissent être compris ».

Livre mon cul, pauvre con, ça n’en vaut pas la peine !

« La seule raison pourquoi je compose un poème

sur des ordures comme toi qui vomissent la merde sur terre

c’est pour trouver du sens à tous tes gribouillis. »

Perds pas ton temps sur mon cul, gâche pas ton souffle pour nous !

« Skinhead de pisse de merde je parie que tu l’ignores

d’ailleurs on s’en balance que tu le saches ou pas,

en Rimbaud sont unis le poète et le skin,

car du je qui est l’autre, grosse merde, l’autre c’est toi ! »

Arrête de nous faire chier avec toutes les conneries,

les images de la classe dont tu fais partie.

Un jour pan sur la gueule peut-être tu comprendras

que dans la lutte des classes on s’fout d’la poésie.

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58. Arthur Rimbaud - Illuminations

Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la

bataille de Paris, - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris !

Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.

Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète,

et je travaille à me rendre Voyant :vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous

expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le

dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut

être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout

ma faute. C’est faux de dire :je pense. On devrait dire : on me pense.

- Pardon du jeu de mots.

Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se découvre violon, et Nargue aux inconscients, qui

ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait !

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59. Victor Hugo - Les tuileries

Nous sommes deux drôles

Aux larges épaules

De joyeux bandits

Sachant rire et battre

Mangeant comme quatre

Buvant comme dix

Quand vidant des litres

Nous cognons aux vitres

De l'estaminet

Le bourgeois difforme

Tremble en uniforme

Sous son gros bonnet

Nous vivons en somme

On est honnête homme

On n'est pas mouchard

On va le dimanche

Avec Lise ou Blanche

Dîner chez Richard

Nous vivons sans gîte

Goulûment et vite

Comme le moineau

Haussant nos caprices

Jusqu'aux cantatrices

De chez Bobino

La vie est diverse

Nous bravons l'averse

Qui mouille nos peaux

Toujours en ribote

Ayant peu de potes

Et point de chapeau

Nous avons l'ivresse

L'amour, la jeunesse

L'éclair dans les yeux

Des poings effroyables

Nous sommes des diables

Nous sommes des dieux.

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60. Nazim Hikmet- Tu es comme le scorpion mon frère

Comme le scorpion, mon frère,

Tu es comme le scorpion

Dans une nuit d’épouvante.

Comme le moineau, mon frère,

Tu es comme le moineau

Dans ses menues inquiétudes.

Comme la moule, mon frère,

Tu es comme la moule

Enfermée et tranquille.

Tu es terrible, mon frère,

Comme la bouche d’un volcan éteint.

Et tu n’es pas un, hélas,

Tu n’es pas cinq,

Tu es des millions.

Tu es comme le mouton, mon frère,

Quand le bourreau habillé de ta peau

Quand le bourreau lève son bâton

Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau

Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.

Tu es la plus drôle des créatures, en somme,

Plus drôle que le poisson

Qui vit dans la mer sans savoir la mer.

Et s’il y a tant de misère sur terre

C’est grâce à toi, mon frère,

Si nous sommes affamés, épuisés,

Si nous somme écorchés jusqu’au sang,

Pressés comme la grappe pour donner notre vin,

Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non

Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

61. Paul Celan - Mandelbaum

Autrefois, quand il y avait encore des gibets

il y avait, pas vrai,

un en-haut.

Où est ma barbe, vent, où

ma jaune tache juive , où

ma barbe, que tu arraches ?

Tordu était le chemin, que j’allais,

tordu il était, oui,

car, oui,

il était droit.

L’enfant do…oui !

Tordu, crochu devient mon nez.

Mon nez.

Et nous sommes partis aussi pour Frioul

Là nous aurions, là nous aurions.

Car l’amandier était en fleurs.

Mandelbaum, Bandelmaum.

Mandeltraum, Trandelmaum.

Rêve d’amande.

Et aussi le genévrier.

Machandelbaum, Chandelbaum.

Candelarbre.

Do…Oui !

Aum.

Mais,

il se cabre, l’arbre. Lui,

lui aussi,

se dresse contre

la peste.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

62. Antonio Machado - J’ai suivi beaucoup de chemins

j'ai tracé beaucoup de sentiers,

navigué sur cent océans

et accosté à cent rivages

Partout j'ai vu

des caravanes de tristesse,

de fiers et mélancoliques

ivrognes à l'ombre noire

Et des cuistres, dans les coulisses,

qui regardent, se taisent et se croient

savants, car ils ne boivent pas

le vin des tavernes

Sale engeance qui va cheminant

et empeste la terre…

Et partout j'ai vu

des gens qui dansent ou qui jouent,

quand ils le peuvent, et qui labourent

leurs quatre empans de terre.

Arrivent-ils quelque part,

jamais ne demandent où ils sont.

quand ils vont cheminant, ils vont

sur le dos d'une vieille mule ;

Ils ne connaissent point la hâte,

Pas même quand c'est jour de fête.

S'il y a du vin, ils en boivent,

Sinon ils boivent de l'eau fraîche.

Ce sont de braves gens qui vivent,

qui travaillent, passent et rêvent,

et qui un jour comme tant d'autres

reposent sous la terre.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

63. Rainer Maria Rilke - L’heure grave

Qui à cet instant pleure ici ou là dans le monde

Sans raison pleure dans le monde

pleure sur moi

Qui à cet instant rit ici ou là dans la nuit

Sans raison rit dans la nuit

rit de moi

Qui à cet instant se lève ici ou là dans le monde

Sans raison se lève dans le monde

vient vers moi

qui à cet instant meurt ici ou là dans le monde

sans raison meurt dans le monde

me regarde

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

66. Jacques Brel - Mon père disait

Mon Père disait

C'est le vent du Nord

Qui fait craquer les digues

A Scheveningen

A Scheveningen petit

Tellement fort

Qu'on ne sait plus qui navigue

La mer du Nord

Ou bien les digues

C'est le vent du Nord

Qui transperce les yeux

Des hommes du Nord

Jeunes ou vieux

Pour faire chanter

Des carillons de bleu

Venus du Nord

Au fond de leurs yeux

Mon Père disait

C'est le vent du Nord

Qui fait tourner la terre

Autour de Bruges

Autour de Bruges petit

C'est le vent du Nord

Qui a raboté la terre

Autour des tours

Des tours de Bruges

Et qui fait que nos filles

Ont le regard tranquille

Des vieilles villes

Des vieilles villes

Qui fait que nos belles

Ont le cheveu fragile

De nos dentelles

De nos dentelles

Mon Père disait

C'est le vent du Nord

Qui fait craquer la terre

Entre Zeebrugge

Entre Zeebrugge petit

C'est le vent du Nord

Qui a fait craquer la terre

Entre Zeebrugge

Et l'Angleterre

Et Londres n'est plus

Comme avant le déluge

Le point de Bruges

Narguant la mer

Londres n'est plus

Que le faubourg de Bruges

Perdu en mer

Perdu en mer

Mais mon Père disait

C'est le vent du Nord

Qui portera en terre

Mon corps sans âme

Et sans colère

C'est le vent du Nord

Qui portera en terre

Mon corps sans âme

Face à la mer

C'est le vent du Nord

Qui me fera capitaine

D'un brise-lames

Ou d'une baleine

C'est le vent du Nord

Qui me fera capitaine

D'un brise-larmes

Pour ceux que j'aime.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

67. Émile Verhaeren - Londres

Et ce Londres de fonte et de bronze, mon âme,

Où des plaques de fer claquent sous des hangars,

Où des voiles s’en vont sans Notre Dame

Pour étoile, s’en vont là-bas vers les hasards.

Gares de suie et de fumée, où du gaz pleure

Ses spleens d’argent lointain sur des chemins d’éclairs,

Où des bêtes d’ennui baillent à l’heure

Dolente immensément, qui tinte à Westminster.

Et ces quais infinis de lanternes fatales,

Parques dont les fuseaux plongent aux profondeurs,

Et ces marins noyés sous les pétales

Des flots éclaboussés comme une boue en fleur.

Et ces châles et ces gestes de femmes soûles,

Et ces alcools en lettres d’or jusques aux toits,

Et tout à coup la mort parmi ces foules,

Ô mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi !

(Les Soirs, 1888)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

68. Khalil Gibran

Donne-moi la flûte et chante

Car le chant est le secret de l'éternité

Et le gémissement de la flûte demeure quand l'existence n' est plus que néant

As-tu comme moi, loin des châteaux, pris la forêt pour demeure ?

Suivi le cours des ruisseaux,

Escaladé les rochers ?

T'es-tu lavé de parfums

T' es-tu séché de lumière ?

Bu l'aube tel un vin dans des coupes d' éther ?

T' es-tu, comme moi, le soir assis parmi les vignes ?

Contemplant les grappes pendantes pareilles a des lustres d'or ?

Elles sont sources pour l'assoiffé, nourriture pour celui qui a faim

Elles sont ciel, parfum et vin pour celui qui le désire la nuit,

As-tu fait de l'herbe ton lit et du ciel ta couverture ?

Indifférent à ce qui adviendra

Oubliant ce que le passé emporte

Donne-moi la flûte et chante

Oublie les remèdes et les maux

Les hommes sont les lignes d'un livre écrites avec de l'eau

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

69. Alexandre Pouchkine - Eugène Onéguine

« Marchez ! »

Les ennemis s’avancent ;

Pour l’instant, ils ne visent pas.

Leurs pas sont fermes, froids ; silence ;

Ils font les quatre premiers pas,

Marches mortelles, assassines.

Sur sa lancée, là, Onéguine

A entrepris de redresser

Son pistolet, sans se presser.

Voilà cinq pas supplémentaires.

Plissant l’œil gauche, alors, Lenski

Vise à son tour, mais Evguéni

Tire… L’heure a sonné sur terre,

Et le poète, sans un bruit,

Laisse échapper son arme, puis

XXXI

Pose sa main sur son sein gauche

Et tombe. Dans ses yeux brumeux,

Nulle douleur - la mort qui fauche.

Ainsi, d’un haut sommet neigeux

Joue au soleil la masse blanche

Qui glisse et fond en avalanche.

Notre Evguéni, soudain, le sang

Figé, court vers l’adolescent ;

Il le regarde, il le rappelle…

En pure perte – il ne vit plus,

Le jeune aède a disparu.

Souffle un vent noir, la rose frêle

Succombe à l’aube du matin,

La flamme sur l’autel s’éteint !

XXXII

Inerte, il gisait là, et pâle,

Son front plein d’une étrange paix.

Du sein qu’avait troué la balle

Le sang en s’écoulant fumait.

Voilà encore une seconde,

Ce cœur était rempli d’un monde,

Rêvant, aimant et haïssant,

Tremblant de vie, bouillant de sang :

C’est comme une maison déserte,

Vouée au vide pour toujours,

Tout y est calme, triste et lourd.

Volets fermés, vitres couvertes

De craie. La maîtresse est loin.

Où ça ? Dieu sait. Plus trace, rien.

(traduction de André Markowicz)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

70. André Velter - Dépaysement

D’abord mon pays sut un arbre

puis un livre

une révolte

puis une ombre

un amour

un secret

un regard

un désert

mon pays fut un cheval

souffle aride

soleil

désespoir livré avec un goût de sang

mon pays fut dessin d’aveugle

rire de lépreux

offrande

somnolence d’enfant près du stand aux rickshaws

mon pays fut un chant

une nuit blessée

une halte

un arc en ciel dans l’azur le plus clair

mon pays fut comme un sentier jeté au Gange

comme un thé trop fort

comme un don au néant

comme une main coupée

mon pays fut la ligne des neiges

ardoise gravée

turquoise

oubli

mon pays fut

l’envers de mon pays –

mon pays est

un dépaysement.

(L’arbre-seul, editions Gallimard)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

71. Stéphane Mallarmé - Sonnet

O si chère de loin et proche et blanche, si

Délicieusement toi, Mary, que je songe

À quelque baume rare émané par mensonge

Sur aucun bouquetier de cristal obscurci

Le sais-tu, oui ! pour moi voici des ans, voici

Toujours que ton sourire éblouissant prolonge

La même rose avec son bel été qui plonge

Dans autrefois et puis dans le futur aussi.

Mon cœur qui dans les nuits parfois cherche à s’entendre

Ou de quel dernier mot t’appeler le plus tendre

S’exalte en celui rien que chuchoté de sœur

N’était, très grand trésor et tête si petite,

Que tu m’enseignes bien toute une autre douceur

Tout bas par le baiser seul dans tes cheveux dite.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

72. Valérie Rouzeau-Vain - Poème

L’homme qui portait des gants très jolis hier soir

Mieux que cela : d’élégants gants

Cet homme m’a touché tant ses yeux étaient grands

Hier soir il pleuvait interminablement ses yeux bleus

Ses yeux gris ses yeux immenses comme il pleuvait

Sur ses élégants gants en laine de mouton rouge et or vraiment

Quand va-t-il m’apercevoir je me suis demandé parce que

Tant ses yeux étaient grands et moi tout près

À une flaque de la taille d’une soucoupe d’une étoile

Un piano s’envolait d’une fenêtre au-dessus de nos têtes

Un ovni si ça se trouve c’était peut-être la cause

Qu’il ne me voyait pas alors que moi sur le bout des doigts

Averse à la moi là renverse comme des soucoupes

Il avait les yeux grands

Le piano aqueux je l’ai presque inventé par une fenêtre allumée

J’ai pu distinguer le rouge et l’or des gants ailés gants de lui mieux

Sous l’incessante pluie d’hier douce à la volée

Les couleurs de l’oiseau qui renaît de ses cendres

Qui court qui court qui court sur les touches du piano

Juste une flaque à sauter et je pourrais toucher

Au lieu de n’avoir rien que deux yeux pour pleurer

Les doigts en rouge et or je pourrais m’hasarder

À caresser la laine de mouton ah bergère

Ô Tour Eiffel et s’il l’escaladait

N’est-ce pas Guillaume que de là-haut il me verrait

Au bord de la flaque où flamberait la lune ronde

Où je pianoterais aussi bien que la pluie.

(Quand je me deux, Le temps qu’il fait ed.)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

73. Tôge Sankichi - Au poste de soins d’urgence

Vous

qui pleurez mais sans plus d’endroit d’où puissent venir des

larmes,

qui criez mais sans plus de lèvres pour former des mots,

qui cherchez à agripper mais sans plus de peau sur les doigts

pour saisir

vous

inondées de sang d’une sueur huileuse de douleur et de lymphe

vos quatre membres se débattant

gonflés réduits à un fil vos yeux scintillant blancs

seuls les élastiques de vos culottes tenant dans vos ventres

enflés bleuis

même si de l’exposition de vos parties intimes vous voudriez

avoir honte vous n’êtes plus en état,

et qui pourrait croire

qu’un instant plus tôt

vous étiez de jolies lycéennes !

Emergeant des flammes qui étincelaient obscurément

dans Hiroshima brûlée et pourrie

vous qui n’étiez plus vous mêmes

vous sortiez en sautant, en rampant l’une après l’autre

jusqu’à ce terrain en friche

vous ensevelissiez vos têtes dénudées sauf quelques

touffes dans une poussière d’agonie

pourquoi vous faut-il souffrir à ce point

pourquoi vous faut-il souffrir à ce point

pour quelle raison

pour quelle raison

combien désespérées de votre état

combien loin de l’humain

sous quelle apparence vous avez été rejetées

vous ne le savez plus,

simplement

vous pensez

à vos pères mères petits frères petites sœurs tels que ce matin

(est-ce qu’aucun d’eux vous reconnaîtrait maintenant ?)

et aux maisons où vous dormiez vous éveilliez mangiez

(en un instant les fleurs des haies furent arrachées et qui sait

la trace de leurs cendres ?)

pensant pensant

tandis que vous êtes étendues parmi vos semblables qui l’une

après l’autre cessent de bouger

pensant

au temps où vous étiez filles

filles d’humains.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

74. Stéphane Mallarmé - Brise marine

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !

Rien, ni les vieux jardins reflétés pas les yeux

Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe

O nuits ! ni la clarté déserte de la lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture

Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…

Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

75. Marceline Desbordes-Valmore - Les séparés

N'écris pas. Je suis triste, et je voudrais m'éteindre.

Les beaux étés sans toi, c'est la nuit sans flambeau.

J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre,

Et frapper à mon coeur, c'est frapper au tombeau.

N'écris pas !

N'écris pas. N'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.

Ne demande qu'à Dieu... qu'à toi, si je t'aimais !

Au fond de ton absence écouter que tu m'aimes,

C'est entendre le ciel sans y monter jamais.

N'écris pas !

N'écris pas. Je te crains ; j'ai peur de ma mémoire ;

Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent.

Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire.

Une chère écriture est un portrait vivant.

N'écris pas !

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

76. Valérie Rouzeau - Mange-Matin

ce matin la fille de la montagne tient sur ses genoux un accordéon de chauves-

souris blanches

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

alignés en transparence dans un cadre des tubes en verre de toutes les couleurs

de philtres de liqueurs

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

il y a de ces meubles plus lourds que s’ils étaient emplis de sable au fond de la

mer

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

de nos jours songe qu’une expédition se forme pour la capture de l’oiseau

quetzal dont on ne possède plus en vie que quatre exemplaires

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

je commence à voir autour de moi dans la grotte

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

le lit brûle les signaux il ne fait qu’un de tous les bocaux de poissons rouges

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

mais les cabinets d’antique abondent en pierres d’Abraxas

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

un jour un nouveau jour cela me fait penser à un objet que je garde

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

ce matin la fille de la montagne tient sur ses genoux un accordéon de chauves-

souris blanches

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

alignés en transparence dans un cadre des tubes en verre de toutes les couleurs

de philtres de liqueurs

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

il y a de ces meubles plus lourds que s’ils étaient emplis de sable au fond de l

a mer

de nos jours songe qu’une expédition se forme pour la capture de l’oiseau

quetzal dont on ne possède plus en vie que quatre exemplaires

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

je commence à voir autour de moi dans la grotte

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

je commence à voir autour de moi dans la grotte

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

je commence à voir autour de moi dans la grotte

comme c’est joli qu’est-ce que ça rappelle ?

N'écris pas ces doux mots que je n'ose plus lire :

Il semble que ta voix les répand sur mon coeur ;

Que je les vois brûler à travers ton sourire ;

Il semble qu'un baiser les empreint sur mon coeur.

N'écris pas !

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

77. André Breton - Fata Morgana

Du vase en cristal de Bohème

Du vase en chris

Du vase en cris

En vase en

En cristal

Du vase en cristal de Bohème

Bohème

Bohème

En cristal de bohème

Bohème

Bohème

Bohème

Hème hème oui Bohème

Du vase en cristal de bo bo

Du vase en cristal de Bohème

Aux bulle qu’enfant tu soufflais

Tu soufflais

Tu soufflais

Flais

Falis

Tu soufflais

Qu’enfant tu soufflais

Du vase en cristal de Bohème

Aux bulle qu’enfant tu soufflais

Tu soufflais

tu soufflais

oui qu’enfant tu soufflais

c’est là c’est là tout le poème

aube éphé

aube éphé

aube éphémère de reflets

aube éphé

aube éphé

aube éphémère de reflets

André Breton

(Clair de terre)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

78. Allen Ginsberg - América

Amérique je t'ai tout donné et maintenant je ne suis rien.

Amérique deux dollars vingt-sept cents le 17 janvier 1956.

Je ne puis m'appuyer sur ma propre raison.

Amérique quand cesserons-nous la guerre des hommes ?

Va te faire foutre avec ta bombe atomique.

Je ne me sens pas bien ne m'embête pas.

Je ne vais pas écrire mon poème avant d'avoir toute ma raison.

Amérique quand seras-tu un ange ?

Quand vas-tu te déshabiller ?

Quand te regarderas-tu à travers la tombe ?

Quand seras-tu digne de ton million de Trotzkystes ?

Amérique pourquoi tes bibliothèques sont-elles pleines de larmes ?

Amérique enverras-tu tes œufs aux Indes ?

Je suis dégoûté de tes folles exigences.

Quand pourrai-je aller au supermarché m'acheter ce qu'il faut, en

payant avec mes beaux yeux ?

Amérique après tout c'est toi et moi qui sommes parfaits et non

pas l'autre monde.

Ta machinerie est trop forte pour moi.

Tu m'as donné le désir d'être un saint.

I1 doit y avoir un autre moyen de trancher cette dispute.

Burroughs est à Tanger je ne crois pas qu'il revienne c'est sinistre.

Es-tu sinistre ou est-ce une forme de farce ?

J'essaie d'aborder le sujet.

Je refuse d'abandonner mon obsession. |

Amérique cesse de me bousculer je sais ce que je fais.

Amérique les fleurs de prunier tombent.

Je n'ai pas lu de journaux depuis des mois, tous les jours

quelqu'un se fait juger pour meurtre.

Amérique j'éprouve du sentiment pour les Wobblies.

Amérique j'étais communiste quand j'étais gosse je ne le

regrette : pas.

Je fume de la marihuana chaque fois que je peux.

Je reste assis à la maison jour après jour et contemple

les roses dans le placard.

Quand je vais à Chinatown je me soûle et jamais je ne baise.

J'ai idée qu'il va y avoir du grabuge.

Tu aurais dû me voir lire Marx.

Mon psychanalyste pense que je vais à merveille.

Je ne dirai pas la prière du Seigneur.

J'ai des visions mystiques et des vibrations cosmiques.

Amérique je ne t'ai toujours pas dit ce que tu as fait

a Oncle Max après son arrivée de Russie.

Je m'adresse à toi.

Est-ce que tu vas laisser Time Magazine régir ta vie

émotive ?

Je suis obsédé par Time Magazine.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

Je le lis toutes les semaines.

Sa couverture me fixe chaque fois que je me faufile

devant la : confisserie du coin. ~

Je le lis au sous-sol de la Bibliothèque Publique de Berkeley.

I1 me parle toujours de responsabilité. Les hommes

d'affaires sont sérieux. Les producteurs de cinéma

sont sérieux. Tout le monde est sérieux sauf moi.

L'idée me vient que je suis l'Amérique.

Je me parle à moi-même de nouveau.

L'Asie se lève contre moi.

Je n'ai pas l'ombre d'une chance.

Je ferais mieux de tenir compte de mes ressources nationales.

Mes ressources nationales consistent en deux joints de

marihuana des millions de parties génitales une

littérature secrète impubliable qui fait 1400 miles à l'heure

et vingt-cinq mille hôpitaux psychiatriques.

Je ne dis rien de mes prisons ni des millions de nécessiteux

qui vivent dans mes pots de fleurs à la lumière de

cinq cents soleils.

J'ai aboli les bordels de France, Tanger va suivre.

Mon ambition est d'être Président bien que je sois catholique.

Amérique comment puis-je écrire une sainte litanie

dans ta sotte humeur ?

Je continuerai comme Henry Ford mes strophes

sont aussi personnelles que ses automobiles bien

plus elles sont toutes de sexe différent.

Amérique je vais te vendre des strophes à 2500 dollars

pièce 500 dollars comptant pour ta vieille strophe

Amérique libère Tom Mooney

Amérique sauve les Loyalistes espagnols

Amérique Sacco et Vanzetti ne doivent pas mourir

Amérique je suis les gars de Scottsboro.

Amérique à sept ans maman m'amenait aux réunions de

la cellule communiste on nous vendait des pois chiches

une poignée par ticket un ticket coûte cinq cents et

les discours étaient pour rien tout le monde était un ange

et plein de sentiment pour les ouvriers tout était si

sincère tu n'as pas idée comme le parti était bien en

1835 Scott Nearing était un superbe vieillard un vrai

mensch Mother Bloor me fit pleurer une fois j'ai vu

clairement Israël Amter. Chacun devait être un espion.

Amérique tu ne veux pas vraiment faire la guerre.

Amérique c'est ces bandits de Russes.

Ces Russes ces Russes et ces Chinois. Et ces Russes.

La Russie e' veut nous manger vivants. La Russie elle

est folle de puissance. Elle veut nous arracher nos

voitures de nos garages.

E' veut mettre la main sur Chicago. Elle a besoin un

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

Readers' Digest rouge. E' veut nos usines d'autos en

Sibérie. Sa grande bureaucratie exploiter nos postes

d'essence.

Ça pas bon. Fi. Elle apprendre à lire aux Indiens.

Elle besoin grands nègres noirs. Ah. Elle nous faire

travailler seize heures par jour. Au secours.

Amérique ceci est fort sérieux.

Amérique ceci est l'impression que me fait l'appareil

de télévision.

Amérique est-ce juste ?

Je ferais mieux de me mettre au travail tout de suite.

C'est vrai je ne veux pas m'engager dans l'armée ni

actionner les tours dans les usines pour pièces de

précision, je suis myope et psychopathe de toute façon

Amérique j'attelle mon épaule de pédé à la roue.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

79. Stéphane Mallarmé - Le vierge, le vivace…

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ?

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui

Magnifique mais qui sans espoir se délivre

Pour n’avoir pas chanté la région où vivre

Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui

Tout son vol secouera cette blanche agonie

Par l’espace infligé à l’oiseau qui le nie,

Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,

Il s’immobilise au songe froid de mépris

Que vêt parmi l’exil inutile le cygne.

(Poésies 1887)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

80. Charles Baudelaire - La vie antérieure

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques

Que les soleils marins teignaient de mille feux,

Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,

Mêlaient d'une façon solennelle et mystique

Les tout-puissants accords de leur riche musique

Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,

Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs

Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

Et dont l'unique soin était d'approfondir

Le secret douloureux qui me faisait languir.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

81. Clément Marot à Pierre Marrel,

le remerciant d’un couteau

Ton vieux couteau, Pierre Martel, rouillé

Semble ton vit, jà retrait et mouillé ;

Et le fourreau tant laid où tu l’engaines,

C’est que toujours as aimé vieilles gaines.

Quant à la corde à quoi il est lié,

C’est qu’attaché seras et marié.

Au monde aussi de cornes connaît-on

Que tu seras cornu comme un mouton.

Voilà le sens, voilà la prophétie

De ton couteau dont je te remercie.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

82. Karel Logist - Janvier ardent janvier indien

Une motarde rousse et pulpeuse

arrêtée au premier feu rouge de la côte.

Ses jambes nues épousent

les flancs d’une moto mythique.

A sa hauteur, précisément à un bras d’elle,

lorgnant ses cuisses sans vergogne

un conducteur de corbillard la klaxonne du regard.

Il caresse la distance exacte qui les sépare.

La chanson de Gainsbourg se pose entre elle et lui

résonne entre lui et elle

(qui ne reconnaît personne en Harley Davidson.)

Elle aperçoit cet homme en costume de deuil,

le toise mais lui sourit

puis redémarre en trombe,

trompant allègrement la mort et son cortège

avec une vie dangereuse.

(Janvier torride)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

83. Henry Levey - République Argentine — La Plata

À Ruben Dario

Ni les attraits des plus aimables Argentines,

Ni les courses à cheval dans la pampa,

N’ont le pouvoir de distraire de son spleen

Le Consul général de France à la Plata !

On raconte tout bas l’histoire du pauvre homme :

Sa vie fut traversée d’un fatal amour,

Et il prit la funeste manie de l’opium ;

Il occupait alors le poste à Singapoore...

- Il aime à galoper par nos plaines amères,

Il jalouse la vie sauvage du gaucho,

Puis il retourne vers son palais consulaire,

Et sa tristesse le drape comme un poncho...

Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûr,

Que Lolita Valdez le regarde en souriant,

Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure

Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient...

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

84. Alfred de Musset - Namouna

I

Eh bien! en vérité, les sots auront beau dire,

Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire.

Si c'est un passe-temps pour se désennuyer,

Il vaut bien la bouillotte; et, si c'est un métier,

Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire

Que fille entretenue, avocat ou portier.

II

J'aime surtout les vers, cette langue immortelle.

C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas;

Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle

Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas,

Qu'elle nous vient de Dieu, - qu'elle est limpide et belle,

Que le monde l'entend, et ne la parle pas.

III

Eh bien! sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse

Mettre votre scalpel dans un couteau de bois;

Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits,

Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse,

Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse,

Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix;

IV

Sachez-le, - c'est le coeur qui parle et qui soupire

Lorsque la main écrit, - c'est le coeur qui se fond;

C'est le coeur qui s'étend, se découvre et respire

Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont.

Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire,

A dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font!

V

Qu'importe leur valeur? La muse est toujours belle,

Même pour l'insensé, même pour l'impuissant;

Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle.

Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile;

Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant

Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend.

VI

Allez, - exercez-vous, - débrouillez la quenouille,

Essoufflez-vous à faire un boeuf d'une grenouille.

Avant de lire un livre, et de dire: "J'y crois!"

Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts;

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille,

Pour savoir si son Christ est monté sur la croix.

VII

Eh! depuis quand un livre est-il donc autre chose

Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant;

Un oiseau qui gazouille et s'envole; - une rose

Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant; -

Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause,

Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant?

VIII

Aujourd'hui, par exemple, il plaît à ma cervelle

De rimer en sixains le conte que voici.

Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle?

Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi?

"Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle."

Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci?

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

85. Kiki Dimoula - Desseins animés

C’est sûr, dans la ronde sans fin

de l’offre et de la demande

tu as dû m’emprunter quelques sentiments.

C’est sûr, toutes ces années de tabagie, un jour,

tu as dû être à court de tabac.

Si maintenant tu pouvais en échange

pour deux-trois jours me prêter un amour.

On m’invite à une comédie circulaire

et l’invitation précise bien

tenue opaque – il ne faut pas

que transparaisse l’insupportable.

Je te le rendrai intact.

Même si je me soûle, si je me salis,

ne crains rien, l’éternel sur l’amour

ne laisse jamais de tâches.

Ne serait-ce qu’un ou deux jours. Je veux y aller

dans de beaux habits d’emprunt

craie ostensiblement cassante

orgueilleusement pendue

au bras de l’éponge qui m’accompagne.

Ne serait-ce qu’un jour.

Non, pas celui-là, je n’en veux pas, non

pas l’amour charitable que reprend

ta main dès qu’elle retombe dans la mienne.

C’est l’autre que je veux, l’autre

la passion folle que tu éprouves pour quelqu’un

toi encore et tu le supplies

de te prêter son amour

ne serait-ce que deux-trois jours non pas celui-là,

non pas l’amour charitable que reprend

sa main dès qu’elle retombe dans la tienne,

mais l’autre que tu demandes l’autre.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

86. Jean-Pierre Verheggen - Portrait de l’artiste en très grosse Môme Piaf

Me foutant de monde dentier !

De mon bridge déclassé ! De mon râtelier et de tous les roitelets avec qui j’ai, ou non, couché !

De ma p’tite gueule d’amour sur le r’tour ou de m’entendre susurrer : « Allez ! Venez mi-

lourd… » (Encore que mi-lourd, ce soit un peu court, un peu sous-estimé : j’ai pesé mon double

quintal passé !)

Mais je me fous du passé !

Sauf quand j’essuie les vers, au fond du café, et que je n’ai pas trop à faire pour pouvoir rêver à

ma grand’mère Zoé, une flamande, qui vendait de la viande équine - et donc piaffante !- en

France, et qui faisait, boudine, 1 mètre 50 sur presque 140 kilos, sur la balance !

Une flamande d’Ypres, ce pourquoi, - c’est logique ! – mon grand’père est mort d’ypérite,

durant la guerre 14-18. La suite ? Il était cavalier. Il avait des manières fort peu cavalières, mon

grand-père. Il était mince, il était beau. Il sentait bon le crottin chaud. Il lui léchait,

permissionnaire, sa sous-ventrière. Il était son léchionnaire !

Et puis, un jour d’enfer, de gaz moutarde et de misère, il y eut du soleil sur son front qui mit,

dans ses cheveux blonds, en lumière, de noirs bataillons de larves carnassières, comme dans La

charogne, de Charles Baudelaire !

Adieu, Grand’Père ! Adieu !

Je t’aimais bien, toussé !

(Ridiculum vitae)

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

87. Zéno Bianu - Scantate

je ne sais d’où je viens

je ne sais où je vais

j’avance au beau milieu

de la vie de la mort

comme un danseur de vide

cherchant le sang des choses

j’écris contre le bruit

de la douleur du monde

j’avance au beau milieu

de la vie de la mort

je ne sais où j’ai vu

cette pluie d’insomnie

j’écris contre le bruit

de la douleur du monde

encore un souffle d’or

dans la course au soleil

je ne sais où j’ai vu

cette pluie d’insomnie

je mets ma vie en jeu

je mets ma nuit en feu

encore un souffle d’or

dans la course au soleil

un grand vent étoilé

qui secoue les vertèbres

je mets ma vie en jeu

je mets ma nuit en feu

réclamant sans répit

ce qui laisse sans voix

un grand vent étoilé

qui secoue les vertèbres

je le reconnais bien

c’est l’infini parlant

(Le désespoir n’existe pas, Gallimard)

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

88. Aimé Césaire - Cahier d’un retour au pays natal (extrait)

Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cent

chameaux ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni

Mahdis, ni guerriers. Nous ne sentons pas sous l’aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent

jadis la lance. Et puisque j’ai juré de ne rien celer de notre histoire, je veux avouer que nous

fûmes de tout temps d’assez piètres laveurs de vaisselle, des cireurs de chaussures sans

envergure, mettons les choses au mieux, d’assez consciencieux sorciers et le seul indiscutable

record que nous ayons battu est celui d’endurance à la chicotte...

Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes; que les pulsations

de l’humanité s’arrêtent aux portes de la nègrerie; que nous sommes un fumier ambulant

hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer

rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de

drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme,

tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes.

Nous vomissure de négrier

Nous vénerie des Calebars

quoi? Se boucher les oreilles?

Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume humée!

Pardon tourbillon partenaire!

J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants,

le bruit d’un qu’on jette à la mer... les abois d’une femme en gésine… des raclement d’ongles

cherchant des gorges... des ricanements de fouet... des farfouillis de vermine parmi des

lassitudes...

Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée.

Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C’était écrit dans la forme de leur bassin

ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole

ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité

ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel

mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre

gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte

davantage la terre

silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre

ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour

ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’oeil mort de la terre

ma négritude n’est ni une tour ni un cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol

elle plonge dans la chair ardente du ciel

elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat royal!

Tiède petit matin de vertus ancestrales

Eia pour la joie

Eia pour l’amour

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées.

Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile

que je n’entende ni les rires ni les cris, les yeux fixés

sur cette ville que je prophétise, belle,

donnez-moi la foi du sauvage du sorcier

donnez à mes mains puissance de modeler

donner à mon âme la trempe de m’épée

je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue

et de moi-même mon coeur, ne faites ni un père, ni un frère,

ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,

ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple.

Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie

comme le poing à l’allongée du bras!

Faites-moi commissaire de son ressentiment

faites-moi dépositaire de son sang

faites de moi un homme de terminaison

faites de moi un homme d’initiation

faites de moi un homme de recueillement

mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

89. François Villon - Testament

Freres humains qui apres nous vivez,

N'ayez les cuers contre nous endurcis,

Car, se pitie de nous povres avez,

Dieux en aura plus tost de vous mercis.

Vous nous voiez cy attaches, cinq, six:

Quant de la chair, que trop avons nourrie,

Elle est pieca devoree et pourrie,

Et nous, les os, devenons cendre et pouldre.

De nostre mal personne ne s'en rie;

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

Se freres vous clamons, pas n'en devez

Avoir desdaing, quoy que fusmes occis

Par justice. Toutefois, vous scavez

Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis;

Excusez nous, puis que sommes transsis,

Envers le fils de la Vierge Marie,

Que sa grace ne soit pour nous tarie,

Nous preservant de l'infernale fouldre.

Nous sommes mors, ame ne nous harie;

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

La pluye nous a debues et lavez,

Et le soleil dessechiez et noircis;

Pies, corbeaulx, nous ont les yeux caves,

Et arrachie la barbe et les sourcis.

Jamais nul temps nous ne sommes assis;

Puis ce, puis la, comme le vent varie,

A son plaisir sans cesser nous charie,

Plus becquetez d'oiseaulx que dez a couldre.

Ne soiez sonc de nostre confrairie;

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre!

Prince Jhesus, qui sur tous a maistrie,

Garde qu'enfer n'ait de nous seigneurie:

A luy n'ayons que faire ne que souldre.

Hommes, ici n'a point de mocquerie;

Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

90. Saint-John Perse - Amer

Et ce fut au couchant, dans les premiers frissons du soir encombré de viscères,

quand, sur les temples frettés d’or et dans les Colisées de vieille fonte ébréchés de lumière,

l’esprit sacré s’éveille aux nids d’effraies, parmi l’animation soudaine de l’ample flore

pariétale.

Et comme nous courions à la promesse de nos songes, sur un très haut versant

de terre rouge chargée d’offrandes et d’aumaille, et comme nous foulions la terre rouge du

sacrifice, parée de pampres et d’épices, tel un front de bélier sous les crépines d’or et sous les

ganses, nous avons vu monter au loin cette autre face de nos songes : la chose sainte à son

étiage, la Mer, étrange, là, et qui veillait sa veille d’Etrangère — inconciliable, et singulière, et

à jamais inappariée — la Mer errante prise au piège de son aberration.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

91. Leslie Kaplan - Louise elle est folle

est ce que Dieu est d’origine

française ?

Dieu ? d’origine française ?

je ne le pense pas

je n’ai pas entendu ça

alors Dieu est d’origine

étrangère

d’origine étrangère ? Dieu ?

Dieu n’a pas d’origine

comment ça ? comment ça ?

Dieu n’a pas d’origine ?

Il a tout ce qu’il veut, Dieu

ce qu’Il veut

ou ce qu’Il préfère ?

ce qu’Il veut

et ce qu’Il préfère

Dieu préfère les siens

c’est qui ?

qui quoi ?

les siens

de Dieu

Dieu reconnaîtra les siens

Il reconnaît

ou Il préfère ?

Il reconnaît

et il préfère

mais comment on sait ?

Dieu envoie des signes

des signes ? des signes ?

Dieu n’envoie pas de signes

c’est des superstitions

Dieu envoie des rêves

des rêves ? des rêves ?

tout le monde peut rêver

justement

tout le monde peut rêver

les hommes naissent et

demeurent

libres et égaux en droit

pourquoi tu cries

je ne crie pas

tu cries….

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94. Valère Novarina - Le repas

Pensées et proverbes.

« Tel se déroule lundi, mardi s'avoue qu'il est roulé. » A pensé. «Tel qui samedi donne soif au

rat, dimanche se tarit. » y pensera. « Qui va son train ravale son chemin. » J'y ai pensé. « A la

mort, et encore! tout le monde tombe d'accord. » « Selon que tu seras douanier ou misérable, tu

ne sauteras pas par- dessus la même barrière que celle franchie le jour d'avant par le fils du

contrebandier précédent. » « Sauf le mètre étalon, personne ne se mesure à l'aune de lui-même.

» « Un oiseau sur un chardon ne font au fond qu'un fardeau bien léger. » « Chagrin d'amour en

cœur balourd, pèse bien lourd. » « Le vrai vide est le plein. Mais qui n'en sait rien, croit que le

vide est pire que le plein. » « Qui vit longtemps, femme remue. » «Le chien qui hurle à la mort

n'est pas toujours celui qui t'a mordu. » « Oui mais toujours l'amour sera la roue de secours

motrice de l'homme. » « Qui aujourd'hui caresse l'acier, passera demain la plupart de son beurre

dans le coton. » « Le lévrier du matin mange le passereau au bord du ruisseau. » « A train qui

passe moindre danger que le derrière de qui traverse. »

« L'homme est cause de soi. » « Dans votre farine, tous les pierrots sont de même combine. » «

Ciel pommelé, femmes fardées, ne sont point de longue durée. » « Je ne suis pas fils du

mensonge dont on fait la soupe. » « Ecoute Vainqueur: oublie pas que la Nature fut ta Mère et

pas ta Sœur! »

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95. Georges Bataille - Je mets mon vit

Je mets mon vit contre ta joue

le bout frôle ton oreille

lèche mes bourses lentement

ta langue est douce comme l'eau

Ta langue est crue comme une bouchère

elle est rouge comme un gigot

sa pointe est un coucou criant,

mon vit sanglote de salive

Ton derrière est ma déesse

il s'ouvre comme ta bouche

je l'adore comme le ciel

je le vénère comme un feu

Je bois dans ta déchirure

j'étale tes jambes nues

je les ouvre comme un livre

où je lis ce qui me tue.

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96. Yves Bonnefoy - De la poésie

Instant qui veut durer mais sans savoir

Tirer éternité des branches basses

Qui protège la table où clairs et ombres

Joue, sur ma page blanche de ce matin.

Autour de ces deux arbres d’abord l’herbe,

Puis la maison, puis le temps, puis demain

Pour ouvrir à l’oubli, qui déjà dissipe

Ces fruits d’hier tombés près de la table.

Là-bas est loin. Toutefois, c’est surtout

Ici et maintenant qui sont inaccessibles,

Plus simple est de rentrer dans l’avenir

Avec, pour tout à l’heure, quelque peu

De ce fruit mûr, par la grâce duquel

Du bleu se prend au vert dans la nuit de l’herbe.

(Raturer outre Galilée ed.)

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97. Sophie Loizeau - Environs du bouc

je puise mes mains du compost où

l’esprit es-tu là remue je n’y croyais guère sauf

les nuits seule en sacrifice si belle inutile à caresser mon ventre

onctueux à y verser l’amant tout nu pour qu’il

y fasse selon minette/risette/ripaille son nid de dépit

je permis au maître de céans de se rincer l’œil

derrière la tenture et lui vivement de fourrager dans ce qu’il a

pileux par force et rugissant avec en cerise à la manière

inattendue du diable de la boîte sa bite

(Environs du bouc, Compact ed.)

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98. Fernando Pessoa - Ode maritime

(extrait)

Je prends congé de cette heure dans le corps de cet autre navire

Qui est sur le point de sortir. C'est un stramp-steamer anglais

Trés sale, comme un navire français,

Avec son air sympathique de prolétaire des mers,

Sans doute annoncé hier en dernière page des gazettes.

Il m'attendrit, pauvre vapeur qui s'en va si humble et si naturel,

Il a l'air d'avoir des scrupules à faire je ne sais quoi, comme un brave homme Accomplissant

quelque devoir.

Le voici qui s'éloigne de l'endroit en face du quai où je suis.

Le voici qui avance tranquillement par où passaient les vaisseaux

D'autrefois, d'autrefois...

Vers Cardiff ? Vers Liverpool ? Vers Londres ? Aucune importance.

Il a fait son devoir. Nous aussi, faisons donc le nôtre. Belle vie !

Bon voyage ! Bon voyage !

Bon voyage, mon pauvre ami occasionnel qui me fit la grâce

D'emporter avec toi la fièvre et la tristesse de mes songes ;

Et de me restituer à la vie pour te regarder et te voir passer.

Bon voyage ! Bon voyage ! C'est la vie...

Quel aplomb si naturel et inévitablement matinal

Dans ta sortie du port de Lisbonne, aujourd'hui !

Je t'en garde une curieuse et reconnaissante tendresse...

Pourquoi, au fait ? Est-ce que je sais !... Va... Passe...

Avec un léger frémissement

(Tut.t..t...t)

Le volant au fond de moi s'arrête.

Passe, lent vapeur, passe et ne reste pas...

Passe loin de moi, loin de ma vue,

Va-t-en du dedans de mon cœur,

Perds-toi au Large, au Large, brume de dieu,

Perds-toi, suis ton destin, et laisse-moi...

Et moi, qui suis-je, pour pleurer et interroger ?

Qui suis-je pour te parler et t'aimer ?

Qui suis-je, pour que te voir me trouble ?

Va-t-en du quai, le soleil croît, il se lève, or,

Luisent les toits des bâtiments du quai,

Tout ce côté-ci de la ville brille...

Pars, laisse-moi, et deviens

D'abord ce navire au milieu du fleuve, visible et net,

Puis ce navire cheminant vers la barre, petit et noir,

Puis, vague point à l'horizon (ô mon angoisse !)

Point de plus en plus vague à l'horizon...,

Puis rien, sinon moi et ma tristesse,

Et la grande ville maintenant pleine de soleil

Et l'heure réelle et nue comme un quai sans navires,

Et la lente rotation de la grue, comme un compas qui tourne,

Traçant un demi-cercle de je ne sais quelle émotion

Dans le silence troublé de mon âme...

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99. Victor Hugo - Les tuileries

Nous sommes deux drôles

Aux larges épaules

De joyeux bandits

Sachant rire et battre

Mangeant comme quatre

Buvant comme dix

Quand vidant des litres

Nous cognons aux vitres

De l'estaminet

Le bourgeois difforme

Tremble en uniforme

Sous son gros bonnet

Nous vivons en somme

On est honnête homme

On n'est pas mouchard

On va le dimanche

Avec Lise ou Blanche

Dîner chez Richard

Nous vivons sans gîte

Goulûment et vite

Comme le moineau

Haussant nos caprices

Jusqu'aux cantatrices

De chez Bobino

La vie est diverse

Nous bravons l'averse

Qui mouille nos peaux

Toujours en ribote

Ayant peu de potes

Et point de chapeau

Nous avons l'ivresse

L'amour, la jeunesse

L'éclair dans les yeux

Des poings effroyables

Nous sommes des diables

Nous sommes des dieux.

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100. Charles Peguy - Présentation de la Beauce

Étoile de la mer voici la lourde nef

Où nous ramons tout nus sous vos commandements;

Voici notre détresse et nos désarmements;

Voici le quai du Louvre, et l'écluse, et le bief.

[...]

Étoile de la mer voici la lourde nappe

Et la profonde houle et l'océan des blés

Et la mouvante écume et nos degrés comblés,

Voici votre regard sur cette immense chape.

Étoile du matin, inaccessible reine,

Voici que nous marchons vers votre illustre cour,

Et voici le plateau de notre pauvre amour,

Et voici l'océan de notre immense peine.

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre

Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.

Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux

Un reposoir sans fin pour l'âme solitaire.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

101. François Villon - Je meurs de soif auprès de la fontaine

Je meurs de seuf auprès de la fontaine,

Chaud comme feu, et tremble dent à dent;

En mon pays suis en terre lointaine;

Lez un brasier frissonne tout ardent;

Nu comme un ver, vêtu en président,

Je ris en pleurs et attends sans espoir;

Confort reprends en triste désespoir;

Je m'éjouis et n'ai plaisir aucun;

Puissant je suis sans force et sans pouvoir,

Bien recueilli, débouté de chacun.

Rien ne m'est sûr que la chose incertaine;

Obscur fors ce qui est tout évident;

Doute ne fais fors en chose certaine;

Scïence tiens à soudain accident;

Je gagne tout et demeure perdant;

Au point du jour dis: « Dieu vous doint bon soir!»

Gisant envers, j'ai grand paour de choir;

J'ai bien de quoi et si n'en ai pas un;

Échoite attends et d'homme ne suis hoir,

Bien recueilli, débouté de chacun.

De rien n'ai soin, si mets toute m'ataine

D'acquérir biens et n'y suis prétendant;

Qui mieux me dit, c'est cil qui plus m'ataine,

Et qui plus vrai, lors plus me va bourdant;

Mon ami est qui me fait entendant

D'un cygne blanc que c'est un corbeau noir;

Et qui me nuit, crois qu'il m'aide à pourvoir;

Bourde, verté, aujourd'hui m'est tout un;

Je retiens tout, rien ne sais concevoir,

Bien recueilli, debouté de chacun.

Prince clément, or vous plaise savoir

Que j'entends mout et n'ai sens ne savoir:

Partial suis, à toutes lois commun.

Que sais-je plus ? Quoi ! Les gages ravoir,

Bien recueilli, débouté de chacun.

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

102. Paul Verlaine - Prison

Le ciel est par-dessus le toit

Si bleu si calme

Un arbre par-dessus le toit

Berce sa palme

La cloche dans le ciel qu’on voit

Doucement tinte

Un oiseau sur l’arbre qu’on voit

Chante sa plainte

Mon dieu, mon dieu la vie est là

Simple et tranquille

Cette paisible rumeur -là

Vient de la ville

Qu’as-tu fait ô toi que voilà

Pleurant sans cesse

Dis, qu’as-tu fait toi que voilà

De ta jeunesse ?

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

103. Marina Tsvétaïva - Le poète

Il commence de loin son discours, le poète

Il l’emmène loin, son discours, le poète.

Planètes, marques, chemins détournés,

Ravins de paraboles… Entre oui et non.

Et même jeté du haut d’un clocher,

Il fera un détour… Car sa voie de poète

Est celle des comètes. Rompus les liens

D’effets, de causes – telle sont ses mailles.

Le front dressé – aucun espoir ! Les éclipses

Des poètes ne sont pas dans les calendriers.

Il est celui qui brouille les cartes,

Mélange les poids, mêle les chiffres,

Il interroge le maître, lui – le disciple,

Et il bat Kant à plates coutures,

Dans le cercueil de la Bastille

Il s’épanouit : toute la splendeur

D’un arbre en fleurs… Il est celui

Dont on a tous perdu la trace,

Le train toujours manqué

- Car sa voie de poète –

Est celle des comètes : pour chauffer

Il consume, pour pousser – il déchire !

Explosion, effraction – la route

Une courbe échevelée…

mais pas dans les calendriers !

(traduction demandée à Zeno)

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[Texte]

Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

104. Denis Diderot - Le neveu de Rameau (extrait)

MOI. ― Mais j’ai peur que vous ne deveniez jamais riche.

LUI. ― Moi, j’en ai le soupçon.

MOI. ― Mais s’il en arrivait autrement, que feriez-vous ?

LUI. ― Je ferais comme tous les gueux revêtus ; je serais le plus insolent maroufle qu’on eût

encore vu. C’est alors que je me rappellerais tout ce qu’ils m’ont fait souffrir ; et je leur rendrais

bien les avanies qu’ils m’ont faites. J’aime à commander, et je commanderai. J’aime qu’on me

loue et l’on me louera. J’aurai à mes gages toute la troupe villemorienne, et je leur dirai, comme

on me l’a dit, " Allons, faquins, qu’on m’amuse ", et l’on m’amusera ; " qu’on me déchire les

honnêtes gens ", et on les déchirera, si l’on en trouve encore ; et puis nous aurons des filles, nous

nous tutoierons, quand nous serons ivres, nous nous enivrerons ; nous ferons des contes ; nous

aurons toutes sortes de travers et de vices. Cela sera délicieux. Nous prouverons que de Voltaire

est sans génie ; que Buffon toujours guindé sur des échasses, n’est qu’un déclamateur ampoulé ;

que Montesquieu n’est qu’un bel esprit ; nous reléguerons d’Alembert dans ses mathématiques,

nous en donnerons sur dos et ventre à tous ces petits Catons, comme vous, qui nous méprisent

par envie ; dont la modestie est le manteau de l’orgueil, et dont la sobriété la loi du besoin. Et de

la musique ? C’est alors que nous en ferons.

MOI. ― Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois combien c’est grand dommage

que vous soyez gueux. Vous vivriez là d’une manière bien honorable pour l’espèce humaine,

bien utile à vos concitoyens ; bien glorieuse pour vous.

LUI. ― Mais je crois que vous vous moquez de moi ; monsieur le philosophe, vous ne savez pas

à qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la

plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-

mêmes ou ne sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie

que je mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous

croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un

certain tour d’esprit romanesque que nous n’avons pas ; une âme singulière, un goût particulier.

Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu ; vous l’appelez philosophie. Mais la vertu, la

philosophie sont-elles faites pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui peut. Imaginez

l’univers sage et philosophe ; convenez qu’il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie ;

vive la sagesse de Salomon : Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies

femmes ; se reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n’est que vanité.

MOI. ― Quoi, défendre sa patrie ?

LUI. ― Vanité. Il n’y a plus de patrie. Je ne vois d’un pôle à l’autre que des tyrans et des

esclaves.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

105. Emile Nelligan - Caprice blanc

L’hiver, de son pinceau givré, barbouille aux vitres

Des pastels de jardins de roses en glaçons.

Le froid pique de vif et relègue aux maisons

Milady, canaris et les jockos bélîtres.

Mais la petite Miss berline s’en va,

Dans son vitchoura blanc, une ombre de fourrures,

Bravant l’intempérie et les âcres froidures,

Et plus d’un, à la voir cheminer, la rêva.

Ses deux chevaux sont blancs et sa voiture aussi,

Menés de front par un cockney, flegme sur siège.

Leurs sabots font des trous ronds et creux dans la neige ;

Tout le ciel s’enfarine en un soir obscurci.

Elle a passé, Tournant sa prunelle câline

Vers moi. Pour compléter alors l’immaculé

De ce décor en blanc, bouquet dissimulé,

Je lui jetai mon coeur au fond de sa berline.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

106. Charles Baudelaire - L’élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par delà le soleil, par delà les éthers,

Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,

Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l'air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse

S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes !

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

107. Bobby Lapointe - Framboise !

Elle s’appelait Françoise,

Mais on l’appelait Framboise !

Une idée de l’adjudant

Qu’en avait très peu, pourtant,

(des idées)…

Elle nous servait à boire

Dans un bled du Maine et Loire ;

Mais c’n’était pas Madelon…

Elle avait un autre nom,

Et puis d’abord pas question

De lui prendre le menton…

D’ailleurs elle était d’Antib’s !

Quelle avanie !

Avanie et framboise

Son les mamelles du Destin !

Pour sûr elle était d’Antibes !

C’est plus près qu’les Caraîbes,

C’est plus près que Caracas.

Est-c’ plus loin que Pézenas ?

Je n’sais pas :

Et tout en étant Française,

L’était tout d’même Antibaise :

Et bien qu’elle soit Française,

Et malgré ses yeux de braise,

Ca n’me mettait pas à l’aise

De la savoir Antibaise,

Moi qui serais plutôt pour…

Quelle avanie …

Avanie et framboise

Sont les mamelles du Destin !

Elle avait peu d’avantages :

Et pour en avoir davantage,

Elle s’en fit rajouter

A l’institut de beauté

(ah-Ahah !)

On peut dans le Maine et Loire,

S’offrir des beaux seins en

poire…

L’y a un Institut d’Angers

Qui opère sans danger :

Des plus jeunes au plus âgées,

On peut presque tout changer,

Excepté ce qu’on n’peut pas…

Quelle avanie…

Avanie et framboise

Sont les mamelles du Destin !

« Davantage d’avantages

Avantagent davantage »

Lui dis-je, quand elle revint

Avec ses seins angevins…

(Deux fois dix !)

« Permets donc que je lutine

Cette poitrine angevine… »

Mais elle m’a échappé,

Et j’n’ai pas couru après

Je n’voulais pas attraper

Une angevine de poitrine !

Moralité :

Avanie et mamelles

Sont les framboise du Destin !

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

108. Eric Cassart

Aller au Louvres

Regarder la Joconde

S’asseoir

Fermer les yeux

Regarder à nouveau

Conserver

Partir

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

109. Michel Houellebeck

Quand disparaît le sens des choses

Au milieu de l’après midi

Dans la douceur d’un samedi

Quand on est cloué par l’artrose

La disparition des traverses

Au milieu de la voie ferrée

Se produit juste avant l’averse.

Les souvenirs sont déterrés.

Je pense à mon signal d’appel

Oublié au bord de l’étang

Je me souviens du monde réel

Où j’ai vécu il y a longtemps

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

110. La fille de Londres

Un rat est venu dans ma chambre

Il a rongé la souricière

Il a arrêté la pendule

Et renversé le pot à bière

Je l'ai pris entre mes bras blancs

Il était chaud comme un enfant

Je l'ai bercé bien tendrement

Et je lui chantais doucement :

Dors mon rat, mon flic, dors mon vieux bobby

Ne siffle pas sur les quais endormis

Quand je tiendrai la main de mon chéri

Un Chinois est sorti de l'ombre

Un Chinois a regardé Londres

Sa casquette était de marine

Ornée d'une ancre coraline

Devant la porte de Charly

A Penny Fields, j'lui ai souri,

Dans le silence de la nuit

En chuchotant je lui ai dit :

Je voudrais je voudrais je n'sais trop quoi

Je voudrais ne plus entendre ma voix

J'ai peur j'ai peur de toi j'ai peur de moi

Sur son maillot de laine bleue

On pouvait lire en lettres rondes

Le nom d'une vieille "Compagnie"

Qui, paraît-il, fait l'tour du monde

Nous sommes entrés chez Charly

A Penny Fields, loin des soucis,

Et j'ai dansé toute la nuit

Avec mon Chin'toc ébloui

Et chez Charly, il faisait jour et chaud

Tess jouait "Daisy Bell" sur son vieux piano

Un piano avec des dents de chameau

J'ai conduit l'Chinois dans ma chambre

Il a mis le rat à la porte

Il a arrêté la pendule

Et renversé le pot à bière

Je l'ai pris dans mes bras tremblants

Pour le bercer comme un enfant

ll s'est endormi sur le dos...

Alors j'lui ai pris son couteau...

C'était un couteau perfide et glacé

Un sale couteau rouge de vérité

Un sale couteau sans spécialité.

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111. Frédéric Mistral - Mireille

Cantaz, cantaz manhanarellas

Que la cuilhida ei cantarella

Galant son les magnans

Que s’endormant di très

Lei amoriers son plen de filhas

Que la culhida escarabilla

Como un vau de blondis abilhas

Que rauban sa mélica y romanin dau grès

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

112. Voltaire - Le tremblement de terre de Lisbonne

L’actualité de la violence naturelle de la terre, des océans, des équilibres géographiques

fragiles, ramène régulièrement les hommes à une terrible modestie. Les tremblements de terre,

par la brutalité de leur action sur la société humaine, violent les cheminements de progrès et

forcent à revisiter les savoirs. Pensons au tremblement de terre de Lisbonne qui arracha à

Voltaire le poème que l’on sait :

« Accourez, contemplez ces ruines affreuses

Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,

Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,

Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;

Cent mille infortunés que la terre dévore,

Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,

Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours

Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours !

Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,

Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,

Direz-vous : « C'est l'effet des éternelles lois

Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ?

Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :

« Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes» ?

Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants

Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?

Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices

Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?

Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris… »

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

113. Jean Metellus - Anacaona

Pensons que le débat qui eu lieu fit écrire le Candide et débattre avec Rousseau. Pour notre

époque aussi, la poésie est d’un réel secours tandis que nous mettons en route toutes les

solidarités imaginables vers l’ile meurtrie. La poésie qui témoigne, la poésie vive et forte qui

nait et s’exprime dans ce pays d’Haïti depuis toujours, depuis le Dessaline et le Anacaona de

Jean Métellus, nous a conduit à demander à ce grand poète d’inviter ses amis à une soirée de

deuil lyrique, une soirée où la poésie haïtienne témoigne de la force puissante et ancestrale de

ce peuple, une soirée où la poésie rencontre et participe au débat avec les philosophes et les

forces de progrès. Ainsi Anacaona, l’héroine de Jean Métellus :

Pays d’art et d’abondance

Gaté par la nature

Pays où l’haleine même des arbres répandait des parfums qui ennivrait les narines

Où la terre gorgait ses habitants de fruits et de miel

Où la chasse et la pêche suffisait à combler jeunes et vieux

Les dents de la misère commencent à briller

Dans tous les cacicats que vos mains ont troués

Dans les Mariens où vous règnez

Et dans la Maguana que vous avez rasée

La chair de nos enfants ne cache même plus leurs os

Pourquoi donc, chevalier, avoir brûlé l’appêtit et la joie ?

Les fruits ne seraient-ils plus exquis ?

Le goût se serait-il perverti ?

Et les yeux ne sauraient-ils plus voir dans la nature les produits qui, d’habitude, égayent le sang

et font sourire ?

On succombe ici, on dépérit là où d’autres meurent debout

Certains sont dans les fers et beaucoup déjà sous terre

Lorsque vos frères n’utilisent pas la ruse ils manient l’épée ou le feu

Même les animaux sont promus au rang de chasseurs d’hommes Est-ce la coutume dans vos

pays lointains

D’utiliser les ornements célestes

Pour faire prisonnier un seigneur ?

Pleurs, malheurs, douleurs, voilà l’histoire de notre pays

Depuis les onze lunes de votre présence ici

Voulez-vous sincèrement y remédier ?

Eprouvez-vous vraiment un sentiment de gloire à dépeupler une île qui en échange ne demande

que votre amitié ? »

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

114. Victor Hugo - Ce siècle avait deux ans

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,

Et du premier consul, déjà, par maint endroit,

Le front de l'empereur brisait le masque étroit.

Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,

Jeté comme la graine au gré de l'air qui vole,

Naquit d'un sang breton et lorrain à la fois

Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;

Si débile qu'il fut, ainsi qu'une chimère,

Abandonné de tous, excepté de sa mère,

Et que son cou ployé comme un frêle roseau

Fit faire en même temps sa bière et son berceau.

Cet enfant que la vie effaçait de son livre,

Et qui n'avait pas même un lendemain à vivre,

C'est moi. -

Je vous dirai peut-être quelque jour

Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour,

Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,

M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère obstinée,

Ange qui sur trois fils attachés à ses pas

Épandait son amour et ne mesurait pas !

Ô l'amour d'une mère ! amour que nul n'oublie !

Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie !

Table toujours servie au paternel foyer !

Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier !

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse

Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,

Comment ce haut destin de gloire et de terreur

Qui remuait le monde aux pas de l'empereur,

Dans son souffle orageux m'emportant sans défense,

A tous les vents de l'air fit flotter mon enfance.

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Poésie par chœur… vers une frugalité joyeuse

115. Rutebeuf - Que sont mes amis devenus

Que sont mes amis devenus

Que j'avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L'amour est morte

Ce sont amis que vent me porte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta

Avec le temps qu'arbre défeuille

Quand il ne reste en branche feuille

Qui n'aille à terre

Avec pauvreté qui m'atterre

Qui de partout me fait la guerre

Au temps d'hiver

Ne convient pas que vous raconte

Comment je me suis mis à honte

En quelle manière

Que sont mes amis devenus

Que j'avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L'amour est morte

Le mal ne sait pas seul venir

Tout ce qui m'était à venir

M'est advenu

Pauvre sens et pauvre mémoire

M'a Dieu donné, le roi de gloire

Et pauvre rente

Et droit au cul quand bise vente

Le vent me vient, le vent m'évente

L'amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta