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3M – Collège Anthologie de la poésie française Français Séquence Poésie Anthologie de poèmes de langue française 1) Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Romans On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. - Un beau soir, foin des bocks et de la limonade, Des cafés tapageurs aux lustres éclatants ! - On va sous les tilleuls verts de la promenade. Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin ! L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ; Le vent chargé de bruits - la ville n'est pas loin - A des parfums de vigne et des parfums de bière... - Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon D'azur sombre, encadré d'une petite branche, Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond Avec de doux frissons, petite et toute blanche... Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser. La sève est du champagne et vous monte à la tête... On divague ; on se sent aux lèvres un baiser Qui palpite là, comme une petite bête... Le cœur fou robinsonne à travers les romans, - Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère, Passe une demoiselle aux petits airs charmants, Sous l'ombre du faux col effrayant de son père... Et, comme elle vous trouve immensément naïf, Tout en faisant trotter ses petites bottines, Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif... - Sur vos lèvres alors meurent les cavatines... Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août. Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire. Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût. - Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !... - Ce soir-là..., - vous rentrez aux cafés éclatants, Vous demandez des bocks ou de la limonade... - On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade 5 10 15 20 25 30

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Anthologie de poèmes de langue française

1) Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Romans

On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !- On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;Le vent chargé de bruits - la ville n'est pas loin -A des parfums de vigne et des parfums de bière...

- Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffonD'azur sombre, encadré d'une petite branche,

Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fondAvec de doux frissons, petite et toute blanche...

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.La sève est du champagne et vous monte à la tête...

On divague ; on se sent aux lèvres un baiserQui palpite là, comme une petite bête...

Le cœur fou robinsonne à travers les romans,- Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,

Passe une demoiselle aux petits airs charmants,Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,Tout en faisant trotter ses petites bottines,

Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...

Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.

Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût. - Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !...

- Ce soir-là..., - vous rentrez aux cafés éclatants,Vous demandez des bocks ou de la limonade...- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ansEt qu'on a des tilleuls verts sur la promenade

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2) Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Le bateau ivre

Comme je descendais des Fleuves impassibles,Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,

Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,

Je courus ! Et les Péninsules démarréesN'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissuresMe lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le PoèmeDe la Mer, infusé d'astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blêmeEt ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, déliresEt rhythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombesEt les ressacs et les courants : je sais le soir,

L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de drames très antiquesLes flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes,Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheriesHystériques, la houle à l'assaut des récifs,

Sans songer que les pieds lumineux des MariesPussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

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J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables FloridesMêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux

D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des bridesSous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nassesOù pourrit dans les joncs tout un Léviathan !

Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !Échouages hideux au fond des golfes bruns

Où les serpents géants dévorés des punaisesChoient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces doradesDu flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.

- Des écumes de fleurs ont bercé mes déradesEt d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunesEt je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querellesEt les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.

Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêlesDes noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,

Moi dont les Monitors et les voiliers des HansesN'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

Quand les juillets faisaient crouler à coups de triquesLes cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieuesLe rut des Béhémots et les Maelstroms épais,

Fileur éternel des immobilités bleues,Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îlesDont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer :

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L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flacheNoire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesse, lâcheUn bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,

Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

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3) Alfred de Musset (1810 - 1857), Tristesse

J'ai perdu ma force et ma vie,Et mes amis et ma gaieté;J'ai perdu jusqu'à la fierté

Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,J'ai cru que c'était une amie ;

Quand je l'ai comprise et sentie,J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,Et ceux qui se sont passés d'elle

Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.Le seul bien qui me reste au monde

Est d'avoir quelquefois pleuré.

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4) Alfred de Musset (1810 - 1857), Une bonne fortune

Il ne faudrait pourtant, me disais-je à moi-même,Qu'une permission de notre seigneur Dieu,

Pour qu'il vînt à passer quelque femme en ce lieu.Les bosquets sont déserts ; la chaleur est extrême ;

Les vents sont à l'amour l'horizon est en feu ;Toute femme, ce soir, doit désirer qu'on l'aime.

S'il venait à passer, sous ces grands marronniers,Quelque alerte beauté de l'école flamande,

Une ronde fillette, échappée à Téniers,Ou quelque ange pensif de candeur allemande :

Une vierge en or fin d'un livre de légende,Dans un flot de velours traînant ses petits pieds ;

Elle viendrait par là, de cette sombre allée,Marchant à pas de biche avec un air boudeur,Ecoutant murmurer le vent dans la feuillée,De paresse amoureuse et de langueur voilée,

Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur,Le printemps sur la joue, et le ciel dans le coeur.

Elle s'arrêterait là-bas, sous la tonnelle.Je ne lui dirais rien, j'irais tout simplement

Me mettre à deux genoux par terre devant elle,Regarder dans ses yeux l'azur du firmament,

Et pour toute faveur la prier seulementDe se laisser aimer d'une amour immortelle.

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5) Charles Baudelaire (1821 - 1867), Promesses d'un visage

J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,D'où semblent couler des ténèbres,

Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensersQui ne sont pas du tout funèbres.

Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux,Avec ta crinière élastique,

Tes yeux, languissamment, me disent : " Si tu veux,Amant de la muse plastique,

Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité,Et tous les goûts que tu professes,

Tu pourras constater notre véracitéDepuis le nombril jusqu'aux fesses ;

Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds,Deux larges médailles de bronze,

Et sous un ventre uni, doux comme du velours,Bistré comme la peau d'un bonze,

Une riche toison qui, vraiment, est la soeurDe cette énorme chevelure,

Souple et frisée, et qui t'égale en épaisseur,Nuit sans étoiles, Nuit obscure ! "

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6) Paul Verlaine (1844 - 1896), Sérénade

Comme la voix d’un mort qui chanteraitDu fond de sa fosse,

Maîtresse, entends monter vers ton retraitMa voix aigre et fausse.

Ouvre ton âme et ton oreille au sonDe ma mandoline :

Pour toi j’ai fait, pour toi, cette chansonCruelle et câline.

Je chanterai tes yeux d’or et d’onyxPurs de toutes ombres,

Puis le Léthé de ton sein, puis le StyxDe tes cheveux sombres.

Comme la voix d’un mort qui chanteraitDu fond de sa fosse,

Maîtresse, entends monter vers ton retraitMa voix aigre et fausse.

Puis je louerai beaucoup, comme il convient,Cette chair bénie

Dont le parfum opulent me revientLes nuits d’insomnie.

Et pour finir je dirai le baiser,De ta lèvre rouge,

Et ta douceur à me martyriser,– Mon Ange ! – ma Gouge !

Ouvre ton âme et ton oreille au sonDe ma mandoline :

Pour toi j’ai fait, pour toi, cette chansonCruelle et câline.

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7) Alphonse de Lamartine (1790 - 1869), Le Lac

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âgesJeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,

Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierreOù tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,

Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondesSur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence

Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terreDu rivage charmé frappèrent les échos ;

Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chèreLaissa tomber ces mots :

" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délicesDes plus beaux de nos jours !

" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,Coulez, coulez pour eux ;

Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;Oubliez les heureux.

" Mais je demande en vain quelques moments encore,Le temps m'échappe et fuit ;

Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'auroreVa dissiper la nuit.

" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,Hâtons-nous, jouissons !

L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;Il coule, et nous passons ! "

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,

S'envolent loin de nous de la même vitesseQue les jours de malheur ?

Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !

Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,Ne nous les rendra plus !

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Éternité, néant, passé, sombres abîmes,Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes

Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,

Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,

Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvagesQui pendent sur tes eaux.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,

Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surfaceDe ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,Que les parfums légers de ton air embaumé,

Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,Tout dise : Ils ont aimé !

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8) Guillaume Apollinaire (1880 - 1918) , Victoire (extraits)

Ô bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langageAuquel le grammairien d'aucune langue n'aura rien à dire

Et ces vieilles langues sont tellement près de mourirQue c'est vraiment par habitude et manque d'audace

Qu'on les fait encore servir à la poésieMais elles sont comme des malades sans volontéMa foi les gens s'habitueraient vire au mutisme

La mimique suffit bien au cinémaMais entêtons-nous à parler

Remuons la langueLançons des postillons

On veut de nouveaux sons de nouveaux sons de nouveaux sonsOn veut des consonnes sans voyelles

Des consonnes qui pètent sourdementImitez le son de la toupie

Laissez pétiller un son nasal et continuFaites claquer votre langue

Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonneLes divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants

Habituez-vous à roter à volontéEt quelle lettre grave comme un son de cloche

À travers nos mémoiresNous n'aimons pas assez la joieDe voir les belles choses neuves

Ô mon amie hâte-toiCrains qu'un jour un train ne t'émeuve

PlusRegarde-le plus vite pour toi

Ces chemins de fer qui circulentSortiront bientôt de la vie

Ils seront beaux et ridiculesDeux lampes brûlent devant moiComme deux femmes qui rient

Je courbe tristement la têteDevant l'ardente moquerie

Ce rire se répandPartout

Parlez avec les mains faites claquer vos doigtsTapez-vous sur la joue comme sur un tambour

Ô parolesElles suivent dans la myrtaieL'Éros et l'Antéros en larmes

Je suis le ciel de la cité

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9) Georges Guillain (1947 - ) , Variations pour libérer la voix (extraits)

J’ai cherché longtemps ma voix.

Ma voix de soliste enfant dans les théâtres le dimanche.Ma voix qui commence à se casser sans que je comprenne ce qui m’arrive dans cette salle de l’école

normale d’Arras que je dois balayer avant les cours. Les sons que je ne parviens plus à émettre. Un sentiment de catastrophe. Et d’injustice.

Ma voix qui n’a jamais bien su s’imposer dans les conversations.Ma voix de téléphone.

Ma voix qu’on aime au téléphone.Ma voix coupée après mes six opérations.

Ma voix que je protège après, mesure aux autres. Ma voix que je traîne à Paris pendant deux ans pour la rééduquer.

Ma voix sauvée.Ma voix dont j’apprends à rejouer. Voix que je croyais faible mais d’une résistance insoupçonnable.

Ma voix qui ne domine jamais dans les délibérations. Ma voix qui trahit toujours mes sentiments.

Ma voix que j’apprends à découvrir comme un charme. Et dont j’abuse quelquefois.Ma voix qui me fait autre. Par laquelle je me construits.

Ma voix d’enseignement. Voix confluente où se brasse tellement de courants de langages. Ma voix d’institution qui n’est tellement pas la mienne. Et qui s’efforce. Hisse.

Ma voix jamais à l’aise dans le rapport hiérarchique. Ma voix d’ennui. Ou de violence.

Ma voix de poète dont j’essaie de casser l’ancien ressort lyrique. Ma voix que je fais résonner dans le sensible.

Ma voix qui cerne exprès les mots, fait ressortir la solitude ainsi de chaque.Ma voix qui les tend cependant l’un vers l’autre, en communique le désir.

Ma voix d’exigence. Et d’inquiétude.

Son désarroi.Son impossible plénitude.

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10) André Chénier (1762 - 1794) , Élégie XXV

Reine de mes banquets que Lycoris y vienne ;Que des fleurs de sa tête elle pare la mienne.Pour enivrer mes sens, que le feu de ses yeux

S’unisse à la vapeur des vins délicieux.Hâtons-nous ; l’heure fuit. Un jour inexorable,

Vénus, qui pour les dieux fit le bonheur durable,À nos cheveux blanchis refusera des fleurs,

Et le printemps pour nous n’aura plus de couleurs.Qu’un sein voluptueux, des lèvres demi-closes,Respirent près de nous leur haleine de roses ;

Que Phryné sans réserve abandonne à nos yeuxDe ses charmes secrets les contours gracieux.

Quand l’âge aura sur nous mis sa main flétrissanteQue pourra la beauté quoique toute-puissante ?

Nos cœurs en la voyant ne palpiteront plus.....................

C’est alors, qu’exilé dans mon champêtre asile,De l’antique sagesse admirateur tranquille,

Du mobile univers interrogeant la voix,rirai de la nature étudier les lois.

Par quelle main sur soi la terre suspendueVoit mugir autour d’elle Amphitrite étendue ;

Quel Titan foudroyé respire avec effort,Des cavernes d’Ætna la ruine et la mort ;

Quel bras guide les cieux ; à quel ordre enchaînée,Le soleil bienfaisant nous ramène l’année.

Quel signe aux ports lointains arrête l’étranger ;Quel autre sur la mer conduit le passager,

Quand sa patrie absente et long-temps appeléeLui fait tenter l’Euripe et les flots de Malée ;

Et quel, de l’abondance heureux avant-coureur,Arme d’un aiguillon la main du laboureur.Cependant, jouissons ; l’âge nous y convie.

Avant de la quitter, il faut user la vie :le moment d’être sage est voisin du tombeau.

Allons, jeune homme, allons, marche ; prends ce flambeau ;Marche, allons. Mène-moi chez ma belle maîtresse.J’ai pour, elle aujourd’hui mille fois plus d’ivresse.Je veux que des baisers plus doux, plus dévorans,

N’aient jamais vers le ciel tourné ses yeux mourans.

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11) André Chénier (1762 - 1794) , À Charlotte Corday

Quoi ! tandis que partout, ou sincères ou feintes, Des lâches, des pervers, les larmes et les plaintes

Consacrent leur Marat parmi les immortels, Et que, prêtre orgueilleux de cette idole vile, Des fanges du Parnasse un impudent reptile

Vomit un hymne infâme au pied de ses autels ;

La vérité se tait ! Dans sa bouche glacée, Des liens de la peur sa langue embarrassée

Dérobe un juste hommage aux exploits glorieux ! Vivre est-il donc si doux ? De quel prix est la vie, Quand, sous un joug honteux, la pensée asservie,

Tremblante, au fond du coeur, se cache à tous les yeux ?

Non, non. Je ne veux point t'honorer en silence, Toi qui crus par ta mort ressusciter la France

Et dévouas tes jours à punir des forfait. Le glaive arma ton bras, fille grande et sublime,

Pour faire honte aux dieux, pour réparer leur crime, Quand d'un homme à ce monstre ils donnèrent les traits.

Le noir serpent, sorti de sa caverne impure, A donc vu rompre enfin sous ta main ferme et sûre

Le venimeux tissu de ses jours abhorrés ! Aux entrailles du tigre, à ses dents homicides,

Tu vins redemander et les membres livides Et le sang des humains qu'il avait dévorés !

Son oeil mourant t'a vue, en ta superbe joie, Féliciter ton bras et contempler ta proie. Ton regard lui disait : " Va, tyran furieux,

Va, cours frayer la route aux tyrans tes complices. Te baigner dans le sang fut tes seules délices,

Baigne-toi dans le tien et reconnais des dieux. "

La Grèce, ô fille illustre ! admirant ton courage, Épuiserait Paros pour placer ton image

Auprès d'Harmodius, auprès de son ami ; Et des choeurs sur ta tombe, en une sainte ivresse,

Chanteraient Némésis, la tardive déesse, Qui frappe le méchant sur son trône endormi.

Mais la France à la hache abandonne ta tête. C'est au monstre égorgé qu'on prépare une fêteParmi ses compagnons, tous dignes de son sort.

Oh ! quel noble dédain fit sourire ta bouche, Quand un brigand, vengeur de ce brigand farouche,

Crut te faire pâlir, aux menaces de mort !

C'est lui qui dut pâlir, et tes juges sinistres, Et notre affreux sénat et ses affreux ministres,

Quand, à leur tribunal, sans crainte et sans appui, Ta douceur, ton langage et simple et magnanime

Leur apprit qu'en effet, tout puissant qu'est le crime,

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Qui renonce à la vie est plus puissant que lui.

Longtemps, sous les dehors d'une allégresse aimable, Dans ses détours profonds ton âme impénétrable

Avait tenu cachés les destins du pervers.Ainsi, dans le secret amassant la tempête,

Rit un beau ciel d'azur, qui cependant s'apprêteA foudroyer les monts, à soulever les mers.

Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenée, Tu semblais t'avancer sur le char d'hyménée ; Ton front resta paisible et ton regard serein.

Calme sur l'échafaud, tu méprisas la rage D'un peuple abject, servile et fécond en outrage,

Et qui se croit encore et libre et souverain.

La vertu seule est libre. Honneur de notre histoire, Notre immortel opprobre y vit avec ta gloire ;

Seule, tu fus un homme, et vengeas les humains ! Et nous, eunuques vils, troupeau lâche et sans âme, Nous savons répéter quelques plaintes de femme ;

Mais le fer pèserait à nos débiles mains.

Un scélérat de moins rampe dans cette fange. La Vertu t'applaudit ; de sa mâle louange

Entends, belle héroïne, entends l'auguste voix. Ô Vertu, le poignard, seul espoir de la terre, Est ton arme sacrée, alors que le tonnerre Laisse régner le crime et te vend à ses lois.

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11) André Chénier (1762 - 1794), La jeune captive

" L'épi naissant mûrit de la faux respecté ;Sans crainte du pressoir, le pampre tout l'été

Boit les doux présents de l'aurore ;Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,

Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui,Je ne veux point mourir encore.

Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,Moi je pleure et j'espère ; au noir souffle du Nord

Je plie et relève ma tête.S'il est des jours amers, il en est de si doux !

Hélas ! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts ?Quelle mer n'a point de tempête ?

L'illusion féconde habite dans mon sein.D'une prison sur moi les murs pèsent en vain.

J'ai les ailes de l'espérance :Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,

Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du cielPhilomène chante et s'élance.

Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m'endors,Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords

Ni mon sommeil ne sont en proie.Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ; Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux

Ranime presque de la joie.

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin

J'ai passé les premiers à peine,Au banquet de la vie à peine commencé,

Un instant seulement mes lèvres ont presséLa coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson ;Et comme le soleil, de saison en saison,

Je veux achever mon année.Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,Je n'ai vu luire encor que les feux du matin ;

Je veux achever ma journée.

Ô mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ; Va consoler les coeurs que la honte, l'effroi,

Le pâle désespoir dévore.Pour moi Palès encore a des asiles verts,

Les Amours des baisers, les Muses des concerts.Je ne veux point mourir encore. "

Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,

Ces voeux d'une jeune captive ;Et secouant le faix de mes jours languissants, Aux douces lois des vers je pliais les accents

De sa bouche aimable et naïve.

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Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,Feront à quelque amant des loisirs studieux

Chercher quelle fut cette belle :La grâce décorait son front et ses discours,

Et, comme elle, craindront de voir finir leurs joursCeux qui les passeront près d'elle.

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12) Paul Éluard (1895 - 1952) , Liberté

Sur mes cahiers d’écolierSur mon pupitre et les arbres

Sur le sable sur la neigeJ’écris ton nom

Sur toutes les pages luesSur toutes les pages blanchesPierre sang papier ou cendre

J’écris ton nom

Sur les images doréesSur les armes des guerriers

Sur la couronne des roisJ’écris ton nom

Sur la jungle et le désertSur les nids sur les genêtsSur l’écho de mon enfance

J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuitsSur le pain blanc des journées

Sur les saisons fiancéesJ’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azurSur l’étang soleil moisiSur le lac lune vivante

J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizonSur les ailes des oiseaux

Et sur le moulin des ombresJ’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’auroreSur la mer sur les bateauxSur la montagne démente

J’écris ton nom

Sur la mousse des nuagesSur les sueurs de l’orage

Sur la pluie épaisse et fadeJ’écris ton nom

Sur les formes scintillantesSur les cloches des couleurs

Sur la vérité physiqueJ’écris ton nom

Sur les sentiers éveillésSur les routes déployées

Sur les places qui débordentJ’écris ton nom

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Sur la lampe qui s’allumeSur la lampe qui s’éteintSur mes maisons réunies

J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deuxDu miroir et de ma chambre

Sur mon lit coquille videJ’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendreSur ses oreilles dresséesSur sa patte maladroite

J’écris ton nomSur le tremplin de ma porte

Sur les objets familiersSur le flot du feu béni

J’écris ton nomSur toute chair accordéeSur le front de mes amis

Sur chaque main qui se tendJ’écris ton nom

Sur la vitre des surprisesSur les lèvres attentives

Bien au-dessus du silenceJ’écris ton nom

Sur mes refuges détruitsSur mes phares écroulés

Sur les murs de mon ennuiJ’écris ton nom

Sur l’absence sans désirSur la solitude nue

Sur les marches de la mortJ’écris ton nom

Sur la santé revenueSur le risque disparu

Sur l’espoir sans souvenirJ’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un motJe recommence ma vie

Je suis né pour te connaîtrePour te nommer

Liberté.

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13) Paul Verlaine (1844 - 1896) , Art poétique

De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair

Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise :

Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est, par un ciel d'automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine, L'Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l'Azur, Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou ! Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie. Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

O qui dira les torts de la Rime ? Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d'un sou Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours ! Que ton vers soit la chose envolée

Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure Éparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym... Et tout le reste est littérature

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14) André Chénier (1762 - 1794) , Élégie XXXVI

Ô nécessité dure ! ô pesant esclavage !Ô sort ! je dois donc voir, et dans mon plus bel âge,

Flotter mes jours tissus de désirs et de pleursDans ce flux et reflux d’espoir et de douleurs !

Souvent, las d’être esclave et de boire la lieDe ce calice amer que l’on nomme la vie,

Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,Je regarde la tombe, asile souhaité ;

Je souris à la mort volontaire et prochaine ;Je me prie, en pleurant, d’oser rompre ma chaîne,

Le fer libérateur qui percerait mon, seinDéjà frappe mes yeux et frémit sous ma main,

Et puis mon cœur s’écoute et s’ouvre à la faiblesse ;Mes parents, mes amis, l’avenir, ma jeunesse,Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux

L’homme sait se cacher d’un voile spécieux.À quelque noir destin qu’elle soit asservie,

D’une étreinte invincible il embrasse la vie ;Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir,Quelque prétexte ami, de vivre et de souffrir.Il a souffert, il souffre : aveugle d’espérance,

Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance ;Et la mort, de nos maux ce remède si doux,

Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous.

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15) Charles Baudelaire (1822 - 1867) , Au lecteur

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

Et nous alimentons nos aimables remords,Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;Nous nous faisons payer grassement nos aveux,

Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

Sur l'oreiller du mal c'est Satan TrismégisteQui berce longuement notre esprit enchanté,

Et le riche métal de notre volontéEst tout vaporisé par ce savant chimiste.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mangeLe sein martyrisé d'une antique catin,

Nous volons au passage un plaisir clandestinQue nous pressons bien fort comme une vieille orange.

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,

Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumonsDescend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins

Le canevas banal de nos piteux destins,C'est que notre âme, hélas ! n'est pas assez hardie.

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débrisEt dans un bâillement avalerait le monde ;

C'est l'Ennui ! - l’œil chargé d'un pleur involontaire,Il rêve d'échafauds en fumant son houka.Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !

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16) Paul Éluard (1895 - 1952) , La courbe de tes yeux

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,Un rond de danse et de douceur,

Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu

C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée,Roseaux du vent, sourires parfumés,Ailes couvrant le monde de lumière,Bateaux chargés du ciel et de la mer,

Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d’une couvée d’auroresQui gît toujours sur la paille des astres,

Comme le jour dépend de l’innocenceLe monde entier dépend de tes yeux purs

Et tout mon sang coule dans leurs regards.

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