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522 COMPTES-RENDUS DES SÉANCE^ ANNEXE « SANGLIER » ET « BLAIREAU » OANS LES PATOIS DE LA COTE-D'OR (par M. P. Lebel) I. « SANGLIER » La carte «sanglier» de l'Atlas linguistique montre que le nom gaulois a complètement disparu devant des expressions latines ou romanes exprimant soit l'idée de « porc solitaire », soit celle de « porc sauvage » (c'est-à-dire vivant dans les bois). Le sanglier mâle, devenu adulte, est délaissé et devient solitaire ; il est alors très dan- gereux. Le mot sanglier, qui vient du latin singularis « solitaire » a éliminé dans toute la Gaule le mot usuel en latin, aper. On a reconnu que le terme singularis apparaît pour la première fois dans la Vul- gate (Psaume 79, 14) : Exterminavit eam [ = vineam meam] aper de silva Et singularis férus depastus est eam, Selon un procédé de la poésie hébraïque le second vers n'est que la répétition du premier ; donc aper = singularis feras. Cette périphrase a été créée par des poètes ; elle s'est répandue au moyen âge parce que le texte des Psaumes était alors beaucoup lu. Le mot sanglier est venu par l'école et son succès est dû au fait qu'un adjectif sangler existait déjà clans la langue vulgaire avec le sens de « solitaire », concurremment d'ailleurs avec sengle « singulier » qui a passé en anglais (voir à ce sujet Le français moderne, VI, 1938, p. 321-827). L'adjectif singularis était devenu, au cas-régime de la déclinaison simplifiée du latin vulgaire, singulare avec l'accent tonique sur a, puis *singlare. La forme sengler de l'ancien français du xn e siècle suit les règles phonétiques ; on sait que ing en syllabe initiale donne eng en français (Lingones > Lengres, auj. Langres). Dans les pari ers locaux 'de la Côte-d'Or, où la phonétique ne suit pas toujours celle du français, on trouve tantôt san-g-yé, tantôt sèn-g-yé, tantôt sivèn-g-yé (Nan-sous-Thil). La diphtongaison -wen- était fréquente dans l'an- cien dialecte bourguignon où le prénom Dominicus avait donné Demoinge (en face de Démange dans d'autres provinces) et où Chal- langes, nom d'un hameau près de Beaune, est rendu par solwèn-j' en patois. La finale latine -are abovitit à -er en bourguignon comme en français : latin villare > anc. bourguignon vêler. Mais comme le suffixe -er était assez rare, il a été confondu avec le suffixe -ier (<C-ariu) extrêmement fréquent ; sengler a été refait abusivement en sanglier (comme l'anc. franc, viler en vilier). Dans notre département -l- après consonne passe fréquemment à -y-, sanglier est devenu finalement san-g-ijé.

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Page 1: ANNEXE I. « SANGLIER CACO/1832-2001/1939-02… · que le texte des Psaumes était alors beaucoup lu. Le mot sanglier est venu par l'école et son succès est dû au fait qu'un adjectif

522 COMPTES-RENDUS DES SÉANCE^

ANNEXE

« SANGLIER » ET « BLAIREAU »OANS LES PATOIS DE LA COTE-D'OR

(par M. P. Lebel)

I. « SANGLIER »

La carte «sanglier» de l'Atlas linguistique montre que le nomgaulois a complètement disparu devant des expressions latines ouromanes exprimant soit l'idée de « porc solitaire », soit celle de« porc sauvage » (c'est-à-dire vivant dans les bois). Le sanglier mâle,devenu adulte, est délaissé et devient solitaire ; il est alors très dan-gereux. Le mot sanglier, qui vient du latin singularis « solitaire »a éliminé dans toute la Gaule le mot usuel en latin, aper. On a reconnuque le terme singularis apparaît pour la première fois dans la Vul-gate (Psaume 79, 14) :

Exterminavit eam [ = vineam meam] aper de silvaEt singularis férus depastus est eam,

Selon un procédé de la poésie hébraïque le second vers n'est que larépétition du premier ; donc aper = singularis feras. Cette périphrasea été créée par des poètes ; elle s'est répandue au moyen âge parceque le texte des Psaumes était alors beaucoup lu. Le mot sanglierest venu par l'école et son succès est dû au fait qu'un adjectif sanglerexistait déjà clans la langue vulgaire avec le sens de « solitaire »,concurremment d'ailleurs avec sengle « singulier » qui a passé enanglais (voir à ce sujet Le français moderne, VI, 1938, p. 321-827).

L'adjectif singularis était devenu, au cas-régime de la déclinaisonsimplifiée du latin vulgaire, singulare avec l'accent tonique sur a,puis *singlare. La forme sengler de l'ancien français du xn e sièclesuit les règles phonétiques ; on sait que ing en syllabe initiale donneeng en français (Lingones > Lengres, auj. Langres). Dans les pari erslocaux 'de la Côte-d'Or, où la phonétique ne suit pas toujours celledu français, on trouve tantôt san-g-yé, tantôt sèn-g-yé, tantôt sivèn-g-yé(Nan-sous-Thil). La diphtongaison -wen- était fréquente dans l'an-cien dialecte bourguignon où le prénom Dominicus avait donnéDemoinge (en face de Démange dans d'autres provinces) et où Chal-langes, nom d'un hameau près de Beaune, est rendu par solwèn-j'en patois. La finale latine -are abovitit à -er en bourguignon commeen français : latin villare > anc. bourguignon vêler. Mais comme lesuffixe -er était assez rare, il a été confondu avec le suffixe -ier (<C-ariu)extrêmement fréquent ; sengler a été refait abusivement en sanglier(comme l'anc. franc, viler en vilier). Dans notre département -l- aprèsconsonne passe fréquemment à -y-, sanglier est devenu finalementsan-g-ijé.

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SÉANCE DU 2 JUIN 1938 523

II. « BLAIREAU »

La carte «blaireau» de l'Atlas linguistique se décompose en plu-sieurs zones : celles de grisant en Picardie, de blaireau dans l'Ouest,le Centre et le Nord-Est ; de taç.on en Wallonie, Haute Bourgogne,Savoie, Provence, Suisse et Piémont ; et de tays' dans le Midi, duRhône à l'Océan. Le département de la Côte-d'Or est à cheval sur leszones de blaireau et de façon. Du mot gaulois brocco- « blaireau »,dénommé ainsi à cause de son museau effilé, il ne reste plus rien, sice n'est le diminutif brochet « poisson dont la tête est effilée » et lal'orme féminine broche qui désigne tout « objet pointu », en particulierla «cheville qui servait jadis à boucher les trous des tonneaux»avant l'invention de nos robinets perfectionnés.

Puisqu'il ne reste rien du nom celtique de l'animal, on peut sup-poser que les mots régionaux sont d'importation récente. Aucun nes'explique par le latin. Grisard est un dérivé roman du franciquegris ; il découle d'une manière nouvelle de voir le blaireau d'aprèsla couleur de son museau. L'animal se distingue en effet par une tachegrise ou blanche sur la tête. La même idée est exprimée par le motblaireau qui a pénétré dans le Nord et l'Est de la Côte-d'Or ; c'est undérivé de l'ancien adjectif hier qui désignait une couleur mal déter-minée du cheval. Lin thème blar- était commun au celtique et au ger-manique avec la double valeur de « gris » et d'« animal qui a unetache blanchâtre sur le front ».

Renonçant à toute idée descriptive qui aurait pu provoquer desternies de remplacement, la Gaule a adopté simplement, sous le basEmpire, un terme germanique qu'elle a latinisé sous la forme simpletaxas qui survit dans le méridional tays' et fait pendant à l'allemandmoderne Dachs « blaireau ». Un dérivé taxo, génitif taxoni's, attestéau vie siècle est à l'origine du mot tèchon- qui couvre l'ouest et le sudde la Côte-d'Or.

Le blaireau creuse des terriers profonds. C'est ce qui lui a valu sonnom en germanique. On a appelé son gîte ,*taxonaria, d'où l'ancienfrançais taisniere (xiuc siècle), étendu aux terriers de tous les ani-maux, et le français actuel lanière. Ce terme est"devenu un nom delieu : il y a, par exemple, deux villages appelés Taisnières dans leNord, deux Tannières dans l'Aisne, etc.

Mais, du fait que lesnière avait perdu sa signification première, de« terrier de blaireau », on refit un dérivé médiéval taissonière qui adonné une nouvelle couche de toponymes : Tassenières (Jura), laTessonnière * à Mornay (Saône-et-Loire), les Teschenières à Magnien,

1. Certains archéologues ont cru que lessonnière voulait dire « endroit où l'ontrouve des tessons de poteries ». Connue on le voit la signification est loutautre.

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524 COMPTES-KENDUS DES SÉANCES

section I (Côte-d'Or), Tassoneyres, Tassonières, Tassonaire (Suisse,canton de Vaud), etc.

Ainsi certains mots traditionnels se renouvellent pour des raisonsqui nous échappent. Saura-t-on jamais pourquoi les Germains nousont fait choisir un mot qui semble n'avoir eu aucune parenté enGaulois ?

Séance du 30 juin 1938

PRÉSIDENCE DE M. LE CHANOINE M. CHAUME, président

Comme suite à la précédente communication de M. Em. Girard,M. Henry Corot signale par lettre que, depuis l'époque gallo-romainejusqu'à nos jours, on déposait dans les fondations des maisons etdes édifices des pierres de foudre. C'était pour éviter les incendies dusaux orages. On appelait ainsi des haches en pierre polie étrangère àla région et dont la provenance paraissait surnaturelle. Par exempleà Alesia, dans les assises d'une abside du temple de Moritasgus, on adécouvert une magnifique hache de 18 centimètres de long, absolu-ment intacte1. Dans le Châtillonnais, quand on démolit de vieillesmaisons (construites du xm° au xvne siècle), il n'est pas rare derencontrer de menues hachettes insérées dans la maçonnerie. Enfin,M. Corot relate la trouvaille d'une hache polie en basalte à Savoisy,dans des champs à même le sol. Son taillant avait été émoussé, maisson talon portait un trou de suspension cylindrique, foré avec unoutil en métal ; ces différents indices laissent à penser qu'elle a étéportée comme talisman par une bête faisant partie d'un troupeau.

M. Corot donne encore quelques explications : 1° les lieux-ditsla Tresse (var. Trasse) indiquent « un sous-sol constitué par de l'arènedétritique », généralement sur le flanc des combes (les Barbares yont installé des cimetières quand ces coteaux faisaient face au soleillevant) ; 2° le g-yô:d' « couteau pliant, à manche de bois » venait deSaint-Claude, dans le Jura,. où on le fabriquait ainsi que d'autrespetits couteaux dont le manche en buis servait de sifflet. Les col-porteurs les vendaient 2 sous pièce (voir J. Denizot, Patois de Sainte-Sabine, I, p. 218-219, qui cite le dicton al' â jôn' kman- en- sûyô«il est jaune comme un sifflet») ; ?>° la marin gotte était une «voiturelégère à deux roues posées directement sur l'essieu », donc très malsuspendue, ce qui lui valait le surnom de tape-cul.

M. G. Grémaud énumère les nouvelles réponses à la circulaire eten extrait les renseignements d'ordre archéologique ou folklorique.

1. Déchelette (Manuel, 2° éd., t. IV, p. 548) cite des exemples du culte de lahache néolithique à l'époque de la Tène. On déposait ces haches amulettes dansles sépultures chez les Celtes et chez les Grecs des temps archaïques.