anne jourdain_sidonie naulin - la théorie de pierre bourdieu et ses usages sociologiques

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Anne Jourdain_Sidonie Naulin - La Théorie de Pierre Bourdieu Et Ses Usages Sociologiques

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  • Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

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  • Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • COLLECTION 128Srie LEnqute et ses mthodes :A R B O R I O A n n e - M a r i e , F O U R N I E R Pierre,

    LObservation directe (3e dition).BERTAUX Daniel, Le Rcit de vie (4e dition).BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, LEntretien (2e

    dition).COPANS Jean, LEnqute ethnologique de terrain.DUCHESNE Sophie, HAEGEL Florence, LEntretien

    collectif.KAUFMANN Jean-Claude, LEntretien comprhensif

    (2e dition).MARTIN Olivier, LAnalyse de donnes quantitatives.SINGLY Franois de, Le Questionnaire (3e dition).Srie Domaines et approches des sciences

    sociales ADAM Philippe, HERZLICH Claudine, Sociologie de la

    maladie et de la mdecine.ALONZO Philippe, HUGRE Cdric, Sociologie des

    classes populaires.AV E N E L C yp r i en , Sociologie des quartiers

    sensibles (3e dition).BERGER Laurent, Les Nouvelles Ethnologies.BOBINEAU Olivier, TANK Sbastien, Sociologie des

    religions.BOZON Michel, Sociologie de la sexualit (2e dition).BRESSON Maryse, Sociologie de la prcarit (2e

    dition).COPANS Jean, Sociologie du dveloppement (2e

    dition).

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • COPANS Jean, Introduction lethnologie et lanthropologie (3e dition).

    COPANS Jean, LEnqute ethnologique de terrain (3edition)

    CUSSET Pierre-Yves, Le Lien social (2e dition)DARMON Muriel, La Socialisation (2e dition).DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, Le Corps et ses

    sociologies.ETHIS Emmanuel, Sociologie du cinma et de ses

    publics (2e dition).FLEURY Laurent, Sociologie de la culture et des

    pratiques culturelles (2e dition).GRAFMEYER Yves, Sociologie urbaine (3e dition).HAILBRUNN Beno t , La Consommation et ses

    sociologies (2e dition).LAPLANTINE Franois, La Description ethnographique.LASCOUMES Pierre, LE GALS Patrick, Sociologie de

    laction publique (2e dition).MARTIN Olivier, Sociologie des sciences.PQUIGNOT Bruno, Sociologie des arts.QUEIROZ Jean-Manuel de, Lcole et ses sociologies

    (2e dition).ROLLET Catherine, Introduction la dmographie (3e

    dition).SEGALEN Martine, Rites et Rituels contemporains.SINGLY Franois de, Sociologie de la famille

    contemporaine (3e dition).STROOBANTS Marcelle, Sociologie du travail (3e

    dition).Srie Sociologies contemporaines

    Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert

  • BERGER Laurent, Les Nouvelles Ethnologies.CORCUFF Philippe, Les Nouvelles Sociologies (3e

    dition).DURET Pascal, Sociologie de la comptition.JOURDAIN Anne, NAULIN Sidonie, La thorie de

    Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques.MARTUCELLI, DE SINGLY Franois, Les Sociologies

    de lindividu.Conception de maquette : Atelier Didier Thimonier. Armand Colin, Paris, 2011. ISBN : 9782200274085

    Ce logo a pour objet dalerter le lecteur sur la menaceque reprsente pour lavenir de lcrit, toutparticulirement dans le domaine universitaire, ledveloppement massif du photocopillage . Cettepratique qui sest gnralise, notamment dans lestablissements denseignement, provoque une baissebrutale des achats de livres, au point que la possibilitmme pour les auteurs de crer des uvres nouvelles etde les faire diter correctement est aujourdhui menace. Nous rappelons donc que la reproduction et la ventesans autorisation, ainsi que le recel, sont passibles depoursuites. Les demandes dautorisation de photocopierdoivent tre adresses lditeur ou au Centre franaisdexploitation du droit de copie : 20, rue des GrandsAugustins, 75006 Paris. Tl. 01 44 07 47 70.

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  • COLLECTION 128Srie LEnqute et ses mthodes :A R B O R I O A n n e - M a r i e , F O U R N I E R Pierre,

    LObservation directe(3edition).BERTAUXDaniel, Le Rcit de vie(4e dition).BLANCHETA l a i n , G O T M A N Anne,

    LEntretien(2edition).COPANSJean, LEnqute ethnologique de terrain.DUCHESNE Sophie, HAEGEL Florence, LEntretien

    collectif.K A U F M A N N J e a n - C l a u d e , LEntretien

    comprhensif(2edition).MARTINOlivier, LAnalyse de donnes quantitatives.SINGLYFranois de, Le Questionnaire(3edition).Srie Domaines et approches des sciences

    sociales ADAMPhilippe, HERZLICH Claudine, Sociologie de la

    maladie et de la mdecine.ALONZO Philippe, HUGRE Cdric, Sociologie des

    classes populaires.AV E N E L C yp r i en , Sociologie des quartiers

    sensibles (3edition).BERGER Laurent, Les Nouvelles Ethnologies.BOBINEAU Olivier, TANK Sbastien, Sociologie des

    religions.BOZON Michel, Sociologie de la sexualit(2edition).B R E S S O N M a r y s e , Sociologie de la

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    dveloppement(2edition).

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  • COPANSJ e a n , Introduction lethnologie et lanthropologie(3edition).

    COPANSJ e a n , LEnqute ethnologique deterrain(3edition)

    CUSSET Pierre-Yves, Le Lien social(2edition)DARMON Muriel, La Socialisation(2edition).DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, Le Corps et ses

    sociologies.ETHIS Emmanuel, Sociologie du cinma et de ses

    publics(2edition).FLEURY Laurent, Sociologie de la culture et des

    pratiques culturelles(2edition).GRAFMEYER Yves, Sociologie urbaine(3edition).HAILBRUNN Beno t , La Consommation et ses

    sociologies(2edition).LAPLANTINE Franois, La Description ethnographique.LASCOUMES Pierre, LE GALS Patrick, Sociologie de

    laction publique(2edition).MARTIN Olivier, Sociologie des sciences.PQUIGNOT Bruno, Sociologie des arts.QUEIROZ Jean-Manuel de, Lcole et ses

    sociologies(2edition).R O L L E T C a t h e r i n e , Introduction la

    dmographie(3edition).SEGALEN Martine, Rites et Rituels contemporains.SINGLYFranois de, Sociologie de la famille

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    travail(3edition).Srie Sociologies contemporaines

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  • BERGERLaurent, Les Nouvelles Ethnologies.C O R C U F F P h i l i p p e , Les Nouvelles

    Sociologies(3edition).DURETPascal, Sociologie de la comptition.JOURDAIN Anne, NAULIN Sidonie, La thorie de

    Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques.MARTUCELLI, DE SINGLY Franois, Les Sociologies

    de lindividu.Conception de maquette : Atelier Didier Thimonier. Armand Colin, Paris, 2011. ISBN : 9782200274085

    Ce logo a pour objet dalerter le lecteur sur la menaceque reprsente pour lavenir de lcrit, toutparticulirement dans le domaine universitaire, ledveloppement massif du photocopillage . Cettepratique qui sest gnralise, notamment dans lestablissements denseignement, provoque une baissebrutale des achats de livres, au point que la possibilitmme pour les auteurs de crer des uvres nouvelles etde les faire diter correctement est aujourdhui menace. Nous rappelons donc que la reproduction et la ventesans autorisation, ainsi que le recel, sont passibles depoursuites. Les demandes dautorisation de photocopierdoivent tre adresses lditeur ou au Centre franaisdexploitation du droit de copie : 20, rue des GrandsAugustins, 75006 Paris. Tl. 01 44 07 47 70.

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  • Sommaire

    Introduction5

    1. Le mtier de sociologue11

    1. La sociologie comme science11

    1.1 Reprise et poursuite du projet durkheimien11

    1.2 La sociologie est-elle une science comme les autres ? (Jean-Claude Passeron, 1991)16

    2. La sociologie en actes20

    2.1 Les mthodes du sociologue20

    2.2 Dnaturaliser le monde social : Linvention du troisime ge (Rmi Lenoir, 1979)27

    3. Une nouvelle conception de laction30

    3.1 Le structuralisme gntique30

    3.2 La notion dhabitus33

    3.3 Habitus et sens pratique : de lacteur lagent36

    2. Sociologie de lcole39

    1. Lcole comme instance de reproduction sociale40

    1.1 Des ingalits sociales aux ingalits scolaires41

    1.2 Des ingalits scolaires aux ingalits sociales48

    1.3 De la controverse acadmique au dbat public54

    2. La dmocratisation scolaire en question (Stphane Beaud, 2002)58

    3. Sociologie de la culture63

    1. La thorie de la lgitimit culturelle64

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  • 1.1 Lhomologie entre hirarchie sociale et hirarchie culturelle 65

    1.2 Lhabitus comme principe gnrateur des pratiques culturelles69

    1.3 Le got, entre imitation et distinction73

    2. La lgitimation dune pratique culturelle : lexemple du jazz (Jean-Louis Fabiani, 1986)78

    3. La thorie de la lgitimit culturelle en question81

    3.1 Lclectisme des pratiques culturelles (Richard Peterson et Roger Kern, 1996)81

    3.2 Des pratiques et des prfrences culturelles dissonantes (Bernard Lahire, 2004)83

    3.3 Les critiques radicales de la thorie de la lgitimit culturelle86

    4. Thorie de lespace social87

    1. Capitaux et espace social87

    1.1 Les capitaux au fondement dun espace socialmultidimensionnel87

    1.2 Lusage du concept de capital (Franois de Singly, 1987)99

    2. La thorie des champs101

    2.1 Champs et position dans le champ102

    2.2 Lusage du concept de champ : lexemple du champ littraire (Pierre Bourdieu, 1992 ; Christophe Charle, 1977)110

    2.3 Du champ conomique lconomie des biens symboliques113

    Conclusion119

    Complments bibliographiques125

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  • Introduction

    Sociologue majeur du XXe sicle et intellectuel engag la fin de sa vie, Pierre Bourdieu est lauteur dunethorie gnrale du monde social. Sappuyant sur lestravaux de Karl Marx, dmile Durkheim et de MaxWeber, Pierre Bourdieu sest intress aux mcanismesde domination et de reproduction des hirarchies socialesainsi quau lien entre lorigine sociale des individus etleurs prfrences et pratiques.

    Pierre Bourdieu (1930-2002)

    Pierre Bourdieu est n le 1er aot 1930 Denguin,dans les Pyrnes-Atlantiques. Il est lenfant unique dunpre issu de la petite paysannerie barnaise, qui futdabord ouvrier agricole puis facteur et receveur desPostes, et dune mre issue dune ligne de propritaires.Le Barn, auquel Pierre Bourdieu est rest attach toutesa vie, est le terrain de lune de ses premires enqutesethnographiques, ainsi que le sujet de son dernier livre,Le Bal des clibataires. Crise de la socit paysanne enBarn[1]. Dabord lycen Pau, Pierre Bourdieu entreensuite en khgne au lyce Louis-le-Grand, Paris. En1951, il intgre lcole normale suprieure de la ruedUlm puis obtient lagrgation de philosophie en 1954. Ildbute ensuite une thse de philosophie, resteinacheve, sous la direction de Georges Canguilhem.Simultanment, il est, pendant un an, professeur dephilosophie au lyce de Moulins.

    De 1955 1960, ses obligations militaires le conduisent

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  • en Algrie. Cette priode est cruciale pour PierreBourdieu : elle scelle son passage de la philosophie lasociologie. En 1958, il publie son premier ouvrage,Sociologie de lAlgrie[2], dans la collection Que sais-je ? . Cest en Kabylie que Pierre Bourdieu effectue sespremires enqutes ethnographiques. Celles-cidbouchent sur plusieurs ouvrages, notamment Travail ettravailleurs en Algrie[3] crit en collaboration avec AlainDarbel, Jean-Paul Rivet et Claude Seibel, et LeDracinement. La Crise de lagriculture traditionnelle enAlgrie[4] crit avec Abdelmalek Sayad. Ces ouvragessont le lieu dune rflexion sur les changements dans lessocits prcapitalistes (urbanisation, salarisation)induits par le capitalisme colonial et les luttesindpendantistes. Ils se fondent non seulement sur desenqutes ethnographiques mais aussi sur des enqutespar questionnaires conduites avec laide dAlain Darbel,statisticien lINSEE (Institut national de la statistique etdes tudes conomiques). Plus tard, la rflexionanthropologique de Pierre Bourdieu sur la socit kabyletraditionnelle sert de fondement empirique desouvrages plus thoriques sur laction humaine telsquEsquisse dune thorie de la pratique[5] o u Le Senspratique[6], et des crits consacrs la domination etaux rapports de genre[7].

    En 1960, Pierre Bourdieu rentre en France. Il devientlassistant la Sorbonne du philosophe et sociologueRaymond Aron, et secrtaire gnral du Centre desociologie europenne (CSE) que ce dernier a fond en1960. Pierre Bourdieu obtient ensuite un poste de matre

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  • de confrences luniversit de Lille quil occupejusquen 1964. cette date, il devient directeur dtudes lcole pratique des hautes tudes (EPHE) et il entameune activit ditoriale en dirigeant la collection Le Senscommun aux ditions de Minuit. Cest dans cettecollection quil publie, jusquen 1992, la plupart de seslivres et ceux des membres de son quipe. Il dite lestravaux dauteurs franais classiques et les traductionsdauteurs trangers qui linspirent (Erving Goffman,Richard Hoggart, Erwin Panofsky). 1964 est aussi lannede la publication des Hritiers. Les tudiants et laculture[8], cocrit avec Jean-Claude Passeron. Cetouvrage est le premier, pour Pierre Bourdieu, connatreun important succs tant acadmique que commercial.Lcole et les pratiques culturelles sont cette poque lesthmatiques de prdilection de Pierre Bourdieu. Ilsintresse aussi la sociologie de lart. Avec dautresmembres du CSE, il publie en 1965 Un Art moyen. Essaisur les usages sociaux de la photographie[9], puis en1966 LAmour de lArt. Les muses dart europens etleur public[10] qui est une tude sur la frquentation desmuses. Cet intrt pour la sociologie de lart semanifeste de nouveau, beaucoup plus tard dans lacarrire de Pierre Bourdieu, en 1992, lorsquil crit LesRgles de lart. Gense et structure du champlittraire[11]. Il dveloppe dans cet ouvrage une analysehistorique de la constitution et du fonctionnement du champ artistique et propose ce faisant un ouvrageemblmatique de sa sociologie des champs sociaux.

    En 1968, Pierre Bourdieu rompt avec son matre

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  • penser Raymond Aron. Il fonde alors le Centre desociologie de lducation et de la culture (actuel Centre desociologie europenne) et, la mme anne, il publie LeMtier de sociologue : pralables pistmologiques[12]avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-ClaudePasseron. Lors des vnements de mai 1968, PierreBourdieu ne sengage pas dans le dbat public, bien quelouvrage Les Hritiers soit abondamment cit. Deux ansplus tard, en 1970, Pierre Bourdieu cocrit avec Jean-Claude Passeron La Reproduction. lments pour unethorie du systme denseignement[13], un nouvelouvrage sur lcole, plus thorique que Les Hritiers. Lesdeux auteurs montrent que lcole, loin doffrir une rellegalit des chances, contribue la reproduction et lalgitimation de la hirarchie sociale.

    Au cours des annes 1970, Pierre Bourdieu occupeune place de plus en plus centrale dans le paysagesociologique. Son aura dpasse celle des sociologues quilui sont contemporains (Michel Crozier, GeorgesFriedmann, Alain Touraine) avec lesquels il ne dialoguedailleurs quasiment pas. La force de Pierre Bourdieurepose en partie sur le collectif quil a su fdrer autourde lui. Chose assez rare dans lunivers des sciencessociales, il sentoure dune quipe de sociologues quicontribuent son travail (comptes-rendus douvrages,ralisation denqutes) et qui participent la diffusionde sa pense. En 1975, Pierre Bourdieu lance la revueActes de la Recherche en Sciences Sociales quil dirigejusqu sa mort. Elle lui permet dexposer ses proprestravaux ainsi que ceux de ses collgues et lves. Sa

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  • forme est relativement novatrice (illustrations, grandformat, mise en page originale), mais son fonctionnementest souvent dnonc comme autocratique. En 1979, estpubli le livre majeur de Pierre Bourdieu : La Distinction.Critique sociale du jugement[14]. Les notionsd habitus et de capital , centrales dans la thoriebourdieusienne, sont largement mobilises pour rendrecompte des diffrences de pratiques culturelles selon lesclasses sociales.

    Au dbut des annes 1980, les principaux concepts dela sociologie bourdieusienne sont fixs. Durant les vingtannes suivantes, Pierre Bourdieu, tout en poursuivantson uvre prolifique, soriente de plus en plus vers ladiffusion de ses travaux, notamment linternational. Il estsimultanment de mieux en mieux reconnu par lesinstitutions franaises. En 1981, il est lu professeur auCollge de France et en 1993 il est le premier sociologue recevoir la mdaille dor du CNRS.

    Les dix dernires annes de la vie de Pierre Bourdieusont marques par son passage du rle de chercheuruniversitaire celui dintellectuel engag. En 1993, ildirige louvrage collectif La Misre du monde[15] qui, autravers de rcits de vie dindividus en situation desouffrance sociale, fait de Pierre Bourdieu le porte-paroledes personnes en situation de misre sociale. Cetouvrage connat un trs grand succs de librairie.Paralllement, lengagement militant de Pierre Bourdieuva croissant durant les annes 1990. Il prend notammentla dfense des grvistes lors du mouvement social delautomne 1995, puis il apporte son soutien au

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  • mouvement des chmeurs de lhiver 1997-1998 et auxaltermondialistes. Ses critiques du nolibralisme et despolitiques de dmantlement des services publics sontfortement relayes par les mdias avec lesquels ilentretient des relations pourtant houleuses, faites defascination et de critique radicale. Deux ouvrages,intituls Contre-feux (1[16] et 2[17]), rassemblent sesinterventions politiques. En appui cet engagementmilitant, Pierre Bourdieu inaugure une nouvellecollaboration ditoriale avec les ditions du Seuil en 1992et il lance en association avec elles la maison ddition Raisons dagir la suite des grves de 1995. Cestchez cet diteur quil publie en 1996 le petit livrepolmique Sur la tlvision[18]. Facile daccs, il sagit delun de ses ouvrages les plus vendus. En 2000, PierreCarles ralise le documentaire La sociologie est un sportde combat[19] qui retrace lengagement intellectuel etpolitique de Pierre Bourdieu. Il met tout particulirementen vidence linfluence que le sociologue a pu avoir surles mouvements sociaux. Paralllement sonengagement militant, Pierre Bourdieu poursuit nanmoinsune rflexion plus acadmique sur la sociologie et le rlede la science (Mditations pascaliennes[20] ; Science dela science et rflexivit[21]).

    Pierre Bourdieu dcde le 23 janvier 2002, lge de71 ans, laissant derrire lui une uvre colossale (343publications selon le quotidien Libration (25/01/02)). Sesplus grands succs ditoriaux sont ses ouvragespolmiques ou grand public (Sur la tlvision, La Misredu monde). Ce sont des ouvrages daccs plus difficile,

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  • tels que Les Hritiers ou La Distinction, qui sont devenusdes classiques de la sociologie.

    Prsentation de louvrage

    Lobjectif de cet ouvrage consacr la thorie dePierre Bourdieu et ses usages sociologiques est derestituer la fois synthtiquement et fidlement lesprincipaux apports de cet auteur la sociologie. Il sagitnotamment de faciliter la lecture des textes de PierreBourdieu, celui-ci tant connu pour la complexit de soncriture, faite de circonvolutions stylistiques et de jeux demots.

    Si les travaux sociologiques de Pierre Bourdieu ontport, au cours de sa carrire, sur une grande varitdobjets (socits traditionnelles, monde universitaire,mdias, conomie), nous nous concentrons ici sur lesquatre thmatiques les plus centrales de son uvre. Lepremier chapitre porte sur la rflexion pistmologiqueque Pierre Bourdieu a mene tout au long de sa vie.Comprendre sa conception de la sociologie et du mtierde sociologue offre un point dentre pour saisir lamanire dont il envisage le monde social et lactionhumaine. Les deux chapitres suivants partent dobjetsparticuliers de la rflexion bourdieusienne, lcole et laculture, pour mettre en vidence la manire dont se sontforgs, empiriquement, les principaux concepts delauteur. Il sagit aussi de montrer, dans les deux cas,comment ces concepts ont permis un renouvellementprofond et durable de la rflexion mene dans cesdomaines. Enfin, le dernier chapitre porte sur la thorie

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  • de lespace social. Cette thorie permet une monte engnralit en expliquant le fonctionnement des diffrentsdomaines de la vie sociale.

    Dans chacun des chapitres, lexposition de la thoriede Pierre Bourdieu est prolonge par la prsentation detravaux dauteurs qui ont illustr ou poursuivi sa rflexion.Cet ouvrage a donc pour ambition de mettre au jour laporte du travail sociologique de Pierre Bourdieu, devenuune rfrence incontournable dans de nombreuxdomaines dtude.

    [1] . Le Bal des clibataires. Crise de la socit paysanne en Barn (2002), Paris, Le Seuil.[2] . Sociologie de lAlgrie (1958), Paris, Presses Universitaires de France.[3] . Bourdieu P., Darbel A., Rivet J.-P. et Seibel C., Travail et travailleurs en Algrie (1963), Paris,

    Mouton.[4] . Bourdieu P. et Sayad A., Le Dracinement. La Crise de lagriculture traditionnelle en Algrie

    (1964), Paris, Minuit.[5] . Esquisse dune thorie de la pratique (1972), Genve, Droz.[6] . Le Sens pratique (1980), Paris, Minuit.[7] . La Domination masculine (1998), Paris, Le Seuil.[8] . Bourdieu P., Passeron J.-C., Les Hritiers. Les tudiants et la culture (1964), Paris, Minuit.[9] . Bourdieu P. (dir.), Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (1965),

    Paris, Minuit.[10] . Bourdieu P. (dir.), LAmour de lart. Les muses dart europens et leur public (1966), Paris,

    Minuit.[11] . Les Rgles de lart. Gense et structure du champ littraire (1992), Paris, Seuil.[12] . Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le Mtier de sociologue : pralables

    pistmologiques (1968), Paris, Mouton.[13] . Bourdieu P., Passeron J.-C., La Reproduction. Elments pour une thorie du systme

    denseignement (1970), Paris, Minuit.[14] . La Distinction. Critique sociale du jugement (1979), Paris, Minuit.[15] . Bourdieu P. (dir.), La Misre du monde (1993), Paris, Le Seuil.[16] . Contre-feux 1. Propos pour servir la rsistance contre linvasion no-librale (1998), Paris,

    Raisons dagir.[17] . Contre-feux 2. Pour un mouvement social europen (2001), Paris, Raisons dagir.[18] . Sur la tlvision, suivi de LEmprise du journalisme (1996), Paris, Raisons dagir.[19] . Carles P. (2001), La sociologie est un sport de combat, Buena Vista Home Entertainement.[20] . Mditations pascaliennes (1997), Paris, Le Seuil.[21] . Science de la science et rflexivit. Cours du Collge de France 2000-2001 (2001), Paris,

    Raisons dagir.

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  • Le mtier de sociologue

    Pierre Bourdieu doit sa clbrit la thorie du mondesocial quil a labore. Pour autant, non content dtre unpraticien de la sociologie, Pierre Bourdieu a aussiconsacr un partie de son travail rflchir auxconditions dexistence de la sociologie comme discipline,et aux attendus du mtier de sociologue. Cesproccupations sont le fruit dun travail collectif ralisavec deux autres sociologues : Jean-ClaudeChamboredon et Jean-Claude Passeron. En 1968, lestrois hommes publient Le Mtier de sociologue[1]. Celivre nonce les principes que doit suivre toute dmarchesociologique pour tre qualifie de scientifique. Revenirsur la manire dont Pierre Bourdieu envisage lascientificit de la sociologie et, par suite, laction humainepermet dclairer sa thorie du monde social. 1

    1. La sociologie comme science

    Toute discipline qui cherche tre reconnue commescience doit sinterroger sur les conditions de scientificitde la production de ses connaissances. Cette rflexion,qualifie d pistmologique , est mene pour lasociologie depuis sa naissance la fin du XIXe sicle,notamment dans les travaux dmile Durkheim (1858-1917). Pierre Bourdieu, avec Jean-Claude Chamboredonet Jean-Claude Passeron, se saisit son tour de cetteproblmatique dans Le Mtier de sociologue.

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  • 1.1 Reprise et poursuite du projet durkheimien

    Filiation intellectuelle

    La rflexion sur les conditions que la sociologie doitremplir pour tre considre comme science, a t initieen France par mile Durkheim la fin du XIXe sicle. cette poque, la sociologie tout juste naissante, doit, pourparvenir se constituer comme discipline autonome,mettre en vidence ce qui la distingue de disciplinesproches telles que la psychologie, la philosophie, lhistoireet la biologie. Les sociologues doivent aussi rflchir auxconditions dans lesquelles ils peuvent produire uneconnaissance scientifique. La rponse apporte par mileDurkheim dans Les Rgles de la mthode sociologique[2]consiste affirmer quune connaissance scientifique dumonde social est possible mais quelle se fonde moinssur la spcificit de son objet (la vie sociale est aussitudie par lhistoire, par la psychologie) que sur lesmthodes quelle emploie.

    Plus de soixante-dix ans aprs, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron fontdmile Durkheim, alors quelque peu oubli, leurprincipale rfrence lorsquils crivent Le Mtier desociologue. Comme lui, ils souhaitent permettre auxsociologues de leur poque de saccorder sur ce qui faitde leur discipline une science et ils cherchent mettre aujour les principes qui doivent guider le travailsociologique.

    Ce qui intresse les trois auteurs nest pas tant dediscuter la pertinence du classement de la sociologie

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  • parmi les sciences puisque le fait que la sociologie soitune science leur semble acquis (Pierre Bourdieu critainsi : la sociologie me parat avoir toutes les propritsqui dfinissent une science[3] ) mais plutt de mettrela pratique sociologique la question , cest--dire derflchir aux conditions dans lesquelles lusage destechniques employes par les sociologues pour rendrecompte du rel aboutit des rsultats qui peuvent trequalifis de scientifiques : la question de savoir si lasociologie est ou non une science, et une science commeles autres, il faut donc substituer la question du typedorganisation et de fonctionnement de la cit savante leplus favorable lapparition et au dveloppement dunerecherche soumise des contrles strictementscientifiques (Le Mtier de sociologue, 1968, p. 103).

    Par ce questionnement, les auteurs souhaitentnotamment dnoncer labsence de rflexion sur lusagedes mthodes statistiques, celles-ci stant rpandues la fin des annes 1960 sous la houlette de lAmricainPaul Lazarsfeld. Pour Pierre Bourdieu, Jean-ClaudeChamboredon et Jean-Claude Passeron, il sagit donc defonder une nouvelle thorie de la pratique sociologique.

    Pour ce faire, la rdaction dun ouvrage en troisvolumes tait initialement prvue : un premier devaitposer les pralables pistmologiques la connaissancesociologique (cest--dire dfinir quelles conditions lasociologie est une science), un second devait tudiercomment le sociologue construit son objet dtude(cest--dire comment il dfinit sa problmatique) et untroisime devait tablir un rpertoire critique des outils du

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  • sociologue. Seul le premier ouvrage, qui constitue LeMtier de sociologue tel que nous le connaissons, a teffectivement rdig. Ce livre a pour particularit dtrecompos pour moiti du texte des trois auteurs, et pourmoiti de textes dappui emprunts tant la traditionsociologique (mile Durkheim, Max Weber, MarcelMauss) qu la tradition pistmologique issue de larflexion sur les sciences de la nature (Gaston Bachelard,Georges Canguilhem, Alexandre Koyr).

    Se dfaire de lillusion du savoir immdiat

    Lun des principaux enseignements dmile Durkheimdans Les Rgles de la mthode sociologique est que,pour observer les faits sociaux et en rendre compte demanire scientifique, les sociologues doivent cartersystmatiquement les prnotions . Les prnotions sontdes reprsentations schmatiques et sommaires quisont formes par la pratique et pour elle parlensemble des individus et donc aussi par lessociologues. En effet, ds lors que nous vivons ensocit, nous nous forgeons des reprsentations utilespour nous orienter, nous positionner, mettre desjugements sur le monde qui nous entoure. Ainsi, a-t-onpar exemple une reprsentation des hirarchies socialesde notre pays ou de lactivit de la justice sans pourautant tre capables de dire si ces reprsentationsrefltent tout fait fidlement la ralit, car nous ne lesavons pas soumises la rflexion. Ces ides a priori sontun obstacle la science car elles nous empchent de voirla vraie nature des choses.

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  • la suite dmile Durkheim, les auteurs du Mtier desociologue dnoncent le danger de cette illusion dusavoir immdiat et ils encouragent le sociologue effectuer une rupture pistmologique avec cette sociologie spontane pour parvenir laborer undiscours sur le monde social qui soit de naturescientifique.

    Pour rompre avec les prnotions, mile Durkheimconseillait aux sociologues dadopter une positiondextriorit par rapport aux faits sociaux (il faut lesconsidrer comme des choses qui nous sont extrieures)et une position dignorance a priori. Plusieurs mthodeset techniques permettant deffectuer cette rupturepistmologique taient voques dans ses travaux.Lune dentre elle, qui est reprise dans Le Mtier desociologue, consiste se donner une dfinition provisoirede lobjet tudier. Cette dfinition se fonde non sur desimpressions personnelles du chercheur mais sur dessignes objectifs empiriquement observables de lobjet.Ainsi, les prnotions sont en partie neutralises pour nepas prdterminer les rsultats de lenqute. mileDurkheim, par exemple, dfinissait le crime comme toutacte puni. Cela lui permettait dvacuer de la rechercheses propres jugements moraux, jugementsconsubstantiels de sa vision non savante du crime. Outrela dfinition provisoire de leurs objets, les sociologuespeuvent aussi utiliser des techniques dobjectivation durel telles que les statistiques. Cest ce que faisait mileDurkheim dans Le Suicide[4]. partir des statistiquesofficielles du suicide en France, il mettait en vidence des

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  • rgularits (saisonnalit du suicide, volution du taux desuicide en fonction de lge) qui le conduisaient affirmer quil tait possible dexpliquer le suicide sans serfrer aux motifs psychologiques des individus commenos prnotions nous le laisseraient supposer. Loutilstatistique rend donc plus objectif le fait social ennous permettant de dpasser nos prnotions subjectivespar la mise au jour de rsultats inattendus.

    La lutte contre lillusion du savoir immdiat est toutefoisentrave par la nature du langage utilis par lessociologues. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredonet Jean-Claude Passeron soulignent que lune desdifficults de la rupture pistmologique entre le senscommun et le discours scientifique en sociologie tient aufait que les sociologues sexpriment dans le mmelangage que les non-sociologues. Il nen va pas de mmepar exemple pour les physiciens qui, grce au langagemathmatique et au vocabulaire spcifique leurdiscipline, parviennent plus facilement mettre unedistance entre leurs reprsentations personnelles et leurobjet dtude. Le langage commun quutilisent lessociologues est potentiellement source derreur car ilenferme des reprsentations du monde social. Comme ledisent les auteurs : le langage ordinaire [] enferme,dans son vocabulaire et sa syntaxe, toute une philosophieptrifie du social toujours prte resurgir des motscommuns ou des expressions complexes construitesavec des mots communs que le sociologue utiliseinvitablement (pp. 36-37). Par exemple, le fait deparler dchelle sociale suppose implicitement une

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  • reprsentation de la socit comme un espace fluide o ilest possible de circuler entre les positions sociales, cequi nest pas le cas si lon parle de classes sociales. Lessociologues doivent donc soumettre en permanence leurlangage une analyse critique et clarifier les notionsquils utilisent afin den mettre au jour les prsuppossimplicites. Ils sexposent sinon prendre pour donnsdes objets reconstruits dans et par le langage commun.

    La sociologie du dvoilement

    La mfiance vis--vis du discours des individus est unautre point commun qui relie les auteurs du Mtier desociologue et mile Durkheim. Elle dcoule du principequi consiste vouloir expliquer le social par le social (Les Rgles de la mthode sociologique). En effet, pourdmarquer la sociologie de la psychologie, mileDurkheim a cherch montrer que les faits sociaux(comme le suicide) pouvaient tre expliqus par dautresfaits sociaux (lintensit de la vie collective, labsence denormes) sans recourir des explications biologiques(physiologie particulire des suicidaires) oupsychologiques (tat affectif). Cela va de pair avec uneconception holiste de la vie sociale, cest--dire aveclide que la socit est un tout qui dpasse les individusqui la composent et les contraint par le biais dinstitutions.Cette vision soppose une conception individualiste dumonde social o il serait possible de rendre compte de lasocit en se bornant tudier les individus. PierreBourdieu sinscrit dans la mme ligne intellectuellequmile Durkheim. partir du moment o les individus

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  • sont considrs comme dtermins pour partie par unesocit qui les dpasse, il sensuit quils ne sont pasconscients de ce qui dtermine ce quils font et ce quilssont : cest le principe de la non-conscience . Alorsquils pensent que leurs actions ne sont que le produit deleur volont, il est possible, pour le sociologue,dobjectiver ce qui les dtermine mais il doit pour cela semfier du discours des acteurs sociaux.

    La sociologie de Pierre Bourdieu se veut donc unesociologie du dvoilement qui met au jour lesdterminismes qui psent sur les acteurs sociaux sansquils en soient conscients. Les mcanismes sociaux nesont en effet pas immdiatement visibles et la tche dusociologue consiste les faire apparatre. Ce nest quunefois conscients de ce qui les contraint que les acteurssociaux peuvent sen librer : Si le sociologue a un rle,ce serait plutt de donner des armes que de donner desleons. (Questions de sociologie, 1984, p. 95)

    Le cadre pidmologique pos dans Le Mtier desoc iologue est lorigine dun renouveau duquestionnement autour de la discipline sociologique.Parmi les auteurs ayant continu le travail commenc parPierre Bourdieu et ses collgues, se trouve lun dentreeux : Jean-Claude Passeron.

    1.2 La sociologie est-elle une science comme les autres ? (Jean-Claude Passeron, 1991)

    Coauteur avec Pierre Bourdieu et Jean-ClaudeChamboredon du Mtier de sociologue en 1968, Jean-Claude Passeron a poursuivi sa rflexion

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  • pistmologique dans Le Raisonnement sociologiquepubli en 1991[5]. Sa rflexion dbute en amont de celled u Mtier de sociologue o, ds le dpart, il tait tenupour acquis que la sociologie tait une science. Jean-Claude Passeron, au contraire, se pose la questionde la scientificit de la sociologie : est-elle une sciencecomme les autres ?

    Le questionnement

    Le Raisonnement sociologique souvre sur deuxquestions propos de la sociologie : Science ou non ?Si oui, comme les autres ou pas ? (p. 7). Dans cetouvrage, cest la comparaison de la scientificit de lasociologie avec celle des sciences exprimentales (lessciences de la nature) qui est lorigine des prceptesmthodologiques auxquels aboutit Jean-ClaudePasseron.

    Pour Jean-Claude Passeron, la sociologie ne sedistingue pas des autres sciences humaines et sociales(lhistoire, lanthropologie) quil regroupe sous le termegnrique de sciences historiques . Toutes ont en effetun objet similaire : le monde historique. Ce dernier estdiffrent de lobjet des sciences exprimentales dans lamesure o il est le lieu de phnomnes, toujourscontextualiss, qui ne peuvent jamais se reproduire lidentique. Cela te au savant la possibilit de raliserdes exprimentations au mme titre que les autresscientifiques puisquil ne peut jamais contrler lesconditions doccurrence des phnomnes. Le critre descientificit des sciences exprimentales ne peut donc

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  • pas sappliquer aux sciences historiques. Pour autant, lessciences historiques doivent-elles tre exclues delunivers des sciences ? Autrement dit, nexiste-t-il quunseul rgime de scientificit ?

    Les obstacles la constitution de la sociologie comme science

    Le fait que la sociologie ait pour objet le mondehistorique o les configurations ne se reproduisent jamais lidentique rend non seulement complique laralisation dexprimentations, mais cela empche aussidtablir des lois gnrales. Les thories proposes par lasociologie sont en ralit toujours indexes un contextespatio-temporel particulier, ce qui les empche defonctionner comme des paradigmes scientifiques. Lesparadigmes sont des thories sur lesquelles, unmoment donn, les scientifiques saccordent, jusqu cequelles soient rfutes (ainsi, en physique, le paradigmede la relativit dEinstein est-il venu remplacer celui deNewton). Dans les sciences historiques en revanche,diffrentes thories peuvent coexister un momentdonn.

    De surcrot, comme le montraient dj les auteurs duMtier de sociologue, les sociologues sexpriment dans lamme langue que les non-scientifiques, cest--dire dansla langue naturelle et non dans une langue artificielleou protocolarise comme peut ltre le langage desmathmatiques. Or, pour que les scientifiquessaccordent sur un paradigme, il faut quils aient unelangue commune, univoque, stabilise cest--direfonde sur un haut degr de consensus (p. 362) au

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  • sein du groupe des spcialistes. Ds lors, linfirmit detout discours sociologique (p. 371) provient de sonincapacit tablir une langue protocolarise qui aurait[] les vertus dun paradigme durable (p. 371).

    Les concepts labors oscillent donc entre deux types :soit ils sont trs particuliers (cest--dire quils refltentprcisment lancrage contextuel du phnomne quilsdcrivent) mais leur prcision empirique empche toutemonte en gnralit, soit loppos, ils sont trop thoriques et ils englobent un grand nombre desituations, mais ils ne peuvent rendre compte daucunesituation prcisment puisquils sont dsindexs duncontexte spatial ou temporel particulier. Toutefois, celanimplique pas que les sociologues renoncent laconceptualisation. Ils doivent seulement prendreconscience du fait que leurs concepts ne peuvent tre aumieux que des abstractions incompltes , cest--diredes concepts qui conservent une rfrence tacite unecontextualisation. Jean-Claude Passeron en conclut, sopposant ainsi a posteriori au projet du troisime tomedu Mtier de Sociologue que le lexique scientifique dela sociologie est un lexique infaisable (p. 371).

    Les conditions de la production de connaissances sociologiques scientifiques

    Jean-Claude Passeron met en vidence deuxtechniques pour parvenir pratiquer la sociologie demanire scientifique tout en prenant en considration lesparticularits induites par la dimension historique de cettediscipline. Ces deux techniques font largement cho aux

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  • prconisations que Pierre Bourdieu, Jean-ClaudeChamboredon et lui-mme faisaient dj en 1968 dans LeMtier de sociologue, mais elles sont fondes sur uneargumentation un peu diffrente.

    La premire technique consiste protocolariser lelangage naturel grce au raisonnement comparatif. Endpit du caractre irrductiblement historique du mondesocial, pour parvenir rendre leurs concepts plusgnraux, les sociologues peuvent se mettre daccordpour traiter comme quivalents certains contextes qui nesont pas identiques, en les runissant sous un mmetype. Comme dans Le Mtier de sociologue, Jean-ClaudePasseron valorise le raisonnement comparatif qui sefonde sur des idaux-types ou des analogies. Ceraisonnement, qui permet de rapprocher ou de distinguerdiffrents contextes historiques, ne peut toutefoisconduire qu des conclusions gnrales qui ont un statutde prsomptions . En effet, pour que les conclusionspuissent avoir le statut de ncessit , un raisonnementexprimental avec un contrle de tous les paramtresserait indispensable, ce qui est impossible dans le cas delobservation du monde historique.

    La seconde technique consiste effectuer un va-et-vient entre le raisonnement exprimental et lacontextualisation historique. Bien quayant un objethistorique, les sciences historiques peuvent recourir des mthodes exprimentales, comme lusage desstatistiques. Avant toute chose, Jean-Claude Passeronritre lappel la vigilance pistmologique dessociologues, ds lors quils utilisent des mthodes

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  • exprimentales. En effet, celles-ci, du fait de leurexpression dans un langage formalis, risquent de fairetomber les sociologues dans lillusionexprimentaliste (cest--dire la croyance selon laquellele recours aux mthodes exprimentales suffit garantirla scientificit des rsultats). Cela tant, Jean-ClaudePasseron insiste, plus que cela ntait fait dans Le Mtierde sociologue, sur la complmentarit entre leraisonnement exprimental et le rcit historique. Cesdeux mthodes sont a priori opposes : alors que lapremire se fonde sur lobservation paramtrescontrls de corrlations constantes entre les faitssociaux, ce qui revient dsindexer les phnomnes deleur contexte historique particulier, la seconde indexeprcisment linterprtation des faits historiques leurcontexte spatial et temporel. Le problme est quunesociologie qui serait un simple rcit historique risqueraitde se rduire de la sociologie spontane ou de lhistoireet quune sociologie qui se fonderait uniquement sur lesstatistiques serait un non-sens historique. Leraisonnement exprimental en sociologie est doncindissociable dun travail de contextualisation historique : le raisonnement sociologique se distingue du rcithistorique par des moments de raisonnementexprimental, mais [] ces moments de puretmthodologique alternent ncessairement dans sontravail interprtatif avec dautres moments duraisonnement naturel. [] Le raisonnement statistique[] est bien un raisonnement exprimental, mais il ne lereste quautant quil nnonce rien sur le monde

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  • historique : ds quon met du sens dans lnonc de sescorrlations formelles, les phrases se chargent decontexte, dit ou non dit. (p. 78)

    La conclusion laquelle aboutit Le Raisonnementsociologique est donc que la sociologie est bien unescience, mais que sa scientificit ne doit pas tremesure laune des critres que lon applique auxsciences naturelles. Il existe donc plusieurs rgimes descientificit et le raisonnement naturel ne condamne pasau sens commun (p. 12). Ainsi, tout en retrouvant unepartie des conclusions du Mtier de sociologue, Jean-Claude Passeron complexifie laffirmation bourdieusienneselon laquelle il est vident que la sociologie [] paratavoir toutes les proprits qui dfinissent unescience[6] .

    2. La sociologie en actes

    En plus dune rflexion pistmologique sur lesconditions que doit remplir la sociologie pour trequalifie de science, Pierre Bourdieu, Jean-ClaudeChamboredon et Jean-Claude Passeron proposent dansLe Mtier de Sociologue en 1968 une analyse desmthodes employes par le sociologue. Dans louvrage,les auteurs considrent que les mthodes permettant une rupture pistmologique doivent tre contrles afindassurer la scientificit des rsultats produits. Quil aitrecours aux statistiques, lobservation ou lentretien, lesociologue doit faire preuve de vigilancepistmologique lors de la construction de son objet de

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  • recherche et du recueil de ses donnes.

    2.1 Les mthodes du sociologue

    S i Le Mtier de Sociologue aborde la question desmthodes utilises par le sociologue, lapproche resteessentiellement thorique et abstraite. Aussi, ne faut-ilpas chercher dans cet ouvrage des recettes , des trucs ou des ficelles lusage du sociologueamateur commenant une investigation de terrain.Lintrt des trois auteurs pour la mthodologie sinscritdans leur problmatique plus gnrale sur la naturespcifique de la dmarche sociologique, conue commeune dmarche scientifique.

    De limportance du contrle pistmologique des mthodes employes

    Le fait est conquis, construit, constat : cette phrasede Gaston Bachelard est reprise par Pierre Bourdieu,Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeronpour prsenter les trois actes pistmologiques quifondent, selon eux, la sociologie. Ces trois actes necorrespondent pas trois moments distincts de larecherche mais ils se retrouvent au contraire toutes lestapes de linvestigation sociologique. Le fait doit toutdabord tre conquis contre lillusion du savoirimmdiat : comme nous lavons vu, une rupture doit treopre vis--vis du langage commun pour faire entrer lasociologie dans un rgime de scientificit. Le fait est aussi construit en fonction dune problmatique thorique laquelle participe la mthodologie choisie. En fonction de

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  • cette problmatique thorique et de cette mthodologie,le fait est constat , cest--dire mis lpreuve de laralit. Si ces trois actes pistmologiques ne sesuccdent pas lors de la recherche, ils sont nanmoinshirarchiss : le constat (ou lexprimentation) dpend dela construction qui elle-mme est fonction de la rupture.Puisque la notion de rupture a dj t prsente, nousnous centrerons ici davantage sur la construction et leconstat ainsi que sur le lien tabli par la mthodologieentre ces deux actes pistmologiques.

    Il nexiste pas en sociologie de donnes pures dtaches de toute thorie. Le constat dpend toujoursde la construction de lobjet qui est elle-mmencessairement thorique : une problmatique thoriqueest ncessaire pour interroger le rel. Par exemple, pourraliser une observation, le sociologue doit sappuyer surdes hypothses thoriques qui orientent son regard : ildoit savoir quoi observer pour tablir des constats. Toutegrille dobservation, qui recense les aspects auxquels lesociologue doit prter attention, met ainsi en uvre desprsupposs thoriques. De mme, le questionnairedune enqute statistique sappuie sur des hypothses quitendent faonner les rsultats : les rponses obtenuessont fonctions des questions poses. Dans la mesure oelle dtermine les rsultats que lon peut obtenir, laconstruction de lobjet apparat comme un actescientifique fondamental : les faits qui valident la thorievalent ce que vaut la thorie quils valident (p. 85).

    Si, contrairement une ide reue, les techniquesdenqute ne sont pas neutres mais au contraire ptries

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  • de thorie, le sociologue doit tre vigilant quant leurutilisation. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon etJean-Claude Passeron parlent de vigilancepistmologique .

    Finalement, le sociologue doit se dfaire de deux typesdillusion : lillusion de la connaissance immdiate, laquelle doit tre oppos le principe de rupture grcenotamment au recours aux mthodes sociologiques, etlillusion scientiste de la neutralit des techniquesdenqute, laquelle doit tre oppos le contrlepistmologique rigoureux des mthodes employes.

    Se dfaire de lillusion statistique

    Le recours aux statistiques permet de rompre avec laconnaissance immdiate. Comme nous le verrons dansles chapitres suivants, de nombreux rsultatssociologiques mis au jour par Pierre Bourdieu sont issusdanalyses statistiques. Pour autant, les auteurs du Mtierde Sociologue mettent en garde contre une utilisation desstatistiques qui saffranchirait dune rflexion sur lesimplications thoriques de la mthode. En particulier,llaboration du questionnaire permettant de collecter desdonnes ne peut se passer dune interrogation sur lesprsupposs inhrents aux questions poses. Chacunede ces questions engage en effet une problmatiquethorique implicite dont le sociologue doit avoirconscience sil veut interprter correctement les rponsesdes enquts. Sans cela, le sociologue risque de rifierses propres prsupposs thoriques en interprtant defaon abusive ses questions comme des questions que

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  • les sujets se posent effectivement. En labsence decontrle pistmologique, sa dmarche ne peut donc trescientifique.

    Dans un texte intitul Lopinion publique nexistepas[7] , Pierre Bourdieu montre que les sondagesdopinion reposent sur des postulats non interrogs etque leurs rsultats peuvent ds lors tre remis en cause.En rfutant lun aprs lautre trois de ces postulatsfondamentaux, il dconstruit la notion dopinion publiquetelle quelle est prsente par les instituts de sondage. Lepremier postulat snonce ainsi : tout le monde peutavoir une opinion ; ou, autrement dit, [] la productiondune opinion est la porte de tous (p. 222). PierreBourdieu montre quau contraire la comptence politiqueest ingalement distribue, en fonction du niveaudinstruction essentiellement. Lexclusion des non-rponses dans la prsentation des rsultats conduit vacuer le problme de la capacit diffrencie desrpondants se forger une opinion, notamment politique.Sajoute cela le fait que les questions sont diffremmentinterprtes par les rpondants, en fonction de leurappartenance sociale et donc de leur systme de valeurs.Ces arguments tendent remettre en cause le postulatdes instituts de sondage selon lequel les conditions deproduction de lopinion sont universellement etuniformment remplies. Selon le deuxime postulat, toutes les opinions se valent (p. 222) et leur simpleaddition formerait donc ce que lon appelle lopinionpublique . L opinion publique ainsi constituecorrespond ce que Pierre Bourdieu appelle un

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  • artefact , cest--dire un construit faonn par latechnique denqute et qui na pas dquivalent dans laralit. Il ajoute quil sagit dun artefact dpourvu desens car lopinion publique ne peut se rsumer unpourcentage. Lopinion publique est en ralit davantagele fait de leaders dopinion et de groupes de pression quiont russi se mobiliser pour faire merger leursrevendications sur la scne politique. Les opinionsindividuelles nont pas toutes le mme poids dans laconstitution de lopinion publique. Enfin, Pierre Bourdieusattaque lhypothse quil y a un consensus sur lesproblmes, autrement dit quil y a un accord sur lesquestions qui mritent dtre poses (p. 222).Remettant en cause lindpendance des instituts desondage, il montre que les questions poses dans uneenqute dopinion sont directement lies auxproccupations du personnel politique qui cherche ainsi tre inform sur les moyens dorganiser son action. Dufait de cette imposition de problmatique , lesquestions poses ne sont pas les questions que seposent rellement les personnes interroges. Finalement, lopinion publique telle quelle est construite par lesinstituts de sondage nexiste pas dans la ralit : elle estun pur artefact qui repose sur des prsuppossimplicites.

    Le texte de Pierre Bourdieu est instructif deuxniveaux. En premier lieu, il ritre la mise en garde contrelillusion statistique laquelle peut mener un usage peurigoureux des mthodes quantitatives, tant par lesociologue que par le statisticien de linstitut de sondage.

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  • En second lieu, ce texte apparat comme une applicationdu principe de rupture dfendu dans Le Mtier deSociologue : la notion dopinion publique est dconstruiteen mettant au jour les prsupposs sur lesquels ellerepose. Le titre polmique Lopinion publique nexistepas insiste sur la ncessit de ne pas prendre pouracquis les expressions du langage commun.

    Se dfaire de lillusion biographique

    Linterrogation de Pierre Bourdieu sur la faon dont lesmthodes denqute influencent les rsultats obtenussest aussi porte sur lentretien biographique. Son texte, Lillusion biographique[8] , est une rfrence enmatire de rflexion mthodologique sur lhistoire devie . Les prsupposs thoriques qui sous-tendent cettemthode particulire y sont analyss : parler dhistoirede vie, cest prsupposer au moins, et ce nest pas rien,que la vie est une histoire et quune vie estinsparablement lensemble des vnements duneexistence individuelle conue comme une histoire et lercit de cette histoire (p. 81). Dans le cadre dunentretien biographique, lenquteur et lenqut ont tousdeux intrt accepter le postulat du sens delexistence raconte (p. 82). Ainsi, au cours delentretien, lenqut incit par lenquteur tente dedonner du sens aux vnements disparates relats. Il sefait lidologue de sa propre vie (p. 82) et son rcitnest autre quune reconstruction a posteriori visant convaincre de la cohrence de son parcours. Ds monplus jeune ge , jai toujours t , dj cette

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  • poque , etc. sont ainsi des expressions que lonretrouve souvent en entretien : par ces procdsrhtoriques, lenqut justifie ses choix dengagement endonnant une cohrence lensemble de soncheminement.

    Lentretien biographique ne permet pas doprer unerupture avec le sens commun. Il est en effet indissociabledu langage ordinaire qui dcrit la vie comme une carrire,un parcours orient, un dplacement linaire. Latechnique denqute correspondant lhistoire de vieapparat donc ncessairement empreinte de lillusionbiographique. Alors que lanalyse statistique risque, sielle nest pas contrle, de faire tomber le sociologuedans lillusion scientiste, lillusion biographique en restequant elle lillusion du savoir immdiat dcrite dans LeMtier de Sociologue. Dans Lillusion biographique ,Pierre Bourdieu semble finalement proscrire lusage delentretien biographique comme technique denqutepermettant de rompre avec le sens commun et daccder un mode dexplication scientifique du monde social.

    En ralit, Pierre Bourdieu a lui-mme eu recours latechnique de lentretien biographique. En 1993, il publieLa Misre du monde[9] qui restitue des rcits de viedouvriers, demploys et de paysans livrant leursouffrance et leur misre[10]. Plus de cent cinquanteentretiens ont ainsi t raliss entre 1989 et 1992 par lesvingt-deux sociologues runis dans lquipe de recherchedirige par Pierre Bourdieu. La publication de louvrageest souvent considre comme une rupture par rapportaux rflexions pistmologiques menes notamment

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  • d ans Le Mtier de sociologue ou dans Lillusionbiographique . Pierre Bourdieu semble en effetfinalement octroyer lentretien biographique, cest--direau rcit de vie subjectif des individus, le droit de figurerau rang des mthodes denqute sociologiques valables.Il nexplique nanmoins jamais comment le sociologuepeut se dfaire de lillusion biographique. En revanche, ilsinterroge dsormais sur la manire dont le sociologuepeut exercer un contrle pistmologique rigoureux ensituation dentretien. Ce faisant, en dplaant leproblme, il rattache son questionnement certaines desproccupations du Mtier de sociologue. Ainsi, dans letexte Comprendre plac la fin de La Misre dumonde, il insiste sur la ncessit de contrler les effets delenqute afin de lutter contre lillusion consistant chercher la neutralit dans lannulation de lobservateur (p. 916). La situation dentretien doit donc tre elle-mmeanalyse pour se dpartir de lillusion de sa neutralit etpercevoir dans quelle mesure elle influence les proposrecueillis. Si le sociologue doit chercher rduire lesdistorsions lies la dissymtrie sociale entre enquteuret enqut et donc tenter dattnuer la violencesymbolique (voir chapitre 2) de la relation, il ne peut lefaire que par une rflexion approfondie sur ce qui peuttre dit et ce qui ne peut ltre. La perspectivecomprhensive (adopte notamment par le sociologueMax Weber), qui consiste sintresser aux logiquessubjectives et donc au sens que les individus donnent leurs actions (par opposition la perspective explicative),nouvellement affiche par Pierre Bourdieu, sappuie donc

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  • sur un travail incessant de construction visant obtenirdes propos aussi peu marqus que possible par leseffets de la situation denqute.

    Lauto-analyse au cur de la vigilance pistmologique

    Dans Le Mtier de Sociologue, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeronprcisent que la vigilance pistmologique doit porter nonseulement sur les prsupposs propres aux techniquesdenqute mais galement sur les conditions sociales dela pratique sociologique qui doivent donc treobjectives. En effet, le sociologue nest pas un tredsincarn : cest un sujet social qui se caractrise parune appartenance sociale, un sexe, un ge, mais aussides prfrences et des dgots. Ds lors, il forgeinconsciemment un certain nombre de prnotions lgard de son objet de recherche. Ainsi, les prsuppossvis--vis de la pratique dune profession (comme celledavocat), lexercice dun sport (le golf par exemple) oucertaines pratiques familiales (telles que le divorce) neseront pas les mmes selon que le chercheur est issu dumonde ouvrier ou du monde de la grande bourgeoisie.Par consquent, pour mettre au jour ces prsupposs ettenter de percevoir leur influence sur les rsultatsobtenus, le sociologue se doit danalyser son proprerapport lobjet tudi. Cette rflexivit, au centre de ladmarche sociologique, permet un contrle plus granddes conclusions avances. Il sagit, selon les troisauteurs, dchapper lethnocentrisme qui correspond au prsuppos de labsence de prsupposs (p. 100). Le

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  • sociologue est ainsi incit faire son auto-analyse, cest--dire se prendre lui-mme pour objet sociologique, etdonc faire la sociologie de lui-mme et celle de sonrapport la sociologie. Afin de se mettre en conformitavec ce principe, Pierre Bourdieu a crit la fin de sa vieEsquisse pour une auto-analyse[11]. Cet ouvrage ne doitdonc pas tre lu comme une autobiographie mais biencomme un moyen pour Pierre Bourdieu de mettre au jourses prsupposs de sociologue, lis son enracinementsocial spcifique. Ce livre a t beaucoup critiqu. Il lui aen particulier t reproch de ne pas atteindre sonobjectif, le sociologue passant sous silence certainsaspects structurants de sa trajectoire, notamment sonorigine sociale et sa vie familiale.

    2.2 Dnaturaliser le monde social : Linvention du troisime ge (Rmi Lenoir, 1979)

    Le principe de rupture dfendu dans Le Mtier desociologue peut tre illustr par les travaux de RmiLenoir sur linvention du troisime ge. Rmi Lenoir estun sociologue bourdieusien qui a ralis sa thse sous ladirection de Pierre Bourdieu. Membre de lquipe derecherche du CSE (Centre de sociologie europenne), il anotamment particip lcriture de La Misre du monde(1993). En 1979, il publie dans Actes de la Recherche enSciences Sociales, la revue dirige par Pierre Bourdieu,larticle intitul Linvention du troisime ge. Constitutiondu champ des agents de gestion de la vieillesse[12] . Ilsintresse alors la gense historique de la catgorie de troisime ge . Aprs avoir montr que lmergence

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  • du troisime ge est lie la gnralisation dessystmes de retraite et la transformation des rapportsentre gnrations, il dfend la thse selon laquelle lemaintien et le dveloppement de cette catgorie sontfavoriss par lapparition dinstitutions et dagentsspcialiss qui trouvent un intrt son existence et quicontribuent redfinir la vieillesse comme nouvellejeunesse ou ge des loisirs .

    Gense historique de la catgorie de troisime ge

    Selon Rmi Lenoir, la question des retraites merge au milieu du XIXe sicle, avec le vieillissementdes premires gnrations douvriers. la fin duXIXe sicle, des luttes syndicales sorganisent en faveurdes retraites, la vieillesse tant devenue une charge pourles familles ouvrires. Suite aux lois sur les assurancessociales de 1928-1930, des systmes de retraiteobligatoires sont mis en place puis gnraliss toutesles catgories de salaris lors de la cration de laScurit sociale en 1945 : les retraits tendent alors former une classe dge autonome. Cest finalement dansles annes 1960 quapparat la notion de troisimege , avec laugmentation du nombre de personnesges et du nombre de retraits. Le rapport Laroque de1962, en particulier, propose une nouvelle conception dela vieillesse en mettant en avant une politique de lavieillesse qui ne sapplique plus seulement auxpersonnes ges les plus dmunies mais toute lapopulation ge. La problmatique de la vieillesse estainsi dfinitivement dtache de celle de lindigence. La

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  • Commission Laroque favorise alors la constitution dunchamp de gestion de la vieillesse, unifiant des actions etdes discours jusque-l isols.

    Lessor des systmes de retraite complmentaires,mais aussi des rsidences ou clubs spcialiss, ouencore le dveloppement de la grontologie commescience du vieillissement, participent dune nouvellereprsentation de la vieillesse qui se cristallise dans lanotion de troisime ge . Les institutions et agentsspcialiss dans la gestion de la vieillesse contribuent imposer cette reprsentation. En associant le troisimege une nouvelle jeunesse , ils lgitiment la crationde leur secteur dactivit professionnelle. En imposantlide selon laquelle la vie commence soixante ans ,ils favorisent la constitution dun nouveau march auquelparticipent notamment les personnes ges issues desclasses moyennes qui sont celles qui vivent le plus mal larupture cause par la mise la retraite. Les clubs ouuniversits du troisime ge leur permettent par exemplede convertir loisivet en loisirs ou en occasions de secultiver. Rmi Lenoir en conclut que la manipulationsymbolique de limage sociale de la vieillesse na passeulement des effets symboliques mais qu ellecontribue, [au contraire] en les nommant, constituer et imposer de nouveaux besoins, en particulier le besoin despcialistes chargs den assurer la satisfaction (p. 78).

    La rupture au principe de la dnaturalisation

    Larticle de Rmi Lenoir permet de saisir concrtementle principe de rupture dfendu dans Le Mtier de

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  • sociologue. En effet, le troisime ge se prsente toutdabord au sociologue comme une catgorie issue dulangage ordinaire, laquelle est attach un ensemble deprnotions. Le travail du sociologue consiste rompreavec ce sens commun pour tudier, laide darchivesnotamment, comment a merg historiquement cettecatgorie. En montrant que le troisime ge na pastoujours exist, le sociologue dnaturalise la notion.

    La dnaturalisation du monde social est frquente dansluvre de Pierre Bourdieu, que ce soit dans Lopinionpublique nexiste pas (1984) ou dans un entretien publien 1984 lintitul polmique : La jeunesse nest quunmot[13] . Dans ce dernier, Pierre Bourdieu partagelintrt de Rmi Lenoir pour les classes dge et rappelleque la frontire entre jeunesse et vieillesse est arbitraire :les deux catgories ne sont pas donnes mais construitessocialement dans une lutte entre jeunes et vieux .Comme son collgue, il met en vidence le fait que lge est une donne biologique socialement manipuleet manipulable et il ajoute que le fait de parler desjeunes comme dune unit sociale, dun groupe constitu,dot dintrts communs, et de rapporter ces intrts unge dfini biologiquement, constitue dj unemanipulation vidente (p. 145). Selon Pierre Bourdieu, ilest ncessaire de diffrencier les jeunes selon leurorigine sociale car celle-ci implique des styles de viedistincts.

    3. Une nouvelle conception de laction

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  • Les grands courants de la sociologie se distinguentessentiellement par leur faon denvisager les actionsmenes par les individus : tandis que certains,subjectivistes, insistent sur la rationalit ou la libert desacteurs en socit, dautres, objectivistes, mettent envidence les dterminismes sociaux qui psent sur lesindividus. partir de sa rflexion pistmologique, PierreBourdieu dveloppe une nouvelle conception de lactionqui cherche dpasser les oppositions classiques de lasociologie, notamment celle tablie entre objectivisme etsubjectivisme.

    3.1 Le structuralisme gntique

    Objectivisme et subjectivisme

    Il existe au sein des sciences sociales de nombreusesoppositions (individualisme/holisme, micro/macro,individuel/collectif). Parmi elles, se trouve loppositionentre subjectivisme et objectivisme. Le subjectivisme partdes reprsentations et visions du monde propres auxindividus pour fonder la connaissance sociologique. Lestenants de lobjectivisme, tels qumile Durkheim ou KarlMarx, dfendent loppos lide que la sociologie doit sedtourner des reprsentations subjectives des individus(conues comme des prnotions ou des idologies) poursintresser aux structures sociales objectives quiexpliquent le fonctionnement de la socit et quidpassent lentendement des individus.

    Les principes de rupture et de non-conscienceinscrivent Le Mtier de Sociologue (1968) dans la

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  • tradition objectiviste. Pour autant, louvrage metgalement en garde contre les excs de cette posture.Dailleurs, dans lensemble de son uvre, PierreBourdieu refuse de sinscrire exclusivement dans lune oulautre des positions objectiviste ou subjectiviste.

    Remise en cause du structuralisme et refus du subjectivisme

    Les premires recherches de Pierre Bourdieu enKabylie ont t influences par le structuralisme delanthropologue Claude Lvi-Strauss. Ce dernier sinspirelui-mme des recherches du linguiste Ferdinand deSaussure qui apprhende la langue comme un systmedans lequel chacun des lments se dfinit parquivalence ou opposition avec les autres. Claude Lvi-Strauss applique ces principes son objet dtude, lafamille. La parent est ainsi analyse comme un langagequi met en relation non seulement les individus maisaussi les familles entre elles. Des rgles inconscientes etuniverselles, qualifies d invariants , rgissent cessystmes de parent. La prohibition de linceste, enparticulier, favorise la circulation des femmes au sein dungroupe social. Lanalyse de structures objectives apparatdonc essentielle pour rendre compte de la ralit sociale.Dans La maison ou le monde renvers[14] , textepubli pour la premire fois en 1969, Pierre Bourdieurecourt son tour la mthode danalyse structurale enmontrant que lespace intrieur du foyer, avant toutfminin, se structure par inversion avec lespaceextrieur, avant tout masculin. Cependant, par la suite(aprs Le Mtier de sociologue notamment), il insiste de

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  • plus en plus sur la ncessit de senqurir du sens queles agents donnent leurs pratiques afin de saisir ladialectique entre structures objectives et structuressubjectives incorpores. Sans cela, le sociologue estconduit rifier, cest--dire apprhender comme rels,des abstractions telles que les classes sociales ou laculture.

    Pour autant, Pierre Bourdieu sest toujours oppos aupur subjectivisme. Il est en effet ncessaire selon lui derompre avec les reprsentations spontanes des agentspour construire un discours scientifique. Sa critique dusubjectivisme repose tout dabord sur une remise encause la phnomnologie du philosophe Jean-PaulSartre. Celui-ci met laccent sur la libert des individus. Ilconsidre en effet que les individus sont capables dedpasser leur situation objective par le recours limaginaire. Par consquent, le fait que les individusrendent compte de leurs actions en faisant appel unquelconque dterminisme peut tre interprt commeune preuve de mauvaise foi . Pierre Bourdieu contestecette conception de la libert du sujet en affirmant que lesconditions sociales dexistence, cest--dire les structuresobjectives, restent centrales dans lexplication descomportements des individus. Avec les mmesarguments, il soppose aussi aux thories de lacteurrationnel qui dfinissent la conception de lactionprdominante en conomie. Selon ces thories, lintrtest le seul moteur de laction et les acteurs sont rduits des calculateurs qui cherchent maximiser leur intrt.En dpit de leur loignement conceptuel, la

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  • phnomnologie de Jean-Paul Sartre et les thories delacteur rationnel sont runies par Pierre Bourdieu sousune mme tiquette celle du subjectivisme pourexpliciter sa propre thorie de laction.

    Dpasser lopposition entre objectivisme et subjectivisme : le structuralismegntique

    Aprs avoir dcouvert les apories auxquelles menaientlobjectivisme dune part et le subjectivisme dautre part,Pierre Bourdieu manifeste sa volont de dpasserlopposition entre ces deux extrmes. Il sexprime ainsidans Choses dites[15] : Si jaimais le jeu des tiquettes[] je dirais que jessaie dlaborer un structuralismegntique : lanalyse des structures objectives [] estinsparable de lanalyse de la gense au sein desindividus biologiques des structures mentales qui sontpour une part le produit de lincorporation des structuressociales et de lanalyse de la gense de ces structuressociales elles-mmes. (p. 24) Le structuralismegntique , quil qualifie dans un autre texte de structuralisme constructiviste ou de constructivismestructuraliste (Choses dites, p. 147), rend ainsicompatibles ltude des structures objectives et celle desreprsentations subjectives qui semblaient releverjusque-l de postures inconciliables.

    Dans un texte intitul Espace social et pouvoirsymbolique[16] , Pierre Bourdieu explicite la nature dustructuralisme gntique. Le dpassement de loppositionentre objectivisme et subjectivisme ne peut se raliser,selon lui, que si le sociologue distingue deux moments

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  • fondamentaux dans sa dmarche de recherche. Larupture objectiviste avec le langage ordinaire apparatcomme un premier moment ncessaire la recherchepour mettre au jour les structures objectives (qui oriententles reprsentations subjectives). Cependant, lesociologue ne peut sen tenir cette premire rupture etdoit, dans un second temps, rintgrer les visions dumonde subjectives qui contribuent elles-mmes, enretour, la construction du monde social. Pierre Bourdieuexplique ainsi : dun ct, les structures objectives queconstruit le sociologue dans le moment objectiviste, encartant les reprsentations subjectives des agents, sontle fondement des reprsentations subjectives et ellesconstituent les contraintes structurales qui psent sur lesinteractions ; mais, dun autre ct, ces reprsentationsdoivent aussi tre retenues si lon veut rendre comptenotamment des luttes quotidiennes, individuelles oucollectives, qui visent transformer ou conserver cesstructures (p. 150).

    3.2 La notion dhabitus

    Histoire de la notion

    La notion dhabitus, centrale dans la sociologiebourdieusienne, permet de dpasser les oppositionsclassiques de la sociologie (objectivisme/subjectivisme,holisme/individualisme, macro/micro). Si cette notionna pas t invente par Pierre Bourdieu, ce dernier lananmoins redfinie pour lui donner une place capitaledans la palette des outils conceptuels de la sociologie.

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  • lorigine, la notion dhabitus est une traduction, par SaintThomas dAquin, de la notion aristotlicienne dhexis.Chez Aristote, lhexis dsigne les attitudes et aptitudescorporelles (manire de se tenir, adresse) incorporesau cours de lducation et qui fondent la capacit dactionactuelle des individus. Saint Thomas dAquin traduit hexispar habitus et il dsigne par l le fait que la socialisationinculque des pratiques, notamment religieuses, quideviennent ensuite spontanes. Par la suite, la notiondhabitus a souvent t reprise mais sans pour autantdevenir llment central dune thorie. Lorsque PierreBourdieu se la rapproprie, il sinspire notammentdAristote, de Saint Thomas dAquin, dmile Durkheim,de Norbert Elias, de Marcel Mauss et de Max Weber.

    Dfinition de lhabitus selon Pierre Bourdieu

    Pierre Bourdieu a donn de multiples dfinitions delhabitus. La plus clbre se trouve dans Le Senspratique[17] : Les conditionnements associs uneclasse particulire de conditions dexistence produisentd e s habitus, systmes de dispositions durables ettransposables, structures structures prdisposes fonctionner comme structures structurantes, cest--direen tant que principes gnrateurs et organisateurs depratiques et de reprsentations qui peuvent treobjectivement adaptes leur but sans supposer la viseconsciente de fins et la matrise expresse des oprationsncessaires pour les atteindre (p. 88).

    Lhabitus est pour Pierre Bourdieu compos deschmes de perception (manires de percevoir le

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  • monde), dapprciation (manires de le juger) et daction(manires de sy comporter) qui ont t intriorises etincorpores par les individus au cours de leursocialisation primaire, pendant lenfance, et secondaire, lge adulte de manire plus ou moins inconsciente. Ilse compose tout la fois des structures mentales travers lesquelles [les individus] apprhendent le mondesocial (Choses dites, 1987) et de leurs manifestationscorporelles, dsignes sous le terme dhexis corporellerepris Aristote.

    Les habitus varient selon les conditions dexistence etla trajectoire sociale de chacun. Dans la mesure o lesconditions dexistence sont communes tout unensemble de personnes places dans la mme situationsocio-conomique, ces personnes partagent pour partiele mme habitus. Cela autorise Pierre Bourdieu parlerdhabitus de classe (habitus ouvrier ou habitus bourgeoispar exemple). Cependant, comme chaque personne aune trajectoire individuelle propre et occupe une positionparticulire au sein de sa classe, lhabitus comporte aussiune dimension individuelle qui fait que chaque habitusparticulier est envisag comme une variante dun habituscollectif.

    Les dispositions de lhabitus sont durables dans lamesure o, tant enracines dans les personnes, ellestendent se perptuer et rsister au changement. Saufchangement radical des conditions socio-conomiquesde lenvironnement, les individus ont tendance conserver les dispositions acquises au cours de leursocialisation. Parfois, lorsque le monde social change

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  • mais que les comportements issus de lhabitus seperptuent sans sadapter, un effet dhystrsis apparat.Lhystrsis dsigne la persistance dun effet alors que sacause a disparu. Dans Questions de sociologie (1984),Pierre Bourdieu donne lexemple du personnage de DonQuichotte, hros du romancier Cervants, qui continue se comporter comme un chevalier dans un monde o lachevalerie nexiste plus.

    Les dispositions qui forment lhabitus sont galementqualifies de transposables . Cela signifie que desdispositions acquises dans certains contextes (commedans la famille ou lcole) peuvent tre transposesdans dautres contextes (par exemple au travail, dans lecadre dune activit sportive) ce qui tend crer des styles de vie homognes.

    Exemple : lhabitus scolastique

    Le livre Architecture gothique et pensescolastique[18], crit par lhistorien de lart allemandErwin Panofsky, est considr par Pierre Bourdieu quila traduit en franais et postfac en 1967 comme unevrification de sa thorie de lhabitus. Dans cet ouvrage,Erwin Panofsky cherche comprendre la gense delarchitecture gothique. Il montre que les architectes descathdrales gothiques, tous forms lcole de lascolastique (qui possdait le monopole de lducation),ont transpos en architecture les principes de lascolastique. Ainsi, il est possible de constater unehomologie (cest--dire une similarit de structure) entrela pense scolastique (qui prtend rconcilier la foi et la

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  • raison en clarifiant le plus possible les articles de foi) etlarchitecture gothique (cathdrales ouvertes,transparence, divisibilit de la structure). Pour Panofsky,cette relation nest pas fortuite : la similitude de structureentre pense scolastique et architecture gothique nestpas le fruit du hasard mais le produit dune relationcausale. Pierre Bourdieu interprte cela comme latransposition dun habitus acquis au cours de la formationscolaire et religieuse dans lordre professionnel etartistique.

    3.3 Habitus et sens pratique : de lacteur lagent

    De lhabitus au sens pratique

    Lhabitus comporte donc deux dimensions. Dune part,il est intriorisation de lextriorit : par le biais de lasocialisation, il permet lintriorisation des structures dumonde social (Choses dites, 1987), autrement ditlintriorisation des limites au sein desquelles il estpossible dagir. Dautre part et simultanment, lhabituspermet une extriorisation de lintriorit en raison deson rle de structure structurante gnratrice depratiques. Lhabitus permet en effet aux individus, dansune situation donne, de produire le comportementcorrespondant ce qui est attendu deux par le contextesocial (cest--dire de faire correspondre leurs structuressubjectives avec les structures objectives du mondesocial) sans avoir forcment y rflchir, puisquils ontauparavant intrioris lextriorit du monde social.

    Cette facult de savoir comment se comporter dans

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  • une situation donne, sans avoir y rflchir, parce quecela a t inconsciemment intrioris par le pass, est lorigine du sens pratique. Pierre Bourdieu mobiliselexemple du joueur de tennis pour illustrer la notion desens pratique. Sans quil ait besoin de rflchir, le joueurde tennis anticipe lendroit o la balle va tomber. Samatrise pratique du jeu le dispense de rflchir chaquenouveau coup. Le sens pratique, produit de lhabitus,permet donc dconomiser de la rflexion dans laction.

    Lopposition la thorie de lacteur rationnel : de lacteur lagent

    La notion de sens pratique soppose directement lathorie de lacteur rationnel : en effet, daprs cettethorie, les actions des individus sont toujours motivespar un calcul rationnel de type cot-avantage. PierreBourdieu, avec le mcanisme de lhabitus et la notion desens pratique, montre quil est possible dobtenir descomportements objectivement ajusts une fin sans pourautant que ces comportements soient le produit duncalcul. De facto, le joueur de tennis se trouve au bonendroit pour rceptionner la balle sans pour autantlaborer une thorie ou dfinir la raison de son actionavant chaque coup.

    Renonant la conception dun acteur rationnel pourintroduire lide que les comportements sont pour partiele produit dhabitus qui reprsentent du social incorpor,Pierre Bourdieu dcide de changer de vocabulaire : pluttque de parler dacteur, il parle dsormais dagent. Eneffet, la notion dagent permet de concilier deuxdimensions : dune part, lagent est celui qui agit (vers

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  • lextrieur) et dautre part, il est aussi celui qui est agi (delintrieur, du fait de son habitus).

    volution de la notion dhabitus

    La conception de laction de Pierre Bourdieu a tvivement critique. Il a notamment t reproch ausociologue dtre dmesurment dterministe enconsidrant les agents comme des idiots culturels[19] entirement soumis leur habitus et par consquentdnus de rflexivit au moment dagir.

    La conception de lhabitus de Pierre Bourdieu esttoutefois moins simpliste quil ny parat. Elle a volu etelle a fait lobjet de redfinitions au fur et mesure desrecherches du sociologue. Mme si elle se prsenteinitialement comme une notion permettant de concilierlibert et dterminisme, la notion dhabitus incline, dansses premires formulations (La Reproduction[20]), pluttdu ct du dterminisme. Elle y porte en effet lide queles structures subjectives des individus sont dterminesde lextrieur par les structures objectives du mondesocial, ce qui rend le comportement des agents sociauxprvisible. En revanche, la seconde formulation de lanotion dhabitus laisse ouverte la possibilit duneinvention de la part des acteurs. Elle rduit donc laprvisibilit de leurs comportements en insistant sur ladimension gnratrice de lhabitus : Mais pourquoi nepas avoir dit habitude ? Lhabitude est considrespontanment comme rptitive, mcanique,automatique, plutt reproductive que productrice. Or, jevoulais insister sur lide que lhabitus est quelque chose

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  • de puissamment gnrateur. Lhabitus est, pour aller vite,un produit des conditionnements qui tend reproduire lalogique objective des conditionnements mais en luifaisant subir une transformation ; cest une espce demachine transformatrice qui fait que nous reproduisonsles conditions sociales de notre propre production, maisdune faon relativement imprvisible, dune faon tellequon ne peut pas passer simplement et mcaniquementde la connaissance des conditions de production laconnaissance des produits. (Questions de sociologie,pp. 134-135)

    [1] . Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le Mtier de sociologue : pralablespistmologiques (1968), Paris, Mouton.

    [2] . Durkheim ., Les Rgles de la mthode sociologique (1895), Paris, Presses Universitaires deFrance.

    [3] . Questions de sociologie (1984), Paris, Minuit, p. 19.[4] . Durkheim ., Le Suicide. tude de sociologie (1897), Paris, Presses Universitaires de France.[5] . Passeron J.-C., Le Raisonnement sociologique. Lespace non-popprien du raisonnement

    naturel (2006, [1991]), Paris, Nathan.[6] . Questions de sociologie (1984), Paris, Minuit, p. 19.[7] . Lopinion publique nexiste pas , in Questions de sociologie (1984), Paris, Minuit, pp. 222-

    234.[8] . Lillusion biographique , in Raisons pratiques. Sur la thorie de laction (1994), Paris, Seuil,

    pp. 81-89.[9] . Bourdieu P. (dir.), La Misre du monde (1993), Paris, Seuil.[10] . La misre sociale mise au jour dans louvrage nest pas tant une misre de condition

    quune misre de position . Autrement dit, laccent est moins mis sur les conditions matriellesvtustes que sur les aspirations lgitimes auxquelles les individus ont d renoncer du fait de leurposition dans lespace social.

    [11] . Esquisse pour une auto-analyse (2004), Paris, Raisons dagir.[12] . Linvention du troisime ge. Constitution du champ des agents de gestion de la vieillesse ,

    Actes de la recherche en sciences sociales (1979), n 26-27, pp. 57-82.[13] . La jeunesse nest quun mot , in Questions de sociologie (1984), Paris, Minuit, pp. 143-

    154.[14] . La maison ou le monde renvers , in Esquisse dune thorie de la pratique (1972), Genve,

    Droz, pp. 61-82.[15] . Choses dites (1987), Paris, Minuit.[16] . Espace social et pouvoir symbolique , in Choses dites (1987), Paris, Minuit, pp. 147-166.[17] . Le Sens pratique (1980), Paris, Minuit.[18] . Panofsky E., Architecture gothique et pense scolastique (1967, [1951]), Paris, Minuit.[19] . Garfinkel H., Studies in Ethnomethodology (1967), Englewood Cliffs, Prentice-Hall. Harold

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  • Garfinkel parle de cultural dopes .[20] . Bourdieu P., Passeron J.-C., La Reproduction. lments pour une thorie du systme

    denseignement (1970), Paris, Minuit.

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  • Sociologie de lcole

    Les premiers jalons dune sociologie de lcole ont tposs au dbut du XXe sicle, par mile Durkheim dansLvolution pdagogique en France (1904-1905)[1]. Cedernier envisage lcole comme une instance desocialisation qui a pour fonction de permettre lintgrationsociale en inculquant chacun les valeurs morales quifondent la socit. Ce faisant, elle libre les individus deleurs particularismes familiaux tout en assurant lemaintien de lordre social. 2

    Aprs mile Durkheim et jusquaux travaux de PierreBourdieu et Jean-Claude Passeron dans les annes1960, peu nombreux sont les sociologues qui se sontempars de la question scolaire. En effet, durant lapremire moiti du XXe sicle, lducation nest pas undomaine dtude actif de la sociologie en France. Dansles annes 1950-1960, en France, les objets dtudeslgitimes des sociologues sont plutt le monde du travail(Georges Friedmann), le monde ouvrier (Paul-HenriChombart de Lauwe), la bureaucratie (Michel Crozier), lareligion (Herv Le Bras), la ville (Henri Lefevre), lapaysannerie (Henri Mendras), les loisirs (JeanDumazedier) ou encore la psychologie sociale (GeorgesGurvitch, Jean Stoetzel).

    partir des annes 1960, la question scolaire prendune nouvelle acuit et suscite un regain dintrtsociologique. Les effectifs du secondaire et deluniversit, rests stables durant la premire moiti duXXe sicle, explosent avec larrive des enfants ns

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  • pendant le baby-boom de laprs-guerre. cettecroissance des effectifs, sajoutent une ouverture delinstitution scolaire de nouvelles populations et unallongement de la scolarit par le biais des rformesinstitutionnelles qui visent mieux former les tudiantsafin de faire face aux nouvelles conditions conomiqueset sociales. Ainsi, ds 1959, la rforme Berthoin porte lascolarit obligatoire de 14 16 ans, et en 1963, larforme Fouchet supprime lexamen dentre en siximeet cre les Collges dEnseignement Gnral, prludesau collge unique instaur par la rforme Haby de 1975.Dans le mme temps, la hausse du niveau de vie donneaux familles des espoirs dascension sociale pour leursenfants par le biais de lcole. Cette ouverture nouvelle delinstitution scolaire, qualifie de massification , estinterprte comme une dmocratisation : dsormais, tousles individus, quelle que soit leur origine sociale, auraientdes chances gales daccs lcole et aux diplmesquelle dlivre. Les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron viennent bouleverser cetteinterprtation en mettant au jour les obstacles quiempchent que la massification se transmue endmocratisation.

    1. Lcole comme instance de reproduction sociale

    Les recherches de Pierre Bourdieu sur lcole ontprofondment renouvel la sociologie de lducation dansles annes 1960. Ces recherches sont aussi loccasion,pour Pierre Bourdieu, de forger et de tester certains des

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  • concepts majeurs qui dfinissent aujourdhui sasociologie (habitus, capital culturel, violencesymbolique).

    Trois ouvrages majeurs composent la thse de PierreBourdieu sur la sociologie de lcole : Les Hritiers. Lestudiants et la culture[2], La Reproduction. lments pourune thorie du systme denseignement[3] et La Noblessedtat. Grandes coles et esprit de corps[4]. Les deuxpremiers ont t crits avec Jean-Claude Passeron, ledernier en collaboration avec Monique de Saint-Martin.Les Hritiers se prsente sous la forme dun essai danslequel slaborent les grandes ides qui seront reprises etthorises dans La Reproduction. La Noblesse dtat,tout en sappuyant sur les arguments des deuxprcdents ouvrages, porte moins sur les universits etdavantage sur les grandes coles. La sociologie delcole de Pierre Bourdieu traite donc essentiellement destudes suprieures.

    Sil fallait la rsumer en une phrase, la thse dfenduedans ces ouvrages pourrait snoncer ainsi : loin defavoriser lgalit des chances, lcole participe lareproduction des ingalits sociales et lgitime cesingalits par un discours mritocratique. Si, commemile Durkheim, Pierre Bourdieu considre lcolecomme une institution centrale dans les socitscontemporaines, il rompt avec sa vision positive delcole comme pourvoyeuse de normes morales et adopteau contraire une posture critique.

    1.1 Des ingalits sociales aux ingalits scolaires

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  • Le constat statistique : lingalit des chances de russite scolaire selon lorigine sociale

    Inscrit dans le contexte des annes 1960 favorable limportation en France des techniques quantitativesamricaines (celles de Paul Lazarsfeld notamment),louvrage Les Hritiers (1964) souvre sur un certainnombre de rsultats statistiques provenant denqutespar questionnaires ralises par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et leurs collaborateurs du CSE (Centrede sociologie europenne). Grce au statisticien AlainDarbel, lanalyse innove par le recours la mthode desprobabilits conditionnelles qui permet de comparer leschances relatives de r