anne dalsuet "y a-t-il une philia numérique ?" (notes 16 déc. 2013)

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1 Intervention du 16 décembre 2013. Séminaire EHESS d'Antonio A. Casilli « Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques » Que sont nos amitiés numériques ? Y a-t-il une philia numérique ? Anne Dalsuet Introduction : Pourquoi réfléchir sur cette question de l’amitié numérique ? a) On a parlé d’une crise de l’amitié Nous serions face à un paradoxe au moment même où l’on parle de crise des sociabilités on assiste à l’apparition dans les années 2000 d’une cohorte de réseaux sociaux numériques : LinkedIn, Myspace, hi5, Friendster, Orkut au Brésil, Mixi au Japon ont préparé ou accompagnent l’exploit de Facebook. Ces réseaux numériques revendiquent en général des liens sociaux modelés sur l’amitié. Pour quelle raison ? Entendent-ils remédier à l’affaissement des liens sociaux, parviennent-ils à le faire ou bien ne sont-ils que symptomatiques d’une sociabilité en crise ? Nous, postmodernes, serions en rupture avec la philia, ce lien amical qui selon Aristote dans L’Ethique à Nicomaque (VIII) unit les humains semblables et égaux, et constitue un modèle tant éthique que politique. L’amitié, aux yeux d’Aristote, est un lien affectif qui surpasse la simple et froide justice, une surabondance qui augmente la joie de se sentir vivant. Elle accroît la connaissance de soi et nous conduit à partager des actions et des pensées. C’est pourquoi tissant des liens profonds et divers qui sont au fondement des communautés humaines, elle participe de l’expérience politique. La décomposition de l’amitié renverrait plus largement à une crise institutionnelle profonde du politique. L’amitié (comme valeur et comme pratique effective) nous offre donc une piste précieuse pour appréhender les bouleversements de la culture numérique : ce qu’elle modifie ou ce qu’elle inaugure tant dans nos pratiques que dans nos représentations concernant nos liens intersubjectifs et politiques. L’un des enjeux étant de comprendre et de tenter d’évaluer les risques, les bienfaits ou les dangers du numérique. 1

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Intervention du 16 décembre 2013. Anne Dalsuet au séminaire EHESS d'Antonio A. Casilli « Étudier les cultures du numérique : approches théoriques et empiriques »

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Intervention du 16 décembre 2013.

Séminaire EHESS d'Antonio A. Casilli « Étudier les cultures du numérique :

approches théoriques et empiriques »

Que sont nos amitiés numériques ? Y a-t-il une philia

numérique ?

Anne Dalsuet

Introduction : Pourquoi réfléchir sur cette question de l’amitié numérique ?

a) On a parlé d’une crise de l’amitié

Nous serions face à un paradoxe au moment même où l’on parle de crise des

sociabilités on assiste à l’apparition dans les années 2000 d’une cohorte de réseaux

sociaux numériques : LinkedIn, Myspace, hi5, Friendster, Orkut au Brésil, Mixi au

Japon ont préparé ou accompagnent l’exploit de Facebook. Ces réseaux numériques

revendiquent en général des liens sociaux modelés sur l’amitié. Pour quelle raison ?

Entendent-ils remédier à l’affaissement des liens sociaux, parviennent-ils à le faire ou

bien ne sont-ils que symptomatiques d’une sociabilité en crise ?

Nous, postmodernes, serions en rupture avec la philia, ce lien amical qui selon

Aristote dans L’Ethique à Nicomaque (VIII) unit les humains semblables et égaux, et

constitue un modèle tant éthique que politique. L’amitié, aux yeux d’Aristote, est un

lien affectif qui surpasse la simple et froide justice, une surabondance qui augmente

la joie de se sentir vivant. Elle accroît la connaissance de soi et nous conduit à

partager des actions et des pensées. C’est pourquoi tissant des liens profonds et

divers qui sont au fondement des communautés humaines, elle participe de

l’expérience politique.

La décomposition de l’amitié renverrait plus largement à une crise institutionnelle

profonde du politique.

L’amitié (comme valeur et comme pratique effective) nous offre donc une piste

précieuse pour appréhender les bouleversements de la culture numérique : ce qu’elle

modifie ou ce qu’elle inaugure tant dans nos pratiques que dans nos représentations

concernant nos liens intersubjectifs et politiques. L’un des enjeux étant de

comprendre et de tenter d’évaluer les risques, les bienfaits ou les dangers du

numérique.

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b) Peut-on constituer une ontologie de l’amitié comme s’il s’agissait là d’une

essence ?

Mais un préalable s’impose, qu’est-ce que l’amitié ? Et de quelle amitié parlons-nous

au juste lorsque nous voulons identifier l’amitié numérique? Peut-on s’appuyer sur

une définition fixe et générique qui abolirait les traits caractéristiques culturels,

éthiques, historiques pour faire surgir une forme générale intemporelle de l’amitié ?

Proposer une définition fixe, générique de l’amitié n’est peut être pas opératoire

si l’amitié renvoie à une multiplicité.

Déjà au IV a.v J.C, dans l’Ethique à Nicomaque, le terme philia recouvre un ensemble

de relations ayant des objets différents. On aime ainsi ce qui est utile, agréable ou

bon. L’importance de cette tripartition revendiquée par Aristote tient moins à son

exhaustivité qu’à sa pertinence. Elle permet de constituer un critère pertinent de

distinction et de différenciation de la philia. L’utilité, le plaisir et le bien s’avèrent

alors des critères suffisants pour comprendre les différentes formes d’amitié. Mais

quelle que soit sa forme l’amitié est toujours un lien de réciprocité dont l’objet est

la bienveillance, c’est-à-dire le désir du bien de l’autre pour lui-même et la

conscience de cette bienveillance réciproque selon l’utile, l’agréable ou le bien.

Toutefois, avec les réseaux sociaux numériques qu’est-il advenu de ce principe

éthique ? Est-ce toujours la bienveillance qui préside à nos liens ? N’a-t-on pas affaire

à une instrumentalisation culturelle et économique de l’amitié qui garantit d’abord

aux réseaux sociaux numériques leur extension, leur accroissement ?

Les réseaux sociaux adoptent à des fins promotionnelles ou marchandes nos belles

représentations de l’amitié. L’environnement numérique exploite les caractéristiques

et les spécificités telles qu’elles ont été inscrites et codifiées par le discours

philosophiques classiques.

Toutefois, que sont devenues nos amitiés avec l’avènement du numérique ? Ont-elles

pour autant disparu ? Quels sont le sens, la valeur et la force de nos affections

numériques ?

c) Quelle philosophie élaborer pour concevoir et prendre en charge ce

problème ?

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Une hybridation des pensées s’impose (même si on reconnaît certaines

incompatibilités) si l’on veut formuler un certain nombre de difficultés théoriques

qui sont au cœur du numérique telles que la détermination des comportements

individuels et collectifs par le numérique. Il s’agit d’un travail d’entremise qui

organise des rencontres entre différentes philosophies, entre différentes

disciplines critiques, telles que philosophie et sociologie par exemple. Tenir

compte des pratiques et de leurs représentations collectives conduit à une

réélaboration originale de certains concepts philosophiques sur le plan même des

pratiques numériques.

d) Les enjeux sont multiples mais articulés :

D’ordre philosophique

On ne peut pas se contenter du discours philosophique technophobe encore

dominant qui alimente les dystopies à propos du numérique comme du politique.

Il s’agit a contrario de proposer une méthode philosophique qui assume un certain

scepticisme, qui soupçonne tant nos représentations courantes que nos idéologies

philosophiques à propos des affections sociales. Il s’agit de sortir d’un espace de

pensée dogmatique qui néglige les possibles comme les innovations, qui nous interdit

de chercher des instruments d’analyse suffisamment nuancés pour mesurer si nous

avons affaire ou non à une crise de l’amitié.

L’enjeu est aussi d’ordre politique et social car l’amitié, loin d’être un simple lien

intersubjectif propre à la sphère de l’individu, désigne également nos relations

politiques lorsqu’elles sont authentiques et viables. Comme nous invite à le penser La

Boétie dans le Discours de la servitude volontaire, l’amitié est un fondement

nécessaire du lien social, ce qui nous conduit à une autre définition du politique :

envisager des nœuds sociaux, des dépendances qui n’engendrent pas la servitude.

Réfléchir sur cette vertu politique nous invite par conséquent à prendre acte de la

crise actuelle des institutions sociales et politiques, qui par nature sont toujours

temporelles et périssables, comme Spinoza le rappelle dans son Traité politique.

La révolution numérique est en effet une révolution épistémologique, culturelle et

politique toujours en cours et en devenir dans laquelle nous sommes d’ores et déjà

embarqués. Comment nous permet-elle d’envisager ou d’élaborer un nouvel

humanisme ? Un humanisme numérique qui nous inviterait à expérimenter

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d’autres formes de relations aux autres, aux savoirs, à l’engagement, de ne pas

renoncer à notre émancipation ?

Le plan : I) Q u’est-ce qu’une amitié appareillée ?

I) Leur phénoménologie : Qu’est-ce qu’une amitié appareillée ?

L’ami émerge de l’écran et de nos interfaces provoquant au départ un vertige, à qui

avons-nous affaire ? De quelle forme d’apparition ou de présence peut-il s’agir ?

1) Comment rencontre-t-on l’autre ou l’ami sur les réseaux sociaux ?

Avant :

Soulignons de prime abord par comparaison ce qu’était avant l’ère numérique une

rencontre et la description que l’on en faisait : un exemple possible est la rencontre

de Bouvard et Pécuchet dans le texte de Flaubert : ce sont des corps, des visages qui

sont mis en présence, des manières d’êtres, des manies même (boulevard Bourdon,

33°, l’été dans un Paris désert… l) qui font de la rencontre une reconnaissance.

L’amitié dispose de ses rituels.

Le contexte de la rencontre participe de la singularité du lien de sa mémorisation.

Après :

En effet ce qui faisait l’étoffe et la singularité de la rencontre s’est modifié. Les

modalités de la rencontre se sont renouvelées. A commencer par le lieu.

« On s’est rencontré sur Facebook », « il m’a invité sur LinkedIn », qu’est-ce que cela

veut dire ? A quoi cela fait-il référence ?

2) À quelle topologie sommes-nous renvoyés ? Peut-on encore parler de lieu ?

a) L’espace numérique : inaugurale ou régulière la rencontre numérique est

devenue une performance qui se joue dans l’espace numérique, par écrans

interposés de taille et de dimensions variables, grâce aux différentes interfaces

(dispositifs numériques qui permettent des échanges entre acteurs - interface

humain/machine, interface de programmation entre différents logiciels, interface

électronique entre différents éléments électroniques, interface linguistique)

Nous braquons notre regard sur un mur bidimensionnel et sommes absorbés par un

espace sans profondeur physique.

Doit-on alors parler de lieu ou de non lieu numérique ?

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Nous démultiplions notre présence au gré de l’extension du réseau. Nous n’avons

plus nécessairement à partager le même lieu, un lieu unique pour nous

rencontrer.

Qu’advient-il avec l’hétérotopie de la rencontre numérique ? Ne met-elle pas en péril

le lien d’amitié ?

b) L’immersion et la tentation de l’hyperlien

Pour les Grecs, l’amitié requiert la proximité physique et ne se vit pas à

distance. Elle nécessite l’expérience commune du quotidien, le partage d’un même

territoire. Or la distance n’est-ce pas précisément ce que la technologie numérique a

neutralisé en apparentant le lointain au proche ? Des métaphores spatiales

caractérisent la culture numérique, la toile où l’on navigue, le site que l’on visite, et

traduisent un glissement profond quant à notre représentation de la distance .

La quête de la proximité a défini la vocation majeure du numérique : chaque point du

monde doit être relié rapidement aux autres grâce à un réseau qui épouse l’échelle

planétaire. Cet horizon requiert une extension, géographique et sociale,

optimale des relations et l’atopie des connexions numériques. L’inscription

locale n’étant plus déterminante, la distance ne constitue plus un obstacle : en

principe, nous pouvons prendre contact de n’importe où, avec n’importe qui et à

n’importe quel moment.

Le numérique façonne donc de nouveaux usages qui en font un espace de

sociabilité potentiellement toujours accessible. Des images, des vidéos, des

messages personnels circulent, s’échangent avec une rapidité et une facilité qui

semblent démentir notre éloignement physique. Mais les formes d’immédiateté

propre au numérique engagent une accessibilité à l’autre paradoxale. Notre monde

s’est à la fois dilaté et rétréci en raison de la visibilité très parcellaire des documents

partagés sur le réseau.

Quel est désormais le sens du proche et du lointain de nos relations

numériques ? La sociabilité à distance n’est pas substituable à la sociabilité en face à

face. Elle signe la fin d’un monde de la séparation tranchée, dont il faut interroger le

sens et la valeur. Nous existons désormais sous le régime de la coprésence, de

l’entremêlement de pratiques à la fois anciennes et numériques. Nous existons selon

différents régimes de présence.

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Nous sommes notamment dans l’hyperlien comme dotés du pouvoir

chamanique de convoquer les êtres que nous désignons, de parcourir d’autres

mondes sans quitter notre chaise, de parler à distance de choses intimes sans

parfois nous connaître. Le « déloignement du monde » repéré par Heidegger dans

Etre et Temps a rencontré l’abolition progressive du lointain au profit de l’ici. Tout

peut nous être « livré à domicile » via l’appareillage numérique, métonymie d’un chez

soi qui risque fort de se réduire à une unique fonction centripète. Or la volonté

impérieuse de surmonter l’éloignement ontologique des hommes et des choses,

maquille un éloignement primitif à nous-mêmes pour Heidegger. Vivre en

immersion numérique risque de nous empêcher de voir le monde et l’autre

autrement que sous le régime de la proximité et de la disponibilité, en fonction

de l’usage qui peut en être fait et non plus pour eux-mêmes. Un nouvel ethos

s’impose : s’éloigner de ce qui est proche, se rapprocher de ce qui est lointain,

inverser la relation habituelle de l’homme avec son milieu naturel, avec l’autre.

L’ubiquité numérique recompose notre rapport à l’altérité. Une géographie de la

relation a pris le relais de l’ontologie de sorte que tout ce qui peut être désiré se

trouve à proximité. Nous nous embarquons sur les réseaux où nous ne tenons pas en

place, où nous épousons la mouvance du divertissement. Captifs du désir

inextinguible d’être partout, d’accéder à toute chose, nous risquons de nous

maintenir dans une forme de cécité et d’insatisfaction métaphysiques.

b) Les machines numériques en réseau innervent l’ensemble de nos territoires

de vie.

Nous consacrons l’avènement d’une électronique ambiante, permanente et

ubiquitaire, qui dit-on se substituerait au monde « réel ». Or cet espace

d’informations, de mobilité n’est ni hallucinatoire ni déconnecté du réel,

disons plutôt qu’il « encercle le monde ». Il aménage nos expériences sur des

plans distincts, l’un matériel et physique, l’autre numérique et cognitif, qui ne sont

pas pour autant étanches ou rivaux : ils peuvent s’additionner et coopérer.

« Smartphone » en main, leur rupture devient caduque. La miniaturisation des

tablettes numériques, des téléphones mobiles, des écrans fait du numérique un

espace nomade, accessible in situ.

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Nous voyageons d’un point à l’autre de l’espace physique et nos rencontres

amicales numériques ont désormais aussi lieu par superposition numérique, à

l’interface des réseaux. Mais le désir de localisation importe encore lorsque nous

communiquons par voix numérique. Nous précisons notre inscription

géographique, « à proximité de Belleville », ou technologique, « photographié avec

« instagram », pour afficher un statut, une information, une image sur notre page

Facebook. Les données circulent d’une borne wifi à l’autre, pénètrent notre réalité et

saturent l’espace concret des villes, composant un milieu humain techno-

géographique. Nous habitons différents lieux impliquant des modalités perceptives

différentes.

Dès lors :

La rencontre amicale numérique suppose que l’on interroge ce qu’est devenue la

perception d’autrui à présent que nous pouvons partager des idées, des images, des

sentiments, ce qui est intime, sans nécessairement partager le même lieu physique ?

3) Comment perçoit-on l’autre ou l’ami ?

Notre perception a radicalement changé : l’autre, l’ami ne nous apparaît plus de la

même façon. L’expérience singulière et charnelle de la rencontre a muté en une

expérience technologique multimédia qui complexifie notre apprentissage de

l’autre.

Les tablettes numériques et le réseau internet sont des dispositifs techniques qui font

apparaître l’autre sous une modalité particulière inaugurale. Dans le monde

prénumérique, nous ne percevions jamais les êtres que sous un certain angle et un

seul à la fois. La présence perceptive de l’autre se payait toujours d’une absence. Nous

pouvions en droit toujours faire varier et affiner notre perception, « faire tourner »

cet autre en nous mettant en mouvement, en nous réorientant, en nous approchant

ou en nous éloignons. La recherche de la juste distance, la variation successive du

point de vue favorisaient la constitution d’un continuum sensoriel : La coexistence

empirique des consciences, leur enracinement dans une existence sensible commune

encourageaient la rencontre et la naissance de l’amitié. Désormais nous voilà mis en

contact par écrans et interfaces interposés, dans un autre environnement perceptif.

Désormais nous apprenons à nous connaître sans nous voir ou nous parler.

4) Corps et image :

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a) s’affranchir de la gravité corporelle ?

Assis face à l’écran, nous aurions fait disparaître le corps de nos relations amicales

pour bénéficier d’une image, d’une présence dématérialisée, dit-on. Nous pourrions

nous rendre présents aux autres sans subir notre corps effectif. Le corps charnel a

faim, grossit, vieillit, tombe malade, ses fonctions naturelles l’encombrent. Mais dans

la dimension numérique il n’a plus à dévoiler son existence physique avec ses

fragilités et ses déficiences, il se déleste de ses expressions sensibles habituelles.

S’affranchir de la gravité corporelle permet à certains de se glisser dans un

protocole relationnel simplifié, dédramatisé, plus ludique, plus maîtrisable, quitte à

ce qu’une dualité artificielle s’impose entre le corps et ses images démultipliées,

contrôlées. Nous ajoutons à nos médiations symboliques traditionnelles, des

intermédiaires techniques dont la dématérialisation progressive accompagne celle de

nos corps numériques. Les nouvelles technologies numériques provoquent d’autres

modalités et d’autres exigences relationnelles. Ces dispositifs font fonction de

filtre entre les uns et les autres, permettant aux plus intimidés de communiquer

avec n’importe qui, de se dévoiler peu à peu avant une éventuelle rencontre effective,

de mettre fin en un clic à une conversation. Nous voulons décider de notre visibilité,

contrôler notre image en limant nos imperfections, en exhaussant nos qualités ou

même en dissimulant notre apparence physique.

b) Comment se manifeste notre présence numérique ?

Quand nous communiquons sur un site nous sommes là en ligne pourvus d’une

présence en puissance ininterrompue et indépendante de l’inscription réelle

de notre corps. Si être quelque part ne veut plus dire la même chose, être ensemble

non plus : tant que nous sommes connectés nous sommes présents, potentiellement

toujours là mais potentiellement toujours invisibles, inaudibles, intouchables ? Nous

mettons en scène notre propre spectralité : nous ne cessons de témoigner de notre

présence par des textes, des images, des alertes graphiques, et pourtant nul ne

pourrait garantir l’existence ou l’identité de celui qui est à la source de cette

émission. Nous démultiplions nos apparitions en démultipliant nos images : nous

pouvons ainsi accéder à la simultanéité de diverses captations dans un split screen.

Or cette présence numérique n’étant plus que textuelle ou imagée, privée de la

visibilité d’une inscription physique ou d’une incarnation, peut-elle véritablement

nous représenter ? Si la relation entre les hommes ne suppose plus un corps à corps,

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un face à face effectif qu’est-ce qui détermine l’émotion de la rencontre ou le plaisir

de se fréquenter ? Qu’est-ce qui nous assure de l’authenticité de notre amitié ?

Comment se sentir ensemble si l’on ne reconnaît pas en l’autre une commune

humanité sensorielle ? Les choses permettent le mélange, la combinaison,

éventuellement l’attachement mais ne peuvent fonder une relation affective

réciproque : l’amitié est par essence intersubjective et présuppose la reconnaissance

mutuelle et solidaire de deux consciences. L’ami est un autre soi-même avec lequel on

partage d’abord le fait d’exister, avant même de s’accorder confiance, compréhension,

bienveillance et hospitalité.

c) Qu’est-ce qu’un corps d’homoelectronicus ? Bénéficier d’un corps hybride

Notre corps n’a pas disparu, il s’est transformé pour habiter l’espace insolite du

numérique, constitué à la fois de qualités sensibles et d’informations impalpables.

Avec les récentes technologies numériques nos sens se sont prolongés à l’extérieur

procédant conjointement à une réinsertion du corps au sein de ce nouvel

environnement et à une redéfinition de notre sensorialité. Le numérique n’est pas

simplement une technique supplémentaire, de compression et de diffusion, il engage

une redéfinition générale de l’espace médiatique individuel ou collectif. Comme tout

média, il correspond à une manière particulière de privilégier un sens sur un autre,

d’appréhender une globalité en fonction d’une certaine perspective. Le numérique

n’a pas remplacé les média préexistants selon une logique de substitution, il ne s’est

pas non plus additionné à eux par une simple juxtaposition. Il leur a succédé sans

dupliquer le connu, en engendrant sur eux des effets rétroactifs, en modifiant

profondément les usages que nous faisions de la télévision, du téléphone, de la

presse, du livre, de l’écriture…

Chaque technologie révolutionnaire provoque un bouleversement sensoriel

sur l’ensemble de ses utilisateurs en procédant à la revalorisation d’un sens

sur un autre qui parfois en devient obsolète. Au regard lecteur on a préféré la

manipulation tactile directe qui seule permet de transmettre un fichier, de modifier

une image. Les technologies digitales ont inauguré une nouvelle ère dans nos

rapports à l’acoustique, à la vision, à l’image et à la représentation. Désormais toutes

nos perceptions sensorielles numériques dépendent d’applications privilégiant le

toucher. Or ce sens implique une incorporation du réseau dans le corps de l’individu

ainsi qu’une identification de l’outil et du corps humain. L’i phone comme toutes les

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technologies nouvelles générations est beaucoup plus androïde, son utilisation met

conjointement en jeu la tactilité de l’objet et la sophistication du toucher humain. Les

doigts procèdent par touches souples, subtiles, vives et précises sur l’écran. Les effets

sont immédiats, la main et la machine entretiennent une relation épidermique. Le

corps a muté. Il n’est plus ce corps qui se saisissait d’outils pour agir sur le monde,

reconnaissant dans leur extériorité une véritable altérité ontologique. Il est à présent

une télécommande, un joystick intégrant tout le dispositif technologique, un point de

transfert et de passage, un site physiologique de la communication numérique. La

panne technique, la non-accessibilité aux réseaux ou la perte de l’instrument

androïde peut alors être vécue comme une amputation qui met en danger notre

intégrité physique et mentale.

Ce syndrome ne fait-il que trahir une aliénation sans précédent de l’homme à

la technologie ou exprime-t-il l’avènement de leur symbiose ? Le phantasme fort

ancien que les machines nous exploitent mérite éclaircissement car il méconnaît

notre coévolution : machines et humains vivons ensemble et partageons un même

monde dans une forme inattendue de compagnonnage. Les nouvelles technologies

numériques, à l’instar du modèle du cyborg, déstabilisent nos dualismes tenaces,

humain et machine, maîtrise et absence de maîtrise, sujet et objet, nature et culture,

dans un sens utile à notre émancipation. Ces interfaces humain-machine

permettent au contraire des échanges inédits rappelant que le corps humain

qui nous semble si naturel relève depuis toujours de constructions

sociotechniques. Les interfaces, au départ extérieures et localisées, ont

progressivement absorbé les objets de notre environnement et déplacé la frontière

corps-machine. Le corps est ainsi devenu une interface privilégiée dans la chaîne de

communication numérique, il assure la coprésence sur les réseaux sociaux,

l’interactivité en espace et en temps réels. Son statut s’est également modifié : sa

présence et son identité résultent de l’étendue et de la valeur de ses liens, sa position

sociale au sein du réseau s’expose et se partage. La tactilité constitue le vecteur

privilégié d’incarnation de la réalité, ce en vertu de quoi nous sommes touchés par

l’autre. (bumping)

La numérisation de l’échange ne conduit donc pas à l’exclusion du corps mais à

sa mutation : il devient le premier lieu de la communication. C’est toujours en

mettant en scène son propre corps qu’un internaute se rend présent en ligne,

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interagit avec les autres, garantit ses liaisons numériques. Les portraits, les

signatures manuscrites, le recours à ces signes ou ces traces numériques prouve que

le corps ne disparaît pas. L’incorporation des technologies numériques et de leurs

divers usages offre même au corps une extension sans précédent. Mais ses

modalités d’existence changent, nous ne pouvons plus le reconnaître ou le

concevoir comme avant.

5) Le déploiement des possibles : nous sommes victimes d’une confusion entre

virtuel et irréel. (Rappeler la complexité du concept)

Les blogs, les forums de discussion, les réseaux sociaux numériques offrent un effet

de réel très puissant. Ce sont des plates-formes tout à fait théâtrales où ce qui

s’échange semble crédibiliser le réel et ouvrir d’autres potentialités amicales : des

discussions spontanées, hétéroclites, auxquelles nous n’avons pas accès dans la

réalité, se tiennent entre plombiers, entre jeunes gens, entre traders, et paraissent

plus vraies que nature. On y écrit comme on parle, sous une forme vivante et

décomplexée, chacun s’y mettant en scène. Des conversations qui semblent faciliter

et renouveler notre approche de l’autre, faciliter les sociabilités. L’usage que nous

faisons généralement du terme virtuel doit donc être envisagé avec plus de rigueur :

Dans son texte Qu’est-ce que le virtuel ? Pierre Lévy reconsidère les analyses

deleuziennes du virtuel à l’aune des nouvelles technologies numériques. Plus que le

virtuel, c’est une attitude nouvelle de l’homme face au monde que Lévy repère, il par

le de virtualisation. C’est un vaste processus d’« hominisation », lié aux technologies

de l'information et de la communication contemporaines qui consiste à déployer ce

qui se présente figé dans sa structure à une dynamique multiple et ouverte. Avant le

numérique, chacun de nos sens recevait une fonction unique et nous inscrivait dans

un temps et un espace particuliers. Avec la virtualisation, nos expériences

s’enrichissent : l’interactivité, la mise en réseau des pratiques numériques engagent

nos sens différemment, multiplient leur potentialité sensorielle. Nos échanges

numériques opèrent ainsi une virtualisation de la communication traditionnelle

prolongeant nos potentialités amicales.

II) Mais n’a-t-on pas délégué notre capacité à nous lier, à des

machines numériques, à l’algorithme ?

1) Compulsion ou addiction ?

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Sur les réseaux sociaux numériques, nous devenons ami ou renonçons à l’être en un

click, à la vitesse des connexions haut débit, en activant la fonction adéquate

proposée sur la page du site. Le désir d’instantanéité favorisé par les progrès

technologiques préside à la constitution du lien : accélération, emballement,

contagion, fulgurance déterminent nos relations numériques. Les flux incessants au

sein des réseaux sociaux numériques nous livrent au régime impérieux de

l’engagement sur le champ. Sollicités par une demande, nous devons répondre de

notre présence, identifier publiquement notre désir dans les plus brefs délais. Au cas

où notre réponse se ferait trop attendre, un système de relance est prévu.

Or l’amitié, comme le rappelle Aristote, réclame du temps pour advenir et s’épanouir.

Les amis doivent avoir consommé ensemble « plusieurs boisseaux de sel », partagé

des expériences communes, traversé des difficultés. La rencontre ne suffit pas à nous

rendre amis, il faut que le temps reconduise et étoffe ce qu’elle a inauguré. La durée

scelle l’amitié, confirme la confiance et l’affection vertueuse que chacun se porte.

Mais avec le numérique, la lenteur, la répétition des cycles, le déploiement temporel

ne sont plus les nécessaires composants de nos amitiés. Une autre chronologie

affective s’impose qui décide du tempo et de la nature de nos sociabilités en général.

Une nouvelle organisation du désir prescrit insidieusement la compulsion du

contact : l’addiction s’est substituée à l’engagement. Combien de fois par jour nous

connectons-nous pour vérifier nos messages, indépendamment de leur urgence ou

de leur importance ? Sommes-nous désireux de rester connectés ou joignables au

point de renoncer à notre autonomie affective, à notre rôle de sujet ?

Nos liaisons numériques dépendent plus que jamais de notre visibilité, de notre

accessibilité sur le réseau, qualités cardinales que les Anglo-saxons désignent par le

néologisme findability. Ainsi, nous ne désirons plus nous soustraire à la vue, à la

disponibilité et nous nous fantasmons mutuellement sous le régime de l’objet

toujours possiblement accessible. Être, c’est être perçu ou percevoir, écrivait

Berkeley dans Les Principes de la connaissance humaine. Allons plus loin : être, c’est

être contacté ou contacter. L’amitié numérique requiert une présence presque

permanente conçue pour la croissance continue du réseau : les échanges devant

proliférer, chacun devient son propre media, un émetteur de messages.

2) La captation numérique, l’écueil de l’omniprésence : L’instrument

numérique nous aliène-t-il nécessairement ?

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Les réseaux sociaux numériques adopte souvent la fonction qui indique si vous êtes

en ligne. Notre invisibilité de dupe se paie de la possibilité de contrôler ou de

surveiller notre présence sur le site. Sur Facebook, un signal vert inscrit en marge

indique si vous êtes accessible. Nous nous rencontrons ainsi sous le double régime de

l’apparition dissimulée et de la présence inépuisable.

Maurice Blanchot soulignait déjà dans son texte L’Amitié, combien la mort de l’ami

permet d’approcher la vérité du lien amical. Blanchot renverse effrontément la

perspective commune selon laquelle il ne serait plus là auprès de nous : sa

disparition, loin de le rendre absent, nous le rend trop présent, nulle distance ne

nous séparant plus de lui. Or l’amitié ne peut s’apparenter à une identification

fusionnelle, à la volonté de combler l’entredeux. Seules l’altérité et la séparation,

entre moi et l’autre, autorisent la reconnaissance d’une éventuelle communauté.

L’omniprésence requise par les réseaux sociaux numériques tend à gommer

l’intervalle spatio-temporel grâce auquel nous nous mettons authentiquement en

rapport. Il devient plus difficile de nous mettre à distance, de disparaître.

L’omniprésence visée par les réseaux sociaux numériques nous conduit à surinvestir

un présent qui ne se différencie plus du passé ou de l’avenir, un présent permanent,

un omniprésent.

Derrière les usages, il y a toujours des formes de vie. Dès les années 1970, Michel

Foucault a dénoncé sous la catégorie de « biopouvoir » la propagation des dressages,

des contrôles politiques ou sociaux au sein même des corps humains. Qu’en est-il

avec les réseaux sociaux en ligne ? Les communications, les chats envahissent les

plateformes à flux multiples et provoquent une réelle captation de l’attention. Doit-

on s’inquiéter de l’emprise psychologique et de la défaillance symbolique que ce

régime de distraction généralisée nous inflige ? Les réseaux numériques nous

incitent à communiquer à flux tendus, à réaliser continuellement la performance

du just in time. Mais quelle potentialité de création peut receler un tel régime de

l’attention ? Quel en est l’impact sur la culture et la sociabilité ?

L’épuisement de la culture du temps long se confirme et menace certains supports ou

moteurs traditionnels des liens sociaux : la relation d’autorité, qui s’exprimait dans

notre confiance en la valeur de l’expertise, la temporalité judéo-chrétienne construite

sur le temps de l’attente et du mérite. Les liaisons numériques ressortiraient au

déficit de rapport à l’effort et favoriseraient un nouveau modèle, celui du laisser faire,

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de l’immédiateté. Mais ne serait-il pas plus juste de dire que nous avons appris à être

avec les autres, via les interfaces, différemment, dans une autre expérience du

monde ?

Nos rencontres numériques privilégient l’horizontalité des liens, les formats courts et

sédimentent des formes relationnelles très différentes de celles héritées des

Lumières. Elles forment un nouvel espace culturel qui se cherche encore,

maladroitement, qui ne peut s’annoncer pour l’instant comme un véritable

programme. A-t-on pour autant ouvert la boîte de Pandore ?

3) Les réseaux sociaux menacent-ils ou favorisent-ils l’amitié ?

a) Une convertion de l’amitié

Comment se constituent les réseaux sociaux ? Sont-ils de réels espaces de sociabilité

ou n’en sont-ils qu’une déformation ou un simulacre ? La convivialité qu’ils

brandissent comme un étendard ne nous expose-t-elle pas d’abord à des nuisances

plus fortes que les services qu’ils rendent ?

La culture numérique convertit tout ce qui nous est familier, tous les objets et les

propriétés hérités de l’ère pré-numérique, pourquoi pas l’amitié ? Cette dernière

constitue précisément la première donnée humaine numérisée à une échelle globale.

Dans ses variations et ses gradations diverses - contact, ami, parent -, l’amitié a été

convertie en agent capable de redéfinir nos différents liens, de donner lieu à de

nouveaux mécanismes sociaux. En retour, son incroyable inflation a métamorphosé

sa nature. La conversion n’est pas facile à saisir, dans la mesure où elle porte sur une

réalité par essence changeante, touchant à la personne et à ses représentations.

Conçue comme une relation égalitaire, réciproque et librement choisie, l’amitié reste

néanmoins difficilement quantifiable. Faiblement institutionnalisée, elle échappe

aussi au contrôle ou à la loi. Enfin, bien que tributaire d’expressions matérielles

privilégiées, comme le discours, elle ne se limite pas à un support exclusif. Par

conséquent, un ami numérique est lui aussi à géométries variables. Il s’apparente à

de nombreux possibles qui peuvent parfois signaler la béance des relations sociales

en ligne : il est tour à tour un faire-valoir, une projection de soi, quelqu’un qu’on

aimerait rencontrer mais qu’on ne connaîtra jamais, un nom qu’on ajoute à sa

collection d’amis, un prétexte pour entrer en relation avec d’autres, un ersatz, un

leurre… mais aussi un sujet avec qui partager.

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Les amis numériques sont en effet des interlocuteurs grâce auxquels nous nous

constituons en tant que personne, en tant que sujet parlant ou écrivant. Les signes

qu’ils émettent nous donnent à être, nous aident à rechercher au fond de nous-

mêmes ce que nous aimerions reconnaître comme notre subjectivité.

Les amitiés numériques expriment à quel point notre conscience est elle-même

rizhomique, constituée en réseaux. L'incroyable succès de Facebook ne peut être

attribué au seul génie de Mark Zuckerberg, il résulte de la résonance d’une

technologie communicationnelle avec la forme et le fonctionnement de notre espace

mental : les réseaux numériques traduisent notre propre réseau neurologique

et cognitif, propice à la bifurcation, à la sérendipité. Nietzsche insistait déjà dans

le Gai Savoir sur cette caractéristique de la conscience : elle « n'est en somme qu'un

réseau de liens entre les hommes et elle n'aurait pu prendre un autre développement.

A vivre isolé telle une bête féroce, l'homme aurait pu fort bien s'en passer. » Si la

conscience n’est que réseaux de communications, une pensée originale de la

subjectivité s’impose, faisant valoir le rôle décisif de la multiplicité. Les formes

privilégiées des échanges numériques en témoignent : sites de rencontres, forums de

discussion ou de tchats, blogs, jeux en réseaux, autant de communautés mouvantes

qui se mettent à interagir de façon spontanée. La réalité numérique, multiple,

hétérogène nous prédispose à une extrême familiarité avec les réseaux sociaux. Ceux-

ci prolongent à leur tour le projet fondateur du numérique : ouvrir à la pluralité et

englober la diversité.

4) Décider de ses amitiés ?

a) Démultiplier ses amitiés : les amis de mes amis sont mes amis

Quel est le juste nombre d’amis ? Question éthique récurrente à laquelle la tradition

philosophique répond le plus souvent par un chiffre n’excédant pas celui des doigts

de la main. L’amitié est certes plus étendue, plus multiforme que l’amour mais elle ne

se conçoit pas sans un épithète qui en précise la nature, la qualité et l’extension :

amitié intellectuelle, utile, sincère, plaisante, exclusive… Si l’amitié vertueuse, rare et

exceptionnelle, rassemble toutes ces qualités, elle ne peut lier qu’un petit nombre

d’individus. Dans le monde d’Internet de telles limites ne sont pas acceptables. Tout

le système est indissolublement lié à l’universalisme et conçu pour élargir

indéfiniment la relation d’amitié à toutes formes de réseaux. L’idée que beaucoup de

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gens pensent ponctuellement à moi a supplanté l’idée qu’une personne pense

électivement à moi. La sociabilité change d’échelle, de configuration. Les espaces de

socialisation numériques favorisent la diversité sociale, l’ouverture aux autres. Leur

ambition initiale n’était-elle pas en effet de bâtir un web pour tous, d’enrayer le

déclin des sociabilités traditionnelles trop sélectives ?

b) La philophagie est à l’œuvre.

Il nous faut inviter et communiquer à tout va, nos amitiés doivent impérativement

proliférer. La logique du réseau exige que la communauté augmente, et ce

visiblement. La valeur économique et sociale du réseau en dépend. Tout est donc

prévu pour que nos relations numériques soient en croissance continue, gonflées aux

hormones par une mythologie de l’amitié et que chacun puisse en être témoin. Les

astuces techniques fabriquent artificiellement nos liens, à la chaîne. Les réseaux

sociaux engrangent ainsi des profils à grande vitesse.

Les réseaux sociaux reprennent le principe de la Grèce antique selon laquelle l’amitié

est le bien le plus précieux pour les individus comme pour les sociétés. Aristote

insistait sur ce point : sans ami personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres

biens. Cependant les membres de Facebook, en optant pour la multiplicité des liens,

privilégient-ils l’amitié ou la sociabilité de masse ? L’idée même que nous puissions

être l’ami de tous est en effet paradoxale, indépendamment de son impossibilité de

fait. Elle traduit une ambition prométhéenne et surtout un relativisme étonnant.

Cette quête est symptomatique de ce que Nietzsche nomme, dans La Deuxième

Considération intempestive, le grand gosier démocratique, une incapacité maladive et

souterraine à l’élection, à l’engagement singulier.

C) Comment choisit-on en effet ses amis numériques ? Selon des modèles

différents, par extension, par hasard, par communauté d’intérêts ou de points de vue,

en fonction d’un commentaire lu sur un site. La socialisation numérique, le friending,

porte davantage sur la constitution de liens nouveaux qu’elle ne renforce les liens

existants.

Mais si l’amitié est une relation qualitative qui méconnaît tout calcul mesquin,

comment résiste-t-elle à ces assauts numériques ? N’assiste-t-on pas à un cancer de

la relation qui nous fait perdre le sens de l’amitié au profit du nombre d’amis ?

L’amitié deviendrait une relation indéfinie, diffractée et contingente alors même

qu’elle est, en principe, une expérience constitutive et subjective, impossible à

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universaliser. L’ami est en effet celui sous le regard duquel nous existons

singulièrement : aussi les gestes de l’amitié doivent-ils trouver des formes

d’expression qui traduisent la singularité du lien. Or la formalisation imposée

actuellement par la plupart des plateformes et des logiciels, empêche l’originalité des

gestes et nous contraint à une modélisation comme à une publicité de l’amitié.

Choisir un ami est toujours un acte à la fois privé et public, cependant l’amitié

numérique adopte une visibilité accrue et cherche à afficher nos liens. Tous les

réseaux sociaux numériques annoncent notre nombre d’amis ou de followers : cette

information correspond à une valorisation du statut social de l’identité. Comment

alors évaluer les incidences du friending sur l’amitié ? Selon Cicéron, l’amitié

véritable ne peut se soumettre au calcul mesquin et comptabiliser les dépenses ou les

recettes. Prodigue, elle « ne redoute jamais de trop en faire » et obéit à une économie

de l’offre qui est celle du don de soi. Un environnement qui ne fait que compter,

évaluer et classer en fonction d’une métrique toujours visible, peut-il favoriser

l’amitié ?

5) La régulation : la détermination par la structure ?

a) un langage surdéterminé ?

Psittacisme de la parole, raccourcis d’une langue mécanique qui ne vise plus que

l’efficacité ? L’espace des réseaux sociaux est ainsi formaté qu’il génère des réactions

pavloviennes et nous dicte certaines paroles d’amitié. Or un trait essentiel de l’amitié

est qu’elle échappe au formalisme et à la publicité. Les amis forment en principe le

cercle des intimes, de ceux à qui l’on peut dire pas de manières entre nous, avec

lesquels on invente même une langue. Les communautés numériques ont certes à

leur manière inventé une langue, chaque site revendiquant sa propre identité. Il

existe une terminologie commune pour exprimer son affection, toutefois celle-ci est

aussi souvent contrainte, formatée que poétique.

b) Peut-on ne pas avoir d’ami ? La survalorisation aliénante du lien et de sa

publicité.

Dans le monde numérique, l’amitié est à la fois consacrée et simplifiée. Elle a été

transformée en agent constitutif de la sociabilité numérique. Elle a été

instrumentalisée afin de construire un monde avec ses principes d’inclusion et

d’exclusion. Comme elle reçoit une pertinence absolue, l’amitié plus que jamais nous

dote de pouvoir. Elle justifie et rend intelligible tous les autres choix et fonctions du

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réseau. L’utilisation de la fonction j’aime, par exemple, dépend davantage de nos liens

affectifs avec celui qui a posté une image, un texte que du contenu lui-même. Il n’est

donc pas étonnant que le réseau social électif dans sa tendance naturelle cherche à se

substitue progressivement à l’ensemble du réseau numérique. Facebook adopte des

stratégies pour que ses membres n’utilisent pas d’autres moyens numériques pour

communiquer.

L’idéal amical d’un partage libre et souverain, a cédé la place à des relations qui

malgré les apparences, sont soumises à des contraintes et des contrôles souvent

inaperçus. Le lien n’est plus un rapport entre deux ou plusieurs individus. Elle est

devenue au premier chef une communication de la relation ainsi qu’une invitation à

l’échanger. Désormais, les amis se partagent au même titre que l’amitié : les systèmes

de recommandation des sites formalisent ce glissement. L’inflation du partage

participe de la visibilité des sociabilités numériques. Les réseaux sociaux reposent

fondamentalement sur une utilisation idéologique de l’amitié.

Finalement, l’hérésie des sociabilités numériques ne se situerait-elle pas dans

l’interdiction ou du moins la dépréciation de la solitude ? Par principe, les

réseaux sociaux abhorrent le vide, le silence, l’absence et la solitude. Leur existence

même requiert l’information, l’interactivité et surtout la présence en continu des

internautes. Désormais l’individu voyage, transporte avec lui ses liens, ses relations :

la portabilité de l’amitié définit la sociabilité numérique. Le réseau étant l’habitus, le

nouvel environnement vital dans lequel l’individu évolue, celui-ci ne doit pas être

seul. La possibilité même de la solitude en est écartée. Ainsi, un compte Facebook

sans amis est une aberration au même titre qu’une identité sans relation ou sans

échange. La solitude devient plus que jamais une expérience injustifiable et

inavouable, qui doit être refoulée et devenir invisible. Sur les réseaux sociaux, la

profusion des contacts est un impératif catégorique qui contribue à ce scénario de la

dénégation de la solitude.

La sociabilité numérique ne vise donc plus seulement une amitié volontaire et

égalitaire, elle obéit aux exigences de la plate-forme, à sa téléologie. Nous avons

ainsi parfaitement intégré les contraintes liées aux modèles de la sociabilité de

Facebook ou de LinkedIn : nous acceptons de ne pouvoir y circuler librement, de ne

pouvoir tâtonner et découvrir progressivement des contenus ou des relations

insoupçonnés. La flânerie numérique n’existe pas sur les réseaux sociaux. Il n’est de

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promeneur solitaire qui puisse expérimenter l’errance et le désert. Le choix de

participer à cette communauté d’amis comme un acte irrévocable : nous n’avons pas

le droit de quitter une plate-forme une fois inscrits, nous risquerions d’y créer des

espaces vides, de provoquer la disparition d’archives. La communauté Facebook

fonctionne selon une alternative tranchée : soit nous acceptons inconditionnellement

l’invitation au partage et à la visibilité, selon certaines clauses, soit nous nous

risquons à des mécanismes d’exclusion. La réciprocité de la relation est radicalisée :

ce qui est offert et partagé n’appartient plus simplement à celui qui a initié l’échange

mais à la sphère publique du réseau. L’intérêt de la plate-forme l’emporte toujours

sur le choix individuel. Or la pratique de la multiplicité doit s’accompagner du

souci de l’individualité. Comme le rappelle le Zarathoustra de Nietzsche, il faut

« aller dans notre solitude » pour la pratiquer et quitter la grégarité du troupeau.

Cependant, la pluralité à l’œuvre dans les relations Facebook pose un problème

éthique majeur, elle sacrifie souvent le souci de soi et le dialogue à une forme

généralisée de narcissisme. Nous sommes en réseau mais nous ne nous parlons

souvent qu’entre soi.

L’extension de l’empire Facebook fait donc appel à une logique de puissance

institutionnelle qui impose des normes aux particuliers sous la forme de dispositifs

affectants. Leur portée est individuelle et macrosociale. Notre imagination mise en

branle par l’idéologie du réseau, cristallise des affects qui nous déterminent à désirer

et à agir de telle ou telle façon. Nos comportements s’ajustent au réquisit d’un nouvel

ordre institutionnel Facebook.

III) Alors comment restaurer la philia et accéder à l’existence politique.

Comment nos amitiés numériques peuvent-elles nous aider à retrouver des

liens politiques et défendre la souveraineté populaire ?

1) Facebook et la norme ?

Nous sommes immergés dans des ordres et le numérique en impose un de plus. Mais

ne constitue-t-il qu’un ordre d’aliénation supplémentaire ? Quel ressort avons-nous

vis-à-vis de ces nouvelles modalités d’existence numérique ? Nous est-il possible d’en

faire un instrument social et politique?

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Si l’on suit les analyses spinozistes des comportements humains dans le Traité

Politique, nous sommes sous le coup de déterminations qui sont le plus souvent

extérieures à nous, qui homogénéisent nos comportements. Confrontés à des

dispositifs affectants, nous sommes déterminés à nous comporter de telle ou telle

manière. A ce titre, les réseaux sociaux numériques n’échappent pas à la règle mais

ils sont aussi ambivalents : ils participent d’une culture politique de la domination

comme de l’émancipation, ils agissent sur nos volontés d’acteur et véhiculent des

prescriptions aussi libératrices que restrictives.

Mais s’ils sont à la fois subis et émancipateurs comment évaluer leurs potentialités

sociales politiques ? Une fois reconnue leur double nature, pharmacologique selon

l’expression de Platon dans le Phèdre, à la fois remède et poison, comment faire en

sorte qu’ils deviennent surtout ou aussi libérateurs ?

2) Les réseaux numériques peuvent promouvoir de nouvelles façons d’être

ensemble, ils sont une émanation technologique de nos psychés.

La pratique des réseaux numériques manifeste que nous avons plus que jamais

différentes façons de nous rapporter à autrui et les unes ne sont pas plus vraies que

les autres. Nos amitiés numériques ne sont pas nécessairement plus fausses ou

illusoires que celles que nous avions l’habitude de forger avant l’ère numérique. Nous

avons affaire à des amitiés augmentées en ce sens que les réseaux numériques

reconnaissent comme amitiés des sociabilités diverses et multiples qui dépassent le

cadre des amitiés exclusives, sélectives, idéalisées visant une perfection morale.

Or la multiplicité des contacts peut garantir une identité plus ouverte, qui certes se

décline selon le critère de la quantité, mais peut restaurer aussi une confiance

vacillante en l’altérité. Sur les réseaux sociaux, il est avant tout question de bâtir des

espaces multiples de sociabilité. C’est pourquoi ces réseaux permettent des usages

modulables souvent façonnés par des spécificités locales, de nature culturelle. Cf.

Cyworld en Corée, l’intégration du Yon.

Les internautes (jeunes et moins jeunes) trouvent à travers la pratique des réseaux

en ligne, l’occasion de restaurer des relations de parité, de reconstituer une philia qui

leur faisait défaut. Une certaine partie de la population numérique ne veut plus se

contenter de consommer passivement. Elle veut agir, s’inscrire dans un espace public

grâce à des relations de parité et socialiser. Elle développe ainsi grâce aux réseaux sa

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capacité d’empathie, expérimente de nouvelles façons de se médiatiser ou de

s’intégrer et fait l’apprentissage de la prise de parole.

3) La revalorisation politique de l’amitié : de l’amitié naît la communauté

politique.

Aristote insistait déjà sur ce point dans Les Politiques : les hommes vivent en troupes

comme les abeilles, cependant ils sont les seuls à pouvoir vivre comme des êtres

politiques car ils sont doués d’une faculté de communication rationnelle et réflexive,

le logos, et sont capables d’amitié. La cité doit favoriser cette vertu politique pour

assurer le bien-être de la communauté. La cité n’est pas une simple agrégation

d’individus réunis pour éviter le pire, ou pour subvenir à des besoins imposés par

leur nature biologique. Elle ne repose pas non plus sur le seul partage d’un territoire

ou de biens matériels nécessaires. La cité est un environnement où doit pouvoir se

réaliser l’excellence d’une vie humaine. Or l’exercice commun de l’amitié et du

partage permet aux hommes de réaliser cette perfection. Par conséquent, renforcer

aujourd’hui le sentiment d’appartenance politique ne supposerait-il pas que l’on

prenne appui sur les réseaux numériques qui redécouvrent et exploitent la figure de

l’amitié ? Dans quelle mesure suscitent-ils à leur tour la concertation entre égaux ?

L’amitié étant une sympathie qui favorise la concorde entre les hommes, elle doit être

recherchée par les législateurs tout autant que la justice. La philia s’apparente, comme

nous le rappelle Bacon à une médecine naturelle qui garantit la conservation et la

protection de ceux qu’elle fédère. Dans sa déclinaison publique et délibérative, elle

affermit le lien politique en instaurant un régime de circulation des idées qui trouvent

dans leur multitude et leur accessibilité, la force de s’opposer aux tendances dangereuses.

L’amitié est un commerce qui sait diminuer les risques de conflit et de violence en

favorisant l’extériorisation, l’articulation, la prise en charge collective de certaines

pathologies sociales. Or n’est-ce pas cette fonction thérapeutique et réparatrice de

l’amitié que peuvent par exemple assurer les réseaux sociaux ?

4) L’horizon normatif de la démocratie web 2.0

Les réseaux sociaux numériques peuvent apporter une réponse aux menaces de

dissension repérables dans toute démocratie : la rivalité entre égaux et la

conflictualité avec l’autorité souveraine. La termitière numérique peut aussi nous

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hisser au rang du politique, et ce faisant, nous invite à revisiter les rapports

qu’entretiennent éthique et politique.

a) L’égalité pour tous

La présupposition d’égalité est la première caractéristique des réseaux sociaux

numériques qui sont devenus les lieux privilégiés pour revendiquer et partager la

parole publique, la part des sans part. Reconnaître l’égalité comme idéal implique de

n’évaluer chacun qu’à partir de ce qu’il fait, produit et énonce, et non à partir de ce

qu’il est. Chacun peut se sentir légitimé à se prononcer. La reconnaissance sur les

réseaux numériques d’une plus large variété de compétences ou de qualités,

favorise leur émergence.

b) Favoriser la parole politique en libérant les subjectivités

Elle tient au processus d’élargissement radical de l’espace public que les réseaux sociaux

ont suscité. L’expression publique jusque lors fermement observée, contenue ou entravée

par ceux qui en détenaient le monopole, s’est vue désenclavée par de nouveaux

énonciateurs. Désormais, ce ne sont plus seulement les experts, les journalistes ou les

hommes politiques qui prennent la parole pour faire autorité. Le numérique a fait

émerger des arènes publiques, des expressions alternatives aux formes narratives des

médias dominants.

Ces réseaux sont le lieu d’expressions politiques nouvelles, de formes de paroles

favorisant la dimension participative du Web. Les utilisateurs des plates-formes

numériques ne s’adressent pas à un collectif abstrait, à un ensemble de citoyens

anonymes mais à des groupes de proches ou d’inter-connaissances dont l’extension est

variable.

Les conversations numériques suivent la logique de l’enchevêtrement, prennent la forme

d’essaims : une multitude de propos s’y articulent selon des modalités d’assemblage que

rien ne laisse anticiper.

c) Reconnaître différentes formes de visibilité

L’espace public a donc profondément muté, il n’est plus univoque, cohérent et lisse. Il est

avant tout doté d’une grande plasticité concernant la façon dont les usagers associent

leur identité à leurs propos, aux informations qu’ils veulent transmettre.

Les réseaux numériques ont modifié la forme de la représentation politique en

diversifiant, en redistribuant la parole - la parole ne s’y donne pas, elle s’y prend -, en

convoquant des langages, des espaces ignorés de la politique traditionnelle.

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d) S’organiser par soi-même

La quatrième caractéristique des communautés numériques, que l’on parle de société

civile, de multitude ou de marché, tient à la forme politique spécifique qu’elles

revendiquent : s’émanciper de l’Etat et de ses contraintes régulatrices, déstabiliser

le paradigme de la représentation démocratique, occuper un terrain politique

beaucoup moins figé, que chacun est en droit de définir. Ces nouvelles communautés

s’appuient sur une volonté d’auto-organisation tenace, sur une reconnaissance aigüe du

collectif. Leurs processus d’engendrement reproduisent encore ceux des groupes

politiques traditionnels, les opérations de filtrage, d’agrégation, de coordination,

l’intériorisation de valeurs communes, la légitimation au sein de l’espace public.

Toutefois, ces différentes opérations ne s’exercent plus a priori mais a posteriori.

Ce sont des engagements plus instables, ponctuels ou limités, aux collectifs

horizontaux et auto-organisés.

e) Renouveler notre conception de la légitimité

Du fait de l’hétérogénéité des participants et de la diversité des critères d’engagement, les

collectifs numériques se caractérisent moins par des valeurs partagées que par des

procédures communes. Ces communautés délèguent rarement à une autorité centrale le

droit de parler au nom du collectif et de le représenter. Elles préfèrent des procédures

décisionnelles telles que le consensus ou le compromis à une volonté générale

dont on peut définir positivement les valeurs substantielles.

f) Exercer notre responsabilité

Nous sommes souvent sommés de cliquer et de choisir sans pour autant bénéficier des

garanties indispensables à un acte réfléchi. Il nous incombe de ne pas river notre

attention au sommet de la hiérarchie pour choisir.

Le numérique doit enrichir l’espace public de plates-formes intermédiaires où

l’expression et le partage de contenus qui jusqu’à lors circulaient très difficilement, sont

autorisés. Une fois reconnue que la normativité du numérique se construit en marche et

n’est jamais posée comme un préalable à l’action, comment évaluer l’efficacité politique

en ligne ?

5) Comment permettent-ils d’envisager de nouvelles formes pour l’action

politique ? Quelle est la force politique des réseaux numériques ? Il s’agit d’utiliser

les identités polyphoniques numériques qui peuvent susciter des comportements

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contestataires (mise à distance)

Les réseaux numériques se posent comme une forme originale de contradiction, un « je

parle donc nous sommes », ils inaugurent un paradigme politique. Mais reconnaître les

potentialités qu’ils offrent, ne doit pas nous conduire à en faire les ressources exclusives

de l’action contestataire : celle-ci ne saurait exister sans l’appui d’engagements politiques

préalables.

L’expérience originaire hacker ?

Les Hackers nous invitent à reconnaître d’autres stratégies d’opposition car il n’est plus

possible d’adopter une position extérieure au système, de le combattre à distance sans le

pénétrer.

Rompre avec les mythologies révolutionnaires et valoriser le faire pression

Nous ne pouvons plus investir le fantasme du Grand Soir révolutionnaire, l’engagement

est à penser sous une forme inédite et démystifiée. Il nous faut libérer notre potentiel

d’action, instaurer des rapports de force tout en restaurant la philia. Mais l’alternative ne

se joue plus entre la décision héroïque d’affirmer sa liberté et le refus d’en être, nous

sommes d’ores et déjà embarqués. Les différents mouvements de contestation sur

internet ne visent plus une transformation unilatérale du monde, elles ne survalorisent

plus la conquête du pouvoir. Ces formes de coopération imaginent une multitude de

petits gestes qui font pression sur soi comme sur les autres et renouvèlent nos

représentations politiques.

L’intelligence des agrégations spontanées

Que veut dire coopérer sur Internet ? Les réseaux numériques sont des chambres d’échos

où il suffit de peu pour qu’un mouvement s’engage, pour que du régime des relations

locales et personnelles nous accédions à des conversations nationales ou internationales,

aux enjeux collectifs. Ces nouveaux moyens d’action de masse s’appuient au départ sur de

petits collectifs éphémères et modestes qui n’ambitionnent pas de changer les structures

mais les comportements. Il s’agit de faire valoir la force des coopérations faibles.

Déjouer la concentration et le monopole sur la toile :

L’amitié est une recherche en commun de la vérité selon Platon dans le Charmide comme

dans le Lysis : nous nous aimons pas simplement pour nous-mêmes mais parce que nous

poursuivons une émancipation intellectuelle commune. Or les open data, les données

ouvertes, ont promu la transparence, la circulation de l’information et des connaissances.

La libre diffusion est fondamentale si l’on veut des pouvoirs publics réellement

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responsables devant leurs électeurs. La mise en ligne des données publiques participe de

la vigilance citoyenne en déployant des contenus traditionnellement cachés.

Valoriser les Res communis et res nullus

Ces systèmes reconnaissent les droits d’auteurs mais ils laissent également la possibilité

aux internautes de s’approprier, de détourner, de sampler, de réutiliser les éléments de

l’environnement numérique sous des conditions que seuls les gens ont à définir : ce sont

des biens communs, res communis, que nul ne peut économiquement s’approprier. Cette

idée s’inspire de la théorie anglo-saxonne des nouveaux communs, terres à bois ou à

pâturage, qui pouvaient être utilisées de tous ceux qui appartenaient à une communauté

donnée. Avec l’apparition des biens numériques, de nouvelles formes de reconnaissances

juridiques s’imposent : la notion de res nullus s’ajoute à celle de res communis et désigne

un bien qui n’appartient à personne, dont tout le monde peut se saisir. Dans ce cadre,

copier n’est plus affaiblir : une plus grande liberté d’usage des données est légitimée. La

question n’est plus seulement de préserver mais d’enrichir nos informations comme le

succès de Wikipédia en témoigne

Conclusion :

- Reconnaître l’ambivalence fondamentale du numérique pour éviter la

dystopie.

- La communauté numérique comme le numérique est un écosystème

dynamique dont les règles de fonctionnement changent.

- Une communauté finie ne veut pas dire communauté close.

- Nécessité des temps sans.

- Valoriser les communautés savantes, favoriser le bricolage numérique.

- Lutter contre les algorithmes de la recommandation qui déplacent

- Comment privilégier le partage à l’ère de l’open source ?

L’invention du logiciel libre, initié en 1985 par l’informaticien Richard Stallman avec

la création de la Free Software Fondation. Il s’agit alors de proposer au

programmateur du monde entier de placer le fruit de leur travail sous licence libre,

en dehors de la logique du brevet, en marge du circuit industriel ou commercial.

- Générosité, partage, échange sont les valeurs fondatrices de cette proposition

révolutionnaire. L’amitié serait révolutionnaire.

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Page 26: Anne Dalsuet "Y a-t-il une philia numérique ?" (notes 16 déc. 2013)

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« Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité

propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes

individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la

présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste “inhumain” en un sens très

littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est

pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que

la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. »

Hannah ARENDT, Vies politiques, Gallimard, Paris, 1974, pp. 34-35.

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