anna gavalda - je voudrais que quelqu_un m_attende quelque part

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  • 1

    Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part.Anna Gavalda

    I.S.B.N. : 2.290.31178.2J'ai lu, aot 2001.Copyright : Le dilettante, 1999.

    Adaptation : Petula Von Chase

  • 2Pour ma soeur Marianne.

  • 3Petites pratiques germanopratinesSaint-Germain-des-prs !?... Je sais ce que vous allez me dire : "Mon Dieu, mais c'est d'uncommun ma chrie, Sagan l'a fait bien avant toi et telllllement mieux !"

    Je sais.

    Mais qu'est-ce que vous voulez... je ne .suis pas sre que tout cela me serait arriv sur leboulevard de Clichy, c'est comme a. C'est la vie.

    Mais gardez vos rflexions pour vous et coutez-moi car mon petit doigt me dit que cettehistoire va vous amuser.

    Vous adorez les petites bluettes. Quand on vous titille le cur avec ces soiresprometteuses, ces hommes qui vous font croire qu'ils sont clibataires et un peu malheureux.

    Je sais que vous adorez a. C'est normal, vous ne pouvez quand mme pas lire des romansHarlequin attabl chez Lipp ou aux Deux-Magots. Evidemment que non, vous ne pouvez pas.

    Donc, ce matin, j'ai crois un homme sur le boulevard Saint-Germain.

    Je remontais le boulevard et lui le descendait. Nous tions du ct pair, le plus lgant.

    Je l'ai vu arriver de loin. Je ne sais pas, sa dmarche peut-tre, un peu nonchalante ou lespans de son manteau qui prenaient de l'aisance devant lui... Bref, j'tais vingt mtres de lui etje savais dj que je ne le raterai pas.

    Ca n'a pas loup, arriv ma hauteur, je le vois me regarder. Je lui dcoche un souriremutin, genre flche de Cupidon mais en plus rserv.

    Il me sourit aussi.

    En passant mon chemin, je continue de sourire, je pense La Passante de Baudelaire (djavec Sagan tout l'heure, vous aurez compris que j'ai ce qu'on appelle des rfrences littraires!!!). Je marche moins vite car j'essaye de me souvenir... Longue, mince, engranddeuil... aprs jene sais plus... aprs... Unefemmepassa, d'unemainfastueuse, soulevant,balanantlefestonetl'ourlet.., et la fin... Otoiquej'eusseaime, toiquilesavais.

    A chaque fois, a m'achve.

    Et pendant ce temps-l, divine candeur, je sens le regard de mon saint Sbastien (rapport la flche, eh ! il faut suivre hein !?) toujours dans mon dos. Ca me chauffe dlicieusement lesomoplates mais plutt crever que de me retourner, a gcherait le pome.

    J'tais arrte au bord du trottoir guetter le flot des voitures pour traverser la hauteurde la rue des Saints-Pres.

    Prcision : une Parisienne qui se respecte sur le boulevard Saint-Germain ne traversejamais sur les lignes blanches quand le feu est rouge. Une Parisienne qui se respecte guette leflot des voitures et s'lance tout en sachant qu'elle prend un risque.

  • 4 Mourir pour la vitrine de chez Paule Ka. C'est dlicieux.

    Je m'lance enfin quand une voix me retient. Je ne vais pas vous dire "une voix chaude etvirile" pour vous faire plaisir, car ce n'tait pas le cas. Juste une voix.

    - Pardon...

    Je me retourne. Oh, mais qui est l ?... ma jolie proie de tout l'heure.

    Autant vous le dire tout de suite, partir de ce moment-l, pour Baudelaire, c'est foutu.

    - Je me demandais si vous accepteriez de dner avec moi ce soir...

    Dans ma tte, je pense "Comme c'est romantique..." mais je rponds :

    - C'est un peu rapide, non ?

    Le voil qui me rpond du tac au tac et je vous promets que c'est vrai :

    - Je vous l'accorde, c'est rapide. Mais en vous regardant vous loigner, je me suis dit: c'esttrop bte, voil une femme que je croise dans la rue, je lui souris, elle me sourit, nous nousfrlons et nous allons nous perdre... C'est trop bte, non vraiment, c'est mme absurde.

    - ...

    - Qu'est-ce que vous en pensez ? Ca vous parat compltement idiot ce que je vous dis l ?

    - Non, non, pas du tout.

    Je commenais me sentir un peu mal, moi...

    - Alors ?... Qu'en dites-vous ? Ici, l, ce soir, tout l'heure, neuf heures, cet endroitexactement ?

    On se ressaisit ma fille, si tu dois dner avec tous les hommes auxquels tu souris, tu n'es passortie de l'auberge...

    - Donnez-moi une seule raison d'accepter votre invitation.

    - Une seule raison... mon Dieu... que c'est difficile...

    Je le regarde, amuse.

    Et puis sans prvenir, il me prend la main :

    - Je crois que j'ai trouv une raison peu prs convenable...

    Il passe ma main sur sa joue pas rase.

    - Une seule raison. La voil : dites oui, que j'aie l'occasion de me raser... Sincrement, jecrois que je suis beaucoup mieux quand je suis ras.

    Et il me rend mon bras.

    - Oui, dis-je.

    - A la bonne heure ! Traversons ensemble, je vous prie, je ne voudrais pas vous perdre

  • 5maintenant.

    Cette fois c'est moi qui le regarde partir dans l'autre sens, il doit se frotter les joues commeun gars qui aurait conclu une bonne affaire...

    Je suis sre qu'il est drlement content de lui. Il a raison.

    Fin d'aprs-midi un petit peu nerveuse, il faut l'avouer.

    L'arroseuse arrose ne sait pas comment s'habiller. Le cir s'impose.

    Un peu nerveuse comme une dbutante qui sait que son brushing est rat.

    Un peu nerveuse comme au seuil d'une histoire d'amour.

    Je travaille, je rponds au tlphone, j'envoie des fax, je termine une maquette pourl'iconographe (attendez, forcment... Une fille mignonne et vive qui envoie des fax du ct deSaint-Germain-des-Prs travaille dans l'dition, forcment...).

    Les dernires phalanges de mes doigts sont glaces et je me fais rpter tout ce qu'on medit.

    Respire, ma fille, respire...

    Entre chien et loup, le boulevard s'est apais et les voitures sont en veilleuse.

    On rentre les tables des cafs, des gens s'attendent sur le parvis de l'glise, d'autres font laqueue au Beauregard pour voir le dernier Woody Allen.

    Je ne peux pas dcemment arriver la premire. Non. Et mme, j'arriverai un peu en retard.Me faire un tout petit peu dsirer ce serait mieux.

    Je vais donc prendre un petit remontant pour me remettre du sang dans les doigts.

    Pas aux Deux-Magots, c'est lgrement plouc le soir, il n'y a que des gosses Amricainesqui guettent l'esprit de Simone de Beauvoir. Je vais rue Saint-Benot. Le Chiquito fera trs bienl'affaire.

    Je pousse la porte et tout de suite c'est l'odeur de la bire mlange celle du tabac froid,le ding, ding du flipper, la patronne hiratique avec ses cheveux colors et son chemisier ennylon qui laisse voir son soutien-gorge gosses armatures, la nocturne de Vincennes en bruitde fond, quelques maons dans leurs cottes taches qui repoussent encore un peu l'heure de lasolitude ou de la bobonne, et des vieux habitus aux doigts jaunis qui emmerdent tout lemonde avec leur loyer de 48. Le bonheur.

    Ceux du zinc se retournent de temps en temps et pouffent entre eux comme descollgiens. Mes jambes sont dans l'alle et elles sont trs longues. L'alle est assez troite et majupe est trs courte. Je vois leur dos vot se secouer par saccades.

    Je fume une cigarette en envoyant la fume trs loin devant moi. J'ai les yeux dans levague. Je sais maintenant que c'est Beautiful Day, cot dix contre un qui l'a emport dans ladernire ligne droite.

    Je me rappelle que j'ai Kennedyetmoi dans mon sac et je me demande si je ne ferais pasmieux de rester l.

  • 6 Un petit sal aux lentilles et un demi-pichet de ros... Qu'est-ce que je serais bien...

    Mais je me ressaisis. Vous tes l, derrire mon paule esprer l'amour (ou moins ? ouplus ? ou pas tout fait ?) avec moi et je ne vais pas vous laisser en rade avec la patronne duChiquito. Ce serait un peu raide.

    Je sors de l les joues roses et le froid me fouette les jambes.

    Il est l, l'angle de la rue des Saint-Pres, il m'attend, il me voit, il vient vers moi.

    - J'ai eu peur. J'ai cru que vous ne viendriez pas. J'ai vu mon reflet dans une vitrine, j'aiadmir mes joues toutes lisses et j'ai eu peur.

    - Je suis dsole. J'attendais le rsultat de la nocturne de Vincennes et j'ai laiss passerl'heure.

    - Qui a gagn ?

    - Vous jouez ?

    - Non.

    - C'est Beautiful Day qui a gagn.

    - Evidemment, j'aurais d m'en douter, sourit-il en prenant mon bras.

    Nous avons march silencieusement jusqu' la rue Saint-Jacques. De temps en temps, il mejetait un regard la drobe, examinait mon profil mais je sais qu' ce moment-l, il sedemandait plutt si je portais un collant ou des bas.

    Patience mon bonhomme, patience...

    - Je vais vous emmener dans un endroit que j'aime bien.

    Je vois le genre... avec des garons dtendus mais obsquieux qui lui sourient d'un airentendu : "Bonssour monsieur... (voil donc la dernire... tiens j'aimais mieux la brune de ladernire fois...)... la petite table du fond comme d'habitude, monsieur ?... petites courbettes,(...mais o est-ce qu'il les dniche toutes ces nanas ? ...) ... Vous me laissez vos vtements ???Trs biiiiiien."

    Il les dniche dans la rue, patate.

    Mais pas du tout.

    Il m'a laisse passer devant en tenant la porte d'un petit bistrot vins et un serveurdsabus nous a juste demand si nous fumions. C'est tout.

    Il a accroch nos affaires au portemanteau et sa demi-seconde de dsuvrement quandil a aperu la douceur de mon dcollet, j'ai su qu'il ne regrettait pas la petite entaille qu'ils'tait faite sous le menton en se rasant tout l'heure alors que ses mains le trahissaient.

    Nous avons bu du vin extraordinaire dans de gros verres ballon. Nous avons mang deschoses assez dlicates, prcisment conues pour ne pas gter l'arme de nos nectars.

    Une bouteille de cte-de-Nuits, Gevray-Chambertin 1986. Petit Jsus en culotte de velours.

  • 7 L'homme qui est assis en face de moi boit en plissant les yeux.

    Je le connais mieux maintenant.

    Il porte un col roul gris en cachemire. Un vieux col roul. Il a des pices aux coudes et unpetit accroc prs du poignet droit. Le cadeau de ses vingt ans peut-tre... Sa maman, troublepar sa moue un peu due, qui lui dit : "Tu ne le regretteras pas, va..."et elle l'embrasse en luipassant la main dans le dos.

    Une veste trs discrte qui n'a l'air de rien d'autre qu'une veste en tweed mais, commec'est moi et mes yeux de lynx, je sais bien que c'est une veste coupe sur mesure. Chez OldEngland, les tiquettes sont plus larges quand la marchandise sort directement des ateliers desCapucines et j'ai vu l'tiquette quand il s'est pench pour ramasser sa serviette.

    Sa serviette qu'il avait laiss tomber exprs pour en avoir le coeur net avec cette histoirede bas, j'imagine.

    Il me parle de beaucoup de choses mais jamais de lui. Il a toujours un peu de mal retrouver le fil de son histoire quand je laisse traner ma main sur mon cou. Il me dit : "Et vous?" et je ne lui parle jamais de moi non plus.

    En attendant le dessert, mon pied touche sa cheville.

    Il pose sa main sur la mienne et la retire soudain parce que les sorbets arrivent.

    Il dit quelque chose mais ses mots ne font pas de bruit et je n'entends rien.

    Nous sommes mus.

    C'est horrible. Son tlphone portable vient de sonner.

    Comme un seul homme tous les regards du restaurant sont braqus sur lui qui l'teintprestement. Il vient certainement de gcher beaucoup de trs bon vin. Des gorges malpasses dans des gosiers irrits. Des gens se sont trangls, des doigts se sont crisps sur lesmanches des couteaux ou sur les plis des serviettes amidonnes.

    Ces maudits engins, il en faut toujours un, n'importe o, n'importe quand.

    Un goujat.

    Il est confus. Il a un peu chaud tout coup dans le cachemire de sa maman.

    Il fait un signe de tte aux uns et aux autres comme pour exprimer son dsarroi. Il meregarde et ses paules se sont lgrement affaisses.

    - Je suis dsol... il me sourit encore mais c'est moins belliqueux on dirait.

    Je lui dis:

    - Ce n'est pas grave. On n'est pas au cinma. Un jour je tuerai quelqu'un. Un homme ouune femme qui aura rpondu au tlphone au cinma pendant la sance. Et quand vous lirez cefait-divers, vous saurez que c'est moi...

    - Je le saurai.

    - Vous lisez les faits-divers ?

  • 8 - Non. Mais je vais m'y mettre puisque j'ai une chance de vous y trouver.

    Les sorbets furent, comment dire... dlicieux,

    Revigor, mon prince charmant est venu s'asseoir prs de moi au moment du caf.

    Si prs que c'est maintenant une certitude. Je porte bien des bas. Il a senti la petite agrafeen haut de mes cuisses.

    Je sais qu' cet instant-l, il ne sait plus o il habite.

    Il soulve mes cheveux et il embrasse ma nuque, dans le petit creux derrire.

    Il me chuchote l'oreille qu'il adore le boulevard Saint-Germain, qu'il adore le bourgogneet les sorbets au cassis.

    J'embrasse sa petite entaille. Depuis le temps que j'attendais ce moment, je m'applique.

    Les cafs, l'addition, le pourboire, nos manteaux, tout cela n'est plus que dtails, dtails,dtails. Dtails qui nous emptrent.

    Nos cages thoraciques s'affolent.

    Il me tend mon manteau noir et l...

    J'admire le travail de l'artiste, chapeau bas, c'est trs discret, c'est peine visible, c'estvraiment bien calcul et c'est drlement bien excut : en le dposant sur mes paules nues,offertes et douces comme de la soie, il trouve la demi-seconde ncessaire et l'inclinaisonparfaite vers la poche intrieure de sa veste pour jeter un coup d'il la messagerie de sonportable.

    Je retrouve tous mes esprits. D'un coup.

    Le tratre.

    L'ingrat.

    Qu'as-tu donc fait l malheureux ! !!

    De quoi te proccupais-tu donc quand mes paules taient si rondes, si tides et ta main siproche !?

    Quelle affaire t'a sembl plus importante que mes seins qui s'offraient ta vue ?

    Par quoi te laisses-tu importuner alors que j'attendais ton souffle sur mon dos ?

    Ne pouvais-tu donc pas tripoter ton maudit bidule aprs, seulement aprs m'avoir faitl'amour ?

    Je boutonne mon manteau jusqu'en haut. Dans la rue, j'ai froid, je suis fatigue et j'ai malau coeur.

    Je lui demande de m'accompagner jusqu' la premire born de taxis.

    Il est affol.

    Appelle S.O.S. mon gars, t'as ce qu'il faut.

  • 9 Mais non. Il reste stoque.

    Comme si de rien n'tait. Genre je raccompagne une bonne copine son taxi, je frotte sesmanches pour la rchauffer et je devise sur la nuit Paris.

    La classe presque jusqu'au bout, a je le reconnais.

    Avant que je ne monte dans un taxi Mercedes noir immatricul dans le Val-de-Marne, ilme dit :

    - Mais... on va se revoir, n'est-ce pas ? Je ne sais mme pas o vous habitez... Laissez-moiquelque chose, une adresse, un numro de tlphone...

    Il arrache un bout de papier de son agenda et griffonne des chiffres.

    - Tenez. Le premier numro, c'est chez moi, le deuxime, c'est mon portable o vouspouvez me joindre n'importe quand...

    Ca, j'avais compris.

    - Surtout n'hsitez pas, n'importe quand, d'accord ?... Je vous attends.

    Je demande au chauffeur de me dposer en haut du boulevard, j'ai besoin de marcher.

    Je donne des coups de pied dans des botes de conserve imaginaires.

    Je hais les tlphones portables, je hais Sagan, je hais Baudelaire et tous ces charlatans.

    Je hais mon orgueil.

  • 10

    I.I.G.Elles sont btes ces femmes qui veulent un bb. Elles sont btes.

    A peine savent-elles qu'elles sont enceintes qu'immdiatement elles ouvrent grand lesvannes : de l'amour, de l'amour, de l'amour.

    Elles ne les refermeront plus jamais aprs.

    Elles sont btes.

    Elle est comme les autres. Elle croit qu'elle est enceinte. Elle suppose. Elle imagine. Ellen'est pas encore sre-sre mais presque.

    Elle attend encore quelques jours. Pour voir.

    Elle sait qu'un test de pharmacie genre Predictor cote 59 francs. Elle s'en souvient dupremier bb.

    Elle se dit : j'attends encore deux jours et je ferai le test.

    Bien sr elle n'attend pas. Elle se dit : qu'est-ce que c'est que 59 francs alors que peut-tre,peut-tre, je suis enceinte ? Qu'est-ce que c'est que 59 francs alors qu'en deux minutes je peuxsavoir ?

    59 francs pour ouvrir enfin les vannes parce que a commence craquer derrire, abouillonne, a tourbillonne et a lui fait un peu mal au ventre.

    Elle court la pharmacie. Pas la pharmacie habituelle, une plus discrte o on ne la connatpas. Elle prend un air dtach, un test de grossesse s'il vous plat, mais son coeur bat dj.

    Elle rentre la maison. Elle attend. Elle fait durer le plaisir. Le test est l, dans son sac sur lemeuble de l'entre et elle, elle s'agite un peu. Elle reste matre de la situation. Elle plie du linge.Elle va la garderie chercher son enfant. Elle discute avec les autres mamans. Elle rit. Elle est debonne humeur.

    Elle prpare le goter. Elle beurre des tartines.

    Elle s'applique. Elle lche la cuillre de confiture.

    Elle ne peut pas s'empcher d'embrasser son enfant.

    Partout. Dans le cou. Sur les joues. Sur la tte.

    Il dit arrte maman, tu m'embtes.

    Elle l'installe devant une caisse de Legos et elle trane encore un peu dans ses pattes.

    Elle descend les escaliers. Elle tente d'ignorer son sac mais elle n'y arrive pas. Elle s'arrte.Elle prend le test.

    Elle s'nerve avec la bote. Elle arrache l'emballage avec ses dents. Elle lira le mode

  • 11

    d'emploi tout l'heure. Elle fait pipi au-dessus du truc. Elle le remet dans son capuchon,comme on bouche un stylo-bille. Elle le tient dans sa main et c'est tout chaud.

    Elle le pose quelque part.

    Elle lit le mode d'emploi. Il faut attendre quatre minutes et regarder les fentres tmoins.Si les deux fentres sont roses, madame, votre urine est pleine d'H.C.G. (hormone gonadotropechorionique), si les deux fentres sont roses, madame, vous tes enceinte.

    Que c'est long quatre minutes. Elle va boire un th en attendant.

    Elle met la minuterie de cuisine pour les oeufs la coque. Quatre minutes... voil.

    Elle ne tripote pas le test. Elle se brle les lvres avec son th.

    Elle regarde les fissures de sa cuisine et elle se demande ce qu'elle va bien pouvoirprparer dner.

    Elle n'attend pas les quatre minutes, de toute faon ce n'est pas la peine. On peut dj lirele rsultat. Elle est enceinte.

    Elle le savait.

    Elle jette le test tout au fond de la poubelle. Elle le recouvre bien avec d'autres emballagesvides par-dessus. Car pour l'instant, c'est son secret.

    Ca va mieux.

    Elle inspire un grand coup, elle respire. Elle le savait.

    C'tait juste pour tre sre. Ca y est, les vannes sont ouvertes. Maintenant elle peut penser autre chose.

    Elle ne pensera plus jamais autre chose. Regardez une femme enceinte : vous croyezqu'elle traverse la rue ou qu'elle travaille ou mme qu'elle vous parle. C'est faux. Elle pense son bb.

    Elle ne l'avouera pas mais il ne se passe pas une minute pendant ces neuf mois sans qu'ellene pense son bb.

    D'accord elle vous coute mais elle vous entend mal. Elle hoche la tte mais en vrit, elles'en fout.

    Elle se le figure. Cinq millimtres : un grain de bl. Un centimtre : une coquillette. Cinqcentimtres : cette gomme pose sur son bureau. Vingt centimtres et quatre mois et demi : samain grande ouverte.

    Il n'y a rien. On ne voit rien et pourtant elle touche souvent son ventre.

    Mais non, ce n'est pas son ventre qu'elle touche, c'est lui. Exactement comme quand ellepasse sa main dans les cheveux de l'an. C'est pareil.

    Elle l'a dit son mari. Elle avait imagin tout un tas de manires possibles pour le luiannoncer joliment.

    Des mises en scne, des tons de voix, des jouez-hautbois-rsonnez-musettes... Et puis, non.

  • 12

    Elle lui a dit un soir, dans le noir, quand leurs jambes taient emmles mais juste pourdormir. Elle lui a dit : je suis enceinte ; et il l'a embrasse dans l'oreille. Tant mieux, il a rpondu.

    Elle l'a dit son autre enfant aussi. Tu sais il y a un bb dans le ventre de maman. Unpetit frre ou une petite soeur comme la maman de Pierre. Et lu pourras pousser la poussettedu bb, comme Pierre.

    Il a soulev son pull et il a dit : il est o ? Il est pas l le bb ?

    Elle a fouill dans sa bibliothque pour retrouver le J'attendsunenfant de LaurencePernoud. Le bouquin est un peu fatigu, il a servi sa belle-sur et une copine entre-temps.

    Tout de suite, elle va regarder nouveau les photos qui sont au milieu.

    Le chapitre c'est : Imagesdelavieavantlanaissance, depuis "l'ovule entour despermatozodes" jusqu' "six mois : il suce son pouce".

    Elle scrute les toutes petites mains qui laissent voir les vaisseaux par transparence et puisles sourcils, sur certains clichs, on voit dj les sourcils.

    Aprs elle va direct au chapitre : "Quand accoucherai-je ?". Il y a un tableau qui donne ladate de la naissance au jour prs. ("Chiffres noirs : date du premier jour des rgles. Chiffres encouleur : date probable de l'accouchement.")

    Ca nous fait donc un bb pour le 29 novembre. Qu'est-ce que c'est le 29 novembre ? Ellelve les yeux et attrape le calendrier des Postes accroch ct du micro-ondes... 29novembre... saint Saturnin.

    Saturnin, voil autre chose ! se dit-elle en souriant.

    Elle repose le lire au hasard. Il est peu probable qu'elle l'ouvre de nouveau. Parce que pourle reste : comment se nourrir ?, le mal au dos, le masque de grossesse, les vergetures, lesrelations sexuelles, votre enfant sera-t-il normal ?, comment prparer son accouchement ?, lavrit sur la douleur, etc. De tout cela, elle se moque un peu ou plutt a ne l'intresse pas. Ellea confiance.

    Les aprs-midi elle dort debout et elle mange de gros cornichons russes tous les repas.

    Avant la fin du troisime mois, c'est la premire visite obligatoire chez le gyncologue. Pourles prises de sang, les papiers de la scu, pour la dclaration de grossesse envoyer l'employeur.

    Elle y va l'heure du djeuner. Elle est plus mue qu'elle n'en a l'air.

    Elle retrouve le mdecin qui a mis au monde son premier enfant.

    Ils parlent un petit peu de choses et d'autres : et votre mari, le boulot ? et vos travaux, aavance ? et vos enfants, l'cole ? et cette cole-l, vous pensez que ?

    A ct de la table de consultation, il y a l'chographe. Elle s'installe. L'cran est encoreteint mais elle ne peut pas s'empcher de le regarder.

    D'abord et avant toute chose, il lui fait entendre le battement de ce coeur invisible.

    Le son est rgl assez fort et a rsonne dans toute la pice : boum-boum-boum-boum-

  • 13

    boum-boum

    Cette idiote, elle a dj les larmes aux yeux.

    Et puis il lui montre le bb.

    Un tout petit bonhomme qui bouge ses bras et ses jambes. Dix centimtres et quarante-cinq grammes. On voit trs bien sa colonne vertbrale, on pourrait mme compter lesvertbres.

    Elle doit avoir la bouche grande ouverte mais elle ne dit rien.

    Le docteur plaisante. Il dit : ha, j'en tais sr, a fait taire mme les plus bavardes !

    Tandis qu'elle se rhabille, il prpare un petit dossier avec des photos qui sont sorties de lamachine. Et tout l'heure, quand elle sera dans sa voiture, avant de dmarrer, elle regarderalongtemps ces photos et pendant qu'elle les apprendra par coeur, on n'entendra pas le bruit desa respiration.

    Les semaines ont fil et son ventre a grossi. Ses seins aussi. Maintenant, elle met du 95 C.Impensable.

    Elle est alle dans une boutique de future maman acheter des vtements sa taille. Elle afait une folie. Elle a choisi une robe trs jolie et assez chre pour le mariage de sa cousine finaot. Une robe en lin avec des petits boutons de nacre tout du long. Elle a longtemps hsitparce qu'elle n'est pas sre d'avoir un autre enfant aprs. Alors videmment, a fait un peuchrot...

    Elle cogite dans la cabine d'essayage, elle s'emberlificote dans ses comptes. Quand elle enressort, avec la robe au bras et l'hsitation au visage, la vendeuse lui dit : mais faites-vousplaisir ! D'accord, a ne sert pas longtemps mais quel bonheur... En plus, une femme enceintene doit pas subir de contrarits. Elle dit a sur le ton de la plaisanterie mais n'empche, c'estune bonne vendeuse.

    Elle y pense alors qu'elle est dans la rue avec ce grand sac draisonnable la main. Elle atrs envie de faire pipi. Normal.

    En plus, c'est un mariage important pour elle parce que son fils est garon d'honneur. C'estidiot mais a lui fait drlement plaisir.

    Un autre motif de tergiversations l'infini c'est le sexe de l'enfant.

    Faut-il, oui ou non, demander si c'est une fille ou un garon ?

    C'est que le cinquime mois approche avec sa deuxime chographie, celle qui dit tout.

    Dans le cadre de son boulot, elle a beaucoup de problmes embtants rgler et desdcisions prendre toutes les deux minutes. Elle les prend. Elle est paye pour a.

    Mais l... elle ne sait pas.

    Pour le premier, elle avait demand savoir, d'accord. Mais l, elle s'en fiche tellement quece soit une fille ou un garon. Tellement.

    Allez, elle ne demandera pas.

  • 14

    "Vous tes sre ?" a dit le docteur. Elle ne sait plus. "Ecoutez, je ne vous dis rien et on verrabien si vous voyez quelque chose par vous-mme."

    Il promne lentement la sonde sur son ventre plein de gel. Quelquefois, il s'arrte, il prenddes mesures, il commente, quelquefois il passe vite en souriant. Enfin il dit : a va, vous pouvezvous relever.

    "Alors ?" il demande.

    Elle dit qu'elle a bien un doute mais elle n'est pas sre. "C'est quoi ce doute?" Ben... elle abien cru voir une preuve de petit garon non...?

    "Ah, je ne sais pas" rpond-il la moue gourmande.

    Elle a envie de l'attraper par la blouse et de le secouer pour qu'il le dise, mais non. C'est lasurprise.

    L't, un gros ventre, a tient chaud. Sans parler des nuits. On dort si mal, aucune positionn'est confortable. Mais bon.

    La date du mariage approche. La tension monte dans la famille. Elle dit qu'elle se chargerades bouquets. C'est un travail parfait pour un ctac de son espce. On l'installera au milieu, lesgarons lui apporteront ce dont elle aura besoin et elle embellira tout ce qui peut l'tre.

    En attendant elle court les marchands de chaussures pour trouver des "sandales blanchesfermes". C'est la marie qui aimerait bien les voir tous chausss pareil. Tu parles d'unpratique. Impossible de trouver des sandales blanches fin aot. "Mais madame, on prpare larentre des classes maintenant." Finalement elle a trouv un truc pas trs jojo et une taille au-dessus.

    Elle regarde son grand petit garon qui fait le fier devant les miroirs de la boutique avecson pe de bois coince dans un passant de son bermuda et ses chaussures neuves. Pour lui cesont des bottes intergalactiques boucles laser, a ne fait pas l'ombre d'un doute. Elle le trouvemagnifique avec ses horribles sandales.

    Soudain, elle reoit un bon coup dans le ventre.

    Un coup de l'intrieur.

    Elle percevait des secousses, des -coups, des trucs en dedans mais l, pour la premirefois, c'est clair et net.

    - ... Madame ? Madame ?... Ce sera tout ?...

    - Oui, oui bien sr, excusez-moi.

    - Mais il n'y a pas de mal, madame. Tu veux un ballon mon bichon ?

    Le dimanche son mari bricole.Il amnage une petite chambre dans la pice qui leur tenaitlieu de lingerie. Souvent, il demande son frre de lui donner un coup de main. Elle a achetdes bires et elle est toujours en train de houspiller le petit pour qu'il ne trane pas dans leurspattes.

    Avant de se coucher il lui arrive de feuilleter des magazines de dcoration pour trouverdes ides. De toute faon, on n'est pas press.

  • 15

    Ils ne parlent pas du prnom parce qu'ils ne sont pas vraiment d'accord et comme ilssavent trs bien que c'est elle qui aura le dernier mot... quoi bon ?

    Le jeudi 20 aot, elle doit aller la visite du sixime mois. La barbe.

    Ca n'est vraiment pas le moment avec les prparatifs de la fte. Surtout que les fiancssont alls le matin mme Rungis et ont rapport des montagnes de fleurs. On a rquisitionnles deux baignoires et la piscine en plastique des enfants pour l'occasion.

    Vers deux heures de l'aprs-midi, elle pose son scateur, elle enlve son tablier et elle leurdit que le petit dort dans la chambre jaune. S'il se rveille avant son retour, est-ce que vouspouvez lui donner son goter ? Non, non, elle n'oublie pas de rapporter du pain, de la Super gluet du raphia.

    Aprs avoir pris une douche, elle glisse son gros ventre derrire le volant de sa voiture.

    Elle appuie sur le bouton de l'autoradio et se dit que finalement, a n'est pas si mal cettepause parce que beaucoup de femmes assises autour d'une table avec les mains occupes, aen fait des histoires. Des grandes et des petites aussi.

    Dans la salle d'attente, il y a dj deux autres dames. Le grand jeu dans ce cas-l, c'estd'essayer de deviner d'aprs la forme de leur ventre quel mois elles en sont.

    Elle lit un Paris Match du temps de Mose, quand Johnny Hallyday tait encore avecAdeline.

    Quand elle entre, c'est la poigne de main, vous allez bien ? Oui merci et vous ? Elle poseson sac et s'assied. Il pianote son nom sur l'ordinateur. Il sait maintenant combien desemaines d'amnorrhe elle est et tout ce qui s'ensuit.

    Aprs elle se dshabille. Il droule du papier sur la table pendant qu'elle se pse puis vaprendre sa tension. Il va faire une cho rapide "de contrle" pour voir le coeur. Une foisl'examen termin, il retournera devant son ordinateur pour ajouter des trucs.

    Les gyncologues ont un truc eux. Quand la femme a cal ses talons dans les triers, ilsposent tout un tas de questions inattendues pour qu'elle oublie, ne serait-ce qu'un instant,cette position si impudique.

    Quelquefois a marche un petit peu, le plus souvent, non.

    L, il lui demande si elle le sent bouger, elle commence rpondre avant oui maismaintenant moins souvent, elle ne va pas jusqu'au bout de sa phrase parce qu'elle voit bienqu'il ne l'coute pas. Evidemment lui, il a dj compris. Il tripote tous les boutons de sonappareil pour donner le change mais il a dj compris.

    Il replace le monitoring d'une autre manire mais ses gestes sont si brusques et son visagesi vieilli tout d'un coup. Elle se relve sur ses avant-bras et elle a compris aussi mais elle dit :qu'est-ce qui se passe ?

    Il lui dit "Allez vous rhabiller" comme s'il ne l'avait pas entendue et elle, elle redemandeencore : qu'est-ce qui se passe ? Il lui rpond : "Il y a un problme, le ftus n'est plus en vie."

    Elle se rhabille.

  • 16

    Quand elle revient s'asseoir, elle est silencieuse et son visage ne montre rien. Il tape pleinde choses sur son clavier et en mme temps, il passe des coups de tlphone.

    Il lui dit : "On va passer des moments pas trs rigolos ensemble."

    Sur le moment, elle ne sait pas quoi penser d'une phrase comme celle-ci.

    Par "des moments pas trs rigolos ", il a peut-tre voulu parler des milliers de prises desang qui allaient lui laisser le bras tout abm, ou de l'chographie du lendemain, des imagessur l'cran et toutes ces mesures pour comprendre ce qu'il ne comprendrait jamais. A moinsque "des moments pas trs rigolos" ce soit l'accouchement en urgence dans la nuit dedimanche avec un mdecin de garde moiti contrari d'tre encore rveill.

    Oui a doit tre a "des moments pas trs rigolos", a doit tre accoucher dans la douleuret sans anesthsie parce que c'est trop tard. Avoir tellement mal qu'on se vomit dessus au lieude pousser comme on vous l'ordonne. Voir votre mari impuissant et si gauche en train de vouscaresser la main et puis finalement le sortir, ce truc mort.

    Ou alors, "des moments pas trs rigolos" c'est d'tre allonge le lendemain dans lachambre d'une maternit avec le ventre vide et le bruit d'un bb qui pleure dans la pice d'ct.

    La seule chose qu'elle ne s'expliquera pas c'est pourquoi il a dit "on va passer des momentspas trs rigolos".

    Pour l'instant, il continue remplir son dossier et au dtour d'un clic, il parle de fairedissquer et analyser le foetus Paris au centre de je-ne-sais-pas-quoi mais elle ne l'coute plusdepuis longtemps.

    Il lui dit : "J'admire votre sang-froid". Elle ne rpond rien.

    Elle sort par la petite porte de derrire parce qu'elle ne veut pas retraverser la salled'attente.

    Elle pleurera longtemps dans sa voiture mais il y a une chose dont elle est sre c'est qu'ellene gchera pas le mariage. Pour les autres, son malheur peut bien attendre deux jours.

    Et le samedi, elle a mis sa robe en lin avec les petits boutons de nacre.

    Elle a habill son petit garon et l'a pris en photo parce qu'elle sait bien qu'une tenuecomme a, de Petit Lord Fauntleroy, il ne va pas la garder longtemps.

    Avant d'aller l'glise, ils se sont arrts la clinique pour qu'elle prenne, sous hautesurveillance, un de ces comprims terribles qui expulsent tous les bbs, dsirs ou non.

    Elle a jet du riz aux maris et elle a march dans les alles au gravier bien ratiss avec unecoupe de champagne la main.

    Elle a fronc les sourcils quand elle a vu son Petit Lord Fauntleroy en train de boire du cocaau goulot et s'est inquite des bouquets. Elle a chang des mondanits puisque c'taitl'endroit et le moment.

    Et l'autre est arrive comme a, de nulle part, une jeune femme ravissante qu'elle neconnaissait pas, du ct du mari srement.

  • 17

    Dans un geste d'une spontanit totale, elle a pos ses mains bien plat sur son ventre etelle a dit : "Je peux ?... On dit que a porte bonheur..."

    Qu'est-ce que tu voulais qu'elle fasse ? Elle a essay de lui sourire, videmment.

  • 18

    Cet homme et cette femmeCet homme et cette femme sont dans une voiture trangre. Cette voiture a cot troiscent vingt mille francs et, bizarrement, c'est surtout le prix de la vignette qui a fait hsiterl'homme chez le concessionnaire.

    Le gicleur droit fonctionne mal. Cela l'agace normment.

    Lundi, il demandera sa secrtaire d'appeler Salomon. Il pense un instant aux seins de sasecrtaire, trs petits. Il n'a jamais couch avec ses secrtaires. C'est vulgaire et a peut faireperdre beaucoup d'argent de nos jours. De toute faon, il ne trompe plus sa femme depuisqu'ils se sont amuss un jour, avec Antoine Say, calculer leurs pensions alimentairesrespectives pendant une partie de golf.

    Ils roulent vers leur maison de campagne. Un trs joli corps de ferme situ prs d'Angers.Des proportions superbes.

    Ils l'ont achete une bouche de pain. Par contre les travaux...

    Boiseries dans toutes les pices, une chemine dmonte puis remonte pierre par pierrepour laquelle ils avaient eu le coup de foudre chez un antiquaire anglais. Aux fentres, destissus lourds retenus par des embrasses. Une cuisine trs moderne, des torchons damasss etdes plans de travail en marbre gris. Autant de salles de bains que de chambres, peu de meublesmais tous d'poque. Aux murs, des cadres trop dors et trop larges pour des gravures du XIXe,de chasse essentiellement.

    Tout cela fait un peu nouveau riche mais, heureusement, ils ne s'en rendent pas compte.

    L'homme est en tenue de week-end, un pantalon de vieux tweed et un col roul bleu cielen cachemire (cadeau de sa femme pour ses cinquante ans). Ses chaussures viennent de chezJohn Lobb, pour rien au monde il ne changerait de fournisseur. Evidemment ses chaussettessont en fil d'cosse et lui couvrent tout le mollet. Evidemment.

    Il conduit relativement vite. Il est pensif. En arrivant, il ira voir les gardiens pour parler aveceux de la proprit, du mnage, de l'lagage des htres, du braconnage... Et il dteste a.

    Il dteste sentir qu'on se fout de sa gueule et c'est bien ce qui se passe avec ces deux-l quise mettent au travail le vendredi matin en tranant les pieds parce que les patrons vont arriverle soir mme et qu'il faut bien donner l'impression d'avoir boug.

    Il devrait les foutre la porte mais, en ce moment, il n'a vraiment pas le temps de s'enoccuper.

    Il est fatigu. Ses associs l'emmerdent, il ne fait presque plus l'amour sa femme, sonpare-brise est cribl de moustiques et le gicleur droit fonctionne mal.

    La femme s'appelle Mathilde. Elle est belle mais on voit sur son visage tout lerenoncement de sa vie.

    Elle a toujours su quand son mari la trompait et elle sait aussi que, s'il ne le fait plus, c'estencore pour une histoire d'argent.

    Elle est la place du mort et elle est toujours trs mlancolique pendant ces interminablesallers-retours du week-end.

    Elle pense qu'elle n'a jamais t aime, elle pense qu'elle n'a pas eu d'enfants, elle pense

  • 19

    au petit garon de la gardienne qui s'appelle Kevin, et qui va avoir trois ans en janvier... Kevin,quel prnom horrible. Elle, si elle avait eu un fils, elle l'aurait appel Pierre, comme son pre.Elle se souvient de cette scne pouvantable quand elle avait parl d'adoption... Mais ellepense aussi ce petit tailleur vert qu'elle a entraperu l'autre jour dans la vitrine de chezCerruti.

    Ils coutent Fip. C'est bien, Fip : de la musique classique que l'on se sait gr de pouvoirapprcier, des musiques du monde entier qui donnent le sentiment d'tre ouvert et des flashsd'information trs brefs qui laissent la misre peine le temps de s'engouffrer dansl'habitacle.

    Ils viennent de passer le page. Ils n'ont pas chang une seule parole et ils sont encoreassez loin.

  • 20

    The Opel TouchTelle que vous me voyez l, je marche dans la rue Eugne-Gonon.

    Tout un programme.

    Quoi, sans blague ? Vous ne connaissez pas la rue Eugne-Gonon ? Attendez, vous mefaites marcher l ?

    C'est une rue borde de petites maisons en meulire avec des petits jardins en pelouse etdes marquises en fer forg. La fameuse rue Eugne-Gonon de Melun.

    Mais si ! Vous savez Melun... Sa prison, son brie qui gagnerait tre mieux connu et sesaccidents de train.

    Melun.

    Sixime zone de la carte orange.

    J'emprunte la rue Eugne-Gonon plusieurs fois par jour. Quatre en tout.

    Je vais la Fac, je reviens de la fac, je mange, je vais la fac, je reviens de la fac.

    Moi la fin de la journe, je suis creve.

    Evidemment a n'a pas l'air mais il faut se rendre compte par soi-mme. Prendre la rueEugne-Gonon de Melun quatre fois par jour pour aller la fac de droit pour passer desexamens pendant dix ans pour faire un mtier dont on n'a pas envie... Des annes et desannes de Code civil, de droit pnal, de polycopis, d'articles, d'alinas, et de Dalloz en veux-tuen voil. Et tout a, tenez-vous bien, pour un mtier qui m'ennuie dj.

    Soyez honntes. Reconnaissez que y'a de quoi tre creve la fin de la journe.

    Donc, l, telle que vous me voyez disais-je, j'en suis mon trajet numro trois. J'ai djeunet je repars d'un pas dcid vers la facult de droit de Melun, youpi. J'allume une cigarette.Allez, je me dis, c'est la dernire.

    Je me mets ricaner tout bas. Si ce n'est pas la millime dernire de l'anne...

    Je longe les petites maisons de meulire. Villa Marie-Thrse, MaFlicit, DouxNid. C'est leprintemps et je commence dprimer srieusement. C'est pas la grosse artillerie : larmes decrocodile, pharmacie, plus manger et compagnie, non.

    C'est comme ce trajet de la rue Eugne-Gonon quatre fois par jour. Ca me crve.Comprenne qui pourra.

    Je vois pas le rapport avec le printemps l...

    Attends. Le printemps, les petits oiseaux qui se chamaillent dans les bourgeons despeupliers. La nuit, les matous qui font un raffut d'enfer, les canards qui coursent les canardesau-dessus de la Seine et puis les amoureux. Me dis pas que tu les vois pas les amoureux, y'en a

  • 21

    partout. Des baisers qui n'en finissent pas avec beaucoup de salive, la trique sous les blue-jeans,les mains qui se baladent et les bancs tous occups. a me rend dingue.

    a me rend dingue. C'est tout.

    T'es jalouse ? T'es en manque ?

    Moi ? Jalouse ? En manque ? Nonononon, voyons... tu plaisantes.

    (...)

    Pffffff, n'importe quoi. Manquerait plus que je sois jalouse de ces petits cons qui fatiguenttout le monde avec leur dsir. N'importe quoi.

    (...).

    Mais si je suis jalouse !!! a se voit pas peut-tre ? Tu veux des lunettes ? Tu le vois pas queje suis jalouse, tellement que j'en crve, tu vois pas que je manque d'amooorrrrr.

    Tu le vois pas a ? Eh hen, je me demande ce qu'il te faut...

    Je ressemble un personnage de Bretcher: une fille assise sur un banc avec une pancarteautour du cou : "je veux de l'amour" et des larmes qui jaillissent comme deux fontaines dechaque ct des yeux. Je m'y vois. Tu parles d'un tableau.

    Ah non, l je ne suis plus dans la rue Eugne-Gonon (j'ai ma dignit quand mme), je suis Pramod.

    Pramod c'est pas difficile imaginer, y en a partout. Grand magasin, plein de vtementspas trop chers, qualit mdiocre, disons passable sinon je risque de me faire virer.

    C'est mon petit boulot, ma tune, mes clopes, mes expressos, mes vires nocturnes, malingerie fine, mon Guerlain, mes folies de blush, mes livres de poche, mon cinoche. Tout, quoi.

    Je dteste bosser chez Pramod mais sans a ? Je mets du Gemey qui pue quatre quatre-vingt-dix, je loue des films au Vido Club de Melun et je note le dernier Jim Harrison sur lecahier des suggestions de la bibliothque municipale ? Non, plutt crever. Plutt bosser chezPramod.

    Et mme, en y rflchissant bien, je prfre me cogner les dondons plutt que l'odeur degraillon de chez Mc Donald's.

    Le problme, c'est mes collgues. Vous me direz, mais ma fille, le problme c'est toujoursles collgues.

    OK mais vous, vous connaissez Marilyne Marchandize ? (Sans blague, c'est la grante dePramod Melun-centre-ville et elle s'appelle Marchandize... O destine.)

    Non, videmment, vous ne la connaissez pas et pourtant, c'est la plus, c'est la plus...grante des grantes des Pramod de France. Et vulgaire avec a, tellement vulgaire.

    J'arriverai pas vous dire. C'est pas tant l'allure, quoique... ses racines noires et sonportable sur la hanche a me tue... Non c'est plutt un problme de coeur.

    La vulgarit du coeur, d'est un truc indicible.

  • 22

    Regardez-la, comment elle parle ses employes. C'est nul. Elle a sa lvre suprieure qui serebique, elle doit nous trouver tellllllllement mais tellllement connes. Moi, c'est pire, je suisl'intello. Celle qui fait moins de fautes d'orthographe qu'elle, et a, a la fait vraiment chier.

    "Le magasin sera fermer du 1 au 15 Aot"

    Attends ma grande... y'a un problme.

    On t'a jamais appris remplacer par un verbe du troisime groupe ? Dans ta petite ttedcolore tu te dis : "Le magasin sera mordu ou battu ou pris du 1 au 15 Aot". Tu vois, c'estpas compliqu, c'est un participe pass que a s'appelle ! C'est pas formidable a...!?

    Ouh l l comment elle me regarde. La voil qui refait son panneau :

    "FERMETURE du magasin du 1 au 15 Aot". Je jubile.

    Quand elle me parle sa lvre reste en place mais a lui cote.

    Notez qu' part l'nergie dpense pour grer ma grante, je me dfends pas mal.

    Donnez-moi n'importe quelle cliente, bille de pied en cap. Sans oublier les accessoires.Pourquoi ? Parce que je la regarde. Avant de la conseiller, je la regarde. J'aime bien gens.Surtout les femmes.

    Mme la plus moche, il y a toujours quelque chose. Au moins l'envie d'tre jolie.

    "Marianne, je rve, les bodys t sont encore dans la rserve. Faudrait peut-tre s'ymettre..." Faut tout leur dire, c'est pas possible...

    On y va, on y va. N'empche.

    Je veux de l'amour.

    Samedi soir, ze saturday night fever.

    Le Milton, c'est le saloon des cow-boys de Melun ; je suis avec mes copines.

    Heureusement qu'elles sont l. Elles sont mignonnes, elles rient fort et elles tiennent bienla route.

    J'entends le crissement des G.T.I. sur le parking, le pet pet pet des Harley trop petites et leclac des Zippos. On s'est fait offrir un cocktail de bienvenue trop sucr, ils ont d mettre un maxde grenadine pour faire des conomies sur le mousseux et puis la grenadine, c'est connu, aplat aux filles... Je me dis mais qu'est-ce que je fous l ? J'ai les boules. Les yeux me piquent.Heureusement que je porte des lentilles, avec la fume, tout s'explique.

    - Salut Marianne, tu vas bien ? me demande une minette avec qui j'tais en terminale.

    - Salut !... en avant pour les quatre bises... a va. a fait plaisir de te revoir, il y avait silongtemps... O tu tais passe ?

    - Les autres t'ont pas dit ? J'tais aux States, attends, tu me croiras jamais, un plan d'enfer.LA, une baraque, tu pourrais mme pas imaginer. Piscine, jacuzzi, super vue sur la mer. Attends,le truc mourir chez des gens hyper cool, pas du tout les Amricains coincs tu vois. Ah nanc'tait trop fort.

  • 23

    Elle secoue son balayage californien pour montrer son immense nostalgie.

    - T'as pas rencontr Georges Clooney ?

    - Attends l... pourquoi tu me dis a ?

    - Non, non, rien. Je croyais que, en plus, t'avais rencontr Georges Clooney c'est tout.

    - T'es pas bien toi, elle conclut avant d'aller romancer son contrat de jeune fille au pairdevant d'autres mes plus candides.

    Eh, regardez qui va l... C'est Buffalo Bill on dirait.

    Un garon trop maigre avec une pomme d'Adam prominente et un petit bouc savammententretenu, tout ce que j'aime, s'approche de mes seins et cherche entrer en contact avec eux.

    Le mec : On s'est pas dj vu quelque part ?

    Mes seins : ...

    Le mec: Mais si ! Je m'en rappelle maintenant, t'tais pas au Garage le soir d'Halloween ?

    Mes seins : ...

    Le mec qui ne se dcourage pas : T'es franaise ?Doyouunderstandmi

    Mes seins : ...

    Du coup, Buffalo relve la vu ?... j'ai un visage.

    Il se gratte le bouc en signe de dconfiture (scritch scritch scritch) et semble plong dansun abme de rflexion.

    - From where are you from ?

    Wwwouaaaa Buffalo ! mais tu speak le grand canyon !

    - Je suis de Melun, 4, place de la Gare et je prfre te prvenir tout de suite, je ne me suispas fait installer la cibi dans le balconnet.

    Scritch scritch...

    Il faut que je sorte, je ne vois plus rien, putain les lentilles qu'est-ce que c'est chiant.

    En plus t'es grossire ma fille.

    Je suis devant le Milton, j'ai froid, je pleure comme un bb, je voudrais tre n'importe omais pas ici, je me demande bien comment je vais rentrer chez moi, je regarde les toiles, y'ena mme pas. Du coup je pleure encore plus.

    Dans ces cas-l, quand la situation est ce point dsespre, le truc le plus intelligent queje puisse faire... c'est ma soeur.

    Dring driiiinng driiinng...

    - All... (voix pteuse)

  • 24

    - All, c'est Marianne.

    - Quelle heure il est l ? O tu es ? (voix agace)

    - Je suis au Milton tu peux venir me chercher ?

    - Qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce que tu as ? (voix inquite)

    Je rpte :

    - Tu peux venir me chercher ?

    Appel de phares au fond du parking.

    - Allez monte ma grande, me dit ma soeur.

    - Mais t'es venue en chemise de nuit de grand-mre !!!

    - Ben j'ai fait au plus vite je te ferais remarquer !

    - T'es venue au Milton avec la chemise de nuit transparente de Bonne-Maman ! lui dis-jeen me bidonnant.

    - Primo, je vais pas sortir de la voiture comme a, secundo, elle est pas transparente, elleest ajoure, on t'a pas appris a chez Pramod ?

    - Mais si t'as une panne d'essence ? Sans compter qu'il y a srement des vieux prtendants toi dans le coin...

    - Montre ... o a ? (intresse)

    - Regarde, l, c'est pas "Pole Tefal" par hasard... ?

    - Pousse-toi un peu... Ah si ! t'as raison... Mon Dieu qu'il est laid, il est encore plus laidqu'avant.

    - Qu'est-ce qu'il a comme caisse maintenant ?

    - Une Opel.

    - Ah ! je vois, "The Opel touch" c'est marqu sur le pare-brise arrire...

    Elle me regarde, on se marre comme des baleines.

    On est ensemble et on se marre :

    1 au bon temps .

    2 "Pole Tefal" (parce qu'il ne voulait surtout pas s'attacher)

    3 son Opel customise

    4 son volant en moumoute

    5 son perfecto qu'il ne met que le week-end et au pli impeccable de son jean 501 que samaman russit en appuyant bien fort sur le fer.

  • 25

    a fait du bien.

    Ma soeur, avec sa caisse de bourge, fait crisser ses pneus sur le parking du Milton, lesvisages se retournent, elle me dit : "Je vais me faire engueuler par Jojo, a les abme..."

    Elle rit.

    J'enlve mes lentilles et j'incline le sige.

    On entre sur la pointe des pieds parce que Jojo et les enfants dorment.

    Ma soeur me sert un gin-tonic sans Schweppes et elle me dit :

    - Qu'est-ce qui tourne pas rond ?

    Alors moi je lui raconte. Mais sans trop y croire parce que ma soeur est assez nulle commeconseillre psychologique.

    Je lui dis que mon coeur est comme un grand sac vide, le sac, il est costaud, y pourraitcontenir un souk pas possible et pourtant, y'a rien dedans.

    Je dis un sac, je ne parle pas des petits pochons minables de supermarch qui craquenttout le temps, non. Mon sac... enfin comme je l'imagine... y ressemblerait plutt ces grosmachins cans, rays blanc et bleu que les Grosses Mamas noires portent sur leur tte du ctde Barbs...

    - Eh ben... on n'est pas dans la merde, me dit ma soeur en nous resservant un verre.

  • 26

    AmbreJ'ai bais des milliers de filles et la plupart, je ne me souviens pas de leur visage.

    Je ne te dis pas a pour faire le malin. Au point o j'en suis avec tout le fric que je gagne ettous ces lche-culs que j'ai sous la main, tu penses bien que j'ai plus besoin de caqueter dans levide.

    Je le dis comme a parce que c'est vrai. J'ai trente-huit ans et j'ai oubli presque tout dansma vie. C'est vrai pour les filles et c'est vrai pour le reste.

    a m'est arriv de retomber sur un vieux magazine du genre de ceux que tu peux tetorcher le cul avec et de me voir sur une photo avec une poule mon bras.

    Alors je lis la lgende et je me rends compte que la fille en question s'appelle Laetitia ouSonia ou je ne sais pas quoi, je regarde la photo encore une fois comme pour me dire : "Ah ouibien sr Sonia, la petite brune de la Villa Barclay avec ses piercings et son odeur de vanille..."

    Mais non. C'est pas a qui me revient.

    Dans ma tte je rpte "Sonia " comme un con et je repose le magazine en cherchant uneclope.

    J'ai trente-huit ans et je vois bien que ma vie part en couilles. L-haut a s'caille toutdoucement. Un coup d'ongle et c'est des semaines entires qui partent la poubelle. Je vaismme te dire, un jour o j'entendais parler de la guerre du Golfe, je me retourne et je dis :

    - C'tait quand la guerre du Golfe ?

    - En 91, on me rpond, comme si j'avais besoin du Quid pour une prcision... Mais la vrit,putain, c'est que j'en avais jamais entendu parler.

    A la poubelle la guerre du Golfe.

    Pas vu. Pas entendu. L, c'est toute une anne qui ne me sert plus rien.

    En 1991, j'tais pas l.

    En 1991, j'tais srement occup chercher mes veines et j'ai pas vu qu'y avait une guerre.Tu me diras je m'en fous. Je te dis la guerre du Golfe parce que c'est un bon exemple.

    J'oublie presque tout.

    Sonia, tu m'excuses mais c'est vrai. Je ne me souviens plus de toi.

    Et puis j'ai rencontr Ambre.

    Rien qu' dire son nom, je me sens bien.

    Ambre.

    La premire fois que je l'ai vue, c'tait au studio d'enregistrement de la rue Guillaume-Tell.

  • 27

    On tait dans la colle depuis une semaine et tout le monde nous prenait la tte avec deshistoires sordides de fric parce qu'on tait en retard.

    On peut pas tout prvoir. Jamais. L, on pouvait pas prvoir que le super mixeur qu'onavait fait venir prix d'or des States pour faire plaisir aux grosses Westons de la maison dedisques allait nous claquer dans la main au premier rail.

    - La fatigue et le dcalage horaire n'ont pas d l'arranger, a dit le toubib.

    Evidemment, c'tait des conneries, le dcalage horaire n'avait rien voir l-dedans.

    Le ricain avait simplement eu les yeux plus gros que le ventre et c'tait tant pis pour lui.Maintenant il avait l'air d'un con avec son contrat "pour faire danser les petites Frenchies"...

    C'tait un sale moment. Je n'avais pas vu la lumire du jour depuis plusieurs semaines et jen'osais plus passer mes mains sur ma figure parce que je sentais que ma peau allait craquer onse fissurer, ou un truc comme a.

    A la fin je n'arrivais mme plus fumer parce que j'avais trop mal la gorge.

    Fred me faisait chier depuis un moment avec une copine de sa soeur. Une fillephotographe qui voulait me suivre pendant une tourne. En free-lance mais pas pour vendreles photos aprs. Juste pour elle.

    - Eh Fred, lche-moi avec a...

    - Attends, mais qu'est-ce que a peut te foutre que je l'amne ici un soir, hein ? qu'est-ceque a peut te foutre ? !

    - J'aime pas les photographes, j'aime pas les directeurs artistiques, j'aime pas lesjournalistes, j'aime pas qu'on soit dans mes pattes et j'aime pas qu'on me regarde. Tu peuxcomprendre a, non ?

    - Merde, sois cool, juste un soir, deux minutes. T'auras mme pas lui parler, si a setrouve tu la verras mme pas. Fais a pour moi, merde. On voit que tu connais pas ma soeur.

    Tout l'heure je te disais que j'oubliais tout, mais a, tu vois, non.

    Elle est arrive par la petite porte de droite quand tu regardes les tables de mixage. Elleavait l'air de s'excuser en marchant sur la pointe des pieds et elle portait un tee-shirt blanc avecdes bretelles toutes fines. De l o j'tais, derrire la vitre, je n'ai pas vu son visage tout de suitemais quand elle s'est assise, j'ai aperu ses tout petits seins et dj, j'avais envie de les toucher.

    Plus tard elle m'a souri. Pas comme les filles qui me sourient d'habitude parce qu'elles sontcontentes de voir que je les regarde.

    Elle m'a souri comme a, pour me faire plaisir. Et jamais une prise ne m'a paru aussi longueque ce jour-l.

    Quand je suis sorti de ma cage en verre, elle n'tait plus l.

    J'ai dit Fred :

    - C'est la copine de ta sur ?

  • 28

    - Ouais.

    - Comment elle s'appelle ?

    - Ambre.

    - Elle est partie ?

    - Je sais pas.

    - Merde.

    - Quoi ?

    - Rien.

    Elle est revenue le dernier jour. Paul Ackermann avait organis une petite sauterie austudio "pour fter ton prochain disque d'or", il avait dit, ce con. Je sortais de la douche, j'taisencore torse nu en train de me frotter la tte avec une serviette trop grande quand Fred nous aprsents.

    J'avais du mal dire un truc. C'tait comme si j'avais quinze ans et je laissais traner laserviette par terre.

    Elle m'a encore souri, pareil que la premire fois.

    En me montrant une basse, elle m'a dit :

    - C'est votre guitare prfre ?

    Et moi je ne savais pas si j'avais envie de l'embrasser parce qu'elle n'y connaissait rien ou sic'tait parce qu'elle me disait "vous" alors que tout le monde me dit "tu" en me tapant sur leventre...

    Depuis le prsident de la Rpublique jusqu'au dernier des trous du cul, tous, ils me disent"tu" comme si on avait gard les cochons ensemble.

    C'est le milieu qui veut a.

    - Oui, je lui ai rpondu, c'est celle que je prfre. Et je cherchais des yeux quelque chose me mettre sur le dos.

    Nous avons parl un petit peu mais c'tait difficile car Ackermann avait fait venir desjournalistes, et a, j'aurais d m'en douter.

    Elle m'a demand pour la tourne et moi je disais "oui" toutes ses paroles en regardantses seins en douce. Ensuite elle m'a dit au revoir et moi je cherchais Fred partout, ouAckermann ou le premier venu pour casser la gueule quelqu'un parce que a dbordait l'intrieur.

    La tourne comptait une dizaine de dates et presque toutes en dehors de la France. On afait deux soirs la Cigale et le reste, je mlange tout. Il y a eu la Belgique, l'Allemagne, leCanada et la Suisse mais ne me demande pas l'ordre, je serais pas capable de te le donner.

    En tourne, je suis fatigu. Je fais ma musique, je chante, j'essaye de rester clean aumaximum et je dors dans le Pullman.

  • 29

    Mme quand j'aurai un anus en or massif je continuerai roader avec mes musicos dansun Pullman climatis. Le jour o tu me vois prendre l'avion sans eux et leur serrer la paluchejuste avant de monter en scne, tu me prviens parce que ce jour-l, a voudra dire que j'aiplus rien foutre ici et qu'il est temps pour moi d'aller planter mes choux ailleurs.

    Ambre est venue avec nous mais je ne l'ai pas su tout de suite.

    Elle a pris ses photos sans qu'on s'en rende compte. Elle vivait avec les choristes. On lesentendait glousser quelquefois dans les couloirs des htels quand Jenny leur tirait les cartes.Quand je l'apercevais, je relevais la tte et j'essayais de me tenir droit mais je ne suis jamais allvers elle pendant toutes ces semaines.

    Je ne peux plus mlanger le boulot et le sexe, j'ai vieilli.

    Le dernier soir, c'tait un dimanche. On tait Belfort parce qu'on voulait finir en beautavec un concert spcial pour le dixime anniversaire des Eurock.

    Je me suis assis prs d'elle pour le dner des adieux.

    C'est une soire sacre qu'on respecte et qu'on se garde rien que pour nous : les machinos,les techniciens, les musiciens et tous ceux qui nous ont aids pendant la tourne. C'est pas lemoment de venir nous faire chier avec une starlette ou des correspondants de province, tuvois... Ackermann lui-mme aurait pas ide de sonner Fred sur son portable pour prendre desnouvelles et redemander le chiffre des entres payantes.

    Il faut dire aussi que, gnralement, c'est assez mauvais pour notre image.

    Entre nous, on appelle a les soires tue-mouches et a veut tout dire.

    Des tonnes de stress qui disparaissent, la satisfaction du boulot termin, toutes cesbobines bien au chaud dans leur bote et mon manager qui se met tout juste sourire pour lapremire fois depuis des mois, a fait trop d'un coup et a dgnre facilement...

    Au dbut j'ai bien essay de baratiner Ambre et puis quand j'ai compris que j'tais tropparti pour la baiser convenablement, j'ai laiss tomber.

    Elle n'en a rien laiss voir mais je sais qu'elle avait bien compris la situation.

    A un moment, quand j'tais dans les chiottes du resto, j'ai prononc lentement son nomdevant la glace au-dessus des lavabos mais au lieu de respirer un bon coup et de m'asperger lagueule avec de l'eau froide pour aller lui dire en face : "Quand je te regarde, j'ai mal au bidecomme devant dix mille personnes, s'il te plat, arrte a et prends-moi dans tes bras..." eh biennon, au lieu de faire a, je me suis retourn et j'en ai pris pour deux mille balles de partanceauprs du revendeur de service.

    Des mois ont pass, l'album est sorti... Je ne t'en dirai pas plus, c'est une priode que jesupporte de plus en plus mal : quand je n'arrive plus tre seul avec mes questions inutiles etma musique.

    C'est encore Fred qui est venu me chercher avec son Vmax noir pour m'emmener auprsd'elle.

    Elle voulait nous montrer son travail sur la tourne.

  • 30

    J'tais bien. J'tais content de retrouver Vickie, Nath et Francesca qui chantaient en liveavec moi. Toutes, elles traaient leur chemin ailleurs maintenant. Francesca voulait un albumpour elle toute seule et, encore une fois, je lui ai promis, genoux, de lui composer des trucsinoubliables.

    Son appartement tait minuscule et on se marchait tous sur les pieds. On buvait uneespce de tequila rose que le voisin de palier avait bidouille. C'tait un Argentin qui mesuraitau moins deux mtres, il souriait tout le temps.

    J'tais baba devant ses tatouages.

    Je me suis lev. Je savais qu'elle tait dans la cuisine. Elle m'a dit :

    - Tu viens m'aider ?

    Je lui ai dit non.

    Elle m'a dit :

    - Tu veux voir mes photos ?

    J'avais encore envie de dire non mais j'ai fait :

    - Ouais, j'aimerais bien.

    Elle est partie dans sa chambre. Quand elle est revenue, elle a ferm la porte clef et elle afoutu tout ce qu'il y avait sur la table par terre avec son bras. Ca a fait pas mal de boucan cause des plateaux en aluminium.

    Elle a pos son carton dessin bien plat, et elle s'est assise en face de moi.

    J'ai ouvert son bazar et je n'ai vu que mes mains. Des centaines de photos en noir et blancqui ne reprsentaient que mes mains.

    Mes mains sur les cordes des guitares, mes mains autour du micro, mes mains le long demon corps, mes mains qui caressent la foule, mes mains qui serrent d'autres mains dans lescoulisses, mes mains qui tiennent une cigarette, mes mains qui touchent mon visage, mesmains qui signent des autographes, mes mains fivreuses, mes mains qui supplient, mes mainsqui lancent des baisers et mes mains qui se piquent aussi.

    Des mains grandes et maigres avec des veines comme des petites rivires.

    Ambre jouait avec une capsule. Elle crasait des miettes.

    - C'est tout ? je lui ai dit.

    Pour la premire fois, je la regardais dans les yeux pendant plus d'une seconde.

    - Tu es du?

    - Je ne sais pas.

    - J'ai pris tes mains parce que c'est la seule chose qui ne soit pas dglingue chez toi.

    - Tu crois ?

  • 31

    Elle a fait oui en bougeant sa tte et je sentais l'odeur de ses cheveux.

    - Et mon cour ?

    Elle m'a souri et s'est penche au-dessus de la table.

    - Il n'est pas dglingu, ton coeur ? elle a rpondu avec une petite moue qui doute.

    On entendait des rires et des petits coups de poing derrire la porte. Je reconnaissais lavoix de Luis qui gueulait : "onabesoinedesglaonnes !"

    J'ai dit:

    - Faut voir...

    On avait l'impression qu'ils allaient dfoncer la porte avec leurs conneries.

    Elle a pos ses mains sur les miennes et elle les a regardes comme si elle les voyait pour lapremire fois. Elle a dit :

    - C'est ce qu'on va faire.

  • 32

    PermissionA chaque fois que je fais quelque chose, je pense mon frre et chaque fois que je pense mon frre, je me rends compte qu'il aurait fait mieux que moi.

    a fait vingt-trois ans que a dure.

    On ne peut pas vraiment dire que a me rende amer, non, a me rend juste lucide.

    L, par exemple, je suis dans le train corail numro 1458 en provenance de Nancy. Je suisen permission, la premire depuis trois mois.

    Bon, dj, je fais mon service militaire comme simple grouillot alors que mon frre, lui, il aeu les E.O.R., il a toujours mang la table des officiers et il rentrait la maison tous les week-ends. Passons l-dessus.

    J'en reviens au train. Quand j'arrive ma place (que j'avais rserve dans le sens de lamarche), il y a une bonne femme assise avec tout son bazar de broderie tal sur ses genoux. Jen'ose rien lui dire.

    Je m'assois en face d'elle aprs avoir balanc mon norme sac en toile dans le filet bagages. Dans le compartiment, il y a aussi une fille assez mignonne qui lit un roman sur lesfourmis. Elle a un bouton au coin de la lvre. Dommage sinon elle est potable.

    J'ai t m'acheter un sandwich au wagon-restaurant.

    Et voil comment a se serait pass si 'avait t mon frre : il aurait fait un grand sourirecharmeur la bonne femme en lui montrant son billet, excusez-moi, madame, coutez c'estpeut-tre moi qui suis dans l'erreur mais il me semble que... Et l'autre se serait excuse commeune malade en fourrant tous ses morceaux de fils dans son sac et en se levant prcipitamment.

    Pour le sandwich, il aurait fait un petit scandale auprs du gars en disant qu' 28 francsquand mme, ils pourraient mettre un morceau de jambon un peu plus pais et le serveur avecson gilet noir ridicule, lui aurait chang illico son sandwich. Je le sais, je l'ai dj vu l'oeuvre.

    Quant la fille, c'est encore plus vicieux. Il l'aurait regarde d'une telle manire qu'elle seserait rendu compte trs vite qu'elle l'intressait.

    Mais elle aurait su exactement en mme temps qu'il avait remarqu son petit furoncle. Etl, elle aurait eu du mal se concentrer sur ses fourmis et elle aurait pas trop fait la bcheuseau cas ou.

    a c'est s'il avait eu l'intention de s'intresser elle.

    Parce que, de toute faon, les sous-offs voyagent en premire et, en premire, c'est pas ditque les filles aient des boutons.

    Moi je n'ai pas pu savoir si cette minette tait sensible mes rangers et ma boule zrocar je me suis endormi presque tout de suite. Ils nous avaient encore rveills quatre heuresce matin pour nous faire faire une manoeuvre la con.

  • 33

    Marc, mon frre, il a fait son service aprs ses trois ans de prpa et avant de commencerson cole d'ingnieur. Il avait vingt ans.

    Moi, je le fais aprs mes deux annes de B.T.S. et avant de commencer chercher duboulot dans l'lectronique. J'en ai vingt-trois.

    D'ailleurs, c'est mon anniversaire demain. Ma mre a insist pour que je rentre. J'aime pastellement les anniversaires, on est trop grand maintenant. Mais bon, c'est pour elle.

    Elle vit seule depuis que mon pre s'est barr avec la voisine le jour de leur dix-neuf ans demariage. Symboliquement on peut dire que c'tait fort.

    J'ai du mal comprendre pourquoi elle ne s'est pas remise avec quelqu'un. Elle aurait pu etmme, elle pourrait encore mais... je ne sais pas. Avec Marc on en a parl une seule fois et ontait d'accord, on pense que maintenant elle a peur. Elle ne veut plus risquer d'tre nouveauabandonne. A un moment, on la titillait pour qu'elle s'inscrive dans un truc de rencontres maiselle a jamais voulu.

    Depuis, elle a recueilli deux chiens et un chat alors lu penses... avec une mnagerie pareille,c'est carrment mission impossible pour trouver un mec bien.

    On habite dans l'Essonne prs de Corbeil, un petit pavillon sur la Nationale 7. a va, c'estcalme.

    Mon frre, il ne dit jamais un pavillon, il dit une maison. Il trouve que le mot pavillon, afait plouc.

    Mon frre ne s'en remettra jamais de ne pas tre n Paris.

    Paris. Il n'a que ce mot-l la bouche. Je crois que le plus beau jour de sa vie c'est quand ils'est pay sa premire carte orange cinq zones. Pour moi, Paris ou Corbeil, c'est kif-kif.

    Un des rares trucs que j'ai retenus de l'cole c'est la thorie d'un grand philosophe del'Antiquit qui disait que l'important, ce n'est pas le lieu o on se trouve, c'est l'tat d'espritdans lequel on est.

    Je me souviens qu'il crivait a un de ses copains qui avait le bourdon et qui voulaitvoyager. L'autre lui disait grosso modo que c'tait pas la peine tant donn qu'il allait setrimballer son paquet d'emmerdements avec lui. Le jour o le prof nous a racont a, ma vie achang.

    C'est une des raisons pour laquelle j'ai choisi un mtier dans le manuel.

    Je prfre que ce soit mes mains qui rflchissent. C'est plus simple.

    A l'arme, tu rencontres un beau ramassis d'abrutis. Je vis avec des mecs dont j'auraisjamais eu ide avant. Je dors avec eux, je fais ma toilette avec eux, je bouffe avec eux, je fais legugus avec eux quelquefois mme, je joue aux cartes avec eux et pourtant, tout en eux medbecte. C'est pas la question d'tre snob ou quoi, c'est simplement que ces mecs-l n'ont rien.Je ne parle pas de la sensibilit, non, a c'est comme une insulte, je parle de peser quelquechose.

    Je vois bien que je m'explique mal mais je me comprends, si tu prends un de ces gars etque tu le poses sur une balance, videmment t'auras son poids mais en vrai, il ne pse rien...

  • 34

    Y a rien en eux que tu pourrais considrer comme la matire. Comme des fantmes, tupeux passer ton bras travers leur corps et tu touches que du vide bruyant. Eux, ils te dirontque si tu passes ton bras travers leur corps, tu risques surtout de t'en prendre une. Ouarfouarf.

    Au dbut, j'avais des insomnies cause de tous ces gestes et de toutes leurs parolesincroyables et puis maintenant, je m'y suis habitu. On dit que l'arme, a vous change unhomme, personnellement l'arme m'aura rendu encore plus pessimiste qu'avant.

    Je suis pas prs de croire en Dieu ou en un Truc Suprieur parce que c'est pas possibled'avoir cr exprs ce que je vois tous les jours la caserne de Nancy-Bellefond.

    C'est marrant, je me rends compte que je cogite plus quand je suis dans le train ou leR.E.R... Comme quoi l'arme a quand mme du bon...

    Quand j'arrive la gare de l'Est, j'espre toujours secrtement qu'il y aura quelqu'un pourm'attendre. C'est con. J'ai beau savoir que ma mre est encore au boulot cette heure-l etque Marc est pas du genre traverser la banlieue pour porter mon sac, j'ai toujours cet espoirdbile.

    L encore, a n'a pas loup, avant de descendre les escalators pour prendre le mtro, j'aijet un dernier regard circulaire au cas o y'aurait quelqu'un... Et chaque fois dans lesescalators, mon sac me parat encore plus lourd.

    Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part... C'est quand mme pas compliqu.

    Bon allez, il est temps que je rentre la maison et qu'on se fasse une bonne baston avecMarco parce que l, je commence cogiter un peu trop et je vais pter une durit. En attendantje vais m'en griller une sur le quai. C'est interdit je sais, mais qu'ils y viennent me chercher desembrouilles et je leur dgaine ma carte militaire.

    Je travaille pour la Paix moi, Mnsieur ! Je me suis lev quatre heures du matin pour laFrance moi, Mdame.

    Personne la gare de Corbeil... a c'est plus raide. Ils ont peut-tre oubli que j'arrivais cesoir...

    Je vais y aller pied. J'en ai trop marre des transports en commun. C'est de tous les trucsen commun que j'en ai marre je crois.

    Je croise des mecs du quartier avec qui j'tais l'cole. Ils n'insistent pas pour me serrer lamain, c'est sr, un bidasse, a craint.

    Je m'arrte au caf qui est l'angle de ma rue. Si j'avais pass moins de temps dans cecaf, probable que j'aurais pas le risque de pointer l'A.N.P.E. dans six mois. A une poque,j'tais plus souvent derrire ce flipper que sur les bancs du collge... J'attendais cinq heures etquand les autres dboulaient, ceux qui s'taient tap le baratin des profs toute la journe, jeleur revendais mes parties gratuites. Pour eux c'tait une bonne affaire : ils payaient moiti prixet avaient une chance d'inscrire leurs initiales sur le tableau d'honneur.

    Tout le monde tait content et je m'achetais mes premiers paquets de clopes. Je te jurequ' ce moment-l je croyais que j'tais le roi. Le roi des cons oui.

    Le patron me dit :

  • 35

    - Alors ?... toujours l'arme ?

    - Ouais.

    - C'est bien a !

    - Ouais...

    - Viens donc me voir un soir aprs la fermeture qu'on cause tous les deux... faut dire quemoi, j'tais dans la Lgion et c'tait quand mme aut'chose... On nous aurait jamais laiss sortircomme a pour un oui ou pour un non... a j'te l'dis.

    Et c'est parti au comptoir pour refaire la guerre avec des souvenirs d'alcoolos.

    La Lgion...

    Je suis fatigu. J'en ai plein le dos de ce sac qui me cisaille l'paule et le boulevard n'en finitpas. Quand j'arrive devant chez moi le portail est ferm. Putain c'est le comble. J'ai comme uneenvie de chialer l.

    Je suis debout depuis quatre heures du mat', je viens de traverser la moiti du pays dansdes wagons qui puent et maintenant, il serait peut-tre temps de me lcher la grappe vouscroyez pas ?

    Les chiens m'attendaient. Entre Bozo qui hurle de joie la mort et Micmac qui fait desbonds de trois mtres... c'est la fte. On peut dire que a c'est de l'accueil !

    Je jette mon sac par-dessus bord et je fais le mur comme au temps des mobylettes. Mesdeux chiens me sautent dessus et, pour la premire fois depuis des semaines, je me sens mieux.Alors comme a, y'en a quand mme, des tres vivants qui m'aiment et qui attendent aprs moisur cette petite plante. Venez l mes trsors. Oh oui, t'es beau toi, oh oui t'es beau...

    La maison est teinte.

    Je pose mon sac mes pieds sur le paillasson, je l'ouvre et je pars la recherche de mesclefs qui sont tout au fond sous des kilos de chaussettes sales.

    Les chiens me prcdent et je vais pour allumer le couloir... plus de courant.

    H merrrrde. H merde.

    A ce moment-l j'entends cet enfoir de Marc qui dit :

    - Eh tu pourrais tre poli devant tes invits.

    Il fait toujours noir. Je lui rponds :

    - Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? ...

    - Non mais t'es incorrigible deuxime classe Bricard. Plus de gros mots on te dit. On n'estpas la caserne de Ploucville ici, alors tu surveilles ton langage sinon je ne rallume pas.

    Et il rallume.

    Manquait plus que a. Tous mes potes et la famille qui sont l dans le salon avec un verre la main en train de chanter "Joyeux Anniversaire" sous des guirlandes.

  • 36

    Ma mre me dit :

    - Mais pose ton sac, mon grand.

    Et elle m'apporte un verre.

    C'est la premire fois qu'on me fait un truc pareil. Je ne dois pas tre beau voir avec matte d'ahuri.

    Je vais serrer la main tout le monde et embrasser ma grand-mre et mes tantes.

    Quand j'arrive vers Marc, je vais pour lui filer une baffe mais il est avec une fille. Il la tientpar la taille. Et moi, au premier regard, je sais dj que je suis amoureux d'elle.

    Je lui donne un coup de poing dans l'paule et en la dsignant du menton, je demande mon frre :

    - C'est mon cadeau ?

    - Rve pas, ducon, il me rpond.

    Je la regarde encore. Il y a comme un truc qui fait le mariole dans mon ventre. J'ai mal etelle est belle.

    - Tu la reconnais pas ?

    - Non.

    - Mais si c'est Marie, la copine de Rebecca...

    - ???

    Elle me dit :

    - On tait ensemble en colo. Aux Glnans, tu te souviens pas ?...

    - Nan, dsol. Je secoue la tte et je les laisse en plan. Je vais me servir un truc boire.

    Tu parles si je m'en souviens. Le stage de voile, j'en cauchemarde encore. Mon frretoujours premier, le chouchou des monos, bronz, muscl, l'aise. Il lisait le bouquin la nuit etil avait tout compris une fois bord. Mon frre qui se mettait au trapze et qui giclait enhurlant au-dessus des vagues. Mon frre qui ne dessalait jamais.

    Toutes ces filles avec leurs yeux de merlans frits et leurs petits seins qui ne pensaient qu'la boum du dernier soir.

    Toutes ces filles qui avaient marqu leur adresse au feutre sur son bras dans le carpendant qu'il faisait semblant de dormir. Et celles qui pleuraient devant leurs parents en levoyant s'loigner vers notre 4L familiale.

    Et moi... Moi qui avais le mal de mer.

    Marie je m'en souviens trs bien. Un soir, elle racontait aux autres qu'elle avait surpris uncouple d'amoureux en train de se bcoter sur la plage et qu'elle entendait le bruit du slip de lafille qui claquait.

  • 37

    - Comment a faisait ? je lui ai demand pour la mettre mal l'aise.

    Et elle, en me regardant droit dans les yeux, elle pince sa culotte travers le tissu de sarobe, elle l'carte et elle la lche.

    Clac.

    - Comme a, elle me rpond en me regardant toujours.

    J'avais onze ans.

    Marie.

    Tu parles que je m'en souviens. Clac.

    Plus la soire avanait, moins je voulais parler de l'arme. Moins je la regardais, plus j'avaisenvie de la toucher.

    Je buvais trop. Ma mre m'a lanc un regard mchant.

    Je suis all dans le jardin avec deux ou trois copains du B.T.S. On parlait des cassettes qu'onavait l'intention de louer et des voitures qu'on ne pourrait jamais s'acheter. Michal avaitinstall une super sono dans sa 106.

    Presque dix mille balles pour couter de la techno...

    Je me suis assis sur le banc en fer. Celui que ma mre me demande de repeindre tous lesans. Elle dit que a lui rappelle le jardin des Tuileries.

    Je fumais une cigarette en regardant les toiles. J'en connais pas beaucoup. Alors ds quej'ai l'occasion, je les cherche. J'en connais quatre.

    Encore un truc du livre des Glnans que j'ai pas retenu.

    Je l'ai vue arriver de loin. Elle me souriait. Je regardais ses dents et la forme de ses bouclesd'oreille.

    En s'asseyant ct de moi, elle m'a dit :

    - Je peux ?

    Je n'ai rien rpondu parce que j'avais de nouveau mal au bide.

    - C'est vrai que tu te souviens pas de moi ?

    - Non c'est pas vrai.

    - Tu t'en souviens ?

    - Oui.

    - Tu te souviens de quoi ?

    - Je me souviens que t'avais dix ans, que tu mesurais 1 mtre 29, que tu pesais 26 kilos etque t'avais eu les oreillons l'anne d'avant, je m'en souviens de la visite mdicale. Je mesouviens que t'habitais Choisy-le-Roi et l'poque a m'aurait cot 42 francs de venir te voiren train. Je me souviens que ta mre s'appelait Catherine et ton pre Jacques. Je me souviens

  • 38

    que t'avais une tortue d'eau qui s'appelait Candy et ta meilleur copine avait un cochon d'Indequi s'appelait Anthony. Je me souviens que tu avais un maillot de bain vert avec des toilesblanches et ta mre t'avait mme fait un peignoir avec ton nom brod dessus. Je me souviensque tu avais pleur un matin parce qu'il n'y avait pas de lettres pour toi. Je me souviens que tut'tais coll des paillettes sur les joues le soir de la boum et qu'avec Rebecca, vous aviez fait unspectacle sur la musique de Grease...

    - Oh la la, mais c'est pas croyable la mmoire que t'as !!!

    Elle est encore plus belle quand elle rit. Elle se penche en arrire. Elle passe ses mains surses bras pour les rchauffer.

    - Tiens, je lui dis en enlevant mon gros pull.

    - Merci... mais toi ? Tu vas avoir froid ?!

    - T'inquite pas pour moi va.

    Elle me regarde autrement. N'importe quelle fille aurait compris ce qu'elle a compris cemoment-l.

    - De quoi d'autre tu te souviens ?

    - Je me souviens que tu m'as dit un soir devant le hangar des Optimists que tu trouvais quemon frre tait un crneur...

    - Oui c'est vrai je t'ai dit a et tu m'as rpondu que c'tait pas vrai.

    - Parce que c'est pas vrai. Marc fait des tas de trucs facilement mais il ne crne pas. Il lefait, c'est tout.

    - T'as toujours dfendu ton frre.

    - Ouais c'est mon frre. D'ailleurs toi non plus, tu lui trouves plus tellement de dfauts ence moment, non ?

    Elle s'est leve, elle m'a demand si elle pouvait garder mon pull.

    Je lui ai souri aussi. Malgr le marcage de bouillasse et de misre dans lequel je medbattais, j'tais heureux comme jamais.

    Ma mre s'est approche alors que j'tais encore en train de sourire comme un gros niais.Elle m'a annonc qu'elle partait dormir chez ma grand-mre, que les filles devaient dormir aupremier et les garons au second...

    - H maman on n'est plus des gamins, c'est bon...

    - Et tu n'oublies pas de vrifier que les chiens sont bien l'intrieur avant de fermer et tu...

    - H maman...

    - Tu permets que je m'inquite, vous buvez tous comme des trous et toi, tu as l'aircompltement saoul...

    - On ne dit pas saoul dans ce cas-l maman, on dit "parti". Tu vois, je suis parti...

  • 39

    Elle s'est loigne en haussant les paules.

    - Mets au moins quelque chose sur ton dos, tu vas attraper la mort.

    J'ai fum trois cigarettes de plus pour me laisser le temps de rflchir et je suis all voirMarc.

    - H...

    - Quoi ?

    - Marie...

    - Quoi ?

    - Tu me la laisses.

    - Non.

    - Je vais te casser la gueule.

    - Non.

    - Pourquoi ?

    - Parce que ce soir, tu as trop bu et que j'ai besoin d'avoir ma petite gueule d'ange lundipour le boulot.

    - Pourquoi ?

    - Parce que je prsente un expos sur l'incidence des fluides dans un primtre acquis.

    - Ah ?

    - Ouais.

    - Dsol.

    - Y a pas de quoi.

    - Et pour Marie ?

    - Marie ? Elle est pour moi.

    - Pas sr.

    - Qu'est-ce que t'en sais ?

    - Ah ! a... C'est le sixime sens du soldat qui sert l'artillerie.

    - Mon cul oui.

    - Ecoute, je suis coinc l, je peux rien essayer. Comme a, je suis con, je sais. Alors ontrouve une solution au moins pour ce soir OK ?

    - Je rflchis...

    - Dpche-toi, aprs je serai trop fait.

  • 40

    - Au baby...

    - Quoi ?

    - On la joue au baby.

    - C'est pas trs galant.

    - Ca restera entre nous, monsieur le gentleman de mes fesses qui essaye de piquer lesnanas des autres.

    - D'accord. Mais quand ?

    - Maintenant. Au sous-sol.

    - Maintenant ??!

    - Yes sir.

    - J'arrive, je vais me faire un bol de caf.

    - Tu m'en fais un aussi s'te plat...

    - Pas de problme. Je vais mme pisser dedans.

    - Crtin de militaire.

    - Va t'chauffer. Va lui dire adieu.

    - Crve.

    - C'est pas grave, va, je la consolerai.

    - Compte l-dessus.

    On a bu nos cafs brlants au-dessus de l'vier. Marc est descendu le premier. Pendant cetemps-l, j'ai plong mes deux mains dans le paquet de farine. Je pensais ma mre quand ellenous faisait des escalopes panes !

    Maintenant j'avais envie de pisser, c'est malin. Se la tenir avec deux escalopes cordon-bleu,c'est pas ce qu'y a de plus pratique...

    Avant de descendre l'escalier, je l'ai cherche du regard pour me donner des forces parceque si je suis une bte au flipper, le baby-foot, c'est plutt la chasse garde de mon frre.

    J'ai jou comme un pied. La farine, au lieu de m'empcher de transpirer, a me faisaitcomme des petites boulettes blanches au bout des doigts.

    En plus, Marie et les autres sont descendus quand on en tait 6 partout et partir de cemoment-l, j'ai lch prise. Je la sentais bouger dans mon dos et mes mains glissaient sur lesmanettes. Je sentais son parfum et j'oubliais mes attaquants. J'entendais le son de sa voix etj'encaissais but sur but.

    Quand mon frre a mis le curseur sur 10 de son cot, j'ai pu enfin essuyer mes mains surmes cuisses. Mon jean tait tout blanc.

    Marc m'a regard avec un air de salopard sincrement dsol.

  • 41

    Joyeux anniversaire, j'ai pens.

    Les filles ont dit qu'elles voulaient aller se coucher et ont demand qu'on leur montre leurchambre. J'ai dit que j'allais dormir sur le canap du salon pour finir les fonds de bouteilletranquillement et qu'on ne vienne plus me dranger.

    Marie m'a regard. J'ai pens que si elle avait mesur 1 mtre 29 et pes 26 kilos cemoment-l, j'aurais pu la mettre l'intrieur de mon blouson et l'emmener partout avec moi.

    Et puis la maison s'est tue. Les lumires se sont teintes les unes aprs les autres et onn'entendait plus que quelques gloussements par-ci par-l.

    J'imaginais que Marc et ses copains taient en train de faire les imbciles en grattant leurporte.

    J'ai siffl les chiens et j'ai ferm la porte d'entre clef.

    Je n'arrivais pas m'endormir. Evidemment.

    Je fumais une cigarette dans le noir. Dans la pice on ne voyait rien d'autre qu'un petitpoint rouge qui bougeait de temps en temps. Et puis j'ai entendu du bruit. Comme du papierqu'on froisse. J'ai pens d'abord que c'tait un des chiens qui faisait des btises. J'ai appel :

    - Bozo ?... Micmac ?...

    Pas de rponse et le bruit qui s'amplifiait avec en plus, scritch scritch, comme du scotchqu'on dcolle.

    Je me suis redress et j'ai tendu le bras pour allumer la lumire.

    Je suis en train de rver. Marie est nue au milieu de la pice en train de se couvrir le corpsavec les papiers cadeau. Elle a du papier bleu sur le sein gauche, de l'argent sur le sein droit etde la ficelle entortille autour des bras. Le papier kraft qui entourait le casque de moto que mamm m'a offert lui sert de pagne.

    Elle marche moiti nue au milieu des emballages, entre des cendriers pleins et des verressales.

    - Qu'est-ce que tu fais ?

    - a se voit pas ?

    - Ben non... pas vraiment...

    - T'as pas dit que tu voulais un cadeau tout l'heure, en arrivant ?

    Elle souriait toujours et s'attachait de la ficelle rouge autour de la taille.

    Je me suis lev d'un coup.

    - H t'emballe pas, je lui ai dit.

    Et en mme temps que je lui disais a, je me demandais si "t'emballe pas" a voulait dire :ne te couvre pas la peau ainsi, laisse-la moi, je t'en prie.

    Ou si "t'emballe pas" a voulait dire : ne va pas trop vite tu sais, non seulement j'ai toujours

  • 42

    le mal de mer mais, en plus, je repars demain pour Nancy comme deuxime pompe, alors tuvois...

  • 43

    Le fait du jourJe ferais mieux d'aller me coucher mais je ne peux pas.

    Mes mains tremblent.

    Je crois que je devrais crire une sorte de rapport.

    J'ai l'habitude. J'en rdige un par semaine, le vendredi aprs-midi, pour Guillemin monresponsable.

    L, a sera pour moi.

    Je me dis : "Si tu racontes tout en dtail, si tu t'appliques bien, la fin quand tu te reliras,tu pourras croire pendant deux secondes que le couillon de l'histoire c'est un autre gars que toiet l, tu pourras peut-tre te juger objectivement. Peut-tre."

    Donc je suis l. Je suis assis devant mon petit portable qui me sert d'habitude pour leboulot, j'entends le bruit de la machine laver la vaisselle en bas.

    Ma femme et mes gosses sont au lit depuis longtemps. Mes gosses, je sais qu'ils dorment,ma femme srement pas. Elle me guette. Elle essaye de savoir. Je pense qu'elle a peur parcequ'elle sait dj qu'elle m'a perdu. Les femmes sentent ces choses-l. Mais je ne peux pas venircontre elle et m'endormir, elle le sait bien. Il faut que j'crive tout a maintenant pour ces deuxsecondes qui seront peut-tre tellement importantes, si j'y arrive.

    Je commence au dbut.

    J'ai t engag chez Paul Pridault le premier septembre 1995. Avant j'tais chez unconcurrent mais il y avait trop de petits dtails irritants qui s'accumulaient, comme par exempleles notes de frais payes avec six mois de retard, et j'ai tout plaqu sur un coup de tte.

    Je suis rest presque un an au chmage.

    Tout le monde pensait que j'allais devenir marteau tourner en rond chez moi enattendant un coup de tlphone de la bote d'intrim o je m'tais inscrit.

    Pourtant c'est, une poque qui restera toujours comme un bon souvenir. J'ai pu enfin finirla maison. Tout ce que Florence me rclamait depuis si longtemps : j'ai accroch toutes lestringles rideaux, j'ai arrang une douche dans le cagibi du fond, j'ai lou un motoculteur et j'airetourn tout le jardin avant d'y remettre un beau gazon tout neuf.

    Le soir j'allais chercher Lucas chez la nourrice puis on passait prendre sa grande soeur lasortie de l'cole. Je leur prparais des gros goters avec du chocolat chaud. Pas du Nesquik, duvrai cacao touill qui leur dessinait des moustaches magnifiques.

    Aprs, dans la salle de bains, on se regardait dans la glace avant de les lcher.

    Au mois de juin, quand j'ai ralis que le petit n'irait plus chez madame Ledoux parce qu'ilavait l'ge de la maternelle, j'ai recommenc chercher du boulot srieusement et en aot, j'enai trouv.

  • 44

    Chez Paul Pridault, je suis agent commercial sur tout le grand Ouest. C'est une grosseentreprise de cochonnailles. Comme une charcuterie si vous voulez, mais l'chelleindustrielle.

    Le coup de gnie du pre Pridault, c'est son jambon au torchon emball dans un vraitorchon carreaux rouge et blanc. Evidemment c'est un jambon d'usine fabriqu avec descochons d'usine sans parler du fameux torchon de paysan qui est fabriqu en Chine maisn'empche que c'est avec a qu'il est connu et maintenant, toutes les tudes de march leprouvent, si vous demandez une mnagre derrire son caddie ce que Paul Pridault voquepour elle, elle vous rpondra "jambon au torchon" et si vous insistez, vous saurez que lejambon au torchon il est forcment meilleur que les autres cause de son petit gotauthentique.

    Chapeau, l'artiste.

    On fait un chiffre d'affaires annuel net de trente-cinq millions.

    Je passe plus de la moiti de la semaine derrire le volant de ma voiture de fonction. Une306 noire avec une tte de cochon rigolard dcalque sur les cts.

    Les gens n'ont aucune ide de la vie que mnent les gars qui font la route, les routiers ettous les reprsentants.

    C'est comme s'il y avait deux mondes sur l'autoroute : ceux qui se promnent et nous.

    C'est un ensemble de choses. D'abord il y a la relation avec son vhicule.

    Depuis la Clio 1 L 2 jusqu'aux normes semi-remorques allemands, quand on monte l-dedans, c'est chez nous. C'est notre odeur, c'est notre foutoir, c'est notre sige qui a pris laforme de notre cul et il s'agirait pas de trop nous titiller avec a. Sans parler de la cibi qui est unroyaume immense et mystrieux avec des codes que peu de gens comprennent. Je ne m'ensers pas beaucoup, je la mets en sourdine de temps en temps quand a sent le roussi mais sansplus.

    Il y a aussi tout ce qui concerne la bouffe. Les auberges du Cheval Blanc, les resto-routes,les promos de L'Ar