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ANALYSE D'IMAGE 48 NRP LYCéE MAI 2018 Séries générales et technologiques Rêvez ! par Claude Lévêque « Rêvez ! » Un mot suivi d’un point d’exclamation, écrit de façon irrégulière, d’une main maladroite. Comment relier et interpréter cette injonction et cette écriture tremblée, celle de la mère de l’artiste ? Le rêve « Rêvez ! », c’est un ordre. Une contradiction naît entre ce point d’exclamation et le fait même de rêver que nous ne maîtrisons pas et qui est lié au sommeil. Cette œuvre troublante interpelle et désarçonne. Est-elle une incitation à refuser le monde tel qu’il est et à se réfugier dans le rêve ? Caliban, dans La tempête de Shakespeare (acte III, scène 2) s’exclame : « Dans mes rêves, je crois voir les nuages s’ouvrir, et montrer des richesses prêtes à choir sur moi, si bien qu’en m’éveillant, je pleure du désir de rêver encore ». Mais, au contraire, Claude Lévêque, dans un poème issu de Nevers let love in écrit : « Aveugle de lucidité, pas besoin de soleil / pour te donner la lumière. / Masque de jour inutile. / Les rêves ne servent à rien. » Cette lucidité revendiquée par l’artiste indique qu’il ne consi- dère pas le rêve comme un refuge, mais plutôt comme une uto- pie, ou la perspective d’un monde meilleur. Le rêve devient le signe d’une volonté de changer le monde – j’ai rêvé d’un autre monde est d’ailleurs le titre d’une installation de Claude Lévêque. Pourtant, il affiche un certain désenchantement. « Le monde … m’amène à dire qu’il n’y a pas grand-chose pour rêver et espérer », écrit-il, désabusé. D’ailleurs, il se méfie même parfois des rêves. Une œuvre plus ancienne, de 1992, est un néon blanc représen- tant un Mickey maladroitement dessiné, à côté de l’enseigne métallique qui surmontait le portail de l’entrée d’Auschwitz, « Arbeit macht frei ». Dans cette œuvre qui fut mal perçue, Claude Lévêque critique Disneyland, « un univers où les gens baignent dans un environnement de rêve … de sorte qu’ils ne perçoivent plus de la même manière, la réalité ». Pour l’artiste, il ne faut pas confondre les mondes artificiels et commerciaux qui créent du rêve et l’action individuelle de rêver. Gilberte Lévêque Comme d’autres néons tels Nous sommes heureux ou It’s a dream, Rêvez ! est un néon fait de mots ou des phrases trouvés dans la rue ou rapportés à l’artiste. Il explique dans une interview publiée dans Le Grand Soir 1  : «J’ai  fait manuscrire la plupart de ces phrases par ma maman, pour qu’elle collabore à mon travail à un moment où sa vue et ses sensations déclinaient ». Claude Lévêque a, ajoute-t-il, « voulu utiliser l’aspect de fragilité et d’incertitude contenu dans sa très belle écriture ». Il y a donc un fort contraste entre la fermeté de l’injonction « Rêvez ! » et la maladresse de l’écriture, ce qui est évident aussi pour le néon Nous sommes heureux, où le contenu de la phrase s’oppose à la manière dont elle a été écrite. « Que vient faire la mère de Claude Lévêque dans son travail ? » interroge Antonia Birnbaum dans Le Grand Soir. Elle ajoute : « L’artiste nous inclut dans une relation qui ne nous regarde en rien, nous encombre d’une intimité dont nous sommes les voyeurs ». Est-ce si sûr que cela « ne nous regarde en rien » ? High / Low Art Dans le choix de sa mère, en dehors de son attachement per- sonnel, s’affirme un but : donner la parole aux gens de peu. Claude Lévêque affiche et revendique son appartenance à un milieu modeste. « Sa culture populaire, Claude Lévêque la revendique. Il ne craint pas de dire qu’il aime Adamo, intégrant [la chanson] Tombe la neige dans une installation », écrit Michel Nurisdany dans une analyse, publiée également dans Le Grand Soir. Toute son œuvre est le refus d’une culture muséale. Pas la moindre référence à un artiste ou à un mouvement artistique passé. Pas de liens reven- diqués même s’ils sont implicites avec des mouvements artistiques contemporains. Claude Lévêque refuse le discours de l’Histoire de l’art. Il n’y a pas pour lui de « high » et de « low » art, pas de séparation entre culture noble et culture populaire. Claude Lévêque travaille avec les matériaux de son temps et les éléments de la vie quotidienne : caddies, bouteilles de bière ou pots d’échappement… Pas de bronze, pas de marbre. Il sculpte la lumière, le brouillard, les sons, les odeurs. Très souvent, ses œuvres Par Roger Courault Claude Lévêque, Rêvez !, écriture Gilberte Lévêque, 2008, néon, Galerie kamel mennour, Paris. Séquence 1 re

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48 NRP lycée mai 2018

ANALYSE D'iMAgE

48 NRP lycée mai 2018

Séries générales et technologiques

Rêvez ! par Claude Lévêque

« Rêvez ! » Un mot suivi d’un point d’exclamation, écrit de façon irrégulière, d’une main maladroite. Comment relier et interpréter cette injonction et cette écriture tremblée, celle de la mère de l’artiste ?

Le rêve« Rêvez ! », c’est un ordre. Une contradiction naît entre ce point

d’exclamation et le fait même de rêver que nous ne maîtrisons pas et qui est lié au sommeil. Cette œuvre troublante interpelle et désarçonne. Est-elle une incitation à refuser le monde tel qu’il est et à se réfugier dans le rêve ? Caliban, dans La tempête de Shakespeare (acte III, scène 2) s’exclame : « Dans mes rêves, je crois voir les nuages s’ouvrir, et montrer des richesses prêtes à choir sur moi, si bien qu’en m’éveillant, je pleure du désir de rêver encore ». Mais, au contraire, Claude Lévêque, dans un poème issu de Nevers let love in écrit : « Aveugle de lucidité, pas besoin de soleil / pour te donner la lumière. / Masque de jour inutile. / Les rêves ne servent à rien. »

Cette lucidité revendiquée par l’artiste indique qu’il ne consi-dère pas le rêve comme un refuge, mais plutôt comme une uto-pie, ou la perspective d’un monde meilleur. Le rêve devient le signe d’une volonté de changer le monde –  j’ai rêvé d’un autre monde  est d’ailleurs le titre d’une installation de Claude Lévêque. Pourtant, il affiche un certain désenchantement. « Le monde … m’amène à dire qu’il n’y a pas grand-chose pour rêver et espérer », écrit-il, désabusé. D’ailleurs, il se méfie même parfois des rêves. Une œuvre plus ancienne, de 1992, est un néon blanc représen-tant un Mickey maladroitement dessiné, à côté de l’enseigne métallique qui surmontait le portail de l’entrée d’Auschwitz, « Arbeit macht frei ». Dans cette œuvre qui fut mal perçue, Claude Lévêque critique Disneyland, « un univers où les gens baignent dans un environnement de rêve … de sorte qu’ils ne perçoivent plus de la même manière, la réalité ». Pour l’artiste, il ne faut pas confondre les mondes artificiels et commerciaux qui créent du rêve et l’action individuelle de rêver.

Gilberte LévêqueComme d’autres néons tels Nous sommes heureux ou It’s a

dream, Rêvez ! est un néon fait de mots ou des phrases trouvés

dans la rue ou rapportés à l’artiste. Il explique dans une interview publiée dans Le Grand Soir1 : «J’ai  fait manuscrire la plupart de ces phrases par ma maman, pour qu’elle collabore à mon travail à un moment où sa vue et ses sensations déclinaient ». Claude Lévêque a, ajoute-t-il, « voulu utiliser l’aspect de fragilité et d’incertitude contenu dans sa très belle écriture ». Il y a donc un fort contraste entre la fermeté de l’injonction « Rêvez ! » et la maladresse de l’écriture, ce qui est évident aussi pour le néon Nous sommes heureux, où le contenu de la phrase s’oppose à la manière dont elle a été écrite. 

« Que vient faire la mère de Claude Lévêque dans son travail ? » interroge Antonia Birnbaum dans Le Grand Soir. Elle ajoute  : « L’artiste nous inclut dans une relation qui ne nous regarde en rien, nous encombre d’une intimité dont nous sommes les voyeurs ». Est-ce si sûr que cela « ne nous regarde en rien » ?

High / Low ArtDans le choix de sa mère, en dehors de son attachement per-

sonnel, s’affirme un but : donner la parole aux gens de peu. Claude Lévêque affiche et revendique son appartenance à un milieu modeste. « Sa culture populaire, Claude Lévêque la revendique. Il ne craint pas de dire qu’il aime Adamo, intégrant [la chanson] Tombe la neige dans une installation », écrit Michel Nurisdany dans une analyse, publiée également dans Le Grand Soir. Toute son œuvre est le refus d’une culture muséale. Pas la moindre référence à un artiste ou à un mouvement artistique passé. Pas de liens reven-diqués – même s’ils sont implicites – avec des mouvements artistiques contemporains. Claude Lévêque refuse le discours de l’Histoire de l’art. Il n’y a pas pour lui de « high » et de « low » art, pas de séparation entre culture noble et culture populaire. Claude Lévêque travaille avec les matériaux de son temps et les éléments de la vie quotidienne : caddies, bouteilles de bière ou pots d’échappement… Pas de bronze, pas de marbre. Il sculpte la lumière, le brouillard, les sons, les odeurs. Très souvent, ses œuvres

Par Roger Courault

Claude Lévêque, Rêvez !, écriture Gilberte Lévêque, 2008, néon, Galerie kamel mennour, Paris.

Séquence 1re

mai 2018 NRP lycée 49mai 2018 NRP lycée 49

Séries générales et technologiques

sont des installations in situ, où le lieu est déterminant. On lui doit, par exemple, une superbe mise en lumière du haut-fourneau U4 de l’usine sidérurgique d’Uckange. Ses néons sont à rapprocher du travail de Dan Flavin et du minimalisme américain, comme de l’arte povera italien. Mais il impose son propre vocabulaire et ses œuvres distillent une ambiance très personnelle, créant un certain malaise, voire de l’angoisse.

Claude LévêqueSur son site claudeleveque.com/fr/home, l’artiste ne donne

comme éléments biographiques, que ces courtes indications : « Né en 1953 à Nevers. Vit, travaille à Montreuil (Seine-Saint-Denis) et Pèteloup (Nièvre) ». Respectons donc la discrétion de l’artiste qui, cependant, a publié en 2011, un livre très personnel, Nevers let love in, où il mêle photographies et textes. « À 18 ans », rapporte un journaliste des Inrockuptibles, il intègre « les beaux-arts de Bourges. Poussé par une mère-artiste dont l’un des tableaux trône encore fière-ment dans la salle à manger du fils chéri, Lévêque dessine beaucoup ». Ce tableau, c’est sans doute Le Crot de Savigny que Claude Lévêque a choisi pour la couverture de son livre. De nombreuses photogra-phies concernent son enfance et son adolescence à Nevers et dans la Nièvre. On découvre Claude Lévêque à 13 ans, en 1966, dans le parc de l’établissement thermal de Saint-Honoré-les-Bains ou avec ses parents dans le Morvan en 1989, aux gorges de la Canche. Nevers a beaucoup marqué Claude Lévêque. « Je vous montrerai l’immeuble de la rue des Docks, où je suis né. J’y suis resté très atta-ché », dit-il à Catherine Deneuve à qui il fait découvrir Nevers. « Ce que j’y ai vécu active encore mon présent », écrit-il en ajoutant, ce qui reste assez énigmatique, « Si vous avez aimé Detroit, Berlin, Vladivostok ou Varsovie, Nevers vous conviendra pareillement ».

Installé depuis les années 1980 aux portes de Paris, dans la banlieue est, à Montreuil, Claude Lévêque n’a pas oublié Nevers et vit une partie de l’année à quelques kilomètres de la ville de son enfance, à Pèteloup, où il a créé un atelier et un jardin. À Montreuil, il a créé Modern Dance, une œuvre monumentale lumineuse faite de néons qui enserrent le château d’eau du quartier du Bel Air. Artiste reconnu dans le monde entier, Claude Lévêque a repré-senté la France en 2009 à la Biennale de Venise avec une œuvre forte, Le Grand Soir.

Le néonLe néon est centenaire. Inventé en 1912, il « n’était presque

rien ; un tube de verre, du vide, un peu de gaz rare, un zeste d’électrici-té », écrit Luis de Miranda dans le catalogue de l’exposition Néon à La Maison Rouge à Paris en 2012. Il faudra attendre au moins une trentaine d’années avant que les artistes s’emparent de ce maté-riau. Tout aussi bizarrement, comme l’écrit David Rosenberg dans ce catalogue, « [le néon] est une survivance électrique à l’ère de l’élec-tronique. Il est déjà passé ou dépassé ». En France, François Morellet l’a magnifiquement utilisé pour créer des œuvres géométriques et abstraites, tandis que Martial Raysse, dans les années 1960, l’uti-lisait pour orner ses peintures « pop ». Malicieusement, Claude Lévêque raconte sa découverte de la lumière et du néon. Venu avec ses parents à Paris dans le cadre « d’un week-end du comité

Pistes d’exploitation pédagogique

Le rêveComment représenter un rêve ? Suffit-il de représenter une

scène avec la nuit, la lune ? Réfléchir aux éléments spécifiques d’un rêve.

Rêve et surréalismeInfluencés par les théories de Freud, les artistes surréalistes

ont, au xxe siècle, beaucoup peint de rêves. Étudier et analyser des œuvres de Salvador Dalí (Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une grenade ; Rêves sur la plage).

Le rêveurComment représenter un rêveur ? Quelles sont les atti-

tudes et les positions les plus fréquemment utilisées  ? Comment différencier un rêveur d’un penseur ? Le Rêveur du peintre romantique allemand, Caspar David Friedrich, est-il vraiment en train de rêver ?

Le néonLe néon est très présent dans l’art contemporain. Quelles

sont ses qualités spécifiques qui expliquent cet engouement, alors qu’il est « une survivance électrique à l’heure de l’électro-nique » ? Étudier le travail de François Morellet, en France, et de Dan Flavin, Bruce Nauman, aux États-Unis.

d’entreprise où travaillait son père », il est à Pigalle et « percute un réverbère. C’est ma première rencontre sensorielle avec la lumière », écrit-il ! Il se souvient aussi des néons de Nevers : « la nuit, le pont de chemin de fer souligné de néons blancs rappelle sur le fleuve une lame dansante de mercure ». Claude Lévêque ne cesse de s’en ser-vir, souvent pour créer des tableaux avec un mot ou une phrase. Le néon n’est pas facile à utiliser, mais on peut le tordre, ce qui permet aux artistes d’avoir recours au néon pour écrire. Si Rêvez ! est une œuvre marquante qui se distingue de ces transpositions de textes écrits, c’est qu’elle tire sa force de l’écriture maladroite, vacillante et fragile de sa mère.

1. Armand Morin, Le Grand Soir, DVD, publié en 2009 à l’occasion de la Biennale de Venise. Le livre comprend de nombreuses analyses de l’en-semble de la carrière de l’artiste.

Séquence 1re