volume 1 : synthèse - université de franche-comté
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Université de Franche-Comté U.F.R. des Sciences de l’Homme, du Langage et de la Société
Laboratoire Théma, UMR 6049, Théoriser et Modéliser pour Aménager
Habilitation à Diriger les Recherches présentée par
Raymond Woessner IUFM d’Alsace, Strasbourg CRESAT-UHA, Mulhouse
Les processus de la territorialisation : quelles conditions pour la possibilité de l’advenue d’un système spatial ?
Volume 1 : Synthèse
Sous la direction de Serge Ormaux, professeur de géographie, Directeur de l’UMR ThéMA, Besançon
2007
Le jury se compose des professeurs suivants :
Directeur de recherche et garant scientifique :
Serge Ormaux, directeur du laboratoire ThéMA, Université de Franche-Comté, Besançon.
Pré-rapporteurs :
- Jean Varlet, laboratoire Edytem, Université de Chambéry,
- Jean-Luc Piermay, Jeune Equipe 2741, Université Louis Pasteur, détaché à l’IRD, Rabat,
- Alexandre Moine, laboratoire ThéMA, Université de Franche-Comté, Besançon.
Autres membres du jury :
- Jean-Alain Héraud, laboratoire BETA (ancien directeur), Sciences Economiques,
Université Louis Pasteur, Strasbourg,
- Jean-Pierre Renard, directeur de l’Equipe d'accueil Dynamiques des Réseaux et des
Territoires, Université d’Artois, Arras.
La soutenance :
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 32 rue Mégevand, Université de Franche-Comté, Besançon 2007.
NB – Toutes les cartes et figures, originales, sont la propriété de l’auteur.
Les processus de la territorialisation : quelles conditions pour la possibilité de l’advenue d’un système spatial ?
Un champ de recherches ne se décrète pas mais il se construit au gré de l’avancement
général du champ scientifique ainsi que de la trajectoire personnelle du chercheur, faite de
rencontres et d’opportunités spécifiques qui permettent de tisser la toile de la réflexion par
rapport à ses thématiques de prédilection. Ainsi, lorsque j’ai entamé ma thèse au début des
années 1990, la question sous-jacente qui revenait comme un leitmotiv était : pourquoi tel
phénomène advient-il à tel endroit à tel moment ? Cette interrogation n’a cessé de me
poursuivre. Son champ semble inépuisable en fonction des spécificités et du génie de chaque
lieu. A priori, il s’agit de mettre en évidence les structures élémentaires du fonctionnement
d’un territoire et de comprendre comment leur agencement s’organise. En somme, pour un
lieu donné, que trouve-t-on derrière le chorème ? Quelles peuvent être les lois générales qui
structurent les territoires – si toutefois elles existent ?
Cette problématique mérite quelques précisions préalables à propos de mon itinéraire
de recherche, de sa connexion sur le champ de la théorie et des intentions que je suis en
mesure d’afficher.
1. Les points centraux de mon itinéraire de recherche
A la base, la maîtrise intitulée Les images du centre ville de Mulhouse que j’avais
soutenue en 1976 sous la direction d’Antoine Bailly à l’Université de Franche-Comté m’avait
apporté deux éléments stratégiques pour mes recherches ultérieures : l’interprétation des
données issues d’analyses quantitatives comme gage d’un socle scientifique ; le goût du sens
caché en vue de la compréhension des structures spatiales. La compréhension de la
subjectivité m’apparaît comme une préoccupation majeure, non seulement pour l’analyse des
territoires, mais pour la recherche elle-même, parce que toute production scientifique n’est
objective que par rapport à un contexte donné. Ainsi, les travaux des féministes anglo-saxons
ont parfaitement démontré que le regard masculin privilégiait certains aspects et en excluait
d’autres. Ma maîtrise avait d’ailleurs montré qu’il existe une ville masculine et une ville
féminine, mais aussi une ville des étrangers, des vieux résidents, des jeunes et des personnes
âgées, tant dans les représentations que dans les pratiques spatiales.
1
Au milieu des années 1990, le Corridor Rhin-Rhône (CRR), sujet de ma thèse, a
généré maintes interrogations, elles-mêmes en prise sur différentes méthodologies, voire sur
des désirs de méthodologie à inventer. Le CRR m’est apparu comme une construction
symbolique disproportionnée par rapport à la réalité matérielle qu’il représente. C’est
pourquoi la rémanence de la subjectivité me pousse en permanence à tester différents champs
de recherche et différentes approches, dans le but de cerner un objet, pour savoir comment il
se représente intrinsèquement (autant que faire se peut) et comment il fonctionne. Et de temps
à autre je reviens vers le CRR, afin de voir comment il se déconstruit, avec la disparition de
certaines activités, ou comment il se reconstruit dans le cadre de l’évolution de la
gouvernance par exemple (Woessner, 2006a).
Ces recherches s’inscrivent au sein de la communauté des géographes ainsi que vers
d’autres disciplines qui constituent de précieux auxiliaires. A Besançon, il y a une douzaine
d’années, l’Institut de Recherche et d’Analyse des Dynamiques Economiques et Sociales
(IRADES), auquel a succédé le laboratoire ThéMA, se dédiait principalement à d’autres
champs de recherche que le mien. Devenu maître de conférences, j’ai adhéré au Centre de
Recherches sur les Economies, les Sociétés, les Arts et les Techniques (CRESAT), un
laboratoire pluridisciplinaire de l’Université de Haute-Alsace à Mulhouse. Mais finalement,
les relations personnelles construites au gré des colloques ou de divers programmes de
recherche structurent principalement mon activité.
C’est ainsi que le CRR m’a tout naturellement entraîné vers la géographie des
transports. Il y a vingt ans, les axes structurants avaient le vent en poupe, jusqu’à ce que ce
Jean-Marc Offner (1993) les remette à leur place, lorsqu’ils sont la conséquence et non la
cause de la croissance économique régionale. Les problèmes de la multimodalité et de la
plurimodalité ont attiré mon attention, pour en arriver aujourd’hui à la co-modalité. Les
graphes entre pôles et axes, tels qu’ils ont été décrits par la thèse d’Antoine Beyer (1999), ont
été un apport fécond. La chorématique de Roger Brunet a introduit un côté ludique, avec la
possibilité, en ajoutant ou en modifiant un élément, de construire des scénarios.
La géographie de l’industrie est elle aussi venue vers moi lors de ma thèse (en outre,
elle avait été très présente lors de ma préparation à l’agrégation), à une époque où les travaux
de Charles Gachelin (1977) et de Claude Mangazol (1980) constituaient un socle, rapidement
débordé par le champ des recherches autour des districts industriels. A la fin des années 1980,
il est devenu évident que les réseaux sociaux jouaient un rôle central dans les problématiques
2
de la territorialisation. Des auteurs comme Georges Benko, Claude Courlet, Jean-Pierre
Durand, Denis Maillat et Bernard Soulage ont heureusement été féconds, autant par leur
propres travaux que par l’importation de la littérature étrangère. Mais il a fallu attendre
longtemps avant que les sociologues du travail ne fournissent des concepts comme
« communauté de travail » ou « communauté épistémique ». D’un point de vue pratique,
l’Alsace et la Franche-Comté sont des territoires privilégiés pour la recherche, dans le sens où
ils offrent une palette diversifiée d’activités anciennes et récentes, et où, peu à peu, les
concepts peuvent se frayer un chemin.
La question de l’innovation a été pour moi la résultante de ces approches. Les
économistes du Bureau d’Economie Théorique et Appliquée (BETA) de l’Université Louis
Pasteur (ULP) de Strasbourg ont constitué un soutien précieux pour cette problématique. Aux
Etats-Unis, les économistes ont ouvert une voie essentielle avec le concept de la learning
region. La géographie de la mondialisation et de la métropolisation vient elle aussi rejoindre
ce dispositif théorique. Toujours sur la base de l’Alsace et de la Franche-Comté, et aussi du
Rhin supérieur, on s’aperçoit que le passé a de l’avenir. Il constitue une sorte de réservoir
« génétique », pour reprendre une expression de Christiane Rolland-May, géographe à l’ULP
et première directrice de la Jeune Equipe 2741 dédiée aux systèmes complexes. Et en même
temps, par syncrétisme, les territoires « qui gagnent » cherchent à acclimater des méthodes
venues en général des Etats-Unis dès qu’il est question de technopôles. Ainsi, la BioValley
comme l’Association de Prospective Rhénane organisent des Stammtisch (la table des
habitués dans un café rhénan ; la rencontre face to face pour les membres d’un réseau tourné
vers l’innovation). Tout ceci se projette plus ou moins sur les territoires, modifie sinon
bouleverse leur fonctionnement et leur culture traditionnelle. Pour la recherche, ce chantier est
très ouvert : il n’existe pas de méthode-type pour capter « l’atmosphère industrielle » chère à
Alfred Marshall (1904).
Enfin, mais en pas en dernier, vient la question du déterminisme. Ecoutant Jean-Luc
Mercier (ULP), j’ai eu beaucoup de mal à admettre que le chaos est déterministe. Lisant
Fernand Braudel (1985a), j’ai été désespéré à l’idée que les régions les plus riches étaient
toujours les plus innovantes et les plus libres. A contrario, l’école géographique française
rejette traditionnellement le déterminisme. Qui a raison ? Ou ce qui était vrai ne l’est-il plus ?
Il se pourrait bien que notre époque apporte des ruptures dans les logiques qui structurent les
territoires. Ainsi, l’écrivain antillais Edouard Glissant avance que le centre et la périphérie
vont se confondre si le monde se créolise ; alors, affirme-t-il, il n’y aura pas de mondialisation
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(fondée sur l’oppression, y compris symbolique) mais la mondialité s’affirmera sur des
influences inattendues et complexes, où chacun, tout en étant ouvert à l’autre, restera lui-
même (Glissant, 2000).
Comment développer et articuler des idées sur ces bases instables ? Comment trouver
les méthodes scientifiques adéquates ? Comment dépasser les contingences liées à l’accès à
l’information ? Chaque chercheur construit sa trajectoire. Il tâche d’apporter un élément
permettant de pousser un plus haut l’édifice un peu comme dans le tableau de Bruegel où la
Tour de Babel symbolise la puissance de l’esprit dans le plat pays anversois. Et lorsque un
nouveau paradigme se développe, porté par une idée radicalement innovante ou rendu
possible par une rupture technologique, l’œuvre de plusieurs générations devient obsolète et
entre dans le corpus de l’histoire des sciences.
Le travail de laboratoire mené au sein d’une équipe convaincue par sa thématique et la
décantation de la littérature existante sont évidemment fondamentaux. Mais la production
scientifique est aussi nourrie par d’autres activités, comme les contrats de recherche et les
activités de vulgarisation, toutes cibles confondues. Ces développements multiplient les points
de vue et les sources d’information. Il est peut-être risqué de réfléchir seulement « en
chambre », loin des turbulences de la vie des territoires, où les aspects pratiques et concrets
apparaissent souvent comme hostiles aux tentatives de théorisation et de modélisation. Toute
visite sur le terrain permet d’intégrer des données inédites et, en général, de mesurer à quel
point des éléments subjectifs viennent perturber la rationalité de la démarche scientifique. Par
exemple, au bord du Rhin près de Niffer (Haut-Rhin), un magnifique site destiné à l’industrie
reste emblavé parce qu’il est situé en contrebas du fleuve canalisé, ce qui génèrerait des coûts
d’aménagement trop importants pour la rupture de charge – et ceci ne se voit ni sur les cartes
ni sur les photos aériennes. Le terrain permet de développer une dialectique avec les concepts
de la recherche ; en 2005, la conférence que j’ai donnée au Pays de Saverne, Plaine et Plateau
a confirmé les travaux du groupe de Recherches Interdisciplinaires sur les Territoires de
Marge (RITMA) menée sur les marges quelques années auparavant. Enfin, le terrain permet
de rendre le discours accessible, notamment lorsqu’il est question d’utiliser le savoir savant à
destination de manuels scolaires (y compris pour les classes où les enjeux semblent les plus
humbles, comme les CAP).
C’est pourquoi mon angle d’attaque se situe volontiers dans la recherche-action, à
considérer comme une avalaison des concepts de la recherche fondamentale. L’utilisation du
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savoir universitaire au profit de la résolution de problèmes de société est déjà ancienne : après
1918, Emmanuel de Martonne avait pratiqué une géographie politique en tant que membre de
la commission internationale chargée du tracé des frontières de l’Europe centrale. Par la suite,
en 1960, un auteur comme Michel Phliponneau a intitulé un ouvrage « Géographie et action,
introduction à la géographie appliquée ». Philippe Pinchemel et Bernard Kayser ont eux aussi
revendiqué la nécessité d’une « géographie appliquée » (Claval, 1998). Henri Nonn, quant à
lui, a employé le terme de recherche-action, lorsque les hypothèses, les méthodologies et les
résultats de la recherche universitaire peuvent être utilisés pour la définition de projets
territorialisés auprès des collectivités, des entreprises, des associations ou encore de l’Etat1.
La recherche-action conduit à confronter les démarches et les résultats de la
géographie aux questionnements des acteurs économiques et sociaux. En outre, l’université
n’a pas le monopole de la production de savoir. Tel cabinet de consultants ou telle
administration dispose de moyens humains, techniques et financiers autrement plus puissants
que ceux d’un laboratoire comme le CRESAT. Toutefois, la position universitaire conserve
des avantages spécifiques :
- Sa neutralité et, pourquoi pas, son innocence. A priori, elle n’a pas d’intérêts ou
d’objectifs partisans à défendre (encore qu’elle cherche de plus en plus à conquérir des
positions en tant qu’institution et comme courant de pensée dans des logiques
concurrentielles). Elle se prétend objective et elle place l’analyse dans un contexte. Mais
la neutralité scientifique n’empêche pas les convictions. Bien au contraire, le doute qui
s’insinue par itérations successives dans toute pensée dédiée à la recherche permet de
fonder ses convictions avec force et lucidité, et, le cas échéant, de les remettre en cause
à bon escient.
- Sa durabilité. Le temps de la recherche n’est pas borné, il est irrigué par de nouveaux
apports et par des éclairages diversifiés indispensables à toute analyse systémique. Par
une lente ingestion, il s’inscrit dans le long terme. Il en résulte une distanciation
indispensable à la compréhension de problématiques localisées dans l’espace et dans le
temps.
1 Discussion avec l’auteur.
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Inscrite dans une perspective systémique, une problématique peut prendre une
proportion titanesque : le nombre d’éléments qui composent un système est très élevé et les
relations qu’ils entretiennent sont au total inconnaissables puisque trop nombreuses. Il s’agit
de déceler les éléments et les relations qui semblent pertinentes, avec à la clé un risque
important d’échec. Pour les analyses factorielles, par exemple, n’entend-on pas dire parfois
qu’on retrouve à la sortie ce qu’on a formulé dans les hypothèses de base et que le
raisonnement est finalement tautologique ? C’est pourquoi il est essentiel de trouver un outil
adéquat face à la problématique posée et face à l’information dont on peut disposer ; et
d’examiner quantité d’entrées possibles, par soi-même ou avec la collaboration d’autres
géographes ou de spécialistes venus d’autres disciplines.
2. Le point sur les contenus scientifiques
Comme dans toute autre science, les épistémologues de la géographie ont repéré des
« styles » successifs de raisonnement et de connaissance dépendant d’une ontologie
contingente, datée de la production de faits (Barnes, 2004). Ainsi, après avoir connu son heure
de gloire durant les dernières décennies, l’analyse spatiale fondée sur la modélisation
mathématique est confrontée aujourd’hui à une approche plus culturelle (Pecqueur, 2004).
Alors que les quantitativistes s’inscrivaient dans la tradition galiléenne, les « culturalistes »
semblent influencés par la post-modernité : ils refusent de définir les phénomènes par un
nombre restreint de caractères fondamentaux aux combinaisons prévisibles. C’est dire que nous nous situons à un moment de doute scientifique, d’ailleurs
corroboré par une abondante littérature qui nourrit l’épistémologie de la géographie (Bailly,
2004). En 1974, Pierre George (1974) avait dirigé un dictionnaire comportant 451 pages ; en
1992, celui de Roger Brunet en comptait 470, alors que celui de Jacques Lévy et Michel
Lussault (2003) atteint la somme de 1034 pages. Dans ce dernier, le mot « territoire » reçoit
trois entrées (dont la première regroupe huit définitions différentes) qui nécessitent une
dizaine de pages au total ; la définition finit par recouvrir « toute portion humanisée de
l’espace terrestre » (cf. p. 912). Pourquoi cette production abondante mais aussi cette complexification non-exempte
de contradictions du vocabulaire employé ? Tout d’abord, la géographie française a longtemps
évolué en vase clos sans intégrer les apports des autres disciplines. Il a donc fallu surmonter
l’époque durant laquelle l’académisme contenait les courants critiques ou exotiques, suivie
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d’un effet de déversement soudain où le temps finira peut-être par sélectionner ce qui est utile
ou nécessaire. Ensuite, dans le contexte de la mondialisation, les réalités évoluent de manière
aussi considérable que rapide. Des faits inédits surviennent, qu’il apparaît difficile de cerner,
de comprendre et d’interpréter, et peut-être même de nommer. C’est ainsi que le géogramme,
c’est-à-dire la compréhension d’un motif à la lumière de la subjectivité du lieu et du temps,
devient un impératif du champ cognitif (Berque, 1997).
Dans ce contexte, la territorialisation peut-elle être davantage qu’une notion et se
hisser au rang de concept ? Pour entrer en matière, trois termes méritent d’être distingués :
- L’ « espace » vient du latin spatium, terme qui désigne le champ de course ou l’arène.
Le spectacle qu’il offre est donc placé sous le regard des géographes… Pour Pierre
George (1974), l’espace n’est pas défini en tant quel tel ; puis il devient le « mot vital de
la géographie » chez Roger Brunet (1992, p. 179) ; Jacques Lévy et Michel Lussault
(2003) lui consacrent plus de sept pages. L’espace apparaît hétérogène. Il est marqué par
des discontinuités et des limites. Il est granuleux, rugueux et constellé de nodosités. Il
est plastique ou caoutchouteux. Il constitue le support des activités de l’homme et des
symboles qui s’en dégagent. Les différents éléments qu’on y rencontre n’avancent pas
du même pas.
- La « région » constitue une « portion d’espace terrestre individualisée, identifiée »
(George, 1974, p. 361), forte de caractères communs et complémentaires, rendue
cohérente par un certain nombre de relations. Elle a connu une sorte d’apogée avec les
travaux de l’école vidalienne. Mais elle apparaît dévaluée dans la réflexion
contemporaine. La région laisse Roger Brunet dubitatif lorsqu’il y perçoit une sorte de
fourre-tout polysémique, ce que confirment Jacques Lévy et Michel Lussault en deux
pages rapides. Elle laisse la place à l’espace en général qui a pour avantage d’être une
notion totalement multiscalaire, depuis les lieux les plus intimes jusqu’à la globalité.
Toutefois, le terme de « région » est très utilisé chez les auteurs anglo-saxons, qui
l’intègrent à des intitulés riches de sens, comme par exemple dans le concept de la
learning region (Florida, 1995) ou encore dans des dénominations introduites dans la
littérature française comme « Système Régional d’Innovation » ou « Système Productif
Régional » (Benko, 1990).
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- Le « territoire » n’existait pas dans le dictionnaire de Pierre George alors qu’il
« implique toujours une appropriation de l’espace » pour Roger Brunet (1992, cf. p.
436). Le terme est-il marqué par une connotation animale ou darwinienne ? Cela
expliquerait la prudence sinon la réticence de la littérature canonique à son égard. Ainsi,
un appel à communications de l’Association de Science Régionale De Langue Française
(ASRDLF) estime que « depuis la fin des illusions de croissance de la période des
trente glorieuses, la Science Régionale a pris la mesure de l'apparition d'une catégorie
nouvelle d'organisation spatialisée d'acteurs : le « territoire ». L'émergence du
phénomène est assez largement reconnue au niveau international avec des mots
spécifiques et des analyses particulières à chaque pays et à chaque contexte. Toutes
n'acceptent pas toujours le vocable de « territoire » mais en admettent les conséquences
(voir la notion de « Place » dans le monde anglo-saxon) »2. Alexandre Moine écrit au
même moment : « Il est indispensable de redéfinir le concept de territoire » (Moine,
2006, cf. p. 117). Après avoir discuté de diverses entrées, il en arrive à proposer la
définition suivante : « Le territoire est un système complexe évolutif qui associe un
ensemble d’acteurs d’une part, l’espace géographique que ces acteurs utilisent,
aménagent et gèrent d’autre part » (id. p. 126). Sur la base des travaux de la Jeune
Equipe 2741 (Université Louis Pasteur, Strasbourg), on verra infra (dans le point 1.2.2)
que la notion de « système complexe » pose problème et qu’il y a là un point à débattre :
est-il possible de distinguer des systèmes simples, certes composés de nombreux
éléments et relations mais qu’il est néanmoins possible de cerner, et des systèmes
complexes qui résistent davantage à l’analyse ?
En partant de la racine « terre », le champ lexical de la territorialisation se construit de
la manière suivante : territorialisation déterritorialisation territoire
terre territorialité terroir
Ou bien, en s’inspirant des jeux lexicaux de David Bessis (2006), on peut envisager
les relations suivantes d’un point d’un point sémantique, lorsque la territorialité s’exprime de
différentes manières :
2 XLIIIè Colloque de l’Association de Science Régionale de Langue Française (ASRDLF), Grenoble et Chambéry, 11-12 et 13 juillet 2007, Universités Joseph Fourier et Pierre Mendès France, Grenoble.
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terre terrain territorialisation
territorialité territoire
terroir déterritorialisation
Les dictionnaires de géographie sont prolixes lorsqu’ils évoquent la « territorialité » et
le « terroir », deux notions qui mettent implicitement l’accent sur les approches descriptives,
sur l’état des lieux et divers inventaires. Mais la « territorialisation » fait figure de
néologisme, y compris dans Le Petit Larousse de 2005. Le contraste est spectaculaire avec la
géographie anglo-saxonne. Dans l’index d’un ouvrage de référence, Reading Economic
Geography (Barnes et alii, 2003), le terme « territorialization » renvoie à huit entrées
différentes avec en particulier l’article de Michael Storper « Territories, Flows and
Hierarchies in the Global Economy ». Cet auteur évoque la territorialisation dans le contexte
de l’économie globalisée. Il souligne que la croissance économique se « déterritorialise » et
qu’elle semble douée d’ubiquité, en particulier du fait de l’action des sociétés multinationales
qui intègrent de nouveaux espaces dans leurs plans de croissance. Ainsi, les entreprises les
plus importantes le deviennent de plus en plus à la faveur d’une économie fondée sur les flux
et les substitutions. Elles ont l’espace mondial pour champ d’action, avec une propension à
créer des oligopoles contrôlant sévèrement leurs fournisseurs. Mais, en même temps et de
manière contradictoire, émerge une territorialisation fondée sur les interdépendances et les
spécificités. Pour Storper, celles-ci résident dans le facteur travail, qui est construit sur un
système de relations animé par des règles du jeu pas entièrement codifiées, avec de
nombreuses externalités, et sur le facteur technologique, où il distingue les territoires forts de
leur capacités d’innovation (ceux de la haute technologie) et ceux qui brillent par leurs
capacités de différenciation (ceux des basses technologies ; ou encore le secteur de la mode).
En fin de compte, la territorialisation dépend des ressources spécifiques d’un lieu. Une
activité est territorialisée lorsqu’elle valorise des ressources que l’on obtient difficilement
ailleurs. A la limite, le territoire qui met totalement ses spécificités en valeur obtient le
monopole sur un bien ou un service donné sur l’ensemble du marché mondial. Ainsi, qui donc
peut sérieusement faire concurrence à Maranello (Emilie-Romagne) et construire des
véhicules aussi recherchés par une clientèle élitiste que des Ferrari (Woessner, 2006) ?
Le débat est donc ouvert. Bien plus que la région, le territoire fonctionne comme un
système localisé, organisé et volontariste. Placé au cœur de la réflexion géographique, il ne
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peut plus être considéré comme une donnée ou comme un cadre (naturel, historique, culturel,
administratif, politique) défini a priori. Il repose sur l’idée d’une construction et d’un projet.
Pour les acteurs du territoire (« forces vives », « société civile », administrations et
entreprises), il ne s’agit plus seulement de collecter des observations et des éléments
d’analyse, de rajouter telle ou telle institution ou infrastructure pour espérer un
fonctionnement harmonieux ou efficace. « L’aménagement du territoire » laisse place à
« l’intelligence territoriale ».
A l’évidence, l’approche proposée par la géographie économique apparaît
indispensable dans la prise en compte de la construction d’un territoire. Mais elle est
insuffisante. Le champ de la recherche s’ouvre nécessairement sur d’autres perspectives. Il
faudrait pouvoir disposer d’une « boîte à outils » permettant de rendre compte de la
complexité des territoires, des endogénéisations, des systémogenèses, des articulations entre
le dedans et le dehors. L’idée de la « territorialisation » permet d’entrer dans des logiques
dynamiques. Elle met l’accent sur les recompositions spatiales, sur la redistribution des
hiérarchies et des centres de gravité comme sur le déclin relatif de certains espaces, toutes
échelles confondues. Elle ouvre des portes vers la rétrospective comme vers la prospective.
C’est pourquoi, pour prendre la mesure de l’enjeu de la problématique de la
territorialisation, il faut rapidement revenir sur les « styles » successifs employés par les
géographes car ils constituent une stratigraphie qui, par bien des points, recèle une richesse
conceptuelle probablement inépuisable. Cinq directions principales peuvent être distinguées :
- La référence vidalienne ou géohistorique : la région traditionnelle est légitimée à partir
de l’organisation des relations entre l’histoire du sol et l’histoire des hommes. La
géographie physique et la ruralité tiennent une grande place alors que les villes, malgré
les efforts de Raoul Blanchard, apparaissent en général comme une préoccupation
annexe. On obtient donc des régions identifiées par des appellations inédites, comme
« le Massif Central » ou, sous la plume de Charles de Foucauld, les différents « Atlas »
du Maroc. L’idée d’une région délimitée par un cadre et connue par son contenant s’est
donc imposée. Aujourd’hui, une grande unité naturelle ou un assemblage
complémentaire de « pays » donnent une identité et une cohérence à une région. Gagné
par la périurbanisation, le monde déruralisé joue un rôle essentiel pour la répartition de
la population et pour la vitalité de l’économie ; les zones d’influence des villes sont
structurantes. Dans une perspective post-moderne de retour à l’identité régionale, le
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patrimoine peut retrouver un sens à travers ses paysages et les activités que l’on peut
qualifier de terroir.
- La référence symbolique : la région fondée par les représentations habite les esprits.
Construites sur la base de filtres sensoriels ainsi que de la mémoire individuelle et
collective, les images sont tronquées, simplifiées, dépendantes de préjugés, d’archétypes
et de stéréotypes (Bailly, 1995). Il en résulte des jugements de valeur positifs ou
négatifs. De l’intérieur, le partage d’une culture commune et le sentiment d’une
communauté de destin constituent le préalable des dynamiques spatiales. Perçu de
l’extérieur par une connaissance directe ou par le filtre médiatique, le territoire est jugé
attractif ou répulsif.
- La référence administrative et politique : non sans crises et guerres, le territoire national
finit par trouver son assiette en fixant sa frontière. L’Etat organise traditionnellement le
pavage interne avec ses institutions déclinées à plusieurs échelles. De nombreuses
études, commanditées par les administrations, s’inscrivent tout naturellement dans
l’espace qu’elles sont chargées de gérer. Mais cette donnée craque de toutes parts. En
France, le principe de subsidiarité et la création de territoires en réseau prennent corps
avec l’instauration des Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (EPIC),
ainsi que des Pays et des groupements transfrontaliers. Les programmes de la DATAR
devenue la Délégation Interministérielle à l’Aménagement et à la Compétitivité des
Territoires (DIACT) complètent cette politique, sans que l’on puisse savoir jusqu’à quel
point elle se substituera au jacobinisme.
- La référence économique : forte de certaines branches d’activité et d’une relation
symbolique au travail qui lui est propre, le territoire dégage un profil relativement
homogène. Trois niveaux d’analyse et de complexité peuvent être distingués : 1. Le
profil régional semble relativement quantifiable du fait de l’existence de stocks et de
flux mesurés par l’appareil statistique (les données INSEE, par exemple). 2. Les liens
entre les entreprises relèvent d’une connaissance plus fine et plus difficile à établir ; leur
connaissance nécessite des investigations spécifiques. 3. Les externalités viennent
compliquer l’analyse spatiale car elles sont plus difficiles à formaliser d’un point de vue
quantitatif. C’est ainsi que l’étude des clusters, c’est-à-dire des territoires animés par un
jeu d’acteurs centré sur un secteur d’activité principal, est devenue un champ de
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recherches depuis l’invention de la Troisième Italie au début des années 1980, renouant
ainsi avec les travaux de George Marshall au début du XXe siècle (Benko, 1990).
- La référence urbaine : Vidal de La Blache lui-même avait fini par proposer une région
d’un type nouveau, qu’il avait qualifiée de « nodale ». Celle-ci se définit à partir de son
centre urbain, sous la forme d’une auréole qui s’avance ; une structure constituée de
villes de taille et de fonctionnalités différentes crée une armature réticulaire autour de
bassins d’emploi et de zones d’influences considérés à différentes échelles. En fonction
de quoi cet auteur découpait la France en 17 régions (Vidal de La Blache, 1910). Mais
l’école géographique française n’a pas suivi cette ultime direction laissée par le maître à
penser d’alors. Il a fallu attendre l’importation des concepts anglo-saxons,
essentiellement à partir des années 1970, pour développer ces logiques. A présent, les
enjeux de la région urbaine tournent autour de la métropolisation, de la
périmétropolisation, de la répartition de la croissance, de la périurbanisation et de la
capacité des acteurs régionaux à créer des réseaux matériels et immatériels.
3. Intentions et positionnement
Fondamentalement, un territoire donné est confronté à une dimension scalaire qui le
dépasse. Il réagit face à des stimuli extérieurs d’où découle un phénomène de territorialisation
(ou de déterritorialisation). Comme je l’ai souligné plus haut, les angles d’analyse sont
multiples, mais ils s’inscrivent inévitablement dans la perspective des relations avec le monde
extérieur. Intemporelle et universelle en soi, cette approche s’inscrit dans des conditions
spécifiques :
- La mondialisation constitue un processus irréversible. Elle est impulsée à partir de
centres métropolisés vers le reste du monde. Son organisation hésite entre plusieurs
paradigmes : le libéralisme économique diffusé à partir des pays anglo-saxons
principalement, le clientélisme des pays du tiers monde et des pays de la transition post-
soviétique, enfin le développement durable porté principalement par l’Organisation des
Nations Unies (ONU) et par l’Union européenne (UE).
- Comme l’Etat entend devenir de plus en plus un facilitateur et non plus un organisateur,
le jeu des acteurs locaux confrontés à la mondialisation apparaît déterminant dans les
processus de territorialisation. Villes et régions hésitent entre la construction territoriale
12
endogène lorsqu’elles sont portées par un système local et entre l’effacement lorsque
celui-ci est inopérant. Par syncrétisme, les territoires absorbent (ou par déficit de
syncrétisme, ne parviennent pas à absorber) les apprentissages nécessaires à
l’intégration au jeu mondial. Inversement, ils peuvent développer une innovation qui se
diffuse globalement.
- La mondialisation n’est certainement pas un rouleau-compresseur qui homogénéise le
monde. Elle constitue davantage un référentiel que les territoires, forts de leur
intelligence stratégique, vont s’approprier pour le décliner à leur manière. Les approches
multiscalaires (ensembles supranationaux, Etat, région, agglomération) procèdent de
cette logique.
- Les territoires sont conviés à s’associer dans des processus de subsidiarité selon une
logique de cascade scalaire. L’UE pousse les Etats à collaborer, en totalité ou seulement
en partie (les « coopérations renforcées ») 3 . Elle stimule également la création de
régions transfrontalières 4 . En France, dès 1997, les Missions Interministérielles et
Interrégionales d’Aménagement du Territoire (MIIAT) évoquaient les réseaux
métropolisés au sein de plusieurs régions afin d’atteindre la taille critique exigée par la
mondialisation (DATAR, 2002). Dans la foulée, la loi Voynet avec les Pays et la loi
Chevènement avec les EPCI ouvraient la route à la mise en projet des territoires
communaux associés. Au début de 2005, 84% de la population et 86% des communes
françaises avaient rejoint un EPCI5.
- En tant que systèmes localisés susceptibles de se projeter dans l’échelle-monde, les
territoires sont contraints de se mettre en ordre de bataille. Il leur faut générer des jeux
d’acteurs fondés sur la perspective d’un développement durable. Le territoire devient le
lieu des arbitrages entre les nécessités de la croissance économique, de l’équité sociale
et de la valorisation des patrimoines. Les systèmes d’organisation évoluent vers la
complexité du fait de la multiplicité des problématiques, des projets, des échelles et des
relations à nouer avec l’extérieur. Collectivement, le territoire constitue un système
multicouche et multiscalaire en évolution, plus ou moins constitué et identifiable. Il
baigne dans une atmosphère caractérisée par un ensemble de valeurs spécifiques. 3 Chapitre III du projet de Traité établissant une constitution pour l’Europe, Imprimerie nationale, 2005, p. 78 et 79. 4 Cf. en France la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, article 187, art. L. 1114-4-1. 5 Intercommunalités.com
13
Ainsi, dans le corps de cet ouvrage, de nombreuses réflexions et portes d’entrée
méthodologiques seront ouvertes. Elles peuvent apparemment sembler disparates. Mais les
territoires font système, ce qui signifie que les éléments et les relations qui les animent en
réfèrent à des champs très variés. Dès lors, le fil conducteur du présent volume est le suivant :
à partir des recherches que j’ai menées, il s’agit de mettre en évidence les contextes et les
facteurs de l’advenue des systèmes territoriaux, et également de déboucher sur une
proposition de méthodologie synthétique, qui, de fait, constitue un outil de travail et une sorte
de plan-cadre pour les recherches à venir (testé dans la première partie de la conclusion).
Les deux sections qui composent le Volume 1 apparaissent ainsi comme les
composantes de mon laboratoire virtuel. Elles font le point sur les perspectives qui s’offrent
aux territoires.
Dans la première section, on verra que, dans le contexte des recompositions
contemporaines, certains territoires sont « gagnants » et d’autres sont « perdants ». Les
entrées des différents chapitres concernent les phénomènes – étymologiquement, ce qui est en
train d’apparaître – qui semblent pertinents pour l’analyse de la territorialisation. Dans la deuxième section, l’Alsace est utilisée comme un cas concret d’application. La
démarche se fonde sur la construction et l’analyse cartographiques. Au sein d’une Région
donnée, cette approche pragmatique vise d’une part à tester les éléments établis dans la
première section, d’autre part à produire un matériau utilisable à des fins de diffusion au-delà
du monde universitaire. Peut-on ainsi développer un argumentaire sur la base d’un discours
accessible à des non-spécialistes et parvenir à un compromis entre l’exigence scientifique et la
communication ?
14
Première section :
Le laboratoire virtuel : analyse et compréhension des modes de fonctionnement des territoires
Etablie sur la base des recherches menées durant les dix dernières années environ, la
première section est divisée en quatre chapitres. Ceux-ci constituent des positions de
recherche et présentent une sorte d’aboutissement provisoire tel qu’il se présente au début de
l’année 2007. En aucun cas, il ne s’agit de sous-sytèmes. Au sein d’un territoire, tout se tient
et rien ne peut être isolé. Mais la compréhension d’un certain nombre d’éléments passe par
des analyses détaillées qui servent de socle à la poursuite de mes travaux. Peut-être sera-t-il
possible de parvenir à une théorie englobante où l’on verra les éléments et les relations qu’ils
entretiennent devenir purement conceptuels.
Les chapitres qui suivent débouchent sur les principaux questionnements qui résultent
de mes réflexions et de ma production. Le but de cette présentation est de montrer le
cheminement qui débouche sur l’illustration opérationnelle de la 2e section et sur la
conception de la méthodologie incluse dans la conclusion.
• La problématique systémique
La compréhension de la complexité territoriale passe nécessairement par le
fonctionnement des systèmes et les interrogations qu’ils soulèvent. A partir de quoi on
proposera une approche englobante, un « modèle » qui mérite critique, approfondissement et
discussion, où les territoires s’intègrent dans une perspective centre – périphérie – marge.
• La problématique industrielle
15
Prise dans son acception large, l’activité industrielle (fonctions amont, production
manufacturière, distribution) structure un territoire, qu’il s’agisse de l’évolution de la
démographie, des réseaux de transport, des armatures urbaines, des paysages et des
représentations. Les critères qui président à l’organisation des différents types de « régions
industrielles » mérite ainsi d’être analysée.
• L’accessibilité et la connexité par le système de transport
En tant que système ouvert, un territoire prospère et efficace se connecte sur ses
voisins, tous modes de transport confondus, ainsi que sur le reste du monde. En interne, les
problèmes de l’accessibilité et de la connexité concernent les nœuds, constructions
volontaristes qui permettent de valoriser les carrefours et autres bifurcations ; il s’agit
également de garantir les flux en termes de débit, de fréquence, de sécurité, de multimodalité
et de durabilité.
• Les enjeux de la « région apprenante »
L’intelligence collective des territoires est ainsi mise à l’épreuve. Les projets
apparaissent comme une nécessité, mais comment peuvent-ils s’inscrire dans une
prospective ? On verra comment les jeux d’acteurs sont susceptibles de produire des contextes
permettant d’engager le futur à travers la construction de systèmes territorialisés.
16
1 La systémique en construction
Comment décrypter un système d’organisation spatial comprenant ou non la
« nature » ? Et quels traitements la temporalité doit-elle subir lorsque l’on cherche à
comprendre les dynamiques de l’espace ? Cette approche peut prendre sens à travers l’analyse
systémique. On en connaît les fondements : un certain nombre d’éléments entretiennent des
relations à une échelle donnée, tout en étant connectés avec le reste de l’espace ou avec
d’autres systèmes territorialisés. Venues de la cybernétique et des sciences « dures » en
général, ces notions traversent le champ de la géographie. Si un certain nombre de faits sont
acquis, beaucoup restent en discussion, voire en suspens. Les enjeux de la systémique sont
principalement de deux ordres. D’un point de vue épistémologique, il s’agit de partir à la découverte de l’infiniment
complexe et de pouvoir le modéliser. L’énoncé même de cette quête heuristique semble
affirmer que l’objectif est inatteignable. Pourtant, il existe des constantes dans les
mathématiques ; des phénomènes comme les attracteurs étranges expliquent comment un
système peut se stabiliser ou se déstabiliser. La connaissance des ces éléments permet
d’établir des prospectives (à la manière des météorologues) et des rétrospectives (à la manière
des climatologues). Au-delà des considérations fonctionnelles et de la modélisation des
réalités spatiales, la systémique permet de déceler le sens caché des faits géographiques. Les
géogrammes prennent leur signification propre à la lumière des éléments qui les entourent.
L’enjeu apparaît considérable dans les sociétés réifiées de la mondialisation, où la valeur
marchande tend à instrumentaliser ou à évincer les autres formes de production symbolique.
Le sens est porteur de cohésion pour un groupe social, et ce groupe s’inscrit nécessairement
dans un territoire. Sur la base de représentations simplifiées, celui-ci devient une icône
sublimée par les politiques de marketing, à moins qu’il ne subisse des opinions négatives
fondées elles aussi sur des clichés.
Les méthodes de la systémique sont plurielles, peut-être même disparates et
concurrentes. Après avoir posé quelques jalons (1.1), on verra que l’analyse peut se fonder sur
des statistiques traitées par des algorithmes ; cette approche quantitativiste sera explorée à
travers la géohistoire de l’industrie mulhousienne (1.2). Ou bien, le système peut être
appréhendé selon des logiques qualitatives, que l’on verra à partir des territoires
(trans)frontaliers (1.3) et des logiques centre/périphérie/marge (1.4). Il faut oser un parallèle :
17
les géomanciens chinois se regroupent eux aussi en deux écoles, les uns passant par la magie
des chiffres, les autres par le champ des symboles ! Prudents, beaucoup de Chinois font donc
appel à deux spécialistes face à un problème qu’ils veulent résoudre. Les pages qui suivent ne
procèdent pas autrement : elles explorent deux chemins que tout semble séparer mais qui
convergent vers une prise de position que je compte défendre et développer à l’avenir.
1.1 Cheminement vers la systémique
Depuis la crise de l’école vidalienne, la géographie a redéfini son champ conceptuel
autant que celui de son action. Elle ne se présente plus comme un bloc défini par une école
dominante et par des maîtres à penser. Elle ne s’est pas désintégrée pour deux raisons au
moins. D’une part, le support spatial reste le point commun à de multiples approches et
finalités, depuis les travaux universitaires, les problèmes didactiques, les contrats d’études, les
Systèmes d’Information Géographique (SIG)… D’autre part, implicitement ou explicitement,
la notion de système traverse les préoccupations de la communauté des géographes.
1.1.1 Les objets et leurs relations
Des mots d’une grande banalité comme « objet » ou « chose » peuvent prendre une
signification forte. « Chose » dérive du latin « causa », ce qui invite à élaborer une démarche
fondée sur l’explication. Jacques Lévy l’emploie comme titre de chapitre et précise que « les
« choses », ce sont les objets qu’étudie la géographie » (Lévy, 1999). Quant au mot « objet »,
il s’enracine dans le verbe « objicere ». En outre, « objectif » en tant que nom commun
désigne un but à atteindre et, en tant qu’adjectif, est le support du mot « objectivité ». Ainsi,
Gaston Bachelard écrit en 1949 : « Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire
objectif. Mais par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous le désignons et ce
que nous croyons nos pensées fondamentales sont souvent des confidences sur la jeunesse de
notre esprit » (Bloch, Von Wartburg, 2002). Gaston Bachelard a fait des émules dans le
« Dictionnaire de la géographie, de l’espace et des sociétés » où l’objet est défini comme une
« réalité matérielle ou immatérielle, construite, stable et isolable, entrant dans des systèmes
d’actions mais non dotée d’intentionnalité » (Lévy, Lussault 2003a). Le Dictionnaire
distingue la chose, « simple présence pour un besoin », des objets, « constructions sociales
suffisamment complexes pour que leur destin soit ouvert ». L’objet prend donc un sens en
tant que produit social.
18
Le territoire est la projection au sol des rapports sociaux (Lefebvre, 1974). C’est
pourquoi l’objet géographique devient un élément stratégique de la description et de
l’explication de ces rapports. Ainsi, le dictionnaire « Les Mots de la Géographie » évoque
brièvement l’objet géographique : « Quelque chose qui a une dimension dans l’espace, qui
met en en jeu des lieux, et qui est étudié par le géographe : un réseau, une ville, une région,
une montagne, un champ, une distribution spatiale, un itinéraire, un Etat » (Brunet, 1992). Le
« quelque chose » de cette définition n’a rien de rassurant ; il invite à donner un contenu
polysémique ou un contour flou à la signification de l’objet géographique. Le « Dictionnaire
de la géographie, de l’espace et des sociétés » évoque plus précisément « l’objet
géographique » comme un « construit cognitif permettant d’appréhender un phénomène
spatial » (Lévy, Lussault 2003b). Chaque individu réalise son expérience spatiale à travers
« une incessante activité de construction d’objet géographique » ; le géographe en fait de
même, à la différence qu’il donne un contenu scientifique à cette construction.
Le terme de « science » donne un statut enviable à une discipline car elle acquiert ainsi
la valeur de l’objectivité. On pourrait discuter de cette qualification. Peut-on prendre en
compte l’ensemble des paramètres qui décrivent et expliquent une situation donnée ? Le
monde est-il trop complexe pour pouvoir être modélisé ? Ainsi, les sciences économiques ont
renoncé depuis longtemps à expliquer la totalité du fonctionnement de l’économie ; classique
ou néoclassique, elle se fonde sur le dogme de la « main invisible » dont on voit l’échec par
rapport aux nécessités du développement durable ; d’inspiration marxiste, elles ont provoqué
des dégâts considérables. Les historiens anglo-saxons militent pour une approche pragmatique
et prudente ; spécialiste de l’histoire économique française, David Landes évoque « la
prééminence des choses et des intérêts » tout en se défiant des analyses quantitativistes
(Landes, 2004).
Claude Lévi-Strauss a introduit une autre approche de la compréhension et de
l’organisation des sociétés avec le concept du bricoleur, « apte à exécuter un grand nombre
de tâches diversifiées ; mais à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune
d'entre elles à l'obtention de matières premières et d'outils conçus et procurés à la mesure de
son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger
avec les « moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de
matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en
rapport avec le projet du moment » (Lévi-Strauss, 1962). Force est de constater que pour
répondre à une problématique, on ne peut qu’utiliser les outils dont on dispose ou que l’on
19
maîtrise. Il en résulte un bricolage méthodologique que l’on appeler « intuition »,
« connaissance du terrain » ou « métier ». L’élégance et la magie du verbe, que savaient
manier les auteurs de l’école vidalienne, auront-elles été une dangereuse illusion ? Faut-il
alors invalider tous les travaux non-modélisés qui ne seraient que littérature dans le sens
péjoratif du terme, par opposition à la science ?
D’un autre côté, peut-on affirmer qu’il y a du bricolage dans la science ? La démarche
hypothético-déductive peut se faire piéger par un protocole expérimental qui « prouve » la
validité de l’hypothèse de départ lorsque celle-ci néglige certaines variables qui viendraient
altérer le raisonnement que l’on entend tenir. Ou bien, elle peut « prouver » des hypothèses
biaisées. Ainsi, l’enquête du Programme International pour le Suivi des Acquis des Elèves
(PISA) compare les performances des élèves de 15 ans dans l’ensemble des pays de l’OCDE6.
On constate sur la Figure 1 que les pays asiatiques comme le Japon, la Corée du sud et Hong
Kong, ainsi que ceux d’Europe du nord sont les plus performants alors que ceux de l’Europe
méditerranéenne et d’Amérique latine se situent à l’autre extrémité de l’échelle des
performances. Comme souvent lorsqu’il s’agit de comparaisons, que mesure-t-on au juste ?
Ainsi, on constate que l’Italie et la péninsule ibérique ont un excellent IDH malgré leur piètre
système scolaire ; et on sait que l’Espagne affiche par ailleurs un excellent taux de croissance
économique (un « bon » système scolaire serait-il « inutile » ?). Grosso modo, la figure
aboutit à un classement des pays du nord au sud, pratiquement selon un méridien. Qu’est-ce
que l’enquête PISA a mesuré en fin de compte ? Une latitude ? Les PIB ? L’écart par rapport
à une norme comportementale fixée par les experts du « Nord » riche et puissant, sûr de ses
valeurs ? Enfin, les travaux comparatistes peuvent ouvrir la route à des manipulations. Il suffit
de déplacer la valeur de l’un des axes pour altérer la perception des phénomènes. Sur la
Figure 1, j’ai fait correspondre le score PISA et le niveau de l’IDH au niveau de la France. On
aurait tout aussi bien pu faire correspondre les deux points en partant d’un autre pays. Ou
bien, en sélectionnant un autre indicateur comparatif, on parvient à « prouver » une idée de
base. Ainsi, un document de plate-forme électorale compare habilement les quatre indicateurs
PISA aux dépenses moyennes par élève dans le groupe OCDE ; dans ce cas de figure, la
France est exclue (d’ailleurs de fort peu) du groupe le plus performant, cerclé de rouge sur un
diagramme 7 . Finalement, on rejoint une considération de moraliste, lorsque Oscar Wilde
affirmait qu’on tout dire avec des chiffres, même la vérité.
6 http://educ-eval.education.fr/evalint.htm 7 Education, le devoir de réussite, 80 p, cf. p. 26. Direction des Etudes de l’UMP. En ligne fin 2006, http://www.u-m-p.org/site/index.php
20
Figure 1 : L’enquête PISA. Introduction d’indicateurs comparatifs
Hong Kong
Finlande
Corée
Japon
Pays-BasCanada Belgique
Suisse
Australie
Rép. Tchèque
France Suède
AllemagneNorvège
Hongr ie
Espagne
Etats-Unis
Grèce
Italie
Portugal Russie
Turquie
Thaïlande
Mexique
Brésil
Indonésie
Tunisie
560
540
520
500
480
460
440
420
400
380
360
La latitude est calculée à partir du barycentre du pays concerné.
Le score P ISA agrège 4 données : cu lture mathématique, compréhension de l’écrit, culture scientifique, résolution de problèmes. Données PISA 2003.
Les Indices de Développement Humain (IDH) datent de 2003. Données ONU.
77
70
63
56
49
42
35
28
21
14
7
100
97
94
91
88
85
82
79
76
73
69
Autriche
Indices IDHScores P ISA
Position en latitude, degrés nord ou sud
Score PISA
Indice IDH
Position en latitude
Classement par pays :
Sur le fond, la prudence s’impose à plusieurs niveaux :
- Les critères qui permettent la construction d’un indicateur semblent innocents alors
qu’ils contiennent aisément des éléments de subjectivité.
- L’importance et le positionnement d’un critère dépendent pour une part des choix
techniques effectués lors de la construction d’un diagramme.
- Alors que des éléments d’information incontestables sont attendus, la mise en relation
entre les indicateurs peut poser des problèmes insolubles de crédibilité.
- A partir des résultats, une discussion critique doit pouvoir permettre de revenir sur les
choix effectués et d’aller vers les fondements même de l’étude pour en mesurer sa
pertinence.
21
1.1.2 L’irruption du concept
A partir des années 1970, la géographie a traversé une crise épistémologique avec la
remise en cause de l’école vidalienne. « L’école française s’est consacrée avec acharnement
et sectarisme à tout ce qui est fixe et permanent » écrit Jacques Lévy (1999c). Par rapport à
« la doctrine traditionnelle » des vidaliens, Max Derruau est saisi par le doute lorsqu’il
évoque la new geography fondée sur la démarche inductive et quantitative ; « plus moderne »,
la géographie ne peut « laisser dans l’ombre les concepts d’organisation de l’espace et de
l’analyse quantitative des faits spatiaux » (Derruau, 1976). En vrais scientifiques, les
morphologues connaissent alors leur apogée, autant dans leurs méthodes que dans leur
influence sur la discipline. Mais de puissants facteurs de recomposition sont à l’œuvre, ce que
Gilles Sautter perçoit de manière aiguë. « Le pire reproche qui puisse être fait à un
géographe, c’est de ne pas être donneur de sens » écrit-il à une époque où la description, le
catalogage et la juxtaposition des faits enferment progressivement la discipline dans un
carcan, tout en la tenant à l’écart du bouillonnement qui affecte alors la plupart des sciences
sociales (Sautter, 1979). La grande majorité des géographes regarde passer les trains du
structuralisme, de la pensée systémique et de la psychanalyse, voire même du marxisme en
tant que critique radicale, sans prendre en compte la portée que ces courants auraient pu
impulser à leurs pratiques.
En 1975, dans le Numéro spécial de la Revue Internationale des Sciences, Gilles
Sautter sonne le tocsin : la géographie disparaît ! Piaget, dans son panorama des sciences qui
venait d’être publié à La Pléiade, n’en parle pratiquement plus. Gilles Sautter fait alors le
bilan de l’école vidalienne, centrée sur la monographie régionale à un moment où s’efface la
pertinence des cadres régionaux traditionnels. Il souligne l’excès de l’importance accordée à
l’Etat-nation ; il explique ainsi le relatif insuccès du livre d’Etienne Juillard, L’Europe
rhénane, parce qu’il traite de six pays à la fois (ce thème entre dans les programmes de
géographie des classes Terminales en 2003, trente-cinq ans après la parution de l’ouvrage de
Juillard). Gilles Sautter invite les géographes à quitter leur piédestal de prêtres laïcs,
convaincus qu’eux seuls peuvent rendre le monde compréhensible. Convoquant Descartes,
Socrate, Montesquieu, Chateaubriand, ou encore Léonard de Vinci, il en appelle à de
nouvelles entrées, par l’écologie, l’anthropologie ou encore le paysage.
En 1979, la revue Hérodote publie son article traitant du paysage (Sautter, 1979). Pour
Vidal de la Blache, le paysage est considéré à une seule échelle, que l’œil embrasse du
22
regard ; il ne peut être que concret et il présente un usage pratique pour les études de
« terrain ». De manière inédite, Gilles Sautter évoque alors les paysages politiques, picturaux,
touristiques. Il analyse le paysage dans la publicité et fait remarquer qu’un grand pollueur
comme Total (déjà !) utilise des photos de paysages ruraux. Finalement, l’intérêt de la notion
de paysage est expliqué par des non-géographes. Il cite Cézanne et « la logique des sensations
organisées ». Ou encore « la satisfaction scopique » de Lacan : ce qui se voit apporte du
plaisir. Ce qui écorne la réputation d’objectivité des géographes car leur discipline concerne
aussi une esthétique de l’espace. Consommer du paysage, c’est donc partir à la recherche de
soi-même et regarder un paysage, c’est se regarder soi-même. Après ce bilan, Gilles Sautter se place dans une position inconfortable, entre les
« anciens » et les « modernes ». En 1975, dans le numéro 3 de L’Espace géographique, le
respect et l’amitié qu’il éprouve pour Pierre Gourou le conduisent à défendre son œuvre, à qui
les nouvelles étoiles montantes de la géographie – la revue Hérodote avec Yves Lacoste et le
GIP-Reclus de Roger Brunet – reprochent son empirisme au détriment de la formulation
théorique. Pour Pierre Gourou, les hommes sont encadrés par un certain nombre de
techniques variées ; les civilisations agissent comme des filtres, en ce sens qu’elles
n’exploitent pas toutes les possibilités offertes par la nature. En Asie, par exemple, la
montagne est délaissée et l’élevage bovin est très peu pratiqué. Les choix des techniques sont
donc déterminés par des choix culturels. Mais la réflexion de Pierre Gourou apparaît à présent
entachée par des expressions comme les « civilisations supérieures » de l’historien Toynbee
(sans rien de génétique, évidemment) dont il constate l’efficacité dans le monde moderne.
Hélas pour Toynbee, la chute de l’Empire romain s’explique davantage par des changements
climatiques que par la supériorité militaire des envahisseurs barbares.
Le débat fait rage. Gilles Sautter écrit à la revue Hérodote qui, dit-il, « me réjouit et
m’exaspère à la fois » car, si la revue a le mérite de déranger, elle se pose en détentrice de la
vérité. En fin de compte, il choisit son camp. « Le spatial pour retenir l’intérêt doit s’appuyer
sur une théorisation poussée, ou être éclairée à la lumière du social, du culturel ou du
naturel. J’ai choisi la seconde voie ». Celle-ci n’empêche pas le questionnement fondamental
sur la géographie : « Tout le problème est de savoir si l’espace jouit ou non de propriétés
propres qui manifestent leurs effets de façon cumulative sur une variété de phénomènes
aboutissant à des formes et à des structures répétitives, relevant de véritables lois de
composition. Auquel cas le repérage de ces structures et la détermination de ces lois
constituent l’objet ultime de la géographie » (Sautter, 1979). Il va donc bien plus loin qu’il ne
23
l’affirme : les « lois » et les « structures » plaident en faveur de la « théorisation » pourtant
rejetée. Ce spécialiste de la monographie africaine, qui a écrit des centaines de pages à propos
du fonctionnement des territoires africains (Sautter, 1994), entre par-devers lui dans l’univers
de la modélisation.
1.1.3 La post-modernité
Les jalons de la post-modernité sont posés dès le début du XXe siècle lorsque Henri
Poincaré (La science et l’hypothèse, 1902) critique les principes de la mécanique classique :
« Etant donné un objet, on peut concevoir plusieurs séries différentes de mouvements qui
permettent également de l’atteindre » (Bailly, 1995). A la même époque, en 1907, Pablo
Picasso peint Les Demoiselles d’Avignon, premier tableau du mouvement cubiste où l’artiste
montre ce que l’on sait des choses et non ce que l’on voit (Fride, 1993). Différents éclairages
sont alors possibles et toute vérité devient relative. Les choix scientifiques dépendent en fin
de compte de nos représentations, nécessairement construites sur une base incomplète et
subjective. Les apports de Wittgenstein, lorsqu’il réfute l’idée d’un langage universel qui
viendrait recouvrir la totalité des jeux de langage particuliers, et de Kuhn, qui a montré
comment le paradigme scientifique est finalement relatif, ont été décisifs. « Le rêve d’un
concept « fini » que l’on pourrait utiliser comme une boîte à outils est vain. Mieux vaut le
cerner dans son évolution historique pour le comprendre comme une construction mentale »
écrit Antoine Bailly (1995). Le problème épistémologique de la post-modernité est qu’elle
prend les apparences d’une auberge espagnole : chaque discipline des sciences sociales, sinon
chaque auteur, semble vouloir définir son propre champ conceptuel 8 . Mais de fait une
production s’inscrit dans un « style » scientifique, c’est-à-dire un courant d’idées produit par
une époque, en fonctions des préoccupations et des techniques d’investigation disponibles à
ce moment (Barnes, 2004). La littérature canonique a mis la post-modernité à l’écart, avant que l’on n’y revienne
vers la fin du XXe siècle. Schématiquement, le lien qui unit l’homme à l’espace géographique
peut s’envisager selon trois entrées.
La pré-modernité
Pré-moderne, le rapport au monde est qualitatif et symbolique. Pour Eric Dardel,
l’espace géographique est « compris » avant d’être « connu », avant même qu’on ne puisse en
8 Cf. L’Espace géographique n°1-2004.
24
établir les lois parce qu’il correspond à la sphère habitée par l’homme. Par opposition au sens
commun, le savoir géographique s’envisage alors comme une entreprise d’élucidation qui
révèle une expérience (Dardel, 1952). Dans le paysage, il n’existe pas de différence entre le
sujet et l’objet qui s’appartiennent mutuellement. Le monde est enchanté, propice à la magie
et à la symbolique naturaliste.
On en arrive à une géopoétique, c’est-à-dire la transmission de l’expérience de la terre
telle qu’elle est vécue (Berdoulay, 1995). La littérature contemporaine à succès s’inscrit
volontiers dans cette perspective. Ainsi, le Prix Renaudot 2003 de Philippe Claudel, Les âmes
grises, évoque le paysage de Dombasle-sur-Meurthe. La colline du Léomont, d’apparence
insignifiante mais que les combats de 1914 ont fait entrer dans l’histoire, devient un lieu
emblématique de la quête de soi-même : « J’avais fini par arriver sur la crête, qui n’a de
crête que le nom, car un grand pré donne à cet endroit comme l’impression qu’une immense
main, paume au ciel, couverte d’herbes et de bosquets courtauds, couronne le coteau. J’ai
senti, par le vent dans mon col, un vent chaud, que j’avais passé la ligne, celle invisible que
nous tous qui étions en bas avions tracée sur la terre et dans nos esprits » (Claudel, 2003).
Mario Rigoni Stern met les point sur les i lorsqu’il évoque un chasseur des Alpes vénitiennes :
« […] personne, pas même lui, ne commandait, mais toute chose était sienne parce que la
terre, l’air, l’eau ne se connaissent pas de maître, mais appartiennent à tous les hommes, ou
mieux encore à ceux d’entre eux qui savent se faire terre, air, eau et se découvrir partie de
toute la création » (Rigoni Stern, 1997). La fusion entre l’homme et la nature engendre une
relation spirituelle, cosmique…
Mais l’individu existe aussi par le contrat social. Dans un monde enchanté, l’Etat
occupe une place restreinte. Apparu en Occident lors de la Renaissance sur les fondements
des paléo-Etats médiévaux, l’Etat pré-moderne a l’ordre public pour fonction régalienne. Il
n’est pas encore fondé sur la raison dont on voit poindre les manifestations à partir de la
révolution copernicienne. Ainsi, l’arbitraire n’est pas considéré comme un mal en soi car il a
pour fonction de garantir l’ordre économique et social par rapport aux forces du chaos. La
légitimité du souverain repose sur la délégation qui lui a été concédée par la sphère divine.
Dans la culture chinoise, l’Etat pré-moderne confucéen établit la soumission comme règle
d’organisation dans le but de lutter avec efficacité contre le qi, le champ d’énergie du tao issu
aussi bien des forces naturelles que sociales, et qui peut devenir incontrôlable, amenant ainsi
les catastrophes naturelles comme les révoltes des féodaux ou des peuples, avec leur cortège
de guerres, de famines, d’inondations et d’épidémies.
25
La modernité Moderne, le rapport au monde est désenchanté. Il ne contient plus rien de
« magique » ; le lien affectif entre l’homme et la terre est rompu. Médiatisée par la raison,
leur relation repose sur des bases scientifiques, quantifiées et techniciennes. La modernité
n’est pas exempte d’une croyance, à savoir celle de la science qui s’impose en tant que
vecteur indispensable du progrès économique et social. La modernité comme valeur et la
modernisation comme processus vont de pair. Par son contenu universaliste, la modernité
propose des solutions technocratiques à travers les politiques d’aménagement de l’espace.
Mais elle ne tient pas compte des conceptions pré-modernes des populations que la
technocratie considère comme des anachronismes ou même des superstitions.
L’Etat moderne établit un ordre contractuel. Il défend la propriété privée et les contrats
dès l’Empire romain. En adhérant à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 2001,
la Chine suit le même chemin. En Occident, la modernité étatique a-t-elle connu son apogée
lors des Trente Glorieuses ? Dès les années 1930, Keynes recommande l’intervention
ponctuelle de l’Etat lorsque le marché échoue, puis il entre dans la logique de la permanence
de son intervention. La rationalité étatique devient ainsi supérieure à celle du marché. Par la
suite, François Perroux imagine une convergence entre les systèmes capitalistes keynésiens et
ceux des pays socialistes, les premiers allant vers la régulation permanente du marché, les
seconds sortant du tout-Etat pour intégrer un secteur privé grandissant. Dans les deux cas,
l’aménagement du territoire voulu par l’Etat constitue un puissant levier pour l’orientation de
la croissance économique. Mais ce paradigme s’effondre dans les années 1980 à partir du
moment où les « reaganomics » s’imposent aux Etats-Unis, pendant que les réformes de
Gorbatchev échouent en URSS.
La post-modernité
La post-modernité sonne-t-elle le glas de la modernité ? L’Etat post-moderne délègue
de plus en plus de fonctions à des instances supranationales. Il acquiert davantage de
puissance en acceptant de s’intégrer à des ensembles plus vastes. Les notions de marché
national et de souveraineté nationale se vident progressivement de leur sens. L’ordre
contractuel est géré au niveau mondial, en principe dans le cadre des institutions de l’ONU. Il
apparaît néanmoins illusoire de penser qu’un Etat mondial puisse émerger. L’organisation du
système-monde hésite entre différentes échelles pour l’attribution du pouvoir : la région dans
le cadre des Etats fédéraux, l’Etat-nation (parfois la ville-Etat), les ententes internationales
fondées sur des marchés communs, enfin la communauté mondiale.
26
La modernité n’avait pas réussi à extirper toutes les visions pré-modernes. Celles-ci
ressurgissent dans la post-modernité qui affirme tantôt que les valeurs locales l’emportent sur
les valeurs universelles, tantôt que ces valeurs locales portent en elles des aspects universels.
Il peut arriver que les mouvements régionalistes ou nationalistes s’opposent à l’intrusion de la
modernité sur leur territoire, ouvrant ainsi la boîte de Pandore des dérives politiques et
religieuses extrémistes. A l’inverse, de nombreux territoires en font une force car leur identité
et leur système de croyances peuvent créer des solidarités et une atmosphère propice à la
création de systèmes locaux porteurs de croissance économique.
Chez les géographes anglo-saxons, la post-modernité s’exprime principalement sur les
terrains du relativisme, du multiculturalisme et de la différence entre les sexes (Barnes et al.,
2003). Autrement dit, la vérité est relative et plurielle. Les pratiques spatiales, la structuration
des espaces et l’approche scientifique elle-même diffèrent selon les auteurs et les cultures.
Ainsi, les auteurs qui se revendiquent du féminisme font observer que la géographie est faite
d’abord par les hommes. Le regard masculin est critiqué parce qu’il ne remet pas en cause les
phénomènes de domination et de pouvoir. Il ne s’intéresse guère aux aspirations et aux
espaces propres aux minorités.
Le courant culturaliste affirme que les valeurs culturelles l’emportent sur l’historicité
(Barnes et al., 2003). Ces valeurs seraient des môles de stabilité et les événements se
réduiraient à des péripéties incapables de les entamer. Publié en France en 1983, le premier
atlas stratégique prend le parti de l’historicité. La géopolitique s’organise selon les idées de
Mackinder et de Ratzel où l’espace des puissances est d’abord maritime ou continental ; les
aires culturelles sont simplement données à titre informatif (Chaliand, Rageau, 1983). Quinze
ans plus tard, un autre vent traverse les pages de l’atlas de Jean Guellec. Le « clash » des
civilisations apparaît « soit comme le nouveau paradigme des relations internationales, soit
comme une absurdité » (Guellec, 1999). Si la thèse culturaliste est exacte, alors l’Orient et
l’Occident ne se mélangeront jamais, comme le prophétisait Rudyard Kipling en son temps.
Dans ce cas, la pérennité des blocs culturels risque de déboucher sur le choc huntingtonien
des civilisations.
Il est effectivement frappant de constater la permanence des faits culturels malgré les
mutations historiques liées à l’industrialisation et à l’urbanisation, ou encore à la révolution
politique. Les régimes soviétique et maoïste, malgré leur monopole sur l’information durant
plusieurs décennies, ne sont pas parvenus à imposer leur vision du monde à leurs populations.
27
Continuant à cheminer de manière souterraine, les valeurs pré-modernes ont même servi
d’espace de liberté individuelle, familiale ou provinciale. Ainsi, le fengshui, sorte de
géomancie appliquée aux lieux, profitable à une cohorte d’experts issus d’écoles rivales, s’est
réfugié à Hong Kong et à Taiwan. Il a pu repartir à la conquête des provinces de la Chine
méridionale à partir de l’ère Deng Xiao Ping. Mieux, il s’exporte dans le monde occidental,
notamment sur la côte pacifique de l’Amérique du Nord, réintroduisant des comportements
irrationnels et a-scientifiques dans un monde dominé par la technologie. Cet exemple montre
une étonnante permanence de croyances dont le monde contemporain n’a objectivement pas
besoin ; en même temps, il souligne la porosité des civilisations et les possibilités de
syncrétisme qui en résultent.
1.2 Les acquis de la systémique et les questions en débat
La notion de système désigne un ensemble d’éléments qui entretiennent entre eux plus
de relations qu’avec l’environnement extérieur. Les premières, les sciences physiques, la
chimie et la biologie ont posé les bases de la systémique. Celle-ci a été prise en compte par la
géographie avec le concept de géosystème, d’abord apparu en Russie dans le but de
comprendre le fonctionnement des écosystèmes. Progressivement, les biogéographes ont
introduit les phénomènes anthropiques, ce qui a permis de s’orienter vers la théorisation de
l’interface homme-nature. Aujourd’hui, les interrogations nées du réchauffement climatique
accordent une large popularité à ces analyses.
Mais la systémique a son utilité en géographie sans en passer par la géographie
« physique », de toute façon réduite à la portion congrue dans bien des thématiques. Cette
approche résulte d’un long cheminement épistémologique. Dans les années 1960, la crise des
valeurs sociales traditionnelles a favorisé l’apparition d’un regard différent sur les sociétés et
leurs territoires. A la recherche de production de sens, le structuralisme a préféré l’étude des
relations à celle des éléments. Historiquement, la science avait construit des systèmes simples
en établissant qu’une expérience est reproductible lorsque les conditions de l’essai sont
identiques. Les Chinois, eux, étaient entrés dans la complexité systémique à leur façon dès les
origines de la civilisation han. Ils estiment traditionnellement que l’état de la société oscille
entre deux pôles opposés, l’ordre et la stabilité (confucianistes) face au désordre et au risque
(taoïstes), intimement mêlés, avec une occurrence rapide de passage de l’un à l’autre de ces
pôles. Ainsi, en mandarin, l’idéogramme « crise » s’écrit en associant « danger » et
28
« opportunité ». Il faut donc comprendre les manifestations du qi, l’énergie qui anime le
monde, composer avec lui, ou mieux, l’utiliser à son profit. Les Chinois ont-ils fondé une
autre manière de décrire le chaos, par une approche ascientifique et livrée aux géomanciens ?
Par rapport à un territoire pris à n’importe quelle échelle, quelles sont les forces
susceptibles d’en expliquer la genèse, l’organisation et les évolutions ? La systémique, « sans
être une méthode au sens opératoire du terme, […] offre dorénavant un ensemble d’énoncés
suffisamment solides » écrit le dictionnaire (Lévy, Lussault, 2003, p. 886). L’analyse de ces
énoncés montrera qu’il est difficile d’être aussi catégorique. Puis un cas d’étude servira de
test.
1.2.1 Une apparente simplicité
Selon Durand (1996), un système intègre quatre composantes essentielles :
- Une discontinuité sépare le système de son environnement. En fonction de sa
perméabilité (ou porosité), le système est dit fermé ou ouvert.
- Un certain nombre d’éléments sont identifiables et dénombrables. Ils forment un
ensemble hétérogène.
- Le réseau de relation, de transport et de communication permet les échanges physiques
ou immatériels à l’intérieur et vers l’extérieur du système.
- Les réservoirs stockent les informations, les produits, les capitaux… Toujours selon le même auteur, tout système peut être décrit de manière fonctionnelle.
Les dynamiques reposent sur :
- Les flux. Ils peuvent être contrôlés par des goulets d’étranglement et perturbés par des
maillons faibles.
- Les centres de décision. Ils reçoivent les décisions et les transforment en actions.
- Les boucles de rétroaction (ou feed-back). Le décideur apprend ce qui se passe en aval
et prend ses décisions en connaissance de cause.
- Enfin, la durée des délais de réponse entre les événements et les rétroactions constitue
un élément de compréhension du système.
Ainsi, du point de vue de la pensée systémique, on peut affirmer que :
- L'étude de la relation prend sa part, au même titre que la connaissance de l'objet.
- Le tout est supérieur à la somme des parties.
- La complexité laisse subsister de l’inconnu, peut-être même de l'inconnaissable.
29
Il est important de s’arrêter à la typologie des relations systémiques, qui peut se
ramener à trois aspects essentiels : soit ces relations fonctionnent de manière hiérarchisée, soit
de manière neuronale, soit enfin selon une combinaison des deux premiers types. Les relations hiérarchisées arborescentes constituent le propre des structures rigides
intégrant une chaîne de commandement. Elles sont emblématiques de la modernité avec
l’usine fordiste, l’armée, le Komintern... Un agent ne connaît que ses subalternes et un
supérieur ; il fait remonter l’information vers le supérieur et il transmet les ordres du supérieur
vers le bas. Même s’ils aboutissent à la subordination de l’homme, voire à sa réification
lorsqu’il n’est plus qu’un rouage dans une chaîne de commandement, les réseaux hiérarchisés
sont en principe efficaces en termes de productivité. L’usine fordiste en est une expression
particulièrement vivace en Asie du Sud. Toutefois, si un maillon saute, toute une branche du
système est paralysée. Pour une usine qui attend en vain des livraisons en flux tendus, le
problème est alors insoluble. Par ailleurs, les axes segmentés conduisent à l’hégémonie du
centre de commandement. Ainsi, le processus de la mondialisation tend à absorber différents
systèmes derrière l’hyperpuissance des Etats-Unis, fondée sur leur capacité à organiser le
monde du point de vue financier et stratégique. Ce pays constitue un centre dont les décisions
affectent le monde entier. Tous les espaces sont directement connectés sur lui mais entre eux,
beaucoup de territoires n’entretiennent que fort peu de relations. Les conflits locaux se règlent
– ou ne se règlent pas – en fonction des décisions prises aux Etats-Unis. L’enjeu géopolitique
du XXIe siècle est ainsi de passer d’une structure globale pyramidale à un système équipollé
(en multipliant les pôles régionaux disposant des attributs de la puissance qui reposent sur la
monnaie, l’économie, l’armée et la culture). Dans un monde neuronal, les interactions sont multiples et imprévisibles. Le cerveau
humain pèse 1.350 grammes en moyenne et contient environ 100 milliards de cellules
nerveuses. « Chacune de nos cellules nerveuses échange 10.000 contacts en moyenne avec
ses voisines et émet 1.000 signaux par seconde. Un milliard de milliard de signaux passent
dans le cerveau chaque seconde »9. Les neurosciences permettent une cartographie sommaire
des flux qui s’établissent lorsque le cerveau répond à un stimulus ; on observe alors des
trajectoires complexes, mobilisant de nombreuses zones du cerveau. Lorsqu’un maillon saute,
le flux contourne l’obstacle et l’information continue à circuler, comme c’est également le cas
dans le « mégacerveau » de l’internet. Ce mode de fonctionnement montre que l’espace est
9 Agid Y. (2004), « Conférence sur les neurosciences », Université René-Descartes, Paris, cité dans Valeurs mutualistes n°230, Editions MGEN, p. 22.
30
traversé par quantité de sous-systèmes interconnectés, parfois de manière surprenante. Ainsi,
les fondamentalismes religieux offrent un exemple de relations neuronales. A priori, il devrait
exister une opposition définitive entre les fondamentalismes juifs, chrétiens et musulmans.
Dans les faits, des connivences se sont établies parce qu’ils partagent un certain nombre de
valeurs comme la lutte contre les Etats laïques, l’émancipation des femmes, l’avortement,
l’homosexualité ou encore la liberté d’expression. En 1999 par exemple, Omar Bakri, imam
radical du « Londonistan », a donc pris la défense du Christ, l’un des prophètes cités par le
Coran, lorsqu’il a condamné la pièce de théâtre Corpus christi de Terence Mac Nelly où
apparaît un Jésus homosexuel. Le troisième type de relation systémique combine le mode vertical et le mode
neuronal. Il fonctionne dans le cadre de sociétés de type féodal ou clientéliste. Dans un
territoire donné, on voit ainsi un certain nombre de groupes structurés verticalement et pilotés
par une autorité via une cascade de vassaux. La cohésion du groupe est garantie par le code de
l’honneur et par la protection accordée depuis le sommet en échange des services rendus par
la base. Mais comment ces structures verticales communiquent-elles entre elles ? Les
diasporas trouvent leur force dans cette organisation pyramidale/neuronale. D’une part, elles
se dispersent au sein de nombreux pays (par exemple, les huaqiao, Chinois résidents à
l’étranger depuis une ou plusieurs générations) ; d’autre part, elles conservent des liens
importants avec la région d’origine du fondateur du clan (située en général dans les provinces
méridionales du Guangdong et du Fujian). Lorsqu’une opportunité se présente pour un
membre du groupe, il alerte la tête de réseau qui, elle-même, entre en contact avec ses pairs.
La sécurité de la transmission des informations confidentielles est garantie par le code de
l’honneur et, pour les récalcitrants éventuels, par les interventions de groupes occultes. La
mondialisation et la croissance économique de la Chine sont au cœur de la réussite de ce
dispositif. En Asie du Sud-Est, dans les pays de l’ASEAN10, les Chinois constituent 8% de la
population et 70 % des investissements. Il y a donc une sphère d’affaires chinoise. Ce système
finit par harmoniser trois espaces : le lieu de l’exode, « ici », avec des temples, des écoles, des
associations, des journaux et des quartiers forts de leurs services ethniques ; la province
mythique du départ, « là-bas », avec ses récits, ses légendes et le retour de la dépouille
funéraire ; et enfin, les points d’ancrage globaux que sont les métropoles globales et que seuls
les membres les plus influents connaissent.
10 Créée en 1967 à Djakarta, l’ASEAN (ou Association des Nations du Sud-Est Asiatique) rassemble aujourd’hui la Birmanie (Myanmar), l’Indonésie, les Philippines, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande, le Vietnam, le Cambodge, le Laos et le Brunei-Darussalam.
31
1.2.2 Systèmes simples ou systèmes complexes ?
La distinction système simple / système complexe a plusieurs enjeux, en particulier en
ce qui concerne le caractère prédictible des évolutions et le rôle des éventuels sous-systèmes.
Mais comment peut-on distinguer un système simple d’un système complexe ? Existe-t-il des
systèmes simples ou tout système est-il complexe ? Un système simple semble vouloir fonctionner sur la base d’un nombre limité
d’éléments et de relations. Ainsi, un mécanisme d’horlogerie ou encore un chauffage central
constituent des exemples crédibles. Ils fonctionnent sur la base d’une seule source d’énergie,
ils sont mus par des mécanismes comprenant un nombre exact et limité d’éléments. La
principale caractéristique d’un système simple est celle de la lisibilité des événements qui
peuvent survenir. En cas de dysfonctionnement, l’écart par rapport au résultat souhaité se
détermine à l’avance sans grand risque d’erreur (par exemple, la montre avance d’une minute
par jour, ou bien le thermostat est décalé d’un degré). Si ces deux exemples ne constituent pas
des systèmes géographiques simples, l’agriculture itinérante sur brûlis en serait-elle une
illustration ? Dans un monde clos, stabilisé et sécurisé, les cultivateurs défrichent une portion
de forêt ou de savane, rendue à la nature après épuisement du sol, et ils finissent par parcourir
une boucle qui les ramène à leur point de départ. Il est alors assez facile de se prémunir des
aléas éventuels à condition d’organiser une stricte régulation démographique et politique.
Il semble hasardeux de vouloir évoquer un système simple lorsqu’il est question d’une
économie-monde braudélienne. On a alors un cocon spatio-temporel que l’on peut qualifier de
système complexe autosuffisant. Ainsi, la Chine impériale a pu durer plus de vingt siècles ;
l’empereur, légitime en tant que dispensateur de l’harmonie sociale, a étouffé toute velléité de
changement et d’innovation, tout en luttant contre ceux qui cherchaient à établir des échanges
avec le monde extérieur. La nature des aléas était prévisible (sécheresse, inondation,
sauterelles, épidémie, brigandage, invasion mongole) tout comme les cycles démographiques
liés à la maîtrise hydraulique (des digues bien entretenues par la puissance publique
permettaient la croissance démographique qui finissait par occuper les terrains inondables et
semi-lacustres, puis la rupture des digues avait des conséquences catastrophiques). Il ne restait
qu’à conjurer le sort pour éviter ou pour espérer repousser dans le temps la survenue d’un
aléa.
32
Dans le cas des systèmes dits complexes, les éléments et les événements sont agencés
de telle sorte que leur évolution semble imprévisible a priori. Le système complexe se
compose de « nombreux éléments différenciés interagissant de manière non triviale
(interactions non-linéaires, boucles de rétroaction, etc.). Il se caractérise par l’émergence de
propriétés nouvelles, non observables au niveau des éléments constitutifs, et par une
dynamique de fonctionnement global difficilement prédictible à partir de l’observation et de
l’analyse des interactions élémentaires »11. Le système complexe mobilise a priori davantage
d’éléments et de relations que le système simple. Mais n’est-ce pas une mauvaise définition ?
Il n’existe peut-être que des systèmes complexes car, par facilité cognitive, on simplifie le
fonctionnement d’un système. Si celui-ci est simple, c’est seulement à un moment précis et
une échelle donnée. Le système complexe se définit par la prévision possible à court terme,
impossible à long terme. L’agriculture sur brûlis et la Chine impériale n’ont pas été des
systèmes territoriaux éternels… Leur fonctionnement a été remis en cause par le « bruit » ou
la variable forçante, c’est-à-dire par des éléments appartenant à l’extérieur de leur territoire. Dans « Science et méthode » (1903), Henri Poincaré avait implicitement évoqué le
chaos lorsqu’il énonçait que de petites différences dans des conditions initiales en produisent
de très grandes lorsqu’on observe le phénomène final. Par la suite, Lorenz a évoqué l'effet
papillon (à l’origine, il s’agissait d’une mouette) en posant une question qui ressemblait à une
provocation : un battement d’ailes au Brésil peut-il provoquer une tempête aux Etats-Unis ?
(Gleick, 1991). Ainsi, un petit phénomène, non-pris en compte dans un modèle, va déclencher
des incertitudes qui s'amplifient en cascade. La modification, même mineure, d’un paramètre
génère des bouleversements de toutes sortes, voire opposés (Dimou, 2003). Le chaos n’est pas
le désordre mais il se caractérise par une évolution déterministe, à condition d’utiliser les
mêmes équations, les mêmes conditions initiales et les mêmes conditions aux limites. Selon
André Dauphiné, la théorie des systèmes auto organisés critiques « enseigne que de grands
systèmes, composés d’un nombre importants d’éléments interactifs, s’auto organisent, mais
vers un état critique. Quand cet état critique est atteint, une légère perturbation externe ou
une petite fluctuation interne peut provoquer une catastrophe d’ampleur imprévisible »
(Dauphiné, 2003). La prévision est d’autant plus difficile que, durant un laps de temps, la
divergence introduite par un aléa mineur n’est pas apparente ; lorsque ses effets se produisent,
la causalité première a été oubliée par les acteurs du système et la correction de l’évolution est
11 Cité dans le dossier de demande de statut pour un groupe de recherche, Frontières, limites, discontinuités, ruptures, mutations dans un système géographique complexe, Strasbourg Université Louis Pasteur, mars 2005, cf. p.11.
33
impossible. Talleyrand n’avait-il pas eu l’intuition de cet enchaînement, avec son « quand
c'est urgent, il est déjà trop tard » 12?
La prolifération d’une bactérie dans une boîte de Pétri, de nénuphars dans un étang ou
d’une population de cerfs sur une île illustre de manière simple la théorie de l’auto-
organisation. Celle-ci défend l’idée selon laquelle il existe une sorte d’intelligence collective
et implicite qui conduit à la structuration d’un territoire, en relation avec un environnement.
Par rapport à un biotope, un système géographique introduit l’Homme, avec ses possibilités
de choix conscients. Mais l’auto-organisation reste une hypothèse valide. Elle peut être
illustrée par la théorie des places centrales de Walter Christaller ou encore par la règle de Zipf
(Pumain, 1998). Dans ces exemples, au sein d’un espace isotrope, une hiérarchie urbaine et
une organisation régionale se mettent en place, guidées par le besoin de la rationalisation des
services. Mais il va de soi que les phénomènes subissent des complications et des aléas divers,
liés aux accidents topographiques, aux frontières ou encore à des événements historiques qui
viennent perturber le modèle de référence. Les travaux de la chorématique en font d’ailleurs
leur miel, lorsqu’ils cherchent à ramener un territoire à une structure élémentaire de
fonctionnement.
Si les systémistes utilisent les notions d’ordre et de désordre, ni l’ouvrage de James
Gleick sur le chaos (1991), ni le dictionnaire de Lévy et Lussault (2003) n’utilisent ces
termes, qui posent peut-être plus de problèmes qu’ils ne permettent d’en résoudre. Pour Les
Mots de la Géographie (1992), tout est dialectique : « L’ordre naît du désordre et le provoque
en raison de l’individualité des acteurs et des lieux »13. Sur le fond, il semble qu’il s’agisse
d’abord de la perception d’un phénomène. L’ordre correspond à la compréhension de la
totalité de l’information alors que le désordre est l’expression de lacunes dans les
informations. Dans le cas du système simple, tous les éléments et leurs relations sont
identifiés et interprétés. Dans le cas du désordre propre au système complexe, les phénomènes
échappent à la compréhension faute d’information suffisante.
A propos de l’ordre et du désordre, des termes différents expriment des réalités
proches. Ils sont définis sur la base des rencontres et des séminaires de la Jeune Equipe 2741
(Université Louis Pasteur, Strasbourg) qui ont eu lieu depuis 2005. Ils restent en discussion.
12 Une citation maintes fois reprise, comme dans http://www.futurouest.com/note.html 13 Op. cit., article Ordre, p. 326.
34
La rétroaction
Lorsqu’un élément est modifié à l’intérieur d’un système, celui-ci répond par une
rétroaction, un concept fécond pour l’analyse. Elle est qualifiée de rétroaction « positive » ou
« négative », sans prendre de sens moral, péjoratif ou laudatif. Il s’agit simplement d’une
manière de décrire une évolution. Dans le cas d’une rétroaction positive, l’évolution de l’auto-
organisation se fait dans la même direction. C’est le cas de l’effet-réseau : si des personnes
isolées rejoignent un réseau, celui-ci grandit de plus en plus vite. S’il n’y a pas de rétroaction
négative, le système devient instable. Il peut ainsi échapper à tout contrôle et finit par
s’effondrer. C’est pourquoi la rétroaction négative apparaît nécessaire en tant qu’événement
conduisant à la stabilisation du système auto-organisé. Par exemple, dans une installation de
chauffage central, le thermostat coupe la chaudière lorsque la température désirée est atteinte.
Pour qu'un système reste stable, il faudrait donc que toutes les rétroactions soient négatives.
L’émergence
Tout comme l’ordre et le désordre, la notion d’émergence reste sujette à discussion. Il
s’agit du processus qui caractérise la formation d’un système complexe à partir de règles
simples. La communauté scientifique n’a pas établi de consensus sur la caractérisation des
formes de l’émergence, un mot parfois utilisé par défaut face à la compréhension d’un
phénomène. Toutefois, l’émergence est liée à l’environnement dans lequel évolue le système.
Par définition, l’objet d’étude est un système ouvert échangeant énergie et matière.
L’environnement crée un ensemble de contraintes (ou d’opportunités) appelé les variables
forçantes (par exemple, en climatologie : le rayonnement solaire). Lorsque ces variables
changent d’intensité, elles introduisent du bruit (dans le même exemple, les variations du
rayonnement solaire). L’émergence est donc un élément d’une systémogenèse, lorsqu’une
nouvelle règle du jeu d’acteurs se met en place, lorsqu’elle apporte un changement radical qui
remet toute l’organisation socio-spatiale en cause (comme les éléments de la démographie, de
l’économie, de la politique, de la culture…). Un tel événement se produit seulement de
manière exceptionnelle car, lorsqu’ils veulent « percer », les innovateurs rencontrent des
difficultés considérables en bousculant l’ordre établi (Gaudin, 1991).
Deux remarques complémentaires venant des sciences sociales peuvent être relevées à
propos de l’émergence :
- Selon l’anthropologue Jean Duvignaud, les structures économiques et sociales ne meurent
pas, mais elles pourrissent, avant qu’elles ne soient remplacées par d’autres structures,
35
imprévisibles. L’auteur évoque une situation d’anomie, c’est-à-dire un entre-deux culturel
que le temps finira par évacuer au profit d’un nouveau mode d’organisation (Duvignaud,
1998).
- Parmi les historiens, François Caron défend le concept de passage, c’est-à-dire la
substitution progressive d’une technique à une autre grâce à un apprentissage collectif.
Comme une innovation en appelle une autre, leur diffusion se fait de branche en branche
industrielle et les réseaux d’acteurs finissent par converger et s’intégrer (Caron, 2004).
Les ruptures ne sont pas brutales mais on observe des enchaînements progressifs. Ainsi, la
première révolution industrielle, fondée sur la vapeur en tant que force motrice et le
charbon en tant que combustible, a débuté en Angleterre dès 1612 (avec la fabrication
industrielle du verre), bien avant la date fatidique de 1776, lorsque Watt a mis la machine
à vapeur au point.
La bifurcation
Contrairement à l’émergence qui affecte l’essence même du système, la bifurcation se
produit à l’intérieur d’un cadre existant. James Gleick (1991, p. 100) cite le « diagramme de
bifurcation » de Robert May. L’évolution d’un seul paramètre dans le temps conduit à des
ruptures dans une courbe de croissance, selon des séquences de plus en plus courtes, des
évolutions diamétralement opposées et de moins en moins prévisibles. Par rapport à
l’émergence, la bifurcation apparaît davantage comme une réponse, une évolution à l’intérieur
du système, qui lui permet de poursuivre sa trajectoire en tenant compte de la variable
forçante ; il s’agit d’une sorte d’adaptation darwinienne par rapport aux stimuli de
l’environnement. Jean-Luc Mercier (2006) montre que le transfert de ce concept de la
physique et des mathématiques vers les sciences humaines est délicat pour raisons. D'une part,
en mathématiques, les bifurcations sont mises en évidence dans l'espace des paramètres et non
dans le temps, et d'autre part les bifurcations peuvent entraîner des variations importantes des
valeurs des variables ; cet argument avait été défendu par Denise Pumain (1998).
Les fractales
La lecture multiscalaire peut intégrer un dernier élément, celui de l’invariance des
phénomènes expliqué par les formes fractales. A des échelles différentes, elles montrent
toujours le même aspect, à l’image des flocons de Von Koch (Dauphiné, 1995) ou des tapis de
Sierpinski (Cavailhès, 2002). Il existe alors un motif dans le motif. Il s’agit d’un phénomène
troublant car il se détache de la perspective euclidienne et des modèles fonctionnant avec
quelques variables dans une perspective positiviste depuis le modèle urbain de Von Thünen.
36
Les fractales offrent des perspectives aussi intéressantes qu’embarrassantes. Intéressantes,
parce que l’observation comme la modélisation confirment leur existence. Embarrassantes,
parce que subsistent de nombreuses questions, notamment pour les géographes qui ont
l’habitude de raisonner par échelles et qui se trouvent subitement confrontés à des processus
valables sur plusieurs gammes d’échelles !
Enfin, une ultime ambiguïté mérite d’être relevée. Lorsqu’il est question de systèmes,
quelle est la part du territoire par rapport au jeu des acteurs ? L’analyse doit-elle plutôt se
préoccuper de l’état du support spatial ou bien les acteurs sont-ils finalement déconnectés du
lieu, dans le sens où ils pourront trouver ailleurs des facteurs tout aussi favorables à leur
dessein ? L’exemple développé infra illustre ce problème : parle-t-on de Mulhouse (la ville,
son agglomération, sa zone d’influence) ou bien de la « fabricantocratie » mulhousienne ?
Celle-ci constitue un réseau, né à Mulhouse (avec des connexions familiales et capitalistiques
sur Bâle) mais qui a fini par se détacher de son support. Le territoire a donc périclité
contrairement au réseau social qui, lui, a continué à prospérer, à Paris, à New York ou
ailleurs.
1.2.3 Une approche géohistorique : Mulhouse et l’industrie
Mulhouse n’était qu’une bourgade jusqu’à la création de la première fabrique
d’indiennes en 1746 par un petit groupe entreprenant : Samuel Köchlin (sa famille est
d’origine zurichoise), Johann Jacob Feer (idem), Johann Heinrich Dollfus (sa mère est la fille
du mathématicien Bernoulli à Bâle) et Johann Jacob Schmalzer, plus la complicité de
Desplands, un technicien de la région de Neuchâtel. « En aucun cas, [ils] n’ont conscience de
l’ampleur de la mutation économique, sociale et politique qu’ils vont contribuer à mettre en
mouvement » écrit Isabelle Ursch-Bernier (2005, cf. p. 451). Au XIXe siècle, Mulhouse
devient effectivement une ville industrielle de référence, avec un puissant développement de
la production textile, de la chimie et des constructions mécaniques. Puis le XXe siècle
accumule les difficultés, avec un effacement progressif et très lent des activités, à peine
relayées par l’implantation de firmes décentralisées (comme Peugeot et Rhône-Poulenc) lors
des Trente Glorieuses.
Voici donc une trajectoire industrielle et urbaine que l’on se propose d’examiner
depuis les années 1740 jusqu’en 1902. A cette date, la Société Industrielle de Mulhouse (SIM)
publie un ouvrage de référence qui présente, sur la base (lacunaire) des témoignages et des
37
archives des entreprises comme des familles de la « fabricantocratie », les entreprises
mulhousiennes (Société Industrielle de Mulhouse, 1902). Dans un premier temps, on verra
rapidement les limites des approches descriptives usuelles. Puis la démarche systémique
utilisera des éléments développés à partir de la théorie de l’information. Celle-ci a été
formalisée par le mathématicien Claude Shannon vers 1948 ; en termes simples, il apparaîtra
que moins une observation est probable, plus son observation apporte d'information.
Figure 2 : Nombre de fabriques actives à Mulhouse dans la période 1746-1902
1740 1760 1780 1800 1820 1840 1860 1880 19001789 1849 1871
0
20
40
60
80
100
120
Source : Mercier J.-L. (2006) : Mulhouse, un système complexe ? Conférence CRESAT / UHA 26 juin 2006, 50 p.
Sur une base quantitative, la Figure 2 reprend ce que les historiens savent déjà. Il
s’agit toutefois d’une représentation inédite, fondée sur une courbe dont les points
correspondent au nombre de fabriques simultanément actives chaque année à Mulhouse et
dans ses environs entre 1746 et 1902. Cette courbe montre la croissance générale du système
industriel, avec de petites variations positives ou négatives à court terme. L’enjeu de la
recherche concerne les explications susceptibles d’interpréter cette courbe. C’est pourquoi le
Tableau 1 présente les grands événements qui ont marqué l’histoire de la ville, de 1746 à
1902 et, pour donner une idée d’ensemble de la trajectoire, jusqu’à nos jours. Ces faits ont été
repérés de manière empirique dans l’historiographie ou bien dans l’actualité après 1980. Mais,
à l’intérieur d’une masse de données qualitatives et quantitatives, comment estimer
raisonnablement l’importance respective de chacune d’entre elles ? D’autres données, cachées
dans des publications peu accessibles ou bien encore en débat chez les chercheurs historiens,
ne sont-elles pas plus importantes que celles mentionnées ici ? Et qu’expliquent-elles au
juste ?
38
Tableau 1 : L’histoire industrielle de Mulhouse, éléments de référence Types de périodes
Dates Evénements mulhousiens
Contextes géopolitiques
1746 1798
Débuts de l’indiennage Réunion à la France
Ville indépendante
1812 1822 1825 1853
Introduction de la vapeur École de Chimie Société Industrielle de Mulhouse Construction de la cité-jardin ouvrière
Période
française
1871 1908 1911
SACM Clemessy Aviatik
Période allemande
« Modèle » mulhousien
1920 1924
Rachats par industriels français Potasse nationalisée (MDPA)
1er retour à la France
1940-45 Annexion nazie Région
d’exécution tenue par des groupes
exogènes
1962 1963 1981 1997
Peugeot DMC : siège Paris Faillite de la SACM Echec du Technopôle de Haute-Alsace
2e retour
à la France
L’approche systémique qui s’intéresse à l’auto-organisation procède de manière plus
fine, à la recherche d’observations cachées dans les plis secrets du territoire de référence. Il
faut d’abord construire une courbe robuste qui montre les continuités comme les
discontinuités d’un phénomène (Figure 3). Ensuite, les facteurs explicatifs sont mobilisés,
jusqu’à l’obtention d’un commentaire satisfaisant de la problématique14.
Figure 3 : Information de Brillouin, sont encadrées les périodes d’auto-organisation positives du système mulhousien avec dH/dt >0
Source : Jean-Luc Mercier (2006), id.
14 Telle est l’amorce d’une recherche commune entre la Jeune Equipe 2741 de l’ULP et le CRESAT en juin 2006.
39
En adaptant la théorie de l'information du physicien Léon Brillouin, l’information
contenue dans une année pour un message formé de s fabriques de type Fi est :
BH = (1/N) log2 (N! / (F1! F2! …. Fs!))
F1 = nombre de fabriques de type 1, ... F2 = nombre de fabriques de type 2, ...
N = nombre total de fabriques Dans le cadre d'une hypothèse d'auto-organisation par le bruit provenant de
l'environnement, la dérivée temporelle de l'information doit être positive (dH/dt >0). Par
conséquent, H ne représente pas l'information mais l'incertitude levée pour la réalisation d'un
système parmi un ensemble de possibles. A la base du graphique, le système tend vers un
maximum de simplicité : il est constitué par une seule entreprise en 1746. Lorsque les valeurs
s’élèvent, le système se diversifie, fort d’une centaine d’entreprises et de 18 secteurs
industriels vers 1870.
Figure 4: Mulhouse 1746-1902, variabilités principale et secondaires de l'industrialisation
1740 1760 1780 1800 1820 1840 1860 1880 1900 19201789 1849 18711825
0
1
2
3
4
5
info
rmat
ion
H (b
its)
Sim
plic
ité ..
......
......
......
......
......
......
.. D
iver
sité
0
0.5
1
1.5
2
Red
onda
nce,
D0
(bits
)D
ésor
dre
......
......
......
......
......
......
......
......
......
. Ord
re
HD0R
Source : Jean-Luc Mercier (2006), id.
Une approche analytique fine des ruptures chronologiques est apportée par les courbes
de la Figure 4. On y retrouve la courbe précédente construite avec la courbe H. Une variabilité
secondaire appelée D0 donne une très bonne valeur de la perturbation autour de l’état de
référence H. La comparaison de H et de D0 montre que l'un varie en sens inverse de l'autre, à
deux valeurs identiques de H peuvent correspondre deux valeurs différentes de D0 ; ces
40
relations s'écrivent : H = Référence - D0 et Référence = ∑ pi log2(1/pbi). Les pi sont les
proportions de la iéme variable, avec une condition de normalisation : ∑ pi = 1. La somme se
fait sur toutes les variables. D0 représente tous les termes en expansion de la série de H au
delà du premier ordre d'où D0 = ∑ pi log2(pi/pbi). Cette variabilité secondaire agit
probablement à une autre échelle spatiale et temporelle, car si H est l'information totale, D0
est l'information locale. R est la redondance dans le système au sens de Shannon R = 1 -
(H/Hmax) et représente l'inverse du nombre de connexions dans le système. La courbe R
apparaît moins oscillante que la précédente. C’est sur ces bases que peut intervenir la
réflexion historique (Figure 5). Quels sont les arguments éclairant les variations des courbes ?
Pourra-t-on proposer des tranches chronologiques cohérentes ? Revisiter l’histoire par rapport
à ce qui semble acquis ? Et d’un point de vue spatial, peut-on relier tout ceci à l’expansion du
« modèle » mulhousien ? Figure 5 : Les périodes d’auto-organisation et l’essaimage des industries mulhousiennes 1 et 2. Dès 1730, plusieurs foyers émergent, d’abord sur le piémont des Vosges (Masevaux et Thann) et à Mulhouse, avec quelques tentatives locales parfois antérieures à celles des mulhousiens. Puis leur ville devient un centre d’impulsion, fort de ses capitaux et de ses réseaux sociaux connectés sur Bâle. Un axe principal se développe entre Mulhouse et la vallée de Thann ; des axes secondaires vont vers Guebwiller la vallée de Munster en évitant Colmar, vers le Sundgau via Altkirch, vers le Rhin avec Chalampé et vers l’agglomération bâloise avec Saint-Louis en France et Lörrach en Allemagne.
>15 0 - 25 0 m
>25 0 - 50 0 m>50 0 - 10 00 m
>10 00 m
0 30 km
[ 1780 ; 1790 ][ 1770 ; 1780 [
[ 1760 ; 1770 [[ 1750 ; 1760 [[ 1740 ; 1750 [
[ 1730 ; 1740 [
1. La période de la petite république
Munster
ChalampéWesserling
MasevauxCernay
Mulhouse
Altkir ch
Seppois- le-Bas
Sierentz
Bitschwiller-lès-Thann
Illzach
Bollwiller
Lörrach
Données : SIM, 1902
[ 1810 ; 1820 [
[ 1800 ; 1810 [
[ 1790 ; 1800 [
2. La Révolution et l’Empire
SoultzmattKruth
Fellering
Urbes
Lucelle
St.LouisCarspach
Lutterbach
[ 1730 ; 1790 [
Guebwiller
Pfastatt
Rixheim
Thann
Ensisheim
Witte lsheim
Issenheim
Rappel
41
3 et 4. En 1820, les principaux sites sont fixés. Jusqu’en 1850, pour leurs nouvelles implantations, les investisseurs s’intéressent au nord du département ; Colmar et Sainte-Marie-aux-Mines entrent dans la dynamique mulhousienne. Les implantations se densifient dans le triangle Mulhouse – vallée de Guebwiller – vallée de Masevaux. Logiquement, la première ligne de chemin de fer vient relier les deux principaux pôles, Mulhouse et Thann, dès 1839 ; mais le canal du Rhône au Rhin n’a aucun effet sur les localisations industrielles.
[ 1840 ; 1850 [
[ 1830 ; 1840 [
[ 1730 ; 1830 [
4. La France de Charles X et de Louis-Philippe
JungholtzFellering
Sew en
3
7
1841
1841
1829
1834
1839
Linthal
Sentheim
Logelbach
Réguisheim
Rougemont- le-Ch.
Roppentzwiller
[ 1820 ; 1830 [
3. La Restauration
Sainte-Marie-aux-Mines
Ribeauvillé
Colmar
Tagolsheim
[ 1730 ; 1820 [
1 - Steinbach2 - Uffholtz
Modenheim
Pont d’Aspach
Moosch
1 2
5 et 6. D’un point de vue spatial, la dynamique principale se poursuit : les implantations continuent à se développer dans le polygone délimité par l’agglomération mulhousienne, Guebwiller, Thann et Masevaux. En 1871, le changement de nationalité correspond à une période de moindres créations. Resté français, le Territoire de Belfort reçoit des firmes importantes comme DMC dans le textile et la SACM dans les constructions mécaniques (Alstom et General Electric y sont aujourd’hui les héritiers de la SACM) mais on ne peut pas évoquer de transferts massifs de l’autre côté de la frontière. Dans l’ex-Haut-Rhin intégré au Reichsland Alsace-Moselle, la dynamique apparaît asthénique.
3
71896
7
[ 1860 ; 1870 [
[ 1850 ; 1860 [
[ 1730 ; 1850 [
5. Le Second Empire
Waldighoffen
Soppe-le-Haut
Huningue
Sausheim
1- Froeningen2- Reiningue3- Heimsbrunn4- Lauw5- Mor tzw iller6- Ruelisheim7- Bourbach-le-Bas8- Goldbach9- Wuenheim
5
7
1863
1858
[ 1890 ; 1900 [
[ 1880 ; 1890 [
[ 1870 ; 1880 [
[ 1730 ; 1870 [
6. La période allemande
1871
Le Bonhomme
MuhlbachWildenstein
Etueffont
Valdoie
Belfort
1878
1892
Battenheim
14 3
26
8 9
Marckolsheim
RanspachStaffelfeldenWittenheim
42
Au sein des périodes d’auto-organisation (cf. les Figures précédentes), les évolutions
peuvent être analysées en termes d’émergences et de bifurcation 15 selon une fiche de
référence :
Période auto- Désignation ……………………..……. organisée Durée ……………………..……. Extension territoriale ……………………..……. Emergence Date ……………………..……. Description ……………………..……. Rôle du bruit ……………………..……. Boucles de Date ……………………..……. rétroaction Description ……………………..……. positives Rôle du bruit ……………………..……. Boucles de Date ……………………..……. rétroaction Description ……………………..……. négatives Rôle du bruit ……………………..……. Bifurcations Date ……………………..……. éventuelles Description ……………………..……. Rôle du bruit ……………………..……. Fin de la Date ……………………..……. période d’auto- Description ……………………..……. organisation Rôle du bruit ……………………..…….
Au final apparaît un enjeu scientifique important. Si la méthode fondée sur la théorie
de l’information est fiable, alors il doit y avoir une correspondance entre les travaux des
historiens et les courbes de référence. Mais si des événements apparaissent inclassables, alors
un débat doit être ouvert entre historiens et géographes. En outre, les explications devraient
pouvoir déboucher sur une meilleure connaissance des districts industriels ainsi que sur les
problématiques de la ville-Etat, voire de la définition d’un certain nombre de phénomènes :
- A l’intérieur d’un territoire, le phénomène industriel apparaît en renouvellement
permanent. Et si le changement de système était la norme et la stabilité apparente
comme la chose à expliquer ?
- Quel est le rôle joué par les frontières nationales en tant que limites ou discontinuités ?
Sont-elles des barrières ou au contraire un accélérateur du développement ? Comment
comprendre les changements de nationalité ?
- Comment articuler la taille (démographique) de Mulhouse avec les émergences et les
stagnations ?
- Quel est l’intérêt de comparer Mulhouse et Bâle, deux villes proches d’une trentaine
de kilomètres ? La ville suisse est entrée en croissance un quart de siècle après
15 Avec une pondération introduite au paragraphe précédent.
43
Mulhouse ; jusqu’à nos jours, elle ne cesse de s’auto-organiser, contrairement à sa
voisine française.
- Que pourraient être l’ordre et le désordre au sens historico-géographique régional ?
1.3 Limites, frontières et emboîtements
Après l’examen de l’apport potentiel du quantitativisme, une approche qualitative
mérite à son tour d’être tentée. Les systèmes s’inscrivent dans des aires aux contours très
variables. Aréolaires, ils apparaissent denses et compacts. Réticulaires, ils concernent des
pôles relativement éparpillés et séparés par des vides relatifs. Les frontières constituent un cas
particulier de limite ; elles résultent de la volonté des Etats alors qu’une limite, de manière
plus générale, introduit une discontinuité entre des systèmes. Les limites constituent des
objets en soi, inscrits dans une structure géographique comme dans le champ sémantique.
Elles sont nettes et linéaires, ou bien elles sont floues quand elles s’établissent sur une
certaine profondeur spatiale.
Du fait de la dévaluation des frontières nationales, il est possible d’envisager de
nouvelles définitions, comme par exemple celle de la FLD (frontière / limite /
discontinuité) 16 . Cette FLD résulte du fonctionnement des systèmes complexes en
l’occurrence étatiques ou supra-étatiques ; elle révèle en retour les systèmes qui la bordent.
Comment émerge une FLD, comment le fonctionnement du système peut-il les déplacer ? La
FLD elle-même ne peut-elle pas être considérée comme étant au centre d'un nouveau système,
et non sur les marges de deux systèmes, avec la possibilité d’y voir des processus originaux ?
Elle peut finalement être considérée comme étant un système en elle-même.
L’approche du phénomène frontalier et transfrontalier est abordée par le champ
conceptuel ; celle de limite est examinée à travers un cas concret.
1.3.1 Un schéma théorique régional
La frontière fonctionne en tant que discontinuité politique, résultat d’une construction
historique. Elle engendre des effets puissants avec un marquage évident. Le rideau de fer de la
guerre froide et le mur d’Ariel Sharon en sont des manifestations paroxystiques. De manière 16 Ce concept a été en discussion au sein de la Jeune Equipe 2741 de l’ULP, Strasbourg, novembre 2005.
44
moins dramatique, les Etats se plaisent à mettre leur frontière nationale en scène, avec un
appareillage composé de douaniers, panneaux, guérites, temps d’attente et interrogations
rituelles – comme s’il fallait satisfaire à une initiation avant de pouvoir pénétrer dans un autre
pays. En France, la notion de frontière est apparue au milieu du XVe siècle lorsque Louis XI a
doté certaines villes-frontière de remparts et de garnisons. Avec Louis XIV, la frontière a pris
sa définition westphalienne en tant que ligne solidement défendue (le « pré carré » de
Vauban), éventuellement mobile du fait des guerres de conquête. La ligne de la frontière
nationale vient alors briser un territoire déjà organisé en tant que tel, comme le monde rhénan
ou encore la Catalogne. En ce sens, cette ligne est à présent dévaluée avec l’émergence d’entités tendant vers
la supranationalité. La frontière se définit en outre par son caractère multiscalaire,
contrairement à la limite : ses effets se produisent quelle que soit la portion de territoire prise
en compte. Ainsi, le protectionnisme sépare les marchés nationaux ; localement, le
contrebandier introduit une rétroaction négative.
Figure 6 : Trois approches pour la définition de la frontière
Sur le terrain, les régions frontalières et transfrontalières peuvent se concevoir de trois
manières différentes (Figure 6). En tant que ligne, la frontière sépare des territoires qui
n’entretiennent que peu de relations. Celles-ci voient s’opposer le mode de fonctionnement
légal (sous le contrôle des douanes, parfois de l’armée) et les stratégies de contournement qui
en résultent (comme la contrebande ou l’immigration clandestine). En tant qu’espace, la
frontière génère un territoire interface ; de part et d’autre de la ligne, sur une profondeur
donnée par l’histoire, des caractéristiques propres aux deux voisins s’inscrivent dans le
paysage et dans les structures sociales (en Pologne, la Silésie s’affiche avec le slogan « un
pont pour l’Europe » ; elle met un poète en avant, Josef von Eichendorff, qui a écrit en
polonais et en allemand ; et l’évêque d’Opole (Oppeln), sur l’Odra (Oder), insiste sur la
troisième dimension, tchéco-morave, de la conscience silésienne). Enfin, la ligne de la
45
frontière introduit une discontinuité entre les aires-systèmes ; les juridictions diffèrent, tout
comme les réseaux physiques et sociaux ; ainsi, dans le cadre de la construction européenne,
les connexions à établir butent sur de nombreux obstacles, même si la ligne de la frontière est
devenue complètement poreuse.
Les facteurs de structuration des territoires transfrontaliers peuvent être regroupés
dans trois rubriques différentes : La géographie des représentations et des espaces vécus
Au-delà de la ligne, l’Autre réside dans un Ailleurs mal connu. Les perceptions se
fondent ainsi sur la mémoire collective et sur les stéréotypes divers qui encombrent les esprits
(avec de nombreux jugements de valeur). La connaissance objective des voisins peut
néanmoins devenir une réalité lorsque l’information se répand aisément. Les habitants
fréquentent la région voisine de plusieurs manières. Lorsqu’ils sont travailleurs frontaliers, ils
se rendent chaque jour ouvré dans le pays voisin où ils trouvent un emploi, parfois de
meilleurs salaires ou encore des conditions de travail plus attractives. Depuis peu, un biais
statistique concerne le nombre de travailleurs frontaliers. Attirés par le moindre coût foncier
de la France, des ménages étrangers résident du côte français et continuent à travailler (et à
utiliser les services) dans leur pays d’origine. Par ailleurs, les ménages utilisent la région
voisine pour la chalandise et le tourisme. L’attrait de l’interdit (l’autoroute allemande sans
limitation de vitesse, le deltaplane autorisé en France et interdit en Allemagne, les drogues
légalisées en Suisse) et l’attractivité des prix attractifs peuvent stimuler le phénomène. L’euro
accélère le mouvement.
Le territoire des entreprises
Les investisseurs utilisent la frontière comme un filtre. Dans le cas de la
maquiladorisation, ils utilisent les coûts comparatifs (la recherche des coûts de production les
plus faibles) dans le but d’optimiser leur outil productif. Les fonctions stratégiques restent
alors dans le pays le plus riche et les fonctions d’exécution sont localisées dans le pays moins
riche. Ou bien, la frontière permet de jeter une tête de pont vers le marché national voisin sous
forme d’installations logistiques, de centres de production, de directions marketing ou de
recherche dédiés aux spécificités d’un autre marché national. « Il va falloir aller de l’avant,
déclare Carlos Ghosn, patron de Renault et de Nissan, en considérant la planète comme un
marché, tout en respectant les identités nationales. C’est un élément de management
fondamental pour le XXIe siècle. La question n’est pas de choisir entre patriotisme et
46
globalisation. En tant qu’entreprise, nous devons traiter les deux ! » 17 . Les régions
transfrontalières sont directement concernées par cette stratégie mais elles n’en ont pas
l’exclusivité ; l’ensemble de l’espace national peut devenir un territoire transfrontalier avec
des fonctions d’organisation attirées par les aménités des métropoles pendant que les
fonctions de production se disséminent vers les régions de faible coût.
Le territoire institutionnel
Les Etats et les collectivités peuvent réagir en amont ou en aval des processus
régionaux de mise en frontière. Ainsi, le processus peut être construit par le haut (lorsque
deux pays ou bien encore l’Union européenne, voire le Conseil de l’Europe, demandent à
leurs régions frontalières de coopérer) ou par le bas (lorsque les régions prennent les devants
et poussent leurs Etats vers l’aménagement de la législation en ce sens). Après un certain
temps, cette mise en relation haut - bas peut s’inverser. Dans le Rhin supérieur, Pamina,
création étatique franco-allemande, se construit à présent par la base ; au contraire, la Regio
TriRhena, partie de la base, tend à s’essouffler. Dans tous les cas de figure, il s’agit d’un jeu
d’acteurs multiniveaux, associant les différents niveaux institutionnels, depuis l’Union
européenne jusqu’aux communes.
Ces trois facteurs de structuration peuvent s’organiser selon trois types de scénarios :
- La double mise en périphérie : on observe une partition de l’espace
frontalier de part et d’autre de la coupure historique. Les processus de
métropolisation désarticulent alors la région au profit d’une double
polarisation extérieure selon des dynamiques de type centre -
périphérie. Malgré la porosité de la frontière, un double cul-de-sac
persiste du fait de la mémoire inscrite dans les réseaux.
L’intégration dissymétrique : l’un des centres extérieurs réussit à
affirmer sa primauté économique, financière ou culturelle. Par
conséquent, sa capacité organisationnelle conduit à intégrer l’ensemble
de l’espace transfrontalier dans sa périphérie. Il bénéficie alors des
retombées apportées par la nouvelle puissance exogène dont il dépend.
La ligne de partage se déplace vers la métropole perdante, dont la zone
d’influence se contracte.
17 Interview de Carlos Ghosn, Le Monde, 14 juillet 2006, p.1 et 10.
47
- La territorialisation : les réseaux développent des synergies et font
émerger un ou plusieurs systèmes autocentrés. Les systèmes productifs
locaux, les systèmes locaux d’innovation, les réseaux de villes en sont
les incubateurs et les porteurs. Du fait de la montée en puissance des
nouveaux réseaux, l’organisation devient multipolaire. La coupure
historique s’efface progressivement mais chaque portion d’espace
conserve une personnalité culturelle. Résultat de l’œuvre volontariste
portée par un lobby territorial, le processus aboutit à la maîtrise de la
gouvernance du territoire par lui-même. 1.3.2 Un exemple de limite : accessibilité des quartiers et stigmatisation
La notion de limite apparaît comme une discontinuité qui se différencie de la frontière.
Il n’est pas question ici de changement de territoire national, donc de système juridique et
culturel radicalement différent. Mais comme dans le cas de la frontière, il y a bien une
coupure ; mise en valeur par les territoires statistiques, elle peut devenir le support d’un
clivage juridique et finalement s’identifier à un nouveau territoire. Ainsi, en France, les Zones
Franches Urbaines (ZFU) ont été décelées au sein des Zones Urbaines Sensibles (ZUS)
reconnues elles-mêmes sur la base des analyses socio-économiques de l’INSEE.
L’exemple de Mulhouse montre comment, en 2006, de nouvelles limites émergent à
l’intérieur d’une ville à la faveur de la mise en œuvre du réseau de tramway. Au même
moment, la mairie mulhousienne a adhéré à un programme de recherche piloté par le Conseil
de l’Europe ayant le bien-être social comme thème18. Dès les premières réunions de travail,
les personnes en contact direct avec les réalités sociales ont évoqué le problème de la
stigmatisation. Pour les sociologues, ce phénomène apparaît lorsque des marques sociales
dévalorisantes se trouvent associées à des individus ou à des groupes. Les personnes
concernées éprouvent des sentiments de gêne et de ressentiment, et manifestent des
comportements d'abandon, d'exclusion ou de rejet. La stigmatisation produit des sentiments
de vulnérabilité, de honte, et des comportements de retrait, d'entraide, ou parfois d'agression.
Il en résulte des stratégies d’intériorisation, voire de revendication ou de surenchère, mais
aussi des stratégies de neutralisation, de déplacement ou de retournement du discrédit
(Goffman, 1993).
18 Elaboration concertée des indicateurs de la cohésion sociale, guide méthodologique, Editions du Conseil de l’Europe, Strasbourg 2005, 234 p.
48
En contrepoint d’un enthousiasme général observable dans la ville lors de
l’inauguration du tramway, des remontées d’informations négatives ont été constatées par le
groupe de travail ; la presse locale en a fait autant avec des interviews pouvant témoigner
d’une réelle détresse de la part de personnes à la mobilité réduite. Ces critiques sont venues de
la part d’habitants placés à l’écart des deux lignes, dans des secteurs de connectivité faible ou
nulle. Une innovation globalement bien accueillie peut donc renforcer un problème de
discrimination socio-spatiale alors que, paradoxalement, l’usage du tramway est destiné à tous
les habitants. Dans cette ville de relative petite taille (environ 2240 ha), le système de
transport collectif précédent était fondé uniquement sur les autobus ; un maillage relativement
serré de lignes mettait les différents quartiers sur un pied d’égalité. Du fait de l’absence de site
propre, la vitesse de circulation était lente ; le temps d’accès au nœud du système, placé hier
comme aujourd’hui à la Porte Jeune, était grosso modo proportionnel à la distance du lieu de
résidence. A présent, les deux lignes de tramway, en forme de croix, introduisent une forte
discrimination dans les mobilités (Tableau 2).
Tableau 2 : Anciens et nouveaux temps de parcours (en minutes) entre les terminus de tramway et la Porte Jeune à Mulhouse Autobus Tramway Rattachement 19 9 Nouveau Bassin 6 4 Gare 9 4 Coteaux 23 13 NB Les arrêts ont été légèrement déplacés en 2006. Données : Soléa, 2005 et 2006
Une enquête de l’Agence de Développement et d’Urbanisme de l’Agglomération
Strasbourgeoise (ADEUS) a pu montrer que certaines catégories de personnes hostiles aux
déplacements en autobus (les hommes, par exemple), montent facilement dans le tramway19.
Outre les gains de temps, son confort est supérieur à celui de l’autobus ; comme à Strasbourg,
les rames mulhousiennes disposent d’un écartement SNCF qui permet de vastes habitacles ; le
rail en site propre génère peu d’arrêts ou de freinages plus ou moins inopinés. Enfin, en tant
que symbole de renouveau urbain, la fréquentation du tramway apporte un avantage
emblématique, renforcé par la beauté des arches de Buren dans les stations et par une voierie
requalifiée et fortement végétalisée. Les usagers habitant à proximité des lignes voient donc
leurs mobilités en transport en commun nettement favorisées.
19 Synthèse enquête ménages déplacements 1997, 8 fiches, Strasbourg, ADEUS 2001.
49
La Figure 7 montre les quartiers mis à l’écart par le tramway. Leur profil est
diversifié. Au sud, les collines du Rebberg correspondent à un quartier d’habitat très
résidentiel et peu pourvu en services, à l’exception du zoo et de l’hôpital du Moenchsberg. Au
nord, le terminus de tramway de la Place du Rattachement se situe dans le cœur historique de
Bourtzwiller20, alors que le parc HLM des années 1930 à 1970 (le quartier Brossolette) se
situe en zone d’ombre. Au nord-ouest, un ensemble composite rassemble des usines avec un
périmètre classé Seveso 2 (Rhodia), de l’habitat populaire ainsi que le Technopôle de la Mer
Rouge (de fait, ce dernier constitue une zone disparate d’activités et de commerces, débordant
vers la ZFU, avec de rares entreprises de haute technologie). L’ensemble de ces quartiers est
connecté à des stations de tramway par des lignes d’autobus ; mais dans bien des cas, en
comptant le temps d’attente à l’arrêt d’autobus, celui du déplacement en bus, celui de l’attente
due à la rupture de charge avec le tramway, l’usager ne se déplace pas plus vite qu’à pied
entre son lieu de départ et sa montée dans le tramway. Enfin, ces quartiers ne sont pas
concernés par les projets d’extension du réseau.
Figure 7 : Les distances-temps induites par le tramway à Mulhouse
Nouveau Bassin
Gare
Coteaux
Rattachement
Hôpital
Musées
Noeud central et terminus du tramway
Terminus d’autobus (Mulhouse)
Données : Soléa, été 2006
Porte Jeune
Panorama
Camus
0 à 5 minutes
5 à 10 minutes
10 à 15 minutes
15 à 20 minutes
plus de 20 minutes
Meilleur temps de trajet théoriquepar rapport à la Porte Jeune,en tramway et à pied
0 2,5 km
Par conséquent, l’effet pervers peut se produire. Certains habitants ont le sentiment
d’être « mis de côté » à la faveur d’une innovation majeure dans la vie de la cité. Le quartier
résidentiel du Rebberg est déconnecté de l’espace public, ce qui ne peut que le conforter dans
sa propension à la constituer une communauté résidentielle fermée. Si les habitants de la ZUP
des Coteaux sont pleinement intégrés à la ville par le tramway, ailleurs la stigmatisation
20 La commune de Bourtzwiller a été rattachée à Mulhouse en 1947, après un référendum favorable.
50
négative peut produire ses effets, tels que les sociologues les décrivent. Venu pour
l’inauguration du tramway, le président de la république avait salué une « vision porteuse de
solidarité et d’avenir »21. Il apparaît que le pari de redonner de la cohérence sociale et de
susciter une fierté partagée n’est pas acquis d’avance.
1.4 Centres, périphéries, marges
Tel qu’il est expliqué dans les dictionnaires de géographie successivement publiés, le
terme de « marge » occupe une place de moins en moins enviable. Pour Pierre George (1974),
il s’agissait d’une « zone de bordure et de transition, à l’égard de phénomènes intégralement
réalisés à l’intérieur de cette zone ». La définition concernait la géographie physique et
économique ; on en retient l’idée d’un espace influencé par au moins deux « zones ». Par la
suite, « Les Mots de la géographie » (Brunet, 1992) présente la marge comme une « bordure,
limite dotée de quelque épaisseur et considérée comme en position de subordination ; v.
périphérie, marche (...) » ; on y fait remarquer que « la marge contient une idée d’espace
blanc, vide, libre » mais on en reste à l’idée où la « marge », la « marche » et la
« périphérie » semblent plus ou moins synonymes ; ainsi, le terme a perdu de sa précision par
rapport à l’ouvrage précédent. Enfin, dans le « Dictionnaire de la géographie et de l’espace
des sociétés » (Lévy, Lussault, 2003), pourtant copieux et actualisé, aucun article ne traite de
la marge. Le mot appelle des concurrents et des compléments, à partir de son étymologie
(marche, marché, margrave, marquis) ou bien venant d’ailleurs (confins, cul-de-sac, enclave,
enclosure, finisterre, isolat, région (trans)frontalière). Cette plasticité et ces lacunes font que
chaque auteur sculpte légitimement la marge à sa façon, quelque part dans le champ de la
relation centre-périphérie. Les significations tournent autour des notions de périphérie
intégrée, de périphérie délaissée (Vergnolle-Mainar, Sourp, 2004) ou d’espace interface
(Fleury, 2003). Souvent, les auteurs hésitent : l’espace qui les préoccupe est-il un vide, un
plein, une transition ou peut-être tout cela à la fois (Geronimi, 2003 ; Girault, 2003) ? A la
suite logique des travaux universitaires, les manuels scolaires répandent ainsi des notions plus
ou moins floues auprès du plus grand nombre22. Il s’agit donc de préciser le champ conceptuel des espaces de marge. Jean-Jacques
Bavoux (1993a/b) avait évoqué la contradiction observable dans l’espace intermédiaire (ou
21 Jacques Chirac, dans L’Echo Mulhousien, juin 2006, p. 18. 22 En Terminale de lycée, le manuel de Bréal évoque « les périphéries : une grande partie du monde est située en marge des principales aires de puissance », cf. Géographie Terminales 2004, p. 23.
51
d’entre-deux) qui tient le milieu entre deux ou trois systèmes annulaires centre / périphérie.
On y observe une zone de chevauchement et de développement de flux entre deux centres,
donc un espace d'indécision et de compétition, d'autant plus que dans la vie courante les
mailles apparaissent floues et que les comportements correspondent à des critères autant
subjectifs que rationnels. L’entre-deux constitue une perte de temps, voire un obstacle,
éventuellement matérialisé par un passage de frontière ou même bouché par le front de la
guerre. Le groupe RITMA (2001) a lui aussi posé la question de la marge et même des marges
en mettant deux caractéristiques en avant : l’espace de marge est une sorte de périphérie
lointaine et faiblement polarisée ; en même temps, il fonctionne comme une interface aux
polarisations doubles ou multiples. Quel que soit le « style » qu’ils utilisent (Barnes, 2004), les géographes cherchent à
« trouver des règles d’organisation de l’espace et une explication logique de la diversité »
(Bonnamour, 2000). Il s’agit par conséquent de clarifier les relations qui structurent les
systèmes centre / périphérie / marge à travers l’observation des dynamiques qui les traversent.
1.4.1 Centre et périphérie : un modèle incomplet
Dans les années 1950, Alfred Sauvy avait lancé l’expression « tiers monde » sur le
modèle du tiers état de 1789, une expression rapidement traduite dans les langues de travail de
l’ONU. Dans le même temps étaient apparus des intellectuels tiers-mondistes, comme certains
poètes (au Sénégal, Léopold Senghor, inventeur de « l’afro-asiatisme » lors de la conférence
de Bandung en 1955 ; aux Antilles, Aimé Césaire, l’un des fondateurs de la négritude), des
économistes (Samir Amin, François Perroux), des psychiatres (Franz Fanon) ou encore des
architectes (Fernand Pouillon). D’emblée, le monde a été défini sur une ambiguïté : les pays
du tiers-monde étaient-ils des périphéries destinées à intégrer le centre capitaliste ou le centre
communiste, ou bien devaient-il construire une troisième voie, où ils auraient émergé en
s’inspirant des deux systèmes à la fois ? Hier comme aujourd’hui, l’espace mondial est-il
structuré par la seule relation centre-périphérie ? Ou bien existe-t-il une place pour quelque
chose d’autre ?
L’articulation centre - périphérie décrit un monde dual (Figure 8). Le centre peut
s’intituler de diverses manières : le Nord, les pays riches ou encore les Pays Développés à
Economie de Marché (PDEM). La périphérie se confond avec le Sud, le tiers monde, les pays
52
sous-développés ou en voie de développement 23 . Depuis la Renaissance, plusieurs
paradigmes se sont succédé dans le tiers monde sans altérer le fonctionnement systémique où
le centre reste le centre et la périphérie la périphérie, avec l’économie de comptoir,
l’esclavagisme, le colonialisme, le néo-colonialisme (les indépendances politiques mais non
économiques dénoncées par Patrice Lumumba), enfin la mondialisation. La plupart des
auteurs constatent que le centre est autocentré, c’est-à-dire qu’il se développe pour son propre
profit ; il possède une petite périphérie en son sein, composée d’exclus, hommes ou
territoires. La périphérie est extravertie : elle ne se développe qu’au profit du centre et
capitalise des éléments de progrès économique et social pour ainsi dire par accident. Elle
intègre un petit centre, généralement situé dans la capitale économique ou politique, avec ses
beaux quartiers, sa bourgeoisie compradore et d’Etat. La périphérie vend des produits bruts au
centre (minéraux, agriculture de plantation, main-d’œuvre sans qualification) ; le centre lui
vend des produits fabriqués, y exporte des capitaux et ses valeurs culturelles.
Figure 8 : L’échange inégal Nord – Sud, le cas de l’Afrique subsaharienne
Centre
Périphérie
Echange inégal
Nord
S u d
Exemple de l’Afriquesubsaharienne :
valeur des importations :produits manufacturés 75%produits alimentaires 13%énergie 12%
valeur des exportations :matières premières 95%autres 5%
Données : CNUCED 2002
Cen
tre
Pé
rip
hé
rie
A partir de ce constat, deux interprétations se sont opposées. Pour les marxistes,
l’écart de richesse entre le centre et la périphérie était condamné à se creuser du fait de
l’échange inégal. En son temps, Ernesto « Che » Guevara y voyait une opportunité politique.
« La lutte de masse dans les pays sous-développés, qui ont une population fondamentalement
paysanne et de vastes territoires, doit être menée par une petite avant-garde mobile : la
guérilla, établie au sein du peuple, qui [..] catalysera la ferveur révolutionnaire dans laquelle
le pouvoir d’Etat s’écroulera sous la force d’un seul coup, bien porté et au moment
opportun » (Guevara, 1997).Voulant multiplier les Cuba, il comptait sur le prolétariat des
23 Cf. Albertini J.-M. (1972), Les mécanismes du sous-développement, Paris Les Editions ouvrières, 338 p. ; Strahm R. (1978), Pourquoi sont-ils si pauvres ? Neuchâtel A La Baconnière, 146 p. ; Ziegler J. (1978), Main basse sur l’Afrique, Paris Le Seuil, 285 p. ; Dumont R. (1980), L’Afrique étranglée, Paris Le Seuil, 265 p.
53
pays du Sud pour mener à bien la révolution mondiale grâce à une stratégie d’encerclement
périphérique. Mais pour les économistes libéraux, l’écart peut se combler entre riches et
pauvres à condition que les forces du marché puissent être actives. En jouant sur les avantages
comparatifs, les pays du tiers monde peuvent acclimater les industries de main-d’œuvre, ce
qui génère une épargne, donc des investissements allant vers des industries de capitaux avec,
en fin de compte, un développement généralisé du pays. Les anarchistes du début du XXe
siècle peuvent-ils mettre tout le monde d’accord ? Pour Kautsky, un cartel mondial unique
finira par émerger, substituant son plan de croissance aux errements du marché, aléatoire et
imparfait (Michalet, 1985). La géographie du monde contemporain hésite : submergés par la
marée démographique, les indicateurs économiques de l’Afrique subsaharienne régressent
dans leur ensemble ; au contraire, les Nouveaux Pays Industrialisés d’Asie (NPIA) sont
devenus des puissances industrielles (mais leur marché a été encadré par l’Etat pendant
plusieurs dizaines d’années, ce qui ne correspond pas à la vulgate libérale). La relation centre / périphérie est correctement énoncée quand on considère les
données agrégées de l’Afrique subsaharienne. Mais selon la CNUCED, 40% des échanges
mondiaux se font à présent dans le sens Sud-Sud. La montée en puissance de nouveaux pays
comme la Chine, l’Inde ou encore le Brésil perturbe le modèle d’autant plus que ces
Nouveaux Pays Industriels (NPI) associent des caractéristiques typiques des centres (comme
des territoires riches de technologie ou de fonctions financières) à celles des périphéries (la
pauvreté des populations). Ainsi, la Chine est-elle encore une périphérie, « l’atelier du
monde » comme on l’a souvent écrit, ou bien est-elle déjà un nouveau centre ?
Contrairement à l’explication du monde fondée sur la relation centre / périphérie, des
travaux déjà anciens font référence à un monde plus complexe. Ils permettent d’introduire la
notion de marge dans les systèmes territoriaux. Fernand Braudel avait proposé une approche
géohistorique où une économie-monde donnée correspond à une aire économique et culturelle
identifiable. Elle contient un centre, une périphérie et des marges. Au sein même du centre, il
existe un ou plusieurs cœurs, c’est-à-dire des villes-monde qui tirent leur puissance de leur
intégration au commerce mondial. Ainsi, « la splendeur, la richesse, le bonheur de vivre se
rassemblent au centre de l'économie-monde, en son cœur. C'est là que le soleil de l'histoire
fait briller les plus vives couleurs, là que se manifestent les hauts prix, les hauts salaires, la
banque, les marchandises « royales », les industries profitables, les agricultures capitalistes ;
là que se situent les points de départ et les points d'arrivée des longs trafics, l'afflux des
métaux précieux, des monnaies fortes et des titres de crédit. [..] Les libertés » s'y logent »
54
(Braudel, 1985a). La région de type « centre » correspond à la zone d’influence du cœur.
Irriguée par les voies de communication et les réseaux commerciaux, structurée par une bonne
gouvernance, elle rassemble des réseaux urbains métropolitains, des campagnes riches et
peuplées. Puis viennent les périphéries qui sont des concurrents et des émules du centre. Tout
baisse d’un ton : les échanges sont imparfaits, les industries restent traditionnelles,
l’agriculture est routinière et le niveau de vie médiocre. Enfin, les marges se caractérisent par
la faiblesse de leur peuplement, par l’agriculture de plantation servile ou esclavagiste, par
l’exportation de produits bruts vers les espaces centraux et périphériques ; elles se situent à la
lisière du monde occidental, en prise sur des Ailleurs. Sur la base de ces réflexions, il devient possible de proposer un tableau synthétique
des facteurs structurants des espaces qui intègre les facteurs économiques, démographiques et
institutionnels (Tableau 3). Il apparaît notamment que les métropoles et les régions jouent un
rôle déterminant alors que le modèle centre-périphérie s’appuie d’abord sur le cadre des Etats.
Tableau 3 : L’échelle monde et l’actualisation des territoires braudéliens Points forts Centre (cœur) Centre Périphérie Marge Activités Commandement,
finances Fortes valeurs
ajoutées Activités
traditionnelles Main-d’œuvre,
ressources naturelles Innovations Fortes Possibles Imitation Néant Démographie Vieillissement Vieillissement Nombreux
actifs Baby boom
Organisation politique
Liberté et tolérance
Démocratie Régimes autoritaires
Dictature ou vide étatique
Autres appellations
Archipel des villes-monde
PDEM, Nord, pays riches
NPI, pays émergents
Pays les Moins Avancés (PMA)
1.4.2 Emboîtements
Le modèle centre-périphérie propose une lecture à l’échelle globale. L’approche
braudélienne, elle, s’en tient à l’échelle des aires des différentes civilisations. Walter
Christaller a posé le problème de la région au sein d’un Etat européen. Le groupe RITMA
(2001) s’est intéressé à de petites régions situées dans des interstices entre les métropoles.
Toutes ces réflexions laissent entendre que les marges semblent vouloir s’emboîter à
différentes échelles, ce qui rejoint par ailleurs les travaux dédiés aux fractales qui ont mis la
notion d’invariance d’échelle en évidence.
55
Peut-on valider des espaces de marge de taille très variable, allant de micro-territoires
à l’échelle du monde entier ? Risquons deux exemples de dimension très différente (Figure 9).
A très petite échelle, la région hypercontinentale de l’Asie se nomme le Turkestan pour les
Russes et le Xinjiang pour les Chinois. Les distances sont considérables en allant vers les
métropoles de Pékin, Moscou, Istanbul et Bombay. Colonisé successivement par les deux
empires russe et chinois, le Xinjiang regroupe une population majoritairement turcophone
égrenée le long de l’ancienne Route de la Soie. Seuil et voie de passage, la région a été
déclassée au début du XXe siècle par le chemin de fer transsibérien, puis par les rivalités
politiques entre les communistes russes et chinois. Ainsi, selon les stratégies des centres et
l’équilibre relatif de leurs forces, le Xinjiang connaît une forte croissance quand il y a
prospérité commerciale ou volonté de colonisation. A l’inverse, il peut sombrer dans le
marasme et le déclin avec la fermeture des frontières, ou encore à travers les luttes entre les
colonisateurs du moment et les populations autochtones.
Figure 9 : L’invariance d’échelle à travers deux exemples
Ancienne voie romaine du Rhin au Doubs
0 5 km
Chemins baliséspar le Club Vosgien
(grands axes)
Galgen403 m.
BeijingMoscou
Istanbul
Mumbay
Urumqi
35
00
km
2500 km
5500 km
4000 km Vallée de l’Ill : N 432, chemin de fer Paris-Mulhouse, canal du Rhône-au-Rhin
Zillisheim
Flaxlanden
Illfurth
Luem schwiller
Steinbrunn-le-Haut
Steinbrunn-le-Bas
Bruebach
Brunstatt
Limites :- de 8 communes- de 2 pays
EPCI
(Mulhouse, Sundgau)
Le Xinjiang Le Galgen
A très grande échelle, dans le monde rural, le village constitue le niveau le plus fin
en tant que place centrale. La Figure 9 présente la marge du Galgen, grossièrement
équidistante de plusieurs communes du Sundgau, immédiatement au Sud de Mulhouse. En
empruntant un chemin vicinal, il faut parcourir de 2 à 5 kilomètres depuis l’un des huit
villages qui l’entourent pour atteindre le lieu-dit du Galgen, à la fois sommet et ligne de crête
d’où l’on peut apercevoir les Vosges, la Forêt-Noire, le Jura et les Alpes par temps clair. Dans
56
la toponymie alémanique, Galgen renvoie au gibet ou à la croix24. Ce confins a pu recevoir
des fonctions périphériques répulsives : au Moyen Age, un seigneur local y rendait la justice
et les suppliciés étaient enterrés sur place. Aujourd’hui, il sert de carrefour pour les chemins
de randonnée balisés par le Club vosgien ainsi que de lieu sportif où les pompiers de
l’agglomération mulhousienne franchissent la ligne d’arrivée de leur cross annuel. Ainsi, à
l’occasion, en fonction des besoins exprimés par le paradigme social du moment, la marge
peut devenir un double : le monde des morts à côté de celui des vivants, l’antimonde à côté de
celui des honnêtes gens, le monde des loisirs à côté de celui du travail, la circulation rapide et
polluante à côté du déplacement contemplatif ou sportif.
Il est troublant de relever un certain nombre de similitudes à des échelles extrêmes. La
population des deux marges est faible sinon nulle (steppes, déserts et nomades du Xinjiang ;
forêt, champs de maïs et rares baraques de Gitans autour du Galgen). Les influences sont
faibles mais multiples (choc des nationalismes et des religions au Xinjiang, ville et campagne
au Galgen). La gouvernance est complexe du fait de la convergence de nombreuses lignes de
fracture administratives et politiques. Les activités relèvent fréquemment de la terreur ou de la
guerre (système concentrationnaire et expériences nucléaires dans le cas de la Chine, torture
médiévale et « grand canon » allemand de la Première Guerre Mondiale dans la forêt du
Galgen). Enfin, les marges sont contournées par les grands axes de transit, mais à la faveur
d’une nouvelle donne introduite dans l’organisation du territoire, les flux peuvent (re)venir
sous une forme nouvelle.
Ces prémisses appellent une tentative d’explication cohérente. Présentée dans de
nombreux ouvrages (Berry, 1971 ; Bailly, 1975 et 2001), la théorie des places centrales de
Walter Christaller date d’une époque révolue, autant du fait de son schématisme que de
l’évolution des méthodes de la géographie. Mais pour les auteurs anglo-saxons, sa richesse
conceptuelle n’est pas épuisée. Dans les années 1980, John Friedmann est revenu sur
l’analyse de Christaller. Il a proposé une hiérarchie au sein du réseau des villes-monde tel
qu’il se développe à la faveur de la mondialisation (Friedmann, 1986). Par la suite, Hall en est
arrivé à une hiérarchie planétaire comportant cinq niveaux (Hall, 2002) : les villes globales
(Londres, Paris, New York, Tokyo), sub-globales (1 à 5 millions d’habitants en Europe),
régionales (de 250.000 à 1 million d’habitants), provinciales (100.000 à 250.000 habitants),
locales (plus de 10.000 habitants et une aire d’influence allant jusqu’à 100.000) (Hall, 2002).
24 Article Galgenberg, Encyclopédie d’Alsace, p. 3257 et 3258.
57
L’analyse de la métropolisation prend le problème de la structuration régionale par une
extrémité, celle du sommet de la hiérarchie urbaine. Mais qu’en est-il des régions appartenant
aux niveaux inférieurs de cette hiérarchie ? Sur le périmètre délimitant la zone d’influence
d’une place centrale de rang donné, les villes de rang inférieur sont placées en position de
partage : en théorie, leurs habitants recourent de manière aléatoire aux services supérieurs de
l’une ou de l’autre place centrale accessible par un corridor de circulation (Figure 10). La
géométrie du système régional de Christaller présente des caractéristiques utiles pour la suite :
- Elle relève de l’analyse fractale : le même phénomène se reproduit selon une invariance
d’échelle sur la cascade des rangs hiérarchiques.
- A l’exception du rang 1, toutes les villes sont tiraillées par des centres extérieurs. Si l’on
considère que le comportement des demandeurs de services est rationnel, les
polarisations apparaissent égales vers les villes de rang supérieur ; on soupçonne qu’un
élément aléatoire fera basculer la polarisation vers l’une ou l’autre des métropoles.
- L’espace est hétérogène : il est traversé par les corridors logistiques via les villes de rang
1 et 2. Ces corridors passent au large des villes de rang 3, ainsi enclavées et
disqualifiées.
Figure 10 : Christaller revisité Hypothèse n°1 :les places centrales de rang 1structurent l’espace à traversune relation centre / périphérie
Rang 1Rang 2Rang 3
Trois cellules
reliées par des corridorsde circulation
Hypothèse n°2 :les places centrales de rang 2structurent des zones d’influenceen partage avec les places de rang 1
Cellule de rang 2 en position de marge
Dans l’hypothèse 1, les villes de rang 1 polarisent leur zone d’influence sans partage,
et l’espace est ainsi maillé par de grands hexagones ; on y voit une relation de type centre /
périphérie. Depuis que le schéma christallérien a été établi, le jeu des polarisations se
caractérise par des forces centripètes plus puissantes. Les distances-temps ont été
considérablement raccourcies. La métropolisation suscite l’affaiblissement relatif des places
centrales de niveaux inférieurs. Saskia Sassen a constaté l’éviction des places centrales
marquées par leur histoire industrielle, comme Detroit ou Manchester, au profit de centres
58
financiers disposant de services hautement spécialisés (Sassen, 1991). En France, dans la
période intercensitaire 1990-1999, la croissance démographique des capitales régionales a été
en moyenne 14 fois supérieure à celle de leur région25. Dès lors, les villes moyennes et petites
risquent de voir leur rôle s’amenuiser, leurs fonctions centrales leur échapper et leur profil de
banlieue-dortoir s’accentuer. La hiérarchie urbaine se simplifie. Dans le même temps, les
forces centrifuges concernent la ville de rang 1. Comme elle ne peut absorber toute la
croissance des fonctions métropolitaines, des phénomènes de périmétropolisation concernent
sa périphérie plus ou moins proche (Mirloup, 2002). La métropole édifie donc un territoire,
anciennement périphérique, à présent riche de fonctions centrales et animé par une forte
croissance. Des pôles de toutes sortes y prospèrent et créent une espèce de complexe
territorial métropolitain : edge cities, villes nouvelles, directions d’entreprises, recherche
publique et privée, fonctions de tourisme et de loisirs, lieux culturels, centres commerciaux,
plates-formes logistiques, « campagnes anglaises » peuplées par les élites à la faveur de
l’étalement urbain…
Dans l’hypothèse 2, les places centrales de rang 2 et 3 sont entrées en systémogenèse
sur la base d’une auto-organisation. Trop éloignées du territoire (péri)métropolisé à ce stade
de l’évolution, elles subissent des polarisations très faibles et néanmoins multiples. Elles
entrent dans des logiques de marge. Du fait de l’emplacement relatif des villes et des corridors
de circulation, deux sous-types de marges peuvent être distingués. Ainsi, la marge d’entre-
deux se situe sur le corridor de circulation reliant deux centres de rang 1. L’accessibilité est
ambivalente : elle offre une opportunité pour le développement mais dans le même temps elle
contribue à vidanger le territoire. Quant à l’angle mort à l’écart des grands axes (villes de rang
3), il est progressivement disqualifié par le développement de corridors de circulation entre
les métropoles. Il se situe au centre de gravité d’une structure triangulaire, dont les trois
sommets rassemblent une ville de rang 1 et deux villes de rang 2, ou bien trois villes de rang
2. Il est clairement menacé par un phénomène d’enclosure, d’oubli et de repli sur lui-même.
Au final, la relation centre-périphérie n’est plus crédible (Figure 11). Pour Pierre Veltz
(2005), elle n’existe plus. Elle est remplacée d’une part par l’espace métropolitain, composé
de l’agglomération métropolitaine et de l’aire périmétropolisée, d’autre part par l’espace de
marge avec ses deux sous-types de l’entre-deux et de l’angle mort. Tout ceci est validé
seulement dans un monde isotrope, simplifié, dénué d’aléas et d’héritages générant des
25 Sur la base des aires urbaines, INSEE-RGP 1999.
59
particularismes. On observe une convergence entre les apports développés supra à partir des
théories de Fernand Braudel et de Walter Christaller. Ainsi, l’aire métropolisée, forte d’une
métropole et d’une région périmétropolisée, correspond à l’aire braudélienne du cœur et du
centre. La région de marge, avec l’entre-deux et l’angle mort, semble vouloir répondre en
écho à la périphérie et à la marge braudélienne. Cette terminologie rencontre par ailleurs les
notions de périphérie intégrée et de périphérie délaissée, la première se rangeant quelque part
au sein de l’espace périmétropolitain et de l’entre-deux, la deuxième répondant davantage à
l’angle mort.
Figure 11 : Vers un monde simplifié ?
Centre Centre
PériphériePériphérie
Marge
Faibles polarisations
Fortes polarisations
Fortes polarisations
1. Contexte traditionnel
Centre : intégration à l’AMM(Archipel Mégapolitain Mondial)polycentrisme et phénomènespérimétropolitains
Cluster : création d’une aire-système
2. Mondialisation
Territoire sorti de la mondialisation
La « ville » de l’Archipel Mégapolitain Mondial (AMM) (Dollfus, 1997) devient un
objet géographique inédit, polynucléaire, hétérogène, contrasté. Le reste de l’espace n’est plus
très utile dans une perspective d’économie libérale. Les marges décrochent relativement sinon
absolument. Leur poids économique et démographique s’amoindrit. Certains clusters n’y
survivent pas, d’autres parviennent à se connecter sur l’AMM dont ils font alors
organiquement partie. Ce modèle spatial repose sur la conjonction de deux facteurs :
- Le libéralisme économique désenclave l’espace mondial, accroît les inégalités socio-
spatiales et fait émerger l’AMM. Ce facteur semble durable.
- La e-communication permet le transfert massif d’informations d’un endroit à un autre.
Ne pas disposer du haut débit internet disqualifie un territoire (ou alors, il s’organise sur
la base d’activités de l’anti-monde qui ont besoin d’opacité, à l’image du Rif au Maroc).
Ce facteur semble pouvoir être remis en cause à la faveur de mutations technologiques.
60
1.4.3 Trois variables-clés pour les territoires de marge
Comme les territoires de marge se situent au carrefour d’influences et d’occurrences
aussi nombreuses que diverses, ils rencontrent une grande quantité d’aléas. La systémogenèse
devient un point crucial de leur destin, faute de quoi ils se font ignorer ou capter par des
territoires voisins et puissants. Dans ce contexte, trois éléments apparaissent particulièrement
structurants pour leur fonctionnement : le rôle de l’Etat, les problèmes logistiques et les
capacités du système endogène. On verra que leurs impacts peuvent engendrer des situations
contrastées sinon opposées dans leurs développements.
Le rôle de l’Etat
L’Etat a pour mission régalienne traditionnelle d’encadrer ses territoires et, dans le
contexte contemporain, d’y assurer les conditions du développement durable dans une logique
de subsidiarité. Hier comme aujourd’hui, les marges lui posent des problèmes spécifiques.
L’Etat peut les considérer sous l’angle de la marche, un territoire qu’il contrôle depuis
relativement peu de temps et non sans difficultés. Il s’engage alors dans un dilemme : faut-il
organiser sa défense militaire, une opération aléatoire et coûteuse, ou bien seulement gérer la
marche a minima ? Jusqu’en 1945 en Europe de l’Ouest et jusqu’en 1989 en Europe de l’Est,
les frontières politiques constituaient des coupures, voire des barrières d’autant plus absurdes
à l’échelle locale qu’elles cisaillaient des régions souvent homogènes du point de vue des
milieux naturels et culturels. Dans ce cas de figure, il s’agit d’assumer le coût financier et
humain de la marche alors que l’ennemi risque de s’en emparer. En France, le front de la
guerre concernait fréquemment les régions hérissées de fortifications, depuis le « pré carré »
de Vauban jusqu’à la Ligne Maginot et les missiles Pluton de la guerre froide. Julien Gracq
(1972) évoque ainsi une portion de la France de l’Est : « Le paysage tout entier lisible, avec
ses amples masses d’ombre et sa coulée de prairies nues, avait une clarté sèche et militaire,
une beauté presque géodésique : ces pays de l’Est sont nés pour la guerre ». Vue depuis la
capitale nationale, la loyauté de la population est suspecte parce que les influences culturelles
de l’ennemi sont perceptibles, ce qui apparaît incompréhensible et inacceptable dans un
contexte nationaliste. La marche est soit coupée en deux par les puissances belligérantes, soit amenée à
changer de main selon la fortune de la guerre. Un « juste » tracé de la frontière apparaît
comme une entreprise impossible puisque, précisément, la marge est un espace-tampon, un
entre-deux riche des caractéristiques des puissances rivales. Lors du règlement de la Première
61
Guerre Mondiale, les historiens et géographes de l’université française avaient largement
participé au Comité d’études français en vue de la délimitation des frontières en Europe
orientale (Boulineau, 2001). Emmanuel de Martonne fut alors confronté à un redoutable défi,
lorsqu’on voit la mosaïque des pays vidaliens, des langues et des nations ainsi que les intérêts
économiques et stratégiques divergents entre les anciens (et futurs) belligérants. En 1920, « la
paix de punition », selon l’expression des historiens, l’avait emporté sur les expertises
scientifiques. Dans le cas du Banat – une région revendiquée par deux pays du camp des
Alliés, la Serbie et la Roumanie, Emmanuel de Martonne avait proposé un découpage qui
tenait compte des relations ville-campagne, une donnée que les militaires et les diplomates
avaient négligée. Mais ces retouches fonctionnelles ne pouvaient en rien régler le fond du
problème : l’affirmation de la spécificité du Banat, qui aurait dû appartenir en fin de compte à
tous et à personne.
La stratégie de la gestion a minima est évoquée par Arnaud Cuisinier-Raynal (2001)
à propos des confins frontaliers du Pérou. Peu peuplés, ces « angles morts relationnels » sont
gelés en parcs ou en réserves naturelles, ce qui permet à l’Etat d’affirmer son autorité tout en
agissant très peu. Le parc naturel est alors une manière de se débarrasser d’un fardeau
transféré aux acteurs locaux, à charge pour eux de trouver des solutions peu coûteuses en vue
d’une croissance économique et démographique limitée. Dans l’UE, la quadrature du cercle est en passe d’être résolue. Grâce à un contexte
politique post-moderne, les Empires n’ont plus de sens et les Etats-nations s’effacent. Les
coutures transfrontalières remplacent les coupures. Les eurorégions et les eurodistricts
cherchent à réinventer des territoires disloqués par les frontières nationales. Dans les années
1990, par une rafale de traités, la France a concédé un transfert limité de souveraineté au
profit de la plupart des régions frontalières et de leurs collectivités locales26. La loi française
du 13 août 2004 relative aux libertés et aux responsabilités locales accorde aux eurodistricts la
possibilité « d’exercer les missions qui présentent un intérêt pour chacune des personnes
publiques participantes et de créer et gérer des services publics et les équipements
afférents. » L’effacement relatif de l’Etat-nation permet aux anciennes marches d’entamer un
travail de retrouvailles où néanmoins chaque partie conserve les acquis culturels de la période
précédente. Il s’agit d’une géographie inédite. Elle s’appuie sur des expériences à venir dont 26 Accords de Rome en 1993 (Rhône-Alpes, PACA, Corse, Val d’Aoste, Piémont, Ligurie, Sardaigne), de Bayonne en 1995 (Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, Catalogne, Aragon, Navarre, La Rioja, Pays basque), de Karlsruhe en 1996 (Lorraine, Alsace, Luxembourg, Sarre, Rhénanie-Palatinat, Bade-Wurtemberg, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Soleure, Argovie, Jura).
62
on ne peut savoir jusqu’à quel point l’effacement de la frontière sera réalisé. L’option
politique du dépassement de la souveraineté nationale ne concerne pas encore toute l’Europe,
quand on voit par exemple les gesticulations de la Russie à propos de la crise électorale
ukrainienne à l’automne 2004. Parallèlement, elle commence à s’appliquer ailleurs qu’en
Europe ; ainsi, en 2002, les présidents Thabo Mbeki (Afrique du Sud), Robert Mugabe
(Zimbabwe) et Joaquim Chissano (Mozambique) ont signé l’accord de Xai Xai pour la
création de l'une des plus grandes réserves animalières du monde, commune aux trois pays : le
Grand Limpopo réunit les parcs Nationaux Kruger, Gonarezhou et Limpopo sur 95.000 km².
Cette démarche a permis la reprise du dialogue politique entre les trois pays. Les territoires de
marge deviennent par conséquent un enjeu majeur de la construction d’un Etat et d’une
géographie post-moderne où l’Etat accepte de partager sa souveraineté.
Les problèmes logistiques
En termes de géographie des transports, il convient de replacer les marges dans
l’ensemble du système précédemment décrit (Figure 9) où les axes de circulation reliant les
centres de rang 1 ou 2 constituent les éléments structurants. De manière générale, les
« espaces intermédiaires » sont caractérisés par une triple « surpuissance » due à la présence
d’un axe de circulation, à l’importance des entreprises de logistique et au poids des transits
dans les trafics (Bavoux 1993a). Les régions de marge apparaissent comme des bifurcations
ou des intersections. Mais faute de démarche volontariste, elles peinent à devenir des nœuds
qui permettraient de générer localement des activités.
Vue de la grande ville, la marge, enclavée et peu accessible, concentre des
représentations négatives résumées par l’expression triviale « trou de province ». C’est ainsi
que la préfecture de la Haute-Saône subit les effets de la chanson de Jacques Brel (« T’as
voulu voir Vesoul, On a vu Vesoul, [..] J’ai voulu voir ta sœur, Et on a vu ta mère »). Friande
d’images simplistes, la publicité télévisuelle a renchéri en mettant en scène un routard
démodé qui brandit un panneau « Vesoul », face à une merveilleuse berline immatriculée en
région parisienne27. Et « c’est la pampa », selon un artisan-chauffeur routier évoquant la RN
19 entre Langres et Vesoul 28 . En matière de développement local, les infrastructures de
transport apparaissent souvent comme un miroir aux alouettes (Offner, 1993). Les flux de
transit s’accordent des haltes aussi brèves que possibles, ce qui minimise leurs impacts, sauf
en termes de pollution et d’accidentologie. En juillet 2006, 10 radars fixes surveillent les
27 France 2, 29 août 2004. 28 Débat pour le Contrat de plan 2000 - 2006, mairie de Vesoul, 12 mai 1999.
63
routes de la Haute-Saône, contre 5 seulement dans le département du Doubs29. Mais une
activité peut croître malgré l’enclavement, ce qui confirme le rôle relatif des infrastructures de
transport. Ainsi, pour en rester au cas de la Haute-Saône, l’usine Peugeot-Citroën de Vesoul,
située à trois-quarts d’heure de la première autoroute, a doublé ses effectifs en une quinzaine
d’années (elle a franchi le seuil des 5.000 emplois en 2004) alors que, centrée sur
l’indistribution (la combinaison de l’industrie et des transports), elle est gourmande en
besoins logistiques et aurait dû se développer a priori sur un nœud autoroutier.
La médiocrité de l’accessibilité constitue néanmoins un problème permanent. Elle
favorise l’insularité et le dépérissement. La marge d’entre-deux est traversée par un corridor
logistique de transit ; l’armature urbaine en réfère souvent aux rangs 4 et 5 ; ces petits centres
peuvent tenter de devenir des villes-portes permettant d’importer de l’énergie à destination du
système local. La marge placée en angle mort se situe à l’écart des grands corridors de
circulation ; elle est armée par une ville de rang 3, connectée de manière compliquée ou
incomplète sur le corridor. On songe aux capitales régionales françaises « shuntées » par la
grande vitesse ferroviaire (Amiens, Dijon, Poitiers, Reims). Les territoires concernés peuvent
réagir de manière contrastée : apathiques, ils subiront leur destin. Mus par un jeu d’acteurs
dynamiques, ils chercheront à se reconstruire.
Les capacités du système endogène
Dans le contexte de la métropolisation qui conduit au déclin des villes moyennes et
petites, les marges voient se démailler leur armature urbaine. Les espoirs de développement y
semblent réduits. Mais l’argument peut être renversé : la marge est placée à équidistance de
plusieurs centres et elle peut devenir un centre à son tour. Ce qui suppose de mettre en œuvre
des stratégies susceptibles de transformer un vide délaissé en un plein polarisant. Dans la
perspective d’une construction territoriale fondée sur le principe de la subsidiarité, le jeu des
acteurs locaux apparaît primordial. Les marges constituent un terrain spécifique pour
l’application du management public. Elles se situent à cheval sur des espaces institutionnels ;
leur reconnaissance incite à la mutualisation des actions entre différents partenaires. Le système territorial de l’angle mort se caractérise par sa fermeture, malgré
l’existence de portes qui empêchent une insularité définitive. Dans les confins septentrionaux
de la Haute-Saône, à Jussey, l’Intermarché s’appelle « Centre commercial des Trois
Provinces » en référence aux Régions Franche-Comté, Lorraine et Champagne-Ardenne. Le
29 Autoplus n°931, p.76-77.
64
temps semble s’y cristalliser avec la verrerie de Passavant-la-Rochère, active depuis 1475, ou
telle petite usine de filature (une activité aujourd’hui rarissime en France) plantée sur une
berge du canal de l’Est au gabarit Freycinet, ou encore de nombreux petits commerces
(vêtements, quincaillerie, bazars…) avec leurs comptoirs en bois. Le territoire est éclaté avec
la présence de bourgs comme Saint-Loup-sur-Semouse (4.388 habitants), Luxeuil-les-Bains
(8.994) et Jussey (1.893).30 Voilà un conservatoire, sinon un territoire-musée. Souvent « has
been » dans la mesure où sa prospérité d’autrefois reposait sur des activités agricoles et
industrielles de terroir, le système peine à trouver sa place dans les nouveaux modes
d’organisation et de gouvernance. L’extinction le menace du fait d’une organisation endogène
très faible. Il se fragmente en une pluralité de noyaux mal reliés entre eux.
L’état d’esprit des populations oscille entre la résignation et parfois de brèves
flambées de révolte. Dans les villages et les bourgs des confins de l’Alsace et de la Lorraine,
l’apathie semble l’emporter. Les électeurs accordent la légitimité politique locale au maire-
administrateur, enfant du pays issu d’une famille respectable, médiateur entre les
administrations et les administrés, défenseur du patrimoine et des intérêts communaux auprès
des autres institutions publiques (Kuhn, 2001). En Bolivie, l’apathie et la révolte coexistent.
Une enquête a demandé aux habitants quels sont les quatre principaux défauts du caractère
national. Dans l’ordre ont été cités le manque de ponctualité (88%), le pessimisme (82%), la
faible estime de soi (79%) et la résignation (78%) (Lavaud, 2000). Contrairement à ce que ces
affirmations auraient pu laisser présumer, des manifestations violentes ont eu raison de deux
présidents de la république en 2001 et 2005 avant l’élection d’Evo Morales, devenu le
premier Indien à avoir accédé à la charge suprême en Amérique. A priori, la faible quantité d’énergie dont dispose l’angle mort peut difficilement
suffire à la mise en œuvre d’un projet de développement. Le nombre d’acteurs présents n’est
pas un gage de réussite ; ils peuvent se nuire réciproquement et bloquer l’innovation
territoriale, comme cela a été le cas dans le Doubs horloger (Ternant, 1995). Et de quel désir
témoigne un projet de création d’un Pays ou d’un Parc Naturel Régional ? S’agit-il de
consolider les modes d’organisation existants, confortant le repli au sein de baronnies
politiques, ou bien au contraire de tentatives destinées à introduire de nouvelles formes
d’activités ? Le repli semble souvent constituer une solution acceptable de survie.
30 INSEE RGP 1999.
65
Vues depuis les centres, les marges apparaissent comme des confins mal connus. Mais
les inversions dans les représentations sont une autre réalité lorsque la marge se prend pour le
centre ou le centre pour la marge. Ainsi, les stations de tourisme de la Suisse et de l’Autriche
puisent leur clientèle au nord et au sud des Alpes. Elles se perçoivent volontiers comme des
centres dont les périphéries s’appellent Munich ou Milan. Le Forum international de Davos
n’est-il pas le centre du monde durant quelques jours quand on y voit le défilé des VIP de la
planète ? Dans le sens inverse, les métropoles des Côtes est et ouest des Etats-Unis ont voté
démocrate et perdu les élections présidentielles de 2004. A la faveur du scrutin, les régions
marginales des Etats-Unis sont devenues leur centre. Ainsi, la géographie des représentations
est venue contredire la structuration du monde matériel. Il peut s’agir d’épiphénomènes liés à
des circonstances particulières mais aussi de données structurelles fondées sur les identités
culturelles. Loin de brouiller les pistes, ces inversions témoignent de la fécondité du concept
de marge.
Les Systèmes Productifs Locaux (SPL) fondent leur croissance sur la pression interne.
Ils se caractérisent par la présence d’une agglomération d’établissements, habituellement des
PMI, centrées sur une filière de production, fortement exportatrices et innovantes, et fortes
d’une culture spécifique qui les conduit à fonctionner en réseau. Ainsi, à la fin du XIXe
siècle, le tourisme international s’est intéressé à la montagne alpine à partir de centres urbains
extra-montagnards. En Suisse, l’école hôtelière de Lausanne a été fondée en 1893. Les
montagnards se sont adaptés très rapidement à cette nouvelle donne en participant à cette
économie et en prenant les affaires en main, de plus en exportant le modèle dans d’autres
régions. Il n’y a donc pas de fatalité, mais seulement des contraintes très fortes et des
opportunités limitées quoique réelles (Tissot, 2002). Hors Ile-de-France, la DATAR (2004) recense environ 200 clusters en France. Des
micro-régions comme le Choletais, le Sud du Jura ou encore la Vallée de l’Arve ont su tirer
des ressources de leur caractère de marge. Elles cultivent des valeurs spécifiques, souvent
surannées, qui facilitent les relations interpersonnelles locales, les processus d’apprentissage
en commun, voire un patriotisme local qui conduit à la défense du territoire. Ceci ne peut
fonctionner qu’à la condition d’ouvrir le système local à des innovations venues de
l’extérieur, c’est-à-dire depuis des métropoles fortes de leurs fonctions supérieures. Le SPL
valorise alors ces innovations en jouant sur ses capacités productives. Malgré des moyens
limités, ses petites villes fonctionnent comme des portes et des hubs capables d’organiser la
diffusion de la nouveauté à l’intérieur du territoire.
66
1.5 Conclusion : la systémique, une approche complexe
L’approche systémique fait appel à de nombreux éléments et relations, selon des
méthodologies d’utilisation difficile. Pour autant, il ne s’agit pas de renoncer à la
compréhension générale d’un territoire parce que trop d’éléments s’y enchevêtreraient au sein
de relations multiples et parce que les emboîtements multiscalaires viennent encore
compliquer la donne. Plusieurs approches sont envisageables. Le système pris en compte
peut-être environnementaliste (un géosystème), socio-spatial, socio-économique ou encore
spatio-temporel... Dans tous les cas, les concepts utilisés doivent être robustes ; ils permettent
ainsi de définir une problématique porteuse de sens.
L’utilisation de méthodes quantitatives fondées sur des algorithmes permet deux
entrées principalement. D’une part, il est possible d’obtenir une image géographique de
l’ensemble du système. Si l’interprétation des résultats reste délicate, des phénomènes a priori
cachés peuvent être mis en évidence et soumis à un questionnement interprétatif. D’autre part,
en ne retenant qu’un nombre limité d’éléments d’analyse, une problématique spécifique peut
être isolée au sein d’un système (Figure 12).
La démarche qualitative fonde une autre approche. Il s’agit dans ce cas de construire
une « boîte » qui renferme les éléments clés du système spatial. Les éléments et les variables
retenus doivent sembler pertinents sur la base d’un raisonnement hypothético-déductif.
Les deux approches présentent des risques. L’approche quantitative repose sur des
modèles venus d’autres disciplines, parfois détournés de leur fonction première. On parie
donc sur l’universalité des méthodes scientifiques. L’approche qualitative suggère le recours à
l’intuition, qui n’apparaît pas toujours satisfaisante une fois la réflexion entamée, et que l’on
corrige par itérations successives.
Figure 12 : Analyse par cluster statistique, illustration Une batterie d’indicateurs a permis de modéliser le système de transports dans une région transfrontalière (l’accessibilité, la connexité, les synapses frontalières, les synapses multimodales, la progression du trafic routier) (Bureth et al., 2001). A partir de quoi, sur la base des 577 communes du département du Haut-Rhin, un certain nombre d’éléments ont été croisés. Ci-dessous, la progression par commune du nombre de travailleurs frontaliers lors de deux périodes intercensitaires fait apparaître que la distance kilométrique entre lieu de résidence et lieu d’emploi ne cesse d’augmenter ; dans la décennie 1990, un nouveau foyer de migrants apparaît dans le nord-est du département, à proximité de l’Allemagne. Ce type de
67
carte peut directement interpeller les acteurs de l’aménagement du territoire et les invite à construire des stratégies dans le développement du territoire haut-rhinois. Elle a été reproduite dans un rapport à destination du Conseil général (Cohen G. Reitel B., Woessner R., 2003).
0 20 km
1982-1990 1990-1999
L’évolution des migrants frontaliers selon les unités territoriales
L’intensification de la couleur rouge exprime celle de la proportion de migrants frontaliersvers la Suisse et l’Allemagne
En résumé, l’approche systémique constitue une piste de réflexion de choix. A ce jour,
deux idées me semblent fondatrices :
- Il n’existe pas de sous-systèmes. Tout se tient et tout se connecte (ou se déconnecte). Il
est certainement possible d’isoler un certain nombre de « boîtes » thématiques mais tôt
ou tard il faudra les réinsérer dans l’ensemble du jeu territorial.
- Un système apparaît imprévisible mais, de fait, ce sont les paramètres qui échappent à
l’analyse qui génèrent cette perception. Leur traque s’organise dans le matériel fourni
par des rétrospectives, ou encore par la multiplication des angles d’approche.
La méthodologie que je propose en conclusion découle de ces perspectives ; elle aurait
été inenvisageable autrement. Mais il reste beaucoup à faire lorsqu’on s’intéresse à la
systémique. Le sens donné aux mots est loin de faire l’unanimité et on ne sait pas toujours ce
que les concepts recouvrent. Il en résulte un problème de communication dès que l’on sort
d’un cercle étroit de spécialistes. Enfin, les algorithmes venus de la géographie physique ou
des mathématiciens eux-mêmes sont très probablement opérationnels, mais il faudra le
démontrer au cas par cas.
68
2 Les territoires de l’industrie
En même temps que la mondialisation s’accélère et que de nouveaux territoires
concurrents émergent comme en Chine, en Méditerranée ou en Europe centrale et orientale,
on assiste à de nombreuses fermetures d’usines dans les régions industrielles traditionnelles.
Dans l’espace compris entre Saône et Rhin, le même jour31, la presse régionale et nationale
annonce que Robin, constructeur d’avions dijonnais, préfère le Portugal à la République
tchèque pour la fabrication de ses futurs drones, que Thomson (bobines à destination des
téléviseurs) quitte Gray après avoir échoué dans une production haut de gamme, qu’Augé-
Découpages, fleuron bisontin de la métallurgie, est mis en liquidation judiciaire, que dans le
Bas-Rhin les ouvriers d’une PMI qui leur avait proposé un reclassement à 110 euros mensuels
en Roumanie ont finalement décidé d’en rire pour ne pas en pleurer, et enfin que Peugeot-
Citroën Mulhouse perd une centaine de postes parce qu’une activité de ferrage est transférée
en Iran… La France entière a détruit 1,5 million d’emplois industriels en vingt-cinq ans et la
part de l’emploi du secteur secondaire a chuté de 24% en 1978 à 15% en 2002 (données
SESSI). L’idée de déclin et le problème de la délocalisation des activités industrielles sont
entrés dans le débat économique et social32. Mais la DATAR préfère évoquer des « mutations
industrielles » plutôt que « la désindustrialisation » (DATAR, 2004). Elle souligne que la part
de l’industrie dans le PIB français est restée à peu près stable en vingt ans : 19,5% en 2002
contre 20,1% en 1978. Elle observe que le déclin de l’emploi industriel en faveur de la
tertiarisation a été exagéré par les statistiques : maints postes de travail autrefois recensés
comme « secondaires » sont devenus « tertiaires » à la faveur de l’externalisation de certaines
fonctions. La DATAR propose de développer des pôles de compétitivité, de faire émerger des
réseaux et des clusters, de percevoir l’internationalisation comme une opportunité et non
comme une contrainte. Pour l’Etat français, la balle est donc dans le camp des territoires et
dans leurs capacités à se mettre en ordre de bataille face à de nouveaux défis. Autrement dit,
la géographie de l’industrie reste une donnée centrale pour les dynamiques régionales.
31 1er juillet 2005 : L’Alsace/Le Pays, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, La Tribune, Les Echos. 32 Cf. N. Baverez, La France qui tombe, Paris Perrin 2003. Dans Alternatives Economiques, G. Duval, La France est-elle encore dans la course ? N°201 mars 2002. Dans Le Monde, M. Gauchet, 2 octobre 2003.
69
La problématique de la localisation des activités industrielles est ancienne. En 1904,
Paul Vidal de la Blache écrivait que « la question se pose donc ainsi. Comment peut-on
dégager ce qui est permanent et solide, ce qui restera de ce qui est condamné à disparaître ou
du moins à se transformer ? » (Picard, Rodet-Kroichvili, 2004). Et à la même époque,
l’économiste Schumpeter évoquait « la destruction créatrice » en tant que source de
croissance économique. A la suite des travaux de Weber, les géographes ont insisté sur
l’importance des transports et des ressources naturelles pour l’explication de la localisation
des activités (Gachelin, 1977). Peu à peu, il a fallu reformuler la problématique : si les
facteurs explicatifs traditionnels arrimaient l’industrie à son territoire (grassroot), les
implantations sont à présent très volatiles (footloose), mais dans le même temps, la prise en
compte des externalités milite pour l’attractivité relative d’un territoire. En amont de l’analyse, il faut souligner la difficulté qui consiste à vouloir définir
l’industrie. Si les physiocrates du XVIIIe siècle entendaient par « industrie » l’ensemble des
activités économiques, la définition de Colin Clarke en 1940 de la répartition des entreprises
en trois secteurs a entériné la distinction entre le travail de la terre, la production fondée sur la
transformation et les services. Mais à son tour, cette analyse n’est plus pertinente, ni entre les
trois secteurs, ni même entre bien des branches de l’industrie proprement dite. Il est absurde
de mettre une usine d’électronique de Shenzhen dans le même groupe d’activités qu’un
établissement de pointe de la Silicon Valley ! La Nomenclature des Activités Françaises
(NAF) définie en 1993 ne permet pas de réaliser clairement cette décantation ; très détaillée
pour l’industrie, la NAF méconnaît nombre de nouveaux services. Au sein d’un même
établissement, il faudrait pouvoir dissocier la production manufacturière des activités amont
(comme la conception et la recherche-développement) et aval (comme la commercialisation et
la logistique). Finalement, cette confusion apparaît dans les représentations et dans les
comportements des entreprises, qui n’engagent plus que des « collaborateurs », ainsi que chez
les salariés, à l’image de ceux de la SNCF, une entreprise de service, qui en réfèrent au monde
ouvrier traditionnel lors des conflits sociaux. Dans un premier temps, les impacts de la mondialisation sur les paradigmes productifs
seront examinés. Il s’agit d’établir comment le phénomène industriel se diffuse dans le monde
avec une aisance inédite. Dans un deuxième temps, une typologie régionale sera dégagée à
partir des éléments fondant divers modes d’organisation, ce qui amènera à une discrimination
des territoires. On verra que face aux chocs extérieurs qui fonctionnent à la fois comme des
opportunités et des contraintes, le territoire en tant que système organisé reste une réalité.
70
2.1 La mondialisation
Si la révolution industrielle a suscité la création de villes et de régions, aujourd'hui il
leur faut souvent lutter pour ne pas sombrer en tant que lieu de production matérielle.
Pourtant, alors que certains territoires semblent s'enfoncer dans un déclin inexorable, d'autres
apparaissent comme des « gagnants ». C’est l’illustration de la « glocalisation », lorsque la
prospérité d’un territoire s’articule avec les nécessités de la mondialisation (Benko, 1995). Sous certaines conditions, l’industrie peut rester un ferment de développement car le
système productif régional dépend de facteurs multiples tous plus ou moins reliés entre eux
par des relations complexes. Ce système dépend de variables forçantes, comme l’évolution de
la société, des technologies et de la croissance économique globale, ou encore son
appartenance à un contexte national qui lui est plus ou moins favorable. Il s'agit de saisir
comment les éléments propres à la croissance industrielle se combinent entre eux. Leur
articulation crée un paradigme industriel, c’est-à-dire une forme spécifique d’organisation
industrielle qui s’exprime à travers une référence idéologique, les relations entre les
entreprises, la nature des relations sociales ou encore les patrimoines...
2.1.1 La diffusion de l’industrie dans l’espace global : quelles logiques ?
Apparu au milieu des années 1970 dans les publicités pour les cartes de crédit
d’American Express, le terme de « globalisation » (globalization) s’est rapidement répandu
dans les milieux financiers où il a servi à légitimer la déréglementation économique (Harvey,
2003). Les termes de « globalisation » et de « mondialisation » sont fréquemment utilisés
avec le même sens, celui de la diffusion planétaire de la croissance économique fondée sur le
libéralisme économique ; toutefois, « globalisation » est un terme d’origine anglo-saxonne qui
présente le phénomène selon l’approche de la rationalité économique alors que la
mondialisation s’intéresse aussi aux réalités culturelles.
A présent, l’économie administrée, l’autarcie, le protectionnisme, les politiques
d’industrialisation par substitution aux importations figurent parmi les idées obsolètes. Même
les « Etats voyous » comme Cuba ou l’Iran, stigmatisés par l’administration Bush, cherchent à
s’intégrer au jeu planétaire. Les acteurs de l’industrie savait ce que le repli sur un Etat national
signifie en termes de perte de débouchés, de retards technologiques, voire de choix absurdes
ou inefficaces. En Europe, le débat sur le « patriotisme économique » dévoile les rapports de
71
force entre la puissance de la grande entreprise et de la bourse face aux souhaits des Etats. La
production manufacturière s’impose dans de nombreuses régions du monde (Tableau 4). Il
semble plus facile que jamais d’implanter une usine quelque part dans un univers connecté
par de multiples relations et échanges : flux de marchandises, transferts de technologies,
capitaux, main-d’œuvre (depuis les clandestins sans qualification jusqu’au « vol de
cerveaux »). La volatilité des sites est renforcée par les amortissements de plus en plus
rapides, de l’ordre de 5 ans en général, qui accélèrent le turn over des régions mises en
concurrence à l’échelle globale. Plutôt que l’interventionnisme, les entreprises et la plupart
des Etats préfèrent « la main invisible » d’Adam Smith. La puissance financière se concentre
dans les bourses de valeur. Celles-ci drainent l’épargne mondiale selon les critères en vogue
aux Etats-Unis. Ainsi, en France, les partisans des régimes de retraite par capitalisation, en
lieu et en place de la répartition instaurée en 1945, ont fait valoir que leur choix apporterait
des fonds importants à la Bourse de Paris, ce qui permettrait selon eux de lutter contre les
délocalisations des usines hors de France33.
Tableau 4 : La production manufacturière par grande zone d’intégration commerciale Données : Valeur ajoutée Par habitantUNIDO 1999, éventuellement 1998 milliards USD USD Europe Occidentale
Union européenne, Suisse, Norvège 1723,4 4459
ALENA Etats-Unis, Mexique, Canada 1634 4040 Japon 895,4 7078 République de Chine populaire 365,4 29 NPI Hong-Kong, Singapour, Corée du Sud,
Taiwan 236 3477
MERCOSUR Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay 205 961 Nouveaux Tigres Indonésie, Malaisie, Philippines,
Thaïlande 114,7 313
Ex-URSS (sauf Baltes)
Arménie, Azerbaïdjan, Kazahkstan, Kirghistan, Moldavie, Ouzbékistan, Russie, Tadjikistan, Ukraine
97 366
PIM* Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte, Liban, Syrie, Turquie, Israël, Chypre, Malte
97 421
PECO ** Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Bulgarie, Roumanie, Estonie, Lettonie, Lituanie
73 751
* Programmes Intégrés Méditerranéens ** Pays d’Europe Centrale et Orientale
33 Le Monde, 26 février 2002.
72
La mondialisation telle qu’elle se déploie génère une forte croissance économique.
Trois leviers pour l’action se conjuguent : l’économie de marché, les nouvelles technologies
de l’information et de la communication, enfin le marché mondial des capitaux. Tout pays
susceptible de créer les conditions nécessaires à l’investissement productif (agriculture
commerciale, industrie, transports et logistique, tourisme, avec un minimum de sécurité pour
les flux de marchandises et de personnes…) est intégré à cette dynamique. Au Pérou,
l’écrivain Mario Vargas Llosa a fait remarquer que son pays n’a jamais connu autant de
potentialités pour combattre la faim, la guerre, l’exclusion et l’oppression ; concernant le
Chili, cet auteur écrit qu’il a « du mal à reconnaître Santiago : il y a d’abord cette
impressionnante prolifération de quartiers neufs, édifices, établissements commerciaux,
hôtels, et aussi ces abords, qui grouillent littéralement de nouvelles usines » (Vargas Llosa,
2005). Le libéralisme économique bouleverse les cultures et les modes de vie. Invité au
Parlement européen, le président tchèque Vaclav Havel avait constaté qu’il doit exister une
autre restructuration que celle de l’économie et qu’il faudrait revoir le système de valeurs de
notre civilisation. Pour Michel Camdessus, l’ancien directeur du Fonds Monétaire
International (FMI), il s’agit de fonder un socle de valeurs communes acceptables par toutes
les cultures autour de notions comme la dignité de l’homme, la paix, le respect de
l’environnement, la responsabilité, la solidarité et la citoyenneté mondiale. Ces
préoccupations habitent traditionnellement certains espaces, notamment celui du monde
rhénan – un capitalisme souvent décrit comme étant en crise par rapport au libéralisme anglo-
saxon. La science et la technologie (S&T) peuvent-elles se développer avec d’autres
idéologies que le profit personnel ? Dans ce cas, il faut envisager un syncrétisme entre deux
cultures. Ainsi, en Indonésie, où croissance industrielle est instrumentalisée par la religion,
l’adhésion aux valeurs de l’Occident n’est pas à l’ordre du jour. L’objectif des milieux
économiques et politiques consiste à faire partie des NPI vers 2020. A Bandung notamment,
les promoteurs de l’industrie aéronautique comptent sur l’islamisation du pays pour stimuler
les énergies. Devenue riche, l’Indonésie deviendrait selon eux le fer de lance du prosélytisme
musulman au XXIe siècle (Naipaul, 1998). Bien que les élites indonésiennes obtiennent des
diplômes dans les universités des Etats-Unis, la finalité de leur croissance économique diffère
du modèle anglo-saxon dont elles reproduisent la rationalité tout en conservant leur propre
vision du monde.
73
Face aux exigences éthiques que pose la mondialisation en général, le design
institutionnel planétaire peine à apporter une harmonisation. Les organismes qui composent
l’ONU ont été créés entre 1944 et 1947, à une époque où les problèmes globaux
d’environnement, de crime organisé, de paradis fiscaux, d’épidémies comme le sida ne se
posaient pas. Pour les investissements dans l’industrie, on ne peut guère compter que sur la
Banque mondiale pour les crédits à long terme et sur le FMI pour la résolution des crises à
court et moyen termes (le FMI, « prêteur de dernier ressort et bouc émissaire de premier
ressort »). Quant à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui a succédé au General
Agreement on Tariffs and Trade (GATT) en 1995 lors de la conférence de Marrakech, elle
cherche à promouvoir le libre-échange, à garantir la propriété intellectuelle et à développer un
commerce loyal, mais, dans le règlement des différends, elle refuse de prendre en compte la
législation sociale définie par les autres instances de l’ONU. Comment l’exigence éthique –
qu’un libéral comme Friedrich Hayek estimait indispensable - pourra-t-elle se frayer un
chemin ?
Depuis la libéralisation des marchés boursiers au début des années 1980, les principes
de fonctionnement du monde contemporain restent à définir. Pour les libéraux, « le marché a
toujours raison ». L’argent circule sans contrôle à la vitesse des clics de souris vers les paradis
fiscaux sans qu’il soit vraiment possible de lutter contre la délinquance financière et la
corruption des élites. Un « crony capitalism », un « capitalisme de compères » a pu s’édifier.
Nombre de pays recevant une implantation industrielle devront satisfaire à un certain nombre
de critères concernant les possibilités de blanchiment d’argent. « Toutes les affaires
industrielles ont-elles un double fond dans le no man’s land de la globalisation financière ? »
s’interroge la juge Eva Joly après l’instruction du procès Elf (Joly, Beccaria, 2003).
2.1.2 L’économie d’archipel : une nouvelle hiérarchie spatiale ?
Contrairement aux villes asiatiques, les villes européennes ont été les premières à
s’affranchir de la relation ville-campagne fondée sur des échanges de biens et de services dans
une auréole de proximité rurale autour de la ville-centre. Au bas Moyen-Age, la modernité
capitaliste a développé le marché interurbain en Europe. Le commerce international a permis
de légitimer la ville en tant qu’entité politique dominée par une ploutocratie locale. Par la
suite, l’émergence puis la consolidation de l’Etat-nation ont rogné puis ont fait disparaître
l’indépendance des villes. Aujourd’hui, l’effacement des politiques nationales par rapport aux
74
forces du marché permet aux grandes villes de se réaffirmer. Le modèle « hanséatique »
inventé en Europe se répand implicitement dans le monde entier. Il en résulte une économie d’archipel : les échanges intermétropolitains ont beaucoup
plus d’importance que ceux réalisés au sein des zones d’influences traditionnelles des villes
(Veltz, 1996). En tant que phénomène structurant, l’économie de réseau global se substitue
aux économies nationales et régionales. De ce fait, les enjeux spatiaux, économiques et
politiques de la métropolisation deviennent considérables. Le monde devient une collégialité
involontaire de villes où sont prises les décisions les plus importantes pour l’évolution
économique de la planète tout entière. Par rapport à la problématique de la localisation des activités dans une région donnée,
l’importance des forces centrifuges et centripètes a été mise en évidence par Paul Krugman
(1998). Loin de redouter la proximité de leurs concurrentes, les firmes préfèrent au contraire
s’en rapprocher dans une même ville ou région, voire dans un seul quartier urbain, car elles
bénéficient d’externalités positives. Ce phénomène est usuellement intitulé « les effets
d’agglomération ». Il concerne la qualité et la diversité des services rendus aux entreprises,
l’importance des marchés et une certaine ambiance propre à stimuler l’activité et à assurer les
loisirs. On peut opposer les externalités supérieures qui concernent les services les plus rares
aux externalités banales disponibles dans un contexte non-métropolisé (Fischer, 1994). Les
métropoles des pays développés et des pays émergents sont les espaces les plus aptes à réunir
ces qualités. Bien entendu, leur configuration spatiale engendre des externalités négatives
comme les coûts fonciers ou encore les embarras de la circulation. Mais les avantages
semblent vouloir l’emporter sur les inconvénients. Dans ce contexte, l’activité manufacturière peine usuellement à se maintenir dans la
zone centrale des agglomérations métropolisées. Les anciens quartiers industriels sont d’abord
couverts de friches puis reconquis par la gentrification, où les anciens ateliers deviennent des
lofts recherchés, où la reconversion des usines permet de très grosses opérations immobilières
(comme l’Ile Seguin à Boulogne-Billancourt). Depuis les années 1970, les waterfronts
apparaissent comme les lieux emblématiques de la métropolisation. La requalification des
friches industrielles incrustées dans des ports maritimes, fluviaux ou lacustres traduit les
capacités d’un système urbain à se projeter dans la mondialisation. Ainsi, en Méditerranée,
Barcelone et Gênes ont réagi dès 1992, alors que Naples ne parvient pas à faire aboutir ses
projets et que Marseille ou encore Malaga ont tardé à le faire.
75
Espaces de liberté incomparables, les métropoles recèlent des quartiers où se
regroupent des diasporas, notamment dans les enclaves quelque peu déshéritées. Les quartiers
à la lisière des hypercentres (Hesker Street, le quartier de la confection juive à Manhattan dès
les années 1900, est devenu le noyau du Garment Center contemporain fort de 75.000
employés), proches des gares (le quartier turc de Francfort), les arrière-cours des anciennes
casernes ouvrières (Kreuzberg à Berlin) constituent autant d’opportunités à saisir pour une
population industrieuse. L’activité peut s’y développer, notamment dans la branche textile-
confection. A l’image du Sentier à Paris, les vagues d’immigrants peuvent se succéder
(Arméniens, Juifs sépharades, Maghrébins, Chinois) ; Le quartier reste inscrit dans sa
trajectoire industrielle, même s’il traverse des crises liées à l’évolution du contexte endogène
ou exogène. Le travail clandestin explique largement sa prospérité, tout comme la robustesse
des réseaux de patrons. Si l’activité manufacturière est en difficulté dans les grandes agglomérations, elle peut
se développer sur ses franges ou dans un contexte de « campagne anglaise ». Des fonctions
supérieures (commandement, haute technologie, culture, nœuds aéroportuaires) se
développent à une distance relativement considérable de la ville-centre mais qui reste
accessible dans la journée. En stimulant le processus métropolitain, la mondialisation favorise
la périmétropolisation. Il ne s’agit pas de nouvelles banlieues inscrites dans un processus de
type centre-périphérie mais d’activités centrales exurbanisées (Mirloup, 2002). La métropole englobe ainsi des paysages très variés, avec les centres historiques, les
nouveaux quartiers d’affaires, les banlieues aux apparences anodines mais recelant des
fonctions supérieures et des pôles industriels. La dynamique contemporaine se distingue de la
période précédente, lorsque la décentralisation (de fait, le desserrement) permettait de créer
des établissements de production dans les villes petites et moyennes d’une grande couronne.
A présent, des territoires comme ceux de la Cité Scientifique de l’Ile-de-France Sud ou du
Corridor M4 à l’ouest de Londres voient se développer des activités de pointe à partir des
axes autoroutiers pour finalement s’étendre en auréoles.
2.1.3 Les pays émergents
La pauvreté n’a pas seulement un sens économique, telle qu’elle est mesurée par le
PIB par habitant ou l’Indice de Développement Humain (IDH). Pour l’activité industrielle,
elle concerne aussi les compétences des individus, selon la célèbre expression de Jean Bodin
76
(1530-1596), « il n’est de richesses que d’hommes ». Les systèmes territoriaux sont
interpellés par leurs capacités à assimiler des transferts de technologie et de cultures
exogènes. Comment des pays ou des régions dont l’histoire a fait l’impasse sur le phénomène
industriel parviennent-ils finalement à l’acclimater en l’espace d’une ou deux générations ?
Un profil spécifique est-il nécessaire ou bien l’intrusion des réalités industrielles peut-elle
s’accommoder de situations diverses ?
L’Etat moderne constitue une création récente dans la plupart des pays émergents. Il a
fallu attendre les indépendances, grosso modo entre 1947 et 1962, ou bien, en interne, la
construction d’un appareil administratif et politique capable d’encadrer le pays (à l’instar du
kémalisme turc de l’entre-deux-guerres). Ces Etats s’appuient sur une élite numériquement
étroite composée de la bourgeoisie marchande (comme le bazar de Téhéran ou le makhzen
marocain)34, de cadres militaires et d’hommes d’affaires fréquemment formés en Occident.
Depuis 1945, ces jeunes Etats sont passés par deux phases, d’abord nationaliste puis libérale,
en connexion idéologique avec la guerre froide et l’après-guerre froide.
En Amérique latine, les industries de substitution aux importations étaient apparues
dès la crise de 1929. En 1948, Raul Prebisch, le secrétaire de la Comisión Económica para
América Latina (CEPAL), a fait entrer le mot « développement » à l’ONU qui ne parlait
jusque là que de « reconstruction ». Prebisch avait dénoncé le modèle agro-exportateur et
l’échange inégal qui en résultait au détriment de l’Amérique latine ; il avait promu le
protectionnisme et l’industrialisation, tout comme la création de marchés communs. En
Afrique et en Asie, les jeunes Etats du tiers-monde avaient parié sur le concept du
développement autocentré. Dans l’ex-Congo belge, Patrice Lumumba avait affirmé que
l’indépendance politique n’avait pas de sens sans indépendance économique. Il fallait donc
briser les chaînes du néocolonialisme, un message que l’Union soviétique et la Chine de Mao
Zedong s’étaient empressées de récupérer, d’autant plus facilement que les marxistes
affirmaient que le colonialisme et le libéralisme économique ne faisaient qu’un. Plus modérés,
les pays de la Tricontinentale (ou non-alignés) avaient cherché des solutions politiques
intermédiaires entre la nationalisation intégrale des moyens de production et le libéralisme
économique. Dès 1962, la CNUCED avait adopté une résolution exigeant la nationalisation
des gisements d’énergie et de matières premières, ce qui a été fait surtout après la conférence
34 Etymologiquement, makhzen est à l’origine du mot magasin. Au Maroc, le makhzen désignait d’abord les magasins royaux, puis l’Etat, enfin le système clientéliste organisé entre l’Etat et la bourgeoisie.
77
d’Alger de 1971. Ces conceptions n’ont pas toujours été efficaces puisqu’elles ont conduit
certains pays à se refermer sur eux-mêmes, permettant à des juntes militaires de constituer une
nouvelle classe sociale qui a accaparé le pouvoir économique et politique et aboutissant
finalement à un échec de la plupart de leurs projets industriels.
Le scénario du développement était le suivant. Le protectionnisme sélectif devait
protéger les industries nationales et souvent publiques dans leur phase de démarrage. Selon
François Perroux, l’industrie industrialisante aurait eu le secteur de base comme point
d’ancrage, sur lequel les activités de transformation se seraient greffées. L’aménagement du
territoire aurait réparti les entreprises sur des pôles urbains multiples situés de préférence à
l’intérieur du territoire, par opposition aux pôles littoraux hérités de la période coloniale.
Enfin, les exportations de produits de base, dopées par les prix élevés consécutifs au premier
choc pétrolier de 1973, auraient permis le financement des importations de technologie. Ce
schéma est resté une utopie parce que les prix des matières premières et de l’énergie se sont
effondrés vers 1985, parce que les élites locales ont joué en fin de compte la carte du
clientélisme et des dépenses somptuaires, parce que les marchés nationaux étaient trop étroits
et parce que les infrastructures restaient sous-développées. Les « cathédrales dans le désert »
ou les « éléphants blancs », complexes industriels isolés ou morts-nés dans les pays du tiers-
monde, constituent les symboles de ces échecs. Au Nigeria, la construction de l’aciérie
d’Adjaokuta a coûté 10 milliards USD ; édifiée à la fin des années 1960, elle n’a jamais
fonctionné.
Lorsque Renault et PSA ont ouvert de nouvelles usines au Brésil en 2001, l’évolution
récente de l’organisation économique du pays avait joué un rôle primordial dans leur prise de
décision. A partir de 1988, les militaires ont quitté le pouvoir politique et la reconstruction
d’un Etat de droit a pu être entamée. Le Brésil a gagné la lutte contre l’inflation (à quatre
chiffres !). Le Mercosur, le nouveau marché commun du cône Sud de l’Amérique latine, a été
créé par le Traité d’Asunción en 1991. Renonçant à l’économie administrée, l’Etat s’efface
peu à peu dans la vie économique du pays et la mentalité entrepreneuriale fait son chemin.
Carlos Ghosn, né dans ce pays et ancien directeur de Michelin en Amérique latine, estimait en
1997 que la situation était mûre et que Renault pouvait s’engager. Il n’omettait pas de
souligner la qualité de la main-d’œuvre locale malgré le break obligatoire du carnaval...
De fait, une vague de fond libérale s’est emparée de la planète au tournant des années
1980. L’Union soviétique agonisait et elle n’était plus capable d’offrir une idéologie de
78
substitution au capitalisme. Dans les pays riches, le keynésianisme était tenu en échec par la
montée du chômage. Les gouvernements des Etats-Unis avec Ronald Reagan (1980 -1988) et
Margaret Thatcher (1979-1990) avaient commencé le démantèlement du welfare state. Pour
sortir les pays du tiers-monde, puis les pays en transition de l’endettement, le FMI a alors
inventé les programmes d’ajustement structurel (PAS). Il s’agit d’une « bonne gouvernance »
qui repose sur la nécessité de l’équilibre budgétaire, la vérité des prix, la privatisation de
l’économie, le libre-échange et la réduction du nombre de fonctionnaires.
Le paradigme économique libéral est-il adapté aux sociétés des pays émergents ? Au-
delà des aléas conjoncturels ou nationaux, ses effets apparaissent contradictoires. Les écarts
de développement s’accroissent entre les agglomérations métropolisées et leurs hinterlands
périphériques. Toutefois, dans les statistiques, la richesse nationale des pays émergents et du
tiers-monde en général apparaît proportionnelle à leur degré d’intégration dans le commerce
international, il est vrai au profit d’une élite urbaine minoritaire. Le libéralisme génère des
richesses supplémentaires, éventuellement destinées à l’exportation, mais le problème de leur
redistribution reste entier. Au seul Brésil, le FMI estime que la libération des forces du
marché devrait permettre l’intégration de 50 millions de personnes dans la société de
consommation ; mais qu’advient-il des 137 millions restants (2005) ? Sur la base de ce
raisonnement, que dire de la Chine et de l’Inde, où deux milliards d’habitants resteraient au
bord du chemin ?
2.1.4 Nouveaux territoires : l’exemple de la Pologne
Les Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO) offrent un cas particulier
d’émergence. Leur industrie a changé de nature ; ce faisant, les espaces nationaux se sont
ouverts et tournés vers les centres urbains occidentaux. En quelques années seulement,
l’industrie lourde d’inspiration soviétique a laissé la place aux industries de transformation
dépendant des groupes de l’Ouest. Comme le montre la Figure 13, entre la chute du Rideau de
Fer en 1989 et l’adhésion de la Pologne à l’UE en 200435, les facteurs de structuration et le
système d’organisation spatiale ont été inversés, réalisant une révolution copernicienne.
Tournée vers l’Union soviétique, dédiée à l’industrie lourde, exportatrice de charbon
et importatatrice de pétrole, la Pologne dépendait des orientations de la planification décidées 35 Bien que membre de l’UE depuis le 1er mai 2004, la Pologne subit un régime transitoire jusqu’en 2013, notamment pour les flux migratoires.
79
au sein du marché commun des Pays de l’Est (COMECON ou CAEM) dont le siège se
trouvait à Moscou. Autrefois placée face à la Biélorussie (alors en URSS), la frontière-filtre se
trouve aujourd’hui à l’ouest sur la « ligne » Oder-Neisse ; inversement, la frontière-barrière
concerne à présent le Belarus, l’un des derniers Etats du monde enkysté dans un système
stalinien, et non plus les régions occidentales du pays. Le réseau autoroutier se tourne vers
l’Allemagne alors que certaines voies ferrées allant vers l’URSS (à écartement russe !) ont été
fermées. Seuls les oléoducs et les gazoducs restent soumis à des aléas géopolitiques dignes de
la période précédente.
Figure 13 : Les bouleversements de l’espace industriel en Pologne
SZCZECIN
SZCZECIN
GDYNIA
GDYNIA
GDANSK
GDANSK
TORUN
TORUN
BERLIN
FRANCFORT
SLUBICE
BIALYSTOK
VARSOVIE
VARSOVIE
LUBLIN
LUBLIN
RADOM
RADOM
LODZ
LODZ
POZNAN
POZNAN
WROCLAW
WROCLAW
CRACOVIE
CRACOVIE
CZESTOCHOWA
CZESTOCHOWA
NOWA HUTA
NOWA HUTA
ZAKOPANE
Warta
Nei
sse
Oder
0 200 km
Bug
Forte croissancede l'investissementindustriel en milieupériurbain
"Western belt ":maquiladorisationdans l'anciennePologne allemande
Port de conteneurs
Autoroutes en 2000
Frontière peu franchissable ; à l'Est,pas de stratégies de pré-adhésion à l'UE
Le triangle "plein"(Pologne la plus active)
Chemin de fer etexportationsde charbon
Liaisons avec l'URSS (tubes,chemin de fer)
Principaux nouveauxcentres d'industrielourde
1945 - 1989 :
Après 1989 :Espace desEurorégions
KATOWICE
SLUBICE
En quelques années, les régions occidentales sont devenues les plus actives du pays,
notamment par le processus de la maquiladorisation. L’industrie manufacturière à capitaux
occidentaux y trouve de nombreuses opportunités, dans un pays aux nombreux chômeurs et
aux coûts salariaux faibles ; en 2004, un ouvrier allemand sans qualification coûtait sept fois
80
le prix d’un homologue polonais. En outre, autour des montagnes hercyniennes, l’industrie
réalise une intégration régionale avec la République tchèque, la Slovaquie et la Saxe, dans le
secteur automobile en particulier. Les évolutions sont très rapides et inattendues. Fiat, installé
à Varsovie depuis 1936 (Polski Fiat) ainsi que Daewoo (en faillite en 1997, le chaebol coréen
a été démantelé et la General Motors a racheté ses usines en Pologne) n’ont pas réussi à se
développer, contrairement aux nouveaux arrivants. Les institutions accompagnent le
mouvement. Regroupées, les nouvelles voïvodies fonctionnent à l’instar des Länder
allemands alors qu’autrefois elles subissaient un système centralisé et bureaucratique. Les
régions frontalières avec un pays de l’UE sont dotées d’eurorégions bi- ou trinationales depuis
1990/1991. Les territoires ont-ils une mémoire ? Les régions les plus concernées par la nouvelle
industrialisation épousent volontiers les contours des anciennes possessions des empires
allemand et habsbourgeois ; de même, les deux capitales polonaises, Cracovie autrefois et
Varsovie ensuite, sont elles aussi fortement impliquées en tant que métropoles-relais entre la
Pologne et les métropoles occidentales. Il est vrai que dans ces régions dynamiques la qualité
des infrastructures et les densités de population sont supérieures à celles du reste du pays.
2.2 Les territoires industriels : propositions pour une typologie
A partir du XVIIIe siècle, l’histoire a engendré une stratigraphie de territoires
industriels. Depuis la « Black Country » située au nord de Birmingham, plusieurs paradigmes
se sont succédé. A chaque époque, un nombre donné de territoires de référence émerge. La
diffusion du fait industriel conduit à leur imitation selon de nombreuses variantes locales en
fonction du génie de chaque territoire. Pour faire le point sur la géographie des territoires
industriels, il semble réaliste de les distinguer en fonction de leur ancienneté (territoires has
been ou reconvertis), de l’importance relative du taylorisme (sweat shops des pays émergents,
évolutions néofordistes des pays riches), des capacités des réseaux à structurer un territoire
(les clusters) et des fonctions des métropoles en matière de haute technologie. Cela étant, une
seule et même région peut rassembler plusieurs de ces profils.
2.2.1 Les régions d’ancienne industrialisation
Amorcée dès les années 1960 avec la crise du charbon, la désindustrialisation des
bassins miniers a continué jusqu’à aujourd’hui, même après la disparition de la quasi-totalité
81
de l’activité extractive et de la plus grande partie de la sidérurgie. En Europe, depuis 1974, ce
sont les bassins miniers qui ont connu la baisse de l’emploi industriel et la montée du
chômage les plus fortes36. En 2005, la France est devenue un pays sans mineurs après la
fermeture des mines de Lorraine et de Provence. Les régions d’ancienne industrialisation sont
entrées dans le champ littéraire, propre à l’évocation de la nostalgie, de la douleur ou de la
rage. « Le temps de l’usine jetable » évoqué par un envoyé ministériel dans la vallée de la
Fentsch signifie désertification industrielle, désastres sociaux, individuels et déshérence des
paysages ; « des champs pâles, des champs sans rien, où l’herbe même a mal » écrit François
Bon (2004) dans « Daewoo »37.
A l’échelle historique, si le monde de la mine et de l’industrie lourde s’est intégré à
une économie ouverte, il a localement contribué à créer une société fermée. Avec sa
restructuration, on entend jouer la carte de la bifurcation ; l’objectif désigné est la permanence
des formes de l’activité économique mais avec une mise à niveau de la compétitivité. Avec la
reconversion, l’émergence l’emporte du fait du remplacement des industries anciennes par de
nouveaux secteurs de production. Les « pays noirs » sont confrontés à ces évolutions depuis
une cinquantaine d’années. Dans l’immédiat après-guerre, les nécessités de la reconstruction
et la faiblesse de l’internationalisation ont conduit à un sursaut jusqu’à la crise de
surproduction charbonnière de 1958. Il a alors fallu songer à bifurquer vers l’industrie
automobile, généralement perçue comme un élément important dans les politiques
d’aménagement du territoire conduites par l’Etat. Mais jusqu’où faut-il aller dans la
reconversion ? Certaines régions conservent des activités industrielles lourdes. D’autres
comptent sur des industries manufacturières néofordistes. D’autres encore coupent les ponts
avec leur histoire et s’engagent dans une phase d’émergence postindustrielle.
Anesthésiés par la monoactivité et par la régulation paternaliste des relations sociales,
les bassins miniers sont dépourvus des capacités endogènes indispensables à la création d’un
nouveau tissu industriel. Face à l’ampleur des problèmes sociaux dus à la crise, l’Etat national
et l’Etat européen sont intervenus massivement pour trouver des solutions quant à la
reconversion. Des entreprises exogènes ont ainsi été parachutées dans les bassins miniers. Les
industriels « chasseurs de primes » constituent une réalité ; une fois les avantages financiers
36 Souligné par M. Hau, Les facteurs historiques de la désindustrialisation des bassins miniers français, au Colloque La politique d’aménagement du territoire en France : racines, logiques et résultats, Théma CNRS, Besançon 2000. 37 Cf. également T. Hesse, Cimetière américain, Paris Champ Vallon 2003, pour la Lorraine.
82
épuisés, l’établissement se retrouve en première ligne lorsque les menaces conjoncturelles et
les restructurations financières posent problème. L’action de l’Etat a par conséquent
rapidement trouvé ses limites. Quant au monde ouvrier, il a développé un sentiment
d’appartenance spécifique. Que les mouvements syndicaux aient été réformistes ou
révolutionnaires, ils se sont appuyés sur leurs capacités d’organisation et leur puissance
revendicatrices. Cette culture de lutte constitue un repoussoir pour les investisseurs éventuels.
Enfin, les coûts de la dépollution et les risques d’affaissements miniers découragent les
investisseurs éventuels. Lorsque le groupe PSA a cherché des sites pour ses nouvelles usines
dans les PECO, il a exclu d’emblée les régions d’ancienne industrialisation au profit de
localisations « vertes » et périmétropolitaines (Kolin près de Prague et Trnava près de
Vienne). A travers ce choix de localisation, les investisseurs cherchent-ils à satisfaire aux
exigences de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) en implantant des usines
respectueuses des normes environnementales ISO ou bien veulent-ils éviter divers soucis liés
aux anciens sites miniers et à la forte conscience syndicale des « pays noirs » ? Le débat est
ouvert (Koleva et al., 2006).
La faiblesse de la qualification de la main-d’œuvre constitue un autre problème. Le
système éducatif local est longtemps resté confiné aux apprentissages élémentaires. Peu
nombreux, les cadres du monde minier, ingénieurs et gestionnaires, venaient de l’extérieur.
En France, les qualifications professionnelles ou intellectuelles que recherchent les entreprises
sont restées insuffisantes jusqu’aux années 1990, avant le sursaut du plan Université 2000 qui
a favorisé les mutations. Comme il apparaît difficile de faire venir des personnels qualifiés à
partir d’autres régions, les acteurs locaux cherchent à mieux former les enfants du pays avec
l’espoir de les y retenir.
Archétype de la région charbonnière et sidérurgique en crise, la Ruhr a su se
reconvertir sur la base d’un jeu d’acteurs régional. Dans le monde de l’entreprise, les
Konzerne se sont tournés massivement vers les services. La région est devenue la terre
d’élection des télécommunications (Mannesmann, RWE, Veba, Deutsche Telekom), de
l’informatique (Siemens, Nixdorf) et de la communication multimédia (Berstelmann, WDR,
WAZ). Les assurances, la grande distribution, les salons et foires, les 500.000 étudiants
complètent le tableau d’un territoire devenu post-industriel. Les industriels ont intégré un
lobby territorial qui rassemble des acteurs institutionnels publics, privés et associatifs. Celui-
ci a émergé dès 1920 avec la création du SVR, faisant de la Ruhr la première région au monde
à disposer d'un institut d'aménagement propre. En 1979, le SVR est devenu le KVR piloté par
83
11 villes et 42 autres communes. Dès 1965, la Ruhr avait misé sur le développement
technologique et universitaire. Bochum, Dortmund, Duisbourg et Essen sont devenues autant
de réservoirs de matière grise ; la région rassemble six universités et huit universités
technologiques. Piloté par le ministère régional des affaires économiques, industrielles et
technologiques, le MWMT, un ministère propre au Land de Rhénanie-Westphalie du Nord,
organise la diffusion des innovations technologiques sur une cinquantaine de pôles
décentralisés. Sous son égide, 300.000 m² d’immobilier d’entreprise ont été construits et
13.000 emplois ont été créés entre 1984 et 1994. L’accent est mis sur les PME endogènes et
sur les transferts de technologie. Les sièges sociaux des entreprises sont restés dans les villes
qui ont vu naître les entreprises ; le développement de leurs fonctions stratégiques a permis
une croissance des activités de commandement. Les activités culturelles s’inscrivent dans
cette logique ; par exemple, la troupe de Pina Bausch a fait de Wuppertal l’une des capitales
mondiales de la danse contemporaine.
Enfin, non sans génie provocateur, l’urbaniste Robert Schmidt (1869-1934) avait
convaincu les industriels, les municipalités, les syndicats et les associations de la Ruhr de
s’engager dans une approche synthétique, celle de la « Ville verte ». Sa structuration repose
sur une trame verte et bleue à partir de laquelle sont définies les autres composantes de
l’agglomération alors qu’usuellement les urbanistes terminent leurs plans avec les espaces
verts considérés comme des enclaves résiduelles. La morphologie des réseaux de transport
garantit l’accessibilité des différents parcs de loisirs, comme celui du lac de Baldeney, au pied
du parc de 75 hectares de la Villa Hügel, l’ancienne résidence de la famille Krupp. Ce concept
originel a été renforcé au fil du temps. A partir de 1951, le SVR a entrepris la requalification
des friches industrielles. En 1966, le « Système d’espaces verts » a codifié la trame des
coupures vertes entre les villes, a hiérarchisé les différents parcs de loisirs et a organisé leur
accessibilité relative depuis les différents points de la conurbation. En 1985, le « Système
régional d’espaces libres » a organisé l’extension des coupures vertes ; le Land a assuré la
remise en état des friches et leur réaffectation économique, notamment vers des parcs de
haute-technologie (Joly, 2002).
2.2.2 Les mutations des régions fordistes
Né aux Etats-Unis au début du XXe siècle, le paradigme fordiste s’est ensuite répandu
en Europe avant de se diffuser vers les pays émergents. Le terme apparaît ambigu. On peut
distinguer le taylorisme, c’est-à-dire l’organisation scientifique du travail (OST) qui vise à
84
l’augmentation de la productivité en parcellisant les tâches et en standardisant la production,
et le fordisme proprement dit. Celui-ci est daté. Il a connu son apogée durant les Trente
Glorieuses :
- Il consistait en un paradigme productif fondé sur le taylorisme et l'accumulation de
capital fixe productif.
- Il s'inscrivait dans un schéma macro-économique qui reposait sur la consommation de
masse. Durant les Trente Glorieuses, le client se satisfaisait de produits standardisés à la
qualité incertaine, heureux d'accéder à la société de consommation. Dans son ensemble,
la population éprouvait davantage de « bonheur et de satisfaction » au fur et à mesure
que la croissance économique et l’urbanisation progressaient, ce qui n’a plus été le cas à
partir des années 1970 (Gundelach, Kreiner, 2004).
- Il fonctionnait en tant que mode de régulation du fait de la contractualisation de la
croissance et des revenus, de l'action de l’Etat-Providence et de l'abondance de crédit.
En tant que paradigme économique et social, le fordisme apparaît révolu alors que
l’OST reste un processus loin d’être épuisé dans son développement. On verra donc comment
le taylorisme a été acclimaté dans les pays émergents, comment les pays riches ont développé
le néofordisme et quel est le rôle des fournisseurs de l’industrie dans la structuration
régionale.
Cycle de vie des produits et pays émergents
En introduisant un lien entre la localisation des activités industrielles et le process de
production, la théorie du cycle de vie du produit de Vernon permettait, en 1966, de
comprendre où les établissements tayloriens se localisaient de manière préférentielle (Benko,
1990). Pour Vernon, un cycle durait environ trente ans pour un produit industriel standard.
Aujourd’hui, on peut en déduire les éléments suivants :
- La phase d'innovation nécessite du capital, de la recherche et développement. Seuls les
pôles métropolitains disposent d’une économie high-tech, aussi bien pour la production
que pour les services.
- Au bout de cinq ans environ vient la seconde phase dite de maturité (ou middle-tech).
Les process sont taylorisés. L’aire d'indifférence des implantations peut s’élargir. La
fabrication se diffuse sur des pôles industriels traditionnels ou encore sur de nouveaux
sites placés à leur périphérie disposant des infrastructures adéquates ainsi que d’une
85
main-d'œuvre compétente. Pour le produit concerné, les quantités produites et les
bénéfices bruts atteignent leur apogée.
- Environ quinze ans après le début du cycle, la production glisse vers les pays émergents.
Cette délocalisation permet de pérenniser les profits qui tendent progressivement vers
zéro, tout comme les quantités produites car de nouveaux produits et process
apparaissent, plus efficients ou plus à la mode. La low-tech est celle des « usines à
sueur » que dénoncent les critiques à caractère social.
Ce modèle a été remis en cause par l’industrie électronique et informatique où les
cycles de vie sont nettement plus courts. Ainsi, depuis une trentaine d’années, la puissance
des micro-ordinateurs double tous les dix-huit mois sans que cette cadence ne semble vouloir
fléchir. Les transferts de technologie et les délocalisations de l’outil productif peuvent
s’effectuer très rapidement, des centres des Etats-Unis, du Japon et de Taiwan vers l’Asie du
Sud-Est notamment. L’analyse de Vernon est donc datée par l’histoire des technologies. A
l’instar du secteur informatique, les autres branches industrielles raccourcissent elles aussi
leurs cycles de production. L’usine de la General Motors de Strasbourg, dédiée à la
fabrication de boîtes de vitesses automatiques, offre un exemple probant. Les études
nécessaires à leur conception sont menées conjointement à Detroit (partie électronique) et à
Strasbourg (partie mécanique). Le premier modèle de boîte (3 vitesses) a été fabriqué durant
30 ans, de 1967 à 1997 ; le deuxième (4 vitesses) durant 14 ans, de 1988 à 2002 ; le troisième
(5 vitesses) à partir de 1998 avec une durée de vie prévue de 11 ans ; le quatrième (6 vitesses)
a été lancé en 2006. Aujourd’hui, le taylorisme convient à l’industrialisation de l’Asie. En son temps, Sun
Yat-sen évoquait déjà les coûts de la main-d’œuvre en tant qu’avantage comparatif principal
de la Chine. Dans les mentalités, le mariage réussi du confucianisme et du taylorisme
proviendrait de l’habitude du travail minutieux en rizières (le geste féminin du repiquage du
riz peut être comparé à celui du montage de circuits électroniques). Originaires des
campagnes, les ouvriers et les ouvrières acceptent un niveau de vie frugal, se montrent
endurants au travail et soumis à l’autorité. Les usines, aux allures de caserne voire de prison,
emploient beaucoup de jeunes femmes. Celles-ci souhaitent travailler durant quelques années
avant de se marier. Quoique très maigre, leur salaire alimente deux budgets, celui de leurs
parents ainsi que le trousseau qui leur permettra de négocier un mariage avantageux.
Lorsqu’elles mettent fin à leur contrat, les maladies professionnelles ne sont pas rares, comme
celle des yeux abîmés par les tâches de montage.
86
Ce qui prime en Asie, c’est donc l’industrie à forte intensité de travail dans les secteurs
traditionnels comme le textile, la confection et les chaussures, le montage (jouets, parapluies,
électronique...). L’Etat encadre la croissance en organisant l’intégration du pays au commerce
mondial. Mais la gestion asiatique s’accompagne d’une économie de casino et de scandales
financiers dont la crise de 1997 a été le révélateur. Malgré tout, l’Etat jouit toujours d’une
bonne image ; il est vrai que selon Confucius, il a reçu un mandat céleste afin de faire régner
l’ordre et le consensus entre les classes sociales.
Du fordisme au néofordisme
En Europe occidentale, le paradigme fordiste a connu le succès tout au long des Trente
Glorieuses avant d'entamer son déclin au cours des années 1970. Il a généré un marquage
spatial spécifique : les grands établissements tayloriens s'inscrivaient dans les logiques de
l’aménagement du territoire. Chaque établissement recevait une spécialisation fonctionnelle
due à la division du travail pratiquée à l'intérieur de la firme. Ainsi, les fonctions stratégiques
(siège social, recherche et développement, marketing...) se sont installées dans les métropoles
(en France, à Paris) et les régions périphériques s'adonnaient à la production. A priori, la firme
fordiste s'intéressait peu au territoire où elle avait choisi d’implanter ses unités de production.
Sauf exception, elle n’avait pas de liens historiques avec la région d’accueil. Seuls
l’intéressaient les coûts de production : elle investissait sans s'investir. A partir des années
1980, le fordisme a été remis en cause. Lorsqu’il dirigeait le groupe Renault, Louis
Schweitzer admettait que « nous sommes dans un métier un peu besogneux, où il faut suer
sang et eau pour faire trois à quatre points de marge bénéficiaire » (AFP, février 2002). C’est
pourquoi les entreprises cherchent à maîtriser la chaîne de la valeur en actionnant deux
leviers.
Elles peuvent chercher à devenir une « industrie sans usines » ou une « firme creuse »
comme Ikea, Nike ou encore Benetton, devenues les figures de proue de la nouvelle
organisation du travail. Pour elles, la valeur ajoutée ne se réalise plus dans la production, où
les marges sont faibles, mais dans l’organisation stratégique. La production est donc
transférée vers le sous-traitant le mieux disant. Il n’est plus nécessaire de posséder l’outil de
production, mais seulement de le contrôler. Le toyotisme a été l’autre réponse à la crise du fordisme. Selon certains auteurs
japonais, ce fleuron du postmodernisme voire d'une conception humaniste asiatique, aurait
remplacé le fordisme car il lui est intrinsèquement supérieur. Ainsi réinventé, nommé
87
toyotisme ou néofordisme, le travail à la chaîne peut se maintenir dans les pays développés.
Né sans doute à Toyota City avec l'application des flux tendus par l'ingénieur Ohno en 1949
(Suzaki, 1991), ce nouveau paradigme se caractérise par différentes formes de flexibilité
grâce à l’amélioration permanente de la collectivité industrielle et de soi-même (principe
kaizen). Au sein de l'établissement, le travail industriel consiste à atteindre des buts
popularisés par les cinq « zéro ». « Zéro stock », tout d'abord : les stocks cachent les
problèmes. Vidanger l'océan des stocks, c'est faire émerger les îles sous-marines des
dysfonctionnements, à savoir les pannes de machines (« zéro panne »), l'absentéisme, les
livraisons déficientes des fournisseurs, les problèmes de qualité, les temps excessifs de
changement d'outil, les transports internes, voire le manque d'ordre et de propreté. « Zéro
défaut », ensuite : il s'agit de pouvoir vendre cher des produits à fort contenu technologique et
de marque réputée en laissant le bas de gamme aux pays émergents. Toute l'entreprise est
dans le même bateau entouré de requins : les uns rament, un autre tient le gouvernail, les
derniers écopent. Il en résulte des relations à la fois hiérarchiques et horizontales où chacun
exprime son point de vue, à travers les cercles de qualité par exemple. Par rapport au
fordisme, toute la culture d'entreprise est revue dans le sens d’une communication accrue.
Avec le « zéro délai », la réponse à la demande doit être aussi rapide que possible ; les modes
éphémères contraignent l'entreprise à concevoir rapidement en Conception et Fabrication
Assistée par Ordinateur (CFAO). Le temps de travail dépend de la demande (principe
heijunka). Dans le système kan-ban, c'est le réseau commercial qui lance l'ordre de
production ; l’Intranet peut conduire au « zéro papier ». Le premier robot industriel est apparu dans un atelier de la General Motors en 1961 ;
dans le Japon des années 1980, les ingénieurs ont rêvé de l’usine totalement robotisée. Mais,
si le robot est de plus en plus utilisé dans les environnements hostiles à l’homme (la planète
Mars, les fonds sous-marins, les sites contaminés, les lignes de peinture et de soudure...), il a
connu une diffusion relativement limitée dans les usines. Son coût reste souvent prohibitif ;
même lorsqu’il est actionné par de puissants programmes informatiques, il lui manque la
conscience de soi, indispensable dans toute situation critique ; selon les canons du toyotisme,
l’intelligence humaine reste nécessaire pour corriger la machine (principe jidoka).
Du sous-traitant au fournisseur
Dans le contexte taylorien, on distinguait la sous-traitance structurelle (ou de
spécialisation) de la sous-traitance conjoncturelle (ou de capacité). Dans le premier cas, les
donneurs d’ordre cherchaient des entreprises capables de produire ce qu’elles ne savaient pas
88
faire. Dans le deuxième, les sous-traitants subissaient les variations de la croissance et
constituaient une sorte d’armée de réserve en cas de surchauffe de l’économie. Ces types de
relations s’altèrent à partir du moment où, dès la conception du produit, la question devient
« tout faire ou faire faire ? » et lorsque, de plus en plus souvent, l’externalisation devient la
réponse à cette question (Figure 14). Le partenaire-système n’est plus un sous-traitant livrant
des pièces (par exemple, un ventilateur), ou même des modules prêts à l’assemblage (un
radiateur et ses accessoires), mais il doit pouvoir concevoir une fonction (le refroidissement),
déclinée en systèmes adaptables à une gamme de modèles vendus sur des marchés de plus en
plus diversifiés (Micaelli, 2005).
Figure 14 : De la sous-traitance à la relation de partenariat
Constructeur donneur d'ordres
1er rang : partenaire-système
Fournisseur de 2e rang
Fournisseur de 3e rang
Usine d’assemblage
Les conséquences spatiales de l’externalisation de la production génèrent des
localisations aux logiques diverses voire opposées, depuis l’implantation des fournisseurs au
sein de l’usine-mère (comme à « Smartville » - Hambach en Lorraine - ou à Sandouville dans
la banlieue du Havre) jusqu’aux phénomènes de mondialisation :
- Les livraisons juste-à-temps peuvent imposer au fournisseur d'être aussi proche que
possible de l'usine de montage final avec un circuit spécifique de livraison qui ignore la
rupture de charge. La proximité immédiate des deux usines évite le stress provoqué par
les embouteillages sur les autoroutes ou autres blocages de la circulation. Elle facilite
également les contacts entre les employés des deux firmes. Mais le donneur d’ordres est
souvent unique et de ce fait le fournisseur subit une forte dépendance.
- Si la desserte autoroutière est jugée fiable, les usines peuvent être séparées par des
distances considérables. Renault fait par exemple livrer des moteurs de Valladolid
(Castille-Leon) à Douai (Nord). A distance de leur donneur d’ordres principal, les
89
fournisseurs cherchent à multiplier leurs clients. Dans le contexte français, le Nord, la
Lorraine et l’Alsace se situent idéalement entre les donneurs d’ordres de la région
parisienne et du monde rhénan.
- Le global sourcing consiste à recourir à l'approvisionnement mondial. Il procède
davantage du mythe que de la réalité, sauf pour des technologies particulières.
Pour les fournisseurs, les nouvelles implantations des usines de montage constituent
un enjeu de première importance. Ils doivent être capable d’accompagner les assembliers sur
de nouveaux sites. Brusquement, des PME sont contraintes d’affronter l’internationalisation
alors que leur taille ne le leur permet pas : elles ne disposent pas d’assez de compétences
techniques, financières et commerciales. On les voit alors fréquemment régresser du rang 1 au
rang 2 ou 3, voire même disparaître. Au contraire, si l’entreprise est conforme à ce que les
Allemands appellent le Mittelstand (plusieurs établissements avec un siège social doté de
fortes compétences), elle peut continuer à croître avec le monde comme horizon.
2.2.3 Les Systèmes Productifs Localisés (SPL)
Pour les industries, la problématique de la proximité a pris un tour nouveau dans les
années 1980. Jusque là, on la mesurait en distance kilométrique, en temps ou en coût, plus
rarement en termes d’organisation ou encore de culture partagée. Pourtant, avait écrit Alfred
Marshall en 1920, « lorsqu’une industrie a (..) choisi une localité, elle a des chances d’y
rester longtemps, tant sont grands les avantages que présente pour les gens adonnés à la
même industrie qualifiée, le fait d’être près les uns des autres. Les secrets de l’industrie
cessent d’être des secrets ; ils sont pour ainsi dire dans l’air » (Lévy, 2005). Mais le XXe
siècle a d’abord été celui du fordisme triomphant, un paradigme où la rationalité économique
a écrasé les autres considérations. Il a fallu attendre la fin des Trente Glorieuses pour que l’on
examine des paradigmes susceptibles de déboucher sur des stratégies de sortie de crise.
L’Italie padane offrait alors un laboratoire in vivo, avec d’un côté les difficultés de Fiat à
Turin et de l’autre la découverte de la Troisième Italie par G. Beccatini (1987), un
universitaire de Bologne. Les Systèmes Productifs Localisés (SPL ou SLP) ont donc fait leur
entrée dans l’analyse économique et géographique (Courlet, Soulage, 1994). Ils sont souvent
identifiés comme des clusters ; en Allemagne, on évoque « l’usine virtuelle ». Le terme de
district apparaît fréquemment (Veltz, 2005).
90
Sans vouloir revenir sur l’abondante littérature suscités par les districts, on évoquera
les éléments concernant leur structuration réticulaire, les aires géographiques qui les
contiennent, les problèmes de bifurcation, et enfin l’adaptation du concept par la DATAR.
Un réseau de personnes
La proximité géographique conduit au partage de valeurs communes et à la prégnance
d'une atmosphère industrielle. Le SPL est piloté par « un milieu, ensemble territorialisé
intégrant des savoir-faire, des règles et un capital relationnel » (Maillat, 1993). Les
entreprises constituent un premier pôle : elles se regroupent autour d'une activité
prépondérante où certains patrons affichent volontiers un comportement charismatique car ils
incarnent les valeurs et les représentations de la communauté. Comme les entreprises ne
peuvent tout assumer par elles-mêmes, depuis la recherche jusqu'à la commercialisation, elles
ont besoin d'un second pôle, celui des institutions d'intermédiation où elles peuvent se
rencontrer, entretenir des contacts avec l'extérieur et réduire leurs coûts transactionnels. Ainsi,
le SPL est identifié par un réseau, qui coordonne les activités industrielles, les conventions
entre les individus et les liens entre les groupes sociaux.
Ce réseau développe un phénomène collectif pour la prise de risque individuelle, elle-
même fondée sur l'imitation réciproque, le désir de reconnaissance sociale et la tradition
héritée des générations antérieures. Selon la DATAR (2004), la force économique des SPL
repose sur quatre groupes de caractéristiques :
- La spécialisation et la structure sectorielle : une population de firmes, en général des
PME familiales flanquées éventuellement d’une ou de plusieurs grandes entreprises,
occupe un secteur donné.
- L’innovation et le savoir : la région intègre et développe de nouvelles connaissances et
de nouveaux savoir-faire de manière collective, sans être tributaire de routines qui figent
les processus de production.
- L’accessibilité et la connectivité : les infrastructures de transport et de
télécommunications tout comme l’ouverture culturelle font des SPL des carrefours pour
la circulation des marchandises, des capitaux, des idées et des hommes.
- La gouvernance territoriale : un jeu d’acteurs associant la puissance publique, les
entreprises et les associations définit clairement une stratégie, éventuellement
formalisée par une prospective territoriale.
91
Bifurcations Par sa petite taille, un SPL est un territoire fragile car il dispose de relativement peu de
ressources. Eventuellement situé dans une marge rurale (comme le Choletais) ou
montagneuse (comme la Plastic Valley d’Oyonnax dans le Jura), il est peu accessible, pauvre
en compétences et en technologie, souvent replié sur des valeurs anachroniques ; des
informations stratégiques peuvent lui échapper s’il ne connecte pas sur des métropoles. Il
risque de devenir un conservatoire, dont l’activité sera emportée par une mutation
technologique qu’il est incapable de prendre en compte (à l’image du Haut-Doubs horloger
dans les années 1970). Si un SPL apparaît relativement figé, un district susceptible de
bifurquer, voire d’émerger, s’appuiera sur un Système Local d’Innovation (SLI).
Eliminons un faux débat, celui de l’irruption des réseaux télématiques qui serait une
menace pour les SPL (Micelli, 2000). A priori, le haut débit internet constitue une alternative
au territoire puisque des intervenants dispersés peuvent eux aussi construire un réseau fondé
sur une identité forte, des procédures et un langage commun. Mais le fonctionnement même
des SPL montre qu’il est indispensable de se rencontrer physiquement parce que les échanges
peuvent alors se nouer dans toute leur dimension relationnelle.
Pour survivre, le SPL doit garantir sa compatibilité par rapport à la variable forçante,
ce qu'il réalise au moyen du processus d'innovation. Il doit également préserver sa cohérence
interne, ceci au moyen de processus d'acculturation et finalement, il est contraint de se
reconstituer constamment. La connexion avec une ou plusieurs métropoles apparaît
indispensable. On songe au district horloger du Jura suisse : la création de la Swatch avait été
menée grâce à un cabinet de consultants zurichois ; le design des montres est réalisé
principalement à Milan ; et hier comme aujourd’hui, Genève est une plate-forme commerciale
élitiste et fort utile pour les montres bijoux de haut de gamme.
Le contenu un peu démodé des valeurs culturelles apparaît ambivalent ; il peut
constituer un moteur comme un frein. D’un côté, le patriotisme local fédère les acteurs du
SPL, souvent autour de personnalités charismatiques. Il génère la confiance, en particulier
entre le patronat et ses salariés ; les uns continuent à investir dans un territoire peu attractif
mais qui est le leur, les autres acceptent des contraintes et des salaires peu envisageables dans
un autre contexte. Mais l’attachement au patrimoine peut entraîner la fin du SPL. Il apparaît
parfois nécessaire de désapprendre, c’est-à-dire de faire son deuil de savoir-faire anciens et
source de fierté professionnelle, lorsqu’ils sont inadaptés à l’évolution des technologies ou
92
des marchés. En outre, l’intégration de nouveaux membres dans la communauté n’est pas une
chose aisée. Les cadres venus de l’extérieur peinent à s’intégrer ; et les jeunes partis faire des
études en ville sont souvent perdus pour le SPL.
L’adaptation du concept par la DATAR
Si un SPL ne se décrète pas, il est intéressant de noter que la DATAR a tenté de
susciter l’émergence de districts sur le mode italien. En 1997, elle avait mené une étude pour
déceler les SPL existants. Lorsque, dans une région, une activité réalise au moins 5% de
l’emploi national de la branche et au moins 5% de l’emploi total de la Région, si elle regroupe
au moins 10 PMI, alors existe un SPL. Ces critères quantitatifs ont été complétés par des
aspects qualitatifs qui concernent les relations interentreprises marchandes ou non-
marchandes, ainsi que le partage d’une culture commune par les acteurs du territoire. La
DATAR avait pu détecter une centaine de SPL disséminés sur le territoire français. Ils
concernaient des activités et des régions très diverses, souvent anciennes. A priori, il s’agissait
de sauver des districts historiques et de susciter la création de nouvelles entités, ce qui a
finalement semblé peu réaliste. En 2004, cette réflexion a alors servi de socle au concept des
« pôles de compétitivité ». L’Etat propose de contractualiser une relation au sein d’un
territoire animé par un jeu d’acteurs et tourné vers un projet industriel, sans tenir compte des
découpages administratifs préexistants. Plus d’une centaine de projets ont été soumis à la
DATAR, qui n’en attendait que 12 ou 15… Il a donc fallu récompenser les espoirs et créer 67
pôles au total. Toutefois, avec les pôles mondiaux ou à vocation mondiale, l’Etat s’intéresse
d’abord à la compétitivité globale en mettant l’accent sur un nombre limité de territoires, de
préférence orientés vers la haute technologie. SPL et métropolisation
Les métropoles fournissent les services indispensables à l’activité internationale des
SPL (ainsi, Milan, Turin et Bologne se signalent par leurs universités, foires et salons, centres
de design, plates-formes logistiques). L’aire-système connecte de nombreux SPL à plusieurs
métropoles de rang différent dans la hiérarchie des villes-monde. Dans certains cas, la
métropole s’intéresse aux SPL dans la tradition du négociant confiant du travail à des artisans
ruraux ; dans le sens inverse, le SPL cherche les compétences qui lui manquent dans les
métropoles. Les relations sont toujours nombreuses et intenses ; le milieu patronal et les
structures d’intermédiation y pourvoient. Un thème de recherche pourrait concerner la
capacité des métropoles et des clusters à s’interconnecter. Où les uns et les autres vont-ils
93
chercher les ressources qui leur font défaut ? Est-ce qu’on aboutit à un espace brownien ou
structuré selon une géométrie plus ou moins cohérente ?
2.2.4 Les systèmes technopolitains
Dans ses travaux antérieurs à 1914, l’économiste Schumpeter avait avancé que le
profit baisse avec la diffusion géographique des technologies. Il en résulte une pression à
l'innovation au sein de régions particulièrement douées pour l’innovation, appelées également
pôles schumpétériens, où naissent de nouvelles technologies. Au cours des années 1930, les
premiers parcs technologiques, réservés à des activités placées à la confluence de la science et
de la technologie (S&T) sont apparus en Californie. Georges Benko distingue le technopôle,
un terme synonyme de parc scientifique, et la technopole, la ville qui contient un ou plusieurs
foyers d’activité de haute technologie (Benko, 1990). La définition de cette dernière reste
assez floue ; il s’agit d’un ensemble d’activités innovantes, dans les secteurs de la production
des biens comme des services, construit sur la base de la S&T avec des applications dans la
recherche et le développement (R&D).
Pour comprendre la géographie des territoires technopolitains, on verra quels sont les
éléments caractéristiques d’un technopôle et comment ils tiennent compte de la variable
forçante. Les facteurs culturels apparaissent eux aussi décisifs pour la systémogenèse. Enfin,
les technopôles fonctionnent en réseau ; comment comprendre leurs articulations et comment
mesurer l’intensité des relations qui les animent ?
Les articulations réticulaires internes
Les sciences expérimentales distinguent la découverte (on met à jour quelque chose
qui existe déjà), l’invention (on crée un concept ou un produit nouveau grâce à une
découverte) et l’innovation (la création de valeur économique à partir d’une invention). Faute
de connexion vers l’industrie, des inventions restent en déshérence, comme par exemple le
tube cathodique que le physicien Ferdinand Braun avait mis au point à l’université de
Strasbourg dès 1897. C’est pourquoi Schumpeter évoquait la nécessité de processus linéaires
pour parvenir au stade de l’innovation, depuis le travail scientifique, en général l’apanage des
universités, vers l’industrie qui établit les process ; ou bien dans le sens inverse, lorsque les
besoins du marché conduisent les entreprises à faire appel aux travaux et aux équipements des
universités. Aujourd’hui, dans un système technopolitain, les processus sont interactifs.
Science et industrie s’interpénètrent ; les organismes de valorisation, les instances
94
administratives et politiques, les cabinets de consultants jettent des ponts entre l’université et
l’industrie.
En tant que lieu de la politique de développement d'un territoire à partir de
l'innovation, le parc scientifique favorise la fertilisation croisée. Création de nouvelles
activités, animation et mise en réseau des compétences, croissance et promotion du territoire :
telles sont les différentes composantes de la dynamique technopolitaine. Elles procèdent de la
logique des Systèmes Locaux d’Innovation (Benko, 1990). A l’image de la Silicon Valley, les
nouveaux espaces industriels constitués par les technopôles présentent des acteurs et des lieux
génériques :
- Il semble que la première liaison entre l’entreprise et l’université ait été établie à
l’université Humboldt de Berlin en 1810. Aujourd’hui, les incubateurs ont pour mission
de favoriser l'émergence et la concrétisation de projets d'entreprises innovantes
valorisant les compétences et les résultats des laboratoires des établissements
d'enseignement supérieur ou des organismes de recherche publics.
- La pépinière d’entreprise permet de réduire la mortalité infantile des jeunes pousses
(start up) en leur offrant un immobilier d’entreprise à prix réduit et une structure
d’accompagnement comptable et financière.
- Le capital-risque est aux mains des business angels, des seniors prêts à prendre le risque
d’un investissement auprès des juniors fondateurs de jeunes pousses. Les marchés
spécialisés comme le Nasdaq à New York assument eux aussi le risque financier au prix
d’une grande volatilité des capitaux investis.
- Des espaces ou des événements conviviaux favorisent « l’effet cafétéria » lorsque des
projets éclosent grâce à la rencontre plus ou moins fortuite des acteurs.
Les articulations réticulaires externes
En liaison avec la variable forçante, deux conceptions s’opposent quant à la genèse des
technopôles : la motricité est-elle externe (pull down) ou bien le système se fonde-t-il sur une
pression interne (bottom up) ? Outre les forces du marché, il ne faut pas sous-estimer le rôle
des décisions juridiques qui imposent de nouvelles contraintes et créent par là même des
opportunités pour les innovateurs. Par exemple, l’application du protocole de Kyoto conduira
à la disparition de la production de froid grâce à des gaz à effet de serre (comme le fréon) et
implique le développement de nouveaux procédés, comme le « froid magnétique » imaginé à
l’école d’ingénieurs d’Yverdon (Suisse).
95
Dans le cas de la pression externe, les enjeux politiques et stratégiques, souvent liés au
complexe militaro-industriel, conduisent l’Etat à provoquer des mutations et à favoriser un
nouveau contexte industriel avec la création de parcs scientifiques au niveau national. C’est la
stratégie de l’arsenal. En Californie, la Silicon Valley a ainsi bénéficié de commandes de
nouveaux matériels militaires durant la guerre froide. L’impulsion externe résout les
problèmes de financement et de marché. Mais elle peut engendrer la création de ghettos
scientifiques déconnectés de l’environnement local. Dans le cas de la pression interne,
l’innovation surgit à partir d’une entreprise ou d’un SLI. L’incubation se fait au sein des
relations entre les universités, les entreprises et les collectivités locales. Les synergies opérées
au sein de l’environnement local permettent - ou non - le développement d’un technopôle.
Mais la part relative des deux formes de pression externe et interne n’est pas toujours facile à
démêler. Ainsi, le cas de Toulouse est fréquemment présenté comme étant celui d’une
croissance due à l’action de l’Etat, notamment du fait de la délocalisation d’activités
aéronautiques à partir de la Grande Guerre. Mais ce parachutage a été grandement favorisé
par l’action du milieu local. Des scientifiques et des hauts fonctionnaires d’origine
toulousaine ont en effet activé les réseaux nationaux à travers les appareils des Grandes
Ecoles et des institutions politiques. D’une certaine manière, le milieu local s’est confondu
avec l’Etat.
Une culture spécifique
La Silicon Valley (un intitulé dû à un journaliste californien en 1971) est emboîtée
dans un jeu d’échelles : aux Etats-Unis, la Californie apparaît comme une terre de référence
de l’esprit pionnier; la culture d’entreprise de l’industrie électronique et informatique se
différencie de celle des autres secteurs ; enfin, depuis l’émergence des mouvements radicaux
dans les années 1960, lorsqu’il s’agissait de défendre les minorités et de contester les valeurs
traditionnelles ; San Francisco s’est affirmée en tant que métropole particulièrement
perméable aux idées nouvelles. La Silicon Valley constitue une référence en termes de culture
susceptible de générer un nouveau territoire. Fred Terman, professeur puis doyen de
l’université de Stanford, avait convaincu ses étudiants de créer leur propre entreprise dans la
région, à l’instar de William Hewlett et David Packard en 1938. Le Stanford Industrial Park
dédié à la haute technologie a ouvert ses portes en 1951. Anna-Lee Saxenian fait remarquer
que les Bostoniens ont peu à peu perdu du terrain sur la Silicon Valley. Plus proches des
Européens par leur état d’esprit, ils travaillent avec un goût britannique pour le secret,
encouragent la fidélité à l’entreprise, utilisent un capital aux sources relativement concentrées
et investi de manière prévisible. Au contraire, la Silicon Valley opte pour un système ouvert
96
caractérisé par la circulation des idées, des hommes et des capitaux. Parmi ses valeurs
spécifiques figure l’échec. Chaque jour, 25 entreprises y sont créées et à peu près autant
disparaissent. Le système est renforcé par l’acceptation de la faillite comme étant le résultat
de la compétition. L’idée partagée est qu’il est normal d’échouer, tant les aléas sont
nombreux, et qu’à force de croire à l’innovation, on finira bien par réussir (Saxenian, 1981).
Dans les années 1990, au terme d’une longue maturation culturelle faite de divers
syncrétismes, le gardening management a repris le thème de la lutte pour la vie au sein d’une
nature hostile. Le jardinier ne peut pas maîtriser les aléas extérieurs ; s’il veut faire prospérer
son jardin, il lui faut mener ses plantations en fonction des excès prévisibles du climat. Au
sein de l’entreprise, le manager doit agir de même en créant un environnement favorable à
l’épanouissement de ses projets. Cela signifie la fin des relations autoritaires et hiérarchiques
au profit de relations symbiotiques entre les membres de l’équipe qui s’opposent aux
pressions du monde extérieur. Dans cet écosystème, les chutes font partie de la vie en
permettant la composition d’un humus fertile d’où naîtront de nouvelles pousses. Celles-ci
sont particulièrement préoccupées par la vitesse de leur croissance ; tout projet est soumis à la
question la plus populaire de la région, « comment faire plus vite ? » (Picq, Langevin, 2000).
Il en résulte une pression permanente à l’innovation. Le savoir-apprendre l’emporte largement
sur le savoir. Comme les acquis sont obsolètes au bout de six mois, les compétences des
personnels employés sont secondaires par rapport aux talents. Présents sur les campus, les
directeurs des ressources humaines cherchent à embaucher les étudiants les plus prometteurs.
Il s’agit de repérer, de récompenser et de fidéliser les individus les plus performants, qui ne
représentent pas plus de 10% d’une population. Les meilleurs d’entre eux deviendront des
personnages de légende dont l’aura et le pouvoir reposent sur leur réussite financière tout
comme sur leur capacité à transmettre leur savoir au sein de l’entreprise.
L’archipel des technopôles
A partir des années 1970 / 1980, le modèle californien s’est diffusé et acclimaté en
Europe occidentale, au Japon, dans les Dragons asiatiques, en Inde, en Israël... Il incarne le
futur engagé avec de nouveaux produits, de nouvelles technologies et de nouvelles
compétences professionnelles. Il s’insère de plusieurs manières dans les agglomérations
comme dans les réseaux métropolitains.
Une culture ne s’exporte pas dans sa totalité, elle peut seulement faire l’objet
d’emprunts partiels et de syncrétismes. Lorsque l’Etat national est centralisé (comme au
97
Japon et en France durant les Trente Glorieuses), son action est déterminante pour la
croissance des technopoles ; il définit les programmes de recherche et les sites qui vont les
développer, au risque de les voir « parachutés » et non-intégrés au tissu local.
Progressivement, avec la montée en puissance de la décentralisation et de l’importance des
collaborations internationales (comme par exemple les programmes Airbus ou Galileo), les
villes sont interpellées. Il leur appartient de définir les modalités de leur métropolisation et de
nouer des stratégies d’alliance. Cela peut se faire avec un certain tintamarre, comme à
Montpellier, ou avec discrétion comme à Nantes (Fache, 2006).
Dans les villes technopoles, une inversion trompeuse est possible entre les paysages
urbains et les activités qu’ils sont censés receler. De nombreux parcs dits technologiques ne
sont que des décors traités comme s’ils étaient un campus, avec des bâtiments à fort contenu
architectural, alors qu’ils ne recèlent que des activités du type services aux entreprises. A
l’inverse, les quartiers anciens peuvent dissimuler de la haute technologie, parfois dans des
bâtiments de récupération à l’image du quartier Rives de Meurthe à Nancy (Edelblutte, 2005).
Dans la concurrence que se livrent les villes et leurs édiles, le développement des activités de
haute technologie apparaît gratifiant. Il s’agit alors de préparer le contenant et de le rendre
attractif. La connotation du lieu doit changer. Le patrimoine architectural sublimé par un
architecte (comme Ricardo Bofill à Montpellier), des élus entreprenants, un slogan (comme
« Montpellier la surdouée » dans les années 1980), des manifestations culturelles réputées et
l’image d’une ville jeune en croissance sont autant de facteurs attractifs. Rien n’est acquis a
priori : si l’héliotropisme constitue un avantage, il n’opère pas pour toutes les villes du Midi
ensoleillé, mais seulement pour celles qui se donnent les moyens de valoriser cette rente de
situation.
Les technopôles se conçoivent en réseaux multiscalaires au sein d’une agglomération,
d’une région, d’un territoire national, à l’échelle de l’Europe ou encore du monde. Ils sont
connectés par les autoroutes de l’information comme par les aéroports internationaux. Ils
peuvent entretenir des relations fortes avec le tissu productif local, ainsi aisément irrigué par
les avancées de la haute technologie comme à Grenoble où, dès les années 1970, les PMI ont
intégré l’informatique. Ou bien, ils apparaissent plutôt déconnectés du contexte régional. En
Alsace, Strasbourg est une ville européenne de premier rang pour la chimie et les
biotechnologies. Ces activités ne sont pas d’un grand secours pour les industries locales ; mais
leur réseau scientifique se positionne à un niveau international.
98
Comment mesurer l’intensité des relations à l’intérieur d’un réseau technopolitain ? La
répartition des bourses de doctorat CIFRE permet de compter des contrats passés entre les
laboratoires de la recherche publique et les entreprises (Lévy, 2005). Cela ne suffit pas à
définir entièrement un territoire d’innovation ; des aspects plus qualitatifs interviennent eux
aussi, notamment à travers les réseaux de personnes ou encore diverses structures
d’intermédiation. Malgré cette réserve, comment peut-on comprendre la morphologie du
territoire français sur la base CIFRE ? Le système national est-il centré sur Paris, avec des
relations secondaires vers les régions, ou bien des systèmes régionaux, nécessairement
connectés sur Paris, mais dotés d’une certaine autonomie, ont-ils émergé ?
Figure 15 : Les échanges CIFRE entre laboratoires et entreprises (France métropolitaine)
120
239
478
A l'intérieur du département
20 40 60 80 100
Seine-et-Marne
Essonne
Yvelines
Val d’Oise
Seine-St-Denis
Hauts-de-Seine
Val-de-Marne
Données : 1981-2004,
au moins 20 relations
200
500
Entre les départements
La Figure 15 montre un territoire français très déséquilibré. Le poids de la Région Ile-
de-France apparaît déterminant autant par l’importance totale de la recherche que par celui
99
des relations qu’elle génère. En son sein, les connexions entre Paris et le sud-ouest de son
agglomération sont écrasantes. On retrouve ainsi le périmètre de la Cité Scientifique de l’Ile-
de-France Sud. Avec le reste de la France, la région parisienne entretient des relations
« jacobines » : les flux français sont principalement connectés sur Paris et les relations
interrégionales pèsent très peu. C’est d’abord à Toulouse, Grenoble, Lyon et Lille que des
pôles secondaires vigoureux et connectés à Paris apparaissent avec force. Lyon se distingue
comme étant la seule plate-forme d’interconnexion secondaire du fait de sa proximité
relationnelle avec Grenoble et Toulouse. D’autres grandes villes apparaissent nettement plus
isolées, à l’image de Marseille, Nice, Bordeaux, ainsi que dans le Grand Ouest et le Grand
Est. Tout ceci correspond bien aux cartes concernant le nombre d’étudiants et les réseaux de
recherches, avec ici une place plus importante prise par Grenoble et une faiblesse réticulaire
plus accentuée pour Marseille (Rozenblat, Cicille, 2003).
2.3 Conclusion : paradigmes productifs et territoires industriels
Les systèmes de l’organisation industrielle se redéploient dans le temps et dans
l’espace. Afin de pouvoir croître, ils utilisent les discontinuités de la temporalité et les plis de
l’espace géographique pour affecter les différentes formes de leur activité à différents lieux
selon certains moments (Tableau 5). Ainsi, le centre métropolisé rassemble les activités
innovantes créant une forte valeur ajoutée ; la périphérie fait du suivisme ; les marges sont
vouées à l’exploitation et à la mise en valeur de produits bruts. Mais du fait de sa richesse et
de sa puissance, le centre crée des émules. Au sein des périphéries, de nouvelles métropoles
apparaissent et viennent concurrencer sinon supplanter les centres anciens.
Le capitalisme à la mode anglo-saxonne vise à se défaire des activités productives et à
ne conserver que les activités financières. Cette orientation tend à s’imposer dans les pays les
plus riches. Depuis 2000, la « stratégie de Lisbonne » vise à faire de l’Union européenne
« l’économie la plus dynamique et la plus compétitive dans le monde en 2010 »38. En 2001, le
sommet de Göteborg lui a ajouté le volet du développement durable. Quant aux pays
émergents, ils apprennent de plus en plus rapidement à maîtriser les transferts de technologie.
Qu’ils viennent du Nord ou du Sud, de l’Ouest ou de l’Est, les hommes d’affaires sont de plus
en plus dénationalisés. Ils sont à la fois les repreneurs des activités anciennes des pays riches
et les investisseurs dans des unités de production tayloristes des pays émergents.
38 Espon, projet 3.2, termes de référence, version finale 22 octobre 2003, http://www.espon.eu/
100
Tributaires des contraintes de la mondialisation, que peuvent encore les régions ?
Quelles sont leurs capacités d’organisation et de reproduction du phénomène industriel ?
Voisins dans le sens où ils mobilisent les ressources locales en s’appuyant sur les opportunités
globales, deux paradigmes ont émergé. Les SPL (ou districts) et les systèmes technopolitains
divergent sur leurs contenus technologiques mais, dans les deux cas, on observe la formation
de clusters. En tant qu’aires-systèmes, ceux-ci sont réticulaires et multiscalaires. Ils sont
structurés en interne par un jeu d’acteurs fort d’une culture spécifique ; ils se connectent sur
d’autres territoires pour trouver échanger des ressources et des compétences ; ils s’inscrivent
dans le marché global.
Tableau 5 : Conséquences géographiques de l'évolution des paradigmes productifs Paradigme productif
Profil de l’entreprise
Profil de la main-d’œuvre
Localisations préférentielles
Proto-industrie
TPE et PMI petits patrons, qualifications acquises
sur le tas
à la campagne, en montagne, à la ville devenant objet technique ;
proximité des ressources, des sources d’énergie et du marché
Industrie préfordiste
grande entreprise et
PMI
opposition entre le patronat et le monde
ouvrier
pays noirs charbonniers, villes industrielles aux activités tertiaires
faibles, opposition entre quartiers résidentiels et prolétarisés
Fordisme grande entreprise
direction souvent exogène, armée
ouvrière non-qualifiée
banlieues industrielles avec habitat collectif ou pavillonnaire, immigration,
migrations alternantes Néo-
fordisme grande
entreprise réduction drastique de la main-d’œuvre non-
qualifiée
déclin démographique, déclin des services de base, image régionale négative
Post-fordisme
grande entreprise et
PMI
mentalité entrepreneuriale,
hausse des qualifications
logique de district (cluster ou technopôle), tissu industriel et services aux entreprises,
réseaux sociaux nombreux et variés
Sur ces bases, les pistes de recherche concernent le fonctionnement systémique des
« régions industrielles ». Il s’agit de comprendre comment leur territoire se structure. Dans un
premier temps, leur patrimoine apparaît structurant à travers un stock d’activités et de
relations, mais aussi par leur capital social et culturel. Les acteurs adoptent un certain nombre
de règles et de routines qui, à un moment de l’histoire, les ont conduit sur la voie du succès
économique. Mais à présent, la mondialisation remet les acquis à plat ; tout ce qui a été
construit apparaît dans son ambivalence, tantôt comme un atout, tantôt comme une charge.
Les SPL démontrent que tout dépend des capacités de la communauté de travail (si elle
existe) à se projeter dans le futur. En somme, la mondialisation révèle une sorte de capital
« génétique » ou d’inconscient collectif plus ou moins apte à accepter ou à générer des
101
mutations. Mais comment aborder ces phénomènes qui semblent particulièrement furtifs ?
Comment ne pas se contenter d’impressions et par quels moyens peut-on établir des faits ?
Sur la base d’un travail de fourmi, certaines approches semblent pertinentes à condition de les
croiser. Ainsi :
- L’analyse sémantique de la production écrite à travers des sources dispersées peut être
féconde : rapports d’activités, interviews des décideurs (directes ou relatées par la presse),
documents de travail (études diverses, Contrat de Plan, productions d’une collectivité ou
d’un Secrétariat Général à l’Action Régionale (SGAR). Outre le bilan d’une situation à un
moment donné, de nombreuses attitudes et postures émergent ainsi à travers les contenus
des discours. - La biographie des acteurs est loin d’être innocente. La prosopopée révèle des
comportements, des influences et des stratégies. En France, à l’exception des élus
nationaux, ces biographies sont peu publiées ; mais dans une présentation faite pour le
compte d’EDF, j’ai pu ainsi expliquer les principaux aspects du monde des entreprises
électriques suisses39. - Les rapports commandités par les collectivités, par les instances consulaires ou encore les
actions des groupes de pression sont riches d’enseignements, mais ils restent
éventuellement confidentiels. - Les bourses délivrées aux doctorants sur la base de contrats de type Convention
Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE), les travaux de l’OSEO-ANVAR,
voire des DRIRE, sont autant de pistes pour l’évaluation des capacités d’innovation. - Enfin, certaines associations ou groupes de pression agissent comme des think tank. Ils
fédèrent des acteurs venus d’horizons variés, qui agissent soit par auto saisine, soit selon
la volonté d’un commanditaire. Leur composition et leur production témoignent des
capacités d’action relatives d’un territoire. Dans les discussions à bâtons rompus, leurs
membres les plus anciens n’hésitent pas à révéler des faits autrefois « sensibles », où l’on
voit que des facteurs subjectifs sont venus contrecarrer ou renforcer les logiques spatiales.
Emergent ainsi des événements majeurs, impulsions décisives ou sources de désillusions
définitives.
39 Ce rapport doit rester confidentiel pour plusieurs années encore.
102
Tout ceci est loin d’être exhaustif. Au cas par cas, il faut s’armer de patience et de
rigueur afin de déceler les personnes, les institutions, les entreprises et les associations qui
peuvent compter. Ce type de matériau doit en outre pouvoir être confronté à des données
statistiques, trouvées en l’état ou, le plus souvent, constituées sur la base de récolements de
fichiers d’origines diverses.
103
3 Les territoires de la logistique
La géographie des transports peut se comprendre de manière autonome à travers
l’étude des flux et des réseaux. Elle peut également être envisagée sur la base de la relation
qui se construit entre les activités logistiques et les territoires. Par logistique, on entend « dans
un monde global, [..] l'art d'amener des moyens et des ressources à l'endroit et au moment où
on en a besoin »40. A priori, cette définition concerne les marchandises, mais elle s’étend aux
personnes, aux capitaux et aux flux d’informations. Quelle que soit la nature du flux, on peut
fréquemment envisager des problématiques voisines ou même identiques. Les câbles des
« autoroutes de l’information » ne sont-ils pas souvent enfouis sous la bande d’arrêt d’urgence
des autoroutes ou posés au fond des canaux ?
La première tentative d’analyse spatiale dans le domaine du transport semble dater du
milieu du XIXe siècle lorsque le développement du transport ferroviaire vient poser la
question de la nécessité des grands travaux. Trois ingénieurs, Dupuit, Cordier et Navier,
tentent alors d’estimer les bénéfices associés à l’utilisation d’une infrastructure de transport,
en créant notamment le concept de surplus au consommateur, qui sera largement utilisé par la
suite dans les approches économiques. En 1909, les travaux d'Alfred Weber présentent la
localisation optimale comme étant celle qui minimise les coûts de production (Mérenne-
Schoumaker, 1991). Le coût du transport apparaît déterminant durant une bonne partie du
XXe siècle puisque les industries sont fortement tributaires des matières premières et de
l'énergie, charbonnière en particulier. En partant des différents marchés concernant les
entrants et les extrants d'une entreprise, on calcule le point de Weber qui, en minimisant les
coûts, permet de connaître la localisation optimale de l'entreprise (Weber, 1909). Si Weber
présente un monde simplifié et biaisé où la concurrence est pure et parfaite, où les problèmes
de main-d'oeuvre et les coûts de l'information de l'entreprise ne sont pas pris en compte, il
utilise une démarche déductive qui, avec l'acceptation de quelques postulats, permet de
construire une théorie. Celle-ci joue ainsi un rôle explicatif et elle charge l'observation de
réfuter ou de corroborer les hypothèses qu'elle avance.
Les géographes français ont relativement tardé à s’intéresser au monde des transports.
Les premières thèses ont été dédiées au sujet dans les années 1930 et le premier manuel est
paru en 1946, La Géographie de la circulation, de R. Capot-Rey. Par la suite, les publications 40 http://fr.wikipedia.org/wiki/Logistique
104
ont soit concerné les différents modes, soit se soit intéressés aux articulations entre les
transports et les territoires. Ecrit à quatre mains par J.-J. Bavoux, F. Beaucire, L. Chapelon et
P. Zembri, La Géographie des transports, le dernier ouvrage de référence paru en 2005,
introduit une rupture par rapport aux démarches antérieures. Les concepts, à la fois descriptifs
et explicatifs fonctionnent comme des hypothèses de base et ils constituent le point de départ
de la réflexion. C’est pourquoi l’ouvrage développe 10 chapitres qui interrogent la
« mobilité », la « vitesse », « l’accessibilité », la « rugosité », la « réticularité », la
« nodalité », la « planification », le « financement », l’« environnement », avant de se
terminer sur des « questionnements » (Bavoux et alii, 2005).
Si par le passé l’analyse spatiale avait peiné à rendre compte des impacts de la
logistique, c’est parce que des aspects systémiques lui échappaient. Antje Burmeister et
Olivier Klein évoquent la nécessité de l’appréhension d’un « système socio-technique»
(Burmeister, Klein, 1999). Sandrine Durand montre que la géographie des transports implique
des relations systémiques entre le système de production, le système de localisation
(« structuration du territoire par les activités, les infrastructures…») et le système de
transport des marchandises (Durand, 2001).
Figure 16 : Transport et développement durable
- Consommation d’espace- Impacts sur les facteurs biotiques et abiotiques- Combustions fossiles et effet de serre
Impact économique
Direct :- Industrie automobile- Ressources fiscales
Impact social
- Mobilité restreinte dans l’espace et dans le temps pour les personnes sans automobile - Automobile survalorisée- Automobile & périurbanisation
Transport Indirect :- Efficience des réseaux- Performance économique régionale
Impact environnemental
Ainsi, un paradigme contemporain de nature systémique guide le champ de la
recherche en matière de géographie des transports et de la logistique. Au sein des institutions
de l’UE, cette géographie s’inscrit dans un cadre réglementaire où les directives de Bruxelles
sont fondées sur des conceptions comme la concurrence et le développement durable. Les
recherches que j’ai effectuées s’inscrivent tout naturellement dans un champ systémique qui
105
en réfère au développement durable (Figure 16). Il serait inexact de prétendre qu’il existe trois
sous-systèmes fondés sur l’économie, la société et l’environnement. En effet, les éléments
contenus à l’intérieur de chaque « boîte » impactent volontiers sur tous les autres éléments. Le
décryptage des relations et des boucles de rétroaction réellement significatives constitue un
enjeu majeur pour les territoires.
Evoquée dans la Géographie des transports (op. cit., cf. p. 206-207), la question de
l’effet structurant apparaît récurrente et inépuisable dans ses développements. Elle a été très
présente lors du Colloque Transports et Tourisme de 2006, où les monographies ont présenté
des territoires qui se développaient aussi bien avant, grâce ou en même temps que les
infrastructures de transport41. Pour ma part, l’exposé sur le tourisme fluvial en Europe a mis
en évidence que les infrastructures fluviales constituent des opportunités exploitées par des
systèmes territorialisés, fréquemment d’origine exogène (cf. la dernière publication du
Volume 3).
Les pistes de ma recherche s’orientent dans trois directions. Le contexte européen
d’un point de vue politique et juridique s’impose peu à peu sur le territoire de l’UE ; il
apparaît comme un préalable et comme un cadre pour la compréhension des évolutions à
l’échelle régionale. Puis, afin d’appréhender la relation transport / territoire, la notion de
proximité (ou de distance) sera abordée. Enfin, les problématiques de la multimodalité, avec
les nœuds et les axes qui y réfèrent, constituent un troisième regard.
3.1 Le contexte européen
Aujourd’hui en Europe, il s’agit d’interconnecter les différents systèmes nationaux.
Cette connexion est mise en œuvre sur de nombreux plans : morphologie des réseaux et
suppression des maillons manquants, normes techniques pour la compatibilité internationale
des équipements, règles juridiques, vision conceptuelle et prospective. Le développement
durable apparaît comme la référence en vue des aménagements à venir. L’Europe entend
assurer la promotion de la croissance économique tout comme l’équité sociale et lutter contre
la pollution. Mais à partir de notions ou de concepts variables selon les contextes nationaux
(ou régionaux), les arbitrages européens sont difficiles à rendre ; ainsi, le péage routier urbain
41 Colloque Transport et Tourisme, Chambéry 13-15 septembre 2006, Université de Savoie,
Chambéry.
106
est socialement acceptable à Trondheim et il est révoltant à Lyon ou à Toulouse (Souche,
2003). De ce fait, la France se place souvent en porte-à-faux par rapport à l’Europe, par
exemple dans la prise en compte de la notion d’équité – donner les mêmes opportunités à tout
citoyen ou à tout territoire - qui ne correspond pas à la culture française de l’égalitarisme.
3.1.1 La nouvelle donne politique
Les choix politiques ont un impact considérable sur la répartition modale des
transports. Si le laisser-faire conduit implicitement à privilégier la route, une politique
volontariste apparaît nécessaire en termes d’innovation technologique, de grands travaux et de
taxation pour favoriser la plurimodalité sinon l’intermodalité.
Selon Mme Loyola de Palacio, Commissaire européenne aux Transports entre 1999 et
2004, la libéralisation du transport ferroviaire de voyageurs est indispensable car « si rien ne
change, le rail disparaîtra »42. Elle précisait qu’en aucun cas il ne s’agit de suivre l’exemple
britannique ; la concurrence doit pouvoir s’exercer à l’intérieur d’un cadre réglementaire fixé
par l’UE. En 2004, la Commission européenne a d’ailleurs admis que « les services publics
font partie du modèle européen de société » dans son Livre blanc dédié aux « services
d’intérêt général »43. En outre, le jeu européen s’articule dans une perspective multiscalaire.
Il appartient à l’UE de fixer le cadre général que les collectivités locales et régionales peuvent
mettre en action ; à elles de s’entendre avec leur Etat national44. Dans cette perspective, les
Etats fédéraux ou régionalisés disposent d’une gouvernance efficace alors que les Etats plus
ou moins décentralisés auront plus de difficultés à organiser leur futur.
Pendant plusieurs dizaines d’années, il a été implicitement admis que les transports
ferroviaires et fluviaux déclineraient de manière absolue au profit du mode routier. Mais dans
la décennie 1990, l’Europe institutionnelle a progressivement réagi en faveur de l’émergence
de nouveaux concepts à cause de prévisions inquiétantes (Tableau 6) :
- La saturation annoncée des autoroutes a conduit l’UE à la promotion des autres modes
de transport. Il y va de la performance économique des territoires. Mais les défenseurs
42 Interview, Libération, 4 mars 2004, p. 21. Mme de Palacio est décédée fin 2006. 43 Interview de Pascal Lamy, Commissaire européen au commerce, Libération 13 mai 2004, p. 21. 44 Selon les explications du député membre de la Commission transports du Parlement européen Georg Jarzembowski, au 6. Verkehrssymposium der Regio TriRhena, Freiburg-in-Breisgau, 23 octobre 2004. Fin 2006, M. Jarzembowski n’a pas réussi à convaincre les eurodéputés pour l’adoption de son projet de calendrier de libéralisation du transport ferré de voyageurs.
107
du mode routier utilisent l’argument de la liberté de circuler pour s’opposer aux
dépenses publiques en faveur des autres modes. Si la Suisse et l’Autriche ont exprimé
de fortes réticences face à la croissance des trafics autoroutiers, elles ont dû l’une
comme l’autre libéraliser progressivement le transit des poids lourds sur leur territoire.
- Imitant les Etats-Unis touchés par les « reaganomics » dès la décennie précédente, l’UE
a désiré propager les effets de la concurrence dans le champ clos des monopoles
nationaux. Dans le transport aérien, le ciel européen a été « ouvert » en 1997 et les
monopoles nationaux ont été progressivement supprimés. En principe, il n’existe plus
de lignes sans concurrence ; la fin du « droit du grand-père » (c’est-à-dire de
l’attribution par antériorité historique) a été proclamée pour les slots (les créneaux
horaires d’atterrissage et de décollage) ; en 2004, le ciel est devenu unique de part et
d’autre de l’Atlantique.
Tableau 6 : Perspectives de trafic dans l’Europe des 25 Croissance du trafic, base 100 en 2000 1990 2000 2010 2030 Marchandises 85 100 125 - 130 190 Voyageurs 75 100 115 150 Répartition modale, %, cabotage littoral exclu 1990 2000 2003 2010 2030 Route 60,3 69 72,5 73 77 Rail 24,5 17,1 15,8 14 - 16 11 Voie d’eau 14,8 13,9 11,7 11 - 13 11 Données : Commission transports du Parlement européen, 2004
En 1996, dans son Livre blanc sur les transports, l’UE prônait le concept de la
« mobilité durable ». Entre 2000 et 2010, l’augmentation du transport routier de marchandises
devrait se chiffrer à 60 milliards de tonnes-kilomètres, ce qui équivaut à 2 millions de trajets
supplémentaires sur la base de 20 tonnes de fret par camion parcourant une distance moyenne
de 1.500 kilomètres. La seule croissance annuelle du transport routier en Europe correspond à
la totalité du fret ferroviaire réalisé en 2000 par la SNCF. Le Livre blanc décrit le rail comme
lent (16 à 18 km/h pour le fret international), peu flexible et peu réactif aux changements de
méthodes de production. Il dénonce le déficit de l’interopérabilité et le cloisonnement
politique ; chaque pays a sa signalisation, ses voltages, ses propres licences de conducteurs...
Pour les trains de fret, le passage d’une frontière à l’intérieur de l’Union nécessite un délai
moyen de quatre heures ; les conducteurs sont fréquemment contraints de s’échanger les
liasses de documents identifiant le convoi.
108
De leur côté, certains lobbies arguent de la compétitivité des coûts du transport routier
par rapport aux autres modes. L’UE leur rétorque qu’il s’agit d’une mauvaise comptabilité.
Selon elle, la définition des coûts marginaux dans le domaine des transports comprend les
éléments suivants :
- Les coûts d’exploitation : l’énergie, la main-d’œuvre et certaines dépenses d’entretien.
- Les coûts liés à la dégradation des infrastructures : les dépenses d’entretien et l’usure de
l’infrastructure, comme la réfection du revêtement des routes, des voies ferrées et des
pistes d’atterrissage.
- Les coûts liés aux encombrements et à la rareté : le coût des retards causés aux usagers
et aux non-usagers par l’engorgement du trafic (les encombrements routiers, les queues
dans les aéroports ou les gares).
- Les coûts environnementaux et de santé publique : la pollution de l’air et de l’eau, ainsi
que le bruit.
- Les coûts liés aux accidents : les coûts en termes de dégâts matériels, la souffrance et les
pertes à la production.
Dans son budget dédié au transport, l’UE s’est donc engagée à attribuer au moins 55%
des fonds au mode ferroviaire contre un maximum de 25% à la route. Elle finance jusqu’à
50% des études préalables et jusqu’à 10% du coût des travaux d’une nouvelle infrastructure.
Pour le rail, une trame commence à se dessiner (Figure 17). Mais plusieurs éléments
restreignent les capacités d’action de l’UE : si les mesures de libéralisation stimulent la
concurrence, l’UE perd un temps considérable lorsqu’il s’agit d’affronter les citadelles
nationales du secteur ferroviaire. En France, le fret ferroviaire international a été ouvert à la
concurrence le 18 mars 2003 mais il a fallu attendre le 13 juin 2005 pour voir la Connex
établir une liaison entre la Meuse et la Sarre, d’ailleurs bloquée par des manifestants le jour de
l’inauguration. Le 31 mars 2006, tout le réseau français fret a été soumis à la concurrence ; et
la libéralisation du trafic des voyageurs est attendue pour 2008. En outre, faute de moyens
financiers propres à l’Europe, les promesses d’infrastructures ne voient que péniblement le
jour. Et le principe de subsidiarité interdit à l’UE de prendre des décisions au niveau régional,
voire national, ce qui permet aux Etats de contester ses propositions. Enfin, l’UE ne parle pas
d’une seule voix ; ce que le Parlement a décidé, la Commission peut le défaire, et
inversement.
109
En 2003, constatant le peu de progrès des politiques de transport européennes, le
Parlement et la Commission ont relancé la question ferroviaire à partir de l’argument de la
sécurité : le train tue 800 personnes par an en Europe et la route 40.000. Dans la foulée, l’UE
a proposé une harmonisation qui déboucherait sur la circulation d’un seul type de train pour
toute l’Europe en termes de normes techniques ; Alstom et Siemens collaborent déjà à la
réalisation d’un train commun à grande vitesse qui devrait être mis sur le marché à l’horizon
2010. Enfin, le projet défendu à Essen en 1994 a été stigmatisé : sur les 14 grandes
infrastructures alors annoncées, seulement trois d’entre eux ont été réalisés en 2003, en
Irlande (chemins de fer), à Malpensa (le nouvel aéroport de Milan) et dans le détroit de
l’Öresund (le pont routier et ferroviaire reliant Copenhague et la Suède). Pour un coût total de
250 milliards d’euros, ces programmes ont été réactivés et élargis à 22 projets qui bénéficient
d’une aide de 30% de la part de l’Union européenne. La France est directement concernée par
la liaison fluviale Seine-Nord, le TGV Sud-Europe avec ses deux branches Atlantique et
Méditerranée (y compris Perpignan – Figueras en 2009), le TGV Est, le TGV Lyon – Turin,
le TGV Rhin – Rhône, la nouvelle traversée ferroviaire des Pyrénées, les autoroutes de la mer
et le programme spatial Galileo.
Figure 17 : L’émergence du réseau européen de fret
écartement non-standard des voiesgabarit particulier des wagons
Valence
BarceloneMarseille
Lyon
Turin
Milan
Gioia Tauro Brindisi
Sopron
Munich
Wurzbourg
Hambourg
Le Havre
Brême
Metz
Anvers
Glasgow
Vienne
corridors de fret transeuropéensdepuis 1998-99
Belifret : réseau ouvert dès janvier 1998
Rotterdam
fusions de sociétés nationales de fret
Des obstacles
...et des progrès
110
3.1.2 Les enjeux du développement durable
Sur la base du concept de développement durable présenté par le rapport Brundtland à
l’ONU en 1987, la Commission européenne s’est inquiétée de la pollution générée par les
combustibles fossiles. Des rejets de toute sorte, représentant les différents états de la matière,
sont susceptibles de se combiner avec les éléments présents dans la nature. Ainsi, un moteur à
combustion interne participe aussi bien à l’altération de la biosphère que de l’écosystème
local. Ses rejets de gaz carbonique s’agrègent au stock global de CO2 et on pourra les
retrouver à des milliers de kilomètres de leur point de départ au bout d’un temps très court ;
au contraire, ses rejets de particules, en particulier de micropoussières (PPM), stagnent à
proximité du lieu d’émission où elles altèrent le fonctionnement des organismes vivants. A
une époque où les nouveaux pays entrant dans la mondialisation génèrent une forte
augmentation des combustions fossiles, il s’agit donc de trouver le chemin du développement
durable, selon les recommandations de la conférence de Kyoto en 1997.
En tonnages rejetés, la route apparaît au premier rang, mais, en voyageurs-kilomètres,
le mode aérien est le plus polluant. Ainsi, une personne effectuant un aller-retour Paris – Nice
en avion rejette 150 kilogrammes de gaz à effet de serre, contre 5 kg pour le train45. En ce
sens, la croissance du transport aérien apparaît comme néfaste ; dès que le constructeur
Boeing a dévoilé son projet de Sonic Cruiser (1 heure de gagnée sur les liaisons
transatlantiques pour 35% de consommation de kérosène de plus), la Commission européenne
a réagi négativement par une lettre adressée à l’avionneur de Seattle en lui suggérant qu’il
« devrait développer des motorisations alternatives aux énergies fossiles »46. La taxation au
prorata des rejets effectués permettrait d’accélérer la mutation des infrastructures vers le
transport multimodal. Le Rapport Cacheux estime que pour lutter contre l’effet de serre, le
montant de la taxe devrait être de 100 euros par tonne de carbone rejeté47. En conformité avec
les accords de Kyoto, le marché européen des émissions de carbone a été ouvert le 1er janvier
200548. Il concerne les entreprises industrielles qui, globalement, ne polluent pourtant pas
davantage que le secteur des transports.
45 Le Monde diplomatique, Quel plan de vol pour le transport aérien ? Février 2002. 46 Service de presse de Mme Margot Wallström, commissaire européenne à l’environnement, 2001. 47 La Vie du Rail, juillet 2001, p. 49. 48 En mai 2006, le marché boursier Powernext Carbon (Paris) a réalisé 60% du volume des transactions en Europe (environ 143.000 tonnes/jour). Il compte alors 46 membres. Le prix spot de la tonne de CO2 est de 15,69 euros en juin 2006.
111
L’Organisation pour le Commerce et le Développement Economique (OCDE) a mené
une étude pilote en 1994 sur les Transports Ecologiquement Viables (TEV)49 ; elle définit six
critères pour l’année 2030 : la réduction globale d’émission de CO2 devrait atteindre 50%,
dont 80% dans les seuls pays riches ; les émissions de COV et de NO2 ne devraient pas
dépasser 10% du niveau de 1990 ; celles de PPM devraient être réduite de 50 à 99% selon les
régions ; le bruit devrait être limité à 55 décibels en période diurne et 45 en période nocturne,
conformément aux recommandations déjà anciennes de l’Organisation Mondiale de la Santé
(OMS) ; enfin, les emprises physiques dédiées aux transports devraient diminuer. Mais
comment atteindre ces objectifs ?
Une première piste de réflexion concerne les innovations technologiques, notamment
avec la pile à combustible, dont les rejets sont quasi nuls. Son utilisation restera totalement
marginale jusqu’en 2010 au moins pour des raisons de développement technique et
commercial. Au cas où elle s’imposerait, le problème des rejets serait alors déplacé vers la
production d’hydrogène qui devrait être faite à partir de l’électricité. Face à l’importance des
besoins, le recours à l’énergie nucléaire, avec un complément venu des énergies
renouvelables, semble inéluctable. La Californie peut-elle servir de laboratoire pour les
politiques publiques ? Dès 1991, cet Etat a pris des mesures de lutte contre la pollution
automobile (Darbera, 2002). Mais par rapport aux ambitions initiales, les retards se sont
accumulés pour les Zero Emissions Vehicles (ZEV) du fait des performances peu
convaincantes des véhicules électriques. Entre temps, les véhicules thermiques ont fortement
progressé dans la dépollution. En 1993, les voitures neuves y polluent de 10 à 40 fois moins
qu’en 1967 ; et depuis 2000, les voitures hybrides, mi-électriques mi-thermiques, se taillent
un succès croissant alors qu’initialement l’Etat de Californie pensait aboutir rapidement à la
promotion de la voiture à seule propulsion électrique50. Une alternative aux véhicules propres consiste à réduire la part du mode routier au
profit du rail, du transport fluvial et du cabotage maritime. Selon les modes, les émissions
polluantes sont très variables ; la voie ferrée et le transport fluvial apparaissent très peu
polluants (Tableau 7). Cette orientation conduirait à une remise en cause systémique. Les
politiques d’aménagement du territoire, la configuration des agglomérations (la ville
compacte plutôt que l’étalement urbain), le drainage des ressources fiscales vers les
49 OECD, Environmental criteria for sustainable transport, Paris 1996. 50 La Toyota Prius a été le premier modèle de ce type. Elle est vendue 20.500 dollars en Californie (2004). Elle a été désignée « Voiture de l’année 2005 » en Europe.
112
collectivités locales plutôt que vers l’Etat (le financement des transports en commun plutôt
que la taxe intérieure sur les produits pétroliers), les mutations de la production industrielle,
les nouveaux comportements des individus apparaissent comme un ensemble de conditions
indispensables à la réussite de cette mutation. La volonté politique des élus comme des
citoyens est alors nécessaire.
Tableau 7 : Comparaison des modes de transport en termes écologiques
Route Voie ferrée Voie fluviale Emprise au sol (route : base 100) 100 25 10 Coût de 1.000 tonnes transportées au km 65 euros 32 euros 15 euros Distance parcourue pour une tonne de marchandises à consommation d’énergie égale
Sources : Réalités franc-comtoises n°420, septembre 2002 - Wasser und Schiffsfahrt
Nürnberg 2003
On peut relever que dans les représentations collectives, la voie d’eau à grand gabarit
est souvent perçue négativement, en particulier parce qu’elle « détruirait » les paysages
« naturels ». Faut-il y voir l’influence du philosophe Heidegger ? Dans les années 1950, le
philosophe de l’université de Fribourg-en-Brisgau affirmait que la technique moderne, c’est la
réquisition (Gestell, qui veut aussi dire armature ou squelette) et que la nature est « saisie ».
Selon lui, l’énergie du Rhin, fleuve peuplé de symboles divins préchrétiens, est forcée dans
des turbines barbares, prisonnières de barrages grossiers ; le philosophe estime que si nous
nous comportons ainsi avec la nature, c’est que, finalement, nous sommes des barbares
(Gaudin, 1993).
L’articulation entre les politiques souhaitables au niveau global et les besoins des
populations apparaît problématique. Il n’est pas réaliste de s’appuyer sur des données
objectives pour faire passer un message. Comme le souligne Roger Léron, président de
l’Autorité de Contrôle des Nuisances Sonores Aéroportuaires (ACNUSA), à propos des
nuisances sonores à proximité des aéroports, « il faut savoir que les indicateurs de bruit sont
par définition intelligents mais inintelligibles. Personne ne peut comprendre que l’indicateur
signale une diminution des bruits depuis 1997, alors que le trafic a augmenté de 40%. Les
données psychologiques sont très importantes pour l’étude de cette question »51. L’aéroport
51 Léron R., Intervention au colloque d’Avenir Transports, La croissance du transport aérien est-elle encore gérable ? Paris Assemblée nationale, 31 mai 2001, actes, 23 p.
113
de Mulhouse-Bâle a publié une statistique qui conforte ce constat : le nombre de réclamations
dues au bruit des avions est passé de 974 en 1998 à 1.834 en 2000, 10.495 en 2004 et 15.678
en 2005, alors que les mouvements d’avions ont baissé de 120.000 à 80.000 entre 1998 et
2005 (au sein de tranches horaires autorisées au mouvement des avions et restées grosso
modo identiques)52.
Venu du monde anglo-saxon, le comportement NIMBY (Not In My Back-Yard) s’est
invité en France dans les années 1990. L’expression apparaît quelque peu péjorative ; elle
suggère une prise de position égoïste puisque les oppositions ne concerneraient que des
enjeux étroitement locaux. D’innombrables associations, fortement atomisées ou bien
regroupées dans des fédérations nationales, ont surgi à la faveur des projets concernant les
territoires ou bien encore dans le but de s’opposer à une nuisance. Leurs experts, qui sont
souvent des retraités compétents et dévoués, trouvent la faille juridique permettant de bloquer
un chantier auprès du Tribunal administratif.
Pour les entreprises comme pour la puissance publique, il s’agit de trouver une parade
à ces comportements. Les dispositifs légaux comme les enquêtes publiques cherchent à
anticiper sur les situations conflictuelles en permettant à tout citoyen d’exprimer ses craintes
ou ses doléances. Les faits démontrent que cela ne suffit pas à calmer la colère des
populations, qui, faute de s’être informées à temps, découvrent parfois les problèmes à chaud.
C’est pourquoi les élus commencent à faire appel à des cabinets de consultants qui élaborent
des méthodologies afin de parvenir à la concrétisation d’un projet. Il semble bien que la
puissance publique expliquant peu ou mal ses intentions avant de les appliquer aille à l’échec.
Par rapport au milieu local, le projet est perçu comme une production technocratique coupée
du « bon sens » populaire et comme un dessein exogène venant perturber une organisation
fondée sur des relations endogènes. C’est pourquoi les cabinets de consultants proposent en général une démarche
comportant les étapes suivantes (Figure 18) :
1. Entendre les opinions contradictoires. Ceci nécessite une enquête sur le terrain,
l’identification des leaders d’opinion et le dialogue avec la population concernée.
2. Lors des réunions publiques, faire comprendre que les différentes opinions ont été
entendues par les décideurs et qu’il apparaît envisageable de les intégrer au projet. C’est
52 Rapport environnement 2005, EuroAirport, 23 p., cf. p. 18 et 19.
114
pourquoi la communication médiatique doit faire ressortir la diversité des avis où chacun
pourra reconnaître le sien.
3. Faire la synthèse entre les points de vue. Loin d’être partisan ou démagogique, le travail
des consultants doit permettre l’infléchissement d’un projet dans le sens de l’acceptabilité
sociale.
Figure 18 : La prise de décision et l’antagonisme des arguments
projet technocratique
intérêt particulier
prise
de décision
intérêt général
contre-projets
Données : communication de Martial Bellon, président de Menscom, Strasbourg 2004
3.2 La polysémie de la notion de proximité
Dans les interactions économiques régionales, la proximité géographique, mesurée en
distance kilométrique, temps ou coûts, apparaît comme une évidence. Mais certains
chercheurs évoquent la proximité non-géographique, qu’ils déclinent selon différentes
thématiques, comme la proximité cognitive (le partage d’un cadre de pensée commun),
organisationnelle (qui favorise l’interaction entre ses membres), sociale (l’activité
économique est encastrée dans les relations sociales) et institutionnelle (l’existence d’un cadre
administratif ou politique) (Lévy, 2005). La notion de proximité géographique mérite par
conséquent d’être mesurée par des indicateurs, et d’être élargie vers les champs d’analyse des
systèmes d’organisation territorialisés.
3.2.1 La proximité géographique
La proximité géographique favorise les interactions en permettant de multiplier la
fréquence des contacts, en renforçant l’établissement de relations personnelles, ou bien en
développant un ensemble de normes sociales et techniques. En outre, en créant les conditions
d’une histoire commune, elle fournit un support territorial favorable à la diffusion des
compétences. Ce raisonnement peut être prolongé avec les notions d’accessibilité et de
115
connexité. C’est l’un des enjeux d’une étude menée pour le compte du Ministère des
Transports (Bureth et alii, 2001).
Figure 19 : L’accessibilité autoroutière dans le département du Haut-Rhin (en kilomètres)
[ 22 ; 39 ][ 16 ; 22 [[ 10 ; 16 [[ 7 ; 10 [[ 4 ; 7 [[ 0 ; 4 [
Diffuseur le plus proche à :
L’accessibilité : la distance des communes par rapport aux diffuseurs
0 20 km
L’accessibilité peut se définir comme la distance (exprimée en kilomètres, en temps
ou en coûts) qui sépare un individu (un ménage ou une entreprise) d’un marché ou d’une
porte d’entrée (synapse) sur un réseau plus important, sur un autre type d’espace ou sur un
autre mode de transport. L’indicateur retenu mesure le degré d’accessibilité de chaque
commune en fonction de son emplacement par rapport à une autoroute ou une voie expresse 2
X 2 voies (Figure 19). Plus exactement, on mesure la distance qui sépare la commune de
référence du diffuseur le plus proche. Dans le cas du Haut-Rhin, la topographie n’est pas
neutre ; les grandes infrastructures se sont d’abord développées en plaine, délaissant les
vallées vosgiennes autrefois très actives (comme la « route du sel » entre la Lorraine et le
Sud-Alsace via le col du Bussang). En tenant compte de l’évolution du réseau, la distance
entre communes et diffuseurs permet d’examiner l’impact de l’accessibilité sur les facteurs
économiques à différentes dates. Les effets de la progression de l’accessibilité sont-ils
immédiats ou différés ? A quelle échelle faut-il considérer ces effets ? Profitent-ils à
l’ensemble du département ou bien agissent-ils de manière sélective?
La connexité établit la capacité d’un point à se mettre en réseau avec les autres points
répartis sur le territoire, quel que soit le chemin emprunté. Elle relativise l’accessibilité en
116
fonction de la hiérarchie des réseaux et du maillage du territoire. Il s’agit de déterminer
l’impact de la densité de l’infrastructure sur les facteurs économiques. Ainsi, la densité des
carrefours routiers assure la desserte relative de l’espace concerné. On peut distinguer la
connexité ascendante (les carrefours du réseau assurent l’articulation du territoire avec les
territoires englobants) et la connexité descendante (les carrefours du réseau assurent
l’articulation du territoire avec les territoires englobés). Il s’agit donc de chercher à mesurer
les effets de la complexité relative des accessibilités (Figure 20). Cette hiérarchisation repose
sur la théorie des places centrales où l’aire de marché correspond à un hexagone. Elle est
théoriquement desservie par 6 axes mais dans la réalité les contraintes physiques entraînent
des lacunes (Berry, 1973). Dans le cas présent, l’indicateur qui semble exprimer au mieux
cette notion de relativité de la connexité est le comptage des voies.
Figure 20 : Hiérarchie des carrefours de l’infrastructure routière
Autoroute et voie expresse
Autre route
A
B
C D
E
A : noeud autoroutier
B : dif fuseur autoroutier
C : carrefour à 5 ou 6 barreaux
D : carrefour à 3 ou 4 barreaux
E : pas de carrefour (comm une située su r un axe traversant)
Nodalité optimisée vers les réseaux internationaux
Connexion vers les réseauxnationaux et internationaux
Connexion régionaleet locale
Connexion locale
Connexion linéaire
L’ensemble du réseau routier se structure selon l’arborescence ainsi définie. Les
carrefours se situent tous en position structurante, mais leur rôle décroît en descendant dans la
hiérarchie : les flux deviennent moins importants, les espaces plus restreints, jusqu’aux trous
structuraux qui ne bénéficient plus de carrefour. Le langage familier utilise d’ailleurs
l’expression de « trou perdu » pour qualifier les localités à l’écart des courants de circulation.
3.2.2 La proximité organisationnelle
Outre la distance kilométrique, une seconde caractérisation de la notion de proximité
est donnée par les travaux de Lundvall (1992) lorsqu’il compare les coûts et les bénéfices de
l’apprentissage collectif en fonction de la distance culturelle qui sépare les acteurs. Sous cette
appellation sont regroupés des facteurs comme la nationalité des partenaires, leurs domaines
117
d’activité, leur localisation sur la chaîne de valeur (Porter, 1980), ou encore les différences
entre leurs bases de connaissances (ou bases d’expériences) (Guilhon, Giandalfoni, 1990).
Plus la distance culturelle est grande et plus les potentialités d’apprentissage sont élevées. Le
degré de création technologique notamment est proportionnel à l’importance de la
différenciation des compétences. Mais d’un autre côté, les coûts de communication sont de
plus en plus élevés avec l’augmentation de la distance culturelle. Partager et transmettre les
compétences impose l’utilisation de canaux de communication, dont la mise en oeuvre est
comparable à un processus d’investissement en capital physique (Arrow, 1974). De plus,
l’utilisation de ces canaux demande le développement et l’apprentissage d’un code commun
de transmission.
Rallet et Torre (2001) définissent la proximité organisationnelle comme « la capacité
qu'ont les agents de se coordonner en raison des règles de comportement, formelles ou
informelles, qu'ils acquièrent en raison de leur appartenance à une organisation ». Elle peut
alors être envisagée comme une relation de similitude (la proximité organisationnelle renvoie
à des savoirs et des représentations partagés) ou comme une relation d’appartenance (la
proximité organisationnelle désigne dans ce cas l’inclusion des agents au sein d’un espace
relationnel). Mais sur le fond, l’idée principale reste toujours la même : la proximité
organisationnelle traduit la capacité des agents à échanger, communiquer, coopérer (que ces
interactions soient effectives ou seulement potentielles), sur la base d’un cadre institutionnel
aux finalités partagées.
Ainsi, les acteurs d’un territoire ne doivent pas être séparés par une distance qui
imposerait des coûts prohibitifs pour l’apprentissage de la communication. Il peut en résulter
une frontière entre deux systèmes, manifeste entre la France et ses voisins européens dans le
cas des réseaux ferroviaires, fluviaux, aériens et électriques. L’Etat y apparaît comme l’acteur
central. Dès les années 1960, Marcel Boiteux, président d’EDF de 1967 à 1987, avait
développé le concept du monopole naturel qui légitime l’opérateur unique (Boiteux, 2001/2).
La société publique se pare de la légitimité de l’action ; elle tient les opérateurs privés à
distance de la prise de décision ; le pouvoir revient pour l’essentiel aux cercles
technocratiques des grands corps de l’Etat. Ces conceptions sont incompatibles avec les
systèmes fédéraux, où interviennent de multiples acteurs, publics et privés, au niveau national,
régional ou local. Les Français sont donc perçus comme étant des gens différents et difficiles
à comprendre. Ainsi, dans les Alpes suisses, les nouveaux tunnels ferroviaires sont en voie de
réalisation, avec des participants allemands, italiens et suisses (Tableau 8). Au contraire, le
118
projet Lyon – Turin peine à se réaliser ; et la société Modalohr qui y exploite un tronçon
expérimental entre Aiton et Orbassano s’inspire du modèle « européen » puisque la SNCF
s’est associée avec des opérateurs privés pour mener cette opération.
Tableau 8 : Un exemple de jeu d’acteurs, l’organisation sans la France de la traversée des Alpes pour le fret ferroviaire
Le nom des acteurs Leur nature Leur action Les Alpes Montagne Barrière naturelle et frontière
politique à franchir Chemins de Fer Fédéraux,
Deutsche Bahn, BLS, Chemins de Fer italiens
Sociétés publiques ferroviaires nationales ou régionales (BLS)
Fournisseurs de
traction Allemagne, Suisse, Italie
Etats nationaux
Signent l’accord trilatéral de 1992
Citoyens suisses
Peuple souverain
Ratifient l’accord de 1992 par référendum
HUPAC Société mixte de droit privé
Gère les trains et les terminaux
R. Alpin Société mixte de droit privé
Organise le ferroutage et les autoroutes ferroviaires
3.2.3 Les ambiguïtés de la notion de proximité
Aujourd’hui, un paysan péruvien marchera durant des heures avant de rejoindre une
cyberboutique qui le connectera à l’instant en Amérique du Nord. Les mutations
technologiques se télescopent avec des archaïsmes. Les développements réticulaires nient les
structures aréolaires. Les échelles spatio-temporelles s’imbriquent et les territoires se
recomposent. Au final, la notion de proximité fait apparaître des contradictions selon la définition
qu’on lui accorde :
- Le cadre régional – topographie, paysages, importance et répartition de la population,
des villes et des activités – constitue un patrimoine. Les représentations qui l’habitent en
réfèrent fréquemment au passé. Un projet de grands travaux est aisément perçu comme
une intrusion technocratique, comme une perturbation venant bouleverser l’ordre «
naturel » des choses. De fait, maint système socio-spatial rêve d’un territoire autonome
119
dans un monde stable 53 . La proximité avec le paysage fonctionne en tant que
connivence susceptible de s’opposer à la variable forçante. Mais elle sera dans
l’incapacité de générer des logiques de projet. Le territoire fonctionne par conséquent en
tant qu’enclosure. - La proximité organisationnelle se développe sur la base d’une culture partagée,
connectée ou non sur une proximité métrique. Les potentialités en termes de
communication et d’échange sont une préoccupation constante de la part des acteurs. La
région concernée (aréolaire-réticulaire ou purement réticulaire) fonctionne en tant que
district logistique. Celui-ci intègre une vision multiscalaire ; il s’affirme en tant que tel,
répartit les axes et les nœuds à l’intérieur de son territoire, se connecte sur le reste du
monde.
3.3 De la multimodalité à la co-modalité
Pour le « Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés », deux éléments
apparaissent structurants dans la géographie des transports : la vitesse et l’intermodalité
(Poncet, 2003). Ainsi, lorsqu’elles s’adressent au grand public, la SNCF et la Communauté
Urbaine de Strasbourg dénomment la gare TGV de la capitale alsacienne comme « une plate-
forme multimodale » ou encore un « pôle multimodal ». La multimodalité est donc devenue
un objectif à atteindre, qu’il s’agisse des transports de voyageurs ou de marchandises, tantôt
au nom de l’efficacité économique, tantôt en faveur du développement durable. Le
vocabulaire permet d’utiles précisions : la multimodalité suppose l’utilisation de deux modes
de transport au moins ; la plurimodalité donne le choix entre au moins deux modes ;
l’intermodalité consiste à passer d’un mode de transport à l’autre (Varlet, 2003). Au passage,
il apparaît que la communication faite à Strasbourg aurait pu préférer le terme
d’ « intermodalité » à celui de « multimodalité ». Plus récemment est apparu le terme de co-
modalité que les transporteurs se sont appropriés 54 . Il invite à une mise en perspective
systémique des modes et des acteurs impliqués dans les transports et la logistique ; le
Commissaire européen Jacques Barrot la définit en ces termes : « Le recours aux différents
modes de transport et leur combinaison optimale devrait créer des synergies entre transport
53 « Non au TGV et au faschisme » annonce une inscription (orthographiée telle quelle) sur un mur dans un village de la vallée de l’Ognon, en Haute-Saône, 2006. 54 Ainsi, M. François Klinzing, chef d’entreprise et vice-président de l’URTA (Union Régionale du Transport d’Alsace), a évoqué la co-modalité lors de la 6e Table Ronde Rhin-Sud, à Mulhouse le 20 octobre 2006.
120
routier, maritime, ferroviaire et navigation intérieure en rendant le système européen plus
performant et plus durable55 ».
C’est pourquoi, dans une géographie des transports en recomposition et dans une
perspective d’aménagement du territoire, le point mérite d’être fait sur l’organisation
réticulaire et les maillages – axes, points et nœuds.
3.3.1 Les enjeux de l’intermodalité
Selon Menerault et Stransky (1999), pour être performant par rapport au seul mode
routier, le transport plurimodal doit satisfaire à des critères comme :
- La durée du trajet : on la compare de porte à porte.
- Les tarifs : s’il sont clairement facturés dans un contexte plurimodal, le coût de
l’utilisation de l’automobile n’est pas évident à connaître et il est fréquemment sous-
évalué.
- Les fréquences : un point d’entrée dans un réseau multimodal doit pouvoir bénéficier de
fréquences aussi élevées que possible et de temps de rupture de charge aussi brefs que
possible.
- Les capacités du système : les coûts élevés, la durée du transport, les lacunes
qualitatives (comme les wagons de fret égarés) et les conflits sociaux constituent des
faiblesses qui peuvent disqualifier l’intermodalité aux yeux des utilisateurs. Ceux-ci se
rabattront sur le seul mode routier.
La route constitue un univers relativement simplifié. Les acteurs sont assez peu
nombreux (automobilistes, chargeurs, transporteurs, administrations, sociétés de BTP, élus,
nymbistes et défenseurs de la nature) et les logiques spatiales sont pragmatiques (desservir,
pénétrer, contourner, polariser). Au contraire, l’intermodalité repose sur un jeu d’acteurs
complexe. Elle nécessite un projet d’aménagement multiscalaire, voire une prospective à
court, moyen et long terme. La création d’axes, de nœuds, de centres de gravité, de réseaux
emboîtés à différentes échelles, de portes d’entrée et de sortie vers les métropoles mondiales,
de réseaux structurés et d’aménités nouvelles sont pourtant autant d’opportunités pour la
diffusion de richesses, d’emplois et de valeurs symboliques. Mais les systèmes logistiques
55 NPI n°10, interview de Jacques Barrot, octobre 2006, p. 415.
121
présentent de fortes inerties au profit du mode routier. Même dans les pays rhénans forts de
leur culture ferroviaire et fluviale, la part de la route ne cesse de croître malgré la volonté
publique et « l’unité de doctrine »56 affichée en faveur de l’intermodalité. Les obstacles sont
tout simplement trop nombreux pour que la Raumordnung, l’aménagement de l’espace, puisse
réellement être mise en œuvre57.
Pour les professionnels habitués au porte-à-porte réalisé par le mode routier,
l’intermodalité apparaît nécessairement comme une complication, source de coûts élevés, de
pertes de temps liées aux ruptures de charges, et de problèmes de sécurité du fait de la
multiplicité des intervenants tout au long de la chaîne logistique. Mais les chargeurs et les
transporteurs commencent à s’intéresser à l’intermodalité lorsqu’ils songent aux problèmes
posés par la congestion routière. En outre, le rail et la voie d’eau leur apparaissent corrects du
point de vue de l’environnement, une idée qu’ils intègrent soit par opportunisme pour l’image
de leur entreprise, soit par conviction.
Pour le transport de marchandises, deux configurations majeures sont exploitées par
les systèmes intermodaux : les franchissements de barrières physiques et les arrière-pays
portuaires.
Les détroits maritimes et les montagnes constituent des obstacles chronophages. La
continuité des flux n’est pas toujours garantie du fait des contraintes naturelles, à l’image des
tempêtes en mer ou des éboulements sur de fortes pentes. Comme les passages les plus
commodes sont relativement peu nombreux, ils deviennent rapidement des goulets
d’étranglement. L’accidentologie vient apporter un argument important à l’intermodalité :
congestionnés, les tunnels routiers sont très vulnérables. C’est pourquoi les ponts et les
tunnels d’importance recourent soit à la multimodalité rail-route, soit à l’intermodalité lorsque
le train (ou le ferry) embarque les véhicules.
La problématique des arrière-pays maritimes se présente comme une autre opportunité
en faveur du transport bi- ou trimodal. Des ports comme Anvers ou Rotterdam se connectent
sur des ports secs d’arrière-pays non seulement par l’autoroute mais par le fret ferroviaire et
fluvial. Les régions intérieures françaises commencent à entrer dans cette dynamique. A la fin
56 Selon l’expression de C. J. Haefliger, ancien président de la Regio TriRhena. 57 Colloque Les déplacements dans le Rhin supérieur en 2030, Table ronde, Conférence franco-germano-suisse du Rhin supérieur, Fribourg-en-Brisgau, 17 mai 2004.
122
de 2003, la plate-forme Delta 3 a été inaugurée à Dourges (Pas-de-Calais), entre Lens et
Douai ; elle est trimodale et installée sur 300 ha. Connectée sur la façade portuaire de la
Northern Range, cette réalisation repose sur un projet lancé dès 1993, lorsque le transport
combiné a quitté la gare de Lille-Saint-Sauveur (située à 200 mètres de l’hôtel de ville, il
n’avait plus sa place dans un hypercentre). A Dourges, la société Eurotunnel prépare une
navette ferroviaire de type Modalohr. Delta3 est desservie par les autoroutes A1 et A21 ainsi
que par le canal à grand gabarit de la Deûle. En 2005, elle compte 1.200 emplois, dont une
centaine environ vient de l’usine voisine de Metaleurop, qui a fermé à Noyelles-Godault. De
même, depuis 2003, sur l’axe Rhône-Saône, une ligne de porte-conteneurs fluviaux relie Fos-
sur-Mer à Pagny, le terminus de la navigation à grand gabarit sur la Saône. Et depuis Le
Havre, si la Seine est utilisée, l’écluse à la sortie du port pose problème. Les engorgements
ferroviaires de la région parisienne constituent un autre souci pour le Port Autonome du
Havre. Un contournement ferroviaire par la Picardie, Champagne-Ardenne et la Bourgogne
devrait déboucher à Dijon au prix d’une décennie au moins de travaux.
3.3.2 Les modes de transport et la croissance urbaine
Au sommet de la hiérarchie des territoires de la logistique se place le trinôme
d’interconnexion. Celui-ci associe plusieurs échelles géographiques (l’agglomération, la
région, le pays, le continent, le monde) ; il dispose de porte d’entrées avec l’aéroport
intercontinental et la gare centrale urbaine ; le tout est relié par des systèmes multimodaux
performants en termes de débit et de fréquences (Varlet 1992). De fait, la multimodalité
constitue un enjeu grandissant dans l’organisation des systèmes de transport, qu’il s’agisse de
l’échelle globale, régionale ou urbaine. Les métropoles semblent en être les championnes
(Tableau 9). Dans le quotidien des territoires, les évolutions tendancielles vont vers l’augmentation
et le caractère de plus en plus complexe des déplacements quotidiens : ménages
multimotorisés, boucles associant travail, chalandise et loisirs, inscription des enfants dans un
établissement scolaire « réputé » mais situé loin du domicile, semaine de 35 heures, société de
plus en plus individualiste, nouvelles temporalités quotidiennes, valorisation de l’ego par la
possession d’une automobile, comportements qui résistent à l’explication rationnelle... Les
conducteurs constatent la dégradation de la fluidité de la circulation automobile en milieu
urbain et périurbain. Ceux qui le peuvent recourent à des horaires décalés par rapport aux
123
heures de pointe ou bien empruntent des itinéraires de substitution, ce qui fait que moments et
voies tranquilles rétrécissent comme peau de chagrin.
Tableau 9 : Genève et Francfort, métropoles et trinômes d’interconnexion Genève Francfort Taille de l’agglomération
420.000 habitants 647.000 habitants
Trafic de l’aéroport (2002)
7,6 millions de passagers 55.000 tonnes de fret
48,5 millions de passagers 1.515.000 tonnes de fret
Date de la mise en service fer
31 mai 1987 1985
Fréquence ferroviaire
208 trains / jour Gare régionale : 230 trains / jour Gare ICE (1999) : 9 ICE / heure, enregistrement aérien possible dans les gares de Stuttgart (2001) et de Cologne (2003)
Parts modales de l’accès à l’aéroport
inconnues Automobiles 41, véhicules de location 5,4, taxis 18,5, bus 5,8, trains de banlieue 12,1, ICE 9,3, trains de grande ligne 5,3, autres 2
Données : RGT Express n°6 et 7, octobre 2003 et février 2004, FRAPORT 2003.
L’étalement urbain est devenu un élément structurant des espaces régionaux. En
France, ce phénomène présente deux caractéristiques majeures : il se produit avec un
éloignement croissant du centre urbain ; sa dispersion déstructure l’espace du fait des
stratégies individualisées des collectivités locales (malgré l’émergence des intercommunalités
et des pays). La somme des initiatives individuelles ne va pas dans le sens de l’intérêt
général : migrations quotidiennes harassantes, gaspillage de l’espace, exportation des
problèmes urbains vers la campagne, croissance non-durable… L’étalement périurbain génère
des difficultés considérables lorsqu’il s’agit d’offrir une alternative à la voiture particulière.
Pour Marc Wiel (2002), œuvrer pour la ville compacte apparaît aussi nécessaire qu’illusoire ;
il faudrait d’abord revoir les outils institutionnels et réglementaires, en particulier au niveau
d’une intercommunalité élargie.
La connaissance de la croissance urbaine repose sur la compréhension des interactions
entre trois facteurs saisis dans une perspective dynamique : la localisation de la population et
des activités ; les réseaux de transport ; les comportements liés aux mobilités. Il faut encore
compter avec divers aléas comme les différentes stratégies des collectivités et des
administrations déconcentrées, les effets d’aubaine des zones franches, les discontinuités
spatiales diverses… Le système d’ensemble apparaît complexe et de nombreux facteurs
peuvent produire des effets contradictoires.
124
Ainsi, les budgets de temps de transport sont en débat58. La règle de Zahavi propose
que ceux-ci restent constants ; l’amélioration des vitesses génère une hausse de distances ; il
en résulte une fuite en avant avec l’étalement urbain. Grâce à l’automobile, les temps de
parcours raccourcissent mais les distances augmentent. Inversement, le ralentissement de la
circulation devrait provoquer un raccourcissement des distances parcourues ; réduire la
vitesse, c’est alors réduire la taille de l’agglomération. Opter pour un tramway, plus lent
qu’un métro, pousse vers le choix de la ville compacte. Mais le ralentissement peut aller
jusqu’à la congestion, d’où une moindre efficacité économique de la ville. A moins que
l’ensemble de l’agglomération et de sa zone d’influence ne procèdent simultanément des deux
logiques avec une ville compacte dans le noyau central et l’étalement urbain au-delà.
A partir des mobilités, peut-on concevoir des règles explicatives pour la connaissance
des espaces en voie de périurbanisation ? Dans l’étude déjà citée (Bureth et alii, 2001), il est
apparu que l’ensemble du Haut-Rhin fonctionne selon trois logiques de croissance au contenu
contradictoire, comme si trois scénarios concurrents se réalisaient simultanément. Il est
aisément possible de les transposer à l’Alsace entière (Figure 21).
Figure 21 : Le cas de l’Alsace : trois scénarios de croissance péri-urbaine en fonction de la morphologie des réseaux et des modes de transports
La polarisation par les villes
Le réseau asymétrique
La croissancepar les diffuseurs
Selon les choix opérés en faveur de l’intermodalité ou du mode routier, l’ensemble de
l’aménagement du territoire évolue différemment :
58 Cf. le n°45/2004 des Cahiers Scientifiques du Transport.
125
- Hier comme aujourd’hui, la logique historique de polarisation en faveur des
agglomérations reste une réalité. Elles sont toujours des pôles attractifs pour le
développement de l’activité économique. Dans ce cas de figure, le territoire est
autocentré : les villes-centres structurent l’espace en fonction de leur taille respective.
Les flux ont alors tendance à se concentrer en ville, ce qui favorise les lignes de
transport en commun et les intermodalités de type route / rail.
- La place grandissante des échanges transfrontaliers guide les flux vers l’est, au-delà du
Rhin. Les agglomérations de Karlsruhe et Bâle, ainsi qu’un semis de villes moyennes et
petites, captent de plus en plus les flux. Le mode routier permet la desserte capillaire ;
les agglomérations les plus importantes développent ou sont appelées à développer des
réseaux ferroviaires (train, tramway, tram-train) de part et d’autre des frontières
nationales. Les flux observables sur les différents réseaux évoluent peu à peu dans le
sens de cette demande. Concrètement, l’organisation de la circulation prend un caractère
transfrontalier, ce qui suppose une intensification des coopérations et un nouveau cadre
légal pour l’action.
- Les agglomérations perdent peu à peu de leur importance au profit des diffuseurs
autoroutiers localisés en milieu périurbain et rural. Les migrations sont tangentielles et
les edges cities apparaissent. La croissance économique et démographique se développe
dans les environs des échangeurs des autoroutes et des voies express jusqu’à une dizaine
de kilomètres de distance, voire davantage. La ruralité s’estompe puis disparaît ; une
périurbanisation à noyaux multiples s’impose.
En l’absence de planification qui témoigne de la faiblesse de la gouvernance locale
(pendant que le SCOT de Mulhouse examine des propositions jamais appliquées du Schéma
directeur de 1973, la vie des territoires continue), ces scénarios se développent au fil de l’eau.
Le saupoudrage urbain disqualifie de plus en plus les transports en commun. Déjà, les
périmètres des SCOT apparaissent trop petits pour songer à faire face à la maîtrise de l’espace
et les contrats inter-SCOT restent utopiques.
Dans cette optique aménagiste, un projet de tramway constitue un défi en termes
d’acceptabilité sociale. Il s’oppose à l’habitus de l’automobile et du logement pavillonnaire de
faible densité. Du moins est-ce l’idée reçue. Par rapport aux représentations de la population
concernée, une connaissance plus fine et fondée sur des critères scientifiques pourrait
126
permettre de dépasser les clichés et de prendre en compte des désirs latents, segmentés,
diversifiés. Trois axes de réflexion concernent cette problématique :
- Les mobilités dans leurs dynamiques quantitatives et modales.
- Les centralités et les polarités. Le recours au tramway engendre des ruptures de charge ;
les arrêts, haltes, gares, divers points d’échanges multimodaux peuvent être le prétexte
d’une structuration de l’agglomération par des points nodaux. Dans une perspective
christallérienne, des centres secondaires maillent le territoire et viennent compléter le
centre principal.
- Le développement durable, conformément à Loi sur l’Air. Un tramway permet
d’amoindrir la part des rejets dus aux combustions fossiles ; le bruit diminue
sensiblement ; l’équité sociale est améliorée.
En matière de patrimoine bâti, un nouveau réseau de tramway permet de requalifier
bon nombre d’espaces urbains, qu’il s’agisse des axes eux-mêmes (engazonnement, mobilier
urbain, voierie plurimodale) ou d’éléments environnants (parkings de rupture de charge,
reconquête de friches diverses). A Mulhouse, la municipalité a décrit le tramway (matériel
roulant et réseau) comme un « patrimoine du XXIe siècle » dans ses documents de
communication59. En faisant appel à des artistes reconnus (le catalan Peret pour la décoration
du matériel roulant ; Daniel Buren, Richard Meier et Tobias Rehberger pour accompagner la
mise en valeur des stations ; Pierre Henry pour les annonces sonores), la commande publique
fait entrer l’art contemporain dans l’espace public de la ville.
3.4 Conclusion : logistique et différenciations régionales La « rationalité mécanique élémentaire » voudrait qu’une meilleure offre de transport
modifie l'état du système économique et spatial. Par rétroaction, le système s'adapterait à cette
nouvelle donne, ce qui entraînerait des changements économiques et des mutations spatiales.
Mais le concept d’effet structurant, qui visait à établir l’existence de liens mécaniques entre la
construction d’infrastructures de transport et le développement régional, a montré d’évidentes
limites dès les travaux de François Plassard (1976). Pour Jean-Marc Offner, la causalité entre
efficience des transports et développement économique constitue une « mystification
59 SITRAM, Mulhouse, 2004.
127
scientifique » où l’on confond corrélation et concomitance des phénomènes (Offner, 1993).
Dans son bilan à propos des effets de l’autoroute A39 dans le Jura, Pascal Bérion dénonce lui
aussi le mythe des effets économiques structurants ; il conclut en disant que, après une dizaine
d’années de l’exploitation de l’autoroute, certains sont « satisfaits d’observer que le passage
de l’A39 n’a pas perturbé et déstructuré l’espace jurassien » (Bérion, 2005).
Les théories économiques de la croissance endogène estiment que les dépenses
publiques d’infrastructures constituent des facteurs de croissance au même titre que les
dépenses d’éducation ou de R & D. Tous ces investissements ont pour caractéristiques
communes d’être cumulables, de générer des externalités en améliorant notamment la
productivité et d’affecter de manière permanente le taux de croissance de l’économie. Jean-
Baptiste Say l’avait affirmé dès 180360 : « Les frais de confection d'un canal [..] peuvent être
tels que les droits de navigation ne soient pas suffisants pour payer les intérêts de l'avance ;
quoique les avantages qu'en retirerait la nation fussent très supérieurs au montant de ces
intérêts. Il faut bien alors que la nation supporte gratuitement les frais de son établissement,
si elle veut jouir du bien qui peut en résulter ». Selon le Laboratoire d’Observation de
l’Economie et des Institutions Locales, les investissements privés atteindraient un taux de
rentabilité de 14% et les investissements publics 12%. En y incluant des effets induits comme
l’amélioration de l’environnement et de la sécurité, le taux de rentabilité des infrastructures
passerait à 15 ou 16%. Un doublement du stock d’infrastructures entraînerait une
augmentation de la production d’environ 15%. Le transport constitue à la fois un support pour
la performance économique des entreprises et un générateur de potentiel économique
susceptible d’attirer de nouvelles implantations ; la croissance régionale gagne ainsi sur deux
tableaux (Prud’homme, 2000).
Le rôle joué par les transports dans la structuration de l’espace régional en axes,
nœuds et aires peut se comprendre ainsi :
- Sans équipements et infrastructures de transport performants, il semble difficile, sinon
exclu, de voir émerger une forme de croissance économique et démographique. Il va de
soi qu’en fonction de la nature des activités, les contraintes ne sont pas les mêmes en
termes de besoins physiques, mais les principes d’organisation fondés sur le
rapprochement entre le fournisseur et le client sont universels. Si l’on a pu se contenter
60 Cours d'économie politique, 7e partie, ch. XXIV.
128
de la plurimodalité, le transport multimodal interpelle aujourd’hui tous les acteurs de la
géographie des transports et cela à toutes les échelles, alors même que le mode routier
n’a jamais été aussi puissant. Autrefois, certains Etats pratiquaient des tarifs « als ob »
(« comme si »), à l’image des conditions préférentielles accordées aux charbonniers de
la Ruhr concurrencés par les pipe-lines, ou encore par la SNCF pour l’exportation des
produits de l’agriculture et de l’élevage bretons vers Paris. A présent, un territoire donné
doit pouvoir se connecter sur un réseau susceptible d’égaliser les conditions de la
concurrence. L’Etat contemporain rend un arbitrage politique entre les nécessités de la
concurrence et de l’équité.
- Les espoirs de développement fondés sur la présence d’infrastructures sont souvent
ruinés par « l’effet-tunnel ». L’autoroute est-elle réellement susceptible de fixer des
activités ? Si elle apporte une rente de situation aux territoires qui la concernent, ses
impacts sont complexes. Dans les régions périurbaines ou de forte densité de
population, les diffuseurs créent de nouvelles centralités susceptibles d’attirer des
entreprises ainsi que des résidences pour les ménages de navetteurs. La proximité
immédiate du diffuseur n’apparaît pas nécessaire et les phénomènes de croissance se
répandent en grappe à plusieurs kilomètres aux alentours. L’industrie ne se distingue
pas des activités de service ; les opportunités sont identiques quel que soit le secteur
d’activité. La variable temporelle joue un rôle important : certains diffuseurs
n’impactent pas sur le territoire pendant plusieurs années, par exemple durant un ou
deux espaces intercensitaires, puis deviennent des pôles d’attractivité et de centralités
nouvelles. On observe éventuellement des effets en trompe-l’œil, lorsque la zone
d’activité qui se déploie à proximité d’un nouvel échangeur se remplit rapidement, mais
seulement par un jeu de délocalisations d’activités attirées par un effet d’aubaine.
- Les infrastructures offrent une opportunité de développement que le système local
d’innovation doit être en mesure de saisir et de valoriser. Eventuellement, à partir du
moment où la croissance est enclenchée, les infrastructures de transport suivent le
mouvement avec un temps de retard. La connexité joue un rôle plus important que la
vitesse pure.
C’est bien l’analyse systémique d’un territoire qui permet de faire avancer la
connaissance. Il s’agit de décomposer un ensemble complexe selon ses différents composants
et relations, de décrypter le jeu d’acteurs qui se déploie dans un territoire, de dégager les
129
éléments ayant un sens et de prendre en compte les éléments dans une perspective
multiscalaire. L’évolution des besoins de la société conduit à privilégier un point d’entrée
donné ; ainsi, les problématiques de la localisation des entreprises restent fortes, mais la
manière dont la gouvernance locale utilise le facteur transport constitue une autre
interrogation dans le cadre de la mise en œuvre de la décentralisation ; et les problèmes de
santé publique interpellent à présent les choix modaux de transport par rapport aux émissions
produites, ce qui pose en corollaire la question de l’urbanisation, de l’étalement urbain à
opposer à la ville compacte.
Le nœud métropolitain apparaît comme le lieu de l’excellence de l’accessibilité
multimodale et multiscalaire, concentrant un maximum de connexions et de flux et subissant
fortement des phénomènes de congestion (Figure 22). Il attire de nombreuses activités et
professions : transporteurs, techniciens, BTP, bases de stockage, gestionnaires, juristes,
traducteurs... Les plates-formes logistiques, interfaces entre les industries et les différents
modes de transport, créatrices d'emplois et dévoreuses d'espace, sont rejetées vers les
périphéries de l’agglomération, voire vers les périphéries intégrées rurales. Une région
métropolitaine constitue une plate-forme logistique, avec différents plateaux techniques,
monomodaux ou multimodaux. En tant que centres secondaires, les ports maritimes gèrent les
ruptures de charge, soit en cherchant à les valoriser in situ, soit en évacuant les marchandises
aussi rapidement que possible vers des ports secs. La puissance relative des ports s’exprime
par les fonctions de transport physique et par leurs capacités à fixer des fonctions de
commandement.
Figure 22 : Application au système régions métropolisées – marges
Noeud métropolitain
Noeud secondaire littoral
Zone de croissance : centralités multiples,région intermodale
Ville-porte potentielle ou effective de région de marge traversée ou enclavée
Les grands axes de transit relient les différents nœuds à travers des régions de marge
relativement vides. Elles voient transiter les flux sans vraiment en profiter ; une autoroute ne
130
crée que 2 à 4 emplois au kilomètre alors que la pollution par le bruit, la dégradation de la
qualité de l’air, les accidents et les embouteillages sont autant d’inconvénients. Il est tentant
d’imaginer que les commodités de l’accessibilité conduisent au développement de l’industrie :
éloignées des métropoles, les régions de transit disposent de ressources foncières importantes
et elles émargent fréquemment aux systèmes d’aides imaginés par les politiques de
l’aménagement du territoire. Néanmoins, les résultats obtenus sont minces. Les ressources
apportées par les métropoles en matière de main-d’œuvre et d’externalités diverses jouent un
rôle autrement plus important.
Enfin, les marges délaissées sont caractérisées par la médiocrité de leur accessibilité.
Elles peuvent devenir les lieux d’enjeux politisés qui les dépassent, lorsque les écologistes
souhaitent conserver leur marginalité en y voyant des sanctuaires « naturels ». Au contraire,
les chambres consulaires et bien des élus locaux y sont demandeurs d’infrastructures,
notamment routières, en faveur du désenclavement qu’ils estiment à même d’inverser le cours
du dépeuplement et du déclin économique.
Sur la base de la logique pôles - axes - aires, une autre représentation apparaît féconde.
Les axes constituent des corridors de circulation où se confondent toutes les sortes de flux. Ils
relient des pôles urbains qui sont autant de nœuds. Lorsque une taille critique semble être
atteinte par un système territorialisé, la géographie italienne évoque ainsi l’existence d’une
aire-système en privilégiant les flux d’information (Dematteis, 1992). A côté des métropoles
historiques (Milan, Turin, Rome, Naples), l’industrialisation de l’après-guerre s’est
développée autour de villes moyennes-grandes et grandes. Aujourd’hui, les clusters de la
Troisième Italie réunissent plusieurs pôles urbains moyens et petits, connectés sur plusieurs
métropoles (Figure 23).
Figure 23 : Métropolisation et Troisième Italie Système Productif Local
Echange d’informations
Métropole
Ville grande-moyenne
Ville moyenne
Petite ville
131
Ainsi, la connaissance des axes (leur tracé, l’importance de leurs flux, leur rôle dans la
connexité et la connectivité) s’inscrit dans la géographie régionale. On s’aperçoit que la
plupart des publications s’intéressent aux pôles mais que les aires-systèmes restent mal
connues. Il s’agit pourtant d’un enjeu important lorsqu’il est question des Contrats
métropolitains de la DIACT ou, de manière générale, de la mise en réseau d’un ensemble
donné de villes.
Dans les pistes de recherche que j’explore actuellement à propos de la nature des axes
et des pôles, trois éléments spécifiques retiennent mon attention :
- Les rubans urbains. Comment se fait le maillage ? Tout au long de la chaîne ou bien
deux par deux ? Faut-il privilégier le rapprochement entre deux maillons voisins avant
d’envisager une intégration de l’ensemble des éléments de la chaîne (comme l’estimait
la DATAR en 2004 à propos des villes de Sâone-Rhin) ou bien faut-il songer d’emblée à
une intégration générale (qui, dans ce cas, serait permise sur Saône-Rhin par un TGV
régional) ?
- Les maillons manquants. L’efficacité d’un système vaut par le maillon le plus faible. En
mesurant ses implications négatives, il apparaît possible de développer une stratégie de
communication bien au-delà du territoire immédiatement concerné. Je songe en
particulier aux problèmes des liaisons ferroviaires sur le Rhin, entre Strasbourg et Kehl
ainsi qu’entre Mulhouse et Fribourg-en-Brisgau.
- Les figures symétriques. Ma participation à un prochain numéro de la Revue
Géographique de l’Est vise à faire le point sur la zygomorphie Mulhouse – Montbéliard,
sur le thème des formes de l’organisation de la réciprocité spatiale profitables à tous et
donc à chacun, malgré une discontinuité forte qui correspond à l’axe de symétrie
identifiable par la ligne de partage des eaux Mer du Nord - Méditerranée.
132
4 L’innovation et les territoires
En 2006, on assiste au retour des thèses de la « croissance zéro » telles qu’elles
avaient été développées quelques décennies plus tôt, en particulier avec les travaux du Club
de Rome (Rapport Meadows, 1972). Hier comme aujourd’hui, environ 80% des ressources de
la planète sont absorbées par environ 20% de ses habitants. Or, le monde connaît une double
croissance grande consommatrice de ressources primaires, celle de l’économie et celle de la
démographie, essentiellement dans les pays émergents et dans le tiers-monde. Dans un réflexe
néomalthusien, les happy few s’effraient : et si les convives devenaient trop nombreux autour
de la table du banquet ? Mais proposer la « croissance zéro » apparaît aussi irréaliste
qu’inacceptable quand on connaît la pauvreté du plus grand nombre ; et l’idée d’une
décroissance, avec la négation des échanges internationaux, semble dangereuse. La seule
solution raisonnable et inéluctable consiste à innover, à trouver de nouvelles ressources tout
en ménageant la planète. C’était déjà, dans les années 1960, la thèse de la pression créatrice :
la croissance de la population conduit à l’amélioration des techniques de production grâce à
l’innovation (Boserup, 1970).
Face à cette situation, l’ONU a réagi depuis plusieurs décennies. Elle a organisé les
Conférences mondiales de la population (Bucarest 1974, Mexico 1984, Le Caire 1994), puis a
reporté son intérêt sur les problèmes de l’environnement (Rio de Janeiro 1992 avec l’Agenda
21, Kyoto 1997 avec le problème des gaz à effet de serre, Mexico sur le thème de l’eau en
2006) et sur la promotion de l’équité sociale (à New York lors du Sommet du Millénaire en
2000 et à Johannesburg en 2002). En 1987, le rapport Brundtland a formalisé ces démarches
grâce au concept de développement durable qui a été largement repris et qui a souvent été
appliqué aux différents champs de l’aménagement ; ainsi, l’agriculture comme la ville sont
devraient devenir « durables ». Ce concept a parfois été galvaudé, sinon utilisé de manière
démagogique ; ses principes précis exigent donc la définition préalable de protocoles
rigoureux dans le but de parvenir à des réalisations concrètes. Il repose sur trois piliers, à
savoir l’économie, la société et le patrimoine (Figure 24) :
- Le but que se fixe la croissance économique est de générer des activités profitables
dans le contexte de la mondialisation. Le meilleur produit (ou le meilleur service) au
meilleur prix devient une réalité pour chacun, une conception que l’e-business illustre
de manière convaincante.
133
- Mise en œuvre par les collectivités, l’équité sociale consiste à rendre les services,
marchands et non-marchands, accessibles à tous.
- Le patrimoine est considéré dans une perspective dynamique : la nature et l’histoire
nous lèguent un certain nombre d’éléments qui seront transmis à nos descendants.
L’état du legs est supposé progresser d’une génération à l’autre.
Figure 24 : Le développement durable
SOCIETEECONOMIE
ENVIRONNEMENT
Équitable
VivableViable
DURABLE
Progressivement, à travers les recommandations et les conférences internationales, ce
cadre général se diffuse vers les Etats et les régions. Il est pris en compte aussi bien par les
entreprises soucieuses de leur image que par les individus soucieux d’un comportement
carbon fair. Il débouche sur la création de nouveaux marchés, comme celui du droit à polluer
institué dans l’UE. Quelle que soit l’échelle prise en compte, le développement durable
englobe les stratégies territoriales. Mais il subit des critiques contradictoires venues de tous
bords : les pénuries et les catastrophes annoncées seraient de faux problèmes ; la croissance
économique est reniée par certains courants écologistes ; et pour les théocrates, le modèle
n’entre pas dans le plan divin. C’est pourquoi, dans leur relation à la mondialisation, les
territoires hésitent entre deux paradigmes : en sous-entendant que le marché rendra les
arbitrages nécessaires, seule la compétitivité économique est-elle nécessaire ? Ou bien le
développement durable doit-il constituer la référence ? Ce trouble est perceptible en France
lorsqu’on s’intéresse à l’évolution de certaines institutions. Un temps, la Loi d’Orientation
pour l’Aménagement et le Développement du Territoire (LOADT)61 avait été remplacée par
la LOADDT 62 avec l’inclusion de « Durable », mais le Comité Interministériel pour
l’Aménagement et le Développement du Territoire (CIADT) est devenu le CIACT, avec un
« C » pour Compétitivité63. Et en même temps la DATAR (1963-2005) a été remplacée par la
61 Dite « loi Pasqua » ou « loi Pasqua-Hoeffel », elle a été promulguée le 4 février 1995. 62 Dite « loi Voynet », le 25 juin 1999. 63 Le 20 décembre 2005.
134
Délégation Interministérielle à l’Aménagement et à la Compétitivité des Territoires (DIACT).
Toutefois, le CIACT du 6 mars 2006 affirme que « le contenu des contrats [Etat-Régions]
sera resserré sur trois axes qui répondent aux objectifs de l’Union Européenne définis à
Lisbonne et Göteborg : la compétitivité et l’attractivité des territoires ; la promotion du
développement durable, la cohésion sociale et territoriale » (communiqué de presse).
Dans ce contexte, la problématique de l’innovation, plus précisément de la capacité
d’un territoire à constituer un système d’innovation, est cruciale. Toutes les échelles sont
convoquées : le monde entier, les cadres nationaux ou supranationaux, les Systèmes
Régionaux d’Innovation (SRI) et les Systèmes Locaux d’Innovation (SLI). L’économie
spatiale propose une grille de lecture avec les concepts de la région apprenante (learning
region). En amont, les capacités à construire une prospective territoriale sont interpellées.
Enfin, on verra que les patrimoines peuvent jouer un rôle clé dans le devenir d’un territoire.
4.1 La région apprenante
Par tradition, les géographes se sont peu intéressés à l’innovation. L’apparition des
Systèmes d’Information Géographiques (SIG)64 qui présentent, outre le bilan d’un territoire,
la possibilité de comprendre ses évolutions futures, a permis d’introduire la problématique des
innovations. La littérature s’intéresse éventuellement à leur diffusion dans le champ spatial.
En parallèle ou en collaboration avec les économistes, les auteurs ont réfléchi aux milieux
innovateurs des SPL à partir des années 1980. Plus récemment, les problèmes de la
gouvernance des territoires ont ouvert un nouveau champ à la réflexion ; de même, une
géographie des risques s’élabore progressivement.
4.1.1 L’innovation
Contrairement à la croissance économique, l’innovation ne constitue pas un processus
linéaire. On ne peut pas affirmer que pour obtenir Y% d’innovation supplémentaire sur un
territoire, il suffirait d’investir X% de recherche supplémentaire (Héraud, 2003). De fait, pour
comprendre l’innovation, il s’agit de s’intéresser aux processus systémiques.
64 Un SIG constitue « un ensemble organisé de matériel informatique, de logiciels, de données géographiques et de personnels capables de stocker, mettre à jour, manipuler, analyser et présenter toutes formes d'informations géographiquement référencées » écrit l’Agence d’Urbanisme de la Région Mulhousienne dans ses documents.
135
Les économistes distinguent quatre types d’innovation dont les deux premières sont
d’ordre technologique 65 :
- L’innovation de produit permet l’introduction d’un nouveau bien, service ou prestation
sur le marché.
- L’innovation de procédé renvoie à l’évolution des méthodes de la production et à
l’organisation du travail, source de croissance et d’amélioration de la productivité.
Pour que l’innovation technologique puisse réussir, il lui faut disposer d’un cadre
organisationnel adéquat, ce qui constitue un troisième type d’innovation (Picard, Rodet-
Kroichvili, 2002). Nombre de découvertes n’ont jamais été utilisées car elles butent souvent
sur les institutions, définies comme étant « une habitude de pensée partagée par la généralité
des hommes » (Veblen, 1898) ; elles fixent des règles, des coutumes, des normes et des lois.
Dans cet univers stabilisé et codifié, l’institution peut devenir « imbécile » lorsqu’elle
s’oppose au changement dans le seul but de s’auto-reproduire à l’identique. Ce scénario n’est
pas à exclure dans une région « qui gagne », lorsqu’elle ne voit pas que des mutations ont été
amorcées ailleurs dans le monde, qu’elles finiront par ruiner les facteurs de sa prospérité et
qu’il lui faut prendre des risques à un moment où cela semble superflu sinon dangereux. En
effet, dans un contexte de réussite, vaut-il mieux continuer à perfectionner l’existant en lui
allouant de nouveaux investissements, ou bien faut-il évoluer vers une nouvelle stratégie de
développement ? Pour Veblen, la dynamique institutionnelle est le produit d’une tension entre
les facteurs exogènes qui introduisent la nouveauté et les facteurs internes qui poussent à la
stabilité. Il se peut qu’un territoire ne parvienne pas à désapprendre, c’est-à-dire à renoncer à
un stock de connaissances, de pratiques et d’enseignements frappés d’obsolescence.
Enfin, le quatrième type d’innovation concerne le marketing, avec la mise en œuvre de
nouveaux concepts de vente. Les territoires sont entrés dans stratégies de communication en
se vendant à l’instar d’autres produits, avec de la publicité directe (comme le slogan
« Montpellier la surdouée » dans les années 1980), l’organisation d’événements médiatisés ou
encore des citations et des reportages « orientés » dans les médias66.
65 Cf. notamment le « Manuel d’Oslo » de l’OCDE, cité par Industries n°118, MINEFI, novembre 2006, cf. p. 27. 66 Fin novembre 2006 : à Mulhouse, 420.000 euros sont dépensés par un pool pour des spots publicitaires radiophoniques vantant ses charmes au niveau national, en parodiant l’émission Questions pour un champion de France 3. Dans la foulée, un Mulhousien participe à cette émission et
136
La théorie économique de l’innovation met fortement en avant le rôle fondamental des
réseaux d’acteurs. Pour mener à bien une innovation, il faut disposer de nombreuses
compétences qu’aucun acteur, individuel ou collectif, ne saurait porter à lui seul (Freeman,
1995). Dans les années 1990 est apparue l’idée qu’un territoire peut porter un jeu d’acteurs
innovant grâce aux réseaux des entreprises, à leur articulation efficace avec le système de
formation, à la réceptivité du marché régional envers des biens et des services nouveaux
(Porter, 1999). Le territoire est alors décrit comme un SRI qui dispose de deux atouts
principaux : il a atteint une taille critique suscitant la diversité parmi les acteurs et il dispose
de réseaux connectés. Au centre du dispositif, le capital humain est le principal capital du SRI, un capital qui
constitue à la fois un investissement et un actif immatériel. L’OCDE (2001) le définit comme
« les connaissances, les qualifications, les compétences et les autres attributs, réunis chez
l’individu, qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique ». Pour
réaliser l’innovation, les individus doivent être capables de se projeter dans un futur en
définissant des objectifs communs. Les réseaux émergent lorsque les acteurs développent des
moyens de communication et d’interactivité fiables et efficaces au-delà des frontières des
organisations auxquelles ils appartiennent ; des normes de comportement s’instaurent dans
ces réseaux ; la confiance dans les relations d’échange constitue une posture essentielle
(Landry et al., 2001). L’innovation est donc un phénomène social qui en réfère à un processus
d’apprentissage collectif traitant une multitude de formes d’informations et de connaissances.
Le territoire concerné échappe de ce fait à une spécialisation, telle qu’on la trouve dans un
SPL ou un cluster. Par conséquent, contrairement aux territoires fondés sur une activité
monochrome, le SRI doit pouvoir s’adapter en permanence aux mutations de la
mondialisation à travers des bifurcations successives.
4.1.2 Les types de régions innovantes
Dans les années 1980, les premières réflexions sur le lien entre l’innovation et le
territoire ont soulevé le problème de l’apprentissage collectif (Veltz, 1994). Le concept de
région apprenante (learning region) a été introduit par Richard Florida (1995). Il évoque les
systèmes d’aide à l’innovation où les modes de gouvernance peuvent fonctionner de
différentes manières :
son animateur émet des commentaires particulièrement laudatifs sur la ville. Puis le journal de 20 heures de TF1 fait un reportage sur son marché de Noël, présenté comme le fleuron du genre.
137
- L’enracinement (« grassroot ») : les facteurs locaux sont prépondérants, qu’il s’agisse
d’un milieu traditionnel, à l’image des SPL, ou dédié à la haute technologie, comme
dans les technopoles.
- Le réseau ouvert (« network ») : une cascade multiscalaire mobilise tous les niveaux,
depuis l’échelle locale jusqu’à celle du monde, en passant par la région et par l’Etat.
- Le dirigisme : l’impulsion vient de l’Etat (« top down ») qui sélectionne les territoires-
réceptacles en fonction de sa politique nationale d’aménagement du territoire, selon des
modalités plus ou moins centralisées, depuis le jacobinisme qui octroie les implantations
voulues par la capitale nationale jusqu’aux relations contractuelles et décentralisées avec
les collectivités régionales et locales.
Ainsi, l’innovation se diffuse seulement si un territoire peut compter sur un cluster où
les entreprises et les institutions sont prêtes à adhérer à un projet. Beaucoup de régions ne
disposent que d’une partie des conditions nécessaires à ce développement. Elles courent le
risquent d’être disqualifiées du fait des exigences de taille critique suscitées par l’économie de
la connaissance. En Europe, 10 régions sur 415 concentrent un quart de la production
scientifique et technologique en termes d’activités scientifiques et technologiques (S&T)
(Zitt, 1999). Au cœur de la problématique de la région apprenante apparaît la problématique
de l’apprentissage collectif organisée par les institutions formelles, c’est-à-dire par le cadre
légal utilisé par les administrations et les collectivités territoriales. Mais les institutions
informelles (les valeurs, les routines, les codes de conduite, les coutumes et les relations de
confiance) ne doivent pas être trop rigides pour éviter le blocage de la transmission de
nouvelles informations.
C’est pourquoi il est possible de distinguer différents types de régions :
- Les régions minces possèdent très peu d’acteurs. Elles ne peuvent pas enclencher sur un
jeu innovant faute de personnalités, de ressources et de compétences adéquates. Les
régions rurales ou montagneuses mal connectées sur les villes, les régions peu encadrées
et peu peuplées, les villes d’industries anciennes pauvres en services, et à une autre
échelle les quartiers populaires délaissés par les autorités sont autant de profils possibles
pour les régions minces.
- Les régions fragmentées recèlent des acteurs innovants, tous domaines confondus, qu’il
s’agisse de R&D, de S&T, ou encore d’administrations et d’associations soucieuses de
l’avenir. Mais ces éléments ne fonctionnent pas en réseau. Ainsi, certaines activités sont
138
parachutées sur un territoire sans s’y intégrer. Le centre de recherches du Commissariat
à l’Energie Atomique (CEA) de Valduc (Côte-d’Or), implanté en pleine forêt à l’écart
de Dijon dans tous les sens du terme, serait une figure emblématique de ce phénomène.
Pour le territoire concerné, l’enjeu consiste à surmonter les frontières qui atomisent les
éléments d’un système potentiel, pour ainsi dire à portée de main.
- Les régions verrouillées disposent d’un système cohérent mais dépendant d’un secteur
vieillissant d’un point de vue socio-économique ou technologique. Si la région veut
évoluer, il lui faut donc d’abord désapprendre, ce qui signifie faire le deuil de savoir-
faire et de pratiques dont les acteurs tirent une fierté légitime mais anachronique. Faute
de quoi, le territoire peut mourir de son passé glorieux.
- La région apprenante fonde sa croissance sur l’innovation grâce à un jeu d’acteurs
codifié par un ou plusieurs clusters. Elle a appris à apprendre. Des réseaux de réseaux
peuvent y structurer le développement.
L’épaisseur institutionnelle constitue un angle d’approche essentiel de cette
problématique. Les économistes ont fait remarquer que les entreprises peuvent se comporter
comme des institutions et les acteurs publics comme des entreprises. Par conséquent, le
territoire existe grâce à des réseaux et à des communautés de travail. Il s’agit tout d’abord de
pouvoir les identifier. Puis l’analyse de leurs représentations et la compréhension de leurs
modes de fonctionnement permettent en fin de compte le renvoi à la typologie ci-dessus.
4.1.3 La région qui « gagne »
Dans le monde contemporain, la région apprenante apparaît comme une sorte d’idéal à
atteindre. Elle s’est débarrassée de la production de masse, consommatrice d’espace, de main-
d’œuvre sans qualification, de quantités considérables d’énergie et de matériaux, productrice
de biens à faible valeur ajoutée, génératrice de chômage et de pollutions. Au contraire, la
région apprenante se tourne vers des activités gratifiantes et elle apparaît comme un modèle à
suivre, dans ses acquis comme dans ses méthodologies (Prager, 2005).
Son système d’innovation se joue des échelles. Localement, elle a acclimaté les
logiques de clusters et de technopôles en les adaptant à ses propres stratégies. Ses acteurs
publics, privés et associatifs sont fortement connectés ; ils apparaissent comme des
institutions à produire des projets. La région apprenante s’insère dans les programmes
nationaux de recherche, notamment à travers les laboratoires de la recherche publique ; pour
139
une part, elle dépend de la vitalité du Système National d’Innovation (SNI), à travers les
budgets et les commandes publiques, ou encore par les priorités définies par l’Etat. Dans
l’UE, les Programmes Communs de Recherche et de Développement (PCRD), et notamment
le 7e PCRD (2007-2013), entendent en finir avec le « paradoxe européen » qui fait que la
recherche fondamentale, essentiellement publique, est certes très puissante mais se connecte
mal sur la R&D et la recherche privée. La difficulté à surmonter apparaît d’autant plus grande
que les systèmes nationaux d’innovation ne fonctionnent pas sur les mêmes bases. Enfin, la
région apprenante articule ses réseaux au niveau global ; elle est susceptible de trouver les
compétences et les ressources qui lui font défaut en les attirant chez elle. La qualité de ses
institutions et de ses entreprises, mais aussi les aménités et les externalités qu’elle offre en
général, sont donc à peu près sans faille. Dans le secteur des biotechnologies par exemple,
70% des chercheurs des entreprises proviennent d’universités extérieures au territoire
(Audretsch, Stephan, 1996).
La région apprenante recèle par conséquent un certain nombre de caractères
spécifiques. Les parcs scientifiques sont nombreux et attractifs. Ils produisent des
connaissances, dont le stock et les flux peuvent être mesurés par le nombre de brevets, de
thèses et de publications. Les jeunes pousses sont encadrées et, à terme, elles sont appelées à
devenir de grandes entreprises. Des personnalités charismatiques font autorité (scientifiques
primés, chefs d’entreprises innovantes, artistes et créateurs de renom) ; la mobilité des
personnels est importante. En fin de compte, on en revient aux idées de Marshall sur
l’atmosphère particulière du lieu lorsque Florida (2002) insiste sur l’importance de
l’environnement créatif et sur l’ascension de la « creative class ». Pour mesurer l’attractivité
d’une ville, Florida ajoute crée un indicateur aux paramètres usuels (la haute technologie, les
brevets etc), avec un « gay index » qui lui permet de mesurer l’esprit d’ouverture envers des
idées et des populations différentes de la norme sociale dominante. San Francisco arrive ainsi
en tête de son classement établi pour l’ensemble des villes du monde.
4.2 L’intelligence territoriale
En France, les acteurs régionaux découvrent peu à peu que la mondialisation les prive
de la protection de l’Etat national alors même que de nouvelles formes de gouvernance sont
introduites par la décentralisation, un processus entamé au début des années 1980 et dont la
définition reste instable. Il s’agit par conséquent d’imaginer et de construire de nouvelles
140
formes d’action et de nouveaux réseaux d’acteurs. « L’aménagisme » à la française, produit
historique de la technocratie de l’Etat, rencontre une nouvelle forme d’action publique
développée par les territoires et inscrite dans le principe de subsidiarité défendu par l’Union
européenne. Ainsi, l’intelligence territoriale repose sur trois contenus : les aspects théoriques,
les instruments pratiques et l’éthique de la démocratie participative67.
4.2.1 La nouvelle action publique Pour le territoire français, la mondialisation et, à une échelle seconde, la construction
européenne, engendrent des mutations considérables et inédites en très peu de temps.
Contrairement à la mission qu’il s’était assignée à partir des Trente Glorieuses, l’Etat peine à
tenir son rôle en termes de dispensateur d’égalité territoriale. Cette politique s’était d’ailleurs
manifestée dans un discours et une posture que les réalisations n’ont pas toujours confirmés ;
le critère démographique, par exemple, montre une augmentation des inégalités à l’échelle
régionale (Figure 25).
Figure 25 : Cinquante années de croissance démographique en France
[ 78 ; 286 ]
[ 52 ; 78 [
[ 29 ; 52 [
[ 15 ; 29 [
[ 3 ; 15 [
[ - 34 ; 3 [
.
Croissance de la population en % par département de 1946 à 1999 :
Données : INSEE - RGP
Après 1945, les tendances lourdes de la croissance se sont manifestées par des
tropismes concernant l’Ile-de-France, les régions littorales et méridionales, alors que le déclin
concernait le Massif Central, certaines régions rurales, industrielles ou montagneuses. Les
politiques aménagistes visaient à contrecarrer ces évolutions. A plusieurs reprises (en 1972,
1977, 1993 et 2000), la DATAR avait émis des signaux d’alerte avec ses « scénarios de 67 Serge Ormaux, discours d’ouverture du Colloque de la Commission de Géographie des Transports, « Interrégionalité et réseaux de transport », Besançon, 14 septembre 2005.
141
l’inacceptable ». A présent, l’Etat français a tourné une page. Dans le contexte européen sinon
mondial de la concurrence entre les grandes régions urbaines, il cherche de plus en plus à
renforcer les principaux pôles métropolitains du pays, quitte à renoncer à répartir les fruits de
la croissance de manière égalitaire. L’Etat français est donc contraint de « bouger ses lignes ».
Ainsi, en 2006, on constate qu’à la faveur de la décentralisation, les Directions
Départementales de l’Equipement (DDE) et celles de l’Agriculture (DDA) vont vers la fusion
et que les personnels d’exécution sont massivement transférés vers les Conseils généraux
alors que les activités stratégiques restent du ressort de l’Etat. De fait, la mise en oeuvre de
structures « bottom up » positionne les administrations déconcentrées au sein des autres
acteurs territoriaux, notamment les collectivités dont la puissance de feu augmente. Par
conséquent, quel sera le degré d’implication de l’Etat ? Ira-t-il vers l’animation des territoires,
le portage des projets ou la vision d’un Etat stratège ? Tableau 10 : Les types de relations entre l’Etat et les territoires français 1. Hésitation entre trois objectifs
Compétitivité économique
Métropoles, pôles de compétitivité
Développement durable Parcs (nationaux, naturels régionaux…), législation (Montagne, Littoral…)
Egalité républicaine Discrimination positive des territoires (PAT, ZFU…)
2. Hésitation entre trois méthodes
Néojacobinisme L’Etat octroie des
aménagements (CIADT puis CIACT)
Relations contractuelles Rencontre entre un projet de l’Etat et celui d’un territoire (ex. Contrat métropolitain)
Impulsion par le bas Un territoire finit par faire
aboutir son projet (ex. TGV Rhin-Rhône)
3. Des résultats d’ensemble différenciés
Métropolisation Paris, émergence
d’eurocités
Autres territoires gagnants Littoralisation, héliotropisme,
clusters industriels, PNR
Territoires perdants Villes industrielles,
montagnes, rural peu peuplé
Le jacobinisme est remis en cause par de nouvelles formes de gouvernance où le
principe de subsidiarité tient une place essentielle. L’Etat essaie de maîtriser ces phénomènes
en favorisant officiellement les territoires de projet, notamment depuis que la LOADT de
1995 a proposé de mettre fin à un aménagement du territoire octroyé par l’Etat central. La
LOADT annonçait le développement voulu des territoires, où des logiques ascendantes-
descendantes entre l’Etat et les acteurs locaux remplacent la logique descendante (Leurquin,
2002). Aujourd’hui, on constate que plusieurs logiques se croisent pour l’action publique, que
les objectifs et les procédures apparaissent contradictoires ou complémentaires (Tableau 10).
142
A partir de 2004, les relations contractuelles impulsées par l’Etat prennent de la consistance
avec les Pôles de compétitivité, les Contrats métropolitains et les Pôles d’excellence rurale.
Cette manière de mettre les territoires en projet correspond probablement aux besoins. La
logique jacobine (« top down ») est obsolète dans le référent européen. La construction par le
bas (« bottom up ») semble problématique pour des raisons culturelles ; habitués à quémander
et à obtenir en haut lieu, les élus locaux éprouvent des difficultés à nouer des alliances, à
instaurer une culture de démocratie participative et à susciter des territoires de projet. C’est
pourquoi une impulsion venant de l’Etat, incitant les régions à élaborer des projets, et
finalement validée par l’Etat lui-même, semble nécessaire pour faire évoluer les pratiques
anciennes. Entre 2004 et 2006, le nombre de dossiers déposés pour chaque type de
programme est venu confirmer le succès de cette pratique avec 104 demandes pour les Pôles
de compétitivité et 342 pour les Pôles d’excellence rurale.
4.2.2 La gouvernance des territoires
Les différents échelons du gouvernement, qu’il s’agisse des administrations centrales,
déconcentrées ou régionales/locales, ne sont plus les seuls acteurs à jouer un rôle dans les
orientations politiques stratégiques et dans la gestion des territoires. En tant que chantier de
recherche associant différentes disciplines comme le droit, la sociologie et l’économie, le
concept de la gouvernance combine trois formes de pouvoir et d’action sous forme
d’arrangements interactifs : celui de l’Etat et des collectivités ; les entreprises ; le secteur
associatif et les personnalités individuelles. Il s’agit par conséquent d’organiser le territoire,
c’est-à-dire de mettre en cohérence les actions suivantes sur la base du concept de régulation
(Le Galès, 2003) :
- Coordonner les différentes activités et relations entre les acteurs.
- Allouer les ressources en lien avec ces activités et ces acteurs.
- Structurer les conflits et gérer les risques en amont (par la prévention) ou en aval (par la
résolution). L’évolution du territoire apparaît comme la synthèse de ces pratiques. Son
aménagement s’organise sur la base d’un jeu d’acteurs inscrit dans une histoire, une culture et
une réglementation. Il fonctionne en interne. En même temps, il absorbe des éléments
exogènes, volontairement (à l’image du tapis rouge déroulé devant une firme venue d’ailleurs)
ou involontairement (comme le communautarisme qui s’oppose au modèle républicain
143
français). Les acteurs adoptent des postures variées ; ils peuvent se fédérer ou non, imaginer
des Lignes Maginot contre les évolutions, ou encore développer des projets…
Tableau 11 : Les enjeux des systèmes territoriaux pour l’aménagement du territoire Définition et mise en œuvre des projets dans un référent idéologique : le développement durable
Le poids des héritages
Les structures exogènes
d’intermédiation
Les structures endogènes d’intermédiation
Les capacités d’innovation
- Des acquis à consolider
- Des faiblesses
à solder
- Union européenne
- Etat central et ses délégations régionales
- DATAR -Parcs nationaux
- Instances consulaires - Agences de développement et
d’urbanisme - Parcs naturels régionaux,
Pays, EPCI - Département, Région - Coopération transfrontalière
- L’image - Le système éducatif - Les entreprises - Les infrastructures - Le cadre de vie
En outre, l’approche multiscalaire interpelle le fonctionnement des systèmes. Il leur
apporte une clé de lecture stratégique en déclinant une ou plusieurs problématiques
spécifiques par niveau scalaire. Si une infinité d’échelles est envisageable, les trois niveaux
internationaux, régionaux et locaux semblent particulièrement pertinents (Tableau 12) :
Tableau 12 : Les échelles de l’analyse systémique
Echelle internationale Le champ : La problématique : Les critères : Mondialisation, archipel des villes-monde, « le local dans le global », métapole, construction européenne, dorsale (mégalopole) européenne, métropole, métropolisation, aire d’influence, taille critique, fonctions supérieures, concurrence et complémentarité, accessibilité.
Insertion dans l’archipel des villes-monde ou dans la concurrence internationale entre les régions.
Les fonctions supérieures à travers les rôles de l’Etat (institutions, recherche publique), des entreprises (sièges sociaux, centres de recherche), des acteurs culturels ou médiatisés, des éléments de patrimoine (cathédrale). L’image internationale de la ville.
Echelle régionale Le champ : La problématique : Les critères : Place centrale, zone d’influence, décentralisation, régionalisation, coopération transfrontalière, centre et périphérie, réseau urbain, accessibilité.
La structuration de l’espace régional : centralisation, multipolarisation.
Les institutions (Région, intercommunalité, coopération transfrontalière), les infrastructures de transport et les flux (par mode ; multimodalité, intermodalité), les entreprises (juxtaposition ou réseaux).
Echelle urbaine locale Le champ : La problématique : Les critères : Morphologie urbaine, urbanisme, urbanisation, planification, fracture sociale, habitat, mobilités.
La gestion des contradictions nées de la croissance urbaine dans le cadre du développement durable.
Le jeu d’acteurs autour des documents de la planification territoriale (élus, agences de développement, associations, lobbies, citoyens).
144
Tableau 13 : Exemple d’analyse multiscalaire, une gare TGV, stratégies d’aménagement
Echelle Fonction Stratégie
Quartier Lieu d’animation, de passage
Commerces, intermodalité, confort et esthétique, sécurité, patrimoine architectural
Ville-centre Centre d’affaires Foncier, architecture, accueil des entreprises
Agglomération Centralités multiples Hub multimodal, emplois, activités
Région Accessibilité régionale Connexions multimodales dans les profondeurs de l’espace
Continent et monde
Accessibilité internationale Connexions vers les autres aéroports
Tableau 14 : Exemple, Strasbourg, lecture stratégique multiscalaire
Echelle Acteurs institutionnels Problématiques
Fonctions de commandement
Définir les lieux des différentes centralités ; choix des fonctions (commerce, culture, R&D, nœud)
Société Garantir la cohésion Patrimoine Développement durable
Ville CUS, SCOTERS, municipalités, accords transfrontaliers
Transports Accessibilité multimodale dans le cadre des migrations pendulaires
Fonctions de commandement
Centralisation sur le pôle strasbourgeois ou décentralisation ?
Urbanisation Périurbanisation à partir du pôle strasbourgeois ou ville compacte ?
Référence Modèle à suivre ou repoussoir ?
Région Région Alsace, Conférence du Rhin supérieur, Conseil général du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, Pays, EPCI, accords transfrontaliers
Transports Transformer la « barrière » en « pont » Fonctions de commandement
Concurrence avec Bruxelles pour les institutions européennes
Transports Accessibilité TGV et aéroportuaire
Europe CUS, Région Alsace, Etat français, Union européenne
Symboles Evénements, patrimoine
Toujours à propos des échelles, plusieurs entrées sont envisageables. Ainsi, un même
lieu peut s’interpréter de manière multiscalaire. On en retire des significations, des enjeux et
des stratégies complémentaires (Tableau 13). De manière plus complexe, on peut construire
une grille systémique multiscalaire pour l’ensemble d’une agglomération, de l’échelle la plus
grande à la plus petite ou inversement, à l’image du cas de Strasbourg, qui bénéficie en mars
2006 d’un nouveau contrat triennal avec la DIACT en tant que « capitale européenne »
(Tableau 14).
145
4.2.3 La prospective
A partir des Trente Glorieuses, l’Etat français avait développé un appareil de prévision
et de prospective. La prospective se situe en amont du projet dont elle contribue à fixer les
contours. A présent, si les territoires veulent se construire sur la base d’une gouvernance
efficace, il leur faut à leur tour entrer dans cette perspective, dont les enjeux apparaissent
néanmoins difficiles à appréhender.
Comme l’avenir est inconnaissable, la prospective ne peut pas être une science. Elle
est donc un art en soi, décidé à interférer avec l’avenir. Elle se distingue de la prévision, qui
extrapole à partir du système territorial existant, alors que les prospectivistes s’intéressent à
l’émergence de nouveaux modèles. Elle s’oppose à la prophétie ou à la futurologie ; il
n’existe ni de futur programmé par Dieu, ni de science-fiction (ces deux discours convergent
parfois, notamment avec les propos messianiques développés autour des Objets Volants Non
Identifiés (OVNI) et autres adeptes du falun gong). En outre, prophéties et futurologie sont
répandues par des individus alors que la prospective est l’œuvre d’un groupe. Enfin, bien que
la DIACT annonce que « la prospective constitue un outil de veille essentiel »68, elle va au-
delà de cette considération dans ses pratiques comme dans ses enjeux.
Hugues de Jouvenel (1999), le directeur de la revue Futuribles, avait cité Sénèque, « il
n’y a de vent favorable que pour celui qui sait où il va », un aphorisme repris par de
nombreux prospectivistes. De fait, la démarche apparaît pro-active, c’est-à-dire que le
décideur ne subit pas le futur ; il anticipe et développe des stratégies pour changer le cours des
événements. Il veut agir pour provoquer un changement souhaitable. Ce sont donc surtout les
Etats et les grandes entreprises qui se sont adonnés à la prospective.
Sans vouloir entrer dans les différentes méthodologies, celles-ci présentent des points
communs. Il s’agit de mener une analyse systémique débouchant sur différents scénarios. La
complexité du réel amène à la prise en compte de phénomènes chaotiques, où une
modification mineure peut aboutir à des évolutions très divergentes. Dans le but d’intégrer des
données et des réflexions diversifiées, les experts constituent un panel faisant appel à
différentes disciplines ou spécialisations. Sur la base d’une volonté clairement établie, le
commanditaire examine les futurs possibles et souhaitables ; il cherche ainsi à provoquer les
68 http://www.datar.gouv.fr
146
changements désirables. A minima, le travail d’expertise et de pédagogie de la prospective
aide à prendre conscience du présent. De même, le benchmarking permet de comparer ce que
font les autres territoires et si l’analyse best practice décèle leurs réussites, aucune stratégie
n’est définie pour autant.
Les enjeux sont sensiblement différenciés selon les acteurs concernés. Pour une
administration déconcentrée, la première tâche d’une consiste à acquérir de l’influence, et
c’est sur ce point qu’elle rencontre les chemins de la prospective. Par rapport aux territoires
de projet de création récente ou à l’existence éphémère, l’Etat possède l’avantage de la
permanence et de la durée. Il incarne également la légitimité de l’action au nom des valeurs
républicaines. Mais celles-ci tremblent sur leurs bases. Ainsi, l’argument des opposants à la
ligne à Très Haute Tension (THT des Albères (Pyrénées-Orientales) est qu’il n’y a aucune
raison de sacrifier un paysage emblématique de la Catalogne (non loin du « mont sacré » du
Canigou) pour satisfaire les intérêts d’une entreprise cotée en bourse. Quant aux élus locaux,
ils ont une intuition territoriale lorsqu’il leur apparaît que telle ou telle association est
crédible ; mais il leur manque fréquemment une appréhension systémique et multiscalaire des
problématiques. Chacun arrive autour de la table avec ses propres représentations du
territoire, qu’il va mettre en avant et chercher à faire admettre dans la réflexion stratégique.
Tout travail de prospective commence par conséquent par une négociation des
représentations. Dans un premier temps, il s’agit de construire une vision commune du
territoire, consensuelle-molle ou consensuelle-critique selon les cas. Les méthodologies sont
diverses (matrice forces/faiblesses, menaces/opportunités ; scénarios au fil de l’eau,
optimisés, probables ; à Aix-en-Provence, les opinions des élus sont fichées « cartes grises »
et les réalités objectives qui les recouvrent sont des « cartes rouges » pour la DDE, ce qui
permet in fine de construire une vision systémique du territoire autour des pôles habitat, cadre
de vie, déplacements et économie, avec une entrée privilégiée par ce dernier thème).
La Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques et Techniques (DRAST) a
soulevé un point qui mérite d’être relevé dans l’évaluation de la démarche prospective
lorsqu’elle cherche à évaluer l’action d’influence de ses administrations déconcentrées en
quatre étapes69 :
69 Prospective territoriale - Atelier de référents, Ministère des Transports, de l’Equipement, du Tourisme et de la Mer, DGUHC, DRAST, Paris, 6 décembre 2006.
147
1. La DDE concernée a-t-elle été reconnue comme un partenaire crédible ?
2. Ses idées ont-elles été acceptées ? Les représentations des uns et des autres ont-elles
évolué suites aux propositions de la DDE ?
3. La DDE participe-t-elle à la mise en oeuvre de la prospective ?
4. En résulte-t-il une qualification et une professionnalisation supplémentaires ? Ces interrogations peuvent aisément être transposées pour tous les groupes participant
à des actions prospectives.
4.3 Le génie des patrimoines
Les systèmes englobants créent un univers homogène et continu, une planète totale
fondée sur une pensée unique. Dans les faits, ils rencontrent de fortes oppositions locales. Au
XXe siècle, les régimes qui se réclamaient du marxisme en avaient fait l’expérience ; Cuba
pensait en finir avec les spécificités culturelles des Noirs au fur et à mesure que la
construction du socialisme progresserait ; mais il s’est passé l’inverse, avec l’affirmation de
plus en plus marquée des différences ethniques (Ziegler, 1985), que les musiciens du Buena
Vista Social Club ont publiquement dévoilées.
Aujourd’hui, la mondialisation fondée sur le paradigme libéral, aussi bien économique
que politique, suscite des reconstructions et des syncrétismes adossés à des patrimoines. Un
notaire les définirait comme la valeur vénale des biens reçus de ses ascendants et transmis à
ses descendants. Elargie à toute forme de valeur, cette définition peut devenir un pilier de la
construction territoriale. Ses contenus sont multiples, matériels ou symboliques, anciens ou
récents. Selon Xavier Greffe (1990), la valeur du patrimoine se décline selon plusieurs
thématiques :
- La valeur esthétique reflète l’émotion éprouvée devant un bâtiment ou paysage. Elle est
subjective selon l’éducation et l’appartenance d’une personne à tel ou tel groupe social.
- La valeur artistique est intégrée au mouvement des arts en général, par la perfection
dans un style ou par l’avancée que l’élément patrimonial propose.
- La valeur historique permet de révéler une époque ; selon l’expression de Pierre Nora, le
patrimoine devient un « lieu de mémoire ».
- La valeur cognitive en fait un instrument de formation, peut-être mieux que les livres et
les cours.
148
- La valeur économique intervient lors de la construction, puis de l’utilisation aux fins
prévues, enfin avec la reconversion touristique.
- La valeur sociale, à travers la conscience du passé, définit une identité commune pour le
présent comme pour l’avenir.
Une mention particulière est à relever à propos du « capital mémoire » des entreprises.
Leur image se brouille et leur identité se fragilise dans les turbulences du monde économique.
Face aux incertitudes, leur patrimoine (leur nom, leur histoire, leurs valeurs, leurs lieux
emblématiques) indique une direction et prend une importance nouvelle (Lamard, 2006).
En règle générale, le patrimoine nécessite des investissements afin d’agir sur sa
préservation, sur son amélioration et sur la création de patrimoine à venir. Ces
investissements sont d’ordre financier, intellectuel et artistique. Ils s’accompagnent d’une
politique de communication. Les impacts économiques peuvent devenir considérables à
travers l’entretien et la réalisation d’infrastructures et d’équipements, la mobilisation du
secteur des activités de loisirs et du tourisme. L’impact sociétal suscite un encadrement de la
société dans le sens où le patrimoine génère des solidarités, favorise l’intégration, exige des
actions menées par des personnels compétents. La conciliation de la tradition et de la
modernité peut donc devenir un enjeu territorial. Mais que peut-on conserver et valoriser ?
Dans quels buts ? Avec quels acteurs ?
4.3.1 La subjectivité de la notion de patrimoine
En amont de toute analyse, il convient d’avoir en mémoire que le lieu est le support de
l’être (Dardel, 1952). La relation intime entre l’homme et l’espace conduit nécessairement à
des représentations. Celles-ci constituent des préalables, le plus souvent implicites à
l’élaboration de projets. Elles apparaissent aussi déterminantes que subjectives. Venu des
Etats-Unis dans les années 1960, le béhaviourisme introduit la subjectivité de l’expérience. Il
s’intéresse à la géographie du comportement, au corps qui se meut dans l’espace. Il nie le
postulat de l’espace-en-soi doté d’une valeur universelle. Selon les personnes et les groupes
sociaux (groupes qui se définissent autour des caractéristiques des individus comme l’âge, la
taille de la famille, la qualification et le niveau d’études, le lieu de résidence, la durée de
résidence), les images que l’on peut se faire du patrimoine sont très diverses. Ce qui peut
avoir de la valeur pour les uns n’en a aucune pour les autres (Bailly, 1980). En particulier, les
149
jugements de valeur autour des symboles de la tradition et de la modernité créent des fractures
entre les groupes sociaux.
La patrimonialisation comporte un risque, celui de l’enfermement du territoire sur lui-
même autour de valeurs idéalisées et réduites à des clichés. La somme des valeurs et des
comportements crée une spécificité où une identité peut se développer. De l’identité, le
territoire peut glisser au phénomène identitaire, que l’on accepte (on œuvre pour) ou que l’on
rejette (on se bat contre). La nécrose intellectuelle, la xénophobie ou pire encore sont à
redouter. A long terme, l’incapacité du territoire-enclosure à intégrer de nouveaux apports
signifie son déclin et son effacement de la carte, mais au prix de quelles crises ?
4.3.2 Le paysage et le plaisir des yeux
Un territoire peut être considéré comme un assemblage de paysages perçus
visuellement. Ils témoignent d’une richesse relative en fonction des éléments abiotiques,
biotiques et anthropiques, hérités ou actifs, qui le composent.
La perception première du paysage est visuelle. Tangentiel pour les populations,
zénithal pour les experts armés de plans, de maquettes et de vues satellitaires, le regard suscite
des incompréhensions mutuelles. Or, de plus en plus souvent, le paysage est partout, et plus
seulement dans quelques lieux sacralisés par les codes touristiques. Cette évolution se perçoit
dans le cadre des projets de grandes infrastructures. Il peut y avoir une rencontre entre les
experts et les populations (le viaduc de Millau) ou bien un divorce radical (le projet de
troisième aéroport parisien en Picardie). Mais dans l’ensemble le niveau de tolérance par
rapport à l’altération des paysages existants a fortement baissé en quelques années. L’opinion
publique supporte de moins en moins que les paysages, y compris les plus banals, soient le
produit des seules logiques des experts. Aujourd’hui, ce supplément d’âme qu’est le paysage
devient en lui-même un objet de préoccupation, probablement à travers un lien affectif au
territoire. En tant que construction culturelle, le paysage n’a pas le même sens selon les cultures
et les époques. Le temps long opère un tri : certains paysages sont valorisés, d’autres sont
méprisés, d’autres enfin ne suscitent que l’indifférence. Aux Etats-Unis, les paysages
découverts par les pionniers correspondent à la « wilderness », la terre sauvage d’un pays
inculte et désert. Les Indiens en étaient les occupants ; écologistes avant l’heure, ils ne
150
prélevaient que les ressources dont ils avaient absolument besoin pour vivre et se reproduire.
Ils sacralisaient la Terre-mère, source de vie. Pour les colons, la « wilderness » était une sorte
d’enfer, qu’il fallait soumettre à Dieu, aux banquiers, aux industriels et aux affairistes (Brun,
2006). Mais la destruction rapide de la nature a amené à la création des premiers parcs
nationaux (Yosemite en 1864, Yellowstone en 1872 ; au Canada, Banff en 1885). Ainsi, un
paysage peut être mis en scène (le Mont-Blanc a été « vaincu » le 6 août 1786 par les
chamoniards Jacques Balmat et Michel Paccard) ; il peut être déclassé (l’un des musts des
années 1960 était de voir décoller les avions depuis la terrasse de l’aéroport d’Orly) ; il peut
ressurgir après une éclipse (le monument payant le plus visité en Alsace, le château du Haut-
Kœnisbourg, est un pastiche de château médiéval voulu par l’empereur Guillaume II).
Les stéréotypes encombrent les paysages. Ces images simplifiées s’appuient volontiers
sur des clichés, comme l’île tropicale et ses cocotiers, rêve d’éden pavlovien et consumériste.
Selon Serge Ormaux (2003), les citations prennent une place importante. En Provence, par
exemple, un nombre limité d’éléments paysagers est survalorisé parce qu’ils apparaissent, à
tort ou à raison, emblématiques d’une « provencenaïté » mal définie. L’on a d’une certaine
manière décidé que l’âge d’or, c’était le paysage pré-industriel. C’est une sorte d’arrêt sur
image, un choix qui a été fait pour des raisons qui restent à étudier. Le fait de privilégier l’une
de ces étapes au détriment des autres sans autre forme de discussion pose problème alors que
les historiens des paysages parlent de palimpsestes composés de strates d’écriture successives.
Il faudrait donc revendiquer non seulement un moment ou une époque mais l’intégralité de ce
palimpseste. L’avenir, avec ses strates de nouveaux paysages à inventer, s’intègre à cette
perspective patrimoniale. Mais cet objectif est peut-être inatteignable car il est impossible de
tout conserver ; et sur quels critères le tri des objets peut-il être fait ?
4.3.3 L’utilité des patrimoines
Une insertion réussie dans la mondialisation nécessite un territoire au patrimoine
affirmé, dont les valeurs spécifiques et les identités deviennent ainsi des atouts. Selon
l’intitulé d’un appel à communications, « Les industries culturelles peuvent être définies en
première approximation comme un ensemble d’activités tournées vers l’exploitation
marchande de la création artistique, esthétique et sémiotique »70. Dans ce dialogue local /
global, l’utilisation des patrimoines s’effectue selon deux logiques : 70 Les industries culturelles : gisement pour l’emploi, moteur du développement régional ? Université Toulouse Le Mirail, 21 et 22 Septembre 2006.
151
- Soit le monde vient au territoire, qui est alors visité, c’est-à-dire que l’on va « voir si les
choses sont dans l’ordre où elles devraient être »71. Le curieux, le touriste, le candidat à
la résidence ou à l’implantation viennent vérifier jusqu’à quel point l’image qu’ils ont à
propos du patrimoine peut correspondre à leurs attentes.
- Soit le territoire est peu visité, mais il exporte son patrimoine sous la forme de biens ou
de services ; il se projette alors dans le reste du monde en choisissant ses cibles. Dans
les deux cas de figure, la construction du système territorial repose sur la valorisation
du patrimoine.
Le patrimoine visité
La nature tient une grande place dan le cas des patrimoines visités. Il s’agit alors, dans
un cadre juridique approprié, de définir les limites de la fréquentation tout en recueillant les
fruits de la richesse des paysages, de la diversité des biotopes et des attraits du climat. Depuis
les travaux pionniers de Georges Bertrand (1968) et de Sylvie Rimbert (1973) notamment, la
production des paysages a été formalisée par Thierry Brossard et Jean-Claude Wieber (1984)
lorsqu’ils distinguent le géosystème (avec trois sous-systèmes abiotique, biotique et
anthropique), les représentations qui subissent les effets des filtres perceptifs et cognitifs,
enfin le sous-système visible ; les trois composantes sont reliées et dotées de boucles de
rétroaction.
Une première manière de tirer profit d’un paysage consiste à le sanctuariser,
usuellement en le dotant d’un statut de parc national. Au Canada, une agence fédérale, Parcs
Canada, s’appuie sur la loi de 1988 qui dédie les parcs nationaux « au peuple canadien afin
que celui-ci puisse les utiliser pour son plaisir et l’enrichissement de ses connaissances ».
L’agence définit un avant-pays, (environ 5% de la surface des parcs) où sont placées les
infrastructures. L’arrière-pays est sanctuarisé (il s’agit de « préserver l’intégrité
écologique »), avec seulement quelques refuges et auberges. Le parc peut néanmoins être
traversé par une route transcanadienne. Les chargés de projets se définissent comme des
passeurs de sens entre les lieux de mémoire (dont ils sont chargés de définir les assises
conceptuelles) et les publics actuels et potentiels pour lesquels il faut inventer une expérience
significative. On peut en attendre des retombées scientifiques (la connaissance des
71 Dictionnaire Larousse des Synonymes.
152
écosystèmes), sociales (l’appartenance à un milieu, la communion avec la nature), culturelles,
touristiques et économiques (la valeur ajoutée).
Une deuxième manière consiste à intégrer les logiques du développement durable,
définies en Europe par la Charte du tourisme durable de Lanzarote en 1995 ainsi que la Charte
européenne du tourisme durable en 1998. En France, dès 1973, le rapport Picquart de la
DATAR évoquait le « ménagement » plutôt que « l’aménagement » du littoral. Il a permis la
création du Conservatoire du Littoral et des Rivages Lacustres, un établissement public
administratif national (loi du 10 juillet 1975). Si le Conservatoire cherchait initialement à
sanctuariser une portion aussi importante que possible du littoral, il se préoccupe de plus en
plus de développement durable. La gestion de l’écologie suppose une ingénierie, des outils
scientifiques et des innovations. La « nature » n’est pas stable, il s’agit de rectifier, de ralentir
ou d’accélérer la mise en place de nouveaux équilibres. A Giens (Var), par exemple, faut-il
laisser faire la nature et admettre la destruction du tombolo occidental par la mer ou bien faut-
il préserver la nature par des enrochements ? Il en résulte des débats et des conflits d’intérêt
mobilisant les acteurs économiques, politiques et associatifs.
Dans le contexte français, le Conservatoire, tout comme les Parcs Naturels Régionaux,
constituent des espaces de médiation entre les acteurs de l’Etat et les acteurs locaux : les
ruraux, les agriculteurs, les « néo-ruraux », les professionnels du tourisme, les élus, les
scientifiques, les experts... Les conflits sont difficiles à arbitrer du fait de l’antagonisme des
intérêts et de la complexité systémique. Ainsi, éparpillés dans les 90.000 km² de forêt
guyanaise, les occupants historiques ne rassemblent que 1.500 personnes, dispersées en
différents groupes (Indiens ou descendants noirs d’esclaves en fuite). Il est apparu que les
Indiens défendaient mal leurs intérêts lors des réunions de concertation car ils cultivent des
valeurs comme la patience et l’attention aux points de vue d’autrui, un comportement
empathique à opposer au rouleau compresseur des administrations et des experts (Lamotte,
2004). Mais le patrimoine naturel n’est pas la seule option pour devenir un territoire visité.
Une agglomération comme celle de Paris illustre le cas de figure du tourisme fondé sur les
richesses du patrimoine historique, artistique et culturel, lié à une image de luxe. La première
ville touristique du monde (à égalité avec Las Vegas pour la fréquentation en nombre)
s’appuie sur un socle patrimonial vieux de dix siècles constamment amélioré ; elle développe
incessamment son offre (nouveaux musées, parcs, événements). Toutefois, malgré les efforts
153
récents du Musée du Louvre dont la fréquentation ne cesse de croître, elle n’a pas encore
réussi à articuler un jeu positif entre les acteurs du secteur privé et ceux de l’Etat, comme le
montre l’échec de la fondation Pinault partie s’installer au Palazzo Grassi de Venise en 2005
plutôt que sur l’Ile Seguin.
La notion de patrimoine industriel apparaît plus délicate à manier. Malgré des
inscriptions de plus en plus nombreuses aux monuments historiques ou encore au Patrimoine
mondial de l’UNESCO, ces lieux de mémoire ont rarement la faveur du public. Les
Britanniques ont néanmoins réussi à les valoriser, notamment grâce à l’articulation entre les
sites manufacturiers et la restauration à des fins touristiques des canaux du XVIIIe siècle qui
les desservaient. Risquons une hypothèse : avec l’avènement de la force mécanique, le rapport
enchanté au monde a été rompu ; les machines et les bâtiments témoins de cette époque ne
suscitent donc guère d’élan de sympathie.
Enfin, le patrimoine immatériel, la simple mémoire que probablement beaucoup
d’habitants ont perdue, peut servir de prétexte pour le développement. Ainsi, la ville de Saint-
Dié accueille le Festival International de Géographie. Pendant quatre jours d’octobre, la petite
cité vosgienne connaît une atmosphère de métropole où l’on peut rencontrer la communauté
des géographes habituellement dispersés. Mais pourquoi à Saint-Dié ? Parce que le moine
copiste déodatien Waldseemüller y a couché le mot « Amérique » sur une carte pour la
première fois en 1507, d’ailleurs en croyant à tort qu’Amerigo Vespucci avait découvert le
Nouveau Monde. Ce souvenir a servi d’argument pour la création du festival. Saint-Dié est un
bel exemple de marketing territorial, qui permet à une ville de faire et d’obtenir beaucoup plus
qu’elle ne pouvait l’espérer a priori. Ainsi, dès 2000, la gare a été refaite en vue de l’arrivée
du TGV-Est attendu en 2007.
Le patrimoine exporté
Le carnaval de Bahia offre un exemple probant de patrimoine culturel exportable sur
la base d’une reconstruction. Seul un Noir de la ville, voire un habitant du quartier de
Liberdade (et peut-être plus encore une Noire détentrice des secrets du culte candomblé), a pu
intégrer le travail de reconquête symbolique opéré par des « blocos » (des cliques de quartier)
afro-brésiliens comme celui d’Ilê Aiyê depuis sa création en 1974 (Agier, 2000). Dans les
années 1980, Ilê Aiyê a organisé des échanges avec l’Afrique dans le but de mieux connaître
ses origines. Le samba-reggae que le « bloco » a inventé nécessite l’écriture d’une quarantaine
de chansons par an, avec des textes comme « Blanc, si tu savais la valeur du Noir, tu
154
prendrais un bain de goudron ». Depuis les années 1990, cette production a fait naître une
industrie du disque et du spectacle devenue célèbre au Brésil au moins ; Ilê Aiyê fonctionne
également comme une ONG, distribuant des repas et organisant des écoles, à Bahia et
ailleurs. Ainsi, sur la base du métissage culturel et de la reconstruction historique, la capitale
du Nordeste, cette région-épave ruinée par le déclin de la canne à sucre, réapparaît sur la
scène internationale.
On peut également évoquer les bases avancées permettant de se rapprocher du
consommateur. Dans ce cas, le territoire exporte ses valeurs et son savoir-faire avec la
création de nouveaux établissements touristiques. Il implante son activité dans un contexte
différent du sien, à l’image des parcs d’attraction Disney partis de Californie (Anaheim, Los
Angeles, 1955) vers la Floride (Orlando, 1971), le Japon (Tokyo, 1983), la France
(Disneyland Paris, 1992) et la Chine (Hong Kong, 2005) (Lanquar, 1997). L’accueil de la
base avancée peut être variable en fonction des représentations de la région d’accueil par
rapport à la culture qui s’installe chez elle. Au milieu des années 1980, l’annonce de
l’implantation de la société Eurodisney en région parisienne avait suscité de vives polémiques
entre les tenants de la croissance économique et les défenseurs d’une certaine idée de la
culture française. Lors de l’ouverture du parc, l’apparence physique imposée par Disney à son
personnel (comme la prohibition de la moustache et de la barbe) avaient généré un conflit
social.
Enfin, un territoire peut se développer sur la base de sa production agro-alimentaire
patrimoniale. Il marie alors ses ressources endogènes avec des marchés extérieurs. L’Union
européenne valorise les particularismes avec les Intitulés Géographiquement Protégés (IGP)
et les Appellations d’Origine Protégée (AOP) (cf. le Tableau 19, p. 210). Le Codex
Alimentarius règle au niveau mondial l’utilisation de certains termes alimentaires communs.
Au sein de l’OMC, l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent
au commerce organise les indications géographiques qui servent à identifier un produit
comme étant originaire du territoire d’un Membre, c’est-à-dire d’un Etat, ou d’une région ou
localité de ce territoire, dans les cas où une qualité, réputation ou caractéristique déterminée
du produit peut être attribuée essentiellement à cette origine géographique. Ainsi, le nom
« Emmental » est devenu générique dans le monde car la Suisse n’a pas su le protéger à
l'étranger ; elle a seulement réussi à sauver le terme « Emmenthal » pour ses produits ; il
existe à présent trois appellations en Europe avec le terme Emmental : Allgäuer Emmentaler
(AOP) (Allemagne), Emmental de Savoie (IGP) (France) et Emmental français est-central
155
(IGP) (France). L’Union européenne exige une procédure d’enregistrement en plusieurs
étapes :
- Un groupement de producteurs introduit une demande d’enregistrement auprès de son
Etat membre.
- L’autorité nationale compétente la transmet à une commission européenne attestée par
un Comité scientifique des appellations d'origine et des indications géographiques.
- Si elle considère la demande justifiée, la commission publie au Journal officiel des
Communautés européennes le contenu du cahier des charges.
- Des oppositions peuvent être présentées dans les six mois suivant la publication. En
l’absence d’oppositions (ou si elles sont irrecevables), la commission inscrit
formellement la dénomination dans le « Registre des AOP et IGP ».
En France, les producteurs de Banon, un fromage de chèvre des Alpes de Haute-
Provence, a défini les conditions de réussite d’une labellisation lors d’un congrès tenu à Niort
en 2003 :
- Le projet est centré sur les hommes. Le produit doit rester difficile à faire et les fermiers
doivent en rester les maîtres même s’ils ne représentent pas la majorité de la production.
- Dans un encadrement technique performant, une structure de concertation gère les prix
et les volumes.
- La communication collective sur le produit génère une image qui doit correspondre à la
réalité.
Dans des territoires peu structurés, la labellisation de la propriété intellectuelle
apparaît comme une entreprise difficile à mettre en œuvre. Pour l’assemblage et la réinvention
des éléments endogènes, ils doivent mobiliser l’ensemble de leurs ressources, qu’il s’agisse de
la grande entreprise, des micro-filières, des associations comme des élus. Si le bricolage et la
spontanéité règnent lors de la phase de démarrage, il faut ensuite encadrer le mouvement en le
professionnalisant, quitte à s’aliéner parfois certains fondateurs hostiles à toute récupération
par le monde marchand. Le territoire peut alors reconstruire son identité, affirmer une
production symbolique et matérielle qui lui semble importante, et éventuellement se projeter
dans la mondialisation. Dans un monde voué à la marchandisation, la culture procède du
marketing territorial. Mais l’industrie culturelle procède également du développement
durable ; elle est créatrice d’emplois, elle intègre des individus ou des populations
156
marginalisées, elle laisse le patrimoine en meilleur état par rapport à la période antérieure.
L’industrie culturelle finit par générer un cluster, appelant sans cesse à la diversification et
l’invention.
4.4 Conclusion : innovation et recomposition spatiale
La problématique de l’innovation s’inscrit dans celle de la systémique. Un acteur isolé
ne peut générer une mutation qui dépend nécessairement d’un contexte, évalué à la fois de
manière endogène et exogène. La proximité entre les acteurs et les processus de
l’apprentissage collectif constituent des clés de compréhension pour l’évolution des
territoires. Il apparaît que le retrait progressif de l’Etat, devenu pour l’essentiel un facilitateur
en renonçant à son rôle de prescripteur, pousse à la territorialisation, sur la base de deux
échelles primordiales, le local et le global. Alors qu’elles n’y étaient pas nécessairement
préparées, les régions doivent jouer des logiques de la subsidiarité et, en interne, établir une
gouvernance efficace sur des bases renouvelées sinon inédites. Le schéma de cognition des
acteurs territoriaux apparaît comme une donnée essentielle de l’avenir d’un territoire. Quels
sont leurs représentations, leurs comportements et leurs capacités à intégrer les innovations,
en un mot à construire une stratégie territoriale ?
A ce jeu, les métropoles disposent des compétences requises et établissent volontiers
un jeu d’archipel. Elles croissent et elles embellissent, elles intègrent des périphéries
« heureuses », et elles délaissent les quartiers devenus « inutiles ». Les autres territoires
connaissent des fortunes variées. Sur la base de leurs patrimoines (économique, culturel,
organisationnel), ils s’agrègent à ce jeu malgré des difficultés d’accessibilité. Ou bien, ils
décrochent, vaincus par des forces qui les dépassent (Tableau 15). La solidarité entre les territoires devient donc une question cruciale. Au sein des
différents espaces nationaux comme au sein de la communauté mondiale, les régions urbaines
les plus riches se détournent progressivement des régions pauvres qu’elles perçoivent comme
une charge. En Europe occidentale, les mouvements régionalistes se déconnectent de la
solidarité nationale. Ils proposent de gérer le produit fiscal au niveau régional. La Padanie
devient une proposition politique qui mettrait fin à l’Italie en tant que pays et la Bavière
chrétienne-sociale ne veut plus payer d’impôts pour les nouveaux Länder de l’Est allemand.
Si Pékin règne par la brutalité jusqu’au Tibet, c’est par souci impérial, une préoccupation
anachronique pour la nouvelle bourgeoisie de Shanghai et de la Rivière des Perles. Mexico
157
n’a que faire de la province du Chiapas et de ses Amérindiens, où le mouvement du sous-
commandant Marcos, à la tête de sa petite armée de la forêt de Lacandone, essaie de
rassembler via internet tous les exclus ou en voie de l’être : « [La] nouvelle distribution du
monde exclut les minorités. Les indigènes, les jeunes, les femmes, les homosexuels, les
lesbiennes, les personnes de couleur, les ouvriers, les paysans : la majorité croupit dans les
bas-fonds de l’humanité, tenue pour quantité négligeable par le pouvoir. L’organisation du
monde exclut les majorités » (Klein, 2003).
Tableau 15 : Les articulations entre les types de territoires et les facteurs de leur organisation Types Proximité Clusters,
exemples Opportunités et
menaces spécifiques Ville-centre urbain historique
Optimisée - Haute-technologie - Industries culturelles - Confection
- Taille critique - Concurrence
Extension périmétropolitaine proche
Distance-temps - Idem - Logistique
Nymbisme
Territoire de l’AMM
Extension périmétropolitaine lointaine
Organisationnelle - SPL - Tourisme
Ouverture à l’environnement international
Marge intégrée Politique Parcs naturels Rôle des acteurs locaux
Autres territoires
Marge délaissée Néant Néant (clusters has been)
Nécrose du système territorial
Des enjeux considérables apparaissent pour la recherche. Par rapport à un territoire, le
moment présent est difficile à définir : s’agit-il de l’état des lieux aujourd’hui ? Depuis et pour
quelques années encore ? Quel est l’intérêt d’une rétrospective si l’on veut établir une
prospective ? Inévitablement, on rejoint les problématiques de la systémique. Un système
territorial (ou une bribe de système territorial) peut se décrire avec le jeu des relations entre
les éléments qui le composent. Le système se connecte sur l’extérieur et il dépend des
évolutions de la variable forçante. C’est pourquoi les extrapolations et les courbes prolongées
« au fil de l’eau » apparaissent dangereuses, même lorsqu’elles sont pondérées par des
hypothèses basses et hautes (dont les excès éventuels ôtent en fin de compte toute pertinence
au travail prospectif). Il s’agit par conséquent :
- De s’interroger sur les évolutions possibles de la variable forçante à court, moyen et long
terme. Ceci interpelle différentes échelles comme le monde, l’Europe, l’Etat national...
158
- De déceler les éléments et les relations du système territorial qui sont affectées par ces
évolutions.
- Dans une finalité opérationnelle, de comprendre sur la base de quels atouts des clusters
peuvent ainsi émerger, mais également quelles sont les lacunes systémiques qui peuvent
en empêcher l’émergence.
Vers la deuxième section
Les apports de la systémique ainsi que les réflexions à propos de l’industrie et des
transports sont destinés à être mises en convergence. Sur la base non-exclusive de toutes ces
problématiques, il s’agit de produire un cheminement méthodologique qui puisse constituer
une référence provisoire pour les processus de la territorialisation.
Avant d’en arriver à cette explication, la deuxième section propose un texte
concernant l’Alsace. De manière empirique, il permet de multiplier les éclairages et de partir à
la recherche d’éléments aussi dispersés que possible avec l’aide d’une représentation
cartographique systématique. Ce document s’arrête en amont du projet de cheminement
méthodologique ; il a aussi pour finalité d’être publié à destination du grand public.
C’est pourquoi le cheminement méthodologique dédié à la territorialisation sera
intégré à la conclusion. Il s’appuiera sur les propositions des deux sections, où les
propositions théoriques seront illustrées et vérifiées par des cas concrets.
159
160
160
Deuxième section :
L’Alsace, territoire(s) en mouvement
En entrant dans le nouveau millénaire, l’Alsace affichait des indicateurs statistiques
qui lui disaient son bonheur relatif : une population plus jeune que celle des autres régions
françaises, un taux de chômage inférieur de 50% à la moyenne nationale, une structure
industrielle diversifiée avec la présence de nombreux groupes français et étrangers, une
qualité de services remarquable grâce à sa forte densité urbaine, les premiers revenus et le
premier PIB par habitant après l’Ile-de-France… Mais la situation de l’emploi s’est
brusquement dégradée, notamment dans le secteur industriel qui concernait encore le tiers des
actifs employés en 1998 ; en 2004, l’Alsace a été la Région française où le chômage a
progressé le plus vite. L’emploi industriel y a baissé de 2,9% en 2002, de 0,1% en 2004, de
3,3% en 2005… Le terrain était miné dès les années 1990 : en termes de croissance du PIB
par habitant entre 1900 et 2003, l’Alsace se classe au 22P
eP et dernier rang des Régions
françaises ! Dans le temps présent, la plate-forme industrielle régionale n’est plus attractive
face à de nouveaux concurrents, proches ou lointains. Le scénario qui a fondé la croissance
sur la combinaison gagnante des atouts rhénans (comme le sérieux dans le travail ainsi que le
tissu productif alliant la grande entreprise, les PME et les banques locales) et français (comme
la créativité et des coûts de production moindres) n’apparaît plus crédible. Simultanément, les
règles du jeu de l’organisation institutionnelle du territoire français sont en train de changer.
Et la société alsacienne semble à la recherche d’une nouvelle identité et de nouvelles valeurs,
tout en se demandant quoi faire au juste de son patrimoine (paysager, linguistique, industriel,
culturel). En réponse à cette fin de cycle, de nombreux signaux montrent que des émergences
sont possibles en Alsace, dans l’économie comme dans la société. Confronté aux chocs
externes venus de Paris, de Bruxelles, des villes rhénanes et du reste du monde, un nouveau
jeu d’acteurs a commencé à se structurer. Celui-ci n’avait pas anticipé sur le déclin de
l’industrie traditionnelle mais le cheminement de nouvelles idées prend peu à peu consistance.
Par définition, les émergences sont peu visibles. Certaines d’entre elles se développeront alors
que d’autres apparaîtront rétrospectivement comme de fausses pistes. Leur repérage apparaît
important, telles qu’elles se présentent vers le milieu de la décennie 2000.
161
En arrière-plan de cette période de transition, l’évolution des règles politiques crée de
nouvelles opportunités pour une gouvernance efficace et adaptée à notre époque. L’Alsace
constitue une Région depuis l’application du décret Pflimlin de 1955. Auparavant, elle n’a
jamais été une entité administrative et politique en tant que telle, soit parce qu’elle a été
découpée en deux départements, soit parce qu’elle a été intégrée dans le Reichsland (1871-
1918) avec la Moselle. Qu’elle ait été française ou allemande, elle a toujours connu une
organisation dépendant d’un système centralisé. A ce titre, les modes de gouvernance fondés
sur trois nouveaux piliers, à savoir les processus de décentralisation en France, de subsidiarité
en Europe et de développement durable dans le monde, constituent une rupture dans le cours
de son histoire. Outre les transferts de compétences, la décentralisation à la française consiste
pour l’essentiel à nouer des relations contractuelles entre l’Etat et les collectivités locales ;
celles-ci sont fréquemment invitées à s’associer lorsqu’elles portent un projet. La subsidiarité
invite les entités les plus petites à prendre les décisions et les entités les plus grandes à
apporter leur savoir-faire technique et leur soutien financier aux premières. Le développement
durable consiste à rendre des arbitrages entre les nécessités de la croissance économique, de
l’équité sociale et de la préservation des patrimoines. Si l’Alsace est une Région administrative et politique, elle constitue également une
région géographique dont les contours sont en cours de redéfinition. Sa personnalité
traditionnelle repose sur un agencement de caractères communs et complémentaires, rendus
cohérents par un certain nombre de relations. Autrefois, la plaine, le vignoble et la montagne
étaient associés dans un système économique à base agricole et industrielle ; la hiérarchie
urbaine se déclinait en plusieurs niveaux ; villes et campagnes étaient proches les unes des
autres avec, par exemple, de nombreux ouvriers-paysans ; toute une collection de micro-
territoires divisait l’espace alsacien selon des logiques économiques, paysagères, urbaines ou
encore confessionnelles... Mais aujourd’hui, l’organisation régionale se construit à travers une
(péri)urbanisation généralisée, des circulations de plus en plus intenses, des influences et des
confluences multiples à partir des deux carrefours que sont les agglomérations de Strasbourg
et de Mulhouse. La production industrielle compte de moins en moins par rapport à
l’économie de services. L’Alsace existe en tant que portion d’espace de la France, mais aussi
de l’Europe et du Rhin supérieur, voire du monde. Les relations avec l’extérieur prennent une
importance accrue, tout comme un certain nombre de décisions prises ailleurs dans le monde ;
environ 80% de l’emploi industriel dépend d’entreprises qui n’ont pas leur siège en Alsace.
162
De manière plus précise, le terme de « région » apparaît un peu court d’un point de
vue conceptuel. Aujourd’hui, le « territoire » revient en force. Il s’agit d’une notion un peu
sulfureuse et relativement darwinienne, portée par la vague du libéralisme économique. Dans
le contexte de la mondialisation, il y aurait ainsi des territoires plus aptes que d’autres à se
faire une place au soleil, à se défendre et à conquérir des marchés. La compétitivité d’un
territoire ne dépend pas seulement de la base économique. Celle-ci est encastrée dans la
société, elle-même porteuse de compétences et de valeurs spécifiques, susceptibles de
« produire » en fin de compte un certain type d’économie. Le territoire fonctionne alors en tant que système localisé, organisé et volontariste. Il
s’appuie sur des réseaux de personnes implantées dans les entreprises, les administrations et
les associations dont le but n’est pas seulement le profit financier. Il s’agit de promouvoir un
lieu et un milieu pour des raisons subjectives, approximativement qualifiées de « patriotisme
économique ». De fait, un territoire bien organisé apporte satisfaction et fidélité à ses
habitants comme à ses entrepreneurs. Ainsi, les clusters regroupent une population
d’entreprises qui travaillent dans le même secteur d’activité sur la base de relations fortes et
confiantes. C’est ainsi qu’on peut voir se développer des activités de manière inattendue ; le
« splendide paradoxe » mulhousien de 1746, selon l’expression d’Isabelle Ursch-Bernier
(2005), serait une illustration historique de ce genre de phénomène, lorsqu’une grappe
d’industries a pu surgir à partir de l’impression sur étoffes au sein d’une modeste ville-
marché. Par conséquent, l’idée même de territoire prospère sur la base de logiques de projets.
Aujourd’hui, l’Alsace possède de nombreuses ressources et compétences qui sont souvent
fragmentées ; il faut souvent peu de choses pour pouvoir les connecter… Il y a quelques
années déjà, la Région avait publié un document prospectif intitulé « Le projet Alsace 2005 »
(Région Alsace, 1994). Il proposait « une politique d’alliances et de réseaux » avec les
Badois et les Bâlois, tout comme avec les Régions françaises du Grand Est. Le concept de
« vallée campus » alors suggéré a bel et bien trouvé un début de concrétisation avec la
création puis la montée en puissance du réseau BioValley. Mais faute d’infrastructures, la
« plate-forme logistique internationale de commercialisation et de communication avec
l’Europe occidentale, méridionale et orientale » attend toujours son heure. Il est vrai que
l’Alsace rencontre des difficultés. La coopération transfrontalière constitue une entreprise
difficile à mener ; les centres d’impulsion métropolitains se décalent de plus en plus vers
l’Allemagne et vers la Suisse ; la décentralisation inachevée en France nuit aux marges de
163
manœuvre de l’Alsace ; en interne, la région est éclatée sur la base de rivalités locales. C’est
pourquoi la Région peut et doit jouer un rôle fédérateur. Au printemps 2006, son président
annonce aux maires réunis que l’Alsace a « un passé glorieux derrière elle mais elle a un bel
avenir à portée de volonté, à une quadruple condition toutefois : générer un tissu industriel
nouveau, bâtir des stratégies collectives, développer la culture de la création d’entreprises et
s’ouvrir à l’international » TPF
60FPT. C’est pourquoi la Région entend promouvoir un « maillage » de
plates-formes technologiques, ce qui se différencie fortement d’une politique foncière de
zones d’activité éparpillées au gré des initiatives locales. Et en octobre 2006, elle crée une
Agence Régionale de l’Innovation (ARI) qui entend explicitement entrer dans des logiques de
cluster. Mais en même temps, le président de la Région Alsace avertit qu’il faudra un « chef
de file » qui ne peut être qu’un « échelon d’impulsion décentralisé et en premier lieu régional,
qui pourra organiser, démontrer, promouvoir, diffuser, former les acteurs, innover, susciter
concrètement les changements »TPF
61FPT.
Finalement, le « territoire » interpelle la notion de « discontinuité » aussi bien dans
l’espace que dans le temps. A l’échelle de l’espace régional, les limites du système ne
correspondent plus au cadre donné par l’Etat. Le territoire s’étend là où se répandent les
clusters, délaissant une partie de l’Alsace, débordant vers les régions voisines, ignorant ou
utilisant les frontières nationales au-delà desquelles apparaissent de nouveaux avantages
concurrentiels. Comme chaque cluster évolue de manière autonome, il se produit un
empilement de réseaux aux contours différents, changeants et mal connus. A l’aune du temps,
le système territorial naît et grandit avant de mourir. Son destin se maîtrise à partir de la
combinaison aléatoire des influences extérieures et des ressources endogènes. Il peut chercher
à se maintenir en se reproduisant plus ou moins à l’identique ; il peut entrer en émergence
grâce à des innovations lorsque celles-ci sont portées par un jeu d’acteurs. Une constante
observable dans le monde mérite d’être relevée : pour se développer, le prix du ticket d’entrée
est de plus en plus élevé parce que les régions métropolitaines concentrent de plus en plus de
richesses à leur profit. Faut-il chercher à devenir l’une de ces métropoles ? S’associer avec
d’autres pour y parvenir ? Penser à l’échelle du Rhin supérieur, de l’Europe ou du Monde ?
De nombreuses options sont ouvertes. L’Alsace peut rester une région fragilisée et décousue,
comme elle peut devenir un territoire ou encore se fractionner en plusieurs territoires sans
cohésion d’ensemble.
TP
60PT L’Alsace, 29 mai 2006, p. 25.
TP
61PT Adrien Zeller, « Notre avenir passe par les régions », Le Monde, 7 octobre 2006, cf. p. 20,
164
Les cartes commentées qui suivent ont pour ambition de poser des jalons et d’engager
des débats. Chacune d’entre elles contient un certain nombre d’informations provenant de
sources très diverses. Elles mettent en évidence les tensions et les contradictions qui
caractérisent le territoire à partir d’une question posée. Le risque de l’exercice est de ne pas
sélectionner les informations adéquates, par oubli, par méconnaissance ou encore à cause de
problèmes de confidentialité. Les cartes sont regroupées par thèmes : la région ouverte sur le
Rhin supérieur et sur l’Europe, les transports, l’économie et l’organisation politique. Elles
présentent l’Alsace tantôt dans son environnement national ou européen, dans ses limites
institutionnelles ou dans l’une de ses parties seulement. Elles ne peuvent pas prétendre à
l’exhaustivité ; ils s’appuient toujours sur une documentation scientifique. L’auteur les espère
utiles et propices au raisonnement qui permet de fonder une opinion. Tableau 16 : L’Alsace en chiffres
Données INSEE 2000
2004 Tendance
Nombre d’habitants 1 747 000 1 794 000* Taux de natalité (pour mille) 13,1 12,1
Taux de mortalité (pour mille) 8,1 7,4 Logements collectifs commencés 4 920 5 540
Logements individuels commencés 4 960 4 470 Nombre d’emplois 722 000 723 000 =
Nombre de chômeurs 39 000 66 500 Nombre de RMIstes 17 800 23 400
Créations d’entreprises 5 700 7 000 Exportations, millions d’euros 20 400 23 800 Importations, millions d’euros 19 100 22 800
Hôtels, taux d’occupation en % 58 56 * Projection.
Tableau 17 : Les taux de chômage dans le Rhin supérieur et en France
0
2
4
6
8
10
12
2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006
%
FranceAlsaceBade-WurtembergSuisse alémanique
Données : INSEE, Office Fédéral de la Statistique suisse, Statistikamt Baden-Württemberg
165
1 Une région interface
Les relations que l’Alsace entretient avec son environnement extérieur n’appartiennent
qu’à elle. Elles s’inscrivent dans des données topographiques (le fossé d’effondrement du
Rhin supérieur) et historiques (une région de culture germanique, mais séduite et en fin de
compte arrimée à la France). Il en résulte une identité propre, parfois joyeuse comme dans les
autres terres viticoles du Rhin, parfois dépressive du fait des séquelles de l’antagonisme
franco-allemand. Grâce à la construction européenne, l’Alsace apparaît comme une région
transfrontalière, en position d’interface entre la France, l’Allemagne et la Suisse, au cœur de
l’Europe. On s’en doute, ces considérations génèrent quantité de clichés, véhiculés aussi bien
par les habitants de la région eux-mêmes que par l’extérieur. Tout cliché renferme une part de
vérité mais il génère un fatalisme qu’il s’agit de dépasser. C’est pourquoi ce premier chapitre
s’intéresse au positionnement de l’Alsace en Europe selon différentes échelles ; à certains
aspects de l’identité alsacienne susceptibles d’être cartographiés ; à « l’ancienne économie »,
c’est-à-dire au stock des investissements réalisés et des compétences acquises après 1945 dans
une logique d’interface, avant leur remise en cause récente.
1.1 Le positionnement de l’Alsace en Europe
Le marketing territorial placera le territoire qu’il cherche à promouvoir au centre de
quelque chose de plus vaste et d’important, comme l’Europe ou le monde. Il en découle une
représentation laudative, ce qui peut devenir un vrai problème quand on mesure l’écart entre
le mythe d’autosatisfaction généré par cette construction et la réalité concrète. « Le projet Alsace 2005 » avait su éviter ce cliché en évoquant une région « à la
marge des deux axes de développement européen [..], la « banane bleue » qui relie Londres et
Turin en passant par Francfort et [..] le second axe, concurrent, qui relierait Londres à Turin
en passant par Paris » (Région Alsace, 1994, p. 39). Pour aller dans le sens de cette
objectivité, on verra quatre croquis. Le premier concerne le problème du carrefour, qui
apparaît évident a priori, mais qui souffre de diverses faiblesses. Le deuxième place l’Alsace
sur la carte des lignes de force en Europe. Le troisième évoque la faiblesse de l’unité de la
région, à la fois une et double. Le quatrième s’interroge sur la place qu’occupe et pourrait
développer Strasbourg en tant que métropole européenne.
166
T1.1.1 Le mythe du carrefour
Dans son ouvrage « L’Europe rhénane » publié en 1970, le géographe strasbourgeois
Etienne Juillard avait évoqué « le grand X rhénan » (Juillard, 1970, cf. p. 15), fort des axes
Hambourg – Barcelone et Rotterdam – Gênes, qui feraient de l’Alsace un carrefour majeur en
Europe. Cette représentation reste une évidence partagée par les agences de développement,
les médias et les élus, sinon par les habitants, qui se sentent comme placés à la confluence des
mondes latin et germanique.
Figure 26 : L’Alsace et la Dorsale européenne
Munich
Venise
Bologne
Lyon
Francfort
Stuttgart
Genève
Italie padane
AnversLille
ParisMetz
Dijon
Cologne
MilanTurin
Marseille
R u h r
Amsterdam
Zurich
Mannheim
Bruxelles
Gênes
Londres Rotterdam
Strasbourg
Bâle
Rhin
Moyen
Supérieur
RotterdamHambourg
Gênes
Barcelone
Hambourg
BrêmeHanovre
Axes contournant ou pouvant contourner l’Alsace au profit d’autres régions urbaines de la
Dorsale européenne
Le grand “X” rhénan...0 200 km
...ou l’éviction de l’Alsace ?
Londres
Hambourg
Milan
ParisFrancfor t
Pourtant, il y a un biais dans cette image. Un carrefour relève de données naturelles. Il
n’est qu’une opportunité à saisir au prix d’investissements considérables à travers la
réalisation d’infrastructures adéquates. Ce n’est qu’à cette condition qu’il devient un nœud
qui présente différentes caractéristiques. Tous les modes de transport sont utilisés, qu’il
s’agisse de voyageurs, de marchandises ou encore d’informations: la route, le fer, l’air, le
fluvial, les tubes, les lignes à haute tension, le haut débit informatique… Les axes de
circulation se signalent par de puissants débits. Ils ne doivent pas être frappés par des goulets
d’étranglement. Sur les rails et dans le ciel, les fréquences sont cadencées et rapprochées.
167
L’intermodalité, c’est-à-dire le passage rapide, sûr et peu coûteux d’un mode de transport à
l’autre, constitue l’une des clés du succès grâce aux différentes plates-formes réparties dans
l’ensemble de la région. Enfin, la région est multiscalaire : elle fonctionne efficacement à
l’échelle de ses villes comme de l’Europe et du monde. Mais l’Alsace ne réalise pas ces objectifs. Ses performances se situent en deçà des
potentialités « naturelles » décrites par Etienne Juillard. Dans le sens méridien, l’autoroute
A35 reste discontinue. Les franchissements du Rhin demeurent insuffisants et pour le fer en
particulier, les possibilités y sont inférieures à celles de 1938. Les métropoles mondiales sont
atteignables à condition de transiter par Paris, Francfort ou Zurich pour l’essentiel. L’aéroport
de Strasbourg a perdu de nombreuses dessertes vers l’Allemagne et celui de Mulhouse a vécu
douloureusement la faillite de Swissair en 2002. Le Rhin se termine en impasse. Le TGV-Est
n’arrive qu’en juin 2007, et la première branche du TGV Rhin-Rhône est attendue pour 2011. Une évolution inquiétante se dégage peu à peu : les régions concurrentes font le
forcing et risquent de supplanter l’Alsace. Le Rhin supérieur a commencé à se faire
contourner par l’ouest comme par l’est. Du fait des encombrements de la région parisienne,
les alternatives se développent dans le Grand Est français, en Champagne-Ardenne, Lorraine
et Bourgogne. L’Ile-de-France se connecte à l’Europe rhénane et à l’Europe alpine en évitant
l’Alsace par le nord comme par le sud. A l’ouest des Vosges, les densités de population sont
faibles et l’espace est bien plus abondant qu’en Alsace. A l’est, du côté allemand, le Pays de
Bade est saturé ; les camions peuvent mettre des heures pour pénétrer en Suisse et, depuis des
années, les acteurs locaux demandent en vain le doublement de la voie de chemin de fer
parallèle au Rhin. Peu à peu, au-delà du massif relativement hermétique de la Forêt-Noire, les
flux comme les infrastructures migrent davantage vers l’est. Ils tendent à relier Francfort à
Zurich en délaissant la vallée du Rhin. L’Alsace apparaît piégée par les contradictions. Davantage d’infrastructures entraîne
plus de congestion et de nuisances ! A l’inverse, des réseaux insuffisants ou saturés
découragent le transit. Dans ce cas, la performance économique régionale est amoindrie ; dans
un monde habité par le « zéro délai », les entreprises alsaciennes ont besoin de flux optimisés.
Le secteur des transports lui-même est créateur d’emplois, notamment dans les plates-formes
logistiques, sur la route comme dans les ports. Mais le « carrefour » alsacien a peut-être subi
un coup mortel avec l’abandon du canal Rhin-Rhône à grand gabarit en 1997 attendu depuis
une trentaine d’années.
168
T1.1.2 Presque au centre ?
T« L'Alsace se trouve véritablement au cœur de l'Europe : dans un rayon de 500 km
autour de notre région se trouvent huit pays européens » écrit l’Agence de Développement de
l’Alsace (ADA) dans une brochure à l’intention des éventuels investisseurs. Ce
« véritablement » Tlaisse supposer que certaines régions trichent lorsqu’elles prétendent se
situer au centre de l’Europe. En principe, l’Alsace se situe en plein cœur de l’action, mais il
faut se méfier car des trous peuvent apparaître dans le plus beau des tissus, notamment quand
on regarde les rubans de villes en Europe. Pourquoi des rubans ? Parce qu’il s’agit de
territoires de coopération et de concurrence, où, dans une atmosphère d’émulation, les villes
cherchent à grandir et à se développer, entraînant ainsi une région entière dans leur sillage.
Figure 27 : L’Alsace, presque au centre
Dorsale Axes parallèles Axe Axe émergent Axe mis en périphérie
Axes perpendiculaires
>Lille - Paris - Europe centrale Lyon - Marseille
>Stockholm-Hambourg- Munich-Bologne
Magistrales Est
latin
Les métropoles en Europe
Rang 1
Rang 2
Rang 3
Rang 4
Rang 5
d’après le rapport ORATE, 2003
Paris
Londres
AmsterdamHambourg
Vienne
Milan
Marseille
Barcelone
Palma de Majorque
Rome
Szczecin
Berlin
Francfort
Prague
Ljubljana
Zurich
Etienne Juillard (1970) avait évoqué la civilisation rhénane dont le plein
épanouissement s’est produit dès le Moyen Age avec des villes motrices comme Amsterdam,
169
Cologne, Francfort et Strasbourg. Mais, par la suite, les régions rhénanes n’ont jamais réalisé
leur unité politique. Elles ont même été broyées par les affrontements nationalistes, grosso
modo entre 1648 et 1945. D’une position centrale en Europe, l’Alsace s’est retrouvée dans
une situation médiocre, sinon dangereuse, de marche frontalière. Mais aujourd’hui, dans une
Europe réconciliée, la région se situe au point de rencontre de deux influences, rhénane et
française. En tant que terre rhénane, elle s’appuie sur une tradition de liberté urbaine. On en
retrouve quelques traces : Electricité de Strasbourg plutôt qu’EDF, une sécurité sociale un peu
particulière, ou encore une Région très volontariste pour les « expérimentations » de la
décentralisation… Mais en tant que ville française, Strasbourg peine à devenir une métropole
parce que, par tradition jacobine, Paris concentre les fonctions de haut niveau et hésite à
accorder des marges de manœuvre à ses territoires. Très lue en Europe malgré des conclusions
discutables, l’étude ORATE résume tout ceci : au sein de l’Union européenne, Strasbourg ne
compte pas parmi les 5 catégories des villes les plus importantes (Gloersen, 2005). De manière
surprenante, elle est moins bien classée que Palma de Majorque, Porto, Ljubljana ou encore
Szczecin ! Pourtant, l’Alsace apparaît incrustée dans la dorsale européenne, parfois appelée
banane bleue, conformément aux travaux de Roger Brunet (1994). Etirée des Midlands en
Angleterre jusqu’à l’Italie du Nord via le Rhin et les Alpes, forte de nombreux carrefours,
cette dorsale constitue une sorte de collégialité de villes riches et puissantes qui forme le cœur
international de l’Europe. La dorsale tend à se dédoubler un peu plus à l’est, entre la Baltique
et l’Adriatique, via le col du Brenner. Et après 1989, la chute du mur de Berlin a permis de
recoudre un autre axe situé encore plus à l’est, via Berlin, Prague et Vienne. Quant aux villes
de l’Arc latin, elles ont rapidement émergé sous le soleil de la Méditerranée. En forte
croissance, l’Arc s’étire de plus en plus vers l’Andalousie et vers la Sicile. Et la France dans
tout cela ? A l’échelle historique, elle a construit sa colonne vertébrale dans le sens nord –
sud, via les quatre plus grandes agglomérations du pays. Dans ce jeu, elle a fait de l’Ouest
atlantique une périphérie de Paris, mais l’Atlantique s’éloigne de plus en plus du centre de
gravité de l’Europe du fait de l’ouverture de l’Union vers l’Est. L’Etat français se préoccupe
beaucoup de Marseille dont il voudrait faire une sorte de capitale de l’Euroméditerranée, un
rôle où Barcelone tient une forme olympique. L’Alsace connaît une situation paradoxale, à la fois excellente et fragile. Elle se situe
au cœur de l’archipel des métropoles européennes, il est vrai un peu vers le sud de leur centre
de gravité et à l’écart de l’axe Paris – Londres. La carte murmure qu’une pensée stratégique
170
est indispensable à l’Alsace, qui peut entrer de plain pied dans l’univers métropolisé comme
elle peut devenir un angle mort au cœur même de l’Europe. Les stratégies d’alliance, la
question des infrastructures (et pas seulement vers Paris !), la croissance de fonctions
stratégiques et l’organisation de la gouvernance régionale sont alors autant de points cruciaux.
1.1.3 Deux Alsace en une
Tous les dialectophones alsaciens savent bien que leur langue diffère du nord au sud
de la région. Cette réalité est enracinée dans l’histoire (avec les Francs au nord et les Alamans
au sud) tout comme dans la géographie naturelle (avec le Landgraben, cette région de rieds
inondables au centre). Voilà qui semble bien anachronique depuis que le chemin de fer, la
langue française et l’urbanisation ont unifié la région. Mais de manière très surprenante,
l’Union européenne a proposé un document de réflexion où l’Alsace est coupée en deux,
avant de se raviser et, dans une autre étude, de la placer au sein d’un seul et même ensemble.
Alors, l’Alsace est-elle une, à l’image de sa Région, ou bien apparaît-elle duale, à l’image de
son découpage en deux départements ? Dans les années 1980, l’Europe a commencé à s’intéresser à l’aménagement du
territoire, conformément à l’esprit du Traité de Rome de 1957. L’Alsace est alors concernée
par une vision inhabituelle et mal connue qui partage le centre de l’Europe en deux entités,
« l’Europe des capitales » et « l’Europe alpine » (DATAR, 2002b ; 2005).
« L’Europe des capitales » rassemble la partie la plus riche et la plus urbanisée de
l’Europe. Les deux agglomérations géantes de Paris et Londres y figurent tout comme les
nébuleuses urbaines de la Ranstad Holland et de la Ruhr. Bruxelles, Luxembourg et
Strasbourg sont les capitales de l’Europe institutionnelle. On y recense les quatre plus grands
aéroports internationaux européens : Londres, Paris, Francfort-sur-le-Main et Amsterdam.
Ainsi, la moitié nord de l’Alsace appartient à un univers exceptionnel, celui d’un ensemble
métropolitain qui compte à l’échelle mondiale, où l’économie de la connaissance et la société
de l’information se développent pleinement, où culminent les échanges comme les
innovations.
Dans « l’Europe alpine », les métropoles sont moins nombreuses et plus diffuses que
dans l’ensemble précédent. Elle s’ouvre sur la Méditerranée, une façade maritime seconde par
rapport à celle de la Mer du Nord. Elle jouit de vastes espaces naturels ou touristiques de
171
premier ordre, ce qui constitue un facteur attractif pour l’implantation de nouvelles
entreprises. A partir des années 1970, l’Europe alpine a vu s’amorcer un mouvement
d’héliotropisme au détriment des régions du nord. La croissance économique a pu se réaliser
sur la base de nouvelles technologies ; Grenoble, avec la recherche nucléaire, informatique et
nanotechnologique, ou, à un moindre degré Sophia-Antipolis, en sont des illustrations
mythiques.
Figure 28 : Deux Alsace en une
0 500 km
Europe des capitales
Europe alpine
LondresHambourg
Munich
Genève
Deux Alsace :
Une Alsace :
d’après une représentation de l’Union européenne dans lesannées 1980-90
d’après une représentation de l’Union européenne en 2003
Europe des capitaleset TGV Est
Europe alpine et TGV Rhin-Rhône
le “Pentagonedes Capitales “
Lyon
ParisFrancfort
Stuttgart
Zurich
BâleMulhouseStrasbourg
Marseille
Et voilà l’Alsace coupée en deux. Au nord, la dynamique territoriale s’appuie sur la
métropolisation de Strasbourg. La ville s’ancre dans le développement des fonctions
supérieures tertiaires et technologiques. Les institutions européennes, les sièges sociaux des
entreprises, les fonctions culturelles et touristiques, le carrefour logistique, la capacité à
développer une atmosphère internationale par l’accueil des « nouveaux nomades » étudiants,
cadres, chercheurs et artistes sont autant de problèmes stratégiques pour la capitale alsacienne.
Le Sud-Alsace ne peut évidemment pas se faire passer pour une région méridionale dans le
contexte français, mais il se présente comme un midi ensoleillé pour les Allemands, un
phénomène très perceptible du côté badois où Fribourg-en-Brisgau construit un marketing
territorial sur le thème de la « Solarstadt ». Faire partie de l’Europe alpine, cela voudrait dire
qu’il faut se rapprocher de l’Autriche, du Bade-Wurtemberg et de la Bavière, de la Suisse et
172
de Bâle en particulier. En matière de logistique, la traversée ferroviaire des Alpes en navettes
cadencées constitue la grande affaire des vingt prochaines années ; le Sud-Alsace est concerné
par les transbordements multimodaux route, fer et fleuve. Enfin, la haute qualité
environnementale fait partie du dispositif alpin, mariant les espaces « naturels » à des
utilisations intensives de l’espace.
On comprend pourquoi, à l’intérieur d’une seule dynamique métropolitaine, l’Alsace a
besoin de deux grands ports et deux aéroports… Cette complémentarité représente une chance
considérable, à condition d’articuler l’ensemble de la région et non d’opposer la différence
nord - sud. Une charnière est toujours une pièce essentielle mais soumise à des contraintes
particulières…
1.1.4 Un bilan de la coopération transfrontalière
« Il y a trop d’instances (transfrontalières) » a déclaré M. Jacques Hering dans son
« testament » de secrétaire général de la Regio du Haut-Rhin. Il est vrai qu’en une
cinquantaine d’années, l’Alsace et ses voisins ont créé quantité d’institutions en ce domaine
(Wackermann, 1986). Mais aujourd’hui elles semblent à la recherche d’un second souffle.
Dans le « Coin des Trois Frontières » entre la France, l’Allemagne et la Suisse, les
premières impulsions venues de Bâle avaient rencontré un écho favorable dans le Sud-Alsace.
En 1949, l’aéroport binational, relié à la Suisse par une route dénationalisée, est devenu et
reste encore la seule structure de ce type dans le monde. En 1963, la Regio Basiliensis a été
portée par des industriels de Bâle. Devenue la Regio TriRhena, elle possède son drapeau
depuis 1996, un triangle vert traversé par le coude du Rhin, sur le fond bleu à étoiles jaunes de
l’Union européenne. Le Conseil de la Regio TriRhena rassemble des élus, des fonctionnaires
et des acteurs parapublics ; il fédère les trois associations Regio issues des trois pays
membres. Depuis 1997, la Regio S-Bahn Mulhouse - Laufenburg via Bâle permet une
desserte ferroviaire cadencée transfrontalière. Et la Regio promeut des actions
transfrontalières en matière d’enseignement, avec une mention Regio pour les apprentis et une
formation trinationale d'ingénieurs.
Sur un espace plus important, la Conférence du Rhin supérieur associe l’Alsace à
plusieurs subdivisions administratives des Länder du Rhénanie-Palatinat et du Bade-
Wurtemberg, ainsi qu’aux cantons de la Suisse du Nord-Ouest depuis 1975. L’idée avait
173
germé à l’Elysée en 1963, lors de la signature du traité de réconciliation franco-allemand par
le général De Gaulle et le chancelier Adenauer. Progressivement, il en est résulté une
stratification d’instances et de réalisations :
- Les trois Etats membres et les représentants des affaires étrangères de chaque entité
régionale siègent au Congrès tripartite. Ce dernier comprend deux commissions régionales
avec le Comité Régional Bipartite Alsace, Bade et Süd-Pfalz, ainsi que le Comité Tripartite
lui-même avec les cantons suisses concernés.
- De multiples domaines d'action sont pris en compte par huit groupes de travail
permanents, notamment à propos des travailleurs frontaliers, des problèmes fonciers, de
l’enseignement, de la santé et de l’environnement.
- Au quotidien, les bureaux d’information Infobest placés à Kehl, Neuf-Brisach et au
pont Palmrain (Weil-am-Rhein) renseignent les frontaliers et les résidents transfrontaliers sur
les problèmes spécifiques qu’ils rencontrent.
Figure 29 : La complexité des instances de la coopération transfrontalière
Conférence du Rhinsupérieur
Groupement Local de Coopération Transfrontalière
0 60 km
MULHOUSE
Agglomération Trinationalede Bâle
Réseau de Villes Rhin-Sud
Parc NaturelRégional
Colmar, Mulhouse, St.Louis,Belfort, Héricourt,Montbéliard...auquel succèdele Contrat métropolitainSaône -Rhin
Essor du Rhin / Hartheim
STRASBOURG
Trois zonages Interreg
2000-2006
Pamina
ATB
BELFORT
MONTBELIARD
Parc Naturel Régionaldes Ballons des Vosges
Parc Naturel Régional
des Vosges du Nord
HERICOURT ST.LOUIS
Centre-Sud
Bergzabern
Wissembourg
Parc Naturel du PalatinatRéserve
transfrontalièrede biosphère
UNESCO-MABen 1998
Regio TriRhena
FRIBOURGMunster
COLMAR
La Petite Pierre
LANDAU
KARLSRUHE
OFFENBURG
174
Depuis 1991, les fonds Interreg permettent le cofinancement des projets
transfrontaliers par l’Union européenne. Comme le périmètre de la Conférence est très étendu,
il a semblé raisonnable de le diviser en trois entités. Avec Interreg 3 (2000-2006), l’Alsace est
la seule Région française à expérimenter directement l’utilisation de ces fonds, sans en passer
par la tutelle du Préfet de Région.
Sur la carte, l’Alsace apparaît comme engloutie par le Rhin supérieur, lui-même
fractionné en de multiples entités qui se chevauchent parfois. En un sens, il y a une continuité
historique ! En effet, si l’on veut bien excepter le bref et médiéval épisode du duché, la réalité
institutionnelle de l’Alsace n’est apparue que très récemment avec la création des Régions
françaises par le décret Pflimlin de 1955. Dans tous les autres cas de figure historiques,
l’Alsace avait été intégrée à des ensembles plus vastes (comme le Reichsland Alsace -
Moselle) ou bien elle avait été fractionnée en entités plus modestes (comme les deux
départements). C’est pourquoi la région fonctionne souvent sur la base d’un territoire
fragmenté où chacun voit midi à sa porte. Ainsi, la plupart des coopérations transfrontalières
ne concernent pas l’Alsace entière, mais s’établissent « à la découpe ».
1.1.5 TStrasbourgT ville-monde, une utopie ?
L’Europe n’est pas seulement forte de ses pays ou de ses régions. Ses villes les plus
importantes émargent au sein d’un ensemble global que le géographe Olivier Dollfus (1997) a
nommé l’Archipel Mégapolitain Mondial (AMM). Celui-ci concentre de plus en plus de
richesse économique et de capacités d’innovation, parfois au détriment de villes moyennes ou
grandes qui peinent à se maintenir. Strasbourg ne compte pas parmi les villes-monde ; aucune
ville française de province n’atteint ce rang mais avec la mondialisation, certaines d’entre
elles pourraient y prétendre. Et pourquoi pas la capitale alsacienne ? Strasbourg est d’abord une ville d’Etat européenne, où les institutions tiennent le haut
du pavé. Le Traité de Versailles (1919) avait amorcé ce scénario avec l’installation de la
Commission Centrale pour la Navigation du Rhin dans l’ancien palais du Kaiser. Winston
Churchill l’avait confirmé en venant à Strasbourg pour y créer le Conseil de l’Europe (1949).
La Communauté Economique Européenne y fait siéger son Parlement. D’autres activités sont
venues se greffer progressivement, comme la Cour européenne des droits de l'homme, l'Etat-
Major du Corps européen, l’Association des Régions Européennes (ARE), Arte, Eurimages,
l’Observatoire Européen de l'Audiovisuel, le centre de documentation européenne, la
175
Pharmacopée européenne, la Fondation européenne de la science… Mais sur ce chapitre la
ville a de sérieux concurrents avec Bruxelles, Luxembourg et Francfort-sur-le-Main, qui
bénéficient de meilleures connexions avec le reste de l’Europe et du monde (sauf dans le
mode fluvial).
Figure 30 : Strasbourg et l’archipel des métropoles européennes
0 1000 km0 1000 km
Alpha, rang 1
Alpha, rang 2
Beta, rang 1
Beta, rang 2
Gamma, rang 1
Gamma, rang 2
Gamma, rang 3
Avec une forte évidence
Avec une certaine évidence
Avec une faible évidence
Ville-monde classée : Ville-monde émergente :
Les données du GaWC (Birmingham, 1999) prennent en compte les services financiers, les publicistes, les plus grandes banques et les cabinets d’avocats internationaux.
Londres
Paris
Manchester Leeds
Edimbourg
Oslo
Göteborg
Stockholm
BerlinVarsovie
Kiev
AmsterdamLa HayeRotterdam
Anvers
Bucarest
Rome
BarceloneMadrid
Marseille
Lyon
Genève
Milan
Zurich
Francfort
Hambourg
Utrecht
BruxellesLille
Luxembourg
DüsseldorfCologne
Stuttgart
Dresde
Prague
BratislavaMunich
Copenhague
Saint-Petersbourg
Vienne
Budapest
Istanbul
Lisbonne Gênes
TurinBologne
Glasgow
Birmingham
176
Aujourd’hui, deux options sont ouvertes pour Strasbourg. La voie royale serait de se
positionner dans la course à la métropolisation globalisée, un peu comme Bâle qui n’apparaît
pas dans le classement de 1999 et qui a beaucoup progressé depuis. Une agglomération
franco-allemande intégrant l’Ortenau permettrait de gagner en taille critique. De nombreuses
petites villes y recèlent des fonctions métropolitaines que l’on attendrait plutôt dans de
grandes agglomérations ; une entreprise comme Burda a son siège à Offenburg et Europa-
Park a été classé 4P
eP parc d’attractions mondial par sa qualité en 2005. Un comité d’experts
internationaux a proposé de faire de Strasbourg la capitale des Organisations Non
Gouvernementales (ONG) en Europe. Le Groupe Timken, qui regroupe des dirigeants
d’entreprises installées en Alsace, a avancé le concept d’une cité de la culture. Une autre idée
consiste à recevoir le siège du futur Institut Européen de Technologie (IET) qui servirait « de
pôle d'attraction pour les meilleurs cerveaux, idées et entreprises du monde entier », selon le
président de la Commission européenne. Ou encore, il manque à l’Europe sinon au monde
une agence qui se préoccuperait des problèmes du réchauffement climatique… Une option plus modeste consisterait à se mettre en réseau avec certaines villes de
l’AMM, notamment en jouant la carte des services de proximité pour les habitants et les
entreprises. Ces villes sont nombreuses en allant vers le Rhin ou vers les Alpes. Francfort et
Zurich fonctionnent comme des capitales financières. La première dispose en outre du 4P
eP
aéroport d’Europe, directement accessible par la grande vitesse ferroviaire. La deuxième
s’affirme en tant que centre d’art contemporain et cité scientifique avec son Ecole
Polytechnique bientôt augmentée d’un nouveau technopôle. Stuttgart et Munich sont des
capitales mondiales de l’automobile de prestige, c’est-à-dire qu’elles mettent au point de
nouvelles technologies (comme cela a été le cas avec l’airbag ou l’ABS) qui se connectent
sur les nouveaux matériaux, l’aérospatiale et les nanotechnologies. A l’échelle de l’Alsace, cette agrégation des fonctions supérieures dans
l’agglomération de Strasbourg pose un problème de déséquilibre régional. Il existe bien le
siège de la European Physical Society à Mulhouse mais il faut se rendre à l’évidence : de plus
en plus, Strasbourg accapare les activités métropolitaines. L’Alsace reproduit ainsi le
« modèle » français, lorsque les capitales régionales procèdent comme l’a fait Paris à l’échelle
nationale. Chez nos voisins rhénans, on pratique plutôt la « centralisation décentralisée » : il
s’agit d’accumuler un maximum de fonctions supérieures mais la planification en répartit un
certain nombre sur plusieurs pôles urbains régionaux dans un souci d’efficacité et d’équilibre
relatif.
177
1.2 L’identité alsacienne
L’identité ethnologique de la région a été décrite par des auteurs comme Frédéric
Hoffet dès les années 1950TPF
62FPT ou encore un artiste cosmopolite comme Tommy UngererTPF
63FPT. La
scène strasbourgeoise a vu se succéder les humoristes du « Barabli », troupe dirigée par
Germain Muller à partir de 1946 puis, depuis plusieurs décennies déjà, les spectacles de
Roger Siffer à la Choucrouterie. Hier comme aujourd’hui, la littérature régionaliste et les
alsatiques restent une réalité éditoriale. La plupart des publications s’intéressent à des
évocations nostalgiques de l’Alsace d’autrefois ou encore à l’utilisation pratique de l’espace
alsacien (à l’image des guides de randonnée et des cartes IGN reportant les sentiers du Club
Vosgien) TPF
64FPT. Quelques publications seulement font œuvre de critique socialeTPF
65FPT. Il est vrai que
du fait des changements de nationalité entre 1871 et 1945 – à cinq reprises !, le particularisme
alsacien est une réalité, tantôt revendiquée, tantôt cachée.
Difficile à cartographier (ce qui ne veut pas dire impossible), le champ identitaire ne
sera pas exploré, au profit de données plus géographiques. Toutefois, le premier croquis dédié
à la RN 83 fait une incursion directe dans le domaine des représentations. Le deuxième
s’interroge sur le comportement électoral atypique par bien des points quand on le compare
aux autres régions françaises (l’Alsace est la seule à avoir élu un Conseil régional de droite en
2004). Le troisième et le quatrième croquis s’intéressent à la nature de l’urbanisation,
notamment avec les effets de l’étalement urbain.
1.2.1 La RN 83, une icône pour l’Alsace En 2005, l’Etat français a décidé de transférer les deux tiers de ses routes nationales
aux départements. A l’exception d’une petite section située au nord de Colmar, la maîtrise de
la Route Nationale 83 appartient à partir de 2007 aux Conseils généraux du Bas-Rhin et du
Haut-Rhin. Ces deux collectivités récupèrent ainsi une partie de leur patrimoine, car la RN 83
n’est pas seulement une route à 2 X 2 voies. Pour les géographes, elle peut être interprétée en
TP
62PT Hoffet F. (1973), Psychanalyse de l’Alsace, Colmar Alsatia, 1P
èreP édition en 1951, 214 p. Préface de
Germain Muller. TP
63PT Né en 1931 à Strasbourg, il grandit à Colmar, s’installe à New York en 1956 (où il reçoit le prix du
Spring Book Festival en 1957), puis au Canada et en Irlande. TP
64PT Comme par exemple « Randonner avec les TER », premier titre de la nouvelle collection « Partir
avec le Club Vosgien ». TP
65PT Cf. par exemple Gabriel Schoettel, Un village si paisible, Strasbourg Oberlin, 2000.
178
tant que géogramme, une notion avec deux niveaux de compréhension. Ainsi, la RN 83
apparaît comme un objet concret, avec son tracé, son ruban de bitume et ses flux de
circulation qui s’inscrivent dans le paysage. Mais elle transporte également des images et des
représentations gravées dans l’histoire et dans la culture. Elle se nimbe d’une dimension
quasiment mythique puisqu’elle reprend en partie le tracé d’une ancienne voie romaine qui
reliait Lugdunum, la capitale des Gaules, et Argentorate (Strasbourg), l’une des villes-
sentinelles rhénanes de l’Empire. Elle relie le Rhin et le Rhône, pour ainsi dire le nord et le
sud de l’Europe. En Alsace, elle dessert de nombreuses petites villes de piémont situées en
position de carrefour avec la montagne et la plaine. Elle s’inscrit dans le contexte de la
survalorisation contemporaine des paysages ruraux et viticoles de l’Alsace, tels que Frédéric
Regamey les décrivait déjà vers 1900 dans l’ouvrage qu’il avait intitulé « Récits d’un vieil
Alsacien » : « Soudain, on ne sait comment, l’horizon s’élargit. Le chemin a monté
insensiblement, et voici que le village apparaît tout entier, que, par delà, la plaine même se
découvre, infinie et plate comme la mer ». Les autoroutes et la RN 83 sont deux infrastructures très différentes : transport,
efficacité et modernité d’un côté, voyage et nostalgie de l’autre. Bien qu’elle ait été portée à 4
voies et qu’elle soit fréquentée par les convois exceptionnels interdits sur les autoroutes, la
circulation de la RN 83 s’est alanguie dans son ensemble. Elle a été marginalisée par l’A35
sur une bonne partie de son parcours. Au nord, l’A35 longe le piémont et la RN 83 passe en
plaine. Au sud, c’est le contraire, l’autoroute préfère la plaine et la RN 83 le piémont. Au
centre, la RN 83 à elle seule supporte tout le trafic méridien, où il a augmenté de 40% entre
1998 et 2004. Les agences de développement alsaciennes ont intégré la RN 83 dans leur marketing
territorial dès les années 1970. L’ADA installée à Colmar a vendu l’image des paysages de
l’Alsace pré-industrielle à de nombreuses entreprises, japonaises en particulier. La croissance
industrielle s’est appuyée sur une accessibilité honorable donnée par la RN 83 et par le petit
aéroport de Colmar, sur les paysages romantiques associant le château médiéval (authentiques
ou « réinterprétés ») et le paysage soigné du vignoble. Sony a d’ailleurs acheté des vignes, et
les usines japonaises se parent volontiers de façades couvertes de grès vosgien. Durant une
vingtaine d’années, le lycée Seijo de Kientzheim a accueilli les enfants des cadres nippons
expatriés en Europe. Les Japonais ne sont pas les seuls à s’être intéressés à la RN 83. Suivant
une longue tradition, les Suisses sont très présents à Guebwiller et à Soultz. Les Américains
de Du Pont de Nemours ont choisi Cernay pour leur implantation alsacienne. Certains
179
fournisseurs de l’automobile se sont également implantés dans les petites villes du piémont. A
présent, celles-ci accueillent de nombreux résidents et elles offrent des niveaux de services de
type urbain.
Figure 31 : La RN 83 et les paysages alsaciens
moins de 150 m
>150 - 250 m
>250 - 500 m
>500 - 1000 m
>1000 m0 30 km
RN 83
...devenue D1083dans le Bas-Rhin
...devenue Ddans le Haut-Rhin
Autoroute
Autre 2 X 2 voies
Vignoble
Châteauremarquable
Cité viticole
Autre communetouristique,indiquée par le Guide Michelin Pays Rhénans
Usine japonaise>100 à 1000 salariés
Colmar
Sélestat
Mulhouse
Strasbourg
RibeauvilléKaysersberg
RouffachGuebwiller
Sharp
Sony
THK
Ricoh
Thann
Vers Belfort
Haut-Koenigsbourg
Ebersmunster
Eguisheim
D1083
RN 83
D
Ecomusée
La RN 83 est un fleuron de la post-modernité. Elle associe un imaginaire traditionnel à
la modernité économique. Hier comme aujourd’hui, elle reste une Landstross, plus lente et
180
plus sinueuse qu’une autoroute. On y voit (pêle-mêle) des courbes, des pentes, des
affaissements miniers, des choux, des séchoirs à tabac, des clochers, la ligne bleue des
Vosges, des châteaux, des échangeurs – labyrinthes et des carrefours aux noms étranges (La
Croisière, Le Nouveau Monde, le rond-point de la Statue de la Liberté). Tous ces marqueurs
d’identité intègrent l’utilisateur de la RN 83 au paysage. Ils lui donnent l’envie de musarder
en obliquant vers la Route du Vin, mais aussi de réfléchir : le lieu n’est-il pas le support de
l’être ? Mais la RN 83 correspond à un concept fragile, du reste involontaire dans son
apparition. Tout au long de son parcours, il s’agit de se montrer particulièrement attentif à la
consommation d’espace de cette vitrine alsacienne.
1.2.2 Le référendum du 29 mai 2005 Si les électeurs français ont rejeté le Traité établissant une constitution pour l’Europe
par plus de 55% de votes négatifs, le « oui » a recueilli 53,44 % des voix en Alsace. Fidèle à
elle-même depuis les origines de la Ve République, la Région n’a jamais voté négativement
lors d’un référendum. Elle ne varie pas dans son comportement légitimiste maintes fois
observé, avec une pointe de 77,4 % de « oui » à Handschuheim (Bas-Rhin), le village du
sénateur Hoeffel. Toutefois, par rapport à la ratification du Traité de Maastricht en 1992, le
vote positif est en recul de plus de 12 points et le « non » l’a emporté dans le Haut-Rhin avec
50,28% des voix. Le particularisme alsacien tend par conséquent à s’estomper.
L’Alsace avait pourtant de bonnes raisons pour voter en faveur de la construction
européenne. Entre 1648 et 1945, elle a été particulièrement meurtrie par le contexte
« westphalien » de l’affrontement entre les Etats-nations. Sa situation transfrontalière la
conduit à coopérer avec ses voisins allemands et suisses. Son économie est très
internationalisée du fait de la présence sur son sol de nombreuses entreprises étrangères. Et
Strasbourg est le siège du Conseil de l’Europe depuis 1949 ainsi que du Parlement européen
voulu par le Traité de Rome en 1957. D’autres institutions européennes ont suivi, comme
l’Association Européenne des Régions ou encore la chaîne de télévision franco-allemande
Arte. Mais la région semble se fracturer entre ceux qui désirent davantage d’Europe et ceux
qui semblent la craindre, sur la base des représentations des groupes socio-économiques. Le « oui » l’a emporté dans les villes (63% à Strasbourg et 55% à Colmar), à
l’exception de Mulhouse (49,9%) et de Thann (47%). Les quartiers résidentiels urbains ont
réalisé des scores parmi les plus élevés (à Strasbourg, plus de 74% vers l’Orangerie et plus de
181
69% à La Robertsau ; à Mulhouse, 57% dans le canton englobant le Rebberg). Le vote positif
recouvre également les grands espaces d’habitat pavillonnaire périurbain vers la vallée de la
Bruche, vers Saverne et dans le Kochersberg, tout comme au sud de Mulhouse… Les
communes du vignoble et de résidence des travailleurs frontaliers rejoignent cette dynamique.
Ainsi, les personnes les plus aisées, fréquemment les plus diplômées ou les plus qualifiées,
sont séduites par la construction européenne.
Figure 32 : Discrimination des suffrages par commune Données : « Les Dernières Nouvelles d’Alsace », 30 juin 2005
Le référendum du 29 mai 2005
données : presse régionale
[ 62 ; 77 ][ 58 ; 62 [[ 55 ; 58 [[ 53 ; 55 [[ 51 ; 53 [[ 49 ; 51 [[ 47 ; 49 [[ 45 ; 47 [[ 41 ; 45 [[ 19 ; 41 [
RemplissagePourcentages de “oui”par commune :
Les communessont réparties en 10 classes
égales en nombre
Le « non » a concerné 43% des communes. Celles-ci se répartissent dans les marges,
les coins et les recoins de l’espace alsacien, au fond des vallées vosgiennes, dans l’Alsace
bossue, vers le Territoire de Belfort et dans les parties les plus rurales de la plaine. Il faut y
182
rajouter une grande partie du Haut-Rhin entre Colmar et Mulhouse, étendue des Vosges au
Rhin en passant par l’ex-Bassin potassique. Ces régions rassemblent de nombreux ouvriers et
agriculteurs, c’est-à-dire des catégories qui redoutent l’exclusion économique et sociale. Le
« non » a encore été grossi avec les quartiers périphériques des villes peuplés de populations
fragilisées (à Strasbourg, le canton de Cronenbourg tombe à 47% de « oui » et Mulhouse-
Bourtzwiller à 40%). Dans le détail, tout n’est pas explicable. Le champion alsacien du
« non » est la commune de Widensolen (81%), située dans un contexte de forte croissance
résidentielle entre Colmar et la frontière allemande.
Le référendum révèle ainsi une ligne de fracture. Le désir d’Europe concerne d’abord
les populations placées sur une courbe socio-économique ascendante. Le « non » ne peut que
s’amplifier au fur et à mesure que l’exclusion (ou la peur de l’exclusion) augmente à la faveur
de la précarisation. « Je me demande si le pays de Molière ne céderait pas à la tentation du
Malade imaginaire » déclarait M. Barroso, le président de la Commission européenne, à la
tribune de l’Assemblée nationale. Hélas, au début des années 2000, la croissance du chômage
en Alsace a bien témoigné bien d’une courbe enfiévrée.
1.2.3 L’ordre caché des flux de circulation En Alsace, les agglomérations de Strasbourg, Mulhouse, Colmar et la partie française
de l’Agglomération Trinationale de Bâle (ATB) rassemblent l’essentiel de la population, des
activités et des emplois. Elles sont entourées de couronnes périurbaines constituées de bourgs
et de villages. Au total, il reste de moins en moins de communes rurales qui s’organisent à
l’écart des migrations quotidiennes de travailleurs. D’un recensement à l’autre, cette situation
se renforce. En outre, les distances parcourues entre le domicile et le lieu de travail
s’allongent ; les migrants pendulaires les subissent en termes de temps et de coûts qui vont
croissants. Au total, sur la base des flux quotidiens de personnes, quelles sont les logiques qui
structurent le territoire alsacien ? La principale polarisation est exercée par l’aire strasbourgeoise. Forte de 557.000
habitants en 1999, cette aire urbaine a réalisé à elle seule 45% de la croissance
démographique de l’Alsace entre 1990 et 1999. Sa ceinture résidentielle ne cesse de s’étendre
bien au-delà de la Communauté Urbaine de Strasbourg (CUS, 451.000 habitants) ; son
étalement a réactivé des régions traditionnellement en déclin, vers le Rhin comme vers les
Vosges. Ce phénomène de polarisation sur le centre principal apparaît banal si on le compare
183
à la plupart des autres régions françaises, où l’aire urbaine de la capitale régionale réalise bien
souvent l’essentiel de la croissance démographique. Comme l’habitat pavillonnaire reste un
idéal de vie pour la plupart des familles et que dans les agglomérations l’offre foncière est de
plus en plus rare et chère, il faut donc aller habiter de plus en plus loin de son lieu de travail. Mais l’Alsace présente néanmoins une caractéristique originale. Son territoire est
ponctué par de nombreux bassins d’emploi (Nonn, 1999). Au quotidien, la destination des
migrants n’est pas nécessairement la ville la plus proche ; elle concerne souvent une autre
agglomération située dans la région, ou bien en Allemagne et en Suisse. Les travailleurs
frontaliers étaient 34.500 en 1982 et 72.000 en 1999. Ainsi, les flux de personnes ressemblent
à de la « neige » sur un écran de télévision, ils semblent vouloir se disperser dans tous les sens
de manière chaotique.
On peut donc évoquer un territoire multipolarisé et un désordre apparent des flux.
Mais, en fait, la géométrie de la région est fondée sur trois logiques qui se superposent
(Bureth et alii, 2001). L’organisation des flux constitue un défi si l’on veut établir des
priorités en matière d’aménagement du territoire :
- A la manière rhénane, la ville-centre dispose d’un réseau organisé en étoile. Cette
structuration convient bien aux transports en commun, notamment ferroviaires,
susceptibles de plonger jusqu’au cœur d’une agglomération avec des voies en site propre.
C’est le principe retenu dans le schéma d’aménagement de l’ATB ainsi qu’à Fribourg-en-
Brisgau et à Karlsruhe et, dans une moindre mesure, dans l’aire urbaine de Strasbourg. Le
projet mulhousien de tram-train entre à son tour dans cette perspective.
- Du fait de l’importance accrue de l’effet frontière, il est possible de donner une autre
orientation aux réseaux. Leur efficacité repose dans ce cas sur leur capacité à rabattre les
flux vers la Suisse et vers l’Allemagne via un nombre limité de points de franchissement
sur le Rhin et sur les courtes frontières terrestres.
- Du fait de la périurbanisation, la dispersion des flux devient extrême. L’automobile
constitue alors un moyen de déplacement quasi exclusif entre différents noyaux
polarisants, un peu comme à Los Angeles. Dans ce cas de figure, les voies express et les
autoroutes jouent un rôle essentiel. En tant que nœud stratégique, chaque diffuseur génère
une aire d’attractivité pour l’implantation des entreprises comme des ménages. Le jeu
consiste par exemple à habiter près de l’un et à travailler près d’un autre ; et, pourquoi
184
pas, à trouver une aire de chalandise et de loisirs près d’un troisième. A terme, la
construction d’un diffuseur génère un impact considérable loin de son emplacement, y
compris dans des régions restées jusque là très rurales.
Figure 33 : L’étalement urbain
Pôle urbain
Commune péri-urbaine
Limite d’aire urbaine
Commune multipolarisée
Espace à dominante rurale
Pôle extérieur polarisant
Limite de zone d’influence peuplée de nombreuxtravailleurs frontaliers
unité urbaine comptant5.000 emplois ou plus ; uneunité urbaine compte uneou plusieurs communes encontinuité de bâti avec au moins2.000 habitants
commune dont 40% des actifsvont travailler dans l’a ire urbaine
commune ou aire urbaine dont 40% ou plus des actifs vont travailler dans plusieurs airesurbaines sans atteindre ce seuil avec une seule d’entre e lles
situation en 1999
Niederbron n-les-Bains
Saverne
Strasbourg
Molsheim
Obernai
Guebwiller
Thann Cernay
Saint-LouisBelfort
Montbéliard
Bâle
Fribourg-en-Brisgau
Karlsruhe
Sarrebruck
Wissembourg
Haguen au
Sélestat
Colmar
Mulhouse
Logique polarisée
Logique transfrontalière
Logique autoroutière
Les flux s’organisent à partird’un centre urbain majeur.
La morphologie des réseaux esttournée vers les bassins d’emploi
en Allemagne en Suisse.
Un bassin spécifique s’organiseautour de chaque diffuseur :emploi, résidence, services.
1.2.4 La fracture sociale L’Alsace occupe le 2P
eP rang des Régions françaises en termes de richesse par habitant.
Mais ses trois plus grandes agglomérations rassemblent 80% de la population pauvre : sur
147.100 personnes à bas revenus, 50% habitent dans les communes de Strasbourg, Colmar et
Mulhouse, et 30% dans les communes qui leur sont mitoyennes. Depuis la montée du
chômage à partir de 2001, la situation sociale tend à s’aggraver, notamment pour les jeunes ;
ainsi, 29% des allocataires pauvres de la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) ont moins de
30 ans. Les stratégies résidentielles sont au cœur du problème de la fracture sociale, qu’elles
révèlent et aggravent à la fois.
185
La carte met trois catégories de territoires en évidence. D’abord, les agglomérations, et
en particulier leurs communes centrales, connaissent des difficultés importantes (INSEE,
2001). Les contrastes sociaux y apparaissent avec brutalité entre les quartiers résidentiels et
les quartiers paupérisés. Au-delà, les couronnes périurbaines concentrent les ménages
moyens-supérieurs qui y concrétisent leur rêve pavillonnaire, quitte à se rendre dans diverses
villes alsaciennes ou frontalières pour y travailler. Enfin, une deuxième forme de pauvreté
apparaît dans les communes des Vosges, de l’Outre-Forêt, de l’Alsace centrale et de la partie
du Sundgau adossée au Territoire de Belfort, avec des populations plutôt agricoles, ouvrières
et âgées ; ainsi, la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines ne s’est pas relevée de la crise de
l’industrie textile.
Figure 34 : Richesse et pauvreté selon les territoires
Port du Rhin
NeuhofLes Hirondelles
Montagne Verte - Elsau
Les communes riches
Les communes pauvres
Les cantons les plus pauvres
Restos du coeur
Les taux chômage
Zone Urbaine SensibleZone Franche UrbaineArmée du SalutRestos du coeur
revenu moyen imposable supérieur àla moyenne alsacienne16 000 à 34 678 euros par foyer fiscal
revenu moyen imposable inférieur àla moyenne alsacienne6 433 à 16 000 euros
7,5 à 15,2% depopulation à bas revenusdans l’ensemble de la population
point de distribution
4e trimestre 2005, Alsace 8,6%
le plus faible : 5,4%
le plus élevé : 11,7%
f
Miroir
Briand
Chêne-Hêtre
Parc des Collines
Vauban
Colmar
Liepvre
Masevaux
Munster Neuf-Brisach
Orbey
Rouffach
Saint-Amarin
Saint-Louis
Ste.Croix-aux-M in es
Ste.Marie-aux-M in es
Soultz
Thann
Wittenheim
Richwiller
0 5 km
41 à 51% desfoyers fiscauxnon-imposables
26 à 33% de cadresou professionsindépendantes
Brunstatt
Riedisheim
Bruebach
Ensisheim
Wittelsheim
Illzach
Staffelfelden
Bollwiller
BischheimHoenheim
Schiltigheim
Lingolsheim
Cronenbourg
Ostwald
StrasbourgSchiltigheim
Erstein
Haguenau
Wasselonne
Sélestat
Grand Ried
Cadres supérieurs
Cadres et professionsintermédiaires
Orangerie
Robertsau
Neudorf
HautepierreKoenigshoffen
Meinau
0 4 km
Mulhouse
CernayMulhouse
Zone d’emploide Molsheim
Zone d’emploide Mulhouse
Strasbourg Données : INSEE 2001 sources diverses
Dans une société fondée sur la réussite personnelle évaluée en termes de revenus, le
mythe égalitaire républicain est en train de devenir une fiction. Si chacun entretient peu ou
prou des relations sociales, la construction d’une communauté de destin constitue une autre
ambition. Faire sécession en allant s’installer à l’écart de la ville, ou bien dans un quartier
urbain haut de gamme, est devenu le mode d’action courant des ménages qui en ont les
moyens financiers. Ils prennent ainsi possession des territoires les plus recherchés, imités un
ton plus bas par les ménages un peu moins aisés. Ceux-ci sont pris en tenaille entre le désir
d’ascension sociale et la peur de chuter, lorsque survient un aléa comme le chômage ou la
186
séparation du couple. Quant aux populations précarisées, sont-elles seulement victimes de la
ségrégation économique ? Ou bien, pour une part, font-elles également sécession sur la base
de mouvements communautaristes parce que l’idéal républicain leur apparaît désormais
comme un leurre ?
Ailleurs dans le monde, de nombreuses régions urbaines sont allées jusqu’au bout de
ces logiques séparatistes : contrôle des quartiers pauvres au profit de diverses mafias,
émergence de parcs fermés réservés aux riches voire aux classes moyennes, communes
résidentielles à peu près autonomes avec une privatisation généralisée des services offerts…
En France, un travail de couture sociale, mené par l’Etat, les collectivités et les associations,
empêche le pire, c’est-à-dire la ghettoïsation de quartiers entiers. Par exemple, dès 1996, la loi
a défini les Zones Franches Urbaines (ZFU) délimitées au sein des Zones Urbaines Sensibles
(ZUS). Les entreprises qui s’installent dans les ZFU bénéficient d’exonérations de toutes
sortes. Au niveau national, les emplois y ont été multipliés par deux en cinq ans ; comme les
entreprises sont tenues d’embaucher un quota de résidents de la ZFU en contrepartie des
exonérations dont elles jouissent, le bilan est positif, malgré certains effets d’aubaine
inévitables. Mais au total, la mixité sociale est sérieusement ébranlée. Fin 2004, 22 communes
alsaciennes ne respectaient pas la loi SRU sur l’obligation d’offrir un parc résidentiel
comptant au moins 20% de logements sociaux, et 13 autres sont « en rattrapage ».
L’organisation du territoire devrait pourtant contribuer au dépassement des enfermements et
faire de la diversité non pas un problème mais une source de richesse mutuelle.
1.3 Un modèle économique à réinventer
Fondée sur l’utilisation de la main-d’œuvre manufacturière, la croissance économique
alsacienne a connu de remarquables succès dans l’après-guerre. Les industries anciennes
(textile, constructions mécaniques, agro-alimentaire) ont alors été relayées par des
investissements venus de France comme de l’étranger proche et lointain. Les vallées et le
piémont des Vosges, Mulhouse et le Bassin potassique se sont largement effacés devant les
nouvelles activités de la bande rhénane. L’apogée du « modèle » issu des Trente Glorieuses a
été atteint vers la fin des années 1990, lorsque la région affichait un taux de chômage inférieur
de moitié à la moyenne nationale et une production tournée vers les exportations, avec
l’automobile et la chimie comme activités vedettes. Ce type de croissance a clairement été
187
promu par les acteurs du développement local. Puis ce patrimoine économique a subi des
revers du fait de l’accélération de la construction européenne et de la mondialisation.
L’activité doit par conséquent se renouveler vers davantage de valeur ajoutée et d’innovation. L’exemple qui suit monte que les délocalisations de l’industrie de production de
production ne sont pas une fatalité (Tableau 3). Fort de plusieurs milliers de salariés dans le
monde, le groupe Endress + Hauser est un spécialiste des systèmes de mesure. Sur la base de
pièces fabriquées dans son usine allemande, il fait faire de l’assemblage de débitmètres à
Cernay (Haut-Rhin) comme à Suzhou (dans la région de Shanghai). La firme n’entend pas
délocaliser son activité de Cernay, qu’elle continue au contraire à développer. Deux
conditions apparaissent nécessaires à la permanence d’un « Standort Alsace » : les pièces
assemblées viennent de la haute technologie, c’est-à-dire qu’elle s’adossent à un savoir-faire
où la concurrence est faible ; la crainte de la contrefaçon conduit l’industriel à fixer en Europe
ses technologies stratégiques.
Tableau 18 : Une comparaison des coûts de production entre l’Alsace et la Chine Flowtech à Cernay Flowtech à Suzhou Nombre de débitmètres / jour / ouvrier
15 à 20 10
Durée du travail 39 heures hebdomadaires, 5 semaines de congés annuels, 24 jours de RTT annuels
40 heures par semaine, 10 jours de congés payés par an
Salaires 1300 euros nets mensuels 160 euros nets mensuels, plus une aide au logement
Données : Adrien Dentz, « L’Alsace », 23.9.2006, p. 48 Le premier croquis met l’Alsace en scène à travers l’évocation de son PIB face aux
autres régions de l’Europe. Le deuxième montre le glissement des usines d’assemblage de
l’automobile vers les Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO). Le troisième revient sur le
stock des investissements allemands et suisses. Le dernier fait l’état des lieux des risques
technologiques, qui résume à sa façon l’épisode de l’industrialisation par les activités de
production.
T1.3.1 La région-réceptacle face au défi de la haute technologie L’Alsace occupe une position intermédiaire entre la France et la dorsale européenne :
elle est plus densément peuplée, plus riche, plus active, plus industrielle, plus exportatrice que
188
la plupart des régions françaises, mais elle l’est moins que les régions non-françaises de la
dorsale. Vue de Paris, elle apparaît aisée, avec plus de 72.000 travailleurs frontaliers qui
pèsent favorablement sur les indicateurs du chômage et de la richesse par habitant. De ce fait,
elle ne figure pas dans les priorités de l’aménagement national du territoire car il y a des
problèmes plus importants à résoudre ailleurs. Mais elle fait pâle figure par rapport aux
régions urbaines du Bade-Wurtemberg et de la Suisse alémanique.
Et pourquoi l’Alsace n’est-elle guère entrée dans les logiques de la haute valeur
ajoutée ? Une rapide comparaison avec les pays voisins montre l’enjeu. Historiquement, la
Bavière et le Bade-Wurtemberg ont été des régions aux aptitudes agricoles médiocres, de
surcroît peu industrialisées. Après 1945, elles ont pleinement profité du contexte fédéral et de
leur caractère méridional pour développer des industries de pointe autour de la mécanique, de
l’électricité, de l’électronique, de la chimie fine, de l’aérospatiale et des biotechnologies. Dans
l’automobile, l’industrie fordiste a été dédié au haut de gamme (DaimlerChrysler, Audi-VAG,
BMW) ; ces étoiles envoient un peu de leur lumière en Alsace, avec par exemple le rachat de
Bugatti par VAG à Molsheim ou encore l’emploi de Nord-Alsaciens dans l’usine Mercedes
de Rastatt. Quant à la Suisse voisine, elle brille avec l’agglomération de Bâle, peut-être la
ville la plus riche au monde par habitant, qui emploie plus de 30.000 Sud-Alsaciens. Elle
s’appuie sur la bigpharma, les sièges d’entreprises logistiques, les banques, les assurances,
l’art contemporain et les institutions internationales…
Force est de constater que l’Alsace a longtemps joué la carte de l’industrie de main-
d’œuvre en assurant l’accueil d’entreprises de production. Ses habitants se représentent
volontiers comme des travailleurs sérieux et disciplinés. Les industries manufacturières ont
permis de développer les exportations et d’employer beaucoup d’ouvriers (et d’ouvrières)
mais, ce faisant, la région n’a pas généré de compétences particulières. « La mise au courant
se fera dans nos ateliers », expliquait une offre d’embauche de l’usine Peugeot en 1972. La
masse salariale distribuée par la production manufacturière est restée relativement faible par
rapport aux activités de services et au tertiaire de commandement, que la France a en outre
concentrés à Paris. A partir de 1997, le nombre des emplois dans l’industrie a commencé à
diminuer en Alsace lorsque les gains de productivité ont produit leurs effets alors que les
investisseurs internationaux commençaient à se détourner de la région.
Il s’agit donc de trouver une stratégie de sortie de crise, de re-rhénaniser l’Alsace. Les
clusters (« l’usine virtuelle » en Allemagne) peuvent apporter une réponse. Ces petits
189
territoires s’appuient sur une population de firmes tournées vers une même activité. Ils sont
fortement exportateurs. Ils travaillent en relation avec les métropoles proches qui leur
fournissent des compétences et des services. Entre elles, les entreprises se soutiennent et
s’organisent en lobbies. Elles sont adaptées à la volatilité de la demande. Comme elles sont
petites, elles restent très enracinées dans le contexte local dont elles partagent la culture, tout
en ouvrant des établissements aux quatre coins du monde pour accompagner la croissance des
marchés émergents. En somme, il s’agit d’accomplir un renversement de stratégie. Au lieu de
se concevoir en tant que région-réceptacle, la structuration en interne vise à présent à
développer des pôles ciblés pour le renouvellement de la croissance dans le contexte de la
mondialisation.
Figure 35 : Les PIB régionaux en Europe Les régions les plus riches :de 125 à 165% de la moyenne de l’UE
Les régions riches :de 100 à 125% de la moyenne de l’UE
Les régions moins riches :de 75 à 100% de la moyenne de l’UE
Les régions pauvres :de 50 à 75% de la moyenne de l’UE
Les régions très pauvres :de 30 à 50% de la moyenne de l’UE
Les régions extrêmement pauvres :moins de 30% de la moyenne de l’UE
0 1000 km
190
1.3.2 Les nouvelles localisations de l’industrie automobile en Europe
Depuis l’effondrement du bloc communiste, « l’Occident kidnappé », selon la formule
de Milan Kundera, est de retour. L’Europe centrale et orientale ainsi que la Turquie, en
attendant l’Ukraine et la Russie qui accueillent de nombreux investisseurs en 2006, sont déjà
de nouveaux producteurs d’automobiles, faisant planer le spectre de la délocalisation sur
l’Europe de l’ouest. Les coûts de production y sont incontestablement attractifs à l’est. En
Alsace, les premiers résultats de la stratégie déployée par le groupe PSA (les marques Peugeot
et Citroën) méritent d’être examinés de près.
Contrairement à des concurrents comme Renault ou Volkswagen, PSA a tardé à
s’intéresser à l’Europe centrale. Mais le groupe s’est rattrapé en ouvrant des usines à Kolin en
2005, près de Prague, et à Trnava (se prononce Tarnava), près de Bratislava et de Vienne, en
2006. L’usine de Kolin a été construite en coopération avec Toyota. Pour un investissement
d’environ 1,5 milliard d’euros, elle produit des voitures d’entrée de gamme (la Peugeot 107,
la Citroën C1 et la Toyota Aygo). Cette usine a une capacité de production annuelle de
300.000 véhicules. Trnava fabrique la 207, tout comme les sites de Poissy et de Madrid, mais
pour 500 euros de moins ; en 2010, l’usine slovaque devrait également produire un dérivé
inédit de la 207. Dans ses implantations, on remarque que PSA suit le groupe Volkswagen à
la trace, qui possède Škoda près de Prague et qui s’est également installé à Bratislava.
En Europe de l’Est, la situation industrielle évolue donc très rapidement avec des
usines fortes d’environ 3.000 salariés et produisant environ 300.000 voitures par an. Les
constructeurs commencent par l’assemblage de voitures modestes ; au bout de quelques
années, tous les produits, y compris ceux de haut de gamme, peuvent être concernés. Pour
l’instant, les usines PSA de l’Alsace, de la Lorraine et de la Franche-Comté bénéficient d’un
surcroît de travail pour pouvoir alimenter les nouvelles usines de l’Est (jusqu’à la Chine) en
fournitures. Mais de nombreux investissements ne couvrent que la durée de vie d’un modèle,
soit environ six ans. Des remises en cause radicales peuvent être décidées à moyen terme,
d’autant plus qu’il existe des surcapacités en Europe de l’Ouest. PSA ferme son usine
britannique de Ryton en même temps que Trnava monte en puissance.
Malgré tout, ce ne sont pas les usines d’assemblage qui posent le problème le plus
aigu. Le coût de la main-d’œuvre ne représente que 10 à 15% du prix final de la voiture, alors
que dans les usines des fournisseurs, ce coût compte fréquemment pour 40% du prix du
191
produit livréTPF
66FPT. Ce sont donc d’abord les sous-traitants de rang n, de petites entreprises
pauvres en capacités d’innovation, qui subissent les délocalisations et la concurrence dues aux
pays émergents. Selon un rapport officiel, en FranceTPF
67FPT, l’emploi de la branche automobile a
atteint un pic en 2000 avec 796.000 actifs ; il a chuté à 748.000 postes en 2005 ;
équipementiers et fournisseurs devraient perdre 21.000 postes à eux seuls d’ici 2012. Figure 36 : Ouvertures et fermetures d’établissements d’assemblage d’automobiles en Europe
RenaultValladol id
SaabMalmö
RenaultBil lancourt
LanciaChivasso
SeatBarcelone
ChaussonCreil
FiatRivalta
FordDagenham
EurostarSteyr
OpelEisenach
MercedesRastattScania
Angers
SeatMartorell
VWMosel
FiatMelfi
Volvo - AutonovaUddeval la
Smart MCCHambach
OpelGliwice
AudiGyör
VW Dresde
Porsche, BMW Leipzig
PSA-ToyotaKolin
Suzuk iEstergom
ToyotaValenciennes
VolvoKalmar
LanciaDesio
0 400 kmUsines d‘assemblage ouvertes ou ferméesentre 1991 et 2006
produisant dans ou pour l’Europe de l’Ouest
Ouverture
Fermeture
Renault-DaciaPitesti
ToyotaIzmir
PRAGUE
WALBRZYCH moteurs et boîtes
de vitesses Toyota
MDALABOLESLAV usine Skoda
en 1923
0 50 km
Elbe- Labe
E50
E55
E67
E65
Accords de Genève en 1991 :voie ferrée pour le transport international combiné
ALLEMAGNE
REPUBLIQUE
TCHEQUE
MONTS DES GEANTS
POLOGNE
KOLINusine PSA-Toyota
DRESDE
AutoeuropaPa lmela
RenaultSetubal
Renault VIDunstableGMLuton
RoverCowley
HondaSwindon
FordAzambuja
ToyotaBurnaston
SevelnordHordain
IvecoLangley
RenaultVilvorde
NedCarBorn
VWBratislava
PSATrnava
FordToyota
Istanbul
Innocent iLambrate
PeugeotRyton
TP
66PT Lauer S., En Europe, le centre de gravité de l’industrie automobile bascule à l’Est, Le Monde, 1 P
erP
juillet 2006, p. 13. TP
67PT Conseil Economique et social, L’automobile française : une filière majeure en mutation, Rapport
présenté par M. Roland Gardin, 2006, 298 p.
192
A Bruxelles, on s’étonne des craintes suscitées par d’éventuelles délocalisations. Le
scénario engagé est au contraire vertueux, avancent les eurocrates. L’intégration des nouveaux
membres de l’UE au sein du marché européen conduira à l’augmentation du niveau de vie de
leurs habitants, donc de la consommation et de la production d’automobiles. Les coûts
devraient y augmenter rapidement avec la hausse des salaires et de l’ensemble des charges
générées par un environnement de pays devenant riches. Bref, la stratégie serait « win-win »
et les échanges croisés entre l’Ouest et l’Est cimenteraient l’économie européenne. N’est-ce
pas le scénario qui s’est déroulé en Espagne depuis 25 ans ? Et si la production automobile
s’est effondrée en Angleterre et en Italie, l’Espagne n’y est pour rien. Outre-Manche, il a été
décidé de « lâcher » l’industrie au profit des fonctions tertiaires dès la fin des années 1970 ; en
2005, la faillite de Rover n’a pas suscité d’émotion particulière dans le pays, et cela en pleine
campagne électorale. En Italie, le groupe Fiat avait commis des erreurs stratégiques en
refusant le jeu de la concurrence au profit de marchés alors clos comme l’Espagne, la
Pologne, la Yougoslavie ou l’URSS, une vision managériale condamnée par l’histoire. Tableau 19 : Les emplois dans l’industrie automobile, par zone d’emploi, hors fournisseurs Données : ASSEDIC, zones d’emploi, NAF 60–34
0
2500
5000
7500
10000
12500
15000
17500
20000
22500
1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
ThannSaint-LouisMulhouseGuebwillerColmarAltkirchWissembourgStrasbourgSélestatSaverneMolsheimHaguenau
Les réflexions menées aujourd’hui en Espagne, et notamment en Castille-Leon,
méritent d’être évoquées. Les coûts de production y restent inférieurs d’environ 20% à ceux
de la France. Dans un système régional très décentralisé, les Castillans ont néanmoins
mobilisé les forces vives de leur territoire. Ils ont mis en œuvre des systèmes d’aide et de
soutien à leurs fournisseurs comme à leurs assembliers, en accentuant les transferts de
technologie, les capacités en ingénierie et en recherche-développement. Pour eux, il s’agit
193
d’acquérir de nouvelles compétences dans le but de maintenir sinon de développer
l’attractivité de leur territoire. Ce n’est plus l’usine qui fait le territoire, mais c’est bien le
territoire qui doit créer l’usine.
1.3.3 Les industries allemandes et suisses en Alsace : un passé qui a de l’avenir
Durant les Trente Glorieuses, les agences de développement (ADA, ADIRA, CAHR)
ont séduit les investisseurs étrangers en vantant les charmes de l’Alsace, une région censée
combiner le sérieux des travailleurs germaniques et les coûts de production français. On a
donc assisté à l’implantation de firmes multinationales, venues en voisines ou bien d’horizons
plus éloignés. On relève que les trois-quarts environ des implantations allemandes en France
ont été faites en Alsace (Nonn, Héraud, 1995). Après les Etats-Unis, la Suisse vient en
troisième position, avec 15% des emplois d'origine étrangère. Quel bilan peut-on faire et
quelles perspectives peut-on tirer de cette internationalisation ? Les Allemands et les Suisses ont recherché la proximité de leurs bases de départ : les
premiers ont préféré le nord et les seconds le sud de l’Alsace. La région de Strasbourg
constitue logiquement le principal réceptacle. Bizarrement, on a préféré attirer des industries à
Colmar, ville de haute administration, de tourisme et de vin, plutôt qu’à Mulhouse et dans le
Bassin potassique, une agglomération industrielle en crise et qu’il aurait fallu reconvertir.
Quant à la chimie bâloise, elle s’est étendue à proximité immédiate, voire en continuité, de ses
établissements d'origine. Mais depuis le milieu des années 1990, les implantations allemandes
et suisses se sont raréfiées. A cette époque, l’installation d’Euroglas à Hombourg, au bord du
grand canal d’Alsace, a été une opération difficile du fait des oppositions venues des
écologistes ; en 2005, cet établissement a néanmoins doublé ses capacités de production et a
pu vanter sa cheminée, « la plus propre d’Europe » selon la presse régionale. A présent, le spectre des délocalisations hante l’industrie de production alsacienne.
Les « usines-tournevis » ont vécu du fait de l’élargissement de l’Europe et de la
mondialisation. S’il veut conserver son socle industriel, tout le système alsacien doit se
repositionner sur la base d’un atout compétitif, fondé sur l’innovation. En ce sens,
l’internationalisation de la période précédente est une chance. Beaucoup d’établissements
appartiennent soit à de grandes entreprises, soit à ce que les Allemands appellent le
« Mittelstand », c’est-à-dire de grosses PMI fortes de plusieurs établissements et compétentes
par leurs fonctions stratégiques (recherche-développement, marketing, logistique).
194
Figure 37 : Les investissements allemands et suisses en Alsace
Agroalimentaire
Automobiles & industries de transport
Biens d’équipement & mach.-outils
Bois, verre, papier, carton, textile
BTP, céramique, travail des métaux
Chimie, biochimie, pharmacie, santé
Electronique, informatique, télécoms
Mécanique, électromécanique
Plasturgie
Haguenau
Strasbourg
Colmar
Les établissements industriels allemands
Vallée de la Thur
Agroalimentaire
Textile & habillement
Electricité, électronique
Biens d’équip., mach.-outils, méc. de préc.
Bois, verre, plastique
BTP, carrières
Chimie, pharmacie,
Métallurgie, métaux
La taille des cercles est proportionnelle aux établissements comptantde 50 à 1.000 salariés
Strasbourg
Colmar
Coin des TroisFrontières
Les établissements industriels suisses
L'apogée de l'emploi des firmes étrangères dusecteur industriel :
plus de 44.000 emplois en 1996
15%
34%
35%
Etats-UnisAllemagneSuisseJaponGrande-BretagneScandinavieItaliePays-Bas
De fait, l’actualité économique montre que des investissements très importants
continuent à être réalisés en Alsace par certaines firmes multinationales. A Rouffach par
exemple, l’établissement Behr-France conçoit des climatiseurs électriques pour l’automobile.
195
Dans la chimie suisse, une entreprise comme Novartis a ouvert un centre de recherches sur les
biotechnologies à Huningue en 2005. Et fin 2006, Liebherr a décidé d’investir 65 millions
d’euros sur son site de Colmar pour la conception et le montage de pelleteuses et de matériel
minier.
Mais le mouvement d’implantations de firmes étrangères peut-il être poursuivi avec de
nouveaux arrivants ? Mulhouse l’espère, lorsqu’elle accueille un business center pour les
investisseurs coréens. Cependant, tout semble vain pour les industries de main-d’œuvre, à
moins d’imaginer un dumping social indigne du modèle social européen. Les agences de
développement ont donc modifié leur stratégie. Autrefois, elles partaient à « la pêche au filet »
et ramenaient parfois de très belles prises. Aujourd’hui, leur marketing territorial consiste à
mettre les potentialités scientifiques en avant. L’Alsace est mieux positionnée que la moyenne
des régions françaises dans les domaines des neurosciences, de la biologie cellulaire et
moléculaire, du génie chimique et du génie génétique. En 2005, M. Barroso, le président de
la Commission européenne, a lancé l’idée de l’Institut Européen de Technologie (IET) qui
servirait « de pôle d'attraction pour les meilleurs cerveaux, idées et entreprises du monde
entier ». Strasbourg pourrait devenir son site d’implantation, ce qui serait à coup sûr un
avantage considérable pour la seule région rhénane connue pour sa french touch : les
Allemands ne disent-ils pas « vivre comme Dieu en France » ?
1.3.4 Le risque technologique Dans l’Union européenne, les Directives Seveso 1 (1982) puis Seveso 2 (1996)
contraignent les établissements industriels concernés à mettre en place une « politique de
prévention des accidents majeurs » et les « autorités compétentes » sont chargées de planifier
l’inspection systématique des installations dangereuses. En Alsace, la présence de nombreux
sites classés Seveso s’associe à de fortes densités de population (plus de 200 habitants au
km²). Les transports de matières dangereuses, l’industrie chimique et les activités nucléaires
sont en première ligne. Le risque industriel est donc une réalité tangible. Il débouche sur une
situation conflictuelle: faut-il sacrifier l’industrie classée Seveso au nom du principe de
précaution ? Ou bien faut-il faire reculer les zones habitées loin des sites concernés
(Zimmermann, 2004) ? En cas d’accident, la Directive Seveso rend obligatoire l’application de deux types de
plans d’urgences : le Plan d’Opération Interne (POI) est mis en oeuvre sous la responsabilité
196
du chef de l’établissement industriel et le Plan Particulier d’Intervention (PPI), préparé par les
services de l’Etat, fait appel aux secours publics sous l’autorité du préfet, si l’accident dépasse
les limites de l’usine. Les exploitants d’une installation classée Seveso sont tenus d’informer
les populations riveraines des risques encourus et de la conduite à tenir. La Direction
Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement (DRIRE) est le principal
organisme de surveillance.
Depuis 1987, un « espace de concertation » implique la maîtrise de l’urbanisation. Le
Plan Local d’Urbanisme (PLU) de la commune est adapté pour tenir compte du risque ; deux
zones concentriques sont définies autour de l’usine : il est interdit de construire des logements
dans le secteur le plus proche ; aucun établissement ne peut accueillir de public dans les deux
zones. Ainsi, en 2003, le préfet a stoppé les projets hospitaliers de Hoerdt à cause de la
raffinerie de Reichstett et a demandé la délocalisation de l’Epsan (l’Etablissement public de
santé Alsace Nord) à Brumath. L’industrialisation de la bande rhénane a repoussé la plupart des installations à risque
loin des villes. Les catastrophes peuvent néanmoins frapper de loin. Elles posent le problème
de la coopération transfrontalière, de l’harmonisation des normes, de la circulation de
l’information, de l’organisation des secours et des éventuels programmes de réhabilitation.
Ainsi, le 1er novembre 1986, une partie de l’usine Sandoz de Schweizerhalle, en amont de
Bâle, brûlait. Infiltrés dans le sol jusqu’à 15 mètres de profondeur, les produits toxiques ont
imprégné 35.000 tonnes de terre. Les effluents des pompiers se sont écoulés dans le Rhin tout
proche. Ils en ont détruit la faune et la flore sur des centaines de kilomètres. Après la
catastrophe écologique sont venues les querelles juridiques. Les ministres concernés des pays
riverains du Rhin se sont rendus à Zurich afin de réclamer des indemnités à Sandoz. Les
plaintes d’associations d’écologistes, de pêcheurs, d’une famille bâloise dont un membre
asthmatique était décédé, ont débouché sur une série de procès. Mais Sandoz a su rattraper la
balle au bond. Les causes du sinistre n’ont jamais été clairement élucidées ; en fin de compte,
la responsabilité pénale de l’entreprise n’a pas été engagée. Sandoz a rapidement monté une
contre-offensive en indemnisant certains plaignants et en débloquant 10 millions CHF pour la
création d’une fondation vouée à la connaissance du Rhin à laquelle la WWF et le CNRS ont
été associés. L’objectif prioritaire de la fondation est la réintroduction du saumon de
Rotterdam à Bâle. En 1996, le premier saumon péché depuis des lustres dans le fleuve a été
capturé juste en amont du barrage d’Iffezheim près de Baden-Baden.
197
A long terme, les progrès des sciences et des techniques réduisent les facteurs de
risques technologiques ; et l’ère de l’industrie dangereuse se terminera grâce à de nouveaux
matériaux et à de nouveaux procédés de fabrication. Ainsi, le réacteur nucléaire de recherche
est en cours de démantèlement ; et l’usine General Motors de Strasbourg n’est plus classée
Seveso depuis l’introduction d’un nouveau procédé de traitement thermique. Mais le chapitre
industriel n’est pas encore clos que, déjà, surgissent les ambiguïtés du génie génétique, que
des comités d’éthique essaient de contrôler dès à présent dans l’ensemble du Rhin supérieur.
Figure 38 : Le risque technologique en Alsace
0 50 km
BâleCiba, Novartis, Roche
OttmarsheimPec-Rhin, Armbruster
Chalampé Rhodia,ButachimieIllzachTym
HombourgTym
LauterbourgRohm et Haas
Dow Agrosciences
La Wantzenau Bayer
Strasbourg CRR, Prodair Rubis, SES 1 et 2, Danzas, Johnson Controls
OberhoffenAtofina
Reichstett CCR, Antargaz, Butagaz
Etablissement classé Seveso
Réacteur nucléaire
Désastre chimique Bio-passagers clandestins
N.B. Dans le canton de Bâle-Ville, cinq établissements seraient Seveso ;le canton de Bâle-Campagne ne propose pas cette classificationqui pourrait concerner 10 à 15 établissements
DrusenheimDow AgrosciencesDow France
HerrlisheimRhône-Gaz
ErsteinDow France
FessenheimCentrale Nucléaire EDF
Biesheim Péchiney-Rhénalu
Village-NeufDMS,Propetrol
Schweizerhalle1986
Wingen-sur-ModerLalique
MarlenheimComptoir Agricole
MolsheimBugatti
TurckheimMatussière et Forest
RouffachGAEC Stiermatt
CernayDu Pont de Nemours, Bima 83
Thann & Vieux-ThannAlbermale PPC,
Millenium Inorganic Chemicals
MulhouseRhodia, Nufarm
Sundhoffen Armbruster
Huningue DMS, Clariant, Carpenter, TFL
ENSMU de Chimiemars 2006
CronenbourgRéacteur Nucléaire Universitaire
(en démantèlement)
198
2 Une région logistique : les incertitudes du carrefour U__________________________________________________________________________________
Il est banal de présenter l’Alsace comme un carrefour au centre de l’Europe. Mais
cette image relève davantage du marketing territorial que d’une réalité solidement établie. Un
carrefour n’a rien de naturel. Il est le résultat d’une construction qui mobilise de puissants
moyens, qui se fonde sur une volonté économique et politique, et qui est précédé par une
vision du territoire. C’est ainsi que des carrefours se créent et se déplacent tout au long de
l’histoire. Dans l’antiquité, Brumath a fortement concurrencé Strasbourg. Et avant l’époque
du chemin de fer, la petite ville de Mulhouse était davantage contournée que connectée aux
grands axes. On verra que l’idée d’un carrefour alsacien se pose en termes différents en
fonction des échelles que l’on envisage.
A l’échelle de la région toute entière, le territoire se présente volontiers une région
interface entre la France, l’Allemagne et la Suisse. Mais les infrastructures posent problème
car les frontières nationales produisent un effet relatif de barrière. Ainsi, il n’existe qu’un seul
franchissement autoroutier du Rhin, situé non pas dans la région de Strasbourg comme cela
serait logique du fait de l’importance des flux, mais dans celle de Mulhouse. Cette
incomplétude conduit à un contournement de l’Alsace par de grands axes concurrents. Faut-il
s’en réjouir en écartant ainsi des facteurs de pollution et de congestion ? Ou bien cela
provoque-t-il une perte de compétitivité économique par un déficit d’accessibilité ?
A l’échelle des différentes régions qui composent l’Alsace, Strasbourg, le Centre-
Alsace et le Sud-Alsace ont des soucis différents. L’agglomération-capitale dispose de
moyens puissants, de solutions intermodales entre la route, le fer et la voie d’eau, mais elle
souffre d’un déficit de connexion avec l’Allemagne, quel que soit le mode de transport pris en
compte. Le Centre-Alsace est d’abord un axe nord-sud incarné par l’étrange combinaison
A35-RN83 où le trafic augmente de manière importante. Les accidents y provoquent à présent
des bouchons spectaculaires. Au Sud, Mulhouse devrait logiquement former un triple X
routier, fluvial et ferroviaire mais celui-ci ne s’incarne que dans le carrefour autoroutier A35-
A36. Le Rhin donne la direction nord-sud mais l’abandon du canal Rhin-Rhône à grand
gabarit en 1997 a sonné le glas d’une croix fluviale. Le TGV-Est établit lui aussi une liaison
nord-sud (2007) et le TGV Rhin-Rhône (2012) devrait ouvrir une branche vers l’ouest ; mais
la quatrième branche vers Fribourg-en-Brisgau reste utopique.
199
A l’échelle locale, les problématiques de la logistique des entreprises et des mobilités
des ménages ne peuvent se suffire à elles-mêmes. Ces questions s’intègrent aux éléments d’un
système territorial à la recherche de son assiette. L’Alsace est de plus en plus densément
peuplée sur la base d’un processus de périurbanisation étendue. Elle se fractionne en micro-
territoires plus ou moins structurés par les diverses formes prises par les intercommunalités.
Elle est en outre traversée par de puissants flux de transit. Pour les aménageurs, les situations
concrètes deviennent rapidement conflictuelles. Il devient ainsi de plus en plus difficile de
faire admettre la nécessité de nouvelles infrastructures parce qu’elles dégradent
nécessairement la qualité de la vie au niveau local.
Au quotidien, pour les entreprises comme pour les ménages, les problèmes de
transport apparaissent apparentés jusqu’à un certain point, même s’il est question d’activités
logistiques pour les premières et de mobilités pour les seconds. Les deux se préoccupent de
délais, de distances, de coûts, et de plus en plus fréquemment, de durabilité et d’intermodalité.
L’implantation d’une entreprise comme d’un lieu de résidence n’est pas neutre par rapport à
ces questions. Et les exigences du « temps réel » poussent à la mise en œuvre de réseaux de
plus en plus performants, soumettant les infrastructures et leurs utilisateurs à des tensions
accrues. Le mode routier connaît ainsi une position hégémonique en dépit de la congestion
qui le menace. L’intermodalité reste une pratique secondaire malgré la montée en puissance
des ports rhénans pour les marchandises conteneurisées et du park and ride (P + R) pour les
voyageurs (on gare sa voiture et on continue en transports en commun)
2.1 La grande vitesse
La grande vitesse ferroviaire et le mode aérien créent de fortes disparités en termes
d’accessibilité des territoires. Seul un nombre limité de nœuds multimodaux est à même de
satisfaire à cette logique. Il en résulte des discriminations grandissantes, ce qui n’interdit pas
l’émergence de niches de marché inattendues, à l’image des réseaux des compagnies
aériennes à bas coût (low cost). Malgré ses deux plates-formes aéroportuaires et son TER 200,
l’Alsace se sent marginalisée, faute de TGV jusqu’à l’arrivée du TGV-Est en 2007. Et le TGV
Rhin-Rhône se profile à son tour à l’horizon 2011. Le premier croquis présente les enjeux des TGV en termes d’accessibilité, de
contournement partiel de la région et d’aménagement du territoire. Le deuxième croquis
articule la problématique TGV avec celle des aéroports du Rhin supérieur.
200
2.1.1 Le TGV, un aiguillon pour les territoires
En 2007, vingt-six ans après l’inauguration du premier TGV, l’Alsace se connecte sur
le réseau TGV-Est (après un signe annonciateur fin 2004 avec Marseille via Lyon grâce à la
liaison sur les voies existantes). Pourtant, on ne verra pas de Ligne à Grande Vitesse (LGV)
en Alsace avant 2013 au mieux (M. Loos, ministre de l’industrie, a promis des travaux pour
2008). Pourquoi la région est-elle restée si longtemps en marge du phénomène TGV ? Et
quelles sont les perspectives qui s’annoncent pour les années à venir ?
Dès la conception du réseau TGV, la SNCF a cherché à concurrencer l’avion à
l’échelle nationale. Il fallait sortir des grands espaces du Bassin Parisien, éviter les villes
moyennes-grandes (comme Dijon, Amiens, Orléans…) pour rejoindre les métropoles de
province situées vers les extrémités du territoire national. Si les LGV partent de la capitale,
les TGV circulent souvent à vitesse traditionnelle sur de nombreuses lignes anciennes.
L’Alsace a tardé à entrer dans cette logique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la SNCF a
longtemps effectué ses calculs de rentabilité sans tenir compte d’éventuelles connexions avec
l’Europe centrale ; de ce fait, le marché offert par Strasbourg paraissait maigrelet. Quant au
concept de TGV Rhin-Rhône, il repose sur une transversale européenne qui « shunte » Paris,
même si sa branche Ouest y conduit via Dijon. Enfin, le lobby alsacien a été long à s’activer ;
initialement, le TGV-Est avait été proposé par François Mitterrand en 1984 pour relier Paris
et Francfort (sans passer par Strasbourg) ; à la même époque, le projet Rhin-Rhône avait été
porté par M. Chevènement à Belfort. Et l’appellation « TGV-Est » n’est-elle pas l’illustration
d’un point de vue parisien ? Les années 1990 ont finalement connu la mobilisation des élus
alsaciens et, en 1997, le colloque organisé à Mulhouse a proclamé la nécessité de la
« concomitance des deux projets ». Enfin, outre les TGV-Est et Rhin-Rhône, il existe un 3P
eP
projet, dont personne ne parle en Alsace : en 2004, l’Union européenne a affirmé la nécessité
d’une LGV Bruxelles – Luxembourg – Strasbourg. Avec 3 lignes, la capitale alsacienne
pourrait donc devenir le premier carrefour européen de la grande vitesse ferroviaire après
Paris !
L’Alsace va combler un retard important avec l’arrivée des TGV-Est et Rhin-Rhône.
Déjà, la SNCF annonce une augmentation de 50% du nombre de voyageurs en gare de
Strasbourg. Pourtant, les effets-TGV peuvent être négatifs, comme on a pu le constater dans
201
certaines régions dont les aéroports ont subi une véritable douche froide. La desserte par les
TGV ne sera pas la conclusion de désirs exprimés il y a deux décennies déjà, elle est au
contraire un point de départ pour la réflexion territoriale.
Tableau 20 : Croissances urbaines en France et accessibilité ferroviaire
Les villes françaises : croissance de la population et offre de TGV
Données INSEE et SNCF 1990-1999
-10
-5
0
5
10
15
20
1-M
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r2-
Toul
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3-N
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en %
TGV sur ligne à grande vitesse
TGV sur ligne anciennePas de TGV: TER ou grandes lignes
Les spécialistes de la géographie des transports évoquent le « fétichisme des
infrastructures ». A l’évidence, il n’y a pas d’effet mécanique entre l’installation d’une ligne
TGV et la croissance économique ou démographique. Dans la décennie 1990, Strasbourg a
bien prospéré sans avoir le moindre TGV, en occupant le 8P
eP rang pour la croissance des
grandes villes françaises, ce qui est nettement mieux que Lyon et Lille pourtant fortes de leur
excellente desserte TGV. Inversement, les agglomérations françaises championnes de la
croissance se sont contentées d’un TGV poussif puisque, à cette époque, les lignes à grande
vitesse étaient confinées dans le Bassin parisien. De manière générale, pour croître, mieux
vaut donc être une capitale de Région, développer les hautes technologies, se situer dans un
Midi ou au bord de la mer. Et malheur aux villes vouées aux industries anciennes ! Le TGV met les villes de province en concurrence. Qu’il s’agisse de tourisme ou des
implantations des entreprises, le carrefour international l’emporte sur les autres géométries car
il multiplie les opportunités ; la position de Lille sur un « Y » attire depuis Paris, Londres et
Bruxelles. Lyon, sur un axe de passage à grande vitesse, est moins bien placée et peine à
valoriser sa gare TGV de l’aéroport Saint-Exupéry. Strasbourg l’est encore moins avec une
desserte par les lignes « historiques » à partir de Baudrecourt en Lorraine et une liaison
compliquée vers l’Allemagne. Mais il faut surtout voir le problème depuis Paris, qui bénéficie
202
de 31 nouvelles destinations plus rapides avec le TGV-Est, avec les meilleures fréquences et
les meilleurs temps de parcours. Les Parisiens auront le choix : amateurs de randonnée, iront-
ils en week-end dans les Vosges, les Ardennes, le Jura, les Alpes ?.. Férus de culture,
préféreront-ils le Louvre 2 près de Lille, Beaubourg 2 à Metz ou la Fondation Beyeler à Bâle
? La Folle Journée de Nantes ou le festival Musica de Strasbourg ? En décembre, le marché
de Noël de Strasbourg ou plutôt la Fête des Lumières à Lyon ? Pour le tourisme alsacien, la
capacité à valoriser le patrimoine et à créer des événements attractifs devient dès à présent une
donnée stratégique. Figure 39 : L’Alsace connectée à la grande vitesse ferroviaire
Paris 2h19
Lille3h 18
Strasbourg
Dijon1h 35
Lyon 3h
Montpellier 4h 20
Marseille 4h 45
Bordeaux 6h 56
Poitiers 5h 14
Angers 4h37
Le Mans 4h
Francfort
Stuttgart1h 21
Mannheim
Munich
Roissy 2h24
Ulm
Milan
Turin
Cologne
LGV-Est
ZurichBâle
Besançon 1h 15
LGV-Rhin-RhôneBranche Est
Genève
Sarrebruck
Karlsruhe0h45
Nantes5h15
Barcelone 6h 35
TGV : Train à Grande VitesseLGV : Ligne à Grande Vitesse
Mulhouse
Paris Strasbourg 2h 19
Dijon
Lyon
Belfort-Montbéliard 2h 30
Francfort 4h 04
Stuttgart3h 39
Mannheim
Munich
Milan
Turin
Cologne
LGV-Est
Zurich 3h 45
Bâle 2h 50Besançon
2h
LGV-Rhin-RhôneBranche Est
Genève
Sarrebruck 2h 11
Mulhouse 2h 30
Belfort-Montbéliard 0h 55
Données SNCFet
Association TGV Rhin-Rhône-M éditerranée
NiceMeilleurs temps
3 heures2 heures1 heure
0 200 km
Toulouse
Berne 3h 45Lausanne 3h 30
Nancy 1h 30
La progression des meilleurs temps directs grâce aux TGV-Est et Rhin-Rhône
En progrès depuis Strasbourg :
En progrès depuis Paris :
TGV-Est été 2007
TGV Rhin-Rhône2011 (?)
+ Munich à partir de l’hiver
Pour Strasbourg, la Magistrale n’est pas acquise. Les TGV peuvent faire de l’Alsace
un carrefour européen, avec les axes Francfort – Lyon et Paris – Munich. Ce dernier apparaît
sous le concept de Magistrale, qui pourrait bien se décaler plus au nord, via Sarrebruck,
Mannheim et Stuttgart (Karlsruhe est évitée par le nord). Le marché est plus important dans
ce secteur, Mannheim constitue un nœud ferroviaire de premier plan en Allemagne et les
lignes à grande vitesse y sont plus performantes qu’à la hauteur de Strasbourg. En 2007, les
ICE 3 emprunteront cet axe-là et la société commerciale du TGV-Est devrait s’implanter à
Sarrebruck. En ce sens, il y a une urgence absolue à créer une liaison à grande vitesse entre
Baudrecourt, à l’extrémité de la LGV française, et Stuttgart via Karlsruhe.
203
L’intégration dans un archipel métropolitain est essentielle. De nos jours, les
métropoles mondiales les plus performantes travaillent en réseau immatériel pour pouvoir
développer l’économie de la connaissance et la société de l’information. Par effet de levier, le
principe du réseau permet à chaque ville d’obtenir plus qu’elle ne donne individuellement. La
connexité – le fait de se brancher dans d’autres villes - joue un rôle bien plus important que la
vitesse pure. A Karlsruhe par exemple, le réseau CLOE (Clusters Linked Over Europe)
associe la ville à Nottingham, Lyon, Linz, Timisoara, Kaliningrad (dans l’enclave russe de
l’ancienne Prusse orientale), Tartu (Estonie) et Värland (Suède) ; en Inde, CLOE a signé un
partenariat avec une trentaine d’entreprises de l’automobile de la région de Mumbai (autrefois
Bombay). Lorsqu’un archipel métropolitain se crée, il faut que ses membres puissent aisément
se rencontrer, au-delà du flux d’informations électroniques du quotidien. Dans cette logique,
quelles sont les villes que les TGV-Est puis Rhin-Rhône vont rapprocher de Strasbourg ? La
situation n’est pas enthousiasmante ; si l’on veut faire un aller-retour dans la journée en
France, on ne sort pas d’un grand Nord-Est français ; au-delà, l’avion reste toujours le maître.
Et surtout, les TGV apportent peu de gains de temps significatifs vers le monde rhénan, un
comble pour « la capitale de l’Europe ». Pour beaucoup de décideurs alsaciens, le primat de la
liaison avec Paris aura été une obsession alors qu’il y aurait plus à gagner en jouant la carte
européenne. « Oubliez Paris et pensez à votre carrefour européen » s’est exclamé Bruno
Bonduelle, président de la CCI de Lille-Métropole, lors du Forum des villes en décembre
2006.
Le TGV est un concept qui nécessite une appropriation locale. Si la grande vitesse
ferroviaire ne sera pas un marché de dupes, mais deviendra au contraire un puissant facteur de
développement territorial, ce sera grâce au jeu des acteurs régionaux. Un jeu dont il faut
construire les règles dès à présent. Le problème numéro 1 concerne la gare centrale. A Lille,
Lyon et Marseille, on la transforme en centre d’affaires avec des tours de bureaux, en centre
commercial et en complexe culturel ; à Bâle, la faculté de droit vient de s’installer dans le
nouvel ensemble immobilier de la gare centrale. L’intermodalité est optimisée : on reporte les
flux routiers (bretelle d’autoroute, dépose-minute et parkings automobiles, gare d’autocars)
derrière la gare où on dispose d’un no man’s land à requalifier avec des triages en friche,
d’anciens dépôts ou encore des fortifications déclassées ; devant la gare, l’automobile
disparaît au profit des piétons, des tramways, des bus urbains, des deux-roues et autres rollers.
Tout ceci passe par le souci du confort des personnes, comme la minimisation des distances à
parcourir et des rampes à franchir, la maximisation du confort climatique et du plaisir
visuel… Un autre problème concerne la desserte de la région à partir de cette gare, où une
204
arborescence de plus en plus fine et ramifiée doit pouvoir compter sur les TER, tram-trains et
autocars. Avec, pourquoi pas, des funiculaires dans les Vosges au-delà des terminus TER. Si
et seulement si ce réseau-là fonctionne bien, avec des correspondances irréprochables et avec
une tarification attractive et pratique, alors il n’y a nul besoin d’arrêter le TGV, cet esclave du
chronomètre, dans d’autres gares régionales. Il apparaît que bien au-delà des questions de transport, les TGV constituent un
puissant levier pour l’aménagement du territoire, mais que seul un système régional complexe
pourra concrétiser cette opportunité exceptionnelle de développement. On le voit, le TGV
n’est que le maillon d’un projet à la fois urbain, régional, rhénan et européen. Quelle sera
l’Alsace de ce siècle ? Une « réserve d’Indiens » frappée de mélancolie et repliée sur elle-
même ? Un espace doté d’une jolie vitrine TGV mais peu producteur de richesses ? Ou bien
un territoire métropolisé, fort de ses réseaux et décliné en figures fractales depuis
l’hypercentre qu’est la gare TGV jusque vers ses recoins les plus retirés ? L’élaboration de ce
troisième scénario nécessite d’affronter la complexité sur la base d’une coopération générale
des institutions, des entreprises et des associations. Sans doute manque-t-il un chef de file, qui
devrait probablement être la Région Alsace, mais dont les compétences réglementaires
apparaissent aujourd’hui trop limitées.
2.1.2 La nouvelle donne aérienne
Alors que la décennie 1990 a été caractérisée par la croissance continue des trafics des
aéroports de Strasbourg-Entzheim et de Mulhouse-Bâle (EuroAirport), toute une série de
remises en cause a marqué les années 2000 : échec du logisticien DHL à Strasbourg, choc
général du 11 septembre 2001, faillite de la Swissair finalement rachetée par la Lufthansa,
irruption soudaine des plates-formes badoises, arrivée des compagnies low cost, impacts
attendus du TGV-Est… Dans ce malstrom suscité par le libéralisme économique, que peut-on
discerner ? Au sein d’une région aussi densément peuplée que le Rhin supérieur, un aménagement
rationnel consisterait à concentrer les flux sur un nombre restreint de plates-formes
aéroportuaires afin d’économiser l’espace bâti et d’empêcher le saupoudrage des nuisances. Il
se passe exactement le contraire entre Karlsruhe et Bâle. Dans les années 1970 déjà,
Strasbourg était restée sourde à la proposition de Karlsruhe en vue de la création d’un
aéroport commun à Roechswoog. Puis, après la guerre froide, les militaires de l’OTAN ont
déserté leurs bases allemandes de Baden-Baden, de Lahr et de Bremgarten. Aujourd’hui, à 60
205
km de Strasbourg, voici le Baden Airport (Söllingen), propriété de l’Aéroport de Stuttgart, de
la Ville de Karlsruhe et du Land de Bade-Wurtemberg. Parti de zéro en 1996, il table sur
800.000 passagers en 2006, disposant d’une capacité de 2 millions de passagers avec sa
nouvelle aérogare. Son parc d’activité compte 1.200 emplois. Chassée de Strasbourg par un
procès, la compagnie low cost Ryan Air y est en pleine croissance ; elle dessert Marseille à
partir de 2006. Au Black Forest Airport de Lahr, la société Flugplatz Lahr était détenue à
l’origine par 42 actionnaires privés mais, après sa faillite, elle a été reprise par le groupe
australien Wiggins basé à Londres. A Lahr, près le refus du Land de Bade-Wurtemberg d’accorder une licence pour les
vols de passagers, Roland Mack, à la tête du parc d’attractions Europa-Park (3,9 millions de
visiteurs en 2005), a pesé de son influence au sein de l’Union Chrétienne-Démocrate (CDU)
qui dirige le Land. Il s’agit d’organiser un pont aérien entre Europa-Park et l’Angleterre. En
mai 2006, le Land du Bade-Wurtemberg a accordé son autorisation pour un aéroport qui ne
touchera pas de subventions, contrairement au Baden Airport. Déjà, le Black Forest Airport
table sur 1,2 million de passagers en 2011. Enfin, à Bremgarten, le parc d’activité apporte de précieuses ressources foncières aux
entreprises de la région de Fribourg-en-Brisgau ; et l’aéroport développe des vols charters.
Voilà qui commence à concurrencer l’aéroport de Strasbourg-Entzheim. La Lufthansa y a
supprimé ses lignes vers l’Allemagne ; elle préfère acheminer ses clients par autocar vers
Francfort (un flux de 60.000 passagers par an). En 2007, avec l’arrivée du TGV-Est en ville,
l’aéroport subit un coup terrible puisque la moitié au moins sinon les deux tiers de son trafic
concernent Paris !
Quant à Bâle et Mulhouse, elles ont construit leur aéroport binational à partir de 1946,
ce qui constitue aujourd’hui encore un tour de force juridique inégalé en Europe. Depuis
2000, la superstructure de l’EuroAirport jette ses colonnes en Y vers le ciel ; cette année-là, la
plate-forme a connu son apogée avec 3,783 millions de passagers et 77.000 tonnes de fret
avionné ; l’emploi y a culminé à 7.113 postes en 2002. Les 230 millions d’euros investis dans
l’extension des infrastructures visaient un flux de 5 millions de passagers, le hub de Crossair
(une filiale de Swissair) permettait d’atteindre quotidiennement 62 villes en Euroméditerranée
et les prévisions étaient de 8,5 millions de passagers à l’horizon 2020. Tout cela a été balayé
par la faillite de Swissair en 2002, et l’activité est redescendue au niveau de 1995. Mais
l’arrivée des compagnies low cost, easyJet en tête, a sonné l’heure de la reprise. Et fin 2005,
206
Le Point, une société altermondialiste spécialisée vers l’Afrique, est revenue sur son lieu de
naissance. Face à l’aéroport, un projet de golf et de centre d’affaires international prend
forme. Le 8 décembre 2006, le record de 2000 est tombé avec le franchissement de la barre
des 3,8 millions de passagers. Mais, comme elle l’avait fait en 2004 contre Ryan Air à
Strasbourg, la compagnie Air France a obtenu la condamnation d’easyJet par le tribunal
administratif de Strasbourg en mai 2006.
Figure 40 : Configurations aériennes
207
Strasbourggare centrale
Entzheim
Autoroute
Routedépartementale
Lingolsheim
Entzheim-gare
Strasbourg-Entzheim- gare en train :- Temps de parcours : 9 à 15 minutes- 4 euros A/R- Fréquences : 11 A/R jours ouvrables 10 A/R w eek-end
- Horaires en semaine (départ S trasbourg) : 6 trains de 5h35 à 7h53, 1 train à 9h36, à 12h10, 3 trains de 18h01 à 18h09
Projet tram -train 2009 : tous les quarts d’heure
Illkirch Lixenbuhl tramway
Bâle gare centrale
En projet :terrain de golf etaffaires internationales
Check pointfranco-suisse
Routedénationalisée
Autoroute
EuroAirport
Gare de Saint-Louis
0 1 km
Accès gares - aéroport :
- Depuis Bâle : bus N°50,trajet de 14 minutes, un départ toutes les 15 minutes
- Depuis Fribourg :12 bus par jour, trajet de55 minutes, entre 3h45 et 19h30, 30 euros A/R
- Depuis Mulhouse :autocar n°755, 4 lia isons/jour,trajet de 45 minutes
L’accès de Strasbourg-Entzheim
L’accès de l’EuroAirport
Ligne régulière
Vol d’été
Fret
“Le Point-Afrique”
L’EuroAirport au long coursEuro
AirportStrasbourgEntzheim
Trafic Bâle- Strasbourg-passagers Mulhouse Entzheimmillions2000 3,78 2,03 2001 3,55 2,122002 3,06 2,022003 2,49 2,07 2004 2,55 1,942005 3,30 1,952006 4,02 2,03
Navette bus Lixenbuhl - Aérogare3 par heure de 5h à 22 h
(semaine), 9,30 euros A/RTemps de trajet estimé : 12 minutes
Baden Airpark
Söllingen
KARLSRUHE
STRASBOURG
EntzheimBlack Forest AirportLahr
Bremgarten
FRIBOURG
MULHOUSE
BALE
ZURICHMONTBELIARD
Louvigny
EuroAirport
KlotenCourcelles
COLMAR
Malbouhans
Aéroparc
NANCY
BELFORT
LURE
Liaisons passagersintercontinenta les
Plus de 2 millionsde passagers par an
Vo ls réguliers,charters et de fret
Spécialisations :
Charters
Affaires
Accessibil ité ferroviaire directe
0 120 km
Reconversion :
Activités industriel les et logistiques
Fermeture évitée depeu (2006) et reconversion partielleen parc d’activités
Ryana
ir 20
04DHL 1996-2000
Les principalesdestinations
en 2006depuis :
Entzheim
EuroAirport
Paris
Londres
Barcelone
Palmade Majorque
Berl in
Munich
Francfort
Hambourg
Nantes
BordeauxToulouse
Marseille
Nice
LilleBruxelles
Amsterdam
Lyon
Tout ceci fait évidemment désordre dans la région de l’Oberrhein qui se flatte par
ailleurs des nombreuses réalisations dues à la coopération transfrontalière. Le monde
aéroportuaire est d’abord devenu une sorte de laboratoire du libéralisme économique, avec ses
succès et ses échecs. La concurrence règne en maîtresse incontestée entre les villes, les
entreprises, l’avion et la grande vitesse ferroviaire.
208
2.2 Les réseaux inachevés des transports de marchandises
A priori, la situation frontalière de l’Alsace constitue un atout (Forthoffer, 1997). De
nombreuses entreprises installent leurs bases logistiques dans le Rhin supérieur afin de
rayonner sur les pays environnants. En outre, le Rhin offre un corridor de grand gabarit fluvial
qui mène directement à Rotterdam et à Anvers, voire à la Mer Noire. Et Bâle est
traditionnellement la première porte d’entrée de la Suisse. Mais toute région frontalière se
caractérise par de nombreuses coupures dans les réseaux, qu’il s’agisse des infrastructures (on
compte moins de ponts sur le Rhin aujourd’hui qu’en 1938) ou des systèmes organisés par les
professionnels de la logistique. En particulier, la culture d’entreprise de la SNCF, un
monopole d’Etat, ne se marie pas avec le monde diversifié des sociétés rhénanes. Dans ces
conditions, le transport intermodal reste problématique dans le Rhin supérieur, alors même
que les routes et les autoroutes sont de plus en plus engorgées. Ces perspectives seront
examinées dans un contexte multiscalaire, depuis les nœuds constitués par les plates-formes
multimodales jusqu’aux connexions fluvio-maritimes globales.
Le premier croquis replace l’Alsace dans le contexte du Grand-Est français. Le
deuxième évoque les impacts des nouvelles traversées alpines via les tunnels ferroviaires de la
Suisse. Le troisième s’intéresse aux plates-formes intermodales rhénanes. Le quatrième
revient sur l’abandon de la liaison à grand gabarit vers la Saône et le Rhône.
2.2.1 Le Grand-Est français multimodal L’Alsace se situe à peu près à équidistance des façades portuaires qui encadrent
l’Europe occidentale. Importantes en volume, les exportations et les importations de
marchandises y sont relativement équilibrées. Les flux peuvent utiliser les autoroutes, les
voies de chemin de fer et le Rhin à grand gabarit. Ils passent obligatoirement par des plates-
formes logistiques, qui se dispersent sur tout le territoire alsacien, ou bien qui se regroupent
dans des espaces dédiés. En règle générale, le mode routier est mobilisé, mais il existe des
plates-formes bimodales (route et fer, route et voie d’eau, voire route et aéroport) ou bien
trimodales (le port de Strasbourg pour l’essentiel). Aujourd’hui, le système de transport
évolue rapidement à partir des problèmes rencontrés par les ports maritimes, fréquentés par
des porte-conteneurs de plus en plus grands, parfois chargés de plus de 8.000 EVP
(conteneurs Equivalent Vingt Pieds) en attendant bien davantage dans les prochaines années.
Les ports doivent donc manipuler ces « boîtes » au plus vite et les réexpédier sans délai, pour
209
ne pas manquer de place à quai. Ils cherchent des plates-formes d’arrière-pays pouvant
accueillir des flux massifiés, installées sur plusieurs centaines d’hectares, recevant des
navettes fluviales ou ferroviaires, ainsi que des camions. Les conteneurs y parviennent ou en
repartent dans d’innombrables directions, de plus en plus ramifiées au fur et à mesure que l’on
s’éloigne des plates-formes. Elles-ci développent en outre des fonctions diversifiées, comme
le dépotage des conteneurs ou encore l’indistribution (lorsqu’une entreprise associe le travail
industriel et le transport sur le même site).
Mais, face à une demande de méga plate-forme intermodale, aucun emplacement
n’existe en Alsace. Les sites disponibles de 50 ha au maximum se comptent sur les doigts de
la main (Zurbach, 2004). Par contre, ailleurs dans le Grand Est français, l’espace est souvent
disponible du fait de la faiblesse de l’urbanisation et des densités de population, voire de la
présence de friches industrielles reconverties. On voit donc émerger un axe « lotharingien »
reliant la Moselle et la Saône. A Metz, la SNCF a installé son hub de fret ferroviaire pour
l’Europe. Et depuis l’abandon du projet de canal à grand gabarit entre le Rhin et la Saône en
1997, le Rhin supérieur ne peut plus se connecter sur la Méditerranée. L’Etat français avait
alors proposé un original Contrat de plan interrégional entre la Bourgogne, la Franche-Comté
et l’Alsace pour l’établissement de mesures compensatoires. Pourfendeurs du canal, les
écologistes y défendaient la rénovation de la ligne ferroviaire qui serpente le long des
méandres du Doubs et dont les tunnels sont trop étroits pour laisser passer des conteneurs.
Mais le Réseau Ferré de France n’a pas réalisé les études de la rénovation de cette ligne. Au
nord de l’Alsace se pose un autre problème : le TGV-Est mobilisera de nombreux sillons
horaires qui gêneront ou empêcheront le passage du fret ferroviaire. Pendant ce temps, la
Lorraine, la Bourgogne et la Champagne-Ardenne s’activent, améliorent ou créent de
nouvelles zones logistiques. Deux nouveaux carrefours multimodaux se construisent ainsi
autour de Metz et de Dijon. En 2005, une étude s’intéresse à la faisabilité d’une liaison
fluviale à grand gabarit entre la Moselle et la Saône.
Figure 41 : L’Alsace au sein du Grand-Est français multimodal
210
Trafic de fre t ferroviaire :
0 120 kmVers Le Havre Vers Anvers - Rotterdam
Terminal de transport combiné SNCF et ses filialesOpérateur privé (TAB)...En chantier
Plate-forme multimodale fluviale.... En chantier
Fret aérien - routier
Athus (Belgique) -Toul
Rénovation de lignes de fretprogrammées 2000-2006
Bonneuil-sur-Marne
Rungis
Villeneuve-St-Georges
Lauterbourg
Nancy
Metz
Port deStrasbourg
Port deColmar
Toul
Port de BâleVesoul
Chalindrey
Troyes
Reims
Lons-le-Saunier
Dijon PagnyPerrigny
Chalon
Mâcon
Lyon
Très importantImportant
Moyen Ciblé
Port deMulhouse
Dijon
Navettes ferroviaires deconteneurs depuis Marseilleouvertes entre 1997 et 2002
Depuis Anvers-Rotterdam Modalohr 2007
Navettes fluviales sur les voies d’eau à grand gabarit (Saône depuis 2004)
Lyon Chalon-sur-Saône
Toulouse
Bordeaux
MetzStrasbourg
Rotterdam
Pagny
Nancy
Anvers
Dourges
Port fluvialPort sec
Le rail, les fleuveset les ports
Luxembourg
Perpignan
Marseille-Fos
Tous ces signes indiquent la marginalisation progressive de l’Alsace dans le contexte
du transport intermodal. Certes, les ports de Strasbourg et de Mulhouse-Ottmarsheim
continuent de développer leurs terminaux de conteneurs. Et malgré leur paysage
« industriel », ces ports apparaissent exemplaires dans leur développement. En effet, ils sont
faciles à sécuriser, ils consomment peu d’énergie à la tonne transportée et ils concentrent les
nuisances en un nombre limité de points et d’axes. Néanmoins, en Alsace, la croissance des
transports reste d’abord fondée sur le mode routier. Les logisticiens ne cessent de construire
de nouveaux entrepôts et garages. Ces plates-formes de moindre taille se dispersent dans le
territoire car le camion peut facilement aller partout ; et souvent, les terrains sont moins chers
en zone rurale. Ce type de croissance consomme beaucoup d’espace et d’air pur. Il n’en crée
pas moins beaucoup d’emplois.
2.2.2 La traversée des Alpes Dans une Europe qui redoute la congestion générale de ses autoroutes à l’horizon
2020-2030, la Suisse a empoigné le problème de la traversée des Alpes en optant pour le
développement du fret ferroviaire. Il s’agit d’une politique menée à long terme avec le plein
accord des citoyens ; le référendum de 1992 a donné le feu vert au percement de nouveaux
tunnels ferroviaires et celui de 2004 a interdit l’extension de la plupart des autoroutes
helvétiques. Pour les citoyens suisses, si la lutte contre la pollution n’a pas de prix, elle a un
211
coût pleinement assumé. Un trajet Fribourg-en-Brisgau / Lugano-Vedeggio est facturé
environ 400 euros pour le transit de nuit d’un camion de 40 tonnes avec son chauffeur en
wagon-couchette, et le gouvernement fédéral subventionne encore le transport combiné à
hauteur de 1,9 milliard d’euros chaque année. La facture des grands travaux des seuls tunnels
du Saint-Gothard et du Lötschberg s’élève à 9 milliards d’euros financés par les impôts et les
péages autoroutiers des camions.
Les décisions helvétiques s’adossent à une forte culture ferroviaire (avec les Japonais,
les Suisses sont les champions du monde du kilométrage ferroviaire parcouru par habitant),
tout comme à la faiblesse des lobbies routiers et à l’influence des logisticiens rompus au
transport multimodal. Ainsi, la société HUPAC AG s’est installée à Chiasso (Tessin) en 1967
sur la base d’un concept original, « l’autoroute roulante ». Les camions montent à la queue-
leu-leu sur un train ; les chauffeurs accompagnent leur véhicule dans des wagons de
voyageurs ; la desserte est cadencée. Année après année, HUPAC a étendu son réseau vers
l’Allemagne, l’Autriche et la Scandinavie. Cinq transporteurs possèdent 73% de son capital ;
23% appartiennent aux tractionnaires, à savoir la Deutsche Bahn, les Chemins de Fer
Fédéraux suisses (CFF-SBB), les chemins de fer italiens et la société BLS (Bern-Lötschberg-
Simplon), qui est l’opérateur ferroviaire de droit privé du Canton de Berne. A l’avenir, la
société R.Alpin (Berne) constituée par HUPAC, BLS et les CFF-SBB exploitera les nouvelles
traversées alpines.
Les Rhénans évitent la France autant que faire se peut. Seuls des trafics venant de
Lorraine et d’Alsace sont intégrés aux flux transalpins. Il n’existe aucun accord avec la
SNCF. Les cultures des entreprises sont par trop opposées. La SNCF raisonne en termes de
pré carré à défendre et s’oppose, parfois farouchement, à toute intrusion sur son réseau. En
2005, deux ans après l’autorisation d’exploitation par des sociétés privées, la première d’entre
elles s’est jetée à l’eau en Lorraine sous la protection des gendarmes mobiles. L’Alsace est
donc située à proximité immédiate du plus grand projet de fret ferroviaire du début de ce
siècle, mais elle ne parvient pas à s’y intégrer.
Pourtant, c’est là que se trouve le siège du fabricant du matériel roulant utilisé de
manière expérimentale dans le tunnel du Fréjus. Dès 1963, Robert Lohr, fabricant de camions
porte-voitures, a développé sa société près de l’aéroport de Strasbourg. Après le rachat de De
Dietrich par GEC-Alsthom, Lohr a repris le concept de l’ingénieur Sébastien Lenge, Trophée
de la Technologie 2001. Il s’agit d’un wagon double articulé autour de boggies à grandes
212
roues solidaires à la manière du TGV. Dans un terminal approprié, une poche reçoit soit une
remorque, soit deux tracteurs. Le chargement du camion se fait latéralement en quelques
minutes. Les manœuvres d’approche sont simplifiées puisque les caténaires ne sont pas
interrompues alors que, sur un chantier de transbordement façon HUPAC, il faut recourir à la
traction diesel. Une fois débarrassée du petit mobilier de ses abords immédiats (la poche du
wagon n’est qu’à 10 centimètres au-dessus du rail), la voie ferrée elle-même ne subit aucune
contrainte particulière.
Au final, l’avenir de l’Alsace par rapport au fret ferroviaire transalpin apparaît
improbable et aléatoire. La Suisse elle-même a également ouvert ses autoroutes au transport
routier international. Le fer trouvera-t-il vraiment sa place en Europe ? En France, comment la
SNCF va-t-elle évoluer ? La construction de l’axe ferroviaire Lyon – Turin (il vaudrait mieux
parler d’un Paris-Milan) aggraverait l’éviction de l’Alsace; mais, sachant qu’il coûterait 15
milliards d’euros, plus de sept fois le coût du TGV-Est, sera-t-il construit ? L’Alsace, forte de
la réussite de ses TER, peut-elle engager une politique de fret ferroviaire, fondée sur un jeu
d’acteurs complexe, tournée vers les Alpes et vers les grands ports européens pourvoyeurs de
flux de conteneurs ? Figure 42 : Les chemins de fer transalpins
Rhin
Rhô
ne
Pô
Danube
Alpes les plus é levées
Préalpes et autresmoyennes montagnes
Routes et autoroutes :
grand passage alpintunnelcol secondai re
Mannheim
Vienne
Marseille
TENDE
LA RCHE
Port maritimeou fluvial
Voie d’eauà grandgabarit
Autoroutede transit
0 100km
CARINTHIE
Gênes
Marseille
La Spezia
Livourne
VeniseTrieste
NurembergStuttgartStrasbourg
Karlsruhe
Chalon-s-Saône
Lyon
Vérone
Bologne
Munich
Salzbourg
Zurich
ST.GOTHARD
SIMPLONGRAND ST.BERNARD
Milan
Innsbruck TAUERNTUNNEL
Mulhouse
FREJUS Turin
MT.BLANC
BRENNER
Grands travaux en cours, avec tunnel
Projets de grands travaux
Saône
Genève
Simplon 2006St.Goth ard 2013Brenner 2012 (?)
Lyon -Turin : 2012, 2015 ou 2025 ?
Les nouvelles voies ferréespour le ferrou tage
CHARTREUSE
CHARTREUSE
Bâle
MONTGENEVRE
213
2.2.3 Les ports rhénans et la conteneurisation A partir de 1997, le transport fluvial est sorti d’une longue période de stagnation en
Europe. Il avait longtemps été voué au transport des pondéreux, comme le gravier, le charbon
ou les produits pétroliers, de moins en moins nécessaires à l’économie post-industrielle. Mais
dès 1969 le port de Strasbourg avait connu une révolution discrète, celle de la
conteneurisation. Inventées aux Etats-Unis en 1956, ces grandes boîtes métalliques
standardisées (20 ou 40 pieds de long) empruntent indifféremment la route, le fer, la voie
d’eau ou les fleuves. Il est particulièrement aisé de les transborder d’un mode à l’autre,
pourvu que l’on dispose d’un portique ou d’une grue mobile qui assurent la manœuvre en un
tour de main. Et à l’intérieur de la « caisse », la marchandise est sécurisée. C’est pourquoi le
trafic en vrac ne cesse de diminuer au profit de la conteneurisation, y compris dans le cas des
pondéreux, à l’image des grumes de bois vosgien ou encore de certains produits minéraux. A
Anvers et à Rotterdam, les porte-conteneurs rhénans de 135 mètres de long peuvent charger
jusqu’à 470 EVP sur quatre rangs en hauteur. Mais la faiblesse du tirant d’air à partir du Pont
de l’Europe à Strasbourg limite leur empilement à trois rangs en continuant vers l’amont.
C’est pourquoi, en 2004, le nouveau terminal de conteneurs de la capitale alsacienne s’est
installé au nord de la ville.
En Alsace, le trafic total du Rhin représente l’équivalent d’une autoroute surchargée
(24 millions de tonnes en 2004). Venant des Amériques et de l’Asie du Sud-Est
principalement, les conteneurs sont débarqués à Anvers et à Rotterdam, puis remontent le
Rhin en 70 heures jusqu’à Strasbourg. Dans l’autre sens, la descente est effectuée en 40
heures. Les armateurs sont principalement hollandais, belges, allemands ou suisses. Parfois,
ils s’associent pour créer une société, à l’image de Penta apparue en 1987, lorsque cinq
entreprises de Bâle, Rotterdam et Strasbourg ont fait circuler une navette de conteneurs vers la
Mer du Nord. Les horaires sont fiables et les accidents rarissimes ; seules les crues ou les
basses eaux peuvent gêner les entreprises.
La plate-forme d’Ottmarsheim figure à présent parmi les tout premiers ports fluviaux
de conteneurs en France. Elle vit au rythme des expéditions de pièces détachées des usines
Peugeot-Citroën vers ses usines outremer ; un marché qui se ferme (comme l’Iran en 2005) ou
un autre qui s’ouvre (comme les « collections » de pièces de C4 vers la Chine en 2006)
impactent fortement sur ses résultats annuels. Dans l’agglomération de Bâle, c’est la plate-
forme allemande de Weil-am-Rhein qui monte progressivement en puissance.
214
Figure 43 : Les ports et la conteneurisation sur le Rhin supérieur.
moins de 150 m
>150 - 250 m
>250 - 500 m
>500 - 1000 m
>1000 m0 100 km
Francfort-sur-le-Main
KehlStrasbourg
Bâle
Mannheim
Ludwigshafen
Karlsruhe
BreisachColmar
Neuf-Brisach
Mulhouse Sud-Alsace
Trafic fluvial total
10 millionsde tonnes
Conteneurs
20.000 EVP
Données :autorités portuaires et CCNR
Mayence -Wiesbaden
Gernsheim
Worms
Germersheim
Wörth
Weil
Heilbronn
1998 2005
Milliers de conteneurs, EVP140120100806040200
Mulhouse
Bâle
StrasbourgWeil-am-Rhein
La concurrence entre les ports est la règle. Leurs statuts sont très variés et la
coopération est probablement impossible : le port autonome de Strasbourg appartient à l’Etat
français, le port de Colmar – Neuf-Brisach à la CCI de Colmar, ceux de Mulhouse,
Ottmarsheim et Huningue à la CCI de Mulhouse - Sud-Alsace. Le port des Deux Bâle est aux
mains des cantons de Bâle-ville et de Bâle-Campagne, de plusieurs municipalités et de
capitaux privés, avec un droit de regard de la Confédération. En Allemagne, les sociétés
municipales et le Land du Bade-Wurtemberg se désengagent progressivement au profit
d’investisseurs privés ; Weil-am-Rhein est à présent contrôlé par les Deux Bâle.
215
Les plates-formes alsaciennes de conteneurs sont principalement bimodales ; elles
associent le fleuve et la route. Toutefois, la CNC, Naviland Cargo, une filiale de la SNCF (ex-
CNC avant 2005), relie Strasbourg à Zeebrugge (Belgique) ; elle achemine également des
conteneurs Peugeot-Citroën par le train entre Ottmarsheim et Vesoul, l’un de ses cinq centres
terrestres. Du côté suisse, on est plus volontiers trimodal, avec le fer, la route et le fleuve.
Maintes entreprises alsaciennes souhaiteraient disposer de ce type de service, par commodité
ou par conviction en faveur du développement durable. Comment pourrait-on combler ce qui
apparaît désormais comme un retard ?
2.2.4 La liaison fluviale Rhin-Rhône Le trafic du canal du Rhône-au-Rhin n’a jamais été important et aujourd’hui VNF n’y
tient même plus de statistique pour le transport... Le seuil de Valdieu-Lutran (Haut-Rhin)
situé à 338 mètres d’altitude et les méandres encaissés de la vallée du Doubs en plombent les
performances (Bonnafous, 1997). Des équipements compliqués sont nécessaires sous forme
de tunnels (dont le tunnel fluvial de la Citadelle de Besançon) ou encore de nombreuses
écluses. Le chenal du canal est mal entretenu, les croisements sont difficiles et le tirant d’eau
est limité à 1,80 mètre ; les péniches Freycinet y sont chargées à moins de 250 tonnes, contre
350 tonnes lorsqu’elles naviguent sur le Rhin ou le Rhône. La mise au grand gabarit de cette
infrastructure désuète relève-elle du pari risqué ou d’une « ardente obligation » ?
Promis par l’Etat dès 1965, le projet de canal Rhin-Rhône à grand gabarit a été
abandonné en 1997 par la SORELIF (une émanation de la Compagnie Nationale du Rhône et
d’EDF) sur la décision du gouvernement Jospin, malgré un financement garanti par la vente
de l’électricité des centrales hydrauliques du Rhône. Les ports rhénans ainsi que ceux de Lyon
et de Marseille ont été profondément affectés par cet échec. Mais à l’époque les paysages de
la vallée du Doubs étaient devenus le symbole de l’agression des technocrates et des
« bétonneurs ». Un important volet était pourtant dédié à la renaturation, à l’image de la
section rénovée entre Mulhouse et Niffer en 1996. Les écologistes soutenaient qu’il valait
mieux réaliser une ligne de ferroutage à partir de la voie ferrée existante ; comme cette idée
est restée sans suite, seul le camion reste aujourd’hui efficace entre le Rhin et la Saône. Grâce
au contrat de plan spécifique Avenir des Territoires entre Saône, des écluses et des ponts-levis
ont été remplacés ; et le projet de véloroute Nantes – Budapest est soutenu par le Conseil
général du Doubs. Mais aucune action interrégionale n’a émergé à la faveur de ce programme.
216
Figure 44 : Vers un arrière-pays marseillais
Francfort-sur-le-Main
KehlStrasbourg
Bâle
Ludwigshafen
Karlsruhe
Bre isach
Colmar Neuf-Brisach
Trafic fluvial total,millions de tonnes:
5
10
Conteneurs :
20.000 EVP
Nouvelle plate-forme
Données :autorités portuaires et CCNR 2003
GernsheimWorms
Germersheim
Wörth
Weil
Heilbronn
Nancy
Metz
AproportChalon-Mâcon
Lyon
Valence
Vil lefranche
AvignonArles
Marseille
Trafic fluvia l en France, millions de tonnes :
Strasbourg 8,2Mulhouse 5,6Metz 3Marseille-Fos 2,2Villefranche-s-S. 1,4Nancy 1,2Aproport 1Lyon 1Arles 0,56Colmar 0,4Valence 0,3Avignon 0,19
Pagny
Le réseau et ladécentralisation :
Réseau “magistral” prévu
pour VNF
Réseau devant êtretransféré aux Régions
Marne-au-Rhin
Ma
rne
-à-la
-Sa
ôn
e
Mannheim
Mayence -Wiesbaden
Choisey
Saône-M
oselle
Mulhouse Sud-Alsace
Océan
glo
bal
Faça
de
litto
rale
Eclatement modal :port d’arrière-pays
0 100 km
En théorie :
“Landbridge” fluvial
Portmaritime
Dès l’annonce de l’échec de 1997, l’association Saône-Rhin Voie d’Eau 2010 a été
fondée par M. Valère Pourny, un ancien directeur de papeterie. Elle compte beaucoup de
jeunes retraités parmi ses membres. La plupart d’entre eux habitent autour de Dole et de
Besançon, pour ainsi dire dans l’œil du cyclone des opposants au projet. Elle bénéficie en
outre de soutiens plus éloignés, comme ceux des Ports autonomes de Marseille et de
Strasbourg. Elle s’appuie sur un argumentaire développé dès 1989 lors d’un colloque à Lyon,
qui évoquait la nécessité de l’aménagement du territoire, la congestion annoncée des routes et
la prise en compte des aspects environnementaux. L’association défend l’idée d’un canal à
217
moyen-grand gabarit (avec des écluses de 190 mètres de long sur 12 mètres de large) sur les
210 km séparant Laperrière-sur-Saône (Côte-d’Or) et Mulhouse.
Aujourd’hui, le boom de la conteneurisation constitue l’argument principal en faveur
de la voie d’eau à grand gabarit. Après un long immobilisme, la Saône et le Rhône sont entrés
dans ce jeu en 2002, lorsque la société Rhin-Saône Conteneurs a lancé la première navette
fluviale de la vallée du Rhône. Depuis 2004, Alcotrans, un spécialiste rhénan de la
conteneurisation, relie Fos-sur-Mer et Pagny (Côte-d’Or) avec des navires de 280 EVP (des
« boîtes » de 20 pieds de long). En 2005, le trafic de conteneurs a augmenté de 20,2% sur le
Rhône. Il ne s’agit en aucun cas d’aller et de venir de Marseille à Rotterdam car la liaison
maritime par Gibraltar restera plus performante que n’importe quel canal. Mais aujourd’hui,
les grands ports maritimes sont submergés par les conteneurs (Marcadon, 2005). Ils cherchent
par conséquent à les expédier massivement au loin dans leur arrière-pays. Il leur faut donc
disposer d’un axe à grand débit, ponctué ou bien terminé par des ports intérieurs où le camion
prend le relais pour la livraison finale. A ce jeu, la voie d’eau à grand gabarit est imbattable.
Elle pourrait constituer la colonne vertébrale d’un système logistique régional. Un tel scénario
peine à se frayer un chemin auprès des collectivités. Ainsi, à Mulhouse en 2006, deux
nouveaux ponts et une nouvelle écluse de type Freycinet sont apparus, qu’il faudrait détruire
en cas de mise au grand gabarit.
2.3 Les mobilités au quotidien
En Alsace, force est de constater que la demande de transport de personnes augmente
du fait de la croissance économique, de l’étalement des villes et des besoins accrus de
mobilité au quotidien... Dans une agitation perceptible au quotidien, le mode routier triomphe
pour deux raisons au moins : il est le plus performant pour les entreprises comme pour les
ménages ; et la culture de l’automobile est une réalité inscrite dans les mentalités. Mais les
mobilités fondées sur la route imposent des coûts externes de plus en plus lourds à
l’environnement et à l’urbanisme, sinon à la sécurité et à la santé publiques. Quel crédit peut-
on accorder aux solutions alternatives à la route ? Quels sont les enjeux réels du retour du
ferroviaire, s’agit-il d’un effet de mode ou d’une alternative au tout routier ? De ce point de
vue, la problématique est de nature systémique. On ne peut pas isoler la fonction
« transports » des représentations et des comportements individuels et collectifs, du
fonctionnement de l’économie, des règles juridiques nationales et internationales... Toute
évolution des transports a nécessairement des impacts sur l’urbanisme, l’environnement
218
« naturel », la santé publique, les recettes fiscales, les relations internationales. Si des études
de caractère scientifique peuvent être menées point par point, il est beaucoup plus difficile de
maîtriser l’ensemble des questions posées par la fonction transport. Le premier croquis s’intéresse aux ambiguïtés du projet autoroutier de Grand
Contournement Ouest à Strasbourg. Le deuxième fait le point sur le réseau TER. Le troisième
précise les enjeux ferroviaires du Sud-Alsace, et en particulier l’articulation TGV-TER. Enfin,
l’Alsace est présentée selon un scénario idéalisé du point de vue du développement durable.
2.3.1 Le Grand Contournement Ouest de Strasbourg (GCO), la déruralisation et la métropole
Les capitales régionales françaises partagent un même souci, celui de la congestion de
leurs accès routiers et autoroutiers. Metz attend une deuxième autoroute, Besançon creuse des
tunnels dans le Jura et la liaison Nord (LINO) de Dijon est en panne. A Strasbourg, l’heure de
conclure semble arrivée pour le GCO avec la nouvelle enquête publique en cours. Mais, outre
l’idée qu’il faut doubler une A35 saturée, quels sont les enjeux et les perspectives révélés par
le GCO ?
En 1963, le Plan Vivien avait conçu l’agglomération de Strasbourg comme un système
de redistribution pour les flux automobiles, avec l’A35 comme colonne vertébrale. Rejeté en
1972, le projet de GCO a connu un nouveau débat public en 1999, avant d’être approuvé par
le Ministère des Transports (2000) puis par le Comité Interministériel pour l’Aménagement
du Territoire (2003). Mais les écologistes se sont opposés au projet. Au lieu d’investir de
grosses sommes dans une nouvelle autoroute qui, à terme, va développer le transport routier,
ils proposent d’investir dans le ferroutage pour le trafic de transit des camions et dans les
transports en commun pour les voyageurs. En outre, ils ont fait observer que le GCO
n’améliore en rien la desserte du port de Strasbourg où les camions s’alimentent de plus en
plus en conteneurs. Les écologistes ont été rejoints par certains riverains soucieux de leur
tranquillité, par les amis du parc de Kolbsheim et finalement par des municipalités de plus en
plus nombreuses… Dans la foulée sont apparus des projets alternatifs plus modestes. En
2004, le grand hamster d’Alsace et le crapaud vert, espèces protégées par la directive
européenne 92/43/CEE, ont bloqué les travaux entre Innenheim et Duttlenheim, et par là
même tout le GCO. On voit que les arguments fondés sur la santé publique et le respect des
patrimoines prennent de plus en plus d’importance. De petits groupes compétents, bien
219
organisés et prompts à plaider leur cause en justice, contestent la légitimité de l’action des
grandes machines administratives et politiques. Un blocage imposé à l’échelle locale, voire
microlocale, peut contrecarrer les visions stratégiques des élus et des techniciens.
Aujourd’hui et demain, le GCO peut se concevoir selon différentes échelles
géographiques. La première d’entre elles (schéma 1) concerne le transit international qui
exige une autoroute fluide, indispensable à la prospérité de l’économie alsacienne.
Actuellement, dans la traversée de Strasbourg, l’autoroute A35 draine un flux quotidien de
166.000 véhicules, avec des pointes à 200.000 véhicules/jour. Selon les études, le GCO la
délestera de 5.000 à 30.000 véhicules/jour. Le transit des camions sera interdit sur l’A35.
Avec la réalisation du GCO, l’accessibilité de l’aéroport d’Entzheim sera meilleure. Pour les
communes riveraines, l’avenir ira vers la déruralisation de haut de gamme. Etant donné que
les nuisances seront limitées par d’excellents travaux de génie civil, ces communes vont
attirer des résidents et des activités qui utilisent la barrière de péage comme un moyen de
distinction sociale.
Tableau 21 : La capacité d’une autoroute urbaine (si les véhicules roulent à 70/80 km/h) Véhicules/jour
2 X 2 voies 96 000 2 X 3 voies 144 000 2 X 4 voies 192 000 2 X 5 voies 240 000
La capacité peut encore être augmentée si la vitesse est limitée à 50 km/h, mais la distance qui sépare les véhicules devient alors si faible qu’elle pose des problèmes de concentration aux conducteurs. Résumé des travaux de S. Cohen, Revue Générale des Routes, septembre 2005.
A l’échelle de l’agglomération strasbourgeoise, dans une attitude sauve-qui-peut, les
utilisateurs de l’A35 vont avec fatalisme dans les bouchons, ou bien ils cherchent à décaler
leurs passages vers les heures creuses. Le GCO va-t-il les soulager ? Un rapide calcul mental
montre que les problèmes de congestion persisteront sur l’A35 : 166.000 véhicules/jour en
2004 sur l’A35 – 30.000 (la meilleure hypothèse) reportés sur le GCO = un flux de 136.000
véhicules/jour au moins. Alors, que faire ? Les ingénieurs pourraient pratiquer la fuite en
avant en créant des capacités supplémentaires sur l’A35, à l’image de l’autoroute A86 en Ile-
de-France ; on y utilise les bandes d’arrêt d’urgence durant les pointes de trafic, on réduit la
largeur des voies pour en rajouter une dans chaque sens et on limite davantage la vitesse. Le
« monstre » ne cesse alors de gonfler au fil des décennies. Mais le concept en vogue veut aller
vers davantage de développement durable. La préférence va donc au rétrécissement de l’A35.
220
Les entreprises comme les ménages se tourneront vers des alternatives ferroviaires ; dans
l’agglomération, la pollution sera moindre. Somme toute, on se rapproche d’un scénario à
l’allemande où l’autoroute ne passe pas dans le cœur de l’agglomération mais est rejetée au
large.
Figure 45 : La polysémie du projet GCO
0 10 km
Offenburg
Achern
Baden-Baden
Lahr
Obernai
Barr
Sélestat
Erstein
Molsheim
Marlenheim
Saverne
Haguenau
Brumath
AutorouteVoie express2 X 2 voies
GCO en projetGCO variante
Par commune : 18% des logements construitsentre 1990 et 1999(Bas-Rhin)
A4-E25A35
A5-E
32-E
52
A352
A35
N83
-E25
A3
5
N353
D2
Schéma 2 : la logique GCO-CUS,le contournement
et le délestage souhaité de Strasbourg
Schéma 1 : Le transit international, la continuitéde l’axe autoroutier avec
trois branches
Schéma 3 :Logique transfrontalière : le périphérique de l’aire urbaine Strasbourg-Kehl
Elsenheim13,67 ha conventionnés
pour la protection du Grand Hamster
2009
2008
A351
VLI
O
Vers Nancy-Metz
Vers Karlsruhe
Vers Mulhouse - Bâle
Haguenau
OffenburgObernai
Saverne
Baden-Baden
Sélestat
Un regard théorique
S’il n’y avait ni montagnes, nifleuve, ni frontière nationale,la disposition des villes et des axes obéirait à une géométrie stricte telle qu’elleest proposée sur ce croquis.
Le choix des modes de circulation est en suspens (route, fer, multimodalité...). Des pôlespériurbains très attractifs sont envisageables sur lescarrefours d’un ring. Et si la croissancese poursuivait dans les prochainesdécennies, un deuxièmeanneau périphérique s’imposerait.
StrasbourgKehl
Mais le GCO peut devenir beaucoup plus qu’un contournement. L’agglomération de
Strasbourg est une métropole européenne et transfrontalière en construction. Vu sous cet
angle, le GCO est un élément de boulevard périphérique autour de Strasbourg-Kehl. Il
manquerait encore quelques connexions à réaliser en France comme en Allemagne, peu
nombreuses au demeurant. Et c’est là le point le plus important du dossier GCO : quelle est la
vision d’avenir pour Strasbourg ? Si le GCO est un projet, dans quelle prospective peut-il
221
s’inscrire ? On sait que la croissance s’étend de plus en plus loin autour de la ville-centre. Les
petites villes encore à l’écart il y a quelques années développent des emplois et des services
nombreux, parfois hautement qualifiés et innovants. Tirées par la ville-centre, elles
deviennent de nouveaux pôles. Dans les interstices, les villages cherchent à conserver une
âme rurale mais de fait ils grandissent selon des logiques urbaines exigeantes en mobilités. On
assiste à un étouffement progressif du système par la congestion des routes. Seule
l’intelligence collective peut affronter ces problèmes. Mais il y a une lacune dans la boîte à
outils des aménageurs. Tous les périmètres sur lesquels ils travaillent sont trop petits. Même
l’eurodistrict Strasbourg-Ortenau n’intègre pas nombre de petites villes rattrapées par la
croissance et deux aéroports sur trois lui échappent. Il manque donc un schéma binational
capable de voir très loin.
2.3.2 La vie du rail Dans les déplacements quotidiens, les évolutions tendancielles vont vers
l’augmentation et le caractère de plus en plus complexe des déplacements quotidiens :
périurbanisation généralisée, ménages multimotorisés, boucles associant travail, chalandise et
loisirs, inscription des enfants dans un établissement scolaire « réputé » mais situé loin du
domicile, société de plus en plus individualiste, valorisation de l’ego par la possession d’une
automobile puissante et lourde… La promotion du transport ferroviaire apparaît donc à
contre-courant des comportements dominants, mais elle est nécessaire si l’on veut éviter
l’asphyxie générale des routes et donner le droit à la mobilité à tous ceux qui ne peuvent pas
posséder de voiture. Il s’agit également de satisfaire aux obligations légales puisque la loi sur
l’air ainsi que les SCOT demandent expressément de favoriser les déplacements par les
transports en commun.
Lorsqu’une agglomération s’engage dans la construction d’un réseau de tramway, elle
entame une aventure qui durera une cinquantaine d’années. Après avoir hésité entre le VAL et
le tramway, celui-ci a été choisi par Strasbourg pour des raisons de coût : en 1992, il revenait
à 154 millions de francs au kilomètre, contre 360 au VAL. Puis le projet est entré dans le
temps des procédures administratives – il faut en satisfaire une quinzaine, comme l’enquête
publique, la Déclaration d’Utilité Publique, la loi sur l’air, sur l’eau... – qui demandent plus de
3 ans d’instruction, à condition d’avoir bien veillé à la sécurité juridique de la procédure. Pour
les stations, les préalables administratifs demanderont encore 4 ans. Puis les travaux, encore 2
ans... Une fois construit, le tramway strasbourgeois a connu un succès plus important que
222
prévu. Il a donc fallu démultiplier la centralité sur plusieurs points. Ceux-ci peuvent devenir
des lieux emblématiques, sortes de signaux du XXIe siècle à destination des générations
futures, comme à Hoenheim-Gare où l’architecte Zaha Hadid a conçu une forêt de pilotis
supportant un voile de béton très mince et tout en ondulations. Comme le tramway ne peut
aller partout, les utilisateurs potentiels sont rabattus sur des haltes selon le principe du park
and ride (garer sa voiture et continuer en tramway), du bike and ride (on gare sa bicyclette)
ou encore du kiss and ride (un proche en voiture dépose le voyageur). Figure 46 : Le réseau ferroviaire TER
Gare TGV ou ICE
TER
Système transfrontalier
Commune ou agglomération desservie par tramway
Gare TER-Tramway
Tramway àvoie métrique
Tram-train en projet
Aéroport desservipar la voie ferrée
0 50 km
Kruth
Laufenburg (D)
Leymen
Sarrebourg
WissembourgSarreguemines
Saint-Dié2007
Munster
Sélestat
Haguenau
OffenburgBarr
Fribourg-en-Brisgau
Belfort
Colmar
Sainte-Marie-
aux-Mines
Thann Mulhouse
Altkirch
Frick (CH)
Strasbourg
Bâle
Saverne
Landau
Neustadt
Sarrebruck
Lauterbourg
Wörth
Sarre-Union
Niederbronn-les-Bains
Vers Metzet Nancy
28 %
11 à 15 %
8 %
5 à 6 %
Trafic TER ferroviaire 2004 : 554 millions de voyageurskilomètres, +4,1% en 1 an
En pourcentages pour leslignes principales :
Müllheim
2e semestre 2006:desserte TER certains dimanches
MarlenheimProjet tram sur pneus
Molsheim
223
A partir des métropoles, les réseaux modernisés jettent leurs tentacules de plus en plus
loin vers le milieu périurbain et rural avec les TER. Depuis l’implication du Conseil régional,
le nombre de voyageurs/kilomètres des TER a augmenté de 45% (1997-2004). Même à la
campagne, les gares repartent de l’avant. L’augmentation des fréquences conduit à des
pénuries de sillons et on commence à créer une troisième voie sur l’axe Strasbourg -
Mulhouse. Mais la fermeture des lignes secondaires a toutefois été sévère dans le Haut-Rhin
(Guebwiller, Masevaux, Chalampé). L’exemple de Karslruhe qui a développé un tram-train
dès 1992 fait des émules en Alsace ; le même matériel peut alors circuler sur les lignes du
Réseau Ferré de France et sur celles des tramways. Cependant, Strasbourg comme Mulhouse
connaissent des difficultés en matière de financement, depuis la volte-face de l’Etat en 2004.
Une autre mission des TER consiste à multiplier les liaisons transfrontalières. Juridiquement,
la signature des accords de Karlsruhe en 1996 a permis de débloquer les partenariats avec les
réseaux ferrés suisses et allemands ; on en voit les résultats sur la carte. Enfin, une mission
stratégique incombe aux TER : rabattre les voyageurs vers les gares TGV (ou ICE) et, lorsque
la connexion existe, vers les aéroports.
Le rail au quotidien fait donc apparaître des systèmes de transport associant (ou
opposant) des opérateurs et des acteurs de plus en plus nombreux (la Région, les syndicats
intercommunaux, la SNCF, le RFF, les instances des pays voisins et les associations
transfrontalières, les associations d’usagers, les comités de ligne et… les adversaires des
grands travaux). Les gares centrales de Strasbourg et de Mulhouse deviennent des nœuds de
premier plan en termes de flux et d’intermodalité. L’alternative au tout-routier est alors
crédible. Mais pourquoi ne pas engager une politique systématique d’aménagement autour des
gares, en y localisant des services et en y densifiant l’habitat ?
2.3.3 Les enjeux du système ferroviaire sud-alsacien
En Alsace du sud, le carrefour ferroviaire rassemble plusieurs fonctions (les dessertes
locales de voyageurs, la grande vitesse, le fret) imbriquées à différentes échelles (régionale,
transfrontalière, internationale). Aussi bien pour les voyageurs que pour le fret, la
multimodalité constitue un enjeu important ; elle a le rail pour pivot. On verra que si de
nouvelles réalisations ferroviaires permettent d’améliorer l’existant, la plupart des projets
restent incertains ou même utopiques, alors qu’ils semblent pourtant nécessaires.
224
La CCI de Mulhouse et les écologistes sont d’accord sur un point : il faut réaliser un
« Rhin-Rhône d’acier » ! Mais la situation du fret apparaît déprimée. La SNCF a supprimé la
gare de Wittelsheim et celle de Mulhouse semble moribonde depuis la disparition de son
portique de conteneurs. Il reste la gare de Bantzenheim, très active, malgré le mauvais état de
la ligne qui y mène. Quant au tunnel trop petit de Saint-Louis et la ligne au-delà de
Montbéliard, ils sont autant de goulets d’étranglement pour la conteneurisation. Bientôt, les
nouvelles traversées alpines suisses vont faire déferler le fret ferroviaire vers le Rhin. Dans
l’agglomération de Bâle, on se demande où ce fret va bien pouvoir passer du fait des
nombreuses oppositions à la création de la ligne « Oberrhein By Pass ».
Figure 47 : Le Sud-Alsace en tant que nœud ferroviaire
12
34
BâleSt.Jean
Vers Lyon
Mulhouse
Montbéliard
Nouvelle gare TGV à Méroux
EuroAirport
Vers Vesoul, Paris
Belfort
Altkirch
Thann
LGV grand
shunt
Cokrouri
Vers Zurichet Milan
Vers Strasbourget Paris
Lutterbach
Bantzenheim
St.LouisBâle-Central
OberrheinBy Pass
Vers Paris
et Lyon
Fribourg
0 120 km
ParisStrasbourg
Lyon
BâleZurich
Shunt de Mulhouse
Branche-Sud
Branche-Ouest
Branche-Est
Moval
Auxon
Mulhouse
Dijon
Roissy CDG
St.Exupéry
Kloten
Paris - Zurich
Strasbourg - Lyon
3 h 45
3 h 15
au lieu de 6 h 22
au lieu de 4 h 45
Métropole
Gare urbaine
Gare nouvelle
Aéroportconnecté fer
Fraport
LiaisonStrasbourg-Appenweier
Les trois branchesdu Projet TGVRhin-Rhône
Kruth
Tunnel du Katzenberg 2008
Vers Delémont et Bienne
Vers les villesallemandes
Francfort - Lyon 5 h 40 au lieu de 7 h 10
Mulhouse
EuroAirport
Nouvelle gare souterraine
Les chantiers et les projetsallemands et suisses
En chantier
Nouvelle LGV et nouvelles gares ?
Tunnel du Katzenberg,9 km, 2008
Bantzenheim
1 Bâle Gare centrale2 Bâle Sa int-Jean3 Badischer Bahnhof4 Saint-Louis
Fribourg
LGVOffenburg- Bâle 2012
Gare TGV ou ICE
Grandes lignes ou TER
Fret exclusivement
Projet LGV Rhin-Rhône phase 1
Autre projet de LGV
Autres projets :
shunts
tram-train
fret ligne voyageurs à rouvrir
225
Pour les voyageurs, la situation est bien meilleure depuis 1997. Cette année-là, la
Région Alsace a commencé à développer un partenariat régional avec la SNCF et la Suisse a
étendu la Regio S-Bahn jusqu’à Altkirch via Mulhouse. Mulhouse entend encore se renforcer
avec le tram-train. A l’origine, la ligne devait atteindre Kruth dans la vallée de Thann grâce à
un matériel spécifique, qui traverserait aussi Mulhouse en empruntant les lignes de tramway.
Mais faute de financement par l’Etat, il a fallu plafonner l’investissement à 147 millions
d’euros, dont 47% dont fournis par la Région Alsace. Au lieu d’aller jusqu’à Kruth, le tram-
train s’arrêtera à Thann, en principe dès 2010 ; le destin de la liaison Thann-Kruth est,
semble-t-il, suspendu à la fréquentation future de la liaison Thann-Mulhouse. Ce qui a été possible à Karlsruhe dès 1992 le sera-t-il aussi dans le Sud-Alsace ? De
manière générale, trois points faibles persistent : les liaisons avec Belfort restent peu
nombreuses et, souvent, non-répertoriées parmi les correspondances ; l’aéroport attend sa
desserte ferroviaire (alors que la Suisse a débloqué 665 millions CHF en 2005 pour le
financement de liaisons ferroviaires en dehors de son territoire) ; la rénovation de la ligne vers
Fribourg-en-Brisgau reste un objectif mythique.
Le 10 juin 2007, le TGV-Est arrive à Mulhouse et à Zurich via Bâle. Ce sera
certainement la fin du vieux diesel Paris-Bâle via Vesoul. Mais la grande affaire concerne le
TGV Rhin-Rhône, un projet initié par M. Jean-Pierre Chevènement puis porté par M. Jean-
Marie Bockel. Ce TGV doit arriver en gare de Mulhouse en 2011. A partir de 2006, les
travaux se font hors d’Alsace, entre Méroux (Territoire de Belfort) et Auxonne (Côte-d’Or),
avec la participation d’entreprises privées qui compteront parmi les bénéficiaires des péages.
RFF prévoit un petit shunt dans Mulhouse (vers le Cokrouri), ce qui fait que les TGV
Strasbourg-Lyon traverseraient Mulhouse sans s’y arrêter. Pour le grand shunt allant de
Lutterbach à Méroux, un Avant-Projet Détaillé est mené à bien en 2005-2006. Les TGV Bâle-
Paris ou Bâle-Lyon via Dijon, eux, observeraient un arrêt dans la gare mulhousienne. Celle-ci
peut-elle devenir un carrefour ferroviaire de premier ordre ? La concurrence de Bâle est
colossale : elle constitue déjà la ville la plus accessible d’Europe par voie ferrée. Sa gare
centrale a reçu le pôle d’Euroville, un centre d’affaires et de commerces. Le projet fédéral
suisse reliant Fribourg-en-Brisgau et Bâle via Mulhouse mériterait réflexion de ce côté-ci du
Rhin.
Il reste encore une piste de réflexion à explorer. Le fer est pensé en tant que mode de
transport alternatif à la route mais il est peu intégré dans les logiques d’aménagement du
226
territoire. La Région contribue à la réfection des stations et à la création de parkings, mais
dans les pays rhénans en général, on va beaucoup plus loin : le rail et les gares constituent
l’élément structurant des agglomérations et de leurs plans d’aménagement.
2.3.4 Mobilités utopiques
En Alsace, la population de la plaine, des vallées, des collines et des piémonts se
densifie. La région devient un seul bloc composé de villes de toutes tailles et d’un tissu
périurbain aux densités de plus en plus élevées. Au sein de ce bloc, la circulation routière
assure l’essentiel des mobilités, sauf dans le cœur des agglomérations de Strasbourg et de
Mulhouse. Le mode routier engendre des problèmes de congestion (faut-il accepter une fuite
en avant infinie en construisant de plus en plus de routes ?), de sécurité (l’accidentologie de
l’Alsace est forte), de santé publique (la pollution de l’air et le bruit) et même de
discrimination sociale entre les possesseurs de véhicules et les autres. Le concept de durabilité
est donc interpellé : la congestion du réseau limite les performances économiques du
territoire, les pollutions altèrent l’environnement et l’équité sociale n’est pas atteinte. Il est
vrai qu’à très long terme, les voitures devraient devenir entièrement propres et se passer de
conducteur, ce qui dédouanera la route ; on pourra en outre travailler et se distraire dans la
cyber-maison-bureau mobile. Il convient néanmoins de se préoccuper sérieusement des
années à venir et d’offrir des alternatives crédibles à la route à partir de l’existant. La
problématique des mobilités intègre de fait une vision globale de l’aménagement, où la ville
compacte et l’intermodalité jouent un rôle essentiel.
Avant la généralisation de l’automobile, la population résidente s’agglutinait dans les
villes et leurs banlieues ; les réseaux de transport s’y rassemblaient en étoile. Aujourd’hui, les
TER (trains et autocars) obéissent à cette géométrie polarisée ; le drainage du territoire
concentre ses flux en un point central ; les quartiers des gares urbaines en constituent donc les
nœuds principaux. Dans les pays rhénans, ou encore au Japon et en Corée, ces quartiers ne
cessent d’être enrichis en réseaux, en fonctions et en activités de toutes sortes ; lorsque l’un de
ces points centraux arrive à saturation, on en développe un autre dans le cœur de
l’agglomération, peu à peu structuré par une boucle ferroviaire. Idéalement, toutes les gares
du territoire se déclinent selon une logique fractale : elles constituent toujours des nœuds
offrant un certain nombre de services, en proportion de la taille de la commune où elles se
situent. Les parkings (voitures et vélos), les commerces et les administrations s’y plaisent
particulièrement. L’intermodalité est la règle. Le confort offert aux voyageurs est soigné. Le
227
guichet unique permet d’utiliser tous les modes et de recourir à toutes les entreprises opérant
sur le territoire. Ainsi, dans la région de Constance, un même billet permet de circuler en
Allemagne, en Suisse, en Autriche, par le bus, l’autocar, le train, le bateau. A la fin de 2006,
l’Alsace découvre cette logique avec les débuts de la carte Alseo qui, pour certaines
catégories de voyageurs et de lignes, permet de payer à la fois le TER et les réseaux urbains. Figure 48 : Mobilités utopiques
0 20 km
Hiérarchie urbaine :
...Distinguer plusieursniveaux de centralité
urbaine tout en veillantà leur mise en réseau
... Articuler cette structuration
avec les villes et les régions
voisines
Illustration du principe de la hiérarchie et de la
complémentarité ferroviaires :
Gare TGV etcarrefour
international
centralité locale à partir de
la gare TER
aéroport connecté fer
Il s’agit par conséquent d’organiser un jeu d’acteurs complexe du fait de la variété des
opérations à mener et des participants à mobiliser. La Région contractualise ses relations avec
la SNCF et avec RFF. Les préfets, les directions régionales et départementales des
administrations appliquent la ligne d’action décidée par l’Etat. Le département a les transports
228
scolaires en charge. Les EPCI et les syndicats intercommunaux s’occupent des transports en
commun. Les élus sont animés par des visions d’avenir à court, à moyen et à long terme. Les
opposants regroupés dans des associations citoyennes proposent des alternatives. Le Tribunal
administratif sanctionne les conflits. Ce système se construit sur la base d’un territoire ouvert.
Il va à la rencontre de ses homologues au-delà des frontières, en Allemagne et en Suisse, où la
langue de travail, les procédures et les comportements sont différents ; en France même, la
décentralisation crée peu à peu une frontière entre les différents systèmes régionaux.
L’organisation du territoire est donc multiniveaux et multiscalaire. Le contenu d’un
projet local ou partiel impacte nécessairement sur l’ensemble du territoire. L’Alsace ne se
décompose pas vraiment en sous-systèmes : tout se tient et tout se répond, la performance
d’ensemble dépend de l’intégration de tous les éléments au sein du système territorial.
229
3. Emergences dans l’économie _________________________________________________________________________________
De nouveaux modes de fonctionnement investissent les territoires. Ils produisent des
objets géographiques inédits qui se superposent aux systèmes existants, ou bien les
désagrègent, ou encore les absorbent pour les renouveler. L’Alsace constitue probablement
une région « lente », où la rapidité des évolutions est perçue comme une menace, mais elle
réussit également à s’adapter à de nouvelles conditions de croissance. Ainsi, entre Strasbourg
et les Vosges, de petits clusters historiques n’ont cessé de se transformer depuis les débuts de
l’industrialisation (Hau, Stoskopf, 2005). Aujourd’hui, une edge city apparaît autour de
Molsheim (cf. la Figure 34, p. 168), avec la présence de firmes comme Messier, Bugatti et
Millipore dans les activités de pointe, avec également une accessibilité enviable tous modes
confondus et des paysages identifiés comme étant alsaciens, faits de vignoble, de champs en
lanière et de constructions (néo)traditionnelles. Mais inversement, d’autres régions
alsaciennes sont « perdantes » ; c’est en particulier le cas du Haut-Rhin et de la plupart des
vallées vosgiennes, dominés par l’industrie de production et caractérisés par la faiblesse de
leurs activités tertiaires. L’Alsace peut être envisagée comme un laboratoire pour les problématiques de
l’émergence économique. Elle baigne dans un contexte transfrontalier, au voisinage de
métropoles mais aussi de villes moyennes-petites d’Allemagne et de Suisse toujours inscrites
dans des systèmes internationaux, à la manière rhénane (Reitel, 1996). La région se doit de
développer des réseaux, ce qui pose le problème de sa capacité à nouer des alliances dans les
domaines de la science et de la recherche, de l’activité économique, voire de la création
culturelle. Mais en interne elle subit des phénomènes de fragmentation entre les différents
acteurs alors qu’une petite région bien organisée devrait pouvoir se mettre aisément en ordre
de bataille pour faire face à la mondialisation. Il est vrai que les trois Chambres de Commerce
et d’Industrie de Strasbourg, Colmar et Mulhouse ainsi que les trois agences de
développement économique (l’ADA, le CAHR et l’ADIRA) ont enfin commencé à coopérer.
Les émergences économiques peuvent être distinguées selon leur appartenance à trois
groupes : les activités traditionnelles, parfois même désuètes, peuvent receler de fortes
potentialités en termes d’innovation ; les Pôles de compétitivité désignés par la DATAR en
2005 constituent la vitrine officielle du futur engagé ; et déjà d’autres émergences se font jour
grâce à des réflexions menées selon les logiques des systèmes locaux d’innovation.
230
3.1 Quand le futur se dissimule dans le passé
Autrefois, avant que le fordisme ne simplifie la structure économique de la région,
l’Alsace disposait d’un grand nombre d’entreprises réparties dans de nombreux secteurs. Elles
s’enracinaient dans le terroir dont elles exploitaient les richesses naturelles tout comme la
force de travail ; ou bien, en tant que grande industrie capitalistique, elles étaient tournées vers
les marchés internationaux. Certains de ces éléments subsistent dans la mémoire du territoire.
Ils peuvent renaître de l’oubli relatif qui les frappe. A Molsheim par exemple, le prestige du
nom de Bugatti a permis un redémarrage de l’automobile de luxe absolu après le rachat du
site historique par le groupe Volkswagen. Ailleurs, l’esprit d’entreprise s’adosse à des
activités d’apparence modeste mais porteuses de croissance à la faveur de l’évolution des
marchés et des pratiques sociales. Cette mutation est évoquée à travers trois thématiques. Le
monde agricole hésite entre deux scénarios de croissance ; la question de l’énergie est revenue
sur la scène de l’actualité ; et le tourisme fluvial devient une opportunité de développement
régional.
3.1.1 Les Vosges en échec En tant que petit massif de l’Europe hercynienne adossé au Bassin parisien, les Vosges
disposent de leur propre personnalité. Mais leur unité apparaît problématique ; elles sont
divisées en de nombreux éléments qui finissent par les démailler. C’est pourquoi il est apparu
difficile jusqu’à présent d’engager cette montagne sur la voie d’une stratégie concertée de
développement. L’unité naturelle vosgienne consiste en un massif de moyenne montagne, dont les
altitudes augmentent en allant vers le sud (1424 mètres au Grand Ballon) et dont les pentes
sont dissymétriques : longues et douces à l’ouest, courtes et raides à l’est. De longues vallées
orientées ouest-est les échancrent en profondeur. Les Vosges sont seulement franchissables
par des cols haut perchés, à l’exception de l’autoroute A4 du col de Saverne et du tunnel de
Sainte-Marie-aux-Mines (fermé de 2004 à 2008 pour sa mise en sécurité). De petites villes
sont en général placées en position de piémont, alors que les grandes villes se trouvent sur le
pourtour du massif. Strasbourg et Mulhouse en sont proches, Nancy et Besançon apparaissent
plus éloignées. Contrairement à cette impression d’unité, quantité de divisions apparaissent lorsqu’il
est question de la mise en valeur des Vosges. Du point de vue culturel, le versant alsacien
231
appartient traditionnellement au monde germanique (à l’exception de quelques fonds de vallée
où l’on parle welsh) alors que les versants lorrain et franc-comtois s’inscrivent dans le monde
latin (sauf au nord). Du point de vue institutionnel, le massif est fractionné en trois Régions,
l’Alsace, la Lorraine et la Franche-Comté, ainsi qu’en une pléthore de départements. On y
voit deux Parcs Naturels Régionaux, au nord et au sud, curieusement séparés par un vide. Il
en résulte un problème de gouvernance : la balkanisation du territoire empêche son existence
en tant que tel. Toute décision concernant les Vosges dans leur ensemble nécessité un accord
complexe à mettre en œuvre. Prises en bloc, elles constituent une marge, à la fois polarisée
par plusieurs centres et délaissée ; en interne, elles sont fractionnées en micro-territoires. Les
services et les équipements touristiques, gages d’une fréquentation viable du point de vue
économique, sont peu nombreux dans les Vosges alsaciennes, surtout quand on les compare
au versant lorrain et davantage encore à la Forêt-Noire. La filière bois est peu valorisée ; le
sciage et l’imprégnation du bois sont d’abord réalisés à Strasbourg et à Mulhouse.
Tableau 22 : La production de bois en Alsace Données : ASSEDIC, NAF 700-201
050
100150200250300350400450500
1995 1997 1999 2001 2003 2005
AltkirchThannGuebwillerColmarMulhouseWissembourgHaguenauMolsheimSélestatStrasbourg
Il faudrait pouvoir enclencher le développement local sur cette faiblesse partagée : le
fait d’être un espace pauvre en population, en infrastructures, en compétences stratégiques et
en ressources. La partie se joue entre les forces centrifuges (où chaque vallée cherche à se
connecter sur une métropole dans une logique de périphérie par rapport à son centre) et les
forces centripètes (où l’ensemble des vallées devrait se fédérer dans le but de devenir un
centre aussi autonome que possible). Il s’agirait alors de définir un projet d’ensemble, une
vision pour un futur souhaitable, toutes branches d’activités confondues. Un élément
immédiat fait débat : faut-il que les flux contournent le massif ou le traversent ? La traversée
232
vise à prolonger ou ressusciter la croissance industrielle. Le contournement, avec une
meilleure accessibilité à l’image de la gare TGV de Saint-Dié (2007), enclenche plutôt sur le
développement durable : « poumon vert » pour les métropoles rhénanes et françaises,
tourisme raisonné, produits AOP (Appellation d’Origine Contrôlée).
Figure 49 : Les Vosges, accessibilité et pôles d’attraction
Marne-
au-Rhin
Cana
l de
la S
arre
Rhône-a
u-Rh
in
F O
R E
T -
N O
I R
E
Cana
l de l’E
st
COLMAR
BELFORT
MONTBELIARD
VESOUL
MULHOUSE
SARREBRUCK
EPINAL
METZ
NANCY
SELESTAT
A4
A35
A35
A36
HAGUENAU
N340
N59
N57
ST.DIE
GUEBWILLER
THANN
0 60 km
Parc Naturel Régional
des Vo sges du Nord
La Petite Pierre
Parc Naturel du Palatinat
MunsterParc Naturel Régionaldes Ballons des Vosges
Parc Naturel du Palatinat
Parc Naturel Régional
des Vosges du Nord
La Petite Pierre
J U R A
KARLSRUHE
BADEN-BADEN
L’accessibilité des massifs
Echangeur detype autoroutier
Gare TGV (2007)
Canal
FRIBOURG
SAVERNE
OFFENBURG
APPENWEIER
SARREBOURG
REMIREMONT
Europapark
Pôles touristiques
Stations ou lieuxinternationaux àforte fréquentationavec des retombéesdans le massifmontagneux
Plan inclinéde St.Louis-
ArzwillerSTRASBOURG
Haut-KoenigsbourgGérardmer -La Bresse
Titisee
BALE
Eco musée
Une Agence de développement commune au massif aurait dû voir le jour en 2004-
2005 mais les trois Régions ne sont pas parvenues à s’entendre pour la promotion de cette
nouvelle structure. La presse régionale avait souligné les manœuvres politiciennes faisant
suite aux élections de 2004 lorsque l’Alsace est restée à droite et que la Lorraine et la
Franche-Comté ont rejoint la gauche. En arrière-plan, on sait que les grands centres urbains
s’intéressent peu à leurs marges, où les enjeux économiques ne sont pas très importants par
233
rapport à la métropolisation ; les élus peuvent donc exprimer leur animosité réciproque sans
que le préjudice ne soit important, sauf pour les marges, de toutes façons peu peuplées. La
montagne vosgienne n’a pas non plus secrété de personnalité charismatique locale ou
nationale qui aurait pu sauver la situation, ce qui constitue encore une conséquence de
l’éclatement du massif en micro-territoires.
3.1.2 Dilemme pour le monde agricole Autrefois, grâce à des campagnes densément peuplées et à la complémentarité de ses
terroirs, l’agriculture alsacienne se fondait sur la polyculture. Puis elle s’est considérablement
réorganisée avec l’ère du productivisme au profit du vin (35% des exploitations alsaciennes)
et du maïs (8% de la surface française). A présent, une troisième ère s’annonce avec la
mondialisation. En Europe, la Politique Agricole Commune a joué un rôle protecteur depuis
1962, mais depuis le sommet de Doha en 2001, les pays émergents en appellent au libre-
échange agricole… Fondée sur des volumes importants et de faibles prix de vente,
l’agriculture productiviste risque donc d’atteindre ses limites en Alsace, sans même parler des
dégâts collatéraux qu’elle inflige aux sols et aux nappes phréatiques (30% de la nappe
alsacienne n’est plus apte à fournir de l’eau potable sans traitement). Il est donc intéressant
d’explorer des voies inscrites dans le concept du développement durable.
Tableau 23 : Le système de classification européen des origines protégées
Appellation d’Origine Protégée (AOP)
Indication Géographique Protégée (IGP)
Spécialité Traditionnelle Garantie (STG)
Le produit est intégralement réalisé dans
une aire géographique définie avec un savoir-faire
reconnu et constaté.
Le lien avec le terroir demeure à un des stades au moins de la
production, de la transformation ou de l’élaboration du produit.
Une composition traditionnelle ou un mode de production
traditionnel est mis en valeur. Un produit STG peut être fabriqué
partout dans l’Union européenne. Munster Volailles d’Alsace – Miel d’Alsace Néant
Le Codex Alimentarius règlemente au niveau mondial l’utilisation de certains termes
alimentaires communs. Pour éviter toute tromperie, on dépose une appellation territoriale
protégée par l’OMC. Les procédures à suivre sont complexes entre le moment où un
groupement de producteurs introduit une demande d’enregistrement et celui où la
Commission Européenne inscrit la nouvelle dénomination dans le « Registre des AOP et
IGP ». Pour l’instant, seuls trois produits alsaciens sont ainsi identifiés alors que quantité de
labels seraient envisageables (comme l’oignon de Mulhouse ou celui de Sélestat, ou encore le
tabac). La quetsche a subi un revers en 2006 en échouant dans l’obtention d’un label
234
européen ; parmi les nombreuses variétés de prunes allongées, elle est pourtant la seule à
offrir une chair orangée. Figure 50 : Les prémisses de l’agriculture biologique en Alsace
Nombre d’exploitations biopar commune :
de 1 à 3
de 4 à 6
9
Lapoutroie
Colmar
Mulhouse
Strasbourg-Orangerie 2005
S u n d g a u
H a r d t
R i e d
A l s a c e B o s s u e
Outre-Forêt
Obernai CFPA
Rouffach
Données par commune : OPABA 2005
Siège de l’OPABA
Foire, manifestationbio
Foire aux vinsbio
Formationprofessionnelle
Organisation Professionnelle de l’Agriculture Biologique en Alsace
BioKientzheim 2004
Paris 2006
Waldowisheim 2005
Schiltigheim
Saverne 2006
Quant aux produits biologiques, ils sont sévèrement encadrés par le législateur depuis
1981. Il s’agit d’une « agriculture n'utilisant pas de produits chimiques de synthèse ».
L’agriculture « biologique » constitue en fait un projet de société fondé sur le développement
durable à travers ses pratiques économiques, sociales et environnementales. Cette approche
très « rhénane » peut s’adosser à de nombreux mouvements alternatifs et associatifs. Des
régions en difficulté, comme les Vosges et l’Alsace Bossue, ont ainsi trouvé une nouvelle
vocation. Près de Munster, la tradition des Mennonites a peut-être bien laissé son empreinte ;
autrefois, cette minorité religieuse regardait le « progrès » avec prudence, ce qui ne l’a pas
empêchée « d’inventer » les races de vaches vosgienne et montbéliarde. Depuis 1980,
235
l'Organisation Professionnelle de l'Agriculture Biologique en Alsace (OPABA) est un
syndicat professionnel qui rassemble les agriculteurs, les transformateurs et les distributeurs
de la filière biologique. En aval, Alsace Bio Sarl développe sa marque commerciale ; les
Chambres d’Agriculture et Coop Alsace sont d’autres soutiens. Les deux foires « bio » de
Rouffach (à présent Colmar) et d’Obernai sont devenues des succès internationaux. Mais
beaucoup reste à faire pour créer un cluster fondé sur le « bio », c’est-à-dire un système
territorialisé mobilisant toutes les forces vives. En particulier, la recherche mériterait une
meilleure prise en compte, un peu comme à Nancy où l’Institut National de la Recherche
Agronomique (INRA) est très actif dans le domaine du « bio ». Toujours dans l’économie de
la connaissance, le réseau BioValley pourrait lui aussi se connecter sur cet univers riche de
relations systémiques.
Un dernier problème, et non des moindres, concerne la coexistence des deux
agricultures, productiviste et biologique, sur un même territoire. Ainsi, en 2004, le maire de
Wattwiller a pris un arrêté municipal interdisant toute culture d’OGM à moins de 400 mètres
d’un champ « bio », que le Tribunal administratif a déclaré illégal en 2006. A l’échelle de la
région, le voisinage entre les OGM et les périmètres de sécurité « bio » sera-t-il possible ? Ou
bien faudra-t-il faire un choix entre une agriculture, un élevage et une sylviculture
postindustriels, à opposer au productivisme ?
3.1.3 Vers un système énergétique territorial durable ? Le pétrole à bon marché appartient au passé et l’énergie électrique d’origine nucléaire
est en débat. Pour les producteurs, les consommateurs et les collectivités, l’avenir énergétique
de l’Alsace est soumis à de nombreuses questions : jusqu’à quel niveau les prix de l’énergie
peuvent-ils se hisser ? Globalement, les hydrocarbures seront-ils remplacés par d’autres
ressources avant l’épuisement des gisements ? Qui contrôlera la production électrique, de
grandes entreprises ou de petits pourvoyeurs à base régionale ? Les énergies renouvelables
sont-elles seulement anecdotiques ou bien offrent-elles une alternative crédible ? Qui décidera
de quoi, entre le marché, l’Etat et les acteurs régionaux ? Il existe une forte connivence historique entre l’Alsace et l’énergie électrique, avec, il
y a plus d’un siècle déjà, la création d’Electricité de Strasbourg (ES) dans la production et la
distribution, ainsi que celle de l’entreprise Clemessy à Mulhouse pour les équipements
électrotechniques. Dans les années 1930, on doit les centrales de Kembs et des Lacs Noir-
236
Blanc à l’ingénieur mulhousien René Koechlin, par ailleurs l’auteur du projet du Grand Canal
d’Alsace. Dans les années 1970, EDF et EnBW se sont associés pour les deux dernières
centrales construites à Gambsheim et à Iffezheim. En 1977, EDF a inauguré la centrale
nucléaire de Fessenheim. Elle produit environ 90% de l’équivalent de la consommation
électrique alsacienne ; en tant que doyenne des centrales nucléaires françaises, elle devrait
fonctionner jusqu’en 2020. A court terme, les logiques concurrentielles remettent le marché
électrique à plat. Tous les clients pourront choisir leur fournisseur d’électricité le 1P
erP juillet
2007. Resteront-ils fidèles à leur opérateur historique ou bien se tourneront-ils vers de
nouveaux arrivants ? Outre EDF et Suez-Gaz de France, ES apparaît en position de force avec
un chiffre d’affaires d’un demi-milliard d’euros ; la société est cotée en bourse ; EDF possède
les trois-quarts de son capital et le deuxième actionnaire, avec 13,8% du capital, est Electricité
de Laufenburg (Suisse). Et si les Allemands, où la privatisation remonte à 1997, venaient eux
aussi en Alsace ? Aujourd’hui, la logique historique voudrait qu’après l’âge de la houille blanche et
l’âge du nucléaire, la région figure en pointe pour les nouveaux modes de production
d’électricité en général. Economiquement, le butoir pour les modes de production concurrents
au nucléaire se situe au niveau de 3 centimes d’euros pour un KwH. Bien entendu,
l’électricité n’est pas la seule piste envisageable. Déjà, la filière bois connaît un regain
d’intérêt auprès de nombreuses collectivités pour le chauffage de locaux publics comme les
écoles ou les salles de sport. Et les agriculteurs s’intéressent de plus en plus à l’éthanol. Les
maïsiculteurs disposeront de l’usine de Beinheim qui va être construite par l’entreprise
Roquette, un producteur d’amidon basé près de Lille ; associée à ES, celui-ci espère
également disposer d’une installation géothermique en 2008. Les betteraviers d’Erstein sont
entrés dans le Groupe Cristal Union dès 2006 ; la surface qu’ils cultivent pourra augmenter de
45% d’ici 2009 grâce au nouveau débouché de l’éthanol. L’usine de Bazancourt dans la
Marne sera ainsi alimentée en partie par les betteraves alsaciennes. La géothermie consiste à utiliser les fractures souterraines du granite du fossé rhénan
où la température de l’eau peut atteindre 200°. A Soultz-sous-Forêts, le programme de
recherche est d’envergure internationale. Le BRGM, EDF, HESH, l'italien Enel, le groupe Shell
et l'allemand Pfalzwerke y ont réalisé un forage à 5.000 mètres de profondeur. Une turbine
produit 6 mégawatts en phase expérimentale et on espère atteindre les 25 MW en phase
industrielle. La rentabilité financière semble faible mais atteignable vers 2015. Par ailleurs,
encouragée par la Région, l’eau chaude sanitaire et solaire devient une réalité. Mais le
237
photovoltaïque est rarissime, alors qu’il fleurit en Allemagne, notamment à Fribourg-en-
Brisgau, où les collectivités, les instituts de recherche, les industriels et l’université ont
développé le concept de Solarstadt-Freiburg. De même, l’énergie éolienne est inexistante
pour l’instant. Techniquement, un champ de quatre à six éoliennes produit environ 12,5 MW.
Le Conseil Régional soutient cette solution et les maires des petites communes y voient
d’intéressantes ressources fiscales. Mais l’éolien est contrarié par de nombreuses oppositions
sur le terrain ; on craint les impacts visuels, sonores, ou encore les dégâts causés aux oiseaux.
Figure 51 : Les ressources énergétiques
0 30 km
Iffezheim RKI 1978
Gambsheim CERGA 1974
Strasbourg 1970
Rhinau 1963
Fessenheim 1956
Vogelgrun 1956
Marckolsheim 1961
Ottmarsheim 1952
Kembs 1932 : 80% EDF, 20% IWBasel
Rheinfelden1898
Gerstheim 1967
Augst 1912Birsfelden 1954
Vers Laufenburg (CH)
Centrale hydro-électrique...en constructionCentrale nucléaire
Ligne de 400.000 volts
Puits etraffinerie de pétrole
Pellets (bois),sciures collectéesà 50 km à la ronde
Biocarburants :éthanol
Fort potentiel éolien
Parc d’éoliennesen Lorraine
Foragepour lagéothermie
Siège socialde granddistributeurd’électricité en Alsace
Musée de l’énergie
MulhouseElectropolis
PechelbronnMusée du Pétrole
Reichstett
AlsaceBossue Beinheim
COLMAR
STRASBOURG
La production
De nouvelles pistes
Fonctions supérieures
Χ
Χ
Χ
Téterchen2004, 9 MW
Igney2005, 32 MW
Soultz-sous-Forêts
Lac Blanc - Lac Noir 1933
Bennwihr-Gare
Lycée professionnel Eiffel Cernay
Projet Alsace du Nord : valoriser la géothermie,les céréales, la biomasse, le biogaz...
Commuanuté de communes de Thann :filière énergie bois Bâle
Breisach
On constate donc un bouillonnement des initiatives. Fin 2006, le Conseil régional
annonce la création d’un pôle de compétitivité « Energie renouvelable et efficacité
énergétique » avec, à terme, le souhait de lui voir conférer un label national, à l’image des
trois autres Pôles déjà actifs dans la région (cf. le chapitre 3.2). Le changement est aux portes
238
de l’Alsace. Sera-t-il guidé de l’extérieur, ou bien les acteurs locaux en seront-ils les
principaux porteurs ? Et quelle sera l’articulation entre la grande entreprise et le « small is
beautiful » ?
3.1.4 L’émergence du tourisme fluvial Il y a une génération seulement, qui croyait à l’utilité des vieux canaux qui n’avaient
plus de marchandises à transporter ? Qui pensait voir les paquebots de l’industrie touristique à
côté des barges du Rhin ? Seule une poignée de précurseurs voyait loin : certains excentriques
britanniques et américains circulaient sur le réseau Freycinet, le Port Autonome de Strasbourg
lançait ses bateaux-mouches et la famille Schmitter créait l’entreprise Alsace-Croisières
(devenue CroisiEurope). Aujourd’hui, dans un monde urbanisé et sous tension, le tourisme
fluvial connaît un succès aussi grandissant qu’inattendu. Sa croissance n’a rien de spontané. Par chance, les Voies Navigables de France ont
relativement bien entretenu le vieux réseau des canaux Freycinet, devenu le royaume de la
pénichette, tout en développant l’axe du Rhin au grand gabarit, fréquenté par les paquebots.
Un équipement à terre est indispensable, sous forme de halte (un point d’arrêt ou de
stationnement), de relais nautique (qui offre des installations sanitaires et éventuellement du
carburant) ou mieux, de port de plaisance qui intègre des locaux d’accueil, une station-
service, voire de la réparation navale et des marinas (résidences « pieds dans l’eau »). Le
destin régional du tourisme fluvial dépend d’une communauté de travail où l’Etat, les
collectivités, les Chambres de Commerce et d’Industrie, les entreprises ainsi que diverses
associations s’organisent pour valoriser ce nouveau désir d’évasion. Des paysages culturels,
des infrastructures soignées et un état d’esprit ingénieux sont indispensables à son
développement. Dans la région du Rhin supérieur, Strasbourg et Bâle, chacune à sa manière,
constituent de très loin les principaux pôles du tourisme fluvial. A Strasbourg, plus de
700.000 passagers empruntent chaque année les bateaux-mouches, qui assureront bientôt un
service urbain de bateau-bus. En outre, l’entreprise familiale CroisiEurope, forte de 25 navires
et première en Europe, compte plus de 900 salariés. Ses navires longs de 110 mètres et dotés
d’une soixantaine de cabines en sillonnent les grands fleuves. Si les coques sont fabriquées à
Namur (Belgique), l’aménagement est réalisé par des artisans alsaciens. Quant à Bâle, forte de
ses ports et de sa fiscalité avantageuse, elle apparaît davantage comme une métropole
239
financière connectée sur les Etats-Unis, où, selon une logique très anglo-saxonne, fleurissent
les sièges sociaux (dont celui de Viking Cruises, au premier rang mondial), le lobbying
professionnel (IG RiverCruise) et les cabinets de consultants (River Advice). L’Alsace est malheureusement mal reliée à la Saône et à Saint-Jean-de-Losne (Côte-
d’Or), premier port fluvial français de plaisance que l’on peut considérer comme une
référence pour le tourisme fluvial, à la charnière du petit et du grand gabarit. Ce bourg voit
passer 5.000 bateaux par an, dont 90% d’embarcations de plaisance. Une marina y offre 150
anneaux, un hôtel-restaurant et un centre de vacances. Sa capacité totale annuelle est de
200.000 touristes et plaisanciers. La société britannique Crown Blue Line, un loueur de
pénichettes arrivé en 1981, en est le principal investisseur. La position de carrefour fluvial a
joué un rôle essentiel pour la réussite de Saint-Jean-de-Losne. On retrouve ce contexte
d’ouverture au nord des Vosges, où le canal de la Marne-au-Rhin est très fréquenté par des
plaisanciers venant d’Allemagne et du Benelux. Conscient de cette opportunité et stimulé par
les lois de la décentralisation, le Conseil régional d’Alsace a fait rouvrir la section déclassée
du canal du Rhône-au-Rhin de Strasbourg jusqu’à Marckolsheim. En 2008, la jonction devrait
être faite avec Colmar, pour un coût de 7,6 millions d’euros supporté par l’Etat, VNF et la
Région ; on y annonce un trafic de 4.000 à 6.000 bateaux par an. Mais cette progression est entachée par l’absence de réseau complet dans le Sud-
Alsace. Sur le canal du Rhône-au-Rhin, le segment parallèle au Rhin a été déclassé depuis
qu’il passe en siphon sous les autoroutes A35 et A36. Entre Huningue et Kembs, une autre
coupure crée une impasse vers Bâle. En allant vers le Doubs, le Rhône-au-Rhin est peu
fréquenté. Il est souvent mis en chômage pour cause de réfection. Il souffre de sa longue mise
à l’écart due à l’attentisme qui a prévalu entre 1965 et 1997, jusqu’à ce que l’Etat renonce à sa
mise à grand gabarit. Depuis Mulhouse, il jouit pourtant d’un accès royal au Rhin, lorsque la
section Mulhouse – Niffer à grand gabarit a été renaturée, avec ses laisses et ses frayères. En
1997, le plan compensatoire à l’abandon de la modernisation du canal du Rhône-au-Rhin
prévoyait un développement touristique qui est resté lettre morte, même si le Conseil général
du Doubs travaille sur un projet de véloroute Nantes – Budapest. A Mulhouse même, les
nouveaux ponts de la voie Sud et du tramway passent redoutablement au ras des têtes des
plaisanciers. Le tourisme fluvial est un outil pour la reconquête patrimoniale. Dans les centres
urbains, des quais à l’abandon peuvent devenir des pôles touristiques et résidentiels, des
240
waterfronts synonymes de métropolisation. A la campagne, les canaux traversent des espaces
relativement délaissés, où les paysages sont comme figés depuis souvent plus d’un siècle, à
l’écart des axes de croissance ; la directive européenne Natura 2000 leur apporte une nouvelle
chance de développement harmonieux et durable. Ainsi, pénichettes et paquebots peuvent
replacer le monde fluvial au centre de la vie, lorsque le miroir de l’eau suspend le temps pour
un moment.
Figure 52 : Un territoire pour le tourisme fluvial
Kehl
Marne-au-RhinCa
nal d
e
la S
arre
HUNINGUE
MulhouseOTTMARSHEIM
NEUF-BRISACH
BREISACH
MARCKOLSHEIM
Strasbourg
LAUTERBOURG
250 m
109 m
COLMAR
Kembs
Rhinau
Gerstheim
GambsheimIffezheim
Niffer WEIL
Gabarit rhénanécluse de 200 m.
2000 tonnes (Suisse)
Rhône-au-Rhin
TOUL
NANCY
Station touristiquefluviale
Curiosité technique
Canal déclassé
Pénichettes exclusivement
250-400 tonnes
En travaux
Port de plaisance en projet
352 m
Cana l de la Bruche
Ouvertureen 2008
Tunnel de Haute-Saône
V O S
G E
S
J U R A
Krafft
StrasbourgNancy
Grand Circle Cruise Line
French Waterway
Bateau-promenade
villes, canal et routes
villes, canal
Kehl
Ottmarsheim
StrasbourgCroisiEuropeObernai
Dambach
Colmar
Saverne
Xouaxange
Vers RoissyCDG
0 100 km
Les croisières avec des paquebots
à petit gabarit
Grand gabarit et tourisme fluvial
Siège social de croisiériste
Ville de départ ou d’arrivéepour des croisières
Ville d’étape pour :
1 ou 2 sociétés
8 à 11 sociétés
18 sociétés
Bâle
Grand Circle Cruise Scylla TourRDL Rhine Danube KD Viking River Cruise
Neuf-Brisach
Marckolsheim
Metz
Nancy
Thionville
Breisach
Projet de navigabilité à grand gabarit Bâle-Waldshut
Bâle
Môle de laCitadelle
Lutzelbourg
0 100 km
Pont-canal de Sévenans
Mulhouse
Huningue
RHEINFELDEN
F O
R E
T
- N
O I
R E
Plan inclinéSt.Louis-Arzwiller
300 m
Ecluse Le Corbusier
Seuil deValdieu336 m
Tunnel de la Citadelle deBesançon
Canal de l’
Est
St.Jean-de-Losne
Port-sur-Saône
Waltenheim
Pont-canal de Wolfersdorf
241
3.2 Les Pôles de compétitivité nationaux et l’Alsace
En 2004, l’Etat français avait lancé un appel à candidatures pour l’obtention des labels
régionaux ou interrégionaux « Pôle de compétitivité ». Dans une industrie nationale
languissante, l’opération consiste à faire émerger des réseaux susceptibles de dégager des
synergies autour de projets innovants. Ces réseaux regroupent des entreprises, des centres de
formation et des unités de recherche. Plus d’une centaine de dossiers de candidature ont été
déposés. Au premier semestre 2005, il se murmurait que seulement 10 ou 15 Pôles seraient
retenus et se partageraient l’enveloppe de 1,5 milliard d’euros allouée en trois ans par l’Etat.
Finalement, le 12 juillet, le CIADT a désigné 6 « Pôles mondiaux », 9 « Pôles à vocation
mondiale » et 52 autres pôles, trois catégories dotées d’allocations financières décroissantes.
L’Alsace a obtenu un « Pôle à vocation mondiale » avec les « Innovations thérapeutiques » et
deux pôles interrégionaux avec les « Fibres naturelles Grand Est » et le « Véhicule du Futur ». De manière générale, de quoi témoignent et que signifient ces « Pôles » ? Certains
secteurs d’activité affirment ainsi leur capacité à s’organiser sur une base régionale ou
interrégionale. Ils réussissent à fédérer un certain nombre d’entreprises, d’instances chargées
du développement économique et de l’aménagement du territoire, de laboratoires
universitaires ainsi que d’élus. L’attribution du label constitue une marque de reconnaissance,
à savoir la création d’un réseau qui se définit selon une logique de croissance industrielle et
scientifique.
Tableau 24 : Les pôles de compétitivité en Alsace Label national Intitulé
Pôle mondial
Pôle interrégional
Subvention 2006 par la
Région, en euros
Remarques
Innovations thérapeutiques X Projet
AramisP
1P :150.000
Le Pôle fait partie du réseau trinational BioValley (1996)
Véhicule du Futur
X Projet Klimatic P
2P :
150.000 Alsace et Franche-Comté, avec un débordement de fait sur les Vosges
Fibres naturelles
X Projet Vetilap P
3P :
324.075 Alsace, Lorraine
Energie renouvelable et efficacité énergétique Iconoval P
4P
Bâtiment et Travaux Publics P
1P Recherche sur la maladie de Parkinson - P
2P Froid magnétique pour la climatisation
automobile - P
3 PProduits textiles non-tissés à trois dimensions - P
4 PImagerie médicale
Enfin, pour la clarté de ce qui va suivre, il faut avoir présent à l’esprit que la Région
Alsace lance ses propres pôles, qui pourront éventuellement devenir des Pôles nationaux s’ils
242
obtiennent la reconnaissance de l’Etat. La Région s’inspire des meilleures pratiques
observables ailleurs, par exemple en Allemagne, dans le Pays Basque espagnol ou en
Catalogne... Elle cherche à faire émerger des clusters, c’est-à-dire des réseaux d’entreprises,
d’universités et d’associations diverses dans le but de voir apparaître, de consolider ou de
faire bifurquer une branche d’activité au sein de l’économie régionale. Il s’agit d’une rupture
historique dans le cas de l’industrie alsacienne, où maint secteur a périclité sinon disparu faute
de s’être organisé collectivement. Lorsque les réseaux se constituent, combien de fois entend-
on dire qu’untel ne savait pas qu’au coin de la rue, il aurait pu trouver un partenaire potentiel
depuis des années ! Le Tableau 9 résume la situation telle qu’elle se présente fin 2006.
3.2.1 Les enjeux des trois Pôles de compétitivité
Les « Innovations thérapeutiques » s’inscrivent dans un ensemble scientifique et
technologique de haute volée, avec les deux autres « Pôles mondiaux » désignés dans le
même secteur, Meditech-Santé en Ile-de-France et Lyonbiopôle (spécialisé en virologie). Les
pôles de rang régional Vitagora à Dijon (les sciences du goût), Cancer-Bio-Santé à Toulouse
et Nutrition-Santé-Longévité à Lille complètent ce dispositif national. Le Pôle « Innovations
thérapeutiques » s’est hissé au niveau de Paris et de Lyon parce qu’il peut se prévaloir de la
coopération transfrontalière avec l’Allemagne et la Suisse. La région strasbourgeoise (le
président de Millipore a évoqué « le campus de Molsheim ») en est le moteur. On y trouve
l’Association de Gouvernance du pôle Innovations Thérapeutiques (AGIT) comme la plupart
des grandes entreprises du secteur, des jeunes pousses, des universités, des centres de
recherche et des juristes (avec le Centre d’Etudes Internationales de la Propriété Industrielle).
La génomique et l’instrumentation médicale en sont les deux piliers. La crise du textile et la valorisation médiocre de la forêt française ne constituent pas
des bases très encourageantes pour le Pôle « Fibres naturelles Grand Est ». Mais il reste tout
de même plus de 50.000 salariés en Alsace et en Lorraine dans trois secteurs industriels qui
travaillent la fibre naturelle : le papier carton pour le quart de la production nationale, le
textile à base de coton pour 80%, et le bois qui alimente une filière complète grâce à la
seconde forêt française, celle des Vosges. La science de la fibre naturelle se pratique à
l’université Henri Poincaré en Lorraine et à l’université de Haute-Alsace à Mulhouse. Le
projet a été poussé en avant par M. Christian Poncelet, à la fois président du Sénat et du
Conseil général des Vosges. Le Pôle est présidé par M. TPatrick Decouvelaere, un industriel
qui a marié le lin avec le stretch, et qui dirige le Syndicat Textile de l'Est. La branche
243
cellulose est représentée Tpar l’entreprise finlandaise UPM Kymmene, une firme
multinationale forte de 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires. L’Alsace semble soutenir
ce Pôle avec prudence ; il reçoit 35.000 euros de la part de la Région en 2006.
Figure 53 : Trois Pôles de compétitivité
MULHOUSE
Le Pôle “Innovationsthérapeutiques”
Neuro 3D
MULHOUSE
STRASBOURG
Le Pôle “Véhicule du Futur”
avec la Franche-Comté
Sochaux PSA
Perfo-Est
PSAAstr id
NANCY
Le Pôle “Fibres naturelles
Grand Est” avec la Lorraine EPINAL
Campus Fibres
UniversitéHenri
PoincaréCRITT
bois
Docelles papeteries
UHA
SANOFI-AVENTIS, ELI-LILLY, ULP, INSERM, CNRS , IRCAD
Alsace BioValley100 sociétés 5300 emplois
MULHOUSE
Les grandes régions
européennesde l’automobile
0 400 kmLes grandes
régionseuropéennes
des bio technologies
STRASBOURG
BioValley
INRACOLMAR
Delphi
Le Pôle associe le papier-carton(25% de la production nationale),le textile à base de coton (80% dela production nationale), la filière
bois (les Vosges abritent la 2eforêt française).
Etonnamment, la Franche-Comté
ne fait pas partie du Pôle.
Une firme multinationale finlandaise, UPM Kymmene, pilote le projet.
Etonnamment, quand on prend la mesure de l’industrie automobile en France, aucun
projet de pôle dédié à l’automobile n’a été retenu parmi les pôles de type mondial. Le Pôle
« Véhicule du Futur » trouve des rivaux ou des pôles complémentaires avec « Ville et
244
mobilité durable » et « Vestapolis » (Ile-de-France), « Mobilité et transports avancés »
(Poitou-Charentes), « Auto haut de gamme » dans l’ouest, « Normandy Motor Valley » et
« Pôle i-Trans » à Lille. Dans l’industrie, la filière automobile en Alsace Franche-Comté se
situe au deuxième rang français derrière l'Ile-de-France. Le Pôle « Véhicule du Futur » entend
développer trois axes : les véhicules propres, les interfaces homme/véhicule et les interfaces
véhicule/infrastructure. Ainsi, des réseaux scientifiques et technologiques sont conduits sur la base de
coopérations interrégionales ou internationales. Les partenariats entre les entreprises, les
systèmes de formation, les associations professionnelles et les universités constituent une
sorte de révolution silencieuse. Des activités anciennes (bois et coton) entendent repartir de
l’avant, une industrie mature et productrice (l’automobile) prépare un futur plus
technologique, et une activité émergente (les biotechnologies) s’inscrit à présent dans le
paysage. En aucun cas, l’Alsace ne peut aller seule à la bataille, faute de taille critique
suffisante.
3.2.2 Le Pôle automobile Véhicule du Futur A Sochaux et à Mulhouse, les deux usines géantes Peugeot-Citroën et les
établissements de leurs fournisseurs forment une périphérie dédiée à la production au sein de
l’univers de la firme PSA. En effet, celle-ci concentre ses fonctions stratégiques en Ile-de-
France ; la direction se trouve à Paris et à La Défense, les fonctions R&D à La Garenne-
Colombes et à Vélizy. PSA dispose d’autres centres de production en Région parisienne, dans
le Nord-Pas-de-Calais, en Bretagne, en Espagne, en République Tchèque, en Slovaquie, en
Chine, au Brésil, en Iran, bientôt en Russie… A Mulhouse et à Sochaux, le constructeur se
définit comme un assemblier qui confie des tâches de plus en plus nombreuses et complexes à
ses fournisseurs. Ceux-ci doivent intégrer de nouvelles technologies, travailler pour plusieurs
donneurs d’ordres et livrer des modules assemblés en flux tendus. Traditionnellement, aussi
bien dans le Nord-Franche-Comté que dans le Sud-Alsace, ces fournisseurs manquent de
compétences et de taille critique. Pour échapper à une croissance de type « usine-tournevis »,
il a donc fallu innover du point de vue institutionnel. Un mouvement d’ampleur s’est
développé en deux phases de part et d’autre de la « frontière » entre l’Alsace et la Franche-
Comté.
245
Dans un premier temps, en 1993, le Réseau de Villes Rhin-Sud a associé Colmar,
Mulhouse, Saint-Louis, Belfort, Montbéliard et Héricourt. En 1998, ce réseau a engendré la
création d’ASTRID, une association dédiée à l’amélioration de la performance des entreprises
industrielles. La région Rhin-Sud a donc commencé à se structurer autour d’une
problématique, à savoir devenir une plate-forme industrielle compétitive. Il a fallu dresser un
état des lieux, favoriser les transferts de technologie et promouvoir la recherche (comme la
pile à combustible au L2ES à Belfort et les travaux du MIPS - modélisation, intelligence,
processus, systèmes - à Mulhouse). Le constructeur a accompagné le mouvement, notamment
avec la création de Perfo-Est, une association basée à Sochaux et pilotée par de jeunes
retraités de PSA, dont l’action consiste à dynamiser le monde des fournisseurs régionaux. Puis il est apparu que, en Franche-Comté et en Alsace, beaucoup de fournisseurs
travaillent pour des donneurs d’ordres autres que PSA. En 2000, les Chambres de Commerce
et d’Industrie du Sud-Alsace, du Doubs et du Territoire de Belfort, en partenariat avec les
collectivités, ont franchi un pas important avec la création du Pôle automobile commun aux
deux Régions. Le président de son Comité stratégique était également celui du réseau de
Villes Rhin-Sud aujourd’hui disparu. L’association ASTRID entend explicitement entrer dans
une logique de cluster, c’est-à-dire de réseau fort de ses acteurs nombreux, diversifiés et
animés par une même volonté : la défense et la promotion de leur territoire. A partir de 2004,
une nouvelle étape est venue confirmer l’état de la réflexion menée par les acteurs régionaux.
Les présidents des Régions Alsace et Franche-Comté ont signifié leur coopération pour
l’obtention du label national « Pôle de compétitivité ». Les enjeux deviennent donc
considérables. Un cluster à fort contenu technologique ne dépend plus des décisions prises par
un centre extérieur mais il constitue un territoire localisé apte à se mouvoir dans la
mondialisation. Il développe des compétences liées aux services bien plus qu’à la production. M. Otto Nussbaum, un industriel de Kehl, a proposé en 2005 de reconvertir
progressivement l’industrie de production automobile vers le « medical care », car il y a
beaucoup de parentés entre l’automobile et l’instrumentation médicale. A Tuttlingen, près du
lac de Constance, l’entreprise Storz fabrique des systèmes d’endoscopie aussi bien pour la
médecine que pour l’examen interne des moteurs. En Alsace, une piste prometteuse concerne
la télémédecine. Il s’agit de mettre au point des capteurs permettant de suivre à distance des
personnes âgées ou isolées, ce qui évite de recourir à leur hospitalisation ; or, l’industrie
automobile fabrique de plus en plus de capteurs…
246
Figure 54 : Un Pôle automobile, deux régions, plusieurs territoires
Constructeur
Equipementier ou fournisseur
BUGATTIMolsheim
PSA PEUGEOT CITROËN FAURECIA Vesoul
PMPCBoussières
TRELLEBORGChemaudin
AMM Fréland
AMSTUTZ LEVIN,LISI, VALFOND Delle
BEHR Rouffach
BOURBONSaint-Lupicin
BOYSEN Algolsheim
CARPENTER Luxeuil
COREDuttlenheim
DARAMIC Sélestat
DELPHI, GENERAL MOTORS,JOHNSON CONTROLS,SOLLAC Strasbourg
DELPHI Illkirch-Graffenstaden
BOSCH Levier
FABIMorteau
FAURECIAMagny-Vernois
GALVANO PLASTLes Aynans
HIRTZSarrewerden
INERGY, WAGON AUTOMOTIVE Fontaine
ISRIMerckwiller
JOHNSON CONTROLSSchweighouse
JOHNSON CONTROLSConflans
MARK IVOrbey
OMEGALOstwald
PECHINEY Biesheim
PLASTIGRAY,SOMOGALGray
FAURECIA MarckolsheimGENERAL SEMICONDUCTOR,TIMKEN, MAHLE Colmar
SCHRADER Pontarlier
INA, SIEMENS,SEW USOCOMEHaguenau
SIMONINBeure
STREIT Clerval
STYRIA Châtenois
SUDRADSoultzmatt
TRW CARRIngwiller
TRW Schirmeck
VELOCAR Gevigney
WAGON AUTOMOTIVE Beaucourt
WIMETALWissembourg
VISTEONRou geg outte
PSA PEUGEOT CITROËN Sochaux
DALPHIMETAL Cernay
MGI C OUTIERSACRED Vieux-Thann
ORIS Soultz
ACIER RHENAN Ottmarsheim
SOCA FIXMulhouse
WEBASTO Heimsbrunn
LEON I FLEXPEGUFORMBurnhaupt
INERGYPfastatt
A 36
A 35
FAURECIA Pulversheim
CARC OUSTIC SIl lzach
PSA PEUGEOT CITROËNSausheim
EFFBE Habsheim
PSA PEUGEOT CITROËNSausheimAUTOCABLE
Masevaux
SOFANOU Anteuil
DANGEL Sentheim
2A DECOUPEFAURECIA (2)PEUGEOT-JAPYAudincourt
EAKFAURECIA (2)
Valentigney
FAURECIA,ZINDELSeloncourt
FAURECIABavans
FAURECIAHérimoncourt
FWF Ste.Suzanne
LISIDasle
A 36
Principaux sites de la filière automobile en Alsace et
en Franche-Comté
PSA PEUGEOT CITROËN IP MARTI Sochaux
FOGGINI KEYVoujeaucourt
SCHNITTERFRANCE, SNOP, DELPHI, TREVEST Etupes
ALMA CONCEPTEUROCADEDampierre-
lès-BoisSIEDOUBS Montbéliard
SAVREUX CLAUSSE Remondans
ALPHA C RDT Vermondans EMT 25, BOURGEOIS,
SM2E, SOCOP Besançon
FAM AUTOMOBILESExincourt
Mais le Pôle est confronté à plusieurs obstacles importants. D’une part, un cluster
repose également sur une culture et sur des valeurs communes. Or, la Franche-Comté et
l’Alsace sont deux régions qui se tournent généralement le dos, plus séparées qu’unies par la
Trouée de Belfort. De part et d’autre de la « frontière », les entreprises entretiennent très peu
de connivences historiques et culturelles. Cette réalité peut être interprétée de manière
contradictoire : soit elle reste une source d’incompréhension ; soit les deux cultures se
fécondent mutuellement et favorisent l’innovation. Leur collaboration peut s’accentuer bien
au-delà de l’espace compris entre Mulhouse et Sochaux. En particulier, le Nord-Alsace est
riche de fournisseurs à fort potentiel de matière grise et, au sud, le Jura recèle de petits
247
clusters très spécialisés. Il appartient au Pôle automobile de lier tous ces éléments dans le but
de pouvoir faire système.
D’autre part, le Pôle est ouvert à l’international seulement par la présence de filiales de
groupes étrangers. Dans le Bade-Wurtemberg et en Bavière, les constructeurs automobiles
(DaimlerChrysler, Audi, BMW, Porsche) et les fournisseurs (comme Bosch) brillent par leurs
ressources et leurs compétences. Pourquoi ne pas avoir tenté un rapprochement ? On se
souvient qu’à la fin des années 1990, les milieux financiers évoquaient le possible rachat de
PSA par Mercesdes… En 2006, une initiative intéressante est apparue avec l’entrée dans le
Pôle de la firme suisse Sbarro connue pour ses capacités d’ingénierie comme pour ses
créations souvent audacieuses. Franco Sbarro décide alors de quitter Pontarlier et d’installer
Espera, son école de design, à Montbéliard, dans un contexte qui lui permettra « d’élargir son
cadre de compétences, d’explorer de nouvelles frontières, et pour les élèves de démontrer
leur savoir-faire » TPF
68FPT.
Enfin, la région apparaît relativement pauvre en compétences technologiques. Certes,
en 2006, 58 entreprises du Pôle coopèrent avec une trentaine de laboratoires en vue de la
réalisation de 7 projets pour une somme de 15 millions d’eurosTPF
69FPT. Mais dans les faits, la
restructuration des Pôles français de l’automobile a déjà commencé. Mov’éo, qui résulte de la
fusion de Vestapolis (Ile-de-France) et Normandy Motor Valley se « place d’emblée en
compétition avec trois autres clusters mondiaux automobiles de très grande réputation : ceux
de Détroit aux Etats-Unis, de Kanto Tokaï au Japon et de Stuttgart en Allemagne »TPF
70FPT avec
une cinquantaine de projets à l’étude. Il est probable que Mov’éo devienne le chef de file de
tous les Pôles automobiles et qu’il redistribue une partie de son activité sur les neuf autres
Pôles qui comportent une composante automobile. Piloté depuis l’Ile-de-France, le réseau
serait alors national et non plus interrégional.
3.2.3 BioValley, nouvelle icône du Rhin supérieur
Depuis 1996, le réseau BioValley se construit en tant que réseau actif dans le secteur
des sciences de la vie et des biotechnologies. Dans une dimension à la fois scientifique,
économique et relationnelle, il investit, grâce à sa haute technologie, un marché planétaire
tout en s’appuyant sur des atouts locaux et sur les fonctions supérieures des métropoles qui
TP
68PT Puissance 29, novembre-décembre 2006, n°37, cf. Dossier p. V.
TP
69PT Lettre d’information n°18, 21 juillet 2006.
TP
70PT Mov’éo : l’automobile demain, MINEFI, Industries n°114, mai 2006, p. 20.
248
animent le Rhin supérieur, une région urbaine forte de 4,5 millions d’habitants. Ainsi, les
enjeux de ce cluster apparaissent considérables.
Il rassemble environ 15.000 scientifiques en sciences de la vie, 400 groupes de
recherche forts de 5 prix Nobel en quinze ans, 160 institutions académiques ou publiques dont
12 universités, instituts ou écoles d’enseignement supérieur. Il faut y ajouter plusieurs
fondations ainsi que la recherche privée de la « bigpharma ». Les professeurs Peter Beyer
(Fribourg-en-Brisgau) et Ingo Potrykus (Zurich), inventeurs du Golden Rice – qui fixe la
vitamine A dont le riz est naturellement dépourvu – ont été honorés récemment par
l’obtention du prix Nature Biotech Award.
Les quartiers généraux et les principaux pôles de recherche de Novartis et de Roche se
trouvent dans l’agglomération de Bâle. D’autres firmes présentes dès avant la constitution du
cluster s’y sont affiliées comme : Elli Lilly, Sanofi-Synthélabo, DSM-Nutritional Products,
Johnson and Johnson, Dow, DuPont, Pfizer, Syngenta…, et l’on dénombre encore 300
entreprises de biotechnologies au sein des 600 sociétés adhérentes à BioValley.
Figure 55 : Le réseau BioValley et le Rhin supérieur
Karlsruhe
Constance
Mannheim
Heidelberg
Francfort
Darmstadt
Strasbourg
Colmar
Fribourg
Mulhouse
Liestal
Soleure
Aarau
Schaffhouse
Zurich
Sarrebruck
Bâleenviron100 entreprises
environ 75 entreprises
entreprises
formation et recherche
secteur hospitalier
intermédiation associative
et politique
banques
médias
0 40 km
Nombre de membres par commune :
75 à 100
22 à 32
6 à 17
3 à 5
1 à 2
Paris
Lyon
BioValley
Les trois pôles “Santé” en France :deux métropoles et
un système transfrontalier
249
Inspirés par l’exemple de la Silicon Valley, les chefs d’entreprise Georg Endress et
Hanz Briner ont souligné dès la fin des années 80 l’intérêt porteur des rapports sociaux noués
dans cet ensemble géographique dense. Ils renvoient à une certaine spécificité culturelle
partagée : enracinement, tolérance, émulation et ouverture des mentalités, souci de progrès et
d’innovation des entrepreneurs… autant de facteurs de cohésion et de motivations en faveur
d’un développement économique adossé à la qualité des systèmes de formation
professionnelle et d’enseignement supérieur, à la compétence de l’encadrement et des salariés.
Le multilinguisme y favorise en outre les contacts et les échanges.
Tableau 25 : Les emplois dans l’industrie pharmaceutique Données : ASSEDIC, zones d’emploi, NAF 700-244
0500
1000
15002000250030003500
40004500
1995 1997 1999 2001 2003 2005
Saint-LouisMulhouseColmarAltkirchWissembourgStrasbourgMolsheim
A divers titres, BioValley dispose de l’appui de collectivités partenaires. Parmi elles,
les Etats avec leurs organismes nationaux d’impulsion et d’orientation de la recherche, qui
comme plusieurs fondations à réseaux nationaux et internationaux, ont tôt placé au premier
rang les sciences de la vie et de la santé ainsi que les hautes technologies. Les collectivités
régionales ont apporté leur soutien en s’engageant dans la coopération transfrontalière.
Parallèlement, d’autres démarches plus locales multiplient les champs de coopération (liens
économiques, sociaux, culturels, planification spatiale, environnement) et les rapprochements
de CCI, d’Agences de développement, ou de réseaux d’entreprises. Ces volets de coopération
sont aidés par l’Union européenne à travers les programmes Interreg. En peu de temps, BioValley a ainsi pu faire reconnaître le Rhin supérieur parmi les
entités européennes de référence disposant des compétences nécessaires et devenir un team
d’impulsion, de management et de cofinancement ayant permis la naissance de plus de 500
250
jeunes pousses. Sa dynamique consiste à mettre en complémentarité des états d’esprit a priori
distincts. Selon ses instances animatrices, les différences ne sont pas un défaut; l’Europe est
diversité et chaque chose n’a pas de vocation trinationale. Il s’agit donc d’un modèle original
de coopération comme de fertilisation croisée. La courte histoire de ce réseau de réseaux est
celle d’un apprentissage collectif dépassant la fragmentation pour créer une région
apprenante. 3.3 Les émergences inattendues
Contrairement aux Pôles de compétitivité, d’autres émergences peuvent se développer
sur le territoire alsacien. Elles sont plus récentes, et même encore dans les limbes, mais,
comme les Pôles, elles aussi sont portées par des réseaux. Dans un premier temps, la
construction territoriale repose sur le recensement des activités qui existent déjà. Il s’agit de
les connecter pour pouvoir les renforcer en organisant des partenariats, des transferts de
technologie et, pourquoi pas, en générant une culture commune. Deux exemples semblent
particulièrement porteurs : les éco-entreprises à l’échelle de l’Alsace et le secteur aérospatial
aux dimensions du Rhin supérieur.
3.3.1 Les éco-entreprises De manière générale, l’industrie alsacienne regroupe des activités anciennes en déclin,
des entreprises automobiles relativement stagnantes et de la haute technologie en pleine
croissance. Tout ceci ne suffira pas à assurer l’emploi industriel dans les années qui viennent.
Mais voici venir les éco-entreprises, dont l’activité a comme point commun la préservation de
l’environnement. Elles rassemblent des compétences nombreuses et diverses, elles se
répartissent sur l’ensemble du territoire, elles se développent dans les services comme dans la
production. Toutefois, elles risquent de rester sans grand avenir, du fait même de leur
dispersion, voire de leur isolement. Comment agir pour organiser ce monde qui émerge
spontanément en même temps que de nouveaux marchés ? Comment créer des relations et des
réseaux qui produiraient des effets de levier ? L’enjeu est énorme pour l’Alsace, où les
entreprises travaillent traditionnellement peu entre elles. Mais si le réseau réussit, il fera
œuvre de développement durable, en générant de la croissance, en créant de nouvelles
compétences et en améliorant la qualité du patrimoine.
251
Au mois de janvier 2006, avec l’aide du Conseil régional, les CCI ont décidé de créer
un réseau réunissant les « entreprises oeuvrant pour la préservation ou la restauration de
l’environnement », aussi bien dans les domaines de la recherche, de l’ingénierie que de la
production. La toute nouvelle volonté de coopération des trois CCI alsaciennes a permis de
confier la responsabilité du réseau à la seule CCI de Colmar et du Centre Alsace pour tout le
territoire alsacien. Deux axes de développement ont été définis : d’une part, l'établissement
d'un partenariat renforcé entre les entreprises et les laboratoires de recherche alsaciens
spécialisés dans le domaine de l'environnement ; d’autre part, l’organisation d'un système
performant d'appui à l'exportation. Une entreprise qui souhaite entrer dans ce réseau le fait
très simplement en adhérant à sa Charte.
Figure 56 : Les éco-entreprises
Industrie Salon, événementServices
Universités
4824125
Nombre d’établissements :
Pollutec-Paris
Pollutec-Lyon
Toulouse
Plaisance
Dresde
Braunschweig
Tübingen
StuttgartNancy
Karlsruhe
Connexions hors d’Alsace
EcoRhéna
Haguenau
Saverne
Colmar
Saint-LouisAltk irch
Bischholtz
Rosheim
Bouxwiller
Dossenheim
Drulingen
Erstein
Griesheim
Herrlisheim
Kogenheim
Lauterbourg
Molsheim
Niederbronn
Barr
Sessenheim
Soultz-s-Forêts
Wasselonne
Wissem bou rg
Marlenh eim
Aspach-le-Bas
Balschwiller
Bennwihr
Ensisheim
Habsheim
Huningue
Nambsheim
Rixheim
Seppois-le-Bas
Soultz
Vieux-Thann
Wihr-au-Wahl
252
Plusieurs piliers soutiennent l’action. L’université a déjà donné le ton avec le groupe
REALISE basé à Strasbourg et qui fédère une grande partie des laboratoires de recherche
alsaciens spécialisés dans l'environnement ; dès 1991, un sous-groupe dénommé IFARE avait
entamé une collaboration avec des chercheurs en Allemagne. En 2006, la CCI colmarienne a
lancé une plate-forme de veille destinée à collecter et à diffuser les informations
soigneusement ciblées et adaptées aux besoins de chacun. Miracle de l’internet, il est possible
d’obtenir des données très précises auxquelles les entreprises ont difficilement accès avec
leurs moyens habituels grâce à un ratissage complexe de la toile. Dès à présent, les 470 entreprises répertoriées comptent déjà un petit groupe de leaders
qui ont anticipé le mouvement depuis plusieurs années, qui sont forts de spécialités pointues
et de la mondialisation de leurs activités. Ce groupe est rejoint par des entreprises plus
traditionnelles qui se diversifient vers les éco-activités. Enfin, les nouveaux arrivants sont
d’abord des bureaux d’étude, de conseil et de formation, souvent de très petite taille. On voit
sur la carte que les agglomérations de Strasbourg et de Mulhouse sont les mieux loties, avec
une dominante vers les services à Strasbourg et davantage vers la production à Mulhouse. Et
cela bourgeonne dans de nombreux endroits, en particulier dans les services de conseil et
d’ingénierie, aussi bien dans des banlieues chic que dans des communes en difficulté, à
proximité des villes comme dans les fonds des vallées. Et si l’Alsace renouait avec elle-même
en traçant son propre chemin, comme elle avait déjà su le faire dès les origines du phénomène
industriel ?
3.3.2 Le Forum Carolus et l’aérospatiale Apparu aux Etats-Unis dans les années 1950, le terme de think tank est difficilement
traduisible en français. Au Canada, l’Office fédéral de traduction propose « laboratoire
d’idées » ou encore « groupe de réflexion ». Souvent dépendant d’une institution, un tel
groupe est organisé sur la base de recherches intensives pour la résolution de problèmes, en
particulier dans les domaines de la technologie, de la société ou encore des stratégies
politiques. Créé à la fin de 2004 au sein de l’Agence de Développement pour l’Alsace, le
Forum Carolus est un think tank soutenu par M. Francois Loos, ministre de l’industrie et
député du Bas-Rhin, et par M. Adrien Zeller, président de la Région AlsaceTPF
71FPT. Présidé par M.
Henri de Grossouvre, il est animé par différents groupes de travail. L’un d’eux s’intitule
TP
71PT http://www.forum-carolus.org
253
« Aéronautique et spatial » et il se propose de faire émerger cette branche d’activité en
Alsace. Il s’agit d’un projet surprenant puisque la région rassemble peu de compétences dans
ce domaine. Le temps est loin où, avant 1914, la firme Aviatik construisait des monoplans à
Mulhouse-Bourtzwiller ! Jusqu’en 1945, les industries à caractère stratégique ou militaire ont
largement déserté l’Alsace et, depuis, elles peinent à s’y acclimater. C’est pourquoi le groupe
de travail estime que pour atteindre la masse critique suffisante, il s’agit de mettre en réseau
des acteurs préalablement identifiés. Dans un premier temps, le Forum Carolus a rencontré la
société Aériades qui regroupe une trentaine d’entreprises lorraines du secteur dans le but de
rationaliser la chaîne de sous-traitance envers les grands donneurs d’ordres ; les entreprises
alsaciennes pourraient s’intégrer à cette dynamique. Dans un second temps, le Forum Carolus
envisage le montage de partenariats avec les deux Länder du sud de l’Allemagne. Le Bade-
Wurtemberg et la Bavière sont particulièrement riches en activités innovantes (à l’image de
l’Institut des nanotechnologies fondé à Karlsruhe en 1998) ; dans le secteur aérospatial, une
concentration remarquable et relativement proche de l’Alsace s’est établie autour du Lac de
Constance (avec des firmes vedettes comme Dornier et Zeppelin). Dans ce cas de figure, la question de l’émergence est posée par une structure
d’intermédiation extérieure à l’activité concernée, décidée à partir à la rencontre des
entreprises et bénéficiant du soutien de la Région. Il s’agit d’une forme de gouvernance
économique inédite en Alsace. Conformément à la théorie de la région apprenante, celle-ci
entre dans une nouvelle configuration : elle apprend à apprendre.
254
4. La nouvelle gouvernance _________________________________________________________________________________
Confrontée à la mondialisation, l’Alsace est contrainte de se mettre en ordre de bataille
en tant que système localisé susceptible de se projeter dans l’échelle-monde. Il lui faut générer
des jeux d’acteurs fondés sur la perspective d’un développement durable. Le territoire devient
le lieu des arbitrages entre les nécessités de la croissance économique, de l’équité sociale et de
la valorisation des patrimoines. Les systèmes d’organisation jouant avec la complexité du fait
de la multiplicité des problématiques, des projets, des échelles et des relations à nouer au sein
du territoire comme avec l’extérieur. Collectivement, le territoire constitue un système
multiniveaux et multiscalaire en évolution, plus ou moins établi et identifiable. La
responsabilité des collectivités est engagée ; il leur faut contribuer à faire émerger des projets,
et, en amont, faire leur « pré carré » sur la base de structures administratives et politiques
performantes. Les lois successives de la décentralisation en permettent la multiplication et, de
ce fait, posent des problèmes de cohérence aux territoires.
La problématique de la gouvernance en Alsace se répartit en deux chapitres. Le
premier présente l’évolution des collectivités, de leurs périmètres et de leurs associations, un
exercice qui peut se faire dans toute région française. Il prend une acuité particulière en
Alsace, fortement divisée du fait de sa petite taille (8.208 km²) et de son grand nombre de
communes (903 au total). Le second chapitre évoque les aspects transfrontaliers où les
mutations s’accélèrent grâce à de nouveaux dispositifs légaux.
4.1 Les nouvelles associations intercommunales
Lorsque Pierre Joxe avait proposé de réduire le nombre de communes en France,
François Mitterrand avait réagi sèchement : « Il y a 36.000 communes ? C'est très utile. Cela
fait 500.000 conseillers municipaux sans compter, ne l'oubliez pas, les 500.000 autres qui
auraient voulu l’être. Soit un million de citoyens qui s’intéressent aux affaires locales. Et vous
voulez réduire cela à un quarteron de professionnels ? Vous êtes fou » TPF
72FPT. L’intercommunalité
n’a donc pas supprimé les communes ; forte de la loi Chevènement de 1999, elle propose de
nombreuses solutions à géométrie variable avec les différentes catégories d’Etablissements TP
72PT Entretien avec Pierre Joxe, Le Monde, 26 mai1998, p.13.
255
Publics de Coopération Intercommunale (EPCI), ainsi qu’avec la loi Voynet sur les Pays.
Cette dernière correspond à un toilettage de la loi Pasqua-Hoeffel de 1995. En principe, le
législateur n’impose pas de regroupement communal, mais il y incite avec par exemple la
Dotation Globale de Fonctionnement dans le cas des EPCI. Les communes s’accordent entre
elles pour trouver un périmètre de bonne gouvernance, mais si leurs projets apparaissent
absurdes ou néfastes, le préfet peut jouer un rôle d’arbitre ou même de censeur. Dans ce
contexte, comment les communes alsaciennes ont-elles fait leurs choix ?
Tableau 26 : Les EPCI, règles générales Communauté de communes
Pas de seuil minimal de population
Deux compétences obligatoires (l’aménagement de l’espace, le développement économique) + une compétence facultative au moins (l’environnement, le logement, les infrastructures). Taxe Professionnelle Unique facultative.
Communauté d’agglomération
> 50.000 hab. avec une ville-siège > 15.000 hab. sauf dérogation
Même compétences obligatoires ainsi que : zones d’activités, SCOT, transports urbains, logement, insertion sociale, sécurité ; 3 options au moins : voirie, eau, environnement, grands équipements. TPU obligatoire.
Communauté urbaine
> 500.000 habitants
Le Président du Conseil de communauté a des pouvoirs étendus. 7 blocs de compétences à la place des communes.
4.1.1. Les Etablissements Publics de Coopération Intercommunale En 2006, la plupart des 903 communes alsaciennes sont regroupées dans une
communauté urbaine (la Communauté Urbaine de Strasbourg, CUS, avec 451.240 habitants
en 1999), deux communautés d’agglomération (la Communauté d’Agglomération de
Mulhouse Sud-Alsace, CAMSA, avec 172.161 habitants, et la Communauté d’Agglomération
de Colmar, CAC, avec 94.919 habitants), 74 communautés de communes (46 dans le Bas-
Rhin et 28 dans le Haut-Rhin). Il reste 43 communes qui n’ont adhéré à aucun groupement (8
dans le Bas-Rhin et 37 dans le Haut-Rhin).
La CUS constitue un cas particulier. Dès 1966, le gaulliste André Bord, secrétaire
d’Etat au ministère de l’Intérieur, avait fait un calcul politique. Il estimait que la mairie de
Strasbourg reviendrait définitivement à Pierre Pflimlin ; c’est pourquoi il avait fait voter la loi
instituant les communautés de villes. La CUS fut créée dans la foulée et André Bord en devint
le président. Aujourd’hui, la CUS rassemble plus du quart de la population alsacienne et son
budget est équivalent à celui de la Région Alsace. Le contraste est saisissant avec les
communautés d’agglomération de Mulhouse et de Colmar, que beaucoup de communes n’ont
pas voulu rejoindre, en arguant de craintes diverses comme l’hégémonie politique de la ville-
256
centre, l’augmentation de la fiscalité ou encore l’exportation des problèmes urbains vers les
« villages » de la périphérie. Le fait n’est pas spécifiquement alsacien, il est même banal : les
couronnes périphériques concentrent des populations relativement aisées qui profitent des
services de la ville-centre sans vouloir les payer, un phénomène que les Bâlois dénomment
Speckgürtel, la ceinture de lard…
Figure 32 : Les EPCI en Alsace (début 2006)
Pays de Sarre-Union
Alsace Bossue
Pays de la
Petite-Pierre
Pays de Hanau
Pays de Niederbronn-les-Bains
Valléede la
Sauer
Pays deW issembourg
Lauter
PechelbronnSoulzerland
Hattgau
Plaine de la Saueret du Seltzbach
Seltz - delta de la Sauer
Roeschwoog Uff ried NordRégion de Hagu enau
Rhin-Moder
Régionde Saverne
Marmoutier
Pays de la Zorn
Au Carrefour des Trois
Croix
Régionde
Brumath
BasseZorn
B ischwilleret
environs
Espace rhénan
Gambsheim-K ilstett
Communauté Urbaine
de S trasbourg
KochersbergSommerau
Coteaux de la
Mossig
Haute-Bruche
Portedu
V ignobleAckerland
Les ChâteauxVillages du
KehlbachMolsheim, Mutzig
et environs
Canton de Rosheim Pays de
Sainte-Odile Paysd’Erstein
Rhin
Benfeldet
envirrons
Piém ont de Barr
Canton de Villé
Bernsteinet
Ungersberg
Sélestat
Marckolsheim et environs
Grand Ried
Communautéd’Agglom ération
de Colmar
Pays de Ribeauvillé
Vald’Argent
Vallée deKaysersberg
Vallée deMu nster
Pays deRouff ach
Vallée Noble
CentreHaut-Rhin
Essordu Rhin
Porte de France - Rhin SudIle-
Napoléon
Collines
Secteur d’Illfurth
TroisFrontières
Vallée de la Largue
JuraAlsacien
Porte du Sundgau
Région de GuebwillerVallée
deSaint-Am arin
Cernay et environs
Pays deThann
Vallée de la Doller et du Soultzbach
La Ported’Alsace
Altkirch
Pays deSierentz
Ill etGersbach
Vallée du Hunsbach
Canton de Hirs ingue
0 20 km
Communauté de ville
Communauté d’agglomération
Communauté de communes
Commune isolée
Valde Moder
Communautéd’Agglom ération
MulhouseSud Alsace
Blaesheim2006
257
Un certain nombre d’entités auraient pu devenir des communautés d’agglomération,
comme Haguenau, Sélestat, Bischheim et Saint-Louis, mais elles se sont contentées de la
communauté de communes (CdC), une configuration aux ambitions plus modestes. Les CdC
constituent donc la toile de fond du pavage intercommunal alsacien. Leur mise en place n’a
pas été chose aisée. L’Alsace est traditionnellement divisée en micro-régions rurales définies
en fonction de critères naturels, agricoles, périurbains, confessionnels, historiques, politiques
ou… inexpliqués. Certains regroupements ont néanmoins coulé de source lorsqu’ils
s’appuient sur le découpage cantonal préexistant ou encore sur une tradition collective de
coopération, notamment en montagne. Il existe des communes qui ont changé de CdC,
comme Ensisheim, d’abord membre de la CdC du Bassin potassique (aujourd’hui disparue),
puis intégrée à la CdC Centre Haut-Rhin. D’autres communes, ne voulant pas rejoindre une
structure importante, ont cherché à créer une micro-CdC de deux ou de trois membres, que les
préfets ont généralement refusée… Il s’agit donc d’apprendre à nouer les bonnes alliances, à
vivre et à travailler ensemble. La carte de l’intercommunalité alsacienne est loin d’être figée.
4.1.2 La naissance des Pays En 1995, la loi Pasqua-Hoeffel sur les Pays ouvrait la voie de la réorganisation du
territoire. Elle avait permis de tester une quarantaine de Pays, dont le Sundgau en Alsace.
Mise sous le boisseau en 1997, elle a refait surface avec la loi Voynet en 1999. Les Pays
constituent un objet institutionnel un peu étrange, voire embarrassant, mais certainement riche
de potentialités. La carte permet de distinguer deux cas de figure principaux. On y voit des Pays
constitués sur la base d’unités naturelles armées par des villes moyennes ou petites ; ils sont
formés « en creux » autour de Strasbourg notamment. Au milieu de l’Alsace, trois Pays
courent de la crête des Vosges jusqu’au Rhin, associant la montagne, le vignoble et la plaine.
Au sud des Vosges, les vallées de la Thur (Thann) et de la Doller (Masevaux) se sont
associées. Quant au Sundgau, il s’est délité : les tensions internes et les polarisations urbaines
vers Bâle et Mulhouse ont été les plus fortes. Le Pays de l’agglomération mulhousienne
fédère 38 communes sur quasiment le même périmètre que le SCOT, ce qui contraste
singulièrement avec le désordre créé par les EPCI et les communes indépendantes qui le
composent.
258
On confond parfois un Pays avec un EPCI lorsque celui-ci fait figurer la mention
« Pays » dans son intitulé… En tant qu’institution, le Pays est constitué par l’association
volontaire de communes, éventuellement à cheval sur plus d’un département ou d’une région.
Aucune commune alsacienne n’a tenté l’aventure vers la Lorraine ou la Franche-Comté mais
celles de la vallée haut-rhinoise de Sainte-Marie-aux-Mines ont rejoint le Pays de l’Alsace
Centrale situé dans le Bas-Rhin. Un Pays est doté d’un Conseil de Développement (CdD)
composé de membres nommés par les élus. Le CdD a un pouvoir consultatif. Il est chargé de
proposer les idées nécessaires à la rédaction d’un document contractuel, la Charte de
Développement. Ainsi, le Pays constitue un territoire de projet. Doté d’une structure
permanente aussi légère que possible, il n’a pas vocation à réaliser les projets de la Charte ni à
les financer. Ce rôle incombe aux EPCI ou bien aux syndicats intercommunaux qui disposent
des compétences et des ressources financières nécessaires. Comme le pouvoir politique du
Pays apparaît à peu près inexistant, de nombreuses communes y ont adhéré avec des
ambitions minimalistes. Elles ne prennent pas le risque de partager leur souveraineté comme
dans le cadre des EPCI ; et elles considèrent le Pays comme un forum où l’on peut glaner des
informations et observer ses voisins. A partir de ce constat, deux visions contradictoires peuvent être énoncées :
- Aussi inoffensif qu’inutile, le Pays est redondant avec les EPCI et les SCOT. Il vient
compliquer la gouvernance locale en rajoutant une structure dont le périmètre diffère de tout
ce qui existe déjà. C’est pourquoi le Pays est mort-né et il disparaîtra bientôt. A la fin de
2006, l’Etat a d’ailleurs réduit les (maigres) financements qu’il accordait aux Pays.
- Etouffées par plusieurs siècles de jacobinisme, les communes ont l’habitude de
négocier avec des autorités supérieures. Grâce aux Pays, elles découvrent enfin leurs voisins,
elles apprennent à travailler ensemble et à imaginer des stratégies communes. Elles appliquent
le principe de subsidiarité cher au projet européen. Le Pays devient ainsi le dispositif-clé de la
démocratie participative. C’est pourquoi il sera ce que ses membres et ce que ses élus en
feront. En 1996, lorsqu’il était ministre de l'Aménagement du territoire, de la Ville et de
l'Intégration, Jean-Claude Gaudin souhaitait une France forte de « communautés de villes »
pour « les cent plus grandes agglomérations » et « 400 à 500 « pays » qui permettraient de
mieux structurer l'espace rural ». Ce projet émerge progressivement, il est vrai en ne tenant
259
pas compte de la différence ville / campagne. Mais alors, à quoi serviront encore les
départements, les cantons et les arrondissements ? Figure 58 : Les Pays
0 20 km octobre 2004
Les limites des Etablissements Publics de Coopération Intercommunale
et des communes isoléessont tracées en rouge
Pays Saverne, Plaine et Plateau
Pays de l’Alsace du Nord
Pays de l’Alsace Centrale
Grand Pays de Colmar
Pays de la Région Mulhousienne
Pays Bruche-Mossig-Piémont
Pays Rhin-Vignoble-Grand Ballon
Pays du Sundgau
Pays de Saint-Louis et des Trois Frontières
Pays Thur-Doller
4.1.3 Les Schémas de Cohérence Territoriale (SCOT) Depuis une quarantaine d’années, on assiste à une sorte de course-poursuite entre
l’occupation spontanée de l’espace alsacien et les volontés aménagistes qui essaient de
l’organiser. Les premiers documents réglementaires remontent à l’époque des Schémas
260
Directeurs d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU) voulus par la loi de 1967. Les SDAU
étaient entrés en révision au milieu des années 1990 avec les Schémas Directeurs, mais
personne n’avait vraiment eu le temps de les appliquer ou même de les concevoir. L’époque
contemporaine est celle des Schémas de Cohérence Territoriale (SCOT) institués par l’article
1 de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) du 13 décembre 2000.
« Le SCOT a pour ambition de moderniser la planification spatiale. Il est obligatoire dans
les aires urbaines et à proximité du littoral. La bonne définition de son périmètre est
essentielle à son efficacité » écrit la DATAR. Dans un premier temps, ce périmètre doit être
validé, souvent sur la base d’une proposition émanant du préfet, puis le projet doit prendre
corps. La durée de vie d’un SCOT devrait être d’une quinzaine d’années. Le SCOT est élaboré par un syndicat intercommunal ; les études sont menées par des
services techniques (usuellement, les agences d’urbanisme de l’agglomération ou du
département). Les ateliers thématiques où se rencontrent les représentants de l’Etat, des
syndicats intercommunaux de transport, éventuellement des parcs naturels ainsi que les élus
des territoires concernés discutent des orientations du projet. La philosophie de la loi s’appuie
sur le développement durable. Il s’agit de rendre des arbitrages entre des facteurs
contradictoires et conflictuels comme la croissance économique, le respect du patrimoine et
l’équité sociale. En général, on voit apparaître des ateliers intitulés « environnement »,
« habitat et vie sociale », « développement économique », « aménagement de l’espace et
grands équipements » ou encore « déplacements ». In fine, un atelier stratégique doit assurer
la synthèse de leurs réflexions et de leurs propositions. Plusieurs années sont nécessaires pour le bouclage de la démarche. Les premières
propositions de découpage de l’espace alsacien ont circulé à partir de 2001 et beaucoup de
SCOT sont entrés dans une phase de réflexion en 2004. A titre d’exemple, on peut suivre la
procédure du SCOT de l’Alsace du Nord. La quasi-totalité des conseils municipaux du futur
SCOT s’est d’abord prononcée sur le projet de périmètre présenté par le préfet du Bas-Rhin
en 2001. Puis, le 16 décembre 2003, après la création de nouvelles communautés de
communes et l’adoption de nombreuses délibérations, le préfet créait officiellement le
syndicat mixte du SCOT. Après l’intégration tardive de la commune de Mertzwiller, il était
enfin possible de convoquer le 29 novembre 2004 la première réunion qui a permis d’engager
la démarche d’élaboration du SCOT. En 2005, un diagnostic territorial a été établi. Puis il faut
définir le Projet d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) en 2006-2007.
Enfin, le SCOT doit être approuvé au cours de l’année 2008.
261
Figure 59 : Les SCOT
Bande Rhénane Nord
Alsace du NordAlsace Bossue
Région deSaverne SCOTERS
Agglomération strasbourgeoise
Molsheim -Mutzig
Piémontdes Vosges
Sainte-Marie-aux-Mines
Ribeauvillé
Colmar-Rhin
Rhin-Vignoble-Grand Ballon
Vallées de la Thuret de la Doller Mulhouse-Rhin-Mines
Cantons de Sierentzet de Huningue
Sundgau
Situation en 20050 20 km
Avec les SCOT, la loi SRU bute sur deux difficultés majeures. D’une part, tous les
périmètres ne sont pas encore définis. En Alsace centrale en particulier, la vallée de Sainte-
Marie-aux-Mines devait initialement être rattachée au SCOT de Sélestat. Elle a fini par s’en
détacher et, en fin de compte, tout le secteur peine à trouver une assiette. D’autres périmètres
apparaissent très petits, comme ceux de Molsheim et d’Obernai. Et comme tout se tient à
l’intérieur du système territorial alsacien, il faudrait trouver une harmonisation inter-SCOT à
faire porter par une instance supérieure, comme la Région dans une logique décentralisée ou
bien le Préfet de Région dans une perspective de jacobinisme rénové. Enfin, les discussions
en interne apparaissent souvent laborieuses et conflictuelles du fait de la complexité des
262
enjeux et des modes de gouvernance empilés dans un « millefeuille » administratif et
politique de plus en plus complexe.
4.1.4 L’habit d’arlequin de l’agglomération mulhousienne
En 2006, lorsqu’elle évoquait « la fragmentation institutionnelle des aires urbaines »,
la Cour des comptes a déploré le morcellement des agglomérations entre différentes structures
intercommunales. Et le ministre délégué aux collectivités territoriales, M. Brice Hortefeux, a
rappelé que l’aire urbaine constitue le périmètre le plus apte pour l’établissement d’une
structure intercommunale. Le problème est grave : si elle veut profiter des opportunités de la
mondialisation, seule une bonne gouvernance permet à une agglomération de définir le projet
stratégique qui engage son futur. Le cas de Mulhouse est très représentatif de cette
problématique. Il faut se demander pourquoi « la ville aux cent cheminées » apparaît si peu
fédératrice et quelles sont les possibilités d’une évolution fonctionnelle positive. L’histoire n’a pas été tendre avec la commune de Mulhouse, qui campe sur un
territoire étriqué de 2.218 ha. Ville d’immigrés depuis la révolution industrielle, peuplée
d'ouvriers socialistes et cernée de campagnes conservatrices, elle a toujours connu des
relations difficiles avec les communes voisines. L’agglomération cherche donc une cohérence
institutionnelle depuis des dizaines d’années. Dès 1960, J. Pozzi, directeur départemental du
ministère de la Construction, avait défendu le concept de la zone Mulhouse-Rhin. Il voyait
large, avec une entité mulhousienne étendue des crêtes des Vosges jusqu’au Rhin. Celle-ci
devait recevoir les industries lourdes autour du port d’Ottmarsheim ; la Hardt avait une
fonction récréative et de nouvelles zones industrielles étaient prévues sur le futur carrefour
autoroutier. En 1962, grâce à l’action du maire Emile Muller, l’un des premiers syndicats
intercommunaux, le SIZIRM composé de 5 communes, s’engageait dans cette direction ;
l’usine Peugeot s’installait dans son périmètre et un « Yalta » fiscal était organisé entre les
communes. Mais, politiquement, Emile Muller n’était qu’un insulaire SFIO dans une mer
centriste et gaulliste. Il craignait qu’une intercommunalité plus large ne revienne à Emile
Adelbrecht, alors maire de la plus grande commune du Bassin potassique, Wittenheim. Par la
suite, on s’est donc contenté de créer des syndicats intercommunaux, au coup par coup, qui
sont au nombre de 48 aujourd’hui. Plus récemment sont apparus le SCOT, le Pays, la
CAMSA et plusieurs communautés de communes. Une étude a montré que, chaque année,
l’agglomération pourrait toucher 47 millions d’euros de dotations supplémentaires de la part
de l’Etat si la communauté d’agglomération rassemblait l’ensemble des 37 communes du
263
Pays. En outre, lorsqu’un projet d’envergure concerne toute l’agglomération, il faut trouver
des solutions d’urgence face à cet empilement et à cette dispersion. Ainsi, en 2006, une
nouvelle compétence a été attribuée au SIVOM de l’agglomération pour la collecte des fonds
levés en vue du financement du TGV Rhin-Rhône. TP
Mais, en adhérant à un EPCI, certains élus craignent de devoir déléguer des
compétences à une autre assemblée que la leur. La CAMSA est néanmoins apparue, d’abord à
l’ouest de Mulhouse, autour de la zone franche du Parc des Collines, puis elle a absorbé
l’éphémère Communauté de Communes du Bassin Potassique, qui a perdu au passage les
communes d’Ensisheim et de Wittelsheim. Jo Spiegel (PS), le président de la CdC du Bassin
Potassique, est finalement devenu celui de la CAMSA en 2005 à la place de M. Bockel. Mais
vers le sud et vers l’est de l’agglomération, les blocages sont patents. Au sud, la Communauté de Communes des Collines (Cococo) constitue un important
sujet de division. Initialement, le préfet s’était opposé à sa création car ses communes auraient
dû rejoindre la CAMSA conformément à la loi, au nom de la cohérence des territoires.
Finalement, un compromis a été trouvé : la Cococo est entrée dans le Pays et elle acceptera de
se poser la question de son adhésion à la CAMSA en 2008. Vers l’est, les CdC de l’Ile-Napoléon (CCIN) et de la Porte de France ont subitement
annoncé leur fusion en février 2006. « Nos habitants ne veulent pas aller à la CAMSA »
affirme alors M. Notter (UDF) à Sausheim. Mais la CAMSA réagit vivement puisqu’elle en
appelle au préfet, qui s’oppose à la fusion en juillet avec un argument imparable : la plupart
des communes appartenant à la CCIN font partie de l’unité urbaine de Mulhouse et elles ont
par conséquent la communauté d’agglomération pour destin. Immédiatement, les présidents
des deux CdC réagissent dans la presse locale, en évoquant diverses menaces comme leur
retrait du Pays, leur refus de financer le TGV et la remise à plat du « Yalta » fiscal concernant
Peugeot ! Inauguré en 2006, le tramway s’invite au débat sur l’intercommunalité. Une
infrastructure de cette dimension a évidemment pour but ultime de connecter les différentes
communes et tous les centres de gravité de l’agglomération. Elle apparaît donc comme un
facteur structurant essentiel. Or, que voit-on ? Les deux premières lignes qui ont été
construites ne quittent pas le périmètre municipal mulhousien. L’extension prévue avec 3
stations supplémentaires (2008) s’arrêtera devant Kingersheim. Les extensions futures, vers
Wittenheim en particulier, sont prévues mais leur calendrier est inconnu du fait de la
264
contraction sévère des subventions de l’Etat. Le tramway restera donc exclusivement
mulhousien, à moyen terme au moins. Ainsi s’écoulent les années, pendant lesquelles les énergies sont mobilisées sur des
questions politiques et non sur le devenir commun d’une agglomération à l’économie
industrielle fragile en tant que plate-forme de production automobile. Figure 60 : Les problèmes de l’intercommunalité autour de Mulhouse
0 25 km
0 10 km
MulhouseMorschwiller
le-Bas
Didenheim
Zillisheim
Brunstatt
BruebachEsc
hentz
w iller
Zimmers
heim
Dietwiller
Habshei
m
Rixheim
Niffer
Petit-Landau
HombourgOtt
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Bantzenh
eimCh
alam
péBattenheim
Baldersheim
Sausheim
Ried
ishe
im
IllzachPfastatt
RichwillerKingersheim
Wittenhei
mRuelis heim
Ensi sheimrejoint la CC
Centre-Haut-Rhin
Unge
rshe
im
Bollw
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Berrwil
ler
Sta ffelf elden
Lutter
bachReiningue
CAMSA Communautéd’Agglomération deMulhouse Sud-Alsace
Cococo Communauté deCommunes des Collines
CCIN Communauté deCommunes de l’ile-Napoléon
CdC Porte de France - Rhin-Sud
Pays de la Région de Mulhouse et SCOT
Intercommunalité et poids démographique
Pf
Flaxlanden
64%
8%
10%
100%
Carte fin 2005, population RGP-INSEE 1999
Heimsbrunn
Galfi
ngue
MulhouseRixhe im
Sausheim
Illzach
Etape n°1 : au début des années 1960
1er syndicat intercommunal,
1959
Etape n°2 : vers 2000, la déchirure
“Petite” CAMSA
“Petite” CC des Collines
CAMSAélargie
Fusion refusée par le préfe t en 2006
Peugeot 1962
SIZIRM 1962
2008 : que feront les Collines ?
Ried
ishe
im
Pulve r
sheim
Feldk
irch
Etape n°3 : vers l’unité ou vers deux blocs ?
Mulhouse
Quate lbachpuis CdC Ile-Napoléon
Guebwiller
Thann-Cernay
Le périmètre de l’agglomération mulhousienne : manières de voir
Périmètre fonctionnel : l’aire urbaine oul’agglomération définie par l’INSEE
Périmètres des aménageurs :- Le SDAU de 1973 : 108 communes- Le SCOT : 37 communes
Saint-LouisPérimètres des élus :
- Le Pays (id. SCOT) : 37 communes - La CAMSA : 16 communes
MulhouseMasevaux
RouffachCdC du Bassin
Potassique
CdC Porte de FranceRhin Sud
2,5%
Mulhouse
2005-2006 :retrait de
Witte lsheim
Ensisheim
Witt
e lsh
eim
265
4.2. Les articulations interrégionales et transfrontalières
La coopération transfrontalière avec l’Allemagne et la Suisse s’établit sur deux bases
historiques différentes. Avec l’Allemagne, depuis le traité franco-allemand de l’Elysée signé
en 1963, il s’agit d’empêcher à jamais la résurgence des nationalismes, « cette pestilence des
pestilences, qui a détruit la fleur de la culture européenne », comme l’avait écrit Stefan
Zweig. La volonté immarcescible de rapprochement affichée entre la France et l’Allemagne
contraste avec les relations franco-helvétiques qui se fondent traditionnellement sur le
pragmatisme et sur l’opportunisme. « Si un banquier suisse saute par la fenêtre, suivez-le,
c’est qu’il y a de l’argent à gagner » avait déjà suggéré Voltaire (Baudet, 2002). D’un point
de vue juridique, en particulier depuis les accords de Karlsruhe en 1996 et la loi française du
13 août 2004, la législation ouvre d’importantes perspectives pour la coopération
transfrontalière, dans le sens d’une autonomie accrue des acteurs locaux pour la prise de
décision. Une frontière fonctionne comme une barrière poreuse. Elle sépare des territoires mais
dans le même temps elle les invite à créer des réseaux de coopération. Un système régional
transfrontalier a pour but de donner davantage de compétitivité économique à un territoire,
ainsi que de promouvoir le développement durable. Idéalement, il constitue un nouveau centre
régional alors que durant plusieurs siècles il était partagé en deux glacis qui se faisaient face.
Les programmes européens Interreg apportent une aide décisive pour l’émergence des projets.
De nouvelles entités institutionnelles (comme les eurodistricts et les groupements locaux de
coopération transfrontalière) apparaissent. Des objets géographiques se développent
progressivement, à l’exemple de la ville et de la région transfrontalière, ou encore des parcs
d’activité, des parcs naturels, qu’ils soient bi- ou trinationaux. Progressivement, la problématique de la frontière apparaît entre les Régions françaises
à la faveur de la décentralisation. Leur montée en puissance engendre la nécessité de la
coopération interrégionale que l’Etat souhaite voir se développer. Dans les pays fédéraux que
sont l’Allemagne et de la Suisse, ces effets de frontières intérieures sont bien connus. Ils
méritent d’être examinés de près en Alsace, qui est placée en observateur privilégié du
phénomène. Le premier croquis insère l’Alsace dans le contexte du Grand Est français et du Rhin
supérieur. Le deuxième s’intéresse aux eurodistricts en cours de création dans le Rhin
supérieur. Le troisième détaille les enjeux de l’eurodistrict Strasbourg – Ortenau et le
266
quatrième présente l’Agglomération Trinationale de Bâle (ATB). Enfin, le Contrat
métropolitain Saône-Rhin présente une configuration inédite qui articule une coopération
interurbaine et interrégionale française, et potentiellement transfrontalière.
4.2.1 Le dépassement des frontières entre les Régions « La constitution d’ensembles urbains de grande taille est sans doute, à court terme,
la seule chance pour la France de pouvoir concurrencer les grandes métropoles étrangères »
écrit la DATAR (2002). Celles-ci sont très puissantes tout autour du Grand Est français, qui
constitue un espace en creux cerné par des concurrentes redoutables. L’Alsace occupe une
position intermédiaire : elle est riche de fonctions métropolitaines par rapport à la France de
l’Est et pauvre par rapport à l’Allemagne et à la Suisse. Quelles sont les stratégies de
coopération qui se dessinent dans ce contexte ?
Figure 61 : Grand Est et Rhin supérieur
0 120 km
FRANCFORT
STUTTGART
STRASBOURG
ZURICH
BALE
GENEVE
LYON
DIJON
NANCY
METZREIMS
SARREBRUCKLUXEMBOURG
MULHOUSE
KARLSRUHE
BESANÇON
FRIBOURG
PARIS
STRASBOURG
DIJON
METZREIMS
BESANÇON
STRASBOURG
DIJON
NANCY
METZREIMS
MULHOUSE
BESANÇON
La MEDCIE Grand EstMission d’étude et de développement des
coopérations interrégionales et européennes
0 120 km
Coordinationpar la Préfecture Lorraine
Heidelberg
DKFZ, Centre allemand de recherche pour le cancer
Champagne-Ardenne
Franche-Comté
Alsace
Bade-Wurtemberg
Mannheim
Bourgogne
La recherche contre le cancer
Cancéropole Grand Est et DKFZ - réseau Helmholtz
La DATAR a toujours eu un doute quant à la validité du gabarit des régions françaises
telles qu’elles existent. Dès les années 1960, elle avait promu Strasbourg et Nancy-Metz
parmi les huit « métropoles d’équilibre » nationales. Ces villes avaient été flanquées d’autant
d’observatoires régionaux, pratiquement tués dans l’œuf avec la politique de la ville moyenne
qui a rapidement succédé à celle des métropoles d’équilibre. Il a fallu attendre les années
1990 pour que les Missions Interministérielles et Interrégionales de l’Aménagement du
267
Territoire (MIIAT, devenues depuis MEDCIE) expriment la volonté de l’Etat de promouvoir
la coopération interrégionale et transfrontalière. De leur côté, les cinq Régions Alsace,
Bourgogne, Champagne-Ardenne, Franche-Comté et Lorraine ont créé une association Grand
Est présidée par M. Zeller. Ainsi, certains problèmes de l’aménagement du territoire
pourraient trouver de meilleures solutions s’ils étaient traités en commun. Envers Paris et
Bruxelles, le Grand Est pourrait instituer un lobbying plus efficace au nom d’une population
plus importante (8,114 millions d’habitants en 1999). Au sein des villes et des Régions du
Grand Est, la primatialité est impossible ; le partage des investissements et la complémentarité
des compétences sont une nécessité. En outre, le Pays de Bade, le sud du Palatinat et la Sarre
sont relativement mal arrimés aux métropoles allemandes. Le Grand Est français peut ainsi se
projeter dans des coopérations transfrontalières susceptibles de rassembler les territoires,
qu’ils soient français ou allemands. Les principaux dossiers s’organisent alors autour des
thèmes suivants : - Les grandes villes peuvent développer des services d’exception tout en évitant les
doublons. Ainsi, la recherche scientifique peut être stimulée sur la base de complémentarités
et non de concurrences. Ou encore, l’offre culturelle émanant d’un pôle peut mieux profiter
aux autres villes.
- Les nouvelles infrastructures de transport constituent un souci majeur. Où développer
les villes-portes pour les différents modes (aérien, TGV, fluvial) ? Quel(s) axe(s) choisir
pour la connexion avec la dorsale européenne : l’axe lotharingien par Metz et Dijon ? l’axe
Saône-Rhin par Besançon ? ou les deux ? Comment organiser les flux entre les villes-portes
et les centres secondaires (TER, autoroutes, plates-formes multimodales) ?
- Le Grand Est constitue une région forte par son emploi industriel et faible par ses
activités de service aux industries. A partir des pôles de compétitivité, comment construire
une stratégie générale de rénovation de l’industrie ? Comment entrer dans une perspective
de clusters (de systèmes productifs locaux) ?
- Le tourisme du Grand Est se caractérise par des séjours de courte durée souvent liés au
transit international. Tout un patrimoine spécifique, comme les sites industriels, militaires
ou encore fluviaux, est a priori difficile à mettre en valeur pour le tourisme. Néanmoins,
comment pourrait-on en faire un atout ?
- Une dimension territoriale supplémentaire peut être introduite avec les coopérations
entre le Grand Est et les régions des pays voisins, à l’image du réseau de recherche
Cancéropole – DKFZ qui bénéficie de financements publics nationaux et régionaux.
268
De nombreuses réflexions ont été menées sur tous ces différents thèmes dans telle ou
telle région. Chacune a beaucoup à apprendre des autres pour un profit généralisé. Dans
maints domaines, la taille critique nécessaire au développement d’une activité semble ainsi
atteignable.
4.2.2 De nouveaux venus : les eurodistricts Publié par le Conseil régional en 1994, le document « Le projet Alsace 2005 »
proposait « une politique d’alliances et de réseaux » avec les Badois et les Bâlois, tout
comme avec les Régions françaises du Grand Est. Le concept de « vallée campus » alors
suggéré a bel et bien trouvé un début de concrétisation avec la création puis la montée en
puissance de la BioValley. Mais faute d’infrastructures, la « plate-forme logistique
internationale de commercialisation et de communication avec l’Europe occidentale,
méridionale et orientale » attend toujours une possible réalisation. Il est vrai que la
coopération transfrontalière constitue une activité difficile à mener ; que les centres
d’impulsion métropolitains se décalent de plus en plus vers l’Allemagne et vers la Suisse ;
que la décentralisation inachevée en France nuit aux marges de manœuvre de l’Alsace ; qu’en
interne, la région est éclatée sur la base de rivalités locales ; qu’elle manque de compétences
stratégiques. Déjà bien épais, le millefeuille institutionnel transfrontalier n’a pas répondu aux
nécessités de notre époque. Mais depuis 2004 une nouvelle opportunité légale est offerte par
la loi française qui précise que « dans le cadre de la coopération transfrontalière, les
collectivités territoriales et leurs groupements peuvent créer avec des collectivités
territoriales étrangères et leurs groupements un groupement local de coopération
transfrontalière dénommé district européen, doté de la personnalité morale et de l’autonomie
financière. L’objet du district européen est d’exercer les missions qui présentent un intérêt
pour chacune des personnes publiques participantes et de créer et gérer des services publics
et les équipements afférents (..). Les collectivités territoriales étrangères et leurs groupements
peuvent adhérer à des syndicats mixtes existants ». En outre, au niveau européen, la
Commission européenne propose la mise en place d’un nouvel outil, le Groupement Européen
de Coopération Territoriale (GECT). « Dotée de la personnalité juridique, cette nouvelle
structure de coopération permettra de rassembler l’ensemble des partenaires compétents de
269
part et d’autre des frontières » écrit la MOTTPF
73FPT. De nouveaux territoires de projet sont donc
envisageables. A bien y regarder, les possibilités de coopération sont très étendues, même si
aujourd’hui personne ne saurait dire jusqu’à quel point un eurodistrict pourra devenir une
entité territoriale en soi.
Figure 62 : Quatre eurodistricts pour le Rhin supérieur ?
Stadt Freiburg
MULHOUSE
COLMAR
OFFENBURG
0 30 km
Haguenau
Achern
Saverne
Molsheim
Lahr
Sélestat
S C
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reis
Ort
enau
Müllheim
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Guebwiller
Pays
de
l’Als
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cent
rale
Gra
nd P
ays de
Col
mar
Pays Rhin-Vignoble-Grand Ballon
Landkreis Breisgau-Hochschwarzwald
Thann
Altkirch
???
Pays de la Région mulhousienne
Landkreis Emmendingen
Landkreis Lörrach
BS
Bâle Campagne
Argovie
Soleure
So
So
Les différents périmètres :
Conférence du Rhin supérieur
Pamina
Eurodistrict Strasbourg-Ortenau
Eurodistrict Region Freiburg-Centre et Sud Alsace
Eurodistrict Bâle
Metrobasel
Pays de St.Louis
Trois Frontières
Baden-Baden
Rastatt
Landau
KARLSRUHE
Pays Saverne, Plaine et Plateau
STRASBOURG
Pays de l’Alsace du Nord
Ferrette
J u r a
Périmètre
ATB
Argov
TP
73PT Espaces transfrontaliers, La Lettre de la Mission Opérationnelle Transfrontalière, n°21, juin 2006,
p. 2.
270
Contrairement à l’eurodistrict Strasbourg – Ortenau, celui de la Region Freiburg –
Centre et Sud-Alsace est apparu sur la base d’une impulsion locale et non étatique. Les villes
de Mulhouse (271.000 habitants dans l’aire urbaine), Fribourg-en-Brisgau (220.000 habitants
dans le Stadtkreis) et le chef-lieu du Haut-Rhin, Colmar (116.000 habitants dans l’aire
urbaine) se sont lancés dans un projet commun. Une première convention de coopération a été
signée en 2000 entre les villes de Colmar, Breisach et Fribourg, ainsi qu’avec le Kreis de
Breisgau-Hochschwarzwald. En 2004, le territoire a été recadré lorsqu’en Allemagne le
Landkreis d’Emmendingen a rejoint les fondateurs ; et en France, on s’appuie désormais sur
les Pays, des espaces de projet mis en place en 2004 grâce à la loi Voynet. La convention de
l’eurodistrict (sans personnalité juridique) a été signée le 5 juillet 2006. Onze volets de
coopération sont en cours de définition. Le projet de la rénovation de la liaison ferroviaire
Mulhouse – Fribourg constitue probablement le morceau de bravoure de l’eurodistrict, autant
par sa portée symbolique que par ses aspects pratiques. Il s’agit de faire arriver un jour le
TGV Rhin-Rhône jusqu’en gare de Fribourg via une ligne à grande vitesse à partir de
Mulhouse. En attendant la concrétisation de cette utopie, des TER circulent à titre
expérimental durant 14 dimanches du deuxième semestre 2006 entre Mulhouse, Neuenburg et
Fribourg. Les quatre projets ne sont pas comparables dans leur intensité. Ceux de Strasbourg et
de Bâle s’appuient sur des métropoles soucieuses de structurer leur territoire par-delà les
frontières. En janvier 2005, M. Roland Igersheim, le président de la Communauté de
communes des Trois-Frontières, a proposé de créer un troisième eurodistrict en Alsace, autour
de l’Agglomération Trinationale de Bâle, qui semble vouloir étendre inexorablement sa zone
d’influence vers le nord. Les eurodistricts de Pamina et de Colmar-Mulhouse n’atteignent pas
cette dimension stratégique, ils comblent des interstices, ce qui constitue pour eux une
situation difficile (Levin, 2006). Et, question subsidiaire, que peuvent faire les EPCI délaissés
par les eurodistricts, mais néanmoins intégrés au périmètre de la Conférence du Rhin
supérieur, notamment dans les Vosges et dans la partie du Sundgau adossée à la Franche-
Comté ? 4.2.3 L’eurodistrict Strasbourg-Ortenau
Autrefois, Pierre Pflimlin, maire de Strasbourg de 1959 à 1983, avait souhaité la
création d’un district fédéral européen ; Emile Allais, prix Nobel d’économie, avait lui aussi
fait cette suggestion dans les années 1990. En 2003, lors du 40 P
eP anniversaire du Traité de
271
l’Elysée, MM. Chirac et Schröder désiraient « la création d'un Eurodistrict Strasbourg-Kehl,
bien desservi, ayant vocation à explorer de nouvelles formes de coopération et à accueillir
des institutions européennes ». Cet eurodistrict est une réalité officielle depuis 2005. Mais sur
quoi au juste peut-il déboucher ? Sur une sorte de jumelage bon enfant ou bien sur un
territoire à la dimension stratégique ?
Figure 63 : L’eurodistrict Strasbourg-Ortenaukreis
Offenburg
Achern
Baden-Baden
Lahr
Obernai
Barr Erstein
Molsheim
Saverne Brumath
A4-E25A35
A5-E
32-E
52
A352
A35
N83-
E25
N353
Haguenau
Sélestat
0 20 km
246.000
30.00010.0005.000
Wasselonne
BadenAirport
Vendenheim
Entzheim
Europapark
Oberkirch
Rheinau
Ettenheim
Gengenbach
Appenweier
Communes de plus de 10.000 habitantsen Allemagne et de plus de 5.000 en France :
Aéroport
Port Rhénan
Gare TGV ou ICE
StrasbourgKehl
Chem in de fer
Autoroute
2 X 2 voies
Strasbourg apparaît comme une métropole contrariée qui ne rayonne guère outre-Rhin.
Pour l’Ortenau voisin, petite région placée à l’écart des grandes villes badoises (Karlsruhe et
Fribourg-en-Brisgau), Strasbourg pourrait devenir une capitale régionale naturelle, s’il n’y
avait la coupure de la frontière nationale. L’Ortenau recèle des activités structurantes avec les
sièges d’entreprises multinationales (les éditions Burda, les robinets Grohe, le groupe
Nussbaum…), la branche d’activité tourisme-loisirs avec l’Europa-Park classé en 2005 parmi
les cinq meilleurs parcs d’attractions du monde, les transports (le port de Kehl, la gare ICE
d’Offenburg, l’aéroport de Lahr…) et les technologies émergentes fondées sur une université
technologique (à Offenburg et à Kehl). Les complémentarités franco-allemandes semblent
272
aussi évidentes que mal utilisées, avec parfois un zeste de relations concurrentielles lorsqu’il
s’agit d’aéroports, de ports ou de zones d’activité. Le premier défi de l’eurodistrict consiste à articuler des entités institutionnelles aux
compétences et aux modes de fonctionnement différents. Le périmètre du Schéma de
Cohérence Territoriale de la Région de Strasbourg (SCOTERS) regroupe 581.300 habitants et
celui du Regionalplan de l’Ortenau 405.607. Le syndicat mixte du SCOTERS et le Kreis
d’Ortenau travaillent donc à leur mise en cohérence, même si le SCOTERS court de 2000 à
2015 et le Regionalplan de 1995 à 2010. Piloté par une assemblée élue au suffrage universel,
le Kreis constitue une subdivision territoriale forte : elle est chargée de la voierie, des réseaux,
des caisses d’épargne, des hôpitaux, des monuments historiques, de la formation continue…
Mais l’approche des problèmes diffère de part et d’autre du Rhin. Il y a quelques années, la
réalisation du pont Pflimlin avait fait apparaître des problèmes inattendus : les Français
voulaient une route de 2X2 voies, les Allemands ont préféré des pistes cyclables aux voitures
et aux camions ; même la couleur de la décoration a dû être négociée : pour les Français, le
bleu était celui de l’Europe mais pour les Allemands, il incarnait seulement la France… Quant
au Jardin des Deux Rives situé à Strasbourg et à Kehl, il a été achevé in extremis pour
l’inauguration des floralies du Bade-Wurtemberg (Landesgartenschau) de 2004, après de
nombreuses difficultés politiques et une pression décisive exercée par l’association
binationale Jardin-Garten. Bref, le diable est dans les détails. Les projets se noient dans les
problèmes s’ils ne sont pas soutenus par une vision qui les englobe. A la fin de l’année 2005, dans le contexte du Contrat métropolitain
Strasbourg/Ortenau, un comité d’experts a listé les chantiers qui pourraient mobiliser les
acteurs de l’eurodistrict : la création d’une université du Rhin supérieur sur le modèle
californien ; des incubateurs transfrontaliers répandant les innovations vers les PME ; une
gare TGV et un aéroport communs ; Strasbourg devenant la capitale des Organisations Non-
Gouvernementales en Europe… Hélas, lors du premier anniversaire, un responsable allemand
a déclaré que l’eurodistrict était « comme un hamster dans sa roue » et le reportage qui
l’accompagnait dans le magazine Triangle de RF3 présentait non sans ironie un petit club de
football binational comme la grande réussite… Pourtant, avec l’affirmation de l’eurodistrict,
Strasbourg, l’Alsace et le Rhin supérieur peuvent entrer dans l’archipel des villes monde à
condition de nouer des stratégies d’alliance. Les institutions internationales, la création et les
transferts de technologie, l’optimisation de l’accessibilité en sont les piliers. Dans ce débat, le
273
président de la CUS a parfaitement ciblé l’obstacle qui peut définitivement contrecarrer
l’avenir lorsqu’il a désigné « le repli identitaire »…
4.2.4 L’Agglomération Trinationale de Bâle (ATB)
« Basel im Elsass » écrivait un chroniqueur du 15e siècle : voilà une représentation
insoutenable aujourd’hui. Vue du ciel, l’agglomération bâloise, forte de 600.000 habitants,
constitue une seule et même entité, mais de fait, elle s’étend sur trois pays, la Suisse,
l’Allemagne et la France. La ville de Bâle est séparée du reste de la Suisse par la montagne du
Jura alors que les vallées de la Forêt-Noire, la plaine rhénane et les collines du Sundgau lui
offrent des possibilités d’extension en dehors de son territoire national. Au sein du système
confédéral suisse, les Bâlois sont des techniciens rompus aux pratiques de la coopération avec
les cantons voisins, des entités quasiment souveraines dans de petits espaces. L’émergence
d’une structure de coopération trinationale à l’échelle de l’agglomération semble donc réaliste
et rationnelle.
Depuis 2001, l’ATB est une association basée à Saint-Louis et bénéficiant du soutien
du programme européen Interreg 3. Entre 1994 et octobre 2001, les partenaires avaient
élaboré un concept global, sur la base d’une trentaine de projets-clé, qui sert à présent de
cadre d’orientation pour le développement de l’agglomération. Depuis, les partenaires des
trois secteurs nationaux travaillent sur des études de faisabilité, assurant ainsi la continuité de
la démarche initiale. Cette entreprise est possible parce que Bâle apparaît comme une ville de
projets. Elle dispose de deux observatoires de qualité, la Wirtschaftsstudie Nordwestschweiz
(Etude économique du Nord-Ouest de la Suisse) et la BAK, dont les études sont largement
débattues dans les cercles politiques, économiques et associatifs. A Bâle même, un
« Agglomerationsprogramm Basel » a été élaboré conformément à la nouvelle législation
fédérale suisse qui entend davantage soutenir financièrement les grandes villes ; il a été
approuvé par référendum en 2004.
A la base, la principale difficulté rencontrée par l’ATB consiste à articuler des
documents et des procédures inscrits dans des contextes nationaux différents. Les Plans
directeurs cantonaux suisses, le Regionalplan allemand et le SCOT français ne s’inscrivent ni
dans le même calendrier ni dans le même système juridique. Les concepts et les intentions de
projets de l’ATB ne peuvent donc pas prendre de valeur réglementaire. Les acteurs locaux ou
nationaux restent les maîtres du jeu chez eux en favorisant, ou non, la transposition des
274
projets de coopération. Malgré cette difficulté juridique, la ville de Bâle donne le ton pour les
travaux de l’ATB. Sa stratégie de développement en fait « eine kleine Weltstadt », une petite
ville-monde, selon l’expression du cabinet des architectes Herzog & De Meuron. La ville
constitue traditionnellement une plate-forme financière, chimique et logistique. Dans les
années 1990, elle s’est lancée avec succès dans les biotechnologies et sur le marché de l’art
contemporain. Sa politique d’urbanisme se traduit par l’accomplissement de projets
successifs : la foire avec le Messeturm (l’immeuble le plus élevé de la Suisse), Euroville pour
le quartier de la gare, le stade Saint-Jacques intégrant un centre commercial, les zones
d’activité de la BioValley, bientôt un « waterfront » sur le Rhin, une nouvelle tour de bureaux
pour Roche qui sera la plus haute de la Suisse, etc. Il s’agit de faire fonctionner
l’agglomération de manière aussi efficace que possible dans un contexte de développement
durable et de reconquête de la zone centrale par l’habitat des classes moyennes. Les
communes françaises, allemandes et suisses cherchent à tirer avantage de la croissance bâloise
dans un contexte de rareté foncière ; implicitement, elles tendent à s’aligner sur les normes
bâloises en matière d’urbanisme. A Saint-Louis, par exemple, l’ancienne usine de spiritueux
Fernet-Branca est devenue un centre d’art contemporain d’envergure internationale.
Figure 64 : L’ATB, agglomération trinationale
SchopfheimA L L E M A G N E
Lörrach
Dornach
Liestal
F R A N C E
Ville-centre à conforter
Ville moyenne à conforter
Nouveau site d’excellence
Weil-am-
Rhein
Pratteln
Oberwil
Bâle
Muttenz
S U I S S E
Habsheim
Mulhouse
Ferrette
Landser
ATB
ATB périmètre élargi
Eurodistrict en projet
MetroBasel
Développement de l’EuroAirport en compatibilité avecl’environnement
0 5 km
Axe urbain majeur
Coulée verteprimordiale
Parc urbain à créer
Les cantons alémaniques de la Suisse du Nord-Ouest
Bâle-Ca
mpagne
Bâle-Ville
Soleure
So
So
Argovie
Sierentz
Bad Säckingen
MüllheimSchönau
Laufen
Gelterkinden
Knoeringue
St.Louis Rheinfelden
J U R A
Les points forts de l’urbanisme de l’ATB :
275
Bâle a réussi à développer un paradoxe : tout en conservant les valeurs de ses élites
traditionnelles, elle s’est ouverte à de nouveaux venus et aux comportements anglo-saxons du
monde de la science, de l’art, de la culture et de la finance. Alors que l’ATB évolue dans cette
logique, deux partenariats anciens déclinent. D’une part, la Regio TriRhena n’apparaît plus
porteuse de projets. D’autre part, les réseaux de l’ATB se déconnectent de leur voisine
mulhousienne qui leur devient étrangère. En 2006, le projet Metrobasel confirme cette
tendance ; il propose un nouveau périmètre pour l’horizon 2020, visant à créer un « Life
Sciences Standort » qui serait optimal à l’échelle globale. Metrobasel n’englobe ni Mulhouse
ni la Regio TriRhena…
4.2.5 Le contrat métropolitain Saône –Rhin
Entériné par le Comité Interministériel de l’Aménagement du Territoire dès 1991, le
concept de réseau de villes souhaitait développer les activités tertiaires en atténuant la
concurrence entre les villes d’un même ensemble régional, en répartissant leurs équipements
structurants en fonction des compétences spécifiques de chaque pôle, enfin en diffusant
l'information et l'innovation. En 1995, à Belfort, le club national des réseaux de villes avait
été créé avec M. Chevènement comme président. A ce moment-là, le Réseau de Villes Rhin-
Sud rassemblait déjà Belfort, Héricourt, Montbéliard, Mulhouse et Saint-Louis. Sous la forme
d’une association installée à Mulhouse, il fonctionnait sur la base d’un comité de pilotage
(maires, préfets, conseils généraux), d’une cellule administrative (secrétaires) et de groupes
techniques. Les premières réflexions portaient sur le tourisme d'affaires, les liaisons entre les
villes, la desserte de l’EuroAirport, la coopération entre l’Université de Technologie de
Belfort-Montbéliard (UTBM) et l’Université de Haute-Alsace (UHA). En 1995, le Conseil de
la Regio TriRhena avait proposé d'étendre le réseau vers Fribourg-en-Brisgau et vers les
autres villes du Nord Franche-Comté, une idée restée sans suite. Mais une intuition essentielle
a ainsi pu être partagée, celle de la nécessité de la coopération entre les villes.
Dans ce contexte, l’armature urbaine du Corridor Rhin-Rhône (CRR) est devenue un
champ d’expérimentation, aussi bien en termes de méthodologie que de réalisations.
L’accumulation d’éléments dispersés et de réseaux très différents a favorisé l’ébauche d’une
vision prospective. L’échec du canal Saône-Rhin à grand gabarit, le difficile dossier du TGV
Rhin-Rhône et les craintes diffuses sur la pérennité de l’activité automobile constituent des
facteurs de rapprochement tout au long du CRR. Mais comment ce réseau social peut-il
émerger ? D’un point de vue informel, les carnets d’adresses des élus jouent un rôle dont il
276
convient de mesurer l’importance, notamment à travers les relations nouées à Paris et dans les
instances internationales. D’un point de vue formel, les accords de coopération sont
envisageables du fait de l’évolution de la législation qui encourage les associations entre les
collectivités locales et régionales, y compris dans un cadre transfrontalier depuis la signature
des accords de Karlsruhe en 1996.
Figure 65 : L’émergence du corridor métropolitain Rhin-Rhône
Bâle
Moval
Auxon
Mulhouse
Dijon
Besançon
DoleBeaune
Chalon-s-Saône
Bienne
Fribourg-en-Brisgau
Colmar
Belfort
Montbéliard
Vesoul
Gray
Ligne TGV
Gare TGV
Axe TGV ou TERmanquant
0 120 km
Zone d’influence des gares TGV de Dijon, Besançon, de l’Aire UrbaineBelfort-Montbéliard et de Mulhouse : hub multimodal à organiser (route et TER)
Ville du contrat métropolitain
Ville intéressée
Lons-le-Saunier
En 2004, les villes de Dijon, Besançon, Belfort-Montbéliard et Mulhouse ont été
candidates à l’opération des Contrats métropolitains parrainés par la DATAR. L’ambition
affichée consiste à rattraper le déficit en matière d’emplois métropolitains, à partager certaines
fonctions supérieures au lieu de se concurrencer et à relier ces villes au quotidien par des
TGV à vocation interrégionale. Dans le cadre d’un projet de district européen (permis par la
loi du 13 août 2004), il est aussi question du prolongement de la future LGV vers Fribourg-
en-Brisgau, une ville qui rejoindrait ainsi les logiques du CRR. Mais, lors du premier tour de
table, la DATAR n’avait pas sélectionné le projet. Dans le Grand Est, le CRR lui était apparu
comme un objet de faible consistance, contrairement aux candidatures des anciennes
métropoles d’équilibre, à savoir le Sillon lorrain (Nancy, Metz, Epinal et Thionville) et le
futur eurodistrict Strasbourg-Ortenau. Pour le deuxième tour de table, les soutiens se sont
277
renforcés ; les trois Régions Alsace, Bourgogne et Franche-Comté ont rejoint le projet, tout
comme l’Agglomération Trinationale de Bâle (ATB) ; ce faisant, le CRR réalise ainsi la
jonction avec une ville-monde riche d’opportunités métropolitaines. Et le label tant espéré a
été obtenu.
Longtemps, on a perçu l’axe Rhin-Rhône comme un corridor de transport. A présent,
il peut devenir un ruban métropolitain. Un objet inattendu est donc en train d’émerger, sur la
base d’une systémogenèse qui cherche à mettre fin à la fragmentation historique d’éléments
épars. Avec la DATAR, l’Etat a donné la possibilité aux villes de se fédérer. Le TGV Rhin-
Rhône a été un incubateur puissant. La compétitivité régionale repose à présent sur
l’imagination : que va-t-on au juste faire ensemble ?
278
Conclusion : l’Alsace à la recherche d’elle-même
___________________________________________________________________________
Le présent s’appuie sur un héritage, riche de ses forces mais non-exempt de
pesanteurs, à partir duquel le développement durable peut être engagé. C’est ainsi que
l’organisation de l’Alsace repose sur deux piliers légués par l’histoire. D’une part, la région
est née de l’antagonisme franco-allemand ; il en est résulté une identité spécifique, combinant
le génie et les défauts des Latins comme des Germains. Tantôt c’est la France qui a investi
l’Alsace, avec la diffusion des idées du siècle des Lumières, l’accès au marché le plus
important en Europe avant 1871, les implantations des entreprises décentralisées après 1945,
la construction du Grand Canal d’Alsace… Tantôt est venu le tour de l’Allemagne, avec le
pôle scientifique de l’université de Strasbourg après 1870 ou encore la rénovation du Haut-
Kœnigsbourg en 1903-1905 (le seul édifice historique rentable que l’Etat a légué à une
collectivité en 2005)… Mais les guerres ont contrarié le développement de l’Alsace. Chaque
changement de nationalité a conduit à l’exode d’une partie de la population. Chez ceux qui
sont restés, un sentiment de fatalisme et de victimisation a nui à l’esprit d’entreprise et
d’innovation ; une culture d’attentisme et de réparation face aux préjudices subis s’est
insidieusement installée.
Avant les Traités de Westphalie (1648), un autre vent avait soufflé sur l’Alsace. Le
monde rhénan s’appuyait sur un archipel de villes prospères. Aucune d’entre elles ne pouvait
revendiquer le rang de capitale, ni distribuer rentes et prébendes… Leur richesse reposait sur
l’initiative et le commerce, très tôt libéralisé grâce à la Hanse. Les techniques et les idées
nouvelles y circulaient, grâce à des personnalités de premier plan comme Gutenberg ou
Erasme. Cette sorte de préfiguration de l’Union européenne, fondée il est vrai non pas sur les
Etats-nations mais sur les villes, où chaque entité reste souveraine tout en s’associant aux
autres, et reçoit en fin de compte plus qu’elle ne donne, plaçait l’Alsace en plein cœur de
l’action, entre les Flandres et l’Italie du nord. Avec Cologne, Strasbourg a été un temps la
plus grande des villes du Rhin.
279
Figure 66 : Positionnement, forces et faiblesses de l’Alsace
4. Les axes internationaux,ouvertures et fermetures
5. Les polarisations métropolitaines
1. L’héritage westphalien
L’Alsace allemande 1871-1918 1940-1945
L’Alsace française 1648-1871 1918-1940 >1945
(Strasbourg 1681, Mulhouse 1798)
2. L’héritage rhénan
Port
Aéroport
Gare TGVou ICE
0 30 km
Strasbourg
Karlsruhe
Fribourg-en-Brisgau
Bâle
Mulhouse
Colmar
Haguenau
Saverne
Molsheim
Sélestat
Guebw iller
Thann
Altkir ch
St.Louis
Baden-Baden
Offenburg
Lahr
Fonctions métropolitaines
Villeindustrielle
Ville touristique
Zone d’influenceen progression :
allemande ou suisse
strasbourgeoise
Kehl
Rastatt
Pratteln
Influence française
3. Une régionde confluences
ALSACE
Influencesuisse
Influence allemande
Influence rhénane
A présent, l’Alsace s’inscrit à nouveau dans le champ européen. Elle est traversée par
des axes logistiques de premier plan mais, à cause de la persistance des frontières nationales,
ses infrastructures ne sont pas assez performantes pour pouvoir valoriser sa position de
carrefour. Quel que ce soit le mode de transport considéré, il y a toujours un maillon faible
qui vient gâcher la compétitivité d’ensemble du réseau. De même, le rayonnement des villes
est insuffisant. L’Alsace s’inscrit donc en creux dans un triangle métropolitain dont les
sommets sont Paris, Francfort-sur-le-Main et Zurich. A proximité, Karlsruhe est en train de
devenir la capitale allemande des logiciels, Fribourg celle de l’énergie solaire et Bâle est déjà
une ville-monde. Ces trois cités attirent de la main-d’œuvre alsacienne depuis une quarantaine
d’années au moins ; elles jouent un rôle sur des portions de plus en plus importantes de
l’espace alsacien. Strasbourg se renforce elle aussi en intégrant de nombreuses communes
280
dans sa périphérie, mais sa zone d’influence est grignotée depuis l’Allemagne alors que,
logiquement, c’est elle qui devrait y rayonner. Les autres villes alsaciennes décrochent
relativement. Trop tournées vers les activités à faible valeur ajoutée, elles peinent à se
maintenir. En particulier, l’industrie haut-rhinoise est à présent en difficulté, à l’exception
notoire de certaines firmes multinationales.
Figure 67 : L’Alsace dans le Rhin supérieur
0 120 kmFrancfort
Mannheim/Ludwigshafen
Stuttgart
Zurich
ConstanceBâle
Sarrebruck
Baden-Baden
Heidelberg
Titisee
Europapark
Colmar
Mulhouse
Belfort
MontbéliardBesançon
Dijon
Nancy
Metz
Luxembourg
Fribourg
Institutionseuropéennes
Capitalefinancière
Ville dehaute technologie
Universitésfortement connectéessur lesentreprises
Industrieautomobile
Aéroport
Tourisme international
Grand axe
Maillon faible
Coopérationmétropolitainefrançaise
...allemandeou suisse
Strasbourg
Berne
Karlsruhe
Les performances économiques de l’Alsace sont donc intéressantes mais elles se
situent en deçà de ce que la région pourrait espérer. La confluence entre diverses influences
n’est pas toujours facile à gérer et elle peut même provoquer des crispations identitaires dont
les populations immigrées font les frais. De fait, à la base, se pose le problème de la
gouvernance : qui dirige quoi ? Depuis quelques années, la philosophie de l’action publique et
le contexte légal ont changé en très peu de temps avec l’accentuation de la décentralisation
française comme de la construction européenne. A présent, les possibilités de partenariat et de
création de réseaux sont multiples, aussi bien en France que dans le cadre des politiques
281
transfrontalières. Force est de constater que dans le Rhin supérieur les stratégies d’alliances
des grandes villes contournent la question alsacienne. Elles font apparaître un vide relatif où
Strasbourg n’a manifestement pas trouvé sa place. Mais, à Karlsruhe en décembre 2006, un
signal fort a été émis par la Conférence du Rhin supérieur qui veut obtenir le statut de
« région métropolitaine européenne ». Les villes pourraient ainsi tirer les régions du Rhin
supérieur vers le haut dans le cadre de programmes européens à venir.
Ainsi, les « forces vives » alsaciennes – élus, chefs d’entreprises, monde du travail,
associations, artistes et créateurs, citoyens – sont placées au pied du mur. Sauront-elles faire
« bouger les lignes » et s’emparer de leur territoire ?
Conclusion : la territorialisation comme processus _________________________________________________________________________________
Depuis le poste d’observation qu’il occupe, un géographe peut constater à quel point
les dynamiques territoriales contemporaines amènent à de puissantes recompositions
territoriales. La France est particulièrement concernée dans la mesure où l’Etat a été très
encadrant depuis plusieurs siècles. A présent, les échelles stratégiques ont changé, le système
national tend à s’estomper au profit des articulations entre le « local » et le « global ». Les
acteurs et les processus sont eux aussi remis en cause, soit dans leurs mode de
fonctionnement, soit du fait de l’émergence de pratiques inédites. Un chantier est donc
ouvert : en un lieu donné, comment appréhender la territorialisation, c’est-à-dire l’advenue de
nouveaux systèmes spatiaux ?
A ce jour, mes recherches permettent de me positionner sur trois points :
- Tout d’abord, un sens précis est donné à un certain nombre de mots clés qui
constituent le socle de ma réflexion. Un champ conceptuel peut ainsi être borné ou
tout au moins préparé en vue d’une discussion critique.
- Une proposition méthodologique pour l’appréhension de la territorialisation permet de
développer une approche générale. Celle-ci peut se décliner sur des cas de figure
variés, comme le montrent la discussion autour de trois exemples choisi pour leurs
différences.
- Cette exposition renvoie à la finalité de la proposition méthodologique : quel est son
intérêt et ses limites pour la recherche, pour la recherche-action, pour la
vulgarisation ?
1. Le sens des mots
Sur la base d’une idée, il est possible de développer une notion qui, soumise à
l’analyse scientifique, peut devenir un concept. Celui-ci n’est ni intangible ni irrévocable.
Posé en amont d’une étude, il peut être affiné ou même remis en cause. Les évolutions rapides
et profondes du monde contemporain vont dans ce sens. Le champ lexical offre de
281
nombreuses ressources sur la base des mots existants ou des néologismes. Mais la sémantique
constitue un problème redoutable. Les termes comme « espace », « région » et « territoire »
apparaissent interchangeables car ils ne sont pas affectés des mêmes valeurs selon les auteurs
(cf. l’introduction de ce volume). La cacophonie qui en résulte altère les réflexions de
l’ensemble de la communauté des chercheurs. Ces divergences semblent inévitables d’une
discipline à l’autre, car chacune élabore ses propres concepts, mais elle devient problématique
au sein même de la géographie. Un enjeu important serait par conséquent de trouver un socle
un tant soi peu cohérent en tant que base de discussion. Mais par quel mystère certains termes
sont-ils utilisés avec un sens admis et partagé (comme technopole et technopôle (Benko,
1990), connexité et connectivité (Bavoux et alii, 2005) alors que d’autres restent
polysémiques jusqu’à la contradiction ?
Dans sa phase initiale, et quel que soit son commanditaire, une recherche énonce une
problématique qui concerne un lieu, un type de lieu ou encore plusieurs types de lieux. Les
lieux apparaissent comme des produits de la problématique ; ils n’existent pas
intrinsèquement mais ils apparaissent parce qu’ils sont mis en problématique et soumis à un
protocole scientifique. Un lieu correspond à l’idée de place dans la littérature de langue
anglaise, lorsqu’il est susceptible de propulser en avant un système territorial (« lucky
places », Gertler 2003). En langue allemande, le Standort, « le lieu où quelque chose s’est
établi », va dans le même sens, celui d’une caractéristique spécifique du lieu. Ainsi, pour les
territoires de marge, le RITMA a identifié deux marges, Rhin-Sud et Marges Moselle-Alsace
(MMA) (cf. le 3e Volume), qui constituent un assemblage inédit de communes à cheval sur
plusieurs départements. Le Corridor Rhin-Rhône (CRR) constitue un autre de ces objets (cf.
également le 3e Volume), de même que, dans une publication à venir pour la Revue de
Géographie de l’Est dédiée aux espaces symétriques, apparaît un périmètre que j’ai dénommé
l’Espace Symétrique Mulhouse-Montbéliard (ES2M) en partant d’un constat, celui de
l’emplacement symétrique des deux usines géantes Peugeot-Citroën dans le territoire Rhin-
Sud. Il est intéressant de noter que lorsqu’une institution commandite une étude, son cadre de
référence apparaît rapidement inadéquat et que d’autres échelles sont nécessairement
convoquées (cf. par exemple la relation Mulhouse-Bâle, toujours dans le 3e Volume).
Après avoir délimité le champ d’une problématique spécifique, il s’agit de distinguer
le « prototerritoire » du « territoire ». Autrefois, on caractérisait la « région » sur la base d’un
certain nombre de relations entre des éléments donnés. Dans le champ de notre préoccupation,
elle apparaît à présent comme un « prototerritoire » : un certain nombre d’éléments sont
282
articulés dans un espace identifié par le sens commun, de manière inconsciente ou si évidente
pour les acteurs qui y résident qu’ils ne perçoivent pas ce qu’il reste à faire pour entrer dans
une dynamique de territorialisation. En ce sens, je verrais volontiers une acception synonyme
pour « prototerritoire » et pour « région fragmentée » (pour cette dernière, cf. le chapitre 4.2).
Quant au territoire, il constitue une figure nettement plus achevée : par la conscience qu’il a
de lui-même et par sa capacité à se mettre en projet, il réussit son endogénéisation et se
confronte ainsi à la mondialisation.
Si la géographie du monde consiste en un emboîtement multiscalaire de systèmes
créant par leur interconnexion un seul mégasystème, alors il devrait être possible de modéliser
tous les territoires, à quelque échelle que ce soit, et de les regrouper en principaux types
lorsqu’ils présentent des caractères communs. Le but ne consiste pas à faire du catalogage ou
de l’étiquetage, qui ne résisteraient d’ailleurs pas à l’infinie diversité et aux nuances subtiles
des territoires. Mais un corpus explicatif devrait montrer comment un système identifié prend
sens parce qu’il appartient à un tout qui l’englobe.
Ainsi, au milieu des années 1990, avant que la firme PSA ne cherche officiellement un
site pour l’implantation d’une nouvelle usine dans un PECO, environ 200 candidatures
spontanées avaient déjà été adressées au siège parisien de la firme67. Cet exemple montre la
dialectique entre le « global » considéré comme la variable forçante et le « local » susceptible
de rétroactions :
- A partir des centres d’impulsion métropolitains, tout l’espace est soumis à la même
interrogation : où se trouvent les potentialités pour l’expansion des marchés ? Ces
centres exercent alors une pression pour consolider ou intégrer de nouveaux espaces. Ils
utilisent ou suscitent la création d’infrastructures ; les réseaux endogènes sont sollicités,
articulés ou niés par les opérateurs du marché ; les inégalités socio-spatiales sont
grandissantes entre les régions intégrées et les régions délaissées.
- Les espaces non-métropolisés se mettent en ordre de bataille pour s’intégrer au système
planétaire en tant que périphéries. Ou bien, faute d’offrir des ressources générant du
profit, ou ne pouvant satisfaire à des conditions minimales pour leur intégration, ils
restent hors du jeu.
67 Discussion avec Valérie Thillay, chargée de communication PSA, Paris La Défense.
283
- Un premier enjeu clé concerne les capacités d’un espace à entrer dans un processus de
systémogenèse. L’histoire industrielle en particulier est riche d’exemples qui en réfèrent
à la totipotence68, lorsqu’une communauté de travail crée une émergence sans le savoir
et sans penser aux bouleversements qui en découlent pour la construction du territoire
dans les décennies qui suivent. Au XXe siècle, les organismes planificateurs de l’Etat
avaient conçu un autre modèle, en cherchant à contrôler la territorialisation, usuellement
au nom de la rationalisation de l’espace et de l’égalité entre les populations. Puis de
nouvelles formes de gouvernance sont apparues, où les recherches portant sur les
districts ne sont pas innocentes.
Tableau 27 : De la nature des territoires, une esquisse Type Appellations
proches Décliné en Tendances
Métropoles Centre Cœur
- Finances : city - Innovation technologique : technopôle - Habitat / activités : quartier de sweat shops ; edge city ; gated community ; campagne anglaise
croissance, émergences, nouveaux arrivants
Districts industriels (recourant à des méthodes industrielles)
Périphérie intégrée
- Ressources primaires : (sous)-sol - Transformation : districts tayloriens ; néofordistes ; SPL ; SLI/SRI - Tourisme : riviera - Développement durable : parcs régionaux
émergences, bifurcations, déclin
Territoires délaissés
Périphérie délaissée
Marge
- Territoire has been - Enclosures : tyrannie militaire, politique ou théocratique ; - Conservatoires : socio-ethnique ; sanctuaire naturel
stigmatisation, autonomisation (empowerment)
A présent, la construction territoriale repose sur un projet mis au point de manière
endogène et articulé avec l’espace mondial. Ainsi, dans une économie d’archipels et de
réseaux, un champ d’étude s’ouvre face à trois grands types d’organisation territoriale
(Tableau 27) :
68 En embryologie, « la totipotence concerne une cellule qui est capable seule de produire un organisme adulte » selon Anne Mac Laren, « Le rôle des autorités britanniques de régulation en matière de thérapie cellulaire et de clonage », http://senat.fr/rap/r99-238-2/r99-238-29.html
284
- L’espace métropolitain optimise les ressources et les informations. Comme il s’agit d’un
système en forte croissance, il bute en interne sur des pénuries foncières qu’il résout par
la périmétropolisation ou encore par la délocalisation des activités industrielles. C’est
pourquoi de nombreuses fonctions de commandement s’agrègent en noyaux extérieurs,
physiquement accessibles en peu de temps, ou bien s’établissent en discontinuité
physique tout en conservant la proximité organisationnelle.
- Les métropoles créent des aires-systèmes de plusieurs manières. Elles fonctionnent en
archipel selon des logiques de complémentarité et de concurrence. Elles s’adossent à des
périphéries pourvoyeuses de ressources. Ou bien, elles intègrent un certain nombre de
districts à leur croissance. Animés par des communautés, ces districts s’adonnent à la
production d’un type de bien ou d’un service. Soit ils restent triviaux et se font
concurrence entre eux ; soit ils développent des capacités peu soumises à la concurrence
grâce à un gap technologique ou encore grâce à une position d’exception due à un
patrimoine spécifique.
- Le monde va-t-il vers une structuration en « taches de léopard » dont les aires-systèmes
ponctueraient le fond de la robe constitué par les lieux délaissés ? Ces derniers ne restent
pas en dehors du jeu ; leurs acteurs organisent leur survie, éventuellement en se
connectant sur le marché mondial par le crime organisé (des « nids de guêpe » selon
l’expression de Fernand Braudel (1985b) à propos des montagnes méditerranéennes
traditionnelles). Ou bien, l’Etat et les collectivités peuvent créer des parcs naturels, une
manière de s’afficher en tant que défenseurs de la biodiversité tout en accordant un
statut honorable à un espace délaissé.
2. Les chemins de la territorialisation
Ainsi, face à la mondialisation, des « régions qui perdent » ne parviennent plus à se
maintenir. A l’inverse, de nouveaux entrants apparaissent, à l’image des métropoles fondées
sur le big bang des activités mercantiles ou encore sur l’économie de la connaissance. Tout
lieu, quel que soit sa taille, son profil et sa localisation, devrait ainsi être amené à se poser la
question de sa place dans le champ global. Mais comment clarifier les conditions de la
territorialisation au sein d’une région ? Il s’agit de pouvoir identifier un système localisé et de
comprendre les étapes de son endogénéisation sur la base d’un jeu d’acteurs confronté à la
mondialisation. L’ambition consiste à définir un fil conducteur utilisable pour l’analyse de la
285
trajectoire de n’importe quel type de territoire, une démarche dont la robustesse va être testée
à présent. Le matériel cognitif nécessaire à cette approche se répartit dans les deux parties de
ce volume, dans la première pour le champ théorique et dans la deuxième pour les
informations factuelles. Dans un premier temps, on décrira ce processus à travers les itérations types. Puis on
examinera pragmatiquement trois exemples choisis dans la région du Rhin supérieur, qui
constitue une sorte de laboratoire qui fournit un matériau intéressant du fait de la variété et de
la relative complexité des acteurs et des réseaux. On verra successivement la problématique
de l’industrie mulhousienne en tant que cas géohistorique d’émergence ; la BioValley comme
un cas réussi de projet territorial qui a débouché sur une bifurcation ; et le Pôle automobile
Véhicule du Futur, comme une idéation débouchant sur un projet qui risque fort de ne pas
trouver sa place dans la mondialisation.
2.1 Les étapes de la territorialisation
La Figure 68 propose un modèle général relatif aux différentes étapes de la
territorialisation. En amont de ce processus, le lieu est identifié sur la base d’une
problématique de recherche. A l’échelle du monde, le patrimoine des différents lieux apparaît
extrêmement diversifié, du fait de l’assemblage entre des données topographiques,
biogéographiques, historiques, politiques, économiques, culturelles… Mais néanmoins, les
modalités de la trajectoire d’un territoire donné apparaissent communes puisque la variable
forçante est à présent universelle.
Celle-ci suscite une rétroaction selon trois cas de figure principaux :
- Faute de système territorial dont le volontarisme serait l’expression, la mondialisation
est subie passivement. Seuls des acteurs extérieurs mettent les contraintes et les
opportunités spécifiques à jour Une trajectoire de région isolée ou autonome est devenue
inenvisageable. Le lieu devient une périphérie consentante ou opportuniste qui dépend
d’un centre extérieur autocentré.
- Le territoire peut être opposé, voire hostile, à la mondialisation pour des raisons
idéologiques, avec le désir manifeste de ne pas devenir une périphérie. Dans ce cas,
l’éventualité de ce positionnement est perçue comme une menace pour le pouvoir local,
286
pour les genres de vie traditionnels ou encore comme une atteinte à l’honneur (ce qui
avait été résumé par l’attitude du président algérien Boumediene, lors du refus du
développement du tourisme international, qui voulait « ne pas prostituer le soleil »).
- Une attitude « responsable » consiste à envisager les contraintes et les opportunités
offertes par la mondialisation, avec des analyses de type best practices ou de
benchmarking, à l’instar des pratiques des entreprises. Il s’agit souvent de découvrir
qu’un cluster anime un territoire ; ou bien, il est question de susciter le développement
de ce type. L’Union européenne encourage officiellement ces attitudes par la voix de la
Commission ; en France, la DIACT soutient cette logique par des logiques
contractuelles (à l’image des Pôles de Compétitivité, des Contrats métropolitains et des
Pôles d’Excellence Rurale). Une précision s’impose à propos des notions de lieu et de
territoire. Le lieu apparaît ici comme un prototerritoire prêt à entrer en systémogenèse.
Ses caractères latents, non-formulés mais partagés par une partie au moins des acteurs
présents, sont révélés par l’impact de la mondialisation. Somme toute, le lieu constitue
une « région fragmentée » (Florida, 1995), c’est-à-dire qu’il dispose d’un capital
important par le nombre et la variété des éléments qui les composent, mais que ceux-ci
attendent d’être connectés.
Figure 68 : Itération pour la territorialisation
Variable forçante :
la mondialisation
Espace amorphe :
pas de réaction
Territoire hostile :
enfermement
Prototerritoireréceptif :
perception des contraintes et
des opportunités
Territorialisationintuitive :
jeu d’acteurs
Projetterritorial :
communauté épistémique
Phase d’activation:insertion dans
la mondialisation
Suivisme
Territoire-archétype
Phase d’idéation :définition de la stratégie
?
?
LIEU
Mise en périphérie
Espace “sorti”
Enclosure
Dans ce dernier cas de figure propice à la territorialisation endogène, comment le
territoire peut-il s’organiser à travers une phase d’idéation, c’est-à-dire de naissance et de
mise en forme des idées ? Deux cheminements différents peuvent être distingués.
287
Soit le jeu des acteurs consiste en une territorialisation par intuition, ce que le concept
de bricolage au sens donné par Lévi-Strauss explicite : dans ce cas, les moyens du bord sont
utilisés de manière aléatoire et empirique, en conservant à l’usage ce qui semble fonctionner
(Lévi-Strauss, 1962). Il n’apparaît pas nécessaire de formaliser la démarche. Au début du
XXe siècle, Marshall évoquait déjà « l’atmosphère industrielle » pour expliquer le succès des
districts industriels dont l’efficacité collective était stimulée par des formes de coopération
informelle liées à la proximité (Benko, Lipietz, 2000).
Ou bien, une communauté de travail se déploie formellement dans le but de définir un
projet territorial. Au sein des entreprises ou bien de groupes d’entreprises, les économistes
distinguent ainsi les communautés de pratique dédiées à la résolution d’objectifs
opérationnels (Wenger, Lave, 1990) et, plus à même de susciter une territorialisation, la
communauté épistémique rassemblant des acteurs venus d’horizons divers (Knorr-Cetina,
1999). Cette dernière est structurée par une autorité procédurale. Elle cherche à créer et à
partager des connaissances destinées à circuler en-dehors du groupe qui les a produites. Ainsi,
les think tanks agissent de manière plutôt discrète mais n’en répandent pas moins leurs
analyses ou leurs convictions à travers de nombreux relais comme les médias ou les
personnalités charismatiques. Des « chefs de file » de nature différente selon les territoires
(comme la grande entreprise de la compagny town, la chambre professionnelle dans les
districts de type Troisième Italie, ou, ailleurs, les représentants des collectivités locales)
jouent un rôle essentiel par leur capacité à fédérer les idées et les actions. Grâce à la
communauté épistémique, la région devient apprenante selon des articulations compliquées et
parfois subtiles (Florida, 1995). En effet, si l’enracinement d’une partie au moins de ses
acteurs apparaît nécessaire, le réseau doit rester ouvert (« social open network ») ; il mobilise
tous les niveaux d’intervention selon une cascade multiscalaire pertinente par rapport aux buts
qu’il se fixe, depuis l’échelle locale jusqu’à celle du monde.
Le territoire est alors entraîné dans une phase d’activation, c’est-à-dire dans une
dynamique de positionnement au sein de la mondialisation grâce à ses activités basiques. Un
benchmarking réussi créera un territoire que je dénomme suiviste : en adaptant localement les
recettes qui ont fonctionné ailleurs, on reproduira plus ou moins complètement une structure
territoriale permettant le développement, quitte à devenir un nouveau concurrent ou une sorte
de contrefaçon. Ou bien, l’idéation permettra de créer un nouveau mode d’organisation
territorial, lui-même porteur d’innovations technologiques au sens le plus large du terme. Un
nouvel archétype spatial apparaît ainsi, fort de son image, de ses valeurs et de sa production
288
matérielle. Il sera rapidement imité par les suivistes, à l’image de tous les « Valley » ou
« Vallée » qui cherchent à s’inspirer des méthodes sinon de l’aura de la Silicon Valley, non
sans se bercer d’illusions ou de contenter d’un marketing territorial condamné à un
essoufflement rapide dans bien des cas.
Ce schéma croise un certain nombre de notions en discussion chez les systémistes ; on
en retiendra quelques-unes, qui semblent aptes à pouvoir éclairer les phénomènes de la
territorialisation, et qui résultent ici d’un tamisage très serré de nombreux travaux. Ainsi, la
bifurcation consiste en une modification de la trajectoire du système, qui conserve ses règles
de fonctionnement, mais où s’introduit une innovation, ce qui correspond à l’idée de territoire
suiviste. Quant à l’émergence, elle est définie comme une rupture radicale qui bouleverse tous
les éléments et relations composant le système, ce qui renvoie à ce que j’appelle le territoire-
archétype qui crée un nouveau « modèle ».
Une dernière question se pose : le jeu d’acteurs « bricolé » engendre-t-il
nécessairement un territoire-suiviste et la communauté épistémique un territoire-archétype ?
A priori, le bricolage ne devrait avoir qu’une portée limitée alors qu’une réflexion élaborée et
structurée devrait être capable de repousser les limites de l’évolution jusqu’à l’émergence,
contrairement à un bricolage peu réfléchi et mal formalisé. Mais n’est-ce pas accorder
beaucoup de crédit à l’intelligence collective abstraite ? Une institution est volontiers
conservatrice ; un groupe bien établi peut même chercher à freiner ou à orienter une évolution
dans le sens qui correspond à ses représentations ; au sein d’un univers très codifié,
l’institution peut même devenir « imbécile » lorsqu’elle s’oppose au changement dans le seul
but de se reproduire (Veblen, 1898). Ce scénario n’est pas à exclure dans une région « qui
gagne », à un moment où lui faudrait prendre des risques. En effet, dans un contexte de
réussite, vaut-il mieux continuer à perfectionner l’existant en lui allouant de nouveaux
investissements, ou bien faut-il se tourner vers une stratégie de développement en construisant
une nouvelle communauté épistémique en vue d’une émergence ? Chez les « bricoleurs »,
l’appréhension du risque sera plus intuitive, le jeu d’acteurs sera plus ouvert… Dans les
Caraïbes et le Nordeste brésilien par exemple, l’invention de nouvelles musiques, l’industrie
médiatique et l’action sociale qui en ont découlé constituent le fruit de reconstructions
identitaires fondés sur l’empirisme. Ces stratégies ont été ensuite pu être explicitées et
codifiées par divers chercheurs comme par l’ONU avec le concept d’empowerment
(autonomisation).
289
2.2 Une émergence : Mulhouse, cité industrielle au XIXe siècle
La ville de Mulhouse a connu une histoire singulière où s’inscrit le processus de son
émergence industrielle (Figure 69). En tant que ville-Etat médiévale, au demeurant médiocre
par sa taille, elle reste engoncée dans le conservatisme religieux protestant durant plusieurs
siècles. Puis une bifurcation se produit en 1746 lorsque l’oligarchie marchande se lance dans
l’indiennage (l’impression à la planche sur des toiles de coton) ; les techniciens viennent de
Suisse et l’argent est fourni par les grandes familles ; l’exportation des indiennes se fait en
contrebande en passant par la Lorraine, du moins avant l’intégration à la France en 1798 (cf.
la partie 1.2.3 de ce Volume).
Figure 69 : L’émergence d’un territoire, le cas de Mulhouse
Variable forçante :
la mode et le coton
Territoire-archétype
sans descendance
SIM, SociétéIndustrielle
de Mulhouse, 1825
Proto-industrieen 1746 :
impression à la planche
Territorialisation intuitive
Bifurcation
Territorialisation de projet
Emergence Le cas mulhousien interpelle particulièrement le sens accordé aux termes de
« bifurcation » et d’« émergence ». La fondation de DMC en 1746 s’inscrit dans un processus
de bifurcation : le jeu d’acteurs local, tel qu’il existe, acclimate et développe une activité
inventée ailleurs. La ville devient une ruche bourdonnante, sa population augmente, mais sur
le fond, grâce à l’esprit d’entreprise de leurs fils et aux capitaux de leurs pères, les grandes
familles s’enrichissent encore plus, ce qui leur permet de renforcer leur pouvoir économique
et politique. Le système territorial n’est pas remis en cause dans ses fondements ; mieux, il
s’exprime dans sa plénitude en exploitant habilement ses avantages comparatifs, restés latents
jusque là.
L’émergence vient plus tard, avec la fondation d’une association patronale, la Société
Industrielle de Mulhausen (SIM) en 1825, symboliquement installée dans le seul endroit de la
ville relevant d’une opération d’urbanisme. Sur le fond, la SIM définit explicitement un projet
territorial au contenu exceptionnel selon les historiens (Ursch-Bernier, 2005) et qui possède
déjà les caractères d’un SRI. Ses 43 membres actifs fondateurs écrivent notamment que la
SIM souhaite « l’avancement et la propagation de l’industrie par la réunion sur un point
290
central, d’un grand nombre d’élémens69 d’instruction ; par la communication des
découvertes et des faits remarquables, ainsi que des observations qu’ils auront fait naître »
(article 1). D’emblée, une bibliothèque est créée avec ses « collections de modèles et de
plans » (article 2) ; la publication d’un bulletin mensuel est assurée (article 3) ; des prix sont
décernés « pour l’invention, le perfectionnement ou l’exécution de machines et de procédés
avantageux aux arts, aux manufactures, à l’agriculture et à l’économie domestique » (article
4) ; la SIM « s’occupera des recherches scientifiques qui pourraient devenir utiles à
l’industrie » (article 6). Enfin, il s’agit de « propager et consolider parmi la classe ouvrière,
l’amour pour le travail, pour l’économie et pour l’instruction » (article 10) (Bulletin de la
SIM, 1828). A partir de l’émergence, la croissance démographique de la ville est fulgurante
(Mulhouse compte 3.500 habitants en 1700, 6.000 en 1798, 13.000 en 1830, 30.000 en 1848)
et son industrie se diversifie rapidement en grappe.
Le territoire mulhousien devient un archétype vers 1850, fort de ses valeurs et de ses
réalités économiques et sociales (avec en particulier l’étonnante histoire de la Cité où les
familles ouvrières deviennent propriétaires de leur logement construit dans une cité-jardin).
Logiquement, l’archétype devrait se répandre et faire des émules. Les usines mulhousiennes
se répandent dans les vallées vosgiennes et vers Belfort notamment, mais aussi au loin, avec
des patrons émigrés vers Strasbourg, Roanne, Le Havre, Prague, Chemnitz… A l’image d’un
essaim constituant une nouvelle ruche, l’archétype aurait-il pu se reproduire intégralement ?
Non, car l’essaimage des Mulhousiens s’est fait sur des comportements individuels et
opportunistes ; ses valeurs n’ont pas été acclimatées ailleurs ; le « modèle » s’est dilué dans
les régions d’accueil. En tant que district industriel, le territoire-archétype est donc resté sans
descendance avant de dépérir.
Ainsi, on observe la trajectoire d’un système territorial industriel à base endogène qui
offre une forte analogie avec un phénomène vivant : naissance, croissance, maturité, déclin et
mort. L’identification des différentes étapes et des facteurs explicatifs qui les sous-tendent
avec des apports conceptuels offre au minimum une base de discussion avec les historiens
(loin d’être épuisée à ce jour pour le cas mulhousien) et au mieux une modélisation qu’il reste
à finaliser.
2.3 Une bifurcation en voie de réussite : BioValley, un réseau de réseaux
69 Orthographié tel quel.
291
Créé en 1996, le réseau BioValley a pour but de développer l’industrie des sciences de
la vie dans l’espace du Rhin supérieur en tant que « life sciences social network ». Il est
reconnu comme une organisation ayant débouché sur un succès économique et logiquement
appelé à croître encore dans les années qui viennent (Nonn, Poindron, Woessner, 2005).
Le territoire impliqué par ce réseau présente des problématiques fécondes :
- Il s’agit d’un cas de reconversion industrielle : comment un territoire réussit-il à quitter
le secteur de l’industrie de production pour une activité fondée sur l’économie de la
connaissance ?
- A nouveau se pose la question de la bifurcation et de l’émergence. Cette dernière
présente une prise de risque considérable en termes financiers et d’organisation générale
du territoire alors que la bifurcation consolide le système existant.
- Bâle apparaît comme une ville-Etat, « une petite ville-monde », selon l’expression du
cabinet d’architecture bâlois Herzog et De Meuron, qui choisit de se renforcer par une
stratégie d’alliances. Un archipel urbain se constitue ainsi avec un chef de file et des
suivistes où chacun puise dans son réservoir de compétences.
- L’examen des aléas permet de comprendre comment le système réagit et se construit.
Figure 70 : Itération pour la territorialisation prospective de BioValley
Territorialisation de projet
Bifurcation
Variable forçante :- les nouveaux pays industriels- l’économie de la connaissance
Territoire-suiviste
inspiré dumanagement de la
Silicon Valley
NovartisBioValley
1996
- Bâle, ville-monde- Fractales locales : émergences
Par rapport au cas mulhousien, le schéma est simplifié (Figure 70). Du fait de la
permanence de la communauté épistémique au fil des générations, la veille stratégique
apparaît comme une évidence ; dotée de moyens puissants, la Basler Analysis und Konjonctur
(BAK) a pour mission explicite de la conduire70. Les temps de réaction sont donc très courts,
l’anticipation sur les problèmes à venir est la règle, et les boucles de rétroaction du système
apparaissent efficaces. Par deux fois au moins, le territoire a tiré la conséquence des aléas : en
1986, l’accident chimique de l’usine de Schweizerhalle a démontré que la chimie lourde
n’avait plus sa place dans le contexte d’une grande agglomération ; et en 2001, la faillite de la
70 Cf. http://www.ibc-bak.com/
292
Swissair (basée à Zurich) avait gravement menacé l’aéroport, ce qui a confirmé la défiance
historique des Bâlois par rapport aux Zurichois. Avec BioValley, la communauté épistémique bâloise apparaît dans sa force et dans sa
continuité. Habituée à ne compter que sur elle-même et donc en perpétuelle recherche de
projets, elle est soudée par des valeurs partagées (l’ouverture au monde, le goût du profit,
l’éthique protestante et le mécénat) tout comme par des éléments culturels, à l’image de la
permanence du parler alémanique et des fêtes locales. Les imbrications institutionnelles
apparaissent compliquées (par exemple, il est ardu de savoir à qui appartient réellement le
Port de Bâle), voire moyenâgeuses (comme le découpage en cantons, avec certaines exclaves
communales) ; si cette situation est source de conflits, elle favorise en fin de compte le
dialogue et la recherche de solutions trouvées en commun – sauf avec les Zurichois, rivaux de
toujours. Des facteurs nationaux propres à la Suisse sont encore à prendre en compte, comme
le système politique confédéral (il n’y a pas de capitale imposant ses contraintes), la faiblesse
de la pression fiscale sur les entreprises et l’abondance des capitaux internationaux placés
dans les banques. En créant la BioValley, les Bâlois ont donc estimé qu’ils manquaient de ressources et
qu’il leur fallait trouver des partenaires de proximité pour asseoir leur dynamique de
croissance (ce qui n’empêche pas de nombreuses connexions globales, en Californie
notamment). La BioValley s’inscrit dans la continuité ; à l’image de ce qui s’est passé à
Mulhouse en 1746, elle constitue une bifurcation qui permet au jeu d’acteurs de se renforcer
tout en s’ouvrant à de nouvelles ambitions. Mais une émergence est peut-être en train de se
produire selon une logique fractale : à l’imitation du pôle bâlois, de nouveaux territoires se
créent, soit en rebondissant sur les capacités des entreprises ou des universités, soit en
s’édifiant ex nihilo, toujours avec le soutien des collectivités (Figure 73). Il s’agit de parcs
technologiques qui fonctionnent sur le modèle de la « coquille » de la Silicon Valley mais
avec un contenu dédié aux sciences de la vie. Le cas des villes badoises est particulièrement
intéressant ; a priori, elles ne disposaient pas de compétences particulières pour ce type de
développement. Mais elles ont saisi la balle au bond en constituant des communautés
épistémiques fortes d’entreprises industrielles à la recherche d’une reconversion, de
fondations semi-privées ou privées, d’universités technologiques ou non, plus l’appui des
collectivités locales.
293
En Alsace, l’émergence est bien moins évidente. Le Sud-Alsace n’a pas été à même
d’entrer dans ce jeu et à Strasbourg les discours semblent plus forts que les réalisations…
L’Alsace croit encore en un destin de région de production industrielle (quoique chaque jour
un peu moins) et, au niveau des collectivités territoriales, elle reste dominée par un éclatement
institutionnel qui plombe toute émergence. En outre, le système de recherche universitaire
dépend largement de décisions nationales ; on se souvient de l’échec de la « big science »
franco-allemande avec le synchrotron finalement accordé par le prince à la ville de Grenoble
dans les années 1980. La problématique frontalière ressurgit ainsi : la perméabilité apparaît
manifeste entre la Suisse et l’Allemagne mais peu évidente avec la France.
Il en découle une hypothèse : un territoire à trois vitesses semble se constituer où les
Bâlois créent la cohésion d’ensemble, où les villes allemandes s’agrègent à cette dynamique
alors que la partie alsacienne paraît peu apte à intégrer une culture locale-globale (rhénane-
californienne) contradictoire avec les valeurs françaises. La vérification de cette hypothèse
mérite un suivi permanent des activités mentionnées par la Figure 71, en utilisant notamment
les emplois et les chiffres d’affaires des entreprises concernées.
Figure 71 : Les nouveaux parcs d’activité de la BioValley (1996-2007)
moins de 250 m
>250 - 500 m
>500 - 1000 m
>1000 m
0 25 k m Witterswil
Allschwil
ReinachArlesheim
Basel
Offenburg
Kehl
Freiburg-in-Breisgau
Furtwangen
Strasbourg
Illkirch
Mulhouse
Colmar
Lörrach
Bio-pa rc
Biotechnologiesdans un parcd’activités
2.4 Une bifurcation compromise : le Pôle automobile Véhicule du Futur ?
Un troisième exemple montre comment un prototerritoire constitué par les Régions
Alsace et Franche-Comté réunit un certain nombre d’atouts en vue de sa territorialisation,
294
mais que celle-ci semble finalement irréaliste du fait de problèmes apparemment insolubles. Il
s’agit par conséquent de déceler où se situent les faiblesses systémiques de la mise en projet
du territoire (Figure 72). Par rapport à la communauté épistémique de BioValley, force est de
constater un certain nombre de faiblesses :
- Les centres de R&D de l’automobile existent déjà, mais en-dehors du Pôle. Pour PSA,
il s’agit de l’Ile-de-France, notamment à La Garenne-Colombes et à Vélizy. Pour les
fournisseurs allemands, les plates-formes technologiques se trouvent d’abord autour
de Stuttgart et de Munich. Il semble difficile d’imaginer des transferts importants
venant de régions métropolitaines vers l’Est français. Toutefois, certains fournisseurs
relevant du Mittelstand allemand (c’est-à-dire de grosses PMI éclatées en plusieurs
établissements) réalisent effectivement de la R&D dans le Nord-Alsace.
- La restructuration des Pôles français de l’automobile a commencé pratiquement dès
leur apparition, probablement parce qu’aucun « pôle mondial » (susceptible de
rayonner à l’échelle globale selon la DATAR) n’avait été créé d’emblée – une lacune
surprenante par rapport à l’importance du secteur dans l’économie nationale. Le Pôle
Mov’éo, qui résulte de la fusion de Vestapolis (Ile-de-France) et de Normandy Motor
Valley, se place « en compétition avec trois autres clusters mondiaux automobiles de
très grande réputation : ceux de Détroit aux Etats-Unis, de Kanto Tokaï au Japon et
de Stuttgart en Allemagne » (MINEFI, 2006). Il semble probable que Mov’éo
devienne le chef de file de tous les Pôles automobiles et qu’il redistribue une partie de
son activité sur les neuf autres Pôles français qui comportent une composante
automobile. Piloté depuis l’Ile-de-France, le réseau serait alors national.
- L’articulation entre l’Alsace et la Franche-Comté constitue-t-elle le périmètre
pertinent ? Il rassemble différentes sous-régions de caractère disparate (Woessner,
2006b). Autour de la métropole strasbourgeoise, le Nord-Alsace apparaît riche
d’établissements importants, maillons de chaînes multinationales d’abord tournés vers
le monde rhénan. Le Sud-Alsace et le Nord Franche-Comté se placent sous la coupe
des deux usines géantes mais ne possèdent pas de point fort technologique. La région
de Besançon et le Jura rassemblent de petits districts spécialisés dans la métallurgie ou
la plasturgie. Quel chef de file pourrait peser sur la communauté épistémique naissante
du Pôle pour intégrer ces éléments en un tout susceptible de créer assez de valeur
ajoutée dans le but de perpétuer la croissance ? Inversement, la Bourgogne a été
négligée alors que, pourtant, un Contrat métropolitain Saône-Rhin a été conclu entre
295
Dijon, Besançon, Belfort-Montbéliard et Mulhouse. Elle possède pourtant un tissu de
fournisseurs fédéré par le réseau AutoBourgogne. De même, la frontière nationale
apparaît étanche, face au Pays de Bade, sinon au Land du Bade-Wurtemberg tout
entier.
Figure 72 : Le Pôle automobile Véhicule du Futur : vers l’impasse ?
Création d’une communauté épistémiqueVariable forçante :
- les nouveaux pays industriels- PSA, chef de file parisien
Pôle de compétitivitéVéhicule du Futur
Alsace-Franche-Comté
Effondrement du système
Bifurcation : vers la
R&D automobile
Emergence : nouveaux acteurs et autres activités
Suivisme
Territoire-archétype
Par conséquent, la communauté épistémique apparaît incomplète et fragile. Les grands
centres de commandement lui sont extérieurs. Les moyens institutionnels et financiers des
Régions sont faibles. Le territoire ne repose pas sur une assiette idéale et connaît de
nombreuses discontinuités. C’est pourquoi trois trajectoires peuvent être envisagées.
En admettant que la variable forçante soit la plus forte, le système industriel
automobile peut être détruit, comme cela s’est déjà produit dans la branche textile en Alsace
et dans la branche horlogère en Franche-Comté. Ce scénario serait celui du « fil de l’eau »,
conforme à la logique économique du renouvellement global des régions industrielles, que
seule une territorialisation efficace pourrait contrecarrer. Si le Pôle réussit une bifurcation, il
aura été capable de se tourner vers l’économie de la connaissance, avec des fournisseurs
susceptibles de concevoir non plus des produits mais des fonctions déclinables pour différents
constructeurs et marchés régionaux dans le monde (Micaelli, 2005). Le Pôle doit alors
organiser un réseau fort d’une culture partagée, capable de surmonter les lacunes dues à
l’action des centres extérieurs et susceptible de faire travailler ensemble des entreprises très
diverses dans leurs modes d’organisation et dans leurs cultures. Les fournisseurs en particulier
sauveraient les assembliers. On aurait donc une forme de suivisme puisque plusieurs régions
d’Europe occidentale se sont déjà engagées dans cette direction. Une troisième évolution
possible concerne l’émergence. Dans ce cas, la communauté épistémique introduit de
nouveaux acteurs qui l’entraîneraient vers une territorialisation inédite. Ces entrants se
localisent usuellement dans un contexte métropolitain, une place tenue par Strasbourg à
l’échelle des deux régions Alsace et Franche-Comté. Ainsi, le Forum Carolus, un think tank
296
créé en 2005 par M. Loos, ministre de l’industrie et député du Bas-Rhin, propose de
reconvertir progressivement l’industrie de production automobile vers le « medical care »,
une mutation envisageable du fait des parentés entre l’automobile et l’instrumentation
médicale. L’idée a été introduite au Forum Carolus par un industriel allemand de la Forêt-
Noire, dont l’entreprise conçoit et fabrique différents modèles d’endoscopes destinés à
inspecter l’intérieur des corps humains et des moteurs à combustion. La rupture serait alors
radicale dans l’activité basique du territoire ; elle serait la conséquence de nouveaux modes
opératoires et d’une organisation réticulaire repensée. La relative originalité du processus
pourrait conduire à l’apparition d’un territoire-archétype transfrontalier.
3. Bilan et perspectives de recherche
Les trois exemples présentés ci-dessus montrent que malgré la diversité importante
entre les territoires, il est possible d’analyser leur systémogenèse selon des paramètres et une
itération commune, tels que je les propose. Le sens que j’ai accordé à des termes comme
prototerritoire, territoire, émergence, bifurcation, territoire-archétype, -suiviste ou -has been
semble crédible. Et le repérage des moments critiques constitue un élément essentiel de la
démarche. Il s’agit de pouvoir déceler ce qui a compté dans les réflexions et les actions de la
communauté épistémique en vue du franchissement d’une étape dans la vie du système. Les
événements fondateurs considérés de manière rétrospective fournissent d’utiles points d’appui
pour la prospective. Cela étant, quels sont les principaux points de ma « boîte à outils »
conceptuelle sur lesquels je puis focaliser mes recherches, et secondairement pour la
recherche-action et la vulgarisation ?
3.1 Les limites d’un territoire
La délimitation d’un territoire considéré comme une entité pose un premier problème.
Ses limites dépendent de la nature et de l’intensité des relations que le système territorialisé
entretient avec son environnement. Ces relations s’organisent dans une géométrie réticulaire
ou, au contraire, aréolaire ; ou bien encore, en combinant les deux sous la forme d’une aire-
système. Peu à peu, les aires perdent de leur importance alors que pourtant la gouvernance
publique est fondamentalement enracinée dans cette dimension. Les réseaux et les relations
contractuelles montent en puissance ; des pôles sont alors connectés par des axes ; selon les
297
problématiques, ces derniers prennent des significations très variées. Les limites apparaissent
par conséquent continues ou bien discontinues. Dans un monde de plus en plus dématérialisé,
le débat sur la notion de distance (ou de proximité) ne fait probablement que commencer.
Tendanciellement, les connexions s’amplifient grâce à des flux d’information instantanés,
eux-mêmes prélude à des échanges d’informations, de capitaux, d’hommes et de
marchandises. Mais la mondialisation est encore très imparfaite. De nombreuses enclosures
subsistent (comme la Corée du Nord) ou même se sont renforcées (comme Haïti), ou bien
connaissent seulement un caractère relatif (en Chine, l’internet est sévèrement contrôlé).
Quoiqu’il en soit, ce processus, inachevé et en évolution rapide, tend à restreindre
l’importance de la notion de distance kilométrique, également mesurable en coût ou encore en
temps.
Une notion plus complexe concerne la proximité organisationnelle. Elle a été investie
par les économistes et les sociologues en particulier. Il apparaît que la capacité des
communautés à se connecter au-delà des limites d’un territoire devient cruciale pour en
expliquer les fondements systémiques. Il semble encore fort aléatoire d’en comprendre les
effets. Ainsi, dans l’industrie automobile, l’introduction du prototypage par maquette
numérique devait constituer une opportunité pour le transfert de fonctions R&D depuis les
métropoles vers des régions de production ; or il n’en a rien été. Dans ce cas, le
rapprochement permis par la télématique n’a pas été à même de supplanter la proximité
physique qui règne au sein des communautés des villes technopolitaines (Picard, Kroichvili,
2006).
Héritée de l’histoire, la notion de frontière en réfère à un cadre national mais, avec la
montée en puissance du marché et le déclin relatif de l’Etat, elle change de contenu. L’Etat
fixe traditionnellement les limites de sa souveraineté territoriale avec le tracé de la frontière
nationale. La ligne en est nette, même si ses environs abritent des éléments dispersés sous
formes d’instances de surveillance. A moins de subir la pression d’un lobby protectionniste, le
marché a réfuté cette barrière. En effet, les frontières deviennent de plus en plus poreuses et
les contrôles frontaliers s’établissent en n’importe quel point du territoire (à l’image des zones
de rétention des aéroports). Les flux de personnes, de capitaux et d’information tendent eux
aussi à abolir la frontière. De ce fait, le monde va vers l’isotropie mais, en même temps,
apparaissent de nouvelles limites qui prennent la forme de frontières inédites. Par exemple, si
une frontière se caractérise par la séparation entre deux systèmes juridiques (nationaux), alors
la création d’une Zone Franche Urbaine (ZFU) instaure une limite qui ressemble
298
intrinsèquement à une frontière. De même, à grande échelle, les gated communities
s’enferment derrière des barrières avec leurs check points surveillés par des vigiles. La
scissiparité est envisageable entre les territoires, souvent entre les riches et les pauvres,
menaçant les fondements mêmes de certains Etats. Pour la Catalogne par exemple, depuis les
réformes de 2006, la frontière semble devenir aussi « dure » envers les autres Communautés
de l’Espagne qu’envers les pays de l’UE. L’Etat historique n’a-t-il plus le monopole pour la
création de lignes frontières ?
En l’absence de ligne, limite ou frontière, la zone interface correspond à une transition
entre deux systèmes territoriaux où se combinent un certain nombre d’éléments. Elle en
contient probablement tous les éléments, mais en fonction des problématiques ou des
moments, ceux-ci restent latents ou cachés, ne demandant qu’à être révélés en fonction des
circonstances. Une attention particulière mérite donc d’être portée envers les signaux faibles :
il sont susceptibles de contenir en germe des processus de systémogenèse. Ainsi, en Amérique
latine, on peut reconnaître trois états successifs de la limite des territoires nationaux (Figure
73).
Figure 73 : Frontière et organisation du système territorial, trois états, l’exemple de ’Amérique latine l
- La marche perméable et la ligne-frontière, 75a
1. Noyau métropolitain
2. Région périphérique (peuplée, encadrée)
3. Marche
4. La l igne-frontière est tracée sur les cartes, mais reste d’abord une abstraction vo ire une revendica tion
5. Nombreuses circulations capillaires
12
3 5
4 Dans un contexte de faible peuplement, où le territoire de type colonial (ou néo-
colonial) est tenu par une métropole insulaire, la ligne-frontière est inscrite sur les cartes mais
elle est contestée par les pays voisins et ignorée par les populations indigènes. De l’autre côté
de la ligne, les différences sont peu perceptibles (on y retrouve les mêmes Indiens ou les
mêmes richesses naturelles, par exemple.)
299
- La frontière-barrière et l’Etat centralisateur, 75b
1. Région métropo litaine
2. Région périphérique (peuplée, encadrée)
3. Confins ; politiquespeuplantes de fronts pionniers
4. La l igne-frontière dev ient unebarrière sous contrôle (maisconnaissant des trafics d iversde contrebande)
5. Les grands axes routiers stratégiquesse terminent par des postes mil itaires
1
2
3
4
5
Dans sa Geopolitica parue en 1974, le général Pinochet estimait que l’Etat est une
« cellule protégée par une enveloppe, la frontière », centrée sur un « noyau de cohésion » ou
une « zone axe » qui « donne de l’unité à l’aire qui l’entoure en proportion directe de sa
force attractive » (Varlin, 1977). Dans ce cas de figure, l’ensemble du territoire devient
panoptique, la ligne de la frontière est sacralisée et militarisée, enfin les réseaux capillaires
traditionnels sont interrompus. Le système territorial tend vers l’enclosure plus ou moins
totale.
- Territoire interface et systèmes nationaux intégrés, 75c
1-2. Région métropolitaine etpérimétropol itaine
La ligne-frontière est poreuse, d’oùdes effets de débordement avec :
3. Le front pionnier : dû davantageau marché qu’à l ’action de l’Eta t, traversé par de grands axes routiers peuplants et terminé par des vil les frontalières doubleséventuellement en forte croissance
4. Les confins : le parc b ina tional, uneso lution à moindres frais pour le contrôle du vide ; un territoire en réserve ?
2
34
1
33
A présent, le système territorial évolue vers une gestion démocratique et décentralisée.
Les densités de population augmentent. Des accords de type Mercosur permettent d’intégrer
plusieurs systèmes nationaux. Par rapport à la période précédente, des synapses capillaires
sont réactivées (avec des échanges diffus entre populations frontalières par des fleuves, des
pistes ou des sentiers, sans intervention de l’Etat) ; les grands axes traversent des villes
doubles (parfois triples) transfrontalières.
300
Par conséquent, dans tous les cas de figure, un enjeu important pour la connaissance
du système lui-même est constitué par l’analyse de ses limites géographiques où de nouveaux
systèmes sont susceptibles d’apparaître.
3.2 Les axes d’approche pour l’advenue d’un système territorial
Au-delà du problème des limites, un fil rouge implicite parcourt l’ensemble de mes
recherches : sachant qu’un territoire contient un stock infini d’éléments, de relations et de
dynamiques, comment peut-on déceler les possibilités de l’advenue d’un nouveau système
spatial ? Du point de vue méthodologique, la pertinence des différents outils apparaît relative
et complémentaire :
- Les méthodes quantitatives – statistiques matricielles, utilisation d’algorithmes –
permettent de traiter des bases de données importantes en volume. Les travaux menés
par la Jeune Equipe à propos de Mulhouse (cf. 1.2.3) posent le problème de
l’interprétation des équations et de leur signification intrinsèque. Un travail de
décantation s’impose, dans le but de pouvoir utiliser un système d’équations qui
apparaisse compréhensible, pertinent et fiable par rapport aux problématiques
envisagées.
- L’approche systémique passe par la construction d’un modèle ou d’une « boîte »
susceptible de démontrer comment s’articulent les éléments pris en compte.
- L’approche culturelle mobilise des concepts qu’il faut fréquemment acclimater depuis
les autres sciences sociales.
- Les textes réglementaires peuvent aussi constituer eux aussi une entrée, car l’évolution
du contexte juridique entraîne fréquemment de puissantes évolutions au sein d’un
système.
- Enfin, les données du marketing peuvent être utilisées, notamment avec des matrices
forces / faiblesses et menaces / opportunités qui fournissent d’excellentes bases pour la
mise en discussion d’un territoire.
Quel que soit le chemin emprunté, la réflexion finit par se cristalliser en faisant
émerger un champ conceptuel propre à la géographie. Tout au long de mes recherches, j’ai
principalement entrelacé trois axes en vue de l’analyse systémique des territoires, à savoir les
transports, l’industrie et la prospective. Il s’agit de mieux les cerner, non seulement dans leurs
301
fondements théoriques, mais également dans leurs applications pratiques (recherche-action,
manuels scolaires, ouvrages).
La problématique des transports
Elle connaît un certain succès en dehors de la recherche universitaire (collectivités,
administrations déconcentrées, médias) qu’elle vient volontiers aiguillonner. Les flux sont
mesurables au prix de quelques précautions méthodologiques, notamment dans un contexte
international. Pour les routes françaises, l’Equipement fournit de nombreuses données ; les
ports communiquent eux aussi leurs statistiques ; mais lorsqu’il s’agit des entreprises, le
secret commercial vient contrecarrer la diffusion des informations.
Les axes, les corridors, les intersections, les nœuds constituent des éléments
structurants. Encore faut-il pouvoir comprendre comment ils s’établissent et quelles sont les
relations qu’ils entretiennent avec le système territorial pris dans son ensemble, sur la base
d’un certains nombre d’antagonismes :
- Le maillage créé par les infrastructures est également porteur d’inégalités dans
l’accessibilité. La construction de réseaux puissants s’accompagne de la création d’un
nombre restreint de points d’accès, créant un effet-tunnel. Un territoire est alors
connecté avec efficacité vers l’extérieur, mais en interne les discriminations vont en
augmentant.
- L’amélioration de la performance des infrastructures contient une ambiguïté. A priori,
elle favorise le territoire concerné qui devient plus attractif pour l’implantation ou le
développement de nouvelles activités. Mais elle peut également générer un effet de
vidange. Dans le secteur touristique par exemple, la construction du TGV-Est met les
ressources du Grand Est et du Rhin supérieur en concurrence avec celles de Paris. Quel
sera le jeu gagnant, avec davantage de déplacements de Parisiens en région ou bien
davantage de provinciaux à Paris ? Ou les deux à la fois ? Une infrastructure puissante
va-t-elle favoriser les équipements les plus importants au détriment de tous les autres ?
Les Messins ont-ils trouvé la solution en construisant un Beaubourg 2 et tout un
nouveau quartier sur 50 ha derrière leur gare ?
- La croissance du système routier constitue un ressort de la compétitivité économique.
Elle porte ses limites en germe du fait de son incompatibilité avec le scénario du
302
développement durable. Celui-ci en réfère à l’intermodalité, qui renvoie à des
constructions systémiques difficiles à mettre en pratique pour des raisons techniques,
économiques et culturelles. La résolution du problème passe par l’émergence de
communautés de travail territorialisées.
La problématique industrielle
L’évolution des territoires industriels constitue un champ d’investigation privilégié
parce qu’il se situe au carrefour de nombreuses problématiques comme l’innovation, la
métropolisation, le devenir des communautés épistémiques… Le moment de la
systémogenèse apparaît particulièrement critique. A un moment x, en un lieu y, un certain
nombre de relations se nouent entre un certain nombre d’acteurs ; elles débouchent sur une
innovation organisationnelle et/ou technologique qui finit par être le vecteur d’une
construction territoriale. La question de l’émergence est au centre de l’analyse. Quelles sont
les conditions (universelles ou circonstanciées) qui la permettent ? Comment les acteurs
locaux (ou venus du dehors) utilisent-ils la variable forçante pour lancer leur entreprise ou
leur réseau ? Et comment un territoire innovant modifie-t-il le système global ?
Une fois le territoire installé sur une trajectoire, il apparaît en renouvellement
perpétuel. Les entreprises changent de mains, la nature des productions et des process est
incessamment soumise aux aléas de la conjoncture et de la concurrence. Dès lors, un territoire
industriel induré est-il capable de nouvelles émergences, ou bien se contente-t-il
« seulement » de bifurcations qui lui permettent de poursuivre sa croissance sur la base d’une
création destructrice schumpétérienne ?
S’il n’est capable ni de nouvelles émergences, ni de bifurcations, le territoire finit par
entrer en déclin et devient progressivement has been. Ceci peut survenir pour n’importe quel
type de territoire mais dans le cas de l’industrie la mutation apparaît particulièrement critique
sinon douloureuse, à l’image de ce panneau devant une zone d’activité de Dudley, dans la
Black Country, annonçant par antithèse et dans la langue locale « If yowm saft enuff ter cum
dahn 'ere agooin wum, yowr tay ull be spile't », si vous êtes assez fou pour vous installer ici,
votre thé sera gâché (!). De manière générale, l’industrie a crée un patrimoine culturel, pétrifié
sous forme de legs paysagers, et peut-être encore vivant dans quelque pli secret de la mémoire
collective ou des familles d’entrepreneurs. Dans ce cas, c’est encore et toujours le lien entre le
passé et le présent, la fidélité des acteurs à leur territoire originel qui peut permettre une
nouvelle émergence. Une thématique apparentée apparaît avec les diasporas, comme celles
303
des Chinois de Taiwan ou des Irlandais des Etats-Unis qui n’ont pas coupé le cordon
ombilical avec le territoire de leurs origines, qui reçoit ainsi de nombreux investissements dès
l’instauration d’une politique libérale.
L’innovation et la prospective
La connaissance des représentations et du comportement des communautés constitue
un terrain fécond pour la recherche-action. A partir du moment où un système territorial est
intelligible, il est possible de s’intéresser aux différents paramètres explicatifs pour discerner
leurs évolutions futures. L’exercice est difficile et les prospectivistes eux-mêmes
revendiquent le statut d’art et non de science pour leur discipline. Les hypothèses de départ,
les buts à atteindre et les moyens à mobiliser constituent autant de zones floues, encombrées
de représentations stéréotypées ou peu objectives.
Et pourtant, la territorialisation existe à partir du moment où la mise en projet est
effective, où la fragmentation des différents jeux des acteurs est dépassée au profit d’un
déploiement réticulaire. Face aux exigences de la mondialisation perçue non comme une
contrainte mais comme une opportunité, les clusters eux-mêmes s’inscrivent souvent dans un
réseau de réseaux. Il est possible de rebondir sur le patrimoine par une bifurcation. Ou encore
de générer des émergences avec la constitution de clusters inédits et situés au carrefour de
l’innovation, des ressources endogènes et exogènes.
Le mode de fonctionnement des territoires les plus avancés a connu une mutation
aussi discrète qu’importante. L’évolution ne se fait plus sur des bases contingentes et
aléatoires, et encore moins selon la volonté planificatrice de l’Etat. Elle devient
institutionnalisée en interne par une action collective intentionnelle, ce qui renvoie aux
problématiques de la région apprenante et à la nature des réseaux qui l’animent (cliques,
communautés épistémiques, réseaux d’hostilité / amitié). Idéalement, ce type de territoire
s’inscrit dans le champ du développement durable. Il cherche à maîtriser les aléas par un jeu
de rétroactions multiples.
Quelle que soit la taille du territoire pris en compte, la prospective territoriale peut
proposer différents scénarios. Ils ne se fondent pas sur le prolongement tendanciel d’une
courbe, ce qui n’a guère de sens dans un système complexe. Il s’agit d’évaluer les différentes
options qui envisagent des bifurcations et des émergences. A minima, si les propositions
304
prospectives échouent, au moins aura-t-on une meilleure connaissance du système tel qu’il
existe.
3.3 La territorialisation comme action volontariste
Les trois exemples qui ont été développés illustrent correctement le modèle initial, à
qui est ainsi conférée une certaine robustesse. Son contenu interpelle plusieurs champs de
recherche.
Les géographes ont avancé la nécessité de la « recherche-action » ou encore de la
« géographie active » dès les années 1950. Dans le contexte contemporain, celle-ci est menée
par une communauté épistémique, clairement identifiée, connue et reconnue, où l’université
peut constituer un élément du dispositif, autant par ses capacités d’expertise adossées à la
recherche que par le système de formation qu’elle développe. Il semble bien qu’il existe un
« mal français » à ce niveau : les universités sont fréquemment peu présentes, perçues comme
des assemblées de gêneurs ou encore comme des personnes incontrôlables… Ce sont donc
fréquemment les cabinets privés qui ont pignon sur rue.
Le but de la communauté épistémique est volontariste : il s’agit pour elle d’établir une
prospective permettant de créer un territoire apte à se mouvoir dans la mondialisation. La
gouvernance autocentrée lui apporte un avantage indéniable. Elle peut fonctionner en tant que
réseau, ou comme un réseau de réseaux. Elle est susceptible de faire vivre des clusters (des
réseaux d’entreprises et de structures d’intermédiation à la recherche de la compétitivité) de
plusieurs manières : en révélant et en formalisant une structure plus ou moins latente ou
cachée ; sur la base d’une analyse prospective, en guidant les ressources et les compétences
vers une nouvelle articulation des « forces vives » ; et même, sur la base d’une ingénierie de
projet sophistiquée, en suscitant la naissance de clusters inédits aux effets de levier
considérables par rapport au stock initial d’éléments systémiques (à l’image des politiques
menées en Finlande, dans l’Euzkadi ou encore dans le Tyrol).
Bien davantage que l’histoire « au fil de l’eau », les logiques de projet font voler les
limites historiques du territoire en éclats. Les réseaux ne s’intéressent plus à des aires
euclidiennes. Le principal critère de mesure de la distance séparant les acteurs concerne la
proximité organisationnelle, ce qui renvoie à une connaissance fine (et difficile à mesurer) du
fonctionnement interne des réseaux de personnes. Sur cette base, le projet fait le territoire, il
305
en dessine la structure dont en découlent les contours. Enfin la problématique du moment
favorable fait apparaître la bifurcation et l’émergence comme des étapes cruciales qui se
développent selon des contraintes chronologiques. Apparue trop tôt, une innovation reste
inutilisée, faute d’adéquation avec les autres éléments du système. Venant trop tard, elle
peinera à s’imposer face à la concurrence d’autres territoires. Il s’agit donc de trouver une
« fenêtre de tir », qui correspond au moment où la demande devient effective pour une
innovation.
Les enjeux de la territorialisation apparaissent considérables pour la géographie, voire
pour la cartographie lorsqu’il s’agit de représenter des éléments sur des territoires très éclatés
et se jouant des échelles. Les économistes, les sociologues et les systémistes utilisent des
concepts aisément transposables, à marier avec le champ conceptuel qui existe déjà lorsqu’il
est question de formes spatiales. Le chantier de la compréhension de la territorialisation est
donc ouvert à la fois vers l’interdisciplinarité et vers un approfondissement du champ
disciplinaire. Il appelle à la mobilisation de nombreuses ressources et compétences.
Pour terminer
Sous réserve d’événements inattendus ou de nouvelles propositions, ma projection
dans un avenir proche s’établit ainsi :
- En 2007, les éditions Do Bentzinger (Colmar) vont publier mon ouvrage sur l’Alsace
rédigé sur la base de la 2e partie de ce volume avec un premier tirage de 1.000
exemplaires. Le contenu en est relativement ambitieux en termes de lectorat : le projet a
été refusé par La Nuée Bleue (Strasbourg) qui l’avait jugé trop savant.
- A moyen terme, je songe à un ouvrage dédié aux voies navigables en Europe, une
thématique qui quitterait ainsi mon jardin secret. J’ai également accumulé les idées et
les matériaux nécessaires pour un ouvrage semi-grand public concernant le Corridor
Rhin-Rhône ainsi que pour un ouvrage ayant à la France pour sujet (j’ai subi un premier
échec auprès des Editions Ellipses qui trouvaient ma proposition trop ambitieuse en
termes de contenu).
- Dès à présent et à plus long terme, le cadre pratique de mes recherches ne pourra pas
être celui de l’IUFM d’Alsace, à l’exception d’un colloque que j’entends organiser en
306
2007 sur le thème du CAPES d’histoire-géographie. Mon réseau collaboratif s’étend
vers les laboratoires universitaires et vers les administrations, associations et entreprises
que mentionne le Volume 2, tout comme vers la Commission Nationale de la
Géographie des Transports. En 2007, la Jeune Equipe de l’ULP dédiée aux systèmes
complexes devrait prendre une place de plus en plus importante, à moins que le
rapprochement entre le CRESAT mulhousien et RECITS à Belfort ne suscite une autre
opportunité.
307
Tables et références __________________________________________________________________________________ 1.1 Signification des sigles ACNUSA : Autorité de Contrôle des Nuisances Sonores Aéroportuaires. ADA : Agence de Développement de l’Alsace.ADIRA : Agence de Développement du Bas-Rhin. ASRDLF : Association de Science Régionale de Langue Française. AFP : Agence France Presse. AGIT : Association de Gouvernance du pôle Innovations Thérapeutiques. AMM : Archipel Mégapolitain Mondial. ANVAR : Agence Nationale de la Valorisation de la Recherche. AOP : Appellation d’Origine Protégée. APHG : Association des Professeurs d’Histoire et Géographie. ARE : Association des Régions d’Europe. ASEAN : Association des Nations du Sud-Est Asiatique. ASTRID : Agence de Soutien des Technologies et de la Recherche Industrielle et du
Développement. ATB : Agglomération Trinationale de Bâle. BAK : Basler Analysis und Konjonctur. BLS : Bern – Lötschberg – Simplon. BRGM : Bureau des Recherches Géologiques et Minières. CAF : Caisse d’Allocations Familiales. CAHR : Comité d’Action du Haut-Rhin. CAMSA : Communauté d’Agglomération Mulhouse Sud-Alsace. CEA : Commissariat à l’Energie Atomique. CFF-SBB : Chemins de Fer Fédéraux suisses. CHF : Franc suisse. CIACT : Comité Interministériel pour l’Aménagement et la Compétitivité du Territoire. CIADT : Comité Interministériel pour l’Aménagement et le Développement du
Territoire. CIFRE : Convention Industrielle de Formation par la Recherche COV : Composés Organiques Volatils. CNC : Compagnie Nationale de Conteneurs. CNUCED : Conférence des Nations Unies sur le Commerce Et le Développement. CRR : Corridor Rhin-Rhône. CUS : Communauté Urbaine de Strasbourg. DATAR : Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale. DDA : Direction Départementale de l’Agriculture. DDE : Direction Départementale de l’Equipement. DIACT : Délégation Interministérielle à l’Aménagement et à la Compétitivité des
Territoires. DKFZ : Deutsches Krebsforschungszentrum. DRAST : Direction de la Recherche et des Affaires Scientifiques et Techniques. DRIRE : Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement. EDF : Electricité de France.
308
EPCI : Etablissements Publics de Coopération Intercommunale. ES : Electricité de Strasbourg. EVP : Equivalent Vingt Pieds. FMI : Fonds Monétaire international. GATT : General Agreement on Tariffs and Trade. GCO : Grand Contournement Ouest de Strasbourg. GECT : Groupement Européen de Coopération Territoriale. ICE : Inter City Express. IET : Institut Européen de Technologie. IGP : Intitulé Géographiquement Protégé. INRA : Institut National de la Recherche Agronomique. INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques. IRADES : Institut de Recherche et d’Analyse des Dynamiques Economiques et Sociales. ISO : Organisation Internationale de Normalisation. KVR : Kommunal Verband Ruhrgebiet. LKW : Lastkraftwagen. LOADDT : Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable du
Territoire. LOADT : Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement du Territoire. MEDCIE : Mission d'Etudes et de Développement des Coopérations Interrégionales et
Européennes. MIIAT : Missions Interministérielles et Interrégionales d’Aménagement du Territoire. MMA : Marges Moselle-Alsace. MOT : Mission Opérationnelle Transfrontalière.MWMT : Ministerium für Wirtschaft, Mittelstand und Technologie.NAF : Nomenclature des Activités Françaises. NIMBY : Not In My Back-Yard. NPI : Nouveaux Pays Industriels. OCDE : Organisation pour le Commerce et le Développement Economique. OGM : Organisme Génétiquement Modifié. OMC : Organisation Mondiale du Commerce. OMS : Organisation Mondiale de la Santé. ONG : Organisation Non Gouvernementale. ONU : Organisation des Nations Unies. OPABA : Organisation Professionnelle de l'Agriculture Biologique en Alsace. OST : Organisation scientifique du travail. OTAN : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. OVNI : Objet Volant Non Identifié. PADD : Projet d’Aménagement et de Développement Durable. PAS : Programme d’Ajustement structurel. PCRD : Programmes Communs de Recherche et de Développement. PDEM : Pays Développés à Economie de Marché. PECO : Pays d’Europe Centrale et Orientale. PIB : Produit Intérieur Brut. PISA : PLU :
Programme International pour le Suivi des Acquis des Elèves Plan Local d’Urbanisme.
POI : Plan d’Opération Interne. PPI : Plan Particulier d’Intervention. PPM : Particules Pour Mille. PS : Parti Socialiste.
309
PSA : Peugeot Société Anonyme. PMI : Petite et Moyenne Industrie. RSE : Responsabilité Sociale des Entreprises. RITMA : Recherches Interdisciplinaires sur les Territoires de Marge. R&D : Recherche et Développement. SCOT : Schéma de Cohérence Territoriale. SCOTERS : Schéma de Cohérence Territoriale de la Région de Strasbourg SDAU : Schémas Directeurs d’Aménagement et d’Urbanisme. SGAR : Secrétariat Général à l’Action Régionale. S&T : Sciences et Technologies. SIG : Système d’Information Géographique. SIVOM : Syndicat Intercommunal à Vocation Multiple. SIZIRM : Syndicat Intercommunal de la Zone Industrielle de la Région Mulhousienne. SLI : Système Local d’Innovation. SNCF : Société Nationale des Chemins de fer Français. SNI : Système National d’Innovation. SORELIF : Société pour la Réalisation de la Liaison Fluviale Saône-Rhin. SPL : Système Productif Localisé. SRI : Système Régional d’Innovation. SRU : Solidarité et Renouvellement Urbain. SVR Siedlungsverband Ruhrkohlenbezirk. TEV : Transports Ecologiquement Viables. THT : Très Haute Tension. UDF : Union pour la Démocratie Française. UE : Union européenne. UHA : Université de Haute-Alsace. UTBM : Université de Technologie de Belfort-Montbéliard. URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques. VAG : Volkswagen Allgemeine Gesellschaft. VAL : Véhicule Automatique Léger. VNF : Voies Navigables de France. WWF : World Wildlife Found. ZEV : Zero Emissions Vehicles. ZFU : Zone Franche Urbaine. ZUP : ZUS :
Zone à Urbaniser en Priorité Zone Urbaine Sensible.
1.2 Liste des figures Figure 1 : L’enquête PISA. Introduction d’indicateurs comparatifs …………………. 21 Figure 2 : Nombre de fabriques actives à Mulhouse dans la période 1746-1902 ……. 38 Figure 3 : Information de Brillouin, sont encadrées les périodes d’auto-organisation
positives du système mulhousien avec dH/dt >0 …………………………... 39
Figure 4 : Mulhouse 1746-1902, variabilités principale et secondaires de l'industrialisation ……………………………………………………………
40
Figure 5 : Les périodes d’auto-organisation et l’essaimage des industries mulhousiennes ……………………………………………………….…...…
41
Figure 6 : Trois approches pour la définition de la frontière ………………………… 45
310
Figure 7 : Les distances-temps induites par le tramway à Mulhouse ………………... 50 Figure 8 : L’échange inégal Nord – Sud, le cas de l’Afrique subsaharienne ………… 53 Figure 9 : L’invariance d’échelle à travers deux exemples …………………………... 56 Figure 10 : Christaller revisité …………………..…………………………………… 58 Figure 11 : Vers un monde simplifié ? …………….………………………………… 60 Figure 12 : Analyse par cluster statistique, illustration …………..…………………... 67 Figure 13 : Les bouleversements de l’espace industriel en Pologne …………………. 80 Figure 14 : De la sous-traitance à la relation de partenariat ………………….……… 89 Figure 15 : Les échanges CIFRE entre laboratoires et entreprises …………………... 99 Figure 16 : Transport et développement durable …………………………………….. 105 Figure 17 : L’émergence du réseau européen de fret ………………………………… 110 Figure 18 : La prise de décision et l’antagonisme des arguments ….………………… 115 Figure 19 : L’accessibilité autoroutière dans le département du Haut-Rhin …………. 116 Figure 20 : Hiérarchie des carrefours de l’infrastructure routière ……………………. 117 Figure 21 : Le cas de l’Alsace : trois scénarios de croissance péri-urbaine en fonction
des modes de transports et de la morphologie des réseaux ………………. 125
Figure 22 : Application au système régions métropolisées – marges …………...…… 130 Figure 23 : Métropolisation et Troisième Italie ……………………………..……….. 131 Figure 24 : Le développement durable ………………….…………………………… 134 Figure 25 : Cinquante années de croissance démographique en France ……………... 141 Figure 26 : L’Alsace et la Dorsale européenne ………………………………………. 166 Figure 27 : L’Alsace, presque au centre ……………………………………………… 168 Figure 28 : Deux Alsace en une ……………………………………………………… 171 Figure 29 : La complexité des instances de la coopération transfrontalière …………. 173 Figure 30 : Strasbourg et l’archipel des métropoles européennes ……………………. 175 Figure 31 : La RN 83 et les paysages alsaciens ……………………………………… 179 Figure 32 : Discrimination des suffrages par commune …………………...………… 181 Figure 33 : L’étalement urbain ………………………………………………………. 184 Figure 34 : Richesse et pauvreté selon les territoires ………………………………… 185 Figure 35 : Les PIB régionaux en Europe ……………………………………………. 189 Figure 36 : Ouvertures et fermetures d’établissements d’assemblage d’automobiles en Europe ………………………………………………………………... 191 Figure 37 : Les investissements allemands et suisses en Alsace …………………….. 194 Figure 38 : Le risque technologique en Alsace ………………………………………. 197 Figure 39 : L’Alsace connectée à la grande vitesse ferroviaire ……………………… 202 Figure 40 : Configurations aériennes ………………………………………………… 206 Figure 41 : L’Alsace au sein du Grand Est français multimodal …………………….. 209 Figure 42 : Les chemins de fer transalpins ……..……………………………………. 211 Figure 43 : Les ports et la conteneurisation sur le Rhin supérieur …………………… 213 Figure 44 : Vers un arrière-pays marseillais …………….…………………………… 215 Figure 45 : La polysémie du projet GCO …………………………………………….. 219 Figure 46 : Le réseau ferroviaire TER ……………………………………………….. 221 Figure 47 : Le Sud-Alsace en tant que nœud ferroviaire …………………………….. 223 Figure 48 : Mobilités utopiques ……………………………………………………… 226 Figure 49 : Les Vosges, accessibilité et pôles d’attraction ……………………….….. 231 Figure 50 : Les prémisses de l’agriculture biologique en Alsace ……………………. 233 Figure 51 : Les ressources énergétiques ……………………………………………... 236 Figure 52 : Un territoire pour le tourisme fluvial ..………………..…..……………… 239 Figure 53 : Trois Pôles de compétitivité ……………………………………………... 242 Figure 54 : Un Pôle automobile, deux régions, plusieurs territoires …………………. 245
311
Figure 55 : Le réseau BioValley et le Rhin supérieur ……………………………...… 247 Figure 56 : Les éco-entreprises ………………………………………………………. 250 Figure 57 : Les EPCI en Alsace (début 2006) ……………………………………….. 255 Figure 58 : Les Pays …………………………………………………………………. 258 Figure 59 : Les SCOT ………………………………………………………………... 260 Figure 60 : Les problèmes de l’intercommunalité autour de Mulhouse ……………... 263 Figure 61 : Grand Est et Rhin supérieur ……………………………………………... 265 Figure 62 : Quatre eurodistricts pour le Rhin supérieur ? ……………………………. 268 Figure 63 : L’eurodistrict Strasbourg-Ortenaukreis ………………………………….. 270 Figure 64 : L’ATB, agglomération trinationale ……………………………………… 273 Figure 65 : L’émergence du corridor métropolitain Rhin-Rhône ……………………. 275 Figure 66 : Positionnement, forces et faiblesses de l’Alsace ………………………… 278 Figure 67 : L’Alsace dans le Rhin supérieur ………………………………………… 279 Figure 68 : Itération pour la territorialisation ………………………………………… 287 Figure 69 : L’émergence d’un territoire, le cas de Mulhouse ………………………... 290 Figure 70 : Itération pour la territorialisation prospective de BioValley …………….. 292 Figure 71 : Les nouveaux parcs d’activité de la BioValley ……………….…………. 294 Figure 72 : Le Pôle automobile Véhicule du Futur : vers l’impasse ? ……………….. 295 Figure 73 : Frontière et organisation du système territorial, trois états, l’exemple de
l’Amérique latine ………………………………………………………… 299
1.3 Liste des tableaux Tableau 1 : L’histoire industrielle de Mulhouse, éléments de référence …………… 39 Tableau 2 : Anciens et nouveaux temps de parcours (en minutes) entre les terminus
de tramway et la Porte Jeune à Mulhouse ……………………………… 49
Tableau 3 : L’échelle monde et l’actualisation des territoires braudéliens …….…… 55 Tableau 4 : La production manufacturière par grande zone d’intégration
commerciale ……………………………………………………………. 72
Tableau 5 : Conséquences géographiques de l'évolution des paradigmes productifs . Tableau 6 : Perspectives de trafic dans l’Europe des 25 …..…………………….…..
101108
Tableau 7 : Comparaison des modes de transports en termes écologiques ….…..….. 113Tableau 8 : Un exemple de jeu d’acteurs, l’organisation sans la France de la traversée des Alpes pour le fret ferroviaire ……………………...…..….
119
Tableau 9 : Genève et Francfort, métropoles et trinômes d’interconnexion …...…… 124Tableau 10 : Les types de relations entre l’Etat et les territoires français….....………. 142Tableau 11 : Les enjeux des systèmes territoriaux pour l’aménagement du territoire .. 144Tableau 12 : Les échelles de l’analyse systémique ……………………………….….. 144Tableau 13 : Exemple d’analyse multiscalaire, une gare TGV, stratégies
d’aménagement ………………………………………….…….……….. 145
Tableau 14 : Exemple, Strasbourg, lecture stratégique multiscalaire …………….….. 145Tableau 15 : Les articulations entre les types de territoires et les facteurs de leur
organisation ……………………………………………………….……. 156
Tableau 16 : L’Alsace en chiffres …………………………………………………... 164 Tableau 17 : Les taux de chômage dans le Rhin supérieur et en France …………… 164 Tableau 18 : Une comparaison des coûts de production entre l’Alsace et la Chine …. 187 Tableau 19 : Les emplois dans l’industrie automobile, par zone d’emploi, hors
fournisseurs …………………………………………………...……….. 192
Tableau 20 : Croissances urbaines en France et accessibilité ferroviaire …..……….. 201
312
Tableau 21 : La capacité d’une autoroute urbaine ……….………………………….. 218 Tableau 22 : La production de bois en Alsace ……………………………………… 230 Tableau 23 : Le système de classification européen des origines protégées …….…... 232 Tableau 24 : Les pôles de compétitivité en Alsace …………………….…………….. Tableau 25 : Les emplois dans l’industrie pharmaceutique ..…………………………
240 248
Tableau 26 : Les EPCI, règles générales .……………………………………………. 252 Tableau 27 : De la nature des territoires, une esquisse ………………………………. 284 1.3 Bibliographie des ouvrages cités Actes du colloque (1999), Images de villes-frontière, Strasbourg Laboratoire Image et
Ville, 307 p. Agence pour la Diffusion de l’Information Technologique (ADIT) (2001), La filière
automobile en Alsace et en Franche-Comté, Strasbourg, 91 p. Agier M. (2000), Anthropologie du carnaval : la ville, la fête et l’Afrique à Bahia,
Marseille Parenthèses, 253 p. Arrow K. J. (1974), The limits of organization, New York Norton. Ascher F. (1995), Métapolis. L'avenir des villes, Paris Odile Jacob, 352 p. Audretsch D.B., Stephan P.E. (1996), « Compagny scientist locational links : the case of
biotechnology », American Economic review, 86(3), p. 641-652. Bailly A. (1975), L’organisation urbaine, théorie et modèles, Paris Centre de Recherche
d’Urbanisme, 272 p. Bailly A. (1980), La perception de l’espace urbain, Service de reproduction des thèses de
Lille, 710 pages et annexes. Bailly A. (1995), « Les représentations », dans Bailly A., Ferras R., Pumain D. (dir.),
Encyclopédie de géographie, Paris Economica, 1167 p., voir p. 370. et p. 969. Bailly A. (dir.) (2004), Epistémologie de la géographie, Paris Belin. Barnes T., Peck J., Sheppard E., Tickell A. (dir.) (2003), Reading economic geography,
Oxford Blaxkwell 2003, 479 p. Ainsi que : Sheppard E., Barnes T. (dir.) (2000), A companion to economic geography, Oxford Blaxkwell, 536 p. Barnes T. (2004), « L’évolution des styles : de l’analyse spatiale des années 1960 à la
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322
Sommaire Introduction ………………………………….................................................................. 1. Les points centraux de mon itinéraire de recherche ………………………..………... 2. Le point sur les contenus scientifiques ……………………………………………… 3. Intentions et positionnement …………………………………………………………
1 1 6
12
PREMIERE SECTION : Le laboratoire virtuel : analyse et compréhension des modes de fonctionnement des territoires …………………………………………………………………………..……
15
1. LA SYSTEMIQUE EN CONSTRUCTION ………………………………………… 17 1.1 Cheminement vers la systémique ………………………………….…………….. 18 1.1.1 Les objets et leurs relations ……………………………………………………… 18 1.1.2 L’irruption du concept …………………………………………………………… 22 1.1.3 La post-modernité ……………………………………………………………....... 24 1.2 Les acquis de la systémique et les questions en débat ……………….………….. 28 1.2.1 Une apparente simplicité …………………….……………………………….….. 29 1.2.2 Systèmes simples ou systèmes complexes ? ……………………………………… 32 1.2.3 Une approche géohistorique : Mulhouse et l’industrie …………………....…….. 37 1.3 Limites, frontières et emboîtements ……………………..………………………. 43 1.3.1 Un schéma théorique régional …………………………………………………… 44 1.3.2 Un exemple de limite : accessibilité des quartiers et stigmatisation …………….. 48 1.4 Centres, périphéries, marges …………………………………………………….. 51 1.4.1 Centre et périphérie : un modèle incomplet ……………………………………… 52 1.4.2 Emboîtements …………………………………………………………………….. 55 1.4.3 Trois variables clés pour les territoires de marge ……………………………….. 60 1.5 Conclusion : la systémique, une approche complexe ……………………………
66
2. LES TERRITOIRES DE L’INDUSTRIE …….……………………………………... 69 2.1 La mondialisation ……………………………………………………..…………... 71 2.1.1 La diffusion de l’industrie dans l’espace global …………………………………. 71 2.1.2 L’économie d’archipel …………………………………………………………… 74 2.1.3 Les pays émergents ………………………………………………………………. 76 2.1.4 Nouveaux territoires : l’exemple de la Pologne …………………………………. 79 2.2 Les territoires industriels : propositions pour une typologie ………..……..…... 81 2.2.1 Les régions d’ancienne industrialisation ………………………………………… 81 2.2.2 Les mutations des régions fordistes ………………………………..…………….. 84 2.2.3 Les Systèmes Productifs Localisés………………………………………………... 90 2.2.4 Les systèmes technopolitains …………………………………………………….. 94 2.3 Conclusion : paradigmes productifs et territoires industriels ………….……… 100 3. LES TERRITOIRES DE LA LOGISTIQUE ………………………………………... 104 3.1 Le contexte européen …………………………….….……………………………. 106 3.1.1 La nouvelle donne politique ……………………………………………………… 107 3.1.2 Les enjeux du développement durable …………………………………………… 111 3.2 La polysémie de la notion de proximité …………………………………………. 115
323
3.2.1 La proximité géographique ………………………………………………………. 116 3.2.2 La proximité organisationnelle ……………………………….………..………… 118 3.2.3 Les ambiguïtés de la notion de proximité …………………….………………….. 119 3.3 De la multimodalité à la co-modalité ………………………….………….……… 120 3.3.1 Les enjeux de l’intermodalité ……………………………………………………. 121 3.3.2 Les modes de transport et la croissance urbaine ………………………………… 123 3.4 Conclusion : logistique et différenciations régionales …………….……………. 127 4. L’INNOVATION ET LES TERRITOIRES ..……………………………………….
133
4.1 La région apprenante ……………………………….……………………………. 133 4.1.1 L’innovation ………………………………………………………………..……. 134 4.1.2 Les types de régions innovantes……………..………..…………………….……. 137 4.1.3 La région qui « gagne » …………………………………………………….……. 139 4.2 L’intelligence territoriale …………………………………………….…………... 140 4.2.1 La nouvelle action publique ……………………………………………………… 141 4.2.2 La gouvernance des territoires …………………………………………………... 142 4.2.3 La prospective ……………………………………………………………………. 146 4.3 Le génie des patrimoines …………………………………………………….…… 148 4.3.1 La subjectivité de la notion de patrimoine ……………………………………….. 149 4.3.2 Le paysage et le plaisir des yeux …………………………………………………. 150 4.3.3 L’utilité des patrimoines …………………………………………………………. 151 4.4 Conclusion : innovation et recomposition spatiale ………....……….….………. 157 Vers la deuxième section ………………………………...…………………………….. 158 DEUXIEME SECTION : L’Alsace, territoire(s) en mouvement ……………………………..…………………… 160
1. UNE REGION INTERFACE ……………………………………….………………. 165 1.1 Le positionnement de l’Alsace en Europe ………………………………….……. 165 1.1.1 Le mythe du carrefour ……………………………………………………………. 166 1.1.2 Presque au centre ? ………………………………………………………………. 168 1.1.3 Deux Alsace en une …………………………………………………………...….. 170 1.1.4 Un bilan de la coopération transfrontalière…………………….………………... 172 1.1.5 Strasbourg, ville-monde : une utopie ? …………………………………………... 174 1.2 L’identité alsacienne ……………………………...………………………………. 177 1.2.1 La RN 83, une icône pour l’Alsace ………………………………………………. 177 1.2.2 Le référendum du 29 mai 2005 …………………………………………………... 180 1.2.3 L’ordre caché des flux de circulation ……………………………………………. 182 1.2.4 Fracture sociale ………………………………………………………………….. 184 1.3 Un modèle économique à réinventer …………………………………………….. 186 1.3.1 La région réceptacle face au défi de la haute technologie ………………………. 187 1.3.2 Les nouvelles localisations de l’industrie automobile en Europe ………………... 190 1.3.3 Les industries allemandes et suisses en Alsace : un passé qui a de l’avenir……... 193 1.3.4 Le risque technologique ………………………………………………….………. 195
324
2. LA REGION LOGISTIQUE : LES INCERTITUDES DU CARREFOUR ………… 198 2.1 La grande vitesse …………………………………………………………………. 199 2.1.1 Un, deux ou trois TGV pour l’Alsace ? ………………………………………….. 200 2.1.2 La nouvelle donne aérienne ……………………………………………………… 204 2.2 Les réseaux inachevés des transports de marchandises …….…….……………. 207 2.2.1 Le Grand Est français multimodal ………………...…………………………….. 207 2.2.2 La traversée des Alpes …………………………………………………………… 209 2.2.3 Les ports rhénans et la conteneurisation ………………………………………… 212 2.2.4 La liaison fluviale Rhin-Rhône …………………………………………………... 214 2.3 Les mobilités au quotidien …….…………………………………………………. 216 2.3.1 Le Grand Contournement Ouest de Strasbourg (GCO), la déruralisation et la
métropole ………………………………………………………...………………. 217
2.3.2 La vie du rail ……………………………………………………………………... 220 2.3.3. Les enjeux du système ferroviaire sud-alsacien …………………………………. 222 2.3.4 Mobilités utopiques ………………………………………………………………. 225
3. EMERGENCES DANS L’ECONOMIE …………………………………………..... 228 3.1 Quand le futur se dissimule dans le passé ………………….……………..….….. 229 3.1.1 Les Vosges en échec ……………………………………………………………… 229 3.1.2 Dilemme pour le monde agricole ………………………………………………… 232 3.1.3 Vers un système énergétique territorial durable ?…...…..……….………………. 234 3.1.4 L’émergence du tourisme fluvial ………….……………………….……………... 237 3.2 Les Pôles de compétitivité nationaux et l’Alsace …………………...…………… 240 3.2.1 Les enjeux des trois Pôles de compétitivité …………………….……………..….. 241 3.2.2 Le Pôle automobile Véhicule du Futur …………………………………...……… 243 3.2.3 BioValley, nouvelle icône du Rhin supérieur …………………………………….. 246 3.3 Les émergences inattendues ……………………………………………………… 249 3.3.1 Les éco-entreprises …………………...………………………………………….. 249 3.3.2 Le Forum Carolus et l’aérospatiale ………………..…………………………….. 251
4. LA NOUVELLE GOUVERNANCE ……………………………………...………… 4.1 Les nouvelles associations intercommunales ………………………….………....
253 253
4.1.1 Les Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI) …………... 254 4.1.2 La naissance des Pays ……………………………………………………………. 256 4.1.3 Les Schémas de Cohérence Territoriale (SCOT) ………………………………… 258 4.1.4 L’habit d’arlequin de l’agglomération mulhousienne …………………………… 261 4.2 Les articulations interrégionales et transfrontalières …………………….……. 264 4.2.1 Le dépassement des frontières entre les régions …………………………………. 265 4.2.2 De nouveaux venus : les eurodistricts ………………………………………….. 267 4.2.3 L’eurodistrict Strasbourg-Ortenau ………………………………………………. 269 4.2.4 L’Agglomération Trinationale de Bâle (ATB) …………………………………… 272 4.2.5 Le contrat métropolitain Saône –Rhin …………………………………………… 274 4.2.6 Le territoire symétrique Montbéliard – Mulhouse : un duopôle en construction ?. 274
CONCLUSION : L’ALSACE A LA RECHERCHE D’ELLE-MÊME …….…………. 277
325
CONCLUSION GENERALE : LA TERRITORIALISATION COMME PROCESSUS
281
1. Le sens des mots ………………………………………………………….….……… 281 2. Les chemins de la territorialisation ………………………………………………….. 285 2.1 Les étapes de la territorialisation ………………………………………………….. 286 2.2 Une émergence,Mulhouse cité industrielle au XIXe siècle ………………………… 289 2.3 Une bifurcation en voie de réussite : BioValley, un réseau de réseaux ……………. 291 2.4 Une bifurcation compromise ? Le Pôle Véhicule du Futur ………………………... 294 3. Bilan et perspectives de recherche ………………….……………………………….. 297 3.1 Les limites d’un territoire …………………………………..……………………… 297 3.2 Les axes d’approche pour l’examen de l’advenue d’un système territorial ……...... 300 3.3 La territorialisation comme action volontariste …………………………………… 304 Pour terminer …………………………………………………………………………… 306 Tables et références ……………………………………………………………………..
307
1.1 Signification des sigles ……………………………………………………………... 307 1.2 Liste des figures ……………………………………………………………………. 309 1.3 Liste des tableaux ………………………………………………………………….. 311 1.4 Bibliographie des ouvrages cités …………………………………………………… 312
326
327
328
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