pascal chabot

Post on 17-Jun-2022

16 Views

Category:

Documents

0 Downloads

Preview:

Click to see full reader

TRANSCRIPT

Recueilli parNICOLAS CELNIK

Qu ’est-ce donc le temps ?

Sipersonne ne me le demande, je le sais; mais

si on me le demande et que je veuillel ’expliquer, je ne sais plus.» La question que s’était posée Saint-Augustin vaut pour d ’autres concepts quicolmatent utilement des brèchesd ’ impensés dans le langage. Surquels critères définir un livre de

quels critères définir un livre dequalité? Vous obtiendrez à cettequestion autant de réponses différentes que de personnes interrogées. Continuant un projet entaméavec Global burn-out (2013), l ’Agedes transitions (2015) ou Exister, résister, ce qui dépend de nous (2017),Pascal Chabot, philosophe enseignant à l ’Ihecs (Bruxelles), exhumele concept pour interroger le mondeindustriel et techno-capitaliste.

Si l ’on se demande ce qui fait laqualité d’une chose, il est impossible d ’en donner une définitionexacte. Qu ’est-ce que cette notion de qualité?J’ai travaillé sur la qualité parce queje me suis aperçu qu ’elle revenaitsouvent dans mon langage, et que jem ’en sortais à trop bon compte, sansavoir besoin de lui donner du sens.Or je pense que c’est ce qu’il faut demander à la philosophie : déplier les

PascalChabot«Il faut penserla qualitécommeune nouvellefigure

duQualité de vie, qualité de soin,contrôle qualité...Dans son dernier livre, lephilosophe tente d ’analyser lemonde à travers cette notionimpossible à définir mais quis ’est propagée à toute la société.

Tous droits de reproduction réservés

PAYS : France PAGE(S) : 22-23SURFACE : 127 %PERIODICITE : Quotidien

DIFFUSION : 101616JOURNALISTE : Nicolas Celnik

16 septembre 2019 - N°11907

mander à la philosophie : déplier lesconcepts par lesquels nous faisonspasser ce qui n’a pas été pensé. Laqualité est une abstraction : elle nerenvoie pas à une réalité concrète. Ilme semble qu’il n’est pas possible dela définir en la délimitant. Plutôtque d ’en tracer les contours, j’ai souhaité voir la multiplicité de sesformes et de ses interprétations. J’aiconfronté plusieurs types: la qualitéhumaine, subtile et impalpable;celle qui détermine les caractéristiques des produits industriels ;laqualité de l ’air, analysée et réglementée ; la qualité de vie au travailou dans les soins, qui est une revendication politique. Face à une notion aussi transversale, on peut biensûr se demander s’il faut conserverle mot. C’est le pari que j ’ai fait.Pourquoi ce concept n’a-t-il pasété plus largement étudié par lesphilosophes?Si le mot n’a pas été souvent mis enexergue, il est présent chez Pascalet Spinoza, il est agissant chez Bergson et Merleau-Ponty, ou chez d ’autres philosophes qui s’intéressent àla perception et aux qualités sensibles, comme Hamelin. La qualitéest tout de même une catégoriearistotélicienne, ce qui n’est pasrien ! Peut-être est-ce d ’ailleurs pourcela qu ’elle a été acceptée sans êtreinterrogée.Or les rapports de force qui la traversent me semblent beaucoup plusvisibles et déterminants aujourd ’hui

que dans une époque prétechnologique. J ’ai voulu en faire une nouvelle «figure du bien» pour montrerqu’elle tend à remplacer la notion debien, plus morale et religieuse.En quoi ce concept est-il pertinent pour interroger notremonde actuel?C’est une notion devenue problématique dans notre civilisation - autour par exemple de la qualité del ’air ou de l ’alimentation -, et dont laphilosophie des XIX e ou XXe sièclesn’aurait pu s’emparer de la mêmemanière. Pour bien comprendre leschoses, il faut en revenir à Descartes. S’il étudie ce concept, c’estd’abord pour congédier ce qu’on appelait alors les «qualités occultes».La philosophie ancienne et médiévale se servait de ce terme pour désigner ce sur quoi elle manquait de sa

voir scientifique : si le feu est chaud,c’est grâce à une qualité occulte.Descartes, assez génialement, fait ledistinguo: il y a d’une part les qualités premières, celles qui sont objectives et mathématisables, comme lalongueur et lalargeur d’une feuille,qui sont paradoxalement exprimables en quantités; d’autre part, lesqualités secondes, liées à la perception, comme la couleur. Il promeutles premières, par lesquelles lanature se révèle écrite en langagemathématique.Quelles sont les conséquences decette distinction?

La modernité et le primat de la raison se développent ainsi sur une interprétation de la qualité qui laissede côté le monde sensible. Mais l’artisanat, et l ’industrie ensuite, sesont autrement emparés des quali

tés secondes. C ’est ce qu’il nous fautpenser. Car qu’est-ce que l ’industriesinon une manière de façonner leréel pour reconstruire artificiellement des qualités sensibles, qu ’ils’agisse d’une odeur, d’une saveurou de la résistance d ’un métal?L’évolution de la technologie a permis à l ’industrie de s’emparer de ceque Descartes jugeait malaisé àdécrire pour faire mieux que le décrire : le produire artificiellement.Ce sont ces «qualités artificielles» qui justifient que la philosophie s’en empare à nouveau?Notre monde est plein de qualités artificielles produites et rationalisées.De manière post-cartésienne, il fautréfléchir à cette triade : qualités premières, secondes et artificielles. Descartes avait raison d’établir cette distinction; mais la rationalité des

qualités premières est revenue transformer les secondes en les artificialisant. C’est le triomphe de la modernité, qui est souvent parvenue àélucider ces anciennes «qualités occultes»: on sait aujourd ’hui pourquoile feu chauffe. Mais des phénomèneslui échappent bien sûr encore,comme la naissance d’une relation,

PLAINPICTURE

Tous droits de reproduction réservés

PAYS : France PAGE(S) : 22-23SURFACE : 127 %PERIODICITE : Quotidien

DIFFUSION : 101616JOURNALISTE : Nicolas Celnik

16 septembre 2019 - N°11907

d’une amitié, la création, l ’inspiration. L’obscur n ’est pas entièrementcongédiable. Pourquoi une fleurcroît-elle? Les biochimistes saventdire par quels processus elle éclot,mais enfin, la question de la vitalitéde lavie demeure. Quelque chose excède la simple analyse scientifique.La science a donc la prétentionde déterminer ce qu ’est la qualité via, aujourd ’hui, les contrôles de qualité. Est-ce une faiblesse du concept?

Non : l ’interprétation technoscientifique de la qualité, qui est à l ’origine des réglementations, est extrêmement importante. Quiconque prend le TGV est bienheureux que tous ses composantssoient soumis à un contrôle dequalité. La question est de savoir:qui contrôle les contrôleurs, et quiédicte les réglementations? Etpuis, la mentalité d’un contrôle desqualités devient parfois impérieuse,euse, voulantnt évalueruer l ’humain,n,ri voula éval l ’humaiselon la croyance que toute qualitéest contrôlable. Pour opposer unfront de résistance à cette tendance de fond, je mets en avantles libres qualités, qui sont lesqualités humaines. L’enjeu est defaire cohabiter qualités contrôléeset qualités libres au profit dessecondes.

A ces figures, vous opposez leconcept du «merdique».C’est un repoussoir, dans la mesureoù, si la qualité est une figure dubien, il y a des figures du négatifcontemporain, qui ne sont plusde l ’ordre moral ni idéologiques.Elles peuvent venir de l ’expérience que l ’on fait d ’un produitfoireux, de vins coupés à l ’antigel,de nuggets sans poulet... Le problème n ’est pas la technique,mais la production technique demerdique.

«La modernité et le primatde la raison se développent

sur une interprétation de la qualitéqui laisse de côté le monde sensible.»

Quels rapports de force senichent derrière la notion dequalité?Ils sont extrêmement nombreux.Les combats écologiques en sont unbon exemple: le glyphosate obligeà définir la qualité de vie des agriculteurs, des consommateurs, laqualité des produits, celle de laterre... Il n’y a jamais d ’unanimitésur cette notion de qualité, elle estintrinsèquement diverse. C’estl ’arène des combats d ’aujourd ’hui,comme le fut naguère la notion de

bien, que l ’on ne peut pas définirnon plus. Et il me semble intéressant d’en pister les objectivationspossibles. Il y a une certaine maturité à chercher à faire coexister desvisions multiples de la qualité, plutôt que suivre une métaphysiquedu bien.

Vous forgez le concept de quali-tarisme pour remplacer le fonctionnalisme : faut-il arrêter de sedemander «si» un avion fonctionne, mais plutôt «comment»il vole?Oui, si dans ce «comment» ons’ interroge sur quelque chosequi excède l ’utilité. Scientifiqueset ingénieurs ont une philosophie spontanée, qui dit “il fautque ça fonctionne ” . C’était lagrande pensée technique, celledu XX e siècle: créons ce nouveau

qui fonctionne. Désormais, ce nouveau, nous l ’avons, nous le connaissons. Prendre l ’avion n ’est plusquelque chose d’inouï. Mais alors,la question c’est: comment? Ilfut une époque où l ’on n ’avait lechoix, pour traverser l ’Europe,qu ’entre la marche et le cheval - etle cheval n’était pas accessible àtous.Aujourd ’hui, on peut le faire entrain, en avion, en trottinette électrique... La question contemporaineest alors : quels sont les impacts detelle façon de faire? Quelles sontles manières? Qu ’est-ce qu ’ellesdisent des valeurs d’une personne :

son rapport à l ’accélération, à lavitesse, au paysage... Le qua-litarisme, c’est vraiment unequestion pour un âge techniquepost-métaphysique. ♦

Tous droits de reproduction réservés

PAYS : France PAGE(S) : 22-23SURFACE : 127 %PERIODICITE : Quotidien

DIFFUSION : 101616JOURNALISTE : Nicolas Celnik

16 septembre 2019 - N°11907

top related