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Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale
dans les balances de la Justice
Daniel KURI
Auteur :
Daniel KURI Maître de Conférences de Droit Privé, O.M.I.J. (EA 3177) Université de Limoges
Date de mise en ligne
Résumé Les juges français sont actuellement saisis d’affaires liées à la Deuxième Guerre mondiale. Le rôle des juges, appelés à dire le droit longtemps après des faits historiques, est ici délicat car il leur faut, alors même qu’ils ne sont pas historiens, avoir une réflexion sur l’Histoire à partir notamment de la méthodologie historique. Sur ces questions, souvent particulièrement sensibles, l’apport de la Cour européenne des droits de l’homme a été une nouvelle fois décisif. En effet, si, conformément à la jurisprudence européenne, les juges français persistent à refuser toute révision - au sens historique - concernant des faits de la Deuxième Guerre mondiale incontestablement établis comme l’Holocauste, en revanche, certains juges, influencés par la Cour européenne des droits de l’homme, ont aujourd’hui une position plus libérale que par le passé quand des demandes de réexamen des faits concernent des affaires historiques selon eux encore discutées. L’évolution de plusieurs juridictions françaises sur cette question des faits historiques qui peuvent faire l’objet de discussions est révélatrice de l’importance grandissante que les juges accordent à la liberté d’expression et au légitime travail des historiens.
Mots-clefs Deuxième Guerre mondiale, holocauste, révisionnisme, négationnisme, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, prescriptions, amnistie, affaire Renault, Oradour-sur-Glane
Citer ce texte Daniel KURI, « Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice », http://jupit.hypotheses.org/gestion-juridique/textes-juridiques [mis en ligne, le 09/04/2014]
Lien http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1853/files/2014/04/2014_Kuri_05.pdf
Contact Daniel.kuri@unilim.fr
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
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Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale
dans les balances de la Justice
Daniel Kuri
Avec l’écoulement du temps, un certain nombre d’affaires liées à la Deuxième Guerre
mondiale se trouvent à nouveau projetées dans l’actualité judiciaire. Le rôle du juge français,
appelé à dire le droit longtemps après des faits historiques, n’est pas ici des plus faciles car
il lui faut, alors même qu’il n’est pas historien, avoir une réflexion sur l’Histoire à partir
notamment de la méthodologie historique. Sur ces questions, particulièrement sensibles pour
les communautés nationales et les juges nationaux, l’apport de la Cour européenne des droits
de l’homme a été certainement décisif. En effet, le juge européen pose en principe, à propos
de la discussion sur l’historicité des faits, de distinguer entre les faits historiques clairement
établis (par les historiens et les juges) et donc incontestables et les faits historiques toujours
débattus sur lesquels la discussion doit demeurer ouverte.
Ainsi, en ce qui concerne les faits de la Deuxième Guerre mondiale, la Cour fait une
différence essentielle entre les faits historiques clairement établis comme l’Holocauste1 dont
la négation implique aujourd’hui l’application directe de l’article 17 de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (texte portant interdiction de
l’abus de droit et empêchant ceux qui travaillent à détruire les droits et libertés garantis par la
Convention de les invoquer)2 et les faits historiques encore discutés où la liberté d’expression
1 Nous utiliserons ce terme dans la mesure où il est employé par la Cour européenne des droits de l’homme, cf.
encore très récemment Perinçek c/ Suisse, 17 décembre 2013, Req. 27510/08, § 79. Les historiens, en raison de la connotation religieuse du mot Holocauste, préfèrent en général parler d’extermination ou de génocide des
Juifs d’Europe ; voir en ce sens R. Hilberg, The destruction of the European Jews ,Yale University Press, 1961,
ouvrage révisé en 1985 par l’auteur, New York, Holmes and Meier, 1985, éd. française, Gallimard, 1985 ;
nouvelle éd. augmentée et définitive, Gallimard, 2006. 2A propos de l’écrivain négationniste Garaudy, déc. 24 juin 2003, Garaudy c/ France, Req. 65381/01, D. 2004
p. 240, note D. Roets, la Cour a ainsi repris un « obiter dictum » de l’arrêt Lehideux et Isorni c/ France du
23 sept. 1998. Fidèle à ce principe la Cour a récemment rappelé dans sa déc. Gollnisch c/ France, 7 juin 2011,
Req. 48135/08, p. 11, « qu’il ne fait aucun doute que tout propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la
Convention se verrait soustrait par l’article 17 à la protection de l’article 10 » ; en l’espèce, toutefois, « la Cour
n’estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point dès lors que le grief tiré de la violation de l’article 10 est
lui-même irrecevable ». De façon plus récente encore, la Cour, dans sa déc. Hizb Ut-Tahrir c/ Allemagne, 12 juin 2012, Req. 31098/08, § 74 et 78, a déclaré irrecevable la requête d’une association qui se plaignait de
l’interdiction de ses activités sur le territoire allemand en raison de ses objectifs (dénégation de l’Etat d’Israël,
appel à sa destruction, au bannissement et au meurtre des ses habitants) en appliquant directement la clause
d’abus de droit inscrite dans l’article 17, obs. M. Levinet, JCP 2012 p. 1391. L’ancienne Commission avait par
ailleurs déjà appliqué indirectement ce texte, « dans le cadre du contrôle de proportionnalité pour apprécier
la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression », pour reprendre les termes de
M. Levinet (Grands arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, 6ème éd., PUF, 2011, p. 71), à, entre
autres, un journaliste négationniste (déc.12 mai 1988, Künen c/ RFA, DR, 56, 205) et à un historien négationniste
(déc. 29 nov. 1995, NDP c/ Allemagne, DR, 84-B,149). Selon la Commission, les écrits niant l’existence des
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doit demeurer entière. En conséquence, le juge européen a plusieurs fois considéré que pour
les faits historiques de la Deuxième Guerre mondiale autres que l’Holocauste « la recherche
de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression et qu’il ne lui revient
pas d’arbitrer la question historique de fond, qui relève d’un débat toujours en cours entre
historiens et au sein même de l’opinion »3.
La Cour européenne semblait d’ailleurs, s’agissant de la détermination de ces faits historiques
pouvant être débattus, avoir une conception plus favorable à la liberté d’expression des
journalistes et des historiens que les juridictions nationales4
, sous réserve qu’ils aient
respecté « leurs devoirs et responsabilités »5.
Plusieurs juridictions françaises paraissent néanmoins actuellement en sensible évolution sur
cette question des faits historiques qui peuvent faire l’objet de discussions en ayant une
chambres à gaz « vont à l’encontre de l’une des valeurs fondamentales de la Convention ». En revanche, la Cour
a directement affirmé dans l’arrêt Perinçek c/ Suisse précité, § 54, que l’article 17, dont le gouvernement Suisse
n’avait d’ailleurs pas demandé la mise en œuvre (§ 49), n’était pas applicable aux propos du requérant niant
l’existence du génocide arménien (le requérant avait été condamné par les juridictions suisses pour avoir qualifié
le génocide arménien de « mensonge international » et dénié explicitement aux faits de 1915 la qualification de
génocide). La Cour justifie sa position, § 51, au nom de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la
Convention mais également car « elle juge important que M. Perinçek n’ait jamais contesté qu’il y ait eu des
massacres et des déportations pendant les années en cause ». Elle constate enfin, § 51, que « ce qu’il nie, c’est la
seule qualification juridique de ‘‘génocide’’ donnée à ces événements ». La Cour considère en définitive, § 52, « […] que la limite tolérable pour que des propos puissent tomber sous l’article 17 réside dans la question de
savoir si un discours a pour but d’inciter à la haine ou à la violence ». A cet égard, « la Cour estime que le rejet
de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui- même à inciter à la haine du
peuple arménien. […] Dés lors, le requérant n’a pas usurpé son droit de débattre ouvertement des questions,
mêmes sensibles et susceptibles de déplaire ». Par ailleurs, la Cour ajoute, § 117, que « […] la présente espèce se
distingue clairement des affaires qui portaient sur la négation des crimes de l’Holocauste […] ». 3 Pour l’application de ce principe à un journaliste : cf. Monnat c/ Suisse, 21 décembre 2006, § 57, à propos du
rôle joué par la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale ; ou à un journaliste-historien cf. Chauvy et autres c/
France, 29 juin 2004, § 69, sur les circonstances de l’arrestation de J. Moulin ; également Giniewski c/ France,
31 janvier 2006, § 51, sur l’origine de l’Holocauste ; dans le même sens Lehideux et Isorni c/ France, 23 sept.
1998, § 47, sur l’appréciation de la politique du Maréchal Pétain. La Cour a également appliqué ce même principe s’agissant de la question du génocide arménien dans l’hypothèse de sa négation, Perinçek c/ Suisse
précité, § 99. 4 En ce sens Monnat c/ Suisse précité où la Cour estime que les juridictions suisses ont violé l’article 10 ; égal.
Giniewski c/ France précité ; voir déjà Lehideux et Isorni où la Cour considérait que cet article avait été
violé par les juridictions françaises. Au-delà des faits de la Seconde Guerre mondiale, on notera, de façon plus
générale, qu’il semble que la Cour ait une perception plus large que les juridictions nationales des faits
historiques pouvant être débattus, cf. dernièrement Perinçek c/ Suisse précité où la Cour pose le principe de libre
discussion à propos de la question du génocide arménien ; la Suisse étant condamnée, à ce titre notamment, pour
violation de l’article 10. 5 Cf. Radio France c/ France, 30 mars 2004, § 39 pour un journaliste ayant violé ces principes à propos de la
présentation de faits historiques car imputant à un sous-préfet du régime de Vichy « l’aveu » d’avoir supervisé la déportation des juifs ; ég. Chauvy et autres c/ France précité, § 77, où la Cour relève que « le contenu de
l’ouvrage n’a pas respecté les règles essentielles de la méthode historique ». En ce sens, voir égal. Gollnisch c/
France précité p.11, où la Cour, alors même qu’elle constate « que le grief tiré de la violation de l’article 10 de
la Convention est lui-même irrecevable », justifie l’irrecevabilité en relevant que « la sanction disciplinaire
infligée au requérant constitue une ingérence [légitime] des autorités publiques dans l’exercice de la liberté
d’expression reconnue par l’art. 10 de la Convention » ; la Cour fait ensuite siens les motifs du CE n° 296984,
19 mars 2008 qui avait considéré comme « ambigus » les propos de l’intéressé sur les chambres à gaz et l’avait
« interdit d’exercer toute fonction d’enseignement et de recherche pendant 5 ans, avec privation de la moitié de
son traitement ».
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approche plus respectueuse de la liberté d’expression et du légitime travail de révision des
historiens6. En conséquence, si, conformément à la jurisprudence européenne, les juges
français persistent à refuser toute révision - au sens historique7- concernant des faits de la
Deuxième Guerre mondiale incontestablement établis (I), en revanche, certains juges ont
aujourd’hui une position plus libérale que par le passé quand des demandes de révision
concernent des faits historiques selon eux encore discutés (II).
I. Le refus des juges d’admettre toute révision des faits historiques
incontestables
Ce refus judiciaire de permettre toute révision de l’Histoire concernant des faits historiques
indiscutables s’est manifesté encore récemment à propos de nouvelles tentatives de négation
de l’Holocauste que nous qualifierons de « néo-négationnisme » (A) ou de façon plus
générale à l’encontre d’un révisionnisme en Histoire fondé sur une idéologie sans respect de
la méthodologie propre à la recherche historique (B).
A. - Le refus de révision du « néo-négationnisme »
Après une première génération de personnes ayant nié les camps d’extermination et parmi eux
notamment le fondateur de ce « mouvement » : Rassinier8, puis une deuxième génération
qualifiée opportunément de « négationnistes »9, symbolisée par R. Faurisson
10, et dont la
véhémence amena le législateur à adopter la loi dite « Gayssot11
», une troisième génération,
représentée par l’ « humoriste » Dieudonné, qu’on pourrait qualifier de « néo-négationniste »,
s’est révélée ces dernières années12
. Son propos aboutit à nier de facto le caractère unique de
6 Le terme de révision, en tant que tel, n’est pas péjoratif pour les historiens car la révision est une des bases mêmes de la science historique. Il a été néanmoins détourné par certains « pseudo- historiens » et notamment les
« négationnistes », cf. note 9. 7 La révision sera toujours envisagée dans ce travail dans son sens historique, et non dans celui, juridique, d’une
voie de recours extraordinaire. 8 P. Rassinier, Le mensonge d’Ulysse, Editions bressanes, 1950. 9 Le « négationnisme » est un néologisme (cf. Wikipédia-négationnisme) créé par H. Rousso pour dénoncer
l’amalgame fait par certains individus entre la révision qui fonde la libre recherche en histoire et l’idéologie
consistant à nier ou minimiser de façon caricaturale la Shoah. Ces personnes s’intitulaient en effet elles-mêmes
« historiens révisionnistes » et n’avaient pas hésité à appeler une de leur principale revue : « La révision ». 10 R. Faurisson fut d’ailleurs condamné sur le fondement de la responsabilité civile pour ses écrits : on
regardera notamment, avant la loi du 13 juillet 1990, TGI de Paris, 8 juillet 1981, D.1982 p.59, note B. Edelman confirmé par CA de Paris 26 avril 1983 cité in RTDH 2001 p. 393. 11 Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 qui complète la loi sur la presse du 29 juillet 1881 en créant le délit de
contestation de crime contre l’humanité (art. 24 bis). La loi trouve son origine immédiate dans la profanation du
cimetière juif de Carpentras mais également une origine plus lointaine dans la montée du négationnisme. Cette
loi n’empêcha pas le même R. Faurisson d’être alors condamné pour « contestation de crime contre
l’humanité », voir en ce sens notamment TGI Paris 18 avril 1991 confirmé par CA de Paris 9 décembre 1992,
Légipresse 1993 n° 103, III, p. 90, note C. Korman ; égal. CA de Paris 27 avril 1998, Le Monde.fr 29 avril 1998. 12 Voir à ce sujet M. Dreyfus, « L’antisémitisme de Dieudonné ou le négationnisme à l’ère de masse », Le
Monde, 11 janvier 2014 p. 15.
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l’Holocauste soit en banalisant celui-ci, soit en le ridiculisant sous couvert du « droit à
l’humour ».
Ainsi, Dieudonné, à l’état civil M. M’bala M’bala, a abordé au moins à deux reprises et de
façon particulièrement polémique la question de la Shoah en suscitant émotion et indignation.
La première affaire a éclaté à la suite d’une conférence de presse que Dieudonné avait tenue à
Alger l6 février 2005 et dans laquelle il avait qualifié de « pornographie mémorielle » la
mémoire de la Shoah13
.
A la suite de ces propos, le garde des Sceaux avait demandé l’ouverture d’une enquête
préliminaire pour contestation de crime contre l’humanité. M. M’bala M’bala fut en définitive
poursuivi, notamment, pour « injures raciales ». Malgré des démentis confus et verbeux de
l’intéressé14
, le Tribunal de grande instance de Paris le 11 septembre 2007 puis la Cour
d’appel de Paris le 26 juin 200815
l’ont condamné à 7000 euros d’amende.
En condamnant Dieudonné les juges ont refusé la banalisation de la Shoah mais ils ont
également refusé d’accepter une forme de négationnisme qui ne disait pas son nom.
Dans la seconde affaire, Dieudonné n’avait rien trouvé de mieux, « pour faire rire », que
d’inviter à son « spectacle » le 26 décembre 2008 le négationniste Faurisson pour lui remettre
« le prix de l’infréquentabilité ». Sur fond de vulgarité absolue, une personne vêtue d’un
pyjama à carreaux (« son habit de lumière » selon Dieudonné), avec une étoile juive, remettait
à M. Faurisson un objet avec trois pommes (le public criant alors « Faurisson a raison », « Il a
gagné »). Dieudonné tenta certes, pour justifier ce « spectacle », d’avancer l’aspect
« médiatique » de M. Faurisson16
mais, après sa condamnation par le TGI de Paris le 27
octobre 2009 à 10000 euros d’amende pour « injures » à caractère raciste, il « jeta le
masque » par des propos terribles tenus lors d’un nouveau « spectacle » : « Tout ça pour une
histoire de chambre à gaz ! »17
, ainsi que par des paroles sidérantes sur Bernard-Henri Lévy :
« Quand tu entends BHL, tu te dis que si, lui est philosophe, peut-être que les chambres à gaz
n’ont pas existé ». La Cour d’appel de Paris le 17 mars 201118
confirma en tout point la
décision des premiers juges en relevant avec force dans ses motifs que « si M. M’bala M’bala
revendique sa liberté d’expression et, en quelque sorte, l’immunité [de l’humoriste], ces
droits, essentiels dans une société démocratique, ne sont pas sans limites ». La Cour
considère avec pertinence qu’il en est ainsi « lorsqu’est en cause le respect de la dignité
humaine, […], et lorsque les actes de scène […] ne présentent plus le caractère d’un
spectacle ». La Cour de cassation, le 16 octobre 201219
, en rejetant le pourvoi en cassation de
13 Le Monde, 22 février 2005 p. 8 ; afrik.com/article8139. 14 Afrik.com précité, « Il y a une hypertrophie dans la communication […] sur la Shoah. Cela devient
pornographique ». 15 Décision inédite, n° 07/08889. Devant la Cour l’intéressé se justifiait en affirmant : « C’est l’utilisation qui est
faite de ce drame qui est obscène ». 16 Libération.fr /0181309030. 17 Lexpress.fr dieudonné-mahmoud. 18 Décision inédite, n° 09/11980. 19 Cass. crim., 16 octobre 2012, Bull. crim., n° 217.
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Dieudonné, a rendu définitive la condamnation prononcée par les juges du fond dans cette
affaire. Le rejet est d’autant plus ferme que la Haute juridiction, reprenant longuement les
motifs de la Cour de Paris, les trouve « exempts d’insuffisance comme de contradiction ». Par
ailleurs, la chambre criminelle considère que la décision des magistrats parisiens est
justifié « au regard des dispositions de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 et des
dispositions conventionnelles ». Cette invocation du droit européen par la chambre criminelle,
à égalité avec le droit français, est bien évidemment particulièrement intéressante.
Ainsi, à l’occasion de ces affaires, les juges ont donc refusé de la façon la plus ferme toute
révision directe ou indirecte de l’Holocauste20
.
On observera néanmoins que récemment la LICRA n’a pas pu obtenir en référé, le 13 avril
2012,21
le retrait pour négationnisme 22
de la bande-annonce ainsi que l’interdiction du film
« L’antisémite » tourné par Dieudonné. La vidéo, visible sur le site You Tube, avait pour
objectif de promouvoir la vente de DVD du long-métrage. Dans ce film tourné en 9 jours,
et coproduit par l’Iran, Dieudonné joue le rôle principal. Après des images tournant
Auschwitz en dérision, le film relate le tournage d’un film centré sur un personnage déguisé
en officier nazi pour un bal costumé. M. Faurisson interprète le personnage d’un négationniste
et la Shoah est personnifiée en sainte.
Pour justifier sa décision d’autoriser ce film, le juge des référés du TGI de Paris relève
toutefois que celui-ci ne devait pas être diffusé en salles mais commercialisé sur internet et
que le DVD n’a pas été fait à ce jour. Par ailleurs, le magistrat constate que la vidéo
annonçant la sortie en DVD du film litigieux a été retirée du site You Tube. Enfin, selon le
juge, « Si la plupart des images et propos [de la vidéo] peuvent être ressentis comme
particulièrement choquants et provocateurs, il n’est pas pour autant établi, avec l’évidence
requise en référé, qu’elles constituent des infractions à la loi du 29 juillet 1881[…] ».
20 La position des juges sur cette question s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement direct de la jurisprudence
classique de la chambre criminelle : voir, notamment, Cass. crim., 23 février 1993, Bull. crim., n° 86 ; 20
décembre 1994, ibid, n° 424 ; D. 1995, IR p. 64 ; 12 septembre 2000, Garaudy, inédit ; Dr. Pénal 2001, 2ème
arrêt, Commentaires n° 4, obs. M. Véron où les Hauts magistrats n’ont pas hésité à affirmer que « si l’article
10 de la Convention […] reconnait en son premier paragraphe à toute personne le droit à la liberté d’expression ,
ce texte prévoit en son second paragraphe que l’exercice de cette liberté comportant des devoirs et
responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi,
qui constituent, dans une société démocratique, des mesures nécessaires notamment à la protection de la morale
et des droits d’autrui ; que tel est l’objet de l’article 24 bis (délit de contestation de l’existence de crime contre l’humanité ) de la loi du 29 juillet 1881 modifiée par la loi du 13 juillet 1990 ».
Dans l’arrêt Garaudy du 12 septembre 2000, ibid, la Cour précise même que « […] la contestation de
l’existence des crimes contre l’humanité entre dans les prévisions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881,
même si elle est présentée sous forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation ; qu’elle est
également caractérisée lorsque sous couvert de recherche d’une supposée vérité historique, elle tend à nier les
crimes contre l’humanité commis par les nazis à l’encontre de la communauté juive ; que tel est le cas en
l’espèce ». 21 TGI de Paris, ordonnance de référé du 13 avril 2012, n° 12/52791. 22 La LICRA visait notamment l’art. 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 dans son assignation.
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En conséquence, le juge estime qu’il n’y a « pas lieu à référé » sur les demandes de la LICRA
« à qui il appartiendra, le cas échéant, de saisir la juridiction du fond pour qu’il soit statué sur
les infractions invoquées ».
Les faits de l’espèce et le caractère particulier de la procédure des référés permettent, à
l’évidence, de penser que les juges statuant sur le fond du droit ne changeraient pas d’opinion
à propos de ce « néo-négationnisme » porté par Dieudonné23
.
Dans d’autres cas, moins médiatisés que les affaires ayant trait au négationnisme, certains
« pseudo-historiens » ont proposé de relire à leur façon des faits historiques de la seconde
guerre mondiale avec le but évident de salir l’image des victimes et d’atténuer la
responsabilité des bourreaux. Les juges ont, sur le principe, refusé de telles révisions en étant
néanmoins obligés par les règles de prescription applicables aux délits de presse.
B. - Le refus de révision d’un révisionnisme fondé sur une idéologie sans respect de la méthodologie historique
Les juges n’admettent pas non plus la révision lorsque celle-ci est fondée sur une idéologie,
et une absence de méthode sérieuse de recherche en Histoire. Nous avons une illustration
récente de cette relecture « orientée » de l’Histoire, refusée par les juges, à propos d’un crime
de guerre commis le 9 juin 1944 à Tulle et connu sous le nom de l’affaire des « Pendus de
Tulle ». Remontant de Toulouse vers la Normandie, la tristement célèbre « Division SS Das
Reich » a perpétré plusieurs crimes de guerre et notamment, avant le massacre d’Oradour-sur-
Glane, la pendaison à Tulle de 99 otages tirés au hasard parmi la population. Cet évènement
marque encore profondément la ville de Tulle et l’émotion fût d’autant plus forte quand on
découvrit qu’un certain C. Picard, avait justifié sur son blog ces crimes par un soit disant
« massacre » préalable des soldats allemands de la garnison de Tulle par des maquisards. Plus
23 Ce dernier fait d’ailleurs à nouveau l’objet d’une enquête préliminaire (ouverte par le parquet de Paris le 30
novembre 2013), « pour incitation à la haine raciale » et « insulte », à la suite de propos qu’il a tenus lors de son
spectacle « Le Mur » et qui visaient le journaliste P. Cohen : « Quand je l’entends parler Patrick Cohen, je me
dis, tu vois, les chambres à gaz…Dommage » (Le Monde, 1-2 janvier 2014 p. 6 ; voir la présentation de cette
affaire in Le Monde, 29-30 décembre 2013 p. 8).
A la suite de l’indignation causée par ces propos (où Dieudonné reconnaissait l’existence des chambres à gaz
contrairement à ses dires habituels), le ministre de l’intérieur a transmis une circulaire, le 6 janvier 2014, à
l’ensemble des préfets pour rappeler les outils juridiques permettant d’interdire les représentations du spectacle
litigieux (Le Monde, 8 janvier 2014 p. 8). Différents maires ou préfets ont donc pris des arrêtés interdisant les représentations de Dieudonné. Celui-ci a contesté la légalité de ces arrêtés. Dans une décision très attendue, le
Conseil d’Etat, le 9 janvier 2014, a annulé l’ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de Nantes
qui avait suspendu l’arrêté d’interdiction pris par le préfet de la Loire-Atlantique, ce qui a, par voie de
conséquence, validé l’arrêté d’interdiction. L’ordonnance du Conseil d’Etat est généralement considérée comme
un revirement par rapport à une jurisprudence traditionnellement libérale et hostile aux mesures d’interdictions
(Le Monde, 11 janvier 2014 p. 6 ; égal. 12-13 janvier p. 1). Dans le même sens, C.E. 10 et 11 janvier 2014.
Enfin, le 12 février 2014, le TGI de Paris a ordonné à Dieudonné de retirer deux passages de la vidéo « 2014 sera
l’année de la quenelle » diffusée sur le site You Tube. Le Tribunal a estimé que le premier passage constitue une
contestation de crime contre l’humanité et le second une provocation à la haine raciale.
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précisément C. Picard écrivait que « […] Les représailles [la pendaison des otages !] allaient
être sanglantes mais proportionnées ; les Allemands choisirent en priorité des hommes
jeunes, connus pour leurs opinions staliniennes et leur probable participation au massacre. Ils
furent pendus pour l’exemple, pour bien montrer qu’il ne s’agissait pas de soldats mais de
criminels de la pire espèce »24
. Dans cette affaire la « révision » ne portait pas sur les faits
historiques, eux-mêmes incontestables, mais sur leur présentation ainsi que l’explication de la
cause de ces faits.
Saisi par le ministère public, de nombreuses associations s’étant par ailleurs constituées
parties civiles, le Tribunal de grande instance de Tulle, le 9 septembre 2008, s’appuyant
notamment sur le témoignage d’un « historien spécialiste de cette période » va considérer que
l’ensemble des « présupposés ou hypothèses [du prévenu] n’apparaissent étayés par aucun
élément scientifique sérieux et exposés sans aucune précaution épistémologique et syntaxique
[…] »25
. En conséquence, le Tribunal condamna M. Picard pour « apologie de crime de
guerre » en considérant par ailleurs que la prescription de ce délit avait pu valablement être
interrompue par les réquisitions du procureur de la République en date du 16 avril 200826
.
Comme on a pu l’observer : « […] la bonne foi, chez l’historien procède de la légitimité du
but poursuivi et se révèle dans le sérieux de la méthode observée »27
. Tel n’était pas le cas de
M. Picard, qui dans une optique révisionniste visant à minimiser, relativiser ou justifier les
crimes de guerre commis par l’occupant nazi, avait fait abstraction du respect de toute
méthodologie en histoire.
La Cour d’appel de Limoges, le 23 janvier 200928
, en le regrettant dans ces motifs, infirma
néanmoins le jugement du Tribunal car la prescription de l’action publique et de l’action
civile était pour elle acquise. A l’appui de sa décision la Cour d’appel relevait que la
prescription n’avait pas pu être valablement interrompue par les réquisitions du procureur de
la République dans la mesure où « celles-ci n’articulaient pas les faits à raison desquels
l’enquête est ordonnée »29
. A la suite de cet arrêt « sur la prescription », ressenti comme
particulièrement injuste par les habitants de Tulle en raison de l’impunité qu’elle impliquait à
l’égard de M. Picard, la commune de Tulle, le département de la Corrèze et la Ligue des
Droits de l’Homme décidèrent de se pourvoir en cassation. La chambre criminelle, le 22 juin
201030
, privilégiant en sa qualité de juge du droit l’interprétation stricte de la loi pénale, rejeta
le pourvoi des demandeurs, au motif, comme l’avait déjà relevé la Cour d’appel de Limoges,
« que la prescription n’avait pas été interrompue par les réquisitions de procureur de la
République, qui n’étaient pas conformes aux prescriptions de l’article 65 alinéa 2 de la loi du
29 juillet 1881 applicable à tous les délits de presse ». En définitive, la prescription va
24 Extrait des motifs du jugement du TGI de Tulle du 9 septembre 2008, inédit, n° 442/2008. 25 Jugement précité, p. 12. 26 Ces réquisitions étaient intervenues la veille de l’expiration du délai de prescription de l’action publique de
trois mois… 27 N. Mallet-Poujol, note sous CA de Paris, 17 septembre 1997, D. 1998 p. 434. 28 Décision inédite, n° 08/00915. 29 La Cour reprenait à la lettre l’article 65, alinéa 2, et son interprétation stricte. 30 Gaz. Pal. 2010 n° 272 p. 17, note F. Fourment, « Absurdus lex sed lex », qui critique à juste titre l’absurdité de
l’article 65, alinéa 2.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
8
permettre en l’espèce à un personnage sulfureux, déjà condamné plusieurs fois pour des faits
de diffamation, de « passer entre les mailles du filet » de la Justice. On ne peut à ce sujet que
souhaiter, comme la Cour d’appel de Limoges, qu’intervienne une réforme de la prescription
en ce qui concerne les délits de presse, notamment lorsqu’ils sont commis par le moyen de
blogs31
. La récente décision du Conseil constitutionnel du 12 avril 2013 est peut être, à cet
égard, encourageante. Le Conseil avait été saisi par le biais d’une question prioritaire de
constitutionnalité (QPC) de la conformité à la Constitution de l’article 65-3 de la loi du 29
juillet 1881, texte prévoyant à propos des publications racistes ou contestant l’existence d’un
crime contre l’humanité que « le délai de prescription prévu par l’article 65 [soit] porté à un
an »32
. Le Conseil a considéré « qu’en portant de trois mois à un an le délai de prescription
pour les délits qu’il désigne, l’article 65-3 a pour objet de faciliter la poursuite et la
condamnation des auteurs [de ces infractions] ; […] ; que la différence de traitement qui en
résulte, selon la nature des infractions poursuivies, ne revêt pas un caractère disproportionné
au regard de l’objectif poursuivi […] »33
. Ce texte est donc déclaré conforme à la
Constitution. Même si la décision du Conseil est bien évidemment sans conséquences directes
sur le délit d’apologie de crime de guerre puisque celui-ci n’est pas visé dans les dispositions
de l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881, cette décision montre qu’une réforme des règles
de prescription s’agissant de ce délit serait possible. Déjà, E. Dreyer pouvait, se demandant si
« […] Les publications racistes sont-elles seules à justifier un tel allongement du délai de
prescription applicable en matière de presse ? », constater que « sans attendre, le législateur a
d’ores et déjà modifié l’article 65-3 »34
. Ainsi, à l’occasion de la loi n° 2012-1432 du 21
décembre 2012, le législateur a ajouté aux délits pouvant être poursuivis dans le délai d’un an
la provocation aux actes de terrorisme. Par ailleurs, cet auteur rappelait que « afin de mieux
lutter contre les publications sexistes ou homophobes, une proposition de loi [avait] été
déposée pour les soumettre à la même prescription »35
. La loi n° 2014-56 du 27 janvier 2014,
issue de cette proposition de loi, porte désormais à un an le délai de prescription pour les
infractions à caractère sexiste36
.
Une réforme de la prescription du délit d’apologie de crime de guerre, pour porter le délai de
celle-ci à un an, serait donc juridiquement parfaitement possible37
.
31 La CA de Limoges rappelait qu’ « Une proposition de loi présentée le 7 octobre 2008 proposait de maintenir le
point de départ de la prescription à la date de la première mise en ligne mais d’allonger sa durée de trois mois à
un an ». 32 Cet article a été introduit dans la loi du 29 juillet 1881 par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004. Le Conseil
constitutionnel a eu à examiner le nouveau texte de loi dans le cadre de son contrôle à priori mais l’article 65-3
n’avait pas été critiqué et le Conseil n’avait pas considéré comme nécessaire de « soulever d’office […] sa
conformité à la Constitution » : Cons. const., 2 mars 2004, n° 2004-492 DC, § 127, RSC 2004 p. 725, obs. C. Lazerges. 33 E. Dreyer, « La Constitution ne s’oppose pas à l’abandon de la prescription trimestrielle en matière de presse »
note sous Conseil constitutionnel, 12 avril 2013, D. 2013 p. 1527 n° 8. 34 E. Dreyer, ibid. 35 E. Dreyer, ibid, qui fait plusieurs autres propositions de modifications des règles de prescriptions. 36 E. Tricoire, « L’harmonisation de certaines prescriptions au sein de la loi de 1881 : A propos de la loi du 27
janvier 2014 », JCP 2014, édition générale, p. 246. 37 Il suffirait de reprendre la proposition de loi présentée par le sénateur Masson le 7 octobre 2008 et rappelée
par la CA de Limoges le 23 janvier 2009, cf. supra, note 31.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
9
En dépit de ces questions procédurales sur lesquelles des réformes seraient nécessaires, il est
clair que les juges français continuent à refuser toute révision s’agissant des faits historiques
incontestablement établis. En revanche, un certain nombre de magistrats semblent aujourd’hui
favorables au principe de la révision s’agissant de faits historiques qu’ils considèrent comme
étant toujours en discussion.
II. L’admission par certains juges d’une possible révision des faits
historiques encore discutés
C’est sur cette question que l’évolution de la jurisprudence nationale semble la plus
significative. On se souvient qu’à propos des faits historiques pouvant faire l’objet d’un
débat les juges européens avaient privilégié, plus que les juges français, la liberté d’expression
des historiens et des journalistes38
. Il est donc particulièrement intéressant, à cet égard,
d’observer que plusieurs juges ont admis récemment la discussion sur des faits controversées
et douloureux de notre Histoire. Ces magistrats ont ainsi posé en principe la libre recherche, et
plus largement la liberté d’expression, à propos notamment des faits relatifs à la collaboration
économique (A) mais également des faits comme la nature des engagements de certains
Français dans la Waffen SS (B).
A. - L’admission d’une possible discussion des faits qui intéressent la collaboration économique
Depuis plusieurs années les héritiers de Louis Renault mènent une véritable guérilla
médiatique et judiciaire pour obtenir la révision du rôle historique de leur auteur considéré
par la majorité des historiens, et en tout cas par l’opinion publique, comme un des symboles
de la collaboration économique avec l’occupant.
A cet effet, les petits-enfants de l’industriel ont engagé plusieurs actions en justice notamment
à Limoges et à Paris qui ont donné lieu à plusieurs décisions judiciaires, certaines définitives.
On peut à cet égard constater que, même si l’institution judiciaire demeure divisée sur cette
question toujours controversée - le juge de la mise en état du TGI de Paris ayant par exemple
le 11 janvier 2012 déclaré ce Tribunal « incompétent » pour apprécier la légalité de
l’ordonnance de nationalisation des usines Renault du 16 janvier 1945 - d’autres juges,
notamment ceux de la Cour d’appel de Limoges le 1er
juillet 2010, ont admis le principe
même limité (compte tenu des faits de l’espèce) d’une révision historique à propos de la
présentation de Louis Renault dans l’exposition permanente du Centre de la mémoire
d’Oradour-sur-Glane.
Dans cette affaire, les héritiers de L. Renault avaient saisi le juge des référés du Tribunal de
grande instance de Limoges pour demander le retrait de cette exposition, où elle se trouvait
sous un bandeau intitulé « la collaboration des entreprises », d’une photographie datée de
38 En ce sens Giniewski c/ France précité où la Cour estimait que les juridictions françaises avait violé l’article
10 de la Convention ; voir déjà Lehideux et Isorni c/ France précité § 57 et 58, cf. supra, note 4.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
10
1938 ou figuraient L. Renault et A. Hitler au Salon de l’automobile de Berlin. Les
demandeurs exigeaient également le retrait de la légende ainsi que du commentaire qui
accompagnaient la photographie : « […] L. Renault, ‘‘une seule chose compte : moi et mon
usine’’, fabriqua des chars pour la Wehrmacht. Renault sera nationalisé à la Libération ».
Le président du TGI de Limoges, dans son ordonnance du 14 octobre 200939
, rejeta leur
demande, aux motifs qu’ « un conseil scientifique composé d’éminents historiens […] a
validé l’iconographie et les textes de l’exposition permanente de Centre de la mémoire » et
que « la vérité historique contemporaine considère que les usines L. Renault collaborèrent à
l’effort de guerre du Reich ». Les petits-enfants firent néanmoins appel de cette décision et
obtinrent gain de cause devant la Cour d’appel de Limoges qui infirma l’ordonnance
contestée.
La Cour d’appel de Limoges, le 1er juillet 2010
40, pour admettre la révision du rôle de
L. Renault, va paradoxalement affirmer, de façon très classique, que : « La liberté
d’expression de l’historien n’est pas absolue et peut dégénérer en abus, source de
responsabilité civile, en présence d’une dénaturation ou falsification des faits voire d’une
négligence grave dans la vérification des informations ». La Cour va ensuite, à partir de ce
motif, considérer que la photographie n’a pas été prise sous l’occupation allemande. Elle va
par ailleurs réfuter le fait que les usines Renault aient fabriqué pendant l’occupation des chars
ainsi que l’authenticité de la citation attribuée à L. Renault « une seule chose compte : moi et
mon usine ». En conséquence, la Cour va estimer que « la présentation de L. Renault comme
l’incarnation de la collaboration industrielle » au moyen d’une photographie anachronique et
d’un commentaire lui attribuant une « inexacte activité de fabrication de chars pour
l’Allemagne […] dans un contexte de préparation du visiteur à la découverte brutale des
atrocités commises le 10 juin 1944 par les nazis […], ne peut manquer de créer un lien
historiquement infondé entre le rôle de L. Renault pendant l’occupation et les cruautés dont
furent victimes les habitants d’Oradour-sur-Glane ». Comme a pu le relever A. Garapon41
« […] on ne peut associer la figure de Renault aux atrocités commises par les SS car cela
porte préjudice de manière illégitime à sa mémoire ». Ce magistrat ajoutait par ailleurs que
« l’évocation de l’industriel n’est pas indispensable au propos du musée d’Oradour-sur
Glane ». L’historien O. Wievorka42
, après avoir constaté de façon plus générale qu’ « on est
passé d’un régime mémoriel qui exaltait les héros à un régime mémoriel qui exalte les
victimes », observait enfin que « l’affaire Renault [reflétait] une autre tendance actuelle, qui
consiste à relire de façon plus complexe les phénomènes de collaboration économique ».
Ainsi, les magistrats de la Cour d’appel de Limoges n’ont pas hésité à admettre la révision dès
lors que la présentation des faits historiques intéressant la collaboration économique leur
semblait inexacte.
39 TGI de Limoges, ordonnance de référé, n° 09/00265. 40 Décision inédite, n° 09/01377. 41 Propos recueillis par P. Robert-Diard et T .Wieder, « L’histoire au Tribunal » in « Renault : la justice révise les
années noires », Le Monde Magazine, 8 janvier 2011 p. 40. 42 Ibid, p. 4I.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
11
Toujours avec la même volonté de voir, par tous les moyens, réhabiliter leur grand-père, les
descendants de L. Renault ont assigné devant le TGI de Paris l’agent judiciaire du Trésor sur
le fondement principal de l’article 1382 du Code civil. Ils demandaient notamment au
Tribunal de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité
(QPC) qu’ils envisageaient de formuler, mais également de « constater que l’ensemble de
l’opération de confiscation, composée de l’ordonnance du 16 janvier 1945 […] [et d’autres
textes], a constitué une voie de fait » et qu’en conséquence ils devaient être indemnisés du
préjudice matériel et moral causé par ces mesures. Dans leur question prioritaire de
constitutionnalité, les héritiers de L. Renault faisaient valoir que l’ordonnance du 16 janvier
1945, qui a permis cette nationalisation, portait atteinte a plusieurs principes constitutionnels
et notamment au droit de propriété, au principe de la personnalité des peines, au principe de
la présomption d’innocence et aux droits de la défense. Les petits enfants de l’industriel
demandaient donc aux juges de reconsidérer les conditions, selon eux juridiquement
contestables, dans laquelle la décision de nationalisation-sanction avait été prise.
Les descendants de L. Renault soutenaient en particulier que l’ordonnance du 16 janvier 1945
et ses mesures d’exécution constituaient une « voie de fait » puisque, s’agissant d’une
sanction pénale comme la confiscation, celle-ci ne pouvait être prononcée qu’après une
condamnation pénale définitive ; or l’entrepreneur est mort en prison le 24 octobre 1944 sans
avoir été jugé. Par ailleurs, ces mesures ne pouvaient être prononcées après le décès de la
personne poursuivie, puisqu’elles sanctionneraient alors, non l’auteur de l’infraction
présumée, mais ses héritiers43
.
Cependant, les motivations profondes des héritiers de L. Renault ne sont pas tant financières
que morales. En réalité, et ceux-ci l’ont répété plusieurs fois : ils cherchent par cette
procédure à rouvrir le débat historique sur le rôle effectif joué par leur grand-père pendant la
guerre.
L’audience de la mise en état du 14 décembre 2011 montra néanmoins à quel point cette
question d’histoire demeurait « sensible » et délicate à aborder44
.
Dans son ordonnance du 11 janvier 201245
le juge de la mise en état a déclaré « le TGI de
Paris incompétent » car la voie de fait alléguée n’était pas démontrée par la famille Renault.
Le juge estime notamment que « les consorts Renault ne justifient pas que l’ordonnance […],
constitue une décision administrative, […], manifestement insusceptible d’être rattachée à
l’exécution d’un texte législatif ou réglementaire ». Mieux, le magistrat rappelle qu’ « il a été
jugé […] que l’ordonnance, émanant du gouvernement provisoire avait ‘‘ une valeur
législative’’». Enfin, « il ressort que les arrêtés d’application […] ont été pris en application
de l’ordonnance, qui a valeur législative ». En conséquence, le juge considère que la voie de
fait n’est pas établie et que « seules les juridictions de l’ordre administratif peuvent juger ».
43 Voir sur ces questions P. Robert-Diard et T. Wieder, « Renault : une famille contre l’Etat », Le Monde, 13 mai
2011 p. 3. 44 P. Robert-Diard, « L’affaire Renault, concentré de passions françaises », Le Monde, 16 décembre 2011 p. 15. 45 TGI de Paris, ordonnance du juge de la mise en état n° 11/07625.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
12
Ainsi, le juge a motivé sa décision en s’appuyant essentiellement sur la « valeur législative »
du texte contesté, laissant néanmoins de côté les questions de droit pénal soulevées par les
demandeurs à l’action.
Ayant constaté l’incompétence du TGI, le juge de la mise en état considère qu’il n’y a donc
pas lieu de statuer sur la demande de transmission de la QPC soulevée par les demandeurs.
Délaissant la voie administrative, les descendants de L. Renault ont fait appel de cette
décision (le 25 janvier 2012) en maintenant que l’ordonnance de 1945 était, selon eux,
contraire aux droits fondamentaux notamment celui de la propriété. La Cour d’appel aura
donc la lourde responsabilité de « bousculer », ou non, la mémoire nationale.
Si l’admission de la révision est encore discutée en ce qui concerne les faits intéressant la
collaboration économique, elle a été récemment illustrée par d’autres faits de la Deuxième
Guerre mondiale.
B. - L’admission d’une possible discussion de la nature des engagements de certains Français dans la Waffen SS
Des juges ont également admis la possibilité d’une « appréciation » différente de certains
faits historiques s’agissant notamment des « acteurs et témoins historiques » de ces faits.
Nous en avons un exemple avec le jugement rendu par le Tribunal de grande instance de
Strasbourg le 4 octobre 2010 dans l’affaire Hébras46
. En 1992, Robert Hébras, l’un des six
rescapés du massacre d’Oradour, publie son témoignage dans un ouvrage intitulé « Oradour-
sur-Glane, le drame heure par heure »47
. A la fin de ce livre48
, dans le chapitre intitulé « Les
tortionnaires », figurent les phases suivantes : « Parmi les hommes de main, il y a quelques
Alsaciens enrôlés soi-disant de force dans les unités S.S. » […] « Au procès de Bordeaux,
furent également jugés les Alsaciens […]. Tous prétendirent avoir été enrôlés de force dans le
corps S.S. Je me permets d’apporter une nuance à cette affirmation. Lorsque les Allemands
annexèrent l’Alsace et la Lorraine, il est certain que beaucoup de jeunes furent pris de force
[…]. Hormis sans doute quelques volontaires isolés, on ne constate pas la présence de
Lorrains parmi les S.S. Alors pourquoi des Alsaciens ? Je porterais à croire que ces enrôlés
de force fussent (sic) tout simplement des volontaires. Aucun ne put apporter la moindre
preuve de son enrôlement »49
.
Les associations de « Malgré-Nous » Alsaciens demandèrent alors à M. Hébras de supprimer
les termes mettant en doute le caractère forcé de l’enrôlement des Alsaciens dans l’armée
46 Voir pour une présentation complète de cette affaire notre article « Une victime d’Oradour dans les balances
de la Justice : L’affaire Hébras », consacrée à la présentation du jugement du TGI de Strasbourg du 4 octobre
2010, Colloque « Statut et représentation de la victime civile des conflits dans les sociétés anciennes et
contemporaines : Approche interdisciplinaire », Limoges 30 septembre et 1er octobre 2011, article à paraitre,
PULIM ; voir également le site http://jupit.hypotheses.org/ 47 R. Hébras, Oradour-Sur-Glane, le drame heure par heure, Saintes, Les Chemins de la Mémoire, 1992. 48 Op. cit., p. 33-34. 49 Passage souligné par nos soins.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
13
allemande. Les parties parvinrent à un accord sur une nouvelle version de l’ouvrage.
Cependant, à la suite d’une erreur de l’éditeur, la version initiale fut réimprimée. Ayant fait
constater par huissier le 9 avril 2009 que la version d’origine était toujours en vente, les
associations assignèrent alors l’éditeur et M. Hébras devant le TGI de Strasbourg. Elles
demandèrent, en particulier, au Tribunal de dire que M. Hébras et son éditeur avaient commis
des fautes engageant leur responsabilité en élaborant et publiant un ouvrage présentant une
vision erronée de la réalité historique, et enfin d’ordonner le retrait de la publication.
Appelé à statuer sur cette question délicate, le Tribunal de grande instance de Strasbourg
rendit une décision intéressante à plus d’un titre.
En effet, le Tribunal, le 4 octobre 2010, après avoir réaffirmé avec vigueur le principe de la
liberté d’expression, se livra à une appréciation stricte des limites à donner à l’exercice de
cette liberté, s’agissant notamment des témoins et acteurs de faits historiques50
.
Le Tribunal considéra que M. Hébras, n’ayant jamais contesté la réalité du fait historique de
l’incorporation forcée des Alsaciens-Mosellans dans l’armée allemande, pouvait néanmoins
avoir sa propre opinion sur cette question controversée et ainsi faire part de son doute
concernant l’enrôlement forcé des seuls Alsaciens ayant participé au massacre d’Oradour.
Par ailleurs, et de façon particulièrement intéressante, les juges revinrent sur la question de
l’appréciation de la vérité en histoire. En effet, selon ces derniers, « bien que le procès de
Bordeaux [le 12 février 1953] ait reconnu aux intéressés la qualité d’incorporés de force,
l’autorité de la chose jugée n’interdit pas à un citoyen d’exprimer un avis différent ».
Par ce motif audacieux, le Tribunal se prononça d’une certaine façon contre les jugements
« de mémoire »51
et pour le droit du « citoyen » à avoir une opinion différente de celle du
juge, y compris lorsque celle-ci est revêtue de l’autorité de la chose jugée. La référence au
50 Le Tribunal avait en effet posé un principe d’interprétation selon lequel « ces limites [à la liberté d’expression]
doivent s’apprécier différemment selon que l’auteur des écrits incriminés est journaliste, écrivain, historien ou seulement témoin et acteur de faits historiques […] ». Ainsi, les juges faisaient une nette distinction entre les
historiens et les témoins et acteurs de faits historiques à propos des limitations à la liberté d’expression. Voir sur
ces questions notre article précité, cf. supra, note 46. 51Avec ces attendus ce jugement s’inscrit délibérément dans un courant hostile à la « mémorisation » judiciaire
de l’histoire. Ce mouvement trouve par ailleurs des prolongements chez les juristes qui se sont opposés aux lois
mémorielles dans lesquelles le législateur se substitue à l’historien pour dire ce qu’est la vérité en histoire (cf.
nos observations avec J.-P. Marguénaud sur les lois mémorielles in « Le droit à la liberté d’expression des
universitaires », D. 2010 p. 2921). Enfin, les historiens eux-mêmes se sont prononcés contre le fait d’être des
acteurs de cette « mémorisation » de l’histoire, cf. H. Rousso , « Les historiens font justice », Le Monde 18
octobre 2010 p. 18, pour qui « les historiens se sont retrouvés, au moins pour certains, dans la situation
paradoxale d’être non plus simplement des analystes du monde juridique et judiciaire, mais aussi des acteurs contribuant à consolider et à produire normes et jugements. A faire en somme, justice eux-mêmes ». Cf. aussi la
polémique sur la « Maison de l’histoire de France » dans laquelle le président du comité scientifique de la
Maison de l’histoire de France, J.-P. Roux, pouvait dire à propos de N. Sarkozy, insistant le 4 mars 2011
sur « les racines chrétiennes de la France et évoquant la Maison de l’histoire », que « N. Sarkozy nous a
associés à une vision de l’histoire que nous ne partageons pas », Le Monde 13 mars 2011 p. 22. Pour un exemple
récent d’instrumentalisation de l’ histoire par des autorités politiques on regardera : « La Turquie à la sauce
ottomane », G. Perrier, Le Monde 22 juin 2013 p.7, où selon l’historien E. Eldem « Le but [du gouvernement de
T. Erdogan] est de dire qu’Istanbul est nôtre à partir de 1453, et de rejeter tout ce qui précède. C’est un ‘‘nous’’
réinventé ». Par ailleurs, le jugement s’inscrit aussi contre « la judiciarisation » de l’histoire.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
14
« citoyen », si elle est séduisante par son aspect démocratique, n’est pas sans danger car elle
élargit considérablement le nombre de personnes pouvant exprimer une opinion différente sur
un fait historique, voire éventuellement le contester ! Néanmoins, les juges précisèrent la
portée du terme « citoyen » par rapport au litige dont ils étaient saisis en l’appliquant en
l’espèce à l’opinion diamétralement opposée des Alsaciens et des Limousins sur les
incorporés de forces : victimes pour les premiers, criminels pour les seconds.
En définitive, le Tribunal estima que « [la] position de M. Hébras, clairement présentée dans
des termes modérés comme un avis personnel, et donc nécessairement subjectif, […] et ne
visant que les seules personnes impliquées dans le massacre, ne [constituait] ni une
affirmation révisionniste de la réalité de l’incorporation forcée d’Alsaciens-Mosellans dans
l’armée allemande, ni une incitation à la haine ou à la violence […] ». Les juges relevèrent,
particulièrement dans ce motif, que la prudence de M. Hébras dans son récit, si elle n’excluait
pas la subjectivité inhérente à tout témoignage, par sa précision quant aux seuls participants
au massacre, ne constituait donc pas une « révision » fallacieuse de la réalité historique
concernant l’incorporation forcée des « Malgré-Nous ».
En conséquence, les juges strasbourgeois décidèrent que la version initiale des écrits de M.
Hébras, rééditée par erreur, ne permettait pas de mettre en jeu sa responsabilité civile.
Cette admission d’une possible discussion sur la nature des engagements des « Malgré-Nous »
de la part de témoins ou d’acteurs de faits historiques fut néanmoins remise en cause par
d’autres juges. Ainsi, la Cour d’appel de Colmar, le 14 septembre 201252
, censura le
jugement du TGI de Strasbourg en privilégiant une vision beaucoup plus conformiste de
l’histoire et de l’appréciation des faits historiques.
En effet, la Cour d’appel de Colmar, après avoir dénié à M. Hébras la qualité de témoin
s’agissant des « Malgré-Nous », infirma la décision du Tribunal en constatant que M. Hébras
« […] avait outrepassé les limites de la liberté d’expression en mettant en doute le caractère
forcé et non volontaire de l’incorporation de force de jeunes Alsaciens dans les unités
allemandes des Waffen SS, notamment de ceux ayant participé ou assisté au crime de guerre
commis le 10 juin 1944 ».
En conséquence, la Cour condamna M. Hébras à un euro symbolique de dommages-intérêts et
à payer 10000 euros de frais de justice.
Pour justifier son verdict, la Cour considéra tout d’abord que M. Hébras ne pouvait se voir
attribuer la qualité de témoin par rapport aux « Malgré-Nous ».
Elle lui refusa cette qualité, en ce qui concerne ceux-ci, au motif qu’ « […], il résultait de son
témoignage au procès de Bordeaux en 1953 qu’à l’époque il n’avait pas distingué Allemands
52 Voir nos observations sur cet arrêt, « Robert Hébras : condamné par les Français, décoré par les Allemands ! »,
site http://jupit.hypotheses.org/ ; voir égal. notre communication, « L’affaire Hébras ou la liberté d’expression
de ceux qui ont vécu l’histoire dans leurs chairs », Entretiens d’Aguesseau –XI : « Justice et Liberté
d’expression », Limoges 15 mars 2013, article à paraître, PULIM.
Les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale dans les balances de la Justice
Daniel KURI
15
nazis et Alsaciens portant le même uniforme ». Observons simplement qu’avec ce motif, la
Cour fit preuve d’un juridisme étroit à propos d’un homme non dogmatique, s’étant interrogé
et ayant progressivement évolué dans ses représentations des auteurs du massacre. Comme on
a pu également le souligner, dans les circonstances où il a vu ces hommes, le reproche est
d’une cruelle ironie !
En outre, ajouta la Cour, « il était encore moins témoin de l’incorporation de force des
Alsaciens dans les unités allemandes ». Cet attendu est à la fois un truisme et surtout un
sophisme dans la mesure où M. Hébras ne contesta jamais la réalité de ce fait historique !
Autrement dit, on lui reproche ce qu’il n’a jamais contesté.
Enfin, les juges colmariens estimèrent que les écrits de M. Hébras, dans la version initiale de
son ouvrage (1992) « […] ne pouvaient être assimilés à un témoignage et tendaient davantage
à poursuivre une polémique née après la guerre et opposant pendant des décennies le
Limousin à l’Alsace ». Cet attendu est pour le moins surprenant de la part de magistrats, et
donne l’impression que la Cour prend parti dans le débat - voire la « polémique » - qu’elle a
elle-même dénoncée…
En conséquence, la Cour ne vit dans M. Hébras qu’une personne allant au-delà des limites de
la liberté d’expression.
Elle lui reprocha ainsi directement d’ « avoir outrepassé les limites de la liberté d’expression
en mettant en doute le caractère forcé et non volontaire de l’incorporation de force de jeunes
Alsaciens dans les unités allemandes des Waffen SS, notamment de ceux ayant participé ou
assisté au crime de guerre commis le 10 juin 1944 ». On le constate immédiatement : la Cour,
à la différence du Tribunal, ne s’embarrasse pas de nuances, et raisonne de la façon la plus
globale qui soit sur une question douloureuse et complexe. Pour qu’il n’y ait aucun doute sur
la portée de sa décision, la Cour a d’ailleurs utilisé le motif le plus « général »,
et certainement le plus brutal, parmi ceux qu’il lui était possible de choisir à l’encontre de M.
Hébras.
J’avoue que, au-delà des questions juridiques, la fin de ce motif, précédé de l’adverbe
« notamment », me laisse une indéfinissable impression de malaise !
En tout cas, la Cour d’appel de Colmar ignore délibérément la très précieuse et très
particulière liberté d’expression du témoin et acteur de faits historiques, qui, par sa nature
même, n’est pas canalisée par la nécessaire objectivité de l’historien ou de l’universitaire.
Outre ces motifs peu convaincants, et, peu conformes à l’évolution de la jurisprudence
française et européenne sur la liberté d’expression - celle reconnue notamment aux témoins et
acteurs de faits historiques -, la Cour fonda également sa décision sur une proclamation
abrupte de « sa » vérité historique, s’instituant de ce fait juge de l’histoire.
Ainsi, la Cour reprocha de la manière la plus générale à M. Hébras d’ « avoir douté de
l’incorporation de force », et considéra qu’il s’agissait d’une « vérité historiquement et
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judiciairement établie », à partir en particulier « du procès de Bordeaux et [de] la loi
d’amnistie du 20 février 1953 »53
. Rappelons simplement, en ce qui concerne M. Hébras, que
celui-ci ne contesta jamais le principe de cette incorporation forcée mais qu’il fit part de son
doute à propos de celle des seuls Alsaciens ayant participé au massacre d’Oradour54
. De façon
conciliante, M. Hébras avait même, dans l’édition corrigée et publiée en 2004 de son ouvrage,
supprimé toute interrogation explicite sur cette question et s’était borné à rappeler les
déclarations des intéressés lors du procès de Bordeaux.
En réalité, la Cour critique directement le Tribunal de Strasbourg, lequel était revenu sur la
question de l’appréciation de la vérité en histoire à propos précisément du verdict du procès
de Bordeaux et sa portée en matière historique55
.
Par ailleurs, la loi d’amnistie du 20 février 1953, invoquée par la Cour, encore moins qu’une
loi de mémoire56
, ne peut d’aucune façon être assimilée à une quelconque « vérité
historique ». D’abord parce qu’une loi d’amnistie, tout en effaçant les condamnations, fait
subsister la matérialité des faits57
; ensuite et surtout, parce que la vérité en histoire est
toujours plus complexe qu’une loi d’amnistie comportant trois articles… Fort heureusement,
l’opinion simpliste de la Cour d’appel de Colmar sur l’équivalence entre amnistie et vérité
historique n’est pas partagée par plusieurs autres juridictions. Ainsi, la Cour d’appel de Paris,
le 3 novembre 1965, avait pu affirmer avec sagesse que : « Si le rappel par un historien du
comportement de personnes mêlées aux évènements qu’il retrace ne pouvait être fait au motif
que la condamnation pénale que ce comportement a entrainé se trouverait amnistiée, toute
53 Dans cet attendu la Cour reprend à son compte et sans aucune réserve l’argument-choc des Associations des
Evadés et Incorporés de force des Bas et Haut Rhin (ADEIF 67 et 68) ! 54 R. Hébras, Oradour-sur-Glane, le drame heure par heure, Saintes, Les Chemins de la Mémoire, 1992. 55 Le Tribunal considérait en effet que « bien que le procès de Bordeaux ait reconnu aux intéressés la qualité
d’incorporés de force, l’autorité de la chose jugée n’interdit pas à un citoyen d’exprimer un avis différent ». 56 Sur nos réserves à propos des lois mémorielles et la vérité historique, voir D. Kuri et J.-P. Marguénaud , op.
cit, D. 2010 p. 2921. Ces critiques ont été renouvelées récemment par J. Morange, « Histoire et liberté
d’expression », Les Cahiers de Droit, vol. 53, n° 4, décembre 2012, p. 715. Cet auteur rappelle en effet (p.731) que « La critique de ces lois se situe à deux niveaux distincts […]. Les reproches adressés aux lois mémorielles
[peuvent être juridiques]. Ils sont également politiques ». Le professeur Morange évoque également (p.730)
la récente décision du Conseil constitutionnel du 28 février 2012 (décision n° 2012-647) ayant déclaré non
conforme à la Constitution dans la mesure où elle porte atteinte à la liberté d’expression « la loi visant à réprimer
la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi » adoptée par le Parlement le 31 janvier 2012.
Dans sa décision le Conseil avait notamment relevé qu’ « une disposition législative ayant pour objet de
‘‘ reconnaître ’’ un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache
à la loi ». Appliquant scrupuleusement cette interprétation la chambre criminelle (Cass. crim., 5 février 2013,
D. 2013 p. 805, note P. Egéa, « Lois mémorielles, fin de partie ») considère « que si la loi du 21 mai 2001 tend à
la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, une telle disposition
législative, ayant pour seul objet de reconnaître une infraction de cette nature, ne saurait être revêtue de la portée normative attachée à la loi […] ». Comme on peut le constater, la Cour reproduit in extenso le considérant de
principe de la décision du Conseil constitutionnel du 28 février 2012. Par ailleurs, la Cour européenne, dans
l’arrêt Perinçek c/ Suisse précité, cf. supra, note 1, reprend également les considérants du Conseil à l’appui de sa
condamnation de la Suisse pour violation de la liberté d’expression. Selon la Cour, § 123, « […] la France
[ayant] reconnu explicitement le génocide arménien par une loi du 29 janvier 2001. […] la décision du Conseil
constitutionnel montre parfaitement qu’il n’y a à priori pas de contradiction entre la reconnaissance officielle de
certains évènements comme le génocide, d’une part, et l’inconstitutionnalité des sanctions pénales pour des
personnes mettant en cause le point de vue officiel, d’autre part. ». 57 J.-C. Soyer, Droit pénal et procédure pénale, 22ème éd., L.G.D.J., 2012, n° 662.
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étude historique sérieuse serait impossible »58
. Ce constat signifiait bien évidemment que,
a fortiori, pour les juges parisiens, une loi d’amnistie ne pouvait valoir vérité en histoire.
En définitive, on le voit, la « vérité historiquement et judiciairement établie » proclamée par la
Cour d’appel de Colmar, est bien relative !
La condamnation de M. Hébras pour avoir « outrepassé les limites de la liberté d’expression
[…] » reposait donc sur des motifs faibles et discutables.
L’arrêt de Cour d’appel de Colmar fit cependant l’objet d’un pourvoi en cassation de la part
de M. Hébras ; celui-ci alléguant que la Cour avait violé la liberté d’expression consacrée à
l’article 10 de Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La première chambre civile de la Cour de cassation, le 16 octobre 2013, en cassant de la façon
la plus nette la décision de la Cour de Colmar pour violation de l’article 10 de la Convention
[…] et en choisissant de clore définitivement cette affaire sans renvoyer à une autre
juridiction, reconnut de façon spectaculaire que la liberté d’expression de M. Hébras n’avait
pas été respectée par les juges colmariens59
.
Avec cet important arrêt60
, la Haute juridiction vient également de reconnaitre de la façon la
plus solennelle, sous l’unique visa de l’article 10, la possibilité pour les acteurs et témoins de
faits historiques d’avoir une « appréciation » différente de ceux ci.
La Cour fait néanmoins expressément référence dans ses motifs au fait que « […] les propos
litigieux, s’ils ont pu heurter, choquer ou inquiéter les associations demanderesses, ne
58 CA de Paris, 3 novembre 1965, Gaz. Pal. 1966,1, 220. Le commentateur anonyme de cette décision pouvait
d’ailleurs estimer que « le rappel [de ces faits] dans un ouvrage historique [était] donc tout à la fois licite et
nécessaire ». Dans le même sens mais de façon plus nuancée, TGI de Paris, 24 novembre 1969, JCP 1970, II,
16217, note P.M.B ; R.C.S. 1970 p. 395, obs. Levasseur. Pour une présentation complète de cette question, voir
J.-P. Le Crom, « Juger l’histoire », Droit & Société, n° 38/1998. Enfin, le Tribunal de Strasbourg, le 4 octobre
2010, avait admis de manière implicite les mêmes principes. Rappelons à ce sujet que, saisi par une question prioritaire de constitutionnalité de la conformité à la Constitution de l’article 35 c) de la loi du 29 juillet
1881(texte qui interdit de rapporter la vérité des faits diffamatoires lorsque l’imputation se réfère à un fait
constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée), le Conseil
constitutionnel, dans sa Décision n° 2013-319 QPC, 7 juin 2013, a jugé que « par son caractère général et
absolu, cette interdiction porte à la liberté d’expression une atteinte qui n’est pas proportionnée au but poursuivi.
Elle méconnaît donc l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. », Gaz. Pal. 2013
n° 170 p. 15, note F. Fourment ; voir également le Monde, jeudi 23 mai 2013, p. 10, P. Roger, « Le Conseil
constitutionnel saisi pour arbitrer un débat juridique entre liberté d’expression et droit à l’oubli ». Précisons
toutefois que la 1ère chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 16 mai 2013, n° 12-19785 (qui sera
publié au Bulletin), avait jugé le contraire : « Si la circonstance que les écrits incriminés ont eu pour objet de
porter à la connaissance du public les agissements dans leur jeunesse de deux hommes politiques peut justifier en cas de bonne foi de leur auteur, la diffamation, il ne saurait en être ainsi, sauf à violer les textes […],
lorsqu’elle consiste dans le rappel de condamnations amnistiées, lequel est interdit sous peine de sanction
pénale », Gaz. Pal. 2013 n° 275 p. 14, note F. Fourment. 59 Voir notre commentaire sur cette décision, D. Kuri, « La liberté d’expression de Robert Hébras sauvegardée
par la France », site http://jupit.hypotheses.org/ ; égal. E. Raschel, « Liberté d’expression : le cas d’un doute émis
à propos d’une question historique objet de polémique », JCP 2013, édition générale, p. 2382. 60 L’arrêt est coté « FS-P+B » par la première chambre civile. Ce qui signifie que la chambre entend lui
donner une large diffusion par la publication à son bulletin mensuel ainsi qu’au bulletin d’information de la
Cour de cassation.
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faisaient qu’exprimer un doute sur une question historique objet de polémique, de sorte qu’ils
ne dépassaient pas les limites de la liberté d’expression ».
Par cette formule consacrée61
, la Haute juridiction privilégie la liberté d’expression des
témoins et acteurs de l’Histoire, tout en précisant utilement les contours de cette liberté. Ainsi,
selon la Cour « […] exprimer un doute sur une question historique objet de polémique » c’est
ne pas dépasser « les limites de la liberté d’expression ». Comme nous l’avons déjà observé62
,
on ne peut que relever la proximité entre les critères utilisés par la Cour de cassation pour
apprécier la liberté d’expression et ses limites, et ceux employés par la Cour européenne
des droits de l’homme. Celle-ci considéra en effet à diverses reprises que pour les faits
historiques de la Deuxième Guerre mondiale autres que l’Holocauste, « la recherche de la
vérité historique [faisait] partie intégrante de la liberté d’expression et qu’il ne lui [revenait]
pas d’arbitrer la question historique de fond, qui [relevait] d’un débat toujours en cours entre
historiens et au sein même de l’opinion »63
.
Par ailleurs, il ne fait guère de doute que la Cour de cassation, en formulant ce motif de
principe64
et en invoquant seulement l’article 10 dans le visa de cassation, prolonge
également, cette fois de façon plus générale, toute la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme, laquelle qualifie la liberté d’expression de « pierre angulaire d’une société
démocratique65
.
Enfin, la Cour, en cassant sans renvoi, prend acte de l’admission d’une possible discussion à
propos de la nature des engagements de certains Français dans la Waffen SS.
Au-delà de ces décisions où certains juges, et très récemment la Cour de cassation, n’ont pas
hésité à admettre une révision à propos de faits historiques non incontestablement établis, on
ne peut s’empêcher de penser à cette phrase de Jean Lacouture à propos de la révision :
« Pour déplorable que fût l’usage qu’on en fit naguère, la révision est une phase essentielle de
l’opération historique, celle où l’histoire plénière affirme sa prééminence sur l’histoire
61 Qui reprend la célèbre motivation de l’arrêt Handyside rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le
7 décembre le 7 décembre 1976, § 49, cf. F. Sudre, J.-P. Marguénaud, J. Andriantsimbazovina, A. Gouttenoire
et M. Levinet, Grands arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (GACEDH), 6ème éd., PUF, 2011,
n° 7 p. 74.
Selon cet arrêt fondamental « La liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées
accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent,
choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population […] ». 62Voir notre commentaire précité, « La liberté d’expression de Robert Hébras sauvegardée par la France », site
http://jupit.hypotheses.org/ 63 Cf. supra, note n° 3 pour les arrêts de la Cour. 64 En énonçant ce motif général, la Haute juridiction ne distingue pas, comme le Tribunal de Strasbourg, entre
les historiens et les témoins et acteurs de faits historiques s’agissant des limitations à la liberté d’expression.
Voir à ce propos notre commentaire précité « La liberté d’expression de Robert Hébras sauvegardée par la
France », site http://jupit.hypotheses.org/ mais également de façon plus précise à propos du jugement du TGI de
Strasbourg du 4 octobre 2010 notre article précité « Une victime d’Oradour dans les balances de la
Justice : L’affaire Hébras », site http://jupit.hypotheses.org/ ; à paraître PULIM. 65 La Cour a en particulier utilisé cette belle formulation dans l’arrêt Goodwin c/ Grande Bretagne du 23 mars
1996 à propos de « la protection des sources journalistiques », GACEDH, 6ème éd., PUF, 2011, p. 650.
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immédiate, toute barbouillée encore de passions et de propagandes »66
. L’office du juge,
appelé à dire le droit à propos de faits historiques controversés, sera néanmoins un art
délicat67
.
66 Jean Lacouture, « C’étaient les Croix-de-Feu... », Le Nouvel Observateur, 21 novembre 1996, à propos d’une
biographie du colonel de la Roque de J. Nobécourt, Le Colonel de la Roque, Fayard, 1996. 67 Mes remerciements à A. Kuri pour l’art délicat de la relecture.
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