les ruines de la monarchie française 1
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Les ruines de lamonarchie française :cours philosophique et
critique d'histoiremoderne, sur l'invasion
des sophistes [...]
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Revelière, Louis (1775-1866). Les ruines de la monarchie française : cours philosophique et critique d'histoire moderne, sur l'invasion des sophistes qui ont dévasté la France,
bouleversé l'Europe et fait rétrograder la civilisation / par M. L. Revelière,.... 1885.
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C'est icy tin livre de bonne foi/, lecteur. Àint-i s'ex-
prime l'auteur des Essais dans la préface de son œuvre
incomparable. On ne saurait dire plus vrai ni plus justedu livre que nous publions aujourd'hui et «i les deux
ouvrages diffèrent absolument dans la composition et
dans le but qu'ils se proposent, la même et éclatante
sincérité s'y révèle à chaque page. Les temps tourmen-
tés qui les ont vus éclore l'un et l'autre n'étaient peut-
être pas non plus sans quelque triste analogie, et
l'auteur du dernier aurait pu à bon droit s'écrier
comme Michel Montaigne Je fies pelaudé à toutes
mains au Gibelin j'estois Gtielphe, au Guelphe Gibelin.
Notre père vénéré nous a légué en mourant le ma-
nuscrit actuellement imprimé par nos soins; conçu et
inspiré sous le gouvernement de la Restauration, il a
été mis en ordre et terminé durant les premières
années qui ont suivi la chute de Charles X, sauf toute-
fois quelques passages, mais en très-petit nombre, in-
sérés après la Révolution de 1848.
AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR
f
s- AYANT-PROPOS DE L'ÉDITEUH
(" "
Longtempsnous avons hésité à le publier nous
éprouvions la crainte qu'il ne réveillât des rivalités et
des haines, assoupies peut-être, mais encore vivaces.
Nous appréhendions aussi qu'il ne soulevât des suscep-
tibilités souvent respectables, ou ne fit de douloureuses
blessures aux dèscendants de quelques hommes jugéssévèrement par l'auteur dans sa conscience inflexible,
j,dans son amour ardent pour la vérité.
L,v
A ce propos etbien que la génération à laquelle
appartient notre père soit disparue tout entière, puis-
qu'il était né au commencement de 1775, c'est-à-dire
moins d'un an après l'avénement de Louis XVI, il nous
est impossible de. ne pas nous rappeler les paroles si
bienveillantes et si généreuses du dernier de nos rois
légitimes, rapportées dans la préface des, Mémoires de
Malouet
« Dans les derniers temps de la restauration, le
fils de Malouet avait communiqué au roi Charles X le
manuscrit que son père lui avait laissé.^Ce prince, avec
cette générosité de sentiments qui appartient aux Bour-
bons, dit à Lally-Tollendal qu'il admettait, comme cha-
cun sait, dans son intimité « Les Mémoires de Malouet
« sont écrits*avec sincérité; ses jugements seront, je n'en
« doute pas, ceux de F histoire mais il y a là quelques
« mots bien durs pour un prince de ma famille; je vou-
« drais que la publication de ce livre fût différée jusqu'au
« moment où la génération à laqttclle nous appartenons
« aura disparu de ce monde. » On était alors au eom-
mencement de 1830.
AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR.
Certainement il serait regrettable, nous nous em-
pressons de le reconnaître, que cettenouvelle publica- r"'
tion pût amener les résultats dont tout à l'heure nous
signalions le danger, et d'où provenaient nos hésita-
tions, alors surtout que notre chère et malheureusee"1
France tant éprouvée a si grand besoin d'union et qu'il
lui faudrait s'efforcer d'oublier le passé et les torts de y°
chacun, ou ne s'en souvenir que pour les réparer.
Mais, enchaîné par le vœu d'un mourant, nous sen-
tons qu'un devoir impérieux impose cette tâche à notre
conscience, à notre piété filiale sinous
devons et vou-
Ions y satisfaire, il ne nous est plus permis de différer,1-
car, arrivé nous-même an terme ordinaire de la vie,
peut-être avons-nous déjà trop attendu.`
Une chose nous rassure cependant, c'estque
si les
vivants un*, droit à tous les égards, on ne doit aux
morts que la vérité. L'auteur la dit quelquefois sans
ménagement, mais toujours avec une profonde convic- y
tion, à ses amis comme à ses adversaires; certains
s'en trouveront peut-être d'autant plus blessés qu'ils
ont perdu l'habitude de l'entendre. Nous vivons en
effet à une époque de transactions, d'accommodements
et de capitulations sur tout et pour tout et combien
seraient aujourd'hui d'une application plus rigoureuse
et plus générale les profondes et éloquentes paroles
inspirées à Fléchier en présence de la société du
xvn" siècle
o -•"V
i. Oraison funèbre du due de Montausier (11 août 1690).
AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR
I« Quoiqu'il n'y ait rien de si naturel à l'homme,
disait-il, que d'aimer et de connaître la vérité, il n'y a
rien qu'il aime moins et qu'il cherche moins à connaître.
Il craint de se voir tel qu'il est, parce qu'il n'est pas tel
qu'il devrait être; et, pour mettre àcouvert ses défauts,
il couvre et flatte ceux des autres. Le monde ne subsiste
plus que par ses complaisances mutuelles il semble
que l'esprit de mensonge soit répandu sur tous les
hommes; on n'a plus ni le courage de dire la vérité ni
la force de l'écouter la sincérité passe pour incivilité
et pour rudesse il n'y a presque plus d'amitié qui soit
à l'épreuve de la franchise d'un ami l'esprit, fécond
en déguisements, s'étudie à déflgurer, selon ses besoins
et ses intérêts, tantôt les vices, tantôt les vertus, et la
parole, qui est l'image de la raison et comme le corps
de la vérité, est devenue l'organe de la dissimulation et
i du mensonge. »
Si donc L'auteur aime la vérité avec. une passion
inflexible, son amour n'est pas moins ardent pour le
bien, pour la justice et par-dessus tout pour la Frànce.
Il voudrait toujours la patrie grande et respectée
comme il l'a vue sous le sceptre de ses rois légitimes,
et comme il se plaît à la revoir dans ses souvenirs per-
sonnels et dans les leçons de l'histoire.
Le but de l'auteur des Ruines deia monarchie fran-
çaise a été de stigmatiser les sophistes dont l'invasion
a dévasté l'Europe; il a entendu flétrir les écrits, les ré-
volutions et les hommes qui ont égaré la France, ren-
versé le pouvoir civilisateur de la royauté, fait rétro-
AVANT-PBOPOS DE L'ÉDITEURil
gradei* la société et rendu la Restauration impossible.
11 Montrer que nos institutions sontincompatibles
avec
nos mamrs, avec une liberté sincère et avec le rôle qui
appartient à la France dans la civilisation du monde,
est un thème d'une utilité incontestable et d'un intérêt
saisissant, s'il est développé avec quelque talent. r
Prouver que la Restauration a été stérile, et cela
parce queson gouvernement était impuissant et la ren-
dait impossible à force d'inintelligence de la situation,
r
est une thèse doublement curieuse sous le rapport des
personnes et des doctrines.
Tel est l'objet de cet ouvrage, fruit de l'expérience
et des méditations d'un député qui a siégé à la Chambre
élective sous les règnes de Louis XVHÏ et de Charles X,I!
dont les opinions indépendantes n'ont pas été sans
retentissement, et dont le nom n'est pas inconnu dans
la presse ni étranger à l'administration publique.
C'est un exposé philosophique et critique du progrès
et des déviations de notre civilisation française, depuis
l'esprit de notre antique monarchie jusqu'à nos jours.On ne peut taire qu'il se rencontre en chemin des appré-
ciations contraires à beaucoup d'idées reçues, des véri-
tés hardies et des jugements sur les hommes et les
choses qui paraîtront étranges, offensants ou discutables^ f
Ne bravent-ils pas en effet beaucoup de préjugés enra-
cinés et de réputations surfaites ?
Le premier volume, consacré à l'étude de la vieille
France, traite brièvement de ce qu'on est convenu
d'appeler l'ancien régime. Il offre le tableau de la gran-
WANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR
deur et de la décadence de la monarchie depuis son
origine jusqu'à la chute de l'Empire. Il contient le
résumé des causes de sa puissance, de ses progrès et
de sa ruine. C'est le développement des opinions de
l'auteur sur les principes du gouvernement monarchi-
que.
Les deux autres volumes exposent et expliquent les
luttes de la Restauration contre les souvenirs de l'Em-
pire et les doctrines de la Révolution. Ils indiquent les
motifs du double échec du principe conservateur de la
société. Elle avait à combattre les institutions démagoT
giques, les usurpations, les exagérations de l'esprit de
réforme, et plus encore la faiblesse et la confusion
de l'administration publique.
L'introduction donne la mesure et la portée de ce
livre dont le plan embrasse l'ensemble des systèmes qui
prétendent se substituer à la loi naturelle des sociétés.
Elle fait connaître comment l'auteur entend l'histoire
de ces derniers temps, trop fardée et trop partiale, dans
sa pensée, pour être utile et vraie. Écho des préjugés
consacrés par. l'opinion, complice des réputations les
plus équivoques, l'histoire s'est trop souvent façonnée
à la glorification des erreurs les plus contradictoires et
des noms les plus suspects. Toute vérité dérobée sous
les plis de son manteau n'accuse que des formes incer-
taines et trompeuses. Jamais elle n'eut autant besoin
d'être rectifiée et surtout épurée.
Dans une note de sa main, que nous avons sous les
yeux, notre père révèle lui-même, mieux certainement
AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR
que nous ne saurions le faire, la pensée et le sentiment
intime qui ont inspiré toute son oeuvre. Il écrit cecif
« PlusieursMémoires,
des histoires même ont déjà
été publiés sur la Restauration c'est leur lecture at-
tentive qui m'a porté à leur opposer cet ouvrage. Mon
amour pour la justice m'en fait un besoin. Mon respect
pour la, vérité m'en a fait un devoir. »
Enfin, s'il faut admettre avec M. Thiers 1 que le
monde s'achemine vers la démocratie, M. Revelière se
montre obsédé de la même pensée. Mais combien les
deux écrivains diffèrent dans leur manière d'apprécier
les conséquences de ce phénomène Tandis qu'aux
yeux du célèbre homme d'État la démocratie prophéli-
séeapparaît
comme une transformation nécessaire, ou
plutôt comme une nouvelle forme des sociétés, peut-
être même comme un progrès, dans l'esprit de l'auteur
des Ruines de la monarchie française, démocratie est
synonyme de dévastation et de ruines.
« Quand Dieu, dit M. de Chateaubriand, pour des
raisons qui nous sont inconnues, veut hâter les ruines
du monde, il ordonne au Temps de prêter sa faux à
l'homme et le Temps nous voit avec épouvante rava-
ger dans un clin d'oeil ce qu'il eùt mis des siècles à
détruire. »
En un'mot, voici la conclusion de l'auteur si en
effet, comme il le croit et le redoute, le monde et sur-
1. Cette opinion, attribuée à M. Thiers, avait été formulée déjà et
développée par M. de Tocqueville dans son traité si remarquable de
la Démocratie m Amérique.
AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR
tout la France vont à la démocratie, ou, ce qui est plus
triste encore, en sentent déjà les étreintes, c'est vers la
décadence de la civilisation qu'ils marchent à grands
pas. y
Puissent, s'il en est temps encore, ces sombres pré-
dictions n'être pas dédaignées comme le furent cel!es
de la Cassandre antique
L. ltEVELIÈRE.
Dampierre, Novembre 1878.
INTRODUCTION
La Révolution a versé sur la France un déluge
d'erreurs plus néfastes et plus déplorables que les cala-
mités mêmes qui l'ont inondée de sang et jonchée de
ruines; car si les unes sont passagères et en partie répa-
rables, les autres se sont enracinées dans le sol, y crois-
sent, l'infestent et s'y perpétuent.
Le démenti que leur apporte cet écrit sera donc
traité de sacrilége et accueilli comme une énormité, par
cette génération d'idolâtres qui en est arrivée à ne pas
tolérer le doute sur des questions qu'elle a été dressée
à tenirpour irrévocablement tranchées; elle n'admet pas
qu'avant elle il ait existé une France intelligente et
libre, qu'on ait la témérité de lui comparer.
La lumière est importune aux oiseaux de nuit
mais si le jour blesse les yeux de ceux que leur infir-
mitéou leur perversité voue au culte des ténèbres,
s'ensuit-il que le soleil ait perdu le droit d'éclairer le
monde, et la vérité celui de se faire entendre, parce
qu'un préjugé universel aurait fermé les oreilles de !out
INTRODUCTION
un peuple à ses accents? La raison humaine, enfin,
aurait-elle abdiqué l'empire qui lui fut donné sur les
sens?
Parmi les superstitions infligées par la Révolution
aux générations nées sous son influence malsaine, la
plus générale et la plus incurable est la croyance au
progrès que les conquêtes de 89 auraient imprimé à la
civilisation. L'auteur, qui ose attaquer de front ce pré-
jugé universellement admis, ne se flatte pas de le vain-
cre mais il espère appeler sur lui l'examen des hommes
sincères,, s'il en est qu'un si grossier mensonge ait
séduits. Il n'est pas le premier à lui contester l'auto-
rité de la chose jugée; mais la tolérance qui le propage
a, depuis trop longtemps, soulevé son indignation pour
qu'il se résigne à la complicité du silence. Il est du
sang des martyrs de 93 et confessera sa foi sans souci
du fanatisme contemporain; dût le témoignage qu'il
vient rendre à la justice être pris pour une insulte à la
Révolution et un défi à ses admirateurs, il n'en aura ni
plus de respect pour elle ni moins de mépris pour ses
idoles.
Non, il n'est pas vrai qu'elle ait délivré la France
d'aucun abus car ceux qu'elle impute à l'ancien régime
seraient des bienfaits comparés à ceux qu'elle y a sub-
stitués.
Non, il n'est pas vrai qu'elle lui ait donné la liberté;
car les fictions qui ont remplacé nos anciennes fran-
chises n'en ont pas la réalité, et ont renversé toutes les
digues élevées par elles contre les débordements du des-
potisme, de la tyrannie et de l'arbitraire administratif.
INTRODUCTION
Non, il n'est pas vrai qu'elle ait rien fondé; car les
ruines accumulées par elle ne sont recouvertes que de
ses propres ruines.
Il n'est pas vrai, enfin, qu'elle ait fait prévaloir des
vérités et des droits dont l'humanité lui soit redevable
car elle n'a jamais invoqué de principes que pour les
violer ou les falsifier, de doctrines que pour les apo-
stasier elle n'a cessé d'être en contradiction avec elle-
même et avec ses propres décrets.
S'il existe encore quelqu'un, doué de raison et de
mémoire, qui ait vécu sous la Monarchie, en dehors
des priviléges dont on lui fait un crime et des humilia-
tions que suppose l'inégalité des conditions, et qui ait
pu, par conséquent, étudier et pratiquer ses mœurs et
ses institutions sans intérêt, sans humeur et sans pré-
jugé, il a bien le droit de dire ce qu.'il en pense,
autant au moins que les chroniqueurs ignorants qui ne
l'ont entrevue qu'à travers les récits mensongers ou
passionnés des fauteurs de la Révolution.
Or ce quelqu'un n'est pas un être imaginaire, il n'a
pas sommeillé, comme Épiménide, pendant que les
générations passaient devant lui; il a vécu de la vie
commune avant et durant la Révolution, dont il a subi
toutes les phases; il a partagé les bivouacs peuplés de
ses condisciples, exercé des fonctions publiques, lutté
dans les tournois parlementaires, rempli enfin sa tâche
de citoyen, entretenu des rapports de travail, de pen-
sée, d'affection même, avec des hommes de l'ancien et
du nouveau régime, des républicains qu'une généreuse
illusion n'empêchait pas de sympathiser avec des con-
INTRODUCTION
victions opposées, et des antagonistes politiques qu'un
égal sentiment du devoir réunissait souvent, sans leur
aveu, sous un même drapeau. “-<
Quoique nous n'eussions pas pris la plume si nous
n'avions pas cru servir la cause de la vérité, nous n'hé-
sitons pas à reconnaître, en vertu même du culte qui
lui est dû, tout ce que les habitudes, les impressions de
famille et la position personnelle peuvent apporter de
modifications dans la manière de sentir et de juger.Nous n'avons donc nul effort à faire pour nous persua-
der que des âmes également droites peuvent être enga-
gées dans des voies différentes et suivre des partis
contraires, dans des vues également honorables. Nous
ajouterons volontiers, à l'appui de cette concession,
l'autorité de notre propre expérience car aucune dissi-
dence ne nous a fait perdre le petit nombre d'amis que
nous avons comptés parmi nos adversaires politiques,
et nous avons trouvé en eux, aux jours du danger, une
tendresse et une générosité qui eussent réprimé jusqu'àla pensée que la tentation de mésuser de la victoire ou
seulement de s'en prévaloir contre l'opinion vaincue
pût trouver place dans leurs nobles cœurs.
Mais cette réflexion consolante ajoute à l'amertume
de nos convictions sur la contagion morale dont le pays s
est infecté car enfin la justice n'est pas des deux côtés,
et si les tempéraments les plus robustes succombent
sans plus de résistance que les plus débiles, c'est que
le fléau est devenu irrésistible et que les esprits faussés,
comme les constitutions viciées, sont rebelles à tous les
remèdes.
INTRODUCTION
Quand Hippocrate vieillissant voulut associer sa
chère patrie aux honneurs que lui rendait la Grèce
entière, il se hâta d'y faire porter les riches tributs
dont la reconnaissance publique l'avait comblé, impa-
tient de les partager avec les amis de son enfance et
d'en doter sa ville natale. Mais Abdéra se trouvait alors
en proie à une épidémie qui dégénérait en démence, et
dont aucun de ses habitants ne put se préserver. Lui
seul n'en fut pas atteint mais par cette raison, méconnu
de tous ses concitoyens en vain essaya-t-il de leur
faire entendre qu'ils avaient perdu la raison et qu'il
s'offrait à les guérir de cette infirmité dégradante; sa
proposition fut reçue comme une insulte et lui-même
tenu pour, insensé. Chassé comme un censeur impor-
tun, sinon comme un ennemi public, il se vit forcé de
chercher ailleurs un refuge contre les préventions qu'il
désespérait de vaincre. Mais, uniquement touché du
misérable état de ceux qui l'y avaient réduit, il no
se préoccupa que de chercher un remède, sinon pour
extirper le mal, du moins pour empêcher qu'il ne
devînt héréditaire. De longues heures l'absorberont dans
ces études laborieuses, et quand il reparut dans ces
murs qu'il avait illustrés et qu'il venait délivrer, il n'y
trouva que des sujets rebelles à ses expériences isolé
au milieu d'une population que deux générations avaient
renouvelée, son nom même y était oublié. Ce fléau s'y
était enraciné elle s'en glorifiait comme d'un don du
ciel, et traitait de sacrilége quiconque osait en douter.
Hippocrate eut besoin de toute sa raison pour com-
prendre qu'au milieu des habitations veuves de ses
4 INTRODUCTION
proches et de ses amis il n'était plus qu'un étranger
dans son propre pays, et que son art était impuissant
contre cette immense majorité d'aliénés qui se croyaient
plus sages que lui. 'H
Qui ne reconnaîtrait, dans cet antique exemple de
manie incurable, l'aveuglement non moins insensé
d'unegénération moderne, tout entière sous le charme
du glorieux avènement de 89, et proclamant avec une
naïveté frénétique les bienfaits de la Révolution? Quand
on consulte les journaux rédigés sous cette influence
maladive, et qu'on cherche un sens à ces phrases ser-
viles, répétant à satiété les plates légendes composées
en l'honneur de cette épidémie sans exemple, on reste
stupéfait devant cet apostolat de la sottise, et l'on se
demande involontairement si ceux qui s'y dévouent et
ceux qui les écoutent jouissent de leur bon sens. La
France de la Révolution ressemble, en effet, à cette cité
célèbre d'Abdéra, depuis que le vertige révolutionnaire
y a éteint, avec le sens commun, la mémoire du passé.
Ce n'est plus qu'une catacombe pour l'explorateur dé-
paysé qui croirait y retrouver les compagnons de sa
jeunesse, la langue qui formula ses premières idées, les
monuments témoins de ses plus vives et de ses plus
douces émotions,
Si les trésors que la numismatique et l'archéologie
recueillent parmi'les ruines suffisent à la curiosité pla-
cide de l'antiquaire, ils ont un attrait plus vif pour le
philosophe qui, méditant sur les mœurs des nations dis-
parues, cherche dans les vestiges de leur grandeur épi-
sodique les causes de leur décadence irrévocable. il
INTRODUCTION
scruté et récuse alternativement l'empreinte à demi
effacée des caractères que la lèpre du temps a défigurés.
Mais combien l'intérêt s'accroît, si le sol qu'il explore,,
récemment ravagé et dépeuplé, est parsemé de ruines
encore palpitantes, et si chacun des débris qu'il foule
aux pieds provoque un souvenir cher ou douloureux
Une tache encore reconnaissable de sang décoloré la
trace encore visible, sur la pierre refroidie, de l'incen-
die qui a calciné les murs d'une habitation regrettée,
revivifient soudain la poussière des tombeaux, évoquent
les fantômes de toute une famille surprise et égorgée
dans son foyer, ou d'une génération entière exterminée
par le glaive.
Telles nous apparurent les villes silencieuses de la
Vendée après le passage des colonnes infernales. Les
exhalaisons fétides qui se dégagaient des décombres de
nos maisons incendiées semblaient en interdire l'accès
au passant épouvanté, car elles servaient de repaire aux
corbeauxet
aux loups attirés des forêts voisines par
l'odeur des cadavres d'hommes et de chevaux entassés
dans les rues.
Un spectacle plus navrant peut-être que ces reliques
d'un carnager écent, premier trophée de la République
naissante, est celui d'une civilisation déchue qui se sur-
vit et prétend se rajeunir par son retour à la barbarie.
Ses édifices encore debout participent de l'aspect désolé
de ces antiques et fastueux sépulcres dont les marbres
disjoints sont remués par les reptiles qui les habitent.
Ce sont des cadavres, moins le repos. Les manœuvres
qui les recrépissent diffèrent à peine du convoi funèbre
INTRODUCTIONIf
qui se groupe autour d'un cercueil, pour écouter la
harangue banale dédiée au bourgeois absent; que sessi.
héritiers condamnent aux honneurs de l'épitaphe.
L'écrivain qui entreprend de rendre ce dernier
devoir, à la société dont il est un des rares survivants
n'a pas même l'espoir de trouver' des lecteurs disposés,
comme cet auditoire improvisé, à répondre aux formules
liturgiques, sans daigner en chercher le sens. L'idiome
qui lui, est familier leur devient suspect par cela seul
qu'il exprime des opinions qui diffèrent des leurs, et il
les offense doublement s'ils le comprennent. Hippocrate
aussi parlait la même langue que les Abdéritains; mais
les mêmes mots ne répondaient plus/aux mêmes idées,
et la voix de l'un des plus beaux génies del'antiquité
ne trouva que échos infidèles et des sourds volon-
taires.
Cépendant, plus isolé parmi les fons qu'un voyageur
attardé dans le désert, le dernier représentant d'une
génération disparue se résout difficilement à rompre
avec celle qui lui succède; ce sont les enfants de ses
frères; ils répondent aux noms qui les lui rappellent;'
tous lestraits de
leur physionomie trahissent leur
parenté, et c'est seulement après avoir épuisé tous les
moyens de.les rendre à la raison qu'il soupçonne instinc-
tivement les sentiments hostiles qui portent les fils du
siècle à renier leurs pères. Il se résigne donc à ne pren-
dre conseil que de lui-même, en consultant sa propre
expérience, plus sûre que celle des aveugles qui s'ob-
stinent impérieusement à se donner pour guides aux
indigènes d'un pays qu'ils n'ont jamais vu,
IXTRODl'CTIOX
Telle est, en effet, la condition du Français d'un
autre âge, qui, rebelle aux fascinations dont la Révo-
lution enivre tous ses adeptes, vient étalersous leurs1..
yeux les ruines qu'elle a faites, monuments trop réels,
mais uniques, de ses triomphes. Il se heurte à trop d'er-
reurs nouvelles pour ne pas y reconnaitre' la filiation
de celles qui, après avoir enfanté la Révolution, tendent
à séparer ses doctrines de ses actes. On nelui fera pas
croire que les natures corrompues légitimées parcelle
lui fassent jamais défaut. La pire barbarie. est celle' qui
dogmatise, il le sait, et la multitude ignorante est
trop saturée de mensonges pour qu'il reste dans les
cerveaux les moins obtus une case accessible à la
vérité.}..
L'amertume de ses désillusions sera du moins com-
pensée par son désintéressement du présent, qui laisse
à ses appréciations du passé la lucide neutralité d'une
indépendance impartiale. Sa défiance des promesses de
la Révolution n'est que le résumé des mécomptes et du
désenchantement de tous ceux qu'attira son mirage. Il
sait trop bien, pour admettre soit dans ses affirmations
soit dans ses négations aucune théorie absolue, que
dans l'ordre intellectuel, non plus que dans le méca-
nisme du monde, il n'y a, rien d'immuable pour les
choses créées et périssables, puisque la nuit succède
au jour, et que chaque conquête de l'esprit humain
est infailliblement compensée par les imperfections qui
en marquent les bornes.
Toutefois, avant d'entrer en matière, il importe d'é-
tablir que les doctrines dont la Révolution prétend avoir
INTRODUCTION
pris l'initiative ont été à l'usage des brigands et des
malfaiteurs de tous les temps, au même titre que des
patriotes de 89. Leur enseignement cynique et leur,
enflure sentencieuse ont pu les formuler en axiomes,
mais non les préserver de leurs conséquenceset leur
donner la sanction que la pratique imprime aux seules
vérités destinées à éclairer les consciences et à consti-
tuer les sociétés humaines.' J
Tous les raisonnements invoqués par les plus élo-
quents adversaires de la Révolution resteront au-des-
sous de l'argument tiré de ses propres œuvres et de
l'évidence de ses méprises. Quelle tyrannie fut jamais
comparable à celle de ses proconsuls? quelle inquisition,
à la procédure sommaire de ses tribunaux de sang?
quelle oppression, à l'insolent despotisme de ses comi-
tés ? A en juger d'après les ignorants et les misérables
qu'elle a mis en lumière et investis du pouvoir, où
trouver un dogme plus absurde que celui de la souve-
raineté du peuple, une corruption aussi rapidement
progressive que celle des gouvernements électifs, une
puissance plus aveugle, plus variable et plus absolue
que celle des majorités irresponsables? Les abstractions
d'où sont sorties toutes ces merveilles étaient des
énigmes les plus sots et les plus pervers n'avaient
pas besoin de la perspicacité d'un Œdipe pour en trouver
le mot. Il s'est rencontré des milliers d'avocats pour
disserter sur les Droits de l'homme; mais celui qui doit
les définir est encore à naître, et nul, parmi ces trafi-
quants de la parole humaine, n'a voulu s'avouer qu'il n'y
a pas de droit qui n'implique un devoir, et que celui de
INTRODUCTION
l'homme se complique, en outre, de sa faiblesse indi-
viduelle et relative, et de son libre arbitre à le répudier,
l'aliéner ou en abuser, ce qui le réduit à rien car on
aura beau subtiliser sur la faculté de se vendre, toute
la majesté des lois s'efface devant la loi de la nécessité.
A l'aide de quelques maximes sonores que la plèbe
répète avec d'autant plus d'assurance qu'elle ne les
comprend pas ou qu'elle les interprète à contre-sens, on
lui a fait croire que d'abaisser jusqu'à soi les supé-
riorités de rang, de fortune ou de mérite, c'était rétablir
parmi les hommes l'égalité primitive; que de s'inféoder
à une faction, c'était agir en homme libre; que de fou-
ler aux pieds les croyances et les institutions du pays,
c'était faire acte de raison et d'affranchissement. Mais,
en définitive, cette fière prétention d'indépendance et
d'égalité se résout en une avidité insatiable de pouvoir
et d'honneurs, de titres et de décorations dont la fatuité
dépasse l'inconséquence; cette perfectibilité indéfinie,
rêve fantastique de quelques utopistes sans portée, est
une dissolution sociale de plus en plus imminente, qui
a fait de la vie publique une orgie perpétuelle dans
laquelle succombent les tempéraments les plus vigoureux
et les âmes les plus fortement trempées.
La Révolution n'a rien inventé, pas même les mots
sacramentels qu'elle a formulés dans ses décrets et
crayonnés sur tous les murs. Avant qu'elle les eût pro-
fanés à son usage, la religion les avait consacrés selon
le sien, non comme un appel à la licence ou à la dis-
corde, mais comme un frein salutaire aux écarts de l'é-
goïsme et de l'org'ueil; un avertissement austère à la
INTRODUCTION
conscience dont la voix eût faibli devant la force. Ils
contenaient l'autorité dans la ligne du devoir et l'ambi-
tion elle-même dans les limites du droit commun. C'é-
taient des règles de morale pratique, qu'on a dénaturées
en les dogmatisant et amoindries en les isolant de Dieu,
leur source vivifiante. Elles rapprochaient les hommes,
non par cette confusion des rangs qui les mêle sans
les associer, et cette agglomération d'individualités, 4
qui se froissent sans s'unir, mais par cette bienveillance
mutuelle qu'inspire une foi commune, plus sûrement
qu'une rivalité jalouse parée du vain nom de frater-'1nité.
Ce ne sont pas les philosophes modernes qui ont
inventé la charité chrétienne, et leurs efforts pour la
séculariser n'aboutissent qu'à des parodies ridicules
d'institutions que le sentiment religieux seul a la vertu
de féconder. L'action desséchante du mécanisme 'admi-
nistratif peut bien amender les sources qui l'alimentent,
mais elle leur donne pour lit un sol spongieux ou mal-
sain qui les absorbe ou les altère. L'ombre du sanctuaire
seule entretenait leur fraîcheur et leur abondance; leur
divagation même contribuait à les purifier. Les arrose-
ments artificiels, toujours avares, ne remplacerontjamais
la rosée du ciel. La Révolution a pu s'attribuer impuné-
ment les vérités populaires de l'Évangile; mais son
châtiment sera toujours de ne pouvoir se les approprier,
et de s'épuiser en vains efforts pour les dénaturer;
Le temps est-il venu d'instruire le procès de cette
Révolution si chère aux esprits de ténèbres? La raison
publique est-elle assez mûrie partant
d'épreuves pour
INTRODUCTION
apercevoir le vide des doctrines humanitaires et appré-
cier le néant de tant de réformes stériles qui n'ont en-
core abouti qu'à la honte des réformateurs, à la satis-
faction de l'envie et à la propagande de tous les principes
dissolvants de la société? Aux respects aveugles de la
génération encore vivante pour les légendes de 89, à
l'assentiment des nations qui-se décomposent, à l'atti-
tude humiliée des gouvernements frappés de vertige ou
d'épouvante, à l'insolence et à l'entente cordiale de tous
les perturbateurs, il est à peine permis d'espérer que le
faible rayon qui éclaire seulement un petit nombre d'in-
telligences privilégiées ait la forcé de dissiper les
ombres épaisses qui enveloppent toutes les autres.
Si la Révolution française n'avait été que le renver-
sement d'un puissant empire, ou l'extermination d'une
nation florissante, elle pourrait se classer parmi les
grands cataclysmes qui ont fait époque dans l'histoire.
Mais elle a procédé par le dogmatisme, la corruption
morale et la désorganisation systématique. C'est ce qui
la distingue des tragiques événements qui ont troublé la
marche régulière du monde. Elle a surpassé, par sa pro-
pagande, l'invasion des plus célèbres dévastateurs, et
ses soldats ont combattu sur plus de champs de bataille
que les plus habiles généraux des temps anciens et mo-
dernes. Cependant on ne voit pas que cette suite d'ex-
ploits gigantesques ait été signalée ou suspendue par
ces opiniâtretés héroïques et ces sacrifices généreux qui
ont illustré des peuples barbares et glorifié jusqu'à la
destruction. La Révolution elle-même s'efforçait vaine-
ment de s'identifier avec l'armée qui la servait et tan-
INTRODUCTION
dis que la France entière était en convulsion, le calme,
l'ordre et la légalité se trouvaient encore sous la tente.
Les succès de la Convention ne révèlent, en effet, ni
prévision ni habileté, et l'on sait aujourd'hui la part
qu'elle prenait aux combats livrés pour elle ses dé-
légués n'y portaient guère que le désordre et la dé-
fiance et les généraux avaient moins d'empressement
à les consulter qu'à les protéger contre les huées de
leurs soldats. Au bivouac comme dans les clubs, le Co-
mité de salut public s'attachait à surveiller ses propres
agents, et la science de l'avocat qu'il honorait de sa
confiance se bornait à remplir, avec plus ou moins de
zèle ou de prudence, les fonctions d'espion et de déla-
teur. Toute la tactique de ce gouvernement révolution-
naire, où MM. de Lamartine et Thiers ont découvert
des hommes d'État que leurs lecteurs prévenus prennent
encore pour des grands hommes, se résumait en une
série de confiscations, de proscriptions et de profana-
tions qui se renouvelaient tous les jours, aux frénétiques
applaudissements du cercle des Jacobins et à la stupeur
de la majorité de l'Assemblée elle-même.
Si quelques actes de courage ou de pitié reposent de
ce spectacle de lâchetés, d'ignorance et d'atrocités en
permanence, ce sont des actes de résistance à la Révo-
lution ou d'abjuration do ses doctrines. L'héroïsme de
ses victimes et la logique de ses adversaires ne sont
pas des atténuations de sa culpabilité, mais des circon-
stances aggravantes, puisqu'elles ne l'ont pas fait dévier
de sa voie sanglante tantqu'elle y a marché dans sa
force et dans son esprit.
INTRODUCTION
Elle s'est donc flattée en vain de racheter ses crimes
par ses déclamations contre le despotisme et sur l'éman-
cipation des races futures. Les vérités abstraites veu-
lent être spécifiées pour être comprises. La Révolution
ne les a invoquées que pour contester leur droit aux
deux pouvoirs sans lesquels aucune société ne peut sub-
sister celui qui, donnant force à la loi, dispense la jus-
tice, et celui qui, au nom de Dieu, dirige les consciences.
Et •comme tout cet étalage phraséologique de maximes
libérales appliquées à rebours, par une horde de tyrans
se disant démocrates, est en effet l'invention la plus
caractéristique de la Révolution de 89, il s'ensuit qu'elle
ne s'appuie que sur des fictions et des mensonges.
Voilà en quoi consiste tout son génie et aussi toute sa
gloire.
La démocratie qu'elle a inaugurée peut se définir
un délateur à chaque foyer, un espion à toutes les por-
tes et un échafaud en permanence sur la place publique.
Toutes les villes des départements avaient un comité
d'incorruptibles citoyens, pour y généraliser cet ordre
de choses, et le chef-lieu, un bourreau pour le com-
pléter. Tout démocrate sincère est fidèle à cette tradi-
tion, et cette vérité est si universellement .admise qu'à
la moindre émeute tout bourgeois*qui a quelque épar-
gne ou une boutique à défendre se rallie, armé jusqu'aux
dents, au grand parti de l'ordre, et pousse le courage
de la peur jusqu'à la férocité, ainsi qu'il l'a prouvé,
dit-on, en 1848. •
La Révolution de 89 n'en conserve pas moins son.
prestige sur les âmes vulgaires et particulièrement sur
INTRODUCTION
cette classe moyenne, toujours inquiète et mécontente,
parce qu'elle est la moins assise et la moins résignée.
Aspirant sans cesse à changer de place, elle est desti-
née à être toujours dupe des sophistes qui la flattent,
attendu que l'exagération de leurs promesses n'est jamais
au-dessus de celle de lours désirs. Les souvenirs de 89
seront donc toujours chers aux esprits faux, envieux et
cupides; et la multitude ignorante, en quête d'une per-
fectibilité inconnue, que ne comportent ni sa nature in-
time ni sa vie fugitive sera toujours entraînée par
l'exemple et sa crédulité. Les causes et les bienfaits
qu'on affecte d'attribuer à cette Révolution n'en sont ni
les unes plus pures ni les autres plus réels. En fécon-
dant tous les vices propres à la démocratie, elle n'a
abdiqué aucun de ceux qu'elle impute au despotisme,
et le bandeau des rois, déchiré comme la robe du Christ,
pour être partagé entre leurs bourreaux, n'a jamais ceint
tant de' fronts de1 tyrans, ni de plus cruels ni de plus
stupides. Les plébéiens qu'elle a faits comtes et barons
croient naïvement avoir conquis leurs titres par leurs
exploits, et de leur comptoir, comme de leur donjon,
se précipitent sur les emplois et les fonds publics, avec
la même ardeur cfue portaient les brigands féodaux à
piller leurs voisins. Ce qui les irrite, c'est ce passé qu'ils
nient quand on le leur rappelle, mais qui les importune
quand ils y songent.
Il est trop vrai que la France a été conquise par la
Révolution, et que les conquérants dé 89 et de 93 n'ont
pas cessé de la dominer et d'en disposer à leur gré
depuis leur conquête. Il serait facile de constater leur
INTRODUCTION
b
alliance et leur parenté par la seule nomenclature des
inflnences qui ont dirigé les affaires sous les gouverne.
ments divers qui se sont succédé, sans excepter celui
de la Restauration. Plusieurs ont changé d'habit et de
langage et se sont résignés, sans effort, à reprendre leur
position de serfs affranchis, lorsqu'un des leurs, suivi
de quelques soldats, a entrepris de les assouplir, en
leur jetant un salaire protecteur ou un titre aristocrati-
que mais si c'est ainsi que se fondent les dynasties, ce
n'est pas avec les lois égalitaires qui leur ont servi de
marche-pied que la noblesse se transmet et se fait ac-
cepter. Le niveau qui remonte incessamment d'en bas
refoule impitoyablement ceux qui le dépassent. Le sys-
tème électoral et la loi des concours sont des obstacles
dont on peut triompher individuellement par l'audace
ou la ruse, mais dont l'action dissolvante est infaillible à
la longue, parce qu'elle estcontinue
et qu'on la fortifie
même en l'éludant.
Déjà toutes les professions se mêlent, s'abdiquent
ou se cumulent; les carrières les plus distinctes s'en-
combrent et s'affranchissent de toutes traditions. Il n'y
a plus d'agrégation possible entre les aptitudes analo-
gues, et toute notabilité devient contestable dans un
pays où le père de famille vote au même titre que ses
enfants et ses serviteurs.
Cependant il n'y a pas d'organisation possiblo ni de
société stable sans hiérarchie; et les catégories les plus
problématiques, même celle des privilégiés de 89, se-
raient encore préférables aux chances aveugles du
scrutin, soit dans une assemblée trop nombreuse pour
INTRODUCTION
connaître le candidat qu'on lui impose, soit devant un
jury composé de capacités spéciales, souvent exclusives
les unes des autres, mais toutes également résolues à
ne considérer que le savoir correspondant au leur
dans un sujet qu'ils dispensent volontiers de toute autre
qualité. Ce niveau tant vanté, qui consiste à certifier des
capacités en germe, est donc à la fois absolu et insuffi-
sant. C'est un écueil pour le mérite modeste ou timide,
et comme les médiocrités se plient plus aisément aux
formules prescrites il en résulte que les services publics
se peuplent d'esprits faux ou brouillons, dont un
tribunal infaillible a constaté la supériorité sur un seul
point.
Si le scrutin et le concours ne créent pas les notabi-
lités intellectuelles, ils sont encore moins aptes à les
reconnaître. La fiction d'une classe moyenne chargée
de les produire ou de les suppléer est grotesque on ne
peut en tenir compte. C'est un milieu que fuient les vé-
ritables supériorités, quand la nécessité ne les condamne
pas à s'y amoindrir. Celles-ci surgissent d'elles-mêmes
partout où se fonde une famille, une peuplade, une
cité. Les intelligences y dominent par le fait, et préci-
sément parce qu'on ne les discute pas.. On n'en est pas
encore arrivé à ce progrès social, de fonder l'autorité
paternelle sur le vote des enfants, et les peuples primi-
tifs, moins rebelles aux instincts naturels que le philo-
sophe qui prétend les perfectionner, s'en rapportent
volontiers à ceux dont l'initiative supplée à leur paresse
native, et que leur énergie, leurs conseils ou leurs bons
offices signalent à la reconnaissance ou aux respects
INTRODUCTION°
de tous. Acceptée tacitement, leur autorité se fonde sur
la possession et se légitime par lasuccession, parce que
toute tradition héréditaire est de droit naturel, qu'on
l'appelle noblesse ou préjugé. On ne la discute pas, on
la constate. Une dépend pas même des gouvernements
de la conférer, si elle ne procède pas de ses œuvres; et
quand ils en délivrent le brevet, c'est qu'ils la recon-
naissent.
Cette origine est moins correcte que le concours'1
ou l'élection; mais elle est plus généralement respectée,'
parce qu'elle est plus sincère, peut-être aussi parce
qu'elle est plus mystérieuse. Elle est si pou contestable,
en effet, que ceux mêmes qui la nient par système
sont les premiers à lui rendre hommage; car les factions
les plus démocratiques savent fort bien distinguer, parmi
leurs prosélytes, ceux dont le rang ou la renommée peu-
vent les servir ou les relever. Les marquis de La Fayette
et de Chauvelin, les Benjamin Constant et les Camille
Jordan étaient, sans être passés par le creuset élec-
toral, les chefs, les pontifes et les oracles de leur parti.
Cette classe de notabilités n'est donc pas imaginaire.
Le devoir des gouvernements est de la chercher où elle
est et sera toujours, en dépit des lois égalitaires et de
la mystification des concours. La naissance, la pro-
priété territoriale, la bonne renommée, l'éducation mo
raie et les services rendus au pays par les familles
considérées composent une catégorie de notabilités qui,
pour ne pas former une caste, n'en sont pas moins réelles
et saisissables. Le premier soin de tout gouverne-
ment qui veut être estimé sera de leur faire faire
INTRODUCTION
place, en imposant à l'aptitude aux fonctions publiques
des conditions qu'elles seules puissent remplir. On doit
ce témoignage à Napoléon, que si, sorti de la Révolu-
tion, il fut contraint de subir le concours des person-
nages qu'elle avait élevés, il ne négligea rien pour
s'en affranchir, autant par ses choix judicieux que par
ses efforts pour épurer ou anoblir ceux que la nécessité
lui avaitimposés.
J~
.)
On oublie trop que les charges publiques ont pour
objet la gestion des intérêts moraux et matériels du
pays, et non la satisfaction de quelques ambitions
privées. Il ne s'y glissa que trop, dans tous les temps,
de ces esprits étroits et difficiles qui, partis de bas lieu,
ne peuvent s'élever au-dessus des habitudes vulgaires
qu'une éducation incomplète leur a fait contracter. Ces
règles de convenance n'impliquent pas d'exclusion, et
n'entravent en rien le libre arbitre du pouvoir dans ses
prédilections, Mais la dignité des agents qui le servent
importe au maintien de la sienne, et l'intérêt des admi-
nistrés est que les représentants du prince soient au-
dessus du dédain et du soupçon.
Qu'on cesse de s'y méprendre c'est par le dogme
absolu d'une égalité menteuse, par l'affectation puérile
d'une justice abstraite, par l'appréciation exclusive des
qualités individuelles, mesurées au compas et pesées à
la balance de la science mathématique, que pèchent
toutes nos constitutions modernes. Cette réglementa-
tion impitoyable, ne tenant aucun compte des varié-
tés que présente le spectacle de la nature entière,
écrase et anéantit la vie sociale, en passant son niveau
INTRODUCTION
de plomb sur les inégalités qui lui font obstacle. Elle
n'admet pas que la spiritualité, qui modifie les élé-
ments de la création, en forme une partie essentielle
et en soit l'âmevivifiante. Elle suppose que l'ordre
moral doit se* prêter aux rectifications et aux aplatis-
sements, comme le sol inerte qui ouvre une ligne plane
et sansaspérités
au passage de la locomotive poussée
par la vapeur. Mais ce phénomène lui-même n'a de puis-
sance qu'à condition de transiger avec la matière qu'il
semble s'être soumise. Si, au lieu d'une ligne étroite
qu'il trace à grands frais à travers les montagnes et les
vallées, il commandait aux unes de s'abaisser et aux
autres de s'élever tout 'entières avec lui, on conçoit
qu'il en résulterait un bouleversement universel.
L'étude persévérante des lois du monde physique a
redressé la plupart des jugements tenus pour infail-
libles autémoignage des sens. Trompé par la marche
régulière des globes qui brillent au firmament, l'homme
ne soupçonnait pas qu!identifié à l'un d'eux, comme
tout ce qui végète à sa surface, il tournait avec lui
autour du soleil; il croyait immuable ce qui était mo-
bile, et changeant ce qui était fixe. Partie imperceptible
d'un seul des rouages de la mécanique céleste, il en est
réduit à douter de la réalité même des découvertes qu'il
a faites.
N'en serait-il pas ainsi des problèmes politiques
qu'on croit avoir résolus, parce qu'on les explique au
point de vue qui nous est assigné, comme les premiers
astronomes d'après les évolutions apparentes du monde
sublunaire dont ils ne pouvaient se détacher?
INTRODUCTION
C'est ainsi qu'à l'application des théories humani-
taires les plus séduisantes pour l'orgueil, et les plus
imposantes par leur généralité, s'évanouissent le bien-
être et la liberté qu'elles promettaient de développer.
Les nations, avant de subtiliser sur leur droit, en jouis-saient sans y songer. L'autorité était accoutumée à le
respecter, et, lorsqu'elle manquait de prudence et de
modération au point de le méconnaître, elle y était rap-
pelée par une résistance énergique, et bien plus encore
par la réaction de son propre intérêt. Le droit ne
manquait donc ni de garantie dans la conscience publi-
que ni de défenseurs ,au besoin. Mais dès qu'il, fut
professé il devint agressif et conséquemment litigieux.
C'est en subordonnant la spiritualité des lois natio--
nalesinnées aux rouages d'une machine gouvernemen-
tale géométriquement équilibrée qu'on a annulé la
puissance du sens moral et réduit l'intelligence à n'être
plus qu'un engrenage. C'est cet asservissement au ni-
vellement, transféré des choses physiques aux choses
immatérielles, qui a renversé l'ordre primitif établi par
celui que les démolisseurs daignent appeler, comme
pour se comparer, à lui, le grand Architecte de l'univers.
Cette cause inaperçue de nos perturbations, pour être
enveloppée de maximes redondantes et se qualifier de
progrès, n'en est pas moins réelle; c'est le premier degré
d'une décadence effectivement progressive Nul de, nos
imprévoyants progressistes n'a sondé la profondeur de
dégradation dont le dogme égalitaire a ouvert l'abîme.
La Révolution n'a pourtant pas encore réussi à
détruire, au profit du despotisme démocratique, tontes
INTRODUCTION
les vieilles aristocraties. Mais s il en est une qu'elle
n'ait pas osé attaquer de front, il n'en est pas de plus
opiniâtrément minée par elle que celle de la probité et
du bon sens. Si celle-ci résiste, malgré sa faiblesse, c'est
qu'elle a dans les consciences et dans lesentiment
in-
stinctif des masses des racines inaccessibles à toute
action humaine.
Cette crédulité de l'auteur paraîtra sans doute bien
mesquine aux libres-penseurs, dont il ose mettre en
doute la docte infaillibilité. Mais il n'ignorait pas, en
prenant l'offensive,- qu'opposer l'autorité prosaïque de
l'expérience et de la vérité à la poésie des révolutions,
c'était attaquer l'école moderne dans son sanctuaire.
Il s'est résigné d'avance à la rigueur d'une enquête
contre laquelle aucune dispense ne prévaut; aussi
a-t-il cru plus digne de son sujet de faire nette-
ment l'exposé préliminaire des convictions qui l'ont
porté à publier son livre, que de chercher à surprendre
l'attention du lecteur par la courtoisie rarement sincère
d'une modeste préface. Il se croit dans le vrai, et
n'admet pas que la cause dont il prend la défense soit
tenue de descendre à se justifier. Mais il trouve équi-
table aussi que les opinions incriminées par lui usent du
droit de s'enquérir de ses titres à la magistrature cen-
soriale qu'il s'arroge. La loi, bien que surannée, du
vieil honneur français, oblige encore la loyauté d'un
champion de l'ancien régime. Aussi n'hésite-t-il pas à
jeter son nom pour gage du combat, et à surmonter la
répugnance qu'éprouve à parler de soi quiconque se
respecte assez pour dédaigner cette contrefaçon des
INTRODUCTION
trompettes de la Renommée, qu'on appelle la réclame.
Il sait trop combien est faible la voix d'un obscur ami
de la vérité pour entreprendre de surmonter le bruyant
concert des manipulateurs de l'histoire qui, depuis cent
ans, travaillent à la falsifier. Il faudrait écrire avec
“ un fer rouge, pour émouvoir leur public ivre ou blasé.
Le style enluminé et l'enflure resplendissante de la
littérature moderne lui ont fait prendre en dégoût
le naturel comme trivial, la clarté comme arriérée
et le .vrai comme une banalité classique. Le génie
même n'a pu l'arracher à ses hallucinations, et le jour-nal le Siècle a plus de lecteurs, chaque jour, que de
Bonald ou de Maistre n'en ont eu dans toute leur vie.
`Le peuple qui se dit le plus civilisé de la terre n'ap-
plaudit encore qu'aux jongleurs qui se moquent de lui,
et se croit grand quand il s'applaudit lui-même sous
l'habitd'un héros de théâtre. Pour prouver qu'il est
libre, il met le feu à sa maison, et ne s'informe pas si
le vaisseau qui porte ses destinées est chargé de ma-J
tières combustibles. Le souvenir de ses mécomptes ne
laisse pas plus de trace dans sa mémoire que le sillage
de la quille d'un navire sur le flot qu'elle a déchiré et,
les ruines de Jérusalem sous les yeux, il traite ses pro-
phètes de visionnaires.
Nous n'entreprendrons donc pas de lui démontrer
que les institutions de la monarchie ancienne étaient plus
civilisatrices et plus libérales que celles de la Révolu-
tion. Sait-il seulement si cette monarchie a existé ?
Est-il bien convaincu qu'avant 89 il était lui-même un
peuple aimable et facile, dont l'insouciance et la viva-
INTRODUCTION
cité étaient devenues proverbiales? Il nous faut un
auditoire moins prévenu ou plus attentif. Il existe sans
doute, mais où le trouver? Le rassembler est peut-être
une difficulté insurmontable.
Mais les vents se chargent, dit le poëte Saadi, de
porter à l'oasis solitaire la semence altérée que le sable
du désert eût étouffée dans ses embrassements., N'y
eût-il que vingt élus par génération dignes d'entendre e
la vérité et toujours prêts à la défendre, qui ne se
sentirait fier de répondre à ces intelligences privilé-
giées et impatientes d'aller étancherleur soif aux sources
rafraîchissantes que leurs lèvres ont affleurées ?
Ces études, fruit des impressions successives
recueillies par un député fidèle que les périls de la
royauté obsédaient dans ses veilles, n'avaient eu d'abord
pour objet que de se justifier à lui-même ses sinistres
pressentiments, et de prendre 'acte, contre la quiétude
ministérielle, des avertissements toujours inutiles et
parfois importuns que sa sollicitude instinctive ha-
sarda quelquefois à la tribune, et quelquefois aussi
dans l'intimité du cabinet. Ses amis politiques n'en
ont pas tous méconnu la justesse; mais si plusieurs les
ont encouragés, d'autres les ont jugés intempestifs ou
exagérés. Il nous a fallu, à nous-même, l'autorité des
faits accomplis pour justifier à nos yeux la persistance
de nos prévisions. Si nous attachions tant de gravité
à des actes de tendance considérés isolément comme
p'une importance secondaire, c'est que nous en ob-
servions de près la fatale influence sur un public en-
tretenu, avec préméditation, dans la défiance de la
INTRODUCTION
Restauration, Plus mêlé peut-être qu'aucun de nos
collègues aux partis qui subissaient ou corrom-
paient l'opinion qu'ils croyaient diriger, nous n'étions
guère moins effrayé des retours inopportuns d'une
autorité dévoyée que de ses concessions perpétuelles;
et si nous les avons signalés souvent avec amertume,
c'est que nous suivions, avec une anxiété pleine d'é-
motion, les faux pas d'uu pouvoir chancelant, côtoyant,
les yeux fermés, des abîmes béants et des piéges visi-
bles pour nous. Nous éprouvions, au refus de tenir
compte de nos signaux, les angoisses de celui qui,
contemplant du rivage la barque dépositaire de ses
plus chères affections, la voit sombrer au sortir du
port.
La vérité a, dans son langage le plus retenu, quel-
que chose de si austère qu'elle offense ceux mêmes
qu'elle voudrait servir. Tel qui l'appelle avec sincérité
la craint lorsqu'elle lui apparaît sans voile. Il ne man-
que jamais de flatteurs pour la rendre suspecte, ni
d'avocats pour l'accuser. Elle brave et fait trembler les
tyrans qui la proscrivent; mais la faiblesse est sa plus
dangereuse ennemie. La République de 93 la punis-
sait de mort, mais elle était forcée de recommencer
tous les jours; tandis que, sous les gouvernements qui
affectaient de se fonder sur elle, toutes les oreilles lui
étaient fermées, assourdies qu'elles étaient par le bruit
parlementaire. Au temps de la Restauration, la vérité
était un perpétuel sujet d'alarmes pour une autorité ti-
mide et trahie onl'attribua, dans celui qui signe cet écrit,
à un esprit d'opposition qui fut toujours loin do sa pen-
INTRODUCTION
sée; dédaignée lorsqu'elle ne voulait qu'être utile, sa
voix fut comprimée lorsqu'elle ne pouvait plus être
qu'offensive.
En essayant de donner à ces études les proportions
d'un traité de politique sérieux, qui embrassât dans
leur corrélation l'ensemble des questions soulevées par
la restauration des derniers princes de la maison de
France, l'auteur ne s'est dissimulé ni l'insuffisance de
ses forces contre la prédominance des préjugés con-
temporains, ni le péril d'une agression dans laquelle il
est difficile d'être vrai pour tous sans se trouver seul
contre tous. Mais, contrairement à l'avis de Fontenelle,
il est persuadé que lorsqu'on croit tenir dans sa main
des vérités utiles, c'est un devoir de les publier à ses
propres risques. Si ce sont des vérités, elles seront
combattues, mais leur triomphe est tôt ou tard assuré é
et ne peut être payé trop cher. Si leur défenseur n'est
pas à la hauteur de sa tâche, l'exemple de sa témérité
lui suscitera des auxiliaires plus capables de la rem-
plir car la milice des soldats de la justice est loin
d'être épuisée, et l'armure des écrivains de notre ftge
qui, depuis Burke, de Maistre etMallet du Pan, se sont
voués à sa cause, est d'une telle trempe, que tous les
traits des tirailleurs de la Révolution se sont jusqu'à
présent émoussés contre elle.
L'auteur aurait pu peut-être compter sur la facile in-
dulgence que la curiosité accorde volontiers au laisse/'
aller des Mémoires particuliers, car peu de nos con-
temporains, aucun peut-être, n'a subi autant de
fortunes diverses, éprouvé autant de vicissitudes, et
INTRODUCTION
passé par plus do professions rarement compatibles
entre elles. Il a vu, à son entrée dans le monde, ses
parents égorgés, ses propriétés incendiées, et l'espoir
d'un riche patrimoine réalisé par une ruine complète.
La loi des suspects n'a épargné à sa jeunesse ni les
honneurs de la captivité ni la faveur d'un arrêt de
mort. Sa vie, abritée sous les drapeaux où tant d'autres
ont été moissonnés, s'est ranimée aux voix amies des
régiments et des états-majors qui ont inscrit son nom
sur leurs registres. Mais, attiré par le charme d'une
indépendance moins réglementaire, il se consacra tout
entier à la rédaction d'un journal 1 d'accord avec l'éner-
gie de ses sentiments contre-révolutionnaires. La loi
de fructidor an V, qui déporta ses collaborateurs à
Cayenne, le força de chercher lui-même uneposition
moins précaire et dans laquelle il pût se dérober aux
nouvelles persécutions dont il était menacé. Une colonie
d'industriels vendéens réfugiée en Bretagne lui tend
des mains fraternelles, et le voilà manufacturier.
Il n'est pas nécessaire d'avoir une vocation pour
réussir si l'on est décidé à faire de son mieux. Mais
quand l'éducation a été dirigée dans un autre but il
est difficile de le perdre de vue, et lorsque le Consulat
vint mettre un terme aux turpitudes directoriales, nous
figurions depuis un an sur le tableau des avocats de
Paris. Devons-nous avouer qu'insensible aux encoura-
gements donnés par l'indulgence des magistrats à nos
premiers débuts, nous n'avons jamais pu vaincre une
répulsion involontaire pour ce trafic de la parole, qui
{.LeCenseur des jownau'.r.
INTRODUCTION
nous semblait voisin de la vénalité de conscience et
une espèce de prostitution de sa personne? Nous aurons
l'occasion d'en déduire les raisons, quand nous en
viendrons à sonder les plaies du régime parlementaire
mais nous étions si peu fier des prérogatives de l'ordre
qui s'était dressé sur la tombe des ordres supprimés
par la Révolution, que nous renonçâmes avec joie à
l'honneur de lui appartenir, pour le premier emploi
salarié qui nous fut proposé. C'était déroger sans doute,
car il était obscur et modeste. Mais il nous rendait aux
relations politiques et littéraires que la presse ardente
et franchement réactionnaire de l'an V contre la tyran-
nie conventionnelle et la Révolution nous avait fait
contracter avec tout l'entraînement de nos convic-
tions.
Les souvenirs d'un soldat qui a servi sous plus d'un
drapeau, qui a connu l'héroïque Henri de La Roche-
jacquelein et le grand Napoléon, conversé avec les plus
célèbres révolutionnaires, depuis l'incorruptible Robes-
pierre jusqu'au vertueux Dupont de l'Eure, communi-
qué soit officiellement, soit par sympathie, soit par
hasard, avec la plupart des maréchaux de l'Empire,
avec un plus grand nombre d'émigrés, de généraux de
la République dont plusieurs furent ses condisciples
et ses amis, ceux de la Vendée, à commencer par
Stofflet et Cathelineau; qui enfin s'est trouvé mêlé
à plusieurs conspirations et a collaboré avec assez
d'hommes d'État, on prétendus tels, pour connaître en
partie l'histoire secrète de son temps, ces souvenirs
auraient la chance d'amuser l'oisiveté du commun
INTRODUCTION
des lecteurs, sinon de satisfaire les croyances et la cu-
riosité de tous.
Mais l'expérience et l'agitation d'une trop longue
vie ont imprimé à nos convictions plus de réserve et
de gravité, et nous avons préféré, à nos risques et
périls, ne nous adresser qu'aux gens sérieux. Nous es-
pérons les convaincre de la sincérité et de l'indépen-
dance de nos jugements, sinon de cette stoïque impar-
tialité qui n'est trop souvent qu'une neutralité déguisée
entre le bien et le mal. Nous aimons la modération,
mais nous tenons la justice pour la vertu de l'histoire.
et le premier devoir de l'historien. Qu'on daigne nous
tenir compte du désir d'être équitable nous ne deman-
dons pas la confiance du lecteur à d'autre titre, nous
reposant d'ailleurs sur l'intuition des âmes droites,
plus promptes que les esprits subtils à dégager la
vérité des artifices du langage. Elle se présente nue à
ceux-là seuls qui sont dignes de la connaître, et le fard
dont on' la parc lui donne quelquefois la laideur du
mensonge ainsi certaines louanges équivalent à la
diffamation mais tout homme juste hésitera à
condamner celui qui, sujet à l'erreur comme tous les
hommes, n'en est pas du moins complice volontaire,
et peut dire avec Montaigne « Mon intérêt ne .m'a
fait méconnaître ni les qualités louables de mes
adversaires ni celles qui sont reprochables à mes
amis. »
11 s'est glissé dans la polémique du temps de la Res-
tauration on ne sait quelle pruderie hypocrite dont la
démocratie aurait été la première à s'indigner si, en
INTRODUCTION
effet, elle était entrée dans nos mœurs aussi avant que
l'adit M. Royer-Collard. Il ne s'agissait de rien
moins
que de rejeter, dans une idéalité qu'on appelle les choses,°
la responsabilité qu'il est d'usage et de raison de faire
peser sur les personnes. On rayerait ainsi les noms
propres de l'histoire; et comme plus d'un ministre
était intéressé à ce qu'on fit de cette urbanité une loi
do convenance, les rigueurs courtoises du Code pénal
lui sont venues en aide de sorte que M. Decazes et
tout son cortège doctrinaire ont pu se donner pour les
soutiens d'^in pouvoir qu'ils venaient renverser, en
croyant le pétrir à leur usage. Mais les comédiens poli-
tiques ne sont pas plus que les autres à l'abri des sif-
flets. Justiciables de l'opinion, plus ils la compriment
et plus sa réaction est impitoyable. Celui qui se retran-
che derrière les arrêts de la justice n'échappe point à la
flétrissure des débats. Les esprits pusillanimes peuvent
se laisser prendre à l'amorce de ces ménagements mais
toute probité s'en'indigne, car elle a le droit de n'être
pas confondue avec les fripons, envers qui le respect du
silence tiendrait de la complicité.
Un nom en dit souvent plus qu'un long commen-
taire. En le livrant au public, on évite l'écueil d'une
récusation discutable, car tout le monde sait le genre
de célébrité qu'il s'est acquise. A ce haut jury seul
appartient le droit de déterminer les circonstances
atténuantes du délit; il n'admettra jamais l'excuse de
la peur ou de l'ignorance dans un hoir me d'État. Aspi-
rer au pouvoir sans en avoir l'intelligence sera toujours,
à ses yeux, un crime irrémissible, car les nations ne
INTRODUCTION
sont pas faites pour servir aux expériences des incapa-
cités présomptueuses toujours aux aguets, à la tête ou à
la suite de toutes les coteries. Lesgouver nements parle-
mentaires, qui ne sont, en réalité, que la course aux
portefeuilles, ou le ministérialisme dans toute sa cru-
dité, ont été surtout féconds en nullités pratiques. C'est
avec stupeur que toutes les administrations ont vu
w s'abattre ces nuées d'oiseaux de passage, qu'on saluait
du titre d'Excellence, et dont ceux-là seuls n'ont pas été
nuisibles qui n'ontrien fait et se sont laissé conduire on
laisse à la routine de leur bureaux. On a vu beaucoup'<
d'honnêtes et bienveillantes médiocrités atteintes de
cette fièvre abdéritaine, et l'on ne peut expliquer l'élas-1
ticité de leur conscience, affrontant toutes sortes de
responsabilités, que par ce vertige contagieux qui
change en manies ambitieuses les plus puériles vanités.
Ce ne fut pas une des moindres erreurs de la Res-
tauration que de combler de grâces et d'honneurs
toutes ces incapacités prises à l'essai, lorsqu'elles fai-
saient place à d'autres d'une valeur non moins problé-
matique, mais naturellement intéressées à cette prodi-
galité .banale. Si les ministres disgraciés avaient bien
mérité du prince, l'honneur de sa politique était de les
maintenir. Mais, dans le cas contraire, quelle impru-
dence de laisser à la traverse de leurs successeurs
toutes ces rivalités émérites, auxiliaires assurés de
toutes les compétitions à naître L'exil et l'interdiction,
en usage sous l'ancien régime, étaient une précaution
plus logique et plus morale elle eût du moins préservé
l'autorité de cet essaim de parasites, toujours à l'affût de
INTRODUCTION 1
ses défaillances, pour prendre part à ses dépouilles. On
conçoit, à la rigueur, l'irresponsabilité présumée du
prince que sa naissance condamne à régner cette sup-
position est même un des arguments les plus victorieux
sur lesquels les gouvernements constitutionnels ou
représentatifs prétendent fonder leur raison d'être.
Mais la responsabilité des conseillers de la Couronne
en devient d'autant plus rigoureuse et' indispensable.
C'est aussi une des conséquences les plus évidentes du
système parlementaire, bien qu'elle n'ait servi jusqu'ici
qu'à en démontrer le vice radical et F inanité.
Le mépris des traditions est le symptôme le plus
caractéristique, de l'esprit novateur; mais il en est l'é-
cueil le plus inévitable et le conseiller le plus perfide,
car ce qui est naturel et vrai est ce qu'il y a de plus
ancien au monde, et l'horreur d'une servile imitation
conduit fatalement à la prédominance du faux. Or ce
triomphe n'a guère que l'apparence et la durée d'une
orgie et, quel que soit son dédain des comparaisons, il
est rare qu'elles soient à son avantage. Les admirateurs
les plus intrépides de la Révolution n'ont pas encore
mis en parallèle ses institutions les plus saintes avec
celles de l'ancien régime, sans s'exposer à l'humiliation
d'une défaite. La rénovation des sociétés est sans doute
une grande et noble pensée, mais leur conservation a
bien son mérite, et ses métamorphoses ne sont pas tou-
jours des améliorations.
Il faut bien reconnaître qu'en portant atteinte à l'or-
dre immuable de succession suivi depuis l'origine de la
Monarchie, on a répudié le gage de stabilité qui a sou-
c
INTRODUCTION
tenu cette grande institutionpendant plus
de huit siè-
cles. En abjurant notre foi monarchique, nous avons “
donc déplacé le pivot régulateur de notre nationalité, et.
replongé la France dans les incertitudes communes aux
peuples livrés à la compétition de races rivales ou au
vent des révolutions, fléaux dont cette foi était le préser-
vatif le plus assuré. Ce divorce avecla dynastie identifiée
au pays ne se fonde que sur une supposition non
encore discutée, à savoir qu'elle était un obstacle à
3, tout progrès, et qu'on a fait, sans elle, mieux qu'elle n'a
fait elle-même.
Mais, on ne peut le nier sans ignorance ou sans mau-
vaise foi, la Royauté avait concédé avant la Révolu-
tion tout ce que la Révolution prétend lui avoir arraché,
puisqu'elle avait achevé d'émanciper toutes les classes,
d'abolir tous les priviléges et de faire des citoyens de
tous ses sujets. Dès 1.648, elle avait formulé une consti-
tution, dont celles qui se sont succédé depuis 1791 ne
sont que des contrefaçons. Ce statut était, en effet,
plus sincère, plus libéral et plus complet que la paro-
die mort-née qu'en avait faite l'Assemblée nationale;
car il avait encore, pour devenir viable, les éléments
qui ont conservé la constitution anglaise, et la fiction
d'un monarque cerné par une démocratie souveraine
était tout simplement une absurdité.
Cet avortement d'une assemblée qualifiée ridicule-
ment de Constituante résume cependant toute la fécon-
dité des principes de 89, et donne la mesure exacte
de la portée des intelligences qui s'identifient à cette
ère de notre régénération. Les jours qui l'ont suivie et
INTRODUCTION
mise en œuvre apportent, il est vrai, quelque restriction
à cette admiration exubérante. Mais les crimes et les
horreurs de 93 ont une trop étroite parenté avec les
doctrines de 89 pour qu'il soit possible de la nier, et
les patriotes de 89 qui désavouent cette parenté sont
tout simplement de faux frères, ou des lâches semblables
à ces malfaiteurs qui, ayant ouvert la porte du domicile
où s'est commis un meurtre et ayant eu la plus grosse
part du vol, se posent, devant la justice, en révélateurs.
La police peut avoir ses raisons pour absoudre leur
complicité mais le mérite d'une trahison de plus ne
réhabilite pas l'instigateur du crime parce qu'il s'en
fait le délateur. Les premiers fauteurs de la Révolution
resteront donc, en dépit de leurs palinodies, responsa-
bles des excès dont ils n'ont eu ni l'art de prévoir ni
le courage d'empêcher l'accomplissement.
Ce n'est pas qu'il ne soit dû aucune pitié aux esprits
ardents ou faibles séduits par les grands mots d'huma-
nité, de patrie et de liberté, avant que la réflexion
leur fût venue. Mais tout ce qu'il y avait, aux États
généraux, de gens de cœur et d'esprits élevés, n'a pas
attendu les conséquences des principes de 89 pour les
prévoir et les abjurer. Les protestations anticipées de
cette noble phalange, à la tète de laquelle figurent les
Mounier, les Malouet et notre ami Bergasse, seront la
condamnation de tous ceux qui ont persévéré dans
l'erreur.
L'admiration du vulgaire pour les phénomènes qui
l'étonnent et les nouveautés qui lui plaisent lui fait
prendre en dégoût, sans qu'il y songe, son bien-être
INTRODUCTION
réel, la douceur de son climat et la providence do l'au-
torité qui le protège; Mais celui-là seul est mûrpour
la
civilisation, qui n'a pas besoin d'effort pour comprendre'
qu'il n'y a de Stable que ce qui est régulier, et de con-
stamment utile que ce qui n'est pas exceptionnel. Les
météores et les volcans ébahissent la foule mais on con-
sulte le cours invariable du soleil pour mesurer le temps
et cultiver la terre. C'est à la poursuite d'une rénova-
tion sociale impossible que nous avons sacrifié l'esprit
de famille, la dignité du citoyen et cette habitude d'in-
dépendance et de modération qui rapprochent les,
hommes et donnent seuls un sens déterminé aux mots
abstraits et relatifs de civilisation et de patrie.s
Ce qui devrait ébranler la foi des plus opiniâtres,
c'est que toutes les expériences faites depuis 89 n'ont
abouti qu'à déplacer les priviléges, appesantir les char-
ges et multiplier les abus, pour donner, en compensa-
tion, on ne sait quels droits politiques dont les sophistes
n'ont pas encore trouvé la définition, mais dont l'u-
sage'est une dérision perpétuelle et sert seulement à
surcharger d'entraves la liberté civile, la seule qui im-
porte à tous. Le produit net de ces combinaisons
savantes a été de diviser le pays en partis irréconcilia-
bles, de propager les doctrines les plus antisociales, et
d'asservir les minorités intelligentes aux majorités les
plus mobiles et les plus aveugles.
Ce n'est pas manquer d'impartialité que d'affirmer
qu'il fut un temps où les Français ont joui de plus de
repos, de bonheur et de liberté que sous le Comité de sa-
lut public, sous l'Empire et même sous les gouverne-
INTRODUCTION`
ments constitutionnels. Cela peut être en désaccord avec
d'admirables utopies et nié par les nouveau-nés de la Ré-
volution mais c'est un fait que la renaissance de 89 ne
peut annihiler. Si tant de réformateurs ne sont parvenus
à substituer aux libertés du sujet que les servitudes du
citoyen, ne serait-ce pas que l'ancienne Monarchie
reposait sur un principe moins abstrait et plus social
que tous les systèmes démocratiques? Ce n'est pas
l'association, mais la famille qui est primitive et c'est
dans l'amour, paternel que l'autorité trouve ses com-
pensations, non dans la rivalité des frères. Hors de ce
pouvoir protecteur et modérateur, la société n'est qu'une
arène, l'égalité qu'un mensonge et la liberté qu'un pu-
gilat.
La Révolution a sans doute d'heureuses exceptions
et de victorieux arguments à opposer à cette humble
croyance. Il ne serait pourtant pas inutile à l'instruc-
tion des générations qui ne datent que de 89 d'in-
terroger les Français d'une époque plus arriérée qui
auraient assez vécu pour avoir subi dans leur jeunesse
le joug du bon plaisir, comme il est convenu de qua-
lifier l'ancien régime, et qui auraient eu aussi leur part
des bienfaits répandus sur la France par les États
généraux, par la République, par Napoléon et par la
foule de libérateurs éclos jusqu'à nos jours. Apres
tant d'espérances trompées, do projets avortés et de
promesses déçues, quel progressif n'a jamais bronché;
quel dévot au fétiche de 89 n'a jamais douté; quel li-
béré de l'ancien régime, fatigué des courses qui l'y
ramènent sans cesse, n'a jamais jeté en arrière un
INTRODUCTION
regard de regret involontaire; quel révolutionnaire
enfin n'a. pas reculé devant un crime de plus?
Le retour inattendu de la dynastie nationale, lorsque
l'Europe à genoux semblait avoir consacré pour jamaiscelle du soldat victorieux des rois et de la Révolution,
a été, pour la France conquise et humiliée, un acte pro-
videntiel d'une telle évidence, qu'il avait été invoqué,
par les ennemis mêmes les plus acharnés de la légiti-
mité comme l'unique moyen d'échapper au terrible
naufrage qui absorbait dans un même gouffre l'Empire,
la République et la nation elle-même, avec son terri-
toire et toute sa fortune. C'est le Sénat impérial qui pro-
clama cette dynastie, et les acclamations de la population
de Paris ne trouvèrent pas une seule voix dissidente.
Mais cette impression fut aussi fugitive qu'unanime,
et la Révolution, humiliée du bienfait que lui infligeait
la légitimité, objet de sa haine profonde, n'eut rien de
plus pressé qM de lui faire un grief d'être revenue à la
suite de l'étranger. Cette ingratitude trouva de tels échos
dans le chauvinisme national, que l'on répète encore.
tous les jours cette sottise dans les mêmes termes;
ainsi l'invasion de la France ne serait pas l'œuvre
de Napoléon, mais des Bourbons.
La première pensée qui vint à ses nouveaux amis,
plus occupés de leurs intérêts que de ceux de la France,
fut de se placer résolument à la tête du mouvement
national et d'aplanir toutes les difficultés qui auraient
pu l'entraver, ou seulement le contrarier. Cette tactique
était habile, et le vieux roi rappelé, sans avoir rien fait
pour hâter ou glorifier cette grande mais tardive répa-
INTRODUCTION
ration, se trouva naturellement à la merci de ceux qui
lui avaient ménagé un accueil si peu attendu. La res-
tauration de 181A ne fut donc pas celle de la Royauté,
qui avait fait de la France la première des nations civi-
lisées, mais bien' celle des principes de 89, avec toutes
leurs contradictions, leurs dangers et leur impuissance
et pour que cette inauguration fût visible à tous les
yeux, c'est. l'ex-évèque d'Autun, Talleyrand, que
Louis XVIII choisit ou accepta pour son premier mi-
nistre. w `
Les espérances exagérées et les défiances intéressées
ont été également hostiles à la Restauration. On lui a
demandé plus qu'elle ne pouvait donner, et souvent
imposé plus qu'elle ne pouvait supporter sans honte.
Faussée par son premier statut, elle a pu retrouver de
ndèles services, mais non la vigueur ni le génie qui
l'auraient pu sauver de la trahison. Tombée, à son dé-
but, sous la tutelle d'une coterie corrompue qui n'eutn
d'autre souci, que de l'exploiter et d'autre courage que
celui de la trahir, elle ne fut, en effet, sous les deux rè-
gnes des frères de Louis XVI, qu'un épisode de plus du -.–
drame de la Révolution.
Cette longue mystification, connue sous le nom de
Comédie de ~Mmse ans, fut ainsi qualiBée par les acteurs
mêmes qui y ont rempli les premiers rôles et qui ont
continué de figurer sans vergogne à la cour et dans les
conseils de Louis-Philippe, ramené par la Restauration
pour la consolation et le triomphe d~eses ennemis.
Cependant ceux qui se sont retirés d'elle n'ont pas
recouvré leur crédulité première aux promesses des ré-
INTRODUCTION
volutions. De là un profond découragement qui devait
éteindre, à la longue, tout sentiment de patriotisme,
d'honneur et de probité. La foi qu'on ne pouvait plus
avoir dans les événements, dans les doctrines et dans
ses propres illusions, on la concentra dans les intérêts
matériels et ce que les néologues de l'école ont nommé
l'~M~M&M~M~Mf. Cette dernière évolution dans les mœurs
et dans les idées fut-elle un progrès? L'esprit du siècle
n'a qu'une voix pour l'affirmative. Que sont, pour lui,
les principes conservateurs des sociétés, la confiance,
la charité, l'esprit de famille et la croyance en Dieu, si-
non de vieilles superstitions?
La lutte du fait et du droit est aussi ancienne que le
monde. Partagé entre le devoir et l'intérêt, l'homme ne
discerne le bien du mal qu'autant qu'il parvient à se do-
miner lui-même, et le plus habile à justifier sa résis-
tance aux lois quand elles le gênent est le plus subtil à
excuser les abus quand il en profite. Mais si les pas-
sions ont assez d'empire sur les consciences pour alté-
rer et modifier à leur usage les vérités primitives, elles
sont impuissantes à réédifier ce qu'il leur a été permis
de démolir; et c'est à ce signe de malédiction que se
reconnaît le sceau de l'éternelle justice. Quoique la force
manque souvent au droit, il réagit éternellement contre
le fait qui le comprime, et la perturbation des États est
la conséquence forcée du désaccord entre le principe
moral qu'ils ont mission de faire respecter et le fait
qui les régit.
Sans doute le droit n'est pas une pure abstraction,
et il est impossible de le défendre quand il s'abandonne
INTRODUCTION
lui-même, ou que dominé par la fatalité des vicissi-
tudes humaines il est condamné à l'inertie. Mais il ne
périme pas parce qu'il est vaincu, et quand on l'attesta
à l'appui d'actes qui ne procèdent pas de lui, ces actes
n'en reçoivent aucune sanction. La nécessité elle-même
autorise, mais n'oblige pas; elle tient lieu du droit, mais
ne l'abolit pas.
Ces digressions nous ont paru indispensables à la
complète intelligence de cet ouvrage; leur omission eh
aurait compliqué le~ inductions et peut-être obscurci le
texte. Nous osons donc compter sur l'indulgence du lec-
teur à qui la longueur de ces éclaircissements prélimi-
naires ne paraîtrait pas aussi essentielle qu'à nous-même.
Nous avons tenu à poser leplusnettementpossible labase
de nos immuables convictions.
Sur cette base seront résolues toutes les questions
que nous allons soulever. Peut-être nous trouvera-t-on
quelque témérité mais certainement on nous recon-
naîtra un désir aussi sincère de rendre hommage à la
vérité que de justifier notre dégoût profond de la Révo-
lution et nos répulsions pour les sophistes qui fatiguent
leur plume à la célébrer.
Légitimiste dans la rigueur du principe, nous ne
nous prosternons pas plus devant les sottises ou les fai-
blesses qui le compromettent que devant les transac-
tions qui tendent à l'atténuer. Nous ne professons pas le
culte des personnes au point d'admirer ou de nier leurs
erreurs, et si nous respectons la udélité ~M< ?MPMMà
une dynastie dans laquelle une génération d'aveugles
n'a pas su voir le gage de ses franchises et de sa tiationa-
INTRODUCTION
lité, nous ne portons pas le scrupule jusqu'à dissimuler
ses fautes et à. déguiser la vérité parce qu'elle est
amëre. Les leçons du malheur sont perdues pour les
princes qui n'ont que des serviteurs attentifs à leur en
dérober les causes. Cette réserve sentimentale est aussi
dangereuse que la félonie, trop souvent cachée elle-
même sous une adulation perfide. Il revient bien, aux
rois qui ont laissé briser dans leurs mains un sceptre
dontlavertu n'a jamais failli à qui sut s'en servir, quel-
que solidarité dans les pièges auxquels ils se sont laissé
prendre. Les mauvais conseils n'absolvent l'intention
qu'en accusant l'intelligence. « Dieu, qui vous a fait roi,
écrivait Louis XIV à Philippe V, vous inspirera ce qui
convient à votre dignité de roi. M Il y a des temps, en
effet, où prendre conseil seulement est une faute. Quels
que fussent les services de Fouché, comment s'est-il
trouvé un Français pour engager le frère de Louis XVI
à l'admettre ouvertement dans son conseil? Il n'y a pas
de raison d'État qui excuse certaines mésalliances, et
le prince qui soufre qu'on les lui impose ne règne pas
en effet, car, sans le comprendre, il' abdique en les
subissant. Les factieux ont beau jeu contre un pouvoir
qui se laisse avilit. Les peuples sentent trop bien le be-
soin qu'ils ont d'être gouvernés pour s'attaquer au
prince qu'ils savent assez jaloux de son autorité pour
la défendre avec énergie, et s'ils se laissent en-
traîner à la suite des conjurés, c'est que l'audace de
ceux-ci impose à leur instinct d'obéissance. Commander,
c'est, pour eux, suppléer aux volontés absentes, et ils
sont induits à regarder quiconque usurpe le pouvoir
INTRODUCTION
comme plus capable de l'exercer que ceux qui règnent
et ne gouvernent pas.
C'est une triste maisrigoureuse condition de la sou-
veraineté, de se tenir perpétuellement en garde contre
les affections privées. Il ne serait ni juste ni possible
de les lui interdire, car elles sont la seule compensation
du souci des affaires et de l'isolement auquel est con-
damnée la grandeur de celui-là seul qui ne peut avoir
d'égaux.
Mais, s'il veut régner avec gloire et faire régner avec
lui la justice, il fera deux parts bien distinctes de son
existence. Les grands rois savent que tous leurs sujets
ont le même droit à leur protection, et que, ne pouvant
les apprécier tous, l'unique moyen de les protéger éga-
lement est de maintenir et de respecter les lois, les usa-
ges et les règles qu'ils ont trouvées établies ou qu'ils
ont proclamées eux-mêmes. Leur providence est dans
cette impartialité, et leur bonté dans l'immuabilité de
leur justice. On a reproché aux Stuarts ce faible des
bons cœurs inclinant toujours à croire ceux qu'on
aime dignes d'être aimés de tout le monde, et les servi-
teurs du prince les plus fidèles serviteurs de l'État. Cette
illusion n'est pas seulement une source de préférences
aveugles et de mauvais choix, elle est de plus un dan-
geret souvent un scandale. C'est elle qui sous la Régence
a intronisé l'intrigue et la dilapidation des finances,, en
mêlant à la gravité des travaux du cabinet la frivolité
des courtisans et l'avidité des courtisanes, doublement
insatiables et hardies quand elles viennent de haut lieu.
Il y a plus d'imprudence à confier les rênes de l'Etat
INTRODUCTION
aux mains d'un favori qu'à les laisser nottor au hasard,
sous la garde de la routine. Il faut à ces parvenus les
mieux intentionnés plus de mérite, d'efforts et de sé-
ductions pour vaincre seulement la répugnance dont
ils sont l'objet, qu'aux esprits les plus vulgaires, mais
précédés d'une bonne renommée et de quelque expé-
rience pratique, pour gagner la confiance publique, inspi-
rer le génie et accomplir de grandes choses.
On n'a pas assez loué le discernement et la constance
de Louis XII! à choisir et maintenir un ministre qu'il
n'aimait pas car l'application, la fermeté et le génie
qu'il n'aurait pas eus lui-même, il les avait pressentis
et trouvés dans ee ministre, seul capable de tenir tête
aux attaques dont il savait son trône menacé.
Dans les temps de troubles et de révolutions, la rai-
son d'État est encore le meilleur conseiller d'un prince
intelligent. Ce n'est pas le plus cher ou le plus dévoué,
ni même toujours le plus capable, qui soit à préférer. Il
y a des valeurs relatives et des mérites de position que
les circonstances révèlent à la perspicacité de celui qui
s'occupé sérieusement de ses affaires.' Il lui importe
sans doute de n'accorder sa confiance qu'à des hommes
qui en soient dignes; mais il lui importe plus encore
qu'ils soient le reflet de sa propre pensée et les instru-
ments de sa volonté; car si régner c'est choisir, recevoir
l'impulsion qu'on doit donner, c'est abdiquer. Il vaut
encore mieux risquer de se tromper que de livrer son
initiative à qui peut en abuser. Pour un prince sage qui
sait consulter, ce danger n'existe pas. Mais l'usage des
conseils est un art difficile pour les plus habiles, attendu
INTRODUCTION
qu'ils sont variables, et la marche du gouvernement est
une, régulière et prédominante. Le meilleur avis peut
l'entraver, s'il n'est pas modifié, rectifié, approprié à
l'usage de celui qui, chargé de la direction suprême, ne
doit jamais perdre de vue l'ensemble des intérêts engre-
nés pour ainsi dire dans l'organisation générale du mé-
canisme social. Il n'est, par exemple, ni utile ni prudent
de laisser des ministres improvisés, comme l'étaient tous
ceux de la Restauration, remanier, refondre et recom-
poser arbitrairement les services tombés tout organisés
sous leur direction. Ces réformes hâtives sont des per-
turbations auxquelles l'intrigue a plus de part que leur
utilité réelle. Les bons ouvriers savent se servir de tous
les instruments,. et, des ministres réorganisateurs que
nous avons vus à l'oeuvre, pas un ne s'est trouvé qui ne
fût au-dessous de la tâche qu'il s'était rendue plus diffi-
cile en la compliquant.
C'est à ces remaniements perpétuels de l'administra-
tion qu'on doit l'exubérance toujours croissante de son
personnel, le chancre du népotisme dont elle est dévorée
et la vénalité progressive qui finira parlarendre impossi-
ble. Il faut être bien volontairement aveugle pour ne pas
voir que toute réforme présentée sous le prétexte d'a-
mélioration est fondée sur un calcul d'intérêt très-dis-
tinct de l'intérêt public. Celui du prince est de mainte-
nir et d'étendre sa protection & tous ceux qui ont pris
l'engagement de le servir. Il est assez placide pour
attendre la conversion des plus suspects, et assez au-
dessus du mérite trop dédaigné de l'humble pratique
pour s'accommoder des plus médiocres. Cette indulgence
INTRODUCTION
excite le zèle, amortit les ressentiments et donne quel-
quefois la capacité; car personne ne reste insensible
aux témoignages de confiance donnés au nom du sou-
verain, et la stabilité des charges invite à les honorer.
Telle ne fut pas, il faut l'avouer, la politique de la
Restauration. Au milieu des mutations pratiquées
chaque jour et dans le personnel et dans les attribu-
tions des moindres administrations, le pouvoir régu-
lateur s'annulait insensiblement. C'étaient autant de
petites révolutions, en attendant la grande.
Rien ne prouve mieux la dégradation de ces gouverne-
ments mixtes qui, ne vivant que de transformations et de
corruptions, finissent tous par dégénérer en oligarchie
ministérielle, dernières et inévitables destinées de toutes
ces fictions de pouvoirs balancés, dont toute la fécon-
dité consiste à susciter les plus basses ambitions, à
neutraliser le principe d'autorité et à froisser tous les
intérêts légitimes. La souveraineté du peuple est exer-
cée, en son nom, par d'audacieuses nullités, improvisées
hommes d'Etat en vertu d'un scrutin ou d'une ordon-
nance de roi constitutionnel. Plus ces hommes sont
inexpérimentés, plus le pouvoir les enivre, et par osten-
tation de capacité ils se livrent aux témérités les plus
excentriques. tis ne se font pas plus de scrupule de tra-
hir la confiance du prince qui les admet dans son conseil
que d'en abuser, et quand ils ont compromis le salut
de l'Etat, ils en sont aussi fiers que s'ils l'avaient con-
quis. L'histoire est pleine de ces exemples dont les
gouvernements constitutionnels ne préservent pas les
rois, tant s'en faut; et les écrivains royalistes dont les
INTRODUCTION
veilles ont été consacrées à l'étude des deux règnes qui
n'ont fait que préparer un dernier triomphe à la Révolu-
tion n'auront pas moins de peine à expliquer la confiance
du bon roi Charles X dans l'ineptie notoire de Jules
de Polignac que l'incompréhensible prédilection de
Louis XVIII pour le fils mal élevé du procureur De-
cazes.
La liberté de nos jugements paraîtra peut-être irré-
vérencieuse à ces serviteurs d'élite accoutumés à con-
fondre, dans leur pieuse affection, le roi et la royauté,
et pour qui la majesté du malheur est un titre'de plus à
leur vénération. Mais ce ne sont passes fidèles contem-
platifs qui relèvent les trônes renversés, et l'exemple
du vertueux Louis XVI et de ses frères prouve trop bien
que ce n'est pas à la noblesse de cœur et aux vertus
chevaleresques qu'il a été donné de prévoir les com-
plots et de. conjurer les tempêtes.
Le principe de l'autorité vient do trop haut pour
n'être pas distingué de la personne du souverain; on
peut le défendre pour lui-même, sansmanquer
au res-
pect dû à d'augustes infortunes, ni porter atteinte à leurs
droits. Peut-être ces droits, fondés sur la raison d'État
et la vitalité desnations qu'ils sauvegardent, donneraient-
ils à leur légitimité une origine aussi sainte et une
sanction plus universelle; car le sceau providentiel
n'est pas moins visiblement empreint dans les institu-
tions dérivant des besoins moraux des sociétés humai-
nes que dans le dogme traditionnel, lequel n'est pas à la
mesure de toutes les intelligences. Cette loi émane aussi
du droit divin, qui identifie la Royauté au corps social
INTRODUCTION
dont elle est l'âme et fait dépendre la vie, des peuples
de sa propre durée.
Nous n'avons donc pas entrepris cette apologie du
système monarchique pour faire l'éloge ou la censuré de
la Monarchie renversée. Mais, comme sa chute a été le
signal d'une série de calamités encore loin d'être épuisée,
il n'est pas sans intérêt de savoir quelles ont été les
causes de sa mort, lorsqu'elle semblait plus florissante
et plus forte que jamais. Pour faire cette <K~o/M~,
nous avons dû explorer les premières déviations de sa
constitution normale, car les altérations qui en sont ré-
sultées en ont troublé tout le système, et ont causé cette
c~~cM~e a~ selon l'expression de Fontenelle, que
tout le monde remarquait dans l'attitude du gouverne-
ment, avant la Révolution.
La Monarchie n'avait cependant rien perdu de son
éclat et de sa puissance, et le passage de sa grandeur à
sa décadence a été si rapide qu'il n'a pas d'exemple
dans le/passé des empires, fondés par la conquête, ont
pu être renversés par la conquête, mais non sans lutte
violente ou prolongée. Quand commença le long mar-
tyre de Louis XVI, il ne régnait déjà plus que fictive-
ment depuis trois ans. Si l'Empire romain s'est survécu,
sa décrépitude, lente et prédite, a été, on le sait, l'ex-
piation de son insolente domination, par la servitude et
la dégradation qui lui ont été infligées.
L'impiété peut bien triompher de l'impunité des
grands crimes politiques; mais il y a, dans l'enchai-
nement des faits, de telles analogies, que le plus
hardi doit hésiter à affirmer qu'ils ne sont pas le châ-
INTRODUCTION
T.l. d
timent et la conséquence logique les uns des autres.
Le principe d'autorité, avili aux mains des rois que
Dieu en avait fait dépositaires, s'est retrouvé intact
sous les décombres entassés par la Révolution, d'où
Bonapartel'exhuma pour lui rendre toute sa féconde
énergie. En usa-t-il pour l'accomplissement de la
mission qui lui avait été dévolue? Le fait est qu'il le
vit se briser dans sa main les frères dit martyr se
sont assis sur son trône, relevé et délaissé par le vain-
queur de la Révolution. Ils en ont été dépossédés
par le fils d'un traître, traître lui-même, qu'ils avaient,
sans rougir, comblé de leurs faveurs, mais qui lui aussi
fut honteusement chassé par la Révolution à laquelle il
était inféodé de përe en fils.
De ces faits qui relient entre eux tant de rapports
inexplicables, il ne nous appartient pas de tirer des in-
ductionstrop
claires. Nous en cédons l'honneur aux
avocats du fait accompli, lesquels n'ont pas, comme
nous, la faiblesse de voir, dans la déception do toutes
les combinaisons plus ou moins criminelles de l'ambi-
tion, l'action providentielle des règles qui président à
l'alliance du monde réel avec le monde visible.
Mais nous prendrons la liberté de leur soumettre
nos scrupules sur les conséquences de l'impunité du plus
grand crime peut-être qui puisse porter atteinte à l'or-
dre social fondé par Dieu même sur le principe d'auto-
rité, la trahison de l'un des membres de la famille pré-
posée à la garde de ce dépôt sacré nous voulons parler
de la félonie dont Philippe-Égalité a infecté notoirement
toute sa descendance.
INTRODUCTION
Le meurtre d'un roi, dit Shakspeare, ouvre, pour sa
sépulture, un vaste abime qui ne se ferme plus que*
lorsqu'il a été comblé des cadavres de ses sujets, de ses
courtisans, de ses assassins et de leurs enfants. Ce crime
ne conduit pas seulement aux excès de cruauté, de per-
fidie etd'opprassion qui signalent toutesles usurpations
il corrompt tout autour de lui ceux qui le subissent
doutent de la justice de Dieu, et ceux qui le louent sont
par cela seul déshonorés.
Le prince indigne qui souille ainsi le sang royal
ne peut expier son forfait en répandant tout le sien
c'est à la source empoisonnée qui le transmet que doit
s'appliquer le remède d'un arrêt inexorable. Il y va de
l'avenir des légitimités et du salut des monarchies con-
sacrées parla civilisation. Au lieu d'ouvrir ses bras et
les portes du royaume au fils de Philippe-Égalité, le
premier devoir du frère de Louis XVI eût été d'obte-
nir des Chambres et de toutes les cours de justice un
décret et une sentence solennelle retranchant irrévoca-
blement cette branche pourrie du tronc royal, et lui
interdisant d'en porter à l'avenir le nom et les insignes.
Cette ûétrissare était la seule à la mesure du crime, et
ce n'est qu'en se pnriSant dans l'obscurité d'une condi-
tion privée, Jtans la régénération du sang populaire, que
les d'Orléans pouvaient se racheter du péché originel,
et mériter un jour de redevenir Français.
Si toutes les dynasties régnantes tardent à se re-
trancher dans leur droit et dans leur force, aucune
n'échappera aux poisons combinés de la démocratie et
du virus fratricide, dont toutes les royautés et toutes
I~TRODUCTIOK
les nations de l'Europe ont déjà senti les atteintes.
De ce que la loi romaine avait omis de prévoir
le parricide, s'ensuit-il qu'il dût rester impuni? De ce
que le Code pénal français n'a pas prévu les crimes que
des princes seuls puissent commettre, faut-il conclure
que ces crimes sont affranchis de toute peine? La raison,
la logique et la morale s'accordent, au contraire, pour
opposer une répression plus énergique à des forfaits ex-
ceptionnels, et proportionner la rigueur du châtiment
au rang du coupable, lequel aggrave sa responsabilité,
et à l'intérêt politique engagé dans les actes personnels
des princes et des grands.
LES RUINES
MONARCHIE- FRANÇAISE
GRANDEUR DE LA MONARCHIEFRANÇAISE
CAUSESDE SA LONGUEDURÉE ET DE SA MORTSUBITE
Les Gaules ont joui, pendant plusieurs siècles,
d'une nationalité incontestable. Leur théocratie, leurs
cités antiques et leurs expéditions lointaines témoi-
gnent d'une organisation puissante, et l'on ne peut
mettre en doute la civilisation d'un peuple qui embrassa,
des premiers, le christianisme, ce triomphe de la spiri-
tualité de l'âme sur le paganisme, et des lois morales
sur la barbarie. Mais ce peuple ne fut pas seulement
conquis par les Romains dont le joug était plus cor-
rupteur qu'oppressif. Les invasions réitérées des Nor-
r
DE LA
LIVRE PREMIER
LMttandbpreciosMrrninis.
(SH)Ot!<EApOM.tNAfHE,ch.X\X)t.
CHAPITRE PREMIER
DE LA FRANCE ANCIENNE
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
mands, des Tartares, des Maures, et de toutes les hordes
nomades qui mondèrent l'Europe du nord au midi, ont
tellement mélangé les races et modifié les usages et
les mœurs, qu'il serait impossible d'affirmer l'origine
d'aucune famille celte ou gauloise, malgré l'empreinte
plus ou moins distincte des types particuliers remarqués
dans plusieurs provinces. La promiscuité universelle,
favorisée par la guerre et le commerce, ainsi que l'in-
fluence climatérique des régions polaires ou tropicales,
ont tellement multiplié les nuances, que la science hé-
site à conclure, de la confusion des couleurs, à l'in-
compatibilité des espèces. L'esprit révolutionnaire peut
trouver son compte à supposer des spécialités slaves,
ou franques, ou gauloises, mais le voyageur sourit de
ces puérilités, et la raison s'indigne de l'usage qu'on en
fait. L'Italie est le coin du monde où l'on trouverait
le moins de vrais Romains, quoique dans nul autre pays
le brigandage n'aspire à tant d'honneurs et ne s'exerce
avec autant d'impunité.
Lorsque la Gaule, opprimée par les Goths, appela
les Francs à son aide, leur chef se fit chrétien pour
combattre, avec elle, l'ennemi commun; mais le der-
nier vestige de sa nationalité s'évanouit dans cette
alliance, et le nom de France fut substitué à celui sous
lequel elle avait été connue jusqu'alors, sans que nul
souvenir historique autorise à croire que cette union
des deux peuples ne fût pas amiable et de consentement
mutuel.
Cependant la fusion des races ne s'est accomplie que
longtemps après, et la nationalité française ne s'est pas
même réalisée sous la seconde race. La civilisation mo-
narchique d.~c seulement de la troisième. Sans aucun
DE LA FRANCE ANCIENNE
doute, la propagation de la foi chrétienne en avait jetéles bases et y avait prédisposé les esprits, en définissant
clairement l'objet et les devoirs de la souveraineté. La
féodalité, il faut le reconnaître, y avait préludé en pre-
nant dans tous les rangs, sans distinction d'origine, ses
féaux, ses vassaux et ses pairs; la chevalerie, véritable
berceau de la noblesse, en choisissant pour devise
FoMM~M~ <?~<<~e, élevait l'obéissance jusqu'au sacrifice
volontaire et l'on n'a pas le droit d'ignorer que le serf
attaché à 1&terre qui le nourrissait n'était pas un esclave,
et avait des droits dont serait jaloux plus d'un démo-
crate de nos jours, réduit aux convoitises impuissantes
de son prolétariat. Mais ces ébauches attendaient l'avé-
nement du fils de Hugues le Grand pour se compléter.
Tout ce qui a précédé n'est pas l'histoire d'un peuple
avant conscience de ses actes, mais le laborieux enfan-
tement d'un monde en fusion, essayant toutes les
formes, subissant les invasions de tous les aventuriers
nomades en quête d'une patrie, et suivant servilement
le premier drapeau qui se déploie devant lui. Malgré
tout l'art des inductions, le plus grand admirateur des
origines démocratiques aurait peine à tirer, des chro-
niques informes de la première race, une ombre d'or-
ganisation digne d'être soumise à l'analyse. Les popula-
tions se prosternaient devant la force, sous quelque
forme qu'elle se présentât, et se mêlaient sans s'agglo-
mérer.
Quant au règne du grand empereur d'Occident qui
surgit comme un météore brillant au milieu de ces
ténèbres, il n'en eut que l'éclat passager, au moins à
l'égard de la France; car, après lui, toute lueur de
civilisation s'y éteignit. La législation tout entière
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tomba en désuétude, les lois ripuaires, comme les lois
saliques et la loi romaine elle-même. Sa vigilante admi-
nistration et son habile politique n'eurent pas <le len-
demain. Il ne resta plus que des traditions confuses,
interprétées quelquefois par le sentiment moral, inné
dans le cœur humain et antérieur à tous les codes,
mais le plus souvent par l'ignorance ou l'intérêt. La
division des provinces en pays de droit écrit et de droit
coutumier est le monument le moins récusable de l'in-
consistance des notions conquérantes et de l'insouciance
des nations conquises.
Aller puiser,' dans ce chaos, des leçons de gouver-
nement ou des notions sérieuses de législation, c'est
donc une malheureuse inspiration ou un calcul peu
digne de confiance. Durant trois siècles que régna cette
race brutale de rois francs, on ne voit que des frères
égorgés par leurs frères, des pupilles immolés à l'am-
bi tion de leursoncles,
des maris empoisonnés par
leurs femmes. Les crimes des Atrides, des Médée et des
Néron sont égalas, sinon surpassés, par ces princes qui
se disent chrétiens. Des mères dénaturées versent
le sang de leurs fils, sans remords, et des reines sont
sacrifiées, sans pudeur, au caprice d'une concubine. La
guerre est perfide, et la paix cruelle autant que la
guerre. Thierry attire à une conférence le roi de Thu-
ringe Hcrmanfroy, et le fait précipiter du haut des
remparts; les couvents mêmes ne sont plus des lieux
d'asile on y tranquc de la tête des proscrits et de la
prostitution des princesses; des évoques sont accusés,
en plein concile, de meurtre et d'adultère, de viol et
de trahison.
Le récit de ces atrocités pourrait se répéter à chaque
DE LA FRANCE ANCIENNE
règne, et les chroniqueurs qui les ont recueillies croient
les avoir expliquées quand ils les ont attribuées à l'igno-
rance et à la férocité des siècles barbares. Mais pour-
quoi ne les retrouve-t-on pas dans les annales de tous
les peuples primitifs? Et pourquoi les avons-nous vues
si souvent se renouveler à la face des peuples qu'on
croit civilisés? Si la Révolution française, et le Bas-
Empire ont lutté de stupide cruauté avec les peuplades
les plus sauvages, n'y aurait-il pas une cause commune
à des désordres qui ne manquent pas de se reproduire
sous l'influence des mêmes circonstances?
L'imperfection des lois et la dépravation des mœurs
accusent toujours l'absence d'un pouvoir régulier et
d'une autorité légitime. Un principe n'est qu'une lettre
morte, quand il manque de fixité et d'unité. Si l'em-
pire de Clovis a continuellement vécu dans les convul-
sions, c'est qu'il était partagé; si ses successeurs furent
victimes les uns des autres, et si le règne d'aucun d'eux
ne fut paisible et fécond, c'est que leur pouvoir n'eut
jamais assez d'unité et de nxité pour être intelligent,
fort et protecteur. Le dernier d'entre eux fut destiné
à servir de preuve à cette vérité. Devenu le jouet d'une
famille sujette, dépositaire de son autorité, mais l'exer-
çant pour elle-même et se la transmettant par succes-
sion, elle devait inévitablement rester là où elle rési-
dait habituellement.
Partout où la souveraineté manque de suite et d'ini-
tiative, les dépositaires du pouvoir grandi dans leurs
mains finissent par l'exercer sans partage, même quand
ils ne peuvent pas se l'approprier ostensiblement. Dans
les sérails d'Orient, ce sont les eunuques qui en ont la
tradition; ilsse la transmettent pour l'exploiter à leur
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
profit, et souvent pour l'énerver ou la vendre. Depuis
soixante ans que nous sommes en révolution, le gou-
vernement n'est pas encore sorti des mains des révolu-
tionnaires, de leurs complices ou de leurs créatures. Les
changements, dans les sommités nominales et dans les
couleurs du drapeau n'y font rien; il est aujourd'hui
avéré que jamais ils n'ont plus exclusivement usé du
pouvoir qu'au temps de la Restauration. C'est la même
coterie qui, après avoir conquis la France en 89, s'est
faufilée de l'Assemblée constituante dans la Convention,
que la réaction de vendémiaire an III n'a pu ébranler,
qui a fait chasser les~iéputés réactionnaires en fructidor
an V, s'est trouvée, sous l'Empire, en possession des
préfectures et du Sénat, et a fait elle-même, à son profit
et à sa. gloire, la coup d'État de juillet i830. M. Guizot
s'y porta l'héritier des Girondins, comme M. Thiers de
la Montagne. Ces qualifications sont déjà loin de la
pensée de ceux qui les ont acceptées avec orgueil
mais leur austérité est souple et leurs amis assez nom-
breux pour que toutes les avenues du pouvoir et des
honneurs restent toujours ouvertes en leur faveur.
Cependant ces successions collectives, comme, celles
des rois de la première race, s'amoindrissent et s'anni-
hilent, en se subdivisant. Il faut qu'elles se personni-
fient pour se consolider au lieu de l'un des cohéritiers,
on voit plus ordinairement un intrus concentrer dans ses
mains la portion d'autorité qui va toujours s'affaiblis-
sant dans celles de chacun d'eux ainsi ont procédé les
partis et les généraux qui, après avoir été. investis par
la République de pouvoirs suffisants pour se passer
d'elle, ont fini par la traiter comme les maires du palais
ont traité les derniers Mérovingiens.
DE LA FRANCE ANCIENNE
Cet ofnce, emprunté à la domesticité dont la fas-
tueuse nomenclature consolait la cour de Byzance de
sa caducité, n'était, en réalité, qu'un économat que,
de nos jours où le fonctionnarisme a trouvé le moyen
de renchérir sur la décadence de l'empire d'Orient, on
a décoré du titre d'intendance; et de surintendance. Ce
n'était donc qu'un emploi de second ordre majores
e~i~MM~M? non magistri, supérieur peut-être à celui
des chainbeUans et des préfets du palais, mais exclusif
des hautes directions, des services publics et du com-
mandement des armées. Ses attributions furent origi-
nairement les mêmes à la cour des rois francs; mais
ceux qui l'exerçaient, familiers et confidents intimes,
souvent agents utiles et secrets, se transformèrent aisé-
ment en conseillers nécessaires, sous des princes faibles
ou violents, en défiance de tout ce qui venait troubler
leurs habitudes ou alarmer leur ignorance. Ils n'eurent
donc pas de peine à se prévaloir de leurs services pour
en accroître l'importance munis des pleins pouvoirs
du souverain, et à l'occasion de leurs instructions mys-
térieuses, ils en firent insensiblement un privilége
Inhérent à leur charge~ et quand celle-ci devint héré-
ditaire, un droit dès lors inaliénable qui se confondait
avec celui du souverain.
Sous Clovis II, les leudes, effrayés de l'accroisse-
ment immodéré de la puissance des maires du palais,
obtinrent, dans l'intérêt même de la couronne, qu'on
les soumît à l'élection; mais Flodoat, après avoir
acheté leurs suffrages, n'eut pas de peine à se les in-
féoder, car tout électeur fait bon marché de son vote,
lorsque le dispensateur des grâces et des honneurs y
met le prix; et quand, à quelques années de là, on
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
demanda la suppression de l'emploi, il était trop tard!
Celui qui en Stait investi s'en prétendit héritier de
droit, et, bravant ses adversaires intimidés, fut assez
hardi pour le transmettre, de son vivant, à son petit-nis
élevé sous la tutelle d'une femme.
Jamais usurpation ne fut plus habilement préparée,
plus longuement poursuivie et plus audacieusement
consommée que celle de cette maison germaine, intro-
nisée dans l'histoire de France sous la désignation de
seconde race, ou de dynastie carlovingienne.
Pépin dit l'Ancien fut traversé, dans ses projets, par
la mort prématurée de son héritier mais sa fille avait
donné naissance à Pépin d'Héristal, que le soulèvement
des évêques et des leudes contre le maire Ébroin porta
à la place de celui-ci. Mis à la tête de l'Etat par le crédit
de sa famille, autant que par le vceu public, il y con-
tinua sa politique ambitieuse et en atteignit le but avec
une fermeté admirable, secondée par ses rares talents
et aussi par les événements. La gloire dont se couvrit
Charles Martel, plus encore que la dextérité de son
père, disposa la nation à voir en lui le protecteur du
pays et le dépositaire du suprême commandement, et
quand Pépin la Bref ceignit son front de la couronne,
à peine s'aperçut-on qu'il s'en emparait. Cependant lui-
même ne trouva pas la dégradation du dernier des
Mérovingiens suffisante pour légitimer son avéne-
ment, et il tâcha d'y suppléer par un simulacre d'é-
lection. Les États furent donc convoqués à Soissons
pour lui donner cette satisfaction; mais, soit qu'il eût
trop de hauteur pour se soumettre à cette humiliation,
soit qu'il jugeât qu'une formalité superflue signalait d'au-
tant plus l'absence de son droit, il ne s'en contenta pas,
DE LA FRANCE ANCIE~E
et s'occupa sérieusement d'obtenir la sanction du pays.
L'occasion était favorable. Rome était menacée par
les Lombards, et la protection de la France, dont les
victoires récentes avaient délivré l'Europe chrétienne
de la crainte des inndèles, était toute-puissante. La
négociation marcha donc rapidement. Pépin exposa
humblement ses scrupules au Souverain Pontife, lequel
répondit, avec une réserve un peu subtile, que l'au-
torité appartenait à celui qui l'employait à la défense
de la justice. ;r
Rome délivrée n'eut rien à refuser à son libérateur,
et, par une réciprocité de sentiments facile à concevoir,
celui-ci paya sa condescendance de riches présents et de
plus riches dotations. Les évêques prirent, à sa cour, une
influence inusitée, et lorsqu'il eut été sacré par l'arche-
vêque Boniface, il crut pouvoir dédaigner les jalousieset les murmures des grands et des mécontents qui au-
raient été disposés à contester ses droits à la couronne.
Mais combien les calculs de la sagesse humaine,
quand ils n'entrent pas dans les desseins de Dieu, sont
incertains et décevants L'épiscopat, qui avait concouru
si puissamment à l'établissement de la seconde dynastie,
et que Pépin par reconnaissance avait associé à son pou-
voir, fut la cause première de rabaissement de sa mai-
son. La déposition de Louis le Débonnaire fut proposée
par les évêques et les États qui l'avaient nommé
usèrent du droit qui leur avait été conféré par lui pour
répudier son dernier descendant. Du droit d'élire dérive
naturellement celui de révoquer mais ni l'un ni l'autre
ne sont compatibles avec celui de la souveraineté héré-
ditaire. Il n'y aurait ni nationalités, ni Ëtats,ni sociétés,
si chaque génération était appelée à détruire l'oeuvre
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de ses pères, comme elle s'arroge un peu légèrement
peut-être le droit d'imposer à ses descendants le devoir
de payer ses dettes et ses folies.
Quant. aux censures ecclésiastiques, elles ont leur
limite dans leur nature même, essentiellement morale.
Le droit d'excommunication, qui n'est contesté au Pape
par aucun catholique, n'oblige en effet que les conscien-
ces soumises à l'autorité spirituelle on ne fulmine pas
de bulles contre les rois idolâtres. Les évêques qui
ont jugé le fils de Charlemagne auraient peut-être été
fondés à exposer leurs griefs à ce père commun des
fidèles. Mais ils excédaient les limites de leur pouvoir,
en se plaçant au-dessus de leur propre souverain dans
un acte évidemment en dehors de leur compétence. Ils
en étaient au fond si convaincus, qu'ils commencèrent
par se l'assimilar, en le déposant, parce que la déposi-
tion était la peine qu'ils encouraient eux-mêmes, aux
termes de la discipline ecclésiastique. C'est ainsi que
la Convention prononça la déchéance de Louis XVI,
parce que cette formule était dans le protocole du bar-
reau, et que les avocats reconnaissaient instinctivement
que détrôner n'étai); pas plus dans leur vocabulaire que
dans leur droit.
La violation du principe de la souveraineté et la
perturbation dans l'ordre de succession, même quand le
droit originaire est en question, sont toujours des sujets
de trouble et de péril pour l'État. Si jamais dynastie
fléchit sous le poids de sa dégénération, c'est assuré-
ment celle des Mérovingiens et si jamais intronisation
fut signalée par des exploits héroïques et d'immenses
services, c'est bien celle de Charles Martel, de Pépin et
de CharlemagnB. D'ou vient donc qu'ils n'ont su ni orga-
DE LA FRANCE ANCIENNE
niser leur administration ni fonder un gouvernement qui
s'identifiât au pays, puisqu'il retomba, après le règne
du grand homme, dans l'enfance dont son génie sem-
blait l'avoir tiré?
La politique du fils de Pépin à l'égard de la France
est celle de tous les princes qui croient avoir besoin de
détourner l'attention de leurs sujets, ou de leur im-
poser par une grandeur et une puissance qu'ils ne tien-
nent que de leur épée': il se sentait mal à l'aise dans les
limites encore indéterminées du royaume des Francs,
dont it se serait contenté peut-être, s'il avait été le patri-
moine de ses aïeux. Cette méfiance inquiète et le besoin
de vaincre les ennemis cachés de sa fortune, en impo-
sant l'admiration comme un tribut, ont fait autant de
conquérants que l'amour de la gloire. Le nouvel empe-
reur d'Occident, en .revêtant la pourpre romaine, renon-
çait, par le fait, au titre de roi de la France, descendue
au rang de ses autres provinces.
Cela est si évident, que de trente ou quarante as-
semblées nationales convoquées durant son règne,
aucune ne siéga au sein de la France. Il y en eut sept à
Worms, cinq à Aix-la-Chapelle, les autres à Mayence,
Paderborn, Genève, Ratisbonne, Engelheim, Nimègue,
Coblentz, etc. Les seules villes devenues françaises qui
aient joui de cet honneur sont Thionville et Valen-
ciennes, Boulogne et Cherbourg. Quant à Lutèce,
destinée à devenir l'Athènes de la civilisation moderne,
elle n'était alors qu'un bourg fortiné, dont l'enceinte
n'avait pas encore franchi les deux bras de la Seine
qui embrassent File Notre-Dame. Elle ne date, en effet,
que des comtes de Paris, qui en firent leur résidence
après l'avoir sauvée de l'invasion des Normands.
LES RHXES DE LA MOXARCHIE FRANÇAISE`
La mission de Charlemagne ne fut donc pas de
fonder la monarchie française, mais de mettre fin aux
invasions qui retardaient la civilisation de l'Europe.
En repoussant les Saxons et les Maures, il accomplis-
sait l'œuvre de Clovis au nord, et de Charles Martel au
midi; toutefois la seconde race n'appartient pas plus à
l'individualité du pays que la première Clovis était
Franc, et Charles, Germain. L'un campa dans les
Gaules, qui l'acceptèrent comme un libérateur; mais ni
lui ni aucun de ses descendants ne s'occupa de leur
donner une organisation régulière, et le premier ne
leur laissa d'autre souvenir d'alliance ou de consan-
guinité que le nouveau nom qu'elles substituèrent à
celui qu'avaient illustré leurs ancêtres. L'autre ne
daigna pas même y faire sa résidence. Son règne, pré-
paré, comme celui d'Alexandre, par un autre Philippe,
fut suivi des mêmes calamités. L'empire fut divisé, et
le sceptre impérial, uni à la couronne de France, dégé-
néra en une suzeraineté nominale qui l'empêcha de se
nationaliser. La Bavière, l'Allemagne, la Bourgogne et
l'Italie se séparèrent du faisceau qui les avait réunies,
et finirent par contester à la France la suprématie que
lui attribuait son droit d'aînesse dans le partage de la
succession impériale; et si la réaction n'alla pas jusqu'àl'invasion, comme en 1814 et 1815, la France n'en fut
pas moins démembrée, comme une succession obérée.
Ainsi, à dix siècles de distance, la ruine et l'abaissement
furent tout ce qui resta au pays de la gloire de ses deux
grands empereurs. Les provinces, épuisées pour l'hon-
neur des armes, manquèrent bientôt de bras pour les
féconder, et la détresse du trésor en vint au point
qu'on ne put subvenir aux frais de la moindre expédi-
DE LA FRANCE ANCIENNE
tion sinon par des concessions de terres, de bénéfices
et de priviléges. De nos jours aussi on ne peut pour-
voir à aucune dépense inattendue qu'au moyen des
emprunts et des anticipations; similitude singulière!
qui s'aggrave peut-être des illusions du crédit, dont la
défaillance ne laisse après lui ni réserve pour aviser, ni
travail productif pour attendre.
Salvien raconte que des paysans et des artisans se
vendaient seulement pour vivre, et acceptaient la servi-
tude comme un bienfait. Que dire de la désertion des
populations rurales? Agglomérées dans des ateliers sou-
tenus par un capital fictif, ellespeuvent
voir s'anéantir
enunjour~ la caisse qui alimenteleurs salaires, et celle
qui absorbe leurs épargnes.
`
Les grands et les rois eux-mêmes furent réduits à
cette extrémité, de ne pouvoir soutenir leur rang sans
aliéner leurs propres domaines, et jusqu'à leurs droits
royaux ou seigneuriaux. Cette dépendance des usuriers
et d'un crédit qui allait toujours en s'affaiblissant, déta-
cha successivement de la couronne ses plus riches
possessions et ses plus Hdèles vassaux. Les fiefs,
agrandis par tant de concessions, rivalisèrent avec ceux
du roi et tendirent à s'en affranchir. Les usurpations
des uns et les dissipations des autres eurent pour ré-
sultat de réduire la royauté à une détresse telle que
les enfants de Louis d'Outre-mer n'avaient plus ni terres
ni sujets ce qui, sous l'empire naissant de la féoda-
lité, équivalait à une abdication, puisque l'autorité ne
se concevait plus, séparée de la seigneurie.
Cet isolement de la postérité de Pépin, et sans doute
aussi la conscience d'un droit originairement litigieux,
précipitèrent la chute de la seconde race, plus rapide-
T.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ment que ne l'avaient fait, sous la première, la division du
royaume en plusieurs parts et le fractionnement des
provinces, à l'ouverture de chaque héritage.
On porta une plus mortelle atteinte encore au prin-
cipe d'unité et de légitimité, qui fait toute la force .du
régime monM'chique, en le subordonnant à un simu-
lacre d'élection. Cette concession contribua à rappro-
cher la distance qui séparait le vassal de son suzerain.
Les grands vassaux surtout s'appliquèrent à formuler
de nouvelles restrictions au serment qu'ils prêtaient à
chaque nouveau règne; cette sorte de relâchement dans
les liens de fidélité principal soutien de l'institution
féodale, tenait, à l'égard du trône, à cette tacite répul-
sion qui n'a jamais cessé d'exister contre la postérité
de Pépin.` `
Tout porte à croire, en effet, que la félonie du der-
nier maire du palais ne fut jamais pardonnée. Éginhard,
qui écrivait sous le règne de Louis le Débonnaire, dont
il était le secrétaire, tout dévoué qu'il fût à son maître,
avoue que malgré le reflet jeté par la gloire du grand
empereur sur la mémoire de son père, on avait
toujours de vives inquiétudes sur les suites de son
usurpation. Tout ce que dit le naïf historien, pour
excuser l'expulsion du dernier Mérovingien, prouve
uniquement qu'elle ne fut ni populaire ni agréée des
seigneurs de sa cour et de son royaume. Ce que l'on
peut inférer de cette apologie, trop embarrassée pour
n'être pas t&citement désavouée, c'est que la prescrip-
tion était loin d'avoir légitimé le succès. Par jalousiehéréditaire, autant que par attachement à la dynastie
renversée, tbus les grands avaient déserté la cour, et
la plupart, réfugiés derrière leurs créneaux, affectèrent
DE LA FRANCE ANCIENXE
une défiance et une réserve voisines de l'hostilité. C'est
cette émigration à l'intérieur de tous les puissants pos-
sesseurs de terres et de tous les dignitaires châtelains
pourvus de bénénces, qui engendra la ligue féodale et
la guerre sourde et permanente qui finit par isoler le
gouvernement et le rendre impuissant, ou plutôt impos-
sible. Les guerres lointaines et continues de Charle-
magne et son glorieux avénement à l'empire ont dû
déconcerter les complots et décourager les conspirations
mais la preuve de leur persistance, c'est que les desseins
conçus contre la royauté n'ont été qu'ajournés, et qu'ils
reposaient sur des combinaisons qui devaient tôt ou
tard, mais infailliblement, la rendre' incompatible avec
la nouvelle organisation du pays.
La faiblesse et la déconsidération auxquelles fut t
réduite la royauté, par l'inféodation de tous ses domai-
nes et l'abdication de la dignité impériale, prouvent
assez que la seconde dynastie ne s'identifia jamais à la
nation comme celle de Clovis. Son abaissement com-
mence à Louis le Débonnaire, et ce qui avait précédé
l'institution du grand empire d'Occident n'était que le
prélude de cette révolution dans laquelle la France per-
dit son homogénéité, en se divisant par seigneuries
féodales plus ou moins indépendantes de la royauté.
La monarchie, investie d'une suzeraineté sans initiative,
descendit donc au rang de puissance nominale, infé-
rieure à celle des grands vassaux qui continuaient de
prêter à la descendance de Charlemagne l'hommage
qu'ils avaient rendu à l'empereur. EUe assista, sans
résistance, au développement de cette organisation féo-
dale dont chaque agrégation nouvelle était un démem-
brement de la royauté, ou une sorte d'abjuration du
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
serment, fait au roi. Ce fut donc le siècle et le règne de
la féodalité, et non celui d'une dynastie. Celle de Pépin
ne put se soutenir sans l'aide des vassaux, qui l'assis-
tèrent dans La guerre, ou trouvèrent profitable à leur
propre agrandissement de lui fournir des hommes et
des subsides. Pas plus que la dynastie de Clovis, elle
ne s'identifia au pays, et sa souveraineté, incapable de
se suffire à elle-même depuis qu'elle s'était annihilée
aux mains de Louis le Débonnaire, ne subsista, pendant
les cinquante dernières années de sa durée, que sous le
bon plaisir des comtes de Paris, ses tuteurs plus que
ses vassaux, et ses protecteurs après l'avoir combattue
et vaincue les armes à la main.
CHAPITRE II
ORIGINE ET GRANDEUR DE LAMONARCHIE
FRANÇAISE
L'institution monarchique et l'autonomie de l'em-
pire français ne datent véritablement que de l'avéne-
ment de la troisième dynastie, la seule dont la nationa-
lité ne soit pas contestée, la première qui ait donné au
pays une organisation régulière, et compris que le pou-
voir le plus stable était tempéré par les lois et soumis
lui-même à la justice de Dieu. Elle n'avait recueilli, des
deux races qui l'avaient précédée, qu'un souvenir pour
héritage, mais avec un legs inappréciable, fécond et
civilisateur la foi chrétienne. Clovis n'avait pas seule-
ment délivré les Gaules de la tyrannie des ariens, il
s'était humilié lui-même sous la bénédiction du pontife;
et là reconnaissance des peuples affranchis adopta, sans
qu'il leur fût imposé, son nom de Franc comme gage
de leur régénération.
Ce qui maintint la seconde race pendant près de
trois siècles de décadence, c'est qu'elle resta fidèle à
cette tradition, dota, défendit et reconnut l'Église ro-
maine comme le centre de toutes les communions catho-
liques, la régulatrice des consciences et la gardienne
de la liberté religieuse contre le despotisme des rois et
les déviations de l'orthodoxie. Cette noble confiance
LES RUINES BE LA MONARCHIE FRANÇAISE
dans l'autorité morale du pontife conservateur de la
croyance et de la fraternité universelle, ne valut pas
seulement à la couronne de France le titre de fille aînée
de l'Église, mais encore aux rois très-chrétiens les ver-
tus et le génie qui ont fait de leur dynastie la plus glo-
rieuse et la plus ancienne qui ait régné sur aucune na-
tion du globe.
C'est en effet une exception bien digne des faveurs s
du ciel, que l'intronisation dé la troisième dynastie
n'ait été entachée ni de fraude ni de violence, et que sa
légitimité ait été consacrée par l'assentiment unanime
des peuples et des grands vassaux de la couronne. Il
n'est pas de fait historique plus attesté que celui de sa
longue résistance aux vœux du pays et de sa généreuse
obstination à protéger et à défendre le trône chancelant
des derniers Carlovingiens. Il n'a fallu rien moins que
le besoin impérieux qu'avaient de son appui l'État
obéré et la nation inquiète, pour la résoudre à une
élévation qu'elle accepta bien moins comme une faveur
du ciel que comme un devoir et un fardeau, lorsqu'à
la mort de Louis V, le trône se trouva vacant, en butte
aux jalousies etaux compétitions des puissances
rivales.
On a beaucoup controversé sur les titres de Hugues
Capet à la couronne lorsqu'il existait encore un héri-
tier collatéral du sang de Pépin. Mais si l'on consulte
avec impartialité les circonstances de ce grand change-
ment, les notions de droit qui régissaient alors les suc-
cessions royales et le grand intérêt de salut public qui
dominait toute la question, on concevra l'impossibilité
de la résoudre autrement qu'elle ne l'a été et d'ail-
leurs, parmi les contemporains et les compétiteurs
ORIGME ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
eux-mêmes, nul n'a été appelé personnellement à justi-fier ou à témoigner d'aucun titre en litige dans ce pré-
tendu procès.
Il C'est'la même école moderne dont le premier ensei-
gnement consiste à nier la légitimité de toutes les
royautés, qui a imaginé de reconnaître celle du dernier
neveu des maires du palais, afin de signaler, comme
un usurpateur semblable aux autres, le fondateur de la
troisième dynastie. C'est un point d'histoire qu'il im-.
porte à la morale, autant qu'à la vérité d'éclaircir, sans
ménagement pour la pruderie hypocrite des conscien-
cieux professeurs qui ne voient et ne jugent l'histoire
que du point de vue de la Révolution.
Dès le ix" siècle, les ancêtres de Hugues unissaient t
à la réalité d'une souveraineté de fait, tous les signes
d'une succession non interrompue et jamais contestée.
Robert régnait, au temps de Charles le Chauve, sous le
titre de duc de France, ce qui suppose des rapports
plus intimes avec le pays que ceux de suzerain, et une
généalogie aumoins
aussi antique et plus~indigëne.
Son fils Eudes fut proclamé roi à Compiègne, sans op-
position du successeur de Charlemagne, ni d'aucun des
pairs de,France, tous alors puissants comme lui et
grands vassaux de la couronne impériale. C'étaient les
ducs de Bretagne et de Normandie; de Guienne et de
Bourgogne, les comtes de Toulouse, de Flandre et de
Champagne. Ce pouvoir s'exerça parallèlement à
celui des Carlovingiens, et sur les plus belles provinces,
sans réserve et sans litige. Si l'on veut mettre en re-
gard cette souveraineté directe et une souveraineté no-
minale, résultat du pacte féodal réciproquement obliga-
toire, le lien qui les unissait, on le concevra, pouvait se
LES RUINES DZ LA MONARCHIE FRANÇAISE
relâcher ou se rompre sans forfaiture, puisque l'hom-
mage-lige du vassal à son seigneur suppose que le sei-
gneur protège son vassal, base et condition de toute la
confédération féodale. Or, depuis plus de cinquante
ans, c'était le vassal qui soutenait le trône du suzerain;
et, en reconnaissant que cette prérogative dérivait de la
dignité impériale, on admet naturellement qu'elle était
devenue contestable, depuis que cette dignité avait cessé
d'appartenir aux rois de France. Ceux-ci trouvaient les
limites de leur pouvoir dans celles de leur royaume, et
le dernier ne régnait notoirement que par la volonté et
sous la tutelle de Hugues.
L'élection était logiquement incompatible avec la
suzeraineté féodale, dont le caractère distinctif est de
ne tirer son droit que d'elle-même. Eudes et Raoul
étaient intronisés au même titre que les rois carlovin-
giens, et sacrés avec la même solennité, en la même
qualité de rois et de rois de France il ne pouvait plus
dès lors s'élever entre eux qu'une simple question de
préséance., et cette prérogative, aiMblie par rabaisse-
ment auquel était réduit le pouvoir effectif, n'était plus
qu'un acte de courtoisie de la part du fort, devenu le pro-
tecteur du faible. Le dernier titulaire de cette royauté
fictive mourant sans héritier direct, tous-les vassaux qui
avaient continue de lui rendre hommage purent, sans
félonie, se tenir pour affranchis de ce devoir, avec'd'au-
tant plus de raison que le dérnier re~aa coltatepal de
la famille, devenu étranger et vassal dé l'empereur
Othon, était déchu en vertu' des lois du royaume, et
banni en outre par un arrêt de la cour des pairs, pour
avoir assisté l'ennemi do la France dans toutes ses hos-
tilités contre elle.
ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Sauf le cas dérogatoire do vassalité, le duc de Lor-
raine eût été dans une position analogue à celle des
Bourbons d'Espagne, dont aucun n'a songé à revendi-
quer le trône de France. Mais cette circonstance aggra-
vante impliquait une renonciation et une exclusion
beaucoup plus explicite que celle exprimée au traité
d'Utrecht, laquelle n'avait pas 'pour objet d'abolir les
droits héréditaires, mais uniquement "d'interdire la réu-
nion des'deux couronnes sur une seule tête. 1
Telle était d'ailleurs la fière indépendance de la
couronne de France, que l'incapacité légale du duc de
Lorraine eût blessé toute la noblesse, et qu'on lui eût
unanimement refusé le serment d'allégeance. Il était
impossible de concilier une suzeraineté dégradée par
l'inféodation, avec toute l'organisation féodale qui n'at-
tachait de juridiction qu'à la terre, et qui n'eût pas com-
pris une royauté dépouillée de tous ses domaines. La
maxime doctrinaire « le roi règne et ne gouverne pas »
eût révolté le bon sens des peuples, qui ne sera jamais à
la hauteur de ces subtilités, et ne distingue pas une
royauté inerte d'une royauté absente.
Il n'est donc pas exact de dire que la dynastie de
Pépin a été détrônée. Elle a laissé périmer, l'une après
l'autre, sa souveraineté impériale et sa suzeraineté féo-
dale et quand le trône est devenu vacant, on a bien
moins songé à s'informer s'il y avait des héritiers, qu'à
sauver l'héritage. Il fallait à l'État en péril un tuteur
énergique et puissant. C'était l'exclusion de tout pré-
tendant douteux ou débile.
Nos constitutions écrites jetteraient un jour tout
nouveau sur ces questions, si elles étaient logiquement
acceptées et religieusement observées; car elles ont plus
LES RUIXES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
nettement que jamais consacré le droitdiviu,
en fai-
sant de la royauté une magistrature inamovible, trans-
missible par ordre de primogéniture. Ainsi le cas échéant
de la vacance du trône de l'ancienne France, la branche
espagnole et napolitaine aurait primé celle d'Orléans;
en effet toute renonciation conditionnelle est nulle dès
qu'une éventualité la rend révocable. Le traité d'Utrecht
pouvait obliger personnellement Philippe V, mais non
priver les descendants de Louis XIV du droit d'opter.
Il n'appartient à personne de disposer de ce qui n'existe
pas encore, et, même en disposant pour soi, nul n'a le
droit d'engager l'avenir d'autrui. Il résulte d'ailleurs du
protocole de la négociation et des explications échangées
entre les plénipotentiaires Bolingbroke et de Torcy,
qu'aucune des parties contractantes n'a entendu donner
à la clause d'o~o~ un sens d'exclusion aussi absolu'.
Ainsi la France ne serait exposée à la honte de voir
au rang de ses rois la descendance déshonorée de Phi-
lippe-Égalité, que si elle négligeait le dernier recours
qui lui aurait été ménagé par la Providence. Les scan-
dales accumules par les défections, les usurpations et
lés révolutions ont du moins ce triste privilége d'auto-
1. Depuis que ceci a été écrit, on a publié des Mémoires du prince
de Polignac dans lesquels est rapportée une conversation de ce ministre
avec le due d'Orléans, qui professe exactement cette doctrine, et presque
dans les mêmes termes. C'est une protestation contre le testament de Fer-
dinand VU, acte que le duc tient pour nul, en ce quMI n'appartient à aucun
prince d'abdiquer le principe en vertu duquel il règne. Isabelle peutêtre l'élue du peuple espagnol ou la légataire du sang autrichien, mais
non l'héritière des Bourbons, qui ont leur loi de famille beaucoup plus
sage, plus sociale et plus parfaite. C'est ce que définit avec une grandelucidité le prince intéressé à la question « Ce n'est pas seulement
K comme Français, ajoute-t-il, que j'y prends intérêt, mais comme
« père. Dans le cas où nous aurions le malheur de perdre le duc de
Bordeaux, la couronne reviendrait à mon fils, pourvu que la loi
ORMME ET GRANDES DE LA MONARCHIE FRA'<(;AtSE
riser les remèdes extrêmes, et de permettre des adop-
tions qui purifieraient le sang dégénéré et que sanction-
nerait la conscience universelle. -`
Si la nation française n'est pas. au Jtermo de sa glo-
rieuse mais laborieuse mission, il est permis d'espérer
qu'elle retrouvera des guides dignes d'elle car,
identifiée à la dynastie née et grandie avec elle, elle
n'est pas restée étrangère aux forfaits de la branche fra-
tricide, et l'on'a pu craindre que, confondant ces deux
branches dans un anathème commun, la Révolution ne
les ait séparées qu'ann de les précipiter plus aisément
dans l'abîme où s'engloutissent les générations do
peuples et de rois.1
l"I.,
1 Durant huit siècles que la race de Robert le Fort a
gouverné la France, le progrès de la civilisation ne s'est
jamais ralenti; les mœurs se sont polies, les lois se sont
épurées, les lettres ont été protégées, la liberté s'est pro-
pagée de la vassalité aux communes, et des commu-
nes aux derniers rangs de la société. Depuis le règne de
Louis XIV, la fortune et la noblesse étaient accessibles
à toutes sortes de professions et de mérites et sous
celui de Louis XVI, il n'y eut plus ni servage ni cor-
« salique fût conservée en Espagne; car si elle ne t'était pas, la renon-
« ciation faite par Philippe V serait annulée, et, comme petits-fils de
<t Louis XIV, ses enfants primeraient les miens. » Cette pièce est
curieuse, surtout en ce qu'elle a précédé l'usurpation de 1830. Il faut
avouer que l'honneur dynastique a subi plus d'une tache en France, en
Espagne et à Naples. Ces défections ne changent rien à la rigueur du
principe et ne justinent pas la reine Christine; mais on ne peut discon-
venir qu'elles tendent à modifier singulièrement la politique de l'Europe
et à autoriser des mesures extraordinaires et des transactions qui nous
ramènent au règne de la justice et du droit, par l'inexorable élimina-
tion de tous les traîtres et de leurs lignées. Si la félonie n'est pas plus
sévèrement punie dans les races royales, c'en est fait de la légitimité et
des dynasties héréditaires.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
vée. Cette émancipation graduelle n'a été suspendue
ni par les revers ni par les fautes des gouvernements
peut-être même a-t-elle été accélérée sous lesprinces
insoucieux de leurs devoirs, parce que la royauté man-
-quait alors de i'inteUigence qui affermit cette progres-
sion en la modérant.`'
Ou est le Robert le Fort réservé à cette œuvre de
rédemption? Lorsque Louis XIV confia le trône d'Espa-
gne à son petit-fils, il était loin de supposer que sa des-
cendance pût faillir; une nombreuse lignée assurait sa'
succession, et celle de Philippe V 'n'intéressait que
l'avenir de l'Espagne. Cependant le grande roi fit ses
réserves en faveur de la France, par lettres patentes
du 3 février 1701, et ce n'est pas sans une profonde
douleur qu'il fit une exception à~ l'égard du roi lui-
même « Nous sentons, comme roi et comme père,
« écrivait-i!~ qu'il eût été à désirer que la paix pût se
« conclure sans une renonciation qui porte un tel
« changement dans notre maison royale. Mais nous sen-
« tons, 'de plus, que notre devoir est d'assurer à nos
« sujets une paix qui leur est si nécessaire. Nous n'ou-
« blierons jamais les efforts qu'ils ont faits, pendant la
« durée d'une guerre que nous n'aurions pu soutenir
« si leur zèle n'avait eu plus encore d'étendue que de
« force. Le salut d'un peuple si fidèle est une considé-
« ration suprême qui doit l'emporter sur toute autre.
« C'est à cette loi que nous sacrifions le droit d'un
« petit-nis qui nous est cher, et par le prix que cette
« paix coûtera à notre amour, nous aurons du moins la
« consolation de témoigner à nos sujets, qu'aux dépens
« de notre sang même, ils occuperont toujours le pre-
« mier rang dans notre cœur. »
ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Mais la France du x* siècle n'était dans aucune des
conditions de mœurs et de légalité que celle du xtx"
pourrait opposer, même au siècle de Louis XIV. Louis
de Lorraine n'envahissait pas le territoire à main armée
pour y faire reconnaître son droit prétendu, mais pour
y suivre, en qualité de vassal, son suzerain qui décla-
rait et faisait la guerre en son propre nom: Othon, en
effet, avait .cru l'occasion favorable pour se venger des l,'
défaites que la France lui avait Innigées. Il s'em-
para de la ville de Laon, qu'il fit occuper par le préten-
dant, lequel n'y eût pas été attaqué peut-être, s'il n'avait
pas voulu profiter de sa position pour ravager le Sois-
sonnais et surprendre la ville de Reims. Il n'est nulle-
ment prouvé que, de son côté, le duc de Lorraine eût
résolu de disputer Paris à son possesseur héréditaire.
Tout le débat se réduisait donc à savoir si le roi de
Paris et des plus belles provinces de France reconnaî-
trait pour suzerain le vassal d'Othon. La guerre en
décida. Le pillage et les sacriléges auxquels se livraient
les bandes allemandes rendirent odieuse au pays la
cause du roi de Laon, et dès que Hugues se présenta
devant la ville, elle lui fut livrée.
Louis de Lorraine, fait prisonnier avec deux enfants
jumeaux 1, fut conduit à Orléans, où il ne paraît pas
avoir ~té traité avec rigueur. Le vainqueur pouvait se
prévaloir du droit de la guerre, qui était la loi politi-
que de tous les princes de son temps. Il n'en fit rien,
parce qu'apparemment il ne s'éleva aucun doute sur sa
i. Il y eut bien quelques récriminations du côté des vaincus. Mais
les murmures mêmes des mécontents se perdirent dans l'évidence des
faits et l'autorité des résultats.
Voir les chroniques saxonnes, Mézeray, surtout les lettres de Ger-
bert, depuis pape, etc.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
légitimité. H n'invoqua pas même la décision des
États, qui, avant le commencement des hostilités,
avaient interdit le territoire français au prince qui s'était
inféodé à un suzerain étranger. Le fils aîné de ce prince,
alors en Brabant, lui succéda au duché de Lorraine,
dont il continua de faire hommage à l'empereur, sans
avoir jamais songé à revendiquer son droit périmé à la
succession de Louis d'Outre-Mer. Quant à ses jeunes
frères, nul n'eut l'idée de les priver de leur liberté. Ils
seretirèrent en Germanie, où leur maison régna jus-
qu'en i2i8, sur le landgraviat de Tburinge
L'Europe, témoin de ces événements, aurait pu
s'étonner de tant de modération, après cinq siècles de
violences et do luttes acharnées, où la tête du vaincu,
fût-ce celle d'un frère, était presque toujours le prix de
la victoire. Hugues, qui avait protégé le trône du der-
nier Carlovingien, ne fut pas même soupçonné d'avoir
voulu abuser de la captivité de son compétiteur, ou
attenter à la liberté de ses fils. Si cette placidité dans
son triomphe ne témoigne pa<. de la reconnaissance
générale de son droit, elle signale du moins une heu-
reuse révolution dans les mœurs, et l'ouverture d'une
ère nouvelle dans le gouvernement des États.
C'est de ce règne, en effet, que la monarchie fran-
çaise est fondée. Jusque-là, des princes plus ou moins
belliqueux avaient parcouru le pays sans le posséder,
campé dans ses villes sans les gouverner, ou enseveli
1. Cette particularité a été recueillie dans IWt~ot're de ~aMfe d'Henri
Martin, œuvre conçue dans un esprit tout révolutionnaire, couronnée
par l'Académie, et recommandée aux professeurs universitaires. On doit
la consulter avec d'autant plus de méfiance que l'esprit de dénigrement
des institutions monarchiques et religieuses s'y cache avec beaucoup
d'art.
ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ses populations sur les champs de bataille sans songer
à se nationaliser. Il n'en fut pas ainsi de la dynastie
nouvelle, sortie des entrailles du pays, et formée, dans
les mœurs féodales, à vivre en chef de famille avec ses
vassaux; elle avait compris que l'art de s'enrichir c'est
d'administrer sagement, et que plus les serfs sont heu-
reux, plus le domaine qui les nourrit est productif.
Mais la complication du système féodal, les rivalités ou
l'insouciance des châtelains et l'instabilité des juridictionsétaient autant d'obstacles aux développements de puis-
sance et de prospérité qu'elle avait pressentis. Aussi
lorsque la ligue féodale, gagnée par son exemple ou
cédant à sa prépondérance, lui conféra la royauté, le
premier soin du nouveau roi fut-il de la combattre et
de l'assouplir. Là est le secret de sa politique et de sa
grandeur. Jamais princes ne se trouvèrent dans de
telles conditions: leur puissance ne pouvait s'accroître
qu'autant qu'ils ajoutaient aux libertés de leurs sujets,
et leur trône s'affermir qu'autant qu'ils soumettaient
toutes les juridictions partielles à leur justice souveraine.
Il avait fallu une succession de quatre grands
hommes pour installer, à grand'peine, la dynastie de
Pépin. Mais dès que la gloire et le génie cessèrent de
la soutenir, elle s'affaissa sur elle-même.
Par une coïncidence dont l'histoire offre peu d'exem-
ples, elle se trouva, à son déclin, en face de quatre
princes non moins illustres, guerriers également heu-
roux, mais rivaux plus généreux. Ce que ceux-là avaient
dû à la félonie, ceux-ci le durent au seul désintéres-
sement de leurs services, au besoin qu'on avait de leur
protection, à leur modération et à leur sagesse. Cette
politique adonc aussi sapuissance, puisqu'elle a fondé la
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRA~AISË
plus durable et la plus glorieuse monarchie du monde
Cette dynastie ne s'est pas improvisée comme tant
d'autres elle existait longtemps avant la chute et peut-
être avant l'avènement de celle des Carlovingions.
Nul parmi ses contemporains na osé la soupçonner
d'avoir cédé aux suggestions d'une ambition égoïste.
Tant qu'il exista sur le trône un descendant du grand
empereur d'Occident, elle le reconnut et le défendit;
quand ce trône fut vacant, elle ne fit aucun eQ'ort pour s'en
emparer; mais en présence d'une incapacité légale, que
son propr.e intérêt et la loi du pays en excluaient,
Hugues fut obligé de s'y asseoir. Cet héritage n'ajoutait
rien à sa puissance, et il ne lui fut déféré qu'à titre oné-
reux. Cependant quand on le lui disputa, il dut le
défendre parce qu'il avait à protéger les peuples qui
s'étaient abrités sous son bouclier. Il soutint son droit,
parce qu'il était devenu son droit. Comment ne se serait-
il pas cru un titre légitime à la suzeraineté d'un pays
dont il était le souverain de fait?
Eudes avait eu un fils mort avant lui, mais qui
avait reçu, en naissant, le titre de roi d'Aquitaine, sous
le nom d'Arnoul, et qui fut enterré à Saint-Denis
en 898. Le duc Robert succéda à son frère et fut sacré
roi, comme lui, en 922, par l'archevêque de Reims.
Il fit, il est vrai, la guerre à Charles le Simple, et fut tué
à la bataille de Soissons. Mais cette guerre n'eut d'autre
caractère que celles qui surgissaient alors entrepuis-
sances égaler. Si la fortune donna la victoire à Charles,
il n'en jouit pas longtemps, puisque Hugues le défit et
le tint en captivité pendant sept ans. Proclamé roi à sa
place, celui-ci refusa la couronne; mais il crut pouvoir
en disposer en vertu du droit de la guerre, et la plaça
OR!GIXE ET GHAKDEUR DE LA MONARCHIE FRAKÇAISE
T.l. 6
sur la tête du duc de Bourgogne, qui avait épousé sa
sœur Emma.
11 est difficile d'admettre que celui qui disposait ainsi
d'un trône, sur lequel il dédaignait de s'asseoir, en soit
resté le vassal, surtout lorsque, le duc Raoul étant mort
en 936, il rappela bénévolement d'Angleterre le fils de
Charles, sur lequel il ne reporta pas le ressentiment qui
l'avait armé contre le père. Louis d'Outre-mer ne régna
donc, et cela est hors de doute, que sous le bon plai-
sir de Hugues le Grand, et vraisemblablement son
fils Lothaire et son petit-fils Louis V, mort sans posté-
rité, n'ont pas tenu leur tuteur pour un vassal.
L'intérêt que Hugues Capet continua d'accorder à ce
jeune prince, p~uvail-11 et devait-il ]o~reporter sur un
collatéral qui avait cessé d'être Français? Ce dernier
mémo pouvait-il se présenter avec sécurité, et prendre
sur,lui les charges d'une succession litigieuse? Si l'on
considère que les derniers Carlovingiens étaient plus
déchus et plus dënués que ne l'avaient été les rois fai-
néants qu'ils n'avaient plus qu'une royauté nominale,
dont l'ombre même n'eut pas été saisissahle; qu'il fal-
lait au trône ébranlé un appui, à l'État appauvri un
réparateur assez riche pour le libérer de ses dettes, à la
royauté démembrée un négociateur assez respecté pour
la relever de sa nullité politique, on se convaincra quole dernier peut-être qui pùt entreprendre une tache si
laborieuse pour tous eût été le duc de Lorraine, dans
son propre intérêt et pour son honneur. Il aurait vu
passer, sous ses yeux, tout l'héritage obéré de son
neveu aux mains d'avides créanciers, tous plus puis-
sants que lui et tous disposés n s'en prendre à lui de
leurs mécomptes.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
D'autre part, si l'on reconnaît que le possesseur dec
provinces les plus riches de France, l'unique et dernier
soutien de la monarchie, était Hugues Capet, on verra
qu'il lui apportait plus qu'il n en recevait, 04. l'on
avouera que le sauveur du trône perdu par la faute de
ceux qui l'avaient usurpé eût été un usurpateur sans
modèle dans l'histoire. Si l'on réfléchit enfin aux notions
confuses qui constituarent le droit des gens, à une épo-
que où le seul titre de la plupart des princes était dans
la conquête, où les devoirs des sujets étaient aussi peu
dénnis que ceux des gouvernements, où toutes les des-
cendances royales étaient plus ou moins faussées par
l'invasion des bâtards et la confusion des partages, on
hésitera à trancher la question de droit entre les com-
pétiteurs, abstraction faite de son incompatibilité avec
l'organisation féodale qui en a fait justice.L'antériorité des comtes de Paris à l'établissement
de la famille de Pépin n'est pas contestée, et l'obscurité
même que les chroniques font planer sur l'origine de
leur grandeur en prouve l'antiquité. Les unes ont
essayé de constater leur descendance de Clovis, et d'au-
tres affirment l'existence d'un testament de Louis V,
qui aurait fait donation de ses États au roi Hugues
Mais ni Hugues ni les siens n'avaient intérêt à accrédi-
ter de pareils bruits, lesquels n'ajoutaient rien à l'éclat
et à la puissance qui témoignent de leur noblesseindé-
1. Les Gt'aMefM C/«'oM~MM de S<KM<-i~KM ne font aucune mention de
ces fables, inventées par Mauclérus, Baldéric, Martius, etc. Elles prou-
vent cependant deux choses l°que l'origine des comtes de Paris se mêlait
aux souvenirs de la conquête; 2" que les contemporains s'occupaient
de ces controverses, et ne se trompaient que dans le choix des preuves
justificativea du droit, d'ailleurs incontesté, de Hugues Capei à la cou-
ronne.
ORIGINE ET &RANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
pendanteet de la confiance de toutes les populations.
La troisième race, au jugement d'Augustin Thierry,
est la première dynastie française 1. Avant elle, il
n'existait, sous ce nom, qu'un amas de Germains
dépaysés, de Goths et de Celtes déclassés, de Romains
dégénères et de vieux Gaulois (G~) mêlés & leurs
homonymes welches (Wa/~). Ces débris de vingt races
diverses n'étaient ralliés ni sous un même drapeau, ni
sous un même chef, ni sous une loi commune. Les sei-
gneuries,à l'exception du comté de Paris, qui jouissait
des avantages de l'unité et d'une administration régu-
lière, étaient soumises à des juridictions diverses, sous
des"princes bretons, basques, normands ou wisigoths,
qui ne savaient que piller et se battre. Les peuples,
aussi vagabonds que leurs chefs, passaientde l'un à
l'autre, sans souci du lendemain et sans regret de la
patrie de la veille.
Ce fut une grande et généreuse pensée que celle de
rattacher au corps social' tant de membres inertes ou
parasites qui l'énervaient sans y puiser plus de vigueur
pour eux-mêmes. Il y avait quelque courage à s'impo-
ser pour arbitre à tant de glaives étincelants, en mettant
son sceptre dans la balance. Peut-être fallait-il à Hugues
Capet plus de génie encore que d'audace car, en lui
conférant la suzeraineté, ses pairs, devenus ses vassaux,
espéraient bien en obtenir de larges concessions, sinon
le tenir en tutelle; et son émancipation pouvait susci-
ter une ligue formidable qui l'eût, non sansquelque
apparence de raison, accusé d'ingratitude et de manquade foi. Il avait à redouter jusqu'à l'opposition des opu"
i. ~c«t'e X~~sM)' ~A~~oM'e de ~'aMc<
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
lentes abbayes et des évêchés érigés en seigneuries,
jouissant de toutes les prérogatives de la souveraineté;
en effet le cierge, amolli par les libéralités et les hom-
mages des rois, se laissait déborder par la barbarie, et,
oubliant sa mission civilisatrice, s'abandonnait aux
voluptueux loisirs du moutier féodal. Cette lutte dange-
reuse n'était pas la moindre difficulté de la tâche qu'il
avait entreprise, et son plus grand mérite, à nos yeux,
est de l'avoir accomplie sans recourir, comme tant de
monarques des siècles suivants, aux violences des schis-
mes et des hérésies, aux calomnies contre l'Église et à
la confiscation de ses biens.
Nous dirons notre pensée tout entière si cette révo-
lution, l'une des plus grandes qui aient signalé le progrès
intellectuel, s'est opérée sans scandale et sans effusion de
sang, c'est qu'elle s'est faite de l'aveu du sacerdoce, avec
son concours, et pas autrement. La vérité peut som-
meiller dans le sanctuaire, car le prêtre qui veille à sa
conservation, oublieux de son saint ministère, a trop
souvent le co~r accessible aux passions humaines et
l'oreille ouvert à l'erreur; mais comme c'est dans cet
asile qu'elle repose et revient'toujours, même quand elle
en est violemment expulsée, elle y réveille tôt ou tard
la raison et les consciences. Le clergé du x" siècle avait
reçu l'apostoM de la civilisation. Plut à Dieu que la phi-
losophie duxviu" eût rempli, avec autant de désintéres-
sement et de fidélité, celui qu'elle s'est arrogé! 1
Cette assistance du clergé fait d'autant plus ressor-
tir la prudence et la rare habileté du prince qui sut
dominer le con&it de tant d'intérêts alarmés ou froissés.
U se fit garant de la possession des biens, dont la plu-
part n'avaient d'autre titre que la prescription; mais il
ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
maintint avec inflexibilité le droit souverain de la justice,
qui est le premier attribut de la royauté; et, en se fai-
sant l'arbitre suprême de toutes les contestations des
seigneurs entre eux et avec leurs vassaux, il porta à la
féodalité un dé6 devant lequel elle devait succomber,
parce qu'elle ne sut pas distinguer avec assez de pré-
voyance les priviléges inhérents à la propriété de ceux
qui s'étaient personnifiés. Ouvrir un appel contre tout
abus de pouvoir et soumettre toutes les juridictions à
la rigueur d'un droit unique, en donnant lui-même
l'exemple de son respect pour la loi, était une innova-
tion qui froissait l'usage général et semblait devoir
relâcher tous les liens de la subordination. Mais Hugues
était doué de la sagacité et de la constance nécessaires
à l'accomplissement des grands desseins. En rendant
aux hommes leur dignité de chrétiens, il ne les induisit
pas à franchir la borne du devoir; et, quoiqu'il fût le
plus hardi peut-être des rois réformateurs, il traça avec
tant de modération et de jûstesse la limite de ses réfor-
mes que jamais elles ne suscitèrent de troubles sérieux.
Ce prince eût mérité le nom de Grand à d'autres titres
que sonprédécesseur;
on peut conjecturer même que
son intelligence était fort au-dessus des éloges de l'his-
toire, puisque la gloire de son règne est indépendante
de sa renommée guerrière, la seule à laquelle s'attache
l'admiration des hommes.
Les exploits de ses ancêtres, bienfaiteurs et libéra-
teurs du pays, avaient laissé des souvenirs qui contri-
buèrent sans doute à sa popularité et facilitèrent ses
succès; mais il sut prévoir et aplanir des obstacles que
la force n'eût jamais surmontés, et la victoire décisive
remportée par lui au début de son règne, tout en prou-
LES RUINES BE LA MONARCHIE FRANÇAISE
vant qu'il n'avait pas dégénéré, ne compte pas parmi les
actes mémorables qui ont caractérisé particulièrement
le mérite de sa politique et l'illustration de sa vie.
D'où venait cette race privilégiée, dont l'intelligence
fut supérieure à celle des rois contemporains, et dont
l'origine se confond avec celle des plus illustres? L'his-
toire n'a que des conjectures à opposer au scepti-
cisme de la critique. Un chroniqueur contemporain de
Hugues lui donne pour auteur un Germain du nom de
Witikind,' mais les vastes possessions dont les ducs de
France jouissaient avant la naissance de Robert le Fort
ne se concilieraient pas avec la supposition que leur
puissance procédât de l'alliance épisodique d'une fille
de leur sang avec un étranger, quelque illustre qu'il
fùt.Jja structure de ce nom n'a d'ailleurs aucune analo-
gie avec ceux de Raoul et de Robert, qui trahissent évi-
demment un idiome moins tudesque et plus primitif,
S'il est une hypothèse admissible, c'est que cette
maison princiere uorissait dans les Gaules avant l'in-
vasion des Francs, et qu'elle ne s'opposa pas aux
alliances contractées pour la délivrance du pays. Cette
supposition expliquerait comment elle avait conservé
ses domaines et sa puissance sous la première et la
deuxième race. Occupée de régir ses provinces héré-
ditaires, elle trouva également justiSée l'élévation de la
seconde dynastie, par les victoires de Charles Martel,
1. Ce document, emprunté à la chronique d'un moine du nom de
Richer, est cité dans les JtfoHMM<?M<<!GermcM~ /tM;<<MM?de M. Pertz. Le
nom de Witikind était celui du chef des Saxons, que Charlemagne in-
terna dans ses Étais après leur défaite. Cette singularité aurait dû irriter
la curiosité des chroniqueurs. Mais elle aurait des résultats plus authen-
tiques et plus patriotiques, si elle piquait d'honneur quelque jeune cru-
dit de notre École des chartes.
ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
et cette absence d'ambition donna d'autant plus de prix
à son adhésion qu'on aurait pu redouter de sa part
une rivalité puissante.`
M. Guizot n'hésite pas à reconnaître cette famille pour
originaire de l'Ile-de-France, et à voir, dans son intronisa-
tion, une réaction de'la nationalité contre la conquête
Cette opinion n'a de poids que parce qu'elle est une con-
cession irréfléchie de la plume doctrinaire. Mais, selon
l'expression plus méditée de M. Augustin Thierry, c'est,
à proprement parler, la fin du règne des Francs et la
substitution de l'autorité légitime à l'usurpation 2. Les té-
moignages attestés par le savant historien prouvent
par leur unanimité que l'avénement de cette dynastie
était prévu depuis longues années, et désiré de tous.
Le morcellement de la France en seigneuries féo-
dales, et le système de féodalité s'étant développé, sous
la seconde race, au point de devenir exclusif, avaient
laissé le trône complètement en dehors; et sa vaine
prérogative de suzeraineté ne servait plus qu'à signaler
son isolement et sa déchéance. Le pays, divisé en petites
et moyennes juridictions, toutes en conflit entre elles
et avec les arrêts souvent contradictoires de leur pro-
pre ressort, était menacé d'une dissolution prochaine.
Chaque fief relevait d'un autre fief, quelquefois de plu-
sieurs, et d'autres relevaient de lui, sans que les mail-
les divergentes de cette chaîne confuse se rattachassent
par quelque détour à un anneau régulateur assez dis-
tinct et assez fort pour les empêcher de se mêler et de se
rompre. Une hiérarchie indéfinissable s'était substituée
à toute autorité centrale et rationnelle, et il fallait que
1. Cours d'hktoire, tome II, page 447.
2. Lettre deuxième sur l'histoire da France.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
la royauté se l'identifiât en la dominant, ou disparût.
Mais lorsque le suzerain de cette multitude'de feu-
dataires qui affectaient l'indépendance aurait eu besoin
d'une force supérieure pour les contenir, il n'en avait
pas même assez pour lutter contre le plus faible d'entre
eux. Les descendants du grand empereur n'étaient plus
que des mineurs interdits, dont tous les domaines
étaient engagés et les droits royaux aliénés tandis que
les ducs, comtes et rois de Paris, se trouvaient, -par le
fait seul de leur puissance, à la tête de toute la ligue
féodale, et, s'il y avait lieu de la diriger et de l'organi-
ser, remplissaient toutes les conditions du programme.
Souverains de droit depuis plusieurs siècles, et rois de
fait depuis le couronnement d'Eudes, ils possédaient
en outre le sceptre réel des derniers titulaires du trône
carlovingien, puisque ceux-ci ne régnaient plus que par
leur permission.
Si la féodalité eut ses fictions, ses erreurs et ses abus,
elle eut aussi sa raison d'être et des avantages sociaux
plus évidents qu'aucun établissement démocratique.
L'un de ces avantages, et des plus regrettables, était de
réunir les hommes au lieu de les diviser, et de rétablir
la famille patriarcale, en confondant dans un faisceau
indissoluble le vassal et son seigneur, le serviteur et
son maître. S'il y avait quelque place pour la tyrannie
domestique, il n'y en avait pas pour l'abandon; ce qui
a bien son côté libéral. 1
Nous serons naturellement conduit à compléter ces
études sur la féodalité, dans le chapitre iv. Nous trai-
terons spécialement de la propriété territoriale, comme
institution fondamentale de toute monarchie rationnelle
et de toute organisation sociale destinée à durer plus
ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
qu'une génération. Nous croyons donc qu'en acceptant
la noble tâche de combattre l'anarchie féodale la dynastie
capétienne a dépassé le but et préparé sa propre chute.
La lutte a du moins été assez longue et assez honora-
blement soutenue pour que la responsabilité des der-
niers résultats soit partagée à l'infini, car il y a loin,
des premières concessions faites aux communes, à
l'individualisme grossier auquel aboutit l'idéal du pro-,
grès dont se félicite si fièrement la Révolution de 89;
et, au demeurant, la monarchie française est la première
qui ait compté plus de huit siècles de vie. Quelle est
la république qui ait vécu deux générations, sans con-
vulsions et sans trahisons ? s
Quoi qu'il ensoit,
si les rois de la troisième dynas-
tie n'ont pas toujours tenu leur balance dans un rigide
équilibre entre les ordres de l'État, c'est qu'ils ont
toujours consulté le bien de leur peuple avant leur
propre intérêt, et qu'ils ont, à tort ou à raison, consi-
déré cette prédilection comme le premier devoir de la
royauté. Qui osera leur en faire un crime?
Si les ordres de la noblesse et du clergé ont perdu
de leur influence légitime, la corruption des mœurs et
la confusion des rangs y ont plus contribué que les
édits royaux: Il est trop vrai que le troisième ordre a
fini par anéantir les deux autres, et, avec eux, le trône
même qui l'avait émancipé, accrn et armé; mais cela
après huit siècles de grandeur et de gloire. Il est éga-
lement vrai que, pour ébranler et renverser ce majes-
tueux monument, il a suffi d'une ère. transitoire de
sophismes et de faiblesse; mais il faut moins de temps
pour démolir que pour construire; et l'édifice le plus
solidement, assis sur ses bases est plus radicalement
détruit par la pioche du vandalisme acharné que par
un tremblement de terre. >. i.
C'est sous la monarchie que la France a fleuri dans
toutes les splendeurs d'une civilisation que les autres
nations ont prise pour modèle, et les ignobles satur-
nales de la démocratie ne la rajeuniront certainement
pas. Ce n'est pas une des plus heureuses découvertes
du siècle que d'avoir, pour masque unique aux rides de'
sa caducité, les subtilités. d'une école décriée par le
fait même de son intrusion au pouvoir et de l'usage
qu'elle en a fait. La confusion des rangs, la mobilité et
l'avilissement de la propriété foncière et le fonction-
narisme, ne sontpas des éléments de régénération, encore
moins des gages de moralité et de progrès. Le classement
des individualités est la première condition de leur
agrégation et de leur valeur relative. L'essai d'une
civilisation sans esprit de famille, où toutes les pro-
fessions sont confondues, et le droit de tous de pré-"
tendre à tout, érigé en principe social, est un problème
déjà résolu. Les sectes pullulent, mais elles se dévo-
rent le pouvoir passe de main en main, mais il s'anni-
hile et ne sait qu'abuser.
La royauté a ses erreurs, car elle est exercée par
des hommes; mais elle est le seul gouvernement qui
soit capable de garantir leur sécurité et leur progrès,
le seul fécond, le seul compatible avec le règne de la
justice et de la civilisation.
La démocratie est une utopie, rien de plus. Il peut se
trouver, par hasard, un exalté qui l'entraîne, un Péridès
qui la mystifie; mais alors elle n'existe plus, car elle n'est
par elle-même que le règne des plus ineptes, l'instru-
ment des plus pervers et le triomphe de la barbarie.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'CHAPITRE III
DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES
Les gouvernements que consacre la tradition et que
légitime l'hérédité puisent, dans ce double principe de
stabilité, une force morale et une fécondité que l'é-
roïsme et le génie n'égaleront jamais. Ils ont seuls le
don de se faire respecter sans se faire craindre, et le
mérite de se perfectionner sans effort, en se bornant
à suivre l'impulsion donnée par les intelligences
d'élite, que l'éducation des princes développe dans leur
sphère élevée, au moins dans une proportion égale à
celle des derniers rangs de leurs sujets. L'orgueil des
grands hommes incompris, des agitateurs illustres
perdus dans la foule, ne cessera de s'élever contre les
médiocrités issues de sang royal qui n'ont eu, selon
l'expression de Chamfort, que la peine de naître; vaines
protestations les princes, providentiellement préservés,
par leur élévation même, de la plupart des infirmités
morales qui rapetissent et empoisonnent la vie des
hommes de condition inférieure, l'envie, la gêne et le
besoin de se créer une profession, voient de plus haut
et plus nettement; ils sont plus naturellement enclins
à la justice, dont ils n'ont rien à redouter, à la bonté,
qui est la plus haute expression du pouvoir, et à l'amour
de la gloire, qui en est le besoin le plus impérieux, car
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE1 c 1 1
il est le seul qu'éprouve tout cœur bien placé, quand'
d'ailleurs il n'a rien à désirer. f
Nous croyons donc fermement, en dépit de la vulga- >“
rité du préjugé contraire, que les peuples ont plus à
attendre du prince d'un caractère incertainou timide,
mais né sur le trône et solidaire de sa légitimité, que
d'aucun des héroïques perturbateurs qui ont besoin de
se faire craindre ou admirer pour manifester leur pou-
voir, d'éblouir et d'innover pour attirerl'attention.
La grandeur de la monarchie française tient essen-
tiellement à son immutabilité, et toutes celles qui,
comme elle, ont régné longtemps avec gloire et rendu
leurs peuples le plus heureux, sont aussi celles où
l'hérédité a été le mieux réglée et le plus respectée.
L'illustration de la première race commence et finit
avec son fondateur, parce qu'il négligea de régulariser,
ou plutôt de sanctifier le pouvoir par droit d'aînesse. La
seconde, fondée sur une usurpation, et débordée par la
féodalité composée elle-même d'usurpations partielles,
ne compte pas un règne digne de mémoire, après celui
de Charlemagne, parce que l'autorité de son génie, suf-
fisante pour lui-même, ne transmit à ses successeurs
qu'un pouvoir sans unité et sans indépendance, par
conséquent infécond et incomplet. f
L'union de la troisième dynastie avec le pays s'o-
péra, au contraire, sans fraude et sans réserve. C'était
un mariage de famille où les intérêts n'eurent pas
besoin de contrat pour se confondre. Les ducs de France
étaient Français, les comtes de Paris étaient les libéra-
teurs de la France, et Hugues la gouvernait paternel-
lement, lorsqu'elle le sollicita d'ajouter à sa couronne
héréditaire le diadème du suzerain cette fusion lui
<" DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES
fit comprendre que la royauté, pour perpétuer son
union avec le pays, devait s'asseoir elle-même sur une
base immuable, et c'est à sa prévoyance qu'on dut la
transmission du pouvoir jndivisible, par ordre de primo-
géniture. ;<,
Onne voit pas que cette prédestinationdu premier-
né ait été une cause de dégénération pour sa postérité,
car, indépendamment des trois héros qui ont précédé le
fondateur du royaume, son histoire a droit de s'enor-
gueillir des noms de Philippe-Auguste, de saint Louis,
de Charles V, de Henri IV et de Louis XIV, grands
encore après. tous les noms illustres dont le monde
honore la mémoire. Elle on peut citer, après eux, dont
les vertus, les qualités héroïques et la bravoure cheva-
leresque sont encore chères à la patrie. Les Antonins ne
furent pas animés d'un plus saint amour pourThuma-
nité que Louis le Gros, Louis XII èt cet infortuné
Louis XVI, payé de tant d'ingratitude. Les règnes de
Charles VII et de François Ior, relevés par tant de hauts
faits, célébrés par tant de monuments, dignes tributs
de tous les arts, escortés de leur cour poétique et si
polie, illustrés enfin par cette légion sans modèle de
chevaliers sans peur et de femmes inspirées, sont peut-
être les époques les plus dignes de l'épopée.
Il n'entre pas dans le cadre limité de ces études de
retracer toutes les vicissitudes de la monarchie sous les
diverses branches de cette race royale, qui s'était
donnée, corps et biens, à .la France. Jamais union ne
fut plus solennellement consacrée, plus librement ac-
ceptée, et scellée de plus de bienfaits, de sacrifices et
d'amour, de la part de ces princes qui tous, dans la
mesure de leur pouvoir, n'ont régné que pour le bon-
LES RUINES DE' LA MONARCHIE FRANÇAISE VCe
heur de leur peuple, l'émancipation de' leurs sujets et
l'honneur de leur couronne. Après l'avoir délivrée de
l'invasion des Normands, ils ont combattu sans relâche
4es ennemis qui l'avaient envahie, et fini par triompher
de la rivalité opiniâtre de l'empire allemand et de la l,
perfidie britannique. Les uns l'ont enrichie par leur
habileté, et les autres dotée de leurs propres domaines.
Plusieurs, par leur sagesse et leurs vertus, sont de-
venus les arbitres de l'Europe. Ceux qui se sont agran-
dis ont sanctifié leurs conquêtes par leurs traités, et
rallié au drapeau français, par l'affection et la recon-
naissance, toutes les provinces admises au banquet'
fraternel de la commune patrie.J"
1Ce qui distinguera toujours cette dynastie, entre
toutes les autres, c'est l'esprit de suite dans l'accom-
plissement des ses desseins et la solidarité héréditaire,
fidèlement acceptée par tous les successeurs de Hugues.
Jamais leur ambition ne recourut aux armes, sans
avoir préalablement exposé ses griefs, justifié des
causes de son agression et protesté de son respect pour
le droit des gens. En cela du moins, la politique fran-
çaise différa, dans tous les temps, du cynisme habituel
du cabinet anglais et des gouvernements révolution-
naires que nous avons vus à l'oeuvre depuis 1789. Il
n'est pas, en effet, de province revendiquée, qui n'ait,
à une époque plus ou moins éloignée, fait partie de
l'empire des Francs ou relevé de celui de Charlemagne.
Lors même que la démonstration était contestable^ la
guerre fut toujours loyale et courtoise. C'est qu'alors
la civilisation était réellement en progrès, que la phi-
losophie n'avait pas encore substitué ses maximes
sociales à la morale chrétienne, et que le brigandage,
DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES
le sacrilége et lacruauté, qui sont aujourd'hui dans
les mœurs des nations régénérées, auraient blessé les
préjugés de notre société retardataire.
Les améliorations ne s'improvisaient pas, en effet,
mais elles arrivaient à leur maturité sous la patiente
incubation de l'autorité monarchique. C'est à sa longa-
nimité que la France a dû ses libertés civiles et ses
institutions les plus fécondes c'est à l'enchaînement de
plusieurs règnes se continuant ou se reprenant l'un
par l'autre qu'elle a dû l'universalité de sa langue diplo-
matique et l'honneur de voir la plupart des puissances
soumettre leurs différends à son arbitrage c'est au
moyen des alliances ménagées par l'habileté des uns,
prolongées ou cimentées par la vigueur des autres, que
le territoire a pu être reculé à ses limites stratégiques;
c'est par l'unité de pensée que l'on a pu donner la
sanction du temps aux acquisitions de la conquête, et les
consolider soit par des traités longuement élaborés,
soit par des représailles dont la nécessité de la défense
ou la protection des populations menacées constituaient
le droit et justifiaient la sévérité.
Jamais la France n'a pu douter de la persévérance
et de l'abnégation de ses rois, dans la direction de leur
politique traditionnelle. Les projets les mieux conçus
avortent souvent par le caprice ou la jalousie d'un suc-
cesseur dont l'intérêt est personnel. Mais le sceptre qui
passe du père au fils ne change pas de main avec lui,
tout se répare ou se poursuit.°
Pour un peuple vivant sous la monarchie la plus
tempérée, sauvegardée par la loi la plus capable d'en
garantir la stabilité, avoir renoncé volontairement à
l'avenir que lui ouvrait la fortune de la France est une
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
déshérence ou une abdication. Cette religieuse obser-
vation de la loi d'hérédité, non moins essentielle à la
conservation des sociétés qu'à celle des familles, est
surtout indispensable à la consécration des successions
royales. Toute atteinte à sa pureté est un germe de
mort. La Révolution n'avait tué que le monarque l'in-
trusion de Louis-Philippe a tué la monarchie. La vio-
lation d'un principe est plus irréparable que sa néga-
tion. On guérit des maladies aiguës, mais non de la
décrépitude, et les institutions flétries n'ont plus leur
raison d'être.
Il est trop notoire qu'une multitude de Français nés
avec la Révolution et nourris de ses préjugés sont hos-tiles à la royauté héréditaire et ne croient pas à sa légi-
timité. Ils nient hardiment son efficacité pour conserver
et perfectionner les nations; et par quels motifs? Les
uns, par enivrement de ces folles théories d'égalité
que tout désavoue dans la nature le plus grand nombre,
par cet appétit d'agitations qui promet des chances aux
cupidités et des amorces à toutes les mauvaises passions
beaucoup, par le souvenir du mal qu'ils lui ont fait ou
souhaité. Il n'est donc pas possible de se le dissimuler
la révolte contre le droit se maintient et se propage
par orgueil; par imitation et par envie. La foule igno-
rante est tout imbue de ces impressions absurdes dont
la démagogie de 93 répandit la contagion. Mais tout ce
qui a quelque portée dans l'esprit et quelque droiture
dans l'âme, tout ce qui aime la justice et attache une
signification réfléchie aux noms de famille et de pairie,
se ralliera invariablement, par ses vco.ux ou par ses
regrets, à ce principe tulélairo, l'hérédité.
Un bel-esprit du xvn° siècle, précurseur de l'école
DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES
voltairenne, disait qu'il était rare de trouver un héros
qui fût un bon roi, et plus rare encore de trouver un
bon roi qui, étant un héros, fût en même temps un
honnête homme Cette réflexion, encore empreinte des
souvenirs récents de la politique espagnole et italienne,
ne pouvait pas, sans une souveraine injustice', faire
allusion aux rois qui ont régné sur la France. C'est à
l'un d'eux que l'on doit cette maxime, que si la jus-
tice était bannie de la terre, il devrait encore lui rester
un asile dans le cœur des rois. Et ce qui donne plus
d'autorité à cette noble pensée, c'est qu'elle est d'un
prince qui ne se bornait pas à bien dire, du père de ce
saint roi dont la parole était réputée plus sûre que
les traités.
La bonté de Henri IV est devenue proverbiale, bien
qu'elle ne fût pas toujours d'accord avec la prudence et
la franchise. Mazarin, dont la pénétration n'est nulle-
ment inférieure à celle de Saint-Évremond, pressentait
en Louis XIV un grand roi et de plus un honnête homme.
On n'eût dit d'aucun autre qu'il était trop fier pour
s'abaisser à feindre. Quant à Louis XVI, s'il a perdu la
couronne et la vie, c'est uniquement pour avoir aiméé
ses sujets plus que lui-même, et la vertu plus que l'au-
torité.
La France eut donc, pour la gouverner, autant et
plus que les nations les plus favorisées de Dieu, des
princes faisant le bien et aimant la justice et la vérité.
C'est d'une dynastie payée, par le bannissement, de sa
mansuétude ef de ses bienfaits, que l'histoire a mission
de rendre cetémoignage. Il njJestrpjs-pliis dicté par la
1. Saint-Évremond.
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1. Saint-Évremond.?.
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LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
flatterie que par la reconnaissance, et bien que nous
ayons aimé et servi la Restauration, nous n'en avons
sollicité ni reçu aucune faveur.
A Dieu ne plaise que nous omettions la part d'in-
fluence due à la religion, dans la conduite de cette
dynastie chrétienne, aux yeux de qui le pouvoir était
un précieux dépôt confié par Dieu même, pour faire
régner la justice! Mais n'est-il pas digne d'une remarque
spéciale, que les rois les plus grands aient -été les
les plus pieux, et que le triomphe de la légitimité, dans
ses plus grandes épreuves, ait été aussi celui de la foi?
Au siège de Paris, comme au siège d'Orléans, telle fut
en effet la solution de difficultés qui paraissaient insur-
montables après la conversion d'Henri IV, comme
après le sacre de Charles VII au maître-autel de Reims,
la succession de la couronne ne fut autre chose que le
triomphe du droit la civilisation n'en fut pas entra-
vée, malgré l'exécution d'un prince anglais et l'échec
du parti de la reforme, ce parti du progrès qu'on trouve
toujours et partout au service de l'iniquité ou de la
barbarie. Seulement il fut démontré aux plus incré-
dules que le respect de la légitimité n'était pas uni-
quement un gage de conservation, mais encore, dans
les crises sociales, l'ancre du salut public.
On ne doit pas juger du mérite des princes, comme
du talent des individus, par ce qu'ils produisent de leur
propre fonds leur mission c'est de savoir employer le
mérite d'autrui. Ce qu'ils inspirent de grand, comme
ce qu'ils acceptent de bon, leur devient propre, puisque
leur volonté seule ala vertu de tout féconder. La justesse
de l'esprit et le sentiment de la justice sont les deux
attributs éminents de la souveraineté. C'est pourquoi
DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES
les facultés personnelles de celui qui en est revêtu
éblouissent moins les yeux du vulgaire que la fortune
imprévue de l'aventurier encore inconnu la veille
plus il est parti de bas, plus il étonne et plus on s'exagèreson génie. Malgré tous les obstacles généralement op-
posés aux plus habiles perdus dans la foule pour sortir
de l'obscurité, il en est pourtant, de la trempe la plus
commune, que le hasard ou la brigue produit sur la
scène, à l'ébahissement de ceux qui notoirement valaient
plus qu'eux. Une fois sur le pinacle, le pygmée paraît
un géant, et tous ceux qui le regardent d'en bas le
croient grand de toute la hauteurà laquelle il a été
porté. C'est dans le paroxysme des révolutions surtout,
que ces surprises se multiplient, et que .l'idole impro-
visée par la faction dominante franchit, d'un bond, les
plus grandes distances. On admire son élévation, parce
qu'elle est inexplicable; on attribue à son audace l'élan
imprimé par le 'bras seul qui la soutient, et l'on croit les
chances soumises à ses calculs, parce qu'elles ont devancé
toutes ses prévisions. Plus clairvoyante ou d'une intel-
ligence moins bornée, elle se serait abstenue.
Il n'en est pas ainsi du grand homme né sur un
trône; tandis que toutes les témérités du premier sont
prises pour les saillies d'un génie qui se révèle, les
moindres tentatives du second sont traversées par les
incapacités qu'elles troublent et les intérêts qu'elles
alarment. Pour lui, les flatteurs abdiquent leur rôle et
deviennent des frondeurs méticuleux, d'autant plus im-
placahles. La calomnie vient à l'aide de la peur, et le
public se fait, sans le savoir, l'écho des bruits les plus
infâmes. N'est-ce pas ainsi qu'ont été combattues
toutes les réformes projetées par Louis XVI, et diffa-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
mées les vertus si pures de ce roi trop honnête et de
sa noble compagne?. Ne trouve-t-on pas encore, do
nos* jours, des gens qui se' donnent les airs de parler
du grand roi comme d'un prince médiocre, assez peu
éclairé pour aller à la messe, et qui se disent à l'oreille
que son éducation avait été fort négligée; qu'il admi-
rait Racine et Molière sans les comprendre, et qu'il
n'aurait pas été admis à l'École polytechnique ?
Au jugement d'un savant que nous pourrions nom-
mer, qui n'est pas chimiste n'est pas digne de régner.
Pour' les familiers du palais, tout prince qui veut gou-
verner est un épouvantail. Ils s'entendent instinctive-
ment pour l'en décourager par leur frayeur ou l'en dé-
goûter par leurs railleries. Plus il est grand, plus les
courtisans s'appliquent à faire ressortir, par l'exagération
même de la louunge, ses moindres imperfections. IL est
toujours facile de signaler, à la loupe, les aspérités qui
échappent à la vue sur une figure monumentale. L'envie
triomphe alors de sa perspicacité, et les masses se ran-
gent volontiers du parti de l'envie car il n'est pas
donné à tout le monde de pouvoir admirer l'harmonie
des proportions, tandis que les myopes distinguent à
merveille les petites inégalités que l'artiste a dédaigné
de rectifier, perdues qu'elles sont dans l'ensemble de sa
composition.
Mais si, aux rois légitimes tentés d'innover, il faut
plus de prudence et de discernement qu'aux autres,
n'est-ce pas une garantie de plus pour les géné-
rations vivantes, trop souvent sacrifiées par les nova-
teurs à des améliorations hypothétiques qui, pour elles,
se résument en une aggravation de charges ? Elles ont
doublement lieu de s'en féliciter, car si tous n'ont
DE LA PROVIDENCK DES DYNASTIES INAMOVIBLES
pas ces scrupules, c'est que les exigences ou les dan-
gers du pays suscitent des âmes d'élite ayant la con-
science de leur force et la prescience de leur succès. De
la sphère élevée qu'ils habitent, ils mesurent avec calme
les obstacles à vaincre, et savent d'avance la somme de
leur énergie et de leur force contre eux. Leur droit
n'étant pas en litige, ils ont en, effet plus de liberté
d'action et peuvent appliquer tout leur pouvoir, toutes
leurs facultés au succès de leurs entreprises. C'est
aussi ce qui a imprimé le sceau de la durée et de l'uti-
lité publique aux seules réformas opérées par les princes
légitimes, dans la contemplation cajme de l'avenir des
nations qui croissent à l'ombre de leur autorité. Tel
est, en effet, le privilége des dynasties inamovibles
elles seules sont appelées à consolider ce qu'elles ont
fondé, à compléter ce qu'elles ont commencé. Les
princes les moins recommandables sont encore les coo-
pérateurs utiles de ceux qui leur ont légué une tâche à
terminer. L'histoire ne rend pas toujours justice à ceux
dont les efforts ont été vaincus par la diversion forcée
que les dissensions intestines leur ont imposée. Les
derniers Valois ont fait preuve d'un patriotisme et d'une
abnégation dont on aurait dû leur tenir plus de compte.
Charles IX lui-même et sa mère ont été calomniés. La
politique de Catherine de Médicis a été déconcertée et
non servie par les massacres de la Saint-Barthélemy.'
En acceptant la solidarité de cette nuit néfaste, ils n'ont
fait que céder à la violence, ainsi qu'il est arrivé, après
eux, à leur successeur Henri III, se proclamant le chef
de la Ligue, et à Louis XVI lui-même sanctionnant les
décrets de l'Assemblée nationale.
On avait compté sur la résistance de ces princes pour
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
soulever contre eux la populace, et leur résignation
déconcerta les conjurés. Mais toutes les notes diploma-
tiques aujourd'hui publiées, répondent victorieusement à
l'accusation de complicité que s'obstinent à maintenir
les falsificateurs de l'histoire.
d
Les édifices les plus solides et les institutions les plus
sages'ne sont pas exceptés de la loi générale d'instabilité,
qui pèse sur tout ce qui sort de la main des hommes.
En Dieu seul sont la durée et la perfection. Mais dans
toutes les tentatives de la créature intelligente pour se
rapprocher de l'œuvre modèle, on voit toujours quelque
chose de divin; et après tout, il n'y a de véritable
gloire et de stabilité que pour les gouvernemenls fon-
dés sur le droit, où la piété, la justice et la morale sont
en honneur où la faiblesse est protégée, et où les sain-
tes lois de l'humanité ont un appui dans toutes les cons-
ciences là seulement sont les vrais éléments d'un gou-
vernement libéral.
Les orgies de la démocratie sont peu compatibles
avec les principes d'ordre et de modération que suppose
cet accord de vertus sociales, et il faut une grande cré-
dulité pour en attendre une ombre de liberté elles la
proclament toujours, ironiquement, car elles se sentent
dans l'impossibilité de la donner jamais. Le règne de la
force a cela de respectable et de providentiel, qu'il mot
un terme aux saturnales populaires; mais son empire
est passager, et il n'est pas naturellement enclin à faire
régner avec lui le droit ou la justice dont la présence
l'importune, plus qu'elle ne le rassure. Il lui faut des
siècles pour se moraliser et se légitimer. Les nations ont
donc tout à gagner de maintenir les légitimités toutes
faites.
DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES
Un publiciste anglais faisait observer, il y a cent
ans, et sa prédiction ne tarda guère à se réaliser, que les
restaurations dont on fait peur au peuple s'opèrent tou-
jours sans secousse. C'est un fleuve qui rentre dans son'
lit, après un débordement qui en avait effacé jusqu'à la
trace, restée ensevelie sous les eaux. Malgré la frivolité
de Charles II et l'imprévoyance de Jacques, il est dou-
teux que. la Révolution eût ressaisi sa proie, si la loi sa-
lique, la seule loi rationnelle des succesions royales, eût
opposé une barrière infranchissable à l'ambition d'un
beau-frère, comme en France elle avait protégé le trône
de Charles VI contre l'usurpation de son gendre et la
complicité toute-puissante de la reine Isabeau il a été
plus facile au duc d'Orléans d'assassiner toute une fa-
mille royale et de plonger la France dans le cataclysme
révolutionnaire, que de s'emparer de la couronne pour
lui-même. Il est impossible de savoir jusqu'à quel point,
secondé par ces catastrophes, l'exemple du prince d'O-
range a pu modifier les dispositions du peuple français.
Mais ce qu'on ne saurait méconnaître, c'est que ce peuple
a toujours accueilli avec sympathie les généraux qui se
sont emparés du pouvoir; au contraire, cette famille flé-
trie par la Révolution, il l'a vue avec dégoût s'asseoir
sur le trône, et il l'en a chassée avec mépris.
On ignorera longtemps encore si le règne glorieux
de Napoléon a déraciné cette vieille croyance du pays
mais ce qu'on nierait en vain, c'est la vertu du principe
conservateur qui a pour lui l'expérience de huit siècles.
Quand on reproche aux révolutionnaires de 89, traves-
tis en législateurs, d'avoir sacrifié dix générations à de
1. Burke.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
vaines et stériles utopies, ils se gardent bien d'invoquer
le témoignage du grand homme qui les a ignominieuse-
ment chassés. Ils ont volontiers subi ses bienfaits, mais
n'ont pas encore pardonné le démenti qu'il leur a in--
fligé. Ils n'osent plus se comparer aux républiques de
l'antiquité, depuis que la leur a fini comme. elles, par le
despotisme.Mais il leur reste encore celle des États-Unis
d'Amérique qui fleurit et s'agrandit par des agrégations
toutes pacifiques, autant que par son commerce et, la
splendeur de ses villes.
Toutefois si cet État vit encore malgré l'instabilité,
ou plutôt la négation du gouvernement qu'il s'est
donné, c'est à cette activité exclusive des intérêts ma-
tériels et à cette absence d'autorité, qu'il doit sa prodi-
gieuse exubérance, et il la prend, à tort, pour de la viri-
lité et de l'embonpoint. Il n'a pas encore l'âge adulte, et
qiielquès-uns deses citoyens
sont plus vieux que lui.
Trente républiques, nées sous les auspices de la répu-
blique modèle, se débattent autour d'elle, se déchirent
et se dévorent pour expirer, victorieuses ou vaincues,
dans les mêmes convulsions. N'a-t-elle donc aucun des
symptômes de cette fièvre contagieuse qu'elles ont sucée
avec le lait dont elle les a nourries, et que développent
si promptement les principes démocratiques? C'est déjà
un problème que l'union de tant d'États incompatibles
de mœurs et d'intérêts, dont les uns parlent de liberté en
fustigeant leurs esclaves, et les autres parodient l'esprit
de conquêtes sous le nom d'annexions. Ce sera, certes,
une belle vieillesse pour la République, si elle complète
un siècle de vie. Mais ce sera sa caducité, et l'on ne
peut considérer sans une profonde pitié la destinée pro-
chaine de toutes les Amériques, si le retour du régime
DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVILLES
monarchique ne finit pas par les rendre à la civilisation.
Les patriotes de S9 les plus prudents se contentent
de l'exemple de l'Angleterre qui, depuis sa révolution
régicide, n'a cessé de progresser en puissance, en riches-
ses et en toutes sortes de perversités. Elle est l'idole.
de notre école doctrinaire, dont l'admiration ne recule
ni devant l'insolente aristocratie qui accapare tout lesol
britannique, ni devant le monopole exercé per fas et
nefas'sur le globe entier par les marchands de Lon-'
dres, ni devant l'inhumanité des propriétaires qui chas-'r
sent leurs colons par milliers et condamnent à mourir de
faim des générations entières; ni enfin devant cette po-
pulation dégradée qu'on décime dans les ateliers avant
l'âge adulte, dont on dédaigne de faire des soldats, mais
qu'on recrute libéralement pour toutes sortes de vices
et de prostitutions,
U ne manquait plus à notre humiliation que de nous
voir imposer comme le type de gouvernement à imiter,
cette agrégation de marchands cupides et de forbans
effrénés, vampires gorgés du sang de toutes les nations
et de leurs propres enfants, accroupis devant un lingot
d'or, seul Dieu'du wigh et du tory, du quaker et du pu-
ritain. r>
CHAPITRE IV
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Celui qui a créé le monde l'a soumis à des lois dont
la rectitude et l'universalité ne peuvent être impuné-
ment méconnues.- Rien ne s'improvise dans la nature.
et le développement des intelligences, comme celui des
germes, ne s'opère que lentement, dans la progression
et sous les conditions qui lui ont été prescrites. Com-
ment n'en serait-il pas ainsi de la civilisation? Les
révolutions qui prétendent la favoriser, la retardent ou
l'entravent, en lui imprimant une allure insolite dont
la précipitation suspend l'action régulière du principe
de vie qui est en elle, et lui fait perdre souvent plus
d'espace en quelques mois, qu'elle n'en avait gagné
par le travail de plusieurs siècles. Les plantes parasites
étouffent les semences délicates qui ont besoin d'une
culture plus vigilante pour ne pas dégénérer. L'ordre
intellectuel est-il donc si uniformément au-dessus ou au-
dessous de tout perfectionnement, qu'il doive être traité
avec moins de respect et de sollicitude que les produits
matériels du règne végétal?
La civilisation n'est pas une plante assez vivace et
assez vulgaire, pour s'acclimater partout également, et
produire, en tous lieux, des fleurs d'un même parfum et
des fruits d'une même saveur. Ce qu'on prend pour elle,
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
au contraire, et l'expérience le démontre généralement,
n'est trop souvent qu'une corruption ou un raffinement
de la barbarie. Elle ne fleurit qu'à l'ombre d'une auio-
rité tûtélaire, et, tout autant qu'elle, repose et sur la^4
force morale et sur la justice. Sans la stabilité du sol,
quel architecte lui connerait les fondations d'un édifice
monumental? Sans l'adhérence éprouvée des parties
qui concourent à la solidité et à l'harmonie de sa con-
struction, quel navire affronterait le choc des éléments
dont la violence accélère ou retarde la marche, et qui le
tiennent suspendu sur l'abîme, résistant tour à tour à
la fureur des vents et au soulèvement des flots?
Pour les sociétés, la première condition de tout pro-
grès, c'est la durée. Mais pour se perpétuer elles doi-
vent nécessairement s'appuyer sur une base fondamen-
tale immuable, que ne puissent ébranler ni les passions
qui s'agitent autour d'elle, ni même les améliorations
préparées de la main des hommes. Cette base, c'est la foi
du pays dans le principe d'autorité et dans la source de
toute justice et de toute morale, c'est-à-dire dans la reli-
gion qui les enseigne.
La légitimité du pouvoir dérive, comme celle de la
famille, de la succession; la succession ne s'entend pas
seulement de la filiation, mais encore et surtout, au point
de vue social, de la transmission des biens. Sans la con-
tinuation de la famille, avec tout ce qui en constitue
l'essence, l'esprit et la perpétuité, il n'y a plus qu'une
agglomération d'individualités sans lien moral, et plus
induitsà se heurter qu'à s'unir. Le principe d'hérédité,
dit Edmond Burke est invoqué, pour eux-mêmes,
1. Réflexions sur la Révolution française.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
par ceux qui l'ont violé; de même que le droit de pro-
priété est garanti par la loi au possesseur qui serait
en peine d'en justifier l'origine, tels que nombre de gens
de chicane, de commerce et de finances, qui jouissent,en pleine sécurité, de biens communément mal acquis.
La possession et la transmission sont de l'essence
même du pacte social, et l'on ne concevrait pas qu'il
pût se contracter et surtout se .continuer sans elles.
Que sont-elles, en effet, sinon le développement logi-
que de la loi primitive? Or cette loi confère au premier
occupant le droit de se construire un abri sur le sol que
personne ne lui dispute, et d'y recueillir le produit de
ce qu'il y aura semé.
Tout pouvoir a naturellement le droit de se main-
tenir de même il a, par conséquence forcée, celui de
se défendre et de se transmettre, à moins de se voir
infirmé par un droit antérieur qui le prime. Hors. ce
cas unique, il dérive du droit conféré à tout être créé,
de vivre et de se conserver. Il n'a rien en soi qui blesse
la justice ou menace la liberté. Que le pouvoir se soit
révélé par force, par accession ou par choix, sa tendance
est toujours et nécessairement de s'affermir et de se
légitimer. Il n'est pas d'usurpateur qui ne se prévale
de l'assentiment tacite ou supposé qu'obtient le fait pour
le convertir en droit; c'est sa justification, sa légitima-
tion, comme la prescription en matière de droit privé.
Si l'intelligence et le travail consacrent la posses-
sion, la possession à son tour, devient titre, car il ne
serait pas juste que les améliorations et les facilités ac-
quises profitassent à ceux qui ne les auraient pas pré-
parées. Si cette garantie des intérêts privés est légale,
celle qui défend la souveraineté elle-même a, de plus,
,DUPRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
en vue l'intérêt public; car si la durée du pouvoir estle
premier gage de son efficacité, il n'y a pas d'autre moyen
d'atteindre ce but; que la transmission par la ligne la
plus directe et le mode le moins litigieux.
Ce double principe a été fidèlement observé par la el
monarchie française de là pour elle le rare avantage
d'avoir traversé huit siècles sans jamais déchoir.
§ I°<\ DE LA PROPRIÉTÉ
» Il n'est pas un pays, pas un code, pas même une tra-
dition, où l'origine et le droit de posséder soient mis
en question. Dès qu'il y a eu des lois écrites, elles ont
eu pour objet principal la garantie des propriétés, et les
peuples et les rois qui ont négligé de régler cet intérêt
fondamental des sociétés organisées, ne sont pas répu-
tés appartenir au monde civilisé. Nulle part la terre ne
serait cultivée, si son propriétaire n'avait intérêt à lui
faire produire des fruits, et partout sa possession repose
sur des contrats légaux qui en constatent l'acquisition,
ou la transmission par héritage. La loi n'a dû se for-
muler que pour régulariser les actes postérieurs au
fait de l'occupation; mais en parlant de ce fait pri-
mitif, elle le légalise; et le droit est présumé partout
où il ne lui en est pas opposé un autre postérieur au
terme extrême de la prescription, mesure sagement
admise par tous les'codes, pour donner un point de
départ fixe à la jurisprudence.
Le respect de la propriété est donc la première loi
sociale, le fondement de toute association rationnelle.
C'est la civilisation elle-même.
Les rêveries des sectes modernes sur la possession
LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISEr
en commun ne sont pas sérieuses. Que les saint-simo-
niens, les fouriéristes et autres associations d'aventuriers
plus ou moins avides du bien d'autrui, fussent des
philanthropes naïfs, dupes de leurs propres sophismes,
je l'accorde; mais qui ne voit, pour peu qu'il ait d'intel-
ligence ou de droiture, que toutes ces fraternelles théo-
ries de vie commune ont pour unique objet de recruter
des travailleurs pour les exploiter au profit de quelques
charlatans qui s'offrent à les diriger, et par conséquent
à les gouverner? Cette arrière-pensée est trop transpa-
rente pour ne pas frapper les esprits les plus grossiers,
car il faut bien à une association quelconque ses régis-
seurs, ses directeurs et ses surveillants, et ce n'est pas
à la plèbe des affiliés que ces emplois de cocagne sont
dévolus, comme on apu le voir déjà dans le petit nombre
d'essais phalanstériens ou icariens offerts en exemple
au monde civilisé. S'il restait quelque doute à cet égard
dans l'esprit des croyants, leurs prophètes eux-mêmes
ont pris soin de le dissiper, lorsque, déçus dans leurs
calculs, ils n'ont rien eu de plus pressé que-de renoncer
à leur Alcoran humanitaire pour se faire journalistes,ingénieurs et financiers, quelques-uns même conseillers
d'État, préfets ou agents de police.
On peut donc, sans leur manquer de respect, pré-
voir ce que seraient devenus ces malfaiteurs subtils d'un
nouveau genre, s'ils avaient réussi à organiser leurs
petits états dans l'Étàt. Qu'est-co que le droit d'aînesse,
auprès de ce privilège d'intelligence et de capacité qu'ils
s'arrogent de leur propre autorité? Qu'est-ce que le
vœu de pauvreté des moines, auprès de l'abnégation
qu'ils prêcheraient à leurs disciples? Qu'est-ce enfin que
la noblesse et la féodalité elle-même, auprès de cet
DU PRINQÏPSCIVILISATEURDE LA MOîURCHISFRANÇAISE
accaparement de toutes les terres et de toutes les dis-
tinctions sociales? Le vol au communisme est un pro-
grès certainement incontestable sur tous les modes de
vol en usage avant lui, et il a de plus l'avantage de se
pratiquer et de se professer ouvertement, à la face des
tribunaux. Laissez-le faire, et jamais despotisme plus
impudent, jamais ineptie plus notoire n'auront signalé
la dégradation de l'humanité.
La tolérance, peut-être imprudente, dont jouis-entces utopies heureusement irréalisables, ne s'étend pas
jusqu'aux institutions qui protégeaient autrefois la pro-
priété et la sécurité des populations; elles avaient
besoin, dit-on, d'être appropriées à la diffusion des
richesses et à l'esprit de la nouvelle législation soit,
mais leur suppression absolue n'a fait place qu'à des
abus tellement hostiles à la suprématie territoriale, et à
des erreurs tellement menaçantes pour l'agriculture,
que le pays est frappé à la base même de sa puissance
et exposé, dans un avenir prochain, à se voir envahi
par l'inondation des valeurs fictives qui absorbent déjà
tous les produits du sol et du travail. La démonstration
de cette triste vérité ressortira trop clairement de l'exa-
men dans lequel nous allons entrer. Au jugement de
nos légistes contemporains, la possession des terres à
titre de fiefs était illégitime. On trouve même des pu-
blicistes, très-indulgents sur l'origine des biens révolu-
tionnaires, s'obstiner à voir dans la féodalité une in-
stitution barbare, non moins contraire aux droits de
l'humanité, qu'incompatible avec la civilisation.
La question serait controversable, qu'elle n'infir-
merait pas le titre de propriété lui-même. L'erreur pro-
vient d'une méprise évidente. On confond généralement
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
dans la féodalité trois choses fort distinctes la hiérar-
chie militaire, la juridiction et la propriété.
Ces attributions plus ou moins discutables n'ont
rien de commun avec la possession de la terre. Elles
peuvent exister sans en dépendre, absolument comme
le propriétaire peut jouir de son bien, sans autre pré-
rogative pour lui que d'en user comme de sa chose.
Les emplois, autrefois confiés aux propriétaires comme
une charge de la propriété, sont aujourd'hui conférés
gratuitement, selon le bon plaisir des ministres, à leurs
amis et à leurs protégés; ils ne sont plus une charge
inhérente à la terre, un devoir attaché au bénéfice. Ces
attributions donnaient, à la vérité, plus de prépon-
dérance et de considération personnelle au possesseur
du castel, de même que sa qualité de châtelain ajoutait
à la dignité de l'agent du pouvoir mais ces deux choses
n'étant pas identiques, les obligations du fonctionnaire
étaient distinctes des droits du propriétaire, en tant que
seigneur de son domaine. Ce ne serait pas toutefois
une question oiseuse que celle de savoir si les hautes
fonctions seraient rétribuées plus dignement par une
dotation domaniale que par un salaire. On n'ignore pas
combien le sacerdoce a perdu d'influence morale et de
dignité dans son ministère, depuis que le bénéfice terri-
torial a cessé d'identifier le pasteur à son troupeau.
Une telle expérience n'aurait pas été impossible
avant que la Révolution ait aliéné tous les biens de
main-morte, et leur conservation eût été certainement
garantie par les conditions qu'il était facile d'imposer à
l'usufruitier, mieux que par l'administration dispen-
dieuse et insouciante ou corruptible des agents du fisc.
Mais ces biens ne seraient plus désormais qu'un appât
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
8
aux convoitises du fonctionnaire cosmopolite mieux
que celui du ixc siècle, il sait combien les perturba-
tions politiques fournissent de chances aux dilapida-
tions et aux usurpations. N'a-t-il pas, depuis 89, les
encouragements de la loi elle-même? Ne connaît-il
pas l'impunité de tant de fortunes improvisées à l'aide
d'une mission transitoire ou d'un portefeuille? Les lois
sont impuissantes ou muettes contre ces abus d'une
notoriété plus scandaleuse qu'eux-mêmes. On en a fait
pour abolir, au profit dos débiteurs, les contrats de
rentes et les dîmes dont on dépouillait sans indemnité
les familles qui les avaient acquises ou fondées; et
en 1814, ces mêmes législateurs, transformés en sénat
soi-disant conservateur, n'ont pas reculé devant le cy-
uisme d'un décret confisquant, à leur profit, la riche
dotation destinée à pourvoir aux pensions viagères de
ses membres. On a perdu le droit de s'étonner, après
un si insolent exemple, de ce que, sous la secondo
race, tous les officiers publics aient trouvé bon de s'iu-
féoder les biens dont ils n'étaient qu'usufruitiers, à
titre de bénéficiaires ils ont été plus heureux ou plus
habiles, mais non plus cupides et plus effrontés que les
pères conscrits du xix° siècle, ces libérés de 93 formant
le premier corps de l'État.
L'inféodation des terres, si impitoyablement con-
damnée parles austères législateurs de notre âge, était,
il faut bien le leur dire, beaucoup plus sociale, plus
politique et plus utile au grand nombre que leur mor-
cellement illimité; non parce qu'elle créait des vassauxet des serfs, classification incidente et nullement inhé-
rente à la possession, mais parce qu'elle nourrissait plus
de familles rurales, parce qu'elle favorisait le seul (ra-
T. 1
LES FU1KES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
vail qui moralise et fortifie les races; parce que, sur-
tout, elle identifiait l'autorité à la possession et donnait
ainsi à tous les intérêts, trop minimes pour se proté-
ger eux-mêmes, l'appui de celui qui est le protecteur
et l'arbitre naturel de tous, par cela seul qu'il se suffit.
Malgré toutes les déclamations des sophistes sur l'éga-
lité des droits, il n'en restera, pas moins prouvé que,
dans tous les temps et parmi toutes les générations qui
se succèdent, il y a des faibles qui ont besoin d'être
protégés, et que la justice serait impossible sans l'appui
de la force.1
Les fiefs n'étaient pas dans des conditions autres
que celles qui régissent et régiront toujours la propriété
territoriale. Là découverte, la priorité, la conquête, la
donation, l'iniéodation et même la confiscation, sont
des titres originaires, sinon égaux, au moins légalisés
par l'absence de titres contradictoires. Les établisse-
ments coloniaux n'ont pas d'autre sanction que celle du
premier concessionnaire qui a transmis le champ qu'il
s'était approprié en le cultivant, et les rétrocessions
faites par -des gouvernements qui, comme celui de
l'Union américaine, disposent do ce qu'ils ont envahi,
n'ont pas, à beaucoup près, le degré de légitimité propre
aux domaines féodaux, constitués en pays légal. Quand
le colon cède, pour une redevance, ce qu'il ne pourrait
pas défricher lui-même; quand il afferme, pour un
temps, ce qu'il se propose de reprendre; quand il cède
à perpétuité, en se réservant la dime ou une part quel-
conque des produits, que fait-il? Exactement ce que fai-
sait le feudataire ou le seigneur. La féodalité n'était
pas un monopole, puisqu'elle admettait les aliénations,
les arrentements et les, locations à perpétuité. Elle
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE Ilo J
était si peu exigeante, qu'elle renonçait à toute reven-
dication pour une modique redevance qui, allait tou-
jourss'amoindrissant au profit du tenancier, en rai--
son composée desprogrès
de la culture, de la plus-value
des denrées et de la dépréciation du signe monétaire.
Ce sont pi'écisément ces redevances que la Révolu-
tion a abolies, sous la dénomination de rentes féodales,
concessions souvent gratuites du seigneur à son vassal,
à son fermier et à son serf émancipé, à charge, parfois;
d'une simple commémorai son obséquieuse ou puérile;
la fierté du bourgeois citoyen s'en indigne encore, mais
la désuétude l'avait condamnée à l'oubli bien avant
qu'elle fût supprimée par la loi; d'ailleurs, aveugle
autant qu'inique, cette loi non-seulement déchirait des
contrats légaux, mais descendait jusqu'à l'absurde, dans
sa cynique immoralité, en dépouillant celui qui avait
donné, au profit de celui qui avait déjà reçu.
Ces concessions partielles, ébauches du morcelle-
ment des terres dont on a tant abusé depuis, se ratta-
chaient du moins, par leur inféodation, au domaine
seigneurial, et ne se trouvaient pas exposées à ce frac-
tionnement ridicule résultant des partages héréditaires,
et à cet isolement qui tend pour le moins à la dégra-
dation arbitraire du sol, à la disparition du bétail, et
à la stérilisation des plaines par le défrichement des
bois qui les protègent. En se détachant du tronc, ce
rameau continuait de tirer sa sève du même terroir et
de s'abreuver des mêmes affluents. Sa dépendance
consistait simplement à participer aux bienfaits de la
communauté; et ces mêmes abris, ces mômes garanties,
il s'en trouve irrévocablement sevré, le propriétaire
d'un fragment de terre isolé, ne tenant à ses voisins
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
que par des bornes, obstacle à l'assistance non moins
qu'aux empiétements. f
C'est cet affranchissement des lois de la nature et
cette .dégradation du sol nourricier, identique autrefois
avec le nom de patrie, qui font l'orgueil de la Révolu-
tion et le triomphe de la démagogie. Mais il suffit d'en
comparer les résultats pour se convaincre que la féoda-
lité était plus sociale que la mobilité des domaines, et
la conservation des populations rurales un peu plus
essentielle à la prospérité et à la puissance du pays,
que l'encombrement des villes et l'accroissement des
tributs dont les mutations incessantes engraissent le
fisc. Si la colonisation de la France était encore à faire,
elle ne se réaliserait jamais sous ce régime d'exactions.
La main-morte avait du bon, quoi qu'en disent ceux
qui vivent du trafic du sol, et il y avait peut-être une
voie de juste milieu à suivre, entre son abolition abso-
lue et la conversion de tout le territoire en marchan-
dise on n'a pas encore trouvé le secret d'en colporter
les échantillons, pour les étaler dans un bazar.
Des considérations d'un ordre plus élevé auraient dû
faire comprendre aux trafiquants du. sol, s'ils étaient
capables de réflexion, que si les produits de la terre
pouvaient être assimilés à ceux de l'industrie, dont ils
sont l'élément radical, et figurer sur les mêmes mar-
chés, cette assimilation n'était pas aussi facile à l'égard
de la terre elle-même, car il n'est pas dans l'usage de la
transporter pour l'exploiter, et elle se montre d'autant
plus féconde sous la main du laboureur sédentaire qui
la cultive avec amour.
L'origine des propriétés peut être plus ou moins
pure. La conquête n'a pas toujours respecté le droit
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
privé, etla plus odieuse investiture du bien d'autrui
est certainement celle qui provient des confiscations.
Cependant la loi de prescription était le" remède néces-
saire de cette infirmité sociale qui, transmise de géné-
ration en génération, aurait rendu impossible la conti-
nuation de l'ordre légal;, et grâce à la loi d'indemnité,
loi qui est loin d'être irréprochable, les détenteurs des
biens d'émigrés pourront les transmettre en pleine
sécurité à" leurs héritiers, non responsables de leur ini-
quité originelle. Toutefois on voudrait en vain se le
dissimuler, cet attentat révolutionnaire s'est aggravé
par son impunité, et il a porté une atteinte mortelle au
principe qui non-seulement protégeait autrefois lapro-
priété, mais y attachait des priviléges dont tout gou-
vernement rationnel a besoin pour se maintenir. Car
sans la transmission intégrale du domaine de famille,la famille elle-même s'éteint, et l'État se dissout avec
elle. Ce n'est pas seulement l'injustice d'une spoliation
sans discernement et sans pudeur qui a imprimé à la
détention de ces biens une tache indélébile; il est
notoire qu'ils ont été mal acquis, prodigués à des pro-
létaires insolvables et payés en valeurs fictives ou
dépréciées.
Cette grande perturbation du principe fondamen-
tal de toute société civilisable, a produit l'invasion'
de ces systèmes de civilisation rétrograde qui se sont
succédé sous les noms de communisme et do socia-
lisme et, l'on est bien forcé d'en convenir, les gou-
vernements fondés sur les aberrations de la Révolution
de 89, qui a détruit la famille, violé la propriété et rayé
de ses lois la religion du pays et jusqu'au nom de Dieu,
doivent être fort embarrassés de leur répondre; ils
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISEw
n'ont guère à leur opposer que la supériorité relative de
leur force matérielle. Mais cette supériorité actuelle est-
elle une garantie sérieuse contre les, éventualités que
les doctrines de 89, toujours en honneur,, réservent h
notre avenir ?
C'est contre leurs conséquences logiques, que les
nouveaux propriétaires, riches des dépouilles de la
noblesse et du clergé, ont à se prémunir; car s'ils pos-
sèdent, c'est par une inconséquence flagrante, et s'ils
transmettent, c'est en'se parjurant. De quel droit récla-
meraient-ils l'appui des garanties sociales, dont la vio-
lation est le titre unique, de leur possession? Lbrs-
qu'en 1814, les sénateurs impériaux crurent l'occasion
favorable de s'emparer à perpétuité de la riche dotation
dont ils n'étaient qu'usufruitiers, ils ne reniaient pas
seulement les principes en vertu desquels ils avaient
exproprié les possesseurs héréditaires des biens qui
composaient la presque totalité de. cette dotation, ils
s'arrogeaient encore, en se les appropriant, le droit
d'en exhédérer leurs propres successeurs comme si la
conséquence des principes de 89 était le renversement
de l'ordre naturel, et devait avoir pour résultat de faire
refluer le cours des héritages vers leurs sources. Pro-
grès nouveau, en effet, qui pourrait induire plus d'un
père prodigue à tuer son fils pour en hériter! réaction
vraiment philosophique contre le parricide
Le désordre moral était une conséquence naturelle
des doctrines de 89, et comme le sentiment intime, non
moins que le souvenir ineffaçable des règles que la jus-tice et la religion imprimaient à l'ancien régime, réagis-
saient, à leur insu, dans les esprits égarés par la Révo-
lution, il n'est pas invraisemblable que les sénateurs
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de 1814, en s'attribuant la propriété des biens de la suc-
cession sénatoriale, se soient crus autorisés par l'exem-
ple des usurpations qui, à l'avènement de la seconde
race, sont veimes s'adjoindre aux seigneuries allodiales.
On sait qu'en effet tous les hauts fonctionnaires pour-
vus de bénéfices, dont la nue propriété relevait du
domaine public, en ont disposé comme d'un patrimoine
transmissible và leurs descendants. Cette origine d'une
notable partie des biens héréditaires est sans doute
d'une légalité contestable; elle n'a pas même été régu-
larisée par une loi, comme l'a été, de nos jours, la pos-
session des domaines engagés. Mais elle avait cet avan-
tage de ne léser aucun droit privé et d'anticiper envers
un gouvernement usurpateur la solution d'une question
que devait trancher la prescrition, sans que l'autorité
de fait y mît opposition.
Toutes les révolutions sont fécondes en injustices
et en abus de la force; mais les possesseurs de terre
du temps de Pépin avaient des excuses que ne pou-
vaient alléguer les sénateurs de 1814, et ni les déten-
teurs de biens nationaux ni les engagistes n'auraient
pu les invoquer pour eux-mêmes, si une loi ne les
eut gratuitement affranchis de l'obligation de payer
leurs dettes. A l'imitation des maires du palais, se
perpétuant dans leur office et s'emparant de la cou-
ronne après en avoir assumé le pouvoir, les leudes et
les seigneurs terriens songèrent à se rendre inamo-
vibles dans leurs charges, puis propriétaires des béné-fices qu'on y avait attachés, puis indépendants de l'au-
torité: qui les en avait investis. Ce n'est pas du roi
régnant qu'ils avaient reçu l'investiture, et quand il
s'empara du trône, ils purent se croire relevés du ser-
LÉS RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ment prêté par eux, à une autre dynastie. Ils avaient
donc, en leur faveur, la possession, la logique et
l'exemple. Le nouveau monarque, n'osant outne pou-
vant réprimer ces usurpations, les amnistia en les tolé-
rant. Aussi devinrent-elles à peu près générales. L'offi-
cier bénéficiaire ne fut pas seul à s'approprier le fief
qu'il tenait de la couronne plus d'un vassal profita de
l'absence ou de la mort de son seigneur pour imiter sa
félonie; le tenancier s'affranchit de ses redevances; le
fermier, le serf même, investis d'une fonction privée
ou d'une gérance temporaire, s'érigèrent en officiers
publics; de sorte qu'en peu d'années les uns se trou-
vèrent seigneurs, et les autres magistrats; la posses-
sion conditionnelle devint propriété inamovible, et la
propriété juridiction.La continuation des dissensions civiles et la fai-
blesse de l'autorité souveraine détournèrent l'attention
de ces abus de confiance. Il n'y avait ni contrat qu'on
pût opposer au fait, ni loi civile qui réglât, les rapports
des personnes et des choses. Le clergé lui-même, seul
dépositaire alors des notions de droit qu'on aurait pu
opposer à ces usurpations, trouvait tout simple d'en
profiter pour lui, et comptait, comme les autres, sur la
prescription pour consolider toutes les inféodations qui
pouvaient anoblir ou accroître ses domaines. La con-
version des offices apanagés en possession perpétuelle
plaça en effet les titulaires, ecclésiastiques ou laïques,
au rang des feudataires châtelaine qui, investis du droit
de haute ou basse justice, suivant l'étendue de leurs
domaines, affectaient déjà l'indépendance de la cou-
ronne.
Cependant ces émancipations partielles pouvant
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
avoir leur danger et donner lieu à des revendications
fondées qui mettraient en question ,toutes les autres,
les intéressés s'entendirent pour les abriter sous la soli-
darité de tous, sorte de pacte d'assurance mutuelle qui
enveloppait dans son réseau tout le territoire, y com- >
pris même les fiefs relevant directement du roi. Alors
s'opéra la ligue féodale, ou plutôt l'ensemble des fusions
inextricables. D'abord cette ligue n'eut peut-être pour
objet que la protection des possessions litigieuses
mais elle finit par s'imposer à celles qui n'avaient nul
besoin de se légitimer, comme les terres allodiales. Le
fief dévora l'alleu, dit l'auteur de l'Esprit des Lois, dans
son style animé, et les terres franches qui, suivant la
formule germaine, ne relèvent que du soleil, furent
forcées de s'inféoder. Il ne fut plus possible de posséder
en dehors de cette confédération. Celui qui aurait voulu
s'isoler,- quelles que fussent sa force et sa vigilance,
aurait été sous la menace incessante d'envahissements
ou de dévastations. N'assistant et ne garantissant per-
sonne, personne aussi ne l'eùt assisté ni garanti, et il
aurait fini par succomber sous les coups redoublés des
plus infimes adversaires, tacitement autorisés ou sou-
tenus paries plus forts.
C'est ce besoin de la défense, gage de toute associa-
tion sincère, qui mit le plus petit propriétaire sous la
protection d'un plus grand, et celui-ci sous la garde do
tous. De là cette chaîne do vassalités croisées qui, des-
cendant des feudataires suzerains, ramifiait ses anneaux
divergents jusqu'au plus humble tenancier; système
résumé dans ces formules Le sol servira le sol, et
l'homme-ligo, l'homme-lige. D'où cet axiome Point
do terre sans seigneur. Combinaison dont l'incohérence
LES RUINES DE LA MONARCHIEFRANÇAISE ¡V!
n'est qu'apparente, 'mais, qui, se fondant sur la base
solide et féconde de la propriété, reconstitua la société
dégénérée.
Cette communauté de suzerains, de feudataires, de
vassaux et dé serfs, était, certes, plus- libérale et plus
morale que celle du capitaliste; de l'industriel et de
l'oûvrier; elle était aussi moins précaire, moins oppres-
sive et plus paternelle, tous les préjugés1 de la Révolu-
tion ne sauraient infirmer le fait car le serf était un
peu moins délaissé que le paria des manufactures; et
s'il, était attaché à la terre, la terre, elle aussi, ne lui
faisait pas défaut. Le maître ne se croyait pas quitte
envers lui en l'envoyant, vieux et infirme, mourir dans
un hôpital. La féodalité assurait à ses victimes l'air
pur des champs, la vue du ciel et le pain quotidien;
tandis que lé serf de l'atelier, après avoir végété entre
la misère et la corruption, meurt sans assistance et sou-
vent dans le désespoir; en effet l'un des progrès dout
se vante avec le plus de droit l'école révolutionnaire,
c'est d'avoir ravi aux malheureux les consolations de la
foi et l'espoir d'une vie meilleure, prix de leur résigna-
tion aux épreuves de celle qu'ils auront sanctifiée par
la patience et le travail.
En résumé, l'organisation féodale, soumise au sen-
timent chrétien qui dominait alors exclusivement l'Eu-
rope civilisés, était plus naturelle et plus appropriée
aux véritables besoins de l'humanité, moins féconde
en haines et en déceptions qu'aucune de celles qu'on se
félicita, un peu trop hâtivement, de lui avoir substi-
tuées. L'identité de la propriété territoriale avec les
prérogatives de l'autorité, était rationnelle et acceptée
sans murmures; quant aux droits féodaux, s'ils ont en
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
leur raison d'être, ils n'avaient pas celle de se perpé-
tuer, puisque la propriété existe encore sans eus.
Montesquieu 1 et Chateaubriand 2 ont dissipé tous
les préjugés trop facilement accrédités par la littérature
révolutionnaire, grâce à l'orgueilleuse prévention, à
l'ignorance crédule de ses adeptes, sur une institution
qu'aucune législation n'avait préméditée, qui a surgi -et
s'est modifiée d'elle-même, qui enfin s'est évanouie,
comme tant d'autres, lorsqu'elle ne s'est plus trouvée
en harmonie avec les idées et les moeurs des nations
transformées par le mélange des races. Mais l'organi-
sation féodale n'était ni aussi exceptionnelle ni aussi
contraire au progrès de la civilisation que voudraient
se le persuader les écrivains voués à la défense de la
Révolution,' de ses préjugés et de ses superstitions. Des
voyageurs mis par elle au nombre de ses apôtres ont
retrouvé les traces du régime féodal, partout où la
civilisation avait pu résister à l'invasion trop souvent
simultanée du commerce et de la barbarie, dans les
profondeurs de l'Asie, comme au sein de,l' Afrique 3.
L'Allemagne, oùelle fleurit encore, ne passe pas pour
une contrée ignare et rétrograde, et la puissante Anglo-
terre doit l'accroissement de ses richesses et l'impu-
nité des crimes qu'elle ne cesse d'accumuler contre la
justice et l'humanité, à cette féodalitévigoureuse qui
maintient invariablement la souveraineté aux mains
des seuls possesseurs du sol. Cette aristocratie, plus
hautaine, plus exclusive et plus corrompue qu'elle ne le
fut jamais en France, n'en est pas moins l'objet iln
1. Esprit des lois.
2. Analy&e de l'histoire de Fr/mcn.
3. Volney, Boulanger, etc.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
culte des démocrates français. Ils ne se piquent pas
d'un égal respect pour la logique ils sympathisent plus
volontiers avec le despotisme le plus effréné qu'avec
une liberté contenue par l'ordre qui la protège contre
elle-même, et par la justice vengeresse des droits de
ses adversaires en même temps que des siens.
L'immutabilité du gouvernement britannique serait,
en effet, le triomphe et l'honneur de la féodalité, si elle
ne lui servait pas de point d'appui pour opprimer le
monde. Mais dans les. mains de ces marchands avides
et sans pitié, elle est devenue un fléau pour les mal-
heureux paysans eux-mêmes un avare propriétaire les
expulse froidement de ses domaines, quand il croit
obtenir d'une machine plus de profit que du labeur des
bras qu'il faudrait nourrir d'une partie des produits
de la terre. Ces hypocrites protecteurs de la liberté
des noirs condamnent sans remords à mourir de faim
des populations entières de leurs concitoyens, sous le
seul prétexte qu'ils n'en tirent pas assez de profit.
Cette perversité anglicane n'eût pas trouvé en
France unchâtelain assez éhonté pour avoir la pensée de
l'imiter; notre noblesse catholique et chevaleresque.ne mit jamais en balance l'intérêt et le devoir, nul ne
saurait lui refuser ce témoignage. La féodalité fut con-
çue dans un véritable esprit de famille, et tint toujours
le serf pour un homme ayant droit de vivre sur le sol
qui l'avait vu naître, et sous la protection du seigneur,
dont l'apanage ne se bornait pas au vil calcul d'un gain
uniquement mercantile.
On ne se souvient pas assez des circonstances au
milieu desquelles surgit et s'organisa la féodalité. Sous
les successeurs du grand empereur d'Occident, la
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
France, ruinée et dépeuplée, tomba dans la misère ol le
découragement. Les bras manquaient à la culture, les
villes, ravagées ou abandonnées, n'étaient plus que des
asiles de passage, sans attrait ni sécurité; et s'il resta
quelques vestiges de civilisation, la féodalité seule les
avait conservés. Les châteaux succédèrent aux bandes,
dit M. Guizot et c'est sous la protection de leurs cré-
neaux que se groupèrent les populations effrayées. Ces
peuplades ou bourgs improvisés, pour ne ressembler
ni aux villes munies de chartes royales ni aux muui-
cipes romains, n'en étaient ni moins libres ni moins
compactes. On y avait trop besoin du patronage du
châtelain, pour subtiliser sur son autorité, et l'on était
plus porté à la servir et à la forlifier qu'à la contenir.
Resserrée chaque jour par le besoin qu'on avait les uns
dos autres, l'alliance de.venait indissoluble. Le pacte quirattachait le vassal à son seigneur était plus sincère que
la fraternité démocratique. Au lieu de disperser les
hommes et de les amoindrir en les isolant, elle les rap-
prochait par l'unité de sentiments et d'intérêts. Elle en
formait autant de classes qu'il y avait de châtellenies,
et autant de petits États plus chers et plus compactes
que la patrie nominale, ignorée ou dései'téc sans regret.
Les rangs s'y classaient d'eux-mêmes, par le respect
qu'on portait aux plus braves et aux plus habiles, et le
zèle y était sans cesse encouragé par la présence d'un
monarque au petit pied, sachant appeler tous ses sujets
par leurs noms.
S'il y eut dans les excursions de ces hommes d'ar-
mes plus d'un acte de brigandage, il y eut aussi des
1. Histoire de la^cieilislitio».
LES RUINES DE LA MOlUllCIIlE FRANÇAISE
exploits héroïques et desdévouements
admirables.
L'amour de.la patrie, plus condensé, s'y dilatait aussi
avec plus d'énergie et de spontanéité il se produisit
dans ses explosions des élans inconnus aux Décius de
93 1. Le plus 'obscur de ces châteaux recélait plus de
vrais patriotes que n'en ont produit les plus célèbres
républiques. Moins nombreux, ils auraient eu moins de
rivaux et de détracteurs, car les chroniqueurs qui les
ont calomniés n'étaient pas des Hômères; et cependant
derrière leurs remparts chantaient les troubadours,
dans leur enceinte florissaient les lettres et naissait la
chevalerie. La main des gracieuses châtelaines dis-
tribuait les couronnes disputées dans les'tournois et
c'est aux mœurs féodales que la nation française dut
sa renommée, longtemps incontestée, de politesse et de
courtoisie.·
Une chose esl avérée, c'est que, dans ces agglomé-
rations d'aventuriers de toutes les origines, de colons
hospitaliers et de familles fugitives, de guerriers et de
laboureurs, les dernières traces d'origine, de conquête
et de race dispai\ rent il n'y eut plus de Goths, de
Celles, de Gaulois, de Francs et de Germains. La féo-
dalité prit ses féaux et ses serfs sans distinction de
castes ou de pays la nationalité n'eut pas d'autre ori-
gin.e. Les alliances entre ïes familles réunies dans un
même clan achevèrent la fusion, et bientôt les accords
entre châtelains voisins, las de guerres ou de défiances,
ouvrirent une èr6 nouvelle à la civilisation. C'est alors
1. Le plus curioux de ces dévouements de 93 est celui du capucin
Chabot proposant à Bazire de se faire assassiner tous deux par les sa-
tellites du tyran (style de 89], afin que leurs corps, promenés dans les
faubourgs, y soulevassent la fureur'du peuple.
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
que les champs défrichés devinrent des fiefs, et les chal-
teaux forts des seigneuries.
Mais des fiefs, des seigneuries, voilà deux mots
blessants pour l'oreille des heureux enfants du siècle
qui a inventé les droits de l'homme et, en fait de
droits, les propriétaires du moyen âge ont perdu ceux
qu'ils auraient pu invoquer a l'indulgence révolution-
naire, pour avoir nourri, sur leurs terres, des serfs atta-
chés à la glèbe. Les réformateurs seraient moins inexo-
rables envers les préjugés d'un autre âge, s'ils étaient
moins imbus de ceux dont le leur est infecté.
Il est une époque où, selon Servien, nombre d'hom-
mes libres offraient de se vendre, seulement pour
vivre, et ne trouvaient pas d'acheteurs. Il est douteux
.qu'alors le serf, vivant des produits du sol qu'il cultivait,
eut voulu changer sa condition pour celle du mercenaire
à la recherche d'un maître qui lui donnât du pain.
Nous le voyons de nos jours, la plus vive résistance à
l'émancipation des paysans russes vient d'eux-mêmes
et non de leuts maîtres, les seuls affranchis véritables
de l'obligation de nourrir leurs serfs.
La liberté est une noble aspiration; mais pour le
grand nombre, le premier besoin est le pain quotidien,
et la main qui le donne, la seuledigne
d'ètre bénie.
Nous avons vu les plus fiers républicains de la Révolu-
tion s'abaisser a mendier moins que cela, et se vendre
pour une place, pour une décoration, pour un titre aris-
tocratique il n'est pas de bassesse, on a droit de le
croire, à laquelle un démocrate ne soit disposé, et il
serait, dans l'occurrence, impossible de trouver rien de
plus servile et de plus vénal qu'un révolutionnaire.
Les seigneurs du moyen âge étaient donc les p?;res
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE
nourriciers do leurs paysans, et si leur autorité n'était
pas suffisamment fondée sur ce noble abus qu'ils en
faisaient, il ne tenait qu'à, eux de justifier de leur titre
à la propriété dusol qui les alimentait tous. L'une
était en effet aussi légitimement acquise que l'autre;
car l'occupation d'une contrée qui n'appartient à per-
sonne est le droit de celui qui a le courage. de s'y, éta-
blir le premier. Or, après les longues calamités qui
avaient dévasté la Gaule, les invasions de races super-
posées,, l'émigration des indigènes moissonnés sur les
champs de bataille ou dispersés par la famine, avec la
vie nomade des survivants moins exercés au labour
qu'au pillage, il restait vraisemblablement plus d'un
champ en friche et plus d'un territoire sans maître, ou
même sans colons. On ne peut contester à ceux qui les
ont colonisés le mérite de les avoir fécondés. C'est
certainement le service le plus méritoire que l'on
puisse rendre, dans tous les temps, aux nations nais-
santes. C'est aussi le titre de noblesse le plus incontes
table, un droit légitime à leur respect et à leur confiance,
car, qui en a profité, sinon elles-mêmes? Qui les a
faites ce qu'elles sont, sinon la culture de la propriété ?'?
La noblesse a par conséquent droit d'attendre de leur
reconnaissance des hommages et des services qui lui
permettent de produire encore et de leur continuer ses
bienfaits.
Cette- féodalité, tant décriée de nos jours, était donc
une institution plus civilisatrice que toutes les utopies
modernes sorties du chaos révolutionnaire. Les clans
d'Écosse en ont été la dernière expression. C'était le
patronage en honneur parmi les Romains, épuré pur
l'idée chrétienne et lo dévouement, jamais servile,
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIEFRANÇAISE
T. i
élevé jusqu'au sacrifice de son indépendance person-
nelle, par l'orgueil de la consanguinité. En no voyant
dans la féodalité qu'une aristocratie oppressive, la
démocratie y a substitué une égalité bien plus impu-
demment menteuse; car elle a inféodé les honnêtes
gens aux suffrages de la plus basse extraction, et los
majorités stupides à la prédominance habituelle de
l'intrigue et de la servilité. En dépit dés théories les
plus fières et les plus libérales, le prolétaire sera tou-
jours le Tassai du riche ou le serf de la police le faible
n'évite de devenir la dupe du plus habile qu'en se
faisant le client du plus fort. Le vasselage est plus loin
de^la servitude que le disciple de Saint-Simon, humi-
liant sa faible intelligence devant celle d'un Enfantin.
Il avait fait mieux que des lois contre l'esclavage, il
l'avait rendu impossible, et c'est du code féodal qu'est
venu cet axiome « Tout esclave qui touche au sol
franc est libre ipso facto. »
`
On ne comprenait peut-être pas alors la liberté comme
elle nous est enseignée, et les populations ignorantes
mettaient le bien-être avant l'abstraction des droits de
l'homme. Mais est-ce bien le professeur qui est le plus
près de la nature et de la vérité? Qui oserait l'affirmer?
Le guerrier ne devait qu'à des largesses et à son cou-
rage des terres et des vassaux quels parvenus de la
Révolution pourraient justifier d'une.telle netteté d'ori-
gine ?Ce n'est pas lui, mais la Révolution qui, sous
le casque, rétrogradait bien au delà des temps féodaux,
enjoignait à ses soldats de ne pas faire de prisonniers,
oubliant que l'étymologie du mot servus répond à celle
de servare, conserver, et que le premier vaincu reçu à
merci fut la protestation solennelle de la dignité de
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'âme humaine et le premier progrès de la civilisation.
Ce n'est pas dans les tournois de la féodalité qu'on eût
vu figurer les bourreaux, les délateurs et les espions
couronnés de chêne et de laurier. Ce n'est pas sous
l'ancien régime qu'il se serait trouvé de pauvres ou-
vriers descendant de leur piédestal de citoyens, pour
solliciter la ration et l'ignominie du forçat, afin de
donner du pain à leurs enfants1. C'est la philanthropie
qui a trouvé le secret d'apitoyer les cœurs sensibles
pour le malfaiteur avant l'indigent, et qui a su faire de
l'expiation un commerce. Ces hypocrites- raffinements
de l'école humanitaire, corroborés des atrocités cyniques
de la Révolution, dans les orgies de ses triomphes,
donnent à leurs partisans assez mauvaise grâce à se
prévaloir des abus inhérents à toutes les institutions
humaines, et incontestablement plus déshonorants pour
la raison dans les nouvelles que dans les anciennes.
Mais ce qui rachète tous les griefs reprochés- avec
plus de passion que de bonne foi au régime féodal, c'est
d'avoir fait de la propriété territoriale une institution,
et de sa possession un privilége. Cette vérité n'a pas
été comprise des législateurs de la Révolution. Les
légistes qui l'ont préparée ne se sont pas élevés si haut.
Leur horizon ne dépassait pas l'étude du procureur qui
les avait nourris. La jurisprudence romaine s'était
bornée à formuler les clauses des contrats privés et à
1. Ceci a besoin d'explication. Que des malheureux aient envié le
s*. ï; du forçat, c'est un fait, et il nous est donné de le certifier, car
c'est en nos mains qu'a été déposée la pétition des ouvriers libres de
l'un des premiers arsenaux de la marine, à qui l'on avait retiré les tra-
vaux du port, pour les confier exclusivement au bagne. Devant nous
aussi des forçais libérés ont confessé avoir combiné leur récidive en vue
de retrouver à 1achaîne le pain et le travail que leur refusait la sociélé.
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA;MONARCHIE FRANÇAISE
réglementer les procédures qu'elle n'avait pas la vertu
de prévenir. Ces avocats auraient cru déroger en con-'
sultant nos vieux publicistes>
1
L'inféodation attachait l'homme à la terre qui le
nourrit, et compensait l'inégalité des conditions par la
sécurité garantie à ceux que leur naissance laissait au
dernier rang. Le droit au travail a été controversé de
nos jours, et cela ridiculement; il repose en effet sur cette
fict'on gràtuite qu'il y aura du travail pour tous, et
la conséquence forcée de cette concurrence serait qu'il
n'y en eût plus pour personne; or ce prétendu droit
était d'institution féodale en ce qu'il-avait de réalisable
il répartissait le travail en raison de la population et do
l'importance du fief; ainsi chacun avait l'assurance d'une
part dans ses produits. Cette part proportionnelle, on
le présume bien, n'est pas celle que nos réformateurs
entendent réserver au travailleur, objet de leur sollici-
tude exclusive. Mais, en attendant l'abondance et le
superflu qu'ils lui promettent, la féodalité trouvait le
secret de lui donner le nécessaire; et, moins magnifique
en paroles que la Révolution, elle fut un peu plus
féconde en bonnes œuvres; elle tenait moins à ses
erreurs et à ses abus, car elle n'était ni exclusive ni
stationnaire le servage, les corvées et les juridictionslocales ont été successivement abolis sans qu'elle y mît
obstacle.
Les priviléges seigneuriaux n'ont pas empêché,
même avant le règne de Hugues Capet, l'aliénation et
i. Nous pourrions dresser une longue liste des anciens jurisconsultesrauçais qui ont fait l'apologie de la féodalité. Mais nous préférons ren-
voyer le lecteur aux œuvre» plus modernes de Rubicbon sur la pro-
priété en Angleterre.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'affranchissement des domaines obérés, ni. l'invasion
des terres nobles par les roturiers parvenus. Des privi-
lèges de la noblesse, aucun n'a survécu longtemps à
la suppression des hautes et basses juridictions, et l'on
a peut-être dépassé les bornes d'une sage réserve à
l'égard de la terre elle-même qui, des mains du châte-
lain découronné, est tombée, sans transition et sans
défense, dans celles du fisc. Que la couronne protégeât
de sa justice souveraine le vassal qu'un bailli dépendant
ou ignare eût opprimé, et que le prince élevât à la
dignité de citoyen chacun de ses sujets émancipés,
c'était là le développement tout naturel de la nationalité
française, et la conséquence de son avénement à la tête
de la civilisation européenne. Mais les voies à cette
émancipation étaient larges, et bientôt les seuls clients
restés sous la dépendance légale des seigneurs furent
ceux qui, profitant de leur patronage, n'avaient aucun
intérêt à s'en affranchir.
Pour qui n'asservit pas sa pensée aux préjugés con-
temporains, le régime féodal était plus moralement et
plus véritablement civilisateur que le principe égalitaire
et démocratique inauguré en 1789 il ne fermait à per-
sonne la porte dos honneurs et des richesses surtout
il n'arrachait pas le citoyen paisible à son rang et à sa
famille, pour le précipiter dans le mouvement social
que nous avons vu dirigé et surexcité au profit de toutes
les passions ambitieuses et cupides, comme si le but de
toute société était de tenir en perpétuelle fermentation
les divers éléments qui la composent.
En abolissant les classes, les corporations et surtout
l'autorité du chef de famille, on n'a pas agrandi les
individualités, mais décomposé les nations en fragments
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
impalpables que l'agitation de l'atmosphère politique
déplace perpétuellement, comme le vent disperse et
agglomère tour à tour le sable mobile de nos dunes, et
creuse des abîmes où, la veille, s'élevaient des mon-
tagnes.
L'amour de la propriété, les produits et l'aisance
qu'elle répand autour d'elle retenaient la plupart des
châtelains au milieu de leurs fermiers et de leurs vassaux,
ainsi que le démontre la multiplicité des manoirs dont
la France s'était embellie depuis que les seigneuries
n'avaient plus l'attrait de leurs priviléges, dès longtemps
annihilés quoique toujours enviés.Cette résidence, qui
rapprochaitles rangs, avait le double avantage de répartir
le bien-être et de polir les mœurs. C'était vivre noble-
ment que de mettre la main à la charrue et de dédai-
gner les professions mercantiles'; mais cette abstention
servait d'autant mieux au développement de l'industrie
et des fortunes mobilières; une concurrence déroga-
toire les eût entravées sans les anoblir. Le gain le
plus licite ne s'obtient guère qu'au détriment d'autrui,
et l'art de gagner de l'argent n'est pas rangé parmi les
professions libérales. On peut y être peu porté, sans
orgueil, et n'en avoir pas l'intelligence, sans manquer
pour cela de sens commun.
Ce sentiment de dignité du propriétaire se reflétait
sur le fonds lui-même, et la loi qui autorisait l'aliéna-
tion d'un fief transférait à l'acquéreur, avec le titre de
propriété, les droits et les devoirs qui y étaient atta-
chés on ne pouvait mutiler la terre sans la déprécier
1. Il existe encore des gens assez arriérés ou assez indépendants
pour admirer ce dédain de la noblesse pour le commerce.
LES RULXES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
et sans déroger soi-même. Les confiscations révolution-
naires et le Code civil ont bouleversé tout le système
conservateur de notre ancienne législation, non-seule-
ment en tolérant le morcellement illimité, mais en le
rendant inévitable par la division indéfinie des héri-
tages. Il faut partager jusqu'au domaine, indivisible par
sa nature, ou le vendre pour en escompter le prix.
Alors la taxe de mutation s'ajoute à celle de succes-
sion, et, pour une famille nécessiteuse ou obérée, c'est
l'équivalent d'une déshérence. Le fisc y trouve sans
aucun doute un surcroît de revenus mais une légis-
lation dont la tendance est d'annuler le propriétaire et
de pressurer la propriété doit, cela est fatal, conduire
au dégoût et à l'avilissement de celle-ci ce qui pourrait
apporter un jour quelques mécomptes dans les calculs
fiscaux de l'école économique..
Toute propriété qui ne donne que mille écus de
rente tombe sous la menace perpétuelle de l'expropria-
tion. 11 suffit, pour l'efféctuer, d'une mauvaise récolte.
Le propriétaire, réduit à emprunter pour maintenir son
exploitation, voit l'usure aggraver la fixité impitoyable
de l'impôt. Il a beau implorer des ajournements et des
dégrèvements. Objet des dérisions administratives, sa
ruine est imminente et inévitable. Il périt, obéré sous
les frais accumulés qui ont bientôt absorbé le capital
d'une vente forcée. «
C'est cette école qui, dès le milieu du xvm" siècle,
commencé cette guerre d'extermination à la propriété,
en proposant sérieusement de reporter sur elle seule
tout le poids des impôts. Mais alors il existait de vastes
domaines privilégiés, dont on exagérait systématique-
ment les revenus, afin de justifier des théories jugées
BU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
absurdes dès leur naissance. Cependant il y a 1 eu à se
féliciter d'avoir remplacé les substitutions, qui ont tant
conservé et tant amélioré, par la subdivision indéfinie
des héritages, les mutations et les morcellements sans
relâche ces innovations, il est vrai, ont fait ressortir
la puérilité des idées économistes, mais elles n'enri-
chissent le Trésor qu'en dispersant les familles et en
appauvrissant le sol, que chaque acquéreur épuise ou
mutile, dans son impatience d'anticiper sur ses pro-
duits.
La mobilisation de ce sol immobile est une atteinte
à la nationalité elle-même. Le peuple, pour qui la patrie
matérielle n'est qu'un objet de trafic, fera bon marché
de cette autre patrie, moins palpable, qui impose des
charges et ne rapporte rien. Il peut y avoir quelque
raison de réparer, de rajeunir ou de renouveler les insti-
tutions qui ont vieilli mais c'est choisir un étrange
remède que de brûler l'étoffe pour la purger d'une
tache.
Le signe le plus manifeste de la décadence et de la
démoralisation d'un peuple est peut-être dans la mobi-
lisation du sol, qui donnait au nom de patrie un sens
moins abstrait et une réalité plus saisissable toutes
les subtilités sentimentales ou philosophiques ne sont
parvenues qu'à en faire une fiction mythologique, relé-
guée dans un temple on passe devant la porte, mais
nul n'en franchit le seuil. Et les fervents de la religiosité
nouvelle ne sont pas les prêtres de ce temple ceux-ci
savent pousser leurs dupes sur les champs de bataille
ils n'ont jamais su y mourir eux-mêmes.
On a pu enlever à la terre les immunités dont elle
jouissait autrefois, mais non^la tirer de son immobilité.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Elle n'accorde ses faveurs qu'à ceux qui se font ses tri-
butaires. Loin de s'assimiler à la nature démocratique
de l'industrie, elle la domine par' la spontanéité de ses
produits, l'alimente par son inépuisable reproduction et
ne l'admet à ses travaux que comme un instrument. Il y
a donc imprévoyance, autant qu'ingratitude, à dé-
pouiller cette mère commune des vêtements d'hon-
neur qui la glorifient.
Il n'est pas de pays au monde où l'administration
se pique plus qu'en France de protéger la propriété et
de faire fleurir l'agriculture. Mais il n'en est pas où
le propriétaire soit plus opprimé et l'agriculture moins
défendue contre les exactions du fisc, les attentats de
la spéculation et les expérimentations de la science.
Ce triple fléau lui a ravi, sans retour, son caractère
moral et sa vertu pratique, en la dépouillant de sa di-
gnité sociale et de son droit au respect des générations
qu'elle nourrit. Si cette source première de toute
richesse, de toute association et de tout progrès n'est
pas maintenue au premier rang des institutions natio-
nales, c'est que la nation elle-même est en pleine déca-
dence.
La protection de l'agriculture est la première raison
d'être de tous les grands États mais ce n'est pas dans
l'immixtion administrative aux moindres opérations
pratiques que consiste l'efficacité de ce patronage. S'il
n'est pas inaperçu, il devient perturbateur. On aura beau
prodiguer à l'humble laboureur les circulaires,, les pri-
mes et les conseils, on ne réussira point à le séduire
s'il sait compter, et moins encore à l'enrichir si, par
malheur,, une velléité d'ambition l'arrache à sa routine,
pour se prêter à des expériences dont le seul résultat
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE i37
serait de troubler son repos. On ne voit pas que toute
cette sollicitude savante et tracassière ait, jusque ce
jour, contribué à équilibrer les récoltes, à suppléer
l'assiduité, dutravail,
à conjurer les orages ou la con-
currence, souvent plus ruineuse, des produits étran-
gers. C'est la liberté, avant tout, qui a besoin d'être
protégée. L'exemple des grandes exploitations non offi-
cielles et le cours éloquent des marchés en apprendront
plus au cultivateur intelligent que l'enseignement, tou-
iours un peu suspect, de l'autorité qui tend une main
secourable au pauvre contribuable, tandis que l'autre
perçoit le tribut qu'on ne lui paye jamais sans murmu-
rer. Fut-elle sincèrement paternelle et désintéressée,
l'intervention administrative sera toujours stérile,
même quand elle ne sera pas antipathique. Le zèle de
ses agents subalternes est un fléau plus dangereux que
la grêle ou les insectes. Elle simplifierait singulière-
ment sa responsabilité si, discrète et rétrograde, elle
empruntait à l'ancienne féodalité les honneurs et la
sécurité que celle-ci donnait à la culture du sol inamo-
vible. Les populations que leur naissance et leur labeur
attachent de préférence à~ la terre nourricière ne peu-
vent se passer de la stabilité et de l'indépendance qui
sont l'attrait et la récompense des professions agrico-
les. Le calme et la résignation qu'elles exigent ne
résistent pas longtemps à la triple obsession de l'in-
dustrie, dont l'agriculture n'est plus que l'humble
vassale, du morcellement, qui la prive d'espace, d'en-
grais et de bétail, et* des changements de maîtres et de
procédés de culture, plus redoutés que la gelée et les
variations de la température. Le dégoût et la désertion
des campagnes en sont la conséquence naturelle.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Déjà le temps et le Code civil ont fait justice de la
passion effrénée du paysan pour les quelques sillons
qu'il avait arrosés de ses sueurs et qu'il payait trois fois
leur valeur réelle, sans les rendre plus fertiles. Le frac-
tionnement résultant des successions, preuve plus
rapide et plus lumineuse que les réflexions mêmes de
l'avarice, arrivait à des subdivisions tellement imper-
ceptibles que la parcelle échue à chacun des copar ta-
geants ne représentait plus l'équivalent du travail
qu'aurait exigé sa culture. Empressés de. les vendre à
vil prix ils trouvent, dans les fonds publics un pla-
cement plus avantageux de leurs économies, et dans
le haut prix de la main-d'œuvre un emploi plus lucra-
tif de leurs bras.
Quel est en euet le résultat inévitable de ces mor-
cellements ? De la transformation dés couvents en
casernes, des châteaux et des corps de fermes en
usines, on doit arriver à la démolition des granges et
des étahles car à quoi serviraient des établissements
ruraux au seigneur de quelques perches de terre, qui
les retourne sans charrue et les fume avec une poudre
sympathique? Quelle pâture trouveraient dans ces
étroits compartiments, taillés et rangés comme les cases
d'un échiquier, des troupeaux qui auraient besoin, pour
engraisser, d'herbes plantureuses, d'espace et de breu-
vages plus abondants que l'eau d'un arrosoir ?
i. Dans une étroite commune volume de Paris, qu'a longtemps habitée
l'auteur, on comptait déjà neuf parcelles a~andonuecs, dont ta cote
était répartie au rôle à la charge des autres contribuables. Un de ces
terrains échangés \ingt ans auparavant sur estimation d'experts, à
raison de 48 francs la perche, a été racheté àux enchères publiques,
après décès, et par suite d'un jugement d'expropriation, à 3 francs la
perche seulement.
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Pour retarder cette décadence, on n'a encore trouvé
d'autre expédient que la création des fermes-modèles,
où les fonds avancés par l'État et les capitaux fournis
par quelques actionnaires servent à des essais scientifi-
ques destinés à donner des produits merveilleux. Mais
ces exemples sont perdus pour le laboureur parcellaire,
forcé de comparer le chiffre de ses moissons à celui de
ses semences, et de compter avec lui-même avant d'i-
miter des procédés qui, pour lui, se solderaient par un
déncit. Tous ces encouragements, toutes ces écoles,
toute cette a~'oMo~MMM déclamatoire, et ce luxe d'en-
seignement dont l'ostentation contraste avec la modes-
tie des professions rustiques, ne sont-ils pas une amère
dérision, lorsque les tendances de la législation et leur
effet de tous les jours sont de rendre la grande culture
impossible au commun des possesseurs de terre? Les
rares propriétaires d'un domaine assez vaste pour
profiter des exemples offerts par les fermes-modèles
auraient-ils, pour soutenir cette concurrence, les res-
sources d'un budget qui n'a nul besoin d'établir la
balance de ses recettes pour justifier ses dépenses ?
Pour le grand propriétaire eniin, aussi bien que
pour le plus minime, la terre n'est plus, devantl'admi-
nistration, qu'une matière imposable. Seulement elle
est de plus, pour le premier, un sujet inépuisable de
vexations et de dégoûts. En proie aux tracasseries de
l'autorité municipale qui l'obsède et le surtaxe, aux
envahissements des voisins qui se liguent pour lui
devenir plus impunément incommodes, aux servitudes
et aux prestations qu'on lui impose sans le consulter,
il n'y trouve ni indépendance ni repos, ni même pro-
tection et sécurité. On a érigé en principe social l'égalité
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
des charges; mais comme l'application de toutes les
maximes dont la Révolution est l'interprète arbitraire
sous-entend qu'elles pèseront de tout leur poids sur
celui qui possède le plus, non-seulement elles ont pour
lui leur aggravation proportionnelle, mais on y ajoute
toutes celles qu'on le suppose capable de supporter. Voilà
comment elle conçoit l'égalité. Mais en abaissant les
sommités on n'élbve pas les bas-fonds, on les couvre
seulement de décombres. C'est sous le protège de cette
égalisation menteuse que la propriété supporte toutes
les surcharges de l'impôt, lorsque les capitaux et l'agio-
tage, source inépuisable de toutes les grandes fortunes
de notre temps, ea sont naturellement affranchis.
L'immeuble est toujours sous la main du réparti-
teur, toujours passible de toutes les éventualités qui
laissent un vide à remplir dans les budgets d'État et de
commune. Le propriétaire ne contribue pas seulement
aux frais du culte et des écoles, dont il était exonéré au
temps où les bénéfices et les seins du clergé y suffi-
saient il est encore à la merci d'une multitude de fonc-
tionnaires subalternes, dont le zèle, importun quand il
n'est pas vexatoire, est toujours avide et onéreux. Ils
assiégent son domicile et pénètrent jusqu'à son foyer,
pour y compter les mets de sa table et y moissonner
des fleurs de statistique. Ils s'enquièrent de ses procédés
d'exploitation pour les contrôler, de la nature et de la
configuration de son sol pour lui imposer des frais de
drainage ou d'irrigation. Joignez-y cette légion de para-
sites qui, plus voraces que les animaux nuisibles, vit
comme eux aux dépens de la propriété, les redresseurs
du cadastre, les assureurs contre la grêle et l'incendie,
les colporteurs de recettes officielles ou recommandées
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
les inventeurs patentés, les préposés à la police des
eaux, etc., etc., vous n'aurez qu'une idée incomplète des
fléaux plus impitoyablement destructeurs de la propriété
que les intempéries du climat, et des ennuis bien
capables d'empoisonner le séjour des champs. Est-il
nécessaire d'ajouter à ces déboires les méfaits habituels
d'une population envieuse et turbulente qui, par passe-
temps, vole vos fruits, coupe vos arbres, chasse votre
gibier et dépeuple votre basse-cour?
Qu'on ne croie pas lasser les perturbateurs par la
répression, ou les désarmer par la tolérance. Ils sont
les premiers à provoquer lesprocès-verbaux
du gen-
darme, du garde-champêtre ou du syndicat des cours
d'eau, bien sûrs que les frais en seront payés par la
partie lésée. Il s'est en effet établi, dans le mode de
recouvrement de ces taxes, une innovation qui fait
le plus grand honneur au génie fiscal de l'époque. Tous
ces états de frais, dressés sans contrôle par l'autorité
subalterne intéressée et quelquefois habile à les grossir,
n'ont besoin, pour avoir le caractère légal, que d'être
affirmés par cet officier de police. La pièce, quelquefois
visée par le maire, est remise au percepteur chargé d'en
poursuivre le payement, en même temps et par les mêmes
voies de contrainte que les contributions directes.
Réclamez, protestez, plaidez, si vous avez foi dans
la justice et dans le bon sens du public mais payez
d'abord, car le fisc n'attend pas; et songez que le plus
humble manoir est, aux yeux du pays, un repaire où
la féodalité aiguise et retrempe ses armes Voilà où
1. Balzac, dans son roman des Paysans, et George Sand, dans maintes
fictions champêtres, ont fait un tableau palpitant des mille persécu-
tions qui attendent le bonrgeoii châtelain,
LES BUMES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
en est arrivée la civilisation du grand peuple que la
Révolution a délivré de ses croyances, et doté de sa
propre intelligence.
ïl est difficile de comprendre qu'un gouvernement
qui.reconnait la nécessité de protéger la propriété et
d'encourager l'agriculture ait pu croire qu'il y parvien-
drait en persistant dans le système d'hostilité dont la
Révolution avait donné l'exemple. Jusqu'ici toutes les
faveurs, toutes les immunités, tous les priviléges ont été
prodigués aux capitalistes et, on nepeutle nier sans injus-
tice, les invasions de i8i4 et de 1815 n'ayant laissé à
la France d'autre gage de libération que lecrédit,
elle
a dû lui donner tout l'essor qu'il pouvait recevoir. Mais
il n'entrera jamais dans la pensée d'un véritable homme
d'État d'abuser de cette arme dangereuse et lui subor-
donner l'intérêt de la propriété, c'est lui sacrifier' la
patrie elle-même.
Cependant ce n'est pas par des hommages stériles
et des harangues d'avocat relevés par les solennités
banales du festival agricole qu'on verra refleurir la
propriété, c'est par des lois efficaces, par des priviléges
réels, qui la fassent rechercher et respecter de tous. Si
l'on ne songe pas plus sérieusement à la rendre plus
stable, à lui donner sa place dans les conseils munici-
paux, dans l'administration des intérêts communaux,
dans le système électoral et représentatif, qu'on s'abs-
tienne de ces démonstrations dérisoires et de cette
phraséologie vide de sens, propre tout au plus aux
oraisons funèbres, lesquelles du moins n'ont pas la
prétention ridicule de ressusciter les morts.
Jusqu'à ce jour la propriété n'a de rapports sérieux
avec l'État que par les contributions qu'elle lui paye
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
sous mille formes diverses. Ce n'est-pas seulement
l'impôt direct qu'elle subit dans toute sa rigueur et sans
égard aux mauvaises récoltes, elle ressent encore le
contre-coup de toutes les taxes perçues sur la consomma-
tion, par la diminution qu'en éprouve forcément le prix
de ses produits, menacés de cette surcharge avant
d'entrer dans le commerce. Cependant le propriétaire
participe à ces taxes comme les autres consommateurs,1.
de sorte qu'en résultat il les paye deux fois. La terre
n'est donc en France qu'une malheureuse esclave que
le fisc épuise sans pitié, et à qui il ne reste plus que
des mamelles desséchées pour letravailleur qu'elle
nourrit et pour le cultivateur qui la féconde.
La France est le seul pays où la condition lui soit
faite aussi dure, et nous croyons que l'autorité s'abuse
sur les dangers d'une telle oppression. Nous avons em-
prunté tant de' fictions constitutionnelles à l'Angle-
terre qu'on ne peut assez s'étonner de notre peu d'em-
pressement à l'imiter dans la seule chose qui l'honore
et la conserve. Cette nation est fatale à toutes les
autres, justement odieuse à tous les peuples qu'elle
exploite, opprime et trahit tour à tour, et particulière-
ment à la, France, depuis tant de siècles objet de sa
haine jalouse et de ses perfidies; mais croit-on qu'elle
eut ,si longtemps bravé impunément l'indignation uni-
verselle, si la base de son gouvernement n'était pas plus
solide que sa colossale puissance? Elle a su opposer à
ses ennemis une barrière plus infranchissable que la
mer qui protége ses rivages; elle a revêtu sa politique
malfaisante d'une triple et prestigieuse armure la
constance invariable dans ses desseins, la duplicité
cynique dans sa diplomatie et ses alliances, le mystère
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
insondable de ses intrigues et de ses corruptions; tel
est le secret de sa durée.
A son aristocratie seule, comme au Sénat romain,
pouvait appartenir cette force exceptionnelle qui sur-
monte tous les obstacles, parce qu'elle mine ou tourne
avec patience eeux qu'elle n'affronterait pas sans péril,
et qu'en devenant traditionnelle la perversité même
prend le masque du patriotisme et dispense ses agents
héréditaires de tout scrupule de conscience, et, jusqu'àun certain point, de capacité personnelle et de spon-
tanéité.
Or cette aristocratie, qui nous a trouvés assez
crédules pour nous persuader que notre constitution
était une imitation de la sienne, n'est elle-même une
réalité que parce qu'elle possède toutes les terres du
triple royaume. Grâce aux substitutions, elle se person-
nifie et se perpétue. C'est à ce monopole que les An-
glais déshérités ont dû l'empire de la mer, car leur
cupidité n'en été distraite par aucun autre intérêt.
C'est encore par cette aristocratie que l'agriculture
acquit à l'Angleterre une supériorité qu'aucune nation
ne songe à lui disputer. Cet inébranlable point d'appui,
que le machiavélisme britannique doit à son orga-
nisation féodale, aurait dû faire reculer les démo-
crates dont elle se fait partout des auxiliaires et des
instruments. Mais l'esprit révolutionnaire est, de sa
nature, grossier et obtus il voit la proie qu'on livre à
sa voracité, et rien de plus; il sera éternellement dupe
de quiconque servira ses féroces instincts. Comment
aurait-il senti que toute la force du gouvernement an-
glais résidait dans son système d'aristocratie et de corpo-
rations, tandis que le gouvernement français se faisait le
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ioT.I.
complice de tous ceux qui s'acharnaient à leur des-
truction?H'
1
L'Angleterre, il est vrai, réchauffe dans son sein un
serpent dont le venin qu'elle recueille pour l'inoculer
aux autres nations a déjà pénétré dans ses viscères; la
protection dont elle couvre les sociétés secrètes, l'asile
paternel qu'elle offre à tous les assassins, ne sont pas
sans danger pour sa propre populace, sans nul doute
la plus abjecte et la plus corrompue du monde entier.
Déjà plus d'un symptôme de la Ëèvre révolutionnaire s'y
est manifesté, et une fois acclimatée dans ce foyer d'in-
fection, c'en serait bientôt fait dela
reine des mers.
L'agonie de l'empire romain s'est prolongée, parce
qu'il' n'avait que des Barbares à combattre tandis
qu'elle se trouverait en, face de tous les peuples civi-
lisés qui auraient des restitutions à lui demander bien
au delà de son capital. Ses progrès en agriculture en
deviendraient un peu problématiques et soulèveraient
contre elle une juste mais terrible réaction des popu-
lations rurales.
Un grand pas vient d'être fait par la féodalité an-
glaise elle-même vers cette catastrophe désormais
inévitable. C'est le divorce inhumain etirrénéchi qu'elle
n'a pas craint d'accomplir avec ses vassaux, comme si
elle pouvait exister sans eux, de même qu'une royauté
sans sujets! En Écosse, patrie de ces clans si fidèles,
dont Walter Scott a célébré les mœurs patriarcales, la
descendante d'un de ces lairds qu'ils servaient avec une
piété toute filiale a trouvé bon de chasser do ses
domaines vingt-cinq mille paysans, femmes, enfants et
vieillards n'ayant'd'autre asile que le sol natal. L'u-
nique raison de cet acte sauvage était d'augmenter ses
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
revenus, en substituant aux bras de l'homme l'usage
des machines, qui ne coûtent rien à nourrir.
Cet exemple, autorisé, dit-on, par la loi de l'Angle-
terre protestante, a trouvé de nombreux imitateurs et
un évéque anglican, riche usufruitier des terres confis-
quées sur les Irlandais pour enrichir leurs oppresseurs,
a cru pouvoir renchérir sur l'exploit de lady Sunder-
land 'ennuyé de voir végéter encore aux, environs de
ses châteaux les restes de ces familles expropriées, déjà
décimées par la famine, il n'a rien imaginé de mieux,
pour s'en débarrasser, que de faire mettre le feu à leurs
chaumières et de les traquer ensuite comme des vaga-
bonds ou des bêtes fauves. Non content de cet expé-
dient ingénieux, il a jugé piquant d'y ajouter la déri-
sion du zèle religieux, en leur reprochant de déserter
les écoles fondées par lui, .pour le catéchisme d'un
prêtre catholique 1
Nous ignorons sur quel principe se fonde la législa-
tion d'un pays qui croirait légale la violation des droits
les plus sacrés de l'humanité mais ce que nous affir-
mons sans hésiter, c'est qu'elle eût été repoussée avec
horreur par la féodalité française, et qu'elle est radica-
lement incompatible avec la foi catholique.
Avouons-la cependant, les confiscations révolu-
tionnaires ont singulièrement relâché les liens qui
unissaient autrefois le maître et le métayer. Leurs
rapports habituels et leur cohabitation, souvent hérédi-
taire assuraient à ce dernier une certaine modération
dans le taux de ses fermages et des secours au besoin
parce que le propriétaire, témoin de ses uSbrts et
associé en quelque sorte à ses travaux, avait intérêt à
le ménager.`
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Il n'en est plus ainsi depuis que des mains pater-
nelles de la noblesse ou de l'Eglise tous les biens sont
passés dans celles des bourgeois ces derniers n'y ont
vu qu'un placement d'argent. Les fermages ont ,été
élevés à leurs dernières limites et, dans plusieurs pro"
vinces, adjugés au plus offrant. Ces encans et les mé-
comptes d'une concurrence imprévoyante ont bientôt
fait disparaître cette race précieuse de laboureurs de
père en fils, anèctionnés et intègres, qui faisaient l'hon-
neur de nos départements de l'Ouest, Les uns ont été
ruinés, les autres se sont plus ou moins façonnés aux
mœurs de leur temps mais tous sont, unanimes dans
la haine du maître, et tous persuadés que leurs hosti-
lités contre lui sont de justes représailles. “
De là la désertion des campagnes, l'encombrement
des villes, l'exaltation du communisme et tous les symp-
tômes alarmants d'une dissolution imminente
Les institutions de l'ancienne France, il est bien
vtai, se rapprochaient, en quelques points, de la con-
stitution britannique, et si notre féodalité avait, comme
la siènne, usurpé le pouvoir, elle l'eût peut-être conso-
lidé par des moyens analogues. Mais dans sa lutte
contre la .royauté, c'est elle qui a succombé; traitée en
vaincue par Louis XI, elle ne s'est pas relevée du
dernier coup que lui a porté le cardinal de Richelieu.
Il n'y avait donc plus de féodalité française depuis trois
t. Pour qui cherche la vérité pour elle-même, c'est une douce et inef-
fable surprise de la rencontrer dans des pages sympathiques, exprimée
avec cette force de Ionique et de conviction dont on aurait voulu i'ar-'
mer soi-même. Un publiciste moderne, M. Coquille, trop modeste pour
être aussi connu qu'il mérite de t'être, tt fait à ce sujet les réflexions les
plus judicieuses, qui ont été puMtéca dans les n'" du journal r~MPc~
des 28 mai et 8 juin 1889.
LE< RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
siècles et les quelques seigneurs châtelains qui lui ont
survécu ne tonnaient pas même un ordre de noblesse
les plus grandes individualités s'amoindrissaient de
jour en jour dans les antichambres de la cour de Ver-
sailles, et les pairs eux-mêmes ne figuraient plus que
comme comparses parlementaires aux solennités des
lits de justice. A-t-on dépassé les bornes d'une sage
réforme? c'est une question facile à résoudre. La
France s'en est-elle mieux trouvée? La Révolution est
un fait, mais non une solution. Ceux qui s'en applau-
dissent voient-ils où elle les mène, et savent-ils ce
qu'ils font?
<~ue toul fût dès longtemps préparé et aplani pour
que la Révolution n'eût aucune résistance à redouter
de ce qui restait en France de sommités individuelles,
ou même de corporations, c'est là une vérité mise par
les faits dans un jour éclatant pour les yeux les moins
clairvoyants. La Régence et le règne de Louis XV
avaient usé ce qui était resté de patriotisme ou d'esprit
de corps dans le caractère essentiellement frivole de la
société française, et la philosophie voltairienne a plutôt
signalé cette licence d'esprit et de mœurs qu'elle ne
l'a enfantée. Lorsque les confiscations et la mise en
vente du territoire presque entier sont venues révéler
la détresse des proscrits qu'on se félicitait de dépouiller
de leurs riehesses, on a acquis là preuve que les plus
opulents étaient les plus obérés, et que leur influence
morale était, dans leurs propres seigneuries, inférieure
à celle de leurs intendants et de leurs 'fermiers.
Quand le morcellement des terres porta le dernier
coup aux droits inhérents à la grande propriété, il n'y
eut plus ni propriétaires sérieux ni grande culture pos-
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
sible. Pendant que les décrets de la Convention nive-
laient les conditions en coupant les têtes, les nouveaux
acquéreurs d'immeubles nivelaient le sol en abattant
les bois et quand l'administration fut forcée d'inter-
venir pour régulariser l'usage d'un droit qui menaçait
de tout dénaturer, ce fut bien pis. Elle voulait tout voir
par elle-même et tout diriger. Le droit d'user ne fut
pas plus respecté que la liberté d'abuser, et la foule des
seigneurs parcellaires de quelques centiares, plus dé-
pendants et plus corvéables que ne furent jamais les
anciens serfs, devint la dupe des charlatans, l'humble
sujette du fisc et la clientèle des usuriers. Le chancre
des hypothèques, qui avait dévoré tant de grandes for-
tunes lorsque la propriété était défendue par les lois et
protégée par ses propres priviléges, eut bon marché des
petits propriétaires, auxquels personne ne s'intéresse.
Les comptoirs de crédit foncier et mobilier se plai-
gnent déjà de ne plus pouvoir prêter avec sûreté au
paysan parcellaire, parce que les frais d'expropriation
absorbent l'hypothèque. En Allemagne, en Danemark et
ailleurs, un minimum à la délimitation des terres en
prévient le morcellement jusqu'à l'infini. Pourquoi
l'ordre respectable des usuriers n'obtiendrait-il pas en
Franco un système fixe de bornage, plus rassurant pour
leur industrie? Il ne s'agit que de procéder à un nou-
veau cadastre. Le premier a coûté plus de cent mil-
lions et n'a rien produit, si ce n'est la confusion du
territoire en cent vingt millions de parcelles. Que n'a-.
t-on pas droit d'attendre d'un second
La question de la propriété foncière est celle de la
civilisation elle-même, puisque c'est par l'agriculture
que tout pays se peuple, se suffit et se moralise. Cette
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
question a ~té mieux comprise, appliquée avec une in-
telligence plus élevée ou plus généralement instinctive,
par les nations européennes, placées à la tête du
monde civUisé. Les légistes prétendent en ,faire hon-
neur à l'introduction du droit romain; mais c'est à tort.
Le droit coutumier, les lois ripuaires et saliques, les
usages qui sont des croyances et toutes les traditions
conservatrices des anciennes moeurs ont pu emprunter
des formes au Code Justinien; mais leur antériorité ne
peut être méconnue elles étaient plus appropriées aux
besoins et aux idées des populations telles que la vie
longtemps nomade les avait faites, beaucoup plus rap-
prochées par leur simplicité des notions primitives de la
loi' naturelle, et surtout d'une moralisé plus pure que
les subtilités laborieuses de la science du droit, car
enfin elles se sontspontanément
identinées à la législa-
tion chrétienne.
s La distribution et la délimitation des propriétés
s'étaient effectuées en France en raison des produits
propres à chaque contrée, et dans les proportions les
plus favorables à chaque culture, ainsi qu'à la dissémi-
nation des travailleurs et à fa multiplication des trou-
peaux et des familles agricoles. Du manoir protecteur
et civilisateur émanaient les encouragements et les
bons exemples; et l'harmonie la plus sincère se faisait
remarquer de plus en plus entre le propriétaire et son
tenancier.
La Révolution a pour jamais détruit cette bonne
harmonie, pour y substituer son niveau égalitaire. Mais
si la sollicimde administrative a remplacé l'autorité du
maître, la propriété n'y a gagné qu'une protection plus
tracaasièrej des impositions autant qu'elle en peut sup-
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
porter, et un régime de vexations bien autrement
raffinées que celles du tyran féodal. Si c'est la ce qu'on
appelle encourager l'agriculture, une nuée de saute-
relles y mettrait moins d'ostentation et s'en acquitte-
rait aussi bien.
Il y a des professeurs, des écrivains économistes,
et, ce qui est pis encore, des ministres et des. adminis-
trateurs préposés à la direction de l'agriculture mo-
derne mais l'autorité la moins respectée dans la gestion
des intérêts agricoles est celle du propriétaire et du
laboureur. On ne doit donc pas s'étonner que l'un et
l'autre renoncent à l' envi aux soucis de la vie cham-
pêtre celui-ci, séduit par l'appât d'un salaire qui n'im-
pose ni prévoyance ni épargne; celui-là, dégoûté par
les charges, les vexations et les dangers qui empoison-
nent la jouissance de plus en plus hypothéquée du plus
humble manoir.
Ce n'est plus à la terre que sont attachés les titres
honorifiques, symboles assez- logiques pourtant des
anciennes seigneuries. Toute distinction étant surtout
personnelle, s'il y a des barons, des comtes et des mar-
quis, il n'y a plus de baronnies, de comtés ni de mar-
quisats et le triomphe de la doctrine de l'égalité est
d'ériger endignitaire
féodal le ci-devant prolétaire.
Mais s'imaginer qu'à ce compte il ne perde rien des
prérogatives du châtelain serait une grave erreur ses
priviléges à lui sont seulement un peu plus positifs. Si
le fronton de son castel n'est pas orné du relief de. son
blason, c'est que son fief est hypothéqué sur le budget de
l'État et n'est grevé d'aucune des taxes qui pèsent sur la
plèbe de ses administrés ou vassaux, et rien ne peut les
soustraire à sa protection.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Doucette bizarre combinaison sociale résultent les
plus étranges enseignements ceux qui répartissent les
impôts n'en payent point; et ceux qui pratiquent l'art
d'exploiter les capitaux sont les arbitres officieux et trop
souvent officiels de la valeur des terres et de leur culture.
Voilà pourquoi la contribution foncière atteint en France
la dernière limite au delà de laquelle le producteur
n'aurait plus rien à donner; voilà comment l'écono--
miste dont les journaux éditent les oracles affirme à sesd
crédules lecteurs que le sol n'est pas assez imposé. Pour
le démontrer, le prestidigitateur use d'un procédé fort
simple; c'est d'assigner pour base au capital de la
richesse un chiffre fabuleux.
Mais cetle fiction pourrait s'étendre à l'infini sans
donner à son produit net plus de réalité. La valeur
nominale d'an million d'assignats ne représentait pas,
en 1795, mille francs en numéraire; et la terre renfer-
mât-elle des trésors inconnus, encore faudrait-il les en
extraire avant de les porter en compte. Or le produit
net de la terre est la seule prise réelle sur laquelle
l'impôt puisse s'asseoir il est d'ailleurs trop clairement
établi que dans les départements les plus favorisés on
ne laisse pas au producteur plus des trois quarts de ses
revenus, et que le propriétaire est passible de toutes les
éventualités~ de l'insolvabilité de son fermier comme
de l'incertitude des récoltes; il serait donc difficile d'ad-
mettre qu'une surcharge fut sans danger, dans le triple
intérêt du propriétaire, de l'agriculture et du fisc lui-
même/De telles erreurs ne sont pas cependant sans
gravité sous la plume d'un fonctionnaire, que la presse
quotidienne ne s'occupe ni do lire ni de réfuter.
Nous avons oui le grand Napoléon demander à l'ar-
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
chitrésorier Le Brun pourquoi il aurait voté contre le
cadastre, et celui-ci lui répondre « qu'il ne croyait pas
bon d'initier le fisc aux mystères de la richesse publique,
parce que sa tentation est d'en abuser et que sa science
se bornant à saisir ce qui abonde, il lui arrive souvent
d'épuiser la source de ses tributs et de frapper de sté-
rilité l'arbre qui avait trop produit ».
Cette observation ne parut pas déplaire à Napoléon
qui, dans toutes les questions d'Ëtat, cherchait la
vérité avec passion, et souvent, par ses arguties, la
forçait à se révéler. Les partisans du cadastre se sont
plaints de ses hésitations, et ce n'est pas devant lui
qu'un ministre des finances se fût avisé de dire qu'on
doit exiger de l'impôt tout ce qu'il peut rendre Une
chose donne la portée de ce rare génie, c'est qu'il pres-
sentit toutes les ressources qui restaient encore à la
France pour se racheter de l'abjecte servitude à laquelle
la Révolution l'avait réduite.
La résurrection des titres féodaux au profit des
patriotes égalitaires qui, depuis dix ans, les poursui-
vaient avec acharnement, ne fut pas peut-être une
conception très-heureuse, puisqu'elle flétrit la nouvelle
noblesse d'un ridicule originel et indélébile; mais le
fond de sa pensée se manifesta lorsqu'il imagina de
reconstituer la grande propriété par la création des
majorats. Il y aurait attaché naturellement des préroga-
tives et des privilèges, puisqu'il les déclarait indivi-
sibles et transmissibles par investiture, en dehors des
successions ouvertes au partage. Il avait déjà rangé
les officiers de la Légion d'honneur parmi les électeurs
i. M. Humann, dans son rapport sur le budget de 1832.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de, droit, et préparé son classement de notabilités com-
munales, départementales et nationales, sous la condi-
tion préalable de posséder un domaine dont l'im-
portance eût été graduée et l'étendue proportionnée
en raison de l'impôt qu'il subissait, impôt dès lors
invariable et affranchi de toute augmentation. 1,En généralisant la faculté de constituer la terre en
majorais au minimum de 3,000 francs de revenus, il
eût arrêté à coup sûr ou modéré le morcellement; il
eût rétabli lavaleur politique et morale que tout gou-
vernement qui compteavec l'avenir doit reconnaître à
la possession d'une portion du' sol de la patrie. Cette
restauration ne répugnait pas aux parvenus de la Révo-
lution, et elle avait, en elle-même, plus de puissance et
d'efficacité que la malheureuse parodie du droit d'aî-
nesse proposée sous le nom de ~ygc~M~ par le minis-
tère de M. de Villële. Mais la lèpre contagieuse qu'on
appelle les conquêtes de 89 est apparemment devenue
incurable, puisqu'elle a survécu au traitement du seul
homme dont elle ait reconnu la domination. Elle s'im-
pose encore à ceux mêmes qui ont le courage de la mé-
priser. Nous en trouvons la preuve dans un ouvrage
franchement destiné à la combattre, et dont l'auteur
croit devoir commencer par l'énumération des réformes
utiles dont il est d'usage de lui faire honneur.
A la vérité, parmi les abus dont la Révolution a
délivré la France, on n'en trouve pas de plus autocra-
tique que celui des jurandes et des maîtrises, c'est-à-
,dire les garanties morales ayant pour objet d'honorer
les professions laborieuses, et d'assurer du travail à
l'ouvrier que le respect de l'ordre et de la probité
éloignait de la débauche et du vagabondage. Il pouvais
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
y avoir quelques amendements à introduire dans les
règlements protecteurs des arts et métiers; mais on ne
voit pas en quoi leur abolition a pu relever la condition
du prolétaire; et le serf des ateliers, admis sans examen
et congédié sans explication, est un peu moins consi-
déré que le compagnon appelé à devenir maître.
Qu'avaHren effet à espérer de son isolement l'individu
soutenu et grandi par la corporation à laquelle il appar-
tenait ? L'abus qu'on voyait dans la chose ne serait-il
pas plutôt dans sa suppression? Cela est palpable, et
l'on est induit à soupçonner la sagacité native de cet
habile polémiste d'avoir fait cette concession au préjugé
de ses lecteurs, uniquement pour leur insinuer une
vérité qu'ils n'auraient pas acceptée dans sa crudité, à
savoir, que la Révolution n'a rien fait de bien, et qu'aux
yeux de tout homme de sens et de cœur, le progrès de
89 pourrait bien se résumer en un amas de sottises, de
contradictions et d'iniquités
L'abolition des dîmes et des rentes féodales est un
autre bienfait de la Révolution, célébré avec un égal dis-
cernement, mais dont personne encore n'a compris les
avantages. Les propriétaires en ont été arbitrairement
dépouillés c'est un fait. Mais quel profit en ont retiré
les générations survivantes?
On a bien essayé de distinguer les droits seigneu-
riaux du prix des fermes. Mais le paysan, qu'on a si
libéralement anranchi des premiers, serait fort embar-
rassé de dire ce qui lui en est resté au renouvellement
de son bail. Depuis que le fractionnement du sol en a
livré une part au travail manuel de son propriétaire
1. Cet écrivain est M. Grenier de Cassagnac, publiciste dans ses
livres et journaliste dans ses articles, mais toujours homme d'esprit.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
besogneux, et l'autre aux calculs. d'un avare acqué-
reur, la condition du laboureur est devenue beaucoup
plus dure et plus précaire. Son nouveau maître ne lui
laisse que cequ'il ne peut pas lui disputer, et fût-il
aussi paternel qu'un ci-devant seigneur envers son
vassal, il ne viendra jamais à son aide, car. il est lui-même dans la gêne.
Si les larcins de la Révolution ont augmenté le
bien-être des populations rurales et protégé l'agricul-
ture, comment expliquer l'abandon progressif des cam-
pagnes, la démolition de tous les châteaux, et l'expro-
priation ou la mutation perpétuelle de toutes les terres?
Le peu de faveur que la législation accorde à la pro-
priété et l'immixtion importune de l'administration dans
la gestion du propriétaire et du fermier sont bien
propres à en dégoûter le, capitaliste, assiégé par les
mille séductions des placements à gros intérêts et des
spéculations lucratives.
Tout cet appareil d'autorité, d'enseignement et de
congrès agricoles ne délivrera pas nos sillons des
insectes qui rongent les semences, des gelées qui
glacent les floraisons et des inondations qui noient les
racines. La connaissance des couches locales et la pra-
tique routinière l'emporteront toujours sur les plus
ingénieux expédients. L'intérêt privé veut bien être
averti, mais non tenu en tutelle. Il est assez clair-
voyant pour qN'on lui laisse le soin de se défendre.
L'aide inopportune qu'on lui impose n'est jamais qu'une
entrave à sa liberté. Les raffinements de l'art peuvent
aller jusqu'à féconder un sol épuisé, mais non à le
rajeunir, et malheur au naïf et docile imitateur qui en
attend l'équivalent de ce qu'il lui coût~ Les grands
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
propriétaires, intéressés eux-mêmes au succès des
exemples qu'ils donnent, seront toujours des conseil-
lers plus écoutés que les protecteurs officiels et les
fermes-écoles. Les agriculteurs pratiques savent se
sufnre; et quant aux propriétés parcellaires, plus on
les assistera, plus la misère et l'abandon démentiront
les promesses de la science.
L'industrie agricole peut avoir besoin d'être excitée
et protégée sur un sol ingrat ou abandonné par des
populations abruties ou déchues. Quand Méhémet-Ali
exploita, pour son compte, la fertile mais indolente
Égypte, le dernier mot de son intelligent monopole
était d'enseigner à se passer de lui et de faire com-
prendre à ses sujets inertes les mystères de la richesse
et le prix du travail. Le Français n'en est pas encore
arrivé à ce degré de caducité, qu'il lui faille le secours
d'un commis pour apprendre ce qu'il sait mieux que
lui. Le commérage administratif est une des plus déplo-
rables aberrations de l'école révolutionnaire et un
dernier fléau ajouté à celui de la division et de l'avilis-
sement de la propriété. L'encouragement officiel est
d'une parfaite inutilité; il y a plus il est importun, il
fait obstacle aux véritables améliorations, car il ne tient
pas compte des économies usuelles et des prévoyances
qui font partie essentielle de la science agricole, toute
pratique, et toujours en mesure d'établir la balance
journalière de ses avances et de ses produits; tandis
que l'unique soin de l'enseignement est de substituer,
en tout, le rudiment à l'usage, l'ostentation à la réalité
et l'autorité à l'expérience.
Tant que la culture du sol ne sera pas privilégiée
entre toutes les industries, et le propriétaire de la terre
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
honoré un peu plus que le boutiquier et l'usurier, on
doit s'attendre à la promiscuité de toutes les profes-
sions, à l'abaissement progressif du thermomètre moral
,et politique, à la confusion et à la décomposition de
cette nation française qui se croyait à la tête de la civi-
lisation et qui le fut peut-être, en effet, avant 'd'avoir
détruit de ses propres mains les éléments de sa gran-
deur.
Nous avions donc quelque raison de considérer l'état
légal de la propriété avant 89 comme le principe con-
servateur et civilisateur de l'ancienne France. Les lois
féodales avaient disparu de nos codes, mais la terre
avait conservé sa juste prédominance dans nos institu-
tions. Elle n'était possédée qu'én vertu de contrats
authentiques et transmise généralement que dans l'in-
tégralité caractéristique de chaque domaine. Le frac-
tionnement, il est vrai, n'en était pas interdit par la loic
mais tant que les mœurs et l'esprit de famille ont mo-
déré les avides aspirations du pauvre pour le champ qui
lui rend moins que le .travail de ses bras, la faculté
d'en distraire quelques parcelles s'exerça sans danger;
car le paysan, jugeant avec une sagacité merveilleuse
qu'à mesure des perfectionnements du sol et de la cul-
ture sa charge deviendrait plus légère, préférait l'ar-
rentement à l'achat.
Mais quand la manie de légiférer fit irruption dans
nos assemblées composées de procureurs et de so-
phistes, toutes les traditions et toutes les idées pratiques
furent bouleversées. Lorsque tout le territoire fut mis à
l'encan, les coltines furent inopinément déboisées, les
parcs rasés autour des châteaux démolis, et le système
agricole de la France menacé dans toutes ses garanties.
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Quelques voix s'élevèrent parmi ces ruines, pour rap-
peler la prophétie de Sully et tàchef de faire com-
prendre que les eaux et forêts étaient douées d'une
vertu productive dont les plaines allaient être déshéri-
tées, lorsque leurs ombrages protecteurs cesseraient
d'alimenter les sources qui les fécondent. On s'obstina
à faire de la terre une marchandise qui se brocanta, se
fractionna et se falsifia commè une denrée, un objet
d'art ou un tissu.
Cependant la propriété, c'est le sol; le sol, c'est le
pays. Il a beau changer de maître, il est inamovible, et
avant de lui appartenir, il dépendait et dépend tou-
jours des monts qui le dominent, des attenants d'où lui
viennent l'air, le soleil, le ruisseau, qui concourent à le
fertiliser; il ne peut pas être transféré comme l'outil
qui fonctionne aux mains de l'ouvrier. Il est le produc-
teur de tout ce qu'emploie ce dernier, des matériaux
qui composent et couvrent son logis, du pain qui
nourrit sa famille. Il paye le travail plus régulièrement
que la plus active industrie. Mais il s'épuise ou résiste
quand on le morcelle ou qu'on l'isole. Le dénuder ou
le démembrer, c'est le dénaturer ou l'appauvrir. Il a
besoin d'air, d'espace et de contiguïté; la variété des
sites, la communauté des irrigations et l'engrais des
troupeaux sont autant de conditions solidaires de sa
fécondité.
On ne peut donc méconnaître les bornes mises par
la nature aux droits de l'homme sur les éléments, ni la
supériorité des dons prodigués gratuitement par la
terre, ni la spécialité des intérêts agricoles, ni l'impor-
t. Une phrase des Mémoires de Sully porte textuellement que laFrance p~t)'a faute de &OM.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tance ou le danger des règlements qu'on prétendrait
lui imposer; on aura beau reboiser les coteaux et sou-
mettre la plaine à l'épreuve du drainage, on ne rendra
ni aux uns les divers épanchements que la conforma-
tion primitive des lieux avait ménagés, ni à l'autre les
sucs végétaux qui auraient prévenu sa nudité.
Ce sera le stigmate d'impuissance et d'opprobre de la
Révolution, de ne vouloir, de ne pouvoir même revenir
à la sage répartition des propriétés territoriales, qui
faisait la prospérité, l'union et la solidité, de l'ancienne
monarchie française de n'avoir à opposer à la noblesse
déchue que des agioteurs, des usuriers et des concus-
sionnaires et, pour que rien ne manque à sa dégrada-
tion, pas même le ridicule de parodier1 les ordres
religieux par le saint-simonisme ou le mormonisme,
de travestir les familles, dont se composent de temps
immémorial toutes les sociétés humaines, en phalans-
tères où la promiscuité des sexes et l'orgie en perma-
nence ne peuvent manquer de réaliser toutes les aspi-
rations de l'homme régénéré, évidemment affranchi des
infirmités de.la vieillesse et de la mort, préjugés dis-
parus avec l'ancien régime.
1. Ce que ne peuvent pardonner tous ces impuissants redresseurs de
torts aux pieuses congrégations qui ont défriché et civilisé l'Europe, ce
sont les grands biens qu'ils leur ont volés, sans en être plus tâches. Les
couvents n'avaient pas, comme eux, la prétention de supprimer la
famille, mais de I& suppléer pour ceux qui n'en .avaient pas, et de la
sancti&er par l'abnégation et la charité. Leurs propriétés, accrues par la
vie austère du moine, étaient moins exposées que les domaines privés
aux variations qui font une nécessité de l'épargne, et voilà pourquo
elles étaient toujours secourables à l'indigence et à l'agriculture.
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRÂ~AISË
)t. DU DHOM' DiV!N J
On peut nier la légitimité, comme ou nie l'existence
de Dieu; mais on ne peut refuser à l'une et à l'autre
d'être la solution la plus naturelle du problème social
et des mystères de la conscience humaine, Tl ne manque
pas de sublimes esprits dont laraison se révolte au
seul mot de <o~ o~'M. Grâce aux progrès de la philo-
sophie, jadis fille du ciel, d'où elle est descendue pour
aspirer Ici-bas aux honneurs de la bourgeoisie, les plus
crédules au dogme de la souveraineté du peuple sou-
rient de pitié à cet humble aveu de l'ignorance hu-
maine, que l'autorité vient de Dieu. Leur orgueil s'en
indigne comme d'un blasphème contre cet autre article
de foi qui les proclame eux-mêmes les souverains du
monde. Ils veulent bien se donner pour la source
fictive de tous les pouvoirs qui daignent se prévaloir de
leur aveu tacite pour les opprimer impunément. Mais
ils s'imaginent faire acte de supériorité intellectuelle
en excluant de leur enseignement et de leurs institu-
tions tout ce qui tendrait à reconnaître l'intervention
surnaturelle d'une sagesse antérieure à la sagesse des
hommes, laquelle aurait posé les règles du droit et de
l'équité, dont ils abusent quand il leur plait, mais dont
ils prétendent que le sentiment est en eux-mêmes.
C'est ainsi qu'on arrive à l'absurde. Où serait donc
la garantie des maximes morales qui sont le lien de
toutes les sociétés et que proclament tous les gouverne-
ï. Cette question n'est que le complément de la pt'ëcéJente. Toutes
les légitimités sont identiques et solidaires.
T. 1. H1
LES RC1NES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ments, si elles ne procédaient pas de la croyance uni-
verselle et n'étaient pas admises par la conscience? Ce
n'est pas celle-ci qui les a inventées. Elles ont été for-
mulées dans une même entente, par toutes les langues,
et toutes les âmes intelligentes y reconnaissent un
attribut de !a suprême intelligence infuse à leur propre
nature. Quelle valeur auraient des lois, en dehors de
ces notions primitives que nul n'a découvertes, mais
que nul ne méconnaît? Aux combinaisons les plus sub-
tiles de la souveraineté populaire, il manquera toujours
la double sanction de la logique et de l'exemple, qui
n'ont jamais doué l'autorité d'intelligence qu'en la per-
sonnifiant.
La monarchie est le meilleur des gouvernements par
cela seul que plus l'autorité est stable et incontestée,
plus les sujets sont libres et protégés par elle. Le roi
est le père de famille. Pourquoi abuserait-il d'un pou-
voir reposant sur la confiance qu'il inspire, et viole-
rait-il gratuitement les lois qui font sa force? Ces lois
sont celles du pays, lois consacrées par la conscience
publique, h religion et la tradition. Nul ne les ignore
et ne songe à les contester. La pensée de les mettre en
question ne peut provenir que des entraves et des sub-
tilités dont on se croit obligé d'entourer ces gouverne-
ments mixtes et constitutionnels, les pires de tous, qui,
à force de précautions puériles et de défiances inju-
rieuses, ne laissent rien au libre arbitre de la con-
science et de la raison. La démocratie pure, qui est une
hypothèse, peut, à la rigueur, se concevoir à l'état
d'abstraction, et l'on peut admettre, sans impiété, que
Dieu ait continé dans quelque coin inconnu du monde
habité une communauté d'hommes de substance ange-
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
lique,sans
cupiditéet sans envie, tous doués d'une
raison et d'uneintelligence
àl'épreuve
des séductions.
Mais entre cetteutopie
et la monarchie iln'y
aque
des
négations.
/En matière d'autorité, comme en matière de foi,
l'hérésie est plus inconséquente que l'athéisme. Si des
nations civilisées ont à subir le despotisme, ce n'est pas
de leur souverain héréditaire qu'elles ont à le redouter,
mais des factieux et des usurpateurs qui réussissent à
s~ mettre à sa place. L'ordre moral serait un problème
insoluble sans l'existence de Dieu; ainsi l'ordre poli-
tique est inconcevable si l'intelligence qui le maintient
n'est pas souveraine et libre comme la Providence elle-
même. Divin par son origine, le pouvoir doit refléter
les attributs de la Divinité. Son droit primordial ne peut
pas plus être restreint que défini. Mais on peut d'autant
moins le nier qu'on n'a jamais pu lui en substituer un
autre. La souveraineté du peuple l'invoque elle-même,
lorsqu'elle se donne pour la voix de Dieu. Cependant
cette souveraineté se résume, en dénni tive. dans un vote
éphémère, dicté ou acheté d'avance par quelque ambi-
tieux dont ce souverain postiche est toujours la dupe
ou le servile instrument.
Sur quoi donc vote ce peuple, en admettant qu'il
ait l'intelligence de sa souveraineté? Apparemment sur
quelque chose en dehors de lui, quelque candidat qu'on
désigne, quelque vérité qu'il n'n pas inventée, ou
quelque banalité utilitaire généralement admise. Cet
exercice de son droit prétendu est donc subordonné à
un autre ordre de vérités qu'il subit, à un droit anté-
rieur, indépendant de lui, supérieur à sa volonté; droit
incontesté, droit inné, ou droit divin. La dérision de ce
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
concours populaire est évidente restreint à ce qu'il y
a de plus simple et de plus positif, un vote, il se voit
réduit à le porter sur des noms inconnus pour lui, les
seuls qui aient chance de succès, noms qu'on lui impose
et qu'il eût repoussés si l'initiative avait été laissée a.
son libre arbitre.
Une vérité abstraite, en présence du fait qui la
méconnaît, n'en est pas altérée dans son essence, mais
subit un démenti qui porte atteinte à son autorité. Un
gouvernement n'est pas illégitime parce qu'il est im-
provisé, car toute chose a un commencement et une
nn; et il y a des usurpations qui sont des bienfaits
pour les peuples, quand elles ne détrônent que l'anar-
chie. Mais la durée, c'est indubitable, ajoute au pres-
tige du pouvoir et le sanctionne de plus en plus
chaque dépositaire qui l'a reçu comme héritage y
acquiert un titre que n'avaient pas ses devanciers. L'au-
torité qui succède, partant d'un point plus élevé que
celle qui se crée elle-même, se rapproche du droit que
cette dernière avait contre elle..Retrempée dans cette
sphère plus pure, elle y reçoit une sorte de consécra-
tion qui la rend plus compatible avec la justice. La suc-
cession est un fait providentiel. Ce qui se passe du con-
cours des volontés mortelles est d'institution divine, il
faut bien le reconnaître et la durée, comme la sagesse
des gouvernements, contribue à les légitimer. « Il y a,
dit Benjamin Constant, quelque chose de miraculeux
dans la conscience de la légitimité » Toutes les
croyances, toutes les vérités morales ont la même
origine. La charité, le sacrifice, le respect du droit, ne
1. D<; f~t'~f/e e&M~M~e e< ff<MM)ya<wH, page 26j.
DU PRINCIPE. CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
sont pas des jeux d'esprit qu'il ait été donné à la philo-
sophie de réglementer. Ce seront toujours des mystères
pour ceux qui ne croient pas au droit divin.
Contre ce droit les petits esprits auront beau pro-
tester dans leur superbe, ils le trouveront derrière tous
les droits écrits. Il a pour synonyme le droit nature,
le droit inné et même le droit inventé et professé par
les légistes. Antérieur à toutes les formules réglemen-
taires, celles-ci n'ont cours qu'autant qu'elles portent
son empreinte. Appliqué à la légitimité du pouvoir, il
lui donne quelque chose do sa céleste origine, puisque
la souveraineté s'élève par lui au ministère de l'éter-
nelle justice et ne peut plus en dévier sans déchoir. Les
dérogations ne vicient pas la source d'où elles déri-
vent, elles confirment au contraire la pureté du prin-
cipe dont émane le pouvoir. Il s'altère ou s'affaiblit
dès qu'il s'en écarte. Le droit ne se maintient que
par le respect du droit, et celui du monarque est au-
dessus des autres par cela seul qu'il les sauvegarde
tous; s'il l'oublie, il y est bientôt rappelé par la pertur-
bation du sien. Ces vérités ne sont pas~nouvellos';
mais elles ne sont pas de nature à faire impression sur
nos dogmatistes, rebelles aux leçons de l'expérience
ils ferment volontairement les yeux à l'évidence du fait
qui partout, et dans tous les temps, n'a jamais signalé
la démocratie que par son impuissance, sa turbulence,
1. Témoin ces vers de d'Auhiguë
Itois par Dieu mcmc élus, beaux piliers de sf))) tetnp)).Quand vous le profane: vous ('tes ébahis
Que, désoMissant, vcM n'êtes obéis!
Car Dieu rendant exprès les peuples infidet').Par leur rébellion punit les rois rebelles.Votre eceptM appartient au poiMant Hoi des rni<
MéprisM-0~9 son jon~, on mcnri"<* vnt lniq,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ses violences et ses atrocités. L'Ëtat populaire n'est
pas seulement le pire des États, selon l'expression de
Corneille, il en est encore le plus incapable et le plus
précaire.
Mais n'espérez pas convaincre d'une vérité qui les
humilie les esprits faussés par la Révolution. On con-
naît tout leur respect pour ce qu'ils appellent la volonté
nationale, et tout leur dédain pour la royauté. Ils n'ad-
mettent pas de contrat synallagmatique' entre tous et
un seul. Semblables au singe de La Fontaine, ils pren-
nent un principe pour un nom d'homme.
Qu'est-ce, en effet, qui constitue la légitimité, /c~
M~MMMS, si ce n'est la raison d'État? A moins de pré-
tendre que le pouvoir peut être à la fois électif et per-
manent, ce qui implique contradiction, n'est-on pas
d'accord sur ce point, qu'il lui faut de la stabilité pour
acquérir de la force et donner de la sécurité? Or, quel
moyen de le rendre durable, si ce n'est par la succes-
sion ? et la succession elle-même, si ce n'est par la ligne
la moins variable? La primogéniture, le droit suc-
cessif, la légitimité, le droit divin, ne sont donc qu'une
même expression, une même vérité politique, une loi
de raison. La famille consacrée ne s'appartient plus. Mais
le but de son sacrifice en justifie la prérogative. Elle
ne peut abdiquer sans honte, on ne peut la déposer
sans crime; car la génération qui s'en arrogerait le
droit briserait à la fois avec son passé et avec son
avenir; eUe volerait à sa postérité ce qu'elle n'aurait
reçu de ses ancêtres qu'à la condition de le trans-
mettre.
Mais de quelles prémisses les sophistes ont-Ils induit
que la souveraineté était sœur du despotisme, et qu'en
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRA~ÂISE
recevant leur mission d'en haut les rois n'avaient pas
de devoirs à remplir? Où ont-ils vu, si ce n'est dans
les comptoirs de Londres et de New-York, que les
hommes sont une marchandise, qu'on peut la louer
comme du bétail, l'exploiter comme une métairie?
Cette coutume est beaucoup plus familière aux prati-
ques industrielles et aux mœurs démocratiques qu'aux
doctrines chrétiennes et monarchiques. Une vérité
devenue triviale depuis que les ministres de l'Évan-
gile l'ont répandue par tout le globe, c'est que les
devoirs des grands sont plus étroits que ceux de leurs s
inférieurs, et que les rois ne s'appartiennent pas, mais
se doivent à leurs sujets. Ces maximes sont formulées
dans les lois de toutes les monarchies tempérées, et il
n'y en a pas d'autres dans l'univers chrétien.
La grande erreur de tous les réformateurs modernes
est de croire uniquement à la puissance des lois
écrites et de se persuader que les hommes se laissent
conduire par des formules; comme si la voix de la
conscience, qu'on ne fait pas taire, même quand on la
dédaigne, n'était pas la loi suprême la plus générale-
ment comprise, quoique personne ne l'ait dénnie la
plus ancienne et le type de tous les codes, lesquels no
sauraient vivre s'ils ne lui sont conformes.
Elle est bien étroite, la philosophie qui croit pou-
voir se substituer au sentiment religieux et se tracer
des règles en dehors du seul principe qui les explique
et les sanctionne. Ce n'est pas contre la logique, c'est
contre le sens intime, et au besoin contre les préjugés
populaires qu'elle viendra se briser avec humiliation;
car il n'est pas un seul préjugé à l'appui duquel ne puis-
sent se produire des raisonnements plus irrésibtibles que
LES RHXES DR LA MONARCHIE FRANÇAISE
tous ceux dont le scepticisme se croit armé, puisque
tous sans exception reconnaissent une croyance ou une
vérité pour origine; la science au contraire se place
au-dessus de l'autorité des traditions, et n'aboutit qu'a
la négation des devoirs. Elle donne la mesure de son
impuissance, lorsqu'elle s'attaque à la foi du vulgaire
dans la spiritualité de l'âme, unique solution du pro-
blème social et des contradictions qui séparent perpé-
tuellement sa vie fugitive de sa pensée morale. En
essayant de pénétrer les secrets de la nature, elle
n'aboutit souvent qu'à se rendre les ténèbres visibles,
tandis que le nom de Dieu répond à tout; à ce rayon
lumineux, l'ignorant et le boiteux marchent sans bron-
cher.'l,
L'avocat qui a dit « La loi est athée, » a du être
fier de sa découverte, car il disait vrai au point de vue
révolutionnaire, et jamais sa faconde n'avait été aussi
Intelligible La tradition de ces formules pieuses et
de ces allusions à la Providence, si familières autrefois
dans le langage, n'est pas admise dans les méthodes
d'enseignementj plus que dans le protocole des lois. La
génération .vivante, façonnée aux déiinitions didacti-
ques, ne saisirait plus !a portée des mots mystiques
destinés à sanctifier les actes les plus ordinaires de la
vie. Mais en évitant ces réminiscences chrétiennes qui
entraient dans toutes les conversations et pénétraient
dans les dédicaces de tous les livres, en est-on devenu
t. Qui n'a. oui parler de cet <MMa~MajSO?:<<M~'MM:,prestance irrépro-
chable, organe harmonieux, dont on a fait le type de l'orateur pnrip-
mentaire bourgeois? Il eut beaucoup d'admirateurs. C'est un des Ct'tes
comiques de notre âge. On retrouve les mêmes intelligences en extn~f
devant ces figures q~i tournent aussi majestueusement et aussi imper-
turbablement que les phrases arrondies de M. 0. B.
PU PR~CIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
plus énergique et plus clair? On accrédite une sorte do
néologie technique où les noms des choses, détournes
de leur acception matériellc, tendent à rendre la pensée
palpable, en lui donnant un corps. Ce procédé a son
mérite et nous ne prétendons pas l'exclure de notre rhé-
torique nouvelle. Néanmoins les emprunts faits à la géo-
métrie et à la physique ne parviennent pas toujours a
élucider les matières abstraites. Elles ne font souvent
que substituer des figures vulgaires à cette langue méta-
phoriquo, manifestation rayonnante des intelligences
promptes à saisir les rapports de ce qui tombe sous les
sens avec l'esprit qui le vivifie. z
Par dédain de l'idéal qu'elle désespère d'atteindre,
la langue savante s'est faite positive, sèche et pauvre
souvent, par raffinement d'orgueil Pour ne pas paraî-
tre rétrograder vers l'enfance de l'art, elle en affecte la
caducité. Mais, en décolorant la pensée, elle rapetisse
les proportions du génie de l'homme, porté au vrai par
le sentiment de l'harmonie et au beau par l'intuition.
Elle ne remplacera jamais le style animé par l'inspira-
tion, ni ces divines expansions de l'âme qui, depuis tant
de siècles, ont défrayé la poésie, l'éloquence et la phi-
losophie elle-même.
La succession, l'hérédité, la primogéniture ne sont
pas des circonstances qui dépendent de la volonté des
hommes la loi peut régler au contraire leurs consé-
quences, mais non les empêcher ou les méconnaître
et comme c'est par la filiation et la transmission que se
perpétuent les familles, c'est aussi par leur aggloméra-
tion et leur continuité que se forment et grandissent
les nations et les États. II a fallu tout le cynisme des
convoitises révolutionnaires pour oser remettre eu ques-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tion le droit de succéder à son père et de disposer de sa,
propriété. Aucune nation primitive n'y aurait songé
et si parfois quelqu'une s'est fourvoyée dans le mode
de transmission du pouvoir, c'est précisément pour
avoir pris le droit de succession dans son sens absolu.
Quand la dynastie de Clovis fut fondée, on mit si peu
en doute le droit de lui succéder que son trône fut con-
fondu avec les choses divisibles de la succession on
ne s'élevait pas à l'idée abstraite de l'unité de pouvoir.
La loi politique n'était pas encore née. C'est pourquoi
la loi germaine fut appliquée dans toute sa simplicité.
tl n'entra pas dans les idées des contemporains qu'un
fils de roi pût être autre chose que roi. La foi au droit
inné des enfants à succéder à leur père était profondé-
ment enracinée dans les moeurs aussi des princes
prévoyants comme Clovis et Charlemagne n'ont pas
même songé à prendre des mesures pour en prévenir la
confusion. Cependant le droit d'aînesse était une tra-
dition de la Bible, et cette institution patriarcale n'était
pas tellement ignorée des princes convertis au chris-
tianisme que ta reine Brunehaut ne s'en soit prévalue
pour couronner l'ainé des fils de Théodoric de Bour-
gogne, à l'exclusion de ses trois frères.
C'est une loi d'autant plus indispensable à la stabi-
lité des empires que, sans elle, il n'y a ni suite possible
dans leur politique ni sécurité pour les peuples, dont
l'intérêt repose sur la sollicitude d'une tutelle intelli-
gente et par conséquent inamovible. Car plus les indi-
vidualités se multiplient, moins elles ont de force pro-
portionnelle, et plus l'autorité qui les protége doit être
concentrée divisée ou partagée, elle est impuissante
et oppressive. La primogéniture étant le droit inné,
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
celui qui en est favorisé est l'élu de Dieu c'est la ligne
mathématique, la tige principale de la filiation, le tronc
même de l'arbre généalogique. C'est donc le droit
primitif,il domine tous les autres, la nature et la
rai-
son le désignent comme le plus compatible avec l'ordre
et la durée. Les nations qui ne le reconnaissent pas
sont privées du plus précieux gage de leur avenir.
Celles qui le répudient, après avoir grandi sous son
ombre, rétrogradent, car sortir du droit naturel, c'est
reculer en civilisation.
Ce droit, on l'a oublié de là les conséquences fatales
dans la transmission de la souveraineté qui ont révélé
toute sonimportance L'empire de Clovis, énervé par
Je partage, acheva de se dissoudre dans les efforts vio-
lents et les luttes fratricides qui naissaient uniquement
du besoin de se reconstituer. La seconde race n'imagina,
pour atténuer ce danger, qu'une fiction non moins
vicieuse et surtout plus incompatible avec le droit divin
de la naissance, l'élection.
Il est digne de remarque que le droit électoral ait
été introduit dans le droit public du royaume des Francs,
à la suite d'une usurpation. Pépin ne se reconnaissant
pas de droit héréditaire crut y suppléer en se faisant
élire, puis sacrer. Ses successeurs recoururent à ce
même mode de consécration, dans l'espoir de se légiti-
mer, et ne firent, en réalité, que constater, avec plus de
solennité, l'absence d'un droit antérieur pour soumet-
tre le leur aux éventualités d'un scrutin capricieux,
s'il n'est pas forcé. Cette sanction sincère ou supposée
tient, en effet, de bien près au dogme de la souverai-
neté du peuple, car toute royauté conditionnelle à son
origine peut légitimement être discutée dans ses actes
LES HUINE~ DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
et contestée dans son droit. On peut bien se prévaloir
du suffrage populaire pour fonder le pouvoir,-mais non
pour le transmettre car celui qui ne commencerait
pas par s'en affranchir lui-même constituerait tous ses
successeurs en suspicion légale.:c"
L'élection ne remédie donc aux inconvénients du
partage que pour leur en substituer d'aussi graves et
non moins dangereux, sans que la conscience du droit,
ce juge en dernier ressort de toutes les îois inventées
pour redresser la loi naturelle, en soit plus satisfaite.
Les prôneurs du système électoral disent, il est vrai,
que ce droit est dans l'urne du scrutin, et que leurs
votes le confèrent. Mais .cette prétention n'est nulle-
ment fondée elle ne désiste pas à l'épreuve du moindre
examen et touche à l'absurde. On ne donne que ce qui
est à soi, et l'électeur n'est pas plus le dépositaire que
le dispensateur de la souveraineté. Sa voix ne peut
répondre à sa propre inspiration, sans révéler son im-
puissance. Elle n'est que l'instrument passif d'un can-
didat corrupteur et d'une majorité factice. Dans cette
bruyante orchestration, elle n'a pas même l'honneur de
marquer l'accord dans cet acte de souveraineté, elle
ne compte pas même pour appoint. Après commp
avant, elle n'est rien qu'un son..
Comment cette confusion de voix capricieuses ou
serviles aurait-elle la vertu de conférer la souveraineté.
dont on ne conçoit l'image que comme un reflet de la
suprême intelligence et de la justice impassible, lors-
qu'elle ne procède pas même avec liberté ou avec dis-
cernement au choix d'un officier municipal, d'un ma-
gistrat ou d'un député? N'attend-elle pas, pour se
prononcer, qu'on lui désigne le candidat que la brigue
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LAMONARCHIE FRANÇAISE
favorise? S'il a un compétiteur assez accrédité pour
rendre la majorité incertaine, celui qui l'emportera d'une
voix aura humilié la. moitié de ses concitoyens, qu'il '1
appelle dédaigneusement la minorité. S'il est l'élu
d'une faction, l'ovation qu'il devra subir sera d'autant
plus insultante pour le parti vaincu. On sait ce que
valent, en général, les idoles populaires plus elles se
jugent suspectes aux gens de bien, plus il leur importe
d'agiter le brandon de discorde si heureusement destiné
a entretenir la fraternité des paisibles habitants du pays.
TeUe la gloire des gouvernements représentatifs semer
partout la haine et la division.
C'est bien le propre du système électif de corrompre
et de dissoudre; aussi l'aristocratie polonaise n'a-t-elle
pu en tempérer la mortelle influence. La patrie eût été
indubitablement sauvée par une royauté héréditaire.
Si la Pologne a, péri victime de ce fléau, mortel à toute
nation qui'se l'inocule, quelle sera donc la destinée de
tous les États démocratiques qui envahissent les deux
mondes ? .Ceux du nouveau donnent aux peuples de tels
exemples de désordre et de démoralisation que l'Union
américaine est devenue la risée des hordes sauvages
poursuivies par sa civilisation illusoire au fond de leurs
déserts. Quant au vieux monde, le spectacle de régé'
nération qu'il se donne n'est un signe ni de maturité
ni de rajeunissement. Le mal de 89 gagne toute l'Eu-
rope, et la Révolution française est le linceul destiné
selon toute apparence à tous les trônes qui ont eu l'im-
prudence de l'accueillir. L'élection souille et dégrade
tout ce qu'elle touche. Elle se nourrit de fraudes, de
jactance et de diffamation; elle enlève au mérite sa
dignité, à la vertu sa pudeur, et n'a que dos déceptions
1LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
pour le talent sans bassesse. Il lui faut des courtisans
sans vergogne et des favoris complaisants. Ce' que les
ministres de Louis-Philippe nommaient la y~~e élec-
torale était, en effet, quelque chose d'immonde que ma
nipulait leur fonctionnarisme courtois, sans lequel il
n'yaurait jamais eu de majorité possible.
Mais supposez tous les électeurs indépendants et
consciencieux, et aussi éclairés qu'ils le sont peu dans
le choix desagents qui ont à s'occuper uniquement de
leurs affaires locales encore n'auraient-ils pas qualité
pour conférer la souveraineté, car elle n'est pas en
eux. On conçoit à la rigueur qu'un congrès d'électeurs
souverains déférât à l'un d'eux l'empire d'Allemagne;
mais que d'obscurs individus bornés à l'étroit horizon
de leur commune ou, si l'on veut, de leur département,
aient le droit de nommer le chef qui convient à tous les
autres, cela n'est pas sérieux.
Le pouvoir sorti de ce milieu, privé d'air et de lu-
mière, en porte fatalement l'empreinte. Le monarque
émané d'une révolution ou d'un scrutin sera toujours,
quoi qu'il fasse, flottant entre le parti qui croit l'avoir
intronisé et celui qui l'a subi. Il a des amis à ménageret des ennemis à surveiller, intimider ou séduire. Cette
dépendance des uns, et cette défiance des autres, le
rendent malgré lui partial envers une partie de son
peuple; car ses partisans ont quelque droit à ses fa-
veurs, et il est naturel qu'il cède à leurs importunités.
Le bien qu'il voudrait faire, parce que la justice est
sa vie, il ne peut l'accomplir; car il ne s'appartient
pas, et la sphère élevée d'où !a souveraineté innée
plane au-dessus des passions et des partis ne peut con-
venir à sa nature rebelle aux nobles inspirations. Il
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
peut être le maitre de ses sujets, il n'en sera jamais le
père. Il obtiendra leur obéissance et peut-être leur
admiration, mais ne s'imposera point à leur confiance.
Comment se croiraient-ils les enfants de celui qu'ils
ont vu naître et placé, de leurs mains, sur un piédestal?
Juste châtiment de l'homme qui croitdans son orgueil
se substituer à celui dont il n'est que la création, en
se donnant pour l'origine de la souveraineté ce n'est pas
lui pourtant qui a créé la famille et inventé l'hérédité.
Les lois qui règlent le fait des successions et consti-
tuent la propriété n'en sont que le complément, et pro-
cèdent elles-mêmes de l'instinct de conservation, de
l'esprit de famille ou dit droit divin, comme on voudra
l'appeler. La sagesse des hommes a plus ou moins lo-
giquement interprété le commandement de Dieu ou la
loi naturelle, mais ne les a point inventés.
Tout le monde comprend que le partage des pro-
vinces, qui composaient un royaume compacte, divise
les frères, compromette la sécurité des peuples et
détruise les nationalités. La succession de Clovis est
une leçon qu'on n'a jamais oubliée. Mais si la souve-
raineté est reconnue indivisible, on aurait dû s'aperce-
voir que l'élection la dénature et l'avilit. Elle en com-
plique les ressorts, l'assujettit aux caprices des factions
et la pousse au despotisme ou à la corruption. Dans le
premier cas, elle finit par devenir la proie du plus fort,
dans le second du plus rusé, et presque toujours du
plus indigne.
Le premier législateur qui voulut soustraire !a suc-
cession royale au fléau du partage recula devant le
danger non moins évident de l'élection, et n'en admit
que Je simulacre entre deux ou trois compétiteurs
LES RUINES DE LA-MONARCHIE FRANÇAISE
cessés d'avance par la prévision paternelle mais
avec cette restriction même, alors que tous les re-
jetons de race étaient réputés rois en naissant le
choix de Fuji d'eux était un arrêt de déchéance pour
les' autres, à moins que ce choix ou cette désignation
ne tombât sur l'aîné. Cette innovation recelait tous les
vices d'une élection réelle. S'il y a eu des rois enfants
parmi ces élus, ce n'étaient à la vérité que, des enfants
de rois mais le prince préféré pouvait être le dernier-
né, le moins digne, l'objet d'une prédilection aveugle,
qu'une promesse surprise à la faiblesse d'un mourant
aurait substitué à celui que le droit d'aînesse et le voeu
public auraient désigné.
Les sympathies sont acquises d'avance aux déshéri-
tés par la pitié qui compatit naturellement aux mal-
heurs, immérités, et par l'indignation que ne manque
jamais de soulever dans tous les coeurs l'apparence
d'une injustice. Cette prédisposition est une puissance
morale dont tout opprimé p' ut profiter à son heure, si
d'ailleurs il a su se ménager des appuis et préparer sa
vengeance. Il y a donc là un germe de révolte et de per-
turbation que manque rarement de féconder l'ambition
déçue, assurée du concours de tous les mécontents et de
l'assistance des masses toujours avides de changement.
Combien d'empires ont été bouleversés par les ob-
sessions des favorites et des marâtres La caducité
rend les caractères les plus forts le jouet de ces séduc-
1. <tJ~yo~:<~M'ctMMMe)'<co)'f~'a ~e<c<~ee<o?!<f~:</<, )'c.ï;eoHs<~K<MS.
Si f/eee~MM /MM /e~t<tM<M )'e/tM~M~<, HMt !M~e!' <?<Mpotestas </n'M<!<!«',
SC~ pO<M, pO~tt~KS ~<!rt<CrCOKfCHM~M KMtMM ex eis eligat.») H (C<~MtK~!H'M,
art. 14, anno 8~.)
2. Jwcpo~'Mo. dit la loi ripuaire. Voir, & ce sujet, dans Grégoire
de Tours, la lettre de saiute Aldegonde aux év~qnea.
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
T.L i~
tions dont Louis le Grand lui-même n'a pas su se dé-
fendre. Il est rare que les enfants d'un second lit
ne partagent pas la haine de leur mère pour ceux du
premier; et si plus de la moitié des crimes qui troublent
la société sont la conséquence plus ou moinsdirecte
du
convoi qui porte au sein des familles la discorde, la
misère etlacorruption, combien n'en a-t-on pas à redou-
ter à l'égard des successions royales, ou il y va du salut
des nations ? L'histoire est pleine de ces funestes exem-
ples. La loi saliquo eut épargné trois fois à l'Espagne les
calamités dont elle aura peine à se relever et, quel que
soit le faible des Anglais pour la bâtarde d'Henri VÏH,
Élisabeth, cette même loi eût préservé le trône de l'un
des plus odieux tyrans qui l'aient occupé.
Les inventeurs du dogme de la souveraineté du
peuple n'ont pas omis de se prévaloir du pavois de
Clovis et du sacre de Charlemagne, comme si ces deux
ovations n'avaient pas été la simple proclamation d'un
fait accompli bien avant elles et avec le concours unique
de la volonté des souverains eux-mêmes! 1 Grâce au
ciel, l'autorité ne surgit point d'en bas. L'usurpation,
même quand elle a besoin de la voix du peuple pour se
manifester, n'en use que comme d'un vil instrument
de tréteaux qu'elle jette avec mépris, après s'en être
servie pour attirer les passants. Les cérémonies et les
exemples invoqués avec complaisance par des érudits
plus crédules que leurs lecteurs no prouvent rien,
sinon qu'ils ont été dupes de jongleries familières à
tous les charlatans, du conquérant au saltimbanque.
Rien de ce qu'on lit dans Diodore de Sicile, dans
Strabon, Ammien-MarceIlin, César et Tacite, sur la
Gaule et la Germanie, n'autorise à supposer l'initiative
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de la multitude dans le choix de ses maîtres. Quand
ceux-ci la convoquent pour la rendre témoin de leur in-
tronisation~ ils ne la consultent nullement pour cela,
ils se bornant à luinotifier que c'est
eux qu'elle est
tenue d'obéir.
Lorsque la Révolution vaincue s'humilia devant Bo- i
naparte, est-ce elle qui lui conféra l'autorité souveraine,
poursuivie naguère avec tant d'acharnement dans~ la
royauté, ou< bien lui qui s'imposa lui-même? Les quel-
ques votes surpris ou commandésà la foule des salariés
et des soldats disciplinairement interrogés peuvent-ils
sérieusement se travestir en, vœu sincère et spontané
du pays? En admettant que la nation pût être rassem-
blée ou à peu près représentée, avait-elle à opter seu-
lement entre deux compétiteurs? Le deuxième et le
troisième consuls n'étaient que des comparses. Camba-
cérës et Lebrun eux-mêmes auraient pris pour une
raillerie de mauvais goût le bulletin qui aurait jeté
leurs noms à la risée du public. C'est qu'évidemment,
pour tout le monde, celui qu'on allait proclamer
régnait d6jà et régnait seul. Si le peuple l'acceptait
pour maître, il ne faisait pas acte, en cela, de souve-
raineté, mais de soumission ou tout ou moins d'abdi-
cation de sa souveraineté nominale car il est impos-
sible de souscrire plus humblement à sa déchéance et
d'avouer plus clairement son incapacité, que de se
rendre à la première sommation, sans même oser se
risquer à discuter les. titres en vertu desquels le maître
s'impose.
Nous déRons tous les historiens des rois élus de pro-
duire une seule exception à cette vérité, que le pouvoir
qui ne présiderait pas à sa propre élection ne se réali-
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISEHI
serait jamais; car les voix des électeurs n'ont de signi-
fication que par la volonté de l'élu, qui les personnifie.
L'avènement particulier de l'empereur de laRépublique
française aura toujours rendu cet immense service'
d'avoir démasqué l'hypocrisie des patriotes de 89 il a
donné à ces fiers républicains, devenus ses 'courtisans
et ses séides, un démenti trop solennel et trop généra-
lement subi avec résignation, pour qu'il se retrouve
encore en France un homme de sens ou de foi capable
d'attester, sans rougir, cette grande époque des princi-
pes invariables qui ont enfanté 93, le Directoire et
l'Empire. Assouplis à toutes sortes d'apostasies, de tra-
hisons et de bassesses, ils s'entendent rassasier d'éloges
mais ces éloges ressemblent beaucoup à l'argot dont se
servent les ûlous et les malfaiteurs pour se concerter
entre eux sans être compris des passants; au bruit que
font nos démocrates, on crorait qu'il y a encore autant
de patriotes de 89 que de niais pour applaudir à leur
langage, sans en comprendre un mot.
Il n'est guère, en effet, de détectons, de perfidies
ou de sales spéculations où ne figurent, en première
ligne, quelques-uns de ces incorruptibles, âpres au gain,
experts à la phrase, dont tous les discours sont des
réclames. C'est surtout dans ce genre d'éminentes sub-
tibilités que la secte se distingue. On se souvient encore
du nombreux concours d'ingénieuses apologies qui ont
célébré la royauté des barricades. La subtile distinction
du quoique et du pal'ce ~Me est la plus impertinente dé-
rision et la plus basse flatterie qui ait jamais été cra-
chée à'la face d'un peuple et d'un roi; car à moins
d'admettre que M. Dupin, à qui on attribue ce bon mot,
et M. Thiers, qui l'a amplifié, ne fussent des compéti-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
teurs sérieux et possibles du trône, il faut bien l'avouer,
le parce que était la raison de leur infériorité relative
ou de leur infirmité personnelle. Ni les qualités du roi
de leur choix ni l'estime dont il était entouré n'auraient
pu préserver le ~Mo~M<? des huées de l'Europe, fût-il
couronné par l'Académie.
De même que l'institution patriarcale du droit d'aî-
nesse eut pour objet la conservation des familles, celle
delaprimogéniture seule peut perpétuer les dynasties
et conserver les nationalités. Les règnes les plus glu-
rieux sont transitoires et laissent souvent, avec leur
œuvre inachevée, des germes de dissolution dont" eux
seuls auraient pu prévenir le développement. Si leur
successeur n'est pas solidaire de leurs actes, initié à
leurs conceptions, intéressé à leur succès, chaque avé-
nement devient une réaction, l'occasion de nouvelles
luttes, l'abandon des intérêts engagés, l'interruption,
sinon la condamnation des entreprises commencées.`
L'esprit désorganisateur qui s'est glissé dans tous
les conseils des rois de l'Europe, gêné par la loi salique,
s'accommode assez volontiers du règne des femmes,
dans la persuasion que le sceptre tombé en quenouille
est toujours vacillant aux mains débiles d'un sexe plus
ordinairement possédé du désir de plaire que du besoin
de commander. Il s'est trouvé cependant des reines
dont le génie et la sagesse ne le cèdent en rien aux
rois les plus énergiques; et s'il était possible d'enter
sur cette tige une filiation invariable, ce serait indubi-
tablement un ordre de succession préférable à l'élection.
Les hommes auraient à se féliciter, à plus d'un titre, Je
retrouver l'autorité maternelle, avec tout ce qui la rend
si intelligente et si chère, sous les traits de leur sou-
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
veraine. Mais quoi de moins compatible avec la dignité
du trône etles justes susceptibilités de l'esprit national,
que l'invasion de la couche royale par un fiancé étran-
ger, réduit aux fonctions de prince-époux et forcé, pour
être quelque chose,- d'importer au sein du cabinet des
inuuenoes extérieures ou de s'allier à quelque faction ?
Cette position équivoque et peu honorable de mari
dégradé sufnrait à préserver les femmes des soucis du
gouvernement. Est-ce pour cela que les démocrates et
les constitutionnels tolèrent ou favorisent cette fiction
de souveraineté nominale sous forme d'une idole à
laquelle on rend des hommages dérisoires, hypocrites
et impies?
La loi de primogéniture étant la plus naturelle est
donc aussi la plus sociale, et par conséquent la plus
légitime. Elle est tutélaire, car elle préserve l'État des
ambitionsrivales elle est conservatrice, car l'ordre éta-
bli participe de son immuabilité elle est nationale, car
eUe garantit le pays du danger des influences étran-
gères. Toutes les dynasties qui ne l'ont pas adoptée
sont précaires et plus ouvertes que les autres aux agi-
tations et aux usurpations. L'expérience ne s'est pas
fait attendre, qui devait en manifester l'efficacité et la
sanctionner comme la condition indispensable de toutes
les monarchies destinées à survivre à leur fondateur.
En entrant résolument dans cette voie, Hugues ou-
vrit à ses descendants un avenir de calme et do progrès
qui ne s'est plus arrêté. En s'adjoignant son premier-
né, il contractait avec la génération naissante une
alliance indissoluble, et, ce que la politique antérieure
et les mœurs barbares des règnes précédents n'auraient
pas supporté, une paix qui dura plus d'un siècle, de 991
LES RUINES DE LA MONARCt~E FRANÇAISE
à 1133 sans interruption'. Quelle cause assigner à cette
longue interruption des guerres acharnées qui avaient
ensanglanté et dépeuplé la Gaule depuis Clovis, si ce
n'est que Hugues plaça lui-même la couronne sur la
tête de son premier-né; que Robert, à son exemple, fit
sacrer son fils Henri; Henri, Philippe I"; Philippe,
Louis le Gros; celui-ci, Louis le Jeune, et ce dernier,
Philippe-Auguste?
Les victoires de ce monarque couronnèrent digne-
ment cette glorieuse période, pendant laquelle la royauté
se fortifia, effaça de ses lois et de ses mœurs les der-
nières traces de la barbarie, et commença, contre la
féodalité, la guerre savante et populaire qui sut prévenir
toutes les résistances et fonder cette unité nationale
qui, pendant tant de siècles, a fait du gouvernement
français l'objet des respects du monde et le centre de
la civilisation. Toules les pensées généreuses, toutes Ie~
institutions utiles, toutes les libertés compatibles avec
la raison et la dignité humaines mûrissaient et se déve-
loppaient, sans entraves, à l'ombre de cette autorité
féconde; toujours elle fut calme parce qu'elle était im-
muable, et les vicissitudes, non plus que la mort de ses
plus glorieux monarques, n'en obscurcissaient le salu-
taire éclat, si ce n'est comme un nuage passager inter-
copte les rayons dti soleil. Cette union séculaire de deux
races de peuples et de rois en avait fait une famille
indissoluble; quelques dissidences intestines pouvaient
l'agiter, mais aucune force extérieure n'eût eu le pou-
voir de l'entamer ou l'imprudence de l'affronter.
Elle est tombée, cependant, cette monarchie mo-
i. Robert et Philippe 1er armèrent, à la vérité, leurs vassaux, pour
réclamer les apanages qu'ils prétcndatent inhérents à leur titre de
DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
dèle! Et ce ne sont ni les ligues des nations rivales ni
les cataclysmes précurseurs des bouleversements du
globe qui l'ont renversée. Les notions confuses du droit
transférées, par les légistes, du code à la constitution
des empires, et les subtilités d'une philosophie anti-
chrétienne ont suscité les légions d'insectes qui y sont
attachées. Les avocats et les sophistes ont été les vers
rongeurs du fruit de la civilisation.
roi. Mais ces mutineries ne brouillèrent pas les fils avec leurs pères
Hugues et Henri. Les mœurs féodales les expliquent et en atténuent la
gravité.
CHAPITRE V`
SIÈCLE DE LOUIS XIV
Il importe de distinguer le caractère général que les
mœurs et la civilisation ont imprimé à un siècle tout
entier, de l'éclat passager d'un règne glorieux. Les
temps de barbarie et de décadence ont eu des inter-
valles de fortune et de génie justement admirés de la
postérité, mais ils n'ont laissé que de beaux souvenirs
et des monuments stériles. Tels sont les règnes de
Charlemagne et de Napoléon. Après la mort du pre-
mier, les ténèbres ont envahi de nouveau l'Europe,
comme si le ûambeau de la civilisation s'était éteint
avec lui. A la chute du second, l'esprit révolutionnaire
souffla de plus belle sur le monde, comme si les tem-
pêtes s'étaient échappées toutes à la fois de l'antre où
sa main les avait tenues enchaînées; ainsi l'apparition
du grand homme appelé à dompter la Révolution n'en
fut elle-même qu'un épisode héroïque.
La monarchie de Louis XIV fut à la fois une époque
mémorable et un grand règne. Elle résume et réalise
toute la pensée qui anima sa dynastie. Ce fut à la force
expansive que lui avait conférée aa descendance de tant
de rois illustres, et aussi a la supériorité de son esprit
et à sa grandeur d'àmo que ce prince dut de présider
SIÈCLE DE LOUIS XIV
au développement jusqu'alors inouï de toutes les facul-
tés qui honorent l'humanité, et de donner son nom au
plus beau siècle qui ait lui sur le monde.
C'est comme l'expression et le complément du prin-
cipe civilisateur qui intronisa sa race, que l'étude de
ce règne incomparable touche par tous les points à la
tâche que nous nous sommes imposée. Il est, à nos
yeux, le premier entre tous les siëcles vantés par l'his-
toire, car il réunit seul toutes les grandeurs distinctives
de chacun d'eux, et souvent il les surpasse.
Le mérite d'avoir fait prévaloir, la première, la cul-
ture des facultés intellectuelles sur les raffinements du
luxe oriental feratoujours
l'honneur de la Grèce an-
tique. Mais si le siècle de Périclès jeta quelque pres-
tige sur une petite nation martiale, spirituelle et
passionnée pour les arts, il exalta, sans les améliorer,
ses mœurs démocratiques; et son influence fut aussi
précaire dans sa durée que restreinte dans ses limites.
Trois générations suffirent à le voir naitre et mourir.
Celui d'Alexandre, consacré par le génie de la
guerre, et justifié par les monuments ébauchés de sa
pensée organisatrice, n'eut pour résultat ni la consoli-
dation ni la conservation de ses conquêtes.
Le siècle d'Auguste n'assouplit la férocité romaine
qu'en corrompant ses moeurs; il les déprava plus qu'il
ne les polit. Le complice d'Antoine et de Lépide, en
s'entourant de poètes et de beaux esprits, ne calma ni
le souvenir ni la soif des proscriptions dont il avait
suivi l'exemple. Et le génie d'Horace, d'Ovide et de
Virgile, tout au. service d'Octave, fut moins national
que n'avait été celui de Scipion, de Térenco et do
Cicéron. Ce siècle trop vanté se contenta enfin d'ouvrir
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
cette ère de servitude et de despotisme brutal qui si-
gnale l'histoire des Césars et du Bas-Empire. 1
Que dire du siècle des Médicis? Il fut l'aurore d'une
renaissance purement ar tistique il n'exerça d'empire
ni par les armes ni par les lois; il porta à la société
chrétienne, par les corruptions du sanctuaire comme
par la'multiplication des schismes et des hérésies, une
atteinte profonde et peut-être irréparable.
Au siècle de Louis XIV seul appartiennent toutes
les gloires dont Je genre humain consacre le souvenir;
et ce qui le place en dehors de toute comparaison, c'est
qu'au milieu des prodiges qu'il vit éclore soit dans l'art
militaire, soit dans la législation, soit dans les lettres
et les beaux-arts, un sentiment de convenance, de bon
goût et de raison, jusqu'alors inconnu, préside à toutes
les inspirations royales, comme à toutes les créations
du génie.
§ ter. – LA CtVtUSATtON N'EST FÉCONDÉE QUE PAR
IlL'AUTORITÉ
Quel que soit le génie d'un homme, il ne suffit pas
plus à l'éducation ou à la transformation des peuples
qu'à la consolidation des empires. Tout grand dessein
a besoin, pour mûrir, de l'incubation des siècles; ce
qui s'improvise ne jette point de racine, et c'est parce
que le fils de Louis XIII succédait à vingt rois, con-
stamment appliqués à la même tâche, qu'il a pu l'ache-
ver. Si le principe conservateur et fécond de la primo-
géniture a pu vivifier les règnes les plus inertes, quelle
énergie ne dut-il pas imprimer au caractère d'un prince
doué d'une âme héroïque et d'un esprit éminent?
Un roi dont le droit eût été litigieux, la volonté
flexible et la vue incertaine n'eût pas entrepris -de
s'affranchir, dès le premier jour de son avénement, de
la tutelle des ministres et des magistrats qui, la veille
encore, dirigeaient ses conseils. Quel autre qu'un prince
en dehors de toutes les ambitions par sa naissance, au-
dessus, de toutes les rivalités par son rang, eût osé
prendre, dès le premier pas, le contre-pied de ce qui
s'était fait avant lui; imposer silence aux factions
encore en présence en leur donnant pour distraction
l'honneur de le servir; eût rappelé à sa cour la no-
blesse mécontente, en assurant sa protection aux'fa-
milles patriciennes frappées par l'inexorable cardinal
ou offensées par son artificieux successeur; eût intro-
duit sans hésiter, dans son cabinet, des hommes tout
nouveaux, recommandés seulement par leur mérite
personnel; se fût enfin levé aussi grand après ses
défaites qu'après ses victoires et eût ajouté par les arts
de la paix à la renommée acquise par les armes?
Louis XIV n'attendit, pour se manifester tout entier,
ni les conseils d'une prudence vulgaire ni l'aide d'une
expérience timide. Si cette hardiesse révèle une grande
confiance en soi, elle atteste aussi une juste apprécia-
tion de sa souveraineté. Il s'était dit, en succédant à
deux ministres illustres « S'ils ont tant fait avec une
autorité d'emprunt, que ne puis-je faire étant roi? » Et
il trouva léger, en effet, dans sa main, le sceptre qui
avait pesé dans celles de deux hommes célèbres, vieillis
dans le maniement des affaires et tous deux morts sous
leur poids. Il choisit des ministres plus souples et plus
modestes, en déclarant que, résolu de régner par lui-
même, il se chargerait de les former. Il porta partout,
en effet, et de prime abord, son investigation sévère et
SIÈCLE DE LOUIS XIV'<-J ) 1',1,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE* J
son coup d'œil d'aigle. Son application et sondiscer-
nement furent tels qu'il convient à un roi sûrs et
fermes quand il s'attachait aux sommités, et d'une
généreuse confiance dans les détails.
Mais il n'eût certainement pas suffi à cette intelli-
gence d'élite de vouloir, pour réussir en toutes choses,
s'il n'avait joint à la conscience de sa légitimité la
prescience instinctive de l'esprit de son siècle. Pour
s'appropiier toutes les forces de la société et favoriser,
en tous sens, les progrès de l'esprit humain, il faut.
naître à propos et résumer en soi toutes les facultés
génératrices qui ont animé le passé, et le type des
transformations vers lequel aspire le' présent de tous
les âges; être, enfin, le roi de ses contemporains. A
ces conditions seulement il est donné aux princes d'être
compris de leurs sujets, de s'identifier à leur siècle et'
de le dominer. Louis IX, Louis XI, Henri IV et
Louis XIV étaient du leur, c'est ce qui seconda leur
génie. Louis XVI eut des vertus qui n'étaient pas du
sien, c'est ce qui le perdit.
Il est présiunable qu'un roi philosophe du caractère
de Frédéric IT, ou dévot à la façon de Louis XI, eût un
peu plus sympathisé avec les velléités démocratiques
des Français de 1789, et beaucoup plus énergiqucmenl
réprimé leur explosion. Il est des cas où la crainte est
plus salutaire que la justice, et la cruauté même plus
populaire que la clémence.
Après l'inexorable politique de Richelieu et celle,
'plus déliée que digne, de Mazarin, si le'pouvoir était
tombé aux mains d'un prince insoucieux de sa renom-
mée, trop vieux pour se plaire aux grandes entreprises,
ou trop jeune pour aimer le travail, il est probable que
SIÈCLE DE LOUIS XIV >7 i'n
la France n'aurait pas eu son ère de suprématie intel-
lectuelle. Henri le Grand lui-même eût peut-être échoué
contre les tendances un peu fastueuses de toute une géné-
ration qui n'avait sauvé du naufrage de la féodalité et de
l'activité stérile des guerres civiles que l'orgueil des sou-
venirs et un désir vague de les échanger contre des
distinctions plus réelles. La politique familière du Béar-
nais n'eût pas eu l' efficacité des séductions solennelles
de la cour du grand roi.
Les^ monarques les plus honorés ne sont donc pas
ceux qui méritent le plus de leurs .sujets ou de l'hu-
manité, mais ceux qui reflètent le mieux les mœurs et
les tendances du peuple qu'ils ont mission de gou-
verner. Enfants de leur siècle, ils lui rendent avec
usure ce qu'ils en ont reçu. C'est par là qu'ils le maîtri-
sent et quelquefois le modifient. Ils se rendent tout
facile, en s'aidant de l'assentiment universel, et obtien-
nent ainsi des succès plus prompts et plus durables;
car la vraie gloire ne s'acquiert ni par la singularité ni
par la violence, et ceux-là sont des retardataires et non
des fondateurs, qui précipitent ou compliquent les
mouvements réguliers de la civilisation.
Louis XIV fut tellement l'expression de son époque,
que ses fautes mêmes et ses erreurs, ses profusions et
ses galanteries contribuèrent à sa popularité et lui
valurent ces applaudissements d'enthousiasme que la
flatterie ne saurait imiter. C'est à sa magnificence
comme à ce sentiment du beau idéal, caractère de son
organisation privilégiée^ que les talents de tout genre
durent une émulation jusqu'alors inconnue. L'élégance
et la facilité de mœurs dont il donna l'exemple, et quel-
quefois le scandale, firent do la cour de Versailles
1»
LES RUINES DE" LA MONARCHIE FRANÇAISE - 1
l'école de la politesse, de la grâce et du goût. Qu'on
lui reproche son éducation négligée, sa fierté hau-
taine, ses faiblesses de cœur et les superstitions de sa
vieillesse, il lui restera l'honneur du plus beau règne
connu dansl'histoire, et le mérite unique d'y figurer
à la tête de toutes les célébrités contemporaines. Celui
qui donna son nom à son siècle fut apparemment assez
grand lui-même pour lui donner l'impulsion, puisqu'il
ne succomba point sous un si grand effort.'e
Un heureux concours de circonstances avait, il est
vrai, prédisposé les esprits, comme à toutes les mé-
morables époques et l'effervescence parlementaire avec
la polémique de la Réforme avaient fortement agité les
intelligences; la légion des grands hommes qui allaient
former le cortége du grand roi avait eu pour précurseurs
Turenne et Richelieu, Corneille et Condé, Descartes et
Pascal il est cependant à croire que s'il ne se fût trouvé
un monarque capable d'apprécier ces beaux exemples, de
les féconder par ses encouragements, de se les appro-
prier en quelque'sorte si ce monarque n'avait person-
nifié son siècle en devenant l'expression vivante de
tout ce qu'il renfermait de nobles ambitions, de passions
viriles et de sublimes inspirations, toute cette fermen-
tation intellectuelle, remuée par la Fronde, n'eût abouti
qu'à des succès isolés.
Quand on considère tout ce qui concourt au déve-
loppement de ces règnes privilégiés, environnés de tant
de splendeurs, servis avec respect par tant d'intelli-
gences devant qui s'effacent toutes les rivalités, se grou-
pent tous les intérêts, s'apaisent toutes les résis-
tances, dn est bien près d'accorder une mission sur-
naturelle et divine à l'homme revêtu d'une telle
SIÈCLE DE LOUIS XIV
puissance morale; et cette mission, on admet qu'il la
remplit à son insu, tout en croyant céder aux inspira-
tions d'une ambition généreuse, confondues avec le
don de se faire obéir qui lui a été octroyé dans un but
plus mystérieux et plus élevé. m
Napoléon ne semble-t-il pas avoir été envoyé à la
Révolution pour la dompter, à l'Europe pour la châtier
de sa lâche connivence? Sa tâche accomplie, il disparut.
Il avait été, en quelque sorte, l'exécuteur des hautes
œuvres de la Providence quand il dévia de la ligne,
qui lui avait été tracée, l'esprit de Dieu se retira de lui.
Le règne de Louis XIV était aussi une réaction du
principe d'autorité contre les doctrines anarchiques que
la Ligue et la Fronde avaient propagées. Le long
silence des parlements et la soumisssion des popula-
tions, apaisées sous le sceptre du grand roi, ont fait
oublier les désordres et les périls qui ont précédé son
avènement mais l'inertie à laquelle semblait se rési-
gner le parti de la Réforme cachait de profondes rancunes
et de sinistres desseins. Si l'autorité royale grandissait
aux mains d'un prince doué d'une volonté inflexible, il
n'en était pas ainsi de l'autorité religieuse. Les dissi-
dences en matière de dogme peuvent être comprimées
ou dissimulées, mais elles ne transigent jamais et ne
pardonnent point à qui les a vaincues la Révolution
les a vues se rallier à toutes les corruptions comme à
toutes les erreurs du despotisme et de l'impiété. Mais
sous Louis XIV elles conspiraient dans l'ombre et se
contentaient de le trahir en secret. Toutefois cette
haine contenue n'était ni toujours inerte ni" toujours
circonspecte et des attentats contre la sûreté publique,
des attaques combinées par les ennemis expliquaient
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
les connivences et les menaces révélées par les libelles
publiés en Hollande.
Cette guerre sourde et permanente préoccupait tous
les espris sérieux. Les écrivains et les prédicateurs s'at-
tachaient avec une sollicitude instinctive à éviter ou à
prévenir toute collision. Tandis que Bossuet et Fénelon
cherchaient l'un à combattre, l'hérésie avec les seules
armes de la logique, l'autre à concilier l'austère piété
avec les exigences de la .vie sociale, les moralistes les
moins graves auraient craint de s'égarer dans les
détours d'une philosophie frivole, et les poëtes eux-
mêmes soumettaient leur imagination à la plus sévère
retenue. Le goût consistait à se mettre en harmonie
avec les esprits les plus délicats. Cette pudique réserve
est le signe distinctif de toute la littérature de cette
grande époque. Mais il y a dans cettecirconspection S
même on ne sait quel pressentiment d'un péril ina-
perçu contre lequel on se tient en garde.
Le monarque de son côté fortifiait ses frontières
contre toutes les entreprises d'un ennemi ignoré; héris-
sait le nord de citadelles formidables; remplissait ses
arsenaux, entretenait des armées permanentes, comme
s'il eût prévu une coalition prochaine contre lui-même,
ou contre son peuple une irruption dont il voulait
avertir ou prémunir ses descendants. Il est présuma-
ble, en effet, que s'il n'avait pas pourvu à l'homogénéité
de ses États, au système de défense qui subsiste encore
et à l'organisation régimentaire qui attache tant de
prestige au drapeau, la France, déchirée par la Révo-
lution et envahie par l'Europe soulevée, n'eût pas plus
été capable de se survivre à elle-mème que de soutenir
cotte lutte désespérée.
SIÈCLE DE LOUIS XIV
T. I. 13
La constitution de l'armée, qui eut tant de part à
nos destinées, fut l'œuvre personnelle de ce prince;
c'est lui qui en régla le costume et en reforma la
discipline, en y intéressant le point d'honneur et la
vanité nationale. Le soldat s'y plia très-volontiers il
acceptait avec fierté un uniforme qui le faisait respecter
de la bourgeoisie et qu'on eut soin d'orner avec
recherche. Son attention alla plus loin, et il ne négligea
aucun des moyens propres à entretenir l'émulation. On
fut informé qu'il concentrait dans sa main les choix
et les avancements le zèle s'accrut alors de la confiance
qu'inspirait sa justice; sa vigilance encouragea les plus
timides. Il voulut récompenser les actions d'éclat par
une décoration qui devint un titre de noblesse pour les
soldats de fortune, et pour les gentilshommes eux-mêmes
une distinction au-dessus des prérogatives de la nais-
sance. L'artillerie, le génie, les subsistances furent
soumis à un régime régulier, et tous les services de
l'armée perfectionnés. L'art des Yauban et des Puysé-
gur compléta cette œuvre de prévoyance que la tac-
tique de Turenne avait déjà substituée aux traditions
surannées du métier de la guerre. Pour honorer enfin
et consoler le courage malheureux, il ouvrit aux vété-
rans mutilés de somptueux asiles.
Tandis que les merveilles du règne de Louis le
Grand plaçaient l'institution monarchique au-dessus de
toutes les atteintes des partis, elles attestaient l'excel-
lence du principe qui faisait sa force car en dépit des
rivalités et des mécontentements qui agitaient encore
les esprits, et malgré les violentes commotions dont
l'Europe était le théâtre, il ne vint jamais à l'idée dos
sujets du roi régnant que son sceptre put cesser de les
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
protéger, et il n'entra pas même dans la pensée de ses
ennemis qu'on pût renverser son trône héréditaire.
Il ne s'agissait plus, en effet, d'opter, à son avéne-
ment, entre les rivalités féodales et l'abjecte popularité
de la Ligue, mais de rendre la souveraineté indépen-
dante et de forcer tous les partis à subir sa tutelle. Le
jeune monarque eut toute l'intelligence de sa position
il ne voulut ni des rigueurs de Richelieu ni des expé-
dients de Mazarih. La féodalité était vàincue, et,
jugeant que là n'était plus le danger, il tendit la main
à la noblesse, qu'il vengea par l'humiliation du parle-
ment. Obsédé, depuis son enfance, des tracasseries de
la Fronde, il comprit'que discuter avec elle c!étail la
ranimer, et qu'il était plus sûr de lui ôter la parole.
En s'arrogeant ainsi une dictature sans contrôle, il
prenait l'engagement tacite de se la faire pardonner par
sa sagesse, ou de l'honorer par sa grandeur. Il n'est
pas étonnantqu'un prince de son âge ait incliné vers
ce dernier parti. Il commença donc par tenir à distance,
au moyen d'un faste royal encore inconnu et d'un luxe
d'étiquette qu'on lui a peut-être trop légèrement repro-
ché, les familiarités suspectes dont son aïeul avait été
victime. Il se montra à tous, mais du haut de son trône.
Il lui restait à justifier cette fierté par le respect et
l'admiration. Il ne faillit point à cet engagement. Faire
taire les passions en leur fermant l'arène, et tourner à
la gloire du pays les ambitions rivales que la lutte avait
suscitées, fut l'oeuvre d'une combinaison bien simple,
mais d'autant plus providentielle. C'est en lui ouvrant
un plus vaste champ de bataille qu'il disciplina cette
jeunesse aguerrie, encore tout émue des tumultueux
ébats du forum et de la tribune.
SIÈCLEDE LOUISXIV
S'il céda aux amorces de sa propre ambition, il
la fit servir, on doit le reconnaître, uniquement à l'hon-
neur du pays, et ne tenta de conquêtes que celles qu'il
pouvait revendiquer en vertu de titres authentiques.
Les seules provinces qu'il s'assujettit avaient fait autre-
fois partie intégrante du royaume il voulait l'arrondir
pour le compléter, et le faire compacte pour le rendre
inexpugnable. Ses vues sur les Flandres, la Belgique et
le Brabant étaient basées sur d'anciens traités violés et
sur un droit de suzeraineté qui s'était étendu jusqu'auRhin. Quant aux établissements coloniaux, il avait, à les
fonder et à les défendre, le même droit que l'Espagne
et le Portugal, l'Angleterre et la Hollande. L'étendue
des côtes de la France et de son commerce lui faisait
un devoir d'entretenir une marine et de fonder des
arsenaux.
Louis XIV ne s'immisça point dans les affaires
d'autrui mais, persuadé que la force est le plus sûr
moyen de faire les siennes, il usa de la victoire pour
confirmer par des traités ce qu'il avait acquis par les
armes et les provinces restées françaises après tous-
nos revers témoignent encore de la sagesse de ses
combinaisons et de l'habileté de sa diplomatie.
§ H. ADMINISTRATION DE LOUIS XIV
L'esprit de dénigrement qui s'acharne à toutes les
gloires du passé est devenu plus implacable et plus
systématique à l'égard du règne de Louis XIV. Il obsède,
il indigne tous les amis de la Révolution. Son faste et
ses prodigalités lui sont reprochés avec amertume, par
ceux mêmes qui ont subi la banqueroute de quarante
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE
milliards d'assignats, ou approuvé de leur vote les
dépenses incommensurables et improductives des' gou-
vernements constitutionnels son despotisme et son
orgueil sont mis à l'index d'une secte dont l'intolé-
rance et la vanité ont franchi les bornes mêmes du
ridicule, et qui s'impose au pays avec une opiniâtreté
sans exemple et une pédanterie sans pudeur. Ces inexo-
rables censeurs oublient et nient, au besoin, que le
désordre des finances amena précisément les troubles
de la Fronde, et que cet essai de révolution, comme
tous les autres, aggrava le mal au lieu de le guérir
mais que c'est Louis XIV lui-même qui mit fin aux
concussions par sa sévérité, rétablit l'ordre dans la ges-
tion des deniers publics par ses sages règlements, et
ramena l'abondance en ravivant le commerce par ses
intelligentes libéralités.
Cette diffamation du plus beau règne et du plus
grand roi dont s'honore la France fait partie de l'ensei-
gnement officiel, etun professeur qui refait l'histoire à
l'usage des générations universitaires apprend à nos
enfants que la dignité exagérée du grand roi cachait une
médiocrité présomptueuse Il lui oppose, sans balbutier
et sans que le rouge lui monte au front, les vertus du
régent et le savoir du cardinal Dubois. Peu s'en faut
qu'il n'admire les jongleries du système de Law comme
le remède aux profusions du règne précédent, et les
orgies du Palais-Royal comme la conséquence des bi-
goteries de la vieille cour do Versailles.
Le siècle de Louis XIV avait trouvé grâce devant
Voltaire, et les écrivains de son école auraient dû ap-
1. M. Laeretelle jeune, de l'Académie française.
SIÈCLE DE LOUIS XIV
prendrede lui que le désordre des finances est fort
antérieur au règne de ce roi, et qu'il avait sept ans
lorsque les derniers édits bursaux i furent présentés au
parlement par le cardinal Mazarin. Bien loin de conti-
nuer les abus de sa minorité, son premier soin, à la
mort de son ministre, fut de les prévenir, et il devint
impossible, sous son règne, de- dissimuler, sous la
forme d'édits royaux, des dépenses occultes et des im-
pôts arbitraires. Les fonds secrets sont une invention
parlementaire, et nos comptes'et nos budgets des dis-
cussions de parade destinées à justifier l'augmentation
des charges, non à les alléger. Le premier roi qui se
soit fait rendre des comptes sincères est Louis XfV. Il
les examina et les régla lui-même. Il n'est pas de détails
arides auxquels il ne descendit pour redresser les torts de
la fiscalité et suppléer à l'absence de documents dans
la perception et le détournement des deniers royaux,
C'est à force de travail, de pénétration et de fermeté
qu'il parvint à créer une comptabilité que ni Richelieu
ni Mazarin n'avaient pu ou voulu effectuer. Sa persévé-
rance opiniâtre vainquit toutes les résistances et déjoua
tous les subterfuges. Il traça des règles intelligibles
pour toutes les parties de l'administration et ne voulut,
entre son peuple et lui, que des agents et des magis-
trats intègres, tous intéressés à le servir loyalement.
Mais tous les fonctionnaires, avertis de sa sévérité,
pouvaient aussi compter sur son appui. Il ne laissa pas
un mérite sans encouragement ni un service sans ré-
compense. Il ne retirait pas sa confiance quand il l'avait
accordée, .et mettait une extrême indulgence à pallier
1. Dix-neuf édits furent enregistrés dans le seul lit de justice du
a septembre 1645.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
les fautes, aies reprendreavec douceur, à
soutenir la
faiblesse, à consoler de la mauvaise fortune. « Voici un
homme qui m'a obéi! » dit-il tout haut en a,bordant
-Tourville, le relevant ainsi de son dernier revers. Cha-
que circonstance capable d'abattre le courage des hom-
mes vulgaires lui inspirait de ces mots heureux qui ont
fait dire de lui que s'il fut le plus flatté des souverains,
il en fut aussi le plus flatteur 1
Ses plus sévères censeurs lui ont rendu ce témoi-
gnage qu'il fut le premier roi de France qui sut admi-
nistrer. « Le gouvernement des peuples, dit Lemontey,
reçut de lui ses mœurs et sa civilisation c'est par lui
qu'il passa de la confusion à la règle, de l'arbitraire à
l'équité. Il eut, par un accord bien rare, le goût, le
pouvoir et le temps nécessaires à l'accomplissement
d'une tâche aussi difficile. Il en trouva les moyens dans
son application infatigable et dans sa constance à. main-
tenir des ministres probes, capables et laborieux. Ce
qu'il a fait avec une patience proportionnée à sa per-
spicacité, à son amour du bien public, aux obstacles et
aux dégoûts qu'ileut à surmonter, suffirait à lui mériter
le nom de Grand 2. »
Quel prince obtint jamais de ses flatteurs' une
louange plus complète? On ne peut trop admirer cet
honorable aveu d'une bouche ennemie. Les subtilités
d'un écrivain judicieux qui embrasse un système ou
accepte un défi peuvent bien égarer sa conscience, mais
non aveugler sa raison. La vérité l'obsède; elle a, pour
un esprit bien fait, des charmes qui l'attirent malgré lui.
Voilà pourquoi on retrouve sous la plume de Lemuntey,
1. Lemontey, Monarchie de Louis XIV.
2. tbid., tome l", page 333, etc., etc.2. f<n< tome î' page 333, etc., etc.
SIÈCLE DE LOUIS XIV
tantôt l'éloge de l'homme tempérant la critique du
monarque, tantôt celui du monarque relevant les fai-
blesses de l'homme.
La diffamation systématique d'un si. beau règne
accuse donc autant l'ignorance que l'esprit de parti des
flatteurs de la Révolution. Ce n'est ni en laissant faire
ni en prenant conseil de son orgueil que Louis XIV
est parvenu à dominer son siècle. En renfermant le
parlement dans ses attributions judiciaires et en se ré-
servant tous les choix dans l'armée, il ne pensait pas à
s'attribuer un pouvoir arbitraire, mais à se tenir en
garde contre l'esprit de corps et la partialité. Il ne
croyait pas que l'opposition de la magistrature fût sans
danger parce qu'elle était lente dans ses délibérations et
modérée dans les formes, ni que l'autorité militaire fut
infaillible parce qu'elle est tranchante 1
Ce prince, si médiocre au jugement des historiens
de l'école moderne, estimait pou les assemblées délibé-
rantes et les républiques, ces grands corps qui ont tant de
tètes qu'ils ne peuvent avoir de cœur2! « Ne craignez rien
du parlement de Franche-Comté, écrivait-il à M. de
Chàteauroux, c'est une assemblée de bourgeois facile à
séduire, facile à intimider, facile à tromper. » 4
Et qu'on n'imagine pas que ces appréciations si vraies
lui fussent inspirées par une hauteur dédaigneuse. Cet
esprit essentiellement juste et lucide savait, tout comme
les princes les plus populaires, respecter et protéger la
liberté civile. Ses ordonnances témoignent assez qu'il
n'ignorait pas avoir à régler d'autres intérêts que les
siens et les sacrifices que lui coûta la création des com-
1. Lemontéy.
2. Lettre h M. de Ghâteauvonx.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
pagnies commerciales prouvent d'ailleurs qu'il n'était pas
plus que ses ancêtres en défiance de l'émancipation des
classes inférieures. Car les 'manufactures et la naviga-
tion sont des sources de richesse et d'affranchissement
que n'eût point favorisées un despote.
Il pressentait les événements qui touchaient à l'hon-
neur et à l'intérêt de la France, avec une sagacité pro-
phétique que n'atteindra jamais la diplomatie subalterne
et que les gouvernements de la Révolution n'ont pas
même soupçonnée. « II ne faut pas souffrir que le Mos-
covite, l'empereur et l'électeur de Brandebourg se par-
tagent la Pologne » porte une de ses dépêches osten-
sibles'. On peut donc le présumer, si la politique de
Louis XIV lui avait survécu, la Pologne serait encore
libre, car il ne se serait pas borné, comme la démocra-
tie, à la défendre par d'impuissantes clameurs, de per-
fides conseils et de stériles regrets. Peut-être aussi la
Pologne n'eût-elle pas désintéressé la France de sa
cause, en brisant, la première, les liens que le roi Sta-
nislas avait resserrés, pour lui substituer un compéti-
teur hostile à cette alliance protectrice car il était
aussi difficile de tromper la vigilance du cabinet fran-
çais que dangereux de braver la colère du roi.
Il était fastueux et prodigue, répéteront quelques
censeurs moroses, peu touchés des prodiges enfantés
par cette libéralité intelligente et féconde. Mais il
croyait la majesté du trône intéressée à imposer, par
l'éclat de la représentation, le respect que les hommes
n'accordent généralement qu'aux signes extérieurs.
S'il donna, à cet égard, dans quelque excès, ce fut
1. Mémoires de Louis XIV, tome Il.
SIÈCLE DE LOUIS XIV
encore plus par système que par goût, et dans un noble
but dont on ne peut accuser sa conscience de roi; car
ses largesses allaient chercher le talent dans ses retrai-
tes les plus obscures, et porter au'delà des mers l'amour
et le respect de la France. Sa conviction des devoirs de
la royauté était trop naïve et trop sincère pour qu'on
puissele supposer animé d'une puérile vanité.
C'est dans les actes les plus solennels de sa vie qu'il
a manifesté le plus de raison, de mesure et de tact.
« Votre premier devoir, disait Napoléon à son frère en
le créant roi de Hollande, est envers moi, le second
envers la France et le troisième envers vos sujets. »
Avec quelle onction mieux sentie 'et quelle justesse
d'expression plus persuasive Louis XIV [congédie le
prince qui va régner en Espagne « Soyez bon Espagnol
mais n'oubliez jamais que vous êtes Français » Cer-
tes, celui qui se montra le plus exigeant et le plus ex-
clusif n'est pas le roi de France. Il est juste d'ajouter
que le roi Louis comprit plus dignement les devoirs de
la royauté il abdiqua dès qu'il fut convaincu de ne.
pouvoir plus protéger la liberté ni les intérêts du peuple
confié à ses soins.
Ce sens exquis et cette mesure parfaite, qui donnent.
tant de poids aux moindres paroles de Louis XIV, peu-
vent aider à déterminer la signification de ce mot si
complaisamment répété et si ridiculement commenté
VEtat, c'estmoi. Nous avons fait d'inutiles investigations
pour constater dans quelle circonstance ces paroles ont
été proférées, ou même si elles ont été fidèlement ren-
dues. C'est à propos des négociations destinées à termi-
ner la guerre de la succession d'Espagne qu'elles ont
été attribuées à Louis XIV on trouve, dans les confé-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
rences mêmes qui ont pu les provoquer, la preuve
qu'elles n'ont pas été inventées; mais elles n'ont pu
avoir dans la bouche de ce grand'roi qu'un sens con-
forme à son caractère et à sa pensée.
Qu'un diplomate trop subtil ou un conseiller mal-
avisé ait entrepris de faire entendre au monarque que,
les sacrifices exigés par les alliés pouvaient être oné-
reux à l'État sans attenter à sa dignité personnelle, il
n'y a en cela rien que de très-vraisemblable et de très-
naturel. Mais alors aussi la réponse ne peut être ambi-
guë ni à double sens c'est le cri involontaire et sublime
du patriotisme offensé, prenant pour lui-même tout ce
qui touche à l'honneur national. Lui proposer contre
l'intérêt de l'État ce qu'on n'oserait pas lui conseiller
pour lui-même était en effet une témérité qui devait
amener et qui explique clairement sa réponse. Appar-
tient-il à des Français de blâmer des paroles si hautes,
pour lesquelles l'antiquité n'eût jamais eu assez d'élo-
ges et d'admiration ? Une interprétation moins héroïque
convient mieux peut-être à la basse littérature dont la
tâche est de défigurer l'histoire mais elle imprime un
cachet de niaiserie à l'écrivain partial et crédule qui y
cherche sérieusement le témoignage d'un stupide
orgueil.
« On, n'en jugeait pas ainsi de son temps parmi
les courtisans honorés de sa confiance, c'était à qui
s'inspirerait de sa fierté toute royale. « On voit bien
que vous n'êtes pas accoutumés à vaincre, » répon-
dait l'abbé de Polignac aux négociateurs autrichiens
enflés du gain de deux batailles. « Nous traiterons do
vous, chez vous, et sans vous, » disait l'ambassa-
deur de France, repoussant les insolentes prétentions
SIÈCLEDE LOUISXIV
de la Hollande, aux conférences do Gertrudonberg.'
Le roi dont les représentants affectaient tant de
hauteur était en effet vaincu et menacé par une ligue
de plus en plus formidable. Il ne discontinua pour cela
ni de lever de nouvelles troupes, ni de relever le cou-
rage de ses généraux, ni de se montrer magnifique et
assuré. « Il a fallu que j'ordonnasse ci Pomponne de se
retirer, parce que tout ce qui passait par lui perdait do
la grandeur et de la force qu'on doit avoir, quand on
parle au nom d'un roi de France » Voilà comme
Louis XIV soutenait la mauvaise fortune, plus grand et
plus inflexible après un revers qu'après une victoire.
iN'y a-t-il pas dans ce superbe langage autant de patrio-
tisme que de dignité personnelle?
Comment descendre de cette magnanimité, à la
censure des somptuosités de la cour de Versailles? Le
roi considérait le luxe de sa maison, la pompe de ses
fêtes et les libéralités de sa royale munificence comme
une condition de sa grandeur il répondait aux sollici-
tations de Mmo de Maintenon en faveur de quelques
indigents « Un roi fait l'aumône en dépensant beau-
coup. » Ce mot peut n'être pas du goût des économis-
tes humanitaires mais il prouve du moins la foi du
monarque dans les devoirs de la souveraineté. Le prince
ne donne en effet aux pauvres que ce que le fisc impose
aux contribuables. Père de tous ses sujets, il est juste
pour tous lorsqu'il leur donne assez de travail et de sé-
curité pour s'aider les uns les autres.
On dissertera éternellement sur la meilleure forme
1. Mémoires, tome II, page 469. Réflexions sur le métier de roi.
2. M. J.-B. Say ne trouve pas, dans son écritoire, d'encre assez ftere
pour rendre son indignation d'un si odieux propos.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
du gouvernement et la dose de liberté compatible avec
la sécurité nécessaire au bien-être des sociétés. Si, à la
fin du xvhi6 siècle, la question eût été posée de bonne
foi, il est probable que celui-là n'eût pas été jugé le plus
mauvais gouvernement qui avait pu, sans en être ébranlé,
essuyer de grands revers et les réparer, et donner en
définitive à tous les autres, par la seule influence de son
exemple, ses lois,. ses usages, sa langue, sa littérature
et ses mœurs. La considération acquise au nom français`
dans le monde entier est un puissant argument en fa-
veur de la monarchie de Louis XIV. Car c'est à lui que
la nation doit l'ordonnance civile qui fonde l'égalité de
tous devant la loi et c'est encore à lui que remonte le
plus haut progrès de la civilisation moderne sa cour
fut le rendez-vous de toutes les célébrités de l'Europe,
toute la diplomatie se plia aux formes qu'il lui plut
d'imposer, et la langue française devint la langue uni-
verselle.
Nous sied-il bien de juger sévèrement le règne de
Louis XIV, dupes que nous sommes de tant de folles
utopies dont tous les résultats se traduisent par l'oppres-
sion ou l'anarchie, l'accroissement des impôts et la
ruine des finances, l'abaissement du pays et l'invasion
de tous les emplois par une foule de tyrans subalternes
et de dilapidateurs impunis d'une ignorance égale à
leur présomption? Les mots sonores de liberté, d'ordre
légal et de droits civiques ont perdu leur prestige, et
une expérience de soixante années a dû faire compren-
dre aux intelligences les plus bornées que la foi puni-
que, la force aveugle et les passions égoïstes se rient
des combinaisons constitutionnelles, de la pondération
des. pouvoirs et du règne des capacités.
SIÈCLEDE LOUISXIV
Qu'un professeur, gourmé sous la toge académique,
trouve petit le monarque salué par son siècle du nom
de Grand, et croie le dépasser de toute sa tête, cette
prétention est ridicule et rien de plus il n'en restera
pas moins constant que la France, sous son sceptre,
devint la première nation du monde, bien avant de se
'nommer elle-même la grande nation, et nul désaveu
n'est venu se mêler à ce témoignage universel. Génie
de la guerre et du commerce, immortels monuments
des arts, sciences "exactes et philosophiques, chefs-
d'œuvre d'éloquence et de poésie, prodiges de la chaire
et de la scène, modèles éternels d'urbanité, d'atticisme
et de goût, quel caprice inexplicable du hasard vous
aurait rassemblés autour d'un prince médiocre, et dé
lui seul, entre tous les rois ses prédécesseurs, ses con-
temporains et ses rivaux?
Qu'importe à la vérité d'avoir été altérée ou exagérée
par la flatterie En est-elle moins la vérité? Peut-on
isoler de ce mouvement civilisateur celui qui en fut le
centre, principium et fons ? Si la plus heureuse faculté
des souverains est de savoir distinguer le mérite et le
mettre en lumière, qui jamais posséda comme Louis XIV
cette intuition pour le deviner, l'attirer et le faire éclore?
Il le chercha dans tous les rangs, de l'artisan jusqu'au
poëte, du soldat jusqu'au général. C'est une noblesse
dont il voulut lui-même sceller les titres. Catinat- et
Fabert furent les successeurs de Turenne; Colbert et
Vauban, Phelippeaux et Le Tellier justifièrent sa réso-
lution de gouverner lui-même sans l'intervention d'un
Richelieu. Il combla de ses dons, quelle que fût leur,
patrie, les savants et les artistes dont la renommée par-
vint jusqu'à lui, et en tira plusieurs do l'obscurité. Il
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE
admit dans sa familiarité Boileau, Racine et Molière, et'
fit la fortune du peintre Le Brun, de l'architecte Man-
sard et du musicien Lulli.
Si l'on ne veut voir que de l'ostentation dans ces libé-
ralités pourtant si intelligentes, on ne peut attribuer du
moins à aucune préoccupation de vanité personnelle le
choix de ceux à qui il éonfiait ses intérêts les plus chers
et les plus intimes. N'est-ce pas aux ducs de Montau-
sier et de Beauvilliers, à Bossuet et à Fénelon, c'est-à-
dire aux hommes réputés les plus habiles et les plus
austères, qu'échut la charge d'enseigner aux fils de
France l'art de régner et de faire régner la justice?Quel mauvais roi aurait assez aimé et respecté le cou-
rage et la vérité pour abandonner à la noble franchise
de ces preux chevaliers et de ces vertueux prélats le
soin de former ses successeurs? Les rois médiocres ou
égoïstes ont-ilsdonné
de tels exemples de prévoyance
et d'abnégation?`
S'il n'eût été qu'un prince belliqueux, on pourrait
attribuer aux généraux qui l'ont servi tout le mérite de
ses campagnes, et charger des torts de son ambition l'ir-
réflexion de sa jeunesse. Mais on ne peut lui contester
l'honneur d'avoir discuté lui-même les plans straté-
giques, suivi de sa personne toutes les opérations et
pris une part directe aux plus difficiles et aux plus
compliquées. « Je me mets du côté de la Flandre,
mande-t-il au marquis de Louvois, parce que vous
savez quû je-ne puis être que- seul à commander
l'armée » On « J'ai marché droit à Lille, avec cet
heureux génie qui ne m'a jamais manqué 2. » On peut
1. Lettre du 27 décembre 1672.
2. Mémoires, toaic 11. Conversations devant Lille.
i SIÈCLE DE LOUIS XIV
bien taxer de présomptueuse confiance cette participa-
lion dé sa personne à l'exécution des'manœuvres prémé-
ditées; maisle plus cynique des parodistes de notre
histoire n'a pas encore osé accoler l'épitlièlo de fanfaron
à la majestueuse figure de Louis XIV. y
S'il n'eût été qje le rival de ses généraux et dominé
par J'esprit de conquête, on pourrait accuser son am-
bition d'orgueil et d'imprudence; il céda peut-être au
désir d'étendre sa puissance; mais ce faible fut celui de
tous les héros vantés dans l'histoire, mais cotte pas-
sion fut modérée en lui par une raison supérieure et
la conscience de son droit. Il a pu lui échapper encore
de dire que la guerre est la plus digne occupation d'un
roi; mais.il se hâte d'ajouter « Je me félicite de ce.
que la justice m'ouvre les portes de la gloire et m'offre
l'occasion de prouver qu'il y a encore un roi au
monde 1. » Il se tint donc en garde contre les séductions
du génie qui enivre la plupart des princes belliqueux;
il s'arrêta même au milieu de ses succès; il n'insista
point sur la cession définitive des territoires en litige,
sans s'être convaincu d'abord que les provinces con-
quises et incorporées à son royaume ne pourraient plus
en être détachées. Le résultat a justifié sa prescience,
et les redoutes érigées par lui, comme des pierres d'at-
tente, entre les deux Flandres, sont encore des monu-
monts de sa modération, non moins que de sa sollici-
tude de l'avenir. w
I. Mémoires. Lettre au marquis de Villars, du 9 janvier I68S,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
§ III. DE LA PERSONNALITÉ DE LOUIS XIV
Il y a véritablement deux personnages daus
Louis XIV, comme dans tous ceux qui remplissent
un rôle sur la scène du monde l'acteur et le héros;
l'homme semblable à tous les autres, avec ses faiblesses,
ses variations, ses infirmités et ses vertus privées, tri-
butaire de la commune nature, et l'homme public, qui
appartient à un ordre nécessairement exceptionnel. La
physiologie en fait souvent la confusion c'est une
source de méprises et de faux jugements car celui-là
ne sera jamais au-dessus des autres, qui ne sera pas
maître de lui-même.
Quel que fut, dans Louis XIV, l'organisme indivi-
duel, le roi fut toujours grand par la hauteur de son
caractère, la dignité de son langage et la constance
dans ses desseins. Que ce rôle fût étudié, factice ou
théâtral, qu'importe, s'il est soutenu sans jamais se
démentir. Pour vouloir être roi sans faiblesse et ne
jamais s'oublier, il faut être doué d'une volonté qui
tient'de bien près a la vertu. Aussi ce prince, visant en
tout à la perfection et à l'héroïsme, se considère-t-il
comme le ministre de la Providence et le représentant
de Dieu même sur la terre. « Dans la place qui vous
attend après moi, dit-il à son fils, vous ne pouvez être,
sans honte, conduit par d'autres lumières que les vôtres.
Exerçant ici-bas une fonction toute divine, nous de-
vons tâcher de nous mettre au-dessus des agitations qui
pourraient lu ravaler. Il est des cas où tenant, pour r
ainsi dire, la place de Dieu, nous scmhlons être parti-
SIÈCLE DE LOUIS XIV
cipants de sa connaissance aussi bien que de son auto-
rité l. »
Qui jamais se forma de ses devoirs de roi une idée
plus sublime et plus pure? Qui ne dut être heureux et
fier d'associer son dévouement à cette pensée d'inspira-
tion providentielle, et de servir un prince qui ne com-
prenait la royauté que comme un reflet de l'éternelle
justice? Cette autre réflexion si profonde que « ce ne
sont pas les bons conseils et les bons conseillers qui
donnent de la prudence, aux princes mais la prudence
du prince qui forme les bons ministres et produit les
bons conseils 2, » ne révèle-t-elle pas .toute la grandeur
d'âme de cette sagesse couronnée?
On peut bien opposer de piquantes antithèses à de si
hautes leçons, et dire que « la représentation lui tint
lieu de grandeur » qu'il fut gouverné par la peur de le
paraître; «qu'il consentait bien à l'admiration des
peuples, mais qu'il s'offensait de leur affection comme
d'une trop grande familiarité 3 » On ne peut mécon-
connaître cependant que toute sa conduite n'ait été d'ac-
cord avec ses paroles; et cette constance est assez rare
pour justifier l'admiration de son»siècle.
Que l'on se représente Louis lo Grand comme un
despote asiatique, gâté par les adorations de ses courti-
sans, jaloux des plus minutieuses règles de l'étiquette
et toujours environné des pompes orientales, on aura
ce qu'en langage d'atelier les peintres appellent une
charge. Avec un trait qui prédomine dans le visage, on
peut varier ou exagérer son expression, sans altérer
1. Instructions pour le dauphin, art. 33.
2. Fbid,, tome II des Mémoires de Louis XtV, p. 35, etc.3. Lemontey, Lacretelle, Capeligue, etc.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE-
sensiblement la ressemblance. Mais, malheureusement
pour les caricaturistes de l'histoire, Louis XIV s'est
révélé lui-même dans des Mémoires confidentiels, dont
le caractère de sincérité est incontestable, car ils sont
l'exposé pur et simple des principes qui ont dirigé son
règne et des motifs qui ont déterminé ses actes le plus
sérieusement jugés. De l'aveu même de ses détracteurs,
il était trop fier pour s'abaisser à feindre. Il n'appartient
donc à personne de décliner l'autorité de ce document
authentique; et l'écrivain qui désormais voudrait lui
substituer les faits controuvés, accrédités par des libel-
les apocryphes ou suspects, manquerait de respect à ses
lecteurs, plus encore qu'à la mémoire glorieuse de ce
grand prince.Si les plaintes des vaincus et des opprimés, les co-
lères des mécontents et des bannis devaient seules sur-
nager aux annales du genre humain, il n'y aurait plus
ni vérité historique ni héros dignes de mémoire. La
magnanimité d'Alexandre serait de la démence, la clé-
mence de César de l'hypocrisie, et la vie d'Henri IV,
écrite d'après les Mémoires de Ma° de Montpensier, les
sermons du curé de Saint-Étienne et les notes secrètes
du Saint-Office, serait celle d'un monstre. Le nom de
Louis le Grand est plus importun aux petits hommes
de la Révolution que jne le fut celui du Béarnais à la
Ligue et à la Réforme. En réhabilitant le parti pr otes-
tant, ils ont. pris sous leur responsabilité toutes les
calomnies publiées en Hollande contre ce roi persé-
cuteur, et il est devenu de mode, dans la basse lit-
térature et dans quelques chaires, d'en faire la pâturo
des romans et la base do l'enseignement de la jeu-nesse.
SIÈCLEDE LOUISXIV
Montrez-leur cette lettre au maréchal de Villars
« Dites à la princesse des Ursins que je décide de
toutes choses par moi-même et que personne n'oserait
m'imputer des faits contraires à la vérité » ou celle
adressée au roi d'Espagne lui-même, pour l'engager à
mépriser les libelles « Il est impossible d'empêcher le
public de parler il s'est donné cette liberté dans tous
les temps, et en France plus qu'ailleurs 2 » ils n'y
verront que la prétention puérile de ne vouloir paraître
ni conseillé ni influencé par personne, et le dédain
affecté des médisances qu'il ne peut réprimer ou qui
s'adressent à d'autres que lui.
Et cependant qui pourrait imposer silence à la ca-
lomnie et dissiper d'injustes défiances, par un procédé
plus ferme et plus généreux que de leur opposer la
garantie de son caractère et de sa parole? Quelle leçonde tolérance et de bon sens donnée par ce despote aux
susceptibilités de nos ministres doctrinaires! Ce que les
petits esprits redoutent et haïssent le plus, ce n'est pas
la licence de la critique, mais l'expression trop incisive
de la vérité et du mépris c'est ce que leurs lois insi-
dieuses qualifient de diffamation et de sédition mais
des esprits de la trempe de celui de Louis XIV planent
assez haut pour que l'outrage ne monte pas jusqu'auxrégions qu'ils habitent, et savent se mettre à portée
d'entendre la vérité sans la craindre.
Une des singularités de ce règne si religieux et
illustré par tant de prélats qui font la gloire de l'épi-
scopat français, c'est l'exclusion absolue du clergé des
1." Lettre du 8 janvier 1688, tome II des Mémoires.
2, Lettre du 5 septembre 1705, ibid.
LES RUINES J)E LA MONARCHIE FRANÇAISE
fondions civiles et ministérielles. Que Louis XIV ait
pris cette résolution en souvenir de Mazarin, ou qu'il
craignît de mêler des scrupules de conscience aux
questions d'État, il ne s'en départit jamais. Elle est
d'autant plus caractéristique qu'avant et après lui des
rois d'une piété beaucoup plus suspecte ont été gouver-
nés par des prêtres. Lorsqu'il eut à négocier avec le
Saint-Siège sur les quatre propositions rédigées par
Bossuet à l'assemblée de 1682, il envoya à Rome les
cardinaux d'Estrées, de Polignac et de Janson et lors-
qu'il témoigna à ce dernier sa satisfaction de l'habileté
qu'il avait déployée dans ces conférences délicates, il
ajouta qu'il l'aurait appelé au conseil s'il n'avait pas
été cardinal.
Le résultat de cette négociation aurait mis fin à la
question des libertés de l'Église gallicane, si la nouvelle
secte du jansénisme n'avait pas eu d'intérêt à l'enveni-
mer. La foi sincère de Louis XIV déconcerta les espé-
rances fondées par le schisme sur sa fierté blessée, et'
ceux mêmes qui avaient cru l'entraîner dans cette voie
virent se tourner contre eux sa défiance et son ressen-
timent. De là son antipathie contre Port-Royal et ses
rigueurs à l'égard des réformés, qu'il trouvait derrière
toutes les combinaisons tendant à le tromper, comme à
la tête de tous les complots ourdis contre son pouvoir
ou contre sa personne.
Cette persistance à exclure le clergé de ses conseils
après la malheureuse épreuve des quatre propositions
ne s'explique que par le motif qui aurait donné lieu à
la convocation de l'assemblée de 1682. Il résulte des
révélations consignées dans plusieurs Mémoires du
temps et plus explicitement recueillies dans un des plus
TSIÈCLE DE LOUIS XIV
célèbres écrits de Leibnitz que tous les esprits sérieux
et les princes chrétiens eux-mêmes se préoccupaient
alors des moyens de rallier à l'Église universelle les
sectes diverses qui s'en étaient séparées et les schismes
qui en troublaient l'unité. Sous cette inspiration
auraient été conçues les fameuses propositions, non
comme profession de foi dogmatique, mais comme
essai de conciliation et sous toute réserve d'orthodoxie.
Cette pensée avait fait partie des grandes conceptions du-
vainqueur de la Ligue; et naguère encore elle agitait
l'âme expansive et magnanime du chef de la Sainte-
Alliance elle ne pouvait seproduire^ sous un patro-
nage plus favorable que celui du grand roi. On savait
que l'empereur Léopold avait commencé plusieurs
négociations pour la réaliser,, et le livre remarquable
de Leibnitz révèle une doctrine toute conforme à celle
de Bossuet, et toute sympathique à celle de l'Église
romaine.
Respect est dû aux désaveux qui ont donné à ces
propositions trop célèbres une interprétation inadmis-
sible pour l'Église. Mais la sage abstention du Souverain
Pontife et l'autorité de l'illustre prélat qui les rédigea
balanceront toujours ce qu'elles auraient de repréhen-
sible dans les termes, et suffisent pour absoudre l'inten-
tion qui les a dictées. Il n*ôn est pas moins regrettable
qu'un projet si apostolique n'ait obtenu aucun succès.
Mais, c'est avéré, pas un seul consistoire de la
Réforme ne répondit à ce charitable appel; et Louis XIV
dut en être d'autant plus blessé, lorsqu'on l'avertit qu'il
1. Le systema theologicum, qui n'a été traduit et publié en français
qu'après la Restauration, parut en 1690.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
avait concédé au delà de ce que la foi, dont il voulait
être le défenseur, pouvait autoriser. Il en conçut donc
un profond ressentiment qui se changea naturellement
en méfiance, lorsque la fortune abandonna ses armes.
Des conspirations réelles ne tardèrent pas à justifier,ses soupçons, et à provoquer ses rigueurs contre des
sujets séparés de sa communion, que la conformité de
croyance avec ses ennemis rendait plus dangereux,
lorsque la guerre multipliait les complots et soudoyait
les trahisons,
Si nous nous sommes arrêté longtemps à l'étude du
règne de Louis XIV, c'est qu'il semble résumer en lui
toute la pensée de sa dynastie et toute la fécondité du
principe monarchique, tel qu'il a étécompris
et appliqué
en France. Peut-être avons-nous été porté à l'analyser
avec une plus curieuse prédilection, en raison des pré-
ventions aveugles que son nom et sa mémoire ne man-
quent jamais de soulever parmi les écrivains de la
Révolution. Leur injustice a quelque chose de si vul-
gaire qu'elle choquerait le lecteur le plus crédule, s'il
n'y trouvait, à chaque page, l'empreinte des calomnies
accréditées par les protestants, et amplifiées par les
libelles publiés en Hollande. On peut reprocher des
erreurs et des faiblesses au prince; mais jamais le roi
n'a pris conseil que de sa conscience, et jamais les pas-
sions de l'homme n'ont dominé les devoirs du souve-
rain. Il n'a donc rien entrepris sans en avoir délibéré
mûrement; néanmoins, une fois arrêtées dans sa
conscience, ses évolutions furent immuables non qu'il
se crût infaillible, mais semblable à ces acteurs parfaits,
dont la foule applaudit d'autant plus les inspirations
que leur rôle est plus invariablement noté, il croyait
SIÈCLE DE LOUIS XIV
que la constance dans ses desseins était le premier
gage de leur succès. 1
C'est cette fermeté de caractère, unie à la droiture
d'une intention toujours pure, qui a fait de lui, nous ne
disons pas l'homme ni même le prince, mais le monar-
que le plus accompli qui ait jamais régné.
Nous sommes encore plongés dans les ténèbres de
cette idolâtrie étroite et bourgeoise, ameutée depuis
1789 contretout ce qui est entaché de noblesse, soit
par les souvenirs de l'histoire, soit par la fierté d'un
caractère* véritablement indépendant. Notre encens
ne fume qu'aux pieds des idoles que nous avons forgées
de-nos mains. Leurs effigies remplacent, au foyer do-
mestique, les images du Dieu des chrétiens et du roi de
France, jadis si chères au peuple. Notre admiration
s'arrête aux gloires du «drapeau tricolore, et il ne nous
reste ni assez de sang-froid ni assez de jugement pour
être non pas impartiaux, mais seulement tolérants. Le
Français de la Révolution n'a que du mépris pour la
douceur d'un gouvernement paternel et la monotonie
d'une vie sans orage il a besoin de commotions pour
croire qu'il vit encore. Tout lui paraît mesquin s'il n'est
gigantesque, et il adjure la tempête et l'épouvante
comme les seuls représentants du bouleversement dra-
matique dont il a joui. H' proclamerait encore empereur
celui qui viendrait demain décimer ses enfants et le
broyer lui-même sous son char de triomphe.
Qu'était-ce donc, cependant, que ce règne brutale-
ment héroïque, sorti de la Révolution, inculte et san-
glant comme elle, comparé au siècle de Louis XIV, si
policé, si majestueux, si éclairé, ceint d'une si brillante
auréole d'institutions charitables, de fondations monu-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
mentales, d'exploits chevaleresques et de gloires litté-
raires ? L'emblème qu'avait adopté le grand roi, par sa
chaleur bienfaisante autant quepar l'éclat de ses rayons,
surpassera toujours l'étoile lumineuse dont le reflet
n'éclaire que la nuit et ne féconde aucun germe.
CHAPITRE VI a
v' tax Jic
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE-y -r
Quoique le mouvement ascensionnel de la monar-
chie s'arrête au déclin du règne de Louis le Grand, on ne
peut faire remonter jusqu'à lui la marche rétrograde que
lui imprima le gouvernement de la régence car, s'il
essuya des revers, il les subit ou les répara glorieuse-
ment, et laissa après lui des institutions, des exemples
et des enseignements propres à maintenir la France à
la tète de la civilisation.
Mais toute sa prévoyance était impuissante à con-
jurer la mort prématurée de deux générations de princes
destinés à lui succéder. Il n'est donné à personne de
prévenir les éventualités d'une longue minorité, et de
préserver un enfant des séductions de la grandeur ex-
ploitées par une tutelle dépravée et des courtisans inté-
ressés à le corrompre. Devant les fléaux suscités pour
la perte ou l'abaissement des États, la prudence humaine
est insuffisante et la raison s'humilie.`
S I". – VIEILLESSE ET TESTAMENT DE LOUIS XIV.
Bien que les calamités qui ontassombriles dernières
années de ce beau règne n'aient pas eu les conséquences
politiques que l'esprit de parti se plait à leur attribuer,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
on conçoit qu'elles aient contribué à faciliter les mau-
vais desseins d'une administration intéressée à s'en
prévaloir. Nous n'essayerons donc de justifier ni les
amours adultères de Louis XIV ni les surprises faites
à sa prédilection paternelle. Si la décrépitude livre les
caractères les plus calmes aux captations des intimités
les plus vulgaires, comment la vieillesse des rois, obsé-
dée de tant de flatteries intéressées et de piéges habile-
ment combinés, échapperait-elle aux suggestions secrètes s
et incessantes des partis? Ils sont hommes, et comme
tels assujettis aux défaillances de leur infime nature.
L'histoire est pleine de noms qui, après avoir été l'ef-
froi ou l'admiration du monde, en sont devenus la risée.
Pouvoir beaucoup sans abuser jamais n'est pas un
attribut de l'humanité; c'est pour parer à ses imperfec-
tions que des institutions organiques sont d'une utilité
incontestable, Soutiens des règnes inintelligents, elles
servent encore de fanal aux plus sages, car elles auraient
préservé Louis XIV d'une erreur.
Toutefois les inconséquences d'une nature fragile ne
doivent pas être confondues avec les vertus qui la relè-
vent, ni la virilité d'un grand hommeavec
l'affaiblisse-
ment instantané de sa raison. On peut blâmer quelques
actes en désaccord avec le caractère toujours royal de
Louis XIV; mais on doit reconnaitre qu'ils n'ont jamaisété d'une gravité à porter atteinte à la reconnaissance
que la France lui doit. A quoi se réduisent, en effet,. les
griefs qu'on lui a si durement reprochés? A la légitima-
tion de ses enfants adultérins et à la rigueur des me-
sures prises contre les protestants et les jansénistes.Le premier trouve son excuse dans les portes suc-
cessives qui venaient d'accabler sa maison et menaçaient
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
son avenir. Le second prend sa source dans des scru-
pules de conscience peut-être exagérés, mais justifiéspar une haute raison politique. Aucun des deux, en
définitive, n'a aggravé la situation du pays ni diminué
sa confiance dans le principe monarchique.
Le moins justifiable des actes de Louis XIV n'est pas
celui qui lui attira le plus de reproches; car la révoca-
tion de l'édit de Nantes est loin d'offrir le même carac-
tère d'imprévoyance et d'arbitraire que la déclaration
du 25 mai 1714. L'invasion des enfants illégitimes dans
la succession royale n'était pas seulement un attentat
aux lois tutélaires de la famille, elle, pouvait encore
donner ouverture à des compétitions subversives du
principal fondement de la constitution monarchique, la
primogéniture. Cet oubli des convenances et du droit,
dans un prince dont l'âme avait toujours été si haute
et l'esprit si lucide, causa plus de surprise que d'indi-
gnation et passa pour un acte de faiblesse arraché par
obsession à la tendresse alarmée d'un mourant. Mais
cette réprobation générale facilita singulièrement au duc
d'Orléans l'accès et la plénitude de la régence. L'impo-
pularité qui avait jusqu'alors discrédité sa personne et
accusé son ambition se reporta tout à coup sur les con-
fesseurs et les conseillers intimes du roi. Le parlement,
le public et même la cour se tournèrent vers lui en
haine des bâtards et ce prince, décrié pour ses moeurs,
soupçonné d'empoisonnement et mésestimé de ses ser-
viteurs mêmes et de ses amis, n'éprouva aucune diffi-
culté à faire annuler le dernier* acte de la volonté du
monarque qui avait toujours été le mieux obéi. Les per-
sonnages les plus éminents du parlement, tels que
d'Aguesseau et Joly de Fleury, s'empressèrent de lui
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
conférer un pouvoir illimité en se faisant, trop légère-
ment sans doute, garants de sa sagesse et de sa modé-
ration.
k Étonné plus que touché de ce retour inespéré de
l'opinion, Philippe en usa pour faire annuler les dispo-sitions testamentaires qui auraient limité son pouvoir.
Mais il se contenta de la réalité de ce pouvoir et affecta
de respecter la clause qui avait pour objet l'éducation et
la sûreté du roi mineur.
On l'a beaucoup trop loué de cette discrétion, et les
historiens qui ont essayé de réhabiliter ce règne déplo-
rable ont confondu, à dessein, l'édit de 1714 avec les
précautions prescrites par l'aïeul prévoyant pour la
conservation de son légitime héritier. Quel que soit le
motif qui l'ait inspirée, cette réserve fait honneur au
régent. Le monarque avait voulu avoir avec lui un long
entretien, la veille de sa mort; et, soit que cette entre-
vue solennelle ait touché le cœur du prince ou l'ait
éclairé sur ses vrais intérêts, soit que déjà sa tiède
affection pour le fils destiné à lui succéder lui fît envi-
sager avec indifférence un événement qui aurait troublé
ce qu'il prisait avant tout, les délices d'une vie insou-
ciante et voluptueuse, il est certain qu'il confirma et
respecta les dispositions dictées par le feu roi pour sau-
vegarder le dernier rejeton de son sang des dangers
d'une tutelle suspecte'.
Mais si le rôle de Richard III avait, en effet, tenté
1. M. Leuiouley n'a voulu voir, dans ce codicille, que « l'anxiélr
d'une âme intègre et souffrante, l'erreur d'un esprit faussé par l'habi-
tude du pouvoir, une sagesse de vieillard peu propre à calculer le jeudes passions qui sont déjà loin de lui. » Tout révèle cependant, dans
cette sollicitude instinctive de vieillard, autant de sagacité que de prn-
dence.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
l'ambition du régent, il n'avait aucun intérêt à se
presser, car sa précipitation en eût évidemment com-
promis le succès. Investi, pour de longues années, de
l'autorité suprême, il y avait plus de chances à attendre
de la fortune ou de l'occasion, qu'à brusquer une solu-
tion par un attentat encore plus hasardeux qu'odieux,
en ce qu'il eût ravivé tous les droits de Philippe V,
devant lesquels se seraient prosternés les amis mêmes
du régent 1. Il eût suffi, en effet, à cet héritier présomp-
tif de Louis XIV d'abdiquer la couronne d'Espagne
pour recouvrer sa qualité de prince français, réservée
par lettres patentes du 3 février 1701 car le traité
d'Utrecht avait pour but de garantir la séparation des
deux royaumes, et non de consacrer l'incapacité per-
sonnelle du- prince à recueillir une autre succession,
pour laquelle on ne pouvait le priver du droit d'opter.
Voilà le véritable préservatif des jours de Louis XV.
La dépravation qu'affichait le duc d'Orléans et la dé-
fiance générale dont il était l'objet lui auraient donc
prescrit plus de circonspection qu'à un autre, s'il avait
conçu une coupable pensée. Le prince mineur le garan-
tissait lui-même contre un compétiteur plus redoutable,
dont le droit primait le sien, et qui eût immédiatement
saisi le pouvoir aux acclamations de la France. Celto
menace protégeait beaucoup mieux la tête de son pupille
que sa prétendue insouciance pour l'autorité. Son am-
bition n'était pas si négative, qu'il n'ait assez ouverte-
ment convoité le trône d'Espagne et conspiré pour en
exclure le petit-fils de Louis XIV.
Ses amis n'avaient donc pas besoin, comme le sup-
i. Les ducs de Bourbon et de Saint-Simon le lui avaient formelle-
ment déclaré.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
pose officieusement le duc de Saint-Simon, de lui faire
envisager le testament de Louis XIV comme un affroiit,
pour le déterminer à lui opposer les droits de sa nais-
sance. S'il n'avait pas eu l'ambition de régner, il se fût
moins pressé d'inspirer à son royal pupille le dégoût
des'affaires et le goût des plaisirs faciles. Il eût encore
moins songé à susciter au roi d'Espagne des tracasse-
ries et des embarras qui détournassent son attention
des affaires de France. C'est à cette préoccupation qu'il
sacrifia l'intérêt et l'honneur même du pays, en cimen-
tant son alliance avec l'Angleterre par l'abandon de la
cause des Stuarts, et l'abaissement, au profit de ses
alliés, de la puissance maritime de la péninsule.
Il se montra si jaloux de son autorité, qu'au pre-
mier signe de résistance du parlement il ne craignit
pas d'exiler ses membres les plus recommandables et
ceux mêmes qui, comme d'Aguesseau, s'étaient montrés
les plus favorables à son avènement. Il faut qu'il ait eu
un grand dédain des moeurs frivoles de son temps et
une grande confiance dans le pouvoir de la corruption,
pour avoir osé braver la magistrature au moment même
où la cause des princes légitimés venait de soulever
les questions brûlantes des devoirs de la souveraineté
et de la défense des intérêts des peuples.
Ce sera toujours une énigme inexplicable que le
silence et la docilité de ce parlement, autrefois si fron-
deur et si indiscipliné, en face d'un pouvoir inauguré
par lui et décrié par le scandale de ses dilapidations et
de ses débauches. Sans l'irrésolution pusillanime du
duc du Maine, une lutte violente se serait nécessai-
rement élevée entre les compétiteurs; et le parlement,
arbitre suprême des deux partis, eût été naturello-
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
ment saisi de la cause de la royauté. Il conservait dans
ses archives la déclaration du 24 octobre 1648, libre-
ment acceptée par la mère de Louis XIV au nom de son
fils, en présence des quatre cours souveraines; et ce
pacte solennel s'adaptait merveilleusement à toutes les
difficultés qui devaient surgir de ce conflit. Jamais
occasion plus opportune ne s'était présentée d'interro-
ger les lois constitutives de la monarchie, et de sauve-
garder le royaume contre les périls d'une régence dont
l'autorité transitoire manquait à la fois de direction et
de garantie.
Il existait- encore assez d'éléments aristocratiques
pour ériger un pouvoir modérateur entre les abus d'au-
torité et lestentatives toujours populaires de l'esprit de
faction. Peut-être cette réforme ne se fût-elle pas opérée
sans effort et sans trouble. Mais elle se présentait dans
toutes les conditions d'opportunité et de prudence qui
pouvaient la rendre salutaire. Il est donc regrettable
qu'on ne l'ait pas tentée, puisqu'elle aurait prévenu les
honteux traités de la Régence, les dilapidations du
règne de Louis XV et la Révolution de d789. Les résis-
tances ne pouvaient être dangereuses, car le duc
d'Orléans lui-même avait 'un intérêt évident à corro-
horer son droit du concours et de l'assentiment natio-
nal, et cette concession, toute favorable à son autorité,
faisait disparaître ce que sa situation avait d'équivoque
et sa vie passée de condamnable et de suspect.
Loin de nous la pensée d'applaudir a ces parades
parlementaires dont l'engouement a égaré les meilleurs
esprits et rendu l'administration publique impossible.
Les luttes de la tribune ne seront jamais que le triom-
phe do la loquacité avocassière, le marché des plus
LES RUNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
cyniques corruptions et l'exclusion des capacités pra-
tiques. Mais il y a d'autres freins et un contrôle plus
sincère des actes du pouvoir que cette critique théâ-
trale et les formes adoptées dans les jours les plus
glorieux de la monarchie auraient été moins suspectes
et plus efficaces.
Les traditions sont plus aisément invoquées et plus
généralement comprises que les lois écrites. Nos dix
constitutions, si savamment discutées et formulées,
prouvent qu'il n'y a rien de moins respecté par les gou-
vernements et par les peuples. Mais il ne s'ensuit pas
que l'art de régner n'ait pas besoin de règles et que des
guides ou des phares ne lui soient pas utiles pour se
diriger au milieu des écueils. Des esprits exceptionnels,tels que Louis XIV et Napoléon, peuvent bien impri-
mer impunément à leur volonté personnelle l'autorité
de la loi, car ils inspirent aux nations plus de confiance
que des aphorismes d'une infaillibilité douteuse, et
l'instinct des masses se prend d'une foi plus vive dans
la rectitude de leur jugement, que dans le sens littéral
d'une loi diversement interprétée ou dans la garantie
d'institutions toujours mobiles.
Mais il n'en est pas ainsi sous les rois faibles on
enfants et comme le droit d'être gouvernés avec discer-
nement ne se prescrit pas pour les peuples, il réagit
avec d'autant plus de force qu'il a été plus comprimé on
s'est plus longtemps contenu. Le sommeil du souverain
ne tient donc pas lieu de sanction aux actes qui se pro-
duisent en son nom, cl ses propres résolutions ne sont
pas réputées infaillibles tant qu'elles -n'ont pas été
adoptées par la conscience et pesées à la balance du
droit et du devoir.
DÉCADENCE DE LA' MONARCHIE
Ce contrôle s'exerçait par les parlements, dans
l'absence d'une institution spéciale et régulière il faut
toujours, en effet, qu'il existe quelque part; et jamais le
despotisme lui-même, si absolu qu'on le suppose, ne
décline ostensiblement la juridiction de la morale et de
la raison. Il importe donc à la' royauté, autant qu'au
pays, de bien constituer ce rouage indispensable de
tout gouvernement, de sorte qu'il fonctionne de lui-
même, supplée à l'inexpérience des minorités, avertisse
le pouvoir qui se fourvoie et sauvegarde l'incapacité
mentale d'un Charles VI. Si les parlements ont abusé
Ju droit de contrôle, c'est qu'ils se l'étaient arrogé sans
en régler l'usage. Ils sont tombés dans la même erreur
que le pouvoir lui-même, quand il s'exerce aveuglément
et s'isole de tout contrôle.
C'est précisément à cette lacune de notre constitu-
tion monarchique que la régence était appelée à pour-
voir, autant par l'enchaînement des circonstances qui
dénaturaient l'autorité que dans son propre intérêt. La
brusque transition du règne le plus viril et le plus
fécond à une longue et chancelante minorité, le règne
précaire d'une tutelle suspecte et les dangers d'une suc-
cession litigieuse, tout autorisait et sollicitait une inter-
vention conciliante mais décisive. La ferme adminis-
tration de Louis XIV gavait pourvu à tous les besoins
de la justice et de la politique. La civilisation, en était à
ce point précis, mais transitoire, où le bon sens public
ne sépare pas ses vœux d'amélioration des idées d'ordre
et de subordination. Par une circonstance rare et peut-
être sans exemple, le parlement se trouvait appelé, sans
s'y être attendu, à prononcer arbitralement entre le duc
d'Orléans revendiquant les prérogatives de sa charge
T. 1. 13:i
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
et le duc du Maine, fort du testament du feu roi. Enfin,
comme pour imprimer à la situation un caractère déter-
miné et à l'autorité parlementaire un poids irrésistible,
la déclaration du 24 octobre 1648, dont elle ne s'était
jamais dessaisie, allait au-devant de toutes les diffi-
cultés.
Il n'y avait pas, en effet, de-voie plus clairement
indiquée pour sortir honorablement des embarras qui
surgissaient à la fois du testament complexe du monar-
que, de l'avènement d'un prince précédé de la plus
déplorable renommée, de l'épuisement du Trésor et du'
choc imminent des partis religieux et politique. De
quoi s'agissait-il, en somme? De s'enquérir des moyens
de sauvegarder le trône et la nation contre les éven-
tualités d'une situation anormale et les conséquences
d'un avènement insolite, litigieux et suspect. Ce droit
de contrôle n'avait jamais été contesté. Il faisait partie
des franchises importées dans les Gaules, comme ail-
leurs, par tous les législateurs primitifs. C'était de plus
un devoir pour le parlement, dépositaire des titres ina-
liénables de la monarchie de Louis XIV. Le règne de
ce prince avait bien pu y suppléer, mais, loin de les
laisser prescrire, il en avait rehaussé la valeur.
La révision enfin et le rajeunissement des institu-
tions fondamentales sont une conséquence inévitable de
la marche des générations et de la transformation des
idées. Quand la réforme ne s'opère pas dans l'intérêt
du principe d'autorité et dans la mesure de la raison
elle se fait d'elle-même, mais à la ruine du pouvoir, à
la honte de la raison et contre l'intérêt des peuples.
'A cette époque si manifestement signalée à la pré-
voyance des hommes d'État, la France se fût prêtée
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
sans effort à une organisation sage, dans laquelle la
royauté eût conservé son initiative et la prépondérance
qui lui a été attribuée pour la sécurité, l'égalité et la
liberté de tous. L'esprit peut-être trop exclusif de la
magistrature eût été tempéré par la constitution défi-
nitive d'une pairie dont l'élément subsistait encore
dans les ordres de la noblesse et du clergé et la ré-
gularisation des dépenses ainsi que l'assiette de l'impôt
se seraient bien trouvées de la judicieuse appréciation
des contribuables eux-mêmes et du sévère examen de
leurs délégué*, contenus dans les limites de leur mis-
sion. Toutes ces précautions et toutes ces garanties,
dont la Révolution a fait tant de bruit, étaient conte-
nues dans l'acte de 1648, qui faisait partie de notre
droit publie. Il est donc probable que si la charte du
royaume avait été octroyée au commencement du siècle,
elle aurait été plus complète, mieux comprise et moins
controversée.
Le régent lui-même, bien loin d'en concevoir de
l'ombrage, s'y serait réfugié comme dans une position
qui consolidait son droit et simplifiait sa situation. Il
avait tout à gagner dans cette transaction, puisque,
identifié à la cause nationale, il n'avait plus à'' s'in-
quiéter des restrictions du testament de Louis XIV, ni
à s'inféoder à l'Angleterre pour s'assurer contre l'Es-
pagne. Le besoin que le prince et le parlement avaient t
l'un de l'autre aurait contenu celui-ci dans les limites
d'une sage modération et donné à celui-là plus de sécu-
rité et d'indépendance. Peut-être n'eût-il pas songé h
prostituer son pouvoir au savoir-faire d'un abbé Dubois,
ni à compromettre sou nom' dans les filouteries du
système.
LES BMNES DE LA. MONARCHIE FRANCISE
Mais la conséquence la plus heureuse de la réforme
eût été de suppléer à l'intervention des États généraux,
et de rendre la Révolution de 1789 impossible et sans
prétexte. Ce que le pouvoir abandonne spontanément
et sans réticence le consolide ou le fortifie, s'il reste
libre dans la sphère d'activité qu'il se réserve celui,
au contraire, qui procède par concessions, abdique et
se fait mépriser. Jamais les représentations d'un corps
dont les attributions ont été bien définies ne franchi-
ront la limite qui fait sa force et sa sûreté. L'autorité
pourra donc las dédaigner lorsqu'elles ne seront pas
pour elle un avertissement ou un appui. L'art de gou-
verner consiste à ne jamais céder que par conviction,
et à rester, dans tous les cas, l'arbitre librement choisi i
de toutes les dissidences et le protecteur de tous les
intérêts. Il est moins dangereux de faire douter de sa
bonté que de sa justice. Toute extension abusive qu'on
voudrait donner aux franchises volontairement concé-
dées doit donc être réprimée d'une manière exemplaire.
Lorsqu'elles sont instituées avec opportunité et bien com-
prises, elles ne sont ni dépassées ni enfreintes. Mais il
est rare qu'elles arrivent à propos, et c'est ce qui les
exagère et'les dénature.
Nous l'avons dit, la plus grande faute reprochée à
Louis XIV fut la légitimation de ses enfants adultérins;
et cependant, loin d'avoir amené les conséquences
qu'elle autorisait à signaler, elle aurait pu en avoir de
plussalutaires à la France que les actes les plus glo-
rieux de son règne, car elle a fait naître l'occasion de
compléter ses institutions et d'assurer l'avenir de son
peuple. Ce n'est pas non plus ce qui -a provoqué les cen-
sures amères de ses détracteurs. Le tort le plus irré-
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
missible, au jugement des historiens du xixe siècle,
celui qui a laissé dans les âmes ulcérées d'une partie de
ses sujets un ressentiment implacable, c'est son intolé-
rance religieuse, c'est la révocation de l'édit de Nantes.
Ce grief efface, aux yeux des partisans de la réforme,
les bienfaits et les merveilles de civilisation dont il fut
le prodigue dispensateur, et le souvenir de ses rigueurs
verse encore des torrents de fiel sur sa mémoire.
Cette diffamation passionnée, injuste et partiale
dans son objet, est encore plus suspecte dans son exa-
gération et dans sa persévérance depuis qu'elle s'impose
comme un enseignement. L'intolérance dogmatique
est devenue la pratique habituelle de ceux-là mêmes
qui, à la faveur de la doctrine du libre examen, se sont
faits les juges inexorables du -passé et les oracles infail-
libles des générations présentes. Mais il est peu philo-
sophiqué d'imposer silence à ses adversaires, et l'école
protestante abuse un peu de la liberté qui lui a été
donnée par la Révolution, lorsqu'elle aspire à la domi-
nation.°
Louis XIV partage donc avec le Souverain Pontife
la haine aveugle des dévoyés de l'Église universelle;
et,'avec une inconséquence commune à tous les sec-
taires, ils font un mérite à leurs apôtres de tout ce qui
était un sujet d'accusation contre le clergé romain. Si
les richesses dont les fidèles avaient doté celui-ci ont
donné lieu à quelques abus, ceux qui l'en ont dépouillé
en ont-ils fait un saint usage? et les mœurs de Luther
font-elles plus d'honneur à ses doctrines que l'insatia-
ble avarice d'Henri VIII? Si la foi catholique, exclusive
dans son principe, compte quelques princes intolérants
et persécuteurs, le culte anglican, le fanatisme ana-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE*
baptiste, le calvinisme germanique elle schisme russe,
qui tous attestent la liberté de conscience, ont-ils eu
plus de modération et de pitié ?N'ont-ils pas, au con-
traire, outragé plus ouvertement l'humanité et la jus-lice? `?
Les diffamateurs* du grand roi, illogiques jusquedans leurs anathèmes, ont beaucoup plus d'indulgence
pour les amours adultères de sa jeunesse que pour le
pieux retour de sa vieillesse désenchantée et cette pré-
vention n'a pas plus épargné la compagne de son choix
que lui-même. Cependant,. si co n'est pas sans une
secrète pensée d'ambition qu'elle supplanta Mm0 de
Montespan, on doit au moins le reconnaître elle
n'acheta pas, comme cette dernière, le titre de favorite
au prix de ses devoirs d'épouse et de sa dignité de
femme. Il est beau .d'avoir captivé un prince tel que
Louis le Grand par les séductions de l'esprit et l'ascen-
dant de la raison. Si le titre de Majesté manqua à sa
fortune, peu de monarques, même parmi les plus grands,
ont mérité celui que son royal époux lui avait octroyé
Tous deux cherchèrent dans la dévotion une diver-
sion au vide des grandeurs terrestres et aux soucis de
l'âge elle, avec la ferveur et les faiblesses de son sexe,
lui, avec la loyauté, mais avec la hauteur de son carac-
tère. Dans un cœur comme le sien, la conviction ne
comportait ni les hésitations du doute ni l'indulgence
d'un esprit timide. Il se fit dévot parce qu'il était sin-
cère, et il ne pouvait, excuser dans autrui ce qu'il eût
condamné en lui-même. Roi, il se croyait plus étroite-
ment obligé à faire observer les préceptes de la religion;
l. Votre Solidité,
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
et ce sentiment suffit à expliquer son antipathie contre
Port-Royal, dont le puritanisme n'était qu'une censure
indirecte des pratiques de l'Église et un protestantisme
mitigé. 11 n'est donc pas invraisemblable qu'après avoir
plié sa conscience alarmée aux austérités de la péni-
tence, on lui ait fait envisager l'extirpation de l'hérésie
comme une expiation.
Ce zèle pour la cause de Dieu peut n'avoir pas été
exempt d'orgueil et d'erreur, mais il fut pur d'intention
et inspiré par le sentiment du devoir. Les rois sont
entourés d'imitateurs serviles, toujours prêts à exagé-
rer leurs vertus comme à flatter leurs vices.- Ils se
plurent à aigrir l'humeur du nouveau converti contre
des résistances qu'ils provoquaient d'ailleurs par des
exigences tracassières. De là une persécution sourde et
un prosélytisme hargneux. Louis XIV, blasé sur les
pompes royales et les hommages de sa cour, s'était pris
d'un goût plus vif pour la parole fervente des prédica-
teurs et les graves solennités du sanctuaire on vit
bientôt tous les courtisans, jeunes et vieux, se presser
à la porte des églises, observer les jours d'abstinence
et associer les austérités du cloître à toutes les frivo-
lités mondaines. Ce fut à qui affecterait le plus de pieuses
aspirations et de pratiques ascétiques. Les plus licen-
cieux mêlaient des formules dévotes aux raffinements
de la débauche, et les femmes couraient, parées des
mêmes atours, du sermon à l'Opéra. On commença par
rire de cette profanation affichant la frivolité d'une
mode fugitive. Mais le contraste de la vie réelle avec
la vie extérieure finit par révolter la conscience pu-
blique.
Ce fut assurément un scandale immense que cette
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
affectation d'hypocrisie railleuse, enveloppant de son
voile diaphane les splendides turpitudes de Versailles;
l'on est porté à croire qu'elle favorisa les saturnales
moins déguisées du Palais-Royal, et grâce à elle on
put les faire envisager comme une immoralité moins
impie, puis bientôt comme une réaction inoffensive.
y
Il fut également facile d'envenimer les ressenti-
ments qu'avaient soulevés les rigueurs exercées contre
le jansénisme et la Réforme. Le -petit-fils d'Henri IV
n'aurait pas dû oublier, disait-on, que l'édit de Nantes
avait signalé son tardif avènement et scellé, en quel-
que sorte, l'acte solennel de son abjuration. Il n'était
pas généreux de retirer à tous les dissidents, en expia-
tion des torts de quelques-uns, des franchises consa-
crées par la prescription. Si Louis XIV eût été imbu
des maximes de tolérance universelle qui commen-
çaient à se répandre, il aurait compris qu'on ne manie
pas les consciences comme on assouplit les courtisans
que partout où deux cultes et deux communions ont
été amenés à transiger, il n'y a pas plus d'exclusion
que de fusion possible, et qu'à tort ou à raison le règne
des inquisitions est bien fini.
Où les anathèmes de l'Église avaient été impuis-
sants, que pouvait, en effet, le bras séculier? On a tou-
jours tort de tenter l'impossible, et l'on aurait proscrit
tous les réformés qu'on n'aurait pas anéanti la Réforme.
On ne fit donc que susciter, par cette persécution im-
politique, une recrudescence de haine contre le catho-
licisme, au moment mémo où l'esprit de secte com-
mençait à so calmer et où les rapports diplomatiques
et commerciaux ne faisaient plus aucune distinction du
rit grec ou romain, des confessions d'Augsbourg ou
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
de Genève, du puritanisme écossais ou du presbytéria-
nisme anglican.
Mais ces concessions faites à l'esprit qui a prévalu
au xvme siècle et aux opinions que le fait a justifiées,
plus peut-être que la raison politique, il reste encore à
apprécier les mobiles de la politique de Louis XIV et à
rendre justice aux convictions d'un autre âge.
On ne peut oublier avec quelle opiniâtreté les protes-
tants ont conspiré contre la maison de France, avant et
après Henri IV, auquel ils n'ont jamais pardonné la sin-
cérité, de sa conversion. L'impitoyable répression que
leur infligea le cardinal de Richelieu n'empêcha pas les
conjurations, ourdies de longue main, contre le fils de
Louis XIII; et ils n'usèrent de la tolérance assurée par
l'édit de Nantes que pour transformer leurs prêches en
assemblées séditieuses, véritables clubs où se professaient
ouvertement la révolte et la trahison. L'admission des
coreligionnaires étrangers dans ces conciliabules occul-
tes en fit autant de foyers d'intrigues et d'insurrection.
Leur complicité faillit même livrer la Bretagne et la
Normandie aux flottes combinées de l'Angleterre et de
la Hollande, dont un prince de Rohan avait préparé la
descente
Déjà le jeune monarque avait été forcé de restreindre
les dispositions trop généreuses de l'édit de Nantes,
parce que des correspondances suspectes avec les so-
ciétés secrètes de l'Allemagne avaient été interceptées,
qui, sous le voile de la propagande religieuse, cachaient
des menées hostiles au trône héréditaire. Ces relations
devinrent plus fréquentes et plus dangereuses lorsque
1. Ce seigneur, longtemps en faveur à la cour, expia son crime surl'êcliafimd.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
le malheur de nos armes ouvrit des voies plus larges aux
communications des gouvernements luthériens ligués
contre la France; et les vœux que les calvinistes ne
prenaient plus la peine de dissimuler pour la cause des
alliés autorisaient toutes les mesures nécessaires à la
sureté de l'État. Celle d'exiger de tous les dissidents une
profession de foi explicite pouvait être vexatoire dans
la forme, mais elle était licite dans le fond et certaine-
ment modérée dans son objet; car si elle confondait, à
tort, les actions criminelles avec la liberté de conscience,
elle accordait, par sa généralité, une sorte d'amnistie
aux vrais coupables, et manquait évidemment de pru-
dence en les induisant au parjure. Mais alors on croyait
encore à la sainteté des serments, et la loyauté du roi
comptait sur la parole de ses sujets infidèles.
Quant aux violences qui ont suivi la révocation de
l'édit, aux dragonnades et aux confiscations, elles sont
bien moins les conséquences de l'ordonnance royale
que l'effet inévitable de l'intervention parlementaire
dans les questions politiques, une sorte de sacrifice aux
préventions populaires, un souvenir de l'inexorable
administration de Richelieu et un dernier écho de la
Ligue. Les regrets exprimés par le monarque à ses der-
niérs moments, et ses reproches aux cardinaux de
Rohan et de Bissy atténuent, s'ils ne rachètent pas des
rigueurs dont tant de rois et de chefs de secte se sont
fait un mérite dans des situations analogues. Certes,
personne n'oserait comparer la cruauté de Louis XIV
à celle d'Henri VIII et de sa fille Élisabeth,-ni la guerre
des Cévennes au massacre des Irlandais, et moins encore
aux égorgements plus récents pratiqués au nom de la
raison, de la philosophie et de l'humanité.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
On a bientôt fait de condamner une répression com-
mandée peut-être par les convictions et les mœurs d'une
autre époque, par la sûreté du trône et la saine poli-
tiquele progrès de la Réforme l'a d'ailleurs rendue
inefficace, et le triomphe d'une opposition intéressée
l'accuse aujourd'hui sans contradiction. Mais ce n'est
pas avec cette légèreté que l'histoire impartiale devrait
admettre les jugements passionnés d'un parti évidem-
ment rebelle sur un tel prince car enfin toutes ses
actions sont empreintes d'un caractère de grandeur et
de justice, et il ne s'en départit jamais, ni dans la
vigueur de son jeune gouvernement ni dans les austé-
rités de sa vieillesse. Une considération devrait l'ab-
soudre, aux yeux de tout homme d'État sans préjugés,
de ce que sa sévérité envers les protestants a de con-
traire à l'indifférence de notre siècle en matière de reli-
gion, c'est qu'en dehors des précautions prescrites par la
prudence contreles entreprises d'une secte ennemie des
lois et des croyances du pays, c'était pour lui un cas de
conscience de mettre un terme aux divisions qui faisaient
de ses sujets deux peuples ennemis. En roi conserva-
teur-né des institutions fondamentales de la monarchie,
il a dû voir dans l'hérésie de Luther un dissolvant de la
nationalité, comme elle l'avait été de la société chré-
tienne. C'est pourquoi il a imprimé à l'accomplisse-
ment de cette tâche laborieuse une inflexibilité insé-
parable du sentiment du devoir.
Avant que le nombre, le temps et les traités .aient
placé les sectateurs de la Réforme sous la protection du
droit des gens, ils étaient, en effet, des dévoyés de
l'Église, rien de plus, et par suite, au sein d'une nation
catholique, des étrangers, sinon des déserteurs et des
1ES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
révoltés. Or le prince préposé au gouvernement de cette
nation, jugeant qu'une dissidence fondée sur des subti-
lités était un sujet perpétuel de division dans les familles
et de trouble dans l'État, a pu croire, dans la candeur
de sa foi, que l'unique moyen d'en prévenir le, danger
était de protéger de son sceptre la conscience des fidèles
au culte national.
Ce n'était ni une innovation ni une pensée indigne
d'un grand cœur de ne vouloir souffrir dans ses Etats
qu'un seul culte public, une seule communion légale-
ment avouée. Déclarer dominante la religion identifiée
à la nationalité, qui à formé les mœurs des générations,
fondé ou consacré tous les monuments et partagé toutes
les vicissitudes du pays, ce n'est en aucune façon tyran-
niser les consciences; c'est reconnaître un fait et con-
stater un droit acquis.
Les empereurs romains étaient tous souverains pon-
tifes, et les califes ont toujours été investis du double
titre de sultan et de chefs des croyants. Le czar est
encore l'autocrate spirituel de toutes les Russies, et les
successeurs d'Henri VIII continuent, sans acception
d'âge et de sexe, d'être les oracles infaillibles de l'Église
anglicane. Ni cette usurpation du droit divin et de la
liberté de conscience, ni cette honteuse inconséquence
du gouvernement modèle qui se prétend libéral par
excellence, n'ont soulevé l'indignation du genre humain
ou suscité ses censures. D'où vient donc cette clameur
contre l'acte beaucoup moins significatif d'un roi catho-
lique ?
Certes, Louis XIV était loin de prétendre à cet excès
de pouvoir; il n'aspirait pas au sacerdoce il voulait être
le conservateur de la discipline, non le juge du dogme;
DÉCADENCE DÉ LA MONARCHIE
le garant, non l'arbitre de l'unité catholique. S'il n'a
pas prévu toutes les difficultés de son protectorat et n'a
pas tenu assez compte de la naturalisation du calvi-
nisme~ légitimé par un édit et anmistié par sa diffusion,
on ne peut lui contester du moins le mérite d'avoir
deviné ses ennemis occultes et les plus dangereux, ni
le courage de les avoir attaqués avec franchise. Les
apôtres de la tolérance ont perdu le droit de lui faire un
crime de sa défiance, depuis qu'elle a servi de formule
d'évocation à tous les sectaires désorganisateurs qu'on
a vus fondre, de Genève et de Londres, sur l'héritage
d'Henri IV..
Ce grand mot de tolérance répété par tous les échos
des écoles du dernier siècle n'était donc qu'un mot
d'ordre, un mensonge hypocrite, une vérité incomplète,
sinon une idée fausse. La confusion n'est pas la liberté,
et la neutralité de la loi n'implique pas la méconnais-
sance des droits préétablis, sans quoi elle ne serait
qu'un perpétuel déni de justice. La liberté des cultes
n'est pas violée parce qu'il en est un dont la priorité
constituerait le droit d'aînesse, à défaut même de tout
autre titre. Le reconnaître n'est pas l'imposer, et la
faculté d'en professer un autre n'est pas déniée parce
que le premier préexiste au gouvernement et que
celui-cilui doit
sa protection. L'obligation des divers
pouvoirs dans les sociétés organisées, c'est d'honorer
et de maintenir les institutions qui ont précédé leur avé-
noment, de maintenir surtout l'institution venue d'en
haut avant toutes celles que les hommes ne doivent qu'à
eux-mêmes. Les autres cultes sont suffisamment garan-
tis par les saintes lois de l'hospitalité. Autrement il
faudrait admettre que tout étranger est citoyen par le
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
fait seul de sa résidence et sans avoir partagé les char-
ges des contribuables, ni justifié de sa naturalisation,
ce qui réduirait la signification du mot patrie à la socia-
bilité des auberges, des voitures publiques et des hôpi-
taux
Supposé que le souverain ne fût d'aucun culte,
encore serait-il bienséant qu'il payât ses dettes. En
s'emparant brutalement des biens de l'Eglise, l'État
avait contracta avec ostentation l'obligation d'entrete-
nir ses ministres et de défrayer ses autels. Il n'existait
envers les communions dissidentes aucun engage-
ment de cette nature, et leur dotation fut une pure
libéralité, à laquelle le clergé catholique aurait du par-
ticiper car une indemnitè n'est pas une largesse, et ses
besoins sont tout autrement sacrés que ceux du pasteur
protestant, qui vit en famille, possède, gère, spécule
et transmet son héritage.
Conclure du droit de tous à une égale protection, au
partage de ce qui appartenait à autrui, c'est mettre dans
la loi la logique révolutionnaire, qui adjugeait le gain
des récoltes à celui qui n'avait pas semé. La loi athée
n'est donc pas une loi neutre elle est hostile au droit.
Quand les protestants ont réclamé contre les restric-
tions que l'édit de Nantes apportait à l'exercice de leurs
droits civils, ils ont attaqué en réalité la juridiction de
l'Église dominante et les plus anciens priviléges de la
religion du pays. Si l'on se reporte, sans prévention,
aux conséquences immédiates de l'édit d'émancipation
1. On conçoit cette facilité d'adoption dans les pays dépeuplés ou,
comme les États-Unis d'Amérique, en travail d'une nationalité qui
n'existe pas encore. Mais, pour une nation comme la France, c'est une
abjuration de la patrie eUe-memc.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
obtenu de la philanthropie de Louis XVI, on se con-
vaincra qu'une si grande perturbation dans.l'État ten-
dait à renverser toute l'économie de sa législation,
fondée sur le concoursdes pouvoirs civil et religieux,
ce qui supposait des limites à une tolérance légale.
Comment concilier, en effet, cette faculté accordée
à une communion dissidente d'exercer tous ses droits
civils, avec le contrôle dont le clergé avait la possession
exclusive ? N'était-ce pas s'engager implicitement à lui
retirer le privilége immémorial de légaliser, en les bé-
nissant, les naissances, les mariages et les inhumations?
Mais cette innovation n'entraînait elle pas ses consé-
quences nécessaires? N'était-ce pas sacrifier le droit
commun à l'exception et subordonner la communauté
à l'intérêt individuel?
Lorsque M. de Malesherbes introduisit cette ques-
tion délicate au conseil des ministres, nul ne songea à
sauvegarder l'intervention sacrée du prêtre dans la con-
sécration de la vie civile, quoiqu'il eût été facile de la
faire concorder avec la liberté de chaque rit; cepen-
dant on eut quelque pressentiment des inconvénients
qui pouvaient en résulter, et M. de Breteuil chargea
M. de Rulhière de rédiger un mémoire pour éclairer
le gouvernement sur les mesures les plus propres à
prévenir les confusions qui pouvaient sortir de cette
importante concession
Ce document, conçu dans l'esprit de la proposition,
et favorable à la cause protestante, ne va pas cepen-
dant jusqu'à dissimuler les puissantes rayons qui avaient
déterminé la résolution de Louis XIV, raisons telle-
Ce mémoire a. été publie sous ce titre Iteclterclte,ç causes
(~ )'ëMoea~oH ~e ~< de No~<M ef <'c<a~ f~o~~o~~ eH F)'<!Mce.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ment plausibles, fait observer l'auteur, qu'en y cédant, le
monarque, encouragé par une co?M~c~eMMM?<?~e//e, ne
fit que répondre au vœu de'tous ses sujets. Ce travail,
fait de bonne foi, contint la polémique dans une cer-
taine modération,, mais il n'eut' pas le pouvoir de
modifier lc projet des, ministres. La tolérance, ou
plutôt l'indifférence religieuse, était déjà l'opinion do-
minante, et ni le roi ni son conseil ne songèrent à lui
résister.
Cependant pour arriver à la réhabilitation du pro-
testantisme, il fallait annuler trois ordonnances royales,
cent soixante-seize arrêts du' conseil, quatre édits et
dix jugements motivés sur des menées criminelles et
une conjuration permanente, que la justice était im-
puissante à reprimer et la clémence du roi à désarmer.
On était encore parfaitement convaincu de cette hosti-
lité opiniâtre après la mort de Louis XIV. Pénétrée des
inspirations qui avaient armé la prévoyance du grand
roi, la régence crut devoir opposer une barrière insur-
montable aux envahissements de la réforme par la dé-
claration de ~724.
On ne manqua pas d'opposer cet acte souverain à
l'édit de Louis XVI, et les remontrances ne faillirent
point pour empêcher de l'enregistrer. Le parlement
lui-même, tout imbu des doctrines sceptiques et jansé-nistes, hésita à porter cette atteinte aux lois et à la foi
du pays. Une protestation y fut accueillie sous le titre
de Mémoire ci lire aM Conseil; elle faisait ressortir la
portée et les conséquences inévitables de cette mesure
plus généreuse que prudente et réûéchio '.La critique
1. Parmi les pièces justificatives de ce volume de 300 pages se trrm
veut i" un plan de république française 20 uue lettre de Feveque
DECADENCE DE LA MONARCHIE,
T.l.
même se crut obligée d'y reconnaître un patriotisme'
~!C~'C,.M~e argumentation puissante et un ~~y~? ~~OM-
~M~ On y énumëre, avec une sorte d'effroi, les griefs
de cette secte'de marchands et de banquiers cosmopo-
lites, devenus étrangers à la patrie et livrés exclusive-
ment à l'usure, comme les juifs. On y démontre qu'en-
nemie implacable du monarque et de la monarchie,°~
cette secte n'a cessé de désoler la France par ses com-
plots au dedans et ses intrigues au dehors. « Ce qu'elle
avait fait avant l'édit de Nantes, elle n'a pas discontinué
de le faire après, et elle le fera plus impunément en-
core après l'abolition'de celui de 1724. Lui tendre une
main amie, c'est l'enhardir à la trahison, et l'admettre
sur un pied d'égalité avec le culte national, c'est prélu-
der à la subversion de l'État. »
En prenant sa revanche de l'édit de Louis XIV, le
parti protestant n'a pas respecté, en effet, cette égalité
devant la loi qu'il avait obtenue avant que la Révolu-
tion lui eûtlivré
le pouvoir et le budget. Après avoir
évoqué toutes les autres sectes ennemies de l'Église, il
a trouvé bon d'en partager la dépouille avec elles, de
prendre sa part des confiscations et de se faire doter au
même titre que le clergé exproprié; ainsi Je disciple
de Calvin, qui n'a ni charge d'âmes ni aumônes à ré-
pandre sur son rare et opulent troupeau, est plus libé-
ralement traité que l'humble desservant, plus pauvre
lui-mêmeque,
le paria consolé par lui, mais dont il ne
peut soulager la misère.
d'Agen (r,'habaniies) au contrôleur général sur le bouleversement dont
les huguenots menacent le pays; 3" un mémoire sur les entreprises des
protestants, présenté au roi en 1780, par l'Assemblée du cierge, 4" un
autre du dauphin pour Louis XV~etc.1. ~Mot~es secrets, 26 novembre t787, volume XXXVI.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Louis XIY n'avait donc pas tant de tort de se défier
de ce parti dernier soutien de la féodalité expirante,
il avait fait la guerre à six rois -ses prédécesseurs, et,
avant de se mettre au service de la démocratie, il avait
partagé la félonie de cette poignée de gentilshommes
déserteurs de la foi de leurs aïeux et du drapeau de
leur prince, lesquels ont passé de la révolte à la révo-
tion, et de la république à tous lesusurpateurs qui dai-
gnaient les accepter pour complices. Quand a prévalu
le règne du despotisme, ils se sont faits ses courtisans
et ses satellites, et quand ils ont vu poindre celui de la
vénalité et de l'agiotage, ils se sont tous métamQrpho-
sés en pharisiens, en professeurs ou en philosophes,
affectant pour la religion du peuple une superbe pitié,
et daignant jeter à ses ministres les miettes de leur
table splendide.
§ Il. DE LA RÉGENCE.
Le duc de Saint-Simon, qui a médit de tout le monde,
s'est fait, envers et contre tous, le défenseur du régent.
Le témoignage de ce seigneur caustique tient lieu de
réhabilitation à la mémoire équivoque de ce prince, et
plus d'un historien s'est cru autorisé, sur la foi de cette
amitié partiale, à rendre témoignage de son esprit, de
sa bénignité et de sa bravoure'.
Nous avons compulsé les nombreux écrits composés
à sa louange tous s'accordent à lui attribuer des qua-
1. Les apologies du gouvernement du régent out survécu à !a. faveur
que lui ont acquise, à son début, la colère du public contre la légitima-
tion des Mta.rds~ et la réaction contre les influences dévotes de la cour
de Louis XIV e~ de M"" de M&intenon l'esprit révolutionnaire a
continue de travailler à la réhabilitation de la mémoire de ce prince.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE r.
Utés aimables et une facilité de mœurs qui, s'alliant
avec tous les vices, ne se ferait aucun scrupule de pro-
fiter d'un crime Tien de plus. Il est possible qu'ilait
M
été sensible au point d'honneur et capable de sang-froid
en face du danger, mais il est beaucoup plus avéré qu'il
manquait de constance dans ses desseins et de pudeur
dans sa politique. Ses fautes sont tout ce qu'on connaît
de lui; quant à ses vertus prétendues, elles sont toutes
hypothétiques ou négatives. Ses intrigues en Espagne
et ses complaisances pour l'Angleterre n'ont rien d'ho-
norable ni de patriotique. On s'est trop hâté d'exalter
saclémence envers les
complicesde la conspiration de
Cellamare. Les mystères de sa vie et'le danger de ré-
veiller des soupçons qui n'ont jamais été suffisamment
eclaircis lui commandaient certains ménagements.
Mais s'il jugea prudent de ne pas donner à la capitale
le spectacle toujours odieux des supplices pour cause
politique, il fut moins débonnaire envers les gentils-
hommes bretons compromis dans cette affaire vingt
des plus considérés montèrent sur l'échafaud et deux
cents furent bannis.
Cette vengeance cruelle permet de douter un peu
de cette bonté de cœur tant vantée l'exemple lointain
et tardif qui lui servirait d'excuse aurait été plus effi-
cace et moins odieux, appliqué aux véritables chefs du
complot. On est donc autorisé à croire qu'il eût été
impitoyable.s'il avait cru pouvoir l'être impunément,
car il punissait, sur les têtes les moins coupables, un
MM. Lacretelle et Lemontey ont renchéri sur le duc de Saint-Simon, el.I,
M. de Carné, dans la Ret~e, <&? E'c:MC-JtfoM~ du !< juin 1853, trouvait
encore des louanges à donner & la politique de Dubois, des admirations
pour le traité de 1717 et des justifications aux intrigues contre le roi
d'Espagne.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
délit qui trouvait son excuse dans le mépris du testa-
ment de Louis XIV, et une patriotique répulsion pour
l'intronisation d'un prince aussi décrié que le duc d'Or-
léans il avait suscité lui-même assez' de troubles et
d'attentats dans le royaume de son cousin à peine
avait-il le droit de s'offenser d'une représaille justifiée,en quelque sorte, par la sollicitude du feu roi et les
titres de Philippe V à la conservation et à l'honneur de
la couronne.
Le gouvernement de Philippe d'Orléans ne tarda
guère à donner raison à tous ceux qui s'en étaient in-
dignés ou effrayés. Chacun de ses actes fut un démenti
aux éloges anticipés de ses partisans il n'eut rien de
plus pressé que de se replonger dans les habitudes de
débauches, de prodigalités cupides et de basses corrup-
tions qui avaient déshonoré sa jeunesse. Il n'eut pas
même le mérite facile de justifier la popularité de son
avènement par quelque acte d'abnégation, de modéra-
tion ou de clémence. La clause testamentaire qui le
blessait personnellement aurait pu être réformée dans
un intérêt législatif ou dynastique il se contenta de
pourvoir à la priorité de son droit, ce qui n'était ni
suffisant, ni généreux, ni habile.`
De la succession litigieuse qu'il venait de recueillir,
il répudia donc et répudia uniquement ce qui aurait pu
limiter son autorité, ou plutôt gêner la licence de sa
vie. On ne l'a pas vu compatir aux souffrances du peu-
ple, dont on ne s'occupa, que pour en faire un grief au
règne précédent; et même s'est-il mis en peine d'adou-
cir le sort des bannis? Jamais. Ce prince, si peu scru-
puleux dans sa politique, si hardi contempteur de la
morale, si fanfaron de scandale et d'incrédulité, resta
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
sourd aux sollicitations des protestants il aima'mieux
se montrer fmpie que tolérant.
11 admit dans son conseil, il est vrai, quelques pré-
lats dont l'ambition n'avait pas reculé devant les orgies
du Palais-Royal, et quelques religieux attentifs à pré-
venir la réaction qu'aurait pu 'amener la disgrâce du
père Le Tellier. Mais il s'est servi d'eux, sans déférer à
leurs conseils. Il se jouait du clergé comme de la ma-
gistrature et au moment même où il avait le plus
besoin de l'assistance du parlement, il faisait entendre
à la noblesse et aux courtisans qu'il les délivrerait bien"
tôt de toutes ces capacités roturières, de robe ou de
plume, auxquelles levieux monarque avait prodigué'
les emplois
Ces confidences n'avaient pas plus de sincérité que
de dignité. Le régent était peu soucieux de remettre en
présence les grands et les gens de loi, que le sceptre
de Louis XIV avait conciliés en les désarmant. Il vou-
lait seulement diminuer le nombre de ses adversaires,
en flattant les uns aux dépens des autres. Mais cette
tactique vulgaire n'en est pas moins significative elle
répond à ceux qui ont pris ce prince pour un homme
sans ambition, préférant une vie obscure et licencieuse
aux soucis de la souveraineté.
C'est,, au contraire, cette ambition cauteleuse et
aveugle qui explique toutes les turpitudes et toutes les
inconséquences de ce règne honteux. Tant que la vie
du dauphin et du duc de Bourgogne avait préservé la
couronne de toute convoitise collatérale, le duc d'Or-
téans s'était contenté de jeter un oeil d'envie sur la suc-
t. Mo/M~'c/tM de toMt~ JXVF, par Lenmntcy.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
cession d'Espagne. On sait avec quel 'dépit il la vit
passer aux mains de Philippe V, avec quelle amertume
il osa s'en plaindre, et tout ce qu'il suscita d'intrigues
et de complots pour en dégoûter ce jeune prince ou
pour la lui ar acher. Peu s'en fallut qu'il n'y réussit.
Mais quand il se vit en position de porter ses vues
plus haut, n'étant plus séparé du trône de France que
par la vie d'un enfant, il changea de batteries et mit tous
ses soins à détourner de la France l'attention du roi
d'Espagne et à l'occuper assez pour que sa pensée d'ab-
diquer ne pût se développer. Le confident de ses plus
secrètes passions, le complaisant de ses plaisirs était
aussi le seul homme qu'il pût associer à ses alarmes,
et le seul dont il pût attendre une assistance efficace, car
il connaissait son esprit inépuisable en ruses diploma-
tiques, et son âme inaccessible au scrupule.
Si l'abbé 'Dubois avait fait ses preuves d'une rare
dextérité, il était doué aussi d'une méfiance égale à son
effronterie. Il promit un dévouement sans bornes, mais
il voulut être payé d'avance de ses services il fit en-
tendre que, quels que fussent son savoir-faire et son
audace, il importait à leur succès de les abriter sous la
dignité d'un titre éminent; surtout aux yeux des Espa-
gnols il le fallait assez imposant pour tenir lieu d'illus-
tration et de considération personnelle. Ainsi donc il
osa s'asseoir sur le siége que venait de sanctifier Féne-
lon et il na craignit pas de revêtir la pourpre romaine.
Telle est la cause secrète de toutes les machinations
du régent contre l'Espagne, et de l'énigmatique élévation
de son étrange précepteur. Dubois se montra double-
ment habile à servir la politique de son élève, et à user
du crédit qu'il y puisait pour sa propre fortune devenu
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
le conûdent de ses sollicitudes ambitieuses, au même
titre qu'il l'avait été de ses débauches occultes, il entra de
plain-pied dans tous les secrets d'État, s'empara de la
direction de toutes les affaires et domina la volonté du
régentau point d'eh obtenir l'exil du maréchal do Vil-
leroi, du duc de Noailles et du chancelier d'Aguesseau;
de se faire nommer premier ministre, membre du con-
seil de régence et président de l'Assemblée du clergé
de disposer enfin des finances pour assouvir sa' cupi-
dité, des faveurs du prince pour les prostituer, et de
toutes les ressources de la France pour la trahir.
Le monument le plus regrettable du ministère de ce
cardinal fut le traité infâme par lequel il vendit à
l'Angleterre les intérêts de l'Espagne et l'honneur de la
France. Ni l'usurpation de Cromwell ni la révolution
de i688 n'avaient encore inspiré au cabinet de Saint-
James assez de témérité pour braver le pouvoir qui
s'était hautement- déclaré pour la cause de ses rois et
donnait une généreuse hospitalité à son dernier repré-
sentant. Mais les concessions déjà obtenues de la pusil-
lanimité de Mazarin lui avaient ouvert une voie à la
réduction et quand il devina les raisons de la mésintel-
ligence des cours de Franco et d'Espagne, il put se flal-
ter d'en faire son profit. La vénalité cynique de Dubois
servit le ministère anglais bien au delà de ses espéran-
ces. Il excita, il seconda toutes les hostilités qu'il con-
vint à l'Angleterre de diriger contre la puissance mari-
time qui, alliée de la France, portait, après elle, le plus
d'ombrage à l'Anglais.
Il ne fallut pas beaucoup d'efforts à l'esprit à la fois
subtil et positif de Dubois pour montrer au régent dans
ce nouvel allié même la chance la plus propre à ncutra-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
liser la dangereuse concurrence de Philippe V. Ce
point convenu, il induisit le prince aux négociations les
plus compromettantes, l'engagea dans les combinaisons
les plus opposées à la politique de la France, lui fit
répudier la cause des Stuarts et abandonner toute parti-
cipation .à l'empire de la mer. L'habileté du cardinal
Albéroni fut vaincue par le savoir-faire du cardinal Du-
bois, et ses vastes projets pour l'anranchissement des
rois du continent échouèrent devant une misérable in-
trigue qui n'avait pas même pour objet de les traver-
ser
Mais l'Angleterre avait la main dans les affaires de
France et le pied sur celles d'Espagne. Le ministre et
la maîtresse du régent affichaient effrontément leur dé-
loyal concours et se glorinaient, sans pudeur, de l'ar-
gent dont on avait payé leur félonie. Cette issue, osten-
siblement ouverte à la vénalité, ne tarda pas à s'élargir,
au point do livrer tout le conseil aux corruptions britan-
niques. Ji y eut concurrence à qui trafiquerait des se-
crets et des intérêts de l'État. Ni l'autorité ni la justicene s'en préoccupaient, et peut-être l'avarice trouvait-
elle quelque avantage pour la cassette du prince aux ga-
ges perçus de l'étranger par ses serviteurs. Aussi vit-on,
sans indignation, la pension payée au cardinal Dubois
se transmettre, à sa mort, à M" de Prie, comme s'il
se fût agi d'une réversibilité légale.
1. Les jugements historiques sur Albéroni ont tous le caractère t)e
légèreté et d'injustice des écrits de cette époque. Les plans de ce véri-
table homme d'État, quoi qu'on ait dit de sa personne et de ses intrigues,
méritaient un examen plus sérieux, car ils auraient consolidé les trônes.
ébranlés, assuré le précieux et paciSque arbitrage du~ Saint-Siège et
affranchi l'Europe du complot permanent du cabinet anglais contre son
repos. Service le plus grand dont l'humanité entière eût été redevable
à la politique.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
Telle fut l'origine de l'influence, quelquefois secrète
et souvent patente, que l'Angleterre n'a plus cessé
d'exercer en France. L'or britannique s'est ouvert tous
les cabinets; et la corruption n'eut bientôt d'autre diffi-
culté que le choix de ses agents. Sa puissance s'est
étendue, sous le règne de Louis XV, en recrutant ses
affidés dans tous les rangs, et, sûre d'être avertie de
toutes les entreprises proposées pour la prospérité du
commerce français, elle se tint partout en mesure de
les faire échouer. Cette immixtion dans les secrets de la
diplomatie, comme dans les délibérations des conseils,
ne discontinua pas même lorsque les deux nations se
firent ouvertement la guerre. Elle seule peut donner
la solution du traité humiliant de i762, et de celui plus
incompréhensible encore de 1783, en vertu duquel
toutes les victoires navales qui l'avaient précédé sont
restées stériles pour la France.
On sait quelle part la Grande-Bretagne a prise à
la Révolution de 1789 et dans quelles vues elle s'est
unie à ceux qui la combattaient, lorsqu'elle en eut
perdu la direction. En tendant une main secourable
aux procrits de tous les partis, elle s'est toujours pro-
posé de ressaisir, par eux, le droit de se mêler de
nos affaires et de les subordonner à l'intérêt anglais.
Sous Napoléon même, il s'est trouvé un ministre assez
opiniâtre ou assez intéressé à cette alliance pour ob-
séder l'empereur de ses sollicitations. Et quant aux
années fugitives de la Restauration, il faudrait fermer
les yeux à l'évidence pour ne pas voir que le cabi-
net anglais s'est appliqué à lui susciter des embar-
ras dès le jour de son avènement, a contrarier tous
ses efforts pour s'affranchir de, son funeste patro-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
nage et prêter le secours de ses sympathies et de
ses applaudissements à ceux qui l'ont renversée.
C'est donc au gouvernement de la régence qu'on est
eri droit d'attribuer la déconsidération du nom français
et le premier pas de la monarchie vers sa décadence.
Les succès de nos flottes dans l'Inde et en Amérique
et les conquêtes de la Révolution n'ont fait que l'accé..
lérer car les vertus de Louis XVI sont devenues, parla propagande dont l'Angleterre fut le point de départ,
les premiers instruments de sa perte; et le cabinet de
Londres ne s'est avisé de s'allier à la cause défendue
par les armées européennes, qu'après que la France
les eût humiliées et dispersées.
Le témoignage de tous les historiens, même les plus
indulgents, s'accorde pour flétrir, sinon la personne et
les intentions du régent, du moins les dépravations
de tout genre qui signalèrent son règne. Si d'une
part la conduite des affaires sérieuses était abandon-
née à l'insouciance des plus incapables ou à la véna-
lité des plus cupides, d'autre part on faisait partout
assaut de frivolité cynique ou de débauche enrénce.
Outrager les mœurs et la religion était le passe-temps
de la jeunesse à la mode. On ne reculait devant au-
cun excès ni devant aucune bassesse; on ne s'offen-
sait d'aucune injure, et l'on riait même des satires les
plus sanglantes, pourvu qu'elles fussent obscènes. Les
festins n'avaient pas de joie sans ivresse, le libertinage
pas d'attrait sans scandale. Toute pudeur était tenue
pour hypocrisie et toute bonne foi pour duperie; une
chose ennn ajoute un trait inattendu à cette énuméra-
i. Le choix de FUc d'Etbe, la nomination de Fouché, l'opposition aux
expéditions d'Espagne et d'Alger, etc. ·
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
tion d'extravagantes immoralités, c'est de lire à la suite
de ce tableau, que l'on devrait croire inspiré par une
indignation sincère, un éloge à peine restrictif de la
régence et du régent'.
Dubois était digne do figurer en tête de ce pandé-
monium. Prêtre athée, mari faussaire, concussionnaire
effronté, ministre vendu aux ennemis de la France, son
intimité avec l'élève qu'il avait imbu de ses principes
autorisait contre ce dernier tous les soupçons et toutes
les imputations odieuses, qu'il dédaignait d'ailleurs de
repousser comme des calomnies. L'opinion publique
avait déjà jugé le précepteur avant qu'il entrât dans le
maniement des affaires publiques. Il était signalé comme
l'âme des orgies du Palais-Royal et le pourvoyeur
des harems du prince. Que n'était-on pas en droit de
penser de celui-ci, lorqu'on le voyait narguer le mépris
dont ce vil complaisant était poursuivi, en l'avouant
pour son favori et son plus intime conseiller? en le char-
geant simultanément des négociations les plus graves et
des fonctions les plus viles? et, comme s'il eût trouvé
quelque jouissance à profaner ce qui était l'objet
du respect universel, en l'improvisant archevêque et
cardinal, lorsqu'on lui contestait la qualité de prêtre et
la foi du chrétien? Comment qualifier le patron d'un
tel intrus, lorsque lui-même se laissait accuser sans
émotion d'inceste et d'empoisonnement; se plaisait à
mettre le sacrilége à la mode et la prostitution en hon-
neur, et croyait réhabiliter l'ignominie elle-même, en
donnant le nom de yoK~s à ses compagnons de débau-
ches ?
i. M. Lacretelle jeune va beaucoup plus loin, dans cette critique et
cette apologie, que MM. Lemontey, Capefigue et Saint-Simon.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Certes, les amis du nouveau cardinal lui ont fait
trop d'honneur en le comparant à Mazarin. Si celui-ci
fut cupide et rusé, il ne fut du moins ni le stipendié de
l'étranger ni le corrupteur de son auguste élevé. Si la
confusion des esprits et le désordre des finances servi-
rent l'ambition de. tous les deux, ils ne furent l'ouvrage
et la spéculation que du dernier, dont la détestable ré-
putation attirait vers lui toutes les natures corrompues
et tous les germes impurs. Il ne vit dans le système de
Law qu'une ehance de gain pour le régent, et pour lui
des millions plein un chapeau de cardinal; mais il ne
fit que rire de ce qui fut une cause de ruine pour les
citoyens simples et crédules. Le déplacement de tous
les patrimoines, le triomphe de l'agiotage sur l'épargne
et la libération des dettes de l'État par une banqueroute
paraîtront toujours de l'habileté aux fripons de tous les
rangs et de toute les époques.
L'invention du banquier écossais était faite d'ail-
leurs pour séduire l'imagination du régent il lui fallait
de l'or, et les souffrances du royaume, obéré par les der-
nières guerres, ne lui permettaient d'en trouver que
par une sage économie et une patience incompatibles
avec ses goùt:s de dissipation. Il répugnait aux lenteurs
d'une administration régulière et aux formes inflexibles
que Louis XIV avait introduites dans la comptabilité;
car si ce sont les seuls moyens certains de réparation,
ils profitent à ceux-là seuls qui peuvent attendre. Or le
duc d'Orléans était pressé de jouir. Que lui importait
l'avenir, en effet? il lui fallait des ressources actuelles,
et tous ses calculs n'aboutissaient qu'à le convaincre des
impossibilités du présent. Augmenter les impôts? il n'y
fallait pas songer. Le pays épuisé sùfnsait à peine à ses
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
charges, et il n'eut pas été sans danger d'en exiger da-
vantage. Altérer les monnaies? c'était une mesure usée,
mesquine et décriée. Aliéner des domaines royaux?
c'eût été les déprécier. Rétablir les chambres ardentes?
ce n'eût été qu'un marché de plus ouvert à la corrup-
tion. Pour courir ces aventures avec fruit, il faut l'in-
flexibilité, mais aussi la probité d'un juge en turban. Il
n'y avait donc d'immédiat que le hasard du jeu, et de
séduisant que l'appât de ses chances.
La difficulté consistait à trouver une combinaison
toute favorable à l'inventeur et des joueurs assez con-
fiants pour être dupes. Law y pourvut avec un bonheur
inouï, par la création de billets de banque hypothéqués
sur un territoire immense, inépuisable, idéal, mais
d'autant plus réel aux yeux fascinés de la foule cupide
que le gouvernement, se faisant'le croupier de la lote-
rie, semblait répondre de la valeur des lots. Il y avait
donc quelque fondement à la confiance des spéculateurs
et quelque excuse à leurs illusions. Les calculs de Law
n'étaient d'ailleurs pas chimériques, dans une certaine
limite, et, dans tous les cas, ils avaient le mérite de
l'invention et le prestige de l'inconnu. Ils n'étaient pas,
comme les assignats, fondés sur le produit odieux des
connscations; enfin ses billets n'avaient pas de cours
forcé, et si on se les disputait, c'était volontairement.
Cependant la déception fut prompte et la déconfiture
générale la postérité aurait donc dû se tenir pour
avertie, si l'histoire n'était pas un livre fermé pour tous
ceux qu'attire la soif du gain. Si, en 1790, la nation a
été inondée d'un papier-monnaie au moyen duquel la
Révolution absorba tout le numéraire et mit en circula-
tion tout le territoire de la .France, elle avait aussi un
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
gage matériel dans les biens du clergé et de lanoblesse;
mais on eut beau élargir ce gage par de nouvelles pro-
scriptions, le tripler, le décupler même, il ne fut jamaisen proportion avec les émissions d'assignats. On les
multiplia au point que l'Europe entière n'eût pas suffi à
les solder, s'il avait fallu en venir à l'escompte. Ils ser-
virent à beaucoup de liquidations frauduleuses, d'ac-
quêts dont le prix n'était que nominal et de spéculations
honteuses néanmoins ils finirent par s'annihiler aux
mains de leurs derniers détenteurs, et la fortune publi-
que n'en fut pas affectée.
Les billets de Law n'étaient pas imposés comme
ceux de la Révolution; mais ils eurent plus de prestige.
L'agiotage, àson début, trouva des sectateurs fanatiques.
On's'arrachait les carrés de papier qui simulaient, en
chiffres, des sommes fabuleuses, avec le délire de l'avare
qui palpe des rouleaux d'or la contagion déborda sur
toutes les classes. On monnaya les forêts et les châteaux
pour profiter de la hausse d'eifets mystérieux qui, du
soir au matin, quintuplaient, centuplaient de valeur.
La crédulité fut exploitée avec une telle audace qu'il
fut défendu, par un édit royal, de conserver chez soi
de l'argenterie, dés bijoux ou des métaux, sans que
l'opinion publique s'émût d'une si od'.euse vexation ou
cherchât à l'éluder. Puis, quand les trésors fantastiques
du Mississipi se furent évanouis et qu'il n'y eut plus rien
dans les coffres de l'État, rien dans la hpurse des con-
tribuables, lo gouvernement se trouva, comme par en-
chantement, débarrassé de ses créanciers et libéré de
ses charges. La France n'en éprouva aucun soulage-
ment, mais de grandes fortunes s'étaient improvisées
durant l'orgie d'autres, en plus grand nombre, s'étaient
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
écroulées. Quelques joueurs réalisèrent à propos leur
enjeu, mais les autres furent dupes des compères qui,
comme ceux de nos jours, voyaient le dessous des car-
tes ou négociaient pour le compte d'autrui.
Les survivants de ce désastre public le célébrèrent
comme une victoire. Ils redoublèrent de débordements
et d'impudence; on leur vendit les donjons, les blasons
et jusqu'aux noms des familles déchues; et, comme de
nos jours encore, les noms les plus obscurs ou les plus
diffamés se parèrent de titres féodaux et de particules
retentissantes. Plus d'un honorable gentilhomme se
crut habile de prendre pour gendre le laquais devenu
propriétaire de son château, ou de briguer l'honneur de
devenir le sien. Les filles des parvenus les plus pro-
blématiques et des voleurs publics les plus affichés n'ont
jamais manqué de fils de ministres et de hauts et puis-
sants seigneurs empressés de les faire marquises ou
duchesses.
Dans cette saturnale, essai précurseur de la Ré-
volution, dont elle n'est séparée que par un seul règne,
la licence passa les bornes de la pudeur. Le culte des
ancêtres fut profané et l'antique honneur français con-
spué. La grossièreté remplaça la politesse du vieux
langage; le cynisme insulta la modestie et le mauvais
ton triompha de la prude urbanité. Les écrivains eux-
mêmes reçurent leurs inspirations de cette génération
malapprise, et peu s'en faUutqu'eIlen'étouNat, dans son
germe, le génie du xvm" siècle; car on ne lisait que
des libelles obscènes, et l'on n'applaudissait que des
drames de mauvais goût, dans les palais transformés en
marchés publics et dans les salons érigés en théâtres do
mauvaises mœurs.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Voilà sous quels auspices croissait l'enfant appelé à
faire revivre le nom de Louis, et tel fut tout le règne
de celui auquel le parlement déféra la tutelle du prince
et la régence du royaume. Libre au duc de Saint-Simon
de prêter à son héros les intentions les plus droites et
le cœur le plus généreux; mais il est difficile de sé-
parer le nom du duc d'Orléans de celui de l'abbé Dubois,
et d'admettre qu'il soit pur de la honte de sa politique,
des jongleries du système et de l'immoralité de son ad-
ministration de croire, enfin, que ce fut innocemment
qu'il prit tant de peine pour inspirer à son royal pupille
le dégoût des affaires et l'habitude des voluptés tran-
quilles.
«Les orgies de cet Interrègne, dit un historien plus
disposé que nous à rendre témoignage aux grandes
qualités du régent, ont débordé sur l'Europe et peut-
être détrôné plus de rois que les idées philosophiques »
Ce qu'il y a de trop authentique, c'est qu'elles portè-
rent le duc d'Orléans aux actes les plus contraires à la
politique de Louis XIV et à sa propre gloire. Sa con-
fiance dans un indigne favori ne fut pas seulement un
acte de faiblesse, mais un crime prémédité, une cala-
mité pour la France et une honte pour son rëgne; car
s'il avait besoin d'un ami de plaisir et d'un pourvoyeur
de ses débauches, il n'avait aucune raison de le mettre
à la tête du gouvernement. Le choix même d'un tel
négociateuf est une révélation de sa pensée coupable,
et toute accusation doit porter sur lui seul, puisque seul
il pouvait avoir intérêt à troubler l'Espagne. S'il fut as-
sez jaloux de son autorité pour appeler l'Angleterre à
i. CapeNgne
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
son aide contre le compétiteur qu'il redoutait; on doit
en induire qu'il méditait de la perpétuer. Mais y eût-il
été porté uniquement par sa légèreté naturelle et le va-
gue pressentiment des chances imprévues qui pouvaient
lui ouvrir un accès légitime au trône, il n'en serait pas
plus excusable d'avoir dégradé ce trône par ses traités,
ses dissolutions et sa banqueroute.
Il avait assez de pénétration pour s'effrayer de ce
que deviendrait, dans ses mains, une royauté dont il
avait énervé tous les ressorts, en relâchant tous les
liens de la fidélité, de la religion et de l'honneur. Cela
seul explique le découragement et le dégoût de la vie
auxquels il s'abandonna, après en avoir tant abusé.
Mais qu'on exalte tant qu'on voudra ses qualités per-
sonnelles, il ne restera jamais que trois souvenirs carac-
téristiques de la Régence les débauches du prince, les
déceptions du système et la vénalité du cardinal.
§ III. RÈGNE DE LOUIS XV.
Il est juste defaire peser la responsabilité de ce
règne, qui a préparé la chute de la monarchie et fomenté
tous les principes corrupteurs que la Révolution a dé-
veloppés, sur celui qui l'a pervertie dans son germe.
Le monarque, dont la longue et inutile vie rappelle la
molle oisiveté des sultans orientaux et la nullité des
rois fainéants, était né avec d'heureuses qualités et une
intélligence qui les aurait appliquées au bien public, si
le ciel eût permis qu'il fût élevé sous les yeux de son
père, formé à la vertu par son exemple et au gouverne-
ment par ses leçons. Mais le fils du duc de Bourgogne,
orphelin avant de se connaître, héritier d'une couronno
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
avant d'avoir la force de la porter, se trouva, à cinq ans,
livré à toutes les séductions de son rang et de son âge,
n'ayant pour guides qu'un précepteur plus enclin à s'en
faire aimer qu'à lui enseigner les devoirs de la royauté;
un gouverneur empressé de lui montrer, du balcon
de son palais, les flots dupeuple
ému à sa vue, comme
un troupeau faisant partie de son domaine et un ré-
gent dépositaire de son sceptre, dont tous les efforts
avaient pour objet de dépraver sa jeunesse ou de lui
rendre le travail fastidieux et l'exercice du pouvoir
sans attrait. °
Cependant la France avait foi dans l'enfant issu de
Louis le Grand, et lui prodiguait les témoignages de
l'enthousiame populaire. Ses grâces et son urbanité lui
attiraient tous les cœurs, et l'on ne voulut voir, dans son
penchant précoce pour les femmes, que le présage des
grandes qualités qui le firent excuser dans ses illustres
aïeux; si l'on pouvait soupçonner en lui un souvenir
de l'indolence de Charles VII, on se plaisait à lui attri-
buer des sentiments chevaleresques et à retrouver une
Agnès Sorel dans M"° de Chàteauroux.
Il ne fallait, en effet, que lui montrer le chemin de
la gloire pour qu'il y marchât avec courage. Il porta à
la guerre un calme et une résolution qui ne démen-
taient pas le sang dont il sortait, et dans les conseils un
tact et un discernement qui lui tenaient lieu d'applica-
tion. Il fut récompensé de ces indices favorables par
l'alarme universelle qui répondit à la nouvelle de sa
première maladie et qui le Ht s'écrier avec émotion
« Qu'ai-je donc fait pour être tant aimé? Il en était
digne, celui qui, se sentant défaillir, ordonnait à son
ministre d'écrire au maréchal de Noailles « qu'il se
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
souvînt que le prince de Condé avait gagné la bataille
de Rocroi cinq jours après la mort de Louis XIÏI » 1
Il était naturel, d'ailleurs, de reporter vers lui le
sentiment de bien-être et de liberté dont on jouissaitavec effusion sous une administration indulgente et
paternelle,dont la sage modération savait allier aux
nécessités de la guerre le calme 'et l'activité de la paix,
et dont les prodigalités étaient bénies comme des bien-
faits. On se faisait donc aisément illusion sur des désor-
dres que dérobait aux yeux des plus clairvoyants une
prospérité toujours croissante. Jamais nation peut-être
n'atteignit au degré de liberté, d'aisance et d'influence
morale que la France avait atteint au milieu du
xvm" siècle.
La sage économie du cardinal de Fleury avait ramené
quelque ordre dans les finances, et les esprits n'étaient
plus agités par f émission des édits bursaux laborieuse-
ment imposés à l'enregistrement; une guerre conduite
avec nonchalance, mais illustrée par un général digne
de succéder aux Berwick et aux Villars, avait relevé la
gloire du drapeau et rétabli l'opinion du pouvoir de la
France et de la modération de son gouvernement; une
émulation nouvelle imprimée à toutes les classes don-
nait un essor inconnu aux arts, au commerce et à la
civilisation les spéculations lointaines, protégées sans
charlatanisme et presque toutes lucratives parce qu'elles
étaient sagement conduites, s'essayaient à donner au
luxe et à ses jouissances un développement qui attei-
gnait aux derniers rangs les progrès de la navigation
et les produits coloniaux rendaient la richesse accessible
au courage des plus vulgaires intelligences on en était
à ce point précis et unique, marqué pour le triomphe
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
pratique de toute science expérimentale, où les capitaux
multipliés par le négoce ne se compromettent pas encore
par l'abus du crédit, et ne servent qu'à des opérations
lucides et raisonnées les Antilles répandaient sur la
métropole les flots de leur fécondité inappréciable, et
les familles nobles, jalouses de cette concurrence, mobi-
lisaient leurs patrimoines pour la soutenir. Elles don-
naient l'exemple des dissipations, et bientôt toute la
bourgeoisie, entraînée par cette émulation de luxe et
de plaisir, s'y livra avec une insouciance pleine de foi
dans le présent et de confiance dans l'avenir.
Il le faut confesser, quel que soit le danger de cette
imprévoyance, nulle époque et nul peuple n'a vu réunis
tant d'éléments de bonheur et tant de gages de sécurité.
Nùl soin de la chose publique mais une indépendance
universelle dans la vie sociale et un esprit d'égalité sans
morgue et sans aigreur, que les mœurs, les talents et
l'amour du plaisir établissent bien plus efficacement que
les lois pédantesques'de la démocratie. Un dédain sans
excuse do toute prudence et de toute dignité mais une
frivolité si ingénieuse et une valeur si pleine de grâce
et de générosité, que les plus austères ne savaient pas
résister à leurs séductions.
Les échecs d'une campagne mal conçue et mal diri-
gée ne produisaient d'autre sensation que d'inspirer
quelques vaudevilles sur les maréchaux de Broglie, de
Belle-Isle et de Soubise. Au milieu des controverses
théologiquos qui naguère encore bouleversaient toutes
les têtes, on riait du sérieux des combattants, et l'on
applaudissait à celui qui apportait dans la lutte plus
d'adresse que de raison. Chacun réservait toute son
estime pour le prodigue le plus dissolu, et toute sa
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
préoccupation pour les plaisirs qu'on ne po.uvait attein-
dre. C'était un spectacle enivrant et une contagion
pleine d'attrait, que ce mélange de tous les rangs, unis
parle même lien de galanteries vaniteuses, de préten-
tions inoffensives et de voluptueux loisirs. Toute une
générationà la fois moqueuse, aventureuse et ennuyée,
semblait s'affaisser sous la lassitude d'un bien-être dû
aux travaux et à la gloire d'un autre âge. Pareille au
jeune héritier, prématurément blasé parce qu'il n'a pas
eu le temps de désirer, et que sollicite un feu secret
sans cesse comprimé par des jouissances anticipées,
elle ne sait que faire d'une énergie sans aiguillon, et,
s'épuisant en aspirations sans ôbjet, use sa vie et sa
richesse en vagues projets toujours avortés.
C'est cette inquiétude sans but et ce besoin alter-
natif d'oisiveté et d'agitation qui ont confondu les rangs
et amené, bienavant 1789, la promiscuité dès classes
les plus distinctes par leurs habitudes, leurs mceurs et
leurs besoins. Les uns aspirant à s'élever et autorisés
par l'exemple des grands hommes sortis de l'obscurité
sous le règne de Louis XIV, les autres cherchant le
plaisir aussi bas qu'il fallùt descendre, il n'y eut bientôt,
entre les conditions, pas plus de distance que d'un sexe
à l'autre. On eût dit les espèces les plus disparates ras-
semblées dans l'arche avant le déluge et se préparant,
par des accouplements passagers, à régénérer les réglons
inconnues qu'elles allaient repeupler.
C'est au moment qui précède les grandes tempêtes
que les éléments semblent se recueillir, comme pour
se préparer à la mort. Le vent retient son haleine, l'air
est tiède et pur, la vague transparente et morne. Le
passager, qui ne s'était pas embarqué sans quelque
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
trouble, frappe d'un pied dédaigneux le pont qui le
sépare de l'abîme et rit le premier de ses terreurs
secrètes.
Il était excusable peut-être de s'abandonner molle-
ment au souffle du zéphyr lorsque le navire de l'État
voguait à pleines voiles sur une mer tranquille et sans
écueils. Tous les présages étaient favorables, et si quel-
que nuage, surgissait à l'horizon, les flots n'en étaient
pas émus. Le pilote, assis en face du bassin de Neptune,
avait plus de pouvoir que le dieu lui-même pour con-
jurer les tempêtes. A l'exemple du prince, tous ses
sujets, naviguant entre des rives fleuries, sous un ciel
riant et serein, écoutaient sans effroi le bruit harmo-
nieux d'un tonnerre lointain se mêlant, sans les trou-
bler aux concerts des nymphes de Versailles. Ces
commotions légères étaient pourtant les avant-coureurs
d'un bouleversement prochain et d'un naufrage épou-
vantable.
Tout le règne de Louis XV se passa à s'étourdir sur
l'imminence du danger; non qu'on se fit illusion sur sa
réalité, mais parce qu'il eût fallu, pour le prévenir,
renoncer aux profusions et aux voluptés dont chacun
prenait sa part ou tirait son profit. Deux ministères se
partagèrent ce long règne, les autres n'étant qu'épiso-
diques. Ce sont ceux du cardinal de Fleury et du duc
de Choiseul. Les femmes en ont rempli les-entr'actes,
et le second fut même celui de M"" de Pompadour
autant que celui du comte de Stainville. C'est aussi
M* Dubarry qui lui succéda; d'Aiguillon et Mau-
peon ne changèrent rien dans l'ordre de succession
des maîtresses prises alternativement dans les plus
nobles familles et dans les plus basses conditions.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
A la majorité du roi, le duc d'Orléans changea son
titre de régent pour celui de premier ministre, ne
croyant pas déroger en succédant à l'abbé Dubois. Le
plan qu'on s'était tracé, de rendre le travail et les
affaires fastidieux au jeune monarque, afin d'en garder
la direction exclusive, fut suivi avec persévérance, et
lorsque la mort prématurée du neveu de Louis XIV fit
passer le ministère aux mains du duc de Bourbon, on
s'y conforma fidèlement.
Le premier soin du nouveau tuteur de Louis XV
fut la rupture de son mariage projeté avec l'infante
d'Espagne. Le régent avait eu deux raisons puissantes
pour s'y prêter la première, de se réconcilier avec
Philippe V, dont le vœu pour cette union de famille lui
éLait connu; la seconde, de gagner du temps et de pré-
venir toute combinaison qui pût lui devenir hostile, en
choisissant une fiancée de six ans qu'il ferait élever
sous ses yeux. Mais M"" de Prie ne voulait pas d'un
entourage alarmant pour son crédit; elle en décida
autrement. Il fut aisé de persuader au roi comme au
duc de Bourbon qu'une si jeune princesse ne convenait
pas à la juste impatience qu'on lui supposait d'avoir une
épouse assez formée pour répondre au vœu de la France
en donnant, sans retard, des héritiers à la couronne. La
parente fut donc outrageusement renvoyée à son père,
pour faire place à la. Elle d'un roi électif banni de son
royaume, dont on ferait la fortune et qui se laisserait
diriger, faute d'appui autant que par reconnaissance.
Encouragé par ce succès, on songea à se débarrasser
de l'évêque de Fréjus, dont la présence auprès du roi
faisait obstacle aux projets de ceux qui aspiraient à sa
confiance exclusive. Mais c'est où l'intrigue échoua. Le
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
règne des courtisanes avait encore besoin de quelque
prudence. On n'avait calculé ni sur la sagacité du prélat
nr sur l'aifection de son élève, et le résultat de cette
étourderie fut une disgrâce immédiate.
Ce coup d'État, habilement préparé etfrappé avec vi-
gueur, commença le ministère réparateur du cardinal de
Fleury. Lejeuneroi s'arrangea d'une fiancée nubile/mais
ceux qui avaient spéculé sur cette combinaison furent
disgraciés. On a trop loué la sobre administration de ce
vieillard, en la comparant à celle de Sully ou de Colbert.
L'ordre qu'il sut rétablir dans les finances fut souvent
le produit d'économies obtenues aux dépens des amé-
liorations les plus essentielles et de la dignité natio-
nale. Il y a des dépenses plus productives que l'épargne
et des intérêts tellement impérieux, qu'un homme d'Ë-
tat n'hésite pas à s'obérer pour les sauvegarder. Le car-
dinal, entrainé à la guerre malgré lui, la fit sans éner-
gie, et la finit sans profit et sans gloire. Il maintint par
timidité la politique du cardinal Dubois, et quoiqu'il
n'eût aucun des vices de ce ministre déloyal, il subit et
confirma tous les empiétements de l'Angleterre. Au lieu
d'éclairer de son expérience etd'exciter, au besoin, l'am-
bition naturelle d'un jeune prince, il contribua, par
égoïsme de vieillard, à l'entretenir dans son indolence,
attenta ce qu'il ne lui parvînt du dehors aucune alarme,
ni du dedans aucun murmure et lorsque ses précautions
ne suffisaient pas, une prompte répression étouffait les
plaintes indiscrètes.
Toutefois sa modération et son désintéressement le-
séparent honorablement de ses devanciers et de ses suc-
cesseurs. S'il n'eut pas le génie de Richelieu, au moins
n'eut-il de la dextérité de Mazarin que ce qui peut se
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
concilier avec une exacte probité. Il y eut de l'opportu-
nité dans toute sa conduite. Les saturnales delà Régence
avaient prédisposé les esprits au mépris de toute ré-
forme trop austère ou de toute politique trop élevée; et
le caractère du jeune roi, dont le plus odieux calcul avait
fait un enfant gâté, eût peut-ètre été d'autant plus re-
belle aux sages conseils, qu'il était plus accessible à tou-
tes sortes de séductions.
Échappé de ses mains caduques, le sceptre tomba en
quenouille, pour ne plus s'en relever. Encore toutes ces
filles galantes, formées à l'école des mœurs de Versailles,
ne doivent-elles pas être confondues avec l'impure pro-
stituée qui les remplaça pendant vingt années elle a
versé sur la France tous les fléaux qu'une ignorance
grossière, unie à la dépravation la plus effrontée, puisse
enfanter pour la honte d'un règne assez corrompu pour
les tolérer. Des sœurs de la maison de Nesle, l'une, plu-
tôt séduite qu'ambitieuse, expia avec la touchante rési-
gnation de La Vallière son amour pour un ingrat; et
l'autre eut le noble courage, que n'eut aucun des con-
seillers de Louis XV, de réveiller dans son cœur l'a-
mour de la gloire et de lui rappeler ses devoirs de roi.
M"" de Pompadour est le mauvais génie de ce
long règne. C'est elle qui décida la guerre de Sept Ans,
entreprise contre les alliés les plus naturels de la France
et au mépris de ses plus chers intérêts où le seul gé-
néral qui se distingua était un étranger où le nom
i. Maurice de Saxe fait exception. H avait du sang français dans les
veines. Mais~leplus souvent, quand on voitlesétrangers envahir les com-
mimdements et les hautes fonctions dans un État, c'est que sa nationa-
lité s'efface et qu'il n'y a plus de patrie. Les sophistes des révolutions
ont cela de commun avec les courtisanes, que leurs affections sont tou-
jours en dehors de la règle naturelle. Les concitoyens de MM. Guizot
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de Soubise est resté affiché aux champs de Rosbach,
comme ceux de Clermont et de Contades rappellent la
journée de Creveit, et celui do Richelieu les exactions
du Hanovre. Ces tristes campagnes pourraient s'effacer
de nos annales sans y laisser de vide, car elles n'avaient
pas même un but qui puisse en honorer les revers. Le
grand homme que la France allait détrôner au profit de
leur commun ennemi trouva parmi les alliés de celui-
ci des adversaires mieux avisés que nous grâce à laper-
sévérance et à l'inspiration du génie, plutôt qu'avec
l'aide des Anglais, il nous épargna le regret d'avoir con-
couru à sa perte pour servir la rancune d'une courtisane.
Singulière rivale, en effet, de Frédéric le Grand 1
Ce politique consommé, qui avait commenté Ma-
chiavel dans sa jeunesse garda aussi peu de rancune
aux cours d'Autriche et de Russie qu'à celle de France,
et l'on apprit bientôt quel était le gage de ce rapproche-
ment. La Prusse eut sa part du démembrement de la
Pologne. Le gouvernement français, lui, resta l'arme au
bras devant cette confiscation d'un peuple qui avait
choisi naguère son roi dans la maison de France, et qui
en sollicitait un autre dans le temps même où l'on
menaçait sa nationalité; les ministres de Louis XV
achevèrent de se déconsidérer; et, source plus féconde
encore de tristes résultats, la couronne abdiqua sa qua-
lité avouée d'arbitre entre les princes de l'Europe et de
protectrice du droit des gens.
Mais que pouvait-on attendre d'une administration
et de Broglie ne sont pas en France, mais dans les sociétés secrètes, où
les Libri et les Rossi ont 6tR leur domicile.
1. Z~KK-Afae/it'aM)~. La Haye, 1741.
3. Le prince de Conti.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
à quil'on avait osé demander
l'expulsiondu dernier des
Stuarts, celui-là même dont l'héroïsme venait de tenir
en échec, à l'aide de quelques Écossais encouragés par
la France, toutes les forces de l'Angleterre? Des minis-
tres oublieux à ce point de la politique de Louis XIV
et de la dignité de la couronne n'étaient en effet que
les successeurs de l'abbé Dubois.
Parmi eux, cependant, trois obtinrent les honneurs
d'une disgrâce, pour avoir osé conserver quelque senti-
ment patriotique Machault et d'Argenson résistèrent
aux dilapidations qui menaçaient d'engloutir la fortune
publique Bernis rendit sonportefeuille pour n'avoir pas
approuvé le traité de 1756, négocié par l'ambassadeur
à Vienne
Il fut remplacé par celui même qui avait signé ce
traité. Le comte de Stainville prit, en entrant au conseil,
le titre de duc de Choiseul, et c'est sous ce nom, qui eut
un moment de célébrité. que la politique du cabinet de
Versailles a mis le comble à son abaissement. Jamais
réputation de capacité ne fut plus mal justifiée. Parle
traité de 1717, lepacte de famille avait été brisé et l'Espa-
gne sacrifiée à l'Angleterre, par la France même, dont
l'intérêt et l'honneur lui garantissaient l'alliance. Le
traité de 1756 fut plus gratuit et moins justifiable, si-
non aussi honteux. Par lui, les plus anciens et les plus
sûrs amis de la France furent laissés à la merci de
1. Justice est due à ce cardinal dont la carrière passe pour avoir été
frivole et le caractère trop flexible. Il s'opposa énergiquetuent aux défé-rences de M" de Pompadour pour les desseins de Marie-Thérèse, dont
les séductions avaient ilatté l'orgueil de la favorite. En général, ce
diplomate porta aux affaires une grande rectitude d'appréciation, et
s'il en dévia, ce fut toujours contre son avis et par soumission à l'au-
torité dont il s'était fait l'agent eti'instrumfnt trop souple.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE`
l'empereur d'Allemagne et le système d'alliances et de
patronages, si laborieusement fondé par le génie
~e Henri !V, de Richelieu et de Louis XIV, fut aban-
donné sans retour.
Toutes les puissances secondaires attachées à la
France par un échange d'idées et de bons offices, que
l'identité de mœurs et la culture des belles-lettres
rendaient tous les jours plus intimes, s'alarmèrent, a
bon droit, de la déviation d'une politique consacrée par
deux siècles de succès. Elles ne virent pas sans effroi
le cabinet de Vienne, qui depuis longtemps pesait sur
les principautés germaniques, s'assurer de la neutralité
du seul monarque intéressé au maintien de leur in-
dépendance, et de qui l'arbitrage pouvait, au besoin,
la garantir. Les souverains du Nord s'en plaignirent;
lorsque le traité de 1738 vint confirmer, en l'aggra-
vant, 'celui de 1756, la Suède fit parvenir à Louis XV
des remontrances qui ne firent aucune impression sur
le conseil.
On doit classer cet événement parmi les causes qui
ont le plus discrédité la diplomatie et la cour de Versail-
les. Tant que le gouvernement conservait au dehors sa
dignité et sa prépondérance, on pouvait croire qu'il se
relèverait des infirmités de son administration inté-
rieure mais quand on cessa de compter'avec lui et de
compter sur lui, chacun chercha ailleurs un appui plus
solide. Ceux qui l'avaient imploré dans leur faiblesse se
désintéressèrent de son alliance trompeuse; ceux au
contraire qui avaient réussi à le détourner de son
droit chemin s'enhardirent à l'attaquer dans son délais-
sement. Aussi vit-on, en 1792, l'Autriche prendre pos-
session de nos places fortes, au mépris de son union
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
de famille avec Louis XVI et de ses engagements en-
vers les autres puissances coalisées.
Ainsi la couronne de France abdiqua spontanément
sa plus noble prérogative, celle de garantir la liberté des
autres nations. Beaucoup de ces États secondaires ont
disparu dans la grande lutte de l'Europe contre la Ré-
volution. Ils étaient autant d'asiles tutélaires pour les
talents, pour les industries, pour les ambitions modérées.
Ils contribuaient à maintenir les grandes puissances
dans la sécurité, car, trop faibles pour leur résister iso-
lément, ils étaient assez forts pour faire pencher la ba-
lance vers celle qui les aurait eus pour auxiliaires. Au-
jourd'hui tout se voit entraîné dans le conflit des grands
potentats qui se disputent l'empire du monde plus de
corps intermédiaires pour amortir la violence des coups
qu'ils se portent; plus de petits théâtres ouverts aux ca-
pacités inquiètes Il n'y a plus de chances de fortune
que dans les bouleversements et les révolutions.
Au duc de Choiseul seul on doit imputer la destruc-
tion de ces gouvernements, si florissants par leur parti-
cipation aux avantages des grands États, sans en avoir
les charges; jouissant d'une si complète sécurité, en
raison même de leur faiblesse si riches de l'affection
de leurs sujets et de l'affluence des étrangers, et qui for-
maient à la France une ceinture moins provocante, mais
plus sûre que ses forteresses. C'est lui qui les a détachés
du centre vers lequel ils gravitaient natur ellement il
les a livrés aux convoitises de leurs voisins. C'est à
son système d'égoïsme et d'isolement que la France
a dû les désaffections qui, au jour de ses dangers, ont
éloigné d'elle jusqu'aux Bourbons d'Espagne et de
Naples.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Le ministre qui a porté un si grand dommage à son
pays, l'a fait aux applaudissements de ses contempo-
rains, car il a laissé la réputation d'un homme d'État,
et sa disgrâce tardive a été déplorée comme une cala-
mité. Il passa pour habile parce qu'il traitait les affaires
avec légèreté, et pour hardi parce qu'il était l'ami de
tous les novateurs. Flatteur des écrivains et des philo-
sophes, c'est à eux qu'il dut le renom d'un grand
ministre et d'un esprit fort. Mais quels sont ses titres à
la reconnaissance du pays et à l'admiration de la posté-
rité ? La compensation des sacrifices en argent et en
soldats que son inféodation à l'Autriche imposa à la
France, eût été de tirer parti de la lutte engagée contre
l'Angleterre mais ne sont-ce pas les traités de 1761 et
1763 qui lui ont livré le Canada, la Louisiane, Terre-
Neuve, le cap Breton, Louisbourg et tous les établis-
sements français dans l'Inde? °
Il ne favorisa d'ailleurs que des entreprises mesqui-
nes et mal conçues, comme la fondation d'une seconde
Genève, la colonisation de la Guyane, l'invasion du
comtat d'Avignon ou l'annexion de la Corse. Il ne
trouva que des expédients pour dissimuler, mais non
pour diminuer les embarras du Trésor; et les contrô-
leurs généraux de son choix n'ont laissé d'autres traces
de leur passage que les~OM~-MCM/$ qui ont consacré
.leurs noms Il ne tenta rien contre les sangsues pu-
bliques qui engloutissaient le plus clair des revenus de
l'État, ni contre l'avidité des courtisanes qui puisaient
à pleines mains dans les coffres du roi; il s'associa, au
contraire, lui et tous les siens, aux dilapidations et aux
1. Ce sont MM. de Séchelles et de Laverdy. Plus heureux, MM. de
Moras et de Boulogne passèrent inaperçus.
DÉCADENCE DE LA MONARCHIEr
moeurs dissolues de son temps, et son ministère est
inséparable du règne de M~° de Pompadour, qui com-
mence et nnit avec le sien.
Et cependant les poëtes à la mode et les philosophes,
les frondeurs des vieux abus et les professeurs 'de
morale se sont constitués les courtisans de ces deux
dispensateurs des largesses faites au nom du roi. Tout
ce que les encyclopédistes, et Voltaire lui-même, eurent°
le courage de distraire de leurs ûàtteries habituelles
aux rois étrangers, était réservé pour la marquise de
Pompadour et le ministre de son choix. Cette compli-
cité des écrivains ajouta aux dépravations que le blâme
public eût contenues dans certaines limites, un cynisme
inouï jusqu'alors. On pourrait citer des États i orissants
ruinés par les folles prodigalités d'un insensé, et de
grands princes amollis et déshonorés par leurs maî-
tresses mais à quelle autre époque trouve-t-onune
dynastie de prostituées se passant l'amant et le pouvoir
royal comme un héritage? Sous quel règne puisa-t-on
avec autant d'impunité, pour les fantaisies les plus
futiles, à toutes les sources du revenu public? Ventes
d'emplois, fermes d'impôts, trafic des moindres faveurs,
collusion dans toutes les affaires Cette cohue d'intri-
gues que personne ne dirigeait; ces ambitions de cou-
lisses que les femmes servaient sans les comprendre;
cette émulation de calculs misérables et de scandales
bruyants ces assauts de profusions sans plaisir et de
subornations sans amour, qui se livraient, tous les jours,des antichambres du palais au seuil des petites maisons,
et desvestibules
du théâtre au parloir des couvents,
avaient rapetissé la nation française et presque annihilé
sa diplomatie ce n'était plus ni au roi ni à ses ambassa-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
deurs que s'adressait l'impératrice pour régler les inté-
rêts de l'Autriche avec la France.°
Louis XV, natté de voir l'auguste matrone descen-
dre aux expressions les plus amicales dans ses lettres à
sa concubine, laissait tout faire sans s'informer de ce
qui inquiétait les autres cabinets de l'Europe, il avouait,
en souriant, que de tous les membres de son conseil la
voix la moins prépondérante était la sienne. Mais le duc
de Choiseul était le serviteur de la favorite, quand elle
n'était pas son instrument, et tout réussissait, qui pas-
sait par elle pour arriver jusqu'à lui. Si la révélation
des mystères diplomatiques était sincère, on serait peu
surpris d'y trouver la preuve que si Marie-Thérèse s'est
avisée d'écrire à M" de Pompadour, c'est sur l'insi-
nuation même du ministre, discrètement recueillie et
commentée par l'envoyé de Vienne.
N'est-il pas,singulier que les amis du duc de Choi-
seul lui aient fait un mérited'avoir été étranger aux
intrigues qui ont signalé le règne de M" Dubarry;
lui, la créature d'une autre odalisque dont il avait fait
la plus intime amie de sa sœur? Comme si la dernière
maîtresse de Louis XV, venant de plus bas, n'était pas
plus excusable que' toutes les femmes adultères qui
profanaient les plus beaux noms Bien loin de regretter
l'administration corruptrice du duc de Choiseul, il y
aurait lieu de féliciter le monarque d'avoir eu le cou-
rage de s'en délivrer, si ce changement avait été l'effet
d'une pensée politique et le signal d'une régénération
morale. Il autorisait du moins l'espérance de quelques
améliorations dans la gestion des affaires et d'un peu
plus de dignité dans l'exercice du pouvoir.
La gloire d'avoir pensionné les philosophes,lutté
DÉCADENCE DE LA MONARCHIE
T.I. i88
contre les évoques et banni les jésuites a tenu lieu au
duc de Choiseul de tout autre mérite, aux yeux des his-
toriens d& l'école voltairienne..Les dissensions reli-
gieuses redoublèrent deviolence sous son ministère,
et, en s'y mêlant, il chercha beaucoup plus la popula-
rité que conciliation. Secondant l'intervention des
parlements dans ces controverses, il raviva leurs pré-
tentions à la tutelle des rois, éteintes par l'ascendant
qu'avait su prendre Louis XtV, et les prépara, par ses
encouragements, aux résistances séditieuses qui ont été
le prélude de la Révolution. a
Il y avait au fond des discussions sur la bulle Unige-
M!/M~quelque chose de menaçant pour le culte national.
La dissidence n'était pas tant entre les jésuites et les
jansénistes, qu'entre le clergé catholique, qui croyait
pouvoir compter sur la docilité des fidèles, et ses ad-
versaires de toute nuance, se récriant contre l'exigence
des billets de confession et tout autre gage d'ortho-
doxie. Le protestantisme n'avait obtenu de tolérance
ni du régent ni des ministres de Louis XV; il s'était
rapproché des encyclopédistes, amis et protecteurs de
tout ce qui était hostile à la religion dominante. Rapa-
trié, en quelque sorte, par cette alliance avec la philo-
sophie, qui avait conservé le droit de cité et professait
ouvertement l'incrédulité, il affecta la neutralité; mais
son alliance même en était le démenti, elle était pleine
de promesses sympathiques aux doctrines sceptiques et
aux mœurs licencieuses. L'Église romaine fut donc atta-
quée à la fois par les impies, qui n'admettaient aucune
croyance, par les réformés de toutes sectes, qui protes-
taient contre le pape, et par les gallicans, qui limitaient
son autorité.
LES RU1KES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
La lutte violente qui occupa si inopportunément de
questions théologiques la moitié de ce règne frivole et mo.
queur sema la division dans toute la France. Les arrêts,
les coups d'État et les excommunications se croisaient
avec une légèreté et une profusion dont le seul résul-
tat, en définitive, fut d'abaisser le parlement, les minis-
trës et le clergé. Plusieursprocès intentés mal à pro-
pos, ou provoqués à dessein, amenèrent des révélations
honteuses et des mesures iniques, affligeantes pour
l'humanité et blessantes pour la conscience publique.
La sentence de LaIly-Tollendal, succédant à celles de
Calas et du chevalier de La Barre, semblait justifiertoutes les déclamations dont ces deux premières con-
damnations alimentaient l'esprit do parti; et quand ar-
riva la cause de La Chalotais, une clameur universelle
s'éleva contre la magistrature autant que contre la
Compagnie de Jésus.
L'antique respect pour l'autorité et la confiance dans
la justice, premier lien des sociétés humaines, en furent
sensiblement altérés, et de la diSsmation des juges an
mépris des lois la transition est glissante.
Jamais changement de ministère ne fut plus oppor-
tun que celui du duc de Choiseul. L'autorité avait be-
soin de se retremper et les consciences d'être éclairées
ou rassurées par une direction plus morale. Mais cette
grande révolution n'était qu~une intrigue de boudoir;
on s'en aperçut bientôt; les familiers de M"~ Dubarry
étaient seulement substitués à ceux do M"~ de Pompa-
dour le duc d'Aiguillon, nétr! par une procédure arbi-
trairement interrompue, était le champion chargé de
soutenir l'honneur du pouvoir, et Maupeou de rendre
à la justice sa pureté primitive le public alors perdit
DÉCADENCE. DE LA MONARCHIE
toute illusion et toute retenue. La déconsidération des
ministres frappait d'impuissance les plus sages combi-
naisons du ministère. La foi dans la royauté en fut
profondément atteinte, et malgré la solennité de son
dernier lit de justice, la résistance du parlement, à
peine comprimée par l'exil, redoubla d'audace et passa
plus compacte et plus menaçante dans la nation entière.
Cette déception tint lieu de piédestal au ministre
disgracié; du fond de sa retraite de Chanteloup, où
toute l'opposition affecta de venir lui rendre hommage,
il osa fronder la cour et braver le roi.
Dès lors s'engagea entre la magistrature et l'admi-~r
nistration ce duel à mort dans lequel elles ont succombé
toutes deux. Le nouveau parlement fut si décrié, que
des princes, des pairs et des courtisans mêmes refusè-
rent d'y siéger; et le peuple, persuadé que d'un pou-
voir aussi avili ne pouvaient émaner que des actes et
des agents d'iniquité, se plut à protester contre toutes
ses décisions et à repousser tous ses représentants. Il
ne vit plus que des dilapidations dans les dépenses,des
exactions dans les Impots et des prévarications dans les
Jugements.
CHAPITRE VII
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN AUX ERREURS
DU XVIU" SIÈCLE
La philosophie moderne encourra l'éternelle répro-
bation de la postérité, pour avoir voulu déshériter le
monde des plus saintes et des plus populaires institu-
tions qui aient jamais été données aux hommes. La
religion chrétienne avait laissé bien loin derrière elle
toutes les traditions de la philanthropie païenne et tous
les enseignements de la sagesse antique. Seule, elle a
pu faire accepter sans murmure les conditions. doulou-
reuses de la vie et les misères inséparables de notre
nature; seule, elle a su se faire comprendre des âmes
simples, définir les droits de la créature devant Dieu et
lui faire aimer ses devoirs, contenir l'effervescence des
passions et réprimer les révoltes de l'orgueil, compatir
aux douleurs que tous endurent ici-bas, les adoucir par
l'espérance, les ennoblir par la résignation, suppléer
enfin à la lettre morte de la loi et simplifier l'adminis-
tration en parlant aux consciences.
Que nous a donné le siècle réformateur, à la place
de cette éducation facile, abondante et paternelle que
prodiguaient, à pou de frais, les institutions religieuses
des deux sexes, les congrégations savantes et les collé-
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
es conventuels répandus sur toute la surface du sol,
défriché, peuplé, enrichi par leurs fondateurs? Qui nous
rendra cette abnégation des maîtres sanctifiant le savoir
par la modestie, aimant l'étude pour elle-même, s'in-
struisant par devoir, enseignant avec affection? L'Uni-
versité paraît bien mesquine et bien stérile devant ce
zèle ardent et désintéressé qui se contentait de bien
faire et qu'aurait humilié la promesse d'un salaire. Elle
est bien peu communicative la science du professeur qui
ne s'épanche qu'à l'appât d'un avancement.
_Jlyavaituno foule de fondations pieuses elles ne lais-
saient pasune misère sans soulagement, pas une infir-
mité sans remède, pas un orphelin sans asile, pas un pauvre
sans secours. Où sont-elles? que sont devenus leurs restes
sous la main d'une administration mobile, avare et tyran-
nique ? Prodige de la prévoyance sociale, qui consacre
toutes ses épargnes aux êtres souffrants, prête sa force
aux faibles et tient en réserve des trésors inépuisables do
consolations pour ceux qui pleurent! Quelle loi humaine
ose prétendre à eette.puissance mystérieuse qui règle et
féconde les aspirations de l'âme, élève et purifie les
émotions des sens, s'empare des élans mêmes de la
sensibilité irréfléchie et des calculs do l'intérêt person-
nel pour épurer l'amour de soi, rapprocher les hommes
que l'égoïsme isole, réconcilier les coeurs aigris par
l'infortune, légitimer le superflu par l'aumône, et tout
unir par cette fraternité de partage qui conserve juste-ment à celui qui donne le privilège du bienfait?- Que.
substituera l'école du progrès à cette œuvre incessante
de la charité chrétienne déjà si compromise par la con-
fiscation des biens del'Église et la capitalisation de ceux
des hôpitaux; par les formes administratives si sèches
LES RUt~ES DE LA MONARCHIE FRAKCAISE
et si ruineuses, par les nécessités enfin de tous les bud-
gets d'État et de localité? 1
Croirait-on avoir remplacé par de! maires de cam-
pagne, des juges de paix tirés de la poussière des greffes
et des instituteurs primaires jetés au moule des écoles
normales, cette magistrature des curés si simple et si
efficace, si abordable et pourtant si respectée, qui pour-
voyait à tout sans vaines formules, suffisait à tous les
besoins, donnait le sceau divin à tous les actes de l'état
civil, prévenait ou conciliait tous les différends et no
coûtait rien aux contribuables? Autorité à jamais regret-
table sans comparaison et sans modèle, toute pacifique
et toute-puissante, dont l'influence se fondait sur une
supériorité de lumières incontestée, sur des services de
tous les instants et sur le caractère sacré de son déposi-
taire. Institution inimitable, parce qu'elle n'est point
une création de la sagesse humaine, mais une médaille
d'une empreinte toute divine, qu'on a changée aveuglé-
ment pour la monnaie de trois ou quatre demi-capacités
toujours gourmées, souvent cupides et généralement
dédaignées.
Ajoutons, au risque de provoquer le sourire de l'i-
diotisme progressif, que la société a fait un pas rétro-
gr&J~ en civilisation par la suppression des monastères,
asiles si chers aux coeurs désenchantés de la vie, aux
sincères amants de l'étude et de la méditation et aux
âmes froissées par le malheur ou fatiguées par les pas-
sions. Cette destruction, irréparable comme tant d'au-
tres, est amèrement regrettable, car les sociétés mo-
dernes sont plus que jamais fécondes en déceptions;
elles n'ont plus aucune des conditions qui ont amené le
développement des ordres monastiques; la plupart
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALUCAN
n'ayant plus de raison d'être, il en est peu qui puissent
reprendre racine. Un esprit de réforme moins aveugle
se serait arrêté devant la foule de solitaires arrachés de
leurs couvents pour rentrer au sein d'un monde devenu
étranger pour eux et plus dangereux que l'exil. Il aurait
fait quelque distinction de l'abusif et de l'utile, et, en
émondant le ~uperuu, conservé les éléments d'une ré-
paration éventuelle.
C'est ce que projetait Louis XIV, lorsqu'il sollici-
tait le concours du souverain pontife pour la suppres-
sion des couvents dépeuplés, la fusion ou la réforme do
ceux dont la règle n'était plus en vigueur, et l'applica-
tion de l'excédant de leurs revenus au soulagement do
l'État et de l'Église. Mais tels no sont pas les procédés
de la Révolution. Ses chefs sont encore plus impatients
qu'imprévoyants; pour eux, renverser ne suffit pas
ils veulent anéantir. C'est la logique do l'assassin,
qui croit effacer la trace de son premier crime par un
second. Seulement les patriotes de 1789 confisquaient
le vrai patrimoine du peuple, et il y avait un emploi
plus judicieux à en faire que de le vendre pour des as-
signats ils n'y ont pas songé.
En attendant qu'un impôt spécial supplée à l'absence
des moines et régularise, comme en Angleterre, le fléau
de la mendicité, nous avons la bourse et le suicide pour
compensation des couvents, et le beau idéal de l'unifor-
mité empreint sur les fronts déprimés d'une génération
sans caractère et sans physionomie.
Les confiscations ont multiplié les mauvais riches,
sans diminuer le nombre des pauvres, et les popula-
tions, dispersées sur un sol divisé entre des mains ava-
res, veut achc\cr de se dégrader dans les ateliers. Les
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
familles se réduisent à mesure que le nombre des indi-
vidus augmente, et la misère, le rachitisme et le bagne
sont tout ce qu'aura su procurer aux populations ag-
glomérées le génie de l'égalité.
Bien avant que l'économiste Malthus eût Imaginé de
remédier à l'accroissement des générations superposées
dans les contrées dont les produits no suffisent pas à
les nourrir, l'Eglise catholique y avait pourvu sans vio-
lence et sans tromperie en honorant le célibat, en le
prescrivant aux serviteurs des autels, en ouvrant de
pieux asiles à la virginité et en sanctifiant le sacrifice
par la consécration. C'est pour se dévouer au soulage-
ment de toutes les misères, aux travaux de l'enseigne-
ment et à tous les exercices de la charité chrétienne, que
tant de jeunes néophytes renoncent aux joies et aux
soucis de la famille, que tant de congrégations des deux
sexes font vœu de continence et d'abnégation. C'est
pour se livrer sans partage à la pratique des vertus les
plus sociales, au soin des malades et des indigents et n
l'édification de tous, que ces âmes, consumées dû
l'amour divin, brisent tous les liens des affections mon-
daines afin d'en appliquer, sans distraction, l'inépuisa-
ble expansion à toutes les souffrances physiques et mo-
rales de l'humauité.
Le vœu prononcé librement par ces faibles femmes
et ces austères cénobites avait plus d'efucacité que
toutes les rêveries humanitaires et tous les calculs phi-
lanthropiques d'où vient cela? Est-ce que l'orgueil de la
raison humaine serait moins habile que la foi à triom-
pher des illusions de la jeunesse et de la séduction des
sens? Et, pour se renfermer dans la question posée par
les économistes, est-ce que la chasteté si fécpndc de ces
PARTICIPATION DU CLEMË GALLICAN
vierges vouées à panser toutes les plaies de la société et
à lui donner l'exemple de tous les sacrifices serait
moins méritoire que la fastueuse et stérile institution des
vestales? La France, enfin, a-t-elle beaucoup gagné à
l'émancipation des couvents, et l'industrie qui s'en est
emparée, pour y installer ses mécaniques et ses popula-
tions souffreteuses, y a-t-elle apporté plus de vertus,
plus de bonheur et de liberté qu'au temps où l'excédant t
des générations trouvait un refuge dans les cloîtres, du
pain au seuil des monastères et du travail sur les terres
défrichées par les moines?
Il répugne à prouver que le dernier progrès ré-
servé par la philosophie moderne à la civilisation,
aboutit fatalement aux lois de la Chine, encourageant
ou tolérant l'infanticide, ou à l'insatiable égoïsme de
l'industriel anglais, se gorgcant systématiquement de la
sueur des enfants moissonnés avant l'âge adulte, et de
la substance des peuples abâtardis que son gouverne-
ment lui donne à exploiter. Mieux eût valu peut-être leur
laisser leur ignorance et leurs superstitions car les
croyances seules ont le pouvoir de civiliser les hommes,
et ce ne sont pas les philosophes qui ont délivré et orga-
nisé les nations modernes. Loin de là, leur lutte
obstinée contre la religion n'a prouvé que leur impuis-
sance à rien créer sans elle, et c'est elle seule encore qui
soutient les États ébranlés par eux.
Mais après avoir rendu hommage à cette sublime
organisation de la société chrétienne, dont le principe
vivifiant conserve les rouages les plus fragiles sans les
user, ne serons-nous pas soupçonné d'inconséquence
ou de témérité en venant reprocher à ses ministres leur
intervention souvent imprudente dans les affaires tom-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
porelles et la promiscuité des erreurs du siècle avec less
doctrines dont ils devaient être les incorruptibles gar-
diens ??j
Nous écarterons le bandeau qui déroba encore une
parties de cesplaies; ce ne sera pas sans douleur et sans
hésitation; mais comment les guérir sans les panser? A
qui la vérité pourrait-elle s'adresser avec confiance, si elle
n'avait pas le droit de s'inspirer au sanctuaire même où
son enseignement est le premier devoir de ceux qui l'ha-
bitent ? Nous voudrions pouvoir rendre au clergé l'auto-
rité légitime dont il a été dépouillé et n'avoir qu'à nous
y soumettre mais il est entouré d'ennemis encombrant
toutes les issues; mais a il eu dans ce pays à déplorer de
nombreuses surprises il n'est donc pas inutile à sa
sûreté d'écouter quelquefois un guide expérimenté et
capable de lui indiquer un passage où l'attend une em-
buscade, un gué ou un défilé qu'il ignore. Il n'est pas
hors de danger, parco que le ciel est calme et .la mer
tranquille. Puisse notre humble balise, balancée sur
l'écueil, contribuer à le lui faire éviter 1
Nous ne remonterons pas, pour signaler les écarts
de sa domination, à la déposition de Louis le Débon-
naire, ou à l'excommunication des empereurs Henri et
Frédéric, et moins encore aux premiers schismes qui ont
divisé la Gaule. La confusion des administrations ci-
viles et ecclésiastiques, le mélange des guerres politi-
ques et religieuses et les mœurs encore barbares de
l'Europe répandent une grande obscurité sur la distinc-
tion des pouvoirs. Les luttes acharnées des évoque?
allemands, français et bretons sont d'autant moins
appréciables, que la plupart d'entre eux unissaient à
leur autorité pontificale tous les attributs do la souve-
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
raineté. La suprême et pacifique intervention du papo
dans toutes ces querelles de princes chrétiens, de pas-
teurs et de peuples révoltés, eût été sans doute une
institution salutaire. Cet arbitrage donnerait à la jus-tice et à la civilisation des garanties qu'on demandera
toujours vainement au glaive. Mais en attendant que
la compétence de ce tribunal soit nettement définie et
acceptée, on en est réduit, compulser les pièces de
tant de procès sans solution, et exposé à donner gain de
cause à l'erreur.
Toutefois comme c'est au clergé contemporain qu'on
peut attribuer une fatale solidarité dans des malheurs
qui sont les nôtres comme les siens, nous ne pouvons
demander qu'à son passé la cause et peut-être l'expli-
cation et l'excuse de ses torts récents. Si la vérité est
immuable et la doctrine infaillible, les hommes n'en ont
pas toujours reflété le pur esprit; bien que pour justi-fier la foi de la catholicité dans l'Église romaine il
suffise que celle-ci ait triomphé de tous les obstacles
opposés à son établissement, bien qu'elle ait survécu
à toutes les hérésies qui se sont succédé ou se sont
liguées pour l'étouffer, encore ne peut-on pas nier
l'évidence des faits, ni refuser à ses adversaires la con-
solation de les invoquer à l'appui de leurs protestations
contre elle.
Avouons-le donc sans détour l'Église n'a pas fondé
son empire sans combats et sans contradictions. Les
orages ont longtemps ballotté la barque de saint Pierre,
et elle a flotté durant plusieurs siècles au milieu des
écueils et des tempêtes. Dès le premier, douze conciles
furent convoqués pour formuler des doctrines encore
incertaines; et dans les suivants, ces assemblées se
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
multiplièrent sur tous les points de la chrétienté, tantôt
pour concilier des communions dissidentes, tantôt pour
juger des opinions téméraires. Plusieurs se sont divi-
sées ou réciproquement condamnées. Indépendamment
du conflit suscité par le patriarche de Constantinopic,
on a vu s'élever dogme contre dogme, pape contre pape,
et depuis l'antipape Novatien, en 232, on trouve jus-qu'au xvO siècle cinquante pontifes déposés ou élus con-
curremment. La translation du Saint-Siège à Avignon
donna lieu à une série decompétitions
aussi compro-
mettantes pour'la foi que pour l'union des fidèles, et
celle que l'histoire qualifie de grand schisme d'Occident
dura près de cent ans (de 1339 à 1425).
Que gagnerait la vérit.é.à contester à la réforme lo
droit de se prévaloir de ces faits contre l'Église romaine,
souvent mère tendre et chérie, mais quelquefois aussi,
sous l'éclipsé d'une intrusion passagère, marâtre de la
Gaule chrétienne? Tous les témoignages de l'histoire
seraient contre elle les procès-verbaux des conciles et
les chartes d'abolition contiennent une longue suite de
griefs moins récusables et plus accablants 'que tous les
récits de Pétrarque et de Boccace. Les plus saints per-
sonnages, Clément VM et saint Bernard, ont parlé avec
indignation de la'persistance et de l'impunité des abus
introduits par la perversité des clercs l'élection des
cardinaux laïques, la sécularisation des abbés, le luxe
effréné des prélats et la dissipation mondaine des béné-
fices fondés pour le sanctuaire, avaient depuis long-
temps relâché les mœurs et la discipline, puisque, au
x~ siècle, Gerbert, depuis pape sous le nom de Sil-
vestre Il, appelle Rome le scandale dit ~MOM~e.
Son élection prouve au moins qu'il y avait encore
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
une conscience publique, car Gerbert était homme de
science et de vertu; mais elle atteste aussi la réalité
des désordres qu'il tenta de réprimer, et ils reprirent
leur cours dès que le réformateur fut descendu dans la
tombe.> `
La corruption des doctrines suivit la dépravation
des mœurs, et bien avant Luther, des docteurs et des
prélats bravèrent les censures du Vatican et méprisè-
rent la discipline ou nièrent le dogme. D'autres abu-
sèrent de leur ministère sacré pour se mêler aux fac-
tions favoriser les révoltes et servir les passions
politiques. Ce sont des cardinaux qui mirent le poignard
régicide aux mains des fanatiques de la Ligue. Les
juges de Jeanne d'Arc aQrontèrent l'indignation publi-
que autant que le cri de leur conscience dans l'instruc-
tion d'un procès dont tous les détails trahissent la
mauvaise foi la plus insigne. Un évêque de Liège a cru
honorer ses fonctions pastorales en acceptant le surnom
de Jeansans Pitié; et les paroles dulégatMilon, qui assis-
tait Jean de Montfort au siège de Béziers, ne sont pas
précisément d'un prêtre et d'un chrétien
Il reste des monuments historiques de nos guerres
civiles et religieuses d'après eux on ne trouve pas une
seule maxime révolutionnaire qui n'ait été accréditée
ou justifiée par un' prêtre et c'est dans le clergé de
Paris qu'apparut le premier apôtre du régicide. Un pré-
dicateur du nom de Jean Petit ne craignit pas d'absou-
dre en face des autels du Dieu de paix l'assassinat du
duc d'Orléans et un autre appelé Jean le G~ïa?, apos"
trophant Charles VI en personne, s'écriait qu'un roi
1. Tuez tout, Dieu }'pcoM?M~)'a les ~e?M/ L'historien d'Innocent Ht
attribue ces paroles à l'abbé de Citcnux.
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE
n'était vêtu que du sang et des larmes du peuple. Plus
fougueux encore, Guillaume Pépin disait que la royauté
était l'ouvre du diable, et que le meurtre commis pour
la gloire de Dieu était un acte méritoire. Un'peu plus
tard, les docteurs de la Ligue enseignaient qu'il estlicite de tuer un roi, et les sophistes de la Révolution
qui ontmis
cette morale en pratique n'étaient que des
plagiaires.
T. Tant de violences et d'iniquités ont dû provoquer
plus d'une erreur, plus d'une dissidence, plus d'une
révolte; si l'Église, sortie victorieuse de ces épreuves,
est restée inébranlable dans sa doctrine, invariable dans
ses décisions dogmatiques et Irréprochable dans son
ministère, il serait dangereux d'en conclure qu'un voile
discret doive les dérober à la censure du monde lors-
que leur notoriété les livre au jugement de tous et
son plus grand triomphe n'est pas tant d'avoir vaincu
ses adversaires, que d'être au-dessus de toute solidarité
dans les faiblesses de ses défenseurs. En proposant aux
hommes la perfection augélique, la loi chrétienne re-
connaît l'imperfection de son instrument quel est-il, en
effet? c'est l'homme faible et faillible, et elle le convie à
des efforts surnaturels. Quel mérite y aurait-il à taire
les résistances de l'orgueil et de l'égoïsme, lorsque ce
sont précisément les ennemis qu'il s'agit de combattre?
Il faut bien les étudier pour les connaître, et les regar-
der en face pour les dompter.
Proclamons-le donc bien haut il y eut des temps
d'ignorance, de barbarie et de corruption les clercs
alors étaient un peu plus avancés en civilisation que le
commun des laïques, et comment cela? parce que leurs
richesses et leurs loisirs y trouvaient une source plus
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
féconde et un stimulant plus actif de convoitise et de
licence. Avouons-le encore tous les organes de l'Église
n'ont pas été irréprochables l'intempérance a pénétré
dans les couvents; l'incrédulité, l'injustice 'et l'hérésie
ont été plus souvent suscitées par la soif de la vengance
ou l'emportement de la passion, que par les subtilités du
rationalisme et les railleries des satiriques et des chro-
niqueurs n'ont été que les échos retentissants de scan-
dales trop réels.'
Que peut-on en conclure contre la doctrine qui les
condamne, le sentiment moral qui les a vaincus et la foi
qui leur survit? La communion catholique en sera-t-elle
moins la réalisation manifeste de la perfection sociale,
de cette fraternité universelle dont la charité, l'abnéga-
tion et l'esprit de famille sont les conditions fondamen-
taies? Il y. aura toujours des sectes des hérésies, car
il y aura toujours des esprits faux, des cœurs dépravés
et des révoltes involontaires parmi les faibles créatures
en lutte perpétuelle avec leurdouble nature et les mys-
tères impénétrables qui obsèdent leur courte vie et leur
intelligence captive. Mais s'il existe quelque part une
croyance religieuse en harmonie avec tous les instincts
moraux, capable de consoler toutes les misères, et de-
calmer, sinon de satisfaire, tous les doutes, comment
n'a-t-elle pas les sympathies de ceux mêmes qui ne sont
pas nés dans son sein? Y eut-il jamais constitution plus
sociale et qui enseignât plus sincèrement aux hommes
à s'aimer, à se comprendre et à s'entr'aider?
Une association de citoyens également dévoués et
résignés, animés de l'esprit de charité, toujours prêts à
sacrifier leur intérêt privé à la justice et leur vie au
devoir, est une utopie que les plus habites poliliques
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ont tenue pour idéale. Les législateurs de Sparte et de
Rome n'ont pas fait renaître l'âge d'or rêvé par les
poëtes, et leurs patries n'ont été, pour l'humanité, que
des fléaux de mauvais exemples et des instruments de
tyrannie ou de corruption. Si les nations chrétiennes
n'ont pas toujours été plus heureuses ou plus sages, ce
n'est pas du moins la vérité qui leur manque leur loi
fondamentale les rappelle sans cesse à de meilleures
destinées. C'est la voix de la conscience, la soumission
sans servilité, la liberté sans licence, l'accord des ver-
tus publiques et privées. Ce type de perfection, gravé
dans les âmes par l'enseignement religieux, a souvent
déconcerté l'ambition et confondu l'erreur triomphante.
Le rationalisme et la Révolution elle-même ont recule
devant ces retours du bonheur populaire, qui sont la
voix de Dieu; car personne no méconnaît combien
l'unité de langage et de communion ajoute de force et
d'efficacité aux lois.
Or, comme cette tendance unanime vers le bien est
la plus évidente conséquence de la foi chrétienne, on
ne voit pas pourquoi l'orgueil humain s'obstine à la
chercher ailleurs, sous prétexte qu'elle exige de lui une
croyance aveugle en des dogmes pleins de mystères. Il
s'irrite des pratiques superstitieuses que la dévotion y
ajoute, comme si les exagérations, les altérations et les
puériles interprétations n'étaient le fait de l'infirmité
humaine, aussi bien que le doute et la négation. Jusqu'au
jour où les réformateurs, à qui nous devons tant do
malheureuses expériences, auront trouvé mieux, il nous
sera permis de nous défier de leur infaillibilité et d'affir-
mer avec eux que le don des miracles ne se reconnaît
pasdans leurs œuvres.
iVPARTICIPATION DU
CLERGÉGALLICAN
ta
Il ne nous appartient en aucune façon de discuter
les questions de dogme tranchées par lerationalisme
à'
l'aide d'un singulier argument, celui de leur obscurité.
Nous sommes heureux d'avouer notre incompétence.
Mais comme on ne peut nous contester le droit d'appré-
cier un principe par ses effets; nous continuerons de
juger celui du christianisme par les bienfaits qu'il ré-
pand sur le monde. 4*"
Il y a des vérités fondamentales tellement instinc-
tives et inhérentes à notre nature, elles sont si univer-
selles, quoique défigurées par l'ignorance, que jamaisles arguties du doute, et les subtilités de la philosophie
ne parviendront à les déraciner de là conscience hu-
maine, ni même des esprits droits et réfléchis, à
savoir “
1° Le monde est l'œuvre d'une suprême intelligence
dont le souffle le vivifie et dont la providence le con-S
serve
2° Le bien et le mal, quelque origine qu'on leur
suppose, ont une valeur morale, au moins relative à
l'être qui les subit ou les pratique.
Or, ces deux points admis, qu'on nous dise
1° S'il existe un système quelconque, cosmogonique,
mythologiqueou philosophique, donnant au problème
de la vie, de son principe et de sa fin, une solution plus
simple et plus nette que la Genèse; une explication fai-
sant mieux comprendre la nécessité de l'expiation, con-
séquence logique d'une tache originelle; une raison
plus plausible des contradictions de notre nature, de la
brièveté de la vie, des tendances même de nos facultés
intellectuelles, inapplicables aux besoins de cette desti-
née mortelle dont la plupart des hommes, absorbés par
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
le soin de leurs besoins matériels, sont dispensés de faire
usage, mais qui sont le tourment de tous les esprits
méditatifs, inquiets ou surpris des épreuves qu'ils
subissent
2° Si jamais aucun culte, avant celui de Jésus-Christ,
commanda l'abnégation, l'humilité, l'oubli des injures
et le sacrifice comme autant de devoirs dont la pratique
sanctifie l'homme et le rapproche de Dieu si quelque
autre religion que le catholicisme eut la vertu d'inspirer
ces innombrables légions d'âmes pures, libres de tout
calcul d'intérêt terrestre, qui se consacrent au soulage-
ment de toutes les misères, à la rédemption de tous les
crimes, à la pratique obscure de toutes les vertus; et si
Ton inventa jamais un code de lois, ou plutôt de pré-
ceptes plus à ia portée des âmes simples, plus faciles
pour tous; une institution sociale, enfin, plus égalitaire
et plus complète, qui soit plus propre à rapprocher les
hommes désunis par l'intérêt ou les passions, et qui
tende plus ouvertement à confondre les peuples les plus
divers dans un sentiment de bienveillance universelle.
On peut trouver ses maximes austères, ses dogmes
étranges, ses pratiques puériles; mais, si leur but est
atteint, n'est-ce pas une démonstration suffisante de sa
vérité? Les esprits superbes ont beau verser le mépris
sur ces précoptes familiers. Est-ce pour eux qu'ils ont
été posés ? Ils ne s'adressent qu'aux simples d'esprit,
disent les saintes Écritures et si les effets purement
humains du christianisme sur l'organisation sociale
l'emportent sur toutes les combinaisons de l'impuis-
sante théorie, qu'est-ce donc que prétendent y substi-
tuer nos maîtres en scepticisme? '1
L'esprit chrétien avait civilisé le monde moderne,
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
adouci les mœurs barbares et rapproché tous les rangs;
il amendait le riche comme le pauvre, et protégeait le
pouvoircontre lui-même comme le peuple contre ses
aspirationsdésordonnées. L'unité de l'Église avait, en
quelque sorte, consacré cette union évangélique, en lui
constituant, pour gardien immuable, un pontife modé-
rateur investi d'une souveraineté inviolable et inof-
fensive.
Quel droit avait-on de déshériter les générations à
naître de ces précieuses garanties? quel intérêt, d'en
contester l'efficacité? Les sectes et les sociétés occultes
sont-elles bien en droit d'opposer à la sévérité de la
discipline toute comminatoire de l'Église catholique
leurs capricieuses réglementations, leurs initiations sus-
pectes et leurs séides stipendiés ou stupides ? Appar-
tient-il à cette cohue de novateurs sans aveu do repro-
cher au ministre des autels l'excès de ses scrupules, de
son zèle et de ses exigences? S'il trouble les consciences,
est-ce pour les endurcir? S'il est austère, n'est-ce pas
d'abord envers lui-même? S'il condamne et blesse
l'orgueil, est-ce pour avilir la créature que lui seul élève
jusqu'à Dieu?
Le scepticisme, à bout de moyens, en est arrivé à
reprocher à la dévotion des fidèles sa tendance au céno-
bitisme,'son détachement des biens terrestres et son
mysticisme il en induit l'incompatibilité du culte
catholique avec l'organisation des sociétés toutes fon-
dées sur la combinaison des intérêts matériels. Cette
supposition n'a rien de sérieux pour une philosophie
sincère; car toutes les doctrines ont leurs inductions
forcées summum jus, summa injuria, et l'ascétisme
n'est pas contagieux.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Mais il n'en est pas moins utile que des types de per-
fection idéale soient conservés à l'ombre du sanctuaire;
ainsi les lois et les mœurs seront incessamment solli-
citées de s'y conformer quand elles se manifestent, ou y
seront rappelées quand elles s'en écartent. La contem-
plation perpétuelle de cette vérité suprême n'est qu'as-
soupie dans les cœurs les plus rebelles elle sera l'éter-
nelpréservatif de la race humaine, mais elle n'empêchera
jamais le débordement de ses passions, car la foi catho-
lique, sympathique à toutes les vérités et source elle-
même de toutes les perfections, n'a pas eu la puissance
d'arrêter le progrès des vices qui ravagent le monde,
ni même celle de préserver ses propres doctrines des
attaques furieuses de l'impiété et des profanations de
l'erreur.
La religion et la philosophie n'ont rien en elles qui
doive les diviser, pas même le dogme, en face du doute:
elles sont faites pour sympathiser; la philosophie moderne
est fière eneore et fanfaronne des victoires qu'on lui
impute; mais ces victoires l'assimilent à l'ignorance et
la rendent complice des confiscateurs, démolisseurs,
incendiaires et égorgeurs, que certes elle désavoue, et
elle sera bien étonnée d'une découverte pleine de pro-
messes pour le progrès de l'humanité, s'il n'est pas
entravé, à savoir que l'intelligence ne sera complète
et perfectionnée qu'à condition de comprendre que son
développement et sa force tiennent surtout à l'alliance
de la philosophie avec la religion. Ce n'est pas en l'iso-
lant de la lumière qu'elle éclairera l'humanité, laquelle,
bien qu'unie temporairement à la matière, ne tend pas
moins à s'en dégager par toutes.les aspirations de l'àrae
et de l'intelligence.
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
Jl est oiseux et du moins sans résultat de discuter le
dogme avec ceux qui le nient, et nous sommes heureux
de confesser notre incompétence sur les questions abs-
traites où la négation multiforme s'escrimeratoujours.
sans se croire vaincue par l'immutabilité de l'affirma-
tion. Mais le doute est absolument improductif et perd
tous les avantages de l'offensive quand il en est réduit à
s'affirmer lui-même. fl n'y a pas de vérité dans l'ordre
spirituel, quelque irréfragable qu'elle soit aux yeux de
la raison, qui n'ait été obscurcie ou altérée par les inter-
prétationset les abus qu'en fait l'ignorance; c'est à ce
mélange du vrai et du faux que s'en prend, avec un stu-
pide orgueil, l'incrédulité vulgaire. Ce qui l'irrite contre
le culte objet de ses outrages, ce n'est pas son principe
religieux, ce sont ses pratiques plus ou moins mystiques
ou puériles. Bien qu'elles ne s'imposent à personne, on
les attaque avec d'autant plus de courage que les âmes
exaltées, faibles ou timides, qui s'y livrent avec un tou-
chant abandon, sont plus inoffensives; ce sont les mys-
tères et les miracles, bien que chaque moment de notre
existence soit un prodige incompréhensible, et qu'au
dedans comme au dehors de nous tout soit mystère
impénétrable.
Est-il un homme de sens, savant ou philosophe,
assez présomptueux ou assez téméraire pour croire qu'il
se connaît lui-même, assez illogique pour nier parce
qu'il ignore? Si la croyance en un Dieu incarné, mé-
connu, immolé, confond sa raison et dément l'imago
qu'elle s'est faite de la majesté et de l'immensité de l'Être
incréé, convenons du moins que cet abaissement suppose
un amour pour sa créature et une pitié surhumaine
plus incommensurable encore. Portons l'hypothèse à sa
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
dernière limite, et, rapetissant le mystère à la mesure
de notre raison, supposons que la conservation du
monde ait été confiée à des intelligences intermédiaires;
l'Éternel, dont elles représentent l'amour et la justice,en est-il moins lô Dieu révélé, l'auteur de toute chose,
l'esprit qui illumine les consciences ? Le Verbe qui le
manifeste en est-il moins une émanation de sa divinité?
Un rêveur allemand eut un jour la fantaisie sacri-
lège d'écrire la vie de Jésus-Christ comme celle d'un
homme sage et vertueux, dont la morale, la science et
l'immense amour de l'humanité auraient régénéré lo
monde; mais, à son insu et sous l'aveugle impulsion de
sa conscience, il doue son héros mortel de tant de per-
fections divines, d'une prescience et d'une simplicité
tellement en dehors du génie des législateurs et des
prophètes, que cette personnification des plus adorables
qualités est plus invraisemblable et plus miraculeuse
que leur déification. Comment admettre, en effet, l'in-
spiré sans l'inspiration? C'est invoquer l'absurde pour
ne pas subir le joug de la foi, et cette méprise de l'or-
gueil humain n'est pas d'une saine philosophie. Elle
prouve une seule chose, l'impuissance et le néant des
esprits superbes qui ne croient qu'en eux-mêmes.
Comment l'atome perdu dans l'espace, esclave do
la matière qui enchaîne sa substance éthérée, sujet h
toutes les illusiotis des sens comme à toutes les infir-
mités de sa nature, pourrait-il embrasser, de sa vue
bornée, non-seulement l'univers créé, mais le monde
invisible et accessible à peine à la pensée dégagée de
ses liens? Qui peut dire où se cachent et le secret ratta-
chant l'ordre matériel à la sphère des esprits, et la fibre
subtile frémissant sous la main de Dieu lorsqu'il se
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
communique à l'homme? Croit-il, en interrogeant les
astres, apprendre ce qui se passe eu lui-même? espère-
t-il connaître le mystère de la conception parce qu'il a
respiré dans le sein de sa mère? Il ne lui a été donné ni
de mesurer l'infini, ni de définir l'inconnu, ni de sonder
les causes finales, ni de comprendre la solidarité des
êtres et leur dépendance de Celui qui les a créés. S'il y
a des motifs de douter, y en a-t-il de nier? et n'y en a-t-
il aucun de Bénir et de se taire? Si la foi du pays n'est
pas au niveau de certaines intelligences, n'a-t-elle pas
droit au respect de toutes, et tant qu'on n'aura pas sub-
stitué le plein jour de la vérité auxcroyances dont les
lueurs éclairent les ténèbres de notre esprit, ne doit-on
pas vénérer celle qui a moralisé le monde en y natura-
lisant l'amour du devoir et la confiance en Dieu?
A tant de têtes faibles gonflées d'incrédulité, nous
demanderions volontiers ce qu'elles vont chercher dans
le vide, sans régulateur et sans gouvernail. Le lest
confié à la nacelle d'un ballon lui sert au moins à des-
cendre humblement, maisjsùrement, lorsque,- emporté
dans l'éther, le léger tissu qui contient l'air menace de
se rompre. C'est le salut et aussi le modeste aveu de
l'impuissance de l'aéronaute qui cherche le point d'appui
ou le ressort qu'il n'a pas encore, pour diriger ou seule-
ment maîtriser sa machine.
Le renégat de religion est à la fois plus téméraire
et plus ignorant, car, tout fier de planer dans l'inconnu,
il insulte l'élément qui s'offre à l'accueillir dans sa
chute. Le culte de la Divinité qui régit le monde est le
sein maternel de la terre hospitalière, vers laquelle aspire
le navigateur le plus aventureux. Le nier est une
absurdité et si la croyance du pays est la base de tout
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
sentiment moral raisonné ou convenu, la source de la
justice, de l'ordre qui maintient la société, de la charité
qui la sanctifie, de l'intelligence qui l'honore, n'est-ce
pas un crime et n'est-il pas insensé de s'insurger con-
tre cette croyance, sous le vain prétexte qu'on ne la
comprend pas et qu'on la veut plus .épurée, plus vague
et plus élastique? Cette aspiration à se mettre à, la place
de Dieu et à rectifier ses lois est d'une 'audace qui
serait superbe'si elle ne mettait dans toi*t son jour l'ab-
jection de l'insecte qui s'en glorifie et son impuissance
à la réaliser. Ce qu'on appelle un esprit fort est au-
dessous du talapoin qui veut s'aider de la queue d'une
vache pour passer d'une vie dans l'autre, car il a le
pressentiment que cette autre vie est la conséquence
logique des facultés dont il a été doué, l'explication du
mystère de sa conscience et le complément de son être.
L'idolâtre n'est qu'un ignorant, le superstitieux qu'un
esprit faible; mais l'impie est un insensé, sinon un mal-
faiteur. S'attaquer au christianisme qui a moralisé et
civilisé le monde moderne, ce n'est pas rivaliser avec
les Titans, qui ont escaladé le ciel, mais s'assimiler au
glorieux Érostrate, qui n'imagina rien de mieux que de
brûler le temple de Delphes. Incendier et détruire, est-
ce donc une puissance dont la raison humaine ait à se
féliciter? Le doute a son excuse dans son abstention,
mais la négation est une hostilité gratuite contre la
sécurité publique, dont tout homme qui se respecte
s'abstiendra, à moins qu'il n'ait une certitude inattaqua-
ble à lui substituer. Il frappe traîtreusement le passant
qui circule sur la foi publique son arme est déloyale
comme le stylet du condottiere, et il n'a pas même l'ex-
cuse du voleur convoitant un trésor à son usage il
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
tue pour le seul plaisir de tuer, comme les étrangleurs
de l'Inde immolent à l'idole qu'ils adorent tous ceux
qui ont une autre croyance. Le culte de son propre
orgueil est une superstition non moins abjecte et mal-
faisante et quiconque prétend l'imposer aux autres est
unennemi public que toute société rationnelle n'a pas
le droit de tolérer. C'est un aliéné qui prend plaisir à se
dégrader; car c'est une nécessité pour tout esprit fort
d'abdiquersa dignité humaine, puisque, en niant 'ses
rapports divins, il se résigne à n'être plus qu'un rouage
matériel et aveugle du grand et intellectuel organisme
de la création.
Ceci posé et l'autorité de l'Église sauvegardée, nous
ne dissimulerons ni les erreurs de doctrine, ni les scan-
dales, ni les menées ambitieuses qui ont associé tant de
prélats imprévoyants et de prêtres égarés aux complots
et aux intrigues combinées du protestantisme, de l'irréli-
gion et de la démocratie. De là devait sortir non-seule-
ment le renversement de l'ordre monarchique, mais
une révolution sociale, c'est-à-dire la transformation de
la France et la perte inévitable de sa nationalité.
Le clergé n'est pas solidaire des causes qui ont
amené cette grande catastrophe; mais il avait mission
de la prévenir, et peut-être assez de pouvoir pour l'em-
pêcher. Il lui eût suffi d'être moins avide des faveurs de
la cour et plus fidèle à l'unité romaine. Les soins de la
politique et la soif des ministères lui ont fait négliger
son autorité pastorale et son influence populaire. Son
ordre, plus compacte et moins envié que celui de la
noblesse, eût été plus inexpugnable si déjà le jansé-
nisme et le luxe de ses prébendaires ne l'avaient di-
visé, et si son aveugle abstention dans les débats du
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
déficit n'avait ouvert ses rangs aux batteries de l'ennemi.
Ses trop nombreuses défections, à ce moment de
suprême danger, étaient préparées de longue main par
la part qu'il s'était faite dans toutes les séditions; et si
au temps de Charles VI et d'Henri III il préluda à toutes
les déclamations hostiles à la monarchie qui ont signalé
la violence des clubs de la Révolution, il n'eut pas,
comme la saine partie du clergé de i793, la gloire de se
réhabiliter par le refus du serment et d'être purifié par
le martyre et la persécution. A l'époque même de la
ligue formée pour la défense de la religion menacée
par la fatale invasion du luthéranisme, il s'oublia jusqu'àservir les vues ambitieuses del'étranger, dontlapolitique
ne visait à rien moins que l'anéantissement de la natio-
nalité française. Les Guises s'étaient notoirement in-
féodés à l'Espagne, comme les d'Orléans se sont, de nos
jours, inféodés à l'Angleterre.
Le clergé, sans aucun respect de son ministère, re-
chercha l'honneur des prédications les plus incendiaires,
et, comme les séditieux eux-mêmes, il s'occupait beau-
coup moins du triomphe de la catholicité que du ren-
versement de la dynastie régnante. Il ne pardonnait
pas plus au Valois le mal qu'il avait voulu lui faire
que les patriotes de 89 n'ont tenu compte à Louis XVI
de ses sacrifices et des acclamations avec lesquelles ils
accueillirent chacune de ses concessions.
« Quand Henri III, dit l'Étoile, se déclara chef de
la Ligue, tous les marmitons de la Sorbonne recommen-
cèrent à déclamer contre lui, et lui reprochèrent son ad-
hésion comme un acte d'hypocrisie diabolique'. » Les
1 «Il ne s'agit plus de prôcher l'Évangile, disait le curé Bouclier. iMorl
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
Caris Aubry et les Maurice Poncet l'insultaient tous les
soirs du haut de leurs chaires, et Saint-Merry renchéris-
sait encore sur Saint-Pierre-des-Arcis 1. Saint-Eustache
avait sa tribune comme Saint-Étienne, et tout sanctuaire
était un forum où tout tribun, en rochet ou en froc, était
libre d'aboyer contre les rois. Pelletier, Hamilton, Por-
thaise, Launay, Guincestres, Prévost, etc., acquirent une
certaine popularité en rivalisant à qui serait le plus
violent et le plus injurieux. Quelques-uns même s'y
sont fait un nom 2.
Le Béarnais n'obtint pas plus de sa conversion que
son prédécesseur dé sa déférence. MUo de Montpensier
se vantait, à bon droit, de lui avoir fait plus de mal avec
ses prédications que Mayenne avec ses armes 3. « Il
boirait toute l'eau bénite de Notre-Dame, criait le curé
Garin à son auditoire, que je ne me fierais pas à lui! »
La Satire Ménippée a attaché à son pilori les noms de
tous ces orateurs de clubs, précurseurs de ceux qu'on
ajustement affublés des noms de Cordeliers et de Jaco-
bins.
L'auteur de la Démocratie des prédicateurs de la Li-
gue n'oublie aucune des particularités qui ont donné à
au Valois C'est uu Turc, une harpie, un magicien, un Hérode* un ante-
christ »
1. Le premier proposait de conduire lui-même processionnellement,
croix et bannière en tête, les égorgeurs au Louvre. Le second, moins
impitoyable, voulait seulement détacher la discipline pendante h sa
ceinture, pour lui en étriller les épaules.
2. On trouve encore dans les bibliothèques le livre de Boucher De
;u$ta Henrici abdicatione.
3. « Henri de Bourbon est un Caligula, un Néron, pillard, avare,
trompeur de nonnains, lion à Paris, renard a Rome. Qui le soutient,
que des docteurs escrocs et des évêques buveurs?. Toutes les mau-
vaises humeurs affluent à cet apostèinc! (Extrait des Neuf Ser-
mom de Boucher.)
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
cette guerre sainte quelque ressemblance avec la Révo-
lution de 1789 loi des suspects, confiscations, exécu-
tions populaires, délations, visites domiciliaires, etc.
La théorie des saignées à la Saint-Barthélémy, attribuée
au cardinal Rosa, soutient en effet le parallèle avec les
coupes réglées de Marat.
Mais ce livre, d'une portée philosophique contesta-
ble, n'a pour but que de rendre l'Église' solidaire des
excès commis en son nom. La religion n'a pas plus que
la philosophie le pouvoir d'empêcher les crimes qui se
parent de ses couleurs. Il suffit qu'elle les condamne,
et il est ridicule de mettre les orgies révolutionnaires
sous la garantie de la démocratie sacerdotale. C'est
pour faire mieux sentir ce que cette hypocrisie a d'illo-
gique que nous avons dénoncé nous-même la compli-
cité sacrilége du prêtre aux fureurs des partis. Envoyé
pour bénir et non pour maudire, sa mission est d'éclairer
son troupeau et non de le suivre dans ses égarements.
La sainteté de l'étole n'a pas plus que l'ignominie du
bonnet rouge la propriété d'autoriser les déviations du
sens moral.
Quand un ordre des Seize enjoignit d'inscrire au mar-
tyrologe le régicide Clément et le cordelier Chassé, pendu
à Vendôme, il n'eut pas la vertu d'honorer le crime, et
parce que le plan de la Ligue fut discuté à Rome et
trouva quelques encouragements dans le sacré collège,
il ne s'ensuit pas que la révolte ait jamais été sanctifiée.
L'Église l'a si peu considérée comme le plus saint
des devoirs, que, tandis qu'elle trouvait en France ses
1. Cet ouvrage, publié dans les dernières années du règne de Louis-
Philippe, a été vanté et commenté par les revues et les journaux uni-
versitaires.
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
apologistesdans le sanctuaire, Pie V faisait condamner,
à Rome, vingt prédicateurs pour avoir tenté de la con-
vertir en dogme. Savonarole et Connecti payèrent même
cette témérité de leur tête.f
Mais, tout en reconnaissant que le clergé gallican se
laissa emporter au delà des bornes de la justice et de la
vérité, on ne doit pas perdre de vue qu'il y fut provoqué.
Le parti protestant, le parti agresseur, l'insulteur du
culte préétabli, fut encore moins modéré dans l'attaque
que le parti catholique dans la défense. A ses docteurs
appartient l'initiative de toutes les atteintes aux autori-
tés légitimeset de toutes les maximes subversives de
l'ordre social. Hunert Languet Hotman 3, Jean Poyet 3,
Buchanan et beaucoup d'autres en sont arrivés à
nier l'utilité des lois et de la société. Il n'est pas une
erreur, pas une perversité, pas une sottise que le libre
examen n'ait adoptée, propagée et préconisée.
Cependant ni l'exemple ni la provocation ne justi-fient le pasteur qui se mêle aux intrigues politiques,
lorsqu'il n'y est pas contraint pour la défense de sa foi
ou le salut de son troupeau. Il y a, dans les questions
1. Auteur du Vindicte contra tyruntios, sous le pseudonyme de Ju-
nius Bruius.
2. Dans son livre de Franco- il attaque la légitimité des rois;
mais dans celui De jure successionis il soutient la thèse contraire.
3. Cet Anglais réfugié, dans un pamphlet plus ascétique que politi-
que, érige le tyrannicide en œuvre méritoirp aux yeux de Dieu.
4. De jure reg?ù, où la théorie du régicide est subtilement déve-
loppée.
5. Bodin, l'apologiste de la monarchie pure, absout le régicide dans
certains cas. La Servitude volontaire de La Boétie n'est qu'une thèse
contre la légitimité du pouvoir. La Franee Turquie, publiée en 1575,
établit le droit de refuser l'impôt, de juger le roi, etc. Aucun de ces
écrivains n'a réfléchi qu'ériger k force matérielle, c'est-à-dire la volonté
du peuple, en principe social, c'est rendre la société impossible.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
philosophiques et dans la marche progressive des géné-
rations, des choses et des époques dans lesquelles il ne
peut intervenir sans abdiquer. C'est peut-être à cette
invasion passionnée du clergé dans le conflit des inté-
rêts purement humains que doit être attribuée sa
déconsidération, beaucoup plus qu'aux divisions et aux
désordres qui ont attiré sur lui, ayant le xvm° siècle, les
censures des laïques et les satires dés poëtes. C'est en
effet dans ces luttes profanes qu'il a été conduit à mé-
connaître l'autorité pontificale, qui est la souveraine
garantie de sa propre unité, aussi bien que de celle du
dogme. L'austérité du janséniste et la liberté du galli-
can, tout en affectant de se séparer des hérésies, n'en
étaient pas moins infectées du même esprit de révolte
et d'orgueil.
Tant que le clergé fut un ordre dans l'État, ayant
des droits à exercer, des priviléges à conserver et des
garanties à revendiquer, il entrait nécessairement dans
le maniement des affaires; mais, lors même que la supé-
riorité de ses lumières l'appelait presque exclusivement
dans les conseils des rois, il ne jugeait pas qu'il fût de
sa dignité de descendre aux détails de l'administra-
tion et au partage des fonctions salariées. Précisément
parce qu'il avait des prérogatives spéciales à soutenir,
il portait plus de sobriété dans les discussions qui
l'auraient trop écarté de sa mission spirituelle, qu'il ne
pouvait pas perdre de vue sans oublier son premier
devoir. Cette incompatibilité s'est manifestée plus clai-
rement à mesure que l'instruction s'est disséminée et que
la gestion des choses temporelles s'est régularisée; le
prètre n'a pas été consacré pour servir des intérêts pro-
fanes, et à mesure qu'il devenait plus facile aux princes
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
de trouver des capacités pratiques le clergé voyait né-
cessairement restreindre sa mission. La stabilité des
emplois secondaires et leur classification étant le pre-
mier gage de bon ordre dans l'État et d'économie dans
la dépense, leur sécularisation en était la conséquence
naturelle. Seulement il serait injuste autant qu'absurde
d'exagérer ce conseil de la prudence, en l'appliquant
sans exception et sans réserve à toutes sortes de situa-
tions, à toutes sortes d'États, comme on a voulu l'im-
poser à celui de Rome, essentiellement et nécessai-
rement ecclésiastique dans sa forme, dans ses agents et
dans ses sommités.
Le prêtre; par ses études supérieures, ses principes
austères et sa pratique des choses du domaine de la
conscience, est tout au moins l'équivalent du laïque
dans la connaissance et la pratique des affaires hu-
maines.
Ainsi, lorsque le clergé était seul assez éclairé pour
être consulté, son utilité lui tenait lieu de dispense. Il
serait encore et sera toujours justifié par une noble am-
bition, d'éminents services et un génie exceptionnel.
Cependant parmi ceux de ses membres qui ont assisté
les rois de France, lorsque son concours était à peu
près exclusif, combien y en a-t-il dont la gloire soit
pure? Ilfaut
remonter à l'abbé Suger pour pouvoir
louer, sans restriction, le ministre et le cénobite. Riche-
lieu a laissé de grandes leçons aux princes et de beaux
souvenirs aux héritiers de son nom; mais quelles œu-
vres apostoliques recommandent la mémoire du cardi-
nal ? On sait les troubles, les profusions et les intrigues
qui ont signalé l'administration de Mazarin, dont le pre-
mier titre do gloire est d'avoir ouvert le siècle de
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Louis XIV. Ce grand roi n'accorda jamais l'entrée de
son conseil à aucun prélat et cela autant par respect
pour la dignité de l'Eglise que par prudence politique.
Mais à peine le sceptre échappé de ses puissantes mains
tomba-t-il dans celles de son irréligieux neveu, que
l'abbé Dubois s'en saisit comme d'une prébende rele-
vant de son ordre. vII.'
C'est de cette époque honteuse, qui semble avoir
été pressentie par la sage abstention du monarque,
que date la malencontreuse immixtion du clergé dans
toutes les intrigues diplomatiques et dans toutes les
turpitudes des brigues de la cour- Il semblerait que'cet
impur ministre du régent a quelque titre à l'indulgence
de son ordre, parce qu'il n'est pas entré dans ses calculs
de favoriser le jansénisme. Mais son habileté à tromper
la confiance du Saint-Siège et à bouleverser la catholique
Espagne pour servir les vagues inquiétudes de son
maître n'a été ni profitable à la France ni honorable
pour l'épiscopat. La pourpre romaine, déjà trafiquée
par Mazarin, devint, sous Dubois, le masque transpa-
rent d'un Tigellin et d'un vil proxénète. Les cardi-
naux de La Trémouille et de Rohan, on s'avouant pour
ses amis, les cardinaux de Tencin et de Bissy, en se
faisant ses agents, les évêques de Besançon et de- Sis-
teron, en s'attachant à sa fortune, avilirent la pourpre
et la mitre, encore respectées pour elles-mêmes, et
préparèrent les peuples à profaner ces insignes du pon-
tificat, en faisant mépriser ceux qui ne s'en revêtaient
que pour les prostituer.
Élu président de l'Assemblée du clergé en 1723,
Dubois y pesa, avec une gravité burlesque, les inté-
rêts de l'Église gallicane et donna un retentissement
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
déplorable à la querelle des jésuites et des jansénistes.
Le jansénisme fut la fatalité de l'Église de France au
xviu0 siècle; en employant les jésuites dans ses négo-
ciations à Madrid et à Rome, le ministre du régent leur
(.suscita d'implacables ennemis parmi les catholiques,
accrut leur impopularité auprès des cabinets étrangers
et fournit les premiers prétextes de leur chute pro-
chaine. N'est-il pas étrange que lorsque des papes se
refusaient à toute mesure violente et résistaient, comme
“ Benoît XIII ou Clément XIII, aux exigences d'un zèle
inconsidéré, la modération du Saint-Siège fût obsédée
par le rigorisme de quelques prélats gallicans d'une
régularité suspecte et d'une orthodoxie douteuse?
On avait droit sans doute de juger Quesnel et Jansé-
nius, et l'on eut raison de condamner les propositions
hétérodoxes découvertes dans leurs livres mais on en
fit beaucoup trop d'éclat, et cette controverse manqua
d'à-propos, sinon d'arguments. L'époque était mal
choisie pour recourir, aux rigueurs d'une discipline
austère, lorsque le relâchement dos mœurs et l'irréli-
gion avaient envahi le sanctuaire qu'on pouvait so
prévaloir de l'exemple du prince lui-même, et que
l'Eglise en était réduite à avouer pour ses champions
des hommes qu'elle avait revêtus de la pourpre, au
scandale des fidèles et comme en dérision de son infail-
libilité.
Il ne faut pas perdre de vue que dans tout le cours
de ces querelles mystiques, attisées par les railleries
des témoins et l'irritation des dissidents, le clergé tenait
à la fois les rênes du gouvernement et la clef des con-
sciences. Il laissait flotter les unes au milieu des corrup-
tions les plus licencieuses, tandis qu'il rappelait les
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LES ItL'INES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
autres à l'étroite observance des pratiques les plus
minutieuses. C'est une triste et fatale coïncidence qu'à
travers le débordement de prostitutions, de sophismes,
de dilapidations qui, durant près d'un siècle, ont tant
contribué à pervertir les esprits, on trouve toujours un
cardinal à la tête du cabinet, des prélats et des abbés s
dans le conseil Lorsque toute l'énergie dù patriotisme
et du génie aurait à peine suffi à contenir la société sou-
levée contre elle-même, on ne voit au gouvernail qu'un
cardinal Dubois ou un cardinal de Tencin, un cardinal de
Fleury ou un cardinal de Rohan, un cardinal de Bissy
ou un cardinal de Bernis, un cardinal de Brienne ou un
abbé Terray les uns débiles ou caducs, les autres
incapables ou corrompus; ceux-là commensaux de
M"10 do Prie, ceux-ci créatures de Mmo de Pompadour,
tous portant aux affaires, non l'application d'un cardinal
de Richelieu ou seulementla dextérité d'un cardinal de
Mazarin, mais leur inexpérience ou leur égoïsme, leur
dépravation ou leur nullité.
Que cette triste comédie se soit mêlée aux saturna-
les de la Régence et se soit continuée jusqu'au cardinal
de Fleury, partisan d'abord du P. Quesnel, qu'il aban-
donna dano le seul but de ne pas indisposer le parti dis-
pensateur des dignités ecclésiastiques, il n'y avait à cela
d'autre danger que de donner en spectacle à l'Europe
les inconséquences de quelques prélats décriés et les
infirmités d'une partie du clergé gallican. Il restait
encore assez d'évêques vénérés, de graves docteurs et
de pasteurs charitables pour arrêter la dispersion du
troupeau et la contagion de l'exemple.
Mais lorsque, après le traité d'Aix-la-Chapelle, les
loisirs de la paix et la mollesse de l'autorité laissèrent
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
le champ libre à la controverse, les luttes entre les
jésuites et les jansénistes, entre le parlement et l'épi-
scopat,devinrent si fréquentes et si acharnées qu'elles ne
pouvaient plus avoir do terme que dans l'extermination
du parti le plus faible. La cour, qui jusqu'alors avait
gardé la neutralité, se partagea entre les combattants.
Machault et d'Àrg-enson, selon les Mémoires du temps,
se firent la guerre à coups de parlement et de clergé.
Les gens de lettres, impatients d'y prendre part, furent'
enrôlés dans les deux camps à titre d'auxiliaires, et la
mêlée devint générale d'un bout de la France à l'autre.
C'est à cette lutte prolongée, dans laquelle les par-
tis, tour à tour vainqueurs et vaincus, portèrent plus
de passion que de sincérité, qu'il faut attribuer l'affai-
blissement du sentiment religieux dans le peuple, déjà
prévenu contre le sacerdoce et entretenu dans ses
répulsions parle contraste, journellement exposé sous
ses yeux, du luxe et des mœurs des bénéficiaires avec
leurs doctrines austères et impérieuses. La ligue philo-
sophique qui, depuis longtemps, méditait la ruine du
catholicisme, saisit, avec une certaine tactique, l'occa-
sion qui lui était offerte de profiter de ses dissensions
et de diriger. les hostilités commencées par ses propres
troupes, afin de triompher plus aisément de celles que
la fatigue lui livrait affaiblies et dispersées. Elle adopta
le plan de campagne ouvert, près de trois siècles aupa-
ravant, par le protestantisme, commençant par des criti-
ques plus ou moins réservées, plus ou moins fondées,
mais qui devinrent plus véhémentes à mesure que la con-
troverse autorisait plus de hardiesse dans la réplique.
Quand elle vit le fer engagé entre les jésuites et les
jansénistes, elle affecta une neutralité perfide, se bor-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
nant à souffler le feu de la discorde par ses railleries, et
à s'emparer des arguments échangés de part et d'autre,
pour les amplifier, les parodier et les livrer à la déri-
sion du public.
L'audace des défis et l'évidence des conclusions ne
tardèrent pas à révéler une conjuration formidable,
d'abord contre le clergé, mais en définitive contre le
christianisme. La confédération des déistes et des athées,
formée sous )a Régence, se borna longtemps à braver
les censures ecclésiastiques, en affichant la licence et
l'incrédulité. Mais en s'alliant aux protestants, sous le
règne suivant, elle devint agressive et dogmatique.
Elle n'avait pas, comme les écoles philosophiques de
l'antiquité, de système à formuler; son but unique étant
de détruire, elle prit pour mot de passe Tolérance! et
pour celui de ralliement Écraser V infâme Aussi ouvrit-
elle ses rangs à toutes les opinions, à toutes les super-
stitions même qui voulurent guerroyer contre la foi du
pays. On admit tout et l'on se fit des armes de tout. Le
fanatisme des puritains et le vandalisme des anabaptis-
tes, l'intolérance de Calvin et le sensualisme d'Épicurc,
les extases duderviche
et les jongleries du marabout,
le panthéisme de Spinoza et le matérialisme de Ilobbcs
tout fut invoqué, enrôlé dans cette croisade contre la
croix. On chercha l'origine de nos rites dans les mon-
tagnes du Thibet et nos modèles de législation dans
les traditions informes des hordes sauvages. Les plus
monstrueux écarts des peuplades les plus ignorées et
des chroniqueurs les plus bizarres parurent assez bons
à servir de pâture aux croyances ébranlées. L'ignorance
1. Voir Boulanger et Dupiu, sur les mythologies de l'Inde.
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
et la sottise trouvèrent des prôneurs en se dévouant, et
les Académies eurent de l'encens pour des mérites pro-
blématiques et des couronnes pour des talents incon-
nus. L'Alcoran, le fétichisme et les sacrifices à Brahma
firent des prosélytes parmi nos esprits forts, et la reli-
gion chrétienne seule fut conspuée, proscrite et déclarée
incompatible avec la philosophie.
Cette polémique sans exemple, tantôt sentencieuse
ou déclamatoire, tantôt sentimentale ou familière, tan-
tôt ironique ou burlesque, mais continue, infatigable et
affectant toutes les formes, descendit insensiblement des
livres dans la conversation et des salons à la taverne. Il
devint facile de rendre le clergé suspect, -lorsqu'on put
dénoncer sans calomnie et commenter les imprudences
et les torts réels de quelques-uns de ses membres. Pour
la capitale et pour les villes de province qui reflétaient
toutes ses impressions, la renommée des cardinaux qui
siégeaient au conseil, le luxe des'évêques qui dissipaient
à Paris les revenus de leurs sièges, la vie frivole des
abbés de cour, étaient un sujet inépuisable de satires et
quelquefois de scandale. Étonné de ces disparates entre
l'austérité du ministère et la vie licencieuse du ministre,
le public fut, sans peine, induit à rendre l'ordre entier
solidaire de la conduite de ses membres les plus émi-
nents.
Qu'on juge de l'effet que dut produire sur des
esprits ainsi prévenus la renaissance suhito des que-
relles théologiques et la recrudescence d'un zèle d'or-
thodoxie en contradiction manifeste avec les mœurs de
ces inflexibles casuistes! On ne vit que de l'hypocrisie
dans leur langage et de la subtilité dans leurs doctrines.
Dès lors les reproches adressés au jansénisme perd iren
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
toute leur gravité les pratiques dévotes, introduites
par quelques jésuites dans les exercices de piété, devin-
rent un sujet de raillerie, et les rigueurs de la discipline
passèrent pour des actes d'intolérance ou de tyrannie.
On fit grand bruit de quelques refus de sépulture et de
quelques demandes indiscrètes de billets de confession;
mais plus d'un docteur se méprit en attribuant aux
erreurs signalées par la bulle Unigenitus une impor-
tance que l'indifférence générale s'obstinait à leur refu-
ser. Il y avait donc peu de prudence à exiger des pro-
fessions de foi de quelques chrétiens en qui toute foi
était tiède, sinon éteinte. Plus d'un homme du monde
que l'indifférence seule afâît^réservésiusqu'alors d'une
abjuration, plus d'un bourg-e^pisobjfcur qui n'avait
jamais ouvert un livre de piété, fut sommé à sa grande
surprise, pour ne pas se voir interdire les sacrements,
de déclarer son horreur profonde contre l'être fabuleux
qu'on appelait Jansénius, et d'adhérer sans réserve à
une bulle dont il n'avait nul souci.
L'archevêque de Paris, prélat de vertu et de foi plus
que de sagacité, se livra, avec toute l'ardeur de ses con-
victions, à la poursuite d'une hérésie dont il avait à cœur
de préserver son troupeau. Mais il l'accrédita par l'in-
discrétion de son zèle et lui procura l'espèce de succès
dont elle avait besoin pour se propager. Il se trouva en
face d'une opposition non moins passionnée, mais
retranchée dans le parlement, lequel, épiant les moin-
ares actes du pontife, crut le surprendre en abus de
pouvoir dans l'enlèvement d'uno religieuse rebelle à la
juridiction épiscopale, et fit saisir les revenus de révêché.
En vain cette témérité souleva la cour et le clergé le
parlement ne voulut pas se départir do sa résolution,
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
d'une légalité douteuse; il 'adressa au roi des remon-
trances qui furent jugées séditieuses, et, pour le réduire
au silence, on l'exila. {
Cependant le ministère n'était ni assez ferme ni
assez unanime pour persister dans cet acte d'autorité,
et il crut satisfaire à un vœu public en se relâchant de
sa sévérité. Il ne cédait, en réalité, qu'à l'exigence d'un
parti qui le dominait lui-même, et sa condescendance
ne fit que ranimer le feu de la discorde. Le curé de
Saint-Etienne s'étant signalé, entre tous, par sa fou-
gueuse intolérance, le parlement le condamna. Mais le
conseil cassa l'arrêt, et le pasteur,, enhardi par son
triomphe, menaça le duc d'Orléans mourant, qui s'était t
réfugié à Sainte-Geneviève, de l'excommunier s'il ne
rompait pas avec les jansénistes, dont il s'était fait le
protecteur. Il osa même interdire l'aumônier de l'ab-
besse de Chelles, sœur de ce prince.
Survint un nouvel arrêt du parlement; il portait
que la bulle Unigeniius n'étant pas article de foi, nul
n'était tenu de s'y soumettre. Cette déclaration échauffa
les disputes au lieu de les refroidir, et les prédicateurs
tonnèrent à la fois contre le jansénisme et contre le par-
lement. L'épiscopat descendit dans la lice, armé de son
autorité apostolique et se mêla témérairement aux
athlètes qui la parcouraient avec plus ou moins de suc-
cès. L'archevêque d'Aix s'y précipita avec la véhémence
d'un casuiste indigné de l'usurpation des autorités
laïques. L'évêque do Mirepoix excita le zèle des fidèles
jusqu'à la sédition, et celui do Troyes fit tant de bruit
qu'on le confina dans un couvent. Des prêtres furent
bannis, d'autres emprisonnés, et le tumulte fut tel que
l'autorité ne sut bientôt plus distinguer la résistance de
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
la'provocation. Les chansons satiriques succédaient aux
ponts-neufs, et les invectives aux arguments. Le peuple
se battait, ici pour entendre des refrains impies, là pour
envahir les églises malgré l'interdiction et participer
aux sacrements par surprise.
On signalait, suivant l'ùsage, les jésuites comme
la cause première de ces désordres, et leurs antagonistes
ne se faisaient aucun scrupule de les accuser d'en être
les instigateurs. Mais leurs partisans, peu soucieux de
les justifier, se firent un point d'honneur de les compro-
mettre. Christophe de Beaumont ne se contenta pas de
les défendre, il les loua de leur concours et les exhorta
à seconder ses efforts de toute la puissance de leur pro-
pagande. On bannit ce prélat de Paris; mais de Conflans,
de Troyes et de Lagny, lieux de son exil, il ne cessa
de fulminer des mandements pleins de colère. C'était un
pugilat, sans repos, de sentences canoniques et de
récriminations parlementaires. Les juges n'y pouvaient
suffire, et la justice fut suspendue. Les écrivains protes-
tants et les philosophes sceptiques intervenaient pour
accroître la confusion, et les excommuniés, pour qui
leur public prenait hautement parti se faisaient un
mérite d'affronter de nouveaux anathèmes. Les jésuiteset les jansénistes les plus engagés dans la mêlée usaient
eux-mêmes de tous les projectiles à leur portée, et ceux-
ci excellaient dans les caricatures, tandis que leurs ad-
versaires les travestissaient dans des comédies profanes.
Les délations et les malédictions se croisaient dans
l'arène et le sarcasme répondait à la menace. Il y eut
donc des torts réciproques. Mais l'autorité ayant pris
parti pour les ennemis des jésuites, ceux-ci durent né-
cessairement succomber; et leur suppression fut en effet
PARTICIPATION DU CLERfiÉ GALLICAN
le dénouement du drame compliqué qui préluda à la
dispersiondu clergé.
`
Cet événement fut le plus considérable et le plus
significatifdu règne de Louis XV, et peut-être le coup
ie plus funeste que le xvni" siècle ait porté à l'Église
romaine. Si l'on réfléchit à quels ennemis la Compagnie
de Jésus a été immolée et dans quelles circonstances on
a arraché au Saint-Siège l'acte de licenciement de sa
plus fidèle milice, on reconnaîtra que c'est la catholicité
qu'on voulait désarmer afin de l'attaquer ensuite avec
pliis'd'avantages.C'était une satisfaction donnée à la
Réforme et une prime offerte à l'incrédulité, dont cet
ordre avait été l'ennemi le plus infatigable. Il dirigeait
l'éducation en France depuis plusieurs générations. La
pureté de ses enseignements, l'orthodoxie de ses doc-
trines et le succès de ses méthodes avaient triomphé do
toutes les épreuves; sa disparition était donc une néga-
tion du passé et une révolution sociale, puisqu'un nou-
veau système d'éducation allait séparer les générations
à naître de celles que les jésuites avaient élevées.
Il est évident d'ailleurs que la cause de l'Église et
celle de tout le clergé catholique était engagée dans le
procès intenté aux jésuites, et que l'antagonisme parle-
mentaire ne se fit aucun scrupule d'accepter contre eux
l'alliance des protestants et dos encyclopédistes. La
Compagnie devint le point de mire de toutes les injures
et le bouc émissaire de toutes les iniquités dont les
apôtres de la tolérance avaient coutume d'accuser aupa-
ravant tous les prêtres. On n'allégua la banqueroute du
père Lavalette que pour avoir un prétexte d'intervention
et s'arroger le droit de scruter et d'interpréter les sta-
tuts de l'ordre. On se livra aux investigations les plus4
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
arbitraires, sans qu'on ait jamais daigné en publier les
résultats. On y aurait nécessairement trouvé des docu-
ments qui, s'ils n'avaient pas atténué les charges, au-
raient du moins donné des explications loyales.
Si un déluge de calomnies anonymes, de libelles
diffamatoires et de révélations scandaleuses fournit une
ample moisson au réquisitoire, il faut convenir qu'il ne
porte avec lui ni la limpidité d'une appréciation impar-
tiale, ni le cachet de la vérité. Quelques procès d'une
irrégularité patente, dirigés contre deux ou trois moines
obscurs soupçonnés d'immoralité et de séduction quel-
ques autres où les rigueurs d'unzèle peu éclairé avaient
eu, comme à Thorn, le caractère de l'intolérance et de
la persécution, furent exhumés pour être attribués aux
jésuites dont la solidarité ne pouvait.pas même être sup-
posée, puisqu'on ne put pas établir que les prévenus
leur fussent affiliés. Des particularités sans gravité, mais
commentées avec aigreur, envenimées par la passion,
exagérées et propagées avec une animosité aveugle,
dominèrent l'impassibilité de la magistrature, dont l'im-
partialité s'était déjà fortement 'compromise dans sa
lutte avec l'épiscopat. La défense ne fut pas libre, parce
que la rumeur publique étouffa sa voix, que la diffama-
tion passa par la bouche même des organes de la justiceet que la précipitation de leur jugement ne laissa le
tempsni aux accusés de se reconnaître, ni aux prévention s
de se calmer, ni à la. vérité de se faire jour. La Compa-
gnie eut beau décliner sa solidarité des torts imputés à
quelques-uns de ses membres désavoués, par elle, et
faire ressortir la contradiction palpable de l'accusation
qui les taxait à la fois de relâchement et de rigorisme,
de servilisme et de rébellion on ferma l'oreille aux ar-
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
guments, pour n'accueillir que lesgriefs les plus pro-
blématiques, les fables les plus puériles et les supposi-
tions les plus gratuites. '1
On ne peut demander la révision de ce singulier
procès,ni nier absolument des imputations vagues, ap-
puyées de nombreux témoignages et revêtues de formes
légales. Mais pour en alléger le poids il suffit de peser
à la balance de la vérité l'un des plus graves reproches
qu'on fasse encore à la Compagnie de Jésus, celui d'avoir
été l'instigatrice de la Ligue. Certes, il appartenait à ses
juges moins qu'àpersonne de lui en faire un crime, car
ce qu'il y a de plus avéré, c'est quetl'université et le
parlement en furent les premiers fauteurs, les plus fou-
gueux et les plus obstinés. Si des moines de tous les
ordres ont suivi le torrent populaire, c'est qu'ils subis-
saient la contagion qui envahissait jusqu'aux corpora-
tions tenues de donner l'exemple de la prudence et de
la modération. La foule, toujours dupe et stupide, livrait
alors, au nom de la religion, l'assaut qui emporta plus
tard le trône de ses rois, au nom de la République. Dans
cette dernière orgie seulement il n'y avait pas de jésuites,mais les parlements y ont rempli le plus triste rôle et
perdu leur dernier enjeu.
Au surplus, les parlements n'ont eu ni la puissance
ni l'honneur de renverser, à eux seuls, la Compagnie
de Jésus il y fallait une ligue de tous les rois catholi-
ques celui d'Espagne avait gardé rancune des négo-
ciations auxquelles le cardinal Dubois avait employé
des jésuites, et leur influence dans le nouveau monde
lui était devenue dès lors importune, sinon suspecte.
Le cabinet de Lisbonne, soit que ces impressions lui
vinssent du dehors, soit qu'elles servissent de prétexte
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
à la haine personnelle du marquis de Pombal, parut
aussi impatient de coopérer à leur destruction que son
ministre s'était montré altéré de leur sang et avide de
leurs dépouilles. Quant à la France, elle n'avait aucun
intérêt à leur ruine, aucun motif de se priver de leurs
services et de fermer leurs colléges; mais le duc do
Choiseul ne leur-pardonnait pas la confiance que leur
avait témoignée le dauphin, dont il s'était déclaré l'en-
nemi et, tout en affectant dans la lutte de la Compagnie
avec le parlement une stricte neutralité, il prit toutes
ses mesures pour qu'ils y succombassent.
Il recourut dtmc à toutes les menées occultes qui se
pratiquent dans les cours, pour y disposer l'esprit du
roi, sans laisser soupçonner ses sentiments personnels':
suggérant à la favorite la folle pensée de se réha-
biliter aux yeux du monde en obtenant l'absolution
d'un confesseur jésuite, il en fit l'ennemie irréconci-
liable de la Compagnie, puisqu'elle n'y put pas trouver
un seul homme qui voulût ravaler son ministère à celle
complaisance.
Ce mécompte d'une femme frivole dans ses scru-
pules de conscience autant que dans ses influences po-
litiques n'aurait peut-être pas suffi à surprendre la con-
fiance de Louis XV; mais, quandles partis et les cabinets
s'entendirent pour proscrire l'ordre fondé par saint
Ignace, cette considération eut le pouvoir de le rendre
indifférent à ce résultat. La chute des jésuites no fut
donc pas en France, comme celle des'Templiers, l'objet
d'un calcul politique ou fisca1, mais la conséquence
d'une obscure intrigue de boudoir et d'une précau-
tion éventuelle contre la légèreté ou les indécisions
du roi.
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
Le rôle honteux qu'accepta le duc de Choiseul dans
cette affaire fut ce qui contribua le plus à la faire réus-
sir car, sans l'adhésion du roi très-chrétien, ni le cabi-
net de Lisbonne ni même celui de Madrid n'auraient
eu assez de crédit à Rome pour imposer au pape un si
grand sacrifice. On ne peut nier d'ailleurs que cette
négociationfut conduite avec autant de dextérité que
de passion. Plus il faisait mouvoir de ressorts pour
entraîner le 'consentement du chef de la maison de
Bourbon, plus le ministre affectait d'indifférence et d'im-
partialité. Il rassurait encore de sa bouche les amis des
jésuites, à Paris, au moment même où son ambassadeur
à Rome lui annonçait que leur suppression venait d'être
irrévocablement décidée au Vatican.
On peut douter que la suppression d'un ordre reli-
gieux, quelque regrettable qu'elle soit pour lui-même,
ait eu .pour conséquence l'abaissement de tout le clergé,
et finalement la ruine de l'Église française. Mais si l'on
considère par quelles mains et dans quel esprit cette
destruction a été opérée on s'aperçoit tout d'abord que
ce n'est pas tant à la Compagnie de Jésus qu'on en veut
qu'à l'autorité même dont elle était la garde avancée.
Les coups qui renversent le rempart n'ont pour but que
d'ouvrir une brèche assez large pour pénétrer dans
la cité. On le nierait difficilement, le jansénisme fut
un pont jeté sur l'abîme qui séparait la catholicité
de toutes les sectes protestantes et philosophiques,
et par lui toutes les questions hostiles à l'Église ro-
maine ont été ravivées. On conçoit tout ce que cette
polémique entretenue en Italie par la diplomatie
et soutenue en France par la duplicité du cabinet,
a du enfanter d'excursions dans les déserts du scepti-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
cisme, d'insultes au culte dominant, de déclamations
contre le clergé et de divisions dans son propre sein.
Seule la Révolution de 1789 a pu donner la mesure
des ravages qu'elle avait exercés dans les esprits, jus-qu'alors soumis à la discipline. s
On avait vu, avant cette époque, des prélats, des
abbés et des moines affecter une philosophie épicu-
rienne et frondeuse peu compatible avec la gravité de
leur profession; mais ce n'est qu'après, et comme en
prévision de la révolution prochaine, qu'on a osé pro-
clamer, dans le sanctuaire, l'abjuration de ses vœux
librement prononcés et le mépris du sacerdoce dont on
était revêtu. Tandis que les évêques d'Autun et d'Or-
léans affichaient la licence des mœurs et de la pensée,
les abbés de Mably, Raynal, Millot, Morellet, etc.,
signaient, de leur titre distinctif, des écrits dans lesquels
ils en violaient le caractère à chaque page et profes-
saient ouvertement la désobéissance et l'incrédulité,
sans que cette profanation ait attiré sur eux le blâme
public ou les censures ecclésiastiques, ni même qu'on
leur déniât le droit de se targuer do leur qualification
dérisoire.
Si tant de savants cénobites et des ordres religieux
entiers ont salué les premières réformes comme une
délivrance, c'est qu'ils avaient été initiés, à leur insu, à
la propagande révolutionnaire par l'impunité de ces
hardis enseignements et le silence des autorités compé-
tentes. Si tant de bénéficiera sécularisés, de réguliers
relaps et d'abbesses ont accepté le décret libérateur de
la première Assemblée, c'est qu'ils étaient entrés dans
les ordres sans vocation sincère, à l'appât d'une riche
prébende ou d'une éternelle sinécure.
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
C'est à l'instigation des mêmes instincts ou pour sa-
tisfaire aux mêmes besoins'qu'en désertant leurs cou-
vents ils ont inondé l'administration, l'armée et les
clubs. Beaucoup d'entre eux n'y apportaient ni mauvais
vouloir ni scrupule. On en a vu qui, animés d'une piété
shicère, remerciaient Dieu de les avoir retirés d'un état
qu'ils avaient subi sans le connaître. D'autres ont observé,
toute leur vie, le vœu surpris à leur jeune inexpérience.
On en trouvait dans tous les bureaux régénérés; ceux
des finances en comptaient plus de deux cents la police
et l'intérieur en employaient plus de mille. Mais tous ne
se bornaient pas à uu rôle inoffensif. La plupart des
clubs et des comités révolutionnaires en ont eu pour
présidents ou pour secrétaires. Il s'est trouvé des intrus
pour tous les sièges vacants. On en a vu cinq à la fois
aux sommités du gouvernement Talleyrand, Louis,
Fouclié, Sieyès et Grégoire et pour arriver à la con-
fiance intime d'un certain membre du Directoire, c'était
un titre que d'avoir été moine défroqué ou prêtre marié 1.
Cette irruption d'une notable partie du clergé dans
les carrières jusqu'alors réservées aux laïques n'est pas
sans doute la conséquence immédiate des dissensions
qui ont agité le règne de Louis XV mais elle s'y rat-
tache comme la Révolution elle-même; et si avant la
1. Un gënovéfain nommé Valée était le secrétaire intime, l'ex-béné-
dictin Bernard le régisseur, un autre moine du nom de Maillochau le
gendre de ce patriarche de la théophilanthropie. Ce conventionnel était
un homme intègre, ami de la justice, ce qui fait d'autant plus ressortir
lesravages de cette propagande antichrétienne. qui a pu pousser un
honnête bourgeois, d'un cœur droit et de mœurs pures jusqu'au régicide,
jusqu'à la journée de Fructidor, jusqu'à se croire appelé à détrôner
Jésus-Christ 1 de pauvre thaumaturge a fait partie de l'Institut. Sou seul
titre académique était la- reproduction du livre oublié de Théodore
Agrippa Les Trois Imposteurs.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
guerre des jésuites et des jansénistes il y eut des moines
dissolus et des prêtres apostats, jamais les doctrines
elles-mêmes ne furent plus généralement relâchées
qu'après ce procès, et le sacerdoce plus conspué. L'avé-
nement du jansénisme fut donc un triomphe pour la Ré-
forme et une calamité pour l'Église catholique. Son
règne fut court, à la vérité; mais il a réussi à rendre
impopulaire le nom de ses antagonistes, et, par suite, à
affaiblir l'autorité du clergé qui les avait défendus. Non
content de les diffamer comme des inquisiteurs impla-
cables et des hypocrites ennemis de tout progrès, il a
voulu rendre leur réhabilitation impossible, en identi-
fiant à leur nom patronymique ceux que Pascal a ridicu-
lisés dans les Provinciales. Tactique toujours habile,
car les préventions les plus injustes et les plus déraison-
nables sont aussi les plus tenaces. « Calomniez hardi-
ment, dit Beaumarchais, et fùt-ce jusqu'à l'absurdc;
calomniez encore, il en reste toujours quelque chose. »
Mais quelle gloire et quel avantage ont retiré pour
eux-mêmes, de leur victoire sur les jésuites, les succes-
seurs des Arnauld et des Nicole ? Ce n'étaient plus ces
solitaires moroses, commentateurs acerbes du texte des
Écritures, mais défenseurs peut-être sincères de la mo-
rale évangélique, dont les vertus privées ont atténué
les erreurs; mais des novateurs mystiques, plus près du
fanatisme des puritains que do la simplicité des apôtres.
La comédie burlesque des convulsionnaires, les mira-
cles de saint Médard et la légende du diacre Paris
avaient déjà un peu compromis la gravité de cette école
stoïcienne et émoussé ses railleries sur les extases de
saint Ignace et les visions mystiques de Marie Alacoque.
Mais lorsque la curiosité publique, éveillée au bruit de
PARTICIPATION DU CLEKGIÎ GALLICAN
sa propre ovation, la contempla dans son impuissance
et dans son isolement, elle se prit d'un incommensura-
ble dédain pour elle; et le ridicule lui fut plus mortel
que la bulle Unigenitus.
Les jésuites, sur le bûcher desquels le jansénismedressait ses tentes, avaient en effet laissé des monu-
ments et des souvenirs qu'il était difficile de surpasser.
Leur apostolat militant contre l'hérésie et leurs mis-
sions dans les deux Indes étaient des faits qu'on ne
pouvait effacer de l'histoire. La civilisation du Paraguay
avait réalisé les récits les plus fabuleux sur l'innocence
des races primitives et sur l'action puissante de la reli-
gion pour le bonheur des hommes et le règne de la
justice. Leurs savants écrits, leurs découvertes utiles,
leurs succès historiques et littéraires, leurs fondations
de charité et leurs méthodes d'enseignement et d'édu-
cation sont des services incomparables, et nulle autre
association n'a autant mérité de la civilisation et do
l'humanité.
En quoi les jansénistes leur seraient-ils assimilés?
Le seul moyen de légitimer leur triomphe eût été de
rivaliser de charité et d'abnégation avec les vaincus; do
leur emprunter la règle qui avait fait leur force, le zèle
ardent et infatigable qui avait sanctifié leurs efforts. Ils
n'ont pas même su profiter de leurs dépouilles, ni main-
tenir aucun des établissements qu'ils avaient fondés
par leur travail et illustrés par leur savoir. Nul n'a
songé, non plus, à leur disputer les palmes du martyre.
Les jansénistes n'ont eu, en effet, ni croyance com-
mune, ni esprit de corps, ni but déterminé et leur
perpétuité est un phénomène dont l'explication contient
un triste, mais vulgaire enseignement. Cette secte dont
T. i. 21t
LES RUINESDR LA MONARCHIEFRANÇAISE
le rigorisme n'était que le masque d'une envie ambi-
tieuse n'est au fond ni catholique ni chrétienne. Ses
croyances sont toutes de haine et d'exclusion, ce qui
explique naturellement l'esprit de hautaine intolérance
et d'ardente ambition qui anime tous ses adeptes.
Voilà pourquoi elle s'est trouvée, au début de la Révo-r
lution, de plain pied avec les réformateurs, athées ou
déistes, qui, comme elle, n'ont que des antipathies et
point de convictions et s'associent volontiers à tous ceux
qui concourent a l'œuvre de destruction, dernière con-
clusion de leur logique négative.
Les jansénistes, précurseurs ou plutôt aïeux des
doctrinaires qu'on a vus surgir sous la Restauration, ont
donc tendu la main à tous les factieux qui, encore
Incertains de leurcourage,
cherchaient undrapeau au-
quel se "rallier. Cette affluence inquiéta d'abord les
initiés; mais, résolus de se plier à[;toutcs les exigences
de parti qui pouvaient servir leurs vieilles haines, ils
renoncèrent à la discipline, sans laquelle il n'y a pas
d'agrégation compacte, et se bornèrent à suivre les ré-
volutionnaires d'action et les hommes passionnés, tenant,
tout prêts; une adhésion pour chaque succès, une justifi-cation pour chaque crime, un principe pour chaque er-
reur. Leur secret pour se maintenir fut de se faire mo-
dérateurs au milieu des excès, et conservateurs dogma-
tiques des faits accomplis de protester pour la liberté
en-agissant en despotes; de ne se livrer qu'avec gravité
aux entraînements populaires, afin de conserver assez
de sang-froid pour choisir leur place dans le tumulte, et
de se ménager une prudente retraite en cas de déroute,
ou la meilleure part du butin en cas de victoire.
Existe-t-il encore des jansénistes? Si l'on daigne
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
tenir compte de leurs alliances et de leurs maximes, on
ne doutera pas plus de leur survivance que de celle des
jésuites et l'on comprendra que la secte des doctri-
naires n'est que l'appropriation de leur tactique à lu
succession des événements, sinon leur transmigration
réelle. Toutes les fois que les questions tant rebattues
du droit des peuples et du devoir des rois se renouvelle-
ront, les mêmes dissentiments ramèneront les mêmes
champions, sous une armure et avec un langage diffé-
rents, suivant qu'ils auront à attaquer le pouvoir qui les
dédaigne, ou à servir celui qu'ils partagent 2.
Il doit paraître étrange au lecteur crédule, à qui la
Révolution ne s'est révélée que de'son point de vue
dramatique, d'apprendre combien d'illusions ont con-
couru à le tromper, et de voir ranger sous la dénomi-
nation de jansénistes, des hommes d'opinions, de carac-
tère et de culte en apparence incompatibles. Mais
n'est-il pas, dans les perturbations sociales, un empire
inaperçu exercé par une doctrine élastique et flexible?
Pareille au roseau courbé sous le flot qu'il soulève à
peine, cette doctrine hâte et favorise les débordements
qu'on y réfléchisse, et l'on sentira combien une austérité
complaisante peut avoir d'autorité sur des esprits dé-
voyés qui, tout en cédant au plus fatal entraînement,
ont besoin de croire qu'ils n'ont entendu renoncer ni à
leur propre estime ni à l'exercice de leur raison. Ils
1. Les sympathies et les alliances des deux descendants en droite
iigne cle Port-Royal qui ont pris part aux affaires parlementaires prou-
vent notre assertion M. Duvergier de Iluurannc à la tribune, M. de
Sacy au Journal des Débats.
2. Comparez les allocutions de M. Guizot, professeur, de M. Guizot,
hùnktre, et de M. Guizot, ne sachant plus à qui s'offrir, devenu fusîon-
nisie.
LES RULVfcS DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
y
savent gré au sophiste qui rassure leur conscience et
sont disposés à le prendre pour arbitre ou pour guide.
Il y avait des jansénistes en robe courte, tout autant
qu'on l'a dit des jésuites. On signalait comme tels Lan-
juinais, Camus et plusieurs autres membres des États
généraux, dont les votes ont toujours été plus significa-
tifs que les paroles. A côté des prêtres qui se faisaient
gloire de leur apostasie, tels que Sieyès et Talleyrand,
Chabot et Godet, Charpentier 1 et Joseph Lebon, on en
citait qui, dogmatistes inconséquents, tout en usurpant
la mitre et chassant les évêques de leurs sièges, se
piquaient d'une certaine sévérité de principes et d'une
orthodoxie inflexible, tels que Fauchet et Grégoire.
Mais les fanfarons d'impiété et de démagogie n'étaient
pas les plus malfaisants. Les conventionnels les plus
sombres et les plus implacables étaient presque tous jan-sénistes. Un des membres les plus sanguinaires du Co-
mité de salut public assistait, dit-on, clandestinement
aux messes nocturnes que des prêtres proscrits célé-
braient dans des asiles qu'il protégeait 2.
JI y a plus à craindre de l'hypocrite que de l'impie,
et la perversité qui dogmatise est plus redoutable encore,
car elle justifie le crime par ses sophismes et le commet
sans remords. C'est ce faux semblant d'austérité qui
attire à elle les natures lâches et les consciences élasti-
ques, domine les convictions ébranlées et achève toutes
les ébauches de corruption. Cet appel aux capitulations
de conscience, si familier à la philosophie révolution-
1. Ce nom, moins célèbre que les autres, était celui d'un curé d'Aui-
billon devenu gènéial, et qui, en sortant d'une orgie, se donna le plaisir
de inetLre le feu à sa paroisse, se comparant, par cet exploit, au vain-
queur des Perses. (Histoire (le III Vendée.)
2. Son nom était Voulant!.
PARTICIPATIONDU CLERGÉGALLICAN
naire, on a eu la précaution d'en faire le premier grief
de tous ceux que les Lettres provinciales reprochent aux
jésuites,et cette cruelle raillerie .a pris de si grandes
proportions que le mot de jésuitisme est entré dans
l'idiome de toute la génération. Aussi, dès que le sen-
timent religieux se réveille aux accents de "quelque
association pieuse, il suffit de la signaler comme jésui-
tique pour en faire un épouvantail et lui ôter tout
crédit.
Quelle que soit l'injustice de ce préjugé, ce n'est
point en l'affrontant qu'on en pourra triompher; et l'au-
torité ecclésiastique a dû. se convaincre qu'à chaque évo-
cation de ce fant<4<iïie, c'est le jansénisme qui renaît do
sa cendre et crie Aux armes
La Congrégation, qui prétendit venir en aide au gou-
vernement de la Restauration, commit cette imprudence
d'appeler à elle la Compagnie de Jésus et, au lieu de se
fortifier par cette agrégation, elle s'affaiblit de tout ce
qui avait fait son succès lorsqu'elle agissait isolément.r
Il suffit de la supposer soumise à cette inspiration pour
pouvoir la décrier impunément. Elle eut beau ouvrir ses
rangs aux affinités les moins compatibles, elle n'amena
aucune conversion politique en croyant confondre toutes
les nuances d'opinion dans une teinte uniforme de
mysticité elle ne fit que stimuler des ambitions dévoyées
et offrir des primes à la trahison. Lorsqu'on sut qu'elle
se contentait d'une formule banale et d'un léger tribut,
il y eut concurrence à l'initiation et beaucoup s'y affiliè-
rent avec le dessein préconçu de la tromper.
C'est pour s'être complu dans l'affluence de ces con-
fréries mélangées, et dans les signes extérieurs d'une
piété peu sincère, que le clergé s'est fourvoyé de nou-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
veau, parce qu'il a pris la renaissance du sentiment
religieux en France pour une restauration de so propre
puissance. Encore sous l'impression des souvenirs de
l'ancien régime dont il avait largement partagé les abus,
et de l'Empire dont il avait subi le joug sans murmure,
il n'était ni assez populaire ni assez pur pour sortir
vainqueur d'une si périlleuse épreuve. Le clergé qui
avait triomphé de la Révolution était celui dont' la pa-
tience etlesvertus avaient lassé la persécution. Le clergé
qui avait survécu à tant de glorieux souvenirs n'avait ni
l'abnégation de l'apostolat ni la consécration du mar-
tyre, et il apparut aux yeux du pays comme l'héritier
jaloux de celui que les décrets des Assembléesavaient
dépouillé, plus impatient de ressaisir son autorité que
de faire bénir son retour. Associé à toutes les innova-
tions, comme il l'avait été à toutes les vanités du siècle.
comment aurait-il reconquis tout à coup la coniiance
qui ne s'accorde qu'au respect, et le respect qui ne se
rend qu'à la dignité dégagée de tout intérêt? La dignité
du sacerdoce n'est plus, pour les peuples,' que dans la
solitude du sanctuaire et dans l'exemple des vertus pra-
tiques en se mêlant aux mouvements du monde, il
subit les lois que le monde impose, et lorsque sonne
l'heure de la lutte il se trouve désarmé avant d'avoir
combattu.
C'est ce qui est arrivé de la Congrégation, ainsi qu'il
sera démontré lorsque nous aurons à apprécier l'inop-
portunité de son concours au gouvernement de la
Restauration.1. Comment a-t-on pu croire que la voix
du clergé, en se mêlant à celles des passions et des inté-
rêts mis en conflit par tant do révolutions et de cala-
1. Livre Vf, chapitre xiv.
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
mités encore saignantes, dominerait une génération
qui affectait de le laisser à l'écart? Son invasion avait
plutôt l'apparence d'un défi que d'une intervention con-
ciliatrice. C'est pour s'être défendu avec trop de vivacité
et pour avoir pris trop souvent l'offensive qu'il avait
été abattu, dépouillé et finalement retranché de la so-
ciété politique dont il était la sommité. Maintenant
qu'il n'est plus un ordre dans l'État, il a d'autant plus
de ménagements à prendre, s'il ne veut pas se heurter à
des obstacles plus forts que lui. Nous n'ignorons pas
que l'exaltation de certains esprits ne veut voir dans la
circonspection qu'une lâcheté ou même une apostasie;
mais la prudence est une des vertus agréables à Dieu,
et les moyens humains sont aussi conformes aux vues
de la Providence que les prodiges qui en suspendent les
lois. Au milieu d'une population où la foi religieuse a
été altérée tour à tour par l'abus qu'en ont fait ses pro-
pres ministres, par les pollutions de la police réglemen-
taire et par l'antagonisme philosophique, tout ensei-
gnementmal dirigé peut être l'équivalent d'une erreur,
et toute indiscrétion de zèle un danger; le clergé doit, et
le salut de la société l'exige, recouvrer la direction des
consciences. Mais la patience et la discrétion la lui ren-
dront plutôt que le commandement. Qu'il fasse surtout
respecter son indépendance, car s'il se subordonne à
une autorité ou s'incorpore à une compagnie quelcon-
que, il abdique. Quelque puissante et 1égitime que soit
la première, quelque habile et vénérée qu'on suppose
la seconde, elles l'effacent en l'absorbant. La voie est
devenue plus étroite que jamais entre les pouvoirs que
le prêtre doit vénérer et servir et ceux auxquels il n'est
tenu que d'obéir.
LES KL'LN'ES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Est-ce à dire qu'il doit s'effacer devant l'autorité
laïque, se courber à toutes les exigences du pouvoir et
renoncer à la direction des consciences? Tout au con-
traire sa force et son énergie s'accroîtront du dégage-
ment de tout intérêt matériel et de toute personnalité.
Qu'il proteste hautement contre tout attentat àlajustice,
contre toute atteinte à l'unité catholique, et Dieu sera
avec lui; qu'il affronte, comme il l'a déjà fait en 1793,
la persécution et le martyre, et la foi sera sauvée, et les
peuples lui reviendront.
Le clergé français, dont les vertus et la science
avaient fait la première institution du pays, que tant de
grands hommes avaient illustré, que tant de services et
de bienfaits avaient rendu cher à la nation, se serait
indubitablement conservé et la monarchie avec lui, s'il
avait été mieux inspiré en prenant l'initiative des sa-
crifices. Sa considération avait survécu aux attaques
licencieuses du moyen âge, aux fureurs de la Ligue,
aux invasions répétées de la Réforme, au contact même
de l'Inquisition. Elle se perdit dans les minutieuses sub-
tilités d'une théologie tracassière, dans la tacite acces-
sion des confesseurs des rois à leurs fantaisies illégi-
times, et dans les pratiques puériles d'une dévotion
ombrageuse. Tout en exagérant ses scrupules sur des
futilités, il tolérait ou défendait même, comme son droit,
les abus beaucoup plus graves qui s'étaient glissés dans
ses rangs, laissant ainsi à ses ennemis tout l'avantage
de la récrimination et du contraste manifeste entre l'au-
stérité de ses paroles et le relâchement de ses mœurs.
Il est injuste assurément de rendre solidaire des dis-
sipations mondaines ou de l'immoralité de quelques
prélats incrédules et de quelques abbés débauchés tout
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
un corps dont l'immense majorité, fidèle aux devoirs du
sacerdoce, resta étrangère aux fautes qui ont servi de
prétexteà sa proscription. Cette admirable multitude
de prêtres, connus du monde seulement par leur mar-
tyre, qui ont expié avec une patience héroïque les
erreurs qu'ils n'avaient pas partagées et se sont résignés
sans murmure aux souffrances qu'ils n'avaient pas
méritées, n'ont-ils pas racheté les iniquités de quel-
ques-unset montré le clergé français plus grand dans
la persécution et plus riche dans sa pauvreté qu'il ne
l'était au temps des Dubois, des Tencin et desBrienne?
Mais il faut le dire pour le public incapable de voir
ceux qui ne sollicitent pas son attention, pour les écri-
vains qui fondent leursuccès sur le parti dont ils par-
tagent les passions, le clergé est tout entier dans ceux
qui le représentent et dans les sommités qui attirent les
regards. Les ambitieux qui se donnaient pour ses orga-
nes, les chefs mêmes dont il acceptait la direction, ne
tenaient pas assez de compte du mouvement intellec-
tuel qui se développait depuis le siècle de Louis XIV,
et de la tendance de la bourgeoisie émancipée à s'é-
lever par l'étude et la spéculation. Les perturbations
causées par le système de Law et les richesses accumu-
lées par le commerce colonial avaient égalisé les for-
tunes et abaissé, pour cette partie de la nation, tous
les obstacles que le rang et la prépondérance territo-
riale opposaient auparavant à ses convoitises. Le bour-
geois s'étonnait qu'il en existât encore et s'indignait
même des simples rivalités dont il ne pouvait contester
le droit. Aussi portait-il un œil inquiet et jaloux sur
les institutions et les corps qui faisaient autour de lui
un rempart importun.
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE
Le clergé était partout, et partout fatiguait de sa
présence et de ses censures l'avidité insatiable du pra-
ticien et la vigilance cupide du marchand. Depuis long-
temps l'opulence oisive des cloîtres était en hutte aux
critiques des économistes, aux satires des poëtes et aux
déclamations des philosophes. Le luxe des prélats exci-
tait plus d'envie qu'il ne soulageait de misères, et les
profusions d'un riche commandataire étaient plus en
vue que les charités discrètes du modeste pasteur; le
bien-être gratuit dont jouissaient les chanoines, les
abbés et une foule de bénéficiaires obscurs, blessait
leurs égaux et leurs parents, à qui un travail opiniâtre
était loin de procurer la même aisance. Le vœu d'abné-
gation paraissait dérisoire avec tant de priviléges, et
celui du célibat avec tant de jeunesse et de loisir.
On en vint à regarder l'existence du clergé comme
un abus, et le partage de ces biens comme un droit.
Cette conclusion était illogique autant qu'injuste, mais
elle contenait un salutaire avertissement sur la répar-
tition et l'emploi de ces richesses. Le premier ordre do
l'État ne pouvait paraître ignorer l'embarras de ses
finances, ni méconnaître l'opportunité de lui venir en
aide. Son intérêt le lui conseillait autant que son devoir,
car des exemples de confiscations récentes, consacrées
par la prescription et les traités, constituaient un péril
imminent en rendant la tentation plus forte et l'imita-
tion moins difficile.
C'est la convoitise des biens de l'Église qui a livré
l'Allemagne à la Réforme et rendu l'Angleterre com-
plice des turpitudes du règne de Henri VIII. Le vol de
ces biens fut une calamité pour les peuples autant qu'une
profanation. La plus grande partie avait été défrichée,
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN
créée ou améliorée par ses possesseurs. Jamais pro-
priéténe fut plus légitimement acquise, plus
libérale-
ment gérée, plus légalement transmise. Elle était le pa-
trimoine des déshérités, la dotation du mérite indigent et
l'hypothèquede l'aumône. Les épargnes des couvents
ont servi à la construction des plus beaux monuments
que possède la France, à toutes les fondations de bien-
faisance et d'utilité publique que la Révolution a dé-
truites ou dénaturées, aux progrès mêmes les moins
problématiquesde l'agriculture, qui ne se perfectionne
qu'à l'aide d'essais sans parcimonie, faits en grand sur
de vastes surfaces et sans l'étroite nécessité de les su-
bordonner aux calculs d'un gain douteux.
Certes, ce fut un immense désastre pour le peuple,
que le décret qui livra cette richesse au fisc. Il n'a plus
retrouvé ailleurs la même sécurité pour sa vie de tra-
vail, la même modération dans le prix des fermages,
le même abri pour sa vieillesse et pour sa famille dans
le besoin.
Une partie de ces biens se composait de donations à
titre onéreux et de legs pieux dont nul n'avait droit de
changer la destination. Si quelques-uns 'avaient été le
fruit de l'obsession, il était facile de mettre un terme
à cet abus le clergé lui-même y avait songé, et une
ordonnance de Louis XV lui interdisait toute acquisition
nouvelle. Cette mesure extra-légale était un avertisse-
ment autant qu'une menace, car il signalait comme un
danger la faculté indéfinie d'accroitre la possession
mainmortable. Ce monopole, en concentrant tout, ton-
dait à tout compromettre.
C'est en ceci que le clergé manqua de perspicacité et
de prudence. Lorsque l'État réclama son assistance, il
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE
se retrancha dans ses priviléges et se ligua avec la
noblesse pour repousser la taxe du cinquantième. Sa
haine contre le contrôleur général Machault fut si
aveugle que la promesse de lui retirer le ministère des
finances suffit pour déterminer l'adhésion des évêques
à l'expulsion dos jésuites, qu'ils avaient blâmée unani-
mement' La passion qui les porta à cet acte de déloyauté
ne leur laissa pas voir l'abîme qu'il ouvrait sous leurs
pas.On eût dit que l'épiscopat, frappé de vertige, avait
hâte de se déconsidérer. On le vit, plus exclusif que
jamais, dans la dernière Assemblée duclerg-é, faire deux
classes des députés appelés à délibérer en commun et
se réserver, à lui seul, le vote suprême, ne laissant aux
abbés qu'un rôle consultatif. C'était renoncer aux cou-
tumes consacrées par plusieurs conciles, et à l'esprit
d'égalité que la science et l'Évangile recommandaient.
Cette prétention fut d'autant plus remarquée que le
haut clergé était appelé à redresser lui-même les torts
qui lui étaient reprochés, et qu'il se constituait jugedans sa propre cause. Le moment était mal choisi pour
se diviser. Aussi les hostilités ne tardèrent-elles pas à
éclater.
Tandis que les dignitaires de l'ordre défendaient
avec hauteur les abus dont ils profitaient, la-plus nom-
breuse portion du clergé, la plus active et la plus popu-
laire, réclamait une réforme radicale. Cette opposition
ne se composait pas seulement de prêtres d'une voca-
tion douteuse, ambitieux ou turbulents, que le dégoût
du devoir poussait à l'indépendance et que bientôt la
Révolution allait recevoir dans ses rangs, mais de beau-
i. Une seule voix, celle de l'évoque de Sisteron, opina contre les
jésuites.
PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN •
coup d'esprits rigides et scrupuleux que scandalisaient
la profanation du sanctuaire et le mauvais emploi de ses
richesses. Cette partie des mécontents, dont les avis
furent dédaignés et le concours hautement désavoué,
prêtaaux ennemis du clergé l'autorité de son al-
liance momentanée et le secours de ses armes loyales.
Comme toute assemblée parlementaire, celledu clergé
eut donc son tiers-parti composé originairement
d'hommes de courage et de conviction, mais que le débat
passionna et que l'isolement blessant infligé à ses plus
sincères organes par l'épiscopat jeta, à leur insu, dans
les bras des novateurs.
Le clergé refusant de redresser des griefs dénoncés
par le clergé lui-même, l'intervention laïque devint iné-
vitable et l'autorité séculière se substitua bientôt à la
sienne. A quelques réformes faciles dont le pays se fût
contenté succédèrent cette guerre aux abus et cette fièvre
de changements indéfinis qui, sous le nom spécieux de
perfectionnements, recèlentle bouleversement et la ruine.
Les logiciens de la Révolution, une fois maîtres du
terrain, procédèrent avec une argumentation irrésis-
tible. Le clergé n'étant qu'usufruitier, on en conclut
que la nu-propriété appartenait à l'État; puis, distin-
guant le clergé régulier du clergé séculier, on commença
par induire de l'abolition des vœux l'inhabilité des
moines à succéder. On pourrait, sans trop d'effort,
étendre les conséquences de ce syllogisme jusqu'auxhéritages privés, car toute jouissance est viagère. Mais
on n'en était pas encore arrivé à la négation de la famille,
et l'on se contenta de dénier à la communauté le droit
de se personnifier et de se survivre.
De la sécularisation des ordres à la suppression des
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
couvents, la conséquence était rigoureuse, et le fisc,
héritier légal de toute succession vacante, put sans trop
de subtilité confisquer le fonds au même titre que le
revenu. La force rendit cet argument irrésistible.
Le clergé séculier eut son tour. On se récria d'abord
contre l'énorme disproportion do la modeste prébende
du pasteur à charge d'âmes avec la riche dotation du
prélat ou de l'oisif bénéficiaire. Sous prétexte d'une
répartition plus équitable, il devint plausible de balan-
cer les ressources avec les charges. Mais avant de ré-
partir il fallait retrancher aussi commença-t-on par
réduire puis, comme tout emploi trop rétribué parut
abusif, on jugea plus expédient de le supprimer; et
comme le salaire fut, pour les autres, substitué aux béné-
fices, on passa par-dessus l'abus pour atteindrel'institu-
tion. Le clergé cessa donc de posséder et de former un
ordre dans l'État; les prêtres furent à la solde du gou-
vernement, comme les autres fonctionnaires.
On procéda avec la même dextérité contre les droits
de la conscience. On arriva par l'exigence du serment à
l'élection du pasteur, et par la liberté des cultes à
l'athéisme delà loi. C'est ainsi qu'au nom de la logique
et de la légalité le vol et l'usurpation s'accomplirent,
qu'au nom de la philosophie et de la liberté l'injustice
et l'oppression triomphèrent. Ce bouleversement s'opéra
sans relâche et sans résistance. Le clergé déconsidéré
par son immixtion dans tous les désordres et dans toutes
les intrigues des derniers règnes, divisé dans son per-
sonnel et dans ses doctrines, ne trouva ni auxiliaires
pour prendre sa défense, ni ressources dans sa propre
énergie pour lutter contre ses adversaires. Il ne lui
restait plus pour se régénérer que l'épreuve de la por-
PARTICIPATION' DU CLERGÉ GALLICAN
sécution et du martyre. Heureusement qu'il n'y a pas
failli.
Le clergé n'eut donc ni assez de prescience ni assez
d'abnégation pour conjurer l'orage qui dès longtemps
s'amassait au-dessus de sa tête. Lorsqu'on lui signala
l'inutilité de quelque prébende abusive ou de quelque
monastère dégénéré, il les défendit comme choses sa-
crées, croyant qu'il y allait de son honneur à ne se
laisser entamer sur aucun point. Quand il se sentit
atteint par l'édit de 1769, il s'appliqua à élargir le cer-
cle des exceptions concédées par le parlement, accep-
tant la solidarité des slappositions les, plus suspectes.
Pour échapper enfin aux propositions opiniâtres d'un
ministre trop zélé pour les intérêts du Trésor, il réussit
à effrayer le roi d'une menace d'excommunication et
lorsqu'aux approches de la Révolution il désespéra de
dominer l'Assemblée des notables, il fut le plus pressé
de réclamer la convocation des États généraux.
Il fallait sans doute que la société chrétienne fût en
délire, pour fouler aux pieds les premières lois de son
existence. Mais que le clergé ait subi cette grande ini-
quité sans l'avoir favorisée par ses imprudences, sinon
provoquée par ses désordres, c'est ce qu'il est impos-
sible de soutenir. Le vertige qui entraînait toutes les
institutions conservatrices de la monarchie hors de leur
orbite a fini par être irrésistible, et le doigta de Dieu
laissait son empreinte mystérieuse sur la trace brûlante
de tous les événements qui se succédaient sans s'en-
chaîner, comme si le moitde allait rentrer dans le chaos.
Toutefois, si cet éblouissement fatal excuse, en partie,
les égarements de la multitude, il ne rachète point les
torts du sacerdoce, gardien des doctrines sociales et
LES HULXr.S DE LA MOXAUCHIKFRANÇAISE
{'
plus spécialement préposé à l'instruction et à l'édifica-
tion des peuples. Qu'il accepte donc sa large part do
responsabilité dans une dégénération qu'il a aggravée
par sa complicité. Si les déceptions de la philosophie
ramènent les nations à la religion qui a civilisé le
monde, le clergé n'a malheureusement pris part à ce
mouvement réparateur que pour l'entraver, et nous
verrons que lui aussi a contribué, sous la Restauration,
à raviver par ses exigences intempestives l'esprit révo-
lutionnaire.
T.I. 22
Comment est tombée cette monarchie modèle, dont
Montesquieu jugeait les fondements inébranlables?
monarchie justement appelée tempérée, où l'honneur
était la première loi; où la plus grande somme de liberté
qu'il soit donné à l'homme de supporter mettait au
même rang le mérite et la naissance, le talent et la
richesse où la vie était douce et facile, l'autorité acces-
sible et sans aspérité, la police tolérante et l'opinion
souveraine! gouvernement sans exemple dans le passé,
qu'aucun publiciste n'a su qualifier, qu'aucune combi-
naison artificielle ne paut reproduire! où, à côté d'une
administration fortement empreinte de la pensée orga-
nisatrice de Louis XIV, brillait une magistrature plus
éclairée, plus indépendante et plus incorruptible que
n'en posséda jamais aucun autre peuple civilisé; où il
existait une aristocratie sans priviléges, accessible à
toutes les notabilités et n'ayant plus d'autre ambition que
de se ruiner au service du roi où la généralité du clergé
eût été respectée pour ses vertus, quand bien même il
n'eût pas été éminent par ses lumières dont les biens
étaient le patrimoine du pauvre, les demeures les asiles
de la douleur, et le ministère la consolation de tous 1
CHAPITRE VJII
RËSNE DELOtUS XYt
LES RUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Dans cette nation, unique entre les nations, l'égalité
se trouvait dans les mœurs plus profondément gravée
que dans les lois, la justice était la même pour tous,
car elle avait été régénérée par une ordonnance civile
qui ne laissait rien à désirer aux rédacteurs de nos
codes. Avant et mieux qu'eux, cette ordonnance, con-
forme à l'esprit de famille et pleine de respect pour les
droits consacrés par le temps, avait su concilier les
incompatibilités des vieilles coutumes, les sages inspi-
rations du droit. romain et celles non moins pré-
cieuses du droit canon. Sur cette nation enfin régnait une
dynastie sortie de son sein, assise sur une succession
de dix siècles, chère au peuple à qui son joug fut léger,
féconde en grands hommes et plus florissante que jamaissous un prince qui joignait, aux vertus des Trajanet des
Marc-Aurële, des éléments de puissance et de richesses
tellement inépuisables qu'ils ont pu satisfaire aux besoins
sans cesse renaissants d'une révolution dévorante et
aux guerres ruineuses d'un conquérant insatiable.
Quelsombre vertige s'est emparé tout à coup
d'une nation insouciante et frivole, qui s'était façonnée
à tous les régimes, habituée à toutes les variations, bla-
sée sur toutes les théories? Qui a pu substituer à son
humeur enjouée et railleuse une bile noire et soudaine,
plus meurtrière que le venin de l'aspic? Quelle cause
enfin-l'a précipitée dans le gouffre des révolutions et ne
l'en a retirée par moments que pour la tenir toujours
suspendue sur l'abîme? Sont-ce les mœurs dissolues
de la cour de Louis XV? Mais le règne des courtisanes
n'a affaibli ni le génie de la Grèce ni le pouvoir des
Romains. Serait-ce la. corruption de la philosophie
moderne? Mais le ,sophisme et le fanatisme ont agité
RÊ&NE DE LOUIS XVI
plus d'un empire sans l'ébranler. Est-ce la conjuration
d'Orléans? Mais les Bourguignons et les Guises et
d'autres d'Orléans plus habiles ont échoué dans leurs
complots. Est-ce la perfidie de l'étranger? Mais les
Anglais et les Espagnols ont déjà fait irruption dans les
conseils du roi de France, sans parvenir à les diriger.
et se sont emparés même du trône sans pouvoir s'y
asseoir. Ce mal n'a donc' aucun diagnostic dans le
passé.~
A la Révolution, nulle analogie ne peut être assi-
gnée, en effet, et nul exemple ne peut être opposé.
Mais, faute d'une cause immédiate et,,d'une assimilation
saisissable, tous les symptômes d'un malaise universel
et d'une dissolution prochaine se sont manifestés à la
fois, et leur complication en a rendu l'analyse impossi-
ble. Un mélange d'événements contradictoires et de
mécontentements mal définis n'en fut que le prétexte.
La lassitude du bien-être, ressemblant au dégoût d'un
convive repu pour les mets les plus délicats, et qui
s'était emparée d'une génération entière, saturée de la
philosophie de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire,
n'en fut que l'occasion. Tous ces germes morbides, de
leur nature improductifs, se seraient évaporés s'ils
n'avaient été recueillis et élaborés par une intelligence
perverse et persévérante.Le récipient où se préparait cette explosion n'était
pas dans le lieu qu'il devait couvrir de ruines; il n'était
pas même connu des partis irréligieux et démagogues
qui lui préparaient les voies et nous espérons démon-
trer que la Révolution est Fœuvre de l'étranger, qu'une
société secrète née en Allemagne, favorisée par l'An-
gleterre, dont un prince français fut l'adepte avoué et
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'aveugle instrument, eut seule la puissance de s'ap-
proprier ces éléments de dissolution et de les convertir
méthodiquement en une contagion irrésistible La
France en fut la victime plus que la complice et ce qu'il
y a de moins contestable, c'est que plusieurs fois elle
recula devant les conséquences de ses propres actes,
cherchant une volonté plus forte que la sienne qui la
retint au bord du précipice. r
Louis XIV avait tellement enraciné l'arbre monar-
chique, que les destructeurs du temps de la Régence
ne l'avaient pas même ébranlé. Si les turpitudes du règne
vicié par elle avaient flétri son feuillage, le tronc n;en
était ni énervé ni atteint dans sa sève, et l'avénement
de Louis XVI fut salué comme l'aurore d'une régénéra-
tion complète. On dut croire, aux acclamations unani-
mes do la France, que les intentions déjà connues du
nouveau roi ne trouveraient que des cœurs empresses
à les seconder. Les espérances répondirent peut-être
trop vivement aax désirs de cette âme généreuse et ten-
dre, impatiente elle-même de se manifester par des
bienfaits. Elle ignorait que la haine est plus active que
la reconnaissance, et que le nom seul de la justice est
un épouvantail pour les méchants.
On ne saurait assez déplorer les tristes fruits de la
vertu la plus pure qui ait jamais fait battre un cœur de
roi. Austère et studieux au milieu d'une cour frivole et
corrompue, donnant l'exemple des sentiments les plus
élevés à des serviteurs avilis, tout à ses devoirs de roi
dans un âge où la légèreté est si naturelle, la volupté si
douce, la flatterie si insinuante, Louis XVI n'eut qu'une
1. V. tome M, Uv. Il, ch. u Des /~MM<~ !<MM ~M~' /<! Révolution.
RÈGNEDE LOUISXYI'1
pensée,celle de rendre son peuple heureux. H eut
recours, pour en trouver le moyen, au procédé le plus
simple et ordinairement le plus efficace que l'inspiration
et l'expérience puissent suggérer aux princes qui veu-
lent sincèrement échapper aux séductions du pouvoir
il appela dans son conseil, non les hommes qui bri-
guaient sa faveur ou que la cour désignait à sa confiance,
mais ceux-là seuls que la voix publique signalait comme
les plus intègres et les plus capables. On dut à ce pre-
mier élan d'une conscience toute désintéressée le choix
de Turgot et de Malesherbes, de Saint-Germain et de
tous les membres de son ministère.
Si le roi se trompa sur le mérite de quelques-uns, qui
oserait lui en faire un reproche? On ne peut nier que
l'esprit superficiel de M. de Maurepas, la légèreté de
son caractère et l'indolence naturelle à son âge le ren-
daient peu propre à seconder l'ardente activité d'un
jeune prince avide d'améliorations et do bons conseils
mais n'est-ce pas par un sentiment de convenance autant
que par modestie qu'il s'est fié a l'expérience d'un vieil-
lard dont il devait présumer la sagesse, par cela seul
qu'il, avait été éloigné des affaires pour avoir refusé
son concours à ceux qui les avaient gâtées? Les événe-
ments ont prouvé que le choix de ses autres ministres
ne fut pas plus heureux, puisqu'ils ont tous, avec plus
d'imprévoyance que de mauvais vouloir, préparé les
voies à la Révolution.
Louis XVI avait trop de droiture et de pudeur
pour accepter le triumvirat, repoussé par la voix publi-
que, des Maupeou, des Terray et'des d'Aiguillon
mais il était trop bon fils et trop bon Français pour
revenir à l'ennemi de son përe et à la créature de l'Au-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
triche'. On ne peut trop admirer sa prudence et sa
fermeté dans cette circonstance solennelle qui allait
décider de tout son règne. Il résista aux sollicitations
de la reine qu'il adorait et que ses grandes qualités
rendaient si digne de son amour, parce qu'il se tenait
en garde contre le cabinet de Vienne, dont il connais-
sait la politique et redoutait l'influence. Il avait étudié
d'avance et deviné la diplomatie tortueuse des cours
qui entretenaient dans la sienne des intelligences sus-
pectes. Il tenait note de toutes les particularités propres
à trahir leurs sentiments hostiles contre la France et
les trames qui s'ourdissaient dans les ténèbres contre sa
prépondérance en Europe. Ses lettres à M. de Vergen-
nes témoignent de ces préoccupations de sa jeunesse,et nous en avons une sous les yeux, écrite à dix-neuf
ans (le li avril 1775), qui contient sur les ministres des
principales puissances, sur M. de Thugut en particulier,
sur la navigation de la mer Noire et les véritables inté-
rêts de la France en Orient, des réflexions et des vues
que n'eût pas désavouées le négociateur le plus con-
sommé.
Tant de sagacité dans un âge si tendre, un jugementsi précoce, un patriotisme si élevé sont de vivants
témoignages de ce qu'eut été ce règne si Louis XVI
avait rencontré des ministres capables de le com-
prendre et dignes de le servir. Ce fut une fatalité et
peut-être une faute que de n'avoir pas persisté dans le
1. La haine du duc de Choiseul pour le dauphin se manifestait avec
la plus indiscrète violence, et la mort prématurée de ce prince le fit
soupçonner d'empoisonnement. II avait osé lui dire en face Je puis
être condamné à devenir votre sujet, mais je ne serai jamais votre ser-
viteur H»
RË6NE DK LOUIS XVI
choix qu'il avait fait d'abord d'un ami de son père
Machault n'avait ni l'audace du réformateur ni l'austé-
rité du philosophe, mais il avait un esprit positif et
s'était révélé, dans les dernières crises durègne
de
Louis XV, homme d'expérience et de ressource. En
dehors des factions qui divisaient la cour, il n'était
incompatible ni avec les amis de Choiseul ni avec ceux
de Maurepas mais il n'avait rien du génie aventureux
de Turgot, et'aurait su tirer parti de l'habileté incon-
testable de Terray 2.
Le rappel du parlement fut la faute irréparable, du
commencement de ce règne. Les vœux qu'on exprimait
au nom de son peuple et les bénédictions qui saluèrent
son avènement faisaient tant d'impression surLouisXVI,
qu'il eût fallu toute l'autorité d'une vieille expérience
pour le mettre en garde contre lui-même. Mais, au lieu
de lui faire envisager le danger de cette concession dontil devait recueillir tant d'ingratitude et de souci, Mau-
repas n'y vit qu'une occasion de satisfaire ses propres
rancunes et d'humilier ses anciens antagonistes. Il de-
vint donc l'instigateur de cette mesure imprudente, et
se fit un jeu d'applaudir inconsidérément à tous les
sacrifices que le roi était disposé à faire à l'opinion
publique, incapable qu'il était d'apercevoir la difficulté
i. Le parti Choiseul faisait passer le dauphin pour un dévot mené
par les jésuites; mais ce qui répond victorieusement à ces insinuations,
c'est son amitié pour Machautt, l'antagoniste du clergé, et sa prédilec-
tion pour les œuvres de Montesquieu, qu'il faisait lire à ses enfants.
« Les livres, diaait-M, donnent aux enfants des leçons qu'on n'ose pas
faire aux princes. »T
2. Voir la lettre de l'abbé Terray à M. de Maurepas sur l'imprudence
du rappel du parlement et ses conséquences prochaines la Révolu-
tion (Jf~/MOM'M de Soulavie.)
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de reculer dans la voie de popularité où l'on s'est témé-
rairement engagé.
Quoique la bonté de Louis XVI ait été la source de
tous ses malheurs, on n'a pas le droit de l'attribuer à la
faiblesse de son caractère, car il ne fut faible ni contre
les abus ni contre ceux qui les soutenaient. Son pre-
mier soin fut de mettre un terme à toutes les dilapi-
dations que son aïeul avait tolérées et de s'astreindre
lui-même à la plus stricte économie. La preuve de cette
austérité est écrite à chaque page du trop fameux Livre
rouge produit à l'Assemblée nationale, dans la secrète
espérance d'en faire un chef d'accusation contre la
royauté. Ses plus implacables ennemis furent émus à
la lecture des apostilles dont la main du roi avait stig-
matisé chacune de ces prodigalités gratuites, dont la
nation faisait les frais, sans que le trône y puisât plus
de lustre et de respect. Ceux qui comptaient sur le
scandale de ces révélations se turent, tout confus, à ces
paroles du rapport du Comité des finances « Tous les
Français y verront que le roi ne voulait rien pour lui-
même et s'abstenait des plaisirs les plus chers à son
cœur, de pour que sa bienfaisance'n'aggravât les char-
ges imposées à son peuple et dont sa pensée persévé-
rante était de l'exonérer. »
Par une pudeur discrète dont il fallait encore tenir
compte à sa délicatesse, il avait revêtu de son sceau les
grâces accordées par son prédécesseur, ne voulant livrer
à la censure publique que ses propres actes. Mais, en
fermant le registre conndentde tant de prodigalités,il
annonçait la résolution déjà prise d'y mettre un terme.
Sa première ordonnance eut en effet pour objet non-
seulement de les réformer, mais de les rendre impossi-
RËGKE DE LOUIS XVI
bles à l'avenir, en s'interdisant à lui-même le droit de
les maintenir et de les renouveler.
a Trois circonstances indépendantes l'une de l.autre,
mais caractéristiques, ont dominé fatalement ce règne
mémorable, auquel il n'a manqué que d'arriver plus tôt
ou d'être dirigé par un monarque moins débonnaire,
pour être un des plus glorieux de la monarchie.
La première est cette impatience de réformes pré-
maturées, qu'entreprirent témérairement Turgot et
Saint-Germain, soutenus par Malesherbes.
La seconde est la guerre de 1779, époque de notre
plus grande gloire maritime, mais qui, en fondant au
sein du nouveau monde une république destinée à dé-
placer la civilisation européenne, implanta sur le sol de
la France l'arbre malsain de la démocratie.
La troisième est le triple ministère de Necker, ce
banquier génevois préposé à la désorganisation de nos
finances et poursuivant, au travers de tous les rêves
contemporains, la chimère d'une monarchie constitu-
tionnelle réalisée par les comités révolutionnaires et
l'échafaud de Louis XVI.
§ I". MINtSTËRE DE TURGOT
Parmi les projets de réformes dont Turgot prit sur
lui la responsabilité, plusieurs répondaient au vœu una-
nime du pays. L'affranchissement des derniers serfs
attachés à la glèbe, la suppression des corvées, l'aboli-
tion de la question, l'interdiction des lettres de cachet
et le contrôle des dépenses occultes qui épuisaient le
Trésor sans aucune utilité pour les services publics,
étaient. autant de progrès sanctionnés d'avance par la
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
raison publique, et de fruits de civilisation arrivés à
maturité. Mais il y en avait de périlleux et d'irréfléchis,
tels que l'introduction du système électoral dans l'ad.
ministration, et d'autres prématurés et intempestifs,
sinon injustes, tels que la révocation immédiate de tous
les offices dont les titulaires avaient légalement acquis
la propriété. Le vice commun de ces réformes était de
se présenter toutes à la fois, et de menacer la société
entière d'un renouvellement systématique, partant bru-
tal et vexatoire.
Il en résulta que tous les intérêts alarmés se liguè-
rent pour résister, et que des obstacles imprévus surgi-
rent à la réalisation des conceptions les plus simples et
des améliorations les moins contestées. Les esprits cir-
conspects ne virent pas sans effroi la témérité de tant
.d'innovations simultanées; et la défiance des change-
ments inopportuns s'étendit encore à ceux qu'on avait
universellement désirés. Le roi s'étonna des réactions
de l'opinion populaire qu'il avait cru satisfaire, et s'af-
fligea de ne recueillir, pour tant de sacrifices généreux
dont il donnait l'exemple, que des doléances, des mur-
mures et des malédictions. Sa candeur se refusait à
croire tant de récriminations sans fondement. Il se dé-
couragea, se condamna lui-même, et sa sensibilité et sa
droiture le firent renoncer à des essais plus ou moins
utiles qu'il regrettait d'avoir autorisés, depuis qu'ils
faisaient pousser tant de gémissements.
Ce pas rétrograde fut une faute; car on eut beau
dire que les réformes nécessaires n'étaient qu'ajournées,
celles-là mêmes étaient éventées, et l'opposition de ceux
qui avaient intérêt à les empêcher était la plus passion-
née et la plus redoutable. Elle'profita de l'armistice qui
RÈGNE DE LOUIS XVI
lui était accordé pour se fortifier et s'organiser elle alla
jusqu'à se faire une arme contre l'autorité des espérances
qu'elle avaitdonnées à la nation, et lui reprocha de
n'avoir pas eu le courage de redresser les abus qu'elle
connaissait, puisqu'elle-même les avait signalés. ïl
en est un surtout qui a le privilége d'exciter, sans qu'il
soit' besoin de preuve, l'indignation populaire, parce
que l'envie, beaucoup plus inexorable que la justice, le
suppose partout où elle le croit possible. C'est la dila-
pidationdes deniers publics. Tout fonctionnaire vénal
est un dépositaire infidèle, dont le caractère aggrave le'
délit. Mais si la mobilité et l'instabilité des emplois a
rendu, de nos jours, cette corruption plus facile,
elle était beaucoup plus rare lorsque l'administration
avait une double garantie de la probité de ses agents
dans sa propre stabilité et dans leur intérêt à ne pas
compromettre leur position acquise. Elle est encore
beaucoup moins fréquente qu'on ne le suppose dans les
services publics, où l'honneur de l'administration fran-
çaise est bien mieux défendu par la dignité et la probité
naturelle de la plupart de ses délégués que par les for-
malités puériles et fallacieuses d'une comptabilité et
d'un contrôle dérisoires.
Mais, en dehors des fonctions utiles, il y a des faveurs
stériles et des libéralités gratuites. Or tout parasite qui
vit aux dépens du Trésor public est un concussionnaire
ou un voleur aux yeux des contribuables. Les prodiga-
lités dont les courtisans profitent sont l'objet d'une indi-
gnation plus universelle, parce qu'elles ne font qu'ac-
croître le luxe des familles les plus opulentes et déjà en
butte aux malédictions de l'envie. Cet abus est de tous les
temps; mais c'est celui qu'on a reproché avec le plus
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
d'obstination à l'ancien régime, bien qu'il soit notoire
que Louis XVI s'était montré impatient, peut-être
avec excès, de le faire disparaître.
On ne conçoit donc pas par quelle mystérieuse in-
fluence les profusions du règne de Louis XV furent
non-seulement continuées, mais aggravées sous celui
de son petit-fils, malgré les privations que le roi s'impo-
sait lui-même, les économies que Turgot avait signalées
et les pompeuses promesses de Necker. Des documents
authentiques établissent que les Talleyrand ne rece-
vaient pas moins de sept cent mille francs par an l'en-
tretien delà Famille Polignac coûtait à l'État une somme
équivalente après eux venaient les Noailles puis les
Lameth, qui recevaient de toutes mains dotations,
grades, pensions, gratifications et jusqu'aux frais d'édu-
cation'. On n'avait pas seulement comblé les parents
et les amis des concubines royales c'est à qui, des
femmes du plus haut rang, suivrait l'exemple des du-
chesses de Grammont et de Mirepoix, pour qui l'amitié
de M'~ de Pompadour et de M" Dubarry avait été une
source inépuisable de faveurs et de profits.
Les successeurs de Turgot se gardèrent bien de ravi-
ver ses rêves, et sous le ministère de Calonne le déficit
aurait été couvert si l'on avait eu le courage de con-
damner à la diète cinquante à soixante sangsues
publiques, gorgées de la substance des sujets du roi.
Si le premier conseiller malencontreux de Louis XVI
avait lui-même sondé cette plaie de la finance, il n'au-
rait pas été amené à chercher des économies dans la
1. On trouve dans les piquants MJMOM'M publiés sous le nom de
M* de Créqui une note cnneuse de ces prodigalités, dont les coryphées
du parti tibéral avaient une bonne part.
RÈGNE DE LOUIS XVI
perturbationdes intérêts légalement acquis. Ces chan-
gementsà vue dans le personnel de l'administration, de
la magistrature et de l'armée ne pouvaient manquer de
révolter les familles qu'ils précipitaient de l'aisance
dans la détresse. Les charges vendues àtort ou à raison,
les salaires exagérés et les pensions concédées par or-
donnance reposaient sur des titres plus réels que les
dépenses arbitraires et occultes que le prince avait le
courage de condamner. Ces titres pouvaient d'ailleurs
déchoir aux mains des possesseurs et s'éteindre succes-
sivement.
Le monarque avait pressenti le danger de tant de
réformes et d'innovations simultanées, lorsqu'il résistait
aux essais irréfléchis que lui proposait son ministre, et
gémissait avec lui sur l'impuissance des lois à redresser
les difformités invétérées. Il craignait avec raison qu'un
ordre de choses tolérable, bien qu'imparfait, ne fùt
aggravé par des modifications dont la portée était in-
connue, et croyait que les institutions fortes de la sanction
du temps tiennent à des intérêts légitimes et dont le
législateur ne doit redresser les abus qu'avec ménage-
ment, par humanité autant que par prudence; car les amé-
liorations spéculatives recèlent toujours quelque injus-
tice inaperçue. « Je ne sais, écrivait-il avec cette noble
simplicité qui n'appartient qu à lui, si la France conduite
par les élus du peuple sera plus prospère (lue par les choix
du roi et les droits de la naissance je trouve dans les
administrateurs, les magistrats ctles capitaines nommés
par mes ancêtres, des hommes de tête et de cœur qui
auraient illustré toutes les nations connues »
t. Note de la main du roi, sur un rapport de Turgot.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Cette perspicacité ne l'abandonna jamais dans les
moments les plus critiques de son règne; mais un sen.
timent de modestié et d'abnégation presque céleste le
tenait toujours en défiance de lui-même et en dehors de
sa personnalité. Quand il s'agissait de son autorité, il
ne se préoccupait que des sacrifices a. faire au bien pu-
blic et ne croyait jamais accorder assez. Il est découra-
geant pour la vertu d'attribuer à celle de Louis XVI
tous ses malheurs; mais toutes ses actions portent si
visiblement l'empreinte de cette fatalité, qu'il est impos-
sible d'échapper à cette conclusion désespérante, et qu'il
ne reste à la conscience révoltée de refuge que dans
l'humble foi au mystère des grandes expiations, par les-
quelles les crimes de toute une génération sont rachetés
au prix du sang de la victime la plus pure'.
Éloigné du conseil tant que vécut Louis XV et privé
des avis du dauphin avant qu~il fût en état d'en profiter,
jamais prince n'apprit moins que Louis XVI a connaître
les hommes. Dans une cour dont il détestait les désor-
dres, il se voyait seul, et ceux qui lui inspiraient et par-
tageaient ses sentiments furent les premiers à le tromper:
ils luiépargnèrent
tout contact avec cette corruption qui
aurait pu l'éclairer en l'indignant, et lui persuadèrent qu'il
suffirait d'un signe de sa volonté pour la vaincre. Aussi
l'attaqua-t-il sans précaution et dans tous ses asiles à la
fois. Pouvait-il prévoir, à dix-neuf ans, que son ardent
amour pour le bien le ferait haïr et craindre de tous ceux
à qui profite la perversité ? Devenu timide par les ob-
stacles que son zële lui suscita, il eut besoin de consul-
ter pour croire en lui-même et ses conseillers ne furent
1. M. de Maistre, CoHHtMra~tMM «H* la F~'aMce.
RËME DE LOUIS XVI
pas tous prudents et désintéressés. Plusieurs man-
quaientde lumières, et les autres ne s'en servirent que
pour le séduire, en exaltant ses bonnes intentions, et
l'égarer après l'avoir ébloui.
§ IL EMANCIPATION DE L'AMERIQUE
Au nombre des événements qui se jouent de la pré-
voyance des hommes et dépassent tous les calculs de
l'expérience, la fondation de la République américaine
prendra dans l'histoire moderne la place la plus émi-
nente et la plus contraire aux intérêts mêmes qui ont
paru triompher. Quelques colons révoltés contre leur
métropole, justifiés par les exactions de la cupide An-
gleterre, mais soutenus par les armes et le crédit de la
France, auront eu le funeste avantage de révolutionner
les deux hémisphères, de changer la face du monde et
de déplacer l'axe de la civilisation, sans acquérir pour
eux-mêmes une véritable nationalité. Cette transforma-
tion, visiblement ébauchée, fait déjà présumer la déca-
dence du monopole britannique et l'abaissement de
l'Europe épuisée, en lutte inégale avec un sol plus fer-
tile, une industrie plus entreprenante et des populations
qui la renientaprësl'avoir désertée. Mais elle n'a ouvert
pour les générations implantées sur un sol encore mo-
bile qu'une ère indéfinie do désordre et de confusion
dignes des siècles les plus barbares.
Louis XVT fut le seul, dans son conseil, qui répu-
gnât à la clandestinité des secours donnés aux insur-
gents, et on lit encore au bas d'une ordonnance contre-
signée Sartine ces mots tracés d'une royale main
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
« Faut-il que la raison d'État et une grande entreprise
commencée m'obligent à signer des ordres contraires
à mon cœur et. à mes opinions »Scrupule d'une
conscience trop naïve et d'un roi trop honnête homme,
né pour des temps meilleurs et une politique moins
déliée.
Certes, les perfidies de l'Angleterre, depuis i717,et
surtout depuis le traité de i763, avaient fourni assez de
prétextes de représailles à la France pour justifier ses
hostilités ouvertes ou détournées. Son despotisme com-
mercial ne s'est refusé ni insultes ni provocations. Cap-
ture de bâtiments en pleine paix, surprises de flottes
désarmées, incendies de villes alliées, envahissement
de territoires neutres, mépris du droit des gens, viola-
tion des engagements les plus solennels, elle n'a reculé
devant aucun outrage à la justice et a l'humanité. Le
monde lui doit toutes les convulsions qui l'agitent depuis
deux siècles. Protectrice de toutes les révoltes et de
toutes les usurpations, elle travaille sans relâche à im-
planter la démagogie au sein des gouvernements
réguliers, et le despotisme dans les républiques. Toute
sa politique, fondée sur l'égoïsme le plus cynique, est
cimentée du sang de vingt peuples dépouillés ou trahis,
depuis le Portugal jusqu'au fond de l'Inde.
On avait donc assez de griefs à alléguer, pour légi-
timer toute entreprise contre elle et en excuser l'irrégu-
larité. C'était bien déjà cette Carthage sans pudeur et
sans foi, qui ne signait de traités que pour les fouler
aux pieds, ne conservait d'alliés qu'autant qu'ils avaient
du sang à verser pour elle; barbare envers les prison-
niers de guerre et sans pitié pour ses propres enfants
toujours prête à bouleverser les États pour y établir ses
RÈGNE DE LOUIS XVI
T.I. 23
comptoirs, et à exterminer des populations entières pour
vendre leurs dépouilles. Toutes ses ostentations de res-
pect pour la liberté ne sont qu'un prétexte à son colpor-
tage d'armes et de poisons, de constitutions et de mar-
chandises. La .Révolution française ne fut pour elle
qu'une spéculation, et la ruine de la Péninsule un dé-
bouché pour ses fabriques.
Lorsque les, succèsde
la République et la terreur
du nom de Bonaparte la portèrent à s'unir aux puis-
sances continentales et à se poser en libératrice de
l'Europe, elle n'eut d'autre but que de recruter des
soldais qui s'immolassent pour elle; afin d'échapper
encore intacte au commun désastre et de se retrouver
plus tard en mesure de faire la loi à ces mêmes puis-
sances qui se sont compromises pour sa cause. Elle n'a
vu, dans la suppression de la traite des noirs, qu'une
occasion de s'arroger la police des mers et de confisquer
à son usage les nègres qu'il lui fallait acheter avec
concurrence. Les colonies émancipées de l'Amérique
espagnole, les nations exterminées ou asservies et
exploitées dans les deux Indes, le Portugal et l'Espagne
protégés contre Napoléon, le Danemark et la Hollande
traîtreusement dépouillés, l'Égypte et la France trahies
ou livrées pour de sordides intérêts, savent ce que va-
lent son intervention, sa protection ou son alliance.
L'anéantissement des uns, la servitude des autres, le
déchirement et la ruine de tous ont établi le taux
invariable de ses bienfaits.
Ce n'est pas que la nation anglaise soit perverse de
sa nature, mais elle est plus exclusivement commer-
çante que les autres, et, livrée comme elle l'est tout
entière à cette passion égoïste et insatiable du gain,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
elle est cruelle et sans foi son gouvernement ne se sou-
tient qu'à force de mensonges et de perfidies, enfin
elle est devenue l'ennemie du monde civilisé. Si l'Eu-
rope n'est pas condamnée sans retour à la barbarie,
'lorsqu'elle comprendra le secret de la politique britan-
nique, elle verra que contre cette foi punique et cet
égoïsme insolent les armes loyales ne sont qu'une
duperie. La déloyauté sera d'être dans son alliance.
Tout ce qui ne sera pas abject ou servile, complice
ou stipendié, s'armera contre ce gouvernement odieux,
mis au ban des nations, et le droit des gens sera de
courir sus à ces oppresseurs universels.
Mais le vengeur de l'ancien monde grandit au delà
de l'Atlantique il est sorti tout armé des flancs de cette
reine des mers et renchérit, à peine né, sur les vices
de sa mère il est évidemment appelé à lui arracher le
sceptre dont elle abuse depuis trop longtemps. L'hu-
manité aura-t-clle à s'en glorifier? Il serait d'autant
plus téméraire d'y compter que ce nouveau défenseur
de ses droits n'est lui-même qu'un peuple de trafi-
quants et de colporteurs, travestis, de plus, en rcpur
blicains c'est-à-dire joignant à toute l'astuce et à tou-
tes les corruptions des nations dégénérées l'ignorance
hautaine, la grossièreté sauvage et l'impitoyable orgueil
qui caractérisent la démocratie dans ses plus grotesques
suppôts.1
`Quoi qu'il en soit, l'émancipation de l'Amérique est
un fait manifestement providentiel; et si la part qu'y
a prise la France n'est pas assez justifiée par la saine
politique et la prescience des choses futures, elle l'est
bien du moins par le droit de la guerre et celui d'une
légitime défense contre le système, suivi sans relâche
REG~E DE LOUIS XVI
parle cabinet britannique, de lui nuire en tout et par-
tout, de lui arracher une à une toutes ses colonies et
de la trahir sourdement quand il ne pouvait pas la
combattre au grand jour.
La France n'a été plus spécialement et plus constam-
ment en butte aux hostilités de l'Angleterre que parce
qu'elle a été longtemps la seule puissance assez redou-
table pour lui disputer l'empire de la mer. Elle ne se
contentait pas d'oser arborer son pavillon sur les plages
que ses voisins prétendaient dominer seuls, mais encore
elle osait protéger contre eux les navigateurs des autres
nations, et proclamer la liberté des peuples au delà de
leurs rivages, l'Océan étant un terrain neutre et sans
maître. Cette rivalité ne nous a jamais été pardonnée.
Chassés tour à tour de tous nos établissements dans
l'Inde, dépouillés par des intrigues diplomatiques de nos
plus riches possessions en Amérique, et sans cesse trou-
blés dans nos colonies les plus inoffensives, nous étions
intéresses à l'affranchissement des États-Unis, par cela
seul que leur dépendance de l'Angleterre compromettait
le commerce des Antilles et enlevait toute libre concur-
rence aux autres comptoirs européens, privés de sécurité
et de garantie.
Tout déplorable qu'ait été l'exemple de cette répu-
blique fédérale, on ne peut donc en rendre responsa-
ble le cabinet que d'aussi grands intérêts ont contraint
à la soutenir contre sa métropole. Si jamais antipathie
nationale fut justinée par des griefs intolérables, c'est
celle de la France et de l'Angleterre l'histoire do leur
rivalité est celle de leur vie entière Quand elles n&
i. C'est sous ce titre qu'a été écrite l'histoire de M. Gaillard.
LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
se sont pas fait une guerre ouverte, elles se sont ren-
contrées sous d'autres drapeaux pour se contrarier ou
se nuire. On les a vues se chercher au fond de l'Asie,
dans les déserts de l'Afrique et parmi les forêts vierges
du Nouveau-Monde, pour traverser leurs' alliances, se
susciter des ennemis et entraver leur commerce.
Mais si leur animosité fut réciproque, les torts sont
loin de se balancer. Les rois de France, connus par les
écarts de leur générosité chevaleresque, ont négligé
trop souvent d'user de leurs avantages, tandis que la
persistance froide et calculée de l'aristocratie britanni-
que, en paix comme en guerre, souterrainement comme
à ciel ouvert, n'a jamais perdu de vue le but qu'elle
s'est proposé, celui d'abaisser le gouvernement français
et de renverser sa dynastie. Elle n'a pourtant rien à
reprocher à ses adversaires de comparable à son usurpa-
tion de la couronne de Charles VI et à sa complicité de
la Révolution de 1789.
Tous les ministres, excepté M. de Sartine, s'oppo-
sèrent d'abord à la déclaration de guerre M. Turgot,
parce qu'il y voyait un obstacle à ses plans de réformes;
M. Necker, parce qu'il ne mettait d'importance qu'à ses
calculs de finance; M. de Vergénnes, le plus fidèle et le
plus sensé des conseillers de Louis XVI, n'y adhéra
qu'à regret. On désavoua le départ clandestin de La
Fayette on essaya d'intervenir par des négociations, et
l'on commença par proposer un simple traité de com-
merce, en interdisant la vente des prises anglaises daus
les ports de France. Mais après la capitulation de Sara-
toga il ne fut plus possible de conserver aucune appa-
rence de neutralité. Le général Gates proposait de se
réunir aux Anglais contre la France, et l'accueil fait à
RË6NE DE LOUIS XVI
cette ouverture fit sentir au cabinet de Versailles que
s'il ne prenait pas un parti décisif il compromettait la
cause des insurgents et perdait pour l'avenir toute
influence en Amérique.
Alors seulement la France et la Hollande ouvrirent
un crédit, l'une de six, l'autre de dix millions à la répu-
blique naissante. Deux escadres à la fois sortirent de
nos ports. On reprit Saint-Ëustache, que les Anglais
avaient surpris, et bientôt les exploits du maréchal
d'Estrées, du comte d'Orvilliers et du bailli de Suffren
apprirent au monde que la France était rentrée dans la
voie de sa politique nationale et avait brisé les entraves
que la corruption lui avait inBigées les flottes britan-
niques furent vaincues dans l'Inde et battues sur toutes
les mers; la Hollande recouvra ses colonies; l'élan que-
prit notre marine réprima l'insolence de l'Acte de navi-
gation, et les tyrans du commerce tremblèrent derrière
les dunes qui protégeaient leurs propres rivages.
Cette guerre prit le caractère du monarque humain
et magnanime qui l'avait entreprise on savait qu'il
inspirait ses ministres et ses généraux. La marine était
l'objet de ses études les plus assidues; il se plaisait à
converser avec les marins-les plus renommés et traça
plus d'une fois pour les navigateurs en mission des
lignes d'évolution, et le point où devait se rallier une
escadre Avec la même simplicité qu'il mettait à expli-
quer ses intentions aux amiraux commandant ses flot-
tes, il donnait à ses ambassadeurs des instructions qui
avaient pour but de recti&er tous les faux errements
d'une diplomatie surannée; et tous les cabinets incli-
i. Personne n'ignore que c'est lui qui rédigea tes instructions duvoyage de La Pérouse.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
noient déjà à suivre l'impulsion du prince dont la devise
politiqueétait Honnêteté et 7~?~M<<?
c
Si le succès justifie les entreprises lesplus hasardées
aux yeux des hommes, celle de Louis XVI eut de plus
pour elle le droit de représailles dans son principe et la
modération dans,son triomphe. Tout fut légitime dans
cette suite de victoires navales qui signala le pavillon
français comme le libérateur du monde, le vengeur
de l'Espagne, de la Baltique et des Indes, le protec-
teur enfin de tous les peuples que l'Angleterre préten-
dait asservir à son péage jusqu'aux dernières limites
de l'Océan.
Cette délivrance fut comprise et acceptée même des
nations qui etraient dans les forêts profondes du non-
veau continent. La défaite de lord CornwaUis ayant
décidé du sort de l'Amérique anglaise, les naturels
longtemps traqués dans leurs savanes nous tendirent
une main amie, étonnés d'apprendre qu'il existât en
Europe'une antre nationque l'Espagne et la puissante
Angleterre. Ils se prirent à chérir et à révérer le nom
de la France. Jamais en effet les institutions maritimes
de l'immortel génie de Louis XIV n'avaient jeté un éclat
aussi pur et aussi resplendissant. L'univers entrait on
partage de chacun des succès de son petit-fils. On
applaudissait, dans les deux hémisphères, au roi par
qui l'orgueil d'Albion était humilié et la liberté du
commerce rendue à tous les peuples. Il semblait que
l'humanité respirât plus à l'aise sous la garantie d'un
monarque généreux, et son nom, redouté seulement
d'une nation de pirates, était béni dans toutes les autres.
.1. Ces mots sont ajoutés, de sa main, à une circulaire de M. de Ver-
gennes.
RÈGNE DE LOUIS XVI
Témoin des acclamations qui saluaient son passage
lorsqu'il traversait triomphalement la Normandie pour
aller jeter dans la rade de Cherbourg le premier môle
d'une digue destinée à fonder un port rival et voisin de
Plymouth, quel ministre anglais, fût-ce Chatam ou son
fils, eût osé rappeler le temps où un commissaire ,de
Londres présidait aux démolitions des fortifications de
Dunkerque ?
Il est pénible de penser que c'est à cette glorieuse
manifestation des forces de la France et de la pré-
voyance de son roi, qu'il faut rattacher la guerre
souterraine et les complots sanguinaires qui devaient
aboutir à la mort de Louis XVI. S'il n'avait été qu'un
roi fainéant, comme les derniers des deux premières
races, il lui eût été permis de régner obscurément sous
l'empire des courtisanes présentées et des ministres pen-
sionnés par l'étranger. Les cupidités satisfaites se
seraient assoupies sur leur proie, complétement étran-
gères aux factions jalouses d'un pouvoir qui se laisse
exploiter. Tout au plus la vanité parlementaire, choyée
par le ministre Choiseul et stimulée par les flatteries
des encyclopédistes, aurait-elle cherché à se populariser
aux dépens de l'autorité royale par quelque refus d'enre-
gistrement. Mais elle se serait bien gardée de compro-
mettre sa prépondérance, laborieusement acquise, en
appelant celle des Ëtats généraux. L'Angleterre même,
sûre de diriger ou d'endormir à son gré le cabinet de
Versailles, n'aurait pas songé à troubler sa quiétude par
une révolution.
Mais un jeune prince possédé d'un ardent amour de
la patrie, dont la vertu était inaccessible à toute autre
réduction, à qui il ne manquait, pour s'affranchir
-LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
entièrement des corruptions de la cour et des influences
de l'étranger, qu'un peu plus d'expérience et de résolu-
tion, s'avisait de changer à l'improviste tout son conseil,
de rompre toutes les combinaisons méditées depuis
longtemps peur empêcher la vérité de pénétrer jusqu'àlui, et de concilier ses alliances avec les intérêts du
pays Conduit par les déductions de ses principes à se
séparer de l'Angleterre et à soutenir la cause d'une
colonie qu'elle opprime, il bat et disperse ses escadres,
déchire son pavillon et la force de reconnaître, au cen-
tre de l'Amérique, une république fédérative comme
puissance souveraine indépendante! Un tel prince est
un ennemi qu'il faut poursuivre à outrance, et son règne
un fléau qu'il faut conjurer. On peut le tromper, si l'on
désespère de le vaincre, et le trahir, si rien ne peut
l'intimider. Il aura beau unir la modération à la force
et la justice au patriotisme, s'il est à craindre pour
l'Angleterre, il faut qu'il périsse 1
Les marchands de Londres, convaincus par leurs
défaites qu'une guerre loyale n'avait plus de chances
pour eux, se montrèrent tout à coup impatients de la
paix; et leur gouvernement, sachant que l'amour de ses
sujets et les droits de l'humanité étaient tout-puissants
sur l'âme de Louis XVI, résolut de l'attaquer par cet
endroit vulnérable.
Il fut aisé de l'alarmer sur les sacrifices que la
prolongation de la guerre allait infliger à son peuple,
sur l'embarras qui en résulterait pour ses finances, déjà
obérées par des dilapidations qu'il avait à cœur de ré-
primer, et enfin sur le retard et les obstacles qu'une
plus longue perturbation opposait à la prospérité de son
règne et à la réforme des abus dont il se montrait im-
RÈGNE DE LOUIS XVI
patient. En l'assiégeant par tous ces points à la fois, on
espéra surprendre sa candeur et tourner contre lui-
même tout le bien qu'il méditait. On s'empressa donc
de reconnaître l'indépendance des États-Unis et d'exploi-
ter contre la France l'admiration qu'on y voyait éclater
pour les idées républicaines.
Sur cette donnée libérale et philanthropique s'orga-
nisa une propagande d'un nouveau genre, pour laquelle
furent évoquées toutes les rêveries humanitaires qui
agitent les esprits malades, les sentiments de révolte
qui, sous le nom de liberté et d'égalité, couvent dan&
les bas-fonds de toutes les sociétés, et l'égoisme envieux
qui tâche de se dédommager de son impuissance par
la perturbation de tous les intérêts légitimes. On cher-
cha et l'on trouva un foyer de conspirations dans les
sociétés secrètes 1; on découvrit un ambitieux assez
corrompu, un prince assez riche et assez puissant pour
se mettre à la suite de toutes les séditions et soudoyer
tous les séditieux. L'exemple du prince d'Orange fut
proposé comme un encouragement et accepté comme
un présage comme si, parmi les peuples civilisés, un
changement de dynastie n'était qu'une révolution de
sérail, et un changement de constitution autre chose
enfin qu'un signe de décrépitude et de décomposition!
Que le cabinet anglais ait cru travailler a sa propre
sûreté en attentant à celle de son ennemi, qu'il ait
cherché à porter l'incendie dans ses domaines unique-
ment pour se donner le temps de respirer, pendant
qu'il s'occuperait à l'éteindre, à la rigueur, c'est possi-
ble mais, représailles ou trahison, la complicité de
i. Le chapitre n du second livre (t. Il) renferme le récit sommaire
de la participation des sociétés secrètes.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'Angleterre avec la Révolution française est un fait
placé désormais au plus haut degré de l'évidence. Dans
les années qui Font précédée, on la trouve derrière tous
les complots, qu'elle favorise, quand eHe ne les organise
pas. La paix de 1783 eut pour objet probable et indu-
bitablement pour résultat l'importation des principes
démocratiques, fécondée par leur fusion avec les réfor.-
mes de Turgot.
Cette paix, par laquelle le commerce britannique se
ménageait tous les avantages du monopole de fait sous
les termes d'une réciprocité de droit purement nominale,
fut accueillie, avec les acclamations les plus maladroites,
comme une conquête péniblement arrachée à la géné-
rosité des vaincus. A peine proclamée, elle fut suivie
d'un déluge d'écrits accusateurs contre l'exagération
des impôts, le désordre et le despotisme de l'adminis-
tration française. Les mots de liberté et de patrie, que
personne ne songeait à définir, sortaient de toutes les
bouches, et la république fédérale fut vantée, par toute
la génération formée à l'école deJ.-J. Rousseau, comme
le dernier terme du perfectionnement social.
L'idiome révolutionnaire n'était pas encore formulé,
et les vœux populaires étaient incompris de ceux mêmes
qui cherchaient à s'en prévaloir. Mais des clubs furent
ouverts, d "s lesquels on agita les questions les plus
épineuses du principe de la souveraineté et des droits
de l'homme. L'interprétation de ces questions insolu-
bles s'appuya de l'autorité des démocrates de Londres
et de Boston. Leur nouveauté exalta toutes les têtes, et
les Parlemenls intronisés dans ces deux villes furent
réputés les modèles du gouvernement vers lequel aspire
toute nation civilisée.
RÈGNE DE LOUIS XYI
Pendant dix ans, les idées, les coutumes et les mo-
des anglaises régnèrent exclusivement sur l'élite de la
société parisienne et c'est par les /N!oM~/6.s de
Londres que les institutions républicaines furent pro-
pagées,avec le luxe des chevaux de course et la manie
des paris ruineux. Les plus riches patrimoines y furent <
engloutis, et l'épisode de l'ambassade de Franklin ne fit
pas d'autre, diversion à ces frivolités que de signaler
au culte des bourgeois la fortune de ce philosophe
illustre, sorti de la plus humble condition, comme un
exemple des miracles de la démocratie, un encoura-
gement à tous les mérites incompris et à toutes les
ambitions impatientes. La jeune noblesse acceptait ce
mythe sur parole mais, avide de plaisir plus que de
renommée, c'est avec les lords de l'opulente Angleterre
qu'elle prétendait lutter de magnificence, et l'imitation
des formes et des habitudes républicaines ne fut pour
elle qu'une chose de mode, un défi jeté à ces habiles
insulaires devenus ses maîtres et ses modèles.
La France était donc conquise par la séduction, en
même temps que trompée par la diplomatie et empoi-
sonnée par le virus révolutionnaire. On l'eût dite inféo-
dée à son ancienne vassale, tant elle montrait de doci-
cilité à se conformer à ses usages et à s'abreuver de
l'opium préparé par ses mains, importé par toutes les
voies ouvertes à sa propagande. Les courtiers les plus
actifs et les plus ardents employés à ce trafic étaient
pris au sein même du pays qu'on voulait bouleverser et
près du trône qu'on allait abattre. Tous les écrivains,
tous les courtisans prenaient à tâche d'insulter ses
croyances, de mépriser ses lois et de bafouer son gou-
vernement. Le roi était révéré pour ses vertus, la reine
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
se popularisait par sa bienfaisance, par la grâce de ses
manières, par son dévouement à ses devoirs de mère
mais un misérable, que tant de qualités irritaient au
contraste de sa vie honteuse et dissolue, entreprit de
les rabaisser par ses railleries, et de les décrier par
d'infâmes libelles, tl tourna contre eux les vertus mêmes
qui les rapprochaient de leurs sujets. D'absurdes pré-
ventions concoururent avec la calomnie à jeter, dans
l'affaire du collier, les plus perfides insinuations Le
cardinal de Rohan, dupe d'une escroquerie grossière et
d'une niaise vanité, y accepta un rôle ridicule, et la
princesse, que sa présomption avait offensée, était trop
au-dessus du soupçon pour descendre à s'en justifier.Mais les fables les plus ineptes et les plus basses intri-
gues trouvèrent desesprits
erédules pour y applaudir et
des plumes vénales pour les répandre et les amplifier.
Le duc d'Orléans, que les mépris sans déguisement
de Marie-Antoinette avaient fait son plus cruel ennemi,
soudoyait contre elle toute une légion de vils pamphlé-
taires. Ce méprisable imitateur du régent se livrait,
dans l'intimité, aux plus cyniques emportements de
haine contre la famille royale. Un si lâche dépit, dans
cette âme dépravée, devait avilir et corrompre l'ambition
elle-même; et c'est ce qui le livra à l'Angleterre. Celle-ci
n'aurait peut-être pas triomphé du bon sens national,
s'il ne s'était trouvé un prince assez pervers, assez dé-
gradé pour vendre son pays et sa famille au plus impla-
cable ennemi de sa race. C'est à Londres qu'il alla se
faire initier aux mystères de la secte qui conspirait contre e
les rois et contre l'Église. Il en rapporta le brevet de
vénérable du Grand-Orient de France et la promesse
de la couronne qui couvrait encore le front do Louis XVI.
RËGNKCEMUISXVI
Il accepta, dans son impatience, toutes les conditions
imposées par le cabinet dont il attendait la protection;
mais il accumula tant de lâchetés et de crimes que le
gouvernement anglais lui-même rougit de son alliance
et finit par le désavouer.
g III. DES TROIS MINISTÈRES DE NECKER.
Il se trouva un homme plus fatal encore au roi et à
la France que le duc d'Orléans, c'est le Génevois
Necker. Né bourgeois d'une petite ville se croyant une
république, parce qu'elle étaitrégie par quelques nota-
bilités amovibles que ne redressait aucun contrôle intel-
ligent, il l'avait quittée de bonne heure, à l'exemple de
la plupart de ses concitoyens, pour s'employer dans le
commerce ou dans la banque il passait pour exceller
dans cette industrie autant que pas un Juif. Sa rapide
fortune dans cette profession fut-elle exempte de dol
et d'usure, chose à peine supposable 1, il ne pouvait
avoir acquis dans cet exercice de ses facultés cupides
et parcimonieuses un sentiment bien vif de la raison
d'État et de cette probité politique qui s'élève au-dessus
de tout calcul personnel.
Mais il avait une puissante recommandation aux
yeux du monde, sur lequel régnait exclusivement alors
l'école voltairienne. Philosophe et financier, bel-esprit
et protestant, sa qualité d'étranger relevait encore ses
1. Si l'on en croit M. de Meulan sur les Ca«.!M de la Révolution, sa
fortune serait le fruit d'un abus de confiance. N'étant encore que com-
mis, il fut chargé d'acheter des billets du Canada dont le cours s'élevait
rapidement. Jugeant qu'il pouvait réaliser un bénéfice de trois millons,il les vendit pour son compte, se bornant a décliner la commission.
(We'MO!)'&! ~ttr /e~'oco&M:MM!e, tome I", page 300.)
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
titres à l'adoption du parti encyclopédiste. Il eut des
preneurs dès qu'il fut assez riche pour avoir des con-
vives. Toutefois, inconnu à la cour, il n'aurait jamaissongé à prendre part aux affaires publiques s'il n'y avait
été encouragé par le marquis de Pezay, que M. de Mau-
repas employait à. médire, dans les salons, des projets
de réforme de Turgot. MM. de Sartine et de Miro-
ménil, également opposés aux systèmes du ministre
novateur, ne demandaient pas mieux que d'en débar-
rasser le conseil en lui trouvant un successeur dont le
nom fût populaire et ne pût cependant leur porter om-
brage.
M. Necker leur parut remplir toutes les conditions.
Déjà affilié à plusieurs cercles économistes et littéraires,
initié recommandé des sociétés secrètes d'Allemagne 1,
il fut bientôt signalé comme un génie ignoré que la for-
tune de la France tenait en réserve pour le rétablisse-
ment de ses finances. Aux premières ouvertures des
desseins qu'on avait sur lui, il ferma son comptoir, offrit
son crédit au Trésor, et, a6n d'attirer l'attention du
public, concourut à l'Académie pour l'éloge de Colbert.
Le prix lui était assuré d'avance, et, grâce aux éloges
de ses amis, que l'on eut soin de faire parvenir jusqu'auroi si désireux d'attacher au conseil tout mérite émi-
nent dont il pût attendre de nouvelles lumières, on
réussit à le faire nommer, en 1776, directeur du Tré-
sor, sous Taboureau, qu'il remplaça en t777.
Il y a des habitudes et des préjugés inhérents aux
conditions inférieures, tout à fait inconnus dans une
sphère élevée, et qu'un roi ne peut pas même soupçon-
1. JtfeMOtt'M sur /cyf<eo&tHMH:p, tome tV, page 299.
RËGNE DE LOUIS XVI
er. Un prince aussi indulgent que Louis XVI les tolère
et les excuse, maisil n'en est pas moins froissé.
M. Necker porta au conseil toutes les petitesses de son
caractère et les impressions mesquines de sa vie privée.
Créature des coteries frondeuses qui aspiraient à réfor-
mer le monde, il n'avait jusqu'alors envisagé qu'avec
humeur les hautes régions du pouvoir et les splendeurs
de la cour. Il gâta donc, par sa morgue pédantesque
et ses dénances roturières, ce qu'il pouvait y avoir de
raison dans ses vues. Beaucoup plus avide de popula-
rité que de réformes, ils'occupa
de faire parler de lui
avant de songer aux moyens d'arrêter le désordre qu'il
avait signalé lui-même dans les finances de l'État; aussi
le bon roi, surpris de cette stérilité emphatique et blessé
de ce que son ministre cherchât à se faire louer à ses
dépens, eut beaucoup de peine à s'accoutumer à lui.
Tous les Mémoires du temps font mention de sa lourde
importance et de la stérilité de ses conceptions, vantées
outre mesure avant d'être appliquées. « Cet homme à
courte vue, dit le comte de Montgaillard, crut qu'on
pouvait gouverner la France comme Genève, et que
l'agiotage y tiendrait lieu d'agriculture, de commerce,
de magistrature et d'administration 1. »
Cette impression fut générale, et l'engouement dont
le parvenu était l'objet dans les cercles littéraires ne
fut partagé ni par les Français rénéchis ni par les étran-
gers. L'envoyé de la république d'Amérique parle de
ce ministre trop vanté avec fort peu d'estime dans sa
correspondance diplomatique « On reconnaît sa tour-
nure de comptoir sous son habit brodé, et sur sa face
1. Afc~MOn'CS/t!S~H'!</MCS ~M)' ~H ~{OfO/M~OM.
LES RUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de pédant une solennité qui a l'air de dire Voyez jesuis un grand homme Doucereux quand il veut être
poli, gourmé quand il veut être digne, il professe la
politique, mais il ne la sait pas. C'est pis encore quand
il veut faire l'orateur, avec une diction lourde et mono-
tone, prétentieux, diffus, le geste emphatique et l'accent
provincial >a e
On sait quel mépris professait pour lui Mirabeau,
qui l'appelait le 7~cre de la /~Mce, un ballon plein de
vent, une majestueuse nullité. Et cette impression fut à
peu près générale, car on la retrouve dans les Mémoi-
re's prétendus de Louis XVHI, qui sont un simple
résumé des conversations et des jugements contempo-
rains « Toujours en contemplation de lui-même,
rogue, gourmé, plein de son propre mérite, sans nais-
sance et sans manières, sans alliance et sans affabilité,
il paraissait ridicule à la cour, ennuyait et fatiguait le
roi. Sa vanité revêche, sa dignité de banquier, son
orgueil de philosophe, sa bouffissure de pédant -en
avaient fait un personnage de théâtre et un ministre
brutal. »
Les trois ministères de Necker ont eu trop de part
au succès de la Révolution pour qu'on n'ait pas à lui
demander compte des fautes qui tiennent à son impéri-
tie, autant que de celles qui sont imputables à ses
mauvais instincts. Pendant cinq ans qu'il siégea au
1. Lettre de M. Morris & Jefferson. L'auteur était aussi peu toucM du
mérite de M'"e et de M"" Necker que du chef de cette famille solen-
nelle « Cette fille exubérante de vanité, frottée d'esprit encyclopédique,
fière des défauts de son père, si bavarde, si exagérée dans ses pro-
pos, se posant dans un salon comme une Corinne sur ses tréteaux
ou une sibylle sur son trépied, visant toujours à l'effet et dépas-
sant le but. »
HË6XE DR LOUIS XVI
T. I. 21r
conseil après sa première entrée en scène, il se montra
moins homme d'Etat que de coterie, moins financier
que banquier; il ne pourvut pas à la pénurie du Trésor
par des économies ou des recettes, mais par des em-
prunts.Il avait beaucoup déclamé contre les abus, mais
ne sut en corriger aucun. Turgot avait osé les attaquer'
audacieusement Necker n'eut pas même le courage de
les dénoncer. L'un avait foi dans ses principes l'autre
n'avait point de principes et n'avait foi qu'en lui-même.
Le premier ne ménagea pas assez les Intérêts indivi-
duels, tandis que le second provoqua tous les empiéte-
ments de la démocratie. Il imposa ses idées avec inso-
lence et ne fit aucune réserve en faveur de l'autorité
dont il était le ministre. Le système des concessions est
le plus facile de tous; ille pratiqua en vrai courtisan po-
pulaire, comme s'il eût eu à briguer la faveur d'un autre
pouvoir que celui dont il faisait les affaires, et ne laissait t
pas même à la royauté le mérite de ses sacrifices.
Louis XVI eut bientôt percé à jour l'inanité des
plans de finances et la capacité vulgaire de ce rhéteur
de comptoir. Il déconcerta souvent, par le sens exquis
et la droiture de son jugement, les faux-fuyants et les
subterfuges de ce grand homme, auquel il faisait obser-
ver qu'un accroissement de la dette n'en était pas la
libération, et qu'autre chose était d'opposer au mal des
phrases retentissantes, ou de le soulager par une admi*
nistration efficace. Il se plaignait à M. de Vergennes
que cette habileté si authentique n'avait que des expé-
dients à proposer, et que, dans le dépit de son impuis-
~~ce ~r une compensation qui frisait la trahison, il
reje. sur les autres membres du conseil !a stérilité de
ses bonnes.intentions, insinuant que les résistances de
LES MIKES DE LA MONARCHIEFRANÇAISE
la cour lui liaient les mains et paralysaient tous ses
efforts. Quand il avait eu recours à quelque noirceur de
cette nature, il se faisait plus cauteleux et plus obsé-
quieux qu'à l'ordinaire à ce signe caractéristique, le
roi s'apercevait de sa perfidie. « Il ne manque jamaisdans ce cas, écrivait ce bon prince, de venir faire le câlin
avec moi 1. »
Tout offense qu'il fût de cette hypocrisie, Louis XVI
hésitait cependant encore à se débarrasser de cet
homme auquel il croyait de la probité, et dont la popu-
larité pouvait servir à faire passer quelque réforme
utile, car il ne renonçai t pas aux grandes économies qui
lui avaient été proposées dans le double intérêt de la
moralité publique et du soulagement du peuple. Mais il
finit par s'apercevoir que Necker n'avait aucun crédit
sur le parlement et que, dans son orgueil contemplatif,
il ne s'était ménagé aucun moyen d'aplanir la voie aux
améliorations que le roi méditait depuis longtemps.
Cependant, au milieu des embarras financiers contre
lesquels il dissimulait son impuissance, il se faisait illu-
sion à lui-même. Une seule pensée absorbait son atten-
tion, celle de complaire au parti qui l'avait porté aux
honneurs. Soit qu'il prisât au-dessus même des gran-
deurs, dont il s'enivrait pourtant avec complaisance,
la gloire littéraire et l'encens philosophique, le faible
du xvm° siècle; soit qu'il s'abandonnât aux préjugés
démocratiques qu'il avait sucés avec le lait, il favorisait
ouvertement les innovations les plus imprudentes et les
plus inattendues. Il "concourut par ses écrits, autant
que par son administration, à la démolition de l'édifice
L Lettre à M. de Vergennes.
RËSNE DE LOUIS XVI
monarchique. Son ouvrage sur la législation des grains
est une atteinte au droit de propriété, et son compte
rendu une délation contre le gouvernement royal lui-
même. Cette Indiscrétion, fut elle fondée sur la vérité,
était une forfaiture dans un membre du conseil, à qui
l'honneur faisait un devoir de ne pas trahir la confiance
avec laquelle lui avaient été livrés des secrets d'État
qui ne lui appartenaient pas.C
Mais ce n'est pas le gouvernement qu'il prétendait<redresser. Il aspirait seulement à se venger d'une dis-
grâce méritée, et ses réquisitoires n'avaient pour objet
que d'aggraver la tâche de ses successeurs et de se
poser en victime de son zèle et de sa' clairvoyance. Il
n'avait pas laissé passer une occasion de manifester ses
sentiments d'ambition et d'envie. Il éprouvait une joiemal dissimulée toutes les fois qu'il voyait la noblesse
humiliée ou le clergé compromis. S'il ne fut pas tou-
jours le complice des trames qui s'ourdissaient dès
lors contre le trône, il les encouragea par la tendance
de ses opinions ou la faiblesse de sa résistance. Il fut
donc un des précurseurs notoires de la Révolution et
la personnification de tous les ferments qui concouraient
à dissoudre la monarchie.°
La médiocrité de son esprit et la sincérité même de
ses convictions n'excuseraient ni sa suffisance ni ses
erreurs. Homme d'État, il les eût réparées par plus
d'habileté homme de coeur, il les eùt humblement
abjurées; homme d'esprit seulement, il les eût avouées
avec franchise; tandis~ qu'il s'obstina, du fond de sa
retraite, à régenter les gouvernements révolutionnairoa
dont il avait été le complice, le serviteur et le marche-
pied, et qu'il s'oublia au point, tant sa présomption était
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
obtuse, des'offrir pour ministre à Bonaparte après le
18 Brumaire 1,
II avait, à la vérité, publié en 1797 une sorte de pa-
linodie, dans laquelle il cherchait à atténuer des fautes
dont l'explication n'est qu'un aveu implicite L'âme
de Louis XVI était si expansive, son esprit si judicieux,
soncœur
si pur, qu'il avait ému cette nature sèche et
désenné ce glorieux On trouve, dans ses derniers
écrits, un ton de compassion sincère, sinon de remords,
et s'il eût été en son pouvoir de sauver le monarque du
naufrage de la monarchie, il est à croire qu'il s'y serait
porté de bonne foi. Mais la conséquence de sestrop
longues illusions rendait ses regrets impuissants, et sté-
rile sa tardive expérience. Les cris inarticulés de cette
conscience affaissée pouvaient-ils d'ailleurs émouvoir
les hommes de sang que des témoignages plus pathé-
tiques et des considérations puisées dans leur propre in-
térêt n'avaient pas détournés du régicide?
Lorsque M. de Yergennes, effrayé des principes dé-:
sorganisateurs que Necker avait fait prévaloir dans le
conseil, obtint du roi son éloignement, il était déjà trop
tard. Sa disgrâce ne servit qu'à le grandir et à le rendre
plus dangereux. Elle le délivra de l'obligation de tenir
1. Mémoires de Sainte-Hélène.
2. De la MuoMtOM /)'aMpaMe, tome II. Il avait adressé à ta Conven-
tion, pendant le procès de Louis XVI, un Mémoire dans lequel est
une seule chose reinarquabte, c'est l'hommage qu'il se complaît à rendre
aux desseins libéraux, à l'application consciencieuse et à toutes les
vertus du prince infortuné. <
3. A ceux qui trouveraient nos jugements impitoyables, nous répon-
dons que rien ne révolte la conscience comme les réputations usurpées.
Parmi les ministres de Louis-Philippe, il en est un qui a de singulières
afSnités avec Necker et jouit comme lui d'une estime qui tend de.
goûter de la droiture et corrompre jusqu'au bon sens.
RÈGNE DE LOUIS XVI
ses promesses et de trouver desressources réelles en
dehors des théories hasardeuses et des phrases sonores
qui lui avaient tenu lieu de science pratique.
Comme ses preneurs avaient afnrmé, sans autre
garant que lui-même, qu'il était le premier financier du
royaume,on crut le voir écarté du ministère uniquement
parce qu'il était un obstacle aux dilapidations, et l'on se
persuada que seul il avait le secret de l'équilibre entre
la dépense et la recette. Il s'appliqua à fortifier ces pré-
ventions favorables par de nouveaux écrits dogmati-
ques, moins compréhensibles qu'une simple mesure de
sage administration, mais doués d'un bien plus grand
mérite aux yeux du public porté à beaucoup admirer
une fiction qui dépasse son intelligence, mais nulle-
ment une vérité triviale comme celle de l'illusion des
emprunts; car, en réalité, ils ne sont pas une abolition,
ils sont un atermoiement, une aggravation de la dette.
En s'adressant au peuple, Necker devint un oracle pour
ce peuple peu difficile dans le choix de ses amis et
ne se méfiant jamais de ceux qui le flattent autant que
de ceux qui le servent. Necker devint donc, pour un
moment, l'idole du public, et à l'engouement dont il
fut l'objet, aux louanges dont on l'enivra, il put se croire
le premier génie de son siècle. Sa vanité était assez can-
dide pour que sa conviction fût sincère mais un sim-
ple fait montré combien il était indigne de ces ovations,
c'est qu'il n'en usa ni avec générosité ni avec prudence,
et detia ses successeurs de remplir le déficit qu'il n'avait
pu combler.
Qui eût osé, en effet, continuer sans rougir un char-
latanisme banal comme celui de Necker? S'obérer pour-
gagner du temps nier son impuissance à porter un far-
LES RUIKE8 DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
deau, et le déposer pour le reprendre aggravé d'un
double poids tels furent ses expédients. Un ministre
sincère ne se fait pas de ces illusions; mais en dédai-
gnant le prestige de l'agiotage Joly de Floury fut conduit
a reconnaître la nécessité de nouveaux impôts, et son ad-
ministration ne put se soutenir pendant deux ans. L'aus-
térité de d'Ormesson éprouva plus d'obstacles encore,
car il se fit scrupule de rien dissimuler sur le néant des
ressources factices, et il résigna son portefeuille au bout
de six mois. Tous les systèmes fondés sur la vérité et
tous les successeurs de Necker furent donc convaincus
d'insuffisance.
Il serait en effet resté maître du champ de bataille,
si, plus clairvoyant ou plus bardi que les autres, Calonne
n'eut entrepris de le combattre avec ses propres armes.
Il commença par recourir, comme lui, à des opérations
prestigieuses qui eurent aussi pour résultat d'éblouir
la crédulité publique. Mais il savait qu'il faudrait tôt ou
tard présenter son bilan, et il se ménagea un refuge et
un appui dans la formation d'une assemblée qui l'affran-
chirait des chicanes du parlement et prendrait sur elle
la responsabilité du remède qu'il avait résolu de pro-
poser. Cette assemblée fut celle des notables, et ce re-
mède n'était autre que celui auquel avaient dès long-
temps songé Machault et Turgot.
Toute la difficulté se réduisait à réaliser les écono-
mies praticables parmi les réformes entreprises par ce
dernier, et à régulariser l'extension, proposée par le
premier, de la contribution foncière aux domaines de
mainmorte. En supprimant d'une part les dépenses
abusives, et de l'autre en accroissant les recettes, il ne
restait plus pour les balancer qu'à faire disparaîtrele
RË6NE DE LOUIS XVi
déncit en empruntant au clergé soit son crédit, soit une
avance pour le liquider. Il était sous-entendu qu'un
ordre désormais invariable préviendrait les excédants
sur les prévisions, dûment calculées, de tous les services
publicscar aux désordres de l'administration, non plus
qu'auxexcès des révolutions, nulle digue n'est suffisante
contre les infiltrations ou la violence de l'inondation.
Ce plan était si simple et fondé sur des calculs ni
clairs qLM l'opinion flotta entre la bonne foi de Calonne
et l'infaillibilité de Necker. Ce dernier put craindre
qu'onse résignât à se passer de lui aussi usa-t-il de
tout ce qui lui restait d'influence pour diffamer ce rival
audacieux, contrecarrer ses moindres opérations et lu
susciter l'animadversion des corps que l'assemblée des
notables allait réduire à la nullité. Il ne lui fut pas dif-
ficile de sympathiser avec la jalousie déjà éveillée du
parlement et les inquiétudes mêmes du clergé lui
vinrent en aide. Il n'aut donc pas de peine à trouver
des auxiliaires au sein de l'assemblée des notables; il
put, sans exciter l'indignation, se prévaloir contre son
adversaire des expédients financiers dont il avait usé
lui-même sans discrétion.
Le nouveau ministre était peu populaire; il avait été
l'un des provocateurs du pr ocès intenté à M. de La Ch a-
lotais, après les troubles de Bretagne On put donc le
donner impunément pour la créature du parti Maupeou,
un ennemi du peuple, un partisan du pouvoir absolu.
Necker, dans un lourd traité sur les finances, qui était
un cadre à son apothéose et rien de plus, eut l'en'rontcrie
de présenter son antagoniste comme un charlatan, sinon
1. C'est lui qui avait cru recoun.ntru 1 ecritmc de ce magistt'ut dans
les lettres anonymes parvenues au roi.
LES RUINES DE LA MONARCHtE FRANÇAISE
comme un concussionnaire; il oubliait que lui-même
établissait, avec la jactance d'un empirique, un insolent
parallèle entre ses compétiteurs et lui. JaïDiis l'amour
de soi ne s'était livré avec autant d'intempérance au
culte de sa personnalité et n avait atteint à ce degré de
ridicule emphase; mais la nation-la plus railleuse de
l'univers en est aussi la plus aisée à duper et la plus
opiniâtre dans ses engouements. Quand elle se passionne
pour un histrion, pour une mode, pour une chanson, il
y va de l'anathème, de la vie mémo pour le téméraire qui
ose protester contreses aveugles
admirations. Les san-
glantes querelles des jaunes et des bleus ne sont que des
jeux d'enfant auprès des hécatombes que peut opposer
aux factions du cirque celle des trois couleurs.
On ne saurait dénier à M. de Galonné le mérite d'une
sincérité plus complète et d'un aveu plus franc qu'aucun
de ses prédécesseurs sur la question du déficit. Il y avait
du courage à déclarer qu'il fallait trouver, pour le com-
bler, sept cent millions en dehors des recettes annuel-
les. Il y avait du génie à démontrer que ce sacrifice
n'aSocterait en rien la richesse du pays, si l'on voulait
capitaliser ou seulement engager une petite partie des
domaines de mainmorte et rétablir la balance des re-
cettes ave~ ~es dépenses par l'égalisation de l'impôt et
la réforme de quelques abus. Soumettre ce travail à Ja
sanction d'une Assemblée légalement convoquée était ce
que la prudence et la bonne foi conseillaient à l'habile
ministre. On évitait ainsi toute responsabilité person-
nelle, toute chicane importune de la part du parlement
et tout recours auxÉtats généraux, dont la magistrature
ne se souciait pas plus alors que la cour.
Cette Assemblée fut composée des notables les plus
RÈ&KE DE LOUIS XV!
éminents de la pairie, du clergé, de la robe et de la bour-
geoisie.Elle devait délibérer sans distinction d'ordres,
et il ne tenait qu'à elle de s'attribuer l'autorité législative
quilui était conférée par le roi. Auranchie de la for-
malité surabondante de l'enregistrement, puisque la
Cour des pairs et l'élite de la magistrature coopéraient
avec elle, il lui sufnsnit de s'interposer entre le ministère
et la nation pour faire nechir toutes les volontés. Peut-
être recula-t-elle devant une si grande responsabilité;
peut-être,en se soumettant plus humblement à ses dé-
cisions, le ministre eût-il obtenu d'elle ce que les sus-
ceptibilités de l'amour-propre refusèrent à son exigence.
Ce qu'il y a de malheureusement avéré, c'est qu'elle ne
comprit pas sa haute mission; chose d'autant plus re-
grettable que son adhésion aux propositions royales
aurait eu tous les caractères do l'assentiment national.
Mais la tactique parlementaire, familière aujourd'hui
aux ministres les plus médiocres, était encore à naître.
Le cardinal de Retz et Mazarin lui-même y avaient
échoué; et Calonne se trouva dans des conditions encore
plus défavorables, entre les courtisans ennemis de toute
réforme, le parti puissant de Necker qui s'en promet-
tait d'illimitées, et les ambitieux qui, du sein de l'Assem-
blée, convoitaient la dépouille du ministre impopulaire.
Celui-ci succomba précisément pour avoir voulu mettre
un terme aux ressources usuraires et factices propres
uniquement à creuser l'abîme où venait s'engloutir la
fortune publique, et auxquelles lui-même avait eu re-
cours à son début.
L'art de rejeter sur la postérité les embarras finan-
ciers du présent est beaucoup plus capable de séduire
les esprits vulgaires que le judicieux mais obscur emploi
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
des revenus effectifs. La mobilisation et l'anticipationdu capital éblouissent tous les dissipateurs, assez pour
accélérer leur ruine; mais ils nedaignent pas s'aperce-
voir que la pente sur laquelle ils glissent devient de
plus en plus rapide. Or l'abus du crédit public est tout
aussi décevant et beaucoup plus coupable, car le pro-
digue ne trompe que lui-même. Toute la dextérité d'un
contrôleur général des finances ne va pas jusqu'à pour-
voir aux dépenses sans produits, et à trouver des pré-
teurs sans garantie. Les financiers de nos jours ont beau
se leurrer de réduction et d'amortissement, masquer
l'hypothèque sous l'appât chimérique de l'intérêt com-
posé, et doubler ou tripler la valeur nominale de leur
signe monétaire c'esf encore l'impôt, et l'impôt seul,
qui fait la basede leurs
calculs et leur sert, en définitive,
à payer l'armée, la marine et tous les salaires, depuis la
liste civile jusqu'à la journée d'hôpital, jusqu'à l'intérèt
même de la dette publique; celle-ci, bien loin de con-
tribuer à la richesse de l'État, prélève ainsi sur le plus
net de son avoir ce qui aurait ajouté à son aisance, à sa
force réelle et à sa splendeur.
Les valeurs idéales, dont l'agiotage soutient l'illu-
sion, sont doublement onéreuses au Trésor, qui les ra-
chète au-dessus du prix perçu par lui, après les avoir fait
monter, moyennant sa fidélité à payer l'usure. Toute
cette théorie du crédit se réduit en effet à tirer sur soi-
même des lettres de change; les prêteurs les escomptent
à bas prix et ils les font ensuite payer intégralement,
grossies de tous les intérêts prélevés par les endosseurs.
Mais ce qui assure pour longtemps encore le règne do la
Bourse, c'est qu'elle supplée aux concussions tant re-
prochées aux anciens surintendants. Les fonds secrets
RÈGNE DE LOUIS XVI
ne sont qu'un léger appendice aux mines abondantes
où vont puiser tous ces ministres, sortis pauvres de
leur obscurité pour y rentrer les mains pleines; et-le
cours est la seule étude qui ait marqué leur passage aux
affaires.
Avant la Révolution de 1789, la France n'avait à
subir ni autant d'impôts ni autant de salaires improduc-
tifs. Le clergé donnait au lieu de recevoir; les jugespayaient leurs charges et n'en tiraient aucun profit; la
noblesse supportait la plus grande partie des dépenses
de l'armée; l'éducation était" libre et ne coûtait rien à
l'État l'agiotage eût été mal venu de prétendre à l'exem-
ption de toute taxe et les ministres du roi absolu n'au-
raient pas osé présenter un budget dont les voies et
moyens n'eussent pas eu pour base des valeurs effectives.
L'emploi du crédit ne pouvait donc avoir alors qu'une
utilité passagère et limitée. Necker eut le premier la
gloire de l'ériger en système. Mais s'il eût été obligé de
lui donner une solution, on aurait vu qu'il ne lui res-
tait, pour dernier mot, que la banqueroute ou la confis-
cation. Tel fut en effet le dénouement que la Révolution
donna à cette combinaison sans issue.
Quant au Genevois, engagé dans les détours du
labyrinthe, il embrouilla à dessein les fils qui auraient
pu guider les pas de ses successeurs et leur laissa la
responsabilité de ses fautes. Sorti triomphant d'une
position compromise par sa présomption, il s'en pré-
valut contre eux étales défia d'y échapper. C'était abuser
odieusement de ses avantages la fausseté de ses calculs
était démontrée par l'exactitude de ceux de Galonné
ces derniers méritaient au moins d'être étudiés, puis-
qu'ils découvraient les plaies de l'État et appelaient à
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
les sonder leconcours
des notables et le grand jour
de la discussion.
Mais, par un vertige que le délire de l'esprit d'oppo-
sition peut à peine expliquer, l'Assemblée repoussa, en
haine du ministre, des propositions dont elle reconnais-
sait l'urgence' et dont elle proclamait la nécessité.
C'était une déclaration d'incompatibilité personnelle qui
pèsera sur la mémoire de .cette première Assemblée
délibérante, laquelle abjurait sa mission et se vouait à
l'impuissance. Le parti qui la dirigeait, grossi de toutes
les ambitions rivales, égaré par les assertions menson-
gères de Necker et les insinuations intéressées de
Brienne, reprochait à Calonne d'avoir dissipé les réser-
ves que son prédécesseur avait laissées dans les caisses.
Il eut beau prouver le néant de ces économies et dé-
montrer que les emprunts, en garnissant momentané-
ment les caisses, augmentaient en fin de compte le défi-
cit on s'en prit à lui seul du mal qu'il n'avait pas causé,
mais qu'il avait le courage d'avouer. La cour avait es-
péré d'abord le trouver facile sur ses prodigalités elle
l'abandonna dès qu'elle le vit entrer dans la voie des
réformes. Le parlement, qu'il avait inquiété sur sa
compétence en créant, à côté de lui, un pouvoir annu-
lant le sien, se ligua avec ses ennemis; enfin on sus-
cita contre lui un orage de nature à lui rendre désormais
l'administration impossible.
Cependant Louis XVI, autant par la répugnance qu'il
éprouvait à reprendre Necker que par sa connaissance
personnelle de l'état critique de ses finances, se refusait
à sacrifier Calonne. La mort lui enleva précisément à
cette époque le seul serviteur fidèle qu'il eût dans le
conseil. M. de Vergennes, que le portefeuille des
affaires étrangères avait mis à même de découvrir les
dispositions malveillantes de la plupart des cabinets de
l'Europe pour la France, avait entrevu les fils de la vaste
conspiration qui menaçait le trône, et déjoué les me-
nées encore timides de la faction d'Orléans. Il avait con-
seillé la convocation des notables comme un moyen
de déconcerter tous les complots, et applaudi au
plan de Calonne comme à l'unique et extrême remède
au désordre des finances. Mais quand il vit l'Assemblée
abdiquer sa mission il désespéra de l'avenir. Il est avéré
que l'inquiétude et le chagrin conduisirent cet honnête
citoyen au tombeau, et que son maître, déjà marqué
du sceau de la fatalité, découragé de tant d'efforts sté-
riles, de bienfaits méconnus et de changements sans
résultat, exprima à haute voix. près du cercueil de son
ami, le regret de lui survivre.
Calonne, privé du plus ferme appui qu'il eût dans
le conseil, se trouva donc désarmé en face du parti qui
s'était formé dans l'Assemblée même des notables pour
s'emparer de la direction des affaires. Ce parti se com-
posait des archevêques de~ Narbonne, d'Aix et de Bor-
deaux, et était soutenu par le garde des sceaux Hue de
Miroménil. On y intéressa le confesseur de la reine,
qui elle-même crut contribuer à la tranquillité du roi
en appuyant les prétentions de Loménie de Brienne &
la succession de Calonne.. 1
C'était l'époque des plus odieuses diffamations contre
cette malheureuse princesse. La France étant intervenue
dansun différend qui s'était élevé entre la Hollande
et Joseph II, on saisit cette occasion pour accuser la
1. Au sujet de navigation de t'Escaot.
RÈGNE DE LOUIS XVIpf
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
soeur de l'empereur de lui prodiguer les trésors de la
France. Cette calomnie. se propagea avec les libelles
infâmes qu'un&main inconnue faisait circuler clandes-
tinement. Necker, de son côté, tout en publiant tant de
pamphlets séditieux, semblait, par son silence, autori-
ser des imputations nées sous son ministère. Il savait
mieux que personne combien elles étaient fausses, et
l'honneur, à, défaut du devoir, lui commandait de jus-tifier sa souveraine, en raison de l'autorité de son
témoignage dans le parti qui la poursuivait avec tant
d'acharnement. Mais il ne voulut pas compromettre
sa popularité, et peut-être crut-il voir dans cet abais-
sement de ce qu'il y avaitde plus élevé un moyen d'ac-
croître son importance, de se rendre nécessaire ou de se
venger.
Le roi, profondément indigné des injustices dont
l'auguste et vertueuse compagne de ses tribulations était
sans cesse poursuivie, se montrait d'autant plus em-
pressé de lui complaire, et l'archevêque n'eût pas eu
d'autre recommandation, qu'il aurait pris plaisir à lui
donner ce témoignage public de sa déférence. Toutefois
Loménie de Brienne était porté par un parti puissant
à la cour; il s'était successivement attaché à Turgot, à
Necker et à Calonne lui-même; tout promettait donc,
dans sa longue collaboration, assez d'expérience prati-
que et d'autorité morale pour surmonter les difficultés
opposées jusqu'alors aux intentions du souverain et aux
propositions de ses ministres. Louis XVI eut donc
quelque raison d'espérer qu'il aurait doublement à se
féliciter de son choix et de l'occasion d'échapper aux
obsessions des partisans de Necker.
Cependant le nouveau ministre ne pouvait, pas plus
RÈGNE DE LOUIS XVI
qu'un autre, pourvoir aux dépenses sans recettes, ni
emprunter sans donner des gages, ni..liquider sans
payer. Les notables eurent beau l'assister de leur con-
cours et proclamer que leur opposition aux plans de son
prédécesseur avait été purement personnelle, ce bon
vouloir ne tenait lieu ni de ressources réelles ni de
talents pour y suppléer. Il ne servit qu'à mettre en
lumière l'insuffisance du ministre. Le prélat avait mon-
tré plus de présomption que d'aptitude et plus d'am-
bition que de génie. Il n'avait ni assez d'habileté ni
assez de courage pour dominer des difficultés sous les-
quelles des hommes plus capables avaient succombé.
Sa vie frivole et licencieuse était incompatible avec
un travail sérieux et suivi. Plus remuant qu'actif et
plus tranchant qu'expérimenté, il passait de la vio-
lence à la faiblesse, se heurtant à tous les obstacles
et trébuchant à chaque pas. Il voulut être cardinal,
comme l'avaient été Richelieu, Mazarin, Dubois et
Fleury; mais il n'eut ni la fermeté du premier ni l'a-
dresse ou la prudence des autres. Il ne sut ni vivre ni
mourir ministre comme eux.
Après avoir usé de tous les expédients pour reculer
la crise inévitable d'un déficit dans les recettes, il fal-
lut en revenir aux aveux de Calonne, demander assis-
tance aux domaines de mainmorte et à l'impôt, et
retomber dans les menaces de réformes qui avaient
soulevé tant d'opposition. Mais, dans l'intervalle, l'As-
semblée des notables avait été dissoute, et, privé de ce
puissant auxiliaire, le ministre se trouva isolé et vaincu
avant de combattre, entre le clergé qui n'entendait
céder aucun de ses priviléges et le parlement auquel
il fallait soumettre les avis du conseil.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Cette compagnie, alors dessaisie de son importance,
se vengea par son refus d'enregistrement des alarmes
que lui avait causées l'interposition d'une Assemblée
souveraine dont les décisions auraient accoutumé le
roi à se passer des siennes, et suggéré peut-être la pen-
sée de réduire sa compétence aux fonctions judiciaires.Ce
corpsavait toujours abusé de ses attributions poli-L
tiques pour entraver l'action nécessaire du pouvoir, et
il jugea l'occasion favorable pour faire consacrer son
droit de véto. Mais c'est en l'exerçant avec innexibilité
qu'il l'a compromis et rendu incompatible avec la rai-
son d'État. Dans cette dernière lutte, il dédaigna toute
explication qui aurait, pu modifier son refus, amener
une transaction et venir en aide à la détresse du gou-
vernement par des concessions préparées à l'amiahle.
Le ministre, poussé à bout, prit le parti désespéré
de renouveler le coup d'État du chancelier Maupeou.
Or les lits de justice avaient perdu de leur prestige
depuis le rappel des magistrats auxquels le dernier,
tenu par Louis XV, avait ménagé un retour triom-
phal celui que le cardinal de Brienne conseilla à
Louis XVI fut accueilli par d'insolentes protestations.
Le ministre essaya de la corruption et de la menace,
de la dissolution et du bannissement; mais il n'avait
ni la ténacité de Maupeou ni le savoir-faire de Mazarin.
Tous ses coups d'Etat avortèrent, et la cour plénière
qu'il voulut opposer au parlement, bafouée et tuée de
ridicule avant d'être organisée, ne valut à son inven-
teur que des approbations honteuses et des refus hu-
miliants.
On affecta de méconnaître les embarras réels du
gouvernement et de ne lui tenir aucun compte de sa dé-
RÈGNE DE LOUIS XVI
T.L 23
férence envers le corps de la magistrature dont il solli-
citait les conseils et le concours. On oublia que le roi
lui-même s'était vu dans la nécessité de 'faire violence
au parlement pour soulager son peuple, et qu'il n'avait
fallu rien moins que la solennité d'un lit de' justice
pour lui faire enregistrer l'édit du 12 mars 1776, qui
supprimait les corvées. L'opposition ne pouvait moti-
ver son ajournement par des raisons puisées dans les
considérations mêmes qui exigeaient une solution Im"
médiate; elle se retrancha sous le prétexte d'incompé-
tence du pouvoir souverain à s'arroger le droit exorbi-
tant de se mettre au-dessus des lois -.et des coutumes
consacrées par la tradition.
De telles remontrances étaient évidemment subtiles
et offensantes; mais plutôt que de s'en départir et de
se prêter à une transaction que l'intérêt public comman-
dait, la faction qui avait jeté ce défi à l'autorité sou-
veraine fit appel aux États généraux plutôt que de re-
culer.
Ce signal retentit dans tout le royaume, et tous les
ordres y répondirent avec une telle unanimité que le
refus du monarque eût paru un déni de justice et
un acte de despotisme intolérable. Le cardinal do
Brienne avait laissé transpirer la résolution de porter
la main, en désespoir de cause, sur les biens du clergé;
cela suffit pour le lui aliéner et l'engager à se joindre
au parlement. Non-seulement l'Assemblée générale du
clergé adhéra au vœu émis par ce dernier, mais elle
fit parvenir au roi des représentations qui, bien que
respectueuses dans la forme, n'en étaient pas moins
impératives. On y remarqua cette phrase révolution-
naire dont les faits ont déterminé le sens « Votre
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
gloire, sire, n'est pas d'être roi de France, mais ro
des Français M
Cette déclaration inattendue fut ce qui décida
Louis XVI, dont laperplexité
était extrême. Aban-
donné de ses défenseurs naturels et ne trouvant dans
les magistrats, dans la noblesse et dans sa cour
même qu'une coalition et presque une révolte con-
tre son autorit-é, il crut qu'un pareil vœu, si hautement
appuyé par le sacerdoce, engageait sa conscience et,
malgré sa répugnance instinctive, il s'y résigna.
Ainsi le clergé fut des premiers à donner le signal
de sa ruine et de celle de la monarchie. Ce n'est pas
qu'il eût à craindre du gouvernement ni violation
de ses droits ni confiscation de ses biens; il avait
la qualité et l'autorité légales nécessaires pour défen-
dre ses propre intérêts et peser, dans sa sagesse,
ceux de l'État. Il eût donc été juge de la mesure des
sacrifices qu'il pouvait s'imposer. Il était assez riche
pour n'être pas appauvri par la sécularisation de quel-
ques couvents déserts, le retranchement de quelques
grosses prébendes sans'charge d'âmes et la réduction
de quelques evêchés dont l'opulence était une simonie.
Mais il ne s'aperçut pas qu'en s'isolant du trône il se
livrait sans défense aux attaques de la cupidité. Il ne
comprit pas qu'en disputant la moindre parcelle de ses
biens il excitait à les prendre tous et qu'ils étaient déjà
ouvertement convoités.
Cette dernière défection révéla l'imprévoyance du
ministère. La résistance était partout, dans la province
comme à Paris, dans le peuple comme dans les deux
premiers ordres. Des troubles sérieux éclatèrent en
même temps en Béarn, en Dauphiné et en Bretagne.
RÈGNE DE LOUIS XVI
A Vlzille, plus de cinq cents gentilshommes, à la tête
desquels figurait l'archevêque de Vienne, signèrent une
protestationcontre les ministres. A Rennes, les de
Guat, les Cicé, les La Fruglaie, les Montluc; à Paris,
les Rohan, les Luxembourg, les Clermont-Tonnerre,
les La Rochefoucauld, les de Luynes, les Fitz-James,"3
se jetèrent dans le mouvement. Le barreau, le com-
merce et les gens de lettres s'y précipitèrent après eux i
de sorte que le roi se trouva seul, un moment, au
milieu de quelques ministres sans énergie, abattus sous
la réprobation universelle.
Leur renvoi était inévitable; mais Necker l'était1
aussi, et tout concourut à l'imposer au roi. Il avait
grandi dans le tumulte, qu'il n!avait cessé d'exciter par
ses écrits. Il se proclamait naïvement le sauveur de la
France, et le peuple l'appelait à grands cris. Sa popula-
rité était telle que tout le conseil, et Loménie le pre-
mier, engagea le roi à le reprendre. Le comte de Mercy,
envoyé de Vienne, et le comte de Dorcet, envoyé de
Londres, firent tant, par leurs conseils et leurs instances,
que les serviteurs les plus dévoués de Louis XVI et la
reine elle-même combattirent sa répugnance. Il se rési-
gna plus qu'il ne consentit. « On me force à le rappe-
ler, s'écria-t-il avec amertume; mais on s'en repentira.
Je suivrai ses conseils Dieu sait ce qui en résultera »
Du jour où Louis XVI accepta Necker, il abdiqua.
Cet insolent ministre était si sûr de son empire qu'il re-
fusa de faire partie du conseil comme chargé spéciale-
ment du portefeuille des finances.. Le premier acte de
Sa dictature fut d'en exclure ceux qui l'y avaient ap-
1. Histoire du règne de Lotds XVI pendant qu'on pouvait diriger la
liéoohttion, par Joseph Droz.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
pelé, et le second de supprimer les grands bailliages et
de rappeler le parlement. Cette ovation s'exécuta au
milieu des acclamations de la populace ameutée, brûlant
en effigie l'archevêque de Sens vêtu de ses habits pon-
tificaux, et le garde des sceaux en simarre '1
Mais le fait qui domina le second ministère de
Necker fut la convocation des États généraux. Les pre-
mières questions qui s'offrirent aux méditations du con-
seil trahirent la profonde ignorance du ministre sur les
institutions de la monarchie. On rappela les notables for-
mant la précédente assemblée, pour les consulter sur
quelques points délicats; mais leur avis sur le vote par
ordre ne fut pas respecté,et celui du parlement qui,
en enregistrant l'édit de convocation pour le 7 mai 1789,
fit réserve des formes consacrées par les États de 1614,
n'eut pas plus d'autorité. Le premier acte de l'Assem-
blée fut de contester ces formes conservatrices de la
prérogative royale, et le second d'introduire le vote par
tête, c'est-à-dire de commencer par supprimer les or-
dres de la noblesse et du clergé. Quand MM. de Mont-
morin, Mounier, Malouet et Bergasse demandèrent
qu'on formulât un plan de réformes dont le roi conser-
verait l'initiative, Necker, incapable de concevoir un pro-
gramme, s'y refusa sans daigner en donner la raison;
et lorsque Mirabeau se joignit à eux pour proposer la
division de l'Assemblée en deux Chambres, ce grand
ministre leur répondit avec fatuité « qu'il lui fallait
avant tout de l'argent et du crédit ».
1. Les sarcasmes et les quolibets ne tarissaient pas sur ces deux mi-
nistres. On donna le nom de Brienne à une épidémie courante; el le
nom du roi lui-même fut, pour la première fois, livré aux railleries de
la place publique.
BÈGNE DE LOUIS XVI
Cependant cet homme si dédaigneux et si suffisant t
ne se trouva pas une seule fibre d'énergie ni une seule
pensée politique pour contenir, éclairer, éluder ou diri-
ger les empiétements de cette Assemblée sans retenue
et sans expérience. Il la fatiguait de longs discours à sa
propre louange et courait au-devant de toutes les conces-
sions. Il ne prévoyait rien et ne s'opposait à rien. Quand
le roi lui confiait ses secrètes anxiétés, il lui répondait
avec cette placide confiance d'un pédant qui se croit
infaillible « Encore un peu de temps, sire, et tout ira
bien! » Mirabeau fit une démarche auprès de lui pour
essayer de lui faire comprendre la gravité de la situa-
tion et lui offrit peut-être son concours alors tout-
puissant mais, stupéfait de son inintelligence, il ne put
retenir, en sortant de son cabinet, cette saillie de son
ambition désappointée qu'il jeta au groupe de fami-
liers réunis dans son antichambre « Votre homme est
un sot1!» »
Convaincu de son impuissance parlementaire, Necker
ne put conserver la direction du conseil, et le porte-
feuille échappa pour la seconde fois à ses mains débi-
les. Cette mesure tardive pouvait encore être salutaire
à la monarchie, s'il était resté auprès du roi quelque
influence assez fortement trempée et assez hardie pour
choisir au sein de l'Assemblée, et parmi ses organes les
plus populaires, un ministère qui ne pouvait plus so
recruter en dehors sans exposer à la défiance des partis,
des hommes indécis, des courtisans blasés ou des capa-
cités suspectes. Mais Vergennes n'existait plus, et le
1. Cette boutade attribuée à Mirabeau par l'auteur est confirmée
par Malouet dans ses Mémoires; elle se produisit dans les circonstancesles plus intéressantes. Tome I, page 316. Note de l'éditeur.
LES RUINES DR LA MONARCHIE FRANÇAISE
monarque découragé demandait successivement à toutes
les factions qui dominaient cette Assemblée quelque
homme de bien et d'intelligence avec qui il pût se con-
certer dans une pensée commune de conciliation et de
salut public. Cette mutabilité, signe avant-coureur de
toute désorganisation, était encore aggravée par les in-
compatibilités les plus prononcées. Les créatures de
Necker furent maintenues dans les emplois secondaires,
et les ministres désignés pour lui succéder, La Porte,
Foulon, de Breteuil, etc., ne furent que des victimes
signalées à la fureur du peuple.
Aucun homme supérieur ne surgit donc de ces re-
maniements incomplets, ni aucun génie prévoyant du
sein de ces novateurs téméraires qui soumettaient la
France à la périlleuse épreuve d'un rajeunissement
impossible. Nul, si ce n'est Mirabeau peut-être, ne me.
sura la portée du mouvement imprimé à la société.
L'infortuné Louis XVI avait, à son avènement, ébau-
ché tant de réformes radicales et prématurées; il s'était
résigné, malgré ses répugnances, à subir la médiocrité
orgueilleuse de ce banquier génevois qu'il estimait si
peu et jugeait si sainement par quelle circonspection
tardive n'eut-il donc pas la pensée d'échapper tout à
coup aux coteries qui l'obsédaient, aux entraves qui
comprimaient ses généreux desseins, pour se confier
résolûment à quelque jeune conseiller possédé, comme
lui, de la passion du bien, à quelque âme ardente,
altérée comme la sienne du désir d'être aimée et béuie
du peuple, à quelque intelligence sympathique enfin,
capable de réaliser les rêves de son imaginationet
d'étancher sa soif de popularité ? Il n'est pas d'ambi-
tieux, de factieux même, qu'unemission si haute,
RÈGNE DE LOUIS XVI
une confiance si honorable et un but si glorieux n'eussent
animé d'une noble audace et d'un dévouement héroïque
Dès qu'il fut démontré que la Révolution ne pouvait
plus rétrograder, il ne restait d'autre parti à prendre
que de se mettre à sa tête et d'en prendre la direction,
fût-ce en précipitant sa marche. Cotte chance était si
généralement comprise que la voix publique finit par
désigner au désespoir de la cour le plus hardi promo-
teur de la Révolution, celui qui en avait créé la langue
et qui seul avait la force de la dompter, si elle était en-
core disciplinable. L'Assemblée, devenue factieuse,
avait fait à Mirabeau l'honneur de le craindre assez pour
adopter un décret préparé en vue dè lui seul, celui qui
excluait tout député aux États généraux des conseils du
roi. Pour un gouvernement clairvoyant et encore assez
fort pour oser se défendre, cette exclusion était un trait
de lumière. Le choix seul de cet homme était un coup
d'État, et son audace la dernière planche de salut.
Il y avait déjà beaucoup de temps perdu et la situa-
tion s'était fort aggravée, lorsque le comte de La Mark,
secondé par quelques amis dévoués de la reine, décida
Louis XVI à se mettre en rapport avec Mirabeau
Cette démarche était décisive et n'admettait ni réserve
ni hésitation. Dès que lui-même acceptait l'attitude pro-
voquante qu'elle lui conférait, c'est qu'il en avait calculé
la portée. Il n'y avait donc à lui mesurer ni le temps,"
ni la confiance, ni le pouvoir. Les résolutions rapides
qui devaient révéler son entrée au ministère auraient
déconcerté les oppositions, et il est à croire que les res-
seurces seraient sorties de la crise elle-même. Mirabeau
1. Le comte de Mercy, l'archevêque de Toulouse, etc. (Mémoires du
eomte de La Mark, 2 vol. in-8.)
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
était-il moins populaire et moins habile que Bailly, que
Lafayette, que Robespierre, dont le règne absolu se
substitua sans résistance à l'autorité royale ?-Le peuple
de 1791 était-il moins crédule, moins dupe, moins mo-
bile que celui de t793, de 1800 et de 1830? Il est pro-
bable, au contraire, que l'étonnement et la sympathie
des masses pour ce qui est inattendu et audacieux au-
raient précipité le mouvement et facilité l'effort suprême
de la royauté pour l'honneur et le salut de la couronne.
On pouvait s'en reposer sur Mirabeau de l'art qui
consiste à manier les esprits et à dominer les opinions.
Cotte réaction eût été, comme tant d'autres, le complé-
ment, la réalisation, le couronnement de la Révolution.
On ne peut méconnaître la supériorité de cette intelli-
gence d'élite, si malheureusement dévoyée. Mirabeau
avait l'amour de la gloire, cette probité des ambitieux.
Ce n'est pas avec de l'argent, c'est avec de la confiance
qu'on pouvait lui donner tout son essor S'il a fait
tant de mal à son pays, c'est moins pour avoir pro-
clamé les principes de liberté et de constitution dont
une longue oppression avait pénétré son âme énergique
et passionnée, que pour s'être mépris sur la vulgarité
des esprits médiocres et bassement cupides qu'il avait
acceptés pour auxiliaires. Ses discours sur la nécessité
du véto royal, sur la tyrannie des Assemblées 2, sur
la participation des ministres aux délibérations parle-
mentaires, prouvent combien l'institution monarchique
dominait sa pensée. La fougue du tribun a pu dépasser
1. Chaque note remise au roi témoigne de son impatience ou de son
découragement devant tant d'hésitations et d'occasions perdues.
2. « J'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France, si rien
n'y arrêtait le pouvoir d'une Assemblée unique »
RÈGNE DE LOUIS XVI
le but, lorsqu'il avait à vaincre des résistances mais
jamais l'homme d'État n'a négligé les points d'appui
sur lesquels il se proposait d'asseoir son futur ministère
« Vous verrez, écrivait-il à M. Mauvillon, que ce qui
n'a dû vous paraître que les aperçus électriques d'une
tète ardente était la combinaison d'une volonté pré-
voyante 1. »
Il est impossible de préciser, après les événements
accomplis, ce qu'un tel caractère, armé d'une autorité
illimitée, eût fait de l'Assemblée et de la Monarchie
mais si les détails de son entretien avec Monsieur, depuis
roi, sont exacts, et rien n'en peut faire suspecter la
sincérité 2, – il dut inspirer assez de confiance pour faire
accepter l'épreuve de son énergie; en lui mesurant cette
confiance par des hésitations inopportunes et des lar-
gesses inintelligentes, on énervait son génie et l'on
perdait l'unique et dernière chance de salut que la Ré-
volution elle-même eût ménagée à la royauté, dans le
concours de son tribun le plus populaire et le plus au-
dacieux.
Quoi qu'il en soit, on vit après lui la Révolution se
ruer sans direction sur ce qui restait des débris de
l'ancien édifice social, dévorer les uns après les autres
ses partisans dévoyés puis, livrée à l'énergie sauvage
des plébéiens les plus ignorants, tomber des mains
de quelques pédants pusillanimes dans celles des fréné-
tiques les plus stupides. Seuls, en effet, de tels mons-
tres pouvaient manier sans frémir cet instrument de
1. Mémoires sur Mirabeau, son père, son oncle, etc., par M. Lucas de
Montigny.
2. 2 vol. in-8. Les collecteurs de ces documents historiques n'en
garantissent pas l'authenticité, mais ne les inventent pas.
LES RUINES DR LA MONARCHIE FRANÇAISE
mort et le tourner contre eux-mêmes, après l'avoir
émoussé sur les cadavres de leurs dernières vic-
times.
Mais, on peut le conjecturer sans témérité, Mirabeau
n'eût pas saisi le pouvoir pour n'en rien faire, se gor-
ger, comme la plupart des ministres, dans le festin
plantureux de leur importance relative, des jouissancesdu patronage et des hommages de leur clientèle. Il
n'eût pas, comme Necker, affaibli l'autorité par de
lâches concessions et trahi'la royauté par des flatteries
perfides et des révélations criminelles. Si le trône se fût
écroulé dans ses mains, c'eût été du moins sans les
douleurs prolongées de l'opprobre et de l'agonie; il
n'eût pas insulté la monarchie expirante, et toujours il
aurait su la défendre.
Voilà cependant- sur quelles ignominies s'est élevée
l'éblouissante réputation du ministre génevois. Sa pre-
mière sortie du conseil fut signalée par des attaques di-
rectes et continues contre le gouvernement qui répudiait
ses services. Ce système de diffamation, pour être resté
impuni, n'en est pas plus justifiable; et si celui qui
prétendit s'en prévaloir dans l'intérêt même de l'admi-
nistration, avait seul, en effet, le secret de la tirer de
l'abîme, il eût été plus concluant de le publier. Mais ni
son premier ministère, qui a duré cinq ans, ni le second,
qu'il avait emporté d'assaut, ne lui ont inspiré la pen-
sée d'une si noble vengeance. C'est qu'en effet il n'avait
en lui ni le talent de l'administrateur, ni le coup d'œil
du financier, ni le génie de l'homme d'État;- forcé de
remettre une seconde fois le portefeuille qu'il avait re-
conquis par les armes, s'il ne protesta point par des
récriminations, il le fit par une ovation populaire et une
RÈGNE DE LOUIS XVI
I
véritable insurrection. Son buste et celui du duc d'Or-
léans furent portés triomphalement dans les rues de
Paris, et les faubourgs soulevés trouvèrent des mains
officieuses pour les soudoyer et des chefs improvisés
pourles conduire. r
Bientôt cette populace se rua sur les boutiques des
armuriers et sur le garde-meuble. Munie de fusils
et gorgée de pillage, elle se dirigea sur la Bastille,
gardée par quelques vétérans inoffensifs; et, comme`
trophées d'une victoire sans combat, des têtes coupées
furent promenées au bout des piques, cortége digne des
deux effigies qui étalaient en avant des colonnes d'as-
sassins parcourant la ville épouvantée les noms d'un
prince du sang et d'un ministre félons`
Tandis que l'on traquait dans leurs domiciles les aris-
tocrates destinés aux hécatombes commencées aux gibets
de Foulon, de Flesselle et de Berthier, la magnanimité
nationale ouvrait les geôles aux prisonniers d'État et
les recommandait avec ostentation à la sensibilité du
hon peuple qui la représentait. C'étaient les marquis de
Sade et de Beauvais avec quelques autres, victimes du
pouvoir arbitraire qui les avait protégés, par des lettres
de cachet, contre la flétrissure d'une condamnation
méritée •
L'exemple de la capitale fut.suivi dans les provinces,
et la fédération y fut célébrée par l'incendie des châteaux
et la proscription ou la mort des châtelains. Des déla-
tions et une terreur combinées poussèrent la noblesse,
t. La Bastille avait déjà été prise, sous la Fronde, par le grand peu-
ple de Paris. « Elle fat défendue par vingt-deux soldats qui ne tuèrent
personne et forcée par six canons qui ne tirèrent pas. » (Note des
Mémoires déjà cités.)
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
sur quelques points, à une résistance impossible; sur
tous les autres, à la fuite ou à l'émigration.
Pressé par le duc de-Liancourt de se rendre au sein
de l'Assemblée, en témoignage de sa confiance en elle,
Louis XVI eut la douleur et l'humiliation de s'y voir
imposer une troisième fois Necker pour ministre. Ce
triomphe du Génevois devait être le dernier, mais il le
savoura avec une ivresse d'orgueil qui débordait sur
toute sa personne. « On le voyait se pavaner, avec sa
femme et sa fille, dans un carrosse qui semblait traîner
celui du roi à la remorque, et le public, tout prévenu
qu'il fût en sa faveur, en parut justement blessé 1. »
Mais il ne fit rien pour soutenir ce rôle important
dont la Révolution et sa propre vanité l'avaient affublé.
Chaque jour plus décontenancé, il ne savait à quel parti
se vouer. S'il intervenait dans un procès politique, tel
que celui de Bezenval, c'était pour y perdre un reste de
popularité. S'il paraissait dans les comités, c'était pour
y être bafoué. Il balbutiait des apologies maladroites,
tantôt pour, tantôt contre le véto, et ne montait à la
tribune que pour fatiguer son auditoire de ce qu'il avait
fait, de ce qu'on lui devait et de ce qu'il lui fallait faire
encore pour achever sa tâche.
Il tomba enfin sous les sarcasmes impitoyables de
Mirabeau. Cazalès, dans une de ses plus véhémentes
improvisations, lui reprocha, aux applaudissements de
la Révolution elle-même, de fuir honteusement devant
les périls qu'il avait amassés sur la tête du monarque.
Ce n'est pas le roi qui le congédia, mais le mépris pu-
1. Mme Necker Écrivait à M. Germani, le 8 octobre « Nous avons
été obligés de nous servir de la canaille. (Mémoires sur le jacobinisme,
tome IV.)
RÈGNE DE LOUIS XVI
blic qui le força de se retirer. Le dégoût avait remplacé
l'admiration, et il n'emporta de sa réputation colossale,
au fond de sa retraite de Coppet, que la notoriété de
son insuffisance.
Quant à Louis XVI, il ne régnait déjà plus. Ce prince,
couronné avant l'âge de l'expérience, salué, à son avé-
nement, des noms de Père du peuple, de Louis le Bien-
faisant, de Restaurateur de la liberté française, devint
bientôt Louis Capet, M. Véto, Louis le traître et
Louis le dernier. A ce souverain débonnaire, qui n'eut
que des vertus, il fut prodigué plus d'outrages et in-
fligé plus de souffrances qu'aux plus cruels tyrans et
l'histoire peut lui appliquer plus justement qu'au roi Agis
lui-même ces tristes paroles d'Agésistrate « Oh mon
fils, c'est l'excès de ta piété, de ta douceur, de ton
humanité, qui t'a perdu et nous a perdus avec toi »
GÉNIE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CRIMES ET DÉCEPTIONS DE SES SECTAIRES
r
La société française avait atteint, avant la Révolu-
tion, les dernières limites d'égalité civile et de liberté
queues utopistes de la démocratie aient jamais rêvées
dans leurs jours de bon sens, de lucidité et de franchise
nul n'était gêné par la loi dans le plein exercice de ses
droits privés. Quiconque n'attentait pas à la sécurité
publique ou n'empiétait pas sur les droits d'autrui ne
pouvait être inquiété, ni seulement menacé dans les
siens, sans que la vigilance du magistrat ne fût en me-
sure de répondre à son appel. Aucune distinction de
rang ou de classe n'eût été de nature à restreindre cette
indépendance individuelle, et la licence des mœurs et't
des discours n'était comprimée par aucune loi préven-
LIVRE II
`
Monstrum horrendum, informe, ingens, cui
lumen ademptum.l
CHAPITRE PREMIER
DE LA FRANCE AVANT 1789
(Virgile, Enéide, liv. III.)
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tive. On pouvait même, sans grand péril, médire à tort
et à travers de l'autorité publique, censurer ses actes et
chansonner ses ministres. On a souvent dépassé impu-
nément, dans ces satires, les bornes de la modération
et de la pudeur; et si quelques écrits séditieux ou im-
pies ont été réprimés, c'est avec beaucoup plus de man-
suétude et moins de sévérité que n'en ont mis les gou-
vernements prétendus populaires ou démocratiques à
repousser les. attaques les moins offensives et souvent
les plus fondées. La Révolution a donné, sur ce point
et dans toutes les occasions, la mesure de sa tolérance.
La peine de mort a été la seule réponse qu'elle ait dai-
gné faire aux plaintes les plus timides et aux reproches
les plus mérités, comme aux arguments les plus irréfu-
tables. >,
Que cette aménité de mœurs sous l'ancien régime fût
la conséquence de la diffusion des richesses plus que des
institutions, de l'influence des lettres plus que des doc-
trines égalitaires, elle en était arrivée à l'état de fait
généralement accepté. Dans les salons, dans les cités, à
la cour même, toutes les démarcations de classe étaient
effacées par l'usage autant que par la courtoisie; l'édu-
cation, la fortune acquise ou les fonctions obtenues de
la confiance du prince, le goût des arts et la considéra-
tion personnelle tenaient lieu de distinctions et rap-
prochaient tous les rangs. Ce triomphe des idées sur
les conditions hiérarchiques, encore légalement recon-
nues, descendait insensiblement de la capitale dans la
province, des plus grands aux plus petits, et les plus
haut placés étaient les plus empressés à descendre, à se
distinguer par les qualités de l'esprit qui s'étaient insen-
siblement substituées à toutes les supériorités.
DE LA FRANCE AVANT 1789
T. I. 26
Il ne restait qu'à régler cette égalité tacite et de bon
goût, lorsque la Révolution est venue la compromettre
en l'exagérant et manquer le but en le dépassant.
Il est devenu ridicule de faire, de l'inégalité des
conditions, un des griefs reprochables à l'ancien régime,
depuis que les notables du nouveau, sortis de bas lieu
pour la plupart, ont fait curée de titres et de décora-
tions qui ne s'accolent pas sans effort à <ies noms et à
des formes d'origine trop accusée car^ si la noblesse
révolutionnaire n'a ni l'élégance ni l'urbanité du gen-
tilhomme né et du chevalier courtois, son luxe, sa
morgue et son ignorance rivalisent fièrement avec les
mœurs farouches du tyran féodal le plus dramatique.
Cette race de patriciens a-t-eUe sur la France un
droit de conquête qui assure à sa postérité les bénéfi-
ces de la prescription? C'est une question qu'il ne nous-
est pas donné de résoudre, car l'avenir n'appartient
qu'à Dieu. Mais elle ne se fonde, en attendant, que
sur une inconséquence qui tient du parjure et serait
odieuse si elle n'était burlesque. On sait trop bien d'où
elle sort pour qu'elle fasse illusion, même à ceux qui en
héritent. La démocratie de la veille déteint sur l'aristo-
cratie du lendemain et imprime à son attitude et à tous
ses actes on ne sait quoi de gauche et de compassé qui
trahit sa grossièreté native. C'est ce qui explique les
inconséquences de tant de dignitaires improvisés qui,
en dépit de leur gravité sénatoriale, conservent leurs
habitudes de parcimonie bourgeoise et leurs rancunes
roturières. Ils se sont affublés de tous les titres qu'ils
avaient proscrits avec indignation quand ces titres frois-
saient leur fierté égalitaire. Ils se gourment sous leurs
plaques et leurs cordons, étalés comme des dépouilles
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
opimes. Mais cette ostentation de mauvais goût aigrit
et laisse deviner le chagrin que les ronge. Ils vou-
draient avoir des vassaux et n'ont que des clients. Leur
orgueilféodal en est réduit à s'incliner devant la suze-
raineté d'un électeur ou d'un commis, et chaque fin de
mois les retrouve agenouillés devant un salaire. Ils n'ont
jamais assez de pourpre et d'or pour cacher les stigmates
de leur servilité première et croient que ceux mêmes qui
briguent leur patronage se souviennent de leur nudité.
Les anciens dominateurs de la Gaule ont pu être
impérieux et parfois oppresseurs, mais ce sont des jon-gleurs et des affranchis qui les remplacent, et leur inso-
lence n'est pas toujours couronnée de lauriers. La force
participe de la vertu elle est naturellement protectrice
et tolérante, parce qu'elle a foi en elle-même, tandis
que le jong de la ruse n'est jamais assez lourd pour
rassurer sa pusillanimité. Celui des parvenus est le moins
supportable, parce qu'ils ont la conscience de leur lias-
sesse et sont toujours en appréhension du mépris ou du
ressentiment qu'ils n'ignorent pas avoir encouru. Ce
qu'ils savent le moins s'approprier de la noblesse, c'est
la noblesse elle-même, c'est-à-dire la hauteur du senti-
ment de son droit et i'estimo de soi-même. Ils voudraient
abaisser tontes les sommités qui les dominent, parce
qu'ils sentent instinctivement qu'il y a des supériorités
que leur niveau ne comporte pas, et ils voudraient rayer.
du registre civil jusqu'au nom de leur père, révélateur
indiscret de l'obscurité du leur.
Le divorce entre l'ancienne et la nouvelle France
fut si subit et si radical, en 1789, qu'il ne resta plus rien
de commun entre elles, ni mœurs, ni institutions, ni
langage. Jamais deux nations n'ont été plus étrangères
DE LA FRANCE AVANT 1789
et l'on peut ajouter plus hostiles l'une à l'autre, et
comme c'est celle de la Révolution qui est restée maî-
tresse du champ de bataille, elle n'a rien négligé pour
diffamer, pour anéantir et pour faire oublier l'autre,
jusqu'à faire douter qu'elle en descendît en droite ligne
et que tout ce qu'elle possédait provînt de son héritage.
Prodigieux effet de la calomnie, de la crédulité, de
l'impudence et des préjugés révolutionnaires elle a
réussi à se le persuader à elle-même
Mais dans cette monarchie tempérée sous laquelle
la patrie a vécu et grandi pendant dix siècles, et qu'on
s'imagine avoir mise hors de cause en lui infligeant le
nom Kantien régime, n'y eut-il, en effet, que honte et
ruine, ignominie et servitude, tandis que la horde lâche
et cupide des pédants, des brocanteurs et des avocats
qui, depuis soixante-dix ans, trafique du pouvoir,
aurait le monopole de la justice, du désintéressement et
de l'intelligence? Nous croyons que notre vieille consti-
tution était plus lucide et plus libérale, plus féconde et
plus progressive qu'aucune des constitutions mort-nées
dont la Révolution a prétendu doter le pays. La rai-
son en est bien simple elle émanait d'une source plus
naturelle, plus pure et plus vraie, l'autorité du père de
famille. C'est là qu'il faut chercher en effet le principe
moral de toute autorité, le but et l'esprit de tout gou-
vernement humain, le modèle et l'origine de la sou-
veraineté.
C'est d'après ce type élémentaire et sous cette tutelle
protectrice que tout gouvernement rationnel a du se
constituer, car les populations agglomérées peuvent
encore moins s'y soustraire que les enfants d'un même
père attendu que les individualités s'amoindrissent en
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
se multipliant et que la minorité des peuples ne se
prescrit jamais. Sans la protection de l'autorité qui
règle et protège leurs intérêts, il n'y aurait ni sécurité
ni longévité possibles.
Toute déviation de cette loi primitive est une source
de périls et de déceptions, parce que la démocratie
n'est qu'une dissolution de la société, dont le despo-
tisme est le seul, et tôt ou tard l'inévitable remède; la
monarchie est d'ailleurs la seule forme de gouverne-
ment compatible avec des lois stables et une adminis-
tration régulière. Hors de ces conditions d'ordre, la
société n'est qu'une arène, l'égalité qu'un mensonge et
la liberté qu'un pugilat.
Depuis que le trône antique a été renversé et que le
pays a été livré aux expériences des réformateurs, la
nationalité a-t-elle été mieux comprise et le nom fran-
çais plus respecté? La liberté individuelle a-t-elle été
mieux garantie et l'égalité plus réelle? Nous deman-
dons la solution de ces doutes non aux théories prônées
par la Révolution, mais aux faits. Le problème vaut
bien la peine d'être étudié, car si la perturbation des
principes sociaux et l'aggravation progressive des
charges publiques sont le seul résultat de tant de
réformes destinées à délivrer la France de tous les abus
de son ancien gouvernement et proposées comme un
modèle à l'admiration du monde, il n'est pas impossi-
ble que l'esprit dans lequel elles ont été conçues soit
un esprit de vertige et d'erreur.
Si nous n'étions pas convaincu que le gouvernement
monarchique est le seul qui ait le pouvoir de concilier
l'ordre et la liberté, et que celui dont jouissait la France
avant 1789 avait atteint et peut-être dépassé le dernier
DE LA FRANCE AYANT 1789
terme de sa noble tâche, il nous suffirait, pour démon-
trer qu'à son usage du moins aucune autre forme
n'est réalisable, d'exposerles épreuves par lesquelles
elle a passé et les déceptions sans nombre qu'elle a
subies depuis qu'on s'est obstiné à lui en substituer une
autre. Il est plus aisé d'énumérer tout ce qu'elle y a
perdude puissance matérielle et d'influence morale,
d'indépendance et de prospérité, que de comprendre ce
qu'elle y a gagné. Si, dans sa décadence, il y a eu des
temps d'arrêt, c'est uniquement au principe d'autorité
violemment rétabli qu'on en est redevable, et chacune
de ces haltes a mis en évidence le néant des principes
démocratiques, la honte et la lâcheté de ses sectateurs
toujours les premiers à se prosterner aux pieds d'un
nouveau maître, toujours les plus empressés à le servir.
C'est donc au prix de sa liberté et de sa dignité que la
France, dont ces misérables s'étaient faits les guides et
les apôtres, aurait retrouvé quelques jours de calme,
pâle reflet des siècles de gloire et de sécurité dus aux
règnes protecteurs de son antique dynastie.
Il existe, en Europe, une nation infatuée du dogme
de l'égalité, qui salue humblement une noblesse de com-
mis, d'usuriers et d'avocats; elle proteste de son res-
pect pour les lois, et les change tous les ans on lui
permet d'avoir un roi, pourvu qu'il ne gouverne pas
on la dit composée de citoyens, et l'on n'y trouve que
des contribuables elle professe l'agriculture, mais n'en-
courage et ne prise que l'agiotage elle ne sait ce qu'elle
veut, mais tout ce qu'on lui fait vouloir, elle le fait.
Cette nation passait autrefois pour clic frivole et rail-
leuse, mais de graves docteurs en toque noire et en
bonnet rouge lui ont représenté qu'elle avait tort de se
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
croire heureuse et libre, et que tant qu'elle ne se gou-
vernerait pas elle-même elle croupirait dans la servitude
et dans la superstition.
Il ne s'agit pas de savoir si elle a cru ces sinistres
libérateurs, il suffit qu'elle les ait écoutés pour qu'ils
se prévalussent de son adhésion tacite et travaillassent,
en son nom, à la régénérer et à la rajeunir. Ont-ils
réussi? Le fait est que d'indocile et légère qu'elle était,
ils l'ont rendue servile et piteuse; de prodigue, cupide,
et de spirituelle, inepte. On lui dit de voter comme un
seul homme, et elle vote d'aller se battre aux anti-
podes, et elle y va; de crier Vive la République! et
elle crie; de crier A bas la République et elle crie
encore plus fort.
Le secret de Sa métamorphose est encore tenu pour
inexpliqué, car au lieu du rajeunissement qui lui était
promis, c'est la caducité qui lui a été infligée; mais ce
qui n'en reste pas moins inconcevable, c'est l'inertie
du pouvoir chargé de l'éclairer, de la diriger et de la
défendre il s'est laissé désarmer, dépouiller, puis
immoler sans résistance. Un peu plus de volonté l'eùt
préservé, un peu de tyrannie eût sauvé le peuple et le
roi. Cependant lit Révolution elle-même élevait et forti-
fiait le bras par lequel le trône devait être relevé et les
Bourbons ramenés de l'exil par le génie et les fautes de
Napoléon comme par la main d'un ami. Que de mys-
tères dans la complication et la marche des événements
qui ont préparé ce résultat imprévu! Une restauration
que les intéressés avaient cessé d'espérer, et que Na-
poléon seul avait rendue possible
Une énigme plus incompréhensible encore défie la
pénétration des Œdipes de nos jours. Les prestiges de
DE LA FRANCE AVANT 1789
la Révolution s'étant évanouis sous le sceptre impérial
et humiliés devant l'Europe armée, qui l'a fait survivre
à la honte dont ce double élément l'avait impitoyable-
ment flétrie? Le vaisseau de l'État, privé du seul pilote
qui l'avait sauvé du naufrage révolutionnaire, emporté
parla tempête dans des mers inexplorées, fatigué d'évo-
lutions inutiles, engagé parmi des écueils sans issue,
aperçoittout à coup, au-dessus de l'abîme prêt à l'en-
gloutir,le fantôme de l'antique monarchie qui lui tend
une main secourable et le conduit miraculeusement au
port. Cette apparition n'était-elle qu'une illusion ou le
souffle providentiel visiblement intervenupour ouvrir
l'unique voie de salut laissée à ce vaisseau désemparé?
N'était-elle qu'un dernier avertissement à la conscience
des générations dévoyées?
Ce qu'il y a d'avéré, c'est que la mission réparatrice
échue aux frères de Louis XVI n'a pas été remplie, et
que l'avénement de 1814 n'a été que la continuation de
1789, ère néfaste consacrée par la Révolution. C'est
elle et non la royauté que la Restauration a ravivée
avec toutes les illusions et toutes les utopies renouve-
lées de 89. Nul ne conteste à l'auteur de la Charte
d'avoir rendu à la France la liberté dont Bonaparte n'a-
vait pas cru prudent de la laisser jouir. Mais ce qu'il
oublia de restaurer, c'est le principe d'autorité, sans
lequel la liberté dégénère en licence et en tyrannie.
CHAPITRE II
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
La plus irréparable conséquence de la Révolution,
nous l'avons dit déjà, n'est pas d'avoir répandu des
torrents de sang et renversé des institutions que huit
siècles de progrès et de prospérité avaient consacrées,
mais d'avoir faussé l'esprit et dénaturé le caractère na-
tional. Son résultat le plus manifeste est d'avoir rendu
la liberté impossible, son triomphe d'avoir transporté le
pouvoir aux plus indignes et aux plus incapables de le
comprendre ou de l'exercer, et son opprobre éternel
d'avoir été l'oeuvre de l'étranger.
Parmi les hommes qui ont concouru à détruire la
monarchie, il y eut des fanatiques et des dupes mais
les utopies de Turgot, la philanthropie de Rousseau, les
maximes d'une égalité abstraite, les promesses trom-
peuses d'une philosophie superbe et les mystiques élu-
cubrations d'un amour factice pour l'humanité ne sont
pas la Révolution.
Les députés aux États généraux qui ont ouvert cette
vaste carrière de forfaits et de calamités ne sont pas
non plus absolument responsables d'une perturbation
dont ils ne furent que les aveugles instruments. On
leur avait dit que les abus de l'administration et le désor-
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
dre des finances appelaient une réforme radicale, et
que seul un patriotisme énergique pouvait contenir
le despotisme entretenus depuis trente ans, par les
économistes et les philosophes, dans l'espérance d'une
liberté et d'une perfectibilité chimériques, ils durent
naturellement être conduits à les chercher dans l'in-
connu.
Lorsqu'ils eurent tout démoli, sans prévoyance de
l'avenir, sans souci des existences brisées, et sans pou-
voir se reconnattre eux-mêmes au milieu des décom-
bres qu'ils avaient accumulés, ils durent pressentir
qu'une main invisible les poussait à l'abîme, et qu'une
puissance occulte dont ils étaient le jouet insultait à
lenr impuissance après avoir abusé de leur crédulité.
L'explication de ce mystère n'est ni dans le progrès
fort problématique de la civilisation, ni dans le déve-
loppement plus contestable encore de la raison philoso-
phique elle n'est pas même dans la surexcitation des
convoitises du pauvre contre le riche et de la bour-
geoisie contre quelques priviléges surannés dont elle
pouvait s'affranchir ou acheter les insignes à vil prix
toutes les aspirations de l'orgueil et de J'envie, toutes
les recherches d'une perfectibilité imaginaire, toutes
les témérités même de la révolte et. de l'impiété se
seraient exhalées en déclamations stériles s'il ne s'était
trouvé une force douée d'assez d'intelligence pour les
diriger, une volonté puissante, exceptionnelle, appliquée
à les concentrer dans un foyer brûlant, à les féconder
avec une patience infatigable et à les exploiter avec une
perversité systématique.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
1
g icr. DES SOCIÉTÉS SECRÈTES ET DE LA'SECTE
DES ILLUMINES.
Cette agence centrale et persévérante a existé bien
avant la Révolution; elle'en a recueilli à l'avance tous
les éléments, sans prévoir encore ce qu'elle en pourrait
faire, ni sur quelle contrée l'expérience serait praticable.-
Mais après quelques essais plus ou moins concluants et
lorsqu'elle eut mis toutes ces matières en fusion, elle les
versa sur la France, prédisposée, par la cécité de son
gouvernement, les passions que les idées nouvelles fai-
saient fermenter dans toutes les classes et les ambitions
incandescentes qui s'agitaient dans le vide, à toutes les
épreuves qu'un génie infernal entreprendrait de lui
faire subir. L'exposé succinct des machinations téné-
breuses qui ont préparé et organisé cette vaste héca-
tombe, autrement inexplicable et sans but, convaincra
les plus sceptiques que la Révolution est sortie tout
armée du sein des sociétés secrètes, ou plutôt d'une loge
unique dont le fondateur était doué d'assez d'habileté
pour attirer à lui toutes les autres, d'assez de souplesse
pour s'identifier leurs doctrines diverses et d'assez de
hardiesse pour réaliser leurs rêves incohérents, en im-
primant.une direction unique à leurs tendances les plus
divergentes.
Mais avant de dire comment les quarante mille co-
mités révolutionnaires, qui ont subitement couvert la
France entière et le club central des Jacobins qui les
animait de son souffle n'étaient que les instruments
visibles et la création avouée de la secte des illuminés,
il est indispensable de rappeler les faits matériels qui ont
DES FAUSSES IDÉES SUR LA' RÉVOLUTION FRANÇAISE
devancé et facilité l'invasion de cette secte redoutable.
Ce qu'il y eut de moins contesté dans les premiers-
actes qui ont imprimé à la Révolution son caractère
d'inconséquence et d'atrocité, c'est la coopération de
l'Angleterre et la complicité du duc d'Orléans. Ce prince
était allé solliciter à Londres son initiation à l'illumi-
nisme il en avait rapporté l'investiture du grade de
grand-maître du Grand-Orient de France sa félonie
fut le pivot sur lequel roula d'abord tout le mécanisme
des combinaisons révolutionnaires. Mais, afin de ne lais-
ser aucune voie de retraite à ses ressentiments contre la
cour et à sa cauteleuse ambition, on commença par lui
imposer des engagements qu'il lui fût impossible de
rompre sans livrer à la fois son honneur et sa vie. Les
gages qu'on exigea de lui le liaient plus étroitement
que ses serments c'était l'aveu des crimes dont il était
déjà soupçonné 2.
Parmi les délégués des provinces que la convocation
des États généraux lança soudainement dans l'arène,
un certain nombre était déjà, à divers degrés, dans le
secret de la conjuration. Mais on vit incontinent s'y ral-
lier ceux qui, imbus des doctrines économistes, appor-
taient à Versailles des velléités démocratiques. La plu-
part tombèrent dans le piège que le Palais-Royal tendit
à l'ambition des plus avancés, à la vanité des autres et-
à la cupidité de tous. Les conseillers du prince, impa-
1. On sait que la Maçonnerie, dont les rites pnérils sont en eux-
mêmes inoffensifs, servait de chaperon à des initiations plus criminelles
qui se dérobaient ainsi aux investigations et même aux soupçons de la
police.
2. Voir les Mémoires secrets, tome XI, ainsi que V Histoire de la conju-
ration d'Orléans, par Montjoie. Nous aurons plusieurs fois l'occasion de
citer cet ouvrage qui a eu beaucoup d'éditions, malgré tous les efforts
de la faction pour le décrier.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tients de lier la partie, l'engagèrent souvent sans son
aveu et se montrèrent prodigues de ses promesses et de
ses libéralités; et plus d'un provincial candide aurait pu
faire de curieuses révélations sur les engagements que
lui extorqua le trop célèbre Choderlos de Laclos, et sur
les arrhes qu'il accepta quelquefois en hésitant.
Le ministre Montmorin a eu le tarif de ces conscien-
ces républicaines il en est peu qui, dans un temps
donné, ne se soient vendues à la faction d'Orléans, et
l'incorruptible Robespierre lui-même ne dédaigna pas
de s'enrôler sous le drapeau que le fougueux Mirabeau
avait salué à son début. Après Montmorin, et lorsque
tous les factieux alors obscurs eurent acquis plus d'im-
portance, de Lessart entra en marché avec ceux qu'il
croyait les plus influents Gensonné, Péthion; Tallien,
Brissot, Gorsas s'estimaient à trois; quatre, cinq et six
mille francs par mois, et il cite Marat, Hébert et Danton
comme les agents les plus actifs et les plus redoutables
de ce parti 1.
Le supplice du prince et de la plupart de ses affidés
a pu faire douter de la réalité du complot, et l'on se
persuade difficilement, en effet, qu'un ambitieux pré-
lude à l'usurpation d'un trône par le renversement des
lois qui le soutiennent. Parmi tous les conspirateurs
armés contre l'ordre établi, on n'en cite aucun, sinon
Catilina, qui se proposât, pour unique but, la destruc-
tion. Encore l'arrêt qui le flétrit lui suppose-t-il des
intentions que le succès eût modifiées. Mais le pius
habile n'a pas toujours' le choix des moyens, et le duc
d'Orléans, entre l'Angleterre exigeant de lui plus qu'il
1. Histoire de la conjuration d'Orléans.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ne pouvait donner, et les sociétés secrètes le pous-
sant plus loin qu'il ne voulait aller, n'a jamais disposé
de ses instruments, pins qu'il n'a dominé ses redouta-
bles auxiliaires. S'il a péri, abandonné des uns et
renié par les autres, c'est qu'il leur fit défaut dans toutes
les crises décisives. Dénoncé par Robespierre dès 1790,
il n'avait rien trouvé de mieux que d'acheter le silence
de ce sombre tribun. Mais celui-ci ne s'était laissé initier
à ses projets que sous la condition de leur succès et
de même que Mirabeau rompit ouvertement avec lui
après lui avoir montré le chemin dans lequel il craignit
de s'engager, Robespierre se hâta de l'envoyer à l'écha-
faud dès qu'il n'eut plus rien à en espérer. Peut-être
est-ce en se mesurant à ce lâche compétiteur qu'il osa
songer à s'emparer lui-même du pouvoir.
J
Cependant ni l'existence de cette odieuse conspira-
tion, ni les attentats qui l'ont révélée n'ont été un
mystère pour ses contemporains; la ténébreuse apologie
de Chabroud, dans la discussion relative aux journéesdes 5 et 6 octobre, est d'une transparence qui ne pouvait
tromper que les auditeurs atteints de cécité volontaire
et déjà complices à divers degrés. A ceux qui conser-
veraient quelque doute, il suffit de rappeler la singulière
séance du 4 juin 1792, dans laquelle le capucin Chabot,
à la suite d'un rapport lourd et prolixe sur le Comité
autrichien 2, appuyé de pièces équivoques au nombre
1. Une lettre curieuse adressée par lui, en 1790, à son confident et
instigateur, révèle les terreurs dont cette âme était bourrelée et les
horribles desseins de sa perversité. Cette pièce authentique, livrée par les
héritiers du complice célèbre dont le génie dominait les passions hon-
teuses du prince, est déposée aux archives de l'archevêché de Lyon. Elle«^
a été textuellement publiée dans l'Univers religieux du 5 septembre1859. Jfr
2. On qualifiait ainsi un conseil privé dont faisaient partie MM. de
Montmorin, Malouet et Bertrand de Molleville.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de 192, proposa, pour la première fois, la déchéance du
roi. La conjuration d'Orléans s'y montre sans voile et y
joue enfin résolument sa dernière partie. Il est évident,
pour tout lecteur de sens et de foi, que cette scène était
préparée pour l'intronisation immédiate du régent, et
que l'Assemblée législative, dans l'attente de ce grand
événement, et déjà à moitié gagnée, n'attendait plus
qu'un dernier signal.
Mais voilà qu'il s'élance des bancs de la gauche un dé-
puté, candide encore dans l'exaltation de son zèle patrio-
tique et qu'on avait négligé d'initier. Raymond Ribbes,
indigné, interrompt Chabot et s'écrie « Le véritable
comité autrichien qui veut renverser le trône, détruire la
Constitution, assassiner Louis XVI et sa famille, n'est au-
tre que la faction d'Orléans. C'est elle qui vend la France
à l'Angleterre et livrera la couronne au duc d'York, si
elle ne peut pas la placer sur la tête de Philippe 1. »
Une sortie si violente et si inattendue, dans la bou-
che d'un enthousiaste dont nul n'eût osé contester la
sincérité, déconcerta la tactique de ce parti toujours
cauteleux, et personne ne songea à répondre à Raymond
Ribbes, ni à relever l'étrange assertion par laquelle un
prince anglais était substitué à la branche des Bour-
bons. Cette séance précédait de bien près les attentats
du 20 juin et la journée du 10 août; les crises révolu-
tionnaires étaient donc imminentes, et les factions qui
les avaient préparées ne pouvaient plus ni s'effacer ni
ajourner leurs desseins. Aussi Raymond Ribbes les
1. Montjoie, dans son Histoire de la conjuration, explique très-nette-
ment cette particularité. En raison du mépris daus lequel la personne
de Philippe était tombée, il avait été proposé de faire épouser au duc
d'York la princesse Adélaïde, qui aurait ainsi repris le rôle de la fille
d'Isabeau de Bavière.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
força-t-il à se démasquer en signalant avec franchise
« les misérables qui contraignaient le roi à se barrica-
der », et en ajoutant énergiquement « que la Révolution
serait finie si l'on avait le courage de mettre en accusa-
tion d'Orléans et Marat, Bonne-Carrère et Dumouriez,
Hébert et Carra »
Il y a tout lieu de croire que cet échec porta une
atteinte mortelle aux machinations du duc d'Orléans et
que c'est à dater de cette époque que les plus influents
d'entre les conjurés se séparèrent de lui et commencè-
rent à entrevoir un autre but à leur ambition. Dans cette
confusion, l'Angleterre elle-mème perdit le fil de ses
intrigues et vit la plupart de ses affidés ajégarer dans de
vagues agrégations. Les révolutions, en précipitant
leur marche, se jouent des plus habiles calculs; on peut
les fomenter, mais les discipliner ou les contenir,
jamais. Le cabinet de Saint-James en vint à redouter
la contagion du fléau qu'il avait inoculé à la nation
française et à se rallier à toute l'Europe pour en conju-
rer l'expansion. Mais il ne renonça pour cela à aucun de
ses desseins hostiles contre la France, et la Restaura-
tion n'eut pas d'allié plus perfide. Nous le retrouverons,
toujours et partout, fidèle à sa misssion de perturbation
et de destruction universelle.
Parmi les preuves flagrantes de sa participation
directe aux premiers attentats de la Révolution, il suf-
fit de nommer son ambassadeur lord Dorset, dont la
mission s'est trahie sans précaution et sans pudeur.
Sans parler de ses relations intimes avec les conjurés
les plus affichés et de son insistance personnelle auprès
1. On ne trouve pas un mot de cette conspiration et des actes qui
l'ont compromise dans toute l'Histoire de M. Thiers.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de la reine pour décider le dernier rappel deNecker,
on peut trouver peu honorable, même pour un espion
diplomatique, l'attitude qu'il affecta dans l'accusation
intentée à quelques gentilshommes bretons qui lui
auraient proposé de livrer le port de Brest aux Anglais.
Cette imputation eût-elle été aussi réelle qu'absurde, il
était de son honneur d'y opposer un désaveu formel,
puisque, en admettant la proposition comme possible,
elle compromettait la loyauté de sa diplomatie et la
dignité de son caractère. Comment donc qualifier son
silence étudié et ses insinuations déguisées, si ce n'est
,qu'il entrait dans ses combinaisons d'accroître l'indi-
gnation de la noblesse calomniée et d'animer la haine
populaire qui commençait à s'acharner contre elle? A
'la vérité, cette odieuse intrigue, perdue au milieu de
tant d'autres, passa presque inaperçue, parce que la
théorie des conspirations découvertes et des jurys révo-
lutionnaires n'était pas encore inventée. Mais l'ambas-
sadeur en assuma toute la responsabilité.
Pour se dédommager d'un si honteux succès, il
conçut un projet plus positif et en tous cas plus profi-
table, ce fut de se concerter avec le duc d'Orléans pour
accaparer tous les blés destinés à l'approvisionnement
do Paris, les exporter clandestinement et les tenir en
réserve, dans le double but d'incriminer l'imprévoyance
de l'administration et de se populariser à ses dépens.
Lord Dorset fut de moitié dans cette spéculation crimi-
nelle, qui devait à la fois susciter des émeutes et fournir
des fonds pour les soudoyer. Les ports de la Grande-
Bretagne, les îles de Jersey et de Guernesey furent
encombrés de ces blés achetés sur une grande échelle à
l'aide des subsides de la Banque de Londres. La preuve
A
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
t. i. n
de la connivence honteuse du gouvernement lui-même
dans cette affaire résulte des débats qui s'élevèrent à ce
sujet dans le parlement. Louis XVI, touché des souf-
frances dont la disettemenaçait
son peuple, fit deman-
der, au nom de l'humanité et du bon voisinage, vingt
mille sacs seulement de ces grains extraits de ses pro-
pres greniers. Sa demande fut impitoyablement repous-
sée, et l'opposition s'étant enquise des motifs de cette
dureté, Pitt refusa de s'expliquer; Putney, Walson,
Wilberforce opinèrent pour qu'on déférât au désir du
roi de France. Mais le ministre, voulant éviter toute
discussion, fit renvoyer l'affaire à un comité tout à sa
dévotion
Cependant le duc d'Orléans, après les journées de
Versailles, et lorsqu'il se croyait sûr de la régence, dis-
posa à son gré de ces blés dont il retira d'énormes
bénéfices, tout en se faisant bénir de la multitude qui
crut lui devoir l'abondance dont elle allait jouir. Telles
sont les préventions de la populace aveugle, toujours
prête à saluer l'imposteur qui l'exploite et à maudire
le sage qui l'avertit.
Cette circonstance n'est pas la seule qui ait révélé
ses rapports suspects avec le gouvernement anglais 2.
Les démarches ostensibles de ses agents accrédités, ses
voyages personnels à Londres et les communications
fréquentes des loges insulaires avec celles qui recon-
naissaient la juridiction du Grand-Orient de France,
1. Tous les détails de cette délibération ont été recueillis par Mont-
joie, tome tl, et dans le tome l" des Souvenirs de Louis XVlll.
2. Soalavie cite un marquis de V. lieutenant-général de la promo-
tion de 1785, mort ea exil au cMteaa des Ormes, comme l'agent prin-
cipal et le confident de toutes ces négociations.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
dont le duc d'Orléans était le grand-maître inamovible,
avaient établi sur la conjuration ourdie pour le porter
au trône une flagrante notoriété; et, tant qu'il vécut,
ni lui ni aucun de sespartisans n'essaya de la nier.
Mais s'il pouvait rester le moindre doute sur la com-
plicité ou plutôt sur l'identité de la conspiration d'Or-
léans et de la Révolution, il suffirait de considérer la
part qu'ont èue dans cette grande désorganisation sociale
les sectes maçonniques dont ce prince était devenu
l'adepte et le servile instrument. Cette dépendance est
la seule excuse de ses crimes; elle en est aussi l'ex-
plication la plus irrécusable, car les sociétés secrètes
qui ont bouleversé la France auraient reculé devant
l'énormité de leur entreprise, s'il ne s'était rencontré au
sein du pays même un ambitieux assez puissant et assez
corrompu pour se dévouer aveuglément à ceux qui lui
promettaient leur assistance. Il fallait encore qu'il se
trouvât, parmi les puissances de l'Europe, un cabinet
assez égoïste, assez contempteur des lois de là justiceet de l'humanité, pour accepter sans scrupule l'aliiarice
des factieux et des malfaiteurs de toutes les contrées,
et pour protéger de son or et do son concours une asso-
ciation manifestement consacrée à la destruction des in-
stitutions monarchiques et chrétiennes.
L'examen que nous allons faire de l'action directe de
la secte des illuminés, à toutes les phases de la Révolu-
tion, déchirera le voile derrière lequel la faction d'Or-
léans cherche encoreà
cacher sa complicité. Son chef
fut irrévocablement inféodé à cette secte, du jour où il
s'y fit initier. Dominé par elle et par l'Angleterre, il ne
lui fut plus permis d'opter entre les résolutions souvent
contradictoires qui lui étaient imposées, ni de reculer,
DES FAUSSES IDÉES SUlt LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ni même de s'arrêter sur la voie dans laquelle il s'était
engagé. La politique d'un gouvernement régulier, toute
perverseet impitoyable qu'on la suppose, ne pouvait pas
non plus être toujours d'accord avec les vues diverses et
souvent confuses d'une multitude de sociétés secrètes,
toutes plus ou moins excentriques et indisciplinables
cela suffit à rendre raison de beaucoup d'inconséquen-
ces et de péripéties dont les causes médiates se perdent
dans l'imprévu.
En s'unissant par un pacte trop odieux pour être for*
mulé, aucune des parties contractantes n'a entendu
renoncer à ses vues propres, ni faire abnégation de sa
pensée secrète. Nous verrons que la secte des illumi-
nés elle-même, en s'affiliant toutes les autres loges
maçonniques, évita avec soin la fusion de leurs doctri-
nes diverses, dont le conflit aurait embarrassé la marche
vers un but commun. Quel que fut l'intérèt des conjurés
à n'ouvrir leursrangs qu'à
dos caractèreséprouvés,
ils
ont dît subir tous les séides envoyés par les loges secrè-
tes auxquelles le duc d'Orléans lui-même était subor-
donné. Il s'agissait uniquement de les faire concourir
toutes à l'attaque méditée; et pour que chacune conser-
vât son poids et sa valeur spécifiques il ne fallait pas
commencer par les annuler individualités. Les adeptes,
d'origine et d'appellation différentes, que la maçonneriecouvrait officieusement de son manteau bariolé, igno-
raient eux-mêmes qu'un pacte mystérieux les eut
momentanément reliés en un seul faisceau par un nœud
sympathique, nécessairement fragile. Ainsi, chacun sui-
vant l'impulsion de la loge qui avait reçu ses serments,
les plus exaltés devaient être les plus indociles; et
comme le secret de l'initiation n'était connuque
d'un
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
petitnombre, ceux dont les convictions se crurent frois-
sées durent résister, réagir, quelquefois même se révol-
ter ce qui sert à faire comprendre les mécomptes, les
indiscrétions et les violences qui ont fini par dissoudre
l'association 1.
Mais, pour dissiper toutes les incertitudes sur l'exi-
stence de la puissance occulte qui a dominé pendant
plusieurs années ces nombreuses dissidences et a su les
faire concourir à l'accomplissement de ses desseins, il
importe de remonter à l'origine de la secte qui a pré-
paré et dirigé la Révolution française, et de la distinguer
de toutes celles qui l'ont précédée ou suivie, mais dont
elle s'est servie avec une astucieuse habileté et une
supériorité incontestable.
Ce fait, pour être mis en évidence, exige quelques-
développements avec lesquels la Révolution n'a pas de
corrélation directe. Mais à ceux qui seraient tentés de
nier qu'elle ait été préméditée, il importe de faire voir
qu'elle n'est due à aucune inspiration généreuse et spon-
tanée. La source impure dont elle émane avait en elle
tous les miasmes putrides et délétères qu'elle a déve-
loppés. Onn'a pas accusé à te la franc-maçonnerie
d'avoir été l'officine où elle s'est élaborée. Cependant,
ce n'est pas elle qui l'a conçue ni dirigée. On s'est servi
d'elle à son insu. On lui a emprunté ses statuts, ses
épreuves, ses mots de passe, et l'on a pu reconnaître
son langage mystique et ses puérilités cérémonieuses
dans le formulaire de nos assemblées et jusque dans
1. On trouve un exemple de ces personnalités excentrique dan?
l'admiration que conçut, pour li moderne Judith Adam Lux, délégué des*
loges allemandes auprès du club des Jacobins. Il vit dans l'acte de Char-
lotte Corday l'idéal de ses rêves humanitaires, etcrutpartager l'héroïsme
de son sacrifice en la suivant à l'écbàfaud.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
l'installation des nouveaux pouvoirs; mais la conjura-
tion ne l'a jamais faite dépositaire de ses secrets. La
franc-maçonnerie ne fut qu'un chaperon destiné à don-
ner le change sur les manœuvres qu'on poursuivait sous
son ombre, et l'un des instruments appelés, sans le sa-
voir, à concourir à des projets dont aucun affilié ne
connut la portée, fût-il prince ou pontife. Tout ce que
la crédulité populaire et le faible'des esprits superbes
pour le merveilleux y a vu de plus n'est que fable et
superstition.
Dans tous les siècles il a existé des associations
occultes, armées contre l'ordre légal et protestant
contre l'autorité reconnue. Les républiques n'en ont pas
été plus exemptes que les monarchies. Dans tous les
temps, des sectes fanatiques ont entrepris de régénérer
le monde, des bandes organisées de pirates et de voleurs
se sont constituées en guerre permanente avec la société.
Les enfants de Manès ne sont pas les premiers qui se
soient voués au principe du mal; les Étrangleurs do-
l'Inde croient honorer leur idole, et les tribunaux
véhmiques prétendaient se substituer à la corruption
des juges et à l'insuffisance des lois. Les partis eux-
mêmes, quand ils sont vaincus, réagissent dans les
ténèbres et symbolisent leurs desseins et leurs espé-
rances sous des sous-entendus, des propagandes et des
maximes plus ou moins ambiguës.
Quant à l'origine des sociétés secrètes si multipliées
de nos jours, il ne faut la demander ni à la secte des
manichéens 1 ni aux collèges des druides, ni aux mys-
tères d'Isis ou d'Éleusis; il ne faut pas y chercher da-
l.On sait combien cette secte, répandue en Orient, a été souvent
persécutée et peut-être calomniée.
LES RUINES DE LA MONARCHIE /BANÇAISE
vantage l'explication d'un fait qui s'est passé sous nos
yeux. Les templiers, les carbonari, les albigeois, les
cathares, et beaucoup d'autres sectaires, ont leurs tra-
ditions et leurs archives. Une note saisie dans les pa-
piers de Caglîostro rattache à Jacques Molay toutes les
loges d'une certaine catégorie qui, au xvm° siècle,
continuaient de poursuivre sa vengeance contre les
papes et les rois, et l'on a publié, en 1838, la liste de
tous les grands-maîtres de l'ordre, depuis 1314 jusqu'àBernard Fabre de Palaprat, lequel aurait conféré à
l'abbé Châtel son titre de primat des Gaules
Mais ces ressentiments collectifs ne survivent guère
aux événements qui les ont suscités; ils ne se trans-
mettent qu'à la condition de se fondre avec d'autres
haines analogues, plus récentes et plus actives. Les tem-
pliers de nos jours ont encore moins d'initiés que les
francs-maçons proprement dits, dont il ne serait plus
question si des conspirateurs plus modernes et plus
vivaces n'avaient eu quelque intérêt à exhumer leurs
signes cabalistiques pour s'en servir.
Les rancunes les plus tenaces ont été celles que la
Réforme a entretenues contre l'Église catholique qu'elle
n'a pu vaincre, et contre les puissances qui lui sont res-
tées fidèles. Les protestants de France sont les premiers
qui se soient donné la mission de renverser le trône
dont ils n'avaient pu se faire un appui, et qui s'y soient
appliqués avec persévérance. On sait qu'il fut saisi dans
le portefeuille do Biron un plan complet do république
fédérative, divisant tout le territoire en neuf cercles,
subdivisés en autant de districts. Ce double morcelle-
1. Elle est reproduite dans le n° du 2 mai du Journal des villes et
des campagnes.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ment de la France en quatre-vingt-une circonscrip-
tions administratives offre une singulière analogie avec
le nombre de départements subdivisés en districts créés
en 1789, et il est évident qu'il a servi de canevas aux
niveleurs de la Révolution. Mais ce système, ou plu-
tôt ce complot de quelques gentilshommes révoltés,
que le regret de leurs prérogatives féodales et la haine
d'une religion devant laquelle tous les hommes sont
égaux avaient armés contre,la royauté, prit, après le
règne d'Henri IV, des proportions formidables, et il fal-
lut toute la sévérité et tout le génie de Richelieu pour
l'étouffer.
Quand la ligue protestante eut été dispersée, ses pro-
jets furent recueillis religieusement, comme le testament
des martyrs de la liberté, et leurs doctrines se propagè-
rent à l'aide des prédications sympathiques qui, en Alle-
magne et en Italie, entretenaient l'ardeur des commu-
nions dissidentes et des rivalités politiques. On était
pourtant loin encore des théories démocratiques, et les
mécontents qui voulaient confisquer le pouvoir et non
l'anéantir' espéraient se faire une part aristocratique
dans le pacte fédéral, qui aurait ménagé les priviléges
partiels et les libertés locales. Cette combinaison est la
seule, en effet, qui ne livre pas à la merci d'une cité sou-
veraine ou d'une coterie oligarchique les droits et les
intérêts de tous.
Avant d'arriver à l'état de secte, cette propagande se
recruta de tous les aventuriers égarés sur les chemins
de la fortune, des ambitieux contrariés dans leurs des-
seins et des princes même avides do conquêtes, c!es
esprits forts, athées ou déistes, qui commençaient
à s'emparer des sympathies de la jeunesse et de tous
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
ceux que les déceptions de la vie irritent contre la
société. Vers la fin du règne de Louis XV, elle prit tout
à coup une marche plus méthodique et une attitude plus
menaçante, Les associations de frondeurs se multi-
plièrent et fraternisèrent entre elles; la maçonnerie,
dont le mysticisme décrié tombait en désuétude, fut
ravivée pour servir de voile à des rassemblements
moins candides, qu'on aurait pu suspecter. Bientôt une
confédération générale se révéla entre toutes les loges,
isolées jusqu'alors auxquelles ces rapprochements,
d'une. apparence fortuite, inspirèrent plus de hardiesse
en leur donnant la conscience de leur force.
En 1780, un congrès général de toutes les loges
maçonniques des deux hémisphères fut convoqué a
Wilhelmsbad. Cette assemblée, au nombre de plus de
trois cents associés choisis parmi les premiers dignitaires
de tous les ordres, siégea pendant plusieurs mois près
de la ville de Hanau, sans que le gouvernement parût
concevoir aucun soupçon sur l'objet d'une si étrange
réunion: L'autorité était-elle complice, la police gagnée
ou les cabinets aveuglés et trahis par des ministres ini-
tiés aux mystères de cette vaste conjuration?
Des révélations encore récentes confirment celte
dernière conjecture. Quoi qu'il en soit, il était évident
qu'une intelligence supérieure présidait à tous ces mou-
vements dont la cause était ignorée; elle s'était imposé
la tâche, sinon de concilier, du moins de dominer pour
un temps et de diriger vers un résultat positif, et si-
gnalé d'avance comme le but commun de toutes les
tendances, chacune de ces sectes divergentes, animées
de passions et de convoitises inavouées, liées par des
statuts souvent contradictoires, professant des doc-
1DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
trines, des systèmes et des sentiments incompatibles.
Une ère nouvelle venait de s'ouvrir, en effet, pour
les sociétés secrètes. L'une d'elles, soit par'surprise,
soit par persuasion, exerçait l'autorité suprême et obéis-
sait elle-même à l'impulsion d'une volonté unique et
vigoureuse. Cette société était celle des illuminés. Son
empire était déjà universellement reconnu, que la main
quien tenait les rênes était encore inaperçue. Les épreu-^
ves qu'elle faisait subir étaient terribles et ses vengean-
ces inexorables. Plus impassible, plus impénétrable et
plus hardie que les autres, elle parvint à les entraîner
toutes. Son fondateur, toujours obscur et longtemps
inconnu, exerça pendant vingt ans un pouvoir absolu
sur ses disciples, et, par eux, sur les loges affiliées. Invi-
sible, comme l'esprit de ténèbres, il en eut la persis-
tance et le sombre génie. En multipliant les grades et
les symboles, il parvint à s'assimiler les sectes et les'
rangs les plus dissemblables. En même temps qu'il se
servait des philosophes et des encyclopédistes pour
miner les croyances et diffamer l'autorité, il trouvait le
moyen de mettre sur le compte des jésuites 1 les doctri-
nes qu'il propageait contre le nrincipe du pouvoir; et
tandis qu'il soulevait les prolétaires contre les riches
il comptait parmi ses membres des princes et des rois,
un Frédéric de Prusse 2, un Auguste de Saxe, un d'Al-
1. Les émissaires des sociétés secrètes ont eu la mission de ne rien
négliger pour empêcher la circulation des Mémoires pour servir à l'his-
toire du jacobinisme, publiés en 4 vol. in-12 par l'abbé Barruel, Co-
blentz, 1793, et réimprimés à Lyon en 1818. ils ont réussi à discréditer
l'auteur dans le monde littéraire, en se moquant de sa crédulité et de la
diffusion de son style.
2. On sait que le roi de Presse avait été affilié. Mais l'expérience
avait appris à ce grand homme la part qui revient, dans l'art de régner,ux novateurs et aux beaux-esprits.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
berg\ un Brunswick 2, un prince de Hesse, un prince
de Neuwied,et, dans toutes les cours, quelque ministre
aftidé ou inspiré par un adepte éprouvé que ses rela-
tions ou son obscurité mettait à l'abri du soupçon.
Le siège central de cette société redoutable, en con-
spiration permanente contre le sacerdoce et la royauté,
était encore, en 1785, la ville d'Ingolstadt, en Bavière.
Elle avait pour grand-maître, sous le pseudonyme de
Spartacus, un professeur en droit nommé Weishaupt,
dont le plus actif coopérateur était un baron de Kniggo,
Hanovrien au service de Brême. C'est ce dernier qui,
en 1780, était parvenu à réunir et à organiser le congrès
général convoqué à Wilhelmsbad, dans lequel la loge
suprême des illuminés contracta un pacte d'alliance
offensive avec, les représentants de trois millions d'af-
filiés, et s'attribua la mission de travailler, au nom de
tous, à la régénération du monde.
De cette époque seule, en effet, date sa puissante
influence sur les événements qui ont renversé l'équi-
libre européen et sur l'esprit même des monarques, qui
en ont préparé le bouleversement, soit en courant au-
devant des réformes ..mal conçues, empruntées aux
économistes, soit en travaillant au démembrement de
la catholique Pologne.
Le règne souverain de la secte des illuminés n'a
sans doute duré que quelques années, et il y a peu d'ap-
parence qu'un égal concours de circonstances inves-
tisse jamais une autre association d'une autorité aussi
1. Celui qui, en 1793, prétendit justifier la philosophie des erreurs
de la Révolution.
2. Le même qu'en l'an VII Sieyés voulait appeler au trône de
France.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
redoutable et d'une direction aussi fatale. Mais si elle
n'a pas complété son œuvre de destruction, elle a
tellement ébranlé les bases de la civilisation et confondu
les notions de droit et d'autorité, que l'œuvre se dé-
veloppe d'elle-même et rencontre à chacun de ses pas
moins de résistance dans l'ordre légal apparent des
sociétés qui se. décomposent.
Les recherches que nous avons dû faire pour consta-
ter l'action directe et souveraine de la ligue présidée
par Weishaupt dans la Révolution française nous ont
mis sur la trace des nombreuses loges maçonniques; à
chaque renouvellement de nos dissensions politiques et
sous des appellations diverses, ces loges ont révélé la
persistance de l'esprit perturbateur et antichrétien qui
menace encore d'une dissolution prochaine toutes les
nations organisées. Nous en livrons les traces éparses et
incomplètes encore, quoique nombreuses et profondes,
aux méditations de la génération savante, qui a plus de
temps et d'ardeur qu'il ne nous en est laissé, pour
achever cette tâche laborieuse. Que sont les utiles inves-
tigations de l'École des chartes, auprès de cette œuvre
de courage et de salut qui, en burinant l'histoire des
sociétés secrètes, éventerait leur marche et les frappe-
rait d'impuissance?
Lorsqu'elle convoqua le congrès général des loges
maçonniques, la loge d'Ingolstadt avait déjà une organi-
sation puissante et une prépondérance acquise sur les
sociétés occultes qui couvraient l'Allemagne, une partie
de l'Autriche et le nord de l'Italie. Douze affidés seu-
lement communiquaient, sous le nom d'aréopagistes,
avec le grand-maître, doublement protégé, dans son asile
ignoré, par la création d'un autre centre d'action ap-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
parent, placé à Francfort sous la direction deKnigge
et destiné à faire diversion aux soupçons de la police.
On n'a pas connu le mystère de cette organisation
avant 1785, époque où quelques initiés, épouvantés des
serments qu'on exigeait d'eux, avertirent le gouverne-
ment bavarois du complot qui se tramait à son insu, au
sein même de ses États. On fit comparaître devant un
tribunal le conseiller aulique Utzscheider, un sieur
Grûnberger, de l'Académie des sciences, les abbés
Renner et Cosanduy, professeurs à Munich, tous quatre
passant pour faire partie de la société des illuminés.
Ils avouèrent le fait de leur affiliation et ne nièrent pas
les principes désorganisateurs qu'on y avait proclamés;
mais, soit qu'ils craignissent d'en trop dire, soit qu'ils
voulussent observer leur serment, ils refusèrent de ré-
pondre aux imputations que d'autres avaient formulées.
De telles explications étaient en effet impossibles, et le
mécanisme compliqué qui réglaitles rapports des francs-
maçons entre eux les eût arrêtés à chaque pas. Nul autre
que Weishàupt ne pouvait embrasser une série de faits
suffisante pour constituer une preuve légale. Chacun
des douze aréopagistes qui correspondaient avec lui était
le pivot d'autant de subdivisions dont les présidents,
inconnus les uns aux autres, étaient seuls en rapport
avec le président de la loge supérieure. Ce cadre qui
avait la vertu de s'élargir indéfiniment, sans s'isoler
de son centre, mettait donc la loge centrale à l'abri des
indiscrétions partielles.
Cependant, vers la fin de 1786, le hasard d'un in-
cendie fit tomber aux mains des magistrats une partie
de la correspondance et des registres de la société, qui
avaient été déposés chez Xavier Zwack, conseiller auli-
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
que résidant à Lanshut. Cette découverte mit sur la
voie d'un second dépôt existant au château de Sander-
doff, appartenant au baron de Bassus. Ces deux pro-
pagateurs, désignés dans les Annales de, l'ordre sous
les noms de Caton et d'Annibal, furent soumis aux
rigueurs d'une enquête et d'un interrogatoire. Mais ils
soutinrent leurrôle avec intrépidité et défièrent les
investigations de' la, justice. Le gouvernement, plus
épouvanté peut-être de l'obscurité qui enveloppait ce
complot que de sa réalité, crut y remédier en publiant
lui-même les pièces originales du procès et en invitant
tous les souverains à les faire vérifier aux archives de
Munich
Les raisons d'une indulgence si peu prévoyante de
la part d'une autorité plus intéressée que les autres à
pénétrer ce mystère sont inexplicables aujourd'hui.
Y avait-il dans les tribunaux quelques affiliés secrets
de la société, amis et protecteurs des deux accusés?
S'imagina-t-on, par lalonganimité et le silence, parvenir
plus sûrement à la vérité? ou plutôt n'aurait-on pas
reculé devant, le nombre, la puissance et la qualité
des conjurés? Les quarante-sept loges principales qui
enlaçaient l'Allemagne, divisée, pour cet objet, en huit
provinces, avaient toutes en effet pour fondateurs ou
pour patrons des sommités littéraires ou politiques,
des ministres, des princes et même des souverains.
La liste de ces augustes complices a été saisie avec les
autres pièces à conviction, mais on n'a pas osé la
1. C'est ce recueil en deux volumes qui a été montré au prince Jules
de Polignac et qu'il cite dans ses Mémoires, ignorant que, cinquante ans
auparavant, ces volumes avaient été dénoncés au monde avec des dé-
veloppements plus clairs et des documents plus curieux.
LES RC1NES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
publier avec elles; on s'est borné à signaler Amélius
Bode comme successeur ou intérimaire deWeishaupt,
lequel avait été banni, fit le baron de Busche fut dési-
gné pour négocier avec le comte de Mirabeau la fusion
de la franc-maçonnerie française avec l'illuminisme.
Cette négociation a-t-elle eu lieu? l'alliance s'est-
elle formulée? Rien n'autorise à l'affirmer, puistlue au-
cun document ne le constate. Mais, à quelque date que
l'on veuille attribuer l'indroduction de la secte do Weis-
haupt en France, on ne peut méconnaître qu'elle en
avait pris possession avant l'Assemblée constituante.
Peut-être jusque-là s'était-elle bornée à endoctriner, à
multiplier et à discipliner seg prosélytes, à déléguer
dans les cours des émissaires affidés, et à faire pénétrer
dans les conseils des rois ses disciples les plus éminents.
Mais les résultats ont prouvé que ces missions partielles
et ces mesures préparatoires se rattachaient toutes, par
des fils solides, quoique imperceptibles, au plan princi-
pal et définitif, qui a été conçu contre la France; et si
les Thugut à Vienne, les Haugwitz et les Lucchesini
à Berlin, n'ont pas été les agents directs de la propa-
gande, ils ont été assez circonvenus et dominés par elle
pour que la Révolution et Napoléon après elle aient étô
puissamment secondés par les fausses mesures qui leur
ont été opposées, par les trahisons et les lâchetés de la
-diplomatie, et par le mauvais choix ou la mésintelli-
gence des généraux envoyés pour les combattre.
Les Mémoires de Custine constatent' que c'est à ces
menées des sociétés secrètes, secondant la France après
en avoir fait leur conquête, que l'on dut d'avoir pu sur-
1. Tome lt des Mémoires du général Custine,
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
prendre Worms, et que van der Noot ouvrit à notre pre-
mière armée les chemins de la Belgique
Les mêmes intelligences, pratiquées en Italie, y
avaient préparé les voies à l'occupation en y exaltant la
Révolution française, et le carbonarisme ne fut ni étran-
ger ni indifférent à la chute de Venise, de Rome, de
Naples et de Milan.
Cependant on avait tenté, bien avant 1789, d'im-
planter l'illuminisme dans la capitale même de la
France, en y convoquant un second congrès général des
loges maçonniques. Mais, à la veille de la grande entre-
prise méditée contre la monarchie la plus solide et la
plus invulnérable en apparence, celte fut ju-gée indiscrète et prématurée. On crut donc prudent de
s'en rapporter aux conseils de la loge centrale et' de la
politique anglaise. Toutefois les délégués au congrès se
réunirent, le 15 février 1785, sous la présidence du duc
d'Orléans; mais aucune résolution n'y fut formulée.
Les principaux adeptes ne s'y rendirent qu'afin de s'y
reconnaître, de se distribuer les rôles dans l'éventua-
lité des révolutions déjà ébauchées, et de renouveler les
engagements contractés en 1780, au premier congres
tenu à Wilhelmsbad, lequel avait conféré à la loge des
illuminés d'Ingolstadt la direction suprême du complot.
Ce n'était, en effet, qu'au fond de la Germanie, et
sous la garantie du flegme allemand, que pouvait s'éla-
horer impunément le fantastique projet de faire concou-
rir toutes les loges du monde à l'exécution d'un plan
mystérieux, et de réunir sous la fascination d'une même
pensée les représentants discrets de dix ou douze mille – –
i. Tome IV des Mémoires sur le jacobinisme, p. 358.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
sociétés occultes, parlant toutes les langues, vivant sous
dos gouvernements, des mœurs et des cultes divers. Il
existait, en Allemagne même, plusieurs centres d'action
plus accrédités et plus anciens que la loge d'Ingolstadt,
connue seulement depuis 1776 à Leipsick, sous la pré-
sidence de Schœffert; à Hambourg, à Altenbourg, à
Breslau, à Stettin, sous celle du comte de Smettau, du
marquis de Lerney, des barons de Hund et de Prinzou;
en Suède, dirigée par Ecklof, etc. Comment aucune de
ces loges ne songea-t-elle à disputer la suprématie?
Toutes n'étaient pas sans doute dans le dernier cer-
cle de l'initiation, et plusieurs ont pu se faire illusion
sur les vues perverses de l'illuminisme; mais il n'en est
aucune qui n'en ait été, à différents degrés, instrument
ou complice. Quand ces sociétés, factieuses par leur
institution même, n'ont pas obéi à une volonté supé-
rieure, elles n'en ont pas moins été des foyers de trou-
ble et de perturbation.
On voit, parle soulèvement des paysans de Bohème
en i773, généralement attribué aux sociétés secrètes,
que leur audace ne s'élevait pas encore jusqu'à attenter
à la sécurité des États compactes et fortement consti-
tués. Cet essai fut tenté sur une population toujours
agitée, sous des lois incohérentes qui ne la protégeaient
pas contre les vexations d'uue féodalité encore barbare;
il échoua cependant, malgré l'appel, ordinairement si
efficace, sur les masses soulevées contre les riches et
contre l'autorité publique c'est que les seigneurs, par
prévoyance autant que par humanité, avaient prévenu
les dangers de la disette en multipliant les greniers de
réserve, et ils les ouvrirent libéralement à leurs vassaux.
Mais après le congrès do 1780, et lorsque la théorie
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
T. I. 288
des insurrections eut été perfectionnée et les maximes
égalitaires mises en circulation, il devint plus difficile
de calmer les multitudes systématiquement endoc-
trinées. La petite République de Genève faillit être
anéantie, en 1782, par une épreuve de ce genre. Mais
cette fois la licence et le cynisme des menaces contre le
pouvoir et la propriété se produisirent avec un luxe que
ne semblait pas pouvoir autoriser l'étroite limite de
l'avant-scène où se donnait la première représenta-
tion du drame qui devait se jouer quelques années
après sur un plus vaste théâtre. Les invocations à la
liberté et les imprécations contre le despotisme avaient
quelque chose de grotesque et de faux, de la part de
cette peuplade de bourgeois turbulents qui avait déjà
plusieurs fois lancé par-dessus ses murs des jets de lave
qu'on aurait pu croire sortis d'un cratère. plus large que
son enceinte. On pouvait donc présumer que ce cra-
tère était une simple fissure du volcan qui allait faire
irruption sur un autre territoire; et ce que Voltaire avait
appelé une tempête dans tin verre demi n'était en effet
que l'oscillation imprimée par l'ébranlement de la civi-
lisation tout entière on en eut bientôt la preuve.
On ne sait pas tout ce que cet obscur complot de
1782 répandit sur l'Europe d'aventuriers sans aveu et
de perturbateurs systématiques. Genève était le rendez-
vous de toutes les propagandes qui, depuis deux siècles,
s'attaquaient aux puissances politiques et religieuses.
Toutes les sociétés secrètes y avaient des délégués ou
des correspondants. C'était le creuset où tous les élé-
ments sociaux étaient mis en fusion et éprouvés, pour
être convertis en monnaie révolutionnaire. On y préco-
nisaittouslessophismes démocratiques après y avoir pro-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
fessé toutesleshérésies bibliques et, sous le nom de libre
examen, la révolte, la proscription et le pillage s'y tra-
duisaient en droit de la raison et en justice du peuple.
De cet entrepôt de l'illuminisme; la contagion s'exportait
en Suisse, en Italie et surtout en Frauce; à l'inverse
des germes pestilentiels dont le venin s'altère en se pro-
pageant, cette épidémie morale devenait plus meurtrière
par l'inoculation.
C'est de cette explosion de 1782, étouffée par la
généreuse intervention de la France, et dans laquelle
l'initié Servan, avocat général du parlement de Greno-
ble, prit une part active, que date le plan de campagne
dressé contre la monarchie dont la puissance était un
obstacle aux progrès des envahisseurs. Jusque-là, on
avait bien ouvert quelques négociations par les com-
munications établies entre les députés du congres
maçonnique et les loges françaises, mais si l'on avait
sondé le terrain et préparé les voies on n'avait encore
conçu que de vagues espérances.
La guerre de l'Indépendance américaine avait ralenti
ces préparatifs sans les interrompre mais son résultat
leur donna plus d'activité en leur ouvrant de nouvelles
chances. La disposition des esprits avides d'innova-
tions, le triomphe inattendu des idées démocratiques
importées du Nouveau-Monde et la lassitude d'une
génération harcelée par le souvenir des dilapidations
et des scandales de la Régence et du règne de Louis XV
vinrent en ai do aux tendances factieuses de la littérature
et du barreau. La lutte prolongée du parlement et du
clergé et les réformes avortées de Turgot ouvraient
autant do brèches praticables à la foule dos assaillants,
qui grossissait à mesure que la résistance devenait plus
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
faible. La défaillance du pouvoir se trahissait par l'in-
stabilité de ses ministres et les hésitatioas de savolonté.
Tout devenait donc encouragement pour les promo-
teurs de révolutions, et, dans la confiance de pouvoir
impunément proclamer leurs principes démagogiques,
quelques initiés firent feu avant l'ordre ils choisirent
pour théâtre de leur. expérience une cité qui n'avait
aucun droit à la protection des gouvernements monar-
chiques il est à croire que dans cette cité même avait
été fondée une loge rivale d'Ingolstadt, à laquelle devait
échoir la suprématie après la mort ou le bannissement
de Weishaupt.
Cependant Louis XVI ne pouvait pas souffrir à ses
portes un foyer d'anarchie, et par prudence autant
que par humanité il dut intervenir pour maintenir
l'autorité légale. Mais, toujours indulgent et généreux,il s'abstint de prononcer entre les partis, et, plutôt pro-
tecteur qu'arbitre, il se rendit garant de la paix en
accordant un asile dans ses États aux factieux dé-
sarmés.
Ceux-ci ne lui pardonnèrent pas plus sa bienveil-
lance que son Intervention tous, sans exception, ils
payèrent son hospitalité par leur empréssement à s'en-
rôler sous le drapeau do la Révolution. Les noms do
Calvière et de Gasc, de Bonno-Carrère et de Marat, de
Grénus et de Dissonaz et de tous .les Génevois qui
avaient concouru à la petite révolution de 1782 sont les
premiers qui retentissent en 1789 parmi les plus ardents
révolutionnaires. Ces créatures dos sociétés secrètes
étaient autant d'ennemis introduits dans la place, et
1. La con'csiKiniluuee de ces deux derniers a étépubliée
en 179 i.
Genève, 3 vol. ia-8°. – Dissouaz fut secrétaire de Mirabeau.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
elles y travaillèrent avec d'autant plus de succès que leur
bannissement 1« avait signalées d'avance à la confiance
de tous les factieux comme des complices éprouvés.
La France a toujours été la vraie patrie des Géne-
vois. Ils viennent y chercher la fortune et la renommée
et y trouvent, au besoin, des dupes dans toutes les classes
et des protecteurs parmi les grands; c'est peut-être du
cabinet du ministre de leur sang qu'étaient partis les
subsides et les instructions destinés à faire de Genève
une république modèle. Toute connivence et toute né-
gociation de ce genre sont présûmables de la part de
l'ex-banquier devenu ministre, qui avait l'habitude
officieuse d'escompter les billets de ses compatriotes.
Chacun peut apprécier encore, de nos jours, le patrio-
tisme désintéressé de cette génération de Génevois spé-
culateurs, agioteurs ou députés, pairs et préfets, mais
toujours usuriers, qui disputent aux.Juifs l'exploitation
de nos finances, se posent en amis du peuple, tout en
votant les impôts dont leurs capitaux sont exempts, et
ne conçoivent la politique qu'au point de vue de leur
comptoir.x
Toutefois la France ne fut pas la seule patrie adoptive
des réfugiés de Genève l'Angleterre prit sous sa pro-
tectionjes plus considérables et peut-être les plus dan-
gereux. Elle en naturalisa quelques-uns, et les portes
du parlement s'ouvrirent même pour M. d'Yvernais, qui
a publié, en 1795, une histoire des révolutions de France
et de Genève. Il est juste d'ajouter que les ouvrages de
ce réfugié, imprimés à Londres, témoignent d'un retour
sincère à des sentiments de justice et de raison'. Mais
1. il publia en1808 un écrit sur tes finances, sous ce titre Des causes
qvi ont amené l'murpalion de Botta parte et qtd préparent m perte.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
alors il s'était opéré dans l'opinion publique et dans la
marche des cabinets un changement irrésistible. La
République était tombée, aux applaudissements de la
France elle-même ses excès l'avaient rendue odieuse a
ses plus chauds partisans, lesquels montrèrent le plus
d'empressement à se réfugier dans les bras d'un nou-
veau monarque. Si quelque inquiétude préoccupait la
politique anglaise, elle se portait uniquement sur l'usage
qu'allait faire un homme du caractère de Bonaparte du
pouvoir encore indéterminé dont il venait d'être investi.
Il n'en était pas ainsi de 1783 à 1789, lorsque le
mouvement révolutionnaire était secondé par le minis-
tère britannique, lequel se flattait de le diriger à son
gré. Toutes les conspirations contre la France étaient
assurées de trouver à Londres des sympathies et des
subsides. Les factieux de Genève y partagèrent l'assis-
tance que ce gouvernement donnait déjà aux sociétés
secrètes qui couvraient le continent et à tous les pertur-
bateurs qui entretenaient l'agitation de l'Europe, objet
de la continuelle sollicitude du peuple marchand, car il
y trouvait de nouvelles chances à ses spéculations et de
nouvelles garanties à sa domination maritime.
Beaucoup d'écrivains se sont laissé persuader que
les clubs datent en France de la convocation des Ëiats
généraux. Mais, sous le nom de loges maçonniques et
de cercles politiques, ils s'y étaient multipliés long-
temps avant 1788. Dès 1786, Sieyès et Condorcet avaient
fondé la loge de la rue Coq-Héron, laquelle correspon-
dait avec les loges suisses, italiennes et allemandes,
dont Weishaupt et Knigge avaient été les promoteurs.
Il en existait une plus ancienne et plus cachée, rue de
la Sourdière, qu'avaient fréquentée Cagliostro et le
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
thaumaturge Saint-Germain'. Celle des Neuf-Soeurs
dont MM. de La Rochefoucauld- et Pastoret étaient
membres, et à laquelle avait été dévolu l'honneur d'affi-
lier Voltaire, était depuis longtemps livrée aux tendan-
ces politiques qui commençaient à se mêler partout
aux études, aux plaisirs et aux affaires.. C'était une
pierre d'attente sur laquelle les adeptes avaient provi-
soirement placé leur observatoire, et les frères s'y
livraient quelquefois à des intempérances de langue que
tous les clubs populaires auraient qualifiées de ~o~s
patriotiques. 1Le Grand~Orient couvrait tous ces conciliabules de
son apparente suprématie. Mais le mot d'ordre et l'im-
pulsion partaient de la loge des Amis-Réunis, que diri-
geaient Bayard Busche et Amélius Bode, deux des plus
fougueux apôtres de l'illuminisme. ·
En attendant que la secte pût concentrer l'action de
toutes ses forces sur Paris, elle formait partout des
ouvriers pour. ce grand œuvre. Ce prosélytisme cosmo
polite avait le double avantage de dérouter les polices
trop vigilantes et de se ménager partout des auxiliaires.
En Allemagne, la jeunesse des universités était ameu-
tée à l'idée d'une unité germanique impossible. On
attaquait toutes les principautés comme autant de
démembrements de la patrie. Iéna, Dresde, Gotha, Wei-
mar, Leyde avaient leurs comités insurrecteurs. Des
émissaires partaient de la Suisse pour la Hollande, la
Suède et la Russie. Ils pénétraient en Espagne, en Por-
1. Il existe un livre curieux, antérieur à celui de Barruel c'est le
ro!7e ~ë, OM /a CM!<M<!OK, par unabbé Leblanc, dont le manuscrit
contenant la confession d'un adepte lui aurait été confié par le cure de
Fié, diocèse du Mans, nommé de La Haye. Cet écrit, plein de ~impHcih''
et de candeur, a tous tes caractères de la mérité.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRA~.USE
tugal, à Malte même et à Constantinople et Zimmer-
maun, le plus intime disciple de Weishaupt, osait,
dans Rome même, ériger une loge dont la mission
spécialeétait de renverser l'Eglise catholique.
Cette universalité ne détournait pas l'attention des
adeptes du point où devaient se porter les plus grands
coups, et quand le Grand-Orient de France, devenu le
second aréopage des illuminés, publia en 1789 son pre-
mier manifeste sur la Révolution/il y fut répondu de
toutes parts comme au signal convenu d'un concours
simultané, par Paulus en Hollande, Payne en Angle-
terre, Campe en Allemagne, Knigge en Prusse, Gasani
en Italie, etc. Les initiés, avertis par là publicité de ces
écrits, s'empressèrent d'accourir en France pour y pren-
dre part à la curée qui leur était promise; et lorsque
les jours d'action se levèrent, on fut tout surpris de voir
figurer parmi les citoyens de Paris le Suisse Pache,
l'Anglais Paynë, le Prussien Ctootz, l'Espagnol Guz-
mann, le Neuchâtelois Marat, l'Autrichien Frey, les
Belges Proly et Dubuisson, un prince de Hesse, des
Polonais, des Italiens, des Batave~ des Américains et
des transfuges de tous les pays, dont la Révolution
accepta les services et fit lafortune.
Tout était donc préparé pour la Révolution avant
qu'elle éclatât, avant même que les sociétés secrètes
qui y coopéraient eussent réuni toutes leurs trames.
Les preuves abondent de leur concours tout-puissant;
lorsque les délibérations des cabinets étaient traversées
ou dominées par des inuucnces insaisissables, tous les
secrets de leur politique étaient livrés au comité do
Paris, et les monarques les plus redoutés par les conspi-
rateurs, désignés au poignard des séides de la loge cen-
LKS RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
traie. Ankarstrœm était illuminé, etles sociétés secrètes
ne sont pas plus étrangères à la mort de Léopold qu'à
celle de Gustave ÏÏI'.
Les loges (ou clubs) qui s'organisèrent en 4788 et
1789 ne furent donc que les auxiliaires decelles qui
existaient auparavant. Celle de la Candeur, fondée par
les affidés du duc d'Orléans, Chauderlos etSillery; celle
du Contrat social, où trôna Chamfort; celle dite des
Vingt-Deux, siégeant au Palais-Royal, n'étaient que des
colonies des Amis-Réunis, émanation directe de la loge
centrale.
Dès le premier essai des réformes proposées par
Turgot, une société s'était formée pour en amortir ou en
exagérer les conséquences. Elle était présidée par un
sieur Le Roi, lieutenant des chasses de Louis XV. Dami-
laville et Grimm, Helvétius, Thiriot et, d'Holbach en
faisaient partie. La correspondance de toutes ces loges
avec le comité directeur était très-active; on y désignait
comme des afnliés dignes de confiance ou des instru-
ments dociles un Broglie et un Montesquiou, La Fayette
et surtout cet abb6 Sieyès qu'on retrouve partout, à
cette époque, soit comme émissaire, soit comme fonda-
teur de quetque société suspecte ou de quelque. club
provocateur.
A l'imitation des amis de Voltaire qui, n'osant
avouer tout haut leur antipathie pour la religion, finis-
saient leurs lettres par trois initiales mystérieuses qui
signifiaient Écrasons ou J~c~ase~ /M/<~e/ toutes les
1. Ce n'est pas Je 1848 que datent les complots des sociétés secrètes
contre l'Autriche. En i79S, la révolution ne fut prévenue que par le
supplice <? Hehenstreit, pendu à Vienne, et de Michatovitcb, décapi~
à Presbourg, avec sept gentilshommes hongrois.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
loges coalisées avaient adopté une formule cabalistique
dont le sens convenu était Écrasez les /M Ce mot de
passe, que l'on aretrouvé dans des lettres datées de i783,
serait à lui seul une preuve indubitable de la prémédi-
tation du complot qui a pris, après le succès, le nom
plus ambitieux de Révolution.
Longtemps le langage des conjurés s'est enveloppé
d'une philanthropie cosmopolite et d'une raillerie fron-
deuse mais ces formules n'étaient que l'appât des
provocations plus directes et des maximes plus sédi-
tieuses que l'on prétendait accréditer par insinuation
et tandis que des empiriques d'une audace inexplicable
exploitaient la crédulité des courtisans, l'orgueil de la
bourgeoisie était surexcité par les jalouses inspirations
d'une ambition hargneuse.
Luther avait envenimé la maxime évangéliquo
Tous les hommes sont Cagliostro l'amplifia en
disant 7bM.s~~o~$oM~roM/ Les initiations savaient
s'approprier aux esprits les plus infimes etse modifiaient
à tous les degrés de l'intelligence; de sorte que les
doctrines s'infiltraient à la mesure des capacités et des
convoitises de chacun, par la séduction, par la surprise
et quelquefois par la terreur. Elles ne se manifestaient
pas soudainement comme les arrêts redoutables de la
wehme, quoique les têtes les plus augustes fussent
aussi sous la menace incessante d'un poignard mais
elles se dissimulaient sous des emblèmes philosophi-
ques et des aphorisme~ pédantesques.
Ainsi on y érigeait en maxime fondamentale
i" Que toute religion prétendue révélée est un atten-
tat à la raison
1. L. P. D., Lilia Pe~&Mo O~rKc.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
2" <Quo nul n'a droit de commander aux autres et
que toute souveraineté est une usurpation
3" Qu'en conséquence il est juste, il est sage, héroï-
que même, de délivrer la société des prêtres qui l'abru-
tissent et des tyrans qui l'oppriment'.
On a mis cont ans à faire pénétrer ces vérités dans
les esprits. Parmi les propagateurs qui s'en sont glori-
fies, il, a pu se trouver quelques orgueilleux convaincus
et d'autres fascinés qui ne croyaient pas nier les lois
divineset les devoirs sociaux en les reléguant parmi les
abstractions. Mais en tête de cette armée fanatique mar-
chaient les ambitieux désespérés et les blasphémateurs
implacables qui ne pardonnaient ni aux hommes la nul-
lité à laquelle ils se sentaient condamnés, ni à Dieu les
difformités de leur nature. Ces esprits infernaux, consu-
més par l'envie et ne voyant dans l'ordre qui règne
autour d'eux qu'insulte ou déception, se consolent en le
troublant et cherchent dans la volupté de détruire une
distraction à leur noir chagrin ou une vengeance qu'ils
croient légitime.
Quand la secte, enfin maîtresse du terrain, fonda à
Paris son club modèle des Jacobins, celui-ci commença
par se débarrasser du club Breton, qu'un reste de
pudeur-aurait pu retarder dans sa marche, et, chan-
geant subitement d'attitude et de langage, il poussa le
peuple à btiser tous les freins qui auraient pu modérer
sa colère. Il ne s'agissait plus de compatir aux souffran-
1. Le livre de Robinsmi, publié Londres, sur les sociétés secrètes et
spécialement sur les illuminés, est d'autant plus digne de foi qu'il est
d'un observateur froid, indifférent, hostile même aux gouvernements
menacés.
Celui de Jean Witt, Sociétés Mcre/M de F<'<M:ce et d'Italie, n'est pas
moins utile à consulter.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ces du pauvre, mais de l'armer contre le riche et d'en
faire un servile instrument de confiscation et de mort.
AuHeu~de l'élover par le travail, on l'avilit par la con-
voilise et on lui persuada que l'office de bourreau était
le plus digne attribut de sa force. Après avoir enivré les
vainqueurs de la Bastille du premier sang versé, il
fallut les allécher par de nouvelles proies, et le club'se
transforma en atelier de délations. Il domina les partis
les plus extrêmes, en les étonnant par ses exagérations
et en les épouvantant par son cynisme. On. professait
dans ce ~M~e~oMM~M l'immoralité la plus sauvage et
la cruauté la plus hrutale. Ce qu'on osait y proposer, ce
qu'on y applaudissait avec frénésie défie les imagina-
tions les plus délirantes, et le ridicule est le seul tem-
pérament de l'horreur qui remplissait chaque-séance.
L'enfer de Milton n'est qu'une ébauche de cet antre
dont le crime avait fait son temple, et le poëte eût
reculé devant les dégoûtantes orgies de ces scélérats
parlant toutes les langues et joignant tous les raffine-
ments d'une civilisation dépravée à tous les instincts
de la brute*.
Ce club n'en fut pas moins le souverain absolu de
la France pendant trois ans. Centre et moteur de tous
les actes publiés sous le nom de l'autorité nominale, il
faisait révoquer ceux qu'il n'avait pas dictés et aggra-
vait ceux qui ne répondaient pas à sa voracité il mena-
çait de mort les afnlies qui hésitaient à le servir, il
immolait sans pitié celui qui reculait devant un crime,
i. I) reste aujourd'hui encore moins de témoins que d'orateurs de
ces séances dont le théâtre même est depuis longtemps détruit. L'auteur
est du petit nombre de ceux qui ont vu et entendu ces enormités,
qu'aucun récit ne pent qualifier.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
de sorte qae la terreur et la lâcheté ont versé plus de
sang que la tyrannie, réduite à ses propres forces, n'en
eût pu répandre. 1
Dès qu'aux Jacobins ou se vit maître dos élections, on
les dicta par la violence, on les souilla par la corruption
et par l'inauguration des plus infâmes candidats. Il faut
être étranger à ce qui se passait en France, pour admet-
tre qu'il pat y avoir en 1792 la moindre sincérité dans
le vote et quelque pudeur dans les choix. Tout ce qu'il
y avait d'électeurs honnêtes fuyait la place publique ou
en était chassé brutalement. Le pays n'y fut donc ni
consulté ni représenté. Les factieux, les saltimbanques
et les membres des clubs y dominèrent exclusivement.
Les suffrages cherchèrent de préférence les célébrités ré-
volutionnaires, les aventuriers sortis des sociétés secrètes
et les noms les plus Sétris. Ainsi se composa la Conven-
tion, laquelle prétendit être l'organe et la représentation
du peuple franeais.
Le club qui présidait à cette orgie acceptait tout
sans y regarder, assuré qu'il était de discipliner cette
meute en la menant à la curée ou en la décimant lors-
qu'elle voudrait briser son frein. jCo calcul ne fut pas
déçu. Les membres les plus éminents de la Convention
étaient les afndés des Jacobins, et l'assemblée entière
ne fut bientôt que la succursale servile de ce club domi-
nateur. C'est lui qui dressait les listes de ses bureaux,
de ses comités et de ses proconsuls. C'est lui aussi qui
bientôt après y désigna ses victimes.
Le despotisme qui caractérisa son règne de trois
années se délégua à tons ses afSliés, et chaque village
comme chaque cité eut son club, devant lequel se pro-
sternaient toutes les autorités légales. Le comité révolu-
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
tionnaire, créé à son image et animé de son esprit,
attendait chaque matin le rapport de ses délateurs atti-
trés, pour désigner dans chaque commune les biens à
confisquer, les maisons à démolir, les boutiques à piller,
les suspects à incarcérer et les holocaustes à réserver
pour les auto-da-fé de Paris. Parmi ses adeptes figuraient
les geôlierset le bourreau de chaque ressort. Le repré-
sentant du peuple en tournée en faisait son escorte et
donnait au fCM~M~' <~Mpeuple la place d'honneur à sa
table'.
Arrivée à ne plus rencontrer de résistance, ni dans
la Convention ni dans le pays, la société des Jacobins
'liait par s'irriter des embarras qu'elle se créait elle-
même. Elle s'épura, se divisa et proscrivit ses plus fer-
mes soutiens. Camille Desmoulins, Danton, Hébert et
Chabot, protégés par leur longue complicité, ne purent
trouver grâce devantelle; elle'sacrifia ses propres fon-
daicurs, renia son origine, oublia Genève et Londres et
trahit jusqu'au duc d'Orléans, celui que le Grand-
Orient avait placé à la tête de toutes les loges de France.
Libre ensuite dans son essor, cette incarnation de l'illu-
minisme se livra à toutes ses fantaisies, fit des lois de
ses caprices, imita la frénésie de Néron et de Caligula,
eut des séances de turpitude et de barbarie, régna par
la débauche et par les supplices, élut l'ignoble Henriot
pour chef de son prétoire, la Commune de Paris pour
son cénacle, et se retrancha derrière les échafauds. Elle
s'y défendit jusqu'à ce qu'une convulsion de rage l'étouf-
fàt dans les angoisses du 9 thermidor.
Voilà donc à quoi se réduit la sublimité de cette Révo-
1. C'est le titre que la Révolution donna au bourreau.
LES RUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
lution prestigieuse, devant laquelle se sont prosternés
les rois et les peuples et qui est encore l'objet de l'admi-
ration des générations nouvelles. C'est l'œuvre d'une
horde de brigands sans patrie et sans pudeur, les uns
envoyés d'une secte étrangère, les autres soudoyés par
1"Angleterre, tous solidaires du prince odieux dont ils
secondent les trahisons, non qu'ils lui reconnaissent du
courage et du génie, mais parce que sa richesse les
attire et que son crédit les défend des poursuites de la
justice.Telle est la Révolution, considérée sous son vérita-
ble aspect, le seul qui ne lui substitue pas l'illusion des
utopies les plus chimériques et d'une régénération que
dément avec énergie l'abaissement du pays. A ceux qui
douteraient encore de sa dégradation intellectuelle et
morale, nous ne demandons que l'impartialité de lire
d'autres livres que ceux de MM. Thiers, Michelet et de
Lamartine'. Les principes sur lesquels elle se hausseont été proclamés avant elle, et nul gouvernement.
avant le sien, ne les avait aussi insolemment foulés aux
pieds. Elle a violé tous les droits, outragé l'humanité
autant que la raison, et prostitué le nom de liberté aux
plus intolérables tyrannies.
L'immensité du cataclysme n'impose qu'aux esprits
irréSéchis ou infirmes. Ses résultats n'ont rien de plus
héroïque que ses débuts; et la torche qui propage l'in-
cendie n'est pas plus intelligente que Fétincolle qui
l'allume. Dès que les États généraux eurent fait table
1. Lisez Bdri<c, Montjoie, MoutgaiHard, Bertrand de MoHevit)e. la
correspondance du Comité de sfthtt public, le rapport, de Courtois sur
Robespierre, les Fastes f/e la ~<'i.'o/«<<oH, etc.; le ./oM~f'/ de PriKf/Mmwc
même, écrit sans parti'pris, est plus vrai, plus sincère et surtout plus
attachant; <cs~MwwM«'e.(/cO!), imprimé chez LeNonmmd.
DES FAUSSES IDÉES" SUR LA RÉVOLUTION FRÂNÇAtSE
rase en vue d'une reconstruction imaginaire, il ne leur
resta plus d'abri contre le fléau évoqué par eux-mêmes,
et leur abdication ne fut qu'un sauve-qui-peut déses-
péré,triste aveu d'impuissance et de découragement.
La conjuration victorieuse n'eut aucun effort à faire
pour dominer et dissoudre l'Assemblée législative. Elle
n'avait pas encore déployé son étendard sanglant sur
tous les édifices, qu'un des membres les plus libéraux
de l'Assemblée constituante écrivait en se frappant la'
poitrineces paroles mémorables « Jamais despote,
quelque long que fût son règne, ne ravagea le pays s
soumis à ses caprices, .comme la France, en moins de
trois ans, ~été ravagée par l'Assemblée de 1789 »
Elle essaya d'abord de travestir ses adeptes en Grecs
et en Romains, espérant en imposer par cette burlesque
parodie à la jeunesse encore imbue de ses études clas-
siques. Les Athéniens, qui emprisonneront Miltiade et
proscrivirent Alcibiadeet Cimon, qui exilèrent Aristide
et Tbémistocle, mirent à mort Socrate et Phocion et
assassinèrent les généraux qui venaient de gagner des
batailles, étaient en effet des citoyens à la façon des
nôtres; et si notre Sénat, sans avoir droit de s'en offen-
ser, se laissa comparer aux trente tyrans, ses proconsuls
purent, au même titre, se croire des Romains, puisqu'ils
renouvelèrent les proscriptions de Marina et d'Antoine.
Lorsque le peuple-roi applaudissait stupidement aux
crimes de Claudius, demandait les tètes de ses plus
dignes magistrats et recevait sans murmure ses maîtres
d'une soldatesque eurénéc, il donnait un exemple que
le peuple français.imita fidèlement. La civilisation mo-
1. Le président. Mouuier, OM'.w~M </M<f/M/)C'c/«'~ /~F;'f~«M~'c7)'e
libres. Tome !< p. 41.
LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
dénie a même un avantage sur l'ancienne, c'est d'avoir
érigé sa dépr&vatiou en système et créé des apologistes
jurés et des professeurs pour l'enseigner.
Que la Révolution soit devenue le culte des pervers
et des sots, le point de mire des ambitions ignobles et des
médiocrités cupides, rien de plus conséquent et de plus
conforme à l'expérience des temps de décadence et de
dissolution. L'ignorance et la dépravation viennent en
aide au sophisme pour expliquer le dogme de l'égalité
le mérite et la vertu blessent les âmes abjectes autant
que la noblesse irrite le bourgeois enrichi. Mais qu'on
ne dise pas que l'expérience et la réflexion ont éclairé
le peuple sur ses grossières et innombrables méprises.
Le mensonge et la sottise ont un brevet de popularité
irrévocable. Ce qui a droit d'étonner, c'est qu'il y ait
encore des gouvernements assez imprudents pour s'as-
seoir sur des bases aussi fragiles, et permettre d'accou-
tumer lesgénérations
naissantes au respect de la Révo-
lution. En persistant à nous présenter comme des
bienfaiteurs del'nùmanitéleshommesquil'ont enfantée,
on tend évidemment à lui créer une nouvelle armée
d'avocats sans vergogne et de pédants sans portée.
Qu'on ne s'y trompe pas; les raffinements et les subtili-
tés de l'école n'ont pas changé le fond de la doctrine, et
les Érostrates du xtx° siècle ne varient que de formule
avec ceux du xvm" c'est toujours l'incendie, sous pré-
texte de lumière, et les doctrinaires de nos jours no
diffèrent des terroristes que par la forme et en atten-
dant
Avant d'étudier la Révolution sous ses autres aspects,
il n'est peut-être pas sans intérêt, pour le lecteur de
bonne foi qui conserverait encore quelque doute sur
DES FAUSSES IDÉES SUR LÀ REVOLUTION FRANÇAISE
l'initiative prise par les sociétés secrètes dans les com-
plots qui ont préparé et consommé la ruine de la monar-
chie française, de connaître les preuves officielles et les
témoignages authentiques de leur action directe etpersé-
vérantodans tousles événements quiontboulevcrsél'Eu-
rope et qui la menacent encore de nouvelles calamités.
On conçoit que cette ténébreuse organisation, s'ap-
propriant toutes les convoitises qui torturent le cœur
humain, offrant un appât à toutes les ambitions déçues,
un aliment à tous les mécontentements inassouvis, un
vaste horizon aux aspirations de l'envie, procédant par la
séduction, par le prestige des initiations mystérieuses,
par la trahison et l'épouvante, parlant au nom de toutes
les sociétés occultes qui, depuis plusieurs siècles, con-
spirent impunément contre tous les gouvernements,
attestant leurs maximes, se mettant tour à tour à leur
tête ou à leur suite et les désavouant au besoin, échappe
aux investigatidus de l'histoire comme à la surveillance
de l'autorité et à la justice des lois. Cependant ni sa
marche tortueuse ni ses nombreuses métamorphoses
:i'ont pu la dérober entièrement aux regards attentifs
des observateurs sérieux, et plus d'une révélation, sug-
gérée par le dépit et le remords, est venue justifier les
soupçons de la police, fortifier la conscience découra-
gée des tribunaux, signaler les noms des conjurés et
trahir le secret de leur puissance.
Parmi ces documents, le plus significatif fut d'abord
le manifeste publié, au commencement de la Révolu-~
tion, par le duc de Brunswick, pour la réforme des
loges dont il était le grand-maître. « Le temps de
t. 77M<OH'e et DocMHCH~ M<r la /)YMc-Mf<pMMC)':f, pni' le docteur
Eckert.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'accomplissement approche, y est-il dit; mais, sachez-le,
cet accomplissement est une destruction! Les ténèbres
disparaissent, mais une lumière plus redoutable que les
ténèbres frappe mes yeux Nous assistons à une dévas-
tation que nos mains ne peuvent plus remettre en or-
dre. Ce ton solennel d'un adepte désappointé ne
pouvait ébranler les résolutions arrêtées par la loge
suprême. La maison de Brunswick avait donné trop de
gages pour qu'on pût craindre que celui de ses membres
à qui le trône de France avait été promis rompît jamaisavec la secte à laquelle il s~était incorporé. N'était-ce
pas au général qui commandait l'armée prussienne que
l'intimation avait été faite de se retirer des plaines de
Champagne, parce que le principal but de cette cam-
pagne, celui de décider la déposition de Louis XVI,
étant atteint, le succès du complot pouvait être compro-
mis par la prolongation des hostilités? N'est-ce pas
aussi par l'indiscrétion de quelques sectaires qu'il se
répandit que le Temple avait été assigné pour la prison
du roi de France, en expiation du meurtre du grand-
maître des Templiers, condamné par un de ses prédé-
cesseurs ? Comme si la froide dérision cachée sous ce
langage parabolique pouvait être autre chose qu'un
odieux raffinement de cruauté 11
Mais une confession beaucoup plus positive, plus
claire et plus instructive est celle du ministre prussien
i. Nt~oH'e et Doc«mcM~ sur la /e-M!~poMMp!'t< par le docteur Ec-
kert. Ces documents recueillis par M. Eckert ont été insérés dans
les journaux français, et notahiment dans t't/M:'ccrs du 6 juillet 1852. Cet
écrivain, bien informé des menées de l'illuminisme, se méprend quel-
quefois sur ses rapports avec les loges maçonniques, ses instruments,
mais jamais ses guides. La loge allemande, dont il donne le curieux
programme, était une succursale, mais non la sœur de celle d'tngol-
stadt, dont le nouveau siège est encore ignoré.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOI~TION FRANÇAISE
Haugwitz au congres de Vérone. « A la fin de ma
carrière, dit-il, je ne puis m'empêcher de jeter un coup
d'œilsurles sociétés secrètes, ce~oMO~ y~~a~~ qui,
maintenant plus que jamais, menace l'humanité entière.
Leur histoire se lie si intimement à la mienne qu'on
me pardonnera quelques détails personnels' »
Le repentir tardif de cet homme d'État ne justifieni sa conduite passée ni l'assentiment donné par le
gouvernement prussien à ses initiations suspectes. II
n'appartenait pas à la maison de Brandebourg de par-
tager avec celle de Cobourg 2 la protection des sociétés
occultes armées contre toutes les autorités souveraines,
et Napoléon fut préposé par la justice de Dieu à la
punition de cette royale félonie. Si les loges alleman-
des ont contribué à la délivrance de la Prusse, elle l'a
due bien plus à la ligue européenne et à l'affection de
l'empereur de Russie. Le concours des sectes maçon-
niques ne fut que la conséquence d'événements plus
forts qu'elles et qui poussèrent vers un même but les
populations entières avec leurs éléments les plus hété-
rogènes. Les princes qui se fient à cette dangereuse
alliance payent cher, tôt ou tard, une si honteuse poli-
tique, sans laquelle Charles-Albert régnerait encore.
Son fils, qu'une aveugle ambition livre aux mêmes sug-
gestions, en sera peut-être à son tour la victime et le
jouet, après en avoir été le servile instrument.
ï.oM'ee~DocMMcM~yM'/a /)'<Me-~MpoKMe)'M, par le docteur Ec'
kert. -Le mémoire textuel, remis aux monarques réunis en congrès, est
reproduit en entier par M. Eckert.
2. La ville de Cohourg a reçu Weishaupt dans sou exil. Tous ses
princes ont été afniiés aux sociétés secrètes et patronnés par elles. La
loge de l'Espérance de Berne, dontLéopotd faisait partie, avait demande
nu troue ~Kc/coM~KC pour lui, longtemps avant que ceux de Grèce et do
Belgique lui fussent proposés.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
C'est ce que les aveux de M. Haugwitz ont suffisam-
ment démontre. La loge qui lui conféra, jeune encore,
les plus hauts grades, se partageait en deux directions
divergentes, l'une centralisant ses travaux de propa-
gande sous la présidence du docteur Zinndorf, de
Berlin, l'autre ayant pour chef exotérique Frédéric de
Brunswick, .mais toutes deux professant la même aver-
sion pour l'Église romaine et d'accord dans le dessein
de renverser tous les trônes, en commençant par les
plus catholiques.
« Il est superflu, poursuit le diplomate, de révéler
les moyens que j'ai employés pour pénétrer ces mystè-
res et devenir maître de ces deux sectes; la vérité est
que tous leurs secrets m'ont été dévoilés. Cette décou-
verte me révolta; mais il fallait quitter avec éclat ou me
frayer un chemin à moi.. Je choisis ce dernier parti.
C'est en 1777 que je me chargeai de la direction des
loges de Prusse, de Pologne et de Russie. J'y ai acquis
la ferme conviction que tout ce qui est arrivé en France
depuis i788, la Révolution française enfin, y compris
r<Ms<MMM<~<&<roi avec ~o!<~ ses AwveM~, non-seulement
avait été détidé dans ce temps, mais que tout avait été
préparé par des réunions, des instructions, des serments
et des signaux qui ne laissent aucun doute sur l'intelli-
gence qui atout médité et tout conduit. »
Le rôle politique attribué à ce ministre aux époques
les plus critiques de la Révolution peut servir à appré-
cier le degré de sincérité de l'aftilié sur l'usage qu'il a
pu faire des horribles secrets dont il était dépositaire.
Mais la réalité do ces secrets en est d'autant plus irrécu-
sable, car il n'avait aucun intérêt à avouer qu'il en a
gardé sa part de responsabilité en restant sous le poids
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRAUÇAtSE
qui oppressait sa conscience sans oser rompre la chaino
qui le liait aux artisans de tant de trames criminelles.
On peut se faire une idée de l'effet produit par cette
étrange confidence sur son auguste auditoire. Les deux
empereurs en ressentirent une profonde émotion; mais
le roi de Prusse, fidèle à la politique de sa famille, n'en
parut ui surpris ni indigné. Il croyait les sociétés se-
crètes utiles à ses projets sur l'Allemagne et se sentait
disposé à excuser Jours torts passés, sinon à les. croire
calomnieux ou tout au moins exagérés. Il altégua en leur
faveur la puissante assistance qu'elles avaient apportée
aux alliés qui marchaient contre la France, et persuada
à ses illustres frères d'armes qu'il était de leur magna-nimité de ne pas sévir précipitamment contre elles.
Il est bien vrai que les sociétés secrètes s'étaient
sinon dissoutes, au moins divisées sous l'Empire. En
Italie, les carbonari acceptèrent Bonaparte comme le
Messie promis par Machiavel, tandis que les loges
allemandes le signalaient comme la personnification du
despotisme. On lui eût pardonné peut-être s'il n'eût été,
selon l'expression attribuée à M"" de Staël~ que la
Révolution faite homme. Mais il avait réhabilité le règne
de l'ordre et le principe d'autorité, rendu au culte ses
ministres et ses autels. Ce retour à la justice et aux
conditions de toute société durable était un crime ir-
rémissible aux yeux de ceux qui avaient spéculé sur
l'anarchie. Les attentats du conquérant aggravèrent et
justiuërent à quelques égards la haine vouée au législa-
teur. Toutefois il arriva que cet appel au juste mécon-
1. Le Prince, de Machiavel, n'était, aux yeux des initiés, que te pré-
curseur de runite itaheuue;de M leur sympathie pour César Borgia et
leurs avances à Napoléon.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tentoment du pays éveilla le patriotisme de la jeunesse,et les sociétés secrètes furent assaillies par une foule de
néophytes sans arrière-pensée qui ne voyaient dans
l'association qu'une ligue du bien public. Ce généreux
élan porta à se faire initier beaucoup de citoyens sincè-
res dont l'indignation cherchait partout des appuis et
des confédérés. Leur présence dans les loges épura, en
leur montrant la patrie humiliée, l'exaltation des jeunes
adeptes, de sorte que l'esprit primitif des sociétés occul-
tes en fut momentanément comprimé.
Cette invasion altéra même, sur certains points, les
doctrines inexorables que l'illuminisme s'était en'orcé
de faire prévaloir, et plus d'une succursale se détacha de
son alliance. C'est ce schisme qui suscita l'insurrection
du Tyrol, la défection des Saxons, l'armement des corps
francs du colonel Schill, le soulèvement de l'armée
prussienne et enfin la délivrance de l'Allemagne.
Cette transformation des sociétés maçonniques en
Allemagne en fit naitre quelques-unes en France, inspi-
rées par le même sentiment celle dés Philadelphes fit
de rapides progrès dans les provinces du Midi et dans
tous les rangs de l'armée. Elle aurait fini par devenir
redoutable pour l'empereur, si la plupart des chefs,
signalés ou dénoncés par les loges dissidentes restées
fidèles à la pensée exclusive de l'illuminisme, n'avaient
été moissonnés par le fer ou par le feu dans les mis-
sions honorables et périlleuses que Napoléon réservait
ou inventait pour eux. Si l'on en croit le- spirituel
1. Selon tWt~oM'e des sociétés Mc/M (/c fa~dc, publiée en 1815,
à la librairie stéréotype, rue de Seine, 12, plus de cinq mille de leurs
membres auraient péri dans ces expéditions proposées comme un défi
à leur courage et souvent dans des pièges cachés sous leurs pas.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
biographe du colonel Oudet\ il se serait formé une
alliance intime entre le T~eMo~~ d'outre-Rhin et les
Philadelphes français, laquelle, bien loin d'être hostile
à la royauté, avait également en vue la délivrance des
peuples et des rois.
Malheureusement, l'intérêt pressant qui avait réuni
et modifié peut-être les tendances de la maçonnerie
une fois satisfait, l'esprit réparateur se retira des loges,
laissées sous l'influence de leurs premiers inspirateurs;
etl'illuminisme reprit naturellement son œuvre révo-
lutionnaire, à peine interrompue. Le centre d'action
de cette secte opiniâtre, qui change de nom et de
refuge selon les convenances de sa politique, est
relégué de nos jours dans quelque cité ignorée, moins
observée que Genève, Ingolstadt ou Francfort. Mais
son existence se révèle à l'apparition de chaque usur-
pation nouvelle, soit contre les pouvoirs légaux qui
maintiennent l'ordre et la justice, soit contre les doc-
trines qui règlent les consciences. On la reconnaît aux
maximes subversives proclamées par ses adeptes et à
l'insolence de leur intervention dans tous les trou-
bles pour les aggraver, dans toutes les plaintes pour
les aigrir. Tout leur convient, qui blesse les convic-
tions, la raison même et les instincts naturels de
l'homme, pourvu qu'il soit attentatoire aux institutions
sociales et religieuses les folles imaginations de
Fourier comme les grossières aspirations du commu-
nisme, les courtes et fausses idées de Louis Blanc sur
1. Charles Nodier assure que !f9 héroïques conspirateurs de 1814,
Malet et Lahory, étaient affiliés de cette société qu'elle correspoudait
avec les comités royalistes, et que Pichegru allait y être reçu lorsqu 'il
fut arrête en t80t.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
le droit au travail comme le culte négatif do Chàtel et
de Rouget
Mais aussi, avec la même indifférence que la logo
inconnue accepte tous les concours et s'associe n touLcs
les iniquités, elle délaisse ou brise avec dédain les
instruments qui ne lui servent plus. Ce sont presque
toujours les plus obscurs agents des sociétés secrètes
qui en sont l'âme. Chargés de la correspondance et de
la direction active, ils tiennent dans leurs mains le fil
de toutes les intrigues, avertissent les principaux ini-
tiés, désignent les séides et les victimes, surveillent les
transfuges ot les tièdes et donnent du fond de leur labo-
ratoire le signal au soldat qui s'égare ou s'oublie, en
même temps qu'à celui qui se dévouer
Lors même que cette ténébreuse et puissante orga-
nisation de l'illuminisme se fut absorbée tout entière
dans les quarante mille comités révolutionnaires, crées
par son club modèle des Jacobins et tous recrutés
parmi ses adeptes les plus éprouvés 'et les plus com-
promis, on s'est souvent mépris sur la nature des mis~
1. Les récentes révolutions de la Hongrie, de l'Italie et de toute
l'Allemagne accusent, suivant nous, l'organisation toujours vivace de
la secte de Weishaupt. Ce sont les mêmes doctrines dogmatiquement
subversives, les mêmes agents inconnus lancés à l'improviste sur ta
société, les um fanatiques, les autres ambitieux, tous médiocres et
dépravés. L'hislorien du SMH<&«M~ met à nu les turpitudes du club
de l'Ours et celles du Prolétariat voleur. Il démasque toutes les associa-
tions qui concourent à l'oeuvre de destruction et d'impiété. Mais il ne
nous fait pas pénétrer jusqu'à l'officine cachée où tous les poisons s'e)a-
borent, jusqu'à l'antre obscur d'où s'échappent tous les fléaux qui font
irruption sur les États, jusqu'au sanctuaire infect, enfin, où se dérobe
la main mystérieuse quifait mouvoir tous ces aveugles instruments d'une
perversité incomprise et qui pourtant se rend palpable à tous.
2. L'/fM<oM'e de dix ans en cite un exemple frappant dans ce comité
dirigeant de la société Aide-toi, je t'aiderai t composé de quelques com-
mis inconnus, repoussant avec defiance La Fayette et Manuel.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
sions transitoires et indéterminées confiées aux régula-
teurs apparents des proscriptions. On avait calculé sur
les mauvaises passions qui couvaient dans leur sein, et
l'on s'en reposait sur leur perversité naturelle, à laquelle
on se gardait d'imposer aucun frein. Aussi les voyait-
on, sans émotion, s'égorger les uns et les autres, poussés
quelquefois par un bras invisible et lors même que la
Révolution a paru étouffée dans le dernier paroxysme
de fureur des divers partis qui la tenaient enlacée, elle
n'était qu'abattue. Échappée aux étreintes fratricides
de ses enfants, elle s'est abreuvée de leur sang et s'est
retrouvée plus vivace et plus menaçante que jamais en
face de la Restauration
Les adeptes avoués comptaient cent mille électeurs
maçons sous Charles X. Tl en siégeait au conseil, même
sous le ministère Villèle et tandis que par la bouche du
maréchal Maison ils pressaient le roi de quitter le sol
de la France, ils négociaient avec les catholiques de
Belgique pour en chasser la maison d'Orange, et avec
l'Angleterre pour imposer aux mêmes catholiques un
roi protestant, lié par l'initiation à toutes les combinai-
sons de la secte. Cette comédie sacrilège terminée par
les protocoles de Londres et le simulacre non moins
grotesque mais plus sanglant du siège d'Anvers, scella
l'entente cordiale du cabinet anglais et de Louis-Phi-
lippe, sous la garantie d'un Cobourg.
Les sociétés secrètes fussent-elles indestructibles,
est-ce une raison suffisante pour les tolérer? On ne
peut pas devancer les jugements de Dieu sur l'avenir
de l'Europe, que ronge cette lèpre invétérée; mais, à
1. Le réquisitoire de M. de Marchangy a retrouvé tous les fils de
cette trame reprise avec une persistance effrayante.
)jES MJM8 DE LA MONARCIHEFRANÇAISE
voir l'incurie et la stupeur des gouvernements, il y a
lieu de désespérer de la civilisation, car le progrès de
ln barbarie n'a plus de digues. Tant qu'on ne la combat-
tra pas à armes égales, c'est-à-dire par la terreur et par
le glaive, on ne fera que l'encourager et la fortifier.
Toute société occulte, au sein de la société légale, est en
hostilité contre elle faire en même temps partie de cette
société générale traditionnelle et d'une autre qui mé-
connaît ses lois est chose impossible. Le ûagt'ant délit
est dans l'initiation, et l'unique moyen de défense dans
îcs représailles. Que l'autorité publique ait donc le cou-
rage de retrancher de la société vivante et réelle ceux
qui s'en retranchent eux-mêmes si elle n'abolit pas le
mal, elle -en arrêtera du moins la contagion.
Après les stériles résultats des révolutions enfantées
par ces sociétés coupables, des sectaires obstinés dans
leurs illusions ont cru les justifier en leur attribuant
une doc~'ine humanitaire toute mystique, dont l'igno-
rance aurait perverti le sens en comprimant son expan-
sion. Mais cette sagesse impie qui aspire à redresser les
voies de la nature et à rectifier l'œuvre de Dieu n'est
pas seulement un rêve de l'orgueil, c'est un mensonge
hypocrite. Pour être impuissant à transformer le monde,
celui qui le trouble et le corrompt n'en est pas moins
coupable. Qu'on passe en revue ces néophytes de la
liberté et ces réformateurs austères que nous avons vus
à l'œuvre tous, sans exception, sont devenus des
tyrans, des dilapida?.eurs ou des Sardanapales. Tous
ces prophètes de la régénération humaine ne reprodui-
ront jamais que les types d'un Marat, d'un Carrier ou
d'un Néron, dès qu'ils auront vêtu leur nudité d'un
manteau de pourpre.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
On peut sans témérité défier l'avenir de fournir, sur
ce point, d'autres enseignements que le passé et si
l'Europe est destinée à en renouveler l'expérience,
c'est qu'elle est fatalement condamnée à ne plus se
relever de sa décadence. Quels titres ont donc ces idoles
de la multitude à la confiance des générations futures?
On conçoit que la perversité leur crée des complices,
mais non que la crédulité les puisse légitimer. S'ils
réforment la Suisse, c'est qu'une démocratie sincère
leur est aussi antipathique qu'une autoritérégulière.
S'ils poussent la Pologne à l'insurrection, c'est qu'ils
l'aiment mieux désespérée que libre. Ilsregrettent
non
pas la nationalité d'un peuple chrétien, mais des auxi-
liaires qu'ils demandent à la réaction provoquée par
l'oppression. La misère et la ruine sont les soutiens de
leur puissance; mais elles en sont aussi l'écueil; car
si elles sont fécondes en ressentiments, elles le sont plus
encore en déRances et en défections.
C'est une dangereuse erreur d'imaginer qu'on puisse
se servir avec utilité d'un instrument aussi vicieux on
ne saurait ni le pnrifier ni le dominer longtemps. Après
la mort du duc de Brunswick, la loge écossaise de
Berlin parut transformée parce qu'cite n'avait pas
repoussé ouvertement les réformes qu'il avait lui-même
proposées et lorsqu'en 1798 les puissances alliées,
effrayées de la propagande des loges allemandes, vou-
lurent y mettre un terme, le roi de Prusse excepta de
l'interdiction, par son édit du 30 octobre, la grande logo
réformée, celle des Trois-Globes, celle de l'Amitié, Royal-
York et quelques autres.
L'empereur Joseph It avait aussi essayé d'introduire
dans la maçonnerie, qu'il avait autorisée à l'exemple du
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
roi de Prusse, des règlements et des affidés qui lui répon-
dissent de sa ndélité et lui promissent de la faire con-
courir à sos projets de réforme dans l'Église, Il s'y afii-
lia lui-même et prescrivit au grand-maître, le prince de
Dietrichstein, de n'y admettre que des récipiendaires
d'une conduite irréprochable.
Mais ni ces précautions ni la tolérance du gouver-
nement prussien n'ont pu comprimer l'essor de l'esprit
perturbateur qui donna naissance à toutes les sociétés
occultes, et les plus inoffensives furent entraînées, per-
verties ou intimidées par la prédominance des loges qui
s'étaient réservé la haute direction du système et le
secret de l'organisation. Celles qui, telles que le Tu-
gendbund', avaient eu pour objet la libération du terri-
toire ou quelque institution de bienfaisance ou de patrio-
tisme, n'échappaient point à l'inévitable influence delà
loge centrale qui en suivait les phases, en secondait les
écarts, en modifiait les tendances et finissait par les
soumettre à l'inévitable logique des initiations et des
épreuves. Toutes les investigations des cabinets les plus
intéressés à découvrir la vérité, toutes les révélations
même des adeptes les plus compétents n'ont abouti qu a
démontrer l'existence de ces rapports insaisissables 2.
La Russie elle aussi s'est prêtée à ces machina-
tions occulter parce qu'elles lui ont fait espérer le
triomphe du schisme grec sur l'Église romaine, et
Dans son rapport nfBcie! sur l'ordre a)!emaud dont il était membre,
Maunsdorn* dit que leTugendbund y a pris tout ce qu'il y avait de
bon, et les Jacobins de France tout ce qu'il y avait de mauvais. La vé-
rité est que cette société fut fondée pour coopérer au. renversement de
Napoléon, et pour cela que le cabinet prussien l'autorisa.
2. Histoire secrète dit système f/M y<Mo6!Hs en ~!<cAe, rapport ré-
digé en n.95 sous les yeux d'une commission d'enquête.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
le pontificat autocratique de la chrétienté, comme si
la loi évangélique était compatible avec cette supré-
matie des souverainetés laïques qui la restreignent et la
dénaturent en la subordonnant à leurs intérêts tempo-
rels et politiques. On a dit que Nicolas s'était fait le pro-
tecteur et l'adepte d'une loge fondée sous le règne de
son frère, qui ne l'avait autorisée qu'avec répugnance;
son fils Constantin partageait ces tendances que ne su
bissait pas l'empereur Alexandre If. Cette influence des
sociétés secrètes expliquerait les déviations récentes
de la politique russe et son illogique esprit de propa-
gande. La liberté de conscience ne saurait exister où
l'autorité dogmatique est identifiée 'au souverain d'un
État limité, et la fraternité évangélique ne se conçoit
qu'à l'aide d'une autorité spirituelle indépendante du Y
pouvoir civil. Celle du pape est jusqu'à ce jour la seule
garantie compétente de l'unité.
Ce besoin de nuire, symbolisé par l'esprit du mal,
fut dans tous les temps l'innrmité des âmes déchues et
tant que la nature humaine n'aura pas été puritiée de ses
souillures elle devra en subir l'expiation. Toutefois
cette perversité, originairement individuelle, ne se tra-
duisait pas en système; tout au plus faisait-elle les meur-
triers et les tyrans. C'est le privilége des civilisations
dépravées de s'assimiler tous les éléments de perver-
sité, et celui des sophistes de nos jours, de travestir
cette dégradation en progrès.
Au surplus, la conspiration des sectes ennemies de
la famille et de la société est déj~ ancienne, même en
France. Elle a été dénoncée, dès 1729, parle chevalier
i. Voir l'.i~pe~ OMJCc(/MM~!)<c«M, 0!< ~< DcMoe'Yt~'e « la A'o/</e </e
/'('<!?: publié chez Dentu en 183~, et l't/Htt'o'sdu 28 uoùt t8S9.
LES RUJXRS DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Folard, avec autant de conviction qu'en a mis depuis
l'abbé Barruel à démontrer l'affinité des illuminés et
des jacobins.Mais ce n'est que vers 1758 que ces sectes
ont adopté la hiérarchie, le formulaire et le langage
ampoulé des loges maçonniques et ce n'est que sous !c
règne de Louis XVI qu'elles dressèrent leurs batteries
contre la France et résolurent d'y faire triompher la
faction d'Orléans, ou de se servir d'elle pour leur pro-
pre triomphe. 1
Ce complot, il faut le reconnaître, a été conduit avec
une profondeur et une activité qui tiennent du prodige;
il n'a rien été négligé pour en préparer le succès. Au
moment de la convocation des États généraux, une liste
des députés élus fut distribuée par la loge centrale avec
annotation des membres affiliés dont on était fondé à
espérer le concours. Quatre cents noms y sont marqués
d'un ou deux astérisques. Les plus engagés sont, en
outre, signalés par une croix. La Fayette et d'Aiguillon,
Necker et Saint-Fargeau, Crillon et Montesquiou y
figurent à côLé de Sieyès, Robespierre et d'Orléans.
D'autres noms s'y trouvent qui, pour être restés plus
obscurs, n'en ont pris peut-être qu'une part plus active
aux opérations secrètes de la loge suprême.>
Mais -longtemps ayant que la France fût livrée aux
expériences de cette propagande et devîntle principal
foyer de l'incendie qui devait embraser l'Europe,
l'Allemagne et l'Angleterre en avaient préparé l'explo-
sion et favorisé les progrès. L'initiation de plusieurs
princes est un indice suffisant de leur connivence, sinon
de leur complicité et, bien que leur participation ait
pu modifier les tendances de quelques loges, leur cir-
conspection N'en a pas beaucoup retardé l'irruption.
DES FAUSSES IDÉES SCK LA HÉYOLUTtOX FRAKCAtSH
L'espril de révolte ayant, préside à leur origine com-
mune, la haine despouvoirs légaux et.
leprincipe
démocratique sont la pensée fondamentale qui s'altie
et survit à toutes les variations. Aussi fit-on de vains
efforts pour arrêter le torrent qu'on avait négligé de
contenir dans un lit renfermé entre des rives plus
ou moins exhaussées. Les couronnesducales ou royales
promisesaux altesses enrôlées, dont on exploitait
les
trésors et le crédit, n'étaient qu'un leurre dont la vic-
toire eût donné la mesure en payant le concours de
ces augustes dupes du même prix qu'en avait recueilli
Philippe d'Orléans.
Napoléon lui-même, parvenu a~so faire des auxi-
liaires de toutes les lo.ges d'Italie, les vit toutes se tour-
ner contre lui dès que sa haute fortune l'abandonna.
Les princes afnliés au T"gcndhund durent donc voir
sans surprise que, lié par des engagements antérieurs,
il ne s'appartenait plus et désertait leur cause pour celle
des révolutions. Telle est en effet l'unique tendance sai-
sissable de toutes les sociétés secrètes dont les statuts
ont été révélés et dont les actes ont trahi les espérances.
Leur diffusion parmi des nations et sous des invocations
diverses a pu faire illusion sur leur entente commune
1. Au moment de l'arrcst.aHon de MM. de ScmonviHe et M.u'e! depuis
<!uc de Bassano, il fut fait une enquête minutieuse des instruclions don-
nées à ces deux diplomates, dont la missiou secrète était d'inoculer u
toute l'Italie le levain de la dévolution commencée à Paris. Ou y acquit
la preuve du concours dos toges allemandes, lesquelles ne faisaient que
développer et généraliser leur p'an. en usant de l'appui et desressources
de la France, devenue leur première conquête. L'auteur de cet écrit a
eu eutre les mains des documents trouvés dan~ les portefeuilles de ces
deux personnages, qui confirment pleinement les rapports de MM. Au-
reUesetMannsdorif sur les diverses nuances des to~es maçonniques.
Les deux prisonniers, deUvrfs par Bonaparte, n'ont d'aiticurs jamais nie
leur affiliation, ni décline la responssbititc de leurs actes.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRAK~AtSE
et en réduire plusieurs à l'impuissance ou à la dissi-
mulation. Mais dès que les comités directeurs leur ont
donné le signal, toutes y ont répondu docilement et
sont sorties de leur torpeur pour concourir, dans la
mesure de leur organisation, au grand jOeuvre de la
régénération sociale, c'est-à-dire au renversement de
toutes les institutions monarchiques et religieuses.
De tous les gouvernements qui ont assisté les so-
ciétés secrètes, celui d'Angleterre leur fut le plus sympa-
thique, car il les employa à la propagation des consti-
tutions parlementaires, le dissolvant le plus actif do
l'autorité et l'élément démocratique le plus irrésistible.
Cette joute théâtrale sur les intérêts les plus problé-
matiques et les' questions les plus graves do la légis'
lation, n'est qu'une arène ouverte aux sophistes et aux
avocats, c'est-à-dire aux factieux les plus obscurs et
aux ambitieux du plus bas étage. Il n'y a pas de vé-
rité fondamentale et de raison, quelque virile qu'on h
suppose, en état de soutenir cet assaut perpétuel des
esprits faux, obtus ou vulgaires. L'intelligence ne peut
communiquer, même par la lutte, qu'avec les intelli-
gences, et la tribune publique ne s'adresse qu'aux pas-
sions. Qu'est-ce donc, lorsqu'elle ne parle pas seule-
ment à l'assemblée qui délibère, mais à la multitude
conviée à ses séances? Évidemment alors la question
est ce dont l'orateur se préoccupe le moins, car ce qui
lui importe, c'est de se faire entendre du public qui
l'écoute aux fenêtres. L'acteur ne vit que des applau-
dissements du parterre.
La gravité britannique, son isolement insulaire oL
jusqu'à un certain point la nature mixte d'un gouverne-
ment qui n'est ni monarchique de fait ni sincercmcut
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
T.I. 30
populaire, ont pu lui permettre d'exporter la contagion
et de la tenir en entrepôt, sans craindre que son propre
sol en fût infecté. Ce qui explique naturellement pour-
quoi les premières loges connues y ont pris naissance
et commentle ministère anglais en a fait un instrument
de sa politique contre le continent, sans se laisser enva-
hir par elles.
La première mention de l'existence de la maçonnerie
en Angleterre remonte à 1470, tandis que la plus an-
cienne loge de France n'aurait été créée qu'en 1535, à
Lyon. Dans l'ordre des rose-croix fondé en Écosse par
les templiers, en i644, les catholiques étaient en ma-
jorité, et c'est pour neutraliser leur influence aristocra-
tique que Bacon leur opposa une loge toute protestante
et démocrate. On a attribué à l'intervention des tem-
pliers la réconciliation des factions d'York et de Lan-
castre mais sous Cromwell ils se montrèrent moins
pacifiques et passèrent pour puritains. Cependant, objet
des défiances d'Elisabeth, ils furent rangés parmi les
partisans des Stuarts, et Monk et Charles II lui-même
parmi leurs adeptes. Mais quand ils fraternisèrent avec
les loges du continent l'esprit de leur institution reprit
le dessus.r
Lorsque le prince Édouard importa en France une
nouvelle colonie de la loge suprême de Londres, elle se
prétendit fondée sur le principe chrétien; cet esprit
manifestement contraire à celui qui a prévalu dans
toute la maçonnerie du continent n'était sans doute
qu'un moyen de propagande plus facile et une précau-
tion politique qui, d'ailleurs, devait céder à l'impulsion
partie des loges supérieures auxquelles l'affiliation la
subordonnait. Ce qui prouve, au surplus, combien ce
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
lien était faible, c'est que les premières relations des
loges nouvellement accréditées furent avec les centres
protestants de Suède, de Danemark et des villes ha.u-
séatiques. La première de ces loges s'installa à Dnnker-
que en 1722, sous le titre de l'Amitié et de la Fraternité,
et seulement en 172S s'ouvrir celle de Paris, sous les
auspices du prince Édouard. Elle eut pour premier
grand maître lord Dervent Water, auquel succéda, en
1738, lord d'Harnouester, et en 1743 le comte de Cler-
mont'. ',i.c<
Il n'est pas sans intérft peut-être de faire remarquer
cette singulière fusion des loges françaises et des loges
anglaises, au moment où la maçonnerie se ravivait dans
toute l'Europe et fondait en Allemagne ses plus chers
établissements et le centre de ses coH'espondances. Elle
ne se fil connaître à Paris que sous le nom de Grande
Loge anglaise. Trente et un ans après, en 17S6, elle prit
celui de Grande Loge de France, et en 1772 seulement
elle se révéla sous le titre de Grand-Orient. Une partie
des affiliés protesta contre cette transformation et con-
tinua de se réunir sous son premier nom. Ce schisme
subsistait encore en 1789, lorsque l'illuminisme parvint
à maîtriser toutes les dissidences en dirigeant leurs
préoccupations vers un seul but qu'il eut l'art de faire
i. Doeh'iMM t!~ soct~M MO'c~M, par Henri de L'Age. Cet adepte fut
traduit devant le Grand-Orient, le 7 mai 1852, pour ses indiscrétions sur
le grade de rose-croix, comme l'auteur de ce livre le fut lui-même sous
le Directoire, pour avoir signalé a la loge dite de la Trinité, à laquelle
il s'était imprudemment laissé initier par ses amis, les insinuations qui
lui avaient été raites et des tendances qu'il repoussait avec horreur. Les
registres du « chapitre symbolique » ont d& conserver les traces de ce
procès, tourné tn dérision par l'accusé et suivi d'une abdication formeHc
de ses fonctions et de ses engagements prétendus par des épreuves
mystérieuscs,d'une nullité radicale en raison même deleurs sous-entendus.
])KS FAUSSES IDÉES SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE
envisager à chacune d'elles comme l'accomplissement de'
ses plus ardents désirs.
Le Grand-Orient, par le rôle politique qui signalait
son grand-maitre à toutes les loges affiliées, par l'éten-
due de sa juridiction et l'ascendant des doctrines démo-
cratiques qu'il venait de proclamer, devint alors le
principal foyer des confidences révolutionnaires et le
correspondant assidu de la grande loge allemande, à
laquelle aboutissaient tous les complots. Il ne faut pas
perdre de vue que de ce comité central, siégeant horsde France et protégé par le profond mystère dont il
s'enveloppe, sont partis et partent peut-êtreencore tous
les signaux destinés à annoncer ou à hâter le triomphe
des révolutions Les congrès maçonniques rassemblés à
Wilhelmsbad en 1780, et à Paris en 1785, viennent de se
renouveler à Strasbourg en 1847 et en Suisse en 1848. Les
statuts de l'association des Justes et de celle de la Per-
1. La preuve que cette impulsion est toujours la même ressort
des contradictions et des réactions de l'émancipation licite. On n'u. pu
se passer du 'concours du parti catholique mais on fait tout ce qu'on
peut pour l'opprimer et pour l'exclure. On n'a pu faire sa révolution
locale en 18~8, mais on espère que lt Belgique sera le quartier-géné-
ral de toutes les révolutions qui vont envahir le monde. La loge la Per-
sévérance, d'Anvers, dans un manifeste adressé à toutes les loges affi-
liées, avoue sesvues et ses espérances sur la France, l'Italie, l'Allemagne,
la Prusse et même l'Angleterre. C'est cette loge qui propage le droit au
travail, !e socialisme et les livres de M. Sue; qui a député vers Louis
Blaue et vers Mazzini,età à qui M. Créuueux a repondu « La maçonne-
rie est dans la révolution, et la révolution est dans la maçonnerie!)' ·~
Dans le banquet du i3 juin 1845, jour de la fête de l'ordre, les plan-
ches (on nomme ainsi toute allocution maçonnique) du F. Emile Gri-
zard ~t~)! ~le L.Dereuxetdu secrétaire Jules van Scherpeozcci
nous ..ent la disparition prochaine de toutes les royautés, en y
préludant par la destruction du catholicisme. Le </e/cM</« C~)'<yo y est
prononcé a.u nom de l'ordre allemand, dont la loge belge se reconnaît
l'humble succursale. (NM<<M~ce< DfCMMc~M' /)'<:H<M!f;c<MiMe)'<e,.pa.r
le docteur Eckert.)
LK8 RUINES DE LA MONARCHIE FRAK~AISE
sévérance tÉmoignent de la persistance et de la perver-
sité de leur pouvoir occulte'. <
La multiplicité des sectes nées on Allemagne, à
l'ombre de la Réforme et de la maçonnerie; la souplesse
et la subtilité des doctrines humanitaires qui s'y perpé-
tuent le nombre, l'exaltation et le cosmopolitisme des
adeptes, et surtout la ténacité tudesque inspirée par
Weishaupt à ses disciples, lui conféraient~ur toutes les
loges plus ou moins éphémères des autres parties du
continent une suprématie incontestable. Aussi toutes
celles fondées dans le nouveau~monde comme dans
l'ancien n'ont-elles jamais cessé d'y puiser leurs in-
spirations et de lui prêter leur filial concours. °
On ne doit donc attacher qu'une médiocre impor-
tance aux hommes et aux associations subalternes,
telles qu'en a donné une liste encore incomplète le livre
de La Hode. La loge des Amis de la patrie, celles des
'Amis du peuple, des Francs régénérés, des Droits de
l'homme, des Saisons, des Mutualistes, des Familles, et
tant d'autres plus restreintes ou caractérisées par des
appellationsplus sonores; celles qui-avaient pour mis-
sion spéciale de concourir au renversement de la Res-
tauration, telles que les Amis de la vérité ou Aide-toi,
je t'aiderai! n'ont été que les organes plus ou moins in-
telligents d'une volonté occulte qui ne se communiquait
qu'à demi. Les Odilon Barrot et lesMérilhou, les Barthe
et les Dupin, les Louis Blanc et les Ledru-Rollin, les
Guizot même et les Thiers, disons plus, les Louis-
Philippe et les Charles-Albert, dont on se servit, mais
L'unification italienne révèle la persistance'de ces machinations
destructives de tout principe d'autorité ou de conscience. (Ni'~oM'e et
DocMMCH~ .K<t' la /WMc-ma~OMHer!c, par le docteur Eckert.)
DES FAUSSES ~DÉES SUR LA RËVOLUTtON FRANÇAISE
dont on exploita l'ambition, n'étaient que les jouets de la
loge souveraine qui les brisait sans regret, après les
avoir prônés par calcul. N'a-t-elle pas sacrifié, avec la
même indifférence, les philosophes dont elle avait en-
censé les doctrines, les Danton et les Robespierre
qu'elle avait maternellement bercés dans ses bras?
Ceux qui osent agir d'après leurs propres inspirations,
comme Rossi, et peut-être comme Mazzini, se croient-
ils donc à l'abri d'un dédaigneux abandon ou d'un dé-
saveu plus poignant que l'insulte même? Non; dans les
pactes honteux consentis par l'esprit du mal, il n'y a
pas même de garantie dans le succès, et le triomphe
en est souvent la plus dure punition.
§ Il. DES PRÉJUGÉS ACCRÉMTËS PAR LA RÉVOLUTtON
On trouve encore quelques esprits crédules qui se
prosternent devant le génie de l'abbé Sieyès et regar-
dent le pamphlet qu'il publia en 1789 comme la révéla-
tion soudaine d'une vérité longtemps attendue et la
manifestation d'un fait inutilement cherché jusqu'alors.M. Thiers, dont le défaut n'est pas précisément de
rien croire sur parole, n'élevé aucun doute sur cette
infaillibilité et s'extasie sur le mérite de ce sage mé-
connu. M. Guizot ne se contente pas de lui rendre
hommage; il s'approprie sa thèse redoutable, sans autre
précaution que d'en rajeunir les termes en la vieillis-
sant de quelques siècles. Ses Gaulois et ses Francs ne
sont qu'une variante du tiers état et de la féodalité,
dont le fantôme, vêtu en bourgeois, avait perdit le
secret de faire peur aux enfants du xvm" siècle. Il est à
regretter que ces deux publicistes, orateurs et hommes
LES RL'INKS DE LA MONARCHIE FRANÇAtSE
d'État, n'aient pas été plus sobres d'admiration pour le
pamphlétaire fameux qui ne fut, en réalité, que le cour-
tier des sociétés secrètes et la mouche du coche révolu-
tionnaire.
Un mot ironique de Mirabeau n'aurait pas dû être
pris à la lettre par l'historien de la Révolution La vie
de ce personnage est heaucoup moins obscure que ses
doctrines. Il n'a pas eu le courage de prendre un rôle
actif dans le drame dont il s'était fait le souffleur; mais
il a versé sa part du sang du juste, et son vote a fait.
frissonner les assassins mêmes qui cherchaient une
excuse2. Subtil coopérateur de deux constitutions mort-
nées, Sieyès a voulu vendre sa république encore en
germe à l'un des tyrans du Nord, illuminé comme lui.
Sa négociation ayant échoué par le retour inopiné de
Bonaparte, il renoua le marché de Berlin avec ce der-
nier, qui le paya avec de l'argent Une apostasie, un
régicide, une trahison voilà tous les exploits de cet
homme illustre. Une opulence acquise en livrant ses
complices voilà son habileté. Quant à s:' gloire litté-
raire, examinons,
J A peine serons-nous compris do quelques lecteurs
sans préjugé bourgeois, en qui tout stigmate de roture
à disparu, lorsque nous oserons'dire que cette question
superbe Qu'est-ce ~M<? le tiers état? n'est au fond
qu'une proposition impertinente et un non-sens, que la
1. « Son silence est une calamité puMique. x « Ne voyez-vous
pas, répondait Mirabeau à ceux qui lui reprochaient cette saiHie,qucjcm'amuse à en f.)!re un grand homme, parce que je me sers de lui pour
certaines propositions que ni vous ni moi ne pourrions avouer? a
2. a La mort sans phrase n
3. Bonaparte l'employa aussi, mais sans lui laisser d'initiative et pom'
la forme, a. l'élaboration des constitutions de l'Empire.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAtSE
foi robuste de l'esprit de parti pouvait seule supporter
sans nausée.
Si tout ce qui compose le tiers état est ce qu'on ap-
pelle exclusivement la nation, il s'ensuit que tout ce qui
s'élève ou diverge n'en fait pas partie; et tel est en effet
le sens forcé de cette appellation exclusive de la noblesse
et du clergé. Mais, pour être complète et logique, ce
n'est pas à ces deux ordres que l'exclusion doit s'arrêter,
car la magistrature et les offices, les professions libérales
et les distinctions acquises soit par la scieneé, soit par
les services, soit par l'industrie, sont des notabilités
incompatibles avec cette surface plane que Sieyès ap-
pelle la nation. Le tiers état lui-même est une-sorte de
tri, d'inégalité relative. et d'aristocratie en dehors du
prolétariat et des mercenaires à la journée.Silesclasses élevées qui possédaient etfonctionnaient
avant 1789, si les sommités préexistantes à la Révolu-
tion étaient étrangères à la nation, par quelles issues
et de quel droit surgira-t-il d'autres sommités et des
notabilités nouvelles qui ne soient pas des usurpations?
Quel présompteux sera assez inconséquent au principe
qu'il professe, pour croire qu'il peut s'arroger la direc-
tion des affaires ou sortir seulement de son obscurité
sans abjurer sa nationalité? Une nation ne pouvant être
réputée telle qu'abstraction faite de ce qui la classe, la
distingue et l'honore, il s'ensuit qu'à mesure qu'il surgit
de la foule des hommes éminents ou des corporations,
il faudra les bannir comme des parasites ou les retran-
cher comme des superiluités. C'est comme si l'on tenait
la France territoriale pour une surface sans relief, dont
les montagnes et les fleuves, les monuments et les villes
ne feraient pas partie.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Si telle n'est pas la rigueur des conséquences que
le métaphysicien Sieyès a tirées de son argumentation,
on peut le défier de déterminer le point auquel elles
s'arrêteroïlt. S'il réprouve les inégalités établies~ on sera
doublement fondé à repousser celles qui tendent à s'éta-
blir et comme il y aura toujours certaines supériorités
en évidence ou en expectative, il en résulte que la loi
aura toujours pour objet de les réprimer, et que la
nation, pour être dans son état normal, devra se con-
damner à une éternelle inaction, c'est-à-dire à la nullité
et à l'abrutissement.
En vérité, il faut s'être singulièrement fourvoyé
dans les.déserts de l'intelligence, ou compter impudem-
ment sur la crédulité de son public, pour jeter à sa tête
des flatteries aussi illogiques et lui donner de tels sophis-
mes comme des axiomes.
Ce fut cependant sur cette fausse donnée que se
fonda la théorie du vote par'tête et de la fusion des
trois ordres. Personne ne se souvint que le concours
du tiers état aux délibérations n'avait pas pour objet
un intérêt abstrait de nationalité, mais la défense de
priviléges spéciaux. Necker ne comprit pas plus que
Sieyès que le tiers état était un troisième ordre dans
la nation, et non la nation elle-même, et qu'investi
exclusivement, par sa fusion naturelle avec la bourgeoi-
sie, des offices d'administration et de finances et des
magistratures locales, il n'avait aucune qualité pour
aller défendre ce qui n'était pas en litige. C'est pour-
quoi il y avait un certain nombre de bonnes villes et
de bailliages qui ne nommaient pas do députés des trois
ordres. En 1614, le bailliage d'Amboise ne députa ni
pour le clergé ni pour la noblesse, et celui de Châtean-
DES FAUTES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
neuf ni pour le tiers état ni pour le clergé. D'autres ne
délivraient qu'un mandat spécial, exclusif même de toute
participationaux débats sur les autres matières.
Il y
avait de plus certains impôts dont l'assiette n'était pas
de la compétence du tiers état et qui affectaient uni-
quement l'un des deux premiers ordres.
En résumé, les gens du tiers état Savaient rien
envier au clergé ou à la noblesse, dont les prérogatives
stériles leur laissaient tous les profits du pacte social. Le
tiers, en effet, transformé en abbé ou en moine, prenait
la plus grosse part des revenus de l'Église; -le tiers,
bailli, procureur ou notaire, rédigeait les contrats des
nobles, et pourvoyait à l'exécution des lois; le tiers,
exclusivement collecteur, administrateur et commis,
dirigeait toutes les opérations et touchait la plus grande
partie des salaires. A la guerre, tous les obstacles s'apla-
nissaient devant le 'courage et le mérite; et, depuis
Louis XtV, les ministres et les maréchaux étaient sou-
vent pris dans ses rangs, de sorte que cet ordre faisait
tout ou participait à tout et était en réalité le plus favo-
risé des trois. Tous les rouages du pouvoir fonctionnant
par lui ou pour lui, il n'avait rien à gagner en chan-
geant de position; et en abaissant jusqu'à lui les deux
premiers ordres il ne faisait que se créer une concur-
rence importune'.
Si certaine hiérarchie purement nominale et les sen-
tiers peu fréquentés de la diplomatie lui rendaient les
1. En passant à Rochefort, en 1826, nous comptâmes, dans une visite
de corps, dix-sept pauvres gentilshommes pourvus d'emplois subal-
ternes qu'ils décoraient de leurs titres de comte ou de vicomte. Ce fut un
des nouveaux griefs de la bourgeoisie contre la Restauration. Elle
n'admettait pas que les fils de ceux qu'elle avait ruinés s'arrogeassent
ledroit au
travail dont elle s'attribuait le monopole.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
alliances d'un ordre élevé et les ambassades d'un difficile
accès, était-ce donc une injustice dont les prétentions du
bourgeois parvenu eussent à souffrir? JN'ave~t-il pas,
autant que le plus fier gentilhomme, le sentiment des
convenances, et n'était-il pas le premier à se railler des
mésalliances du marquis vendant son écusson pour
payer ses dettes? Et quant aux emplois qui avaient
pour objet de soutenir au dehors la dignité du souve-
rain, la plus vulgaire politique n'y appelait-elle pas de
préférence ceux dont l'illustration et la noble existence
donnaient d'avance plus d'éclat et de faveur à la négo-
ciation ?
Les hommes d'élite se font jour partout; mais leur
supériorité ne consiste pas à franchir les obstacles que
leur opposent l'usage ou l'expérience, et il n'appartient
qu'à la prudence du prince de les choisir, comme à sa
pénétration de les apprécier. La* démocratie leur est
plus incompatible que le despotisme le plus aveugle,
car le gouvernement est impossible avec le concours
des ambitieux sans garantie qui l'assiégent, et il y va
du salut des nations à ce que le pouvoir donne sa con-
fiance à ceux-là seuls qui l'honorent par leur considéra-
tion personnelle ou la justifient par leur mérite éminent.
Partout où prêtre la foule, il y a confusion au profit de
l'intrigue et à l'exclusion des notabilités réelles.
On conçoit que, déjà maître de tous les postes, il
devenait facile au tiers état de surprendre celui qui
restait encore au pouvoir, lorsqu'il ne s'agissait plus
que d'additionner des voix individuelles, toutes d'un
poids spécifique égal. Le jour donc où le vote par tête
lui fut concédé après le don de la majorité numérique,
il ne pouvait plus y avoir ni lutte ni délibération
DES FAUSSES IDÉES SUR LA R)ËYOLUT!ON FRANÇAISE
sérieuse. tl usa de sa force comme les enfants exer-
cent la leur à briser leurs jouets en vain quelques-uns
de ses députés, plus prévoyants que les autres, et Mira-
beau à leur tête, lui conseillèrent-ils de se partager en
deux Chambres et de ne pas anéantir le pouvoir modé-
rateur de la royauté en lui retirant le véto les avocats
et le sophisme avec eu s étaient déjà maîtres de la place;
l'Assemblée démolissait avec une ardente assurance;
aussi la nation aveuglée crut que les discours de ses
orateurs lui'tiendraient lieu de tout ce qui jusqu'alorsavait été l'objet de sa confiance et de son respect.
La raison et la prévoyance furent bannies du territoire
comme des augures sinistres, et bientôt il n'y eut plus
de liberté ni de sécurité pour personne. Mais la Révo-
lution n'en marchait pas avec moins d'audace et de ra-
pidité. Si elle éprouvait quelque résistance, la foule,
toujours fascinée, s'en prenait uniquement à ceux qui
ne partageaient pas son ivresse et leur attribuait toutes
les violences dont ils étaient victimes.
On' trouve encore des gens assez naïvement cré-
dules pour répéter que les excès de la Révolution ont
été provoqués, quelquefois même suscités par ses
adversaires; que les prêtres, en refusant d'apostasier,
et les émigrés, en fuyant de leurs manoirs incendiés,
avaient irrité le vainqueur et justifié ses vengeances.
Ceux dont la raison n'était pas égarée par ce spectacle
révoltant furent comprimés par la Terreur, et dans
toute la France il finit par n'y avoir pas une voix pour
protester contre la tyrannie, pas une oreille ouverte à
la vérité, pas un bras pour protéger l'innocence. Jamais
peuple ne tomba dans un si profond abîme de servitude
et de dégradation.
LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Il n'est pas surprenant que le triomphe toujours
trop durable de l'injustice et du mensonge ait laissé,
dans une partie de la population, des impressions faus-
ses et des préjugés regrettables; mais si la multitude
est facile à tromper il n'en est pas ainsi des observa-
teurs désintéressés, et conséquemment impartiaux. Deux
étrangers éminents, doués d'un génie élevé et d'une
rare prescience, ont été des .appréciateurs plus vrais de
cette époque de régénération sociale à laquelle l'Igno-
rance croit encore.
L'un des plus illustres publicistes de l'Angleterre, et
l'un des fondateurs de l'indépendance américaine, qui
représentait son gouvernement en France au moment
même où la Révolution naissante y avait encore tout
son prestige, sont ceux qui l'ont jugée avec le plus de
sévérité et en ont prédit avec une justesse de coup d'œil
pleine d'épouvaute les fureurs et les déceptions. La
publication des Œuvres d'Edmond Burke et de la Cor-
respondance de M. Morris est un témoignage désormais
indélébile rendu à la raison publique et à la vérité de
l'histoire, tant insultées de nos jours.« Quand j'ai jeté les yeux, dit le premier, sur la liste
des députés aux Ëtats généraux, dans laquelle figu-
raient plus de deux cents avocats ou praticiens, bon
nombre de ces processifs municipaux, fomentateurs
des querelles qui désolent les petites villes, et beaucoup
de moines et de curés mondains, renforcés de quelques
anoblis nécessiteux, plus bourgeois par leurs habitudes
que nobles par le sang, je prévis la ruine de la France »
Cette prévision fut prompte à se réaliser, et l'an-
t. PreM!~fe /e~'<* ~!t)' la Rct'o/K~MM /)'aH~MC.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
née 1790 n'était pas écoulée que Burke s'écriait « II
me semble que j'assiste à un bouleversement moral
qui ne menace pas seulement la France, mais l'Europe
C~<?M~-f~ plus <~<C/'jE~'O~P' H
Non moins alarmé, le délégué des États-Unis écri-
vait, le 31 juillet 1789, au docteur Jones « Ce mal-
heureux pays, égaré à la suite de je ne sais quelles
fantaisies métaphysiques, offre une ruine morale qu'on
ne peut voir sans douleur. C'est un magnifique édiiice
détruit. L'Assemblée, despote esclave, jouet de ses
théories et do son inexpérience pratique, exerce le pou-
voir avec la violence et l'imprudence d'un parvenu »
Eu 1791, ses réflexionsdeviennent plus sombres et
plus prophétiques « La. dépense d'argent et de sang
qui se fait ici est immense. Tout s'abime! La Fayette
ne voit rien, ne fait rien, ne prévoit rien, ne comprend
rien Le roi ferait pitié au dernier mendiant; il
périra victime de ses bonnes intentions! Personne
ici ne paraît s'étonner que le plus débonnaire des rois
soit traité comme le plus abominable des tyrans~
Nous n'avions pas heureusement en Amérique cette
populace scélérate des grandes cités, la frénésie systé-
matique des ambitieux, l'immoralité d'une nation légère
et avide de nouveautés Mon opinion constante est
que le despotisme militaire est le seul dénouement pos-
sible de cette sanglante tragédie »
Nous pourrions multiplier les citations sans jamais
1. ~J/THMM SKt' la ~Ct)0<!<<!OM.
2. Tome t' du Recueil des M~'e.f de M. Morris.3. Lettre à Washington.
4. Lettre au colonel Uamitton.
5. Lettre ~JeS'erson.
6. Lettre au même.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
rencontrer une seule expression d'estime pour cette
révolution qui affectait une sorte de sympathie avec la
république modèle des États-Unis. Pas une phrase, atté-
nuante de l'horreur et du mépris qu'il sent pour elle,
ne tache une seule page des deux volumes qui nous ont
conservé les précieuses impressions d'un témoin dont
l'indignation n'est que le cri de la conscience et de la
raison outragées. Ses jugements seraient peut-être aussi
peu appréciés aujourd'hui en Amérique qu'en France.
L'âge des John Adam et des Washington est déjà loin
d'elle. L'émancipation de ces fertiles contrées s'effectua
sans troubles intérieurs, parce que son territoire encore
inhabité ouvrait une plus vaste carrière à l'industrie
privée qu'aux-ambitions politiques. Les rivalités pou-
vaient s'y exercer longtemps sans se heurter. Mais le
principe des gouvernements populaires est si vicieux
de sa nature, qu'à mesure que sa population s'accroît
sa constitution s'altère et son esprit se corrompt. Il
devient envahisseur et turbulent, tandis que les lois y
sont sans force et les magistrat3 sans considération. Du
moins, dans ses luttes prochaines, ce peuple sans passé
n'aura-t-il pas à regretter les années de gloire et de
prospérité que nos ancêtres nous avaient léguées, ni à
se disputer les ruines que nous nous sommes faites. Il
peut resserrer ou relâcher les liens fédéraux, sans avoir
à blesser les usages et les croyances du pays, ou à
déchirer ses titres de nationalité.
Telle est la condition à laquelle la Révolution nous
a réduits, que la nation, divisée d'intérêts, de voeux et de
convictions, n'a plus d'homogénéité ni do patriotisme
possibles. Le gouvernement ne règne que sur la popu-
lation qui l'exploite. La moitié au moins refuse obéis
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
sauce à l'autorité qui s'exerce au nom de l'autre moitié,
et le plus souvent cette moitié se tient à l'écart et
proteste par son isolement. Elle forme la fraction la
plus considérable, la plus éclairée et la plus honorée du
pays, et se fait gloire de n'y être comptée pour rien.
Quiconque s'en détache pour se rallier au pouvoir
encourt le mépris de ceux mêmes dont il adopte le
drapeau; car ce drapeau, quel qu'il soit, n'est cher
qu'aceux qui le portent. Si la légitimité elle-même
n'a pu faire accepter le sien par tous les Français, elle
qui était antérieure et supérieure à tous les partis,
quel parti pourra jamais prétendre à l'assentiment una-
nime de tous les autres? Ceux qui se sont élevés par la
force ou par la ruse sont naturellement plus dénants et
plus suspects que ceux qui ont la conscience de leur
droit.
L'aristocratie des parvenus est aussi plus exigeante
et plus exclusive que la vieille féodalité, protectrice
obligée de ses vassaux, plus que l'ancienne noblesse,
accessible à toutes les notabilités légalement acquises.
Elle forme ainsi, par exclusion, deux peuples toujours
en hostilité, dont l'incompatibilité s'accroît de jour en
jour, et que les froissements de la vie sociale, fertile en
déplacements, irritent et dépravent jusqu'à ce que leurs
représailles alternatives aient épuisé les trésors de haine
qu'ils amassent dans le silence de l'oppression. Le
caractère indélébile de la Révolution est profondément
empreint dans ces dissidences, désormais héréditaires,
qu'elle creuse encore davantage chaque fois qu'elle
essaye de les assouplir.
Quand bien même, pour preuve de l'impuissance des
révolutions a régénérer le monde, on aurait uniquement
LES RUINES DE LA MONARCHIE FHÂKÇAISE
le démenti qu'elles sedonnent pour fonder leur pouvoir,
il faudrait bien reconnaître qu'elles se durent qu'en
abdiquant leurs doctrines; car l'autorité suppose l'ordre~ 7
et l'ordre est incompatible avec les révolutions. Toutes
'les illusions dont elles se nourrissent sont donc de
véritables négations d'elles-mêmes. 4
,0n comprend, jusqu'à~ un certain point, qu'une
nation surprise au milieu des aberrations d'une civilisa-
tion rafnnée jusqu'au dégoût de tout ce qui n'est que
naturel et vrai, nourrie de subtilités et plus vaniteuse
encore que frivole, ait été dupe des premiers charlatans'
qui lui ont parlé de liberté. Le besoin d'émotions qu'é-
prouvent toutes les âmes blasées suffit à expliquer leur
entraînement vers les erreurs les plus grossières et les
nouveautés quilestirent de leur torpeur habituelle. Mais
qu'elle ait été pénétrée d'une conviction réelle, qu'elle
n'ait même attaché aucun sens déterminé à toutes ces
abstractions philosophiques dont on cherchait à l'étour-
dir, c'est ce qu'il est impossible de supposer, sans répu-
dier l'évidence pour tomber dans l'absurde. C'est bien
assez qu'elle se soit faite superstitieuse avec le diacre
Pâris, impie avec Voltaire, philanthrope avec J.-J. Rous-
seau, niaise avec La Fayette; sacrilège avec Talleyrand,
stupide avec Marat, sanguinaire avec Robespierre, ser
vile avec Napoléon, sans qu'on puisse l'accuser de
préférence pour aucun de ces déguisements. Elle a tout
supporté, tout laissé faire, tout applaudi. Mais cette
mobilité passive la justifie du moins de toute prédilec-
tion. En cédant aux impressions du moment, elle n'a
jamais entendu s'engager pour le lendemain, et si cette
prédisposition à subir toutes les séductions et à céder
à toutes ses fantaisies n'est pas c6 qui l'honore le plus,
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
T.L .31
elle sera, devant le jury de l'histoire, la circonstance
atténuante de ses torts et de ses travers. <
La Constitution de i 791, dont la nation était si fière,
n'a vu le jour que pour être violée. Elle ne fut jamais
qu'une lettre morte, et quand les Girondins la détrui-
sirent, en 1792, ils ne frappèrent qu'un cadavre. La
république du 10 août disparut elle-même devant celle
du 31 mai, et le despotisme inquiet du Comité de salut
public succomba sous les tendances réactionnaires qui
about.irent au 9 Thermidor. La Convention n'a gardé le
pouvoir qu'en le transférant sans cesse d'une faction à
l'autre, et en l'arrosant chaque fois de tout le sang de
la faction vaincue. Le gouvernement directorial se res-
sentit de cette impure origine son intrusion fut la
sanction du régicide~. Mais, infidèle même à cette sorte
de légitimité, il fut deux fois usurpateur, au 13 vendé-
miaire et au 18 fructidor; et comme il eut besoin du
secours des baïonnettes pour renverser sa propre con-
stitution 2, il prépara de ses mains le d8 Brumaire pour
le général qui, après l'avoir soutenu et servi, l'anéantit
d'un souffle.
On ne peut donc pas admettre, sans dérision, que
le régime républicain ait jamais pris racine en France,
car jamais aucune constitution républicaine n'y a été
sincèrement essayée tous les gouvernements que la
Révolution y a introduits ont été exclusifs, intolérants
et persécuteurs. Tous, en effet, ont été usurpateurs,
1. Les cinq directeurs du premier choix avaient tous voté la mort;
l'un d'eux n'en fut pas moins proscrit, avec beaucoup d'autres régicides
comme lui.
2. Un des directeurs répondait à son collègue qui lui présentait un
exemplaire de la Constitution « Il y a juste dans ce volume de quoi
bourrer un canon »
LES RUIXESDE LA MONARCHIEFHANÇAJSE
précaires et défiants, autant que les tyrans les plus
incertains du lendemain, et, ne connaissait d'autre
garantie d'obéissance que les geôles et les supplices.
Leur despotisme a dépassé celui'des sultans les plus
absolus, et ce qu'il y eut de plus incompatible avec eux,
ce fut "la liberté.°
II vint enfin un moment où il n'y eut plus de len-
demain pour personne, et où toutes les factionsdémas-
quées comprirent qu'il n'y avait de chances de salut
que dans l'extermination. Robespierre eut le premier
la pensée d'appeler à lui le parti des opprimés; et qui
était ce parti? la nation elle-même, etelle
n'attendait
pour secouer le joug qu'un signal de réaction. Cette
réaction eût été plus complète et plus prompte par la
voie de ce'dictateur que par toute autre, car c'est lui
qui, pour la préparer, avait résolu de se défaire de ses
plus indomptables complices. Il'existe d'étranges révé-
lations sur les projets de cet homme trop incomplet
pour son ambttion, qui n'a succombé que pour n'avoir
pas osé attaquer ses ennemis de front et les abattre tous
du même coup qui avait frappé Danton 2.
Entre Robespierre, Saint-Just et Couthon, assistés
du club des Jacobins et de la Commune de Paris, d'une
part, et Barère, BilIaud-Varennes et Collot-d'Herbois,
escortés des égorgem's de septembre, d'autre part, la
1. Le fond de la difficulté, dit Fievée, était de sortir de la Terreur
avec le moins de danger et le plus de profit possible. Entre temps, les
tribunaux de sang continuaient. »
2. Un homme de foi, que. les vicissitudes des temps avaient jetédans les bureaux du Comité de salut public, a entendu cette réponse
Je Robespierre à un émissaire qui venait lui demander l'ordre d'ou-
vrir les prisons « H n'est pas encore temps » C'est notre ami Petitot,
auteur de plusieurs ouvrages estimés, mort directeur de l'instruction
publique.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
France, si on l'avait consultée, eût certainement hésité
à se prononcer. Les vainqueurs du 9 Thermidor ont
fait tous leurs efforts pour maintenir le règne de la
Terreur et continuer d'alimenter les échafaùds du plus
pur sang de la population. Robespierre eût-il laissé,
comme eux, les exécutions révolutionnaires suivre leur
cours, il aurait du moins délivré le pays de la plus
grande partie de ceux qui ont continué de l'opprimer
et s'il avait osé résister, comme eux, à la réaction que
cet événement avait rendue irrésistible, il eût été
emporté, comme eux, par le torrent de l'opinion.`
L'esprit tyrannique de la Convention n'avait pas
été modifié par son triomphe en effet, il survécut
même au triumvirat de Col.lot, de Barère et de Billaud,
dont la défection l'avait sauvée de l'implacable vén-
geance de la faction vaincue en les expulsant de son
sein, elle y conserva les Thuriot, les Dubois de Crancé,
les Fouché, les Tallien, les Merlin et tous les autres
suppôts de la Terreur, du régicide et des massacres de
Lyon, de Nantes et des prisons de Paris. Cette assem-
blée fut plus effrayée d'une dissolution qui allait la faire
rentrer dans lès rangs des simples citoyens, où l'hor-
reur et le mépris attendaient chacun de ses membres,
que d'une révolte à main armée contre la nation entière
qui déjà prononçait son arrêt. Elle entreprit donc de
proroger ses pouvoirs, au mépris du mandat spécial et
limité qui lui avait été conféré par l'élection de 1792.
Elle résolut, dans cette vue, de restreindre les droits
de ses commettants elle ne leur permit de procéder à
son renouvellement que par tiers elle espérait ainsi
maintenir provisoirement sa majorité, etpouvoir~dans
la suite dominer les élections et se perpétuer indé-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
finiment. Mais le cri d'indignation universelle qui ac-
cueillit ses décrets des 5 et 13 fructidor lui fit com-
prendre le néant de ses illusions elle s'irrita de son
impuissance, et, par désespoir d'une lutte légale dans
laquelle elle eût infailliblement succombé, ellebrava
l'opinion publique, pritenrontément l'offensive, hérissa
son enceinte de canons et appela à son secours les
phalanges d'égorgeurs et de bandits qui avaient iiguré
dans les émeutes des faubourgs et dans les boucheries
de septembre.
On sait que cette légion suspecte, soutenue de
quelques soldats commandés par Bonaparte, porta sou
défi à la garde nationale parisienne, qu'elle mitrailla
sans pitié sur les marches de Saint-Roch. Cette insur-
rection légale, mal combinée et mal conduite, fut dis-
persée au premier choc, et la vraie rébellion resta
maîtresse du champ de bataille elle profita de sa
victoire pour mettre en accusation les chefs de section
les plus énergiques et proclamer que la Convention
avait sauvé la patrie~. On fit en secret le dépouille-
ment du scrutin il fut constaté par procès-verbal que
la voix de la France avait sanctionné les décrets de
l'Assemblée~. Celle-ci parvint ainsi à comprimer mo-
mentanément l'indignation publique et osa convoquer
les colléges électoraux, se confiant dans l'oubli naturel
aux masses et, au besoin, dans des violations nouvelles
de la constitution jurée.
On ne perdit pas un moment pour installer le pou-
1. Parmi les condamnés, on distingue les noms du jeune Lafond,
dont le crime était d'avoir développe dans sa section une éloquence
entraînante, de Michaud, le piquant rédacteur de la Quotidienne, et de
quelques autres notabilités.
2. Fiévée, délégué par sa section pour assister au dépouillement du
DES FAUSSES IDÉES SUR LA REVOLUTION FRAKCAISE
voir exécutif chargé de représenter la royauté constitu-
tionnelle de i79d, et la Convention se partagea en
deux conseils, l'un de cinq cents membres figurant la
Chambre des communes, et l'autre de deux cent cin-
quante destiné à tempérer la chaleur des débats, sous
le nom de Conseil des anciens. Aucune illustration
parlementaire ne signala cet avénement, et l'esprit na-
turel de la démocratie se révéla, dès sondébut, par
son aversion de tout mérite éminent et de toute vertu
indépendante. Carnot fut la seule notabilité que son
assiduité au comité de la guerre eût fait remarquer';
mais tous ses actes politiques ont un cachet de médio-
crité et de pusillanimité que sa connivence même avec
les crimes du Comité de salut public n'a pas démenti.
Son règne d'une année n'a pas tiré Letourneur de son
obscurité. Des trois autres, le plus connu n'est célèbre
que par le cynisme de ses mœurs le plus habile, que
par une avidité commune à beaucoup de parvenus et
le plus probe, que par le ridicule de la théophilan-
thropie.. aCette pentarchie débile, sortie du cerveau de quel-
que écolier qui crut avoir résolu le problème de la
pondération des pouvoirs en faisant trois parts d'une
assemblée composée des mêmes éléments, ne sut rien
trouver de plus habile que de continuer la politique de
la Convention, en faisant de la France deux nations,
dont l'une était dénoncée à l'autre comme une enne-
mie. Née d'une conspiration contre le vœu populaire
qu'elle prétendait représenter et contre les lois qu'elle-
même avait jurées, elle- commença ce long règne de
scrutin, affirme que, malgré cette violation dea votes, la majorité contre
la Convention était encore immense.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
désordre et de corruption qui devait finir par le mépris
et la confusion de l'administration publique. Pâle copie'
du Comité de salut public, elle s'alimenta comme lui
de délations et de coups d'État, tantôt contre son ancien
complice Babeuf, tantôt contre les députés qui ne
votaient pas avec elle.
Craignant avec raison que les premières élections
sincères et libres de la France n'amenassent à là Cham-
bre des censeurs sévères, elle prévit avec encore plus
d'effroi que le second renouvellement allait leur donner
la majorité; et, pour prévenir ce malheur, elle ne trouva
pas de combinaison plus savante que d'ajouter à l'at-
tentat du i3 vendémiaire an IH celui du 18 fructidor
an V. Cependant, n'osant pas livrer à Féchafaud lM
plus notables représentants du pays, par le double
danger d'accroître l'horreur du sang encore fumant
sur les places publiques et de mettre en lumière, par
l'appareil d'un jugement, le néant de l'accusation, ou
trouva plus sûr et plus expéditif de les faire enlever
sans forme de procès et de les embarquer pour les
marais infects de la Guyane. On n'allégua, pour justi-fier cette énormité, d'autre grief contre les proscrits
que leur tendance contre-révolutionnaire.
Cette tendance suffisait sans doute pour alarmer le
Directoire, mais non pour autoriser sa tyrannie, ni
justifier la loi des otages, le renouvellement de celles
des suspects, des proscriptions et des confiscations. Si,
en effet, les élections devaient amener successivement
des royalistes aux Chambres, et arriver enfin à ré-
tablir le trSne, de quel droit cinq misérables aven-
turiers, assistés de quelques centaines de complices,
opposeraient-ils leur mesquine personnalité au vœn
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
présumé de la majorité du pays? Obéissance et respect
n'étaient-ils pas dus à la souveraineté nationale par
ceux qui prétendaient tenir d'elle leur pouvoir? Qu'est-ce
donc, si cette imputation elle-même n'est qu'une sup-
position calomnieuse, même à l'égard de ceux qui,
comme Carnot, avaient donné des gages à la Républi-
que ? Ce qui inquiétait la Révolution et ses suppôts,
ce n'était pas le fantôme évanoui de l'ancien régime à
jamais détruit, mais bien le dégoût et le mépris inspi-
rés par les hommes qui opprimaient la France, le désir
de l'en délivrer et le besoin universellement compris
de mettre enfin la direction des affaires publiques aux
mains des honnêtes gens, les seuls qui aiment la jus-tice et sachent respecter la liberté des citoyens.
Ces violations sans pudeur et ces avortements suc-
cessifs de tant de constitutions laborieusement conçues
auraient dû éclairer les utopistes sur ce qu'elles ont de
factice et d'impossible. On n'invente pas, on ne vote
pas une constitution. Chaque peuple a la sienne, comme
chaque individu. Elle se compose de ses habitudes, de
ses croyances et des conditions dans lesquelles il a
vécu et grandi. Elle est aussi indépendante de la
volonté d'un peuple que son tempérament, et la preuve,
c'est qu'en dépit des chartes et des codes les vieilles
mœurs leur survivent, réagissent et les minent en peu
de temps. Lorsque Napoléon s'est vu, à son avènement,
dans la nécessité de constituer son pouvoir, il a laissé
au dogmatiste Sieyès le soin de formuler un système
mais son ingénieuse invention des Constitutions de
l'Empire a déconcerté toute les théories et élargi le
cadre dans lequel on aurait voulu enfermer son génie.
Il n'entendait rompre ni avec le passé ni avec l'avenir
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
aussi sut-il appuyer sur les lois démocratiques qui lui
avaient aplani l'accès du trône un despotisme qui eut
été impossible sous les anciennes lois de la monarchie.
Il n'est resté du Directoire exécutif, qui a duré
cinq ans, d'autre souvenir que son impuissance, ses
dilapidations et ses décrets révolutionnaires. Plus
pusillanime que le Comité de salut public, il fut aussi
inquisiteur et non moins cupide. Il a été plus fatal à la
République, en la faisant mépriser, que la Convention
en la faisant haïr. Mais, en appelant l'armée à son aide,
il abdiqua et lui livra la France. Aussi tomba-t-il,
avant sa chute, dans une. si profonde abjection qu'on
put l'accuser, sans trop d'invraisemblance, d'avoir fait
assassiner le général Hoche, dont la popularité l'in-
quiétait, et ses propres plénipotentiaires au congrès de
Rastadt, parce qu'il avait besoin d'un prétexte pour
obtenir des levées et des contributions nouvelles, et
qu'en attribuant à l'Autriche cet attentat au droit des
gens il y trouverait la matière d'un belliqueux mani-
feste 1.
Dans l'impossibilité de maintenir plus longtemps
ce gouvernement avili, tous les hommes compromis
par la Révolution s'occupaient des moyens de lui en
substituer un autre qui les préservât à la fois de la
République et de l'ancien régime et Sieyès, envoyé en
ambassade à Berlin, y fut chargé de négocier avec le
duc de Brunswick, ancien candidat des sociétés secrètes
à la couronne de France car un prince étranger était
beaucoup plus sympathique à la Révolution qu'un prince
français. Mais il fallait, pour nouer cette intrigue et la
4. On n'a jamais eu que des détails incomplets sur cet attentat, auquel
échappa seul l'un des trois plénipotentiaires, Jean Debry.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
faire agréer sans trop de répugnance, le prestige d'une
grande victoire et l'appui d'une grande renommée.
Bonaparte inspirait plus d'inquiétude que de sympa-
thie Pichegru était l'ennemi prononcé de la Révolu-
tion, et Moreau un républicain trop naïf pour que l'on
put s'ouvrir à lui. On jeta les yeux sur le général
Joubert, gendre de Sémonville, auquel on conféra le
commandement de l'armée d'Italie. Mais il fut tué à la
bataille de Novi, et les conjurés déconcertés ne savaient
plus à qui se vouer lorsqu'on apprit que Napoléon
venait de toucher aux côtes de France.
Quelque miraculeux que l'on suppose son retour
d'Egypte, il est vraisemblable qu'il fut averti des dis-
positions de la France et de l'urgence de son appari-
tion. L'état de son armée réclamait impérieusement sa
présence sur les bords du Nil; il venait d'être vaincu à
Saint-Jean d'Acre, et c'est en fugitif, presque en déser-
teur, qu'il s'achemina à travers les flottes ennemies
qui sillonnaient la Méditerranée.
Toutefois, fort de l'irrésolution de tous les partis,
du dédain général qu'inspirait le gouvernement et du
prestige de son nom, il se présenta avec assurance et
fut salué partout comme un libérateur. Le peuple le
plus oublieux de la terre courut au-devant de celui qui
l'avait foudroyé en vendémiaire et insulté en fructidor;
il applaudit au conquérant qui venait l'atteler lui-même
à son char de triomphe et consacra, par une troisième
date, l'ère de son glorieux asservissement. Il suffit que
le 18 Brumaire le délivrât de la Révolution pour qu'il
célébrât avec enthousiasme cet anniversaire de sa
propre déchéance; et le peuple souverain rentra, sans
regret, dans sa dignité plus naturelle de sujet.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Cependant cette dixième péripétie, d'une révolution
faite au nom de la liberté et ne donnant que la servi-
tude ne devait pas être la. dernière-; et l'abus que fit
Napoléon du sang et des richesses de la France la livra
désarmée et haletante à la merci de l'Europe ulcérée.
Vingt ans de gloire et de forfanteries révolutionnaires
aboutirent à l'occupation du pays par les ennemis qu'il
avait tous vaincus un à un, mais qui s'étaient ligués
pour l'accabler et c'est le héros jusqu'alors invincible
que la patrie avait pris pour guide et pour maître qui
le premier, depuis l'origine de la monarchie, attira
l'étranger victorieux dans les murs de Paris.
C'en était fait du royaume de Louis XIV, et la
Révolution n'avait pas plus d'énergie pour en prévenir
le partage qu'elle n'avait eu de force pour en empê-
cher la conquête. Mais cette grande ombre protégeait
encore le peuple ingrat qui avait répudié son héritage,et ses descendants intervinrent pour la revendiquer.
Par eux, la nationalité menacée fut conservée intacte
et le territoire délivré.
Ce démenti solennel donné à la Révolution sem-
blaitdevoir
être la solution définitive de tous les pro-
blèmes sociaux, si témérairement introduits par les
sophistes. Mais leur école incorrigible ne s'éclaire pas
plus par l'expérience qu'elle n'est humiliée de ses
défaites. La Restauration ne ferma pas assez l'oreille à
ses flatteries en lui signalant comme un crime de
l'usurpation le silence de la tribune, elle lui persuada
qu'il serait politique de la rouvrir. A peine l'Assemblée
qui délibérait mûrement à huis clos sous l'Empire fut-
elle métamorphosée en forum, qu'elle se vit envahie par
les avocats et'que la presse retentit, comme en 1789,
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de leur intempérante faconde. La digue élevée par
Napoléon contre les brigues électorales fut bientôt ren-
versée, et la loi du 25 septembre 1816 signala le pro-
chain avénement d'une nouvelle révolution.
Où les mêmes symptômes de perturbation se mani-
festent, l'observateur le moins soupçonneux s'attend
aux mêmes résultats. Il suffit à Burke de lire la liste
des brouillons députés aux États généraux pour pré-
dire la ruine de la monarchie il était tout aussi logique
de conclure la chute de la Restauration de la loi élec-
torale qui fit surgir de l'urne l'opposition factieuse que
l'on vit grandir sous le ministère Decazes. Les choix
les plus scandaleux furent ceux qu'on se plut à imposer
aux populations les plus fidèles et les plus chrétiennes
et l'on vit se renouveler en 1817 et en 1818 les corrup-
tions et les mensonges de 1792, où la représentation
prétendue de la? France se composait d'étrangers,
d'agents inconnus des sociétés secrètes, de praticiens et
de pédagogues obscurs, et de quelques flibustiers
dignes de succéder aux hommes de proie de 1793..
Il manquait heureusement à cette seconde repré-
sentation de la tragédie révolutionnaire ce qui fait le
nerf de la guerre, l'argent et le crédit, c'est-à-dire la
ressource des confiscations. On pouvait bien abuser de
la facilité des emprunts, dont. le succès avait allégé les
charges de l'invasion, et l'on avait, en attendant, les
encouragements d'un second duc d'Orléans plus riche
et tout aussi factieux que le premier mais le grand-
1. La Vendée nommait l'avocat Manuel, dont la patrie n'était
comme d'aucun de ses électeurs. Les cotitribtiables à 300 fr. rendaient
facile l'intrusion des faux électeurs et des faux éligiblcs. Les ministres
et les clubs avaient fini par y disposer do toutes les voix.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
livre était surchargé, la libéralité du prince probléma-
tique, et, en mettant la main sur la propriété, on
s'exposait à voir s'annihiler toutes ces valeurs factices
dont vivent les banquiers, les agioteurs et les révolu-
tions. Il n'y avait: plus de biens du clergé ni de
domaines seigneuriaux à jeter comme amorce aux.
envieux du bien d.autrui et à servir d'hypothèque aux
prêteurs, non de leur or, mais de leur crédit.
Un capital fondé sur des ruines peut bien imposer
une fois à la crédulité publique, mais il n'a pas la vertu
de se reproduire, et le gage merveilleux des assignats a
disparu pour jamais. On a pu abuser une fois des res-
sources morales qu'une administration régulière, géné-
ralement sobre et probe sous la royauté, pouvait encore
prêter au gouvernement de i789. Mais ce prestige de
la confiance s'est évanoui, sinon dans la corruption
notoire, au moins dans la mobilité et la confusion de
l'administration actuelle.
Les confiscations ont été improductives pour le fisc;
mais en servant d'hypothèque fictive au papier-monnaie
elles sont devenues une mine inépuisable. En les mo-
bilisant; on décuplait leur valeur on put, sans bourse
délier et sans recourir à l'impôt, pourvoir pendant
trois ans à tous les services et exagérer toutes les dé-
penses.
L'anathème porté par les économistes contre les
biens de main-morte a beaucoup contribué à l'illusion
et favorisé une spéculation qui n'embrassait d'abord
que les domaines provenant des couvents abolis, ce
qui n'était pas une limite inappréciable. Toutefois leur
aliénation fut prompte la confiance aurait disparu
avec le gage, si lôn ne s'était pressé d'en élargir le!
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
hases par l'expropriation successive du clergé séculier,
des familles d'émigrés et de condamnés, des établisse-
ments de bienfaisance et des communes. On mit en cir-
culation, sur ces séquestres d'une appréciation indé-
terminée, des valeurs nominales auxquelles on donna
cours forcé, sous peine de mort. Leur émission quoti-
dienne tint lieu de numéraire et de contributions. Le
procédé paraissant commode et la perception facile, on
crut le perfectionner encore en ajoutant chaque matin
quelques noms nouveaux à la liste des proscrits, et
Barère put dire sans métaphore, à la tribune de la
Convention, « que l'on battait monnaie sur la place de
la Révolution ».
La Terreur ne permit pas de réflexions sur l'abus
qu'on pouvait faire de ces émissions sans garantie, et
sur l'avilissement inévitable d'un signe monétaire qu'on
multipliait sans discrétion. Les assignats finirent donc
par atteindre un chiffre fabuleux et plus la défiance
générale les dépréciait, plus on en fabriqua. Mais bien-
tôt tout équilibre fut rompu entre cette valeur fictive
et celle des objets de première nécessité alors seule-
ment on eut le courage de les refuser; alors les choses
usuelles centuplèrent de prix; alors les réquisitions
pourvurent à la subsistance des armées et des villes,
et la loi du maximun vida les magasins et les bou-
tiques.
Voilà ce qui fait l'admiration des historiens de la
Convention Cette dilapidation sauvage, ils l'appellent
de l'énergie! cette légalité du vol, ils la prennent pour
une habile administration Si Montesquieu avait eu
à caractériser le despotisme de la République française,
il n'aurait trouvé de terme de comparaison que dans ces
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
nuées de sauterelles qui n'épargnent pas un hrin
d'herbe sur leur passage, ou dans ces inondations tor-
rentielles qui entrainent le 'sol avec les maisons, ou
dans ces vastes incendies qui nelaissent après eux que
des cendres.
Telle est, en effet, la providence vivifiante de la
démocratie. La Révolution ne fut pas, comme l'affir-
ment les professeurs qui font son histoire, l'élan géné-
reux, quoique aveugle, d'une génération entière vers
une perfection idéale ce fut le calcul d'une perversité
réfléchie et l'œuvre d'une secte ennemie des lois. Son
succès n'a rien non plus d'héroïque ni rien de prodi-
gieux, car, le gouvernement dissous, – et il s'aban-
donna lui-même, l'autorité appartint, non à l'intel-
ligence, mais à la force matérielle, et cette force ne se
1 trouvait qu'aux mains de l'ignoble parti qui avait pour
lui la brutalité du nombre, l'audace effrénée. Le secret
de sa puissance n'est pas dans une combinaison habile
jeter au pauvre la dépouille du riche et entretenir,
sous lé nom de peuple, une horde de sicaires toujours
alléchée par l'appât du pillage, toujours enivrée par
l'odeur du sang, il n'y a pas là plus d'effort de genio
que de généreuse inspiration. La confiscation pour
impôt et la hache du bourreau pour argument, cela
simplifie beaucoup la science du gouvernement et donne
la mesure de sa durée par la quantité de richesses à
épuiser et de têtes à trancher. Dès que le pays se rési-
gnait à subir cette honte, ce n'était plus qu'une ques-
tion de temps, que le plus ou moins de consommation
journalière pouvait avancer on retarder.
C'est ce qui arriva des finances de la République.
Lorsqu'elle en fut réduite à établir son bilan, il ne se
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
trouva plus ni revenus ni contribuables, mais toutes les
fortunes avaient changé de mains et les miracles du
systèmede Law s'étaient renouvelés en faveur de tous
les fripons qui avaient enchéri sans argent aux encans
des biens nationaux. On les admit à se libérer avec des
chiffons démonétisés, et quand tous les légitimes pro-
priétairesse voyaient réduits à la misère, leurs persé-
cuteurs étalèrent avec effronterie leur opulence mal
acquise. La Révolution, environnée des siens, se crut
alors assez forte pour régler ses comptes, et une ban-
queroute déguisée en loi en finit avec ses créanciers et
ceux des émigrés digne couronnement d'une révolu-
tion fondée sur le vol et l'assassinat.
Mais pour continuer ce régime nécessaire à son
existence il aurait fallu réagir sur ses complices, et le
levier aurait manqué de point d'appui. Aussi la Repu-'
blique n'a-t-elle fait que languir lorsqu'elle a essayé de
rester dans l'ordre et dans la légalité et la puissance
même à l'abri de laquelle elle a pu se survivre quelques
jours l'adésavouée et répudiée avec mépris.
Cet aspect nouveau de la Révolution conquérante a
besoin d'être étudié séparément, afin que l'on ne puisse
confondre la nature de deux faits aussi distincts avec
leur simultanéité.
§ III. DE LA PART PRÉTENDUE PAR LA RÉVOLUTION
AUX SUCCÈS DES ARMÉES FRANÇAISES.
Do ce que la gloire militaire a protégé et couvert
de son auréole les crimes de la Dévolution, on a très
illogiquement conclu qu'ils étaient solidaires. La
figure fantastique d'un membre du Comité de salut
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
public dirigeant, du fond de, son bureau, toutes les
opérations stratégiques de quatorze armées, abeaucoup
contribué à égarer sur ce point l'imagination populaire.
Cette fiction serait en effet merveilleuse si elle n'était
burlesque, et le 'travestissement de l'ingénieur Carnot
en divinité de Y Iliade, surveillant du haut de. l'Olympe
la marche de chaque régiment et la pensée de chaque
général, est beaucoup trop gigantesque pour sa per-
sonne'et trop large pour sa taille. Cette invention, plus
fausse encore que théâtrale, prend une teinte de ridicule
assez prononcée si l'on réfléchit que la première guerre
de la Révolution fut imprévue, brusquée et commencée
sans aucun plan préconçu, avec une armée disloquée,
dont tous les régiments se trouvaient sans officiers et
recrutés de soldats-bourgeois, aussi peu aguerris que
mal disciplinés. Tous les mouvements de l'ennemi étant
inconnus, ceux de la défense ou de l'attaque étaient
nécessairement improvisés, et il eût été insensé d'atten-
dre les ordre d'un comité de Paris pour occuper une
position, repousser une surprise ou profiter d'un avan-
tage.
C'est la vieille expérience et le génie organisateur
de Dumouriez qui surent tirer parti de ces éléments
hérérogènes et créer cette armée destinée à sauver de
ses extravagances la république des avocats. Après lui,
elle resta plusieurs mois de suite inerte et sans direc-
tion, et ce sont encore les 'officiers formés par lui et
inspirés par son exemple qui la tirèrent de sa léthar-
gie. Le commandement passait tour à tour des mains
d'un capitaine éprouvé dans celles d'un soldat auda-
cieux, et le ministère de la guerre nommait sans les
connaître la plupart de ces chefs aventureux qu'une-
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
action d'éclat désignait à la confiance du soldat et au
choix du gouvernement, Il faudrait être doué d'une
crédulité robuste pour attribuer les exploits de Mar-
ceau, de Klébeiyde Pichegru et de Moreau aux inspi-r
rations de cette agglomération confuse de tyrans
obscurs et de légistes ignorants qui composait la Con-
vention.
Il n'est pas possible, il est donc faux que l'impul-
sion donnée à l'esprit essentiellement belliqueux de la
nation française soit l'oeuvre d'aucune assemblée de
rhéteurs. L'enthousiasme exalté et présomptueux de la
génération qu'on venait d'enivrer des vapeurs dé la
liberté suffit à expliquer ses témérités" et ses succès.
Son impatience aurait énergiquement protesté contre
la prudence du général qui eût attendu pour agir l'avis
d'un comité siégeant à plus de cent lieues de distance.
S'il donna quelques instructions implicites et pour la
forme, Carnot lui-même n'eût pas été assez téméraire
pour imposer ses idées, non pas à des hommes tels
que Dumouriez et Pichegru, mais au vieux Luckner
même ou au bénin et vaniteux La Fayette. Nos pre-
mières victoires ont été remportées sans lui, et quel-
quefois peut-être malgré lui. Tout au plus a-t-il pu
recueillir, pour les commenter et les approuver après
coup, les mille projets qui lui arrivaient des quàrtiers-
généraux, où le soleil des champs de bataille fécondait
tant do'cerveaux.
Les premières armées de la République sont celles
qu'on peut le moins accuser d'avoir contribué aux actes
révolutionnaires. Formées de l'élite des populations
que le premier élan d'-un patriotisme plus ou moins
aveugle, mais réel, porta à s'enrôler volontairement,
T. 1. 32
LES RUINES DE LA. MONARCHIE FRANÇAISE
elles n'avaient qu'une foi naïve dans les rêves d'amé-~-<¡
lioration et de progrès que partageaient alors toutes t
les familles; et cela est si vrai qu'elles se prirent tout
d'abord d'une sincère confiance dans le général La
Fayette elles s'indignèrent de sa disgrâce il resta
pour elles le type du royaliste constitutionnel, du
patriote modéré et du vrai citoyen. Toutecette jeu-
nesse,encore imbue de ses études classiques interrom-
pues par la trompette guerrière et fraîche des souve-
nirs de Rome et d'Athènes, débutait dans la carrière
des combats en se familiarisant avec les noms si chers
de gloire et de patrie qui exaltaient son courage et la
précipitaient au-devant du péril. ti
Le, premier, cri de guerre fut poussé avant que la
Convention eût été convoquée, et toutes les frontières
étaient couvertes de bataillons de volontaires1 long-
temps avant que l'on songeât à des levées forcées, ou
que l'on cherchât dans les camps un asile contre les
délations et la captivité. Là ceux que le vertige de la,
Révolution avait égarés et ceux qu'elle avait froissés
se serrèrent la main et devinrent frères d'armes. Les
officiers improvisés s'initiaient aux secrets militaires,
dont un grand capitaine, ancien serviteur de la mo-
narchie, leur avait donné les premières leçons. Cette
armée novice formée par lui débuta par une,rapide et
brillante conquête le'soldat, fier de ses hauts faits,
prenait insensiblement confiance dans ses officiers et
se façonnait comme par surprise à la discipline il
1. Chaque département leva trois, quatre et jusqu'à sept de ces ba-
taillons, qui agirent d'abord sous les ordres directs des généraux et four-
nirent les états-majors d'excellents officiers, puis finirent par être amal-
gamés en demi-brigades avec les débris des anciens régiments.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
perdit bientôt de vue le foyer domestique, et s'il jetaitun regard en arrière il le détournait par un sentiment
de dégoût ou de pitié, en accusant d'exagération le
récit des souffrances de la patrie.
Nous opposons au préjugé qui associe les armées
de la France à sa révolution la première qui entra en
campagne et envahit la Belgique, car c'est celle qui
fonda et caractérisa l'esprit militaire de la nation pré-
tendue régénérée c'est celle aussi que nous avons
pratiquée et observée de plus près. Elle n'était donc,
nous en sommes convaincu, pas plus révolutionnaire
que ses chefs.Témoin de ses répulsions pour les agents
du Comité de salut public, nous avons partagé ses
dédains des applaudissements d'un certain parti de
patriotes belges qui était accouru au-devant d'elle1.
Dumouriez connaissait les sentiments de ses lé-
gions aussi conçut-il la noble pensée de les faire ser-
vir à sauver la monarchie par une victoire contre la
Convention, et son propre honneur par une expiation.
S'il avait gagné la bataille de Nerwinde, il n'eût vrai-
semblablement pas eu de peine à entraîner son armée
victorieuse mais cet échec le força de s'ouvrir aux
généraux ennemis pour en obtenir une suspension
d'armes, et quoique sa confidence ait été accueillie
avec des témoignages unanimes de sympathie, cette
négociation trahit et compromit ses desseins. L'armée
vaincue s'était refroidie, et chaque revers qu'elle avait
éprouvé avait rompu une des combinaisons qui de-
vaient concourir au succès de l'entreprise. Dumouriez
1. Nous n'oublierons jamais avec quelle moquerie nos bataillons
répondirent aux félicitations qui saluèrent hotre entrée à Bruxelles et
au théâtre.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
suivit donc La Fayette sur, la terre étrangère et ses
défaites contribuèrent plus que ses triomphes à l'affer-
missement de la République.' «>'
"“, ?
Dès que la Convention prétendit diriger elle-même
les opérations militaires, la victoire abandonna son
drapeau. La Belgique, lePalatinat
et la Savoie furent
évacués aussi vite qu'envahis, les Alpes et le Rhin
repassés et le territoire français violé au midi par
l'invasion du Roussillon, à l'est par celle d'une partie
de l'Alsace et au nord par l'entréeen Champagne.
Cette infériorité dura quatorze mois sans qu'aucune'
conception savante en ait fait pressentir la fin; sans
qu'aucun général se, soit révélé qui n'ait été aussitôt
désavoué ou proscrit. L'octogénaire Luckner, malgré
ses loyaux services, Biron, malgré sa complicité avec
le duc d'Orléans, Custine, malgré sasoumission aux
instructions de" Carnot, furent traînés devant le tribu-
nal révolutionnaire. La Révolution n'épargna pas
mème ses séides; il suffisait qu'ils se trahissent par
des exploits ou des talents, pour inquiéter la Conven-
tion. Beysser, Houchard et Westermann périrent par
la main du bourreau Beysser, envoyé par les giron-
dins dans la Vendée; Houchard, vainqueur des Prus-
siens devant Spire et des Anglais à Hondschool, dénon-
ciateur de Custine, dénoncé à son tour par Hoche
Westermann enfin, que sa bravoure sauvage et une
fraternité sanglante avec les égorgeurs de Paris et de
la Yendée auraientdû
rendre sacré à ses complices
Combien d'autres se firent tuer pour échapper à
l'échafaud, comme Dampierre et Beaurepaire, ou furent
immolés pour s'être montrés humains et modérés,
comme Quétineau et Cou tard. Mais à mesure que la
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
hache ou le boulet moissonnaient les généraux, il
s'en présentait d'autres sortant des rangs des soldats,
comme s'il ne se fût agi que de remplir les vides faits
dans les régiments par la mitraille. Moreau remporta
sa première victoire le jour même où la tête de son
père tombait à Rennes sur la place publique.
Les mesui 3S que prenait le Comité de salut public
pour réparer ses pertes, ravitailler et recruter' ses ar-
mées, n'étaient ni moins acerbes ni plus efficaces que
l'espritde son gouvernement toutes trahissaient les
plus lâches terreurs et la plus honteuse ignorance.
Trop violentes pour être calculées, trop irrégulières
pour être fécondes, elles épuisaient les forces en les
exagérant et substituaient partout la confusion à l'ordre,
la menace au courage et l'abus des ressources réelles
à leur sage répartition. On dérangeait ainsi l'équilibre
que, la plus vulgaire prévoyance sait mettre dans
l'usage des choses qui ont besoin de s'économiser pour
se reproduire et de se succéder pour suffire à toutes les
éventualités. Quel symptôme plus évident de dissolu-
tion et de ruine que cette prodigalité d'ordres contra-
dictoires et cette exagération d'actes incohérents, accu-
sant le trouble de la pensée qui dirige autant que
l'inhabileté de la main qui exécute?1
C'est là pourtant ce que les admirateurs de la Ré-
volution appellent sa grandeur et son énergie comme
s'il pouvait résulter de cette instabilité sans relâche qui
détruit chaque matin l'œuvre de la veille autre chose
qu'une catastrophe La première de nos Assemblées
vota, en deux ans, deux mille cinq cent cinquante-sept
lois sur des matières déjà réglées ou consacrées par
l'usage. La seconde, en moins d'un an, en a ajouté
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
mille sept cent douze, et la troisième ne s'est arrêtée
qu'au chiffre de onze mille deux cent dix Combien dé
ces lois ont été transmises sans altération? Est-il une
institution qui ait été épargnée, une réforme qui n'ait
eu en vue un peuple idéal, une perfection chimérique,
un pays inconnu qui n'aurait eu ni conditions d'exis-
tence ni intérêts antérieurs à ménager?
Quand le législateur a" été si dépourvu de sagesse
dans ses théories fondamentales, comment aurait-il été
lucide et positif sur une question aussi délicate que
celle de la guerre? Quelle délibération sérieuse pou-
vait trouver place dans une Assemblée où toutes les
passions s'agitaient en délire, et surtout dans les séan-
ces de cette Convention où le glaive était suspendu
sur. toutes les têtes, et où chaque membre siégeait sur
le banc ensanglanté du collègue immolé la veille, à côté
du délateur qui pouvait le livrer lui-même le lende-
main ?
C'est un des mystères de la Révolution que le mé-
lange de pusillanimité et d'audace, d'héroïsme et do
servilité, d'astuce et de sauvage éloquence qui a signalé
plusieurs des personnages qu'elle a rendus fameux.
Toutefois, du démagogue précipité dans le crime par
la dépravation plus que par le fanatisme, il faut dis-
tinguer le soldat ambitieux, livré jeune encore au pres-
tige d'une profession qui, l'enlaçant tout entier de son
réseau disciplinaire, ne lui laissait d'autre issue pour
sortir de l'obscurité qu'un dévouement aveugle aux
ordres de ses supérieurs.
Les malfaiteurs affiliés aux comités révolutionnaires,
les lâches qui, par envie ou par convoitise, ont prêté
les mains à l'iniquité, les caractères faibles mêmes qui,
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
comme Camille Desmoulins, priaient Robespierre de
leur pardonner un remords, n'ont aucun droit à l'in-
dulgence de la postérité mais le guerrier inséparable
de son drapeau, le brave qui verse son sang pour le
défendre, ont une excuse même dans leurs plus cou-
pables égarements. On ne peut conclure, en effet, de
l'obéissance passive de l'armée, qu'elle fut complice de
la Révolution et animée de son esprit. Les sentiments
humains y étaient comprimés comme ailleurs* et y
avaient beaucoup moins d'occasions de se manifester.
Elle y répondit pourtant à toute voix généreuse qui osa
l'interroger, et jamais homme de cœur n'y fit entendre
un cri d'honneur ou de pitié, sans y trouver, dans tous
les rangs de la hiérarchie, de nombreux et fidèles
échos.
Avec une touchante et énergique unanimité, elle
applaudit au courage de Pichegru sauvant à Ypres les
émigrés que Vandamme y eût fait égorger 1. Cet acte
d'humanité inaccoutumée eut un retentissement qui ne
trouva pas une bouche muette, ni un cœur insensible
il fut, durant toute la campagne, l'entretien des cham-
brées et des bivouacs, et pour quiconque a été témoin,
comme nous, de cette expansion sympathique des son-
timents d'indignation et de générosité que la Terreur
avait refoulés dans le fond des cœurs, la répulsion et
le dégoût qu'elle inspirait au soldat sont la démonstra-
tion irrécusable de l'incompatibilité radicale de l'armée
avec la Révolution. Dans plus d'une occasion, elle
témoigna hautement son mépris pour ces représentants
1. A la première occupation de cette place, il se trouva, parmi les pri-
sonniers de guerre des émigrés qui furent fusillés au mépris de la capi-
tulation.
LES ni'IXES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
en mission qui, se croyant la science infuse parce
qu'ils donnaient des ordres aux généraux, ne rougis-
saient pas de soumettre à leur inexpérience l'avis des
hommes du métier. Combien n'avons-nous pas vu
d'attroupements improvisés poursuivre de leurs huées
intelligentes quelqu'un de ces harangueurs de caserne
qui croyaient avoir subjugué leur auditoire par leur
éloquence de tréteaux
On a vu des corps entiers se refuser aux exécutions
révolutionnaires; au dire du général Lemoine, qui
commandait à Quiberon, il n'a trouvé qu'un bataillon
belge pour fusiller les prisonniers dont toute l'armée
admirait le courage et respectait le malheur Chacun
sait que nos braves légions de volontaires ont refusé
de fraterniser avec les recrues des sections de Paris
qu'on leur envoyait pour réchauffer leur patriotisme
attiédi les garnisons de Mayence et de Valenciennes,
employées contrela Vendée, y montrèrent plus d'es-
time pour le drapeau de Ccthelineau que pour celui de
Carrier, et il n'eût pas été impossible de les y rallier
pour concourir à la délivrance de la commune patrie.
On ne saurait donc établir la moindre solidarité
entre les forfaits qui ont souillé la Révolution et les
exploits qui ont glorifié l'armée celle-ci, bien loin
d'être complice, lui a toujours été suspecte et vérita-
blement hostile, car c'est elle, en définitive, qui en a
délivré la France. Si dans le principe elle se résigna à
servir l'ignorance et la férocité des chefs indignes qur
lui donnait la Convention, c'est qu'elle ne les connais-
sait pas si elle parut voir avec indifférence les pro-
1. Histoire de la Vendée militaire. Tome III.
DESFAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
consuls promener dans ses rangs le glaive du bourreau
et frapper jusque sous la tente des têtes ceintes encore
des lauriers moissonnés la veille, c'est qu'elle ne se
connaissait pas encore elle-même. Mais dès qu'elle put
comparer les braves qui lui donnèrent l'exemple d'un
dévouement intrépide et l'initièrent les premiers aux
honneurs enivrants de la victoire, il n'est pas un sol-
dat qui ne relevât la tête et ne se sentît métamorphosé
il se prit d'un mépris souverain pour les Santerre, les
Léchelle et les Rossignol, dont il avait subi le comman-
dement, et s'indigna de n'être qu'un instrument aux
mains d'un traître ou d'un Thersite. Le titre mérité de
défenseur de la patrie le pénétra de son importance et
il ne tarda pas à soupçonner, en forçant glorieusement
les lignes ennemies, qu'il en était bien le véritable
appui. Le jour où il comprit que la force lui apparte-
nait, c'en était fait de la Révolution pour s'en rendre
maîtres, il ne manquait p]us à ceux qui la soutenaient
que la direction d'un chef intelligent.
Ce chef, l'armée le cherchait elle-même et le dési-
gnait en quelque sorte par ses acclamations. Tout gé-
néral gagnant des batailles et l'associant à ses triomphes
lui inspira une confiance aveugle et un dévouement
dont il lui eût été facile de se prévaloir. Dumouriez et
Pichegru n'y ont échoué que pour avoir laissé l'occa-
sion leur échapper. Mais lorsque Bonaparte, plus heu-
reux ou prenant mieux son temps, signifia leur
déchéance aux directeurs de la République, pas un
général n'eut la fantaisie de les défendre, et ceux
mêmesqui passaient pour ses rivaux prêtèrent l'auto-
rité de leur nom et de leur concours ait libérateur. La
réunion de Moreau, représentant les armées du Nord
LKS RUINES DB LAMONARCHIE FRANÇAISE
et du Rhin, au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte, au
18 Brumaire, était la protestation solennelle de toute la
France contre la Révolution.
Ce n'est, en réalité, ni au génie révolutionnaire des
factieux qui l'opprimaient, ni tout à fait à l'esprit bel-
liqueux de ses enfants, que la France dut son salut et
ses premiers succès, mais à la mésintelligence des
cabinets qui lui ont fait la guerre, aux intérêts égoïstes
qui partageaient l'Europe, à la mollesse de l'attaque et
surtout aux menées souterraines des sociétés secrètes
de Londres à Vienne et de Berlin à Milan, leurs adep-
tes traversaient tous les' projets de la politique, agi-
taient l'opinion incertaine de toutes les cours et favo-
risaient partout la propagande des doctrines qui avaient
enfanté la Révolution française.
Pour justifier leur indifférence et leur hésitation,
les souverains menacés ne manquaient ni de prétextes
plausibles ni de raisons puissantes. L'Autriche s'était
créé en Belgique de graves embarras par ses essais de
réforme religieuse, et en Allemagne par son alliance
avec la Prusse et la Russie pour le partage de la Po-
logne. La Russie concentrait tous ses efforts entre les
provinces envahies, mais non soumises, et ses convoi-
tises non moins ardentes contre l'empire ottoman. La
bonne volonté du roi Georges, subordonnée aux for-
mes parlementaires, était neutralisée par la politique
de ses ministres ouvertement hostile à la monarchie
française et engagée d'ailleurs avec la faction d'Or-
léans, c'est-à-dire complice de la Révolution. Ces trois
puissances voyaient avec une secrète satisfaction le roi
de France hors d'état d'intervenir dans leurs affaires,
en raison des dangers qui menaçaient son trône. L'Ita-
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
lie était plus disposée à imiter la France qu'à la com-
battre et personne encore ne comprenait l'intensité de
l'incendie, borné jusqu'alors au foyer dans lequel on
pouvait croire qu'il finirait par s'éteindre.
Le spectacle de l'émancipation américaine contribua
à entretenir cette illusion. Cette république avait tout
improvisé, son droit public, ses Ibis, sa police et ses
armées. Triomphante et modérée, démocrate et paci-
fique, elle offrait au monde un phénomène inouï jus-
qu'alors, en supportant sans trouble plus de liberté
que n'en eurent jamais Athènes et Rome, les cantons
suisses et les Provinces-Unies de la vieille Europe. On
avait donc quelque raison de croire que la République
française pourrait subsister sans compromettre la sécu-
rité et l'indépendance des peuples voisins l'on se con-
tenta d'opposer à ses bravades quelques démonstra-
tions sinon inoffensives, au moins sans vigueur et sans
ensemble.
Un autre exemple, plus près et plus récent, corro-
borait encore cette confiance aveugle mêlée d'un peu
d'envie contre la suprématie du trône des Bourbons.
Lorsqu'en 1791 la Diète polonaise, travaillée par la
même propagande qui bouleversait la France, proclama
sa constitution républicaine, les progrès de l'anarchie,
produit inévitable du principe démocratique, furent si
rapides et devinrent si intolérables, que les rois ligués
pour partager cette proie purent se donner, sans trop
d'invraisemblance, pour des libérateurs. Ainsi c'est
l'esprit révolutionnaire qui a rendu la défense de la
Pologne impuissante; c'est le même esprit révolution-
naire qui, absorbant toute l'énergie de la France, l'a
empêchée de secourir un allié dont la nationalité tenait
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
à la sienne par des liens et des intérêts que des traités
solennels auraient dû rendre indissolubles.
Lorsque la Révolution commença à donner de
sérieuses alarmes, elle ne trouva donc qu'indifférence
ou mauvais vouloir parmi les anciens alliés de la
royauté mourante l'Angleterre, qui avait conservé les
relations les plus suivies avec les gouvernements con-
stitutionnels, était du parti d'Orléans, et par suite plus
incompatible avec la légitimité que la Révolution elle-
même. L'Autriche se complaisait à voir la France dé-
chirée de ses propres mains pour la Russie, elle avait
trop à faire chez elle pour songer à intervenir sitôt dans
les querelles de l'Europe. On n'avait pas même à
compter avec les liens de famille, et l'on savait que la
cour de Madrid était gouvernée par un. favori sans por-
tée. Restait donc la Suède et la Prusse, qu'aucune
considération de ce genre n'eût gênées dans la résolu-
tion de porter secours au monarque dont l'antique et
fidèle alliance avait été pour elles un garant d'indépen-
dance et d'accroissement de prospérité. Mais l'assassi-
nat de Gustave III rejeta le fardeau tout entier sur
Frédéric-Guillaume qui, lui-même, dominé par les
sociétés secrètes, avait mis un de leurs membres les
plus dangereux à la tête de son conseil.
On sait avec quelle timidité se lia la première coa-
lition. Elle fut rompue par l'égoïsme plus que suspect
du cabinet de Vienne, autant que par la personnalité
équivoque dugénéralissime
de l'armée qui pénétra en
Champagne. Le duc de Brunswick, on né l'ignorait pas,
était un des initiés les plus intimes de la secte des illu-
minés, et il lui avait été réservé un rôle important dans
le remaniement de l'Europe les documents fournis
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RËVOLUT10K FRAKÇA1SE
par la diplomatie sur les causes réelles de sa retraite
précipitée ne sont donc pas sans vraisemblance peut-
être elle a été déterminée par les injonctions de la loge
suprême, peut-être la maladie qui moissonnait ses
troupes n'en a été que le prétexte. Une preuve à l'appui
de cette conjecture, c'est que pour justifier sa défection
on feignit de croire aux décrets et aux proclamations
publiés au nom du monarque captif puis on désavoua
les émigrés, et ceux qui servaient sous le drapeau
furent licenciés.
D'un autre côté, les princes exilés eurent beau
protester contre l'occupation de la place de Condé au
nom du Saint-Empire, l'Espagne, la Prusse et la Russie
demander des explications, Dumouriez attester les
conditions auxquelles on lui avait promis une suspen-
sion d'armes pendant tout le temps qu'il opérerait con-
tre Paris. à Londres, comme à Vienne, on éluda
toute déclaration franche, et, sans en donner de raison,
on évita de reconnaitre le droit du comte de Provence
à la régence éventuelle du trône vacant.
Il est d'ailleurs aujourd'hui démontré, par l'auto-
rité des faits accomplis et des négociations ultérieures,
qu'avant que l'horreur du supplice de Louis XVI eût
dessillé les yeux de l'Europe et fait reculer l'Angle-
terre effrayée des conséquences de sa complicité, les
universités allemandes et les sectes maçonniques pro-
pageaient librement et soutenaient avec audace chacun
des actes et des dogmes subversifs de la Révolution
française. Tous les efforts des serviteurs de la monar-
chie étaient traversés au dehors, et ses intérêts trahis
au sein même des cabinets. L'indigne connivence do
celui de Londres et les allures suspectes du conseil
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
aulique mettent au grand jour la manière dont le roi
de France était abandonné de ses alliés, et la Révolu-
tion servie, même à. son insu, par les siens. •
Les personnages que le triomphe de cette révolu-
tion a grandis, et que ses historiens nous donnent pour
des têtes fortes et des âmes romaines, ne comprenaient
même pas les avantages que leur donnaitcette propa-
gande sur la politique des cabinets armés contre elle.
Tous ces aventuriers, ministres, directeurs ou délégués
de la République, faisaient parvenir mystérieusement,
en se cachant les uns des autres, des propositions, dans
leur intérêt personnel, aux hommes d'État qui passaient
pour diriger la diplomatie en Europe et le colossal
Dânton et le président Barras osaient offrir leurs ser-
vices à une restauration éventuelle, convaincus qu'ils
étaient de la fragilité d'une démocratie alors à son apo-
gée. Les menées souterraines de ces fiers Spartiates
et leur vénale pusillanimité offrent un curieux contraste
avec leur jactance de matamores et leur patriotisme de
théâtre
Mais cet esprit de ver tige et de terreur qui tortu-
rait les conventionnels les plus imperturbables en appa-
rence avait pénétré dans les conseils des rois; tandis
qu'on y accueillait avec dédain les avances de quelques
factieux encore obscurs, ces factieux grandissaient et
se rassuraient au moyen des secours inespérés et des
encouragements qu'ils recevaient, sinon des pouvoirs
officiels, au moins des traîtres qui les tenaient assiégés
et souvent même de leurs agents accrédités.
Il n'existerait aucun monument de ces trahisons
1. Mémoires du prince lie Hanlenberg, tome II, p. 29 et suivantes.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
et de ces lâchetés, que leur authenticité résulterait de
leurs conséquences. Mais parmi les documents destinés
àéclairer le monde il en est un qui a tout le carac-
tère de la certitude et toute l'autorité de la raison.
Lorsqu'il parut, en 1834, il excita une anxiété univeiv
selle dans les régions élevées où se meuvent les agents
immédiats du gouvernement, et quelque atteinte qu'il
porte à l'honneur de leur politique, nul n'a encore osé
s'inscrire en faux contre les turpitudes qu'il révèle.
Cependant jamais démentis plus formels n'ont été don-
nés aux forfanteries révolutionnaires, et jamais solution
plus lumineuse n'a été opposée aux problèmes histo-
riques que l'orgueil intéressé avait enveloppés, à des-
sein, de mensonge et d'obscurité l.
C'est un service rendu à l'humanité, autant qu'un
témoignage courageux en faveur de la vérité, que cette
laborieuse persistance d'un ministre intègre et dévoué,
à recueillir tout ce qui peut contribuer à diriger le juge-
ment et la conduite de son maître au milieu de révo-
lutions menaçantes pour sa sûreté, de négociations
dérisoires, de bouleversements successifs et d'une
confusion sans exemple dans l'histoire. Il ne peut ni
farder ni altérer les documents qu'il sé procure; il a
trop d'intérêt à les étudier dans leur signification
rigoureuse. Toute réticence, tout correctif serait un
piège tendu à sa propre intelligence, une tromperie
faite contre soi-même. On ne peut donc avoir sur la
sincérité de ces Mémoires de garantie plus complète
qu'eux-mêmes et le but pour lequel ils ont été conçus.
1. L'édition de 1834, qui est la première, porte pour titre Mémoires
lires des papiers d'un homme d'État, publiés après la mort du prince de
Hardenberg. Berlin, 1834.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
On doit d'autant plus y ajouter foi, que toutes les
craintes, toutes les prévisions et toutes les espérances
de leur auteur se sont réalisées en leur temps c`
Les phalanges aguerries des vieilles monarchies oui
été vaincues par des conscrits, c'est indubitable les
grands capitaines de Frédéric et de Marie-Thérèse ont
été surpassés par des écoliers sans autres maîtres que
leur instinct belliqueux et les inspirations du champ de
bataille mais, sans les lenteurs et les divisions qui ont
désorganisé l'armée alliée, sans les intrigues secrètes
qui y ont semé la défiance et les défections qui l'ont
découragée, la France n'aurait eu ni le temps ni peut-
être la volonté de résister car les excès de la Révolu-
tion avaient ébranlé les convictions, et les fausses ou
violentes mesures prises par le Comité de salut public
auraient lassé les plus patients et révolté les plus bra-
ves. Avec la direction prolongée des Assemblées, le
découragement et le dégoût, la ruine et la défaite
étaient inévitables.
Au lieu de profiter de'la démoralisation de l'armée
française qui, depuis la défection de Dumouriez, était
sans confiance dans ses chefs et n'osait reprendre l'of-
fensive au lieu de suivre le conseil de Wurmser, qui
comprit d'abord1 l'opportunité d'une invasion combinée
de toutes les forces disponibles,. on laissa à la Révolu-
tion abattue le temps de se relever, et aux différents
corps d'armée dispersés celui de se rallier et de se con-
certer à loisir. On n'opposa qu'une sorte de cordon
i. La correspondance des comtes del/i Marck et de Mercy avec Mira-
beau, publiée postérieurement, n'affaiblit pas une seule des assertions
des Mémoires et s'accorde avec eux sur tous les points qui leur sont
commuus.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
T. I.
Y
33
sanitaire à la contagion. L'inertie du prince de Cobourg
devait avoir le même résultat; et peut-être avait-elle la
même cause que les temporisations du duc de Bruns-
wick. On usait le temps devant Mayence les nouvelles
recrues en profitèrent pour s'exercer, et le pouvoir
ébranlé de la Convention pour se consolider.
Tandisque
les officiers, impatients de leur inaction
et indignés de la proscription des généraux qui leur
avaient ouvert le chemin de la gloire, cherchaient
parmi leurs nouveaux chefs à qui vouer leur confiance
et leur ardeur, des intelligences suspectes s'établis-
saient entre les camps opposés; les sociétés secrètes,
n'ayant plus rien à faire du côté de la France, s'appli-
quaient à. nouer quelques relations compromettantes
entre les adeptes qu'elles avaient parmi les alliés et le
gouvernement révolutionnaire. Les cabinets n'y étaient
que trop disposés, et celui de Vienne surtout se tint
constamment au-dessous de la politique digne et désin-
téressée que lui commandait l'imminence du péril. Il se
renferma dans les formes insidieuses d'une diplomatie
surannée, toléra les rapports de ses agents avec le club
des Jacobins, auquel même plusieurs s'affilièrent; et
pendant qu'il retenait en prison les proconsuls que
Dumouriez lui avait livrés, La Fayette qui s'était livré
lui-même, Sémonville et Maret pris en flagrant délit
d'embauchage, ce cabinet négociait à Paris l'échange
de tous ces captifs contre la reine, et se promettait
do l'opposer aux princes émigrés qui prétendaient à la
régence éventuelle du royaume.
Les pourparlers étaient sans cesse interrompus,
repris et dénoncés par les aventuriers qui se succé-
daient au pouvoir, sans que l'on pût s'appuyer le soir
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
sur des conventions signées le matin continués sur ce
pied, ils mettaient la diplomatie européenne au niveau
des clubs il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elle enflât
l'orgueil des négociateurs révolutionnaires, dont l'igno-
rance brutale surmontait, sans discussion et sans savoir
comment, toutes les difficultés contre lesquelles elle se
heurtait à chaque pas. Dès que l'ascendant de Robes-
pierre 6t entrevoir une ombre d'autorité à peine saisis-
sable, on sonda sans pudeur ses dispositions présu-
mées et lorsque la réaction qui suivit sa chute rendit
la Convention plus abordable, on fit toutes les avances
à son nouveau Comité de salut public. Ainsi les cours
étrangères prenaient soin de déblayer elles-mêmes le
terrain devant la Révolution de sorte que le Directoire
se trouva, à son inauguration, de plain-pied avec toutes
les puissances.
N'est-il pas naturel que les misérables qui avaient
envahi le pouvoir sans le comprendre se soient enivrés
d'une fortune qu'ils ne savaient à quel dieu attribuer?
Tout surpris de survivre aux massacres dans lesquels
chacun avait tremblé de se voir envelopper par quel-
qu'un de ses complices, ils se crurent formidables parce
qu'ils étaient impunis, et devinrent insolents dès qu'ils
furent persuadés qu'on les ménageait. Gâtés par la
déférence inattendue des cours qu'ils avaient bravées
et que les triomphes de nos armes avaient humiliées,
ils se montrèrent plus exigeants à mesure qu'ils se
sentirent plus rassurés. La modération et la générosité
supposent des qualités propres au commandement, et
comme ils avaient été cruels par peur et violents par
faiblesse, ils devinrent intraitables par forfanterie. Le
traité de Bâle fut la première, mais la plus humble
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
révélation du côté faible de la coalition; et les conven-
tionnels, voyant qu'on traitait avec eux de puissance à
puissance, en éprouvèrent assez de présomption pour
en conclure qu'ils avaient gagné les batailles dont ils
profitaient.
Mais ce paroxysme d'orgueil ne produisit qu'une
recrudescence de l'esprit révolutionnaire, et il rendit
impossible un rapprochement véritable. La guerre avait
pris un caractère d'atrocité qui faisait reculer l'Angle-
terre elle-même. On ne pouvait sans honte s'avouer
l'allié d'une nation qui insultait au droit des gens et se
mettait cyniquement au ban de l'humanité en décré-
tant la mort des prisonniers. Fox, tout en soutenant les
principes démocratiques sur lesquels pivotait l'opposi-
tion des whigs, exprimait son horreur d'un régicide
plus exécrable que celui de Charles Stuart; et Pitt
profitait de l'indignation universelle qu'il voyait éclater
contre la France pour ranimer là vieille haine du peu-
ple anglais et se mettre à la tête de la croisade euro-
péenne contre la Révolution, en grande partie son
ouvrage.
Il est vrai que sans les pressantes sollicitations de
ce même Pitt, qui avait pressenti l'invasion de la Hol-
lande en devinant le but des premières manœuvres de
Pichegru, la'seconde coalition ne se serait pas réalisée.
Mais jamais ce ministre, habile plus que moral, n'a
voulu éteindre complètement l'incendie qu'il avait
allumé en feignant de vouloir le concentrer en France
pour l'y étouffer, il n'avait d'autre but que de surprendre
la confiance des alliés et de l'exploiter en les liant par
des subsides qui les inféodassent à sa politique, et sans
lesquels ils ne pourraient plus continuer la guerre*
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Aussi l'Angleterre est-elle la seule puissance à laquelle
les luttes du continent aient été profitables. Tandis
qu'elle soldait de la Baltique au Bosphore tout ce qu'illui était possible de susciter d'ennemis à la France,
elle s'en autorisait pour prendre et garder tout ce quiétait à sa convenance. Elle prétextait de la dépendance
où se trouvait la Hollande des armées françaises,
pour lui voler ses flottes et ses colonies, et elle pous-
sait le roi de Naples à sa perte, afin de le tenir sous sa
tutelle et de disposer, sous son nom, des côtes de la
Sicile.
C'étaient des nantissements qu'elle exigeait pour la
sûreté de ses avances, comme le fait un usurier envers le
dissipateur qui a recours à lui dans sa détresse. Il en
abuse, sachant qu'on est d'avance résigné à toutes les
conditions qu'il lui plaira d'imposer. Les conquêtes de
la République et de l'Empire servaient en cela la poli-
tique britannique mieux que leurs défaites mêmes, car
l'effroi qu'elles entretenaient dans l'Europè rendait l'in-
tervention anglaise plus indispensable et empêchait les
cabinets de marchander sur le prix qu'elle mettait à ses
perfides secours.
Ces conquêtes finirent, à la vérité, par l'épouvanter
elle-même en effet, il surgit à la tête de nos armées
deux hommes dont elle ne put pénétrer ni traverser les
desseins, et lorsqu'elle voulut les opposer l'un à l'au-
tre elle ne réussit qu'à perdre celui .que la Révolution
avait déjà répudié comme un ennemi socret. Entre Pi-
chegru et Bonaparte, la lutte fut longue mais iné-
gale, et le premier, déjà proscrit par la révolution du
18 fructidor, devait inévitablement tomber dans les piè-
ges que lui lendit, avec plus de persévérance que de gé-
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
nérosité, son ancien élève devenu maître de l'Europe
Le génie opiniâtre et prévoyant du jeune Corse, le
plus grand homme de guerre et le plus profond politique
des temps modernes, n'était pas entré dans les prévi-
sions du cabinet do Londres, et toute l'habileté de Pitt
aboutit à rendre plus éclatant le triomphe de Napoléon,
en le forçant à. développer toutes les ressources de la
sienne et à donner plus d'élan à son audace. Cependant
les marchands de Londres s'obstinèrent à ne pas le re-
connaître comme souverain, ce qui l'honore plus que
ne l'aurait fait une alliance avec eux le dédaigner,
c'était avouer la crainte qu'il leur inspirait et rendre
hommage au premier homme qu'ils désespérassent de
tromper ou de corrompre. Aussi se vantent-ils à tort do
l'avoir renversé. Il n'a pas trouvé d'ennemi plus fort que
sa fortune, sinon lui-même.
Nous le répétons, entre la nation révolutionnaire et
l'armée, il n'y avait et ne pouvait y avoir ni entente ni
solidarité, cela est de toute évidence. L'Angleterre et
les sociétés secrètes avaient concouru au renversement
de la monarchie l'une en encourageant, en soudoyant
tous les factieux, les intrigants et les utopistes qui four-
millaient à la cour de Louis XVI les autres en disci-
plinant tous ces révolutionnaires ot en les retenant dans
la voie du crime par l'affiliation. La création des clubs
et l'asservissement de la Convention elle-même à celui
des Jacobins sont l'œuvre à part des sociétés occultes,
l'organisation ou, si l'on veut, le complément de la Ré-
volution. Mais, à compter de la formation des comités
révolutionnaires, il n'y eut plus ni autorité dirigeante ni
i.Pichegru, officier d'artillerie comme Bonaparte, avait donné des
leçons à l'École militaire de Urienne.
LES BriN'ES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
unité de plan, même pour le mal la nation ne fut plus
autre chose qu'un troupeau de bétail, conduit à l'aven-
ture par des bêles féroces qui disputaient aux bouchers
le droit de l'égorger.
L'influence anglaise disparaît, dans cette confusion
de tous les éléments sociaux qu'elle n'avait ni prévue ni
sans doute désirée; mais on la trouve au. même instant
ralliée aux puissances armées contre la France, mar-
chant à leur tête contre la Révolution, tandis que les
agents dessociétés
secrètes se glissent avec elle dans le
camp des conservateurs, mais pour y porter le décou-
ragement et la trahison.
L'armée, impassible entre les séductions de cette
propagande et les menaces de l'Europe en armes., ne
songeait pas qu'elle pût avoir d'autre mission que celle
de combattre. Elle profitait des perturbations que d'au-
tres fomentaient dans les rangs ennemis, et des fautes
que ceux-ci pouvaient commettre, sans être responsable
des unes ni des autres; et comme ces perturbations et
ces fautes furent nombreuses, la moisson fut abondante
pour l'honneur de nos armes. Le gouvernement révo-
lutionnaire était étranger à cette lutte, dont il recueil-
lait le profit, mais dont son intervention a toujours
compromis le succès n diminué les avantages.
Il faut donc renoncer à cette fantasmagorie des
quatorze cent millehommes
décrétés par la Convention;
ils n'eussent été que de la chair pour les corbeaux qui
planent sur les champs de bataille1, en admettant qu'on
pùt les organiser, les nourrir et les.faire manoeuvrer
On peut aussi douter, sans être téméraire, des prodiges
1. M. de Chateaubriand appelait, dans son langage pittoresque, les
conscrits du dernier ban de l'Empire, de la chairLà canon.
DES FAUSSES IDÉES SUR la RÉVOLUTION française
attribués à la présence de ces délégués du peuple qui
parcouraientles camps et les villes, suivis de quelque
général Santerre, de quelque stentor en bonnet rouge
et parfois aussi du bourreau en personne; les uns
stupides, les autres barbares tous aussi embarras-
sants 'au conseil que dans l'action, et dont deux seule"
ment ont montré quelque intrépidité et quelque aptitude
au commandement1.
Grâce aux prestiges de l'optique et à l'illusion des
distances, les chroniqueurs de la Révolution ont donné
des proportions gigantesques à tous ces nains de la
chevalerie patriotique, à tous ces squelettes de Démo-
sthène, à tous ces tribuns de tavernes qui ont eu des
admirateurs et des émules. Mais, pour juger sainement
de leur valeur réelle, ne suffirait-il pas de regarder
autour de'nous? Qui oserait répondre que, dans cin-
quante ans, les héros de 1830, comme ceux de la Bastille
et tous les champions des émeutes mémorables 2 qui,
vus de près, nous ont paru si petits, n'auront pas aux
yeux de leurs biographes la taille des Marat, des Danton
et des Robespierre? Qui serait assez hardi, s'ils avaient
eu le temps de renfermer tous leurs censeurs dans les
cachots de la Force et de la Conciergerie, pour ne pas
voir en eux d'illustres négociateurs, des législateurs
plus sages que Solon ou Salomon, et autant de foudres
de guerre ? Les uns ont fait peur, et les autres ont été
sifflés voilà toute la différence.
Le succès est toujours assuré des admirations du
1. Ce sont les citoyens Jean Bon-Sain l-.Vndré et Merlin de Thion-
ville.
2. Les Marrast, les Ledru-Rollin, les Crémieux, les Bastide, etc., ne
sont ni les seuls ni les aînés.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
vulgaire, mais pour que ce culte servile prenne racine
dans l'opinion il ne faut pas qu'il laisse deviner ses
mystères. La Révolution a revêtu bien des masques
avant de se déguiser en Bellone, pour se prostituer à
un soldat. Sa première prétention fut de fonder la liberté
du monde sur le désarmement de toutes les troupes
levées par les despotes; la seconde, d'appeler tous les
citoyens à la défense de la République; puis quand elle
vit tous ces citoyens, fiers de leur uniforme et de leurs
baïonnettes, se tourner contre elle, elle les fit mitrailler
par les bandes qu'elle avait licenciées 1.
La fusion ne s'opéra donc pas naturellement et sans
réserve de part et d'autre. La Convention comprit bien
que, la guerre étant déclarée, elle ne pouvaitse soutenir
sans soldats. Mais en se retranchant derrière ceux qui
avaient déserté le drapeau royal elle n'avait qu'une
attitude craintive et soupçonneuse. Son malaise ne cessa
pas même lorsque la victoire eut consacré la fidélité de
ces déserteurs à leurs nouvelles couleurs toutes ses
inquiétudes se portèrent alors sur les capitaines qui les
commandaient. Elle se mit à dénoncer, à destituer, à
égorger ceux qui gagnaient des batailles puis, quand
elle s'aperçut qu'aucun d'eux n'avait assez d'autorité
pour que l'armée s'émut de leur disparition, elle s'ap-
pliqua à diffamer tout général qui lui faisait peur, tout
héros naissant qui attirait l'attention des hommes et
pouvait prendre quelque empire sur eux. En les
tuant, elle avait soin de s'approprier leur dépouille et
de s'attribuer le mérite de leurs succès; elle mêlait
à leurs arrêts de mort le chant de la Marseillaise ou de
1. Au 13 vendémiaire an III.
DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
nouveaux hymnes de triomphe composés par Chénier.
Voilà tout ce qu'il y eut de commun entre la Révolu-
tion etl'armée. Lorsque celle-là comprit qu'elle pouvait se
livrer impunément à la férocité de ses instincts, la soif
de destruction que ressentit tout à coup cette troupe
de procureurs et d'avocats travestis en législateurs et
en victorieux est une monstruosité morale dont aucun
fanatisme ne peut donner l'idée. Elle ne s'explique pas
par le délire d'une délivrance inespérée. C'est un
appétit de sang et de vengeance que le carnage ne peut
assouvir, une fièvre de tyrannie qu'aucune soumission
ne peut apaiser. C'est une orgie de cannibales s'éver-
tuant à tort:,rer les captifs tombés dans leurs mains
c'est quelque chose de plus sombre et de plus mystérieux
que ne serait l'hydrophobie s'emparant de toute une
meute subitement déchaînée.
Le sac d'une cité livrée aux fureurs d'une soldatesque
ivre de sang et de vin est une des calamités que le
fléau de la guerre inflige quelquefois à l'humanité; mais
les Barbares mêmes font des prisonniers; les nations
civilisées avaient depuis longtemps flétri ces abus de la
victoire et subordonné le droit de la guerre au droit
des gens. La Révolution seule a donné le signal de co
retour vers la barbarie; mais elle n'a jamais pu y fa-
çonner l'armée, et dans la Vendée même, elle a été
désobéie. Elle n'y a été représentée dignement que par
Carrier.
Si la générosité naturelle aux braves, si la douceur
des vieilles mœurs, devenue proverbiale, n'ont pas tou-
j ours honoré les armes françaises, laRévolutionseuleapu
altérer le caractère national, et elle seule est responsable
des violences qui l'ont dénaturé. Les hontes et les mal-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
heurs qu'elle a attirés sur le pays sont exclusivement son
ouvrage. C'est elle qui, en énervant la nation par la
terreur, en la divisant par ses doctrines, lui a rendu
nécessaire le cruel remède de l'usurpation militaire.
C'est elle qui, en soulevant l'indignation des peuples
par ses provocations, et la conscience humaine par ses
excès, a préparé tous les bouleversements qui agitent
le monde, toutes les révolutions qui troublent encore
l'Europe et l'Amérique et qui ont compromis la nationa-
lité même de la France.
La conquête subie en 1815, bien que longtemps sus-
pendue par les chances alternatives de vingt ans de
guerre, n'en est pas moins la conséquence logique et le
dénouement inévitable de la Révolution de 1789. Les
résultats de tant de campagnes mémorables prouvent
trop bien que la science des généraux les plus illustres
et les exploits les plus héroïques de leurs bataillons ont
été stériles pour le pays. Il suffit d'ouvrir les yeux pour
se convaincre qu'il est moins puissant, moins libre et
moins prospère que sous le sceptre de ses rois. Un fait
néanmoins n'est pas aussi généralement admis, c'est
que la Convention, sauvée de ses propres fureurs par la
constance et l'intrépidité de ses défenseurs, eut pour
eux plus d'aversion, plus de répulsion instinctive que
pour la coalition même au sein de laquelle elle pres-
sentait qu'elle avait des protecteurs et des complices.
La Révolution, enfin, comprit que l'armée était, dès le
premier jour de son entrée en campagne, sa plus redou-
table ennemie, et que là était, latente, la force desti-
née à la dompter.l
`CHAPITRE III
DU CONSULAT ET DE l'eMPIRB
La soumission aveugle des nations à l'avénement
des hommes providentiels destinés à dompter ou à re-
nouveler leur siècle est la manifestation visible d'une
force immuable et prépondérante dont la fonction mys-
térieuse est de réagir contre les déviations des sociétés
humaines, qu'une commotion entraîne au delà de leur
orbite ou qu'une erreur fait sortir des lois de leur na-
ture. La fatuité philosophique peut sourire avec dédain
à l'évocation des causes surnaturelles, mais elle est im-
puissante à donner la raison de tout .événement qui
sort des voies ordinaires et de l'enchaînement logique
des faits. Cependant, ce qu'il y a de plus perceptible à
l'intelligence, c'est que le monde moral est soumis à des
règles analogues à celles du monde physique. Or les
mathématiques ont la solution de l'équilibre de l'uni-
vers et de la plupart des problèmes que soulève le phé-
nomène de sa pondération.
Ces envoyés de Dieu, il est vrai, ne remplissent pas
toujours leur mission instruments libres et faillibles
d'une œuvre surhumaine, ils y apportent naturellement
les imperfections de l'humanité. Mais leur mandat n'en
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
est pas moins empreint du sceau de l'éternel Organisa-
teur, et l'on doit s'en prendre à eux seuls de l'obstacle
qui les détourne de leur but ou les arrête en chemin.
Bonaparte s'était voué au service de la Révolution,
et les premiers actes de sa vie témoignent qu'il la lui
consacra avec toute l'ardeur de son âge et sans arrière-
pensée. C'est elle qui l'a inspiré, adopté, grandi et glo-
rifié et ce bras, armé par elle et pour sa cause, était
destiné à triompher d'elle. Pendant douze ans, il l'a tenue
courbée sous son sceptre, assouplie à toutes ses fantai-
sies, flétrie par ses honneurs, flagellée de ses mépris.
Elle s'est redressée dans son humiliatiôn à l'heure seu-
lement où celui qui l'avait enchaînée à son char eut
cessé d'en tenir les rênes, et peut-être ne lui a-t-elle
survécu que parce qu'il a employé, dans l'intérêt d'une
ambition égoïste, la force qui lui avait été donnée pour
l'étouffer.
Dût cette conviction faire sourire les esprits forts,
affligés d'une invincible crédulité dans l'infaillibilité
des doctrines révolutionnaires, rien ne nous paraît plus
propre à en démontrer le néant, et à constater la vio-
lence1 faite aux mœurs et aux affections de la France,
que la facilité avec laquelle le premier général qui se sai-
sit du pouvoir plia toutes ces volontés républicaines et
fit des courtisans ou des mendiants des plus fiers athlètes
de la tribune et des plus incorruptibles philosophes qui
aient jamais travaillé à la régénération de l'espèce hu-
maine.
Napoléon les trouva souples et empressés à le servir:
il dut croire leurs principes aussi peu à craindre qu'eux;
il put compter que cette même flexibilité les façonne-
rait à son usage; comme si l'erreur n'était pas toujours
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
au service des passions comme si la haine comprimée
de l'esclave n'était pas plus vivace que celle qui se
dilate en toute liberté Placé entre la république dont il
s'était fait un marchepied, et la monarchie héréditaire
dont il évoquait l'ombre encore menaçante, le grand
homme ne put prendre une attitude assez droite et assez
haute pour ne pas chercher à s'appuyer sur son point
de départ et à dégager son élan de toute inquiétude et
de toute comparaison.
La grandeur de ses vues se trouva donc souvent en
désaccord avec les exigences de sa personnalité. Il cher-
chait, il attirait à lui par l'impulsion naturelle de son
jugement supérieur les gens de bien et de mérite; mais
ses habitudes, ses engagements antérieurs et peut-être
ses inclinations le ramenaient à son insu vers les hom-
mes de la Révolution. Il y avait un perpétuel combat
entre sa raison et ses souvenirs, sa politique et ses affec-
tions. S'il ne remplit sa sainte mission qu'à demi, c'est
qu'il crut pouvoir séparer les choses des personnes et
suffire à l'avenir comme au présent.
§ 1er. GLOIRE ET GÉNIE DE BONAPARTE
Au paroxysme révolutionnaire aurait indubitable-
ment succédé une atonie funeste à l'indépendance du
pays, sans l'esprit militaire entretenu par les succès des
armées de Hollande et d'Allemagne et porté jusqu'àl'enthousiasme par ceux de l'armée d'Italie. Bonaparte
en avait obtenu le commandement pour prix du service
qu'il venait de rendre à la Convention. Pour se faire
applaudir des Parisiens, encore meurtris de la mitraille
de vendémiaire, ce n'était pas assez de vaincre ilcom-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
prit qu'il fallait encore éblouir l'opinion publique, éton-
ner les masses et dramatiser les champs de bataille. S'il
n'avaitété qu'un habile général, rivalheureux de Dumou-
riez,' de Pichegru et de Moreau, il n'aurait pas subjugué
l'imagination des Français, plus portés vers le romanes-
que et le théâtral que sensibles à la véritable grandeur.
Mais il servit à souhait le goût de ces modernes Athé-
niens ses bulletins poétisèrent tous les mouvements de
son armée; un parfum d'héroïsme antique réjouissait la
mémoire des vainqueurs de Marathon et de Pharsale,
et, les faits répondant à l'ampleur trop pompeuse peut-
être du langage, la nation la plus railleuse mais la plus
impressionnable du monde moderne se prit d'une admi-
ration naïve pour le style aussi bien que pour les hauts
faits du grand homme qui s'annonçait comme une appa-
rition des anciens jours.Nos contemporains peuvent comme nous se le rap-
peler les esprits étaient prédisposés à subir cette mys-
térieuse influence avant même que le nouveau général
de l'armée d'Italie eût franchi les barrières de Paris.
On en était encore à disputer sur la portion d'autorité
qui lui serait dévolue, et déjà des récits pleins d'enflure
proclamaient son habileté sans égale et pronostiquaient
les merveilles qui allaient se révéler. Les divers partis
qui divisaient les républiques d'Italie avaient tous en
France des délégués; ceux-ci s'empressèrent autour
du nouveau général ils lui offrirent le secours de leurs
conseils et de leurs bras ils se portèrent garants de ses
victoires. Il semblait leur avoir été désigné par quel-
que puissance occulte, et les initiés paraissaient le re-
connaître en l'abordant. Il y eut dans sa renommée
quelque chose de prématuré et de fantastique, comme
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
dans ses batailles et dans son élévation quelque chose
de prestigieux et d'inattendu. “
Ce n'est pas du moins un mérite vulgaire que d'avoir
surpassé l'attente d'un public déjà blasé sur les vicissi-
tudes de la Révolution et las de la tyrannie sans gloire
du Directoire exécutif. Nul, avant Bonaparte, n.' avait eu
cet art de préoccuper l'opinion pour la dominer, et
d'exalter l'ardeur du soldat pour s'en faire obéir. Lors-
qu'il prit le commandement de cette armée humiliée de
ses derniers revers, découragée et dénuée de tout, il
releva son audace en lui montrant l'abondance dont
jouissait l'ennemi et en flattant son honorable misère
par tout ce que l'orgueil démocratique inspire déplus
aveuglément audacieux « Vous manquez de pain,
de vêtements' et de munitions l'ennemi en regorge
allons les lui prendre » Et, sans laisser à ses soldats
le temps de réfléchir sur leur détresse, il les précipita
sur quelques détachements isolés qui se reposaient dans
la supériorité de leurs armes. Il les aguerrit par des
surprises habilement ménagées, les vêtit et les sustenta
par des réquisitions sagement réparties et après avoir
fatigué et dispersé les corps de l'armée autrichienne par
la rapidité et la hardiesse calculée de ses mouvements
il tomba sur chacun d'eux avec toutes ses forces et les
défit tous les uns après les autres. Il acheva, par l'idée
qu'il inspira de son génie entreprenant, d'attirer à lui
toutes les populations italiennes, dès longtemps hostiles
à l'Autriche, et de confondre, avec leur assistance, tous
1. Il fit revêtir d'uniformes neufs deux soldats qui étaient venus se
plaindre du mauvais état de leurs habits; puis, à leur sortie, les Ht
railler et traiter de conscrits par leurs camarades, fiers de leurs bail-
lons.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
les plans que lui opposa la tactique surannée des géné-
raux allemands.
En reportant, avec une fierté modeste, l'honneur de
ses triomphes à la République qui lui avait confié sa
défense, et à l'armée dont il était le premier soldat, il
s'attacha, tous les braves qui avaient combattu sous ses
ordres et fit taire toutes les rivalités. Quand on lui pro-
posa de reconnaître le gouvernement avec lequel au-
cune grande puissance n'avait encore contracté d'al-
liance, il répondit avec hauteur que la République
française était semblable au soleil et n'avait pas besoin
du consentement des rois pour éclairer le monde.
Cette brillante campagne fut couronnée par une paix
plus glorieuse encore, et, après les traités de Campo-
Formio et de Léoben, le jeune Corse, le front ceint de
la triple auréole de négociateur habile, de profond po-
litique et dè victorieux, se trouva, comme un demi-
dieu des temps héroïques, en dehors de toutes lesre-
nommées contemporaines.
Des intrigues ténébreuses et l'active coopération
des sociétés secrètes jettent bien quelques nuages sur
cette gloire rayonnante. Plus d'une exaction, plus d'une
cruauté, plus d'une trahison en ont terni la pureté.
Mais l'éblouissement a rendu ces taches imperceptibles
aux yeux du monde; et lorsqu'on vit le vainqueur,
grandi par ses traités, se montrer encore supérieur à
lui-même dans l'administration des provinces conquises,
il n'y eut plus de bornes à l'admiration. Il sut en
effet s'approprier les immenses ressources de ces pro-
vinces sans les fouler, et y gagner l'estime et l'affection
du peuple en lui octroyant le bienfait inappréciable
de l'ordre et de la justice sous la garantie d'une auto-
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
y v y a
T. I. 3ir
rité vigilante. Il fut donc, pour l'Italie, un roi plus
qu'un conquérant, ce qui ne lui fit oublier ni les droits
de la guerre ni ceux de la France. Il s'attacha le soldat
par ses libéralités et acheta son indépendance en se
passant des subsides de la métropole, qu'il enrichit de
ses trophées.
Il eût pu dès lors prétendre, sans témérité, à pren-
dre part au gouvernement de la République française;
mais soit que ce partage du pouvoir ne satisfît pas sa
juste ambition, soit qu'il ne jugeât ni les circonstances
assez décisives ni son expérience assez mûre, il affecta
une modération et un désintéressement dignes de lui;
et, pour ne pas donner trop d'ombrage au Directoire,
il se montra impatient d'affronter de nouveaux hasards.
Les dépositaires mal assurés du pouvoir, inquiétés
par sa présence, s'empressèrent d'accéder à tous ses
projets, et, en le chargeant lui-même des préparatifs
de l'expédition d'Égypte, mirent à sa disposition toutes
les ressources de la marine et des finances.
Il ne quitta donc le premier théâtre de sa gloire que
pour en chercher un autre, plus solennel encore, aux
rivages du Nil. Les profondes impressions que la rapi-
dité de ses conquêtes en Italie avait laissées derrière
lui furent entretenues avec soin par les récits chaleu-
reux de ses expéditions lointaines sur cette terre clas-
sique et lorsque l'ineptie des directeurs de la Républi-
que eut compromis l'honneur et le salut de la France,
tous les regards se tournèrent vers le vainqueur des
Pyramides. Son oeil observateur était toujours fixé sur
Paris, et ses correspondants le tenaient exactement
informé de la marche des faits et des tendances de l'o-
pinion. Lorsqu'il apprit que les intrigues diplomatiques
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
do Sieyès et la mort du général Joubert étaient le pré-
lude d'une crise inévitable et prochaine, il venait de le-
verle siège de Saint-Jean d'Acre; unearmée formidable
de musulmans, soutenue et dirigée par l'Angleterre, se
disposant à profiter de cet échec, il ne pouvait s'éloi-
gner de ses soldats sans les exposer au découragement
et au danger d'une défaite imminente.
Mais, pour saisir une occasion qui mettait à sa merci
les conspirateurs désappointés par la déception de tous
leurs calculs, il n'y avait pas un instant à perdre il le
sentit et se hâta de déférer le commandement au général
le plus digne de lui succéder, pour revenir en France.
Le vaisseau auquel il confia sa fortune, non moins pro-
tégé par les dieux que-celui qui porta César, traversa
des mers sillonnées par les flottes ennemies, sans être
aperçu. Embarqué clandestinement, il toucha la côte en
homme déjà assuré du succès, et violant, aux acclama-
tions do la foule, les règlements sanitaires, il arriva à
Paris presque aussitôt que la nouvelle de son débarque-
ment.
Personne no se méprit sur les vues ultérieures du
jeune ambitieux, et loin de s'en offenser l'opinion pu-
blique l'y encouragea par ses applaudissements autant
que par ses vœux. Le pays tout entier aspirait à se voir
délivrer des mesquines ambitions qui le fatiguaient de-
puis dix ans son élévation fut à peine contestée par
quelques députés, dont l'expulsion fut un sujet de risée
pour le peuple, indifférent à la chute burlesque d'une
constitution déjà vingt fois violée par ceux qui l'avaient
faite et par ceux qu'on avait préposés à sa garde.
Le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) commence
une ère nouvelle dans l'histoire de la Révolution. Bo-
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
naparte y domine seul il impose silence à tous les
partis et peut en exiger impunément tous les sacrifices.
Il n'éprouve pas plus de résistance de la part des démo-
crates désabusés que des royalistes, dont il ravive les
regrets et recule les espérances. Il se place entre tous,
au-dessus de tous, profite de toutes les fautes, fixe tou-
tes les incertitudes, rassure tous les intérêts et prend
dès le premier jour, sur ses égaux, sur ses supérieurs de
la veille et sur la multitude, un ascendant que per-
sonne ne songe à lui disputer. Doué au suprême degré
de l'esprit d'autorité et de l'instinct du pouvoir, il em-
brasse d'un coup d'oeil tous les détails de l'administra-
tion et réorganise comme par enchantement l'armée, la
marine et les finances. Le discrédit du papier, l'avi-
lissement de la propriété et la suppression des contri-
butions indirectes avaient réduit à moins de deux cents
millions les perceptions régulières des finances épui-
sées par l'impéritie et les concussions mais, sans dai-
gner consulter les économistes, il rétablit tout le méca-
nisme des impôts, et dès la première année de son
consulat il porta à six cents millions les revenus de
l'État, il tripla les ressources du Trésor et assura tous les
services.
Il chercha avec sollicitude les notabilités propres
aux emplois éminents, et renvoya au travail les prolé-
taires salariés pour l'émeute. Prudent et même insi-
dieux dans ses actes, mais inébranlable dans ses résolu-
tions, il puisa dans la constance de son âme une force
et une volonté qui ont paru fléchir quelquefois dans la
crise de l'exécution, mais qui n'ont jamais failli dans les
méditations du cabinet. Ainsi, à sa voix impérieuse,
tout rentra dans l'ordre, comme si l'on n'eût attendu
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
qu'un signal pour abjurer les erreurs de la liberté, qu'un
chef pour marcher contre la République abandonnée de
ses plus ardents zélateurs. Tout se recomposa sur les
données du passé et chacun prit confiance dans ce dé-
menti de ses professions de foi, naguère encore si fer-
ventes.
Mais l'expérience avait désabusé bien des dupes, et
les plus fanatiques sectaires désespéraient d'en faire de
nouvelles. Jamais, en effet, ou n'avait mieux senti le
néant des institutions spéculatives que sous le Direc-
toire. Parmi ceux que la Révolution avait fascinés ou
séduits, les vieillards, fatigués de tant d'efforts impuis-
sants contre la nature des choses, se rejetaient avec dé-
lices dans les habitudes qu'ils avaient contractées en en-
trant dans la via. Les hommes faits, dont l'ambition
s'était égarée, se précipitèrent avec ardeur dans la
voie large qu'ouvrait à leurs espérances tout un gou-
vernement à renouveler; et les jeunes gens, plus étour-
dis qu'enivrés des mœurs républicaines, répondirent
avec empressement aux avances que leur faisait le dis-
pensateur des honneurs et de la gloire. Il n'y eut pas
j usqu'aux femmes qui ne se sentissent plus de goùt pour
la valeur chevaleresque, qu'on n'avait pu leur en inspi-
rer pour la rusticité spartiate ou romaine. La nation en--
fin se façonna au joug, non pas avec résignation, mais
avec joie, tant elle rougissait de sa dégradation et se
montrait impatiente d'abjurer hautement les doctrines
et les lois qu'on avait prétendu lui imposer en dépit de
ses mœurs.
Pour compléter cette contre-révolution miraculeuse,
une victoire mémorable vint laver la honte des dernières
campagnes et révéler à l'Europe qu'il ne manquait aux
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
légions françaises qu'un chef inspiré de Dieu pour ac-
complir leur mission providentielle, faire passer sous le
joug tous les rois du continent et promener le fléau
révolutionnaire parmi toutes les nations qui l'avaient
assisté de leur concours ou appelé de leurs vœux.
Tant de splendeur après les turpitudes du règne du
Directoire, tant de sécurité après de si longues alarmes,
tant de subordination après tant d'anarchie, eurent
bientôt effacé les derniers vestiges de la République.
C'était à qui, des démocrates les plus austères en appa-
rence, briguerait avec le plus d'obséquiosité les faveurs
du premier consul. Abjurant leurs vertus factices et
leur patriotisme sauvage, ils se ruèrent tous dans la ser-
vitude, comme ils s'étaient rués dans la licence, appe-
lant à haute voix le despotisme du sabre, l'invoquant
comme le garant de leur impunité, s'y réfugiant comme
dans leur unique port de salut. Ils s'en firent les instru-
ments les plus maniables, les courtisans les plus sou-
ples, les agents les plus actifs, et s'imposèrent avec la
même obsession, la même ténacité et la même intolé-
rance qu'ils avaient montrées pour imposer leurs consti-
tutions éphémères et le joug de leur propre tyrannie.
Le monarque se révéla dès l'abord sous le nom de
premier consul, assignant à ses deux acolytes un rôle su-
balterne et même nul; encore commença-t-il par se dé-
barrasser du seul compétiteur qui eût pu, à l'occasion,
se prévaloir de son importance, en le flétrissant par une
récompense vénale qu'il lui infligea de sa propre auto-
rité. Sieyès reçut une dotation nationale, pour prix de ses
services et de l'intronisation du premier consul. Il subit
ce don de joyeux avènement sans en xougir, et en a joui
jusqu'à sa mort, résigné aux fonctions obscures de sé-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
nateur avec un supplément de salaire1, tandis que Bo-
naparte affectait de ne prendre pour collègues que des
subordonnés dont l'ambition se bornât à l'honneur de
le servir et de tendre la main à ses largesses. n en fut
prodigue envers eux; mais il exigea une obéissance
passive; et c'est une justice à rendre à l'archichancelier
et à l'architrésorier de l'Empire, qu'ils n'ont jamais
porté leur ambition au delà du rôle de comparses que
leur avait d'abord assigné leur titre de second et de
troisième consul. Les caricatures du temps ont énergi-
quement exprimé la fonction de chacun des membres
de ce triumvirat, dont un seul jouissait des prérogatives
de la virilité.
Il n'hésita pas à faire jouir la France de l'expérience
qu'il avait acquise dans l'organisation des pays conquis;
c'est-à-dire qu'il la gouverna militairement et sans la
consulter. Il lui laissa l'utile garantie du contrôle parle-
mentaire, dont il eut la prudence d'écarter les avocats
en fermant la tribune, et laprépara, par un régime sé-
vère mais réparateur, à reprendre le cours de ses triom-
phes. Couronné par la victoire, il comprit qu'il ne pou-
vait régner que par la guerre, et il n'eut aucune peine
à y façonner la génération nouvelle, ni à y-assortir ses
institutions. Mais ce qui fit paraître légers les sacrifices
imposés au pays, c'est que l'ordre intérieur, inconnu
tant qu'avait duré la Révolution, ne fut plus troublé sous
son sceptre, et que la France, glorieuse au dehors, resta
toujours calme et soumise au dedans.
Jamais Bonaparte, 'dans les rêves les plus fantasti-
ques de cette ambition instinctive qui l'agita, dit-on,
1. Aux 36,000 francs de traitement du sénateur, s'ajoutait, pour
quelques-uns, le revenu d'une sénatorerie. ·
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
dès l'enfance, n'avait pu se promettre tant de facilité
dans l'accomplissement de ses souhaits, ni une soumis-
sion si empressée, ni surtout tant de bassesse dans un
parti qu'il avait connu si arrogant, si exclusif et si im-
placable envers lui-même, lui, l'ami de Robespierre
et de Marat' lui le serviteur de cette oligarchie révolu-
tionnaire qui l'avait réduit à se présenter en suppliant
devant elle pour obtenir l'honneur de la servir encore,
et qui ne lui avait rendu son épée qu'en l'humiliant par
sa clémence et dans l'espoir d'en faire un instrument
docile de ses cruautés 2 lui, l'humble pensionnaire des
rois de France, et, si l'on en croit le confident de son
jeune âge, l'ennemi intime de cette France dont le jougpesait sur la Corse qui l'avait vu naître 3 quelle dut être
sa surprise de se voir devenu l'idole de cette nation,
le protecteur de cesjacobins qui avaient dédaigneusement
amnistié sa noblesse, le souverain de cette patrie qui avait
absorbé la sienne, et l'arbitre absolu entre l'ancienne
et la nouvelle France, entre la France et l'Europe
Si l'enivrement d'un juste orgueil n'altéra pas la
liberté de son jugement, combien dut-il prendre en pitié
toute cette race frivole prosternée à ses pieds De quel
mépris surtout dut-il être pénétré pour ces réformateurs
1. Les rapports du lieutenant d'artillerie avec Robespierre jeune, re-
présentant aux armées et l'arbitre de son avancement, ou avec Marat
qui l'accueillit dans sa disgrâce et le recommanda à Fréron, n'ont rien
de compromettant.
2. Destitué comme noble, il a été réduit il une extrême détresse. Il
n'a jamais payé son loyer de l'hôtel des Victoires, qu'à la vérité son
hôte, Grégoire, n'a pas osé réclamer à l'empereur. Sa mémoire a été
moins ingrate envers Talma. Il a circulé une lettre signée Bruttts Bo-
naparte, dans laquelle il se serait vanté d'avoir commandé les mitrail-
lades de Toulon; mais son historien P.-F.-H. démontre que cette lettre
est supposée.
3. Mémoires de Bourie)ine.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
idéologues qui n'avaient ni le courage d'avouer leurs
erreurs, ni le remords de leurs crimes, ni le mérite de
la persévérance
Ce fut une grande et salutaire leçon que de mettre
à nu l'impuissance et l'hypocrisie de tous ces fauteurs
de révolutions, apôtres de la liberté et de la raison
humaines, toujours prêts à faire abjuration pour de
l'argent. N'eût-il fait que révéler au monde le néant
des théories philosophiques et le danger d'un régime
parlementaire, Bonaparte auraitbien mérité de laFrance
et de l'humanité. Il n'eut besoin que de souffler sur les
constitutions élaborées à grand effort de génie par trois
assemblées de rhéteurs, pour les anéantir. Les siennes,
moins abstraites, admettent du moins que la Gaule n'est
pas un pays nouvellement découvert; qu'elle avait des
intérêts, des croyances et des usages avec lesquels on
pouvait essayer de transiger, mais qu'on ne détruirait
que par l'extermination des races entières qui y étaient
identifiées; quB l'idée de parquer un peuple comme
une ménagerie, ou de le manipuler comme de l'argile,
sous prétexte de le perfectionner, est une inspiration
d'insensé, lorsque ce peuple est une nation, qu'il a
connu des lois, un gouvernement régulier, et vécu dans
des rapports de sociabilité avec lui-même et avec les
autres; que la question enfin n'est pas d'inventer une
méthode plus ou moins savante de le constituer, mais
de bien savoir sous quelle forme extérieure le pouvoir
régulateur se manifestera pour que les lois de la justicene soient pas enfreintes impunément. C'est ce qu'igno-
rent les esprits vulgaires, trop souvent préposés à la
direction des États, mais ce que la volonté inflexible
d'un soldat leur apprit en se jouant de leurs illusions et
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
de ses devoirs de simple citoyen. Tel est, selon nous,
le premier titre deBonaparte
à l'estime de la postérité.
Il est plus réel et moins périssable que la gloire des
armes. L'histoire devrait placer au rang des demi-dieux
les princes qui ont délivré les nations du fléau de la dé-
mocratie. Que sont les douze travaux d'Hercule auprès
d'un si grand service? Sans l'autorité qui féconde le génie
humain et protège la liberté du faible, les peuples, plus
rebelles aux lois de l'esprit que les animaux à celles de
l'instinct, ne seraient jamais sortis de la barbarie.
§ H. CONCOURS FATAL DE LA RÉVOLUTION A L'AVENEMENT
DE L'EMPIRE. PREMIÈRE CAUSE DE SA RUINE.
Deux écueils également redoutables faisaient ob-
stacle, dès te principe, à l'accomplissement de la haute
haute mission que le courage de Bonaparte s'était
attribuée ses engagements antérieurs avec la Révo-
lution, dont la servilité même était une amorce à son
ambition et un piège tendu sous chacun de ses pas et
les séductions du champ de bataille, source de sa gloire
et de sa puissance. Pouvait-il les éviter, lorsqu'ils s'of-
fraient à lui comme deux auxiliaires de ses desseins et
des véhicules toujours prêts à faciliter son élévation?
S'il exista jamais une intelligence humaine assez clair-
voyante pour tout pressentir et assez vigoureuse pour
se jouer des plus grandes diHIcultés, ce fut assurément
celle de Napoléon Bonaparte.
Mais si les qualités et les défauts de cet homme ex-
traordinaire dominèrent pendant plusieurs années tous
les partis qui divisaient la France, la politique de tous
les cabinets de l'Europe et l'opinion du monde entier,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
il faut bien reconnaitre qu'il eut lui-même à subir des
circonstances qu'il ne sut ni prévoir ni maîtriser.
L'adresse avec laquelle il s'était dirigé entre les factions
qui tour à tour se défiaient ou se prévalaient de son
appui la patience qu'il avait mise à épier, à saisir le
moment opportun pour se faire investir du pouvoir, le
proroger, l'affermir et se l'identifier enfin lorsqu'il
ceignit son front du diadème le talent prodigieux qu'il
déploya dans son organisation intérieure, en établissant
une hiérarchie irrésistible, et dans ses entreprises com-
binées au dehors avec autant de hardiessè que de
rapidité tout ce prodigieux tissu de trames adroites et
d'audacieuses conceptions, de calculs savants et d'in-
trigues obscures, de complications dénouées par la vic-
toire et de fils déliés ou mêlés par la diplomatie fut
brisé de ses propres mains, ou plutôt se rompit de lui-
même sous la pression d'un pouvoir qui n'eut plus de
point d'appui quand il ne trouva plus de résistance.
IL fallait sans doute une tête puissante et une rare
perspicacité pour mener de front tant de négociations
et de guerres, une volonté énergique et un calme inal-
térable pour marcher sans s'égarer à travers ce labyrin-
the de ruses diplomatiques, de factions irritables et de
cupidités toujours altérées. Mais cet excès même de cal-
culs et de précautions suppose de graves embarras ou
des périls imminents. C'est plutôt le signe d'une politi-
que fourvoyée que d'une puissance solidement assise
sur sa base. Était-ce dans Bonaparte l'œuvre d'un esprit
lucide et réfléchi, ou, comme on le suppose légèrement,
le fruit des méditations d'une jeunesse ambitieuse? Ces
jeux de prince, que Machiavel conseille à ses disciples,
n'ont droit d'af&iger et d'étonner l'observateur dési.ité-
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
ressé que parce qu'ils ont gâté un règne exceptionnel,
dont les commencements portaient l'empreinte d'une
.ardeur juvénile pour l'idéal de la civilisation.
Les deux premières années du Consulat furent rem-
plies, en effet, comme un long règne, par les bienfaits
d'une administration réparatrice et féconde, par la
réconciliation ou l'assujettissement des partis les, plus
indisciplinables, par les émanations d'une justice sans
faiblesse et par une sécurité dont dix années de trouble
et de désespoir faisaient d'autant plus apprécier et ché-
rir le retour.
Aussi les mécontents qu'avait multipliés la Révolu-
tion, les royalistes et les honnêtes gens, les émigrés
cachés ou fugitifs, les châtelains et les propriétaires
traqués ou proscrits, respirèrent-ils plus librement. Jus-
qu'alors isolés ou suspects, ils rentrèrent dans la vie
sociale, tout surpris de retrouver encore des parents et
des amis. Rassurés par une tolérance inusitée, attirés
par des promesses, des témoignages de bienveillance
et une sorte de courtoisie inespérée, ils s'apprivoisèrent
avec le général de la République et ne tardèrent pas à
s'attacher à sa fortune, en acceptant ses faveurs.
Le clergé fut le premier à leur en donner l'exemple.
Bonaparte satisfit spontanément aux vœux longtemps
comprimés de la population catholique, rouvrit et dota
les églises et sollicita du pape un concordat qui fit cesser
le schisme créé par la Constitution civile du clergé. Il
professait tout haut son admiration pour la Vendée, et
l'on assure que cette constance, cette abnégation des
paysans du Bocage et des Manges combattant pour leur
religion et mourant pour la glorifier, sont ce qui le
décida au rétablissement du culte, pensant, avec raison,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
que ceux-là seuls sont redoutables qui ont des convic-
tions sincères, et que les dévots de la. Révolution, qui
s'étaient voués à tant de faux dieux, seraient toujours
prêts à néchir les genoux devant les autels profanés par
eux -mêmes, pour peu qu'il leur en revînt quelque profit.
Cette réparation solennelle des sacriléges de la Con-
vention alarma cependant les parvenus de la Révolution
qui s'en étaient ostensiblement rendus complices; les
notables de laRépublique, frottés de philosophie voltai-
rienne, crurent leur dignité compromise en se voyant
démentir par un homme qu'ils croyaient un de leurs
disciples, et les esprits forts de l'Institut s'en tinrent
pour offensés comme d'un défi jeté à leur incrédulité.
Une députation de ces nouveaux patriciens, savants et
sénateurs, dont le général. Bonaparte avait reconnu la
compétence, fut chargée de lui porter les humbles
remontrances de ses collègues et du premier corps de
l'État. Il répondit naturellement qu'il n'avait fait que
déférer au vceu de la majorité des Français. « Mais,
répliqua l'orateur chargé de porter la parole, si la majo*
rité vous demandait le rétablissement des Bourbons?. »
La colère soudaine du maître, révolté de cette inju-
rieuse supposition, ne permit pas au malencontreux
courtisan d'achever sa phrase. Volney se confondit en
excuses et perdit connaissance La leçon le corrigea
pour jamais, lui et ses amis, de toute velléité de blâme
et d'opposition.
L'émotion de Bonaparte irrité leur fit, il est vrai,
1. Nous avons vu ie sénateur Volney sortant de cette entrevue, à la
suite de laquelle il fut porté, éperdu, dans sa voiture, par les gens du
château. Il ne se <:onso!a jamais d'avoir encouru la disgrâce de Bona-
parte qui, cependant, ne garda pas rancune à l'auteur du Voyage es
~yp<e.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
pressentir le fond de sa pensée; ils y entrevirent une
sorte d'assurance mutuelle contre les légitimités héré-
ditaires. Il fut convenu dès lors que la restauration reli-
gieuse n'étant qu'un acte politique, on s'en rapporterait
aveuglément sur tout le reste au génie supérieur qui
prenait sur lui de faire absoudre par le pape les délits
révolutionnaires. Les philosophes, devançant les cham-
bellans et les préfets du palais, envoyèrent leurs gens
à la messe, et les gentilshommes accueillis aux Tuile-
ries furent traités par les républicains, sinon comme des
frères, au moins comme des égaux. Ce qui dérogeait,
comme ce qui s'élevait, passait sous le même niveau.
Dans cette scène presque burlesque se révèle, en
effet, le fort et le faible de la politique du grand homme.
Il ne lui échappait rien de ce qui pouvait affermir ou
sanctifier son autorité. Seulement, lorsque sa person-
nalité y était impliquée, il oubliait les lois de la logique.
Ce désaccord entre ses vastes conceptions et l'intérêt
plus étroit mais plus impérieux de sa situation person-
nelle a souvent été l'écueil de sa noble ambition. Cette
contradiction le porta plus d'une fois à persécuter des
hommes qu'il estimait assez pour désespérer de les
séduire, et à entreprendre des guerres impolitiques ou
ruineuses, injustes ou sans utilité
La plus malheureuse inspiration de Bonaparte ne
fut pas de vouloir perpétuer un pouvoir dont seul il
1. La guerre d'Espagne est le commencement d'une décadence qui
n'a pas eu de point d'arrêt. Hommes et revenus, tout y était à sa merci.
Mais après le guet-àpens de Bayonne, tout a'arma contre lui, et. il y
engloutit quatre armées.
La guerre de Prusse a pour cause le refus de se prêter à une trahi-
son. Les Prussiens ont été de toute la coalition les ennemis les plus inso-
lents envers la France.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
avait l'entente et le secret, au milieu des inextricables
perturbations que la Révolution française avait suscitées
à l'Europe <:efut d'avoir appelé cette Révolution même
à son aide, pour consacrer ou plutôt pour polluer son
intronisation. Qu'il se fit consul à vie, dictateur, auto-
crate, le nom ne fait rien à la chose, et avec un peu
de patience et d'à-propos, qualités dont il était émi-
nemment doué, il ne lui était pas plus difficile de mon-
ter sur le trônequ'il
ne le lui avait été de se nommer
premier consul et de se faire proroger pour dix ans.
Pourquoi donc eut-il la mauvaise pensée de s'appuyer
sur l'abdication de la dynastie absente? En quoi cette
lâcheté eût-elle changé sa situation et légitimé son avé-
nement ? et comment un esprit aussi élevé a-t-il pu se
laisser persuader que la fange révolutionnaire lui tien-
drait lieu de l'huile sainte qui figurait au sacre de nos
rois ?
Soit par impatience de revêtir les insignes de sa sou-
veraineté réelle, soit par dépit de .la déception qu'il
avait volontairement affrontée, il se tourna vers un
allié plus souple, auquel il promit du sang pour prix de
son concours. La Révolution se ranima donc encore
une fois, non pour exhumer sa république ensevelie,
mais pour construire un trône au guerrier qui consen-
tait à le tenir d'elle. L'occasion était belle de faire rati-
fier, du fond de son abjection, les doctrines de 1789,
les confiscations et les usurpations qu'elle n'avait pu
faire accepterà laconscience publique aux jours de son
triomphe.
1. La noble réponse des princes &la proposition qui leur fut insinuée
et le dépit que Napoléon en éprouva précipitèrent ses résolutions et
l'égarërent en l'irritant.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
Une prétention si exorbitante, annoncée sans détour,
dut réveitler toutes les défiances à peines assoupies.
Avant de changer aussi radicalement le principe démo-
cratique dans lequel la Révolution avait circonscrit le
pouvoir dirigeant, toutes les opinions se crurent le
droit d'être consultées, et chacune, avec plus ou moins
de modération, de force ou de sincérité, exposa sa cause
et produisit ses titres. Mais aux partis vaincus toute
liberté de discussion est à tout jamais interdite soit par
les gouvernements despotiques, soit par la souverai-
neté populaire; à plus forte raison par un pouvoir mili-
taire sourd par devoir à tout ce qui n'a pas été noté dans
sa consigne.
Il y avait encore quelques vétérans de 1793; ils pro-
testèrent énergiquement au nom des droits de l'homme,
et le poignard à la main la déportation et les supplices
leur imposèrent silence.
Les royalistes, avertis d'un projet qui ruinait leurs
espérances et qui pouvait amener une commotion vio-
lente, se mirent en mesure d'intervenir, dans l'éven-
tualité d'une chance favorable. Mais ce parti, le plus
inoral, le plus national et peut-être le plus nombreux,
était aussi le moins compacte, le plus faible et le plus
impopulaire. Composé d'éléments incompatibles, il n'a
jamais eu le bonheur d'avoir à sa tête ni un homme d'in-
telligence supérieure ni un prince d'un sens droit et
d'un caractère ferme, deux qualités indispensables pour
dominer les événements et les esprits et qui s'aident et
se rectifient l'une par l'autre.
Aux yeux des révolutionnaires, ce parti ne repré-
sente que quelques seigneurs ruinés et quelques cour-
tisans surannés, encore entichés de leurs priviléges et
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
incapables de transiger sur leurs prérogatives féodales.
Ce type est une pure fiction; nous l'avons vainement
cherché dans les rangs de cette noblesse d'élite que le
sentiment du devoir et de l'honneur attache au drapeau
sans intérêt et sans illusion. Si des yeux prévenus ont
prétendu en reconnaître l'empreinte fort effacée et plus
ou moins problématique, ce n'a jamais été que dans
quelques esprits étroits, aveuglés par l'ignorance et la
fatuité, tels qu'il s'en rencontre beaucoup plus parmi
les nouveaux nobles que parmi les anciens. Mais tout
chimérique qu'il soit, ce type n'en est pas moins gravé
profondément dans toutes les cervelles bourgeoises, et
elles le reproduisent à l'envi pour servir d'épouvantail
aux bonnes gens qui seraient tentés de déserter les
principes de 1789.`
Le parti royaliste ou légitimiste ne s'est jamaisrévélé que par deux sortes de gens, étrangers les uns
et les autres aux intérêts et aux abus de l'ancien ré-
gime les hommes d'action et les agents nombreux qui,
plus ou moins accrédités, prennent sur eux de propa-
ger leur principe ou s'entremettent pour diriger, pour
servir ou conseiller les princes. La première catégorie se
compose des gens de cœur et de dévouement noblesse
et peuple au même titre qui ont versé leur sang dans
la Vendée, à Lyon, sous le drapeau de Condé ou sur
les échafauds. Les généraux qui ont, comme Pichegru,
sacrifié leur fortune militaire pour une cause qui avait
leur conviction et leur sympathie, ont droit d'y Sgurer
au premier rang, et l'on doit y comprendre tous ceux
qui, dans les troubles civils ou dans les Assemblées, iso-
lément ou collectivement, ont payé de leur personne et
confessé leur croyance avec courage.
Dt;COXSUI.rËTDEL'RMPIRE
T. I. 35
Quant aux comités dirigeants et aux officieux qu'un
zèle souvent indiscret et quelquefois intéressé a signa-
lés dans toutes les conspirations et dans toutes les
intrigues, ils n'ont jamais été que des auxiliaires com-
promettants, quand ils n'ont pas été des obstacles
Leur activité n'a pas avancé d'un jour la restauration
du trône et si elle ne l'a pas retardée, elle lui a créé
des embarras et des entraves qui sans aucun doute ont
contribué à sa perte. Le comte de Provence~ ne fut
heureusement inspiré ni dans la .conception de ces
missions 'dispendieuses qui colportaient dans tout le
royaume des avis inopportuns et defausses espérances,
ni dans le choix de ses confidents, depuis, Fauche-
Borel jusqu'à Royer-Collard.
Toutes ces agitations qui bourdonnaient et se croi-
saient en 1804 autour du gouvernement auraient rendu
impossible une combinaison sérieuse et une entente
efficace entre les adversaires du premier consul. L'at-
tentat dirigé contre sa personne dans la rue Saint-
Nicaise, et qui fut d'abord attribué aux révolutionnaires,
avait été le crime isolé de quelques fanatiques désa-
voués par leur parti. Bonaparte rendait cette
justice aux royalistes de les croire Incapables de pro-
céder par l'assassinat, et il repoussa les premières as-
sertions de son ministre de la police, par la seule raison
que des armes aussi déloyales n'étaient pas à l'usage
de ce parti.
Cependant la confusion qu'il savait régner dans ses
1. L'histoire de la Vendée contient de curieux doonnpnts sur l'in-
convénient; de ces comités et de ces interventions officieuses et officieUcs
souvent nuisibles ou suspectes, et toujours inutiles.
2. C'est le titre que portait Loms XViM avant sa rentrée en France.
LES RUNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
rangs et peut-être aussi le ressentiment de ce qui
venait d'être tenté contre sa vie lui suggérèrent la pen-
sée de faire servir les légitimistes au succès de son
propre dessein, en les accusant de conspirer eux-mêmes
contre le peuple et contre lui. Il pouvait compter, dans
ce cas, sur l'active coopération des révolutionnaires,
pourvu qu'il leur donnât-un gage de l'indissolubilité de
son alliance avec eux. Ce scrupule n'était pas de nature e
à l'arrêter il n'hésita pas un moment il comprit que
mêler le nom d'un prince émigré à la découverte d'un
vaste complot, c'était donner beaucoup plus de force
aux accusations qui seraient formulées contre les autres
défenseurs de la dynastie. Cette considération décida
de la destinée du duc d'Enghien, et la violation d'un
territoire neutre ne fit pas obstacle à un crime
encore aggravé d'un attentat contre le droit des gens.
La présence à Paris de plusieurs Vendéens accourus
de Londres à la nouvelle assez répandue d'un change-
ment prochain de gouvernement touchait fort peu Napo-
léon. Une autre inquiétude le préoccupait, c'était l'oppo-
sition ouverte de deux généraux, Moreau et Pichegru;
ces illustres adversaires conservaient encore beaucoup
de partisans dans l'armée, et il les regardait comme le
plus grand obstacle à la réalisation de ses desseins, en
raison de la considération qui s'attachait à leur nom
et du rôle important qui pouvait leur échoir dans une
révolte sérieuse, soit sur le Rhin, soit dans les départe-
ments de l'Ouest. Les, faveurs prodiguées aux vain-
queurs de l'Italie avaient excité la jalousie des armées
du Nord, dont les dispositions pouvaient aisément de-
venir hostiles au premier consul. Il avait donc besoin
d'un prétexte plausible pour s'attribuer un pouvoir dis-
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
créHonnaire et se défaire, du mémo coup, de ses deux
antagonistes les plus redoutables. Son génie plein de
ressource et d'audace ne recula pas devant cette entre-
prise hasardeuse.
Il y a toujours eu des velléités de conspiration parmi
les partis vaincus et les opprimés de l'intérieur n'ont
jamais cessé d'entretenir des intelligences avec les
proscrits, que leur bannissement ou leurs anciens ser-
vices dans la Vendée signalaient comme des libérateurs.
Ces dispositions notoires et les rapports occultes de
tant de mécontents rendaient facile à la police consu-
laire la saisiede quelques correspondances suspectes, et
l'invention ou même la suggestion de quelque tenta-
tive qu'elle se réservait de surveiller et de révéler au
besoin, après lui avoir donné une certaine apparence de
réalité. Le complot imputé à Pichegru, à Georges Ca-
doudal et à Moreau n'a jamais été prouvé. Mais les
rapports de ces généraux entre eux et les agitations
suscitées par le bruit universel du prochain avénement
de l'Empire aidèrent à les compromettre en les pous-
saut à se rapprocher dans l'intérêt éventuel d'une cause
commune. Afin de donner plus de gravité à ces pré-
somptions, on résolut d'attirer sur le continent ou
quelque prince émigré ou quelque familier connu de la
cour d'Hartwoll. On détermina donc MM. de Polignac
et de Rivière à passer le détroit à la suite de Pichegru
et de Georges CadoudaP. On les avait suivis pas à pas
et toutes leurs démarches étaient épiées. Cesdeuxnoms,
connus pour appartenir à la cour du prétendant, don-
naient donc à tout complot réel ou prétendu, dans
1. JtfjM:OH'e~ de MéMe de Latouche, Fun de ces agents.
LES RDIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
lequel ils seraient impliqués, une signification que per-
sonne ne pourrait contester. On les tenait en réserve
pour cette éventualité.
D'un autre côté, le premier consul n'était pas demeuré
étranger au rapprochement qui venait de se faire entre
Moreau et Pichegru. Il avait interrogé lui-même le capi-
taine de navire qui avait amené ce dernier, avait voulu
connaître les détails et le but de cette réconciliation, et
laissé entrevoir qu'il l'approuvait et ne serait pas éloigné
lui-même de se concerter avec eux pour donner enfin un
gouvernement définitif à la France. La mort du général
et celle du capitaine Wright ont prévenu d'étranges ré-
vélations. Elles auraient donné un tout autre caractère
au procès.
A la vérité, la fermentation de tous les partis alar-
més et la réunion instantanée de tous les hommes de ré-
solution sur lesquels chacun fondait des espérances con-
stituaient un danger réel pour l'autorité. Quelle que fùt
sa vigilance et son activité, la crise inévitable d'un chan-
gement politique attendu pouvait amener des chances
imprévues. Toutefois il y avait loin, des tentatives par-
tielles qui pouvaient éclater sur plusieurs points à la fois,
à l'attaque combinée que Bonaparte lui-même avait di-
rigée, le 18 brumaire, contre le Directoire. Mais vint
un moment où les manœuvres qu'il avait fallu préparer
pour impliquer dans une même conspiration tous ceux
dont on avait lieu de se défier ne pouvaient plus s'a-
journer sans compromettre le succès d'une intrigue si
compliquée. Le premier consul, instruit par sa propre
expérience, jugeEt qu'il ne fallait pas laisser à l'opinion
publique le temps de se reconnaître, et, cédant lui-même
aux inspirations toujours cruelles de la peur, il eut re-
DUCOKSULATHTML'EMrtRE
cours à des précautions extrêmes, appela à son aide tous
les sanglants souvenirs de la révolution, augmenta
l'effervescence des esprits et sut adroitement profiter de
la stupeur générale pour se réfugier sur le trône, comme
dans le seul asile capable de le mettre à couvert contre
les poignards qui menaçaient sa vie.
Toute cette affaire fut conduite avec une rare habileté
et couronnée d'un plein succès. Mais elle portait avec
elle son châtiment, et le premier consul se trouva lié
plus qu'il ne l'aurait voulu par le pacte qu'il venait de
contracter avec la Révolution. Elle monta avec lui sur le
trône impérial, souillé du sang d'un prince généreux.
Quelque effort qu'il fît dans la suite pour rompre cette
alliance impure, il ne retrouva plus sous l'Empire les
nobles inspirations du Consulat. Il ne songea même pas
à consacrer son avénement par un grand acte de clé-
mence, que la fortune semblait lui avoir ménagé pour
dernière faveur. Entre le complot présumé de ceux qui
voulaient renverser l'ceuvre de la Révolution et l'atten-
tat consommé de celui qui renversait la.République, il
était difficile de faire une subtile distinction et d'incri-
miner dans les uns ce qui eût été un droit pour l'autre;
car les premiers n'avaient pas reçu de mandat qui les
obligeât à respecter la Constitution consulaire, et l'accu-
sation ne pouvait pas même leur reprocher un com-
mencement d'exécution, puisque tout s'était passé en
conciliabules entre des hommes que l'on supposait ani-
més des mêmes sentiments; tandis que le délit du second
était flagrant et avoué, en dérision de ses propres enga-
gements.
On ne pouvait donc se prévaloir que du droit du
plus fort; mais il n'est pas dans les mœurs des siècles
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
civilisés d'accorder au vainqueur le droit d'exterminer
les prisonniers de guerre; et l'on n'avait pas même,
dans l'espèce, l'excuse de la nécessite, puisque les
vaincus étaient sous la main de la justice du pays et
qu'on était allé saisir sur un territoire neutre un ennemi
inoffensif pour l'immoler, sans se donner seulement la
peine de le confronter avec ses prétendus complices.
Rien ne pouvait donc entraver ni aveugler, nous ne
disons pas la justice de Bonaparte, mais sa froide poli-
tique. Or il est évident que le parti le plus humain était
aussi le plus habile. Le même Bonaparte mieux que per-
sonne était fait pour comprendre qu'il pouvait se don-
ner le mérite clé la générosité, en triomphant de ses ad-
versaires plus sûrement et plus complètement que par
une odieuse vengeance. On aurait en général cru à la
réalité de l'offense si elle eût été remise par le pardon,
et cette magnanimité avait le double avantage de donner
de la vraisemblance au complot et d'enchaîner à jamaisla volonté de ceux envers lesquels il aurait usé pour la
première fois du droit de faire grâce. S'il s'en est abstenu,
c'est pour céder de préférence aux inspirations d'un
ressentiment personnel, ou aux exigences de ses nou-
veaux afndés. Aucun d'eux, en effet, ne s'intéressait assez
à l'honneur de son maître pour lui faire entendre ce que
sa renommée et son autorité même auraient gagné à le
montrer aussi grand que le premier des Césars, auquel
il pouvait, à plus d'un titre, se comparer avec un ~usto
orgueil. Mais la Révolution voulait du sang et elle ne
s'engageait qu'à ce prix. Les Talleyrand et les Fouché
aspiraient à so rendre nécessaires et se promettaient de
trafiquer du bandeau impérial comme ils avaient fait du
bonnet rouge. Ils savaient que tout leurcrédit tenait
à
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
ce que le gouvernement continuât de s'appuyer sur la
Révolution.
Le premier consul crut au contraire plus utile à ses
intérêts de la ménager et de s'en servir comme d'un
épouvantail contre les légitimistes, aveclesquels il venait
de rompre et dont il persistait à se dé&er, quoiqu'il les
eût frappés dans leurs chefs et dans leurs plus chères
espérances. Il se contenta de changer les formes, d'effacer
les traces trop visibles et de supprimer le calendrier ré-
volutionnaire il ne voulut pas voir qu'en employant les
hommes qui l'avaient servie il en maintenait par là
même toutes les traditions.
Napoléon ne se livra cependant qu'à demi à ces
pérnicieuses influences. Il sentait, au fond de l'âme, que
l'essor de son génie aspirait à une sphère plus pure et
plus haute, et que, s'il avait fallu pour lui inspirer la
pensée de s'élever jusqu'au trône une série d'événe-
ments en dehors de la prévoyance humaine, il n'y avait
pourtant pas été porté par la Révolution, mais contre
elle, par le pays. Elle lui en avait bien aplani le chemin
en lui confiant ses armées mais elle l'eût sacrifié comme
tant d'autres généraux si elle eût soupçonné son ambi-
tion, plutôt que d'y prêter les mains. Il ne pouvait se
faire illusion sur les titres qui lui avaient mérité sa
confiance. Si la Convention l'avait choisi pour la dé-
fendre contre les sections de Paris, c'est qu'il lui avait
été signalé par les proconsuls envoyés par elle à Lyon et
à Toulon, où ses conseils avaient dissipé la profonde
ignorance de tous ces représentants du peuple entourés
d'officiers sans expérience et à peine dégrossis pour ar-
river des derniers rangs de l'armée au commandement.
Sa jeunesse écartait toute idée de défiance ou d'envie,
LES nmKS DE LA MOXARCHUj FRANÇAISE
et la fortune l'avait conduit par la main du grade de
lieutenant à celui de général, à travers des médiocrités
qui lui faisaient moins concurrence que contraste, et
des circonstances qui semblaient combinées pour mettre
ses talents en relief. Aj juger des débuts de cette brillante
carrière, d'après la portée incontestable de son esprit, il
dut avoir peu d'estime pour ceux qui ont signé ses pre-
miers états de services, peu de jalousie de ses compé-
titeurs, mais beaucoup de mépris pour ses semblables.
Quant à la convoitise du pouvoir suprême, il dut
l'éprouver dès que sa conquête de l'Italie l'eut mis à
même d'éprouver ses forces et de mesurer la distance
qui lui restait à franchir. Mais, n'y eût-il pas été invin-
cihlement poussé par son génie, il y aurait été encou-
ragé par l'impélitie ou l'indignité de ceux qui exerçaient
le pouvoir, et déterminé par l'opportunité de circon-
stances depuis longtemps prévues. L'usurpation mili-
taire, en effet, avait été prédite dès 1790 parBurke, par
Morris, par MaHet-Dupan, par de Maistre et par tous
les hommes d'Etat ou de génie qui observaient la mar-
che de la Révolution. Elle était attendue depuis dix ans
par le pressentiment des masses qui, à chaque bataille,
s'enquéraient d'i nom et des projets du général victo-
rieux. Elle avait été tentée par La Fayette, par Dumou-
riez et par Pichegru provoquée en secret par Danton
et Barras; invoquée par toute la France au 13 vendé-
miaire et au 18 fructidor. Tout le monde était donc pré-
paré a la transition de tant de gouvernements éphémè-
res à un pouvoir~ictatorial.
Il pouvait tomber en des mains moins fermes et
moins dignes, et certes il y a lieu d'hésiter à qualiner
d'usurpateur celui qui eut le courage de rétablir le prin-
DU CO~SCLAT ET DE L'hMPIRR
cipe d'autorité dans un moment où nul autre n'aurait
eu la force d'arracher la France à l'anarchie, pas même,
et moins qu'un autre peut-être, un prince légitime.
L'histoire ne contestera pas à Napoléon ce mérite insi-
gne d'avoir sauvé la société d'une ruine imminente et
fait rentrer le monde dans les voies déblayées de la civi-
lisation. Mais elle lui tiendrait plus de compte d'avoir
enchaîné la Révolution, si la Révolution ne lui avait pas
survécu. Lui-même a duréplun que sa toute-puissance;
tous les monuments de sa gloire l'ont devancé dans la
tombe; pas une de ses conquêtes n'a~pronté àla France,
pas une de ses créations n'est arrivée à la maturité.
Les causes qui avaient rendu l'existence de la Révo-
lution impossible n'ont pas été étrangères à la chute de
l'Empire ni l'excès ni l'abus de la puissance n'ont ja-mais rien fondé. Mais si l'empereur s'est livré avec tant
d'emportement à sa passion pour la guerre, c'est qu'il
avait rendu le règne de la paix incompatible avec l'es-
prit révolutionnaire, auquel il s'était imprudemment
identifié à son avénement. C'est ce souvenir qui l'obsé-
dait, sinon comme un remords, au moins comme une
humiliation il a précipité ce grand homme, appelé à
de si hautes destinées, dans les entreprises gigantesques
qui l'ont perdu contre la Prusse, sans tenir compte des
vrais intérêts de la France; contre l'Espagne, au mépris
du droit des gens; contre le pape qui l'avait sacré, in-
conséquence inexplicable dans un homme doué d'un
esprit si logique et si pénétrant; contre la Russie enfin,
en dépit des traités
1. Comment qualifieront ceux qui regardent aujourd'hui le czar
comme l'oppresseur de l'Europe, la proposition que lui fit Napoléon de
se la partager par moitié?
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
On conçoit ainsi pourquoi, en opérant la contre-ré-
volution la plus complète que pût souhaiter le plus grand
ennemi de ]a République, Bonaparte ne perdit rien de
sa popularité. La propagande continuait sous ses aus-
pices les vieux trônes s'écroulaient, et l'Église romaine
n'avait plus de pape à Rome. On espérait bien, d'ail-
leurs, qu'une vie si remplie serait courte et que la Ré-
volution hériterait de toutes les ruines dont elle jon-
chait sa route. Si les révolutionnaires avaient eu à subir
la loi de Dumouriez ou de Pichegru, ils n'auraient pas
eu la même résignation, parce qu'ils n'en auraient pas
obtenu les mêmes gages d'impunité et de fortune. Leur
abnégation n'était donc pas un calcul sans justesse et
sans profondeur. La Révolution, après l'Empire, a re-
pris sa tâche, comme s'il ne s'était rien passé dans l'in-
tervalle qui dût la mettre hors de cause. Elle s'est
remise à faire des chartes et à lutter contre les lois,
contre la propriété, contre tous les vrais principes sur
lesquels repose l'édifice social.
Ainsi tant de batailles gagnées, de trônes renversés
et de couronnes conquises n'auront servi qu'à dissémi-
ner les éléments de révolte, à remplacer partout les in-
stitutions religieuses et morales par le droit de la force,
à avilir enfin tous les pouvoirs tutélaires en ne les ap-
puyant que sur des notabilités suspectes. En s'incarnant
à Napoléon qui l'a réchauffée sous son manteau impé-
rial, la Révolution, comme le serpent de la fable, lui
aura inoculé le venin dont il devait mourir. Si sa re-
nommée sonore mais stérile a passé comme une trombe,
emportant dans son tourbillon toute la splendeur et
toute la fécondité du sol de la patrie, c'est que ce sol
avait été déaud~ et infecté par la Révolution. De cet
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
infatigable conquérant, de cet habile législateur, de ce
profond politique, il ne devait rien rester, parce que la
Révolution marchait dans son ombre.
Ainsi cet autre Alexandre n'aura pas laissé une pro-
vince à partager à ses lieutenants; cet autre César n'aura
fait que dévoiler ce que les républiques renferment
d'abjection, sans donner de lendemain à sa dynastie; il
fut pourtant doué comme eux de génie et d'audace, de
prévoyance et de libéralité. Moins héroïque que le pre-
mier, moins généreux que le second, il les surpassa tous
les deux en un point, c'est que non-seulement il parvint
de plus loin à l'empire, mais qu'il tira l'autorité elle-
même du néant et sut la relever avec les débris et les
éléments disparates d'une noblesse proscrite, d'une sol-
datesque inculte, d'une aristocratie sans aïeuxet d'une
cour cupide, vulgaire et décriée.
g lit. – L'ESPRIT DE CONQUÊTE – SECONDE CAUSEDE SA MJ!NE.
On ne peut contester à Napoléon le mérite d'avoir
rendu à la France des institutions salutaires et de l'avoir
gouvernée avec gloire. Mais la sagesse de son adminis-
tration avait principalement pour but de multiplier ses
ressources pour la guerre et d'exalter l'esprit aventureux
et querelleur de la race gauloise. Jamais, dans un laps
de temps aussi court, il n'a été livré autant de combats
et immolé autant d'hommes. On ne peut considérer
que comme une trêve la paix précaire dont on fit l'essai
sous le Consulat. Les conférences d'Amiens furent une
L Il C'est toujours le peuple conquérant qni est le premier asservi.
(MOKTESQUMU.)
LES RUINES DE LA MONARCIIIE FRANÇAISE
simple joute diplomatique dans laquelle les cabinets fai-
saient parade de modération, sans espoir de se tromper
mutuellement. Depuis la bataille de Marengo, l'équilibre
européen était détruit, et personne ne voulait sincère-
ment du statu ~MO.
La guerre fut toujours envisagée par l'empereur
comme la solution des difficultés de son règne. Soit
qu'il fut possédé de la passion des conquêtes, soit qu'à
ses yeux, après une perturbation générale comme celle
dont la Révolution avait affligé l'Europe, il fallût
donner aux esprits inquiets une direction violente et
aux ambitions surexcitées un stimulant qui les détour-
nât de sa route ou les attachât à sa fortune, il est cer-
tain qu'il subordonna toutes ses conceptions à cette
pensée prédominante, source de sa grandeur et de sa
chute. Il s'y était rendu si redoutable qu'il dut natu-
rellement la regarder comme le gage de la soumission
de la France et l'appât nécessaire des braves qu'illus-
,iraitson drapeau.
Les mêmes dissentiments entre les puissances de
l'Europe qui firent les succès inespérés du Comité de
salut public favorisèrent aussi ceux de Bonaparte, mais
avec cette différence qu'il les suscita lui-mème, entre-
tint secrètement les défiances entre les cabinets, et
trouva au sein de chacun d'eux quelque membre des
sociétés secrètes dont il paya les trahisons.
Ses conquête~ furent rapides, ses victoires brillantes
et ses traités productifs. Les tributs des nations servi-
rent à lever de nouvelles légions qui leur en imposèrent
de plus lourds chaque année. ïl dota libéralement ses
lieutenants, ses ministres et sa famille, Plus prodigue
que le fils de Philippe, il eut des trônes pour ses frères,
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
pour ses sœurs, pour ses amis et pour ses alliés. Il créa
tant et de telles existences militaires que, les dépouilles
du continent n'y pouvant plus sufnre, il traita la France
même en pays conquis et distribua à ses favoris des
dotations sur le territoire national, soit en domaines
provenant de connseations, soit en actions sur les
canaux, soit en rentes sur l'État.
C'est ainsi qu'excitant toutes les cupidités, rassasiant
toutes les ambitions, il put pendant dix ans, aux accla-
mations des Français, promener dans toutes les capi-
tales du continent son étendard glorieux et sanglant,
ses armées sans cesse décimées et renouvelées, mais
rendues invincibles par le sentiment de leur force et
leur confiance sans borne dans le génie de leur général.
Mais c~est aussi ce qui rendait impossible la durée
de sa gigantesque puissance. S'il n'a pu'y suffire lors-
qu'il était encore dans toute la virilité de sa vaste intel-
ligence, que fût-elle devenue lorsque l'appui de son
bras lui aurait manqué? Ce sont les lieutenants
d'Alexandre que Dieu chargea de liquider sa succes-
Sion.
Pour résister aux séductions d'une fortune si prodi-
gue, il faudrait être plus qu'un homme, et les plus puis-
santes organisations sont aussi les plus impressionna-
bles. L'ambition est, après tout, une faiblessse humaine,
rien de plus, et ce qu'il y a de durable en ce monde est
ce que la mort surprend encore debout, car les passions
anticipent sur elle et font la moitié de sa tâche.
Napoléon n'était pas plus grand que sa gloire. A
mesure que les succès enivraient son orgueil, sa con-
fiance dans son étoile reculait les bornes de sa prudence.
La prospérité l'aveugla et les difficultés l'irritèrent,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
comme un autre mortel. Il s'oublia au point de manquer
à sa dignité personnelle et d'abuser de son rang pour
insulter impunément à ses ennemis. Au mépris des
convenances les plus usuelles, il prit à partie tous les
individus qui recevaient des puissances armées contre
lui mission de traverser ses projets ou de démasquer sa
politique. fl attaqua, dans ses gazettes, les ministres
d'Autriche et de Prusse avec une auimosité de mauvais
goût, et s'emporta puérilement contre les agents de
l'Angleterre qui intriguaient contre lui sur le continent.
Il dut rougir de ses procédés injurieux envers la reine
de Prusse, lorsqu'une guerre impolitique, mais con-
duite avec un art et une vigueur sans exemple, eut
livré à sa merci le sort de cette héroïne et de la maison
de Brandebourg.
Sa colère ne s'en tint pas toujours à cette petite
guerre de plume et de propos provoquants, si étrange do
la part d'un monarque tout-puissant. Lorsque le mani-
feste rédigé par M. Gentz fut réimprimé à Nuremberg,
il fit saisir et fusiller, contre le droit des gens, le libraire
Palmer, dont tout le crime était d'avoir publié cette
énergique protestation à la suite d'un autre écrit du
même auteur où les mensonges et les forfanteries de la
diplomatie impériale étaient dénoncés avec trop de
véb/ -ence pour être pardonnés. Mais le libraire do
Nuremberg n'en était pas l'auteur'.
Cette cruauté était sans excuse, et la colère de
Napoléon révéla en lui une susceptibilité dont on se
promit de tirer parti pour l'irriter encore et le porter
à quelque violence qui le rendît odieux aux populations
1. Cet écrit de M. Gentz, intitulé De l'esprit ~M ~M~, contenait des
personnalités et des anecdotes diffamatoires.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
déjà foulées, mais fascinées par lui. La presse anglaise
ne manqua pas de rappeler à cette occasion tous les
meurtres imputés à son ambition impitoyable le géné-
ral Pichegru et le capitaine Wright égorgés dans leur
prison; le duc d'Enghien, dont l'enlèvement seul sur un
sol ami était un crime; Frotté tué par l'escorte qu'il*
suivait sur la foi d'un traité et tant d'autres immola-
tions accomplies dans l'ombre ou revêtues d'une léga-
lité dérisoire. Mais ces attentats pouvaient être rejetés
sur le danger d'une criseimminente
ou la crainte d'une
puissante rivalité, tandis que la mort de Palmer, qui ne
relevait pas des lois françaises, était une vengeance gra-
tuite et qui n'avait pas même le prétexte de l'utilité.
Cette affaire obscure, mais exploitée avec habileté, eut
le même retentissement qu'aurait pu avoir une victoire
sur la F''ance et contribua, autant que la guerre d'Es-
pagne, à faire de l'empereur, aux yeux de la multitude,
un tyran incapable de modération, g'âté par la fortune,
esclave de ses caprices,insatiable et sans foi dans son
ambition
Ces diffamations pouvaient opérer à l'extérieur une
réaction dans les esprits et y préparer peut-être des élé-
ments de résistance. Mais elles ne pénétraient pas en
France ou n'y faisaient aucune sensation. L'empereur
n'y trouvait que de l'admiration pour ses victoires et du
respect pour son autorité. Toutefois cette préoccupation
exclusive du métier de la guerre altérait sensiblement
les mœurs du pays et exaltait d'une manière inquiétante
i. On assure que c'est aux fils de Palmer qu'il faudrait attribuer la
chute de Berthier, prince de Neuchâtei, précipité de lit fenêtre d'une mai-
son en construction, d'o~ il regardait dcnter leur régiment, en 181S il
tomba en effet, poussé par une main demeurée inconnue.
LES RU~ES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'ambition des dernières classes de la société. Un go)i-
vernement militaire a bien le double avantage de se
faire obéir sans hésitation et de plaire'en outre à une
nation naturellement belliqueuse; mais il n'est pas civi-
lisateur, à moins qu'il ne descende sur un peuple bar-bare pour le dégrossir et le polir sur son propre modèle.
Lorsqu'il part d'un État légal pour arriver à le dominer,
il commence nécessairement par l'asservir et le cor-
rompre car les libertés civiles ne peuvent se concilier
avec la discipline, et comme il faut que l'une de ces
deux incompatibilités cède à l'autre, ce sont les libertés
qui s'assouplissent. L'autorité militaire est jalouse et
exclusive; elle attire bientôt à elle toutes les. préroga-
tives et, par suite, toutes les ambitions. Mais cette con-
currence, à son tour, devient mortelle à l'esprit d'abné-
gation et de dévouement, la première vertu du soldat.
Quand la richesse et la considération ne se mois-
sonnent que dan~ les camps, tout le monde y court, et
la loterie des champs de bataille est le point de mire de
toutes les cupidités. Nous avons vu souvent, sous l'Em-
pire, le mérite s'abdiquer en face de l'avancement, et
la bravoure calculer rigoureusement les intérêts de sa
mise. Veut-on savoir pourquoi, au milieu de tant d'ex-
ploits collectifs qui honorent les numéros de nos régi-
ments, il y a si peu de ces dévouements oublieux d'eux-
mêmes et de ces habitudes chevaleresques qui répandent
tant d'intérêt dans les récits de l'antiquité et de nos
vieilles chroniques? C'est que leur émulation du grade
passe avant celle du devoir. C'étaitsurtout
dans les
campagnes malheureuses qu'on reconnaissait les enfants
de la France ils prenaient grand soin de glorifier leur
défaite en s'enveloppant de leur drapeau pour mourir,
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
ou, en recevant une balle dans la poitrine, pour indi-
quer à ceux qui les suivaient la direction des batteries
ennemies.
Les volontaires de 1792 pris, en grande partie, dans
la bourgeoisie des villes, animés d'une certaine exalta-
tion philosophique et la mémoire ornée des poésies de
Voltaire, conservaient encore quelque trace du caractère
français. Ils n'avaient pas la sérénité du chevalier croi-
sant sur son sein le signe de sa foi et l'écharpe de sa
fiancée, lorsqu'ils affrontaient la mort; mais ils mon-
traient le même entrain et le même mépris du danger.
Nés la plupart sous le même ciel et nourris du même
lait, ils portèrent sous les armes un sentiment d'abnéga-
tion et de fraternité digne des temps héroïques. Cette
dernière empreinte s'effaça bientôt dans les fatigues
d'une guerre sans relâche, et sous des chefs ignorants
choisis dans les chambrées. Il n'en resta plus de vestige
dans les prétoriens de la vieille ou de la jeune garde.
L'obéissance passive et la soif de l'avancement y étei-
gnirent l'esprit de famille et jusqu'à l'esprit de corps.
On changeait avec la même indiNérence d'uniforme et
de régiment. Toute la jeunesse, mise en coupe réglée,
se prit d'une sorte de fanatisme guerrier qui ne ressem-
blait en rien à l'exaltation du patriotisme. L'art de par-
venir se réduisait pour elle à sa plus simple expression.
Plus il tombait de rivaux dans une campagne, plus il
y avait de successions ouvertes; un champ de bataille
n'était qu'un champ de moisson, et l'on aurait volon-
tiers rendu grâce à la foudre qui éclaircissait les rangs.
L'égoïsme, pour la première fois, ressembla à de l'en-
thousiasme.
Il faut avoir vécu dans les camps pour se faire une
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
idée des intrigues et des sollicitations qui obsédaient
le quartier général après une affaire, et combien de
servilité s'alliait à tant de vaillance. Une police sans
vergogne corrompait les meilleurs régiments. On s'y
observait et l'on s'y détestait, comme des moines forcés
de vivre dans un même couvent. L'espionnage et la
délation avaient leur récompense comme les faits
d'armes. Les murmures perçaient bien quelquefois l'en-
ceinte derrière laquelle l'état-major rédigeait ses bulle-
tins, mais le canon redressait du même coup la plainte
et l'injustice. Cette solution était si prompte qu'on
n'avait pas toujours le temps d'articuler ses griefs. Le
concurrent déçu ne tardait que peu de jours à recueillir
la succession de son heureux rival ou à le débarrasser
d'un compétiteur incommode. Nous avons vu accorder
à un seul régiment plus de grades et de cordons que le
glaive n'y avait laissé d'individus aptes à les recevoir.
Dans cette loterie, plus d'un lot est échu à qui n'avait
pas encore réalisé son enjeu.
Ces chances inattendues tournaient les meilleures
têtes, et chacun avait en perspective le bâton de maré-
chal d'empire, l'administration d'une province ou tout
au moins le commandement d'un régiment. Tant de
fortunes improvisées autorisaient ces' espérances
qu'elles descendaient dans les chaumières les plus
humbles. Toutes les mères rêvaient des décorations,
des arcs de triomphe et des ttunes pour le fils qu'elles
ne devaient jam&is~ revoir et dont elles ne pourraient
pas même avoir l'extrait mortuaire. Le grand dispensa-
teur de ces illusions avait remplacé la Providence dans
l'esprit du peuple.
Sans cet enivrement, les distinctions arbitraires, les
DU CONSULAT ET M L'EMPIRE
bulletins mensongers et les nombreuses irrégularités,
autrefois tributaires de la malignité publique si atten-
tive à enregistrer les moindres distractions du pouvoir,
seraient-ils passés inaperçus? Les actes capricieux et
tyranniques dont le despotisme impérial était prodigue
bravaient la censure publique, qui semblait avoir abdi-
qué. Quand Napoléon, emporté par un sentiment de
dépit inqualifiable, jeta dans les bagnes les nobles
débris de la bande de Schill qui avait osé disputer le
passage à la grande armée, et cette héroïque garnison de
Figuières qui avait repris ses forts livrés par trahison, pas
une voix ne s'éleva en faveur de ces braves si indigne-
ment traités. Le sentiment de l'antique honneur et la
pitié même étaient éteints dans l'âme de ces soldats
dévoués, comme tout esprit de liberté dans cette nation
dégénérée qui s'était révoltée contre quelques abus des
lettres de cachet et qui voyait, sans s'émouvoir, les
prisons d'État regorger de victimes retenues sans juge-ment, sous les yeux d'une commission sénatoriale de la
liberté individuelle.
Lorsque d'irréparables désastres eurent ouvert les
yéux de cette nation aveuglée, eut-elle le couruge d'en
désavouer la cause? Non. Toutes les ambitions turbu-
lentes rendues à la monotonie de la vie civile s'en
prirent au pouvoir débonnaire qui venait rompre le
charme sous lequel elles avaient trop longtemps vécu.
Que faire, en effet, d'une existence inerte, après cette
vie d'émotions convulsives devenues une seconde
nature, si ce n'est de dépenser en séditions et en com-
1. On ne désignait pas autrementle corps de partisans levé par le co-
lonel SchiM. Celui-ci fut pris et tué à Stockholm; ceux de ses soldats qu'on
fit prisonniers furent envoyés aux bagues de Lorient et de Bochefbrt.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
plots cette surabondance d'énergie comprimée? Les arts
de la paix et la culture de l'esprit ont peu de prise sur
ces âmes bronzées aux rudes exercices de la guerre ou
blasées par l'habitude du commandement. La liberté
civile avec ses conditions de réciprocité, la justice avec
son importune balance et le mérite avec ses titres à la
prééminence étaient des entraves intolérables pour ces
vétérans façonnés au régime impératif de la discipline
et accoutumés tout subordonner à l'intelligence de la
consigne.
Voilà ce que Napoléon avait fait de cette génération
de Français dont les pères passaient pour légers et fri-
voles et s'étaient, en effet, étourdiment précipités dans
tous les excès de la liberté. Des pensées de révolte
durent donc traverser l'esprit de ces serfs de l'Empire
dès que l'autorité se déchargea du soin de penser pour
eux. Ils prirent en mépris, puis en dégoût, puis en
haine, un pouvoir qui leur parlait d'une voix douce,
presque timide, et qui descendait à raisonner avec eux.
Cette réaction naturelle d'une génération pétrie et
pétrifiée au service d'un glorieux despotisme, aurait dû
être pressentie par les premiers ministres de la Restau-
ration, s'il s'en était trouvé de capables de prévoir
quelque chose. C'était prendre une peine inutile que de
chercher à la consoler ou à l'éclairer. On ne redresse
point le pli contracté par une pression incessante, dans
ces natures abruptes et sèches que la volonté du maître
n'a pas seulement assouplies, mais brisées et aplaties.
Ceux-là seuls les contiennent qui dédaignent de les mé-
nager ou s'identifient intimement avec leurs préjugés.
On a vu avec quelle facilité la Révolution, si bruta-
lement traitée par l'armée, est parvenue à se réconcilier
DU CONSULATET DH L'EMPIRE
avec elle. L'alliance entre les démocrates de 1793 et les
prétoriens de 1813 était déjà à l'œuvre, qu'on n'en soup-
çonnait pas même la possibilité. Les uns se prirent à
trouver dans l'empereur la Révolution incarnée, et les
autres s'accoutumèrent à tirer le sabré pour la liberté,
ce qui leur coûta d'autant moins qu'elle s'est toujours
produite en France avec le caractère du plus insolent
despotisme.
Ainsi la civilisation avait rétrogradé sous le joug de
ce puissant génie; pour transformer en soldats les
hommes que la Révolution avait déjà asservis, il les a
tous jetés dans un moule d'où ils sont sortis abrutis et
déformés, -sans autre instinct que celui de ces fanati-
ques de l'Inde qu'on voit se précipiter sous les roues
du char portant leur idole, et montrer avec orgueil à
la foule ébahie leurs membres mutilés dans ce pieux
exercice.
Nous verrons sous son règne les lettres station-
naires et les beaux-arts sans originalité, bien que le
souverain fût doué d'une imagination poétique et d'un
jugement solide,. On ne saurait dire que la pensée ait
été captive à une époque qui a pu rendre impunément
hommage aux écrits des Bonald et des Chateaubriand;
mais les quelques voix qui s'exprimaient avec la liberté
du génie n'arrivaient pas encore aux oreilles de la foule
absorbée dans le culte des banalités académiques, et
ceux que les couronnes poétiques de cette époque empê-
chaient de dormir auraient pu leur opposer une plus
coureuse concurrence que l'exagération des formes,
l'affectation et la bizarrerie, sortes de banalités aussi
fades que la monotome classique, et plus méprisables.
Ainsi, dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre
LES BUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
matériel et dans l'ordre moral, la Révolution, favorisée
par les mœurs militaires, avait poursuivi son œuvre
d'abaissement et de décadence.
Mais la conséquence la plus irréparable des glo-
rieuses campagnes de l'Empire sera d'avoir livré le
monde entier au monopole commercial de l'Angle-
terre et aux influences malfaisantes de sa politique.
Celle-ci n'aurait jamais osé perpétuer l'esprit révolu-
tionnaire dans le midi de l'Europe, ni pu exercer impu-
nément son despotisme maritime, si le mépris de Napo-
léon pour le droit des gens ne lui en avait donné le
prétexte et l'excuse. En chassant le roi de Portugal de
ses Etats, c'est à l'Angleterre qu'il acheva de les inféo-
der, car il y attira ses armées libératrices. En s'empa-
ra!) de la Hollande, il autorisa les Anglais à s'empa-
rer de ses flottas et de ses colonies. Mais surtout en
confisquant le trône d'Espagne il déchaîna pour plu-
sieurs siècles le fléau de la guerre dans tout le Nou-
veau-Monde, l)risa pour jamais le lien salutaire qui
attachait les colonies aux lois de leurs métropoles et
anticipa fatalement sur les droits du temps, auquel
seul Dieu confia l'élaboration des sociétés humaines et
le développement des nationalités appelées à se suffire.
De tant de nations donc il a compromis l'indépen-
dance ou suscité la rébellion, il no reste que des épa-
ves, débris de leur commun naufrage, et que se par-
tagent, de Mexico à Buenos-Ayres, le despotisme et
l'anarchie.
De tant de royaumes que les armes du moderne
César avaient soumis ou que ses décrets avaient orga-
nisés, pas un n'est resté sous le sceptre des rois qu'il
leur avait imposés; aucun même n'a conservé les limites
DU COr'.SLLAT ET DL: L'bMI'im-:
qu'il lui avait assignées. Il a vu détacher do la France,
non-seulement les provinces qu'il y avait incorporées
contre nature, mais encore celles que des généraux
mieux inspirés avaient acquises, que des traités avaient
dénnitivement concédées, et que leurs besoins, leurs
mœurs et leur position topographique avaient desti-
nées, de tout temps, à devenir françaises.
§ IV. NAPOLÉON SEUL RESPONSABLE DE SA CHUTE.
Nous n'avons pas pris la biographie de Napoléon
comme objet principal de ces études, mais bien les
résultats de sa politique pour la France; sous cerap- t
port, la contemplation de ses irréparables défaites offre
d'aussi graves enseignements que celle de ses triomphes.
Les plus grands hommes pèsent peu dans la main de
Dieu; leur passage n'est qu'épisodique dans l'histoire;
elle les oublie en marchant; et, quelle que soit leur
place dans la mémoire de leurs contemporains, ils sont
jugés par la postérité d'après les seuls monuments qui
ont survécu à leur fugitive grandeur.
L'empereur des Français a attiré sur eux d'immenses
calamités. Mais il leur avait rendu de grands services
et ils ont d'autant moins le droit de les -oublier qu'ils
ont partagé l'ivresse de ses prospérités, contribué à ses
injustices en y applaudissant, et profité autant qu'ils
l'ont pu des abus de la victoire ce n'est pas pour les
avoir délivrés du néau de la Révolution qu'ils lui ont
voué un culte superstitieux, mais pour les avoir appelés
la grande Nation et les avoir menés, pendant dix ans,
à la chasse des hommes, comme une meute qui,n'aurait
pas d'autre instinct. L'expiation qu'ils ont subie, ils
LES RUIXES DE LA MONARCHIE FRAXÇAISE
l'ont deux fois voulue, en le suivant encore à son retour
de l'lle d'Elbe.
On a beaucoup répété que si Napoléon avait été plus
modéré dans ses désirs et plus prudent dans, ses entre-
prises sa puissance eût été inébranlable et sa dynastie
fondée pour une longue durée. Cette hypothèse pourrait
s'appliquer à toutes les péripéties de l'histoire et la
recomposer sur des données arbitraires. Pour s'arrêter
dans l'essor d'une ambition sans limite, il lui aurait fallu
changer de nature. Ce n'est, apparemment, ni avec la
circonspection de l'esprit ni avec la faiblesse du cœur
qu'on s'élance d'une condition obscure au faîte de la
puissance.Le dominateur de l'Europe pouvait-il se
déner de la fortune, lorsqu'elle n'avait eu que des
faveurs pour le lieutenant d'artillerie? Quand il dépas-
sait, de toute la hauteur à laquelle il s'était élevé, les
obstacles qui surgissaient encore devant lui, qui aurait
osé lui dire, qui aurait pu soupçonner que la plus for-
midable armée qu'il eût encore commandée et la plus
savante campagne qu'il eût jamais méditée le condui-
saient à sa perte, lui qui, longtemps contrarié dans ses
desseins par des difficultés inattendues, souvent subor-
donné à des instructions inintelligentes et à bout de
ressources, avait toujours vaincu?
En admettant que son caractère aventureux eût
éprouvé cette soudaine métamorphose, et que sa
volonté ordinairement si inflexible chancelât à l'ap-
proche de dangers depuis longtemps appréciés et pré-
vus, pouvait'il, en changeant de résolution, changer
avec lui les hommes et les choses qu'il avait appropriés
à ses desseins, tenir dans l'inaction la génération qu'il
avait formée pour la guerre, et renvoyer à leur charrue
DU COXSULAT ET DE L'EMPIRE
ou à la boutique de leur père tous ces parvenus des
champs de bataille dont il avait démesurément élargi
l'existence et exalté l'ambition; maintenir enfin sans
effort, entre les souvenirs ravivés de l'antique monar-
chie et les ferments toujours bouillonnants de la jeune
République, un trône construit de leurs débris?
Laissons à la naïve superstition des peuples primitifs
le besoin d'attacher à des amulettes la destinée des
grands hommes, et de demander à l'astrologie l'explica-
tion de ce qu'ils ne comprennent pas. Ce n'est pas pour
avoir répudié sa femme qu'il a perdu le talisman de sa
fortune. Elle n'avait compté dans son existence que
par les sentiments qu'elle sut lui inspirer avant son élé-
vation et ses rapports avec elle et les enfants d'un pre-
mier lit ont toujours eu le caractère d'une haute conve-
nance et d'une généreuse affection. Mais il n'y avait pas
d'inconséquence à un fondateur de dynastie de vouloir
un héritier de son nom et de son empire. Ce n'était pas
déroger que de s'allier au sang impérial de Habsbourg,
et la main d'une archiduchesse était, à tout prendre, un
parti sortable pour le fils d'un huissier d'Ajaccio, quel-
que grand que l'eussent fait son génie et ses victoires.
Il n'avait pas fait un faux calcul, car non-seulement cette
alliance a consacré sa souveraineté, affermi ses con-
quêtes et fait revivre le droit de préséance de la monar-
chie française, mais elle a, en définitive, sauvé deux fois
sa tète découronnée.
Tel fut le prestige de ses victoires que la plupart
de ceux qui en ont été les instruments et les témoins
ne peuvent se persuader qu'un si grand général eût
jamais été vaincu s'il n'avait pas été trahi. Ses panégy-
ristes ne se sont pas encore résignés à voir dans la
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
chute de Napoléon un événement naturel, et dans ses
fautes lacause
de ses défaites. A les en croire, il fallait
tout au moins la conjuration des éléments, suivie de la
défection de tous ses lieutenants, pour détrôner cet invin-
cible.
Mais, il na faut qu'un peu d'attention et de sincérité
pour le reconnaître, nul autre que lui n'a préparé sa
chute, et lui seul pouvait la rendre aussi profonde et aussi
irréparable. C'est méconnaître volontairement le cœur
humain que de supposer qu'il puisse désirer moins, à
mesure qu'il peut oser davantage. Cette modération ne
fut la vertu d'aucun ambitieux elle serait la négation
des qualités qui ont fait la gloire de celui qui nous
occupe. Il est si naturel de demander encore quelque
chose à la fortune, quand elle semble n'avoir plus rien
à refuser! L'une des impressions les plus générales qui
soient restées du caractère de Napoléon, c'est qu'il n'a
jamais considéré une position acquise que comme un
point de départ pour en acquérir une nouvelle. Son
ambition aspirait à l'infini est-il étonnant qu'elle s'y
soit égarée? Il a voulu rester fidèle aux inspirations qui
ont affermi ses premiers pas c'était vouloir se perdre.
La Russie lui disputait Ip. souveraineté du continent, il
s'est obstiné à lui imposer des conditions qu'elle a refusé
de.subir, et cette opiniâtreté, si souvent garante de ses
victoires,-l'a empêché de prévoir les trahisons du climat
et l'impossibilité de la retraite.
Les historiens de cette campagne n'ont trouvé d'ex-
plication aux fautes ou à l'imprévoyance du chef de ia
grande armée que dans la supposition d'un mal inconnu
qui aurait momentanément affecté ses facultés intellec-
tuelles mais les faits répondent plus clairement que
RU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
toutes les subtilités par la réalité des résultats'. Le sou-
lèvement des nations fatiguées de servir de marchepied
au despotisme d'un seul homme, l'aveuglement de cet
homme sur cette réaction des esprits, sur les périls incon-
nus d'un climat inexploré'et sur l'éventualité du pre-
mier revers qui servirait de signal à la défection géné-
rale voilà la trahison qui a détrôné l'empereur.
L'unique trahison bien avérée sous l'Empire, c'est
celle de Bayonne. Elle a été la première éclipse de
l'étoile de Napoléon, le commencement des résistances
populaires, le signe d'une révolution prochaine dans sa
fortune et dans la politique des cabinets.
Cet attentat ne s'explique pas plus par les calculs
d'une cupidité intéressée que par les nécessités d'une
politique prévoyante. L'empereur disposait souveraine-
ment de l'Espagne, dont les armées marchaient sous le
drapeau de la France, dont les finances ajoutaient aux
revenus directs qu'il tirait de son propre territoire. Il
pouvait à son choix renverser ou s'attacher le prince de la
Paix, avoir dans Ferdinand VU, qui sollicitait la main
d'une fille de sa maison, un vassal plus docile que son
frère Louis, moins suspect aux Espagnols que son frère
Joseph. Il le comprenait sans doute; mais, attèint
de ce vertige avant-coureur dé la chute des rois, il
subordonna toutes ses pensées a celle-là seule qui ahéra
et pervertit toutes les autres. Le meurtrier du duc d'En-
ghien ne voulait pas qu'un Bourbon régnât à Madrid,
lorsque déjà il n'y en avait plus à Naples. Sa conduite
dans ce triste drame de Bayonne, où le père et le fils
1. M. do Sëgur donne à entendre l'existence de ce mal inconnu. Mais
ni M. de La Baume ni aucun autre témoin ne confirment cette insinua-
tion.
LES RUIXES DE LA MOXAliCniE FHAXÇAtSE
divisés entre eux se mettaient à sa merci, n'a de solution
plausible en effet que dans le parti pris de faire dispa-
raître les derniers représentants de la race qu'il méditait
de remplacer. Il y eut dans cette négociation odieuse
quelque chose de si ténébreux et de si hautain à la fois,
qu'on ne peut s'empêcher d'y reconnaître le ton d'un
accusé qui, ne pouvant ni se justifier ni avouer son
crime, prend le parti de braver ses juges. C'est un aveu,
peut-être un remords, mais c'est surtout un défi. Aumo-
ment même ou il venait de ployer l'Europe à ses vo-
lontés, il prétendit la convaincre qu'il n'entendait
soumettre son libre arbitre ni aux usages de la diploma-
tie ni à la teneur des traités.
Jusqu'alors l'éclat et la rapidité des conquêtes de
Napoléon en avaient fait pour les peuples'un objet de
terreur superstitieuse autant que d'admiration. S'il
avait commis des fautes, il les avait réparées avec tant
de calme, de bonheur et d'habileté, que ses revers
mêmes semblaient avoir fait partie de ses prévisions.
Friedland reflétait sur Eylau, et Wagram sur Essiing.
Ainsi, jusqu'aux yeux de ceux qui voyaient en lui un
fléau de Dieu, cette opinion doublait sa force et décou-
rageait les plus braves. Mais l'héroïque résistance du
peup?* espagnol qui, abandonné de ses princes et envahi
par plusieurs armées, puisa dans son indignation une
sauvage et indomptable énergie, affaiblit le prestige et
ranima les courages abattus.
Les vieilles légions mutilées faisaient place à de
jeunes recrues moins aguerries et' moins disciplinées,
mais qui, dans le désir de s'égaler à leurs aînées et d'ho-
norer leur uniforme, se montraient impérieuses et exi-
geantes envers leurs hôtes, généralement officieux et
DU CO~UL.tT KT DE L'HMI'IRE
patients, surtout dans les provinces allemandes. Du
mépris du danger, ils croyaient de bonne guerre de
passer au dédain du vaincu. Bonaparte a plusieurs fois
été dans le cas d'intervenir pour réprimer et punir ces
petites vexations, souvent plus irritantes que l'abus de
la forcer Mais elles avaient pour résultat de familia-
riser davantage les populations avec leurs vainqueurs,
de mœurs faciles au fond et plutôt naïfs qu'imposants.
Elles s'aperçurent bientôt que les gouverneurs et les
intendants envoyés pour les pressurer avaient plus de
ferveur que de savoir, plus de dureté que de désintéres-
sement. Ils ne répondaient pas tous comme M. Daru
aux doléances des magistrats de Berlin « Si l'empereur
m'ordonnait de vous monnayer, il faudrait bien vous y
résigner. » On s'exerça donc à les tromper et à les cor-
rompre et plus on vit de près les états-majors et la
cour impériale, plus on perdit du respect mêlé de crainte
qu'inspirait tout ce qui commandait en son nom.
Parmi les familiers de l'empereur, il ne se trouvait
guère que des esprits médiocres, des serviteurs empres-
sés et des courtisans vulgaires. Ceux mêmes d'entre
ses amis les plus sincères qu'il poussa à la tête de ses
armées n'y brillèrent qu'au second rang, à l'exception
de Marmont, toujours malheureux, quoique habile, et
de Davout dont le commandement dur et insolent était
plus vanté dans les bulletins que dans les bivouacs et
n'en'aça jamais entièrement les souvenirs de Fleurus~.
1. On s'est beaucoup entretenu à Vienne, pendant l'occupation, d'une
scène de ce genre, dont la princesse de Lichtenstein avait cru devoir
porter plainte à l'empereur. Elle intervint aussi pour obtenir la grâce des
coupables, ou plutôt des étourdis qui avaient abusé de son hospitalité.
2. Il fut sévèrement réprimandé en présence de tout i'état-mnjor. H
n'était alors que chef de bataillon,
LES RU1XES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Il ne fit de Savary qu'un ministre de la police, et quoi-
qu'il lui ait confié plusieurs commandements supérieurs
il ne crut pas devoir l'élever à la dignité de maréchal.
Bessières et Duroc se sont acquis plus d'estime que de
renommée; et quant à Masséna, Macdonald, Soult, Vic-
tor, Oudinot, Lannes et tous les braves que les guerres
de la République avaient légués à l'Empire, ils ne
durent leur élévation qu'à eux-mêmes et n'eurent part t
aux faveurs du souverain que parce qu'ils formaient
la tête de l'armée. Quelques-uns même furent tenus
pour suspects pendant une grande partie du règne de
Napoléon
Si la composition de ses derniers états-majors et de
sa cour était une nécessité de sa position, elle devint
aussi une cause de ses erreurs. Le fer avait moissonné
ceux de ses anciens frères d'armes qui, par affection
autant que par honneur, osaient lui parler avec fran-
chise quelques-uns s'étaient éloignés de lui, et il finit
par n'avoir à ses c~tés que des admirateurs trop respec-
tueux pour avoir un avis qui ne fût pas le sien, ou des
conseillers trop complaisants pour risquer de lui
déplaire. C'était non pas de l'adulation, mais de la fasci-
nation qu'exerçait naturellement celui qui avait accom-
pli tant de grandes choses sur tous ceux qui l'appro-
chaient et surtout sur les jeunes gens, qui le servaient
avec une sorte de fanatisme. Il se bornait à exiger de
ses <M<o~pM~ une obéissance muette et une foi aveugle.
Il ne vint à la pensée de personne que celui qui octroyait
des couronnes à ses lieutenants, traitait directement
1. Macdonald et Lecourbe furent longtemps laissés sans emploi.
D'autres ne furent admi~ à servir qu'auprès des frères de l'empereur.
Pour les uns c'était une épreuve, et pour d'autres ua exil.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
avec les souverains et entrait dans. tous les détails de
l'administration, pût se tromper ou courir le moindre
danger de voir diminuer sa puissance. Aussi sa forte
organisation ne fut-elle pas à l'abri des séductions du
pouvoir. La vérité cessa peu à peu d'arriver à son
oreille et il but à la coupe empoisonnée que ses plus
fidèles serviteurs se seraient fait scrupule de détourner
de ses lèvres, car ils en étaient venus à ne le croire
ni faillible ni vulnérable.
Ainsi en arriva-t-il à donner ses volontés pour des
lois, ne supportant pas qu'on pût leur résister, ou seu-
lement leur opposer les subtilités ordinaires de la diplo-
matie. Parce qu'il avait toujours vaincu, il n'admit pas
qu'il pût cesser de vaincre; et parce qu'il lui avait suffi
d'un décret pour ôter ou donner des couronnes, il crut
pouvoir heurter impunément les nations elles-mêmes
et blesser les peuples dans leur honneur et dans la
conscience de leur nationalité. L'Espagne lui avait déjà
répondu; et bientôt la Prusse, tout asservie qu'elle fût,
la Germanie, dont il s'était proclamé le protecteur, et
la Russie, dont le souverain l'avait salué du titre d'ami,
allaient lui donner une preuve solennelle de son illu-
sion.
Il eut toutefois le pressentiment des immenses dif-
ficultés qu'il allait affronter, et il apporta dans les pré-
paratifs de sa périlleuse entreprise toute la prévoyance,
toute la sollicitude propres à en assurer le succès si le
succès eût été possible. Les plus minutieuses précau-
tions furent prises pour défendre le soldat contre les
rigueurs de la température un matériel formidable ne
laissait rien à désirer de ce qui pouvait soutenir le
moral d'une armée de cinq cent mille hommes elle
LES RUtNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
était admirablement organisée et dévouée jusqu'aufanatisme; son habitude de vaincre doublait sa con-
fiance; elle aurait suffi à la conquête de l'Asie si elle
n'avait eu que des hommes à combattre.
La campagne s'ouvrit sous de sinistres augures.
Tandis que Napoléon traînait à sa suite, sous le nom
d'alliés, les soldats des rois qu'il avait vaincus, des
corps francs protestant contre cette humiliation de
leurs gouvernements, et s'honorant d'en être désavoués,
harcelaient sa marche, inquiétaient ses convois et lui
firent éprouver plus d'un échec Cette témérité eut
été moins confiante et peut-être moins heureuse, si elle
n'avait pas été fondée sur les intelligences qu'on lui
avait ménagées dans les rangs d'une armée que gros-
sissaient malgré eux les frères, les amis et les conci-
toyens de ces réfractaires et cette réflexion aurait dû
éclairer l'empereur sur la fidélité douteuse de ses dan-
gereux auxiliaires, car cette agglomération de troupes
enrôlées sous le drapeau qu'elles avaient combattu
devait se dissoudre au premier revers. Leur défection
était Inévitable ce fut peut-être la faute la plus irré-
parable de la campagne de n'avoir pris aucune pré-
caution contre cette éventualité.
Napoléon avait trop de sagacité pour s'aveugler
sur les résultats possibles de ces circonstances aggra-
vantes s'il persista dans sa résolution, ce n'est pas par
imprévoyance, mais il croyait sa persévérance plus
forte que celle de ses adversaires; persuadé que ce qui
1. Des caissons renfermant tes masques destinés à protéger contre
la rigueur du froid le visage du soldat furent interceptés, les bagages
et la propre voiture de l'empereur enlevés avec tous les documents qu'ilscontenaient.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
T.I. 37
lui avait toujours réussi ne pouvait lui faillir, il espé-
rait qu'au pis-aller la supériorité de ses armes, la bra-
voure de ses soldats et les ressources inépuisables de
son génie sauraiént forcer la fortune à lui rester ndèle.
Ce ne fut pas non plus sans en avoir froidement
délibéré qu'il marcha sur Moscou après la sanglante
bataille de la Moskowa. Il eût été inconséquent avec
lui-même s'il avait négligé ce moyen de constater sa
victoire, et d'en remporter une seconde sur l'imagina-
tion des peuples par l'occupation de la ville sainte, d'où
il se proposait d'entrer immédiatement en négocia-
tions. Accoutumé à surprendre l'ennemi par la rapidité
de ses évolutions, il savait aussi qu'une heureuse
témérité est souvent plus habile que les conseils timi-
des de la prudence et comme il avait toujours affecté
une grande ostentation de générosité lorsqu'il avait le
plus donné lieu de craindre qu'il voulut abuser de ses
avantages, il devait croire que le czar serait touché de
sa modération et répoudrait à ses avances.
Il s'est trompé, les résultats l'ont prouvé. Mais s'il
avait réussi la renommée n'aurait pas eu assez de ses
cent voix pour exalter sa magnanimité. Toutes les fautes
de cette campagne tiennent à la même direction d'idées.
Il aurait mieux fait peut-être de se replier sur la
Pologné et d'y préparer ses légions à recommencer la
gnerre au printemps, après avoir retrempé leur cou-
rage au milieu d'une population 'amie. Mais qui ose-
rait affirmer que cette temporisation n'avait pas aussi
ses dangers, que des, quartiers d'hiver pour une si
grande multitude d'hommes et de chevaux étaient
faciles à répartir dans des contrées déjà épuisées par les
réquisitions des deux puissances belligérantes, entre
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
des nations impatientes du frein et toujours prêtes à
renier leur drapeau ou à le trahir, sinon à se révolter
contre lui? De tristes pressentiments assiégeaient déjà
les courages les plus éprouvés l'incendie de Moscou
les confirma dans leur anxiété, et l'on ne présageait de
toutes parts que malheurs et catastrophes. y
Enprolongeant
son séjour au Kremlin, Napoléon
avait espéré lasser la patience du czar et se préparer
par de larges concessions une trêve honorable et une
retraite facile. Jl aurait dû se méfier du silence obstiné <.
d'Alexandre et des réponses évasives de ses généraux.
Tout annonçait qu'on avait résolu d'éviter le combat et
d'éluder les ouvertures de, paix, parce qu'on attendait
d'en haut unsecours que la saison avancée faisait
pressentir. La pénétration accoutumée de l'empereur
a-t-oHe été en défaut, ou la main de Dieu s'est-elle
appesantie sur lui en troublant un instant la lucidité
de son esprit? Il n'est pas nécessaire de recourir à ces
conjectures pour expliquer un retard, évidemment mé-
dité, dans un but qu'on n'a pas atteint. La haine que
l'invasion inattendue desFrançais avait inspirée au
peuple russe aurait retenu le czar, dans le cas où il eût
été disposé à écouter les propositions de son insidieux
ennemi ce fut le tour de celui-ci de se prendre au
piège qu'il avait tant de fois tendu, avec succès, à ses
adversaires.
Il fallait une calamité extraordinaire pour rompre
le charme que la propagande révolutionnaire, soutenue
et presque ennoblie par les triomphes de Napoléon,
avait jeté sur le monde. Celle qui attendait les Fran-
çais dans leur retraite a dépassé les vœux de leurs plus
implacables ennemis. L'armée de Cambyse, ensevelie
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
dans les sables du désert, n'offre qu'une image impar-
faite du désastre effroyable qui a semé les os de nos
soldats dans les steppes glacées de la Russie. Le décou-
ragement d'une fatigue sans relâche, au milieu des
neiges qui dérobaient la vue du ciel, tandis que le sol
manquait sous les pas du soldat, a fini par faire une
seule hécatombe d'une armée de trois cent mille hom-
mes tombant un à un, pêle-mêle avec leurs chevaux et
leurs bagages, sans que la pitié vint soulager leur dou-
leur ou le glaive abréger leur agonie. Tout disparut
sous l'excessive rigueur d'un hiver sans abri, ou suc-
comba aux atteintes de la misère et de la faim et ce
qui échappa au fer des Cosaques devint la proie du
typhus. A. peine quelques détachements isolés, destinés
à la captivité, après avoir erré dans ces déserts sans
ordre et sans guide, exténués de besoin et roidis par le
froid, plus impatients d'en finir avec la vie que de se
défendre, ont-ils rapporté l'ombre de cette grande
armée dont le dernier souffle s'était exhalé en triom-
phes stériles.
Aux souffrances irrémédiables d'une retraite plus
meurtrière que vingt batailles, Napoléon ne put appor-
ter aucun soulagement et il n'y opposa qu'une impas-
sibilité stoïque. Il chemina quelque temps au milieu
des plus robustes grenadiers de sa garde mais dès que
les murmures et les imprécations le désignèrent comme
le seul responsable de tant de maux, il se déroba au
spectacle de leur misère~ et laissa à ses lieutenants
l'honneur de s'y associer.
Il arriva à Paris en même temps que ce mémorable
i. C'est à la faveur des aaui~-conduita avec ieaquets M. de Caulain-
conrt et sn suite pouvaient circuler Ubremcnt /}ue Napoléon, dcgnisC
LES RUJNE8 DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
bulletin, le vingt-neuvième de la campagne, dans
lequel il étalait/avec une sincéritésans ménagement et
sans détour, l'énormité de ses pertes. Il y trouva la
population encore émue de l'audacieuse conjuration de
,quelques prisonniers d'État, sans argent et sans com-
plices, mais doués d'une rare sagacité et dont l'audace
avait failli lui fermer les portes de son palais'. A peine
donna-t-il quelque attention à cet étrange complot,
devant lequel tout l'édifice de sa puissance pouvait
s'écrouler en un moment, et il se montra plus mécon-
tent qu'effrayé de ce que la vigilance de sa police eût
été mise en défaut. Il ne parla de ses propres revers
que pour en promettre d'un ton péremptoire la pro-
chaine et complète réparation..
La lucidité de cet esprit, qu'on avait prétendu sous
l'influence d'une éclipse totale pendant la campagne,
avait recouvré tout son éclat en touchant le sol français.
Il y ressaisit, en même temps que la plénitude de sa
raison, toute son énergie et aussi toute son efncacité.
Il semblait que, l'empereur étant sauvé, la France n'avait
rien perdu. Jamais, en effet, ne se manifesta avec plus
de cordiale entente 'la volonté du souverain et le
dévouement des sujets. La franchise des aveux du
grand homme, vaincu et fugitif, ajoutait encore à son
empire,sur tous les esprits, comme s'il eût élevé' les
plus serviles jusqu'à lui en leur demandant leur con-
cours. Devant celui qu'une telle adversité n'a pas
et sans autre véhicule qu'un caisson, a pu, dit-on, franchir les postes
avancés.
a 't
1. Il est probable que si l'arrivée du 29~bulletin avait concouru avec
la tentative du gênent Malet, personne n'aurait osémettre en doute la
réalit.é de sa mission, puisqu'il avait déjà entraîné ta force armée, per-suadé l'administration municipale, arrêté le préfet de police, etc.
DU CONSULAT ET DU L'EMPIRE
:abattu, l'obéissance devient du 'courage et l'adulation
du patriotisme. L'obséquiosité du Sénat, la complai-
sancede la Chambre élective/la soumission du peuple
ne reculèrent devant aucun sacrifice. Une nouveUe ar-
mée avec son immense matériel s'organise en quelques
mois. Les recrues anticipent sur les dates de la con-
scription pour aller remplir les cadres des régiments
mutilés; et à l'ouverture de la campagne de 18i3
l'empereur se retrouve à la tête d'une armée aussi nom-°
breusè et aussi ardente, sinon aussi éprouvée que celle
qu'il venait de sacrifier.
Les ressources et l'enthousiasme d'une nation si
docile et si crédule lui parurent sans doute inépuisables,
puisque au lieu de les ménager il se hâta de reprendre
l'offensive avant que ses nouvelles troupes fussent exer-
cées, et ses jeunes conscrits préparés par quelques mois
de repos à des fatigues au-dessus des forces de' leur
âge. Il ne changea rien à ses vastes projets, s'obstina
à maintenir ses lignes avancées dans le cercle immense
qu'il avait embrassé lorsque ses communications n'é-
prouvaient aucun obstacle, du fond de la Hollande aux
dernières limites do l'Italie. Il se proposa donc de suf-
fire à toutes ses opérations actives avec ses nouvelles
levées, soutenues des troupes auxiliaires qu'il ne crai-
gnit pas de conserveret de multiplier même autour de
son drapeau..
Mais la désaffection de ces alliés, servant malgré
eux et dégoûtés par la dernière campagne, ne se dissi-
mulait plus, depuis que le grand homme avait cessé de
paraître infaillible et. le conquérant d'être un demi-
dieu. La défection, dont La Romana avait donné
l'exemple avant la guerre de Russie, était dans toutes
LES KUtNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
les pensées elle allait bientôt passer dans les faits. Les
désertions s'étaient multipliées pendant la retraite de
Moscou, et depuis qu'il était question d'unenouvelle
campagne, elles s'accroissaient tellement dans les corps
bavarois, belges et wurtembergeois, qu'on pouvait
soupçonner qu'ils saisiraient la première occasion de
déserter en masse.
Les retenir par contrainte, c'était provoquer leur
résistance, sinon leur trahison; et tel fut en effet le
dénouement de cette alliance contre nature. Les succès
trop chèrement achetés de Lutzen et de Bautzen ne le
retardèrent pas longtemps. A la bataille de Dresde, les
princes les plus fidèles à la foi promise ne purent rete-
nir l'impatience de leurs peuples. Les Saxons et les
Bavarois, en présence même de leurs souverains, se
tournèrent contre les Français et, après la catastro-
phè du pont de Leipsick, les Prussiens suivirent leur
exemple. L'armée autrichienne ne mit des scrupules
que dans la forme et se contenta de montrer moins de
cynisme et d'emportement. Mais ses chefs n'y appor-
tèrent pas plus de franchise. La Suède enfin, la plus
ancienne et la plus fidèle alliée de la France, marcha
la première contre Napoléon, qui en avait fait bannir le
roi héréditaire appartenant à cette race de héros qui
commence à Wasa. 1~r
Le général français que le duc de SudermKnie, ce
second Philippe d'Orléans, avait adopté à l'exclusion de
son neveu, devint pour l'empereur un ennemi plus
acharné et plus dangereux que n'eût été Gustave juste
punition d'une politique haineuse, qui, pour satisfaire
une passion toute pcroonneUe, avait adhère à l'usurpa-
tion de la Finlande.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
L'empereur,.rentra donc, pour la seconde fois,`
vaincu et sans armée. Les corps qu'il avait maintenus`
loin du théâtre de la guerre, en Espagne, en Piémont,
à Dantzick et à Hambourg, étaient restés témoins inertes
de sa défaite et déjà les troupes alliées tenaient les
nôtres ou bloquées ou dans l'impuissance d'agir. Ces
V
mêmes alliés passèrent le Rhin sans obstacle, et pas un
régiment ne se présenta pour leur disputer le territoire
si 'longtemps inviolable de la France, menacée à son
tour d'une invasion.
A la nouvelle de cet étrange retour de fortune, la
stupeur fut générale. L'idée d'une défaite qui pût ren-
dre un tel événement possible n'était pas encore entrée
dans les esprits. Le pays, épuisé d'hommes et d'argent,
comprit pour la première fois son abaissement; le plus
morne découragement accueillit les nouvelles demandes
de Napoléon. Le spectacle-d'une si grande puissance
évanouie glaça les plus enthousiastes, et la voix du
peuple, toujours interprète fidèle de ses impressions,
commença à maudire le nom ~le son héros, sans que ses
partisans osassent le défendre.
Lui seul n'en parut pas accablé. Son cœur froid et
son incompréhensible stoïcisme le montrèrent plus que
jamais dédaigneux des inconstances de la fortune, su-
périeur aux agitations des âmes vulgaires et en dehors
de ses propres désastres. Alora la crédulité publique
aurait été excusable de voir dans cet homme, impassi-
ble comme le destin, quelque chose de fatal et de mys-
térieux. Mais le peuple était trop absorbé dans la con-
templation de su propre misère pour réfléchir sur ce
phénomène psychologique. M eu subit l'influence sans
le comprendre, mais aussi sans songer à lui résister.
LES RUINES Dp LA MO~ARCHU: FRAKÇAÏSE
Napoléon exposadans leur immensité ses dernières
défaites et ses nouveaux besoins. Il exigea, II obtint
tout ce qu'il fut possible de lui donner, 'comme si l'au-
teur de tant de calamités avait seul le secret de les
réparer. Quel que soit le but des écrivains qui ne veu-
lent pas reconnaître cette abnégation passive et absolue
dont l'empereur put abuser autant qu'il le voulut et aussi
souvent qu'il y recourut, il n'est pas possible de déro-
ber la vérité aux lecteurs qui là cherchent de bonne
foi. Jamais monarque n'usa plus largement et avec
moins de discrétion des biens, du sang et de la patience
de ses sujets.. `_
Quelques murmures s'élevèrent pourtant, pour la
première fois, du sein de la Chambre élective, mais si
timides et si discrètement exprimés qu'ils seraient pas-
sés inapérçus s'ils n'avaient été réprimés avec sévérité
par le maître lui-même encore tout-puissant. Les
représentations pouvaient être en effet tardives ou
intempestives, mais elles étaient légitimes.
Au surplus, celui qui repoussait avec tant d'amer-
tume des reproches mérités se faisait moins d'illusion
que personne sur sa position désespérée. Mais il se
roidissait contre eUe et se montrait ferme pour ne pas
décourager ceux dont l'assistance lui était utile. Il se
-flattait encore, en gagnant du temps, de retrouver une
de ces chances inattendues qui l'avaient autrefois visité,
dans les jours de détresse. Il n'ignorait pas que les
princes coalisés contre lui, tout surpris de leur supé-
riorité inaccoutumée, ne savaient pas encore ce qu'ils
feraient deleurs succès, et craignaient, en les poussant
trop loin/de mettre la division dans leurs rangs. Tout
en entamant des négociations avec eux, il ne se dissi-
DU COK~ULAT ET DE L'EMPIRE
mulait aucunement le désavantage de saposition
nou-
velle, apprenant par sa propre expérience qu'accepter
la proetction du vainqueur, c'est lui livrer ses arme~ à
titre de vassal. Il ne voulait donc pas se laisser enchaî-
ner par,des préliminaires qu'on ne respecterait pas, les
opérations stratégiques, beaucoup plus rapides que la
discussion, changeant d'heure en heure la situation
relative des parties belligérantes.
Il préféra guerroyer encore, malgré l'état d'infériorité
.manifeste auquel il était réduit, non dans. l'espoir de
vaincre, mais dans la confiance que cette lutte prolongée
amènerait, sans recourir aux subtilités de la diplomatie,
une solution dénnitive, nette, franche et complète. Il
connaissait bien la topographie des lieux c'étaient ceux
qu'il avait pratiqués dans sen enfance, et peut-être ne
fut-il pas insensible au désir de les rendre témoins de
sa science dans les jeux de la guerre, les seuls peut-
être dans lesquels il n'eût pas de rival parmi ses condis-
ciples~. y
Les alliés ne s'aventuraient au milieu de la France
qu'avec dénance et timidité. Il avait donc sur eux
l'avantage de connaître mieux le terrain, de com-
battre dans son propre pays et avec des soldats dont t
sa présence ferait autant de héros. Telle fut l'origine
de cette dernière et mémorable campagne de France
qui jeta sur le nom de Napoléon un dernier rayon de
gloire.
Ses calculs étaient d'une admirable précision, et
s'ils n'ont pas été justiués par les résultats, c'est qu'en
effet la marche rapide des alliés déjouait les plus sages
1. Brienne fut le centre des principales manœuvres de sa petite
armée.
LKS RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
prévisions. La Suisse avait livré passage à l'armée au-
trichienne et déjà Lyon lui avait ouvert ses portes;
~Wellington se dirigeait sur Bordeaux; les Prussiens,
sous le commandement de BIûeher, et les troupes de la
Confédération germanique sous celui du prince généra-
lissime Schwartzenberg, étaient au cœur de la France;
les empereurs de Russie et d'Autriche eux-mêmes s'a-
vançaient vers Paris, protégés par les corps d'élite qui
ouvraient cette marche triomphale, en évitant de s'en-
gager avec les restes de l'armée française, que deux
cent mille hommes contenaient dans les plaines de la
Champagne. On entendait parler à Paris des victoires de
Champaubert,, de Brienne, deVauxchamps et de Mon-
tereau mais le cercle allait toujours se rétrécissant, et
l'empereur, aGn de n'être pas cerné, se vit forcé d'aban-
donner sa ligne d'opérations pour se porter sur les der-
rières de l'armée prussienne.
Cette manœuvre passa d'abord pour une combinaison
méditée, et l'on fut pendant deux jours dans l'attente de
quelque prodige; mais elle n'était que le dernier effort
de son infatigable activité pour conserver la liberté de
ses mouvements. Séparé, par cette évolution, des corps
de Macdonald, de Marmont et d'Oudinot, privé de toute
communication directe avec Paris, il dut juger que le
sort de sa capitale, et par conséquent de son empire,
allait se décider sans lui. Il n'était plus temps de se ré-
signer aux conditions des conférences de Chaumont, et
tout le fruit d'une temporisation si savamment calculée
devait être perdu.
Si Napoléon avait été le nuutre de se mouvoir
son gré dans la tuttc acharnée qu'il soutenait depuis trois
mois avec des forces inégales, on pourrait lui reprocher
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
cette évolution comme une faute. Mais dans l'extrémité
à laquelle il était réduit il n'avait à choisir qu'entre les
dangers plus ou moins pressants d'une situation déses-
pérée. Tout l'art de la guerre et le courage héroïque
d'une poignée de soldats étaient impuissants contre des
forces décuples, lorsque, après avoir combattu tout le
jour et éprouvé des pertes qu'on ne pouvait réparer,
on se retrouvait le lendemain en face de troupes fraîches
et toujours supérieures en nombre.
On s'est plu à exagérer les forces qui restaient en-
core à l'empereur réfugié à Fontainebleau; mais on ne
saurait sérieusement considérer comme une armée réelle
les débris de trente à quarante régiments errant dans un
cercle de quelques lieues, bloqués et traversés sur plu-
siéurs points par des colonnes ennemies. En bataillant
tous les jours, il perdait tous les jours du terrain; le
sol finissait par manquer sous ses pas, et le sang versé
ne se renouvelait plus. On peut admirer sa constance
et celle d'une garde qui se dévouait sans espoir et
sans murmure; mais on ne peut se faire illusion sur l'i-
nutilité de la lutte. Celui qui la dirigeait en était con-
vaincu plus que personne, et lorsqu'il vint faire une
dernière reconnaissance sur les hauteurs de Villejuif, il
cherchait évidemment à rentrer dans Paris, d'où il aurait
pu correspondre plus aisément avec le quartier général
ennemi, et obtenir une suspension d'armes pour renouer
les négociations. Cette conjecture est la seule admissible,
car elle est conforme à la raison, et le poste eût été meil-
leur que celui de Fontainebleau pour entrer régulière-
ment en conférence avec les monarques allies. Son sang-
froid imperturbable et sa dextérité éprouvée pouvaient
encore retrouver quelque séduction sur les esprits les
LES RUINES DE LA MONARCHIE "FRANÇAISE
plus prévenus et parvenir à faire modifier lés conditions
d'un traité.
Mais il était trop tard Paris'avait capitulé la veille;
et déjà d'autres intérêts politiques étaient entrés en lutte
avec ceux de Napoléon. Lorsque les troupes, ennemies
se déployèrent dans les plaines qui environnent la grande
cité; elle se ,trouvait dépourvue de 'tout moyen de dé-fense. Les débris d'un corps de trente mille hommes,
surpris et défait sous les murs de Laon où son artille-
rie avait été perdue, s'étaient, il est vrai, répliés sur la
capitale, dans la ferme confiance qu'ils y trouveraient
des forces auxquelles ils pourraient se rallier. Mais on
ne pouvait considérer comme telles quelques élèves de
l'Écolè polytechnique groupés autour d'une vingtaine
de pièces de canon hissées sur Montmartre, et quelques
gardes nationaux qui, sans ordre et par inexpérience du
danger, avaient témérairement affronté le feu d'un poste
avancé. Tout le reste était sur la route de Blois avec la
régente et les autorités fugitives qui avaient déserté à
la vue de l'ennemi.
Le frère de l'empereur venait d'être nommé gouver-
netir; il avait été le premier à reconnaître la nécessité
à'urie prompte capitulation. C'était ce même roi Joseph
qui, surpris à Vittoria, dans sa retraite de Madrid', con-
naissait par expérience les inconvénients d'une évacua-
tion tardive. Si défection simplifiait singulièrement la
question.' Elle laissait sans police et sans direction une
ville ouverte et populeuse, qu'une multitude turbulente
menaçait à chaque instant de mettre à sac. Il ne lui res-
tait donc d'autre ressource que de se rendre. Subir la
1. Ses bagages et ses trésors furent pillés par les guérillas.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
loi du'vainqueur, c'était .se mettre sous sa protection.
Tous les. notables- de 'l'administration et du com-
merce, entre lesquels le banquier Laffitte se montrait des
plus impatients, demandaient à capituler. Il n'y avait
donc plus. à balancer. Les troupes régulières auraient
pu intervenir' mais elles n'étaient pas assez nombreuse s
pour contenir les citoyens armés; ceux-ci s'étaient mis
d'eux-mêmes en rapport direct avec le quartier, général
des alliés1 il était donc impossible de faire face en
même temps aux ennemis, qui bloquaient toutes les
issues par lesquelles on aurait pu faire une sortie. Ainsi
le maréchal commandant fut obligé, pour sauver l'ar-
mée, d'évacuer la ville qu'il ne pouvait plus protéger.
On a gratuitement attribué à Napoléon des plans
imaginaires que l'envahissement stratégique du pays ne
lui laissait ni le loisir de méditer ni la possibilité de
mettre à exécution. Sa résistance stérile pouvait bien
donner lieu à quelques rectifications dans les manœu-
vres préméditées, mais les coups de main qu'il quali-
fiait de batailles n'élaient qu'un temps d'arrêt dans la
marche imperturbable de l'ennemi. On était générale-
ment persuadé que la chute du trône impérial serait
signalée par une de ces catastrophes mémorables qui
associent toute une nation à la destinée d'un grand
homme. S'il en a conçu la pensée, il îtti a fallu un an
de patience et d'observation pour la mûrir. Mais en 1814
il n'y avait ni assez de résignation ni assez d'énergie
pour prendre ou souffrir une résolution désespérée.
L'incendie de Paris n'eût pas exalté le ressentiment na-
tional comme celui de la sainte Moscou, et l'empereur
1. Un officier de la garde bourgeoise, nommé Peyïe, prit sur lui de
se présenter comme parlementaire devant l'empereur de Russie.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
fût demeuré seul responsable de cette inutile revanche.
Ses lieutenants savaient comme lui que la dernière res-
source du pays était épuisée. Il n'y avait plus de direc-
tion centrale pour coordonner les évolutions, d'ailleurs
très-restreintes, de chaque corps isolé, souvent sans chef
et sans drapeau. Aucun ordre, aucune indication n'aver-
tissaient les généraux poursuivis par l'ennemi que l'em-
pereur était encore à leur tête.
On a ridiculement accusé le duc de Raguse d'avoir
trahi la cause impériale, pour avoir sauvé, sans ordres,
les restes de son corps d'armée, comme si des officiers
généraux abandonnés à eux-mêmes avaient à prendre
d'autre conseil que de leur prudence et de leur courage.
Dans l'impossibilité de combattre avec une chance de
succès, le premier devoir du général n'est-il pas de
conserver son armée? Dans la crise qui menaçait Paris,
c'était beaucoup de pouvoir évacuer son matériel et se
retirer sans être attaqué. Or les entrevues du maréchal
Marmont avec le prince de Schwartzenberg, à Essonnes,
n'avaient pas d'autre objet.`
Ce traité, où le lieutenant de Napoléon stipule, au-
tant qu'il est en lui, pour la sûreté personnelle de-celui
qu'il doit croire sans ressource et qu'il ne peut secou-
rir, n'engage en rien l'avenir et se horne au fait spécial*
de l'évacuation de Paris. Il avait pour résultat de con-
server à l'empereur ce qui restait d'un corps d'armée
que quelques jours de repos permettraient de réorga-
niser. Enfin il y était doublement autorisé par le roi
Joseph, qui avait renoncé à défendre la place, par le gou-
vernement provisoire qui venait d'être inauguré, et plus
encore par son isolement, lequel lui conférait, avec le
droit denégocier,
le devoir de sauvegarder l'honneur et
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
la vie de ses soldats. Voilà ce qu'on a appelé la trahison
du duc de Raguse, fausseté que les historiens de la
Révolution et même ceux de l'Empire ont couverte de
leur autorité1.
La position de ce général était délicate, et peut-être
un homme plus délié s'en serait-il tiré plus subtilement.
Mais il semble incontestable qu'en évitant une collision
inutile il a fait au'moins acte de patriotisme et de pro-
bité. On était si loin de l'accuser d'avoir outre-passé ses
pouvoirs et déserté la cause de Napoléon, que lorsque
le duc de Vicence et les maréchaux Macdonald et Ney
furent envoyés de Fontainebleau à Paris pour y porter
ses dernières volontés, ils s'adjoignirent Marmont lui-
même, qui prit partà'toutes leurs démarches et à toutes
leurs conférences.
Il faut donc reléguer tous ces reproches de trahison
parmi les intempérances de l'esprit de parti et les conso-
lations de l'orgueil humilié. Du jour où l'empereur a été
réduit à la défensive, il était perdu, et il n'a été trahi que
par lui-même.
Les souverains alliés ne s'étaient pas encore pro-
noncés sur le sort réservé au vaincu, et la manifestation
publique faite le jour même de leur entrée à Paris,
pour le rappel de la dynastie proscrite par la Révolution,
avait été comprimée. Nul encouragement, nulle révéla-
tion n'étaient venus au secours de l'opinion royaliste,
qu'aucune démonstration conlraire n'avait cependant
osé désavouer. Surpris et humilié de sa double décep-
1. Le spécimen de tous ces récits mensongers est dans un article du
Journal du commerce, du 19 août 1837. C'est nu réquisitoire accompagné
de pièces à l'appui. Mais s'il donne tous les détails de la prétendue tra-
hison, ce qu'il omet d'abord, c'est de la caractériser et de la prouver.
LES Rl'IXES'DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tion, le parti révolutionnaire ne pouvait rien par lui-
même il comprit combien il pourrait lui être dange-
reux de s'élever contre cette raison publique, manifestée
par l'instinct populaire qui, daus les grandes calamités,
domine les esprits abattus, triomphe de toutes lés répu-
gnances et signale, par intuition, la voie encore ou-
verte ausalut.
Les sentiments secrets du czar inclinaient à rétablir
la famille royale, on en était généralement persuadé
toutefois on croyait aussi qu'il ne prendrait pas sur
lui d'exclure du trône le petit-fils de son fidèle allié. Les
conseillers de la régence proclamaient, à Blois, Napo-
léon Il; et peut-être leurs efforts auraient-ils prévalu, si
la mëre du roi de Rome s'était prêtée aux vœux de ses
beaux-frères. Mais cette princesse avait pris en dégoût
la cour au milieu de laquelle sa mésalliance l'avait
transplantée. Elle ne pouvait se faire illusion sur la
cause politique à laquelle elle' avait été sacrifiée; si
son père avait cru désarmer par ce sacrifice son terrible
ennemi, il était difficile de dissimuler à sa fille ce que sa
situation personnelle avait d'équivoque elle se trouvait
en face d'une rivale plus légitimement investie qu'elle-
même du titre d'épouse elle était déplacée au milieu
des créatures d'une révolution qui avait répandu le sang
d'une autre archiduchesse, sa parente et l'honneur de
sa maison. L'indifférence et l'ennui lui rendaient peu
regrettable le titre d'impératrice elle se vit donc avec
plaisir délivrée de ce splendide esclavage, et se crut plus
dignement protégée avec son fils, par l'empereur dont
elle était la fille, que par quelques princes bannis que
Napoléon avait à peine tirés de l'obscurité en les élevant
sur des trônes.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
T. I. 38
Cette résolution de Marie-Louise contribua, plus que
toutes les considérations politiques, à fixer les incerti-
tudes de François Il, et par conséquent à la solution
de toutes les difficultés. La pensée dominante des mo-
narques coalisés était de rendre la paix à l'Europe, après
tant d'orages et de déchirements qui avaient ébranlé les
trônes les plus solides et fatigué les peuples autant que
les rois. Telle était surtout la préoccupation exclusive du
czar; et ce généreux entraînement domina la politique
moins désintéressée des cabinets de Londres et de
Vienne. Si ce dernier eût désiré plus de garanties
contre le retour de l'esprit révolutionnaire, le premier
était surtout pressé de faire ratifier par un traité les nom-
breuses usurpations que la guerre universelle lui avait
rendues faciles. Encore épouvantés des atteintes portées
à leur souveraineté par la démocratie et par la conquête,
la plupart des princes n'auraient accepté qu'avec inquié-
tude le maintien do l'Empire français, sous la minorité
d'un fils de Napoléon; toutes les controverses aboutis-
saient donc naturellement au rétablissement de la mai-
son de France, comme au meilleur gage de sécurité
qui pût répondre de l'avenir.
Tandis que cette grande question s'agitait encore
dans le conseil des rois, elle était tranchée par l'opinion
publique. La nation était aussi désenchantée de la gloire
militaire qu'elle l'avait été, quelques années auparavant,
des orgies de la liberté il arriva un moment où toute
autre proposition que celle de restaurer la monarchie
eût été repoussée. Les irrésolutions des alliés et l'obsti-
nation même de l'armée avaient concouru au triomphe
du principe de la légitimité; et le Sénat impérial, en*
traîné malgré lui au delà de ses droits constitutifs, fut
LES RUINES DE LA MONARCHIEFRANÇAISE-, a
le premier à demander la déchéance de l'empereur.
Une acclamation universelle répondit à ce signal.
Les députés présents à Paris s'assemblèrent spontané-
ment, et, le 2 avril 1814, confirmèrent par un vote una-
nime le sénatus-consulte qui déposait Napoléon. Le con-
seil général du département, consulté sans aucun retard,
émit le vœu plus explicite du rappel de la maison de
Bourbon et de l'exclusion de la famille Bonaparte. Les
adhésions arrivèrent de toutes parts les tribunaux, les
administrations et toutes les corporations sepronon-
cèrent dans le même sens. Les autorités instituées par
l'empereur lui-même furent les plus pressées d'abjurer
leurs serments; et partout des fonctionnaires isolés et
de simples individus se prétendaient les organes et les
interprètes de l'opinion publique. Il n'existait alors ni
pouvoir ni police qui pût se donner, la mission d'impri-
mer un tel élan à la nation; et, quel qu'en soit l'instiga-
teur secret, ce mouvement n'a pu se produire que parce
qu'il était la révélation d'une pensée commune.
Ainsi celui que la France avait encensé comme un
dieu, qui naguère dictait des lois à l'Europe et se quali-
fiait encore d'empereur et roi, se trouva tout à coup
sans sujets, sans soldats et sans asile, réduit, pour ne
pas tomber à la merci du vainqueur, à prendre conseil
de ses généraux qui, la veille encore, ne pensaient et
n'agissaient que sur un signe de sa volonté. Il essaya
Vainement de déposer sur la tête de son fils la couronne
tombée de la sienne, il lui fallut se résigner à abdiquer
sans condition, <
Son, stoïcisme ne se démentit pas dans cette extré-
mité sans récriminer contre l'oppression qu'il subissait
à son tour, il mit à profit le peu de temps qui lui était
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
laissé pour mettre ordre à ses affaires personnelles. Il
demanda, pour prix de son abdication, que le titre qu'il
s'était acquis par vingt ans de combats et de gloire lui
fût conservé, et qu'une dotation suffisante pour soutenir
ce haut rang devînt un article formel du traité à conclure
entre les alliés et la France. Tout lui fut généreusement
accordé. Quant aux intérêts de la France elle-même, il
n'en fut fait aucune mention. Celui qui venait d'attirer
au sein de ses provinces les innombrables légions des
puissances liguées contre lui n'exprima pas même un
vœu pour que son indépendance et sa nationalité fus-
sent respectées. Il eût cependant été honorable de son-
ger à d'autres intérêts que les siens et non moins com-
promis, uniquement par sa faute.
En supposant que les richesses accumulées dans les
mains de ses frères ne pussent suffire pour défrayer la
maison de l'empereur à l'île d'Elbe, il avait, dans les
majorats et les principautés fondés par lui en Italie, en
Pologne et en Allemagne, une large hypothèque à des
indemnités que la magnanimité de ses ennemis ne lui
aurait pas marchandées. Il y avait plus de prévoyance
que de fierté à faire payer par la France le prix de sa
rançon. Traitée avec moins de libéralité que lui, la
France dut comprendre que satisfaction suffisante ne lui
était pas donnée, à elle dont l'assentiment tacite et l'i-
naction avaient rendu la victoire si facile! Le dernier
roi de Suède refusant la pension que lui avaient votée
les États, et les Bourbons n'emportant dans l'exil que les
regrets de leurs amis, avaient donné d'autres exemples
de dignité et de désintéressement.
La chute de Napoléon est un événement non moins
mystérieux et non moins providentiel que son éléva-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tion; tout observateur sérieux sera frappé de la même
pensée; il lui suffira d'en approfondir les causes média-
tes où immédiates, d'étudier sincèrement les incidents
et les péripéties qui ont préparé et rendu aussi inévi-
table qu'inattendu ce dénouement d'un drame inouï
dans l'histoire humaine. Le génie qui avait conçu l'Em-
pire avec audace, l'avait tissu de prodiges et l'avait fait
triompher des plus grands obstacles, devait et pouvait
seul précipiter sa ruine, à la stupéfaction de ceux-là
mêmes qui avaient vaincu sans avoir rien prévu pour
cette éventuàlité.
Les faits signalent de grandes fautes, de faux cal-
culs et de fatales circonstances leur résultat les con-
state, mais ne les explique pas. Si nous disons qu'une
préoccupation inavouable, permanente, inexorable, fut
la source de ses erreurs, inspira ses combinaisons les
moins justifiables et les lacunes de sa haute intelli-
gence, les esprits vulgaires, accoutumés à ne voir que
la surface des choses, ne manqueront pas de traiter de
paradoxe ou de préjugé superstitieux une assertion
aussi téméraire. L'autorité d'un homme de foi n'est
d'aucun poids aux yeux de ceux qui n'en ont pas et la
plume même de Joseph de Maistre ne parviendrait pas à
leur rendre palpable l'évidence d'une vérité importune.
Cependant il y'a des faits devant lesquels s'inclinent
les préventions les plus obstinées, et s'il en est qui
révèlent l'inquiétude dont l'imagination du puissant
empereur était obsédée, s'il fut induit par elle aux actes
qui ont interrompu le cours de ses prospérités et fermé
ses yeux sur leurs conséquences plus ou moins éloi-
gnées, il faudra bien reconnaître en lui seul l'artisan
do ses revers et le premier auteur de sa perte.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
Ce ne sont pas certainement les deux rois ses suc-
cesseurs qu'on peut soupçonner de l'avoir renversé. Ils
n'ont su ni saisir ni conserver le sceptre que des évé-
nements supérieurs à la sagesse des hommes leur
avaient rendu.Mais le souvenir de la légitimité ne l'en
a pas moins fait tomber des mains de celui qui l'avait
si glorieusement repris à la Révolution vaincue; Pour
le reconquérir sur elle, les deux princes exilés n'avaient
aucune des conditions que réunissait en lui le vain-
queur de l'Italie et du Directoire, ni surtout l'énergie
et la perspicacité requises pour rétablir dans sa pléni-
tude le principe d'autorité. Fils de la Révolution, il
tenait d'elle une popularité qui lui rendait facile ce que
les défiances des factions en possession du pouvoir
eussent rendu impossible à tout autre. L'habitude du
commandement lui avait d'ailleurs donné l'expérience
des hommes qu'il 'avait à combattre et le tarif des con-
sciences démocratiques.
Il est naturel qu'aspirant àla souveraineté nominale,
dont il avait toute la réalité, il ait conçu la pensée et
l'espoir d'écarter de son chemin là seule rivalité capa-
ble de lui faire ombrage. La cause des frères de
Louis XVI était désespérée il put se flatter de les
désintéresser en leur offrant des compensations assez
dignes d'eux pour les venger de l'abandon de l'Europe.
Le rôle de réparateur des torts de la Révolution et de
protecteur de la maison royale était à la mesure de son
orgueil.
Mais le noble refus du prétendant détruisit pour
jamais cette illusion. La déclaration du descendant de
Louis XIV, signée de tous les princes qui l'avaient
salué, quoique banni, comme l'héritier incommutable
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
d'un trône consacré par tant de siècles, restera le fait le
plus mémorable du règne de Louis XVIII, mais aussi
le mécompte le plus irritant qu'ait subi Napoléon dans
tout le cours de sa brillante carrière. Il s'efforça en
vain de désavouer sa démarche et d'en couvrir l'incon-
venance par- des dédains affectés ses insultes n'ont
révélé que la profondeur de sa blessure et la violence
de son dépit. Il s'y livra avec toute l'imprévoyance de
la passion et comme si, entraîné par la fatalité, il dut
être le propre instrument de sa perte, en s'acharnant
à la poursuite de cefantôme de légitimité, partout où
il croyait en saisir les derniers vestiges.
Soit que le sang du duc d'Enghien ait été, comme
on n'a pas rougi de l'imprimer, un gage donné à la
Révolution pour la rassurer sur son intronisation soit,
ce qui est plus admissible, que'la cause de ce crime ait'
été celle que lui attribuent les Mémoires du prince de
Hardenberg, il n'en restera pas moins une odieuse
violation du droit des gens, et non-seulement la plus
honteuse action du règne de Napoléon, mais la fatalité
de sa gloire et de sa puissance.
La protection qu'il avait eu la présomption d'offrir
aux petits-neveux de Philippe-Auguste et de saint
Louis dégénéra en une haine aveugle, et cette haine
modifia sa politique elle l'induisit à des actes de vio-
lence et de perfidie que le prestige de ses victoires ne
put jamais faire oublier.
Les Bourbons, chassés de Naples par lui, trouvèrent
un refuge sous le pavillon britannique, vainqueur à
Trafalgar. Leur séjour en Sicile fut une manœuvre
dont le machiavélisme anglais sut se faire un moyen
puissant de tenir en échec le conquérant encore inviti-
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
cible, de veiller sur l'Espagne et de donner à l'Europe
le signal et l'exemple d'une résistance énergique. La
reine de Naples, fatiguée et irritée du joug' insolent do
ses protecteurs, fit sonder Napoléon sur ses dispositions
dans le cas où elle se verrait réduite à lui demander un
asile mais, tout au désir implacable d'anéantir sa race,
il refusa cette occasion unique de se montrer plus grand
et plus généreux que l'Anglais, et peut-être de le
chasser honteusement de la Sicile.
Il régnait sur le trône de Naples et pensait en avoir
exclu pour jamais ses anciens rois, en mettant à leur
place un de ses lieutenants dont la bravoure, appuyée
d'une armée française redoutable, semblait lui garantir
la possession.
Cependant une autre branche de Bourbons subsis-
tait encore en Espagne. Elle était sous la domination
d'unfavori sans portée; soumise au bon plaisir de
l'empereur des Français, elle le voyait disposer de ses
soldats et de ses finances comme si le royaume eût été
une de ses provinces Napoléon n'avait donc ni intérêt
ni prétexte plausible à dépouiller cet allié fidèle de sa
souveraineté nominale.
Mais le crédit exclusif du favori et l'insolent abus
de ses richesses toujours croissantes excitaient à la
cour et dans le public un sourd mécontentement qui
finit par éclater. L'aveugle confiance du roi dans le
prince de la Paix le rendait sourd à toutes les repré-
sentations. L'héritier du trône fut proclamé; une révo-
lution de palais, comme nous l'avons dit déjà, mit en
opposition le père et le fils. L'empereur fut choisi pour
arbitre. C'est à Bayonne qu'il leur donna rendez-vous.
Après avoir écouté leurs griefs, il les déclara l'un et
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'autre déchus do la couronne, et il la transféra, de sa
propre autorité, à son frère Joseph. Cet étrange procédé
ne fut appuyé d'aucune considération politique autre
que la volonté impériale, et les conférences de Bayonno
demeurèrent comme un monument unique d'arguties
dérisoires et de cynique oppression.
La terreur qu'inspirait le vainqueur de l'Europe
contint la juste indignation des rois, menacés par la
confiscation imprévue d'un trône qui avait été, sous
Charles-Quint> le premier de la chrétienté. Mais le peu-
ple espagnol ressentit vivement l'insulte faite à sa
nationalité. Il sut braver avec audace la gigantesque
puissance qui prétendait l'asservir, et inaugurer spon-
tanément la plus formidable des conspirations, celle
d'une haine sourde, profonde, universelle, consacrée
par la conscience et l'honneur national, sanctifiant
toutes les ruses comme les instruments nécessaires
d'une juste vengeance tactique familière aux plus fai-
bles et qui compense tous les abus de la force. Des
Pyrénées aux bords de la Méditerranée, les embûches,
les assassinats, les surprises nocturnes attendirent par-
tout les soldats isolés, les détachements égarés et les
convois mal escortés. Les assaillants, toujours invisi-
bles, se rassemblaient et se dispersaient à des signaux
inconnus, pour se mêler à la population, leur complice.
Trois cent mille Français et les plus illustres généraux
furent dévorés, en moins de quatre ans, par cette terre
inhospitalière, patrie de la patience implacable.
Le prestige était détruit, et l'exemple de cette résis-
tance héroïque émut les générations de vaincus appe-
lées à venger leurs pères. Vienne le conquérant,- fier
de ses légions renouvelées, se levant plus menaçant
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
que jamais, ce n'est plus aux rois, mais aux pouples
qu'il s'attaquera. Ses conscrits, pâles débris do sa
vieille garde moissonnée, succomberont à la fatigue
des marches incessantes qui ont illustré sa propre stra-
tégie. Ses alliés, humiliés de servir sous le drapeau
qui les avait forcés de le suivre, l'abandonneront au
premier revers. Les corps francs harcèleront et trou-
bleront tous ses mouvements. La jeune Allemagne et
les autres sociétés secrètes éventeront tous ses secrets
et séduiront ses courtisans. Dans les capitales mêmes
qu'il aura envahies, il cherchera on vain avec qui trai-
ter, à qui faire des concessions, envers qui se montrer
magnanime.
Ce grand général a fait de grandes fautes qu'auraient
évitées de simples praticiens du métier de la guerre.
Plusieurs de ses campagnes furent elles-mêmes des
fautes qu'une saine politique et de plus'sages combi-
sons auraient empêchées ou interrompues. C'est dans
les revers que sa prescience s'est signalée c'est dans les
hasards que son génie s'est élevé aux plus subites inspi-
rations. Rien de surprenant qu'il ait eu foi dans sa for-
tune et qu'il ait lutté contre l'impossible il est trop avéré
qu'il n'a pas prévu les suites déplorables et infaillibles do
son obstination. Son retour de l'île d'Elbe prouve sura-
bondamment que son esprit aventureux le rendait sourd
aux conseils de la prudence mais il n'en est pas moins
acquis à l'histoire que la décadence de son génie et de
sa fortune date de la guerre d'Espagne qu'il se l'est
attirée par une mauvaise action, et qu'il a été porté à
cet acte inqualifiahle par une pensée plus mauvaise
encore, car ses révélations embarrassées do Sainte-
Hélène ne prouvent qu'une chose, le dépit ou le ro-
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
mords. Qu'avait-il besoin de repousser les obsessions
de l'ombre du duc d'Enghien?
Les dernières campagnes de Napoléon et son second
règne éphémère de cent jours ont légué à la France des
calamités incommensurables et une décadence dont il
est douteuxqu'elle
se relève. Mais l'éclat de'son règne
et le prestige de ses victoires ont tellement halluciné
les générations contemporaines qu'on oublie le mal
qu'il a fait au pays, pour ne se souvenir que de ses con-
quêtes, dontaucune
ne lui survit, et du spectacle encore
vivant, dans les esprits peu sérieux, de tous les rois de
l'Europe humiliant devant lui leurs dynasties séculaires
et briguant son alliance. Cependant il a essayé en vain
d'élever sa maison au-dessus d'elles; il n'a pas même
été donné à ce roi des rois de faire souche de ses frères
et de ses lieutenants, il n'en est pas un seul qui n'ait
été réduit à cacher sa tête découronnée sous la protec-
tion de quelque prince héréditaire ayant survécu au
maître de ses États, son suzerain d'un jour.C'est que les dynasties ne se fondent pas, comme le
pouvoir, par la force et la volonté il leur faut encore la
durée et le respect de plusieurs générations. Rarement
les conquérants oùt assez de loisir pour préparer la place
de leur héritier, et la postérité de Gengis-Khan est plus
légendaire qu'historique. Alexandre eut des successeurs
qui ne tenaient pas beaucoup au droit dynastique que
lui-même avait reçu de Philippe de Macédoine. Le droit
d'aînesse, rayé du code Napoléon, se concilie difficile-
ment avec la fiction dérisoire de la transmission des
titres de noblesse, dont l'uuique signification consiste en
une particule ajoutée au nom propre;
On peut avoir foi dans l'avènement d'une famille
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
princière dont le fondateur sera doué d'une puissance
morale assez haute pour ne répudier ni l'expérience du
passé ni la nature des choses. Qu'il honore les débris
des dynasties déchues, les défende, les maintienne ou
les relève, sans les envier ni les craindre, et il sera bien
près d'être adopté par elles. Car là où la véritable gran-
deur se révèle, là est la force que lui apporte la con-
science humaine. jC'est en poursuivant des ombres que
les intelligences s'égarent. En respectant l'Espagne,
Napoléon honorait et fortifiait son Empire. Il n'avait
rien à redouter de la lignée de ses rois, tant qu'elle
végétait sur le trône. Par quelle vertu secrète, inerte et
désarmée, a-t-elle eu la force de le renverser?
Il demeure donc à jamais prouvé que la haine et la
peur de ses victimes a troublé son esprit et poussé sa
fortune à des actes et à des excès qui l'ont conduit à sa
perte. Il a évoqué lui-même des ombres royales, si peu
redoutables pour lui qu'aucune n'a pu se maintenir sur
les trônes relevés par ses mains.
§ V. DES DÉCHIREMENTS QUI AURAIENT ASSAILLI LA FRANCE
SANS LE RETOUR DES BOURBONS.
On n'avait pas encore sondé toute la profondeur des
plaies faites à la France par la Révolution; ses ennemis
heureusement ignoraient le parti qu'ils auraient pu
tirer de la centralisation de toutes les forces vitales du
pays dans une ville souveraine; dans ce foyer de cor-
ruption et d'égoïsme, le patriotisme est en effet une
simple et banale formule; on n'y attache aucun sens;
tout sentiment généreux est tourné en dérision et toute
conscience mise à l'encan vaste caravansérail où les
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
étrangers sont mieux accueillis que les provinciaux, et
où tout ce qu'il y a de plus rare, c'est un vrai citoyen.
Depuis qu'on a découpé la surface du pays en petites
fractions à peu près égales, pour appliquer à chacune
le même fçein administratif sorti d'un moule uniforme,
les dernières traces de nationalité ont disparu.' On a
cru faire merveille en effaçant les nuances de l'esprit de
localité, et il se trouve que le foyer où s'allume l'amour
de la patrie s'est éteint. 11 n'y a plus de Bretons, de
Flamands, de Provençaux, de Gascons, de Bourgui-
gnons ou de Normands; mais il n'y a plus de Français.
Des colons vivant dans chaque espace géométriquement
circonscrit sont les administrés du gérant qu'on leur
donne sous le nom de préfet, et les serfs attachés à la
glèbe de la Loire ou de la Seine, de la Vilaine ou de
l'Ain. Mais les maîtres résident à Paris; les départe-
ments n'en sont que les tributaires. Aucun ne vit d'une
vie qui lui soit propre. Il leur est même interdit de se
secourir mutuellement, s'ils n'y sont autorisés. C'est de
Paris qu'ils attendent des ordres pour agir, des pachas
pour les diriger, des secours dans leurs besoins, un
ingénieur pour s'ouvrir un chemin, fonder une école
ou construire une fontaine.
Jamais interdiction légale ne fut plus absolue, né-
gation plus complète, servitude plus humiliante. Les
franchises municipales se réduisent à la vassalité des
maires, choisis par le préfet en dehors des notabilités
dont on redouterait l'indépendance. Cette tutelle abjecte
et cette misère font pitié c'est pourtant ce qui fait l'or-
gueil de la Révolution. Il y a égalité d'impuissance, con-
formité de bassesse; aucune sommité, aucune digue
n'arrête le torrent dévastateur qui, sous les noms de
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
budget, de centimes additionnels, de recrutement, d'é-
cole primaire et de toutes les inventions fiscales ou
vexatoires destinées à dépouiller ou à garrotter les fa-
milles, envahit toutes les richesses et toutes les libertés,
étouffe tout sentiment d'honneur et de charité.
Que serait devenue la France de Charles VII, si le
peuple et le roi de Paris avaient été le peuple et le roi
du pays? Où Henri IV aurait-il trouvé des asiles contre
les sbires de la police centrale, et les Guises eux-mêmes
un refuge contre les envahissements de Philippe II, si
la France, fractionnée en quatre-vingt-six départements,
avait attendu pour se prononcer que les Seize lui en eus-
sent donné le signal ?
Ceux qui l'ont réduite à celte nullité ont sans doute
quelque raison de s'en féliciter, puisqu'ils ont pu lui
imposer impunément le joug d'une bureaucratie tracas-
sière, tirer tout le sang de ses veines et escompter cha-
que goutte de ses sueurs. Mais vienne un conquérant
qui leur coupe les vivres, à quoi lui serviront leurs bas-
tilles impuissantes? Vienne un usurpateur de bas étage,
une coterie de pédants, une troupe de saltimbanques ou
tout autre ramas d'aventuriers, de charlatans ou de mal-
faiteurs qu'une émeute, un coup de main, moins que
cela, un vote surpris aux Chambres, investissent du
pouvoir, et la France, disséminée en quatre-vingt-six
fragments privés de séve et de liberté, n'aura pas un
organe pour exprimer son indignation, pas un soldat
pour la défendre; et la France baissera la tête en rou-
gissant, si même elle rougit et n'applaudit pas 1.
1. Cela était écrit longtemps avant la république improvisée en 1848.
L'escamotage des pauvres hères qui se sont travestis en gouvernement
provisoire est un finit naturel de nos institutions et qui peut se renou-
veler tous les ans, comme les autres produits de la nature.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
C'est ce que la Révolution et l'invasion ont deux fois
démontré jusqu'à l'évidence; c'est ce qu'en matière de
calcul on appelle une contre-preuve. Pas un sacrifice
généreux, pas même un murmure n'est venu protester
contre les conséquences de l'occupation de Paris. Il a
suffi que cette ville fût prise pour que toute la Franco
se tînt pour conquise, sans capitulation et sans appel.
Inutile de dire qu'il a fallu pour la vaincre la ligue
''de tous les rois; inutile d'ajouter qu'ils ont encore pro-
fité de son épuisement et de la réaction des esprits con-
tre le régime militaire. Ce ne sont pas les armées seu-
lement, mais les plus ignobles factions qui disposent
de la nation comme de leur propriété, pourvu qu'elles
datent leurs ordres de Paris. Ses maîtres ont été le club
des Jacobins et la Commune de 1794, le septembriseur
Danton et l'incorruptible Robespierre les janissaires
d'Augereau et les gamins des barricades. Si ce n'est
pas là une dégradation profonde et un esclavage ca-
ractérisé, à quels signes reconnaître les nations dégé-
nérées? 2
Les formes parlementaires, bien loin d'être une ga-
rantie contre de si honteuses usurpations, les enfantent l
le plus souvent et les favorisent toujours. On achète,
on épouvante ou l'on décime les majorités. Une mino-
rité factieuse, délibérant en leur absence, les représente
fictivement et les disperse. Le prestige du vote, fût-il
convaincu de faux, accrédite et consacre les absurdités
et les attentats les plus palpables. On l'a vu sous le rè-
gne des Constitutions lès plus en garde contre les sur-
prises. Ce sont ceux qui les invoquent avec le plus de
ferveur qui les violent avec le plus d'impudence. Il
est résulté de la souveraineté du scrutin que la voix
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
d'un ignorant suffit pour convertir en loi le plus gros-
sier outrage au bon sens. L'injustice devenue loi af-
fecte les allures du droit et oblige comme lui. La lé-
galité et la légitimité expriment deux parallèles qui ne
se touchent jamais et n'ont plus de rapport entre elles.
Avec de tels antécédents, et en réparation des griefs
reprochés à la France républicaine et impériale, les
puissances coalisées pouvaient donc impunément la
ruiner et l'opprimer, y entretenir le feu des dissensions
qui l'épùisaient depuis vingt ans, et en finir avec elle
comme avec la Pologne. Ni les prétextes ni .les auxi-
liaires n'auraient manqué à cette combinaison plus
odieuse que chimérique. Lessophistes
de la Révolution
n'auraient pas été les derniers à la justifier et à la
servir; et plusieurs d'entre eux auraient préféré ce dé-
nouement à celui d'une restauration de la royauté, qui
les humiliait et mettait en évidence l'ignominie de leur
patriotisme prétendu.
Du côté des alliés, il y avait plus d'un ressentiment
et plus d'une ambition inclinant à cette politique vin-
dicative. Chaque jour de retard dans la solution d'une
situation aussi tendue était donc un danger pour le
pays et un aliment de plus aux intrigues diplomati-
ques.
Les princes dépossédés par Napoléon espéraient tous
être indemnisés sur les provinces de l'Est, et, par une
rancune traditionnelle, le conseil aulique avait ,en quel-
que sorte autorisé leurs prétentions, en laissant percer
l'intention de n'évacuer ni la Lorraine, ni l'Alsace, ni
la Franche-Comté. On parlait même assez ouvertement t
de rétablir l'ancien duché de Bourgogne, dont la fusion
avec la Belgique aurait eu des chances de durée que
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
l'amalgame de celle-ci avec la Hollande ne pouvait faire
espérer, en raison do la différence de moeurs, de croyance
et d'idiome.1
Ce n'est pas tout d'autres questions aussi graves
furent agitées dans les conciliabules tenus à Paris, avant
que les empereurs eussent publié leur décision.
Une éventualité particulièrement redoutée des enne-
mis invétérés de la France, c'est qu'elle rentrât intacte
et réconciliée sous l'autorité de ses anciens xois, car elle
ne tarderait pas longtemps à recouvrer sa vigueur un
moment énervée et il deviendrait dangereux de l'of-
fenser. Le même cabinet qui avait allumé l'incendie
de 1789, au risque d'en être consumé, et s'était quel-.
ques années plus tard efforcé de ranimer la guerre ci-
vile de l'Ouest en coopérant au rétablissement du
royaume des Bourbons, ne dissimulait pas son intention
de l'affaiblir et do le dominer. Les profonds dissenti-
ments qui a\aient armé les habitants de la Vendée et
des provinces du Midi étaient un germe puissant de
trouble qui s'offrait tout d'abord à la pensée. En effet,
partout où les populations, fidèles à leurs croyances, ont
été opprimées par la Révolution et se sont révoltées
contre elle, il existe une minorité dévouée à tous les
pouvoirs persécuteurs, qui ne peut supporter le mépris
dont elle se sent poursuivie, et se croit toujours menacée
de représailles. Ce sont deux peuples ennemis, respi-
rant le même air et se heurtant à chaque pas. Si l'auto-
rité supérieure est impartiale et modérée, la majorité
reprend ses droits, n'en abuse point, parce qu'elle sent
sa force, mais tient ses adversaires dans une sorte d'in-
terdit, moins comme dissidents politiques que comme
gens do probité suspecte. Si c'est la Révolution qui pré-
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
T. 1. 39
vaut dans les conseils, ses partisans célèbrent son triom-
phe par des délations, des insultes et des destitutions;
ce qui rend les réactions toujours imminentes et les
cœurs toujours implacables.
Donner à cette minorité perturbatrice un moyen de
se perpétuer, et à ce système de bascule un moteur in-
fatigable, au sein d'un gouvernement représentatif, était
une combinaison perfide, mais infaillible. Ou le cœur de
l'homme aurait changé, ou les populations, objet de
défiances etide vexations continuelles, doivent finir par
exiger ce que l'Irlande demande inutilement à J'Angle-terre, ce que la Suisse, la Hollande, l'Union américaine,
et plus récemment la Belgique, ont obtenu par la force
une nationalité distincte et justice de leurs persécuteurs.
Qu'un secours intelligent soit offert à propos aux pro-
vinces opprimées, et elles sont aisément entraînées à
secouer le joug de la centralisation.
Effet inévitable des révolutions en faisant d'un
peuple deux nations incompatibles, elles arrivent tôt
ou tard à la division du territoire lui-même. Les majo-
rités qui abusent de leur supériorité enseignent aux mi-
norités à se coaliser; et, à plus forte raison, la majorité
qu'une minorité opprime à l'aide d'une administration
partiale est-elle disposée à saisir la première occasion
de s'affranchir. Les gouvernements qui s'appuient sur
un parti, quelque nombreux qu'on le suppose, n'ont pas
de lendemain.
Si ces prévisions n'ont pas été l'objet des délibéra-
tions diplomatiques, elles ressortènt des négociations
ouvertes sur des questions identiques, et des ménage-
ments qu'on a toujours affectés envers les hommes et
les principes de la Révolution. Elles ont d'ailleurs été
LES RUINES DE LA. MONARCHIE FRANÇAISE
formulées dans des Mémoires où, sans s'attribuer au-
cune part de la conquête, on faisait une telle répartition
de ses provinces qu'il n'y aurait plus de royaume de
France, pas même de comté de Paris, mais autant de
principautés que de prétendants une pour l'héritier
légitime, une pour la branche d'Orléans, une pour le
roi de Rome, et la part de la Révolution, enfin, sous le
nom de ville libre et de cité des arts'.
Tandis que ces rêveries faisaient diversion à la mar-
che rapide des faits, un peu moins flexible^ue celle des
idées, des intrigues plus positives cherchaient à se
mêler aux événements, sinon pour en dominer les con-
séquences, au moins pour tâcher de les modifier et sur-
tout pour en profiter. Des rapports ne tardèrent pas à
s'établir entre les agents diplomatiques étrangers et les
chefs connus des partis qui divisaient la France. Tous
étaient disposés à donner les mains à une transaction
qui simplifierait la situation en forçant Napoléon de
déposer les armes. Le mauvais génie de la Restauration
fit tomber la plus active de ces négociations sous l'in-
fluence de l'homme le plus hostile au droit et le plus
incapable de dévouement, mais aussi le plus propre,
par la versatilité de sa conduite publique et la. flexibilité
de ses principes, à rallier à la cause qu'il embrasserait
toutes les répugnances illogiques et toutes les con-
sciences douteuses. Les services que M. de Talleyrand
passe pour avoir rendus à la royauté sont d'une nature
fort équivoque; mais on ne peut lui refuser le mérite de
lui avoir épargné des embarras et aplani le chemin;
inutile d'ajouter que le prudent diplomate ne s'avança
1. Notre ami, M. Bergasse, a vu cet étrange Mémoire aux mains du
czar Alexandre.
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
pas sans s'être bien convaincu que la Restauration était
inévitable.
Tant que durèrent les conférences de Châtillon, il se
tint prudemment à l'écart. Les droits de Napoléon
n'étaient pas contestés, et quelque dures que fussent les
conditions acceptées par M. de Caulaincourt il ne
tenait qu'à lui d'y souscrire. Mais l'ancien ministre de
l'empereur des Français ayant été accueilli avec bien-
veillance par celui de toutes les Russies, il n'eut pas
de peine à* deviner ses voeux secrets, et il s'attacha à
gagner sa confiance en les secondant avec discrétion.
Les parvenus de l'Empire ne comprenaient pas que
leur chef nesefûtpas contenté du royaume de Louis XIV,
et ce.luxe de modération, étalé par la peur et l'égoïsme,
fut un des moyens les plus efficaces invoqués par Tal-
leyrand pour détacher d'une cause perdue les sénateurs,
les principaux fonctionnaires et jusqu'aux serviteurs de
Napoléon. A mesure que le bruit d'une restauration
prochaine de la royauté des Bourbons prenait plus de
consistance, on comprenait mieux les avantages qui
devaient en résulter pour la France et pour tous les
intérêts compromis. Le royaume des Bourbons pouvait
en effet décliner toute solidarité des torts de l'Empire
envers l'Europe. Il rendait à tous les partis, amis ou
ennemis, leur nationalité menacée et la liberté, sinon
de lutter encore, au moins d'exposer leurs griefs devant
une autorité intéressée à les concilier et disposée à ou-
blier ce qu'elle n'avait pas le droit de pardonner.
Si les monarques, désarmés par cette pacifique in-
tervention, s'inclinaient sans rancune devant un vieux
roi sans soldats, qui avait supporté dignement le mal-
heur et l'exil, c'est que son retour, étant un gage de
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
salut et de paix_pour le pays, en était un de concilia-
tion pour eux-mêmes. Cela était évident les plus déses-
pérés y prirent confiance; ils abjurèrent, au moins pour
quelques jours, leur haine pour un régime qui, à tout
prendre, leur inspirait encore moins de dégoût et
d'épouvante que le joug imposé par la conquête.
Mais sans la terreur qu'inspirait encore le lion
vaincu, sans la nécessité de recourir au seul moyen
qui se présentât de trancher toutes les difficultés à la
fois et d'ôter tout prétexte aux désirs à peine contenus
chez une partie des alliés d'invoquer le droit de la
guerre pour s'indemniser aux dépens de la France, il
est douteux qu'on eût proclamé de prime abord le droit
des frères de Louis XVI car en le reconnaissant on
renonçait implicitement à celui des représailles. Néan-
moins une circonstance trop peu remarquée contribua
à refroidir l'ardeur de ceux des princes coalisés qui
convoitaient les dépouilles du vaincu et comptaient sur
le démembrement des provinces à leur convenance.
Bien que la Révolution eût négligé d'entretenir les
places fortes qui l'avaient cependant protégée contre
une première invasion, bien que les bataillons du con-
quérant regardassent avec dédain les bastions de Vau-
ban en défilant sous leurs murailles démantelées pour
aller chercher l'ennemi à quelques cent lieues au delà,
on ne tarda guère à rendre hommage à la prévoyance
de celui qui les avait élevées lorsque les flots de Tar-
tares poussés de Moscousur Paris inondèrent le terri-
toire jusqu'alors immaculé de la patrie, on revit avec
autant de bonheur que de surprise poindre au-dessus
du sol envahi ces colonnes inébranlables qui soute-
naient encore l'édifice chancelant et opposaient leurs
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
triples portes crénelées aux efforts impuissants du vain-
queur. Ces portes ne s'ouvrirent qu'aux vaincus deman-
dant un abri à leurs retranchements hospitaliers. Ils y
trouvèrent sûreté et protection. Leurs munitions et leur
matériel de guerre y furent recueillis'et renouvelés.
Bientôt ces remparts longtemps silencieux résonnè-
rent du bruit des armes et demeurèrent sourds à toutes
les sommations. Ils ne répondirent qu'à la voix d'un
gouvernement national et ne se rendirent qu'aux fils
du grand roi qui avait préparé des asiles à ses armées
infidèles.
L'Europe, qui avait rassemblé toutes ses forces pour
écraser Napoléon et qui avait réussi, s'arrêta devant
cette grande ombre. La jeune France voudrait en vain
s'affranchir de la reconnaissance qu'elle doit aux Bour-
bons. Eux seuls pouvaient désarmer la colère de ses
ennemis et faire révoquer les dures conditions imposées
à l'empereur. Si la magnanimité du czar Alexandre le
portait à ne pas abuser de la victoire, il n'en était pas
ainsi des princes que Napoléon avait humiliés ils ne
voulaient pas manquer l'occasion d'en tirer vengeance.
Mais ils furent étonnés d'une résistance si énergique et
si inattendue, et plus d'un céda à la crainte de rencon-
trer, derrière les créneaux qu'il fallait assiéger, un second
Denain et le drapeau de Yillars.
Cette observation peut servir à faire apprécier la
distance qui sépare les exploits fugitifs du plus grand
conquérant des fondations durables d'un souverain hé-
réditaire. En résultat, on a laissé la France de Louis XIV,
encadrée dans les frontières inexpugnables tracées par
lui, entre les montagnes qui la protègent, les niers et
les fleuves qui l'enrichissent. Pourquoi ce respect? C'est
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
que ce monarque avait plus de jugement encore que
d'ambition en posant des bornes à son territoire, il
songea d'abord à le faire plus compacte, afin de le
rendre moins vulnérable. Ses traités se sont basés sur
des considérations d'une bien haute politique et des
raisonnements irréfragables, on peut l'affirmer, car
l'Autriche a dressé ses tentes au sein même des provinces
qu'elle avait dû céder, et elle n'a pas osé invoquer ses
anciens droits pour justifier sa tentation évidente d'user
de sa victoire pour les reprendre. La cause de sa retenue
n'a rien de mystérieux, elle est même honorable pour
cette puissance dont la longanimité et la prudence tra-
ditionnélle ont toujours pesé les conséquences des
événements auxquels elle s'est trouvée mêlée, puissance
qui a su résister et survivre à toutes les révolutions et
jusqu'au remaniement de son territoire, sans y perdre
rien de sa force réelle ni dé sa considération politique.
Il y eut quelque chose de cette prévoyance et de
cette sagesse dans les campagnes de Louis XIV. La
constitution de tous les peuples renferme une vertu
d'expansion involontaire, déterminée par la nature du
climat, la position géographique ou l'activité des esprits;
ce qui explique la tendance des nations hyperborées à
envahir les contrées méridionales, et celle de lAngleterre
à demandera la mer ce que lui refuse l'exiguïté du
territoire resserré par ses rivages. Toute la science
consiste à s'arrêter à point pour s'affermir, et à ne pas
abuser des faveurs de lafortune
en dépassant le but
qu'on s'est proposé. La France aussi avait besoin de
s'asseoir, et pour cela de retrouver les points d'appui
que les guerres des siècles précédents lui avaient
enlevés. Louis XIV eut le bon esprit do s'en contenter,
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
et ses voisins comprirent que la sécurité de l'avenir
tenait au respect de ces bornes naturelles, désormais
signalées par la solennité des traités.
En hérissant de forteresses sa frontière belge, ce
grand roi voulut que ses ennemis, s'il s'en présentait
de nouveaux, fussent bien avertis que le côté faible de
ses États en était aussi le mieux gardé il entendit qu'on
ne lui disputerait pas impunément la suzeraineté d'un
pays que ses campagnes sans défense, ses produits
sans débouchés et ses villes ouvertes mettaient à sa
merci, par les nécessités de la paix autant et plus que par
les lois de la guerre. Il a tort, en effet, celui qui s'obs-
tine à lutter contre la nature des choses la Belgique
est française tant que de nouveaux bouleversements
ne viendront pas déranger l'équilibre européen, elle
n'aura qu'une existence précaire et tendra, malgré elle,
à se réunir à la France. Le Rhin est la limite nécessaire
de l'État le plus manifestement circonscrit par la nature
l'intérêt des populations qui l'en séparent est plus im-
périeux que le sien, puisqu'elles ne peuvent vivre et
prospérer que par lui. Il faut donc que la fusion s'opère
tôt ou tard, fût-ce par la conquête de la France elle-
même.
Mais si la franche et noble adhésion de l'empereur
d'Autriche au rétablissement- des descendants de
Louis XIV avait imposé silence à tous les ressentiments
et mis un terme à toutes les intrigues diplomatiques, il
n'avait été pris, par les puissances coalisées, aucune
mesure nette et décisive contre l'esprit révolutionnaire
et pourtant cet esprit ne menaçait pas la France seule.
On n'avait pas pris non plus de sûretés suffisantes con-
tre Napoléon, et celui-ci n'avait pas même engagé sa
LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE
parole en échange de la souveraineté indépendante qui
lui avait été concédée. La généreuse confiance du czar,
trompée par la crédulité un peu naïve du duc de Riche-
lieu autant que par la duplicité du prince de Bénévent,
en avait fait le protecteur des constitutions parlemen-
taires. Le roi de Prusse, touché de la part que les
sociétés secrètes avaient prise dans l'œuvre de sa déli-
vrance, se refusait à toute répression préventive de l'abus
qu'elles pouvaient faire de don imprudente tolérance.
L'Angleterre, enfin, ne s'était nullement occupée do
rassurer ses alliés sur les réserves suspectes de sa poli-
tique. Ni déclaration publique, ni accession formulée,
ni explicationamiable,
ne garantissaient son concours
pour l'avenir..
Il est vrai que le destin de la France, contre laquelle
l'alliance avait été contractée, ayant été remis aux
mains de son souverain, sa mission était accomplie, et
elle pouvait se considérer comme dissoute. C'était à
Louis XVIII de se tenir en garde contre la réaction des
passions et des intérêts froissés par son avènement.
Il était responsable, envers les alliés, de toutes les
éventualités qui pouvaieL: compromettre le repos de
l'Europe.
Cependant il n'avait pas été consulté sur les conces-
sions faites à Napoléon et dont la France devait subir
les charges. La résidence de l'empereur déchu était trop
voisine de ses anciens États pour n'être pas un sujet
sérieux de troubles et d'alarmes. La solennité étudiée
de ses adieux à l'armée, après son abdication, n'était
pas faite pour rassurer l'opinion sur ses vues ulté-
rieures. Il se présenta à elle en victime s'immolant,
comme Décius, pour le salut de la patrie, mais sous la
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
condition de laisser à son fils une couronne qu'il met
« sous la garde de ses fidèles soldats > L'appareil dra-
matique avec lequel- il se fait apporter ses aigles si long-
temps victorieuses, les embrasse en répandant des lar-
mes et proteste par son émotion muette contre la vio-
lence qu'il souffre, n'était rien de moins qu'une menace
et une déclaration de guerre. N'avoir pas paru com-
prendre le sens de ce défi, c'était l'accepter.
Les suites déplorables de la rentrée en France do
l'exilé de l'ile d'Elbe sont donc imputables à l'impré-
voyance des cabinets de l'Europe, et peut-être à la tra-
hison de quelques-uns, autant qu'à l'incurie et à l'aveu-
glement de celui de France. Ce dernier pourrait même
justifier sa noble confiance dans la foi des traités, si lo
20 mars 1815 n'avait pas été suivi de la loi du 5 septem-
bre 1816 et de tous les actes inintelligents ou révolu-
tionnaires qui ont été couronnés par les journées de
Juillet 1830. Ce n'était guère la peine, en effet, de bri-
ser le joug impérial pour retomber sous celui de la
Révolution, plus lourd et plus avilissant que le plus
dur despotisme.
Napoléon lui-même, malgré la supériorité incon-
testable de son intelligence, était redevenu le vassal de
cette Révolution dont l'alliance impie le condamnait à
ne commettre que des fautes quand il voudrait marcher
en dehors du sentier fangeux et sanglant creusé par
elle. Il avait, dans l'essor de sa jeunesse héroïque,secoué le joug de ses premiers engagements et plané
glorieux au-dessus des abimes. Mais, replacé volontai-
rement sous leur tutelle à l'âge ou l'empire de l'habi-
tude n'a plus de contre-poids dans l'énergie de l'àme,
il ne devait plus s'en relever.
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
Les preuves de son aveuglement aux jours de sa
décadence sont aussi éclatantes que celles de son inspi-
ration dans sa marche ascensionnelle vers l'Empire.
Après l'invasion déloyale de, l'Espagne, il pouvait
encore entreprendre de grandes choses sa puissance
était sans rivale; mais il ne sut ni les faire sanctionner
par l'admiration des peuples, ni les conduire à bonne
fin. En partant pour la Russie, il laissait une notable
partie de ses plus habiles officiers et de ses troupes les
plus aguerries se consumer dans la péninsule et y élargir
la plaie que déjà plus d'une défaite avait envenimée;
puis il emmenait avec lui, pour les remplacer, des étran-
gers qu'il s'était aliénés par leur défaite et des géné-
raux qu'il avait humiliés par ses victoires. Il n'avait
pris aucune précaution contre leur défection éventuelle.
Cette confiance est au moins étrange, car lui-même ne
se piquait pas d'une fidélité scrupuleuse aux termes de
ses traités, et tout récemment un général espagnol,
confiné à l'embouchure de l'Escaut, avait donné l'exem-
ple de la désertion en trouvant moyen de s'embarquer
avec -tout le corps qu'il commandait, sous les yeux
mêmes de l'armée française dont il faisait partie.
Cependant, après sa fatale retraite de Russie, Napo-
léon no changea rien à ses premières dispositions, ral-
liant sous son drapeau les mêmes auxiliaires rebutés ou
suspects, et maintenant au delà des Alpes et des Pyré-
nées, dans les murs de Hambourg et de Dantzick, la
plus disponible et la plus grande partie de ses troupes,
les régiments encore intacts et les plus éprouvés.
Après les désastres de Moscou, ceux de Leipzick
ont encore de quoi surprendre, puisque après avoir
rassemblé, en quelques mois, une seconde armée non
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
moins dévouée et munie d'un matériel formidable,
l'empereur ne la ramena sur les champs de bataille que
pour l'y laisser ensevelie.
Il n'en persiste pas moins, après la défection de tous
ses auxiliaires passés à l'ennemi, à maintenir aux extré-
mités de l'Europe, comme s'il eût voulu l'étreindre
plus étroitement à mesure qu'il la sentait s'échapper de
ses mains, l'élite des troupes qui lui restaient il se pré-
parait d'ailleurs, avec les débris de quelques régiments
déjà vaincus, à faire tête à toute la coalition maîtresse
de ses communications et d'une partie de ses provinces.
N'est-il pas permis de voir dans cette obstination
inexplicable, dans, cette imprévoyance inaccoutumée
et dans cette accumulation de fautes que couronne
l'abandon de la capitale par toutes les autorités chargées
de la protéger, le signe d'une intelligence plus haute et
d'une justice plus logique que celles de la divinité
nommée Fatum par les anciens ?
Quant aux exploits sans résultat possible qui ont pu
retarder de quelques semaines la prise de Paris, n'est-
il pas absurde d'admettre que Napoléon ait jamais eu
la prétention d'entreprendre avec quelques restes de
régiments ce qu'il n'avait pu faire avec six cent mille
hommes pleins d'ardeur et de confiance? Il y a plus
que de la crédulité à supposer chez ses ennemis assez
de maladresse pour se laisser surprendre, les uns après
les autres, dans des embuscades, ou s'engager étourdi-
ment dans le labyrinthe d'une ville populeuse. Une poi-
gnée d'hommes peut renouveler contre d'innombrables
bataillons le sacrifice des Thermopyles, mais non sur-
vivre à une lutte aussi inégale.
Les succès, la grandeur et la gloire de Napoléon,
LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
nous les attribuons exclusivement à la mission qu'il
avait noblement acceptée et qu'il a, en grande partie,
remplie, d'enchaîner la Révolution, de flétrir ses doc-
trines et de démasquer les fourbes qui l'avaient servie,
puisqu'il a fait do.ces apôtres de la liberté et de l'égalité
les recrues de sa noblesse et de sa livrée.
Toutes les fautes qui l'ont conduit à sa perte, toutes
les injustices par lui commises envers les États qu'il a
troublés ou envahis et les hommes qu'il a persécutés ou
immolés; tous les malheurs qu'il a amassés sur la
France, et notamment par les deux invasions qu'il faut
attribuer à lui seul, viennent du pacte qu'il a renouvelé
avec cette même Révolution au moment de son avène-
ment à l'Empire.
Dans la scène des adieux à ses soldats, qui a pré-
cédé son départ de Fontainebleau pour l'île d'Elbe, il
laisse assez clairement percer le désir et l'espérance de
les revoir, n'ignorant pas que la Révolution, moins
vaincue et moins captive que lui, est déjà en mesure de
combattre la royauté dont il présageait les impru-
dentes concessions. Il compte sur elle pour préparer
son retour, et c'est elle, en effet, qui présidera à toutes
les intrigues dont le dénouement éclate au 20 mars.
Aussi vit-on l'empereur, le visage serein et souriant
aux commissaires chargés de le conduire à sa destina-
tion, se prêter complaisamment à leur surveillance et
les rassurer sur la responsabilité de leur mission. Ils
s'occupèrentdonc beaucoup plus de pourvoir à sa
sûreté que de prévenir son évasion et tel fut effective-
ment le seul objet de leur sollicitude. Ils durent croire,
aux démonstrations des départements qu'ils curent à
traverser, que la France répudiait à jamais celui qu'elle
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
avait porté sur le pavois, car les malédictions et les
menaces l'attendaient sur toute la route, et malgré la
protection de son escorte son voyage ne fut pas sans
quelque danger.
Cependant il devait, dans quelques mois, parcourir
ces mêmes départements en triomphateur et les traver-
ser aux acclamations du même peuple qui le poursui-
vait de ses imprécations. Mais alors nul ne se faisait
illusion sur les causes de sa chute. Le pays tout entier
y applaudissait comme au signal de sa délivrance. Sa
famille, impatiente de quitter la France, se dirigeait
sur l'Italie, l'Allemagne et les États-Unis elle ne son-
geait ni à revendiquer la succession impériale ni même
à se prévaloir de sa qualité de Française. Joseph acquit,
du prix de ses couronnes d'Espagne et de Naples, de
vastes domaines dans le nouveau monde. Lucien et
Louis jouirent à Rome, asile de tant de grandeurs
déchues, d'une vie somptueuse et tranquille, et Jérôme
trouva un honorable accueil à la cour qui lui avait
accordé la main d'une princesse plus fidèle à ses devoirs
d'épouse qu'il ne l'avait été lui-même à ses premiers
nœuds.
Napoléon avait tant abusé de la France qu'on a dû
croire que, dans sa pensée, elle ne devait pas lui sur-
vivre. Il se préoccupa d'elle, dans ses traités et ses
allocutions, uniquement pour formuler avec ostenta-
tion le sacrifice qu'il faisait à son repos d'une puissance
qui n'était déjà plus. Mais son évasion de l'ile d'Elbe et
les calamités que son interrègne de cent jours a attirées
sur le pays donnent la mesure de sa sincérité. Le guer-
rier qui montra tant d'impassibilité dans toutes les
crises de sa vie, qui sut se tirer de tous les périls avec
LES BUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE
tant de bonheur et de prudence, qui marchanda avec
tant de présence d'esprit son abdication, pouvait bien
vouloir que les peuples se sacrifiassent pour lui, mais
non se sacrifier avec eux.
Il aurait dû pourtant s'accuser seul de l'extrémité à
laquelle était réduite la fortune de la France et la sienne.
Il avait étendu son empire au delà de toute limite natu-
relle et de toute cohésion possible, dompté les nations
civilisées du xvme siècle, comme les premiers conqué-
rants avaient fait des peuples barbares ou amollis de
l'ancien monde. Mais il avait oublié de prévenir, comme
eux, par l'extermination et la servitude leurs réac-
tions et leurs représailles. Napoléon n'avait pas l'am-
bition brutale des Gengis-Khan et des Tamerlan. S'il
avait soif de pouvoir, il était plus insatiable encore de
renommée, et si l'admiration pouvait s'imposer, c'eût
été le premier tribut qu'il aurait exigé des vaincus. Son
génie fut incomplet sans doute, mais c'est par la qua-
lité qui l'honore le plus toujours porté vers l'idéal, il
visait au but avant d'avoir mesuré les obstacles et jugéles distances.
A force de surexciter la France, il l'a énervée, et
au jour du jugement il l'a trouvée inerte et défaillante.
Il avait imaginé de changer ses mœurs, d'anéantir ses
souvenirs, de lui imposer des notabilités factices, sans
s'inquiéter des vanités froissées, des convictions révol-
tées et des intérêts sacrifiés. Toutes ses conceptions
faisaient violence à la nature des choses et, ce qui est
plus téméraire encore, aux préjugés et aux habitudes;
sa volonté devait donc finir par se briser en se heur-
tant à de telles impossibilités. La puissance de l'homme
ne prévaudra jamais contre le principe conservateur du
DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
monde moral et les conditions des sociétés humaines.
On peut les dominer, les troubler ou les anéantir, mais
non les.refondre. Les lois de la création ont prescrit à
l'intelligence des bornes qu'elle s'efforce en vain de
franchir. Le résultat de son audace ne sera jamais que
la démonstration de sa faiblesse.
FIN DU TOME PREMIER
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME PREMIER
I~'TnODCCTfOf. [
LIVRE PREMIER
Grandeur de la monarchie française causes de sa longue durée
et de sa mort subtte.
Laudandis pretiosior ruinis.
(SIDOINE APOLMNAmE, Ch. XXXU.)
CHAPtTKË l. De la France ancienne. 53
CHAPITRE Il. Origine et grandeur de la monarchie française. 69
CHAPITRE III. De la providence des dynasties inamovibles. 91
CHAPITRE IV. Du principe civilisateur de la monarchie française. 106
g l'r. De la propriété. <. 109
il. Du droit divin. 161
CHAPITRE V. Siècle de Louis XIV. 184
§ ler. La civilisation n'est fécondée que par l'autorité. 186
il. Administration de Louis X!V. 195
111. De la personnatité de Louis XIV. 208
CHAP1TRE VI. Décadence de la monarchie. 217
§ ler. Vieillesse et testament de Louis XIV. 217
§ It. De la régence. 242
§ III. Rè~nedeLouisXV. 257
CHAPtTRE Vil. Participation du clergé gallican aux erreurs du dix-
huïtiéme siécle. 276
CnAprrnE VIII. Règne de Louis XVt. 337
§1~. Ministère Turgot. 345
§ IL Émancipation de l'Amérique. 351
g 111, Des trois ministères de Necker. 365
T. 1.· 40
TABLE DES MATIÈRES
I
Génie de la révolution française; crimes et déceptions de
t ? ses sectaires.
Ch \pitbe 1. De la France avant 1789. 390
Ciupitre Il. Des fausses idées sur la Révolution française. 408
§ Ier. Des sociétés secrètes et de la secte des illuminé?.. 410
g If. Des préjugés accrédité" par la Révolution 1G9
§ III. De la part prétendue par la Révolution aux succès
des armées françaises 493
Chvpitre III. Du Consulat et de l'Empire 523
§ I»". Gloire et génie de Bonaparte 52fj
§ II. Concours fatal de la Révolution à l'avéncmcnt do
l'Empire, première cause de sa ruine. 537
§ III. L'esprit de conquête, seconde cause de sa ruine. 535
§ IV. Napoléon seul responsable de sa chute. 567
§ V. Des déchirements, qui auraient assailli la France sans
le retour desBourbons. >w^ 603
UVRE DEUXIÈME
Monslrum horrendum, informe, ingens, oui lumen
ndeiïiptura. (Virbile, Enéide, Liv.'Ill.)
FIS DE LA TABLE DU TOME PKEMIER.
· Sceaux. – Typ. Cli.iraire et Kila.
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