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VENDREDI 17 AVRIL 2009TRIBUNE DE GENÈVE Idéesde génie 27

Le «Contrat social»réconcilie libertéet vie en société

SOPHIE DAVARIS

Genève a vu naître l’un desplus grands écrivains de lan-gue française du XVIIIe siècle,mais l’a rejeté et a brûlé seslivres. Condamné de son vi-vant, Jean-Jacques Rousseaumarque une rupture de lapensée dans de nombreux do-maines. La Nouvelle Héloïseannonce le romantisme.L’Emile invente la pédagogiemoderne. Le Contrat social,en 1762, impose un maîtrelivre de la pensée politique.

Ni projet de révolution nimême de réforme, ce textepropose une réflexion théori-que sur le droit politique.Avant, d’autres penseurs –Grotius, Pufendorf, Hobbes,Locke notamment – ont réflé-chi à la question du contratsocial. Partageant cette idéeque l’Etat et la société ne sontpas des phénomènes naturelsmais le résultat d’une créationhumaine, volontaire.

L’œuvre de Rousseau romptavec ses prédécesseurs, encela qu’elle est la première àarticuler vie en société et li-berté. A chercher une formed’obéissance à l’autorité poli-tique qui soit légitime et sûre.«A substituer l’association àla soumission», glisse RobertRoth, professeur de droit pé-nal à l’Université de Genève.

L’objectif de cette réflexion

est de trouver «une formed’association (…) par laquellechacun s’unissant à tousn’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi librequ’auparavant.»

Ecartant tout recours àl’histoire et aux faits, le Con-trat social ne décrit pas ce quiest. Mais imagine ce qui doitêtre. Pour cela, Rousseau re-court à la fiction de l’état denature, où règne la loi du plusfort. Nullement nostalgiquedu «bon sauvage», Rousseaucritique la mauvaise civilisa-tion. «Ce sont le fer et le bléqui ont civilisé les hommes etperdu le genre humain»,dit-il. L’agriculture et la mé-tallurgie ont créé la division

du travail et les inégalités.L’amour-propre a engendré larivalité, la guerre, l’asservisse-ment. Dans un pacte socialinjuste, les riches ont con-vaincu les pauvres de s’unir àeux pour instaurer l’ordre.

A ce faux pacte, Rousseauoppose un autre contrat, uneobéissance qui ne soit ni sou-mission ni servitude. «Vivrelibre en société est possible sila société est gouvernée par lavolonté générale», résume Ni-colas Tavaglione, du Départe-ment de science politique del’Université de Genève.Qu’est-ce que la volonté géné-rale? Loin d’être la somme desvolontés particulières, elle as-pire au bien commun et s’ex-

prime par la loi, qui est lamême pour tous. Les égoïs-mes individuels se volatilisenten elle. «On forcera chacun àêtre libre», intime Rousseau.

Démocratie directe

Point important et surpre-nant: indivisible et inaliéna-ble, la souveraineté ne peutêtre confiée à des représen-tants. «La déléguer revien-drait à court-circuiter l’ex-pression de la volontégénérale, reprend NicolasTavaglione. En conséquence,seule la démocratie directepeut fonctionner.» Mais at-tention, pour Rousseau la dé-mocratie ne peut se réaliserque dans un très petit Etat,comme Genève, la Corse oula Pologne, où régneraient lavertu et l’égalité.

L’exigence du théoricienest si grande que sa concep-tion de la liberté politiquesemble irréalisable. Que faire,alors? Renoncer à la démo-cratie, régime des dieux, ou,pour y parvenir, changerl’homme? Peut-on lire dansRousseau, et dans l’efface-ment de l’individu derrière lecorps social, une tentationtotalitaire? Rousseau a par-fois été lu en ce sens, analysel’historien français MichelWinock, mais «le Contrat so-cial est une idée pure, unidéal qu’on ne cherche pas àréaliser mais vers lequel ondoit tendre.

Rousseau nous rappelleque notre liberté consistedans notre participation à laloi, et que notre dignité con-siste à dépasser nos volontésparticulières pour rechercher

le bien général. Il introduit ladimension éthique: se sou-mettre à la loi, c’est se sou-mettre à l’universel, degré su-prême de la liberté.»

Jean-Jacques Rousseau. Son œuvre rompt avec ses prédécesseurs, en cela qu’elle est la premièreà articuler vie en société et liberté. (LÉONARD DE SELVA/CORBIS)

Le plus célèbre des exilés

❚ 1712: naissance à Genève

❚ 1749: discours sur les scien-ces et les arts

❚ 1755: discours sur l’origine et

les fondements de l’inégalitéparmi les hommes.❚ 1762: le «Contrat social» et«L’Emile». Brûlés à Genève❚ 1778: mort à Ermenonville

SD

Bio express

John Rawls, l’héritier de Rousseau au XXe siècleL’Américain a réactualiséle «Contrat social» au XXe siècle.

Selon la légende, le philoso-phe allemand Emmanuel Kant,qui se promenait tous les joursà la même heure sur le mêmechemin, dérogea deux fois à seshabitudes. La première, pourétudier L’Emile; la seconde, lorsde l’annonce de la Révolutionfrançaise. C’est dire l’influencede Rousseau sur les philoso-phes qui l’ont suivi et, bien sûr,sur les révolutionnaires, Robes-pierre en tête. Sa marque se litaussi dans la Déclaration desdroits de l’homme et du citoyende 1789.

La critique ne l’a pas épargnépour autant. Si on ne retientque son œuvre politique,

d’aucuns ont repéré dans leContrat social les germes d’unesociété totalitaire. Les féminis-tes ont regretté la mise à l’écartdes femmes de la vie publique.Les humanistes ont relevé qu’iljustifiait la peine de mort –«C’est pour n’être pas la victimed’un assassin que l’on consent àmourir si on le devient.»

Une juste distributionde la richesse

La force de la pensée deRousseau a néanmoins perduréet la théorie du contrat socialréapparaît de toutes ses forcesau XXe siècle avec John Rawls(1921-2002), un théoricien amé-ricain qui s’intéresse à une justedistribution de la richesse. Ils’inspire de l’idée rousseauiste

que chaque être né libre et égalaux autres, il propose, pour as-surer la justice des lois, la fic-tion du «voile d’ignorance». Lemeilleur système ne peut s’ima-giner que si les individus fontabstraction des situations indi-viduelles en jeu, des leurs enparticulier. Dans cette situation,chacun a intérêt à ce que leslois soient les plus justes possi-ble.

Deux principes émergentalors: l’égale liberté pour touset la différence. Libéral, Rawlsadmet l’existence d’inégalitéspour autant qu’elles bénéficientaux démunis et que l’égalité deschances soit offerte à tous.Comme Rousseau, Rawlsdéfend égalité et liberté.

(sd)

Monsieur Dictionnaireraconte l’épopée du françaisDans le cadredu 450e anniversairede sa création, l’Universitéde Genève invite Alain Rey.

Premier collaborateur de PaulRobert, le fondateur des célèbresdictionnaires, Alain Rey est au-jourd’hui le rédacteur en chefdes publications des Editions LeRobert.

Auteur de nombreux ouvra-ges, il est reconnu pour ses ta-lents de linguiste, lexicologue,sémiologue et philosophe du lan-gage et est considéré comme undes plus grands spécialistes de lalangue de Molière. Il n’hésite pasà inclure dans ses dictionnairesdu verlan ou des régionalismes.

Alain Rey est aussi un hommede télévision et de radio. Il anotamment tenu pendant desannées, à France-Inter, la chroni-que Le mot de la fin.

La langue n’est pas seulementle moyen de se comprendre; ellepermet aussi l’affirmation de va-leurs et la création mentale demondes possibles. Le français aplus de mille ans. Issu de dixsiècles de métissages et de révo-lutions permanentes, il a vécu etvaincu bien des difficultés.

Anton Vos

➜ Grande conférence«Le français, une langue

à l’épreuve des siècles», mardi21 avril à 18 h 30, Uni Dufour.

John Rawls. Un théoricienaméricain qui s’intéresse à unejuste distribution de la ri-chesse. (KEYSTONE)

❚ La semaine prochaine:❚ Mary Shelley et l’invention❚ de Frankenstein

A l’occasion du 450e anniversaire de l’Université de Genève, la «Tribune de Genève» et l’alma mater présentent la genèse de 20 idées nées dans la région et qui ont changé le monde. /2011

184718151789années1780 1964

DE LA RUPTURE À AUJOURD'HUI

Infographie: I. Caudullo.Photo: O. Voqelsanq, The Art Archive,

Roger Viollet. Textes: S. Davaris.

Benjamin Constant voit en Rousseau un ennemi de la liberté individuelle, le considérant comme un absolutiste. A l’inverse, Karl Marx en fera un «idéaliste petit-bourgeois», instigateur de la démocratie bourgeoise issue de la Révolution.

Le «Contrat social» est édité dans la Pléiade.

Emmanuel Kant lit et admire Rousseau, dont il reconnaît l’influence sur son œuvre.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont plusieurs formules viennent directement de Rousseau. Toute la philosophie de la Révolution est imprégnée de sa pensée.

Quelques articles de la Constitution genevoise viennent directement de Rousseau: le peuple décide, mais ne délibère pas.

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