le theatre de hugo_naugrette
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Florence NAUGRETTE
Le devenir des emplois comiques et tragiques dans le thtre de Hugo
Les difficults des comdiens de province
Lide de ce travail, prsent sous une forme plus brve le mois dernier au colloque Jeux
et enjeux des thtres classiques1
1 Colloque organis par Georges Forestier au Centre de Recherches sur lHistoire du Thtre, Paris IV-
Sorbonne, 2 et 3 mars 2001.
, mest venue en lisant plusieurs articles de critique thtrale
dans la presse rouennaise des annes 1830. Le nouveau thtre romantique est alors la terreur des
comdiens de province : recruts sur une grille demplois qui est celle de la dramaturgie
classique, ils ont le plus grand mal faire coller ces derniers aux personnages de Hugo et de
Dumas. Dans un article consacr la vie thtrale Rouen sous la Monarchie de Juillet, nous
avions cit, avec Claude Millet, quelques extraits de la presse rouennaise, qui se fait lcho du
dsarroi des comdiens du Thtre des Arts (le grand thtre) : ils ont un mal fou faire passer la
rampe Hernani et Antony : qui confier le rle Don Ruy Gomez ? au comdien spcialis dans
lemploi tragique de pre noble, ou au comique qui joue les barbons ? A qui confier le rle
dAntony ? au comdien spcialis dans les jeunes premiers ? ou celui qui joue habituellement
les tratres de mlodrame? Le problme se pose aussi Paris, o il est pour une part rsolu par le
recours aux acteurs des boulevards.
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Les comdiens de Rouen sont bousculs dans leurs pratiques, et la presse locale affirme
rgulirement que le drame moderne est impossible Rouen, faute d'acteurs la mesure de sa
difficult. Il apparat en province que les auteurs romantiques ne jouent pas le jeu : Dumas,
Vigny, Hugo ont tendance crer leurs personnages pour des acteurs prcis dont le temprament
colle ces personnages. Qui peut jouer Kitty Bell aprs Dorval, Antony aprs Bocage ? Un
rdacteur du Journal de Rouen s'agace en 1836, loccasion de la cration de Kean, programm
Rouen, de ce sur-mesure parisien qui rend toute mise en scne provinciale du drame romantique
hasardeuse :
La conscience littraire de M. Dumas [] s'est tout accommod de faire une pice argent et rien de
plus. On lui a command une pice pour Frdrick Lematre et pour le Thtre des Varits ; M.
Dumas s'est arm de son mtre et s'en est all prendre la mesure de l'acteur et du thtre, comme on
prend la mesure d'un habit ou d'une culotte, et il a fait sa pice, vritable hydrocphale, l'usage du
personnel de la troupe actuelle des Varits.2
Problmatique : le mlange des genres sous langle des emplois
Cette singularit du personnage de thtre romantique a parfois t caricaure. On a pu
dire que le thtre romantique, dans la mesure o il crait des personnages originaux, de chair et
de sang, abandonnait dfinitivement le systme des emplois dans son criture mme, et que cette
rupture brutale avait t la cause de sa difficult simposer la Comdie-Franaise, et sur
lensemble des scnes franaises. Cest cette vision schmatique que je voudrais nuancer, en
partant du principe que, dans le thtre classique dj, le systme des emplois permet une
grande souplesse dans linvention des personnages. Le romantisme travaille partir de cette
2 Journal de Rouen, 20 octobre 1836.
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souplesse. Dans le thtre de Hugo, on saperoit que le systme des emplois classiques, tragiques
et comiques, est le fondement sur lequel se brodent les situations dramatiques. Linnovation
consiste ensuite brouiller les oppositions structurales sur lesquels il repose, en somme, faire
entrer le mlange des genres dans la construction des personnages.
DEFINITION ET HISTOIRE DES EMPLOIS
Dfinitions affines
La difficult mthodologique laquelle on se heurte demble est le flou qui entoure la
notion demploi. Georges Goubert en donne la dfinition suivante, dans le Dictionnaire
encyclopdique du thtre de Michel Corvin :
EMPLOI : Ensemble des rles dune mme catgorie requrant, du point de vue de lapparence
physique, de la voix, du temprament, de la sensibilit, des caractristiques analogues et donc
susceptibles dtre jous par un mme acteur . Ex : tenir lemploi des valets .
La dfinition pointe vers des caractristiques physiques et caractrologiques, tandis que
lexemple dsigne une fonction sociale. Une certaine tradition de jeu classique a en effet tendance
faire se superposer les caractristiques physiques et sociales : la servante est ncessairement
accorte, le roi dimposante stature. Ces superpositions ne figurent certes pas dans des
potiques , elles sont le fruit dune sdimentation due lusage. Jacques Schrer rappelle en
effet dans La Dramaturgie classique en France que le systme des emplois nest pas encore
vritablement fix au XVIIe sicle. Il se fixe au cours du XVIIIe sicle, avant tout pour une raison
institutionnelle et conomique : la composition des troupes.
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Autre classification, plus subtile, celle de Patrice Pavis, qui distingue trois catgories
principales:
selon le rang social : rois, valets, servantes
selon le costume : rles manteau (premiers rles et pres de comdie), rle corset
(villageoises de lopra-comique jouant en corset et jupon)
selon le caractre : le beau tnbreux, le tratre, auquel on peut ajouter pour le thtre
classique lingnue, la prude, la coquette, le raisonneur
Notons que dans ce dernier cas, le caractre nest pas seulement une entit
psychologique, mais un rle ayant une fonction dramatique dans lintrigue, et dont le discours
a avant tout une fonction pragmatique : le tratre trahit, le raisonneur raisonne, la coquette sduit,
lingnue dsarme, etc Il entre donc en rseau avec les autres rles.
A ces catgories sajoute une autre distinction, radicale et qui jouait jusquau XIXe sicle
un rle essentiel dans les distributions : la distinction des emplois tragiques et des emplois
comiques, sparation importante jusque sur le plan conomique, puisqu la hirarchie littraire
des genres correspondait une hirarchie conomique des rles : lemploi tragique tait davantage
rtribu que lemploi comique.
Le critre de lge intervient aussi, jusque dans la dsignation mme des emplois, qui
oppose le jeune premier, la jeune premire, au barbon ou la dugne. Dans le thtre classique, le
hros est ncessairement jeune. Mais prcisment, les grands comdiens et les grandes
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comdiennes pouvaient chapper parfois la dure loi des ans et de leur irrparable outrage. La
raison nen tait pas seulement la faiblesse indulgente de lclairage scnique ; les habitudes de
rception des spectateurs y taient pour beaucoup : on naurait pas vu Mlle Mars jouer autre
chose quune jeune premire, emploi dont elle a, dailleurs, la prrogative par contrat. aussi Hugo
lui confie-t-il tout naturellement le rle de Doa Sol malgr ses 50 ans.
Lemploi est donc, (pour citer Patrice Pavis,) une synthse de traits physiques, moraux,
intellectuels et sociaux . A lui seul, il ne saurait signifier rien. Notion intermdiaire et btarde
entre le personnage et le comdien qui lincarne (Patrice Pavis, Dictionnaire du thtre), il
prend son sens dans la projection homothtique dun rseau dans un autre : du systme des
personnages de la pice sur la composition de la troupe. Les auteurs crivant pour tre jous, et
les comdiens disposant naturellement dune marge de manuvre qui leur permet malgr tout de
sadapter dautres rles que leur emploi habituel (surtout dans les troupes de province, moins
nombreuses et donc forcment polyvalentes), la question de savoir ce qui est antrieur est vaine :
les dramaturges crivent-ils en fonction du systme des emplois en vigueur dans les troupes, ou
sont-ce les comdiens qui sadaptent ? Les deux, videmment, et le systme nest pas absolument
rigide. Certains comdiens, comme Frdrick Lematre ou Marie Dorval, prennent deux-mmes
des initiatives de jeu qui font voluer jusqu linterprtation mme de leur personnage (Robert
Macaire ou Kitty Bell).
Le drame romantique, on le sait bien maintenant, neffectue pas en 1830 une rvolution
esthtique radicalement neuve. Il se constitue partir dautres genres dj existant, dont il reprend
un certain nombre de structures, de motifs, combinant souvent des inconciliables pour construire
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son esthtique et thique propre. Mais la plupart des lments spars de sa potique se trouvent
dj raliss dans telle ou telle forme de thtre avant lui :
le thtre en vers de Hugo est inspir de la tragdie / le thtre romantique en prose est inspir
de la comdie et du drame bourgeois, dont le drame moderne est la continuation
le mlange des tonalits est invent par le drame bourgeois, qui se cherche et sappelle
comdie srieuse ou tragdie domestique , mettant bas par ces dnominations
oxymoriques la hirarchie des genres
les spectateurs de 1830 sont dj habitus la souplesse, voire lclatement des units : les
units de temps et de lieu ont dj t mises en cause par la tragdie historique du dbut du
sicle (ex : Christophe Colomb de Npomucne Lemercier en 1809), ou ds la Rvolution et
lEmpire par les pices de propagande avec dcors substitutions (champ de bataille, ville
assige, banquet campagnard, etc.)
le drame romantique reprend de nombreux motifs au mlodrame : poignard, cachette,
escaliers drobs, flambeaux, thmatique de linnocence perscute, de la tratrise
Critique des emplois dans les thories du drame bourgeois
Quant la critique du systme des emplois, elle est amorce depuis plus dun demi-sicle
par les thoriciens du drame bourgeois, pour qui les sujets mmes du thtre classique sont
obsoltes, et tout particulirement les sujets de la tragdie, qui, parce quils parlent 1) du pass. 2)
des grands de ce monde, nont plus rien dire aux contemporains, au nouveau public du XVIIIe
sicle. Public bourgeois , cest--dire reprsentant la socit tout entire (le terme franais est
traduit de lallemand brgerlich qui ne signifie pas tant relatif la classe bourgeoise que
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relatif au citoyen. Le drame traite donc avant tout de la question du rapport de l'individu
l'Etat, par l'intermdiaire de son reprsentant. Il y a certes mise en avant de la socit bourgeoise,
mais il y a d'abord lvation des personnages une valeur humaine, donc universelle.3
Tout ce qui renvoie un pass dfinitivement rvolu est pour Beaumarchais dnu
d'intrt :
la tragdie hroque ne nous touche que par le point o elle se rapproche du genre srieux, en nous
peignant des hommes, et non des Rois, et () les sujets qu'elle met en action tant si loin de nos
murs, et les personnages si trangers notre tat civil, l'intrt en est moins pressant que celui d'un
Drame srieux, et la moralit moins directe, plus aride, souvent nulle et perdue pour nous, moins
qu'elle ne serve nous consoler de notre mdiocrit, en nous montrant que les grands crimes et les
grands malheurs sont l'ordinaire partage de ceux qui se mlent de gouverner le monde.4
Le dfaut majeur de la tragdie est de ne pas parler directement de la socit
contemporaine. Telle doit tre la vocation du drame bourgeois, prcurseur en ce sens de ce que
l'on appellera l'poque romantique le drame moderne, dont Antony de Dumas ou Chatterton de
Vigny sont des exemples, mais non pas des drames historiques tels que les crira Hugo dans les
annes 1830.
Cette critique ne saurait s'appliquer la comdie, que sa vocation premire, corriger les
murs par le rire, voue une reprsentation du prsent. La critique de la comdie procde donc
d'une autre argumentation. Selon ses dfenseurs, la vocation du drame est d'mouvoir le
3 Philippe Forget, Nouvelle Histoire de la Littrature allemande, Armand Colin, Tome I, 1998, p.246.
4 Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique srieux, in Oeuvres Compltes, publi par Saint-Marc
Girardin, Paris, Firmin Didot, 1866, p.3.
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spectateur pour crer chez lui un tat de rceptibilit l'instruction morale, en partant de l'ide
que, l'homme tant naturellement bon, il ne peut qu'tre favorablement influenc par l'exemple de
la vertu. Cette thorie exclut le rire, qui excite et empche donc le retour sur soi, comme le note
Beaumarchais dans son Essai sur le genre dramatique srieux :
() si le tableau gai du ridicule amuse un moment l'esprit au spectacle, l'exprience nous apprend que
le rire qu'excite en nous un trait lanc meurt absolument sur sa victime, sans jamais rflchir jusqu'
notre cur.5
Comme le lui reprochaient dj les dvts du sicle prcdent, Beaumarchais reproche la
comdie de rendre souvent plus intressant le fripon que l'honnte homme, en somme d'inviter
rire de la vertu :
La moralit du genre plaisant est donc peu profonde, ou nulle, ou mme inverse de ce qu'elle
devrait tre au thtre.6
Or, il ne s'agit plus seulement de dnoncer les ridicules et les vices, mais d'difier par
l'exemple de la vertu. Au rire, on prfrera donc l'attendrissement, qui atteint le cur. De la
comdie srieuse la tragdie domestique, la distance n'est pas grande, les motions se rejoignent
au point de n'en faire plus qu'une au spectacle du drame, qui prend dans un premier temps le nom
de genre srieux. Il ne s'agit pas, pour Diderot, de mler artificiellement les genres comme le
fait la tragi-comdie, qui, selon lui, juxtapose mcaniquement par le plus vif contraste les rgles
propres aux deux genres extrmes sans aucunement les combiner. De la comdie dans le genre
5Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique srieux, in Oeuvres Compltes, publi par Saint-Marc
Girardin, Paris, Firmin Didot, 1866, p.4.
6 Ibid.
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srieux la tragdie domestique, l'important est de parcourir toute la gamme des motions
vraies, de proposer au spectateur un miroir dans lequel il puisse se reconnatre. Tel est l'enjeu
d'une partie du dbat entre Moi et Dorval, dans les Entretiens sur le fils naturel :
Moi : Mais cette tragdie nous intressera-t-elle ?
Dorval : Je vous le demande. Elle est plus voisine de nous. C'est le tableau des malheurs qui
nous environne. Quoi ! Vous ne concevez pas l'effet que produirait sur vous une scne relle, des habits
vrais, des discours proportionns aux actions, des actions simples, des dangers dont il est impossible
que vous n'ayez trembl pour vos parents, vos amis, pour vous-mme ? Un renversement de fortune, la
crainte de l'ignominie, les suites de la misre, une passion qui conduit l'homme sa ruine, de sa ruine
au dsespoir, du dsespoir une mort violente, ne sont pas des vnements rares ; et vous croyez qu'ils
ne vous affecteraient pas autant que la mort fabuleuse d'un tyran, ou le sacrifice d'un enfant aux autels
des dieux d'Athnes ou de Rome ?
Au nom de cette esthtique vriste, doivent donc disparatre les traditionnels emplois de
thtre, cods en fonction du genre : les caractres figs deviennent invraisemblables, qu'il
s'agisse de types caractrologiques, comme l'avare, le misanthrope, le tartuffe, la prude, la
coquette, ou de rles conventionnels, ceux du pre noble de tragdie, du barbon de comdie, ou
du valet rus. Beaumarchais donne ses lettres de noblesse ce dernier en approfondissant le
personnage de Figaro : ce dernier est certes l'hritier des Scapin de la commedia dell'arte, dont il
a encore tous les traits distinctifs dans le Barbier de Sville (intelligence, audace, ruse, sens de
l'humour, dvotion son matre), mais il vole la vedette au comte dans Le Mariage de Figaro, o
les deux personnages ne fonctionnent plus objectivement, comme c'tait encore le cas dans le
Barbier, dans un rapport actantiel sujet - adjuvant (o le jeune premier amoureux et dsempar
compte sur les ruses victorieuses de son serviteur malin pour parvenir ses fins). Figaro devient
le porte-parole, non pas du peuple tout entier il suffit de constater son mpris pour le jardinier
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Antonio pour s'en convaincre mais de la bourgeoisie qui rclame la reconnaissance politique et
sociale de son mrite personnel. L'enjeu de l'intrigue, c'est maintenant son mariage, et non plus
celui de son matre. Lenjeu de lintrigue, c'est sa propre installation sociale et sa propre russite
sentimentale.
Les ambitions de Mercier sont nettement plus rvolutionnaires : bien au-del de la
promotion de l'individu, c'est la reprsentation du fonctionnement social dans son ensemble qui
constitue son idal dramaturgique. Mercier vise la disparition dmocratique de toute hirarchie
des personnages, de mme qu'il refuse l'ide d'une identification individuelle :
La perfection d'une pice serait qu'on n'en pt deviner le caractre principal, et qu'ils fussent
tellement lis entre eux, qu'on ne pt en sparer un seul sans dtruire l'ensemble. On n'a point assez fait
attention aux caractres mixtes, parmi lesquels flotte toute la race humaine. () Quel nouveau
dveloppement pour ceux qui connaissent le mlange des couleurs, qui savent ce qui allie dans le mme
personnage la bassesse d'me et la grandeur, la frocit, et la compassion ! Qui sait par quels ressorts
secrets le vieillard agit en jeune homme, le jeune homme en vieillard ? Ici le lche s'arme de force, le
superbe devient bas courtisan, l'homme juste cde l'or, et le tyran fait par ambition un acte de justice.7
Parmi ces caractres mixtes imagins par Mercier, on voit dj se profiler certains
grands personnages du thtre romantique, tout le personnel masculin d'Hernani, par exemple :
Don Ruy Gomez et Hernani, le vieillard qui agit en jeune homme et le jeune homme qui agit en
vieillard, Don Carlos, le roi devenu empereur qui, par ambition, dbute son rgne par un acte de
clmence.
7 Louis-Sbastien Mercier, Du Thtre, ou Nouvel Essai sur l'Art Dramatique, E. van Harrrevelt, 1773,
p.107.
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Mais au-del de ces ressemblances apparentes, de cette filiation nettement reprable qui
va de la critique de la sparation des genres chez les thoriciens des Lumires et dans les drames
bourgeois au systme romantique du mlange des genres, on repre chez Hugo une survivance
paradoxale de lancienne grille des emplois classiques, survivance que je voudrais interroger en la
mettant en relation avec son refus du drame moderne.
HUGO ET LE SYSTEME DES EMPLOIS : RESPECT ET VARIANTES
Dans un premier temps, on constate en effet que le thtre de Hugo, crit pour tre jou
par les acteurs de son temps, se coule au fond assez bien dans le systme des emplois tel quil
sest codifi dans la seconde moiti du XVIIIe sicle. Quelques exemples suffiront pour sen
convaincre, et aussi pour dceler des anomalies signifiantes de distribution :
Rles tragiques :
HOMMES :
premiers rles : Pyrrhus (Andromaque), Nron > Hernani, Ruy Blas, Triboulet
(valets)
seconds rles : Antiochus (Brnice), Britannicus > Don Ruy, le duc dEste, don
Carlos, Don Csar
rois : Thse > Franois Ier, Louis XIII, Don Carlos
troisimes rles : Narcisse et Burrhus (Britannicus)
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* parmi eux les confidents, simples tmoins des sentiments et des
desseins (Chamfort) > Gubetta, Simon Renard
le pre noble occupe, selon les pices, un rle diffrent (1er, second ou 3e rle) >
marquis de Nangis dans Marion de Lorme, Saint-Vallier, Don Ruy (dit la loi des
anctres)
FEMMES :
reines et premiers rles : Andromaque, Phdre> Lucrce Borgia, Marie Tudor
grandes princesses : Hermione> Doa Sol (plutt grande dame),
jeunes princesses : Aricie> Jane qui devient duchesse,
confidentes et suivantes, qui ont remplac les nourrices : Oenone > Casilda,
La rpartition des rles en emplois est nettement moins probante chez les femmes que les
hommes. Il en va de mme quand on passe au registre comique :
Rles comiques :
JEUNES
Femmes
ingnue : Agns> Blanche, mais pas pure, et pas trs comique
amoureuse : Eliante> Marie Tudor (qui nest aime que pour sa couronne),
jeune premire : Elise (LAvare)> Jane
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grande jeune premire : Elvire (Don Juan)>Marion, Doa Sol, qui a du caractre, la
Tisbe
grande coquette : Climne > (type social marqu dans le code de galanterie du
XVIIe)
Hommes
amoureux : Damis> Gilbert, Saverny
jeunes premiers : Clitandre (Femmes Savantes)> Hernani, Ruy Blas, Gennaro,
Didier
petits-matres ou marquis : Acaste et Clitandre du Misanthrope> personnages de cour
(Marion de Lorme, Le Roi samuse)
Selon les pices, tel de ces rles pouvait tre premier ou second : moins hirarchis que la
tragdie.
EMPLOIS MARQUS (au visage marqu de rides)
Femmes
mre noble : Philaminte>
dugnes : Blise > Josefa, la dugne de la Reine dans Ruy Blas : personnages
nettement comiques
caractres : Mme Pernelle> reines (Marie Tudor, Lucrce Borgia quand elles se
conduisent non plus en grandes dames, mais en harangres)
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Hommes
rles manteau ou grimes
barbons : Arnolphe, Gronte > Don Ruy
pres nobles, rebaptiss pres srieux sous la rvolution : Don Louis > Don
Ruy,Triboulet
raisonneurs, 3e rle > (personne ne tient un discours moral de rfrence)
SERVANTES ET VALETS
Large palette, dfinis par leur livre :
rles costume : Mascarille des Prcieuses Ridicules > Ruy Blas dguis
rles livre ou casaque
*1ER comique : grande livre ou grande casaque : Scapin, Ruy Blas lacte I
*2E comique : petite livre ou petite casaque : Covielle, La Flche, Sylvestre
Les seuls valets que lon trouve chez Hugo sont des ncessaires : hommes de main, sbires.
Les vrais personnages de valets sont promus jeune premier (Ruy Blas, qui quitte lespace B pour
lespace A) ou pre noble par le cur : Triboulet.
De ce relev approximatif, il ressort un certain nombre de constantes qui guident
linterprtation.
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LE MELANGE DES GENRES APPLIQUE AUX EMPLOIS : UNE FORME-SENS
Ni confident tragique, ni servante comique : une dramaturgie galitaire
Labsence de confident tragique ou de servante (serviteur) comique, qui serve de faire-valoir
son matre ; quand confident il y a (Gubetta par exemple, il a son rle jouer, comme excuteur
des basses uvres) ; le confident tragique : na pas lieu dtre chez Hugo ; il sert en effet rendre
vraisemblable en faisant mine de la susciter ou de la guider la dlibration du hros, qui prend la
forme de la confidence, mais qui a un rle judiciaire : le hros dlibre en son for extrieur , si
on peut risquer cette dfinition du confident. Dans le thtre de Hugo, le hros ne fait pas mine de
dlibrer : sil monologue, cest soit pour pousser un cri dallgresse, tel Ruy Blas aprs la
dclaration de la Reine, ou pour prter sa voix une vision qui le dpasse, celle du peuple-ocan
dans la bouche de Don Carlos.
Nul besoin de serviteur ou de servante pour suppler aux faiblesses des jeunes premiers, qui
agissent en leur nom, et qui nont bien souvent, ou la timidit des jeunes premires, qui nen ont
pas besoin, puisquelles assument toutes seules leurs passions sans avoir en rendre compte
quiconque, ni confident, ni serviteur, ni pre ni mre (sils se confient, cest leurs gaux) : ainsi
sexprime, dans la dramaturgie mme de Hugo, la toute-puissance de lamour.
Autre constante, qui prcisment amnera Hugo en dcoudre avec les autorits pour
atteinte la constitution dramatique: le cumul des emplois . Cette porosit des emplois
comiques et tragiques relve du mlange des genres, et aussi avec du mlange des registres, que
Hugo reprend Shakespeare. Pour comprendre comment Hugo conoit ce mlange, il convient de
revenir sur la notion de grotesque .
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Le grotesque comme ferment du mlange
Dans la Prface de Cromwell, Hugo piste le grotesque dans lhistoire des arts et des
lettres, et il le trouve partout prsent dans la modernit, qui remonte au Moyen-Age ; cest lui qui
fait gambader Sganarelle autour de Don Juan et Mephistopheles autour de Faust .
Reprsentant la bte humaine, en opposition avec le sublime qui reprsente lme, cest lui qui
prendra tous les ridicules, toutes les infirmits, toutes les laideurs () cest lui que reviendront les
passions, les vices, les crimes ; cest lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide,
brouillon, hypocrite ; cest lui qui sera tour tour Iago, Tartufe, Basile ; Polonius, Harpagon, Bartholo,
Falstaff, Scapin, Figaro. 8
Cette numration nous laisse forcment perplexe : si nous reconnaissons parmi ces
personnages des incarnations de la bassesse humaine, dans lesquels on retrouve quasiment tous
les pchs capitaux (lenvie chez Iago, lavarice chez Harpagon, la luxure chez Tartuffe,
livrognerie gourmande chez Falstaff). En revanche, on se demande ce que Scapin et Figaro
viennent faire dans cette liste. Certes Scapin est un fourbe, conformment son emploi de valet
malin, dont Figaro hrite son tour, mais leur fourberie est plutt une qualit, et vrai dire leur
seule bassesse est sociale. Cest prcisment de ce grotesque-l (linfriorit sociale) que seront
affubls deux personnages par ailleurs en tous points sublimes, Ruy Blas et Triboulet, les deux
valets devenus hros.
De fait, le grotesque tel que le conoit Hugo nest pas une notion discriminante, qui
servirait, avec son envers le sublime, diviser les rles en deux catgories ; il est au contraire un
facteur de dissolution des oppositions, il est avec le sublime dans une harmonie des contraires
8 Prface de Cromwell, d. GF, p.73.
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qui les place tous deux au sein du mme homme, jeune ou vieux, puissant ou misrable, et
partant, au sein de tous ses personnages sans exception. Il ny aura donc chez Hugo aucun
personnage purement sublime, ne serait-ce que parce que les considrations corporelles (une
pice du Thtre en Libert sappelle Mangeront-ils ?) ne sont trangres personne. Dailleurs
les jeunes filles du thtre de Hugo, A. Ubersfeld la montr, sont loin dtre pures.
La censure et la grille des emplois
Les censeurs de 1830 ne sy tromprent pas, comme un tmoigne ce jugement de Briffault
sur Hernani :
Cette pice abonde en inconvenances de toute nature. Le roi sexprime souvent comme un bandit, le
bandit traite le roi comme un brigand. La fille dun grand dEspagne nest quune dvergonde.
Briffault, malgr sa fonction, est loin dtre un imbcile. Il dchiffre la pice avec la grille
de lecture quil connat, celle des emplois classiques, et se retrouve scandalis juste titre : Doa
Sol est manifestement la jeune premire: elle est jeune et belle, amante du hros et en lutte contre
le barbon ; dvergonde si lon veut, pourquoi pas, elle reoit la nuit, malgr les envieux /
Le jeune amant sans barbe la barbe du vieux , et affirme comme loi suprieure toute autre
celle de son dsir.
Quant au roi insult par le bandit, il y a l une autre subversion patente, littraire et
politique : ce sont les codes de la tragdie, de la comdie et du mlodrame qui sont bafous.
Incarnation de la stabilit nationale, le roi ne saurait tre attaqu dans sa personne sans que cela
constitue une atteinte grave la sret de ltat. Il sagit ici dun roi dEspagne : la subversion est
donc moindre, et la pice sera autorise : mais lanne suivante et deux ans plus tard, la peinture
de Louis XIII en mauviette et de Franois Ier en soudard se soldent par la censure de Marion de
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Lorme et linterdiction du Roi samuse. Le mlange des genres nest pas quune atteinte la
potique classique ; cest aussi un crime de lse-majest.
Lmotion de Briffault est donc bien lgitime. Latteinte la codification des emplois est
politiquement subversive. Napolon avait dailleurs cherch sen prmunir, en publiant dans
son dcret de Moscou une liste des emplois de thtre, cense donner des cadres la composition
des troupes, mais qui tait aussi inductrice pour les auteurs.
Le mlange des emplois tragiques et comiques : dire la totalit
Moins gnante pour la censure, mais tout aussi dlicate pour les acteurs, la technique
propre Hugo dassociation de deux emplois, voire plus, lun au moins tragique, et lautre
comique, pour un mme personnage, participe dune criture de la totalit et de cette ouverture
des possibles qui est la loi de lamour.
Ainsi, Ruy Blas est la fois valet de comdie (cest la seule identit quil puisse
revendiquer devant la reine au dnouement : Je mappelle Ruy Blas et je suis un laquais ), et
premier rle tragique.
Valet, il accomplit les desseins de son matre en entranant malgr lui la reine dans le
traquenard que lui tend Salluste
Premier rle tragique, il contrevient la loi, se rvolte devant le sort qui lui est fait, et
en meurt. Ruy Blas doit son ascension lamour de la reine, et cest le pardon de la
reine et son aveu damour qui justifie in extremis son parcours.
Triboulet, le bouffon grotesque du Roi samuse, est rendu sublime par lamour pour sa
fille.
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Quant Don Ruy Gomez, il est la fois le barbon qui empche les amours des jeunes et
use de la relation dautorit qui lui livre sa nice, et le pre noble qui dit la loi de lhonneur
castillan. A quel comdien confier son rle ? A la cration, Joanny est un acteur tragique,
spcialis dans les grands confidents et les pres nobles ; il tient le rle avec prestance. Plus prs
de nous, linterprtation magnifique dAntoine Vitez et Pierre Debauche, en alternance (1985),
composait un vieillard la fois rapace, tremblant, juvnile, fbrile et fou d'amour, qui fondait
dans une splendide harmonie des contraires les deux emplois en un rle profondment
humain, ridicule dans ses prtentions sublimes un honneur castillan mortifre, et inversement
sublime au moment mme o il dclare Doa Sol le ridicule de sa qute amoureuse, celle du
vieillard qui aime hors de saison.
On pourrait multiplier les exemples : tous vont dans le sens dune criture de la totalit
applique la nature humaine, qui distribue galement les vices et les passions aux grands
hommes et aux gens de rien. Cette criture du contraste interne fait fi de la peinture des caractres
comme du tableau des conditions pour la remplacer, un sicle avant Claudel, par celle des
pulsions que reprsentent les personnages: domination, vengeance, conqute, possession de ltre
aim, sacrifice, autant de pulsions qui, partages entre tous, jeunes ou vieux, hommes et femmes,
puissants et gueux, font craquer lancienne grille des emplois.
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Le bouleversement de la hirarchie : dire lgalit de droit
Mais alors, me direz-vous, pourquoi Hugo utilise-t-il encore cette grille au lieu de la
dynamiter carrment ? se serait-il choisi un ennemi trop facile ? si cette grille ne sapplique plus
lordre du monde post-rvolutionnaire, pourquoi sy accrocher ?
Dabord pour une raison pratique : Hugo, pour qui tre jou est une ncessit absolue, est
prt certains compromis pour se frayer la voie qui mne au public, et cette voie oblige
sadapter la composition des troupes dont il dispose.
Mais la raison est avant tout idologique : Parce que la socit post-rvolutionnaire de la
Restauration et de la Monarchie de Juillet na toujours pas accompli le programme des Lumires,
le brouillage des emplois a une vertu dialectique, celle dexhiber les contradictions historiques
qui rsultent de ce retard pris par lHistoire du XIXe sicle.
Ruy Blas en est un bon exemple : dans la ligne de Scapin, puis de Figaro, valets de
comdie promus, jusque dans leur statut de personnages ponymes, sinon une situation sociale,
du moins une respectabilit dramatique qui les fait virtuellement, mais virtuellement seulement,
les gaux de leurs matres, Ruy Blas est effectivement propuls au sommet du pouvoir. Le laquais
devient premier ministre, et passe de son emploi de ncessaire au double emploi de jeune
premier comique et de premier rle tragique. La mtamorphose de lemploi passe par celui du
costume : dans la premire scne, tandis que Salluste se confie son confident Gudiel, Ruy Blas
est muet et en livre : costume de premier ou second comique . A la fin de lacte, revtu par
surprise dune pe et dun chapeau, il entre dans la catgorie des rles costume. Il devient
grand dEspagne par ce subterfuge du dguisement, par cette entorse au systme des emplois ; ce
dguisement nest pas le prtexte une inversion carnavalesque des valeurs qui permet, comme
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dans la pastorale shakespearienne, aux amoureux de vaincre les obstacles et aux amoureux de
retrouver in fine chacun sa chacune. Ce dguisement tragique est une entorse qui correspond
une aberration historique : Ruy Blas, ce serait le peuple , dit la Prface. Toute la question est
dans ce conditionnel, le mme quutilisent les enfants dans les jeux de rles. Hugo joue jouer,
jouer au valet et au grand homme, avec les costumes de sa marionnette exprimentale : on dirait
que Ruy Blas cest le peuple , on dirait que le peuple parvient au pouvoir, cest la rgle du jeu
depuis 1789 et les Droits de lHomme ; ce jeu, le peuple de 1838, flou par la Restauration et
par 1830, toujours priv de la reprsentativit politique par le suffrage censitaire, ne peut que
perdre et repartir dans son anonymat. Le renoncement complet aux emplois correspondrait une
vritable galit politique et sociale. Il ne sopre dailleurs dans le drame contemporain qu
partir du XXe sicle. Le maintien des emplois et leur mise en frottement sur un mme personnage
dit au contraire la contradiction historique entre une galit de droit et une ingalit de fait.
Second exemple, celui de Don Carlos dans Hernani, la fois tyran, tratre et grand roi.
Tyran, il utilise son autorit pour faire pression sur Doa Sol, quil tente vainement de sduire.
Tratre de mlodrame, il lenlve comme un soudard. Le quatrime acte le transforme en grand
souverain : en attendant les rsultats de son lection lEmpire, il fait un songe, qui lui rvle le
rle du peuple-ocan dans lhistoire, et la relativit du pouvoir des grands, situs sur une
pyramide flottante soumise aux grands mouvements de londe. La grandeur de Charles-Quint
tient prcisment cette capacit quil a de formuler le sens de lvnement, den dire ce que
Badiou, la suite de Deleuze, appelle linsu de la situation . Lvnement, cest dans la pice
le coup de thtre qui fait passer Don Carlos de son emploi de tyran-tratre celui de roi. Ds
lors, il dpasse la fois Hernani par la modernit de sa vision politique, et Don Ruy par sa
capacit dire une loi de lhistoire positive, et non mortifre, comme lest celle de lhonneur
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castillan mal comprise. Pour incarner ce roi-l, il ne faut donc pas un roi qui soit, comme le
comdien ridicule vis par Molire dans lImpromptu de Versailles, gros et gras comme quatre,
un roi, morbleu ! qui soit entripaill comme il faut, un roi dune vaste circonfrence, et qui puisse
remplir un trne de la belle manire . Il y faut, au contraire un roi de taille galante , comme
ltait prcisment Redjep Mitrovitsa dans la mise en scne de Vitez, qui volait pratiquement la
vedette Aurlien Recoing, linterprte dHernani, et constituait un nouveau jeune premier aussi
dsirable que lautre. Contrairement aux rois du thtre classique, nomms en premier dans la
liste des personnages, et qui constituent une autorit de rfrence pour le hros, quil accde sa
qute ou soppose ses desseins, les rois hugoliens sont placs, dans la dramaturgie mme, sur un
pied dgalit actantiel avec le hros :
Le roi est le hros : Don Carlos (sur le mme plan que les deux autres daprs le sous-
titre), Marie Tudor, Lucrce Borgia, Barberousse.
Le roi est le rival du hros : Hernani, Ruy Blas
Le roi est absent : Charles II dans Ruy Blas
Le roi est incapable de dcider du sort du hros : Louis XIII dans Marion de Lorme
Le roi est un tratre : Franois Ier dans Le Roi samuse
On comprend, dans ce paysage, le sens de la mtamorphose de Don Carlos en jeune
premier : elle dit dans Hernaninon pas la gloire transcendante et divine du roi, mais sa grandeur
contingente, lie la conscience de sa reprsentativit.
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VERS UN THEATRE EPIQUE
Hugo homme de thtre : lart de la distribution contre-emploi
On imagine quelles difficults ce jeu de superpositions instables confrontait les acteurs.
Aussi Hugo, soucieux la fois dempcher les contresens de lecture et de venir en aide aux
comdiens, assistait-il le plus possible aux rptitions, et intervenait-il le plus souvent possible
dans les distributions, le Victor Hugo racont par un tmoin de sa vie en donne de nombreux
exemples, et Dumas dans ses Mmoires rapporte galement certaine rptition houleuse
dHernani. Sur cette question de Hugo metteur en scne, je renvoie bien videmment larticle
dAnne Ubersfeld dans les actes du colloque de Dijon sur Victor Hugo et les images 9
Quand il le peut, il lit les pices aux acteurs le premier, pour les empcher didentifiera
priorileur emploi. Puis il adopte volontiers la technique de la distribution contre-emploi, dont la
plus spectaculaire est celle de Frdrick Lematre en Ruy Blas. Lacteur des boulevards, habitu
aux rles de gueux magnifiques, avait cru pendant toute la lecture quon lui destinait celui de Don
Csar. En lui donnant celui de Ruy Blas, Hugo dsamorce la mivrerie qui pourrait caractriser le
jeune premier, et donne lhomme seul parti lassaut du pouvoir une aura grotesque
inquitante.
.
Hugo homme de thtre travaillait donc le brouillage des emplois non seulement dans son
criture, mais aussi dans son art de metteur en scne. Le spectateur, combl dans son attente, croit
dabord reconnatre lemploi de lacteur, puis il est progressivement drout par le glissement
9 Anne Ubersfeld, Hugo metteur en scne , Victor Hugo et les images, Colloque de Dijon (1984), textes
runis par Madeleine Blondel et Pierre Georgel, Ville de Dijon, Aux Amateurs de Livres, 1989.
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demploi qui sopre son insu, et qui loblige bientt accommoder diffremment sa vision sil
veut continuer y comprendre quelque chose. Ce travail de laccommodation difficile, voire
impossible, est une premire forme de distanciation pique.
Le brouillage des emplois comme forme du grotesque et de la distanciation
Frdrick Lematre lavait dailleurs pratique de lui-mme avant Hugo, en transformant
son personnage de tratre dans LAuberge des Adrets, le mlodrame traditionnel et conservateur
de Antier, Paulyanthe et Saint-Amand. Il fait du tratre une espce de justicier paradoxal, exhibant
les ficelles du genre de manire trs insolente: la provocation passe par le costume original que
sinvente Frdrick, une dfroque grotesque, et par un jeu parodique qui met distance les
valeurs bourgeoises exaltes dans le mlodrame. Dix ans plus tard, Frdrick sapproprie
dfinitivement le rle, auquel on continuera longtemps de lidentifier, en lui donnant une suite,
justement intitule Robert Macaire (1834). Tel le bandit Mackie de Lopra de quat sous de
Brecht, le personnage concentre sur sa personne toutes les contradictions de la socit qui la
produit, et qui le rejette. Lintrigue retourne prcisment ces contradictions vers le public lui-
mme, dont les valeurs sont remises en cause. Le personnage du voyou-justicier finira par tre
nettement identifi par la censure, qui le traque inlassablement pendant la fin de la Monarchie de
juillet, ce qui est la cause notamment de linterdiction de Vautrin de Balzac. On retrouve ce
nouvel emploi oxymorique, qui brouille cette fois-ci dautres codes, ceux du mlodrame
conservateur, dans le Glapieu de Mille Francs de rcompense.
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CONCLUSION
Pour conclure, je crois quon pourrait rattacher ces analyses une rflexion plus gnrale
(je renvoie ici un article de Claude Millet10
), sur lcriture romantique comme entreprise
polmique de majoration du mineur et de minoration du majeur selon un processus de
dterritorialisation des genres dans le champ littraire, dont le brouillage des emplois de thtre
est une des armes. Pour que cette tension soit sensible, il faut prcisment que les polarits soient
maintenues, que les anciens emplois restent visibles, et laissent percevoir, comme de futures
dfroques, leur usure.
10 Claude Millet, Charles Nodier ou la politique du mineur , Pour une esthtique de la littrature
mineure, colloque de Strasbourg, 16-18 janvier 1997, actes prsents et runis par Luc Fraisse, Champion, 2000,
pp.129-148.
Le devenir des emplois comiques et tragiques dans le thtre de HugoLes difficults des comdiens de provinceProblmatique : le mlange des genres sous langle des emploisDfinition et histoire des emploisDfinitions affinesCritique des emplois dans les thories du drame bourgeois
Hugo et le systme des emplois : respect et variantesRles tragiques :Rles comiques :Femmes
Le Mlange des genres appliqu aux emplois : une forme-sensNi confident tragique, ni servante comique : une dramaturgie galitaireLe grotesque comme ferment du mlangeLa censure et la grille des emploisLe mlange des emplois tragiques et comiques : dire la totalitLe bouleversement de la hirarchie : dire lgalit de droit
Vers un thtre piqueHugo homme de thtre : lart de la distribution contre-emploiLe brouillage des emplois comme forme du grotesque et de la distanciation
Conclusion
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