la question minoritaire en europe et en turquie
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LA QUESTION MINORITAIRE
EN EUROPE ET EN TURQUIE
2010
CLUB DU MILLENAIRE.
Rapport réalisé dans le cadre du Code d’application des critères de Copenhague
élaboré par les Universités Bahçeşehir et Boğaziçi .
La question minoritaire en Europe et en Turquie
2
Sommaire :
Titre 1 : Les modèles d’institutionnalisation des revendications minoritaires. p : 6
Chapitre 1 : La question minoritaire au Danemark : l’autonomie par la démarcation linguistique.
p : 6
Section 1 : Le statut d’autonomie des îles Féroé. p : 6
§1 : Les organes législatifs et exécutifs des îles Féroé. p : 7
A. L'assemblée locale ou Løgting. p : 7
B. Le gouvernement des îles Féroé, organe exécutif à dimension locale. p : 7
§2. La prise en charge des questions communes à la couronne Danoise et aux autorités
féroïennes. p : 7
A. La division des compétences établie par le statut de 1948.
B. L’implication des autorités féroïennes dans les organes du pouvoir central.
Section 2 : Le statut d’autonomie du Groenland. P : 9
§ 1 : Les organes législatifs et exécutifs du Groenland. P : 9
A. Le pouvoir exécutif.
B. L'assemblée, ou Lansting.
- La compétence des autorités locales groenlandaises dans le cadre du statut de 1978.
C. Une politique linguistique propre au Groenland.
Chapitre 2 : Les minorités dans le système espagnol : le compromis du modèle d’ «
autonomie». P : 11
Section 1 : Le processus de régionalisation avancé : une réponse au problème territorial
espagnol. P : 12
§ 1. Le « Statut d’autonomie », pierre angulaire du système espagnol. P : 13
§ 2. Les langues régionales et la reconnaissance de cultures spécifiques. P : 13
§3. Les minorités religieuses et ethniques. P : 14
Section 2 : Les limites du système et les conflits actuels. P : 15
§ 1. Les difficultés de mise en pratique. P : 16
§2. Des revendications particulières. P : 16
Titre 2 : La question minoritaire en Allemagne. P : 18
Chapitre 1 : Un système fédéral compatible avec l’existence de minorités nationales ? p : 20
La question minoritaire en Europe et en Turquie
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§1. Les dispositions de la Loi Fondamentale consacrant la reconnaissance des minorités
nationales. p : 21
A) Les dispositions tenant aux droits fondamentaux. p : 21
B) Les dispositions portant sur l'autonomie des Länder. p : 22
§2. Le statut des minorités nationales selon les Länder. p : 23
A) La description détaillée des quatre minorités nationales.
B) Les droits protégés ou octroyés aux minorités nationales.
Chapitre 2 : La perception de nouvelles formes des minorités? p : 28
§1. Le cas des Aussiedler. p : 28
§2. Le cas des étrangers. p : 29
Titre 3 : Les modèles unitaristes d’intégration. p : 31
Chapitre 1 : Les minorités en France : entre indivisibilité et communautarisme. p : 31
Section 1 : La France, un pays à part dans l’étude des minorités. p : 31
§1 Comprendre la France pour comprendre la Turquie. p : 31
§2 Les refus français vis-à-vis des textes internationaux. p : 32
§3 Définir la minorité en France. p : 32
Section 2 : La perception des minorités par l’Etat. p : 33
§1 : Les fondements du mythe de l’« indivisibilité » républicaine. p : 33
§2 : Typologie des minorités. p : 34
A. Groupes vulnérables et minorités culturelles.
B. L’Etat démuni face aux minorités.
C. L’impossible neutralité de l’Etat.
Section 3 : Interactions entre l’Etat et les minorités. p : 36
§1 : L’action étatique à destination des minorités. p : 36
§2 : Stratégies des minorités. p : 37
A. Revendications au niveau législatif.
B. L’utilisation des ressources juridiques existantes.
Chapitre 2 : Les minorités en Turquie : l’unitarisme français « turcisé ». p : 40
Section 1 : Présentation des groupes minoritaires de Turquie. p : 41
La question minoritaire en Europe et en Turquie
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§1 : Les minorités officielles définies par le traité de Lausanne (24 juillet 1923). p : 41
§2 : Les minorités musulmanes non reconnues. p : 42
A. Les Kurdes.
B. Les Alévis.
Section 2 : Les discriminations de fait - Le statut des minorités de Lausanne. p : 44
A. La question linguistique.
B. La participation aux activités politiques.
C. La question de la liberté religieuse.
Conclusion :
La question minoritaire en Europe et en Turquie
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La question minoritaire dans les critères de Copenhague : analyse comparée des
modèles turc et européen.
Nous nous proposons d’aborder le chapitre de ce code d’application des Critères de
Copenhague traitant de la question des minorités. L’objectif de ce rapport a été la mise en lumière des
différences et similitudes entre pays européens représentatifs des régimes de traitement des
minorités, et de les comparer avec le régime turc. Une importante réflexion est actuellement menée
sur ce sujet en Turquie, et ce rapport entend contribuer utilement au débat, en fournissant une étude
provenant d’universités et d’organismes de recherche habitués à traiter de questions juridiques et
politiques. Analyser les réponses multiples apportées aux questions des minorités, comprendre
l’« esprit » qui guide les politiques nationales européennes permet en effet de comprendre que les
divergences d’attitude étatique quant aux minorités ne découlent pas d’une acceptation ou d’un refus
des droits accordés aux individus, mais bien du niveau de représentation et d’autonomie des minorités
considéré comme acceptable par les Etats. Au-delà des divergences de régimes existe donc un socle
idéologique commun, attaché à la promotion des droits individuels. Dès lors, apprécier cet opinio
européen à l’aune des approches développées par la Turquie nous a paru le meilleur moyen de
proposer la ligne directrice d’une politique minoritaire à destination de la Turquie, autant en accord
avec les principes européens reflétés par les critères de Copenhague que respectueuse de la
spécificité et de la souveraineté turque. Notre approche entendra donc concilier une ouverture aussi
large que possible vis-à-vis des revendications minoritaires, du moins au niveau privé, et l’idéal
unitaire de la Turquie.
Les réponses à la question minoritaire sont évidemment multiples, et la Turquie peut
parfaitement considérer qu’un rapprochement avec les standards européens n’est pas souhaitable, et
que leurs divergences de conception des minorités l’encouragent à ne pas diluer son indivisibilité dans
un modèle européen laissant une large place aux revendications des individus. Elle peut de même
agréer les conclusions du rapport, et se trouver en accord sur le principe mais pas sur le degré des
réformes à mener pour accorder une place aux revendications minoritaires. Quoi qu’il en soit, la
réponse qu’apportera la Turquie à la question des minorités sera représentative de la capacité de
l’Europe à intégrer pleinement la Turquie, la reconnaissance des minorités et le respect de leurs droits
correspondant au premier critère des critères de Copenhague.
Groupes intermédiaires à mi-chemin entre individu et nation, les minorités révèlent souvent la
conception qu’ont les Etats de leur rapport aux populations, ce qui concourt à expliquer l’importance
de cette question pour appréhender le régime juridique d’un pays. Néanmoins, le caractère multiforme
de ces entités rend difficile toute définition uniforme des minorités, leurs spécificités remontant
souvent à l’histoire propre de chaque Etat : cette situation complique toute action multilatérale à
destination des groupes minoritaires, l’absence de définition du terme de minorité dans la Charte
européenne des langues régionales et minoritaires en offrant un exemple singulier.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
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Nous présenterons donc dans un premier temps les minorités « dans l’absolu », telles qu’elles
peuvent être perçues au plan du droit international et au niveau européen. Nous étudierons ensuite la
situation de pays européens représentatifs des différentes politiques minoritaires, à partir de leurs
textes juridiques respectifs. Notre choix s’est porté pour ce faire sur les modèles espagnol, danois,
français et allemand, illustrant chacun une perception des minorités porteuse d’enseignement dans
l’étude du modèle turc. Notre analyse présentera en premier lieu les modèles traditionnellement
perçus comme « souples » vis-à-vis des revendications minoritaires, et visera à montrer que les
revendications minoritaires présentent des similarités qui se retrouvent également dans le régime turc.
Nous présenterons ensuite le modèle français d’intégration, couplé à la situation allemande, et
terminerons par une analyse de la situation en Turquie.
Titre 1 : Les modèles d’institutionnalisation des revendications minoritaires
Chapitre 1 : La question minoritaire au Danemark : l’autonomie par la démarcation
linguistique.
Le Danemark est considéré comme une monarchie constitutionnelle depuis 1848, année de
ratification d’une nouvelle Constitution. Le monarque est chef d’État de jure mais remplit dans les faits
un rôle de représentation : le pouvoir exécutif réside entre les mains des ministres du cabinet, le
ministre d’État, « premier d’entre ses pairs », dirigeant la politique du gouvernement. Le pouvoir
législatif est exercé par le parlement, le Folketing, qui comprend 179 membres dont 4 représentent les
îles Féroé et le Groenland, régions qui possèdent un statut particulier du fait de leur autonomie.
Depuis le statut d’autonomie de 1948, ou loi sur l’autonomie interne des îles Féroé, ces territoires
bénéficient en effet d’une grande autonomie, reconnue par la Constitution actuelle datant de 1953. Il
en va de même pour le Groenland, également reconnu comme une province autonome aux
prérogatives très avancées en vertu du statut d’autonomie de 1978. La spécificité des territoires
autonomes du Danemark réside dans leur grand éloignement géographique, en sus de la place
particulière du facteur linguistique. Cette autonomie, encadrée par la métropole, laisse les populations
à même d’envisager leur avenir, voire leur indépendance.
Section 1 : Le statut d’autonomie des îles Féroé.
Les îles Féroé forment un archipel de dix-sept îles appartenant au royaume du Danemark, dont la
population est évaluée à 45 000 habitants répartis sur 1400 kilomètres carrés. Il jouit d’une grande
autonomie politique du fait de la mise en place en 1948 du Statut d’autonomie. L’archipel est ainsi
représenté à Copenhague par deux députés mais dispose de prérogatives élargies, tels un passeport
spécifique ou un drapeau. Le statut mis en place en 1948 par le pouvoir danois accordant une
autonomie élargie pour ses iles, a mis en place une distinction entre les questions dont le champ de
compétence ne relevait ou ne concernait que les prérogatives féroïennes et celles du pouvoir central.
Il y est néanmoins prévu un mécanisme juridique permettant le transfert des questions concernant les
îles Féroé, dès l’instant ou les autorités s’interrogent, ou sur demande des autorités locales
compétentes en la matière. Ces dernières, juridiquement compétentes aussi bien sur le plan législatif
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que réglementaire, se voient donc transférées toute les prérogatives nécessaires à la résolution de
ces questions.
§ 1 : Les organes législatifs et exécutifs des îles Féroé.
A. L'assemblée locale ou Løgting.
Le parlement des îles Féroé est, selon le premier statut de 1948, détenteur du pouvoir législatif
concernant les affaires féroïennes. Cette assemblée locale vote ainsi le budget et possède le pouvoir
de nommer le gouvernement local. Il s’agit d’une assemblée élue à la représentation proportionnelle
du territoire des îles, divisé en sept circonscriptions. Elle se compose de 27 députés, auxquels
peuvent s’ajouter cinq membres supplémentaires. Les députés sont élus pour quatre ans la dernière
élection ayant eu lieu en 2008.
B. Le gouvernement des îles Féroé, organe exécutif à dimension locale.
Le gouvernement des îles Féroé tel qu’il est nommé par l‘assemblée locale n’a pour prérogative
que la gestion des affaires féroïennes telles qu’elles ont été définies dans le statut d’autonomie, ainsi
que la prise en charge des affaires dont il aurait pu être saisi a la suite d’une délégation de
compétences, en accords avec les autorités métropolitaines danoises.
§2 : La prise en charge des questions communes à la couronne Danoise et aux autorités
féroïennes.
A. La division des compétences établie par le statut de 1948.
Il convient ici de rappeler que la résolution de ces questions communes relève de fait de la
compétence première du pouvoir métropolitain. Il dispose de toutes prérogatives et compétences
pouvant résoudre ces questions. Le statut de 1978 prévoit cependant une possibilité de délégation à
destination des organes locaux féroïens, si ces derniers, par le biais de négociations avec le pouvoir
central, y voient la nécessité de mettre en place des mesures d’applications particulières, à condition
qu’elles n’outrepassent pas leurs compétences juridictionnelles, soit le cadre normatif national. Ce
mécanisme a surtout été appliqué dans les domaines sanitaires et sociaux, où ces questions sont
désormais prises en charge par les autorités locales compétentes.
Le pouvoir central se réserve néanmoins un certain nombre de domaines où exercer sa
compétence, notamment dans le champ régalien. Le statut de 1978 refuse ainsi aux autorités
féroïennes la compétence d’action dans le cadre de la régulation du transport aérien, dans le domaine
religieux, la protection des milieux marins, l’inspection des pêches et celle des milieux maritimes,
quoique la situation dans ces domaines semble appelée à évoluer. Par ailleurs, la protection civile, la
justice, la police, la politique monétaire ou la politique internationale relèvent de la compétence
exclusive de la métropole.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
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B. L’implication des autorités féroïennes dans les organes du pouvoir central.
Tout projet élaboré par le pouvoir central et n’ayant vocation à s’appliquer qu’aux îles Féroé doit
obtenir préalablement l’aval des autorités locales compétentes en la matière, avant même d’être
soumis au vote du Folketing. Pareillement, toute mesure décidée en métropole et dont le champ
d’application concerne les îles doit impérativement être communiquée aux autorités locales avant leur
mise en application. Ces deux impératifs, témoins de la situation particulière des îles, concernent
également la ratification et l’application des traités et actes internationaux. Concrètement, les autorités
féroïennes peuvent émettre une demande au ministère des affaires étrangères danois pour qu’un
délégué, spécialiste des affaires féroïennes, accompagne le ministre danois des affaires étrangères
dans toutes les négociations où les conséquences économiques présenteraient un intérêt ou des
conséquences sur les îles Féroé. Les îles Féroé ont en outre toute compétence pour dépêcher des
experts et délégués dans des régions ou pays où elles possèdent des intérêts distincts de ceux de la
couronne. Le ministère des affaires étrangères danois peut enfin autoriser des experts des îles Féroé
à mener des négociations sous l’égide et le concours du pouvoir métropolitain, comme c’est le cas
dans le domaine de la pêche, sensible pour les îles.
- Une politique linguistique particulière liée au statut de 1948.
L’article 11 du statut d’autonomie du 23 mars 1948 dispose que « la langue des îles Féroé sera
reconnue comme langue principale », mais précise que « le danois sera soigneusement enseigné et
les deux langues pourront être employés dans les questions officielles ». Les débats au Løgting sont
donc généralement effectués en féroïen, et il en est de même pour la rédaction et la promulgation des
lois. Néanmoins, toute loi ayant une portée nationale est rédigée en danois, afin d’éviter toute
confusion au niveau administratif. Cette prépondérance de la langue nationale se retrouve au niveau
judiciaire, les jugements rendus en appel utilisant exclusivement le danois, conformément a l’article 11
paragraphe 2 du statut d’autonomie1 Cette dualité se retrouve dans tous les services
gouvernementaux où toute instruction émanant du pouvoir central est exprimée en danois, en dépit de
l’utilisation du féroïen au sein de l’administration.
Cette politique de préservation linguistique est due à une institution créée en 1985, le Conseil
de la langue féroïenne ou Føroyska málnevndi. Son action vise à favoriser la conservation, la
promotion et le développement de la langue féroïenne, ce qui l’encourage à favoriser la diffusion aux
citoyens féroïens, aux organes institutionnels et gouvernementaux, des avis et informations sur la
langue locale. Il a également pour mission de favoriser le choix et la création de nouveaux mots, afin
de ne pas dénaturer la langue Cette volonté de développement s’illustre notamment dans le système
scolaire où l’enseignement se fait en féroïen, le danois ne devenant obligatoire qu’au bout de trois
années.
1 « Pour les pourvois en appel, tous les documents en féroïen seront accompagnés d'une traduction en danois. »
La question minoritaire en Europe et en Turquie
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Section 2 : Le statut d’autonomie du Groenland.
Le Groenland est une île d’environ 2,2 millions de kilomètres carrés, dont le territoire est à 80%
recouvert par la calotte glacière. Il est situé au nord-est du Canada mais rattaché a l’Europe en tant
que « territoire d’outre-mer associé à l’Union européenne ». Il s’agit d’une province autonome du
Danemark et sa population est évaluée à 56 millions d’habitants. En 1953, la nouvelle Constitution
danoise a accordé au Groenland, colonisé depuis 1721, le statut de « province », lui permettant ainsi
d’être représenté au Parlement. Dès 1972, les groenlandais ont d’ailleurs marqué leur distance avec
la politique nationale en se prononçant contre l’entrée dans la communauté européenne. Au cours de
l’année 1977, le parti nationaliste SIUMUT s’est fait le porte-parole des revendications autonomistes,
qui aboutirent à l’acquisition de l’autonomie en janvier 1979. Le Groenland possède depuis le statut de
« communauté particulière » au sein de la couronne danoise, et s’est retiré de la communauté
européenne en 1985.
§ 1 : Les organes législatifs et exécutifs du Groenland.
A. Le pouvoir exécutif.
Le gouvernement groenlandais est une petite structure formé de sept membres, chacun étant
responsable d’un département administratif. Ses compétences gouvernementales sont la prise en
charge des chefs du gouvernement, la gestion des entreprises, le logement et les infrastructures, le
domaine de la culture, de l’éducation et celui de la recherche. Il s’occupe également des affaires
sociales et de l’emploi, de l’économie et du commerce, des affaires religieuses, de l’environnement et
du domaine sanitaire.
B. L'assemblée, ou Lansting.
Celle-ci s’occupe de l’exercice du pouvoir législatif, dans le cadre des domaines groenlandais
définis par le statut d’autonomie de 1978. Elle vote le budget, élit les membres du gouvernement et
désigne à la fois son président. Il s’agit d’une assemblée élue à la représentation proportionnelle pour
quatre ans, qui se compose de trente et un membres. Le 21 juin 2009 le Groenland a obtenu un
nouveau régime d’autonomie, lui permettant de gérer un domaine juridictionnel plus large incluant les
domaines régaliens de police, celui de la justice et celui de l’administration.
- La compétence des autorités locales groenlandaises dans le cadre du statut de 1978.
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Le statut d’autonomie de 1978 concernant le Groenland établit une distinction permettant, à
l’instar de la situation dans les îles Féroé, d’établir une distinction entre les domaines de compétence
accessibles aux autorités locales et celles qui incombent traditionnellement à la métropole. Dans les
domaines susceptibles d’être abordés à un niveau local se retrouvent l’emploi et ses extensions aux
domaines de la pêche, de l’agriculture et de la chasse. S’y retrouvent aussi des domaines comme la
fiscalité ou la sécurité sociale. Le reste des compétences réside dans le pouvoir central, comme la
politique étrangère, la défense ou la politique monétaire.
Néanmoins, cette répartition des compétences entre le pouvoir central et les autorités locales est
évolutive. Des matières n’ayant pas été reconnus comme étant sous la compétence du Groenland ont
ainsi été transférées aux autorités locales après négociation. En outre, certaines matières énumérées
en annexe du statut de 1978 peuvent voir leur domaine de compétence transféré aux autorités
locales, quoique cette décision doive faire préalablement l’objet d’une loi votée à Copenhague. Cette
souplesse se retrouve aussi dans le fait que les autorités locales groenlandaises puissent, après
négociation avec la métropole, prendre des mesures d’application particulières à destination du
Groenland sous la seule condition de respecter le cadre normatif danois, ce y compris dans le cas de
compétences qui ne leurs ont pas été transférées.
Par le biais de ce transfert de compétence les autorités locales disposent donc de toute
compétence juridique –législative et réglementaire. Toutefois le statut d’autonomie de 1978 souligne
que même si les autorités ont un champ d’action étendu pour traiter des affaires groenlandaises, ce
traitement doit en premier lieu prendre en compte les intérêts de la couronne danoise et ne pas se
faire au détriment de l’unité du royaume. Concrètement le Groenland a aujourd’hui pleine compétence
dans les domaines qui auraient pu lui être transférés statutairement, comme la gestion des ressources
minérales et pétrolières.
A l’instar des îles Féroé, le Groenland peut intervenir dans certains cas sur la scène
internationale, cette intervention n’étant possible qu’à condition que les intérêts commerciaux
spécifiques du Groenland soient concernés. Des experts peuvent donc accompagner les missions
diplomatiques danoises pour veiller à la défense des positions du Groenland, l’île possédant ainsi une
représentation permanente à Ottawa depuis 1998. Les autorités locales peuvent également participer
à des négociations internationales si celles-ci représentent un intérêt particulier pour le Groenland,
mais ces pourparlers se déroulent exclusivement sous l’égide du pouvoir métropolitain.
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C. Une politique linguistique propre au Groenland.
L’autonomie du Groenland se caractérise par sa politique linguistique particulière. La loi 577 du 29
novembre 1978 dispose ainsi à l’article 9, paragraphe 1 que « le groenlandais est la langue principale
du Groenland », quoiqu’elle souligne que le danois doive « être enseigné correctement». Cette
politique linguistique est particulièrement poussée, le paragraphe 2 disposant que « les deux langues
pourront être utilisées à des fins officielles». Les débats parlementaires se déroulent donc
généralement en groenlandais avec une traduction simultanée en danois. Les lois sont, quant à elles,
promulguées en groenlandais et en danois. En revanche, l’administration locale ne fait usage que du
groenlandais.
L’institution la plus significative relative à l’autonomie linguistique du Groenland réside dans la
mise en place par la loi du 1er
avril 1982 du Conseil de la langue groenlandaise, ou Commission
consultative sur la langue. Comme son homologue féroïen, sa tâche principale est l’enregistrement et
la compilation des nouveaux termes groenlandais, dans un souci de préservation de la langue vis-à-
vis de l’influence de l’anglais et du danois. Elle doit en outre informer et diffuser à destination de
l’opinion publique et des autorités locales toutes les questions relatives à la politique linguistique.
A la suite des élections de 1998, le gouvernement local des îles Féroé, au travers d’un livre blanc,
a émis une série de proposition à même d’offrir une autonomie accrue. Cette publication a précédé un
débat au Løgting à l’automne 1999, amenant à présenter à la métropole les modalités d’un éventuel
traité envisageant un accord d’association entre les îles Féroé et le royaume du Danemark, afin que
les îles ne soient plus soumises a l’autorité de la Constitution danoise, tout en continuant à
reconnaitre la reine Margrethe II comme chef de l’Etat et la couronne danoise comme monnaie
nationale. Cette velléité d’indépendance de la part des îles Féroé serait néanmoins suivie de la fin de
l’aide financière danoise à destination de l’archipel, contrairement aux volontés féroïennes qui
souhaiteraient voir cette aide diminuer progressivement sur une période s’étendant de quinze à vingt
ans.
Chapitre 2 : Les minorités dans le système espagnol : le compromis du
modèle d’ « autonomie ».
L’article 2 de la Constitution espagnole stipulant que « la Constitution espagnole est fondée
sur l'unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols
(…) reconnaît et garantit le droit à l'autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la
solidarité entre elles »2, est au fondement du système espagnol actuel. La Constitution espagnole de
1978 a en effet mis en place un régime de monarchie constitutionnelle de type fédéral, basé sur la
consolidation du système pluriel et participatif3. Forcée de traiter avec ses disparités régionales, cette
2 Constitution espagnole de 1978
3 Robert Luis Blanco Valdés, La Constitución de 1978, Alianza editorial, 2003, Prologo, Parte 1 – La Constitución en su historia
La question minoritaire en Europe et en Turquie
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dernière solutionne un contentieux historique et consacre le système des « autonomies » ou
« communautés autonomes » rompant avec le centralisme franquiste4. Une structure étatique plus
souple s’y rattache, prenant en compte les particularismes tout en voulant préserver l'unité nationale
espagnole. Ce système décentralisé satisfait ainsi les revendications nationalistes et régionalistes à la
base de la question territoriale espagnole. L'Espagne a ainsi inventé une gouvernance à trois niveaux,
regroupant un échelon national (l'Etat central), des niveaux infranationaux (les communautés
autonomes, les provinces, et les villes) et un échelon supranational (depuis 1986 et l'adhésion à
l'Union européenne)5.
A partir de la Constitution de 1978, deux points sont à élucider. D’une part, la reconnaissance
des nationalités et des particularismes dans les différentes régions, d’autre part la protection des
langages considérés comme « patrimoine culturel », thème cher à l’Espagne. L’instrument privilégié
pour protéger et promouvoir les nationalités a été le système des « autonomies ». L’Espagne se
compose actuellement de dix-sept communautés autonomes (Andalousie, Aragon, Asturies, îles
Baléares, Communauté autonome Basque, Canaries, Cantabrie, Castille-La-Manche, Castille-et-León,
Catalogne, Estrémadure, Galice, Communauté de Madrid, Région de Murcie, Communauté forale de
Navarre, La Rioja, Communauté de Valencienne) et de deux villes autonomes (Ceuta et Melilla en
Afrique du Nord). Ces autonomies s’organisent de manières individuelles, gérant des Parlements
propres et bénéficiant de prérogatives exclusives, quoiqu’elles demeurent sous la férule d’un l’Etat
central.
Section 1 : Le processus de régionalisation avancé : une réponse au problème territorial
espagnol.
A partir des années 1970 la politique régionale a été l’objectif premier de la Communauté
européenne et l’Espagne avait entamé son processus de régionalisation préalablement à son
adhésion. Du fait de son approfondissement et de la mise en œuvre d’un accompagnement
économique renforcé, l’Espagne se caractérise par l'une des décentralisations les plus importantes
dans la classification mondiale.6 D’après l’indice de Theil (mesurant un indice d’inégalité), l’Espagne
fait partie des pays les plus « égalitariste » devant le Danemark, la France ou l’Irlande. L’Article 1487
4 Edurne Uriarte, Ciudadanos y partidos en el consenso y disenso sobre el estado de las autonomías, Page : 256
5 Christine Delfour, Carlos Juste Hernandez (traduction), España, las autonomías y Europa, ensayo sobre la invención de
nuevo modos de organización territorial y de gobernanza, 2007.
6 Juan Maria Bilbao Ubillos, El estado de las autonomías en la encrucijada cierre, evolución o desintegración, número
extraordinario, revista jurídica de Castilla y León, enero 2004, page 79 7 Article 148 de la Constitution espagnole relatif aux pouvoirs délégués aux Communautés autonomes :
1. Les communautés autonomes peuvent assumer des compétences dans les matières suivantes :
1) l'organisation de leurs institutions d'autogouvernement ;
2) les modifications des limites des communes sises sur leur territoire et, de manière générale, les compétences qui incombent
à l'administration de l'État sur les collectivités locales et dont le transfert est autorisé par la législation sur le régime local ;
3) l'aménagement du territoire, l'urbanisme et l'habitat ;
4) les travaux publics intéressant la communauté autonome sur son propre territoire ;
La question minoritaire en Europe et en Turquie
13
de la Constitution souligne les pouvoirs délégués aux Communautés autonomes, limités par l’article
suivant décrivant les pouvoirs exclusifs de l’Etat central. L’accession à l’autonomie est prévue par
l’article 151 de la Constitution, exigeant une « initiative autonome » et l’approbation des deux tiers des
municipalités des provinces, ainsi que celle des députés provinciaux. Le referendum populaire n’est
pas obligatoire mais a été utilisé par la Galicie, le Pays Basque et la Catalogne. Le système des
autonomies est renforcé en 1983 et confirmé par la Réforme sur les Statuts de 1992, dans laquelle les
compétences des communautés autonomes se sont vues renforcées8. La conscience d’appartenir à
une autonomie a été renforcée dans les années 1980, pour aboutir à une « double appartenance »,
l’identité nationale et communautaire. La loi 9-1992 sur les transferts de compétences, les deux partis
majoritaires, et la réforme de 1994, ont vu s’accroître les compétences des autonomies, évolution qui
confirmée par les réformes entreprises en décembre 1996 par les Communautés autonomes d’Aragon
et des Canaries.
§ 1. Le « Statut d’autonomie », pierre angulaire du système espagnol.
L’Espagne consacre une « citoyenneté sociétale » et l’éloignement d’une citoyenneté vis-à-vis
de l’Etat, en privilégiant la relation à l’autonomie ou au groupe communautaire9. En Espagne, une loi
du Parlement connu sous le nom de « Statut d'autonomie » reconnaît en effet l'existence juridique
d'un peuple, d'une nationalité ou d'une région. Une communauté acquiert donc son existence juridique
dès lors que le Parlement espagnol et la majorité de la population la reconnaissent comme telle. Ce
processus est donc une création juridique.
Le système dit des «pré-autonomies» préexistait à la Constitution. Ce système se caractérise
par la formation d’Assemblées parlementaires régionales formées de députés et de sénateurs élus
5) les chemins de fer et les routes dont le tracé se trouve intégralement sur le territoire de la communauté autonome et, dans
les mêmes conditions, les transports assurés par ces moyens ou par câble ;
6) les ports de refuge, les ports et les aéroports de plaisance et en général, ceux qui n'ont pas d'activité commerciale ;
7) l'agriculture et l'élevage conformément à l'agencement général de l'économie ;
8) les forêts et les exploitations forestières ;
9) la gestion en matière de protection de l'environnement ;
10) les projets, la construction et l'exploitation des ouvrages hydrauliques, des canaux, des systèmes d'irrigation intéressant la
communauté autonome ; les eaux minérales et thermales ;
11) la pêche dans les eaux intérieures, la conchyliculture et l'aquaculture, la chasse et la pêche fluviale ;
12) les foires locales ;
13) l'essor du développement économique de la communauté autonome dans le cadre des objectifs fixés par la politique
économique nationale ;
14) l'artisanat ;
15) les musées, les bibliothèques et les conservatoires de musique intéressant la Communauté autonome ;
16) le patrimoine monumental intéressant la communauté autonome ;
17) l'aide à la culture, à la recherche et, le cas échéant, à l'enseignement de la langue de la communauté autonome ;
18) la promotion et l'aménagement du tourisme dans son ressort territorial ;
19) la promotion du sport et l'utilisation convenable des loisirs ;
20) l'assistance sociale ;
21) la santé et l'hygiène ;
22) la surveillance et la protection de ses édifices et de ses installations. La coordination et les autres tâches en relation avec
les polices locales dans les termes établis par la loi organique. 8 José Cazorla Peréz, Indicadores y realidad sociopolítica de las autonomías, Estudios regionales numero 44, 1996, pages : 69
à 86. 9 Manuel Herrera Gomez, Rosa Maria Soriano Miras, De las bersiones modernas de la ciudadania a la ciudadania de las
autonomas sociales de la post modernidad, page 43 et 44
La question minoritaire en Europe et en Turquie
14
aux élections générales, constituant ainsi les premiers organes des futures Autonomies10
. Les pré-
autonomies permettront ainsi une application plus aisée de la Constitution de 1978. Le Pays Basque,
la Catalogne et la Galicie sont les premières régions à adopter rapidement les statuts, situation qui
s’est traduite par l’adoption des lois organiques du 18 décembre pour le Pays basque (3/1979) et la
Catalogne (4/1979). La Galicie a, elle, obtenu son statut de « pré-autonomie » le 6 avril 1981 (loi
organique 1/1981).
Le « statut des autonomies » incarne un moment crucial de l'histoire politique espagnole. La
coopération intercommunale est inscrite dans la Constitution et confirmée par ratification de la Charte
européenne de l’autonomie locale de 1985, laquelle stipule que « les collectivités locales ont le droit,
dans l'exercice de leurs compétences, de coopérer et, dans le cadre de la loi, de s'associer avec
d'autres collectivités locales pour la réalisation de tâches d'intérêt commun »11
. Les autonomies
peuvent donc permettre à leurs communes de correspondre entre elles, partager des informations,
gérer des services publics, tant qu’elles demeurent dans le cadre de leurs compétences12
. La
citoyenneté espagnole confère aux citoyens l'égalité devant la loi et interdit toute discrimination13
, les
« minorités » apparaissent de fait comme facteur d'unité nationale. Le financement des Communautés
repose sur le principe de « solidarité », terme récurrent dans la Constitution (il est par exemple cité
aux articles 157 et 158). L’article 156 affirme l’autonomie financière des Communautés autonomes
complété par la loi organique du 22 décembre 1980 sur le financement des Communautés autonomes
créant le Conseil des politiques fiscales ayant pour objectif principal de coordonner les activités
économiques des communautés, ainsi que la loi 7/1984 créant le fond de financement interterritorial
prévu par l’article 58 de la Constitution14
.
§ 2. Les langues régionales et la reconnaissance de cultures spécifiques.
Les langues régionales en Espagne ont la possibilité de pratiquer des politiques propres et sont
reconnues officiellement par les articles 3 alinéas 1 et 2. Nous pouvons prendre pour exemple la loi
sur l'usage du catalan en Catalogne et sur les îles Baléares de 1986. D'autres régions en ont
également profité pour valoriser leur langue et mettre en place des politiques, comme en Galicie pour
le galicien, le valencien pour Valence ou le basque pour le Pays Basque et la Navarre. Le décret royal
du 12 février 1982 du Roi Juan Carlos concernant la signalisation des routes, aéroports, gares
ferroviaires, gares d'autobus, gares maritimes et services publics d'intérêt général dans le territoire
des Communautés autonomes ayant une autre langue officielle distincte du castillan, consacre « le
régime de co-officialité du castillan avec les langues propres à certaines Communautés autonomes »
et permet que la signalisation et les inscriptions diverses puissent être faites en Castillan, langue
officielle de l’Etat, et dans la langue de l’autonomie. Par ailleurs, la loi 30/1992 du 26 novembre
10
Edurne Uriarte, op.cit page : 265 11
Article 10. 12
Llovet Tomàs, La coopération intercommunale en Espagne, Annuaire des collectivités locales, 2000. La réforme de
l'intercommunalité. p. 173-180 13
L’article 14 de la Constitution dispose ainsi que « les Espagnols sont égaux devant la loi, sans aucune discrimination fondée
sur la naissance, la race, le sexe, la religion, l'opinion ou sur toute autre situation ou circonstance personnelle ou sociale ». 14
Op.cit.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
15
relative au régime juridique des administrations publiques et de la procédure administrative commune
dispose que le registre civil doive « respecter le principe de la double officialité » pour les langues.
§3. Les minorités religieuses et ethniques.
Le régime franquiste s’est caractérisé par l’application du « national-catholicisme », id est une
gestion autoritaire de l’Etat et de l’Eglise, l’Espagne évoluant vers une confessionnalisation du
système qui enterre toute revendication minoritaire15
. La chute du franquisme et le début de la
transition démocratique ont donc donné lieu à une ouverture du dialogue avec les minorités, à l’origine
du système actuel espagnol. La Constitution de 1978, dans son article 6, a garanti « la liberté
idéologique, religieuse et culturelle des individus », et assure qu’« aucune confession n’aura un
caractère étatique », ce qui a donné le feu vert à la coopération lancée en février 1990 entre l’Etat et
les représentants des trois principales communautés religieuses. La minorité religieuse musulmane
est considérée comme « profondément enracinée » d’après un rapport de la Commission des affaires
religieuses de 1989. Néanmoins cette religion pose d’importants problèmes à une partie de la
population espagnole, corrélés au refus d’intégration de certains musulmans qui, soutenus par des
puissances financières islamiques, désirent le retour en terre d’Islam des terres d’Al-Andalus16
. La
situation de la communauté juive est différente, celle-ci renvoyant un sentiment général de « bonne
intégration » et construisant un certain nombre d’écoles et de lieux de rencontre culturels. Le Ministère
de l’égalité (Ministerio de Igualdad) protège de son côté les individus des discriminations de tout
genre, notamment ethniques et religieuses, et entend faire respecter la coexistence des minorités
ethniques ou religieuses. La communauté gitane est la minorité ethnique la plus importante du pays.
Celle-ci est dite « historique », puisqu’elle existe depuis le début du XVème siècle. Plusieurs épisodes
violents, tel celui de Martos à la fin des années 1980, sont néanmoins révélateurs d’une discrimination
à l’égard de cette minorité ethnique qui pose problème à plusieurs égards, par son nombre comme
par son impact social et culturel.
Section 2 : Les limites du système et les conflits actuels.
Nonobstant, le modèle espagnol n’est pas parfait et connaît des limites. Il est en effet remis en
question par plusieurs groupes politiques nationalistes. Des problèmes se sont d’ailleurs posés dès la
construction du modèle des autonomies. Les débats sont demeurés ininterrompus depuis le début de
la transition démocratique et il est toujours impossible aujourd’hui de parler de consensus sur cette
question.
15
Rozenberg Danielle, L'État et les minorités religieuses en Espagne (du national-catholicisme à la construction démocratique)
- The State and Religious Minorities in Spain (From the National Catholicism to the Democracy Building) - Archives des
sciences sociales des religions, numéro 58, avril-juin 1997, pages : 9-15 16
Aguer Béatriz, Résurgence de l'Islam en Espagne, Revue européenne de migrations internationales, Volume 7 numéro 3,
pages : 59-76
La question minoritaire en Europe et en Turquie
16
§ 1. Les difficultés de mise en pratique.
Le Pays Basque, la Catalogne, la Galicie réclament une « nouvelle lecture
constitutionnelle »17
. La Constitution territoriale est en effet remise en cause et l'objectif primaire
d'autonomie comme « point de rencontre » est rejeté18
au profit d’une revendication de
confédéralisme et la réclamation d’un droit à l'autodétermination. Le système espagnol ne satisfait en
effet pas ces deux communautés autonomes, et leurs revendications, se elles aboutissent,
entérineraient l’échec de l’Etat espagnol à satisfaire pleinement les aspirations autonomistes. La
conception espagnole du droit des minorités en fait en effet un instrument de mise en place de « paix
sociale », c'est-à-dire d’une forme de cohésion nationale tendant vers la construction d'une structure
harmonieuse, en dépit de l'existence de groupes différents. Le but de l'autonomie n'est donc pas
d'avoir des effets négatifs sur la nation espagnole en général (comme le rappelle la décision du 5 avril
1990 du Conseil constitutionnel). En ce sens, les revendications de l'E.T.A dans la mesure où ils
nuisent à l'unité de la nation et aux respects des droits fondamentaux doivent être proscrits.
Les insatisfactions du système d’autonomie proviennent plus des élites que des citoyens
espagnols eux-mêmes. Plusieurs sondages d’opinion démontrent en effet que les citoyens espagnols
sont satisfaits de leur régime en matière de droit des minorités, l’insatisfaction découlant surtout des
divergences entre les deux principaux partis, le PSOE (parti socialiste espagnol) et le PP (parti
populaire)19
. Le Centre d’investigations sociologiques espagnol estime en effet qu’en Décembre 2000,
quinze années après la mort de Franco, 54% des espagnols considéraient que la société espagnole a
changé, 40% considèrent que celle-ci a beaucoup changé. 29% considèrent par ailleurs que ce
changement est positif et 57%, qu’il est très positif20
. La perception des citoyens espagnols de leur
système est donc en grande majorité positive21
.
§2. Des revendications particulières.
Des différences notables existent entre les revendications, distinction qui ressort
particulièrement dans le cas des nationalismes basque et catalan. L’autonomie basque remet en effet
en cause le système actuel d’autonomie et ses revendications sont souvent violentes. La constitution
espagnole de 1978 a par exemple été acceptée à 61,6% en Catalogne, et seulement à 42,3% au
17
Juan Maria Bilbao Ubillos, El estado des las autonomias en la encrucijada cierre, evolucion o desintegracion, numero
extraordinario, revista juridica de Castilla y Leon, enero 2004, page 77 18
P. Cruz Villalón, La Constitución accidental», publicado en el libro colectivo El futuro del Estado autonómico. VII Jornadas de
la AELPA, Aranzadi/AELPA, 2001, p. 25 19
Edurne Uriarte, Ciudadanos y partidos en el consenso y disenso sobre el estado de las autonomías, page : 255 20
Centro de Investigación español, estudio numero 2401, diciembre 2000 21
Edurne Uriarte, op.cit., page : 256
La question minoritaire en Europe et en Turquie
17
Pays Basque, l’un voulant « assurer l’unité espagnole » (Jordi PUYOL), l’autre revendiquant une
souveraineté propre22
. Ces résultats, selon Juan Pablo FUSI expliquent ainsi la nature violente des
revendications basques (notamment le terrorisme), qualifiées de « nationalisme radical », dont le plan
Lizarra ou le projet Ibarretxe sont des émanations23
. Ceux-ci réclament une indépendance réelle, par
l’éloignement de l’Etat central des structures politiques de la région (célébration de referendum
indépendamment des Cours Générales « Cortes »). La radicalisation des revendications basques de
ces dernières années ne reçoit néanmoins néanmoins pas le soutien des citoyens basques24
.
Le plan Ibarretxe traduit la convergence du Parti nationaliste basque et de l’Eusko Alkartasuna.
Ce plan propose la modification des relations entre l’Etat central et l’autonomie, préconisant des
relations de « libre association ». Le discours s’appuie sur la théorie de l’irrédentisme, de légendes et
de mythes promouvant un nationalisme basque aux visées séparatistes. Mais en proposant une
solution, le projet Ibarretxe est devenu un réel problème. Ce projet ne revient pas sur le « statut
d’autonomie » mais sur la Constitution elle-même. Il ne s’agit donc pas d’accorder des compétences
accrues aux Communautés autonomes, mais bien de modifier la nature du texte constitutionnel. Le
premier attentat mortel a eu lieu en 1968. Les activités terroristes se sont essentiellement
développées dans la Navarre, le Pays Basque, et d’autres lieux convoités comme Madrid ou la
Catalogne. L’année 1984 a marqué un tournant dans les actions des indépendantistes, en voyant le
lancement de grandes offensives terroristes profitant de la crise institutionnelle de l’époque et donnant
une visibilité sans précédent aux indépendantistes25
. Le projet Ibarretxe – Lehendakari est
l’expression la plus avancée des volontés séparatistes. Ses revendications se heurtent aux
dispositions du droit international, qu’il s‘agisse des textes conventionnels européens ou de
l’Organisation des nations unies. Le droit à l’autodétermination est en effet réglementé dans le droit
international par la résolution 1514, de l’Assemblée générale, qui consacre le principe
d’autodétermination, sur le fondement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sauf pour « toute
tentative visant à détruire partiellement ou totalement l'unité nationale et l'intégrité territoriale d'un
pays », situation « incompatible avec les buts et les principes des Nations Unies ».
L'autodétermination n'est donc possible que si le peuple concerné est un peuple colonisé ou souffrant
soumis à des traitements antidémocratiques dans le pays où il réside. Quoique rejetées par le
Parlement espagnol, les revendications du Pays basque et la durée de leur action montrent que le
problème est loin d’être résolu. Par ailleurs, la séparation du Pays Basque de l’Espagne supposerait
également une séparation d’avec l’Union européenne, ce qui entrainerait des difficultés sans
précédent pour la région26
.
22
Juan Pablo Fusi, La Patria lejana, Taurus, Madrid, 2003, Page : 303 23
Edurne Uriarte, op.cit., page : 266 24
Edurne Uriarte, op.cit., page : 270 25
Consecuencias economicas del terrorismo nacionalista en el Pais Vasco, Documento trabajo numero 53, Instituto de analisis
industrial y financiero.
26
Mikel Buesa, Economia de la secesion : los costes de la « No Espana » en el Pais Vasco
La question minoritaire en Europe et en Turquie
18
De son côté, la Catalogne a publié des projets concernant un « nouveau statut » préconisant un
approfondissement de l’autogestion. Ces revendications, à la différence du Pays Basque, ne
privilégient pas la voie du conflit, et sont soutenues par la majorité des catalans. Dans le premier
document intitulé « Bases de l’élaboration d’un statut d’autonomie de Catalogne », daté du 25 mars
2003, il est mentionné que « la Catalogne est une nation (…) faisant partie d’une Espagne plurielle
reconnue par la Constitution (…) voulant approfondir le caractère fédéral, plurinational, pluriculturel et
plurilinguistique de l’Etat espagnol ». L’institution organisant l’autogestion catalane a été instituée avec
le statut d’autonomie de 2006, la Generalitat, reconnaissant une « nation catalane intégrée à l’Etat
espagnol ». Plusieurs symboles accompagnent les demandes catalanes, qu’il s’agisse d’un drapeau
spécifique ou d’une langue usuelle propre.
Le texte constitutionnel n’est pas intangible mais il est néanmoins dangereux de rompre la
dynamique enclenchée, le risque étant de nier la notion même de « nation espagnole » et d’anéantir
les progrès concernant la vie en communauté pacifiée, provoquant un risque de désagrégation de la
nation, voire de confrontation civile. L'Etat espagnole repose sur deux entités distinctes : la nation
espagnole et le peuple espagnol. Le peuple espagnol, selon la Constitution, est « investi de la
souveraineté nationale et de lui émanent les pouvoirs de l'Etat ». La nation est, quant à elle, la clé de
voûte de l'Etat. La Constitution espagnole établit donc un compromis entre l'indivisibilité de la nation et
la reconnaissance de pratiques particulières. Le statut d’autonomie, modèle d’articulation territoriale
adéquat pour une majorité de citoyens espagnols, est à ce point d’équilibre mais des revendications
autonomistes peuvent l’instrumentaliser pour en faire un outil d’indépendance politique.
Titre 2 : La question minoritaire en Allemagne.
Dix ans après la chute du Rideau de fer, la nation allemande s’est vue questionnée sur ses
fondements et a rompu dans une certaine mesure avec les conceptions de Fichte et Herder. Le débat
a porté sur les inégalités résultant de différences de statuts au sein de la population, entre les citoyens
allemands sans distinction des minorités nationales, les Aussiedler27
et les étrangers, ou
Spätaussiedler28
. C'est également en 1999 que la coalition « rouge-verte », au pouvoir depuis 1998, a
entrepris des réformes visant à harmoniser la législation allemande avec celle de la France.
Cependant la réforme la plus significative, portant sur le Code de la nationalité et entraînant
l’abrogation de la loi du 22 juillet 1913 a cristallisé les oppositions. Cette réforme a été perçue comme
une révolution en ce qu’elle opérait une sorte de « reniement » d'une partie de l'identité allemande. A
la fin de la Seconde guerre mondiale, l'Allemagne, perdante de la guerre et stigmatisée en raison des
conceptions racistes du Troisième Reich, afficha une volonté de faire table rase du passé en
promulguant la Loi Fondamentale (Die Grundgesetz) du 23 mai 1949. La transformation du principe
ethnique - par lequel se détermine le droit de la nationalité par ascendance – en principe racial
excluait les personnes non aryennes et les opposants politiques, et certains groupes se virent même
27
Communauté allemande de la Volga et de la Roumanie. 28
C'est-à-dire les nouveaux immigrés tels qu'ils sont dénommés depuis 1993.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
19
retirer leur nationalité entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945. Tranchant avec cette approche, la Loi
Fondamentale a consacré la dignité de la personne humaine et énuméré les droits universels
(Jedermannsrechte) et droits garantis des citoyens, de l'article 1er
à l'article 1929
. Par ailleurs, la Loi
Fondamentale, lorsqu'elle porte sur le droit à la nationalité à son article 116, récuse la politique nazie
en prévoyant la réintégration des personnes privées de la nationalité par les autorités allemandes,
pour des raisons politiques, raciales ou religieuses. De même, l'article 16 de la Loi Fondamentale
interdit la privation de nationalité.
En dépit de cette volonté de rupture avec le passé nazi, la loi de 1913 sur « l'appartenance à
l'État et au Reich » (Reichs-und Staatsangehörigkeitsgesetz) a perduré au-delà de la chute du Mur, ce
en dépit de réformes partielles en 1991 et 1993. Par ailleurs, l'article 116 de la Loi Fédérale de 1949
telle qu'elle fut adoptée par la République Fédérale d'Allemagne, mise en pratique par une loi de 1953
qui a reprécisé les critères d'appartenance à la communauté allemande, définit selon les mêmes
critères l’attribution de la nationalité allemande. La conception germanique du lien national divise ainsi
nationalité et citoyenneté, pour des raisons historiques tenant à la partition du territoire allemand.
Cette approche sera d’ailleurs reprise par le régime nazi, qui distinguait la citoyenneté de l'État
(Staatsbürgerschaft) de celle du Reich (Reichsbürgerschaft). La Loi Fondamentale a donc entériné la
situation particulière de cette Allemagne divisée jusqu'à la réunification, faisant de chaque
ressortissant de la RDA un citoyen de ce pays et un national allemand à la fois. Cette perception
d’une civilisation allemande transcendant les pays permettra aux citoyens est-allemands d'accéder à
la citoyenneté allemande lors de la réunification des deux Allemagnes. Par ailleurs, cette loi tient
compte d'une réalité géopolitique, celle du cas des Aussiedler en tant qu'ils sont des populations
déplacées à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La loi de 1913, reprise par la Loi Fondamentale,
s'adapte donc assez bien aux spécificités de l'Allemagne.
Dans les années 1990, marquées par l’arrivée d’une importante communauté de travailleurs
immigrés, principalement des Turcs, la situation est devenue plus difficile. Les enfants de ces
travailleurs immigrés, nés sur le territoire allemand, ont en effet vocation à rester Turcs ou étrangers –
les processus de naturalisation étant particulièrement restrictifs. Il importe néanmoins de souligner
qu'avec la loi de 1913, et quoique l'Empire allemand semble orienter le droit à la nationalité vers une
forme de jus soli30
, les traditions politiques et intellectuelles ont rapidement rejeté cette idée. A travers
le jus sanguinis, l’Etat cherche en effet à conserver les Allemands qui ne vivaient pas sur le territoire
allemand mais en Europe centrale et occidentale, et l'étaient par filiation. La loi de 1913 accordera
donc une importance capitale à l'origine (l'ascendance), en disposant qu’« est Allemand celui qui a
des ascendants Allemands ». Par ailleurs, le nombre de naturalisations des étrangers reste infime et
restreint, et ce jusqu'aux années 1990. Mais la loi du 15 juillet 1999, mise en application dès le 1er
janvier 2000, introduit une forte proportion de jus soli dans l'obtention de la nationalité allemande. La
principale innovation de cette loi est en effet de permettre aux étrangers de devenir Allemands à la
naissance si leurs parents, ressortissants étrangers, résident sur le territoire allemand légalement
29
L'ordre selon lequel est établie l'organisation des institutions de la République dans une Constitution est révélatrice de l'importance accordée à tel ou tel principe. Consacrer les premiers articles aux « Droits Fondamentaux » avant d'établir l'organisation de l'appareil étatique démontre ici l'attachement à ces valeurs. 30
Dès lors qu’« est Allemand celui qui naît sur le territoire allemand ».
La question minoritaire en Europe et en Turquie
20
depuis 8 ans. Cette disposition est également assortie de la réserve, traduite par « l'obligation
d'option » (Optionsmodell). En effet, l’article 29 de la loi de 1999 permet à l'enfant né sur le sol
allemand, dont les parents sont des ressortissants étrangers ou de parents étrangers nés sur le sol
allemand, à sa majorité et jusqu'à ses 23 ans, de choisir entre la nationalité allemande ou la
nationalité étrangère. S'il déclare vouloir garder la nationalité allemande, il doit prouver qu'il a renoncé
à la nationalité étrangère, sinon la nationalité allemande lui sera automatiquement retirée au profit de
la nationalité étrangère. Autrement dit, à l'exception des accords bilatéraux entre la République
Fédérale allemande et un autre pays (par exemple, la France ou les autres pays membres de l'Union
Européenne), il n’existe pas de double nationalité31
. Les dispositions de la loi mise en vigueur dès le
1er janvier 2000 bénéficient également aux enfants de ressortissants étrangers âgés de moins de 10
ans et nés avant cette date. Avec la loi de 1999, les Aussiedler n'allaient plus avoir automatiquement
la citoyenneté à leur arrivée, mettant fin de facto au processus de naturalisation automatique au nom
de la filiation, ou jus sanguinis, de millions d'Aussiedler32
.
Toutefois, dans un contexte de construction européenne marqué par les débats sur la
souveraineté portant sur les transferts de compétences et de prérogatives régaliennes, la nation, plus
précisément le concept de nationalité, est fondée sur l'identité, cela avec la recrudescence des
discours d'extrême-droite dans de nombreux pays européens. La communauté internationale a
d’ailleurs assisté à l’explosion du nombre de crises liées aux revendications identitaires à partir de
l'effondrement du Bloc Soviétique, y compris en Europe. La Fédération yougoslave a en effet explosé
après l’effacement du cadre artificiel que formait le régime communiste. Nous nous trouvons donc
face à une logique privilégiant classifications et catégorisations, qui favorisent les théories identitaires.
La conception nationale allemande, fondée sur des postulats ethniques et culturels, se retrouve elle
aussi dans ce paradigme. Il demeure néanmoins quatre minorités nationales, reconnues officiellement
et bénéficiant d'une certaine protection juridique : les Danois, les Frisons, les Sorabes et les Tsiganes.
De nouveaux enjeux s’imposent en outre à l’Etat allemand depuis la fin de la guerre, tels la gestion du
retour des Assiedler ou le statut des travailleurs immigrés. Notre étude visera donc à analyser la
réponse apportée par l’Allemagne à ces défis, sans remettre en cause les fondements sur lesquels
elle a construit sa nationalité. Dans un contexte propice aux politiques d’intégration, la République
allemande avait prévu au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale un système fédéral compatible
avec l'existence de minorités nationales (Section 1). Par ailleurs, la loi du 15 juillet 1999 a favorisé la
reconnaissance de nouvelles formes de minorités (Section 2).
Chapitre 1 : Un système fédéral compatible avec l’existence de minorités nationales ?
La compatibilité du système fédéral avec l'existence de minorités nationales dépend d'abord
des dispositions de la Loi Fondamentale, qui octroient une certaine liberté aux Länder (§1.) Nous nous
pencherons ensuite sur le rôle des Länder en terme de protection des minorités nationales (§2).
31
« Il ne peut pas exister de double loyauté. On est soit Allemand, soit Turc, et non les deux. » Theodor Waigel, Ministre des Finances. 32
La naturalisation de millions d'Aussiedler a connu deux pics : en 1960, période suivant la Seconde Guerre Mondiale, et dans les années 1990 -après la chute du Mur de Berlin.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
21
§1. Les dispositions de la Loi Fondamentale consacrant la reconnaissance des minorités
nationales.
Seize États fédérés, les Länder, composent l’Allemagne depuis la réunification de 1990. Il importe
de comprendre, dans le cadre de la question des minorités en Allemagne, les arguments
constitutionnels que peuvent avancer ces Länder dans leur optique de protection des minorités
nationales résidant sur leurs sols, quoiqu'il n'existe pas des lois fédérales protégeant clairement les
droits et statuts des minorités nationales. Il s'agit donc de s'appuyer sur les dispositions tenant aux
droits fondamentaux (A), ainsi que sur celles consacrant l'autonomie significative des Länder (B).
A. Les dispositions tenant aux droits fondamentaux.
L'article 3 de la Loi Fondamentale de 1949 prône l'égalité de chacun devant la loi et interdit la
discrimination fondée sur la langue ou la religion. Par ailleurs, la ratification par l'État allemand des
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et Convention-cadre pour la protection des
minorités nationales confèrent force de loi. Dans une déclaration du 23 janvier 1998 transmise au
Secrétariat général du Conseil de l’Europe, le gouvernement allemand reconnaissait le danois, le
sorabe, le frison, ainsi que la langue romani des Tsiganes de nationalité allemande en tant que
langues minoritaires au sens de la Charte de 1992. Mais il est notable que la Loi Fondamentale ne
mentionne nulle part, à l'instar de l'alinéa 1er
de l'article 2 de la Constitution française33
, que la langue
de la République fédérale est l'allemand. Il est évident qu’en tant que « langue-mère » de la
civilisation germanique et des sociétés germaniques, l’importance de la langue allemande est ancrée
dans les mœurs et surtout sur le plan étatique et qu'il n'est pas nécessaire de réaffirmer la fidélité ou
imposer ce qui caractérise l'appartenance à la nation allemande. Par ailleurs, le fait de ne pas inscrire
dans la Constitution que l'allemand est la langue nationale laisse la possibilité aux Länder de
sauvegarder leurs particularismes régionaux sans pour autant remettre en cause l'allemand comme
langue administrative. Étienne BALIBAR écrit ainsi que la langue nationale d’un peuple donné ne peut
être déterminée face à une autre communauté linguistique qu’en étant rattachée à un territoire
délimité par des frontières, et qu’elle a besoin d’une ethnicisation spirituelle et biologique caractérisée
par la notion de race, qui pallierait aux inégalités sociales que nous sommes susceptibles de retrouver
dans la communauté linguistique34
. Par ailleurs, ce dernier estime qu’il est impossible de confondre
les termes d’« ethnicité fictive » et de « nation idéale », celle-ci étant fondée sur le patriotisme tandis
que l’ethnicité se rattache au sentiment d’appartenance à une langue et une race communes.
Le frison est proposé comme matière facultative dans certaines écoles primaires du
Saterland, qui dispose de cinq jardins d'enfants dispensant un enseignement en frison35
. Dans toutes
33
« La langue de la République est le français ». 34
Etienne BALIBAR, Race, nation, classe : les identités ambigües, 1997. 35
On en compte deux à Ramsloh, un à Scharrel, un à Strücklingen et un dans le petit village de Sedelsberg.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
22
les écoles et jardins d’enfants, l’enseignement est gratuit, et les enseignants sont rétribués par les
autorités du Land. Par ailleurs, des «programmes fondamentaux» (Kerncurricula) ont été mis en place
pour les matières «allemand» et «anglais» dans tous les établissements d'enseignement de la Basse-
Saxe depuis août 2006. Il ressort du programme que le frison saterois doit être utilisé dans le cadre
d'études et de comparaisons linguistiques. Les sorabophones disposent de plusieurs écoles primaires
subventionnées par l’État libre de Saxe. L'article 4 du Règlement du ministère de la Culture de l'État
libre de Saxe du 22 juin 1992 réclame un «nombre suffisant d'élèves pour former des classes avec le
sorabe comme langue d'enseignement ». L’article 2 de la loi scolaire du 3 juillet 1991 révisée par la loi
du 16 juillet 2004 affirme qu'il est obligatoire d’enseigner les bases de l'histoire et de la culture des
Sorabes dans toutes les écoles de la Saxe. Dans les écoles maternelles du Schleswig-Holstein, le
danois est la langue d’usage. Mais dans tous les cas, l’allemand demeure obligatoire comme langue
seconde. L’enseignement dispensé dans ces écoles, ainsi que les équipements et les qualifications
des enseignants, sont les mêmes que ceux des écoles publiques; les écoles danoises du Schleswig-
Holstein utilisent généralement des manuels édités au Danemark. En ce qui a trait aux frais
d’inscription et fournitures scolaires, le Land du Schleswig-Holstein verse par élève une contribution
d’un montant égal aux frais que celui-ci aurait encouru dans une école publique d’enseignement
général.
Par rapport à l'attachement à la communauté linguistique et à la nationalité allemande, le
risque d’une confusion entre « ethnicité fictive » et « nation idéale » est donc limité au sein des Länder
où sont établies les minorités nationales. Les citoyens des Länder, lorsqu'ils sont membres d'une
minorité nationale, partagent des valeurs communes résultant d'un attachement à leur langue
« maternelle », alors qu'ils sont des nationaux allemands attachés à l'État fédéral. Le développement
ou le maintien du sentiment d'appartenance à une minorité n’apparaît donc pas automatiquement
comme un obstacle ou une menace à la nation allemande.
B. Les dispositions portant sur l'autonomie des Länder.
L'article 28 garantit la libre administration des communes et détermine le cadre dans lequel elles
peuvent exercer leurs compétences: « Aux communes doit être garanti le droit de régler, sous leur
propre responsabilité, toutes les affaires de la communauté locale, dans le cadre des lois. Les
groupements de communes ont également le droit d'auto-administration dans le cadre de leurs
attributions légales et dans les conditions définies par la loi. La garantie de l'auto-administration
couvre également les bases de l'autonomie financière ; ces bases comprennent une ressource fiscale
qui est assise sur le potentiel économique et dont les communes bénéficiaires fixent le taux de
perception. » Selon l'article 29 portant sur la restructuration du territoire fédéral, « Le territoire fédéral
peut être restructuré en vue de permettre aux Länder d'accomplir efficacement les tâches qui leur
incombent en fonction de leur dimension et de leur capacité. Ce faisant, on devra tenir compte des
particularismes régionaux, des liens historiques et culturels, de l'opportunité économique, ainsi que
des impératifs de l'aménagement du territoire et du développement régional. »
La question minoritaire en Europe et en Turquie
23
Quoique « le droit fédéral prime sur le droit de Land » (article 31) et en vertu de l’alinéa 1er
de
l'article 3336
,, l'article 30 qui se consacre à la « Répartition des compétences entre la Fédération et les
Länder », énonce que « l'exercice des pouvoirs étatiques et l'accomplissement des missions de l'État
relèvent des Länder, à moins que la présente Loi fondamentale n'en dispose autrement ou n'admette
un autre règlement. » Les articles 28, 29 et 30 de la Loi Fédérale concourent ainsi à admettre une
grande autonomie aux Länder. Cette autonomie est toutefois assortie de nombreuses réserves,
concernant notamment le respect du principe d'égalité et de la primauté du droit fédéral. Les Länder,
en tant qu'ils ont des spécificités propres tenant à leur région, à leur histoire, à leur position
géographique peuvent ainsi composer une politique favorable aux minorités nationales à condition de
ne pas porter atteinte à l'ordre constitutionnel fédéral et au principe d'égalité
§2. Le statut des minorités nationales selon les Länder.
La minorité danoise, le groupe ethnique des Frisons, les Tsiganes composés de Sinté et de Rom
allemands, et le peuple Sorabe constituent les quatre minorités nationales. Ces quatre groupes sont
les bénéficiaires juridiques de la Convention Cadre du Conseil européen pour la protection des
minorités nationales – ratifiée par l'Allemagne en 1997. Par ailleurs, il est également important de
souligner qu'il n'y a pas de revendication identitaire ni de nation, comme s'accordent à dire beaucoup
d'auteurs modernes aujourd’hui, sans une langue commune. Les langues de ces minorités nationales
se décomposent comme suit : le danois, le frison du nord et le frison oriental ( Saterfriesisch), le
romanèche, et le bas et haut sorabe. Ces langues sont promues en vertu de la Charte européenne
des langues régionales ou de minorités – Charte que l'Allemagne a ratifié en 1998. Une description
détaillée des spécificités de chacune des minorités nationales (A) apparaît essentielle avant de
procéder aux questions juridiques (B).
A) La description détaillée des quatre minorités nationales.
Depuis la réunification des deux Allemagnes, la République Fédérale allemande compte sur son
territoire près de 80 millions d'habitants. Environs 92% de la population parlent l'Allemand. L'Allemand
est une langue germanique appartenant à la famille indo-européenne. Cependant, il n'est pas anodin
de souligner qu'il existe de nombreux dialectes et que l'ensemble des Allemands ne parlent pas
forcément un allemand standard. Par ailleurs, seuls 8% de la population parlant une autre langue. En
effet, certains parlent une langue minoritaire nationale, c'est-à-dire le danois, le frison, le sorabe ou le
polonais, et d'autres parlent une des langues de la population d'immigrés.
Bien que les minorités nationales d'Allemagne sont, de facto, au nombre de cinq, les Polonais ont
été volontairement omis par les lois fédérales. Ainsi, on ne compte que quatre minorités nationales
reconnues : les Danois, les Frisons, les Sorabes et les Tsiganes. Ces dernières constituent l’ensemble
de ceux qui ne font pas partie de la majorité et qui ont acquis une identité spécifique sur le territoire de
la RFA. Elles ont également fondé en 2004 un Conseil des minorités sur la base d’une convention
36
« Tous les Allemands ont dans chaque Land les mêmes droits et obligations civiques ».
La question minoritaire en Europe et en Turquie
24
commune ; ce conseil poursuit des objectifs conciliant les intérêts communs des quatre minorités,
notamment auprès du gouvernement fédéral et du Bundestag allemand. Par ailleurs, les Tsiganes et
les Frisons sont des minorités ethnoculturelles en raison de l'origine de leurs langues ainsi que leurs
religions. Conformément au souhait exprimé par une grande majorité de Frisons, ces derniers ne sont
pas appelés une «minorité nationale», mais sont désignés officiellement par l’expression «groupe
ethnique frison». Ce qui justifie le statut de ces quatre groupes reconnus en tant que minorités
nationales c'est qu'elles sont des communautés culturelles historiques. Ce qu'il faut entendre par cela
est que ces minorités sont des minorités historiques car elles se sont installées sur ce qui est
aujourd'hui le sol allemand avant même que soit constitué l'Empire Allemand en 1871. Cependant,
leur nombre exacte reste incertain. En réalité, il n'y a pas de véritable chiffre officiel et d'une source à
l'autre, leurs nombres exacts varient. Les Danois allemands vivent dans le Schleswig-Holstein et cela
avant même 1864, c'est-à-dire lorsque le Danemark avait perdu la guerre des Duchés face la Pusse
et l'Autriche et où le Schleswig-Holstein a été annexé au Royaume de Prusse. Mais la frontière
actuelle entre le Danemark et l'Allemagne fut fixée en 1920 sur la base des résultats des deux
plébiscites prévus par le traité de Versailles de 1919. Parmi les 50 000 Danois allemands, il y a des
catholiques et des protestants.
Quant aux Frisons, ils sont connus comme les habitants de la côte allemande surplombant la Mer
du Nord depuis le début de notre ère. Après avoir implanté leur civilisation en Frise occidentale
néerlandaise et en Frise orientale allemande, les Frisons ont émigré vers la Frise du Nord vers le VIIe
siècle puis dans le Saterland entre 1100 et 1400. Ce qui fait que le frison bien qu'étant une langue
germanique et étroitement apparentée de par l’histoire au vieil anglais, existe sous trois formes, avec
deux variantes en Allemagne : le frison septentrional ou frison du Nord et le frison oriental (ou frison
de l'Est). Le frison du Nord (Nordfriesisch) est parlé dans le Land du Schleswig-Holstein par 9000 ou
10 000 personnes dans les îles de la mer du Nord (Sylt, Föhr, Amrum, Helgoland, etc.), ainsi que sur
la côte ouest du Schleswig-Holstein.A priori il y aurait entre 50 000 à 60 000 de Frisons du Nord.Ils se
déclarent ainsi en raison de leur ascendance ethnique et de leur sentiment d’identité personnelle. Il y
aurait 10 000 qui parleraient le frison et 20 000 le comprendraient. Les Frisons du Nord représentent
environs un tiers de la population totale dans leur région et même constituent la majorité dans les îles
de la mer du Nord. Le frison oriental/de l’Est (également connu sous le nom de frison du Saterland ou
«frison saterois» ou le Seeltersk) est parlé en Basse-Saxe. Le frison de l’Est parlé à l’extrémité nord-
ouest du Land de Basse-Saxe. Seuls 2000 locuteurs en font l'usage, soit entre 17 et 18 % des
membres de la communauté frisonne orientale l'utilisent, c'est à dire sur 11 000 ou 12 000 personnes.
Étant donné que dans la vie quotidienne, les Frisons parlent généralement l’allemand, il y aurait une
tendance allant vers l'extinction du frison de Saterland, notamment en raison de la modernisation
survenant dans cette région agricole qui a un certain impacte sur le mode de vie traditionnelle des
Frisons saterois.
Le tsigane est reconnu par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992.
Le tsigane se décomposent se morcèle en deux groupes selon les origines de leurs locuteurs : Les
Sinté et les Rom. Les Sinté et les Rom font l'objet de mentions expresses dans des documents
historiques d'Allemagne depuis le XIVe siècle. Les Sinté et Rom de nationalité allemande dont le
La question minoritaire en Europe et en Turquie
25
nombre est estimé autour des 70 000 sont dispersés sur le territoire allemand dans les grandes
agglomérations tels que les capitales des anciens Länders de la RFA, Berlin, Hambourg, Düsseldorf,
Cologne, dans les autres villes de plus petite taille et dans les villes industrielles du Rhin. Certaines
communautés tsiganes se sont également implantées, mais à moindre échelle, dans les Länder de
Brandebourg, de la Basse-Saxe (Niedersachsen), de la Hesse, de la Rhénanie-Westphalie, du Baden
et de la Bavière.
Les Sorabes ont émigré dans le territoire se trouvant à l'Est de l'Elbe et de la Saale qui était
pratiquement abandonné par les Germains. Ils sont répartis aujourd'hui entre le sud-est du Land de
Brandebourg et le nord-est de la Saxe. Environs 20 000 Bas Sorabes qui habitent dans le Land du
Brandebourg, plus spécifiquement en Basse-Lusace (Niederlausitz), et environs 40 000 Haut-Sorabes
qui habitent en Haute-Lusace (Oberlausitz) situé dans l'État libre de Saxe utilisent le sorabe en tant
que langue maternelle. Les Sorabes sont pratiquement tous bilingues allemand-sorabe. Le sorabe se
décompose en deux variantes littéraires et chacune des variante a leur propre alphabet latin (avec
des signes diacritiques différents). Ce qui fait qu'en dépit de la campagne assimilatrice de l'allemand
et surtout en dépit de la campagne de germanisation menée par les nazis, le sorabe a su se
conserver.
Les quatre minorités mentionnées sont des minorités qui ont fait l'objet d'une reconnaissance
officielle de la part de l'État allemand, ainsi les distinguant des autres minorités en Allemagne qui sont
en quête de reconnaissance et de droits, telles que les Silésiens, et les Bas-Allemands ( Plattdüüsch).
B.Les droits protégés ou octroyés aux minorités nationales.
Au plan fédéral, la Loi Fondamentale ne prévoit aucune disposition garantissant la protection des
droits, ni la détermination du statut des minorités nationales. Les dispositions législatives régissant ces
domaines sont celles prévues par la Charte de 1992 et la Convention-cadre de 1994, mais également
les lois de l'ex-RDA qui ont été prorogées par le Traité d'Union de 1990.
Lors de la ratification de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales par
l'Allemagne, le gouvernement n'a élaboré aucune mesure d’application visant un territoire délimité.
Les dispositions ont donc vocation à s’imposer sur l’intégralité du territoire allemand. Nonobstant, elles
ne sont effectivement appliquées dans les Länder qu’en direction des Danois, Frisons du Nord et
Tsiganes du Schleswig-Holstein, des Frisons satérois de Basse-Saxe, des Sorabes et Tsiganes de
Brandebourg et des Sorabes et Tsiganes de l'État libre du Saxe. En vertu de l'article 11 de la
Convention-cadre, le gouvernement fédéral a dû adopter la Loi sur le changement de nom des
minorités sur la base des dispositions de la Loi ratifiant la Convention-cadre. Celle-ci dispose que
toute personne appartenant à une minorité nationale a le droit d'adapter son ancien nom, attribué en
vertu du système juridique national, aux caractéristiques spécifiques de sa langue. Il suffit donc d’une
déclaration au greffier du bureau de l'état-civil pour adapter un nom à consonance allemande aux
caractéristiques identitaires. Par ailleurs, le gouvernement allemand a procédé, avec le consentement
des Länder concernés, à l'énumération des territoires où seront appliquées les dispositions visant la
protection des minorités nationales. Les Frisons, les Sorabes et les Danois bénéficient donc des droits
La question minoritaire en Europe et en Turquie
26
relatifs à l’enseignement (article 8), à la justice (article 9), aux services publics (article 10), aux médias
(article 11), aux activités et équipements culturels (article 12), à la vie économique et sociale (article
13) et aux échanges transfrontaliers (article 14).
La Constitution de 1993 de la Basse-Saxe ne traite pas de la langue. Elle ne se réfère qu’aux
droits fondamentaux, tels qu'ils sont énoncés par la Loi Fondamentale. La protection du frison oriental
ne fait pas mention d'un texte juridique spécifique concernant les Frisons, hormis les dispositions
prévues dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 et la Convention-
cadre pour la protection des minorités nationales de 1994. Aucune législation en matière de droit des
minorités nationales n'est en vigueur en Basse-Saxe. Néanmoins, en plus d'avoir reconnu le frison
oriental comme l’«une des langues minoritaires de la région», cet État s'est engagé à préserver et à
promouvoir la pratique du frison satérois sans pour autant lui conférer un statut officiel. La Charte
européenne des langues minoritaires ou régionales ratifiée par le gouvernement de la Basse-Saxe est
d’ailleurs le seul texte juridique dans lequel le frison oriental est mentionné explicitement. Au-delà des
les lois fédérales et traités internationaux, le facteur déterminant des politiques visant les minorités
linguistiques de la Basse-Saxe concerne surtout la pratique quotidienne de la langue minoritaire.
Il n’existe pas de texte juridique fédéral ou national spécifique à l'égard des Sorabes, hormis dans
les textes de loi adoptés par l’ex-RDA, tels la Loi protectrice des droits de la population sorabe de
1948. En revanche, le gouvernement fédéral a prévu des dispositions générales dans la Constitution
allemande de 1949, ainsi que dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la
Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Le traité d’unification des deux
Allemagnes de 1990 contient par ailleurs un article concernant les droits linguistiques des Sorabes.
Ce sont les Länder eux-mêmes, en l’occurrence le Brandebourg et la Saxe, qui sont chargés de
l’application de ces traités. Autrement dit, le Land de Saxe est partie prenante dans ces législations, et
peut, s’il le désire, prévoir des dispositions législatives spécifiques à l’égard de ses minorités.
Lors de l’unification des deux Allemagne en 1990, le gouvernement fédéral a reconnu les droits
acquis de la minorité sorabe. L'article 35 du Traité d'union du 31 août 1990 prévoit en effet la liberté
de confesser l'appartenance à la nation sorabe et à la culture sorabe, la garantie de conservation et
de développement de la culture et des traditions sorabes, la liberté d’utilisation du sorabe dans la vie
publique et le maintien de la répartition constitutionnelle des compétences entre la Fédération et les
Länder. En outre, la section « Autres mesures d'adaptation » garantit que « le droit des Sorabes de
parler le sorabe devant les tribunaux des zones d'implantation traditionnelles de la population sorabe
n'est pas affecté par l'article 184. »
L'article 35 du Traité d'union prévoit quant à lui que l'attachement aux traditions et à la culture
sorabe est un acte volontaire, garantit leur préservation et leur développement. Il rappelle que les
membres du peuple sorabe et leurs organisations sont libres de préserver et de parler la langue
sorabe dans la vie publique, et que ces mesures ne remettent pas en cause pour autant la répartition
générale des responsabilités entre le Gouvernement fédéral et les Länder. Enfin, la Constitution du 27
La question minoritaire en Europe et en Turquie
27
mai 1992 du Land de Saxe contient des dispositions juridiques aux articles 5 et 6 visant la protection
de la langue sorabe.
En ce qui concerne les droits des deux principales minorités du Schleswig-Holstein, le danois et le
frison, ils sont consacrés dans plusieurs documents fondamentaux : la Déclaration du gouvernement
du Land de Schleswig-Holstein du 26 septembre 1949, appelée aussi Déclaration de Kiel, et l’article 5
de la Constitution du Schleswig-Holstein de 1990, ainsi que la loi visant la promotion du frison dans le
secteur public. Par ailleurs, la Déclaration de Bonn et de Copenhague, fut adoptée conjointement en
1955 par l’Allemagne fédérale et le Danemark. Cet acte bilatéral entendait reconnaître à la minorité
danoise d'Allemagne des droits comparables à ceux dont jouit la minorité allemande au Danemark, et
prévoit ainsi des mesures de protection de l’allemand au Danemark et du danois en Allemagne. Ce
traité comprend deux articles et énumère une série de huit droits.
L’article 2 de la Déclaration prévoit ainsi que l'appartenance à la communauté et à la culture
danoises peut être librement professée et ne doit pas faire l'objet de contestation ou de contrôle
administratif. Les membres de la minorité danoise et leurs organisations ne doivent subir aucune
entrave dans l'usage parlé ou écrit de la langue qui leur convient. L'usage de la langue danoise devant
les tribunaux et les pouvoirs publics est permis de même que l’enseignement dans les écoles de la
minorité. Le gouvernement allemand accepte aussi que la minorité danoise bénéficie de facilités
appropriées pour l'usage de la radiodiffusion. Les journaux de la minorité danoise peuvent dûment
bénéficier de la publicité des annonces officielles. Enfin, l’intérêt particulier que possède la minorité
danoise à entretenir des rapports religieux, culturels et professionnels avec le Danemark est reconnu.
La Déclaration de 1949 mentionne que l’usage de la langue danoise devant les tribunaux et les
pouvoirs publics est licite, de même que l’enseignement dans les écoles de la minorité. Le
gouvernement du Schleswig-Holstein accepte aussi que la minorité danoise bénéficie de facilités
appropriées pour l'usage de la radiodiffusion. Les journaux de la minorité danoise peuvent dûment
bénéficier de la publicité des annonces officielles. Enfin, l’intérêt particulier que possède la minorité
danoise à entretenir des rapports religieux, culturels et professionnels avec le Danemark est reconnu.
Par ailleurs, l’article 5 de la Constitution du Land de Schleswig-Holstein reconnaît aux minorités
nationales du Land l’«autonomie culturelle» ainsi le regroupement en «collectivités locales» et en
«associations de collectivités locales». C’est là le fondement de la politique du Schleswig-Holstein à
l’égard des minorités:
1) Se déclarer membre d'une minorité nationale est un acte volontaire qui n'exempte pas l'intéressé
de ses obligations civiles générales.
2) L'autonomie culturelle des minorités nationales et des groupes ethniques ainsi que leur droit de
participer à la vie politique sont protégés par le Land, les collectivités locales et les associations de
collectivités locales. La minorité nationale danoise et le groupe ethnique des Frisons ont le droit d'être
protégés.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
28
Si l'article 184 de la Loi fédérale sur l'organisation des tribunaux précise que la langue
officielle à utiliser devant les tribunaux est l'allemand, la Déclaration de Kiel sur le statut de la minorité
danoise et de la Déclaration de Bonn de 1955 précisent que l'utilisation du danois devant les tribunaux
est réglementée par la législation générale.
Dans la mesure où les minorités danoise et frisonne du Schleswig-Holstein jouissent d’une
protection juridique supérieure à la plupart des 16 Länder allemands, le Schleswig-Holstein est perçu
comme « le Land le plus avancé en Allemagne » sur la question des minorités linguistiques. Cette
protection apparaît néanmoins en-deçà des dispositions juridiques et des pratiques en usage dans les
Länder de Brandebourg et de la Saxe à l’intention des Sorabes. Dans le Schleswig-Holstein, les droits
linguistiques des danophones et des frisophones sont modestes, et l’emploi des langues dans les
tribunaux et l’administration ne repose que sur le volontariat des fonctionnaires. Les représentants des
communautés danoise et frisonne réclament donc une meilleure reconnaissance de leur langue dans
l’Administration publique, les avis et les panneaux publics.
En ce qui concerne les écoles et les médias, les droits linguistiques semblent plus importants
pour les danophones que pour les frisophones, quoiqu’ils demeurent moins étendus que ceux des
sorabophones du Brandebourg et de la Saxe. La politique linguistique du Schleswig-Holstein est donc
une politique sectorielle liée surtout à la langue de l’enseignement. Alors même que les Constitutions
du Schleswig-Holstein, de Brandebourg, l’État, les municipalités et les districts se portent garants de
l’indépendance culturelle et de la participation politique des minorités nationales, vue le nombre des
individus se disant appartenir à une minorité nationale et des locuteurs d'une langue minoritaire, face
à la prédominance de l'allemand, il apparaît difficile pour ces minorités culturelles de conserver leurs
spécificités linguistiques.
Chapitre 2 : La perception de nouvelles formes des minorités?
La chute du Mur de Berlin oblige l'Allemagne à relever un défi concernant l'intégration de
nouvelles minorités. Celles-ci se caractérisent par des communautés immigrantes formant des
minorités sociologiques. Ces minorités sont au nombre de deux : les Aussiedler (§1.) et les autres
étrangers (§2.).
§1. Le cas des Aussiedler.
En vertu de l'article 116 de la Loi Fondamentale, « est Allemand quiconque possède la
nationalité allemande ou a été admis sur le territoire du Reich allemand tel qu'il existait au 31
décembre 1937, en qualité de réfugié ou d'expulsé appartenant au peuple allemand, ou de conjoint ou
de descendant de ces derniers. » Par conséquent, est considéré allemand, non seulement les
nationaux, mais aussi toute personne ayant trouvé refuge sur le territoire de l'ancien Reich allemand
en tant que réfugié ou expulsé de « souche allemande ». La Loi Fédérale sur les expulsés
(Bundesvertriebenengesetz) définit pour sa part ce groupe comme des personnes issues des pays du
La question minoritaire en Europe et en Turquie
29
bloc de l'Est, en mesure de prouver qu'elles ont leur appartenance au « peuple » (Volk) allemand. La
formidable croissance du nombre d'immigrants (réellement ou prétendument) « de souche
allemande » en provenance d'Europe de l'Est, à partir de 1988, commence à soulever un sérieux
problème aux yeux d'une partie des dirigeants politiques dans un contexte où ceux-ci vont rappeler la
nécessité de fermer le pays à toute nouvelle immigration, puisque « le bateau est plein » (Das Boot ist
voll). En ce qui concerne l'immigration des « allemands de souche », des restrictions sont mises en
place afin de restreindre leurs possibilités de rejoindre la « mère-patrie » par l'adoption de diverses
dispositions législatives et réglementaires. Après 1990 dite « l'année de tous les records », où le
nombre des « allemands de souche » immigrant dans le pays a grimpé jusqu'à 400 000, le
gouvernement fédéral (de centre-droit, sous le chancelier Kohl) introduit, en 1992, une réglementation
par quotas.
À compter de cette date, l'accueil de ces personnes a été limité à 200 000 par an.
Ultérieurement, des examens linguistiques d'allemand furent rendus obligatoires afin de restreindre
davantage ce type d'immigration. Au début de l'année 2000, le gouvernement Schröder a abaissé le
quota d'admission annuelle à 100 000 personnes37
. Cette évolution peut paraître totalement
contradictoire avec la conception juridique qui veut que les personnes intéressées soient des
allemands ayant droit, dès leur arrivée sur le sol allemand, à un passeport en tant que nationaux.
Parallèlement, l'État allemand semble assez permissif sur la distribution de passeports à des
personnes qui vivent en dehors de son territoire, notamment en Pologne, et qui disposent ainsi d'une
double nationalité. Il existe actuellement, sur le sol polonais, environs 200 000 personnes dans ce
cas.
§2. Le cas des étrangers.
Certains immigrés vivent en Allemagne depuis 1955. Pendant longtemps, ils ont été désignés
comme Gastarbeiter (de Gast pour « hôte, invité », et Arbeiter signifiant « travailleur »), dont le séjour
en Allemagne fédérale devait être temporaire. Mais le Anwerbestopp (la « fin du recrutement », c'est-
à-dire la fermeture des frontières à l'immigration de travail) décidée par le gouvernement social-libéral
de Willy Brandt le 23 novembre 1973 contribue à fixer durablement sur le sol allemand une population
immigrée qui craint de ne plus pouvoir retourner en Allemagne en cas de départ temporaire. La
présence, désormais définitive et stable, d'une population de plusieurs millions de personnes a
nécessairement soulever la question de son intégration dans la citoyenneté allemande.
Les étrangers constituent une minorité dite « sociologique ». À la fin de 1996, les statistiques
officielles révélaient que plus de quatre millions d’étrangers séjournaient en Allemagne depuis plus de
huit ans, dont 1,4 million de Turcs, 450 000 Italiens, 250 000 Grecs et 330 000 ressortissants de l’ex-
Yougoslavie (Bosniaques, Croates, Serbes, Albanais), sans compter les milliers de Roumains,
Polonais, Hongrois, etc. Il existait alors quelque 7,3 millions d’étrangers en Allemagne, soit 9 % de la
37
Unbehagen an der « Urheimat », in Die tageszeitung, 18 septembre 2000.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
30
population totale. L’Allemagne était donc devenue, aux dires de plusieurs politiciens allemands, un
«pays d’immigrants».
Le Rapport sur les migrations de 2006, publié par le Ministère fédéral de l'intérieur, constate
que la part des étrangers vivant en Allemagne reste stable et se maintient à 8,8 %. À 25,6 %, Les
Turcs constituent toujours le principal groupe d'étrangers, suivi des ressortissants de l'Union
Européenne dont le nombre est tout aussi important (24,4 %). Par conséquent, il s'avère qu'un
étranger sur deux en Allemagne est soit un ressortissant turc, soit ressortissant d'un pays membre de
l'Union. Il y a environs 15 millions de personnes issues de la migration qui vivent sur le territoire
allemand, sept ressortissants étrangers sur dix sont installés en Allemagne depuis au moins huit ans.
Ceci signifie que pour un grand nombre d'entre eux, ils sont bien intégrés à la société allemande.
En dépit de leur intégration dans la société, certains de ces immigrants n’ont jamais acquis la
nationalité allemande et n’ont par conséquent aucun droit civique reconnu par la loi. En effet, la non-
intégration des jeunes allemands nés de parents étrangers constitue un souci majeur. Le Rapport de
2006 avance que 40% de jeunes citoyens allemands de parents étrangers demeurent sans
qualification professionnelle. Force est de constater que la plupart de ces immigrants connaissent des
difficultés à apprendre la langue allemande. Une diversité de langages sont utilisés en Allemagne par
les minorités immigrantes comme par exemple le turc, l’arabe, le grec, l’italien, le polonais, le farsi, le
russe, le néerlandais, le roumain, etc. Le droit à la nationalité fait partie de la compétence exclusive de
l'Etat en matière de droit à la nationalité. Toutefois, il faut savoir que les Länder du Schleswig-Holstein
et de Hambourg ont tenté d'intégrer les immigrés sur le plan politique, à bas échelle dans le cadre des
élections communales dans un souci de faire participer les 20% ou plus de la population de ces
Länder dans le processus démocratique de l'expression de la volonté du « peuple »38
.
En réalité, la démarche de faire participer les immigrés au processus démocratique a été
soutenue par l'idée que le « peuple », tel qu'il a été historiquement défini de façon concrète et désigné
par la Loi Fondamentale étant le détenteur du droit de vote, ne doit plus être assimilé qu'aux
nationaux allemands. Mais en 1990, le tribunal constitutionnel fédéral a annulé ces lois régionales39
.
Elles n'ont jamais pu être appliquées, étant donné que la conception du « peuple » en vertu de l'esprit
de la Loi Fondamentale fait référence aux seuls nationaux. Cependant, les juges du tribunal
constitutionnel fédéral articulent dans ledit jugement que la faisabilité de la participation politique
complète des immigrés sous couvert d'une loi ordinaire : « (…) en faisant en sorte que l'acquisition de
la citoyenneté allemande soit facilitée aux étrangers installés durablement en République fédérale, qui
y résident de droit et qui, par conséquent, sont soumis au pouvoir étatique allemand de la même
façon que les Allemands. » Dans les années 1990, nous assistons au regroupement des
communautés immigrantes selon leurs pays d'origine afin de leur donner plus de droits, notamment
concernant les Turcs. Seulement, les ressortissants des pays étrangers ne sont pas tout à fait sur la
même longueur d'onde et les réunir en un corps est une tâche très difficile, notamment lorsque nous
prenons en considération les différentes caractéristiques des individus au sein des groupes. Par
38
Article 20, Fondements de l'ordre étatique, droit de résistance : « La République fédérale d'Allemagne est un État fédéral démocratique et social. », « Tout pouvoir d'État émane du peuple. Le peuple l'exerce au moyen d'élections et de votations et par des organes spéciaux investis des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. » 39
Jugement du Tribunal constitutionnel fédéral (2BvF 2/89, 2BvF 6/89), Chap.C.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
31
exemple, dans la communauté turque, il existe des Alévis, des Chiites, des Sunnites, des Kurdes, des
Kurdes Alevis – ces différences vont empêcher la formation d'une communauté sociologique
homogène.
La République fédérale allemande est un pays d'immigration. Le fait de scinder la population
en groupes inégaux en droits ne fait que porter atteinte à la démocratie et rend inefficace l'action de
l'État. Ainsi, il apparaît nécessaire de redéfinir le corps électoral, ce qui impliquerait la substitution du
principe de territorialité à celui de l'ascendance – comme l'a suggéré Klaus F.GEIGER40
. Par ailleurs,
dans le Rapport sur les migrations de 2006, la déléguée du gouvernement fédéral à l'intégration,
Maria BÖHMER arrive à la conclusion que la distinction entre « étrangers » et « citoyens allemands »
ne correspond plus à la réalité sociale de manière satisfaisante.
Titre 3 : Les modèles unitaristes d’intégration
Chapitre 1 : Les minorités en France : entre indivisibilité et communautarisme.
Section 1 : La France, un pays à part dans l’étude des minorités.
Dans l’Union européenne comme au sein de la société internationale, la France entretient un
rapport particulier aux minorités. Son édifice juridique ne reconnaît officiellement pas l’existence de
minorités, pour un certain nombre de raisons qui dépassent largement le cadre juridique pour
remonter aux fondements historiques et philosophiques du « pacte républicain » mis en place par la
Révolution.
§1 Comprendre la France pour comprendre la Turquie.
Au-delà même d’une compréhension du système français, intégrer la France à cette étude des
minorités nous apparaît justifié du fait de sa relation singulière avec la construction de l’édifice
républicain de Turquie. Son fondateur, Mustafa Kemal Atatürk, était un effet un francophile féru
d’histoire de la Révolution, il n’est, pour s’en convaincre, que de constater le nombre de volumes
traitant de cette période au sein de sa bibliothèque exposée au mausolée d’Ankara. Les références à
1789 ne se contenteront pas d’émailler ses discours – l’exemple le plus éloquent à cet égard est celui
du Nutuk de 192741
- mais marqueront en profondeur sa conception du régime républicain42
. Des
révolutionnaires français il adoptera la conception jacobine du pouvoir, l’idée de méritocratie, la laïcité,
concepts qu’il repensera, « turcisera » pour les adapter à la réalité du pays. Il en sera de même pour
les minorités, l’attitude adoptée face à celles non reconnues par le traité de Sèvres s’appuyant sur des
fondements idéologiques qui remontent eux aussi à cet évènement-clé qu’est la Révolution française.
Comprendre le système français dans son rapport aux minorités, c’est donc mieux appréhender le
modèle turc.
40
Klaus F. GEIGER, Le débat actuel sur le code de la Nationalité en Allemagne, Regards Croisés France-Allemagne n° 1223, Janvier-Février 2000. 41
Seçil DEREN, Le kémalisme aujourd’hui, 2005. 42
Georges DANIEL, Atatürk, une certaine idée de la Turquie, 2000.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
32
§2 Les refus français vis-à-vis des textes internationaux.
A l’aune des traités internationaux traitant du rapport aux minorités, la France apparaît hostile à
la reconnaissance de groupes minoritaires officiels au sein de son espace. Sur le fondement de
l’article 1er
de la Constitution43
et en application de son article 54, réaffirmé dans plusieurs arrêts
célèbres44
, la France à refusé de ratifier un certain nombre de textes et conventions internationales
relatives au statut des minorités. Cette jurisprudence concerne en premier lieu les traités proposés par
l’Union européenne. Le Conseil constitutionnel a ainsi refusé de reconnaître le droit des minorités, en
dépit de l’avis favorable du Parlement, dans sa décision du 15 juillet 1999 relative à la Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires. Il a de même rejeté le protocole n°12 de la
Convention européenne des droits de l’homme, concernant le droit des minorités, et émis des réserve
au regard de l’article 30 de la loi convention-cadre pour la protection des minorités, qui porte sur le
droit des enfants des minorités linguistiques et culturelles. Mais l’attitude française concerne
également les traités internationaux émis par les Nations unies, puisqu’elle a émis des réserves sur
l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, concernant les droits des
personnes appartenant à des minorités.
§3 Définir la minorité en France.
La principale difficulté d’une étude des minorités en France est donc de savoir ce que ce terme
entend ; l’Etat ne reconnaissant pas leur existence officielle, il n’en existe pas de définition juridique.
La minorité, déjà difficile à définir en droit international puisqu’aucune définition ne fait consensus en
dépit de l’écho favorable rencontré par celle du professeur CAPOTORTI, est un concept flou en
France. Il n’est pas même possible de se référer à une hypothétique définition de l’UE, celle-ci ayant
préféré ne pas en intégrer au texte de la Charte/convention-cadre plutôt que de buter sur des
oppositions irréductibles. Le terme de « minorité » peut donc sous-entendre tout et n’importe quoi, les
groupes se proclamant leurs représentants ajoutant encore à la confusion en présentant le sens qui
leur sied. Nous nous proposons donc dans un premier temps d’étudier les causes historiques de ce
refus de la reconnaissance des minorités afin de mieux en comprendre les fondements et enjeux.
Nous essaierons ensuite de proposer une définition des minorités pertinente dans le cas de la France,
et proposerons à partir de celle-ci une typologie des minorités en France. Dans un second temps,
nous étudierons les interactions existant entre l’Etat et les minorités, à savoir l’attitude étatique envers
les minorités existantes et les stratégies développées par les minorités pour obtenir une
reconnaissance de la part du pouvoir.
Section 2 : La perception des minorités par l’Etat.
43
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » 44
Sur la prédominance de la Constitution sur les traités internationaux, voir l’arrêt « Mademoiselle Fraisse », 2 juin 2000.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
33
§1 : Les fondements du mythe de l’« indivisibilité » républicaine.
L’idée de minorité s’oppose par définition à la notion de majorité, entendue dans le système
juridique français au sens de nation. Construction idéologique, cette entité a été progressivement
édifiée, aboutissant à la création d’un sentiment national. Comprendre l’origine de cette conscience
nationale nous permet donc de comprendre le rapport qu’entretient la nation française à la minorité.
Celle-ci ne provient pas de la Révolution, ni même de la formation de l’Etat : l’édification d’un
sentiment national découle d’un processus historique de longue durée formé d’interactions entre Etat
et nation. Ni l’un ni l’autre n’a été créé ex nihilo, leur apparition résulte autant de postulats culturels
que de nécessité pratique. Colette BEAUNE illustre ce processus d’interdépendance par l’exemple de
l’édit de Villers-Cotterêts, texte fondamental qui n’est pas qu’un produit idéologique mais résulte
également d’un besoin d’efficacité du pouvoir. De même, 1789 n’a pas créé l’Etat-nation, la Révolution
a surtout apporté à la France un Etat moderne en rupture avec l’obsolète monde féodal et
correspondant mieux aux nouveaux rapports sociaux45
. Concernant les minorités, l’Etat
révolutionnaire adoptera en revanche une attitude d’hostilité tranchant avec le corporatisme de
l’Ancien régime. Les raisons de ce revirement tiennent aux principes mêmes sur lesquels s’est édifiée
la République et au contexte dans lequel s’est déclenchée la Révolution. Celle-ci, nous l’avons vu, n’a
en effet pas créé l’idée de nation, dont les bases avaient été posées par la monarchie (que l’on pense
par exemple à l’acte d’annulation de l’édit de Marly de 1717, stipulant que si la « race régnante devait
disparaître, (c’était) à la nation de se choisir un nouveau roi ») : elle s’est contentée d’en faire l’organe
gouvernant du pays.
La Révolution rencontrait donc un problème de légitimité, dès lors qu’il lui fallait affirmer le bien-
fondé du changement de régime, en d’autres termes, convaincre le peuple de la nécessité de
remplacer la souveraineté royale par la souveraineté nationale, entité dont la formation remontait à
plusieurs siècles et qui n’avait jamais, au cours de cette période, été présentée comme ayant vocation
à gouverner. La solution trouvée par les théoriciens de 1789 fut de donner une définition de la nation
différente de celle donnée par la monarchie, afin d’insister sur la rupture que constituait le la
Révolution. La nation ne pouvait donc être définie sur des critères culturels ou religieux, référents
qu’utilisait la monarchie. Elle ne pouvait pas plus être entendue au sens du territoire puisque
l’unification territoriale avait été terminée sous Louis XV. L’influence des écoles du droit naturel aidant,
l’idée de nation se construisit alors sur le terrain des idées et se conçut dans un sens essentiellement
politique. La société se divisait donc entre les individus, représentatifs de la sphère privée au sein
laquelle étaient affirmées les libertés, et la formation idéelle et transcendantale de la nation. La
conséquence de ce revirement s’est traduite par l’exclusivité du projet politique comme moyen de
cohésion des citoyens, multitude égale en droit et indifférenciée. Renvoyée dans la sphère du privé,
les différences culturelles n’ont désormais plus eu droit de cité au sein de l’espace public : pour ce qui
45
Colette BEAUNE, Naissance de la nation France, 1985.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
34
concerne particulièrement les groupes d’intérêts intermédiaires, la logique corporatiste de l’Ancien
Régime s’est vue récusée et abrogée in fine par la loi le Chapelier de 1791.
Un facteur supplémentaire rendra plus difficile encore la reconnaissance publique d’identités
culturelles alternatives, à savoir la construction d’une « culture publique ». Une nation ne peut en effet
construire son identité à partir d’un projet uniquement politique. Si ce dernier peut en constituer le
fondement idéologique, il lui faut utiliser des référents culturels communs à même de rassembler les
citoyens, nécessité que ressentit Rousseau qui écrivait à propos du christianisme en France qu’il « ne
peut y avoir de société solide sans religion »46
. Dans le cas de la Turquie, certains auteurs attribuent
d’ailleurs les difficultés rencontrées actuellement par le kémalisme à l’échec de la construction d’une
identité culturelle alternative à celle que propose l’islam47
. Le pouvoir républicain s’attachera donc à
construire une culture nationale, unique identité culturelle reconnue dans l’espace public, dont le
moyen de transmission privilégié sera l’école publique. Cette construction de référents culturels
communs à chaque citoyen deviendra rapidement indispensable, au point de devenir indissociable de
l’identité nationale. En outre, afin de ne pas remettre en cause l’universalisme républicain entendant
intégrer n’importe quel individu, cette culture sera construite comme dite « d’adhésion ». Son
appropriation sera ainsi condition de la citoyenneté française, situation qui fera dire à Renan que la
nation « suppose un passé » et qu’elle est constituée par le « sentiment des sacrifices » (l’usage du
terme « sentiment » a une valeur documentaire particulière puisqu’il sous-entend que cette culture
n’est pas un donné mais un acquis : quiconque « éprouve » ce sentiment est apte à faire partie de la
nation)48
. L’attitude étatique envers les minorités s’est traduite in fine par l’autorisation de n’importe
quelle culture dans l’espace privé, leur récusation dans l’espace public et l’inexistence de groupes
intermédiaires entre individu et nation. Quoique bâtie sur un fondement politique, l’utilisation qu’a faite
la République de la culture comme outil d’intégration nous permet de comprendre à quel point ce
terrain idéel est devenu défavorable à l’affirmation dans l’espace public d’une identité culturelle
alternative.
§2 : Typologie des minorités.
Ce cadre idéologique posé, nous nous proposons de dresser une typologie sommaire des
minorités présentes en France, en précisant celles que nous traiterons dans cette étude. Nous nous
appuierons pour ce faire sur les conclusions du rapport de José WOEHRLING traitant des trois
dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé49
.
A. Groupes vulnérables et minorités culturelles.
46
Intervention de Jacques-Olivier BOUDON, L’Etat napoléonien et les cultes, monarchie catholique ou modèle laïque ?, 2005. 47
Mardin Şerif, Ideology and religion in the turkish Revolution, 1971. 48
Conférence d’Ernest RENAN, Qu’est ce qu’une nation ?, 1882. 49
José WOEHRLING, Les trois dimensions de la protection des minorités en droit constitutionnel comparé, 2002.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
35
La première distinction à opérer est celle qui sépare groupes vulnérables et minorités
culturelles. Ceux-ci forment une entité dont les revendications « sont plus d’ordre social que
politique », tels les homosexuels ou les handicapés50
; celles-là sont des groupes « ayant vocation à
obtenir une forme d’autonomie politique », au sein desquels on trouvera aussi bien les minorités
religieuses que linguistiques51
. Notre étude portant sur les revendications culturelles des groupes
minoritaires, nous ne traiterons donc pas des revendications sociales qu’émettent les groupes
vulnérables. La confusion fréquente entre ces deux groupes, de natures et d’objectifs différents peut
s’expliquer par leur caractère commun de « non-dominance », mais si ces catégories peuvent avoir
une action initiale convergente en demandant à exister au sein de la société sans craindre de
discrimination, les minorités culturelles se distinguent des groupes vulnérables. Le droit à l’indifférence
qu’elles peuvent demander dans le cas de traitement défavorable a en effet des chances de devenir,
une fois l’égalité acquise, la réclamation d’un droit à la différence permettant la préservation des traits
culturels. Celui-ci peut en outre évoluer vers la réclamation d’un traitement juridique spécifique, voire
d’une autonomie politique.
Quoique diverses par nature, les revendications et référents des minorités culturelles elles-
mêmes nous permettent d’en proposer une classification en deux catégories non exhaustives, dont les
frontières sont parfois poreuses. Le premier type est celui que forment les groupes culturels
linguistiques et régionaux, formant ce que nous pouvons qualifier de « minorités historiques » du
pays. Elles s’attachent à la préservation de leurs caractères culturels et justifient cette démarche par
un souci de « conservation »52
. Le second type regroupe les groupes minoritaires réclamant une
évolution de la société, dont un certain nombre se définissent eux-mêmes comme minorités visibles.
Leur action vise à ce que soient reconnues et prises en compte leurs spécificités culturelles dans le
fonctionnement de la société.
B. L’Etat démuni face aux minorités.
Le vocable de minorité désigne donc en France une kyrielle de groupes, de nature, nationalité
et objectifs divers, prenant régulièrement l’Etat à partie. Placé devant les revendications de
communautés bien réelles en dépit de leur inexistence juridique, celui-ci connaît des difficultés à
proposer une réponse claire, situation qui peut s’expliquer par la nature même de son rapport aux
minorités. Ce handicap est d’abord perceptible dans l’action étatique elle-même. Afin de respecter le
caractère indivisible de la République, l’Etat se doit en effet d’afficher une neutralité en matière de
traitement des citoyens, envisagés « sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Dans cette
optique, l’absence de définition officielle des minorités est logique mais empêche une action étatique
efficace. Ce vide juridique l’encourage en outre à envisager les revendications minoritaires en bloc, en
dépit de leur diversité. Enfin, certains groupes minoritaires ont connu une évolution d’un type de
50
Op. cit. 51
Idem. 52
Ivan BERNIER, La préservation de la diversité linguistique à l’heure de la mondialisation, 2001.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
36
revendication à un autre au cours des années, ce qui a pu concourir à « brouiller les cartes ». Riva
KASTORYANO parle ainsi d’un processus de « politisation identitaire » dans le cas de l’immigration
maghrébine. Celui-ci a d’abord pris la forme d’associations immigrées, permises par la libéralisation
des associations d’étrangers de 1981. Par un effet d’entraînement, ces associations, censées mieux
représenter les populations immigrées auprès des institutions étatiques ont fini par « intensifier le
sentiment d’appartenir à un groupe ethnique »53
. Elles ont de même contribué à catégoriser les
populations immigrées, transformant leurs demandes sociales en demandes culturelles. De manière
plus générale, José WOEHRLING relie ce phénomène au relativisme des sociétés européennes qui a
encouragé la « disparition d’une conception hiérarchique des cultures », et entraîné une plus forte
réticence de la part des populations migrantes à « abandonner leur héritage culturel pour s'assimiler à
la société d'accueil. »54
C. L’impossible neutralité de l’Etat.
Par ailleurs, l’Etat se trouve handicapé par la perception qu’il a de lui-même. Il envisage en
effet l’indivisibilité républicaine comme un tout, alors que sa posture n’est, par nature, pas la même
suivant les revendications. A titre d’exemple, il se présente comme neutre et détaché des
revendications communautaires, touchant notamment à la langue et à la religion. Mais dans les deux
cas, sa neutralité est fictive : au niveau linguistique il prend nécessairement parti dès lors qu’il fait le
choix de s’exprimer dans une langue plutôt qu’une autre, tandis qu’en matière religieuse, des auteurs
comme Elizabeth ZOLLER ont souligné que le modèle de laïcité français tenait moins de la séparation
de l’Eglise et de l’Etat que de la constitution d’une forme de « religion civile »55
. Après avoir présenté
la situation des minorités en France et leur existence dans le système constitutionnel français, nous
nous proposons de mettre ces acteurs « en mouvement » et d’analyser les rapports qu’ils
entretiennent.
Section 3 : Interactions entre l’Etat et les minorités.
§1 : L’action étatique à destination des minorités.
Les politiques internes successives, la jurisprudence de la CEDH et les textes édictés par les
instances internationales en général ont contribué à créer en France un climat accordant une
importance accrue aux libertés individuelles. Quoique la question des minorités n’en fasse pas partie,
cette atmosphère encourage l’Etat à adopter une attitude d’ouverture sur ce sujet qui tranche avec la
53
Riva KASTORYANO, 54
José WOEHRLING, op. cit. 55
Elizabeth ZOLLER, intervention au colloque La laïcité française dans son contexte international : singularité ou modèle ?, 2005.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
37
rigueur révolutionnaire56
. L’impossibilité d’une reconnaissance publique des minorités se voit dès lors
compensée par un soutien inconditionnel aux initiatives culturelles susceptibles de promouvoir la
diversité, qui peut s’exprimer par le biais de textes juridiques comme la loi Haby de 1975 ou
l’amendement voté en mai 2008 par l’Assemblée nationale sur l’article 75-1 de la Constitution57,58
.
Considérés comme fondamentaux pour la démocratie, les droits de l’homme restent néanmoins
circonscrits au sein du champ politique et ne sont pas étendus au domaine culturel : la France se
montre favorable aux minorités, soutient même leurs actions au niveau financier et promeut des lois
les protégeant, mais à condition que leur représentation reste circonscrite à la sphère privée. Le
désaccord entre la France et les textes relatifs aux droits des minorités proposés par les institutions
internationales ne porte donc pas sur pas sur l’importance à accorder aux libertés des individus mais
bien sur le seuil d’acceptabilité de représentation de ces libertés. Plus précisément, et en utilisant les
trois dimensions de la protection des minorités établies par José WOEHRLING, nous pouvons
avancer que l’Etat accepte de protéger les minorités par les « droits fondamentaux de la personne
reconnus à tous » (première dimension), mais qu’il récuse l’adoption de « droits spécifiquement
reconnus aux minorités », ainsi que les « aménagements institutionnels ou territoriaux » (deuxième et
troisième dimensions)59
. Il préserve ainsi les groupes minoritaires de toute oppression de la majorité,
sans considérer pour autant que cette protection doive prendre la forme d’un exercice partagé du
pouvoir, a fortiori d’une forme d’autonomie politique.
§2 : Stratégies des minorités.
Face à cette posture étatique, les minorités souhaitant une meilleure prise en compte de leurs
spécificités culturelles ont mis en place des stratégies leur permettant de contourner ces barrières
constitutionnelles. Celles-ci suivent deux types d’objectifs. Le premier est l’évolution du cadre juridique
de la société, afin d’entériner officiellement une reconnaissance des caractéristiques des minorités
dans l’espace public. Le second vise à exploiter les ressources juridiques existantes, entérinant
provisoirement le statu quo de la société, afin de voir dans quelle mesure elles peuvent satisfaire les
revendications des groupes culturels. Il va de soi que ces stratégies ne sont pas l’apanage de groupes
précis, ni qu’elles soient exclusives l’une de l’autre : chaque minorité, quelle que soit sa spécificité
culturelle, peut choisir d’utiliser l’une ou l’autre stratégie, voire les deux conjointement.
A. Revendications au niveau législatif.
56
Bertrand BARERE de VIEUZAC écrivait par exemple en 1794 : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand… La Contre-révolution parle l'italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreurs. » 57
Stipulant notamment qu’« un enseignement des langues et des cultures régionales peut être dispensé tout au long de la scolarité ». 58
« Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. » 59
José WOEHRLING, op. cit.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
38
Ce type d’action est sous-tendu par une volonté générale de faire évoluer la société dans le
sens d’une approche plus globale de l’individu, en favorisant l’effacement de la démarcation entre
espace public et espace privé. Une telle logique se heurtant de front à l’indivisibilité républicaine
proclamée dans la Constitution, et n’ayant à ce titre aucune chance d’aboutir, elle a contourné cet
écueil en proclamant agir au nom du respect des droits individuels. Les références au respect des
libertés de conscience, d’expression, de religion se sont ainsi multipliées lors des débats touchant à
des sujets sensibles comme le port du voile au sein des écoles, l’interdiction de la burka ou la
présence de menus halal dans les cantines60
. Loin de se limiter à l’espace public, ces revendications
touchent également à l’organisation des champs culturel ou politique par le biais de propositions sur la
mise en place de « quotas » ou de statistiques censées refléter la diversité des citoyens61
,62
. A côté
de ces revendications de communautarisation de la société, d’autres requêtes la présentent comme
nécessaire pour parvenir à l’égalité réelle des citoyens. Ces dernières affirment que l’interdiction des
discriminations appelle de la part de l’Etat des mesures positives, visant à réformer ses institutions
dès lors que les revendications minoritaires sont appuyées par un nombre significatif de personnes.
S’appuyant sur le concept de discriminations indirectes, elles sont particulièrement pressantes dans le
domaine linguistique.
B. L’utilisation des ressources juridiques existantes.
Cette stratégie ne vise pas à modifier les lois mais à exploiter celles à disposition, afin d’obtenir
une reconnaissance de facto et non de jure des minorités. Elle rencontre un bon accueil auprès des
pouvoirs publics pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un grand nombre de personnalités politiques
ont déjà pris acte de l’existence de ces minorités et de l’intérêt électoral qu’elles représentent :
accorder des avantages à ces dernières leur permet donc d’apparaître sous un jour favorable, sans
courir les risques politiques d’une action en faveur d’une évolution législative. Les fortes pressions
communautaires émanant de certains groupes ont en outre pu encourager ces actions, afin d’obtenir
une paix sociale à peu de frais. Concernant les concessions accordées à des associations
musulmanes telles la construction de « mosquées-cathédrales » ou l’organisation de prières
60
A titre d’exemple, voir sur le port du voile : Claude MONIQUET, La femme, Dieu, la burqa et le voile : signaux divergents de Paris et Bruxelles, 2009. http://www.esisc.eu/documents/pdf/fr/editorial-voile-444.pdf ; Pédagogie des droits humains, http://www.liguedh.be/pdf/10liberte_culte.pdf. 61
Charlotte ROUAULT, « Afin de remédier à la sous-représentation des minorités visibles dans le champ politique, le CRAN propose de conditionner le remboursement des dépenses électorales à des exigences minimales en matière de diversité et la signature par les partis d'une “Charte de la diversité en politique.“ » http://www.mediapart.fr/club/edition/europeennes/article/290509/l-ump-mauvais-eleve-de-la-diversite-selon-le-cran.
62 Patrick LOZES, intervention devant le forum des Gracques, 2009. « Depuis sa création, en 2005, le CRAN ne
cesse de se battre pour des statistiques de la diversité, qui permettront de mesurer les discriminations en France. (Un) baromètre a permis de montrer qu’en 2009 les « non blancs » n’avaient constitué que 11% de la totalité des personnes représentées à la télévision française. (…) Cette étude du CSA démontre, par l’exemple, l’utilité des statistiques que nous appelons de nos vœux. » http://lecran.org/?p=874.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
39
collectives, Riva KASTORYANO postule ainsi que la « peur de l’islam » a conditionné pour une part la
prise de décision des pouvoirs publics63
. De même, lors du débat touchant aux caricatures de
Mahomet publiées dans le magazine Charlie Hebdo, certains juristes ont critiqué le fait que la
jurisprudence dépende moins du droit que de la pression sociale qu’exerce la religion offensée,
situation d’ailleurs établie au point que certains juristes s’y réfèrent dans leurs plaidoiries64.
Au-delà du soutien apporté par l’Etat aux groupes minoritaires, par le biais de subventions
allouées aux associations, immigrées comme religieuses, se mettent en place un certain nombre
d’organismes censés représenter les communautés et jouer le rôle d’interlocuteur auprès de l’Etat.
Ainsi en est-il du CORIF lancé par Pierre Joxe ou du CFCM créé en 2003 par Nicolas Sarkozy. Cette
action étatique, pourtant clairement en rupture avec le principe d’indivisibilité, a été légitimée par la
volonté de « contrôler la société », et indirectement « d’apprivoiser, voire d’homogénéiser les
différences grâce à la socialisation politique assurée par leur biais ». Pourtant, cette justification a
posteriori masque mal le caractère « réactif » de telles politiques. Quelles qu’aient été leurs
motivations, Riva KASTORYANO souligne d’ailleurs leur échec, dans la mesure où elles n’ont, en
définitive, pas empêché « la constitution de communautés » et à la réduction du rôle de l’Etat « à son
utilité instrumentale », surtout chargée de fournir des subventions aux institutions communautaires ou
identitaires. A ce titre, l’adoption progressive du concept de « médiation » dans les rapports entre
communautés et pouvoirs publics est révélatrice de ce sentiment d’échec d’homogénéisation des
différences et d’apaisement des rapports, l’utilisation de ce terme renvoyant à une situation potentielle
de conflit65
.
Comment dès lors parvenir à concilier l’ouverture aux demandes de reconnaissance émanant
des minorités culturelles, permettant la promotion d’une société diverse, et l’unité de la nation,
condition d’un pacte républicain stable à même d’éviter un phénomène de balkanisation ? Cette
conservation d’une indivisibilité de principe compatible avec une meilleure prise en compte des
spécificités de l’individu peut s’effectuer par l’utilisation de la distinction qu’effectue la République
entre sphère privée et sphère publique.
Une telle approche reviendrait donc à satisfaire aux revendications effectuées à titre individuel,
tout en maintenant une indivisibilité de la nation au sein de la sphère publique. Plusieurs exemples de
cette politique ont été donnés, aux plus hauts échelons de notre ordre juridique. Il n’est que de
rappeler la consécration par le Conseil constitutionnel d’une autonomie administrative accordée à la
Corse au nom du principe du pluralisme, alors qu’il n’a pas reconnu la notion de peuple corse. Une
telle action équivaudrait ainsi à accorder aux entités qui le souhaitent une marge de manœuvre accrue
permettant une meilleure prise en compte de leurs spécificités et leur accordant une meilleure
autonomie culturelle, tout en maintenant une unité de fonctionnement au niveau politique.
63
Riva KASTORYANO, La France, l’Allemagne et leurs immigrés : négocier l’identité, 2000. 64
Patrice ROLLAND cite ainsi Maître SPIZNER, représentant Dalil BOUBAKEUR au procès de Charlie Hebdo, qui soulignait dans son réquisitoire, « par respect pour le tribunal, nous n’avons rassemblé personne pour venir nous soutenir ». Cité dans Joann SFAR : « Greffier », 2007, p. 92 65
Riva KASTORYANO, op. cit.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
40
Cette notion de minorité peut dès lors se rapprocher du pluralisme, présenté par le Conseil
comme « fondement » de la démocratie. Mais celui-ci est aussi entendu par le Conseil comme
essentiellement multiforme (en témoigne la variété des avis rendus sur ce sujet), ce qui justifie qu’il
appelle un traitement de même nature66
. Dès lors, celui-ci pourrait ne s’entendre que dans certains
domaines, autorisant par exemple une autonomie administrative sur un certain nombre de points
(notamment au niveau linguistique), tout en récusant la politisation de ces revendications. Le pouvoir
accorderait ainsi son soutien aux associations culturelles promouvant les spécificités des minorités,
tout en refusant l’institutionnalisation des communautés, la mise en place de représentants officiels de
ces groupes, c'est-à-dire leur arrivée dans les champs politique et juridique.
Chapitre 2 : Les minorités en Turquie : l’unitarisme français « turcisé ».
Il n'est pas aisé d'aborder la question des minorités au sein de la République de Turquie
(fondée le 9 novembre 1923), la notion même de « minorités » renvoyant à la sédition, la division du
territoire et la violence dans l'imaginaire politique. A l'instar de nombreuses institutions, pratiques et
conceptions politiques turques, le modèle identitaire national de ce pays se rapproche du modèle
français et ne reconnaît comme « Turc » que des citoyens, « sans distinction de race, religion, sexe ».
Les dimensions ethniques, religieuses et linguistiques sont donc appelées à s'effacer devant la figure
assimilationniste du citoyen, étendard du projet moderniste, laïc et nationaliste porté par Mustafa
Kemal Atatürk. La notion de minorité rencontre par ailleurs un accueil défavorable en Turquie, car la
plupart des groupes dits « minoritaires » récusent cette appellation. Elise MASSICARD note ainsi que
« certaines catégories qu'elles (les institutions européennes) promeuvent risquent d'être mal
interprétées ou mal acceptées en Turquie. On en a pour preuve l'important débat public, suscité par le
rapport 2004 de la Commission européenne faisant des alévis une 'minorité musulmane'. Cette
discussion a remis à jour la connotation très péjorative du terme 'minorité' en Turquie. Ce ne sont pas
seulement les défenseurs d'une conception unitaire de la nation qui se sont élevés contre cette
qualification de 'minorité'. Dans leur immense majorité, les alévis l'ont également récusée »67
. Pour
des raisons pratiques, nous utiliserons néanmoins le terme de « minorités », tout en gardant à l'esprit
l'usage qui en est fait en Turquie.
Comprendre la situation des minorités en Turquie, suppose une connaissance des
bouleversements qui ont accompagné la naissance de la République de Turquie. Sur le plan
démographique, l'avènement de la République de Turquie correspond avec le départ -forcé68
ou
progressif- des anciennes communautés non-musulmanes et à l'islamisation de la population, qui se
retrouve dans l'expression courante en Turquie de « nation musulmane à 99% »69
. Alors que les
66
Voir à ce sujet Lydie DORE, Le traitement jurisprudentiel du pluralisme par le Conseil constitutionnel : les enseignements d’une géométrie variable, 1997. 67 Elise MASSICARD, L'autre Turquie, le mouvement aléviste et ses territoires, 2005.
68 En 1923, un million de Grecs de Turquie ont dû partir vers la Grèce et cinq cent mille musulmans de Grèce vers la
Turquie.
69 Youssef COURBAGE et Philippe FARGUES, Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc, 1992 : « Mille ans d'histoire
multiconfessionnelle furent balayés en 10 ans ».
La question minoritaire en Europe et en Turquie
41
« Grecs Orthodoxes », les Arméniens « apostoliques »70
, les Juifs (Séfarades et Ashkénazes), les
Syriaques et autres minorités non-musulmanes occupaient des fonctions éminentes au sein de
l'administration ottomane71
, la première guerre mondiale et ses suites a vu leur extermination, leur
déportation ou leur « turquification ». Une population nombreuse subsiste néanmoins durant les
premières années de la République et leur administration ne rompt pas avec la tradition ottomane,
organisée autour des millets72
. A l'inverse, de nombreuses populations musulmanes non-turques
(Bosniaques, Grecs musulmans, Albanais, Tcherkesses...73
) migrent vers la Turquie à l'issue de la
première guerre mondiale, ce qui tend à renforcer le caractère massivement musulman de la
population. Cette mutation d'envergure a profondément transformé la composition démographique de
l'Anatolie et un nouveau territoire, dotée d'une nouvelle population a servi de cadre à la jeune
République, rompant avec « l'Empire sur trois continents » de l'Empire ottoman. Le respect des
minorités, la garantie de leurs droits fondamentaux se trouvant au fondement des critères de
Copenhague, nous présenterons la situation actuelle des minorités de Turquie, en la comparant
constamment à celle des autres pays étudiés. Nous présenterons en premier lieu les minorités,
officielles ou non, de la République de Turquie et nous pencherons ensuite sur les discriminations
dont elles font l'objet.
Section 1 : Présentation des groupes minoritaires de Turquie.
§1 : Les minorités officielles définies par le traité de Lausanne (24 juillet 1923)74
.
Le traité de Lausanne, qualifié de « certificat de naissance »75
de la République de Turquie,
remplaçant le traité de Sèvres de 192076
, définit de façon étroite la notion de minorité en Turquie77
.
N’y sont reconnus que les Grecs orthodoxes (moins de 5 000 personnes), les Arméniens (entre 55
000 et 60 000) et les Juifs (environ 25 00078
), représentés respectivement par le Patriarcat orthodoxe
de Fener, le Patriarcat arménien et le Grand Rabbinat d'Istanbul, bien que ces derniers soient
dépourvus de personnalité juridique. Il importe de souligner le flou entourant la définition des ces
« minorités non-musulmanes » dans le traité même, ces dernières n'étant pas nommément spécifiées.
70 Ceux-ci étaient qualifiés de Millet-i Sadika (la nation loyale) au XIXème siècle.
71 Toute l'histoire ottomane est une démonstration de cette alliance pragmatique et efficace.
72 Version ottomane de la « dhimmitude », tolérance des non-musulmans appartenant aux religions du livre en échange
d'une taxation discriminatoire et du refus d’un certain nombre de droits.
73 Qualifiés de mucahirlar (littéralement « immigrés »).
74 Section III: « protection des minorités », art 37 à 45.
75 Samim AKGÖNÜL, Reciprocity. Greek and Turkish minorities. Law, religion and politics, 2008.
76 Le traité de Sèvres est un document traumatique pour la nation turque, le pays se voyant largement occupé par les
puissances occidentales. Le Bosphore échappait en outre au contrôle de la Turquie et Istanbul obtenait le statut de « ville
internationale ». On parle ainsi du « syndrome de Sèvres », élément important de la pensée politique turque, renvoyant à un
sentiment obsidional et défensif. Voir Stéphane YERASIMOS, « L'obsession territoriale ou la douleur des membres fantômes »
in La Turquie, Semih Vaner.
77 On parle alors « d'option passive », porteuse de discriminations envers les autres communautés non reconnues.
78 Les chiffres indiqués pour le Grecs orthodoxes, les Arméniens et les Juifs sont les chiffres actuels.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
42
L'usage ultérieur n'a retenu que les trois minorités précitées, il est donc juridiquement erroné de
considérer les Kurdes, les Alévis, les Lazes, les Syriaques, les Géorgiens, les Tsiganes ou d'autres
groupes de la population79
comme des minorités de la République de Turquie. Le traité de Lausanne
constitue de fait un rempart contre les revendications minoritaires (identitaires, culturelles ou
religieuses) de ces groupes, jugées a priori illégitimes car dépourvue de reconnaissance juridique.
Lors de l'élaboration de ce traité, Ismet Pacha, le représentant turc, a sciemment écarté les références
aux minorités musulmanes ou musulmanes non sunnites, afin d'écarter les Kurdes, Alévis ou tout
autre groupe du statut de minoritaire. Ce dernier permet en effet une protection relative des droits et
de la culture des populations concernées.
§2 : Les minorités musulmanes non reconnues.
Non reconnues comme des minorités juridiques, voyant leur existence tout bonnement niée,
une frange importante de la population est formée de minorités existant de facto.
A. Les Kurdes.
Représentant entre 15 et 30 % de la population totale80
, les Kurdes apparaissent souvent
comme une minorité emblématique de la République. Il faut d'emblée mettre en avant le caractère
plurinational, plurilinguistique et plurireligieux des Kurdes. Le « Kurdistan », aux contours flous et
insaisissable, s’étend en effet sur quatre pays : la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie. On trouve
également des Kurdes en Arménie et au Liban, mais de façon éparse. Au niveau linguistique
coexistent trois grands idiomes kurdes – le kurmanci, le suranci et le zaza- correspondant à des aires
géographiques différentes, auxquels s’ajoutent l’usage d'alphabets différents (latin, arabe, arabo-
persan). Par ailleurs, les kurdes n’ont pas d'homogénéité religieuse, certains étant de confession
sunnite, d'autres alévie, d'autres yézidie. Le « peuple Kurde » se caractérise donc par une grande
diversité, récusant les approches essentialistes.
La relation des Kurdes de Turquie avec l'Etat central au cours du XXème
siècle, s’est traduite par
une prise de conscience progressive de la spécificité kurde et la montée des revendications
identitaires et politiques. Les premières années de la République, correspondant à la phase dite
« autoritaire » (de 1923 à 1938) correspondent à une phase de turquification forcée et de révoltes
kurdes d'importance, dont l'acmé réside dans les événements de Dersim/Tunceli de 1937-193881
. A
leur suite, l'Etat turc s'est lancé dans une politique d'assimilation brutale, déplaçant massivement les
79 La tentative de typologie brossée par Peter ALFORD ANDREWS dans une étude de référence (Ethnic groups in
Turkey, 1989) présente un total de 47 minorités en Turquie. Cette classification souligne que la notion de minorités dépasse la
stricte définition légale.
80 Les décomptes précis des minorités au sein de la République de Turquie sont malaisés depuis 1965, date de la
disparition des critères linguistiques et religieux des recensements. Les spéculations vont bon train sur le nombre de certaines
minorités, allant du simple au triple. Nous nous contenterons de rendre compte des hypothèses hausses et basses pour chaque
groupe. Le même problème de recensement se pose pour les Alévis.
81 L'ensemble des violences liés aux révoltes de cette période aurait fait plus de morts que la guerre d'indépendance.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
43
populations82
, interdisant l'usage public et privé de la langue kurde, turquifiant les noms de villes et de
villages. Jusqu'en 1984, date de l'irruption sur la scène public du PKK83
, subsistent d’importantes
tensions, n’ayant toutefois pas la dimension des années 20-30. La première et prudente évocation
politique de la « question kurde » est faite par le « Parti des Travailleurs » (Isçi Partisi) entre 1961 et
1971, parti dissous en raison de son soutien à la cause kurde.
Depuis 1984, l'assimilation entre cause kurde et PKK est récurrente et relève d’une démarche
parfois simpliste. En effet, de très nombreux Kurdes ne se reconnaissent pas dans le PKK et ce
dernier s'est attaqué aux grands chefs tribaux kurdes, avant de prendre pour cible l'Etat turc.
Revendiquant à ses débuts l'autonomie du Kurdistan, le PKK ne plaide depuis 1992 que pour une
autonomie au sein de la République de Turquie et pour une reconnaissance des droits culturels
élémentaires, demandes synthétisées dans la formule de « République démocratique ». Le conflit
entre le PKK et l'armée turque, qualifié officiellement de « guerre de basse intensité », a conduit au
déplacement de centaines de milliers de personnes (400 000 selon l'Etat turc, entre 1,5 et 3 millions
selon certaines ONG). Un rapport de la Grande Assemblée Nationale de Turquie estime à 300 le
nombre de villages évacués.
B. Les Alévis.
La minorité méconnue des Alévis84
constituent entre 10 et 30% de la population de la
République de Turquie85
. Considéré officiellement comme une excroissance du sunnisme orthodoxe,
voire comme un « Sunnisme des montagnes »86
, l'alévisme échappe à une définition catégorique. Les
divisions doctrinales et politiques au sein même des Alévis rendent d’ailleurs impossible toute
approche officielle de cette religion. Ses divergences importantes d’avec le sunnisme, qu’elles se
situent au niveau rituel (danse accompagnant la prière, usage de vin, participation des femmes à la
prière, jeûne du Ramadan non suivi) ou théologique (adoration de Haci Bektas et de la figure chiite
Ali, éléments trinitaires amènent certains auteurs à rapprocher l'alévisme du chiisme. Néanmoins,
cette assertion ne fait pas consensus au sein des Alévis.
82 Cette politique de déplacements forcés trouve son expression juridique dans la Mecburu Iskân Kanunu (« loi sur
l'établissement forcé ») du 14 juin 1934.
83 Partiya Karkerên Kurdistan, ie « Parti des travailleurs du Kurdistan ». Inscrit sur la liste des organisations terroristes
de nombreux pays de l'OCDE et de l'UE. Depuis 1984, on estime le nombre de morts à 40 000, dont 30 000 membres du PKK.
Le PKK a officiellement rendu les armes en 1999.
84 Signifiant « disciples d'Ali », gendre du prophète et figure majeure du chiisme. On peut également employer le terme
« alévite », sans changement de sens. Le terme « alévisme », selon Elise MASSICARD, renvoie davantage à une mobilisation
identitaire et politique, là où l'alévité correspond à une situation « objective » (notion glissante mais usitée). Le terme kızılbaşı
(littéralement « tête rouge ») est vieilli et présente désormais un caractère injurieux.
85 Voir note n° 10.
86 Les alévis étaient, dans leur immense majorité, ruraux avant les grands exodes de la Turquie datant des années
1950. L'alévisme serait donc une version paysanne et montagnarde de l'Islam. Voir Elise MASSICARD, p162.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
44
Section 2 : Les discriminations de fait.
§1 : Le statut des minorités de Lausanne.
Les clauses du traité de Lausanne ont été régulièrement appliquées à reculons, quand elles
n’ont pas été brocardées, particulièrement l'article 41 du traité prévoyant le secours matériel et
financier de l'Etat turc pour la promotion des langues des minorités : depuis les années 1930, les
subsides ont disparu et les minorités non-musulmanes se sont débrouillées seules. Les minorités de
Lausanne ont été longtemps soumises à des mesures vexatoires, notamment pour ce qui concerne la
gestion de leurs édifices cultuels et culturels (azinilik vakfilari)87
. Néanmoins les paquets législatifs mis
en œuvre depuis 2001 pour se rapprocher des acquis communautaires, la loi sur les fondations de
2007, ont amélioré partiellement la situation. Les épisodes douloureux88
jalonnant l'histoire turque
contemporaine souffrent néanmoins d'un manque de reconnaissance, et pèsent sur les relations entre
les communautés et l'Etat turc.
Malgré le cadre législatif de Lausanne, ainsi que les définitions constitutionnelles du citoyen
(égalitaire et proche de la mouture française), certaines lois et certains tribunaux turcs ont souvent
rendu des avis comportant des mentions discriminatoires à l'encontre de citoyens turcs non-
musulmans. La distinction est assez souvent faite entre « Türk Vatandaslari » et « Rum Vatandaslari »
(pour prendre l'exemple grec-orthodoxe), assertions non conformes au droit turc mais usitées. Le
terme courant de « yerli yabancilar » (littéralement « les étrangers proches ») rend également compte,
à travers la langue, de cette mentalité discriminatoire qui va à l'encontre de la conception juridique
universaliste du citoyen en Turquie.
A. La question linguistique.
La question linguistique en Turquie est d'une importance capitale et l'attachement à une langue
officielle est prégnant. Les campagnes menées dans les années 192089
par l'Etat turc - « Vatandas,
Türkce konuş » (Citoyen, parle turc) - adressées aux Kurdes et aux non-musulmans non turcophones,
témoignent de ce désir d'unité linguistique. Cette suprématie de la langue turque s'est caractérisée par
les bouleversements toponymiques profonds concernant les noms des villages kurdes et de leurs
habitants, rendus possibles par la loi sur l'administration provinciale, adoptée en 1949 et toujours en
vigueur. Ces modifications se révèlent d’ailleurs souvent arbitraires et sans lien avec la culture ou
l'histoire de la localité, l'exemple de Tunceli-Dersim, ville du Sud-Est de la Turquie est à cet égard
emblématique. La loi sur les patronymes de 1934 interdit en outre, dans son article 3, « l'usage des
87 Voir Paul Dumont, Le statut des minorités non musulmanes et la notion de citoyenneté dans la Turquie républicaine,
communication faite au colloque de Pérouse, 15-17 décembre 2005.
88 Notamment le varlik vergisi (impôt sur la fortune) du 11 novembre 1942, destiné à tous les citoyens turcs mais qui
s'est révélé discriminatoire en pratique. On peut également noter la « nuit de cristal » du 6 au 7 septembre 1955 dont ont été
victimes les Grecs orthodoxes d'Istanbul.
89 Et dans une moindre mesure dans les années 1960.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
45
noms de tribus, des races étrangères et de pays étrangers » comme noms de famille. Cette loi trouve
un écho dans l'article 16 de la loi sur les populations de 1972, qui interdit de donner « des noms qui
ne sont pas en accord avec la culture nationale ». Les minorités de Lausanne n'ont pas subi les
mêmes pressions orthographiques que les populations musulmanes (les noms kurdes et arabes étant
bannis) concernant leur nom, et ont pu appeler leurs enfants comme ils l'entendaient. En revanche,
les autres non-musulmans, comme les Assyro-Chaldéens, ont été forcés de prendre des noms turcs.
Néanmoins, par méconnaissance de la loi (il fallait faire une demande pour conserver un patronyme
non-turc), par souci de discrétion ou par volonté d'intégration à la société, de nombreux Grecs, Juifs
ou Arméniens ont adopté un prénom et/ou un patronyme turc90
.
L'Etat turc a longtemps nié toute réalité aux Kurdes, les qualifiant de « Turcs des montagnes »
à partir de théories pseudo-scientifiques. La langue kurde, indo-européenne et non ourano-altaïque
comme le turc, était également souvent présentée comme une version locale et paysanne de la
langue turque. La langue kurde fut systématiquement proscrite depuis les débuts de la République et
la Constitution de 1982 en comporte les éléments les plus répressifs. Néanmoins, cette interdiction a
été levée en 1991 par le Premier ministre Özal (qui a reconnu avoir « du sang kurde »), son
successeur Demirel ayant, la même année, reconnu à Diyarbakir (considérée officieusement comme
la capitale kurde de Turquie), la « réalité kurde » au nom de l'Etat turc. En 2001, les articles 2691
et
2892
de la Constitution ont été modifiés pour être conforme à l'acquis communautaire. Néanmoins,
l'article 42.993
est resté en vigueur jusqu'en 2003, où a été publié le « Règlement sur l'enseignement
des divers dialectes et langues traditionnellement employés par les citoyens turcs dans leur vie
quotidienne » permettant les cours privés enseignant une autre langue que le turc. La prudence des
termes employés dans ce règlement, ne faisant jamais explicitement référence au kurde, rend compte
de l'attitude sourcilleuse de l'Etat turc quant à la question linguistique. Le « Règlement relatif aux
émissions de radio et de télévision dans les langues et dialectes traditionnellement employés par les
citoyens turcs dans leur vie quotidienne » de 2004 a complété ces mesures, et une chaine de
télévision en langue kurde sponsorisée par l'Etat a vu le jour au printemps 2009. Depuis quelques
années, les noms kurdes sont en outre autorisés, à condition de ne pas utiliser les lettres n'existant
pas dans l'alphabet turc, le w le x et le q94
. Mais en dépit de ces réformes juridiques, la
reconnaissance officielle, juridique et politique du multilinguisme n'est pas assurée en Turquie.
90 Samim AKGÖNÜL, Les Grecs deTurquie. Processus d'extinction d'une minorité de l'âge de l'Etat-nation à l'âge de la
mondialisation (1923-1991), 2004.
91 « Aucune langue interdite par la loi ne peut être utilisée pour diffusée une opinion. »
92 « Nul ne peut publier dans une langue interdite par la loi. »
93 « Aucune langue autre que le turc ne doit être enseignée dans les écoles maternelles et partout ailleurs. »
94 Voir Hamit BOZARSLAN, "Les minorités en Turquie", Pouvoirs, revue française d’études constitutionnelles et
politiques, n°115, 2005.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
46
B. La participation aux activités politiques.
La participation des Kurdes et des Alévis (mais pas des non-musulmans) à la vie politique
turque et leur intégration au sein des plus hautes fonctions de l'Etat (notamment l'armée) est un fait
indéniable, mais se fait au prix d'une négation identitaire. Les individus kurdes ou alévis accédant à de
tels postes ne mettent jamais en avant leur appartenance à ces minorités, voire cherchent à les
camoufler95
. Il n'existe donc pas de discrimination en Turquie, tant que l'on reste conforme à la
définition étatique du citoyen. Néanmoins, l'expression politique légitime des minorités, qui compte
parmi leurs droits, est rendue impossible par une série d'interdictions et de pratiques. La loi sur les
partis politiques de 1983 dispose ainsi que « les partis politiques ne peuvent avancer qu'il existe sur le
territoire de la République turque des minorités fondées sur une différence religieuse, ethnique,
linguistique ou autre » et consacre l’interdiction de toute mention minoritaire dans leur appellation,
programme ou discours. Les nombreux partis pro-kurdes qui se succèdent depuis 1990, interdits
régulièrement en raison de leurs liens supposés avec le PKK usent ainsi de noms neutres96
et restent
très prudents dans leurs déclarations. L'unique expérience de « parti alévi », le « Türkiye Birlik
Partisi » (Parti de l'union de la Turquie-1966-1980) n’a pas été concluante et les Alévis préfèrent
depuis s'inscrire dans le jeu partisan traditionnel. Néanmoins, les revendications alévies sont souvent
prises par les députés à titre individuel, ces derniers ne trouvant que très rarement un soutien au sein
de leur parti. Le seuil de 10% des voix au niveau national rend la représentation des partis pro-kurdes
au Parlement difficile et limite ainsi leur expression politique.
« La différence pour la différence est illégitime en Turquie ; malgré l'essor du registre de
revendication identitaire, la diversité en soi n'est ni reconnue, ni pourvoyeuse de ressources »97
.
Prenant l'exemple alévi, Elise MASSICARD rend ici compte de la mentalité politique turque, qui
récuse toute évocation identitaire, a fortiori minoritaire. Les suffrages des citoyens kurdes ne vont
d’ailleurs pas automatiquement aux différents partis pro-kurdes. L'AKP, parti islamiste au pouvoir
depuis 2002, a ainsi remporté de bons résultats au « Kurdistan », sans faire de la question identitaire
une priorité.
C. La question de la liberté religieuse.
Cette question concerne surtout les Alévis, la liberté de culte étant en principe garantie aux
minorités de Lausanne. La principale discrimination dont souffrent les Alévis est leur non-intégration à
la Diyanet Isleri Bakanligi (Direction des Affaires religieuses ou DAR), organe créé au lendemain de la
suppression du califat (le 3 mars 1924) et rattaché directement au premier ministre, qui organise et
finance la vie religieuse en Turquie. La DAR finance donc les rénovations et les constructions de
95 Voir le cas du premier ministre Ozal, précédemment cité.
96 Le dernier en date se nomme le « Parti de la paix et de la démocratie ».
97 Elise MASSICARD, op cit., p149.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
47
mosquées, recrute les professeurs des lycées de prédicateurs (les imam hatip), les imams et les
muezzins, édite les Corans et autre écrits religieux. L'alévisme n'étant pas reconnu par la DAR comme
une religion autonome et légitime (mezhep), il ne peut se déployer sereinement et surtout il souffre de
la concurrence avec le sunnisme officiel et bénéficiant des subsides d'Etat. Certains responsables
alévis se plaignent de l'acharnement de l'Etat à construire des mosquées dans des villages alévis
alors que celle des cemevi98
ne bénéficient d'aucun soutien. L'inscription de l'alévisme à la DAR n'est
pas une revendication portée par l'ensemble des Alévis, certains plaidant pour la suppression de
celle-ci, ce qui permettrait l’édification d’une « véritable laïcité »99
. En 1963, la proposition d'un comité
de réflexion mis en place par la junte militaire du coup de 1961 d'intégrer l'alévisme à la DAR
provoqua un tel tollé que les autorités ont rapidement reculé. Néanmoins, les partis politiques turcs,
notamment ceux de droite, jouent de cette inscription à la DAR comme d'une ressource électorale. En
1995, Tansu Çiller (Dogru Yol Partisi, « parti de la juste voie ») inclut dans son programme un
financement des lieux de culte alévis par la DAR. Une fois élue, les tensions avec le parti de coalition
(Refah Partisi, islamiste) ainsi que les divisions internes aux alévis l'en empêchèrent. Depuis, peu
d'initiatives semblables ont été mises en œuvre et jamais la DAR n'a financé aucun projet de nature
alévie
Les Alévis souffrent également d'une certaine folklorisation et d'un déni d'identité, appuyés par
les plus hautes instances de l'Etat. La DAR, reconnaît ainsi le fait alévi mais se borne à affirmer que
l'alévisme n'est pas une religion mais une « culture ». Aussi, les dits éléments « culturels » de
l'alévisme sont souvent récupérés par les instances officielles et incorporés à la définition officielle de
la culture turque, en minimisant les différences. Certains groupes d'extrême-droite (les
« Chamanistes ») ont, surtout dans les années 1960, tenté d'instrumentaliser l'alévisme en le
qualifiant de « religion véritable de la Turquie », leurs écrits théologiques étant rédigés en langue
turque, rompant ainsi avec l'islam « arabo-perse » disqualifié a priori.
Conclusion :
Afin de concilier le désir unitaire de son régime et les ouvertures aux revendications minoritaires
réclamées par l’Union européenne afin de satisfaire aux critères de Copenhague, la Turquie pourrait
mettre en œuvre une reconnaissance individuelle des droits des individus appartenant aux groupes
minoritaires, évitant ainsi une reconnaissance collective et identitaire des minorités, politiquement
délicate et par trop étrangère à la mentalité turque. La pratique minoritaire se verrait dés lors reconnue
dans sa qualité de liberté de conscience et d'expression. Une reconnaissance constitutionnelle du fait
minoritaire paraît également difficilement concevable en Turquie mais la protection des minorités
pourrait transiter par une application stricte du principe de non-discrimination, assortie d'une
répression de l'incitation à la haine raciale ou religieuse, comme dans le cas portugais. Les
contreparties d'une protection des droits minoritaires par l'Etat, le devoir de loyauté et l'absence de
98 Littéralement « maison de cem », le cem étant la principale cérémonie des Alévis.
99 La laïcité turque est traditionnellement qualifiée de « laïcité de contrôle », l'Etat n’est pas séparé de la religion, mais
exerce une administration permanente de celle-ci.
La question minoritaire en Europe et en Turquie
48
pratiques irrédentistes semblent assurés en Turquie, aucun groupe minoritaire ne semblant mener de
revendications autonomistes d'importance.
Le Club du Millénaire : Ingrid Appasamy, Louis-Marie Bureau, Thomas Dournon, Florent Gandois,
deux contributeurs turcs anonymes.
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