foucault déplace les sciences sociales
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La publication des cours donnés par Michel Foucault au Collège de
France en 1978 reconfigure une notion que quelques textes dispersés
avaient déjà livrée à la sagacité des lecteurs, celle de gouvernementalité, et lui
donne une force renouvelée1. On voit la notion émerger dans le courant
même de ces leçons auxquelles Foucault avait au début de l’année donné
pour titre Sécurité, territoire, population. Dès le 1er février, à la quatrième,
il dit : « Au fond, si j’avais voulu donner au cours que j’ai entrepris cette
année un titre plus exact, ce n’est certainement pas « sécurité, territoire,
population » que j’aurais choisi. Ce que je voudrais faire maintenant, si vrai-
ment je voulais le faire, ce serait quelque chose que j’appellerais une histoire
de la « gouvernementalité ». Par ce mot de « gouvernementalité », j’entends
l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et
réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme
bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible princi-
1. Ce texte doit énormément à une rencontre organisée en décembre 2005 à l’École fran-
çaise de Rome par Brigitte Marin, Paolo Napoli et Etienne Anheim et aux riches discussions
dont elle a été l’occasion. Le débat que l’exposé de ce texte a suscité dans le séminaire Science,
politique et gouvernance du Centre Alexandre Koyré, organisé par Dominique Pestre, Amy
Dahan et Jean-Paul Gaudillière, a aussi été très utile. J’ai encore beaucoup profité d’échanges
avec Denis Bayart, Eve Chiapello, Alain Desrosières, Jean-Baptiste Fressoz, Jean-Paul
Gaudillière, Bruno Karsenti, Dominique Pestre, Kapil Raj et Ludovic Tournès auprès desquels
je m’excuse s’ils ne retrouvent pas forcément le plus aigu de leurs remarques. Merci spécial à
Luc Berlivet, Morgane Labbé, Paolo Napoli et Brigitte Studer pour leur aide directe. Foucault,
1994a : 635-657, publié pour la première fois en italien dans Aut-Aut, n° 167-168, septembre-
décembre 1978 : 12-29 ; sur le pouvoir pastoral, Foucault, 1994b : 134-161 (publié pour la pre-
mière fois en anglais en 1981).
FOUCAULT DÉPLACE LES SCIENCES SOCIALES
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE
DU XXe
SIÈCLE
PAR
Yves COHEN
Y. Cohen in P. Laborier et al., Les sciences camérales : activités
pratiques et histoire des dispositifs publics, Paris, PUF, 2011.
SCIENCES CAMÉRALES44
pale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour
instrument technique essentiel des dispositifs de sécurité. Deuxièmement,
par « gouvernementalité », j’entends la tendance, la ligne de force qui, dans
tout l’Occident, n’a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la
prééminence de ce type de pouvoir qu’on peut appeler le « gouvernement »
sur tous les autres : souveraineté, discipline, et qui a amené, d’une part, le
développement de toute une série d’appareils spécifiques de gouvernement
[et, d’autre part], le développement de toute une série de savoirs. Enfin, par
« gouvernementalité », je crois qu’il faudrait entendre le processus, ou plutôt
le résultat du processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge, devenu
aux XVe
et XVIe
siècles État administratif, s’est trouvé petit à petit « gouver-
nementalisé ». Pour ponctuer, au présent : « Nous vivons dans l’ère de la
gouvernementalité, celle qui a été découverte au XVIIIe
siècle » (Foucault,
2004a : 111-112).
Il n’est pas si facile de saisir comment cette notion vient trouver place
entre de multiples formes de pouvoir qui ont été des points d’entrée impor-
tants au cours du cheminement de Foucault, entre les diverses microphy-
siques, la police (la Polizeiwissenschaft de cours fameux), le pouvoir
pastoral, la discipline, comment elle vient encore articuler et reprendre plu-
sieurs fils de sa recherche qui l’ont mené à penser dans le même mouve-
ment l’administration, la politique et le sujet. La notion reçoit depuis une
quinzaine d’années une postérité croissante dont certains aspects seront évo-
qués (Dean, 1999 ; Bröckling, Krasmann & Lemke, 2000). Mais le point sur
lequel cet article est centré est la portée de cette notion sur le socle commun
des sciences sociales telles que l’occident les a vu prospérer depuis le début
du XXe
siècle. Cette portée sera montrée à propos de quelques aspects du
nouveau paysage de l’histoire du XXe
siècle que la notion de gouvernemen-
talité permet de tracer à partir de la lecture des cours de 1978 et 1979.
Toutefois, si la gouvernementalité a intimement partie liée avec le libéralis-
me, cette contribution prend délibérément le parti d’en laisser de côté les
doctrines, en particulier celles du néo-libéralisme du XXe siècle qui occu-
pent Foucault dans le cours de 1979. Les régimes de pratiques et les proces-
sus que le terme désigne seront privilégiées. De plus, le libéralisme n’est
qu’une forme possible de la gouvernementalité : Foucault s’interroge ainsi
sur le fait de savoir s’il peut exister une gouvernementalité socialiste.
AAuu ccœœuurr ddeess sscciieenncceess ssoocciiaalleess
Les sciences sociales, sous leur version wébérienne ou leur version dur-
kheimienne, ont en leur cœur la question de la domination.
Pour Max Weber, « le concept sociologique de « domination » […] ne
peut que signifier la chance pour un ordre de rencontrer une docilité »
(Weber, 1995 : 95). On connaît les trois types d’autorité légitime qu’il identi-
fie – la légalité, la tradition et le charisme – qui ont servi et servent encore de
cadre d’interprétation à des générations de sociologues et d’historiens
(Kershaw, 1995). Nous sommes là clairement dans une autorité de comman-
45
dement, une autorité qui se vérifie, et dont la légitimité se vérifie, par l’obéis-
sance sans résistance. Les propos que certains penseurs du XXe
siècle
comme Hannah Arendt et Alexandre Kojève tiennent sur l’autorité sont
cohérents avec cette version wébérienne de la domination (ou de l’autorité,
c’est tout un)2.
Pour les sciences durkheimiennes, l’autorité est également au principe du
social. Il s’agit d’une « autorité morale » qui s’exerce sur tout acte individuel
et qui passe aussi par des ordres. Cette autorité procède des « croyances » et
des « pratiques sociales » constituées qui « s’imposent » à chacun. Le problè-
me philosophique de la sociologie est bien l’étude de cette autorité morale,
de ses variétés et de ses formes (Durkheim, 1990 : 295-299 ; Karsenti,
2003). Quoique Durkheim se défende que la « coercition » ou la « contrain-
te physique » y jouent le premier rôle, d’autres éléments restent très peu
développés dans son œuvre3.
Weber, tout en concevant l’autorité comme une autorité de commande-
ment, peut orienter vers l’étude des pratiques. Chez Durkheim, l’approche
par le commandement porte à considérer cette autorité morale et, de ce fait,
on est loin d’une action ou d’une pratique qui porterait l’autorité. Sans que
Foucault ne le pointe jamais lui-même, sa proposition sur la gouvernementa-
lité déporte en même temps ces deux visées sur la domination–autorité et,
ce faisant, porte au cœur des sciences sociales dans les définitions qu’elles
donnent d’elles-mêmes et dont nous héritons. D’un côté, la proposition fou-
caldienne se pense de part en part comme une étude de pratiques ; de
l’autre, elle se distingue tout autant de la considération d’une autorité qui se
réduirait au commandement que d’une autorité morale qui déterminerait les
pratiques des individus. Le domaine qui émerge en 1978 sous le nom de
gouvernementalité fait prendre à la pensée de Foucault un tournant que ne
laissait pas pressentir son travail antérieur sur les disciplines et les normes. Il
y a là, de la part de ce philosophe, un nouvel effet de sa curiosité historique
inlassable4. Pourquoi les historiens ne pourraient-ils pas se laisser une nou-
velle fois provoquer par une imagination historique si roborative et tester la
portée d’une notion à peine dégrossie encore, prise dans une parole qui pro-
lifère dans la logique d’un séminaire, que l’écriture n’a pas disciplinée sauf
dans de si peu nombreux textes programmatiques et qui est encore à peine
reprise et éprouvée par les chercheurs en sciences sociales5
? L’enjeu est
peut-être d’atteindre un effet de plus grande ampleur que celui qu’avaient
connu les études sur la folie et les prisons. Mais alors, Foucault était vivant :
il ne peut plus porter lui-même son programme, ce qui ne saurait dispenser
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
2. Weber rapproche ainsi les termes : « la domination (l’“autorité”) » (Weber, 1995 : 285 ) ;
“Herrschaft (“Autorität”)” (Weber, 1980 : 122).
3. « Le problème sociologique – si l’on peut dire qu’il y a un problème sociologique – consis-
te à chercher à travers les différentes formes de contrainte extérieure, les différentes sortes d’auto-
rité morale qui y correspondent, et à découvrir les causes qui ont déterminé ces dernières »,
Durkheim, 1990 : 298.
4. Foucault lui-même n’avait pu que commencer d’entreprendre une recherche qu’il aurait
apparemment désiré poursuivre sous la forme d’un groupe d’études.
5. Voir dernièrement sur Foucault et l’histoire les stimulants textes de Franche, Prokhoris,
Roussel et al., dir., 1997 et Potte-Bonneville, 2004.
SCIENCES CAMÉRALES46
de le lire et d’éprouver parmi d’autres ce nouvel outil qui émerge progressi-
vement de la boîte qu’il nous a laissée.
LLaa ppooppuullaatt iioonn nn’’oobbééii tt ppaass
La ligne de gouvernementalité que Foucault identifie dans l’histoire peut
se définir de façon relativement simple même si, comme il est fréquent dans
les textes de ce penseur qui refuse de s’enfermer dans quelque formule que
ce soit, on ne la trouve jamais sous cette forme : contrairement à la souverai-
neté et à la discipline qui opèrent par l’obéissance, la première à la loi, la
seconde plutôt à la norme, la gouvernementalité relève d’une « conduite des
conduites ». Ce sont des « formes de pouvoir qui n’exercent pas la souverai-
neté et qui n’exploitent pas, mais qui conduisent » (Foucault, 2004a : 203).
Si la souveraineté s’exerce sur des territoires, la discipline sur les corps, la
gouvernementalité constitue son domaine d’action en la population. Or, et
c’est là le point, la population n’obéit pas : « La population, c’est une don-
née qui dépend de toute une série de variables qui font donc qu’elle ne peut
pas être transparente à l’action du souverain, ou encore que le rapport entre
la population et le souverain ne peut pas être simplement de l’ordre de
l’obéissance ou du refus d’obéissance, de l’obéissance ou de la révolte. En
fait, les variables dont dépend la population la font, pour une part très consi-
dérable, échapper à l’action volontariste et directe du souverain dans la
forme de la loi. Si l’on dit à une population “fais ceci”, rien ne prouve non
seulement qu’elle le fera, mais tout simplement qu’elle pourra le faire »
(Ibid. : 73).
L’effet de déplacement que la suggestion de Foucault opère sur les
sciences sociales porte là. En lieu et place d’une domination toujours déjà
donnée (dans la rationalité, dans le charisme, dans la tradition, dans l’autori-
té des textes, sacrés ou non et des coutumes…), nous avons des techniques,
des tactiques, des pratiques que l’étude permet à chaque fois de spécifier.
Dans ce qui émerge et qui, selon Foucault, prend sa forme au XVIIIe
siècle,
il y a de la gestion mais, plus encore, du calcul. Les phénomènes sur les-
quels s’exerce la gouvernementalité relèvent de savoirs de plus en plus spé-
cialisés dont la statistique est le premier.
Il y a donc des pratiques. Mais ce sont des pratiques multiples et reliées,
engrenées les unes aux autres, relevant de divers degrés de puissance, de
savoir et de technicité. Elles s’articulent sur diverses positions par rapport
aux pouvoirs qui s’exercent, y compris celle de cible de ces pratiques gouver-
nementales. Deux auteurs qui ont beaucoup contribué à faire connaître
Foucault en Grande-Bretagne, en particulier dans les milieux de la sociolo-
gie et de la recherche en gestion, très sensibles au thème de la gouvernemen-
talité, Nikolas Rose et Peter Miller, expriment assez complètement ce point,
en particulier grâce au terme d’alliance d’instances variées : « Le pouvoir
politique est exercé aujourd’hui à travers une profusion d’alliances entre
diverses autorités dont l’ambition est de gouverner une multitude de facettes
de l’activité économique, de la vie en société et de la conduite des individus.
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Le pouvoir ne consiste pas tant dans l’imposition de contraintes sur les
citoyens que dans la confection (making up) de citoyens capables d’assumer
(bearing) une sorte de liberté réglée (regulated freedom). L’autonomie per-
sonnelle n’est pas l’antithèse du pouvoir politique mais un terme clé dans
son exercice, essentiellement parce que beaucoup d’individus ne sont pas
seulement des sujets du pouvoir mais qu’ils participent à ses opérations »
(Rose & Miller, 1992 : 174). Nous sommes ainsi invités par Foucault à consi-
dérer à égalité, en toute « symétrie », dirait-on aujourd’hui, les pratiques des
opérateurs du gouvernement, celles des savants en science de gouvernement
et celles mêmes des gouvernés sous le double aspect, pour tous, de leur
assujettissement (différencié) et de leur position comme sujets de l’action.
Les trois traits de la gouvernementalité moderne
Les faits de gouvernementalité se présentent donc de façon plus com-
plexe que ceux de souveraineté ou de discipline opérant par la surveillance
ou l’obéissance selon une ligne verticale et, le plus souvent, en présence. Si
l’on essaie d’identifier les modalités de pratiques que le terme de gouverne-
mentalité désigne de façon spécifique, on obtient un ensemble tout différent
qui articule plusieurs modes d’action.
Mais la gouvernementalité dont Foucault indique la formulation du pro-
gramme au XVIe
siècle et le déploiement au XVIIIe
se distingue de la
notion plus générale de gouvernement tel qu’elle est apparue bien plus tôt et
sous tous les cieux, même si les usages de ces deux termes ne manquent pas
de se mélanger passablement dans les propos tenus par Foucault jusqu’en
1984, laissant une vaste étendue aux jeux de l’interprétation. En admettant,
pour définir la gouvernementalité moderne, celle qui se forme au XVIIIe
siècle, d’accomplir une certaine réduction sémantique à laquelle Foucault
lui-même ne se livre pas, cette gouvernementalité n’est pas identique au gou-
vernement de soi, à celui de la famille, ni à celui de la cité en tant qu’exerci-
ce de la souveraineté, et il ne l’est pas non plus, j’y reviendrai, au
gouvernement des hommes qu’introduit dès l’antiquité le pouvoir pastoral.
En premier lieu, prendre pour cible la population suppose des calculs,
des statistiques et autres procédés d’objectivation qui permettent de désigner
les phénomènes vers lesquels orienter l’action. Dans le cas de la prévention
psychiatrique, Robert Castel identifie clairement le processus : « Les nou-
velles politiques préventives économisent ce rapport d’immédiateté [de la
relation entre deux sujets dans la répression], parce que ce dont elles trai-
tent, dans un premier temps du moins, ce ne sont pas des individus, mais
des facteurs, des corrélations statistiques » (Castel, 1981 : 146). Ce sont des
populations qui sont saisies par le nombre et des phénomènes dont elles
sont le siège, relatifs à la vie et à la mort, à leurs modes d’existence ou à la
puissance des États, ouvrant à la biopolitique des perspectives qu’elle n’a
certainement pas épuisées aujourd’hui.
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
SCIENCES CAMÉRALES48
En second lieu, le principe gouvernemental veut que cette action
n’entende pas exercer un contrôle total et absolu sur les phénomènes déga-
gés ni s’adresser, comme la discipline, à chaque individu en particulier. Il
suppose de laisser une certaine liberté aux processus identifiés. Par exemple,
il ne s’agit plus de tenter d’éliminer tout vol mais, dit Foucault, « d’une façon
générale, la question qui se pose sera de savoir comment maintenir, au fond,
un type de criminalité, soit le vol, à l’intérieur de limites qui soient sociale-
ment et économiquement acceptables et autour d’une moyenne qu’on va
considérer comme, disons, optimale pour un fonctionnement social donné. »
Le vol va s’inscrire « à l’intérieur d’une série d’événements probables », son
coût en sera calculé, une moyenne optimale fixée ainsi qu’une limite de
l’acceptabilité (Foucault, 2004a : 7-9). Même mécanisme par lequel l’écono-
mie politique non seulement opère mais se définit elle-même. Foucault
expose le scénario suivant : plutôt que de chercher à empêcher toute hausse
des prix pour enrayer le fléau de la disette et les risques de révolte qui
s’ensuivent, l’économie politique propose de laisser au contraire monter les
prix pour que, par crainte d’une baisse consécutive à des importations, les
producteurs tentent de profiter de cette montée et alimentent le marché. Un
certain laisser-faire les processus, donc.
En troisième lieu, les mesures issues de ces calculs et de ce principe de
liberté calculée sont standardisées et adressées également à tous les éléments
de la « population statistique » et non plus à chaque élément, par exemple
dangereux, identifié individuellement. Dès lors, la mise en œuvre relève infi-
niment plus de l’incitation que du commandement.
Une des plus claires études dans ce sens est justement celle de Robert
Castel sur le passage de la dangerosité au risque. La dangerosité était dans
les individus, le risque est statistique. La première correspondait à une pré-
vention attachée à des mesures individualisées ; avec le risque, on passe à
une politique de population réglée par des calculs et par des administrateurs
et non plus par des médecins qui agissent en présence et auprès de chacun.
« Un risque, écrit R. Castel, ne résulte pas de la présence d’un danger précis,
porté par une personne ou un groupe d’individus, mais de la mise en rela-
tion de données générales impersonnelles ou facteurs (de risques) qui ren-
dent plus ou moins probable l’avènement de comportements indésirables »
(Castel, 1981 : 145). Une tension, dont le parcours historique est loin d’être
achevé, dans ce secteur comme dans d’autres, se crée entre les techniciens
administratifs de la santé et les porteurs du savoir médical (Marks, 1997).
Sur le plan de l’ontologie, la notion de sujet individuel est dissoute au profit
de facteurs mis en série. Quant à la nature du cours d’action, la personne
rencontrée par le praticien est remplacée par des flux de population et les
examens individuels par des dossiers gérés de façon administrative, laissant
constamment à reposer la question de la réduction au niveau individuel de
la connaissance produite sur des populations. On a affaire à des techniques
interventionnistes qui rendent possible de guider et d’assigner les individus
sans avoir à assurer individuellement une action spécifique sur chacun. Ce
qui est valable sur la santé mentale ne l’est pas moins ailleurs, comme sur la
natalité ou la consommation. Dans les mots de Foucault : « Il va falloir
49
manipuler, il va falloir susciter, il va falloir faciliter, il va falloir laisser faire, il
va falloir, autrement dit, gérer et non plus réglementer » (Foucault, 2004a :
360) : on laisse jouer les processus dits naturels que la science a identifiés
mais dans une mesure que délimitent les modes d’une intervention non
moins scientifique.
Nous avons affaire à des dispositifs d’action d’ordres différents (science,
administration, police, politique) et coordonnés, s’il ne sont pas forcément
centrés comme l’État l’est. Celle gouvernementalité-là n’est alors pas équiva-
lente non plus à la multiplicité des micro-pouvoirs qui s’appuient les uns sur
les autres, circulent les uns entre les autres : l’objet population leur donne
une certaine cohésion. C’est peut-être ici, dans cette nuance, que l’apport de
la publication complète des cours de 1978 est le plus net6.
Depuis les travaux de Castel et de quelques autres chercheurs s’inspirant
de Foucault comme, en France, François Ewald et Jacques Donzelot, le plus
souvent sans le nom de gouvernementalité d’ailleurs, se sont développées de
nombreuses études de ces dispositifs d’action articulés7.
Pratiques discursives, discours de la pratique
Soulignons-en un caractère. Ces recherches montrent que rien, ni même
une fidélité affichée à Foucault, n’empêche de faire ce que Foucault voulait,
quant à lui, ne pas faire, soit l’étude des pratiques réelles : « Je n’ai pas étu-
dié, je ne veux pas étudier la pratique gouvernementale réelle, telle qu’elle
s’est développée en déterminant ici et là la situation qu’on traite, les pro-
blèmes posés, les tactiques choisies, les instruments utilisés, forgés ou remo-
delés, etc. J’ai voulu étudier l’art de gouverner, c’est-à-dire la manière
réfléchie de gouverner au mieux et aussi et en même temps la réflexion sur
la meilleure manière possible de gouverner. C’est-à-dire que j’ai essayé de
saisir l’instance de la réflexion dans la pratique de gouvernement et sur la
pratique de gouvernement » (Foucault, 2004b : 4).
Ce découplage de la pratique « réelle » et du discours dans et sur la pra-
tique n’a rien d’un interdit quant à l’étude de la première. C’est une priorité
de travail à laquelle Foucault s’est presque toujours plié. Cette dissociation
s’est cependant durcie dans certaines versions de ce courant historiogra-
phique et plus largement des sciences sociales qui apparaît au même
moment, le linguistic turn. Ce qui était pour Foucault une économie de pen-
sée est devenu un principe chez certains de ceux qui ont désiré le suivre.
L’article de N. Rose et P. Miller déjà cité affiche ainsi une posture qu’il
déclare anti-réaliste : « Nos études de gouvernement s’écartent du réalisme
sociologique et de son fardeau d’explication et de causalité. Nous n’essayons
pas de caractériser comment était réellement la vie sociale ni pourquoi. […]
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
6. Voir l’analyse de Fassin, 2000, le chapitre « La gouvernementalité limitée de la santé
publique » : 175-188 ou, dans un autre genre, celle de Aggeri, 2005 : 431-467.
7. Voir une partie des contributions de Burchell, Gordon & Miller, dir., 1991 ; Procacci,
1993, quoique plutôt versée dans une histoire des idées, fait travailler la notion de gouverne-
mentalité.
SCIENCES CAMÉRALES50
Pour une analyse de gouvernement, ce ne sont pas tant le montant des
recettes, la dimension de la cour, les dépenses d’armes ou les kilomètres
parcourus par l’armée en une journée qui sont centraux, mais le champ dis-
cursif dans lequel ces problèmes, les sites et les formes de visibilité sont tra-
cés et où ils trouvent signification » (Rose & Miller, 1992 : 177).
Je n’entends pas rouvrir ici le dossier du linguistic turn ni de la question
de l’accès au réel historique. J’indique simplement que la voie purement dis-
cursive à laquelle Foucault paraît, mais paraît seulement, convier n’est certai-
nement pas obligatoire pour laisser ses hypothèses interroger le travail
historique. Il me semble encore important de noter, dans cet ordre d’idées,
que la manière foucaldienne de traiter le discours casse à bon escient le duo
si fréquent sous la plume des historiens et qui se formule comme « étude
des pratiques et des discours » où l’on oppose invariablement aux unes les
autres car les seconds ne sauraient dire la vérité des premières. De façon
infiniment plus riche, chez Foucault, le discours est une pratique, une pra-
tique discursive avec des règles et aussi des effets de réel. Et le duo est aussi
cassé dans l’autre sens par tous les travaux d’histoire et de sociologie des pra-
tiques et de linguistique qui se sont développés depuis une vingtaine
d’années. Ces recherches indiquent qu’il n’y a pas de pratique matérielle,
spatiale ou de quelque ordre que ce soit qui n’ait une composante discursi-
ve, même quand le discours n’en est pas l’élément premier. Cette dimension
discursive de toute pratique peut se décliner sous trois formes : il peut s’agir
de ce que Foucault nomme les « choses dites », auxquelles Foucault dénie
d’ailleurs la qualité de discours (Foucault, 2005 ; Boutet, 1995 ; Borzeix et
Fraenkel, 2001 ; Grosjean & Mondada, 2004), mais qui accompagnent les
pratiques tout en les constituant ; ce sont en deuxième lieu les propos
réflexifs des praticiens sur ce qu’ils font ; ce sont enfin les doctrines et les
programmes d’action qui se définissent à distance plus ou moins grande,
spatialement, professionnellement, socialement et intellectuellement, de
l’action elle-même. Ce sont ces deux dernières formes dont Foucault s’occu-
pe sous le nom de discours8. Le thème mériterait son colloque annuel, assu-
rément : aussi n’épiloguerai-je pas. En tout cas, même au plus proche de
Foucault, nombre de chercheurs n’ont pas tardé à explorer toutes ces
dimensions des pratiques et jusqu’à l’enchevêtrement des actes de langage et
des actes matériels ou de quelque autre sorte.
LLeess iinnsstt iittuutt iioonnss ddee llaa ggoouuvveerrnneemmeennttaallii ttéé
Un autre point sur lequel on peut s’écarter de Foucault pour mieux
mettre son programme au travail et à la question est l’État, ou plutôt le rap-
port entre le gouvernement et l’État. Foucault intervient à propos de l’État
de deux manières : d’une part, il refuse de considérer l’État comme un uni-
versel dont il s’agirait de repérer les formes évolutives au cours de l’histoire,
et ceci constitue l’aspect le plus connu de sa position ; avançant d’autre part
8. Foucault, 1971. Voir aussi les trois précieuses contributions de Foucault à Perrot, 1980.
51
la problématique de la gouvernementalité, il s’en prend à la « survalorisation
du problème de l’État » qui se présente en particulier sous la forme du
monstre froid dévorant la société. Il formule sa position fortement en une
phrase qui est, de nouveau, tout un programme : « Ce qu’il y a d’important
pour notre modernité, c’est-à-dire pour notre actualité, ce n’est donc pas
l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais plutôt la “gouvernementa-
lisation” de l’État » (Foucault, 2004a : 112).
Ceci dit, et c’est le point soulevé par ce paragraphe, la problématique de
la gouvernementalité reste chez lui entièrement enfermée dans l’État. Or
une lecture de la proposition de Foucault peut conduire dans une toute
autre direction. En effet, les trois traits de la gouvernementalité stylisée indi-
quées plus haut (définition d’une population statistique cible, évaluation
d’une certaine liberté des processus dans des limites calculées, intervention
standardisée sur tous les sujets) peuvent se rapporter à bien d’autres formes
d’organisation dont le XXe
siècle a vu le développement massif, quoiqu’il
s’en faille, et de loin, qu’elles soient des inventions de ce même siècle : on
pense d’abord à l’entreprise, mais il y a aussi l’organisation internationale (en
laissant à l’écart le problème, fort complexe sous ce jour, des églises).
L’entreprise
De récentes recherches montrent un aspect surprenant des usines de la
première industrialisation en France : contrairement à ce que la culture his-
torique ininterrogée laisse à penser, l’industrie affiche un très faible encadre-
ment hiérarchique du travail. Les contremaîtres s’occupent de tout autre
chose que de régler dans le détail le travail ouvrier : leur tâche est de réguler
et contrôler les flux, d’assurer l’approvisionnement et la qualité, de procu-
rer au personnel employé de façon plus ou moins directe les moyens de
travailler. Pour répondre à ces limites de la surveillance hiérarchique, il faut
« organiser la rémunération », comme le dit un important auteur industriel
en 1870 (Euverte, 1870 : 35 ; Lefebvre, 2002a : 110 ; Lefebvre, 2002b : 44).
C’est d’abord par les rapports marchands que les ouvriers sont stimulés au
moyen de divers systèmes de salaires : au rendement, aux pièces, par mar-
chandage ou par tâcheronnat (Mottez, 1966).
Les éléments de la gouvernementalité moderne à la Foucault sont pré-
sents : du calcul, des attentes, un laisser-faire qui se situe ici dans la composi-
tion des séquences du travail ouvrier et des manières de faire, de
l’intervention limitée, toute une « technique des modalités du salaire »,
comme le dit en 1914 Paul Vanuxem, un polytechnicien leplaysien et ingé-
nieur des Manufactures de l’État. Selon celui-ci, cette « technique » doit être
confiée à un spécialiste, l’ingénieur social, qui doit posséder « un sens très
affiné de la psychologie individuelle et de la psychologie des foules ; il doit
être capable d’analyser minutieusement le milieu social où vit le travailleur,
de comprendre les habitudes, de distinguer les besoins factices et les besoins
profonds de la masse ouvrière, de saisir enfin, dans toute leur ampleur, les
aspirations des prolétaires. Si le bon système de rémunération doit tenir
compte de tous ces éléments, la technique des modalités du salaire n’apparaît-
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
SCIENCES CAMÉRALES52
elle pas un peu comme une branche d’application de la science sociale ? »
(Vanuxem, 1914) Nous avons alors une science sociale appliquée au gouver-
nement des hommes dans la production.
Tandis que Foucault lui-même voyait l’usine comme un espace discipli-
naire, son propre concept de gouvernementalité rejoint des travaux qui
l’envisageaient d’une autre manière et entraient dans une critique de sa
vision. La seconde moitié du XIXe
siècle voit l’entreprise se constituer en
tant que telle justement comme un ordre d’activités propre, instaurant sa
propre police, son dispositif d’autorité, le tout relevant certes du droit com-
mun mais cherchant sans relâche à lui échapper le plus possible. L’entrepri-
se apparaît durant cette période comme un champ d’activités où s’exercent
tout à la fois la souveraineté propriétaire, la discipline et le gouvernement.
Le moment correspond à la mise en place de ce qu’Alain Cottereau désigne
comme un nouveau régime juridique de pouvoir patronal qui consiste à
mettre l’entreprise « hors de portée de l’équité » au nom de la nécessité éco-
nomique9. Les usines Schneider du Creusot en sont certainement l’exemple
le plus fort (Schneider, Mathieu & Clément, 1995).
L’entreprise est constituée progressivement durant cette période comme
un ordre propre grâce au tissage d’une autorité administrative continue qui
vise à garantir une autre continuité, spécifique à cet ordre, celle du flux pro-
ductif. La théorie en est formulée le plus fortement, toujours dans un sillage
leplaysien, par un ingénieur des Mines né en 1941 et qui reste plus de qua-
rante ans directeur général de la firme métallurgique Commentry-
Fourchambault et Decazeville, Henri Fayol. Fayol publie en 1916 son
maître livre, Administration industrielle et générale, qui acquiert progressive-
ment une postérité mondiale en fournissant aux gestionnaires un vocabulaire
partagé. L’administration, selon Fayol, est l’une des « fonctions » ou « opéra-
tions » qui composent un domaine d’action plus vaste qui est celui du « gou-
vernement ». Les autres fonctions de gouvernement sont les finances, le
commerce, la comptabilité, la technique et la sécurité. De son côté, l’admi-
nistration est elle-même composée d’une série d’opérations dont l’énoncé
est en même temps celui d’une conception linéaire classique de l’action
dans son déroulement, commençant par le « programme », se poursuivant
par « l’organisation », le « commandement » et la « coordination » et s’ache-
vant par le « contrôle ». A tous niveaux de quelque institution que ce soit,
économique ou publique (l’ambition est de couvrir tous les lieux où l’admi-
nistration s’exerce), il y a pour Fayol du gouvernement. Seule se modifie la
part des diverses fonctions dans l’activité : le président d’une entreprise ou
de l’État exerce une fonction administrative massive quand sa fonction tech-
nique est réduite à peu de chose, l’activité ouvrière est presque seulement
technique. Dans une telle conception du gouvernement, la vision la plus ver-
ticale de la hiérarchie domine et la place de la gouvernementalité à la
Foucault est très mince mais n’en existe pas moins : Fayol, homme de la
9. Cottereau, 1987 : 58. Le vocabulaire du gouvernement est fréquent comme dans cette
création de « gouverneurs » à la Compagnie des Mines de la Loire pour remplacer les « chefs
de brigade » que les ouvriers cooptaient (Guillaume, 1966 : 121, cité par Lefebvre, 2002a : 220).
53
mine d’abord, ne conçoit pas d’intervenir de façon prescriptive dans l’auto-
nomie du personnel quant à la composition des gestes du travail (Cohen,
2003).
Dans cette dynamique de l’autorité et du gouvernement, l’irruption du
taylorisme au début du XXe
siècle apparaît comme une relance disciplinaire
forte, outillée par la science, et ciblée, cette fois, sur le geste de travail. Elle
se produit en phase de croissance économique générale que la Première
Guerre mondiale n’interrompt certes pas. L’organisation taylorienne du tra-
vail cherche à supprimer toute trace de l’autonomie des ouvriers et des
employés dans la conception et la conduite de leur action professionnelle.
Nous sommes dans un espace strict de discipline et de commandement où
la latitude gouvernementale des gestes que ménageait naguère une organisa-
tion du travail sous-encadrée est réduite à la portion congrue. A considérer
toutefois le tableau général du travail, il faut noter que le taylorisme, et ceci
jusqu’à ses manifestations les plus serrées dans les usines de la production
de masse de biens manufacturés dans le courant des années 1960, n’a jamais
été en mesure de conquérir tout l’espace du travail, qu’il soit productif ou
administratif (Hatzfeld, 2002). Cet exemple montre que la gouvernementali-
té ne caractérise pas seule l’âge moderne. Une reprise disciplinaire de gran-
de échelle comme celle du taylorisme, appuyée sur sa prétention à faire
science, ne participe pas moins à la définition de la modernité du XXe
siècle. Plus généralement, elle n’a pas forcément terrain gagné à jamais dans
tel ou tel domaine d’activité.
L’entreprise apparaît comme une force gouvernementale installée arri-
mée aux flux de la production de biens matériels ou de services10
. Sans autre
médiation, les autorités directes du manager et de la matière y règnent
(Cohen, 2006 ; Cohen, 2005). Elle est une force gouvernementale sous un
autre angle encore, orienté cette fois vers l’extérieur, vers le marché : ce n’est
plus le personnel qui est constitué en population à gouverner, mais les
consommateurs. Le calcul gouvernemental vient se nicher dans des bureaux
de marketing où la psychologie sociale n’est pas le moindre savoir scienti-
fique mobilisé, les opérateurs de gouvernementalité peuplent les services
commerciaux qui prennent de plus en plus de place dans la gestion générale
des entreprises (Meuleau, 1988 ; Chessel, 1998 ; Cochoy, 1999 ; Harp,
2001). Les circuits de la connaissance et de la conception (et certes aussi de la
production) se resserrent autour des besoins inventés et interprétés des
consommateurs appelés – et nous en arrivons à une autre dimension de la
gouvernementalité telle que la présente Foucault – à se subjectiver comme
tels : comme personnes portant le besoin ou le désir de tel ou tel produit.
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
10. C’est ainsi que la traite, dans sa thèse importante, le chercheur en gestion Eric Pezet,
2001.
SCIENCES CAMÉRALES54
L’organisation internationale
Du côté des organisations internationales non étatiques mais vouées au
moins partiellement à la gouvernementalité –- sans remonter jusqu’aux très
gouvernementales compagnies des Indes britanniques, française, hollandai-
se, qui étaient tout à fait privées, ni descendre jusqu’aux institutions majeures
actuelles que sont, par exemple, la FAO ou l’OMS –, un exemple particuliè-
rement éclairant me paraît être la Fondation Rockefeller. Parmi une vaste lit-
térature consacrée à cette organisation philanthropique qui fut un des grands
acteurs du XXe
siècle, une des études me semble en décrire de façon parti-
culièrement approfondie le caractère gouvernemental, quoiqu’elle ne se
place pas sous l’enseigne de ce vocable (Brown, 1979). Il s’agit du livre
d’Ilana Löwy sur l’éradication de la fièvre jaune au Brésil avant la Seconde
Guerre mondiale11
.
Créée en 1913, la Fondation Rockefeller se donne parmi ses objectifs
celui de contribuer à élever le niveau sanitaire aux États-Unis, dans leurs
possessions et dans le monde. Il s’agit proprement d’un programme gouver-
nemental qui touche d’ailleurs bien d’autres aspects liés en particulier au
développement des sciences, des sciences de la nature comme des sciences
de l’homme. L’ambition de cette fondation en fait d’emblée un partenaire
mondial pour des causes que les États ne prennent pas directement ou pas
suffisamment en charge.
Le choix d’intervenir sur la fièvre jaune au Brésil relève du désir de s’en
prendre à des « maladies démonstratives », de celles qui soient susceptibles
d’exposer à la fois la puissance du modèle sanitaire américain et celle de
l’intervention savante, organisée et mondiale. Arrivant au Brésil en 1918, la
Fondation Rockefeller commence à y agir en 1923 en prenant la suite des
efforts locaux dirigés par un bactériologiste formé à l’Institut Pasteur – une
institution de gouvernementalité étatique s’il en est –, Oswaldo Cruz. Le dis-
positif d’intervention de la Fondation Rockefeller s’appuie sur des études
statistiques et aussi sur une doctrine propre qui la distinguent des entreprises
qui la précédaient. En particulier, les fumigations destinées à éliminer les
moustiques porteurs du virus de la fièvre jaune sont remplacées par l’élimi-
nation des larves dans les eaux stagnantes de toute sorte, dans tout récipient
conservé dans l’espace domestique. Les efforts sont rassemblés sur les villes
qui, selon les experts de la Fondation Rockefeller, commandent sa diffusion
et où se concentre le risque (la relance de la maladie après le succès d’une
première campagne viendra invalider ce dernier point et donner raison aux
médecins brésiliens qui s’y étaient opposés). La science américaine est opé-
rationnalisée par une impressionnante hiérarchie de corps d’intervention
quadrillant les villes de leurs inspecteurs de divers niveaux venant eux-
mêmes éliminer les foyers de culture des larves et imposer aux habitants des
mesures d’hygiène domestique.
11. Löwy, 2001 (son écriture et sa publication en français et en France ont été particulière-
ment courageuses en raison du faible public susceptible d’être attiré par une étude pourtant si
novatrice).
55
L’étude d’Ilana Löwy n’est pas importante seulement parce qu’elle fait la
revue de tous les ingrédients de la gouvernementalité : politique gouverne-
mentale, ici sur la base d’accords entre les gouvernements brésiliens succes-
sifs et la Fondation Rockefeller, établissement d’instances scientifiques de
recherche et de corps administratifs d’intervention. Elle prend en considéra-
tion ce qui l’est souvent peu, c’est-à-dire l’expérience des cibles des poli-
tiques gouvernementales : ici la population brésilienne. Les manifestations
de résistance ne manquent à aucun moment, depuis les campagnes
d’Oswaldo Cruz d’ailleurs. Elles sont invariablement interprétées comme
des marques de superstition que la population – surtout sa partie noire –
oppose à la science. Les protestations visent l’invasion de la vie privée et la
mise en cause des libertés. Au vrai, l’éradication de la fièvre jaune au Brésil
n’est pas très éloignée d’une campagne disciplinaire à vaste échelle. Les
formes du contrôle qu’elle met en œuvre sont imposées par la loi et par les
injonctions auxquelles il est difficile d’échapper, même si les calculs épidé-
miologiques font apparaître qu’il n’est pas nécessaire de descendre sous un
certain seuil de population de moustiques pour s’assurer du blocage de l’épi-
démie. Quand la médecine occidentale développe l’idéal d’une médecine
conduite « avec les populations » et s’appuyant sur leur éducation, les
experts de la Rockefeller se passent de l’accord des populations dans une
opération qui n’est, quoique se déployant dans un pays indépendant, pas
très éloignée d’une intervention coloniale. Mais la première alliance, pour
reprendre le mot de N. Rose et P. Miller, de science, de politique, d’admi-
nistration, d’État, de police, d’action pratique et d’expérience populaire, et la
seconde alliance, celle de souveraineté, de discipline et de gouvernementali-
té, décrites dans l’ouvrage d’I. Löwy, dressent un modèle remarquable pour
d’autres études complètes de gouvernementalité. Comme dans les entre-
prises à leur échelle, les organisations internationales inventent une gouver-
nementalité à l’échelle du monde, que ces organisations soient, d’ailleurs,
gouvernementales ou, presque par prétérition, « non-gouvernementales ».
Ce regard pourra irriguer bien des études sur les institutions et organisations
historiques ou actuelles.
La recherche sur la Fondation Rockefeller oriente, en tout cas, au moins
dans trois directions qui seront abordées successivement : vers ce que cette
histoire de la gouvernementalité dit de l’histoire des sciences ; vers l’étude
des épreuves propres à la gouvernementalité ; vers la considération du rap-
port moderne entre gouvernementalité et commandement.
BBrriinnggiinngg tthhee sscciieennccee bbaacckk iinn
L’histoire des sciences qui s’écrit au cours du dernier quart de siècle n’a
cessé de mêler son objet à la politique. Cet entrelacement est, selon elle, au
fondement du mode d’existence des sciences (Shapin & Schaffer, 1993 ;
Jasanoff, 2004). Cet effort a conduit les historiens à rencontrer, après celle
de discipline, la notion foucaldienne de gouvernement. S’arrachant aux
études des sciences qui les logeaient dans le seul esprit des savants, les histo-
riens de ce courant n’ont cessé d’aller à la rencontre de l’histoire sociale et
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
SCIENCES CAMÉRALES56
de l’histoire politique. L’histoire politique est mobilisée à partir d’un intérêt
centré sur les sciences. Pour ce qui se rapporte au XXe
siècle, la science
devient un prétexte de plus en plus impérieux pour produire de l’État. On
peut même dire que les États de l’après Seconde Guerre mondiale ont pour
une de leurs caractéristiques majeures de gouverner la production scienti-
fique à très large échelle12
. Toutefois, du point de vue de cet article, nous
sommes avec ces travaux dans une vision des sciences plutôt comme instru-
ment de souveraineté que comme auxiliaire de gouvernement et prétexte à
une gouvernementalité par définition orientée vers les populations.
La proposition de Foucault oriente dans l’autre direction : elle part du
gouvernement pour considérer la science. Elle établit qu’il est impossible de
faire l’histoire de la politique et de l’État modernes sans faire aussi de l’his-
toire des sciences : la pratique scientifique définit et conforme ce gouverne-
ment ; elle en est l’une des pièces majeures et elle le pilote dans ses
interventions. Assurément, la distribution de ces effets est différente selon
les sciences considérées. La statistique est le cœur de l’agencement qui com-
pose le propre de la gouvernementalité, faite de multiples dispositifs entre-
croisés de connaissance, de décision et d’action13
. La gouvernementalité ne
saurait en effet se réduire à ceci que les sciences sociales humaines se déve-
loppent principalement dans le cadre de l’État. L’articulation des modes de
savoir avec des dispositifs de décision (du côté politique) et d’action (du côté
administratif) est essentielle pour identifier un agencement typiquement gou-
vernemental à la Foucault. La notion de gouvernementalité est une invitation
faite à l’histoire politique de ne pas moins mêler celle-ci d’histoire des
sciences que d’histoire administrative. Du côté des sciences politiques,
d’ailleurs, tout un champ d’études très dynamique vient saisir les pratiques
de gouvernement à partir des sciences qui les instruisent ou les pilotent ou
des instruments qui les conforment et les performent. Elles cherchent à
dépasser l’histoire classique des doctrines pour lier l’histoire des pratiques
politiques et administratives à celle, renouvelée, des sciences et des tech-
niques. La relation entre gouvernement et gouvernementalité y est bien
entendue engagée14
.
De la sorte, la représentation traditionnelle, surtout en France, d’une his-
toire des sciences repliée sur l’épistémologie, par laquelle les sciences sont
considérées comme un monde d’énoncés se succédant et se répondant les
uns aux autres, est profondément reconfigurée des deux côtés : du côté des
sciences par tout ce qui s’est écrit dans le courant des social studies of scien-
ce ou dans celui de l’histoire intellectuelle et culturelle des sciences et du
côté du gouvernement par la réflexion relancée sur les notions mêmes, diffé-
12. Edwards, 1998 ; Dahan & Pestre, 2004 ; Pestre, 2003 (ceci dit sans intégrer la considé-
ration de ce que cet auteur nomme « le nouveau régime des savoirs » qui se dessine depuis une
vingtaine d’années et où la place de l’État s’est transformée).
13. Desrosières, 1993 ; Brian, 1994. Récemment, sur les sciences de la population,
Rosental, 2003.
14. Ihl & Kaluszynski, 2002 : 229-243 ; Ihl, Kaluszynski & Pollet, 2003 ; Lascoumes & Le
Galès, 2004 (l’introduction est une belle réflexion sur la gouvernementalité) ; Laborier & Trom,
2004. Pour la sociologie, voir aussi le n° 133 d’Actes de la recherche en sciences sociales consa-
cré à « la science de l’État », 2000.
57
rentes, de gouvernement et de gouvernementalité. Trois grandes tendances
de la recherche qui ne vont pas sans larges intersections ni appui réciproque
se dégagent ainsi à propos de la relation entre science et gouvernement : les
sciences comme prétexte à gouverner et objet de gouvernement (ordre de la
souveraineté), le gouvernement comme activité relevant de sciences et de
techniques spécialisées (ordre de l’action administrative où règne la discipli-
ne), le pilotage du gouvernement des hommes par les sciences (ordre de la
gouvernementalité).
L’ouverture que Foucault ménage pour nos études consiste donc à déplier
ce phénomène complexe qu’est la gouvernementalité en le suivant dans toutes
ses formules et ses formulations. L’affaire est moins simple que l’émission
d’ordres passant de maillon en maillon de la « chaîne de commandement ».
On vient de constater qu’il est loisible, ici aussi, de se départir de Foucault lui-
même en renonçant à étudier de prime abord les doctrines du gouvernement,
fussent-elles celle de l’art de gouverner libéral qui l’occupent dans le courant
de l’année 1979 de son cours au Collège de France (Foucault, 2004b). La
richesse du champ qui s’ouvre au décryptage et à l’analyse historienne, où sont
appelées à se combiner l’histoire politique, l’histoire des sciences, l’histoire des
pratiques administratives et aussi l’histoire de la vie quotidienne, de la santé,
du travail, des techniques, que sais-je encore ?, fait pâlir l’histoire des doctrines
politiques. Depuis un quart de siècle, l’outillage de telles études a été élaboré
et mis au point dans divers domaines des sciences sociales, depuis l’ethnomé-
thodologie jusqu’aux études sociales des sciences et la théorie de l’acteur-
réseau en passant par les disciplines pragmatiques et celles de l’action et de la
cognition situées et distribuées15
.
Étudier la gouvernementalité suppose de ne pas se contenter de s’intéres-
ser à la seule administration, ou bien aux seules sciences de gouvernement,
ou bien au seul rapport entre les sciences de la nature et l’État, ou encore à
la seule statistique. Cela engage à s’intéresser à des articulations. Sur le plan
des activités professionnelles, se coordonnent autant que faire se peut des
décideurs politiques, des administrateurs, des scientifiques, sans oublier les
soutiers, les opérateurs derniers de la gouvernementalité qui l’assurent maté-
riellement du côté du savoir, de l’administration ou de l’intervention. Sur le
plan des sites pour l’action, s’engrènent pour assurer la gouvernementalité
les cabinets (ministériels), les laboratoires, les bureaux, tous autres locaux
opérationnels comme les salles de police et les lieux et territoires peuplés.
Du point de vue de la matérialité, la gouvernementalité engage celle de la
science avec ses instruments, son outillage graphique, mais aussi celle de
l’administration avec ses dossiers, ses registres et fichiers et celle de la police
avec ses moyens d’action de toute sorte. La gouvernementalité comme objet
d’étude appelle à une circulation de site en site, d’activité en activité, d’une
matérialité de l’action à une autre, d’une justification à l’autre (Boltanski &
Thévenot, 1991).
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
15. Quelques éléments parmi une littérature immense : Callon, 1989 ; Callon & Latour,
1991 ; l’ensemble de la collection d’ouvrages annuels Raisons pratiques (Ed. de l’EHESS) ;
l’article cité de Dominique Pestre.
SCIENCES CAMÉRALES58
LLeess éépprreeuuvveess ddee llaa ggoouuvveerrnneemmeennttaall iittéé
Dans cette énumération pourtant, ne manque-t-il pas un site, un acteur,
une forme de matérialité ? Ce thème de la gouvernementalité ne porte-t-il
pas à se contenter de l’étude de ceux qui gouvernent, de ceux qui pensent,
de ceux qui administrent ? La proximité de la notion de gouvernance y por-
terait volontiers. Celle-ci a pour particularité, partie du monde de l’entrepri-
se et des prescriptions d’institutions mondiales, de s’appliquer aux
organisations et institutions les plus diverses. Mais alors que son extension
est aussi vaste que celle de gouvernementalité, son objet est plus limité, si
l’on admet qu’elle traite surtout des relations horizontales entre gouvernants
et des formes de leur action au sommet (Hermet, Kazancigil &
Prud’homme, 2005 ; ISSJ, 1998).
Il paraît entièrement justifié, pour qui cherche à comprendre les formes
de la domination, de s’intéresser aux pratiques de gouvernement, aux gou-
vernants eux-mêmes, à leur outillage matériel et mental. Et d’en rester là.
Or, posons la question le plus directement : ce qui manque n’est-il pas
l’expérience ordinaire des personnes ?
Aux temps où primaient les études de la souveraineté et de la discipline,
la question n’avait pas lieu. Les épreuves de l’obéissance et de la soumission
ne faisaient pas problème. Foucault lui-même en suggère la désignation. Il
parle des « épreuves de la bonne obéissance », évoquant ces ordres pour
obéir auxquels tel jeune moine interrompt sa copie non pas au milieu d’un
texte ni d’un paragraphe, d’une phrase ni d’un mot, mais au milieu d’une
lettre, ou auxquels tel moine gagne la sainteté en arrosant infatigablement et
forcément sans succès un rameau desséché au milieu du désert (Foucault,
2004a : 179)… Les épreuves de l’obéissance sont manifestes, brutales, tout
en étant autant que possible cachées, donc susceptibles d’être révélées par
une action politico-morale et pensées par la théorie politique. Et justement,
à l’époque où Foucault parle, les disciplines ne sont pas seulement l’objet de
discours de savoir : elles sont au cœur du débat politique. L’ambiance des
années 1960 et 1970 déplace l’accent principal de la politique. Les marges,
du fait de l’intérêt qu’elles suscitent et des mouvements dont elles sont le
siège, se portent vers le centre. Les détenus et les fous, les enfermés plus
généralement, y compris les ouvriers tels que cette vision les considérait,
sont un moment, sans doute bref mais incontestable, ensemble au cœur du
social et du politique. Foucault participe en personne à ce déplacement tout
à la fois par son travail de pensée et par ses interventions militantes
(Artières, Quéro & Zancarini-Fournel, 2003).
Mais quelles sont les épreuves de la gouvernementalité ? Si l’on n’obéit
pas, que fait-on ? Par exemple, consent-on ? Le consentement est-il l’opposé
de l’obéissance correspondant à l’opposition entre gouvernementalité et sou-
veraineté ? Que se passe-t-il dans la rencontre entre gouvernementalité et
expérience ordinaire pour susciter ce que Foucault nomme splendidement
des contre-conduites ?
59
La gouvernementalité vise à « obtenir quelque chose de la population »
du point de vue de ses comportements économiques, sanitaires et sexuels
(mortalité, mariages, vaccinations, inoculations) (Foucault, 2004a : 108). Il
ne s’agit pas tant d’un « contrôle social » que d’orientation des conduites des
personnes « à travers des tactiques locales d’éducation, de persuasion, d’ins-
tigation, de gestion, d’incitation, de motivation et d’encouragement innom-
brables et souvent en compétition les unes avec les autres » (Rose & Miller,
1992 : 175). Didier Fassin et Dominique Memmi proposent la notion d’un «
gouvernement des corps » contemporain allant au-delà d’un simple résumé
des politiques sociales ou de santé publique même orientées vers la gestion
des risques : « Bien plus que dans un rapport d’autorité, c’est à travers des
jeux de normalisation douce que s’opèrent les transformations des représen-
tations et des comportements. A l’intimation au nom de la loi tend à se sub-
stituer une obligation d’intérioriser la norme. Mieux : c’est souvent la loi
elle-même qui pourvoit au transfert de légitimité permettant à l’individu de
décider lui-même de la meilleure manière de s’administrer – de protéger sa
santé, de contrôler sa reproduction, de construire sa vie, de choisir sa mort »
(Fassin & Memmi, 2004 : 25). Dans le contemporain, comme le montrent
ces auteurs, on parvient à des tactiques gouvernementales de plus en plus
orientées sur l’individu et non plus seulement sur le traitement massif de
populations entières. Ou, sous la plume de Foucault : en face des « fonctions
simplement négatives, l’institution de la police au sens moderne du terme,
qui sera simplement l’instrument par lequel on empêchera que se produi-
sent un certain nombre des désordres », « on aura les grands mécanismes
d’incitation-régulation des phénomènes : ça sera l’économie, ça sera la ges-
tion de la population, etc. » (Foucault, 2004a : 361).
Le mot d’incitation, qui domine les descriptions de la relation entre les
gouvernementalisateurs et la population, provoque l’imagination. On pense
à l’incitation à consommer qu’offrent les formes de salaires qui sont à l’origi-
ne de la société de consommation de masse fondée sur la production de
masse. Ford institue ainsi le Five Dollar Day en 1914, l’année qui suit l’ins-
tallation de la première chaîne de montage d’un modèle unique de voiture,
la Ford T. Ce salaire unique est destiné à tous les ouvriers de Ford en rem-
placement de tous les systèmes de salaires en cours jusque là. Il représente
une augmentation pour tous, non sans qu’un département social soit mis en
place pour que ses inspecteurs vérifient par des visites à domicile si la
conduite privée justifie le salaire accordé (Meyer, 1981). La forme d’incita-
tion la plus puissante et la plus caractéristique d’une gouvernementalité nou-
velle correspondant à la montée de l’État providence depuis la fin du XIXe
siècle est probablement les allocations familiales. Celles-ci réunissent plu-
sieurs fins simultanées concordant en tous points à celles de la gouverne-
mentalité : elles favorisent le bien-être des familles, stimulent la production
des biens de consommation et encouragent la natalité. Selon la formule
adoptée par tel ou tel pays, elles induisent un comportement différent des
familles et en particulier des femmes (rapports internes aux couples, relation
au travail salarié, etc.) (Pedersen, 1993 ; Studer, 1997).
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
SCIENCES CAMÉRALES60
C’est ainsi que Foucault parle de ces « formes de pouvoir qui n’exercent
pas la souveraineté, et qui n’exploitent pas, mais qui conduisent » (Foucault,
2004a : 203). Certes, mais la conduite peut être brutale.
Avant que le « développement » ne vienne prendre le relais comme
domaine mondialisé du déploiement de la gouvernementalité, la colonisa-
tion, quoique question d’abord presque purement territoriale, offre un
champ constant pour des politiques gouvernementales exercées sur les
populations sous le pilotage de la science la plus avancée, la plus experte et
la plus innovatrice. Les opérations sont de tous ordres, des plus étatiques
aux plus privées, les ordres se confondant volontiers l’un avec l’autre. Même
si elle revêt ce trait passablement autoritaire qui en caractérise l’exercice
dans les colonies, il s’agit bien de gouvernementalité lorsque des labours
profonds sont imposés par les agronomes français en Afrique au début du
XXe
siècle et qui emportent les sols (Bonneuil, 1997 et 2000).
A distance, plus doucement, dans les royaumes du libéralisme, la loi du
marché peut servir également de technique de gouvernement pour orienter
les agriculteurs, au nom des libertés individuelles, dans le sens voulu par les
firmes multinationales. Ainsi ces agriculteurs actuels du Saskatchewan, sur-
endettés par l’achat de leur ferme, de leur équipement et de fournitures, qui
n’attribuent leur échec qu’à eux-mêmes en vertu de l’idée que la santé des
marchés repose sur la compétition libre d’entrepreneurs individuels. A pro-
pos de l’un d’eux, propriétaire qui vit sous le seuil de pauvreté canadien,
Birgit Müller écrit que « malgré les liens qu’il établit entre les décisions poli-
tiques au niveau national et international et sa propre situation économique
précaire, il conclut néanmoins que le succès ou l’échec de sa ferme dépend
finalement de ses propres actions, de ses propres choix » (Müller, 2007).
Les dispositifs de la gouvernementalité restent bien souvent invisibles aux
yeux de leurs cibles (le plus souvent ?).
« Gouverner, c’est faire que chacun se gouverne au mieux lui-même »,
écrivent judicieusement D. Fassin et D. Memmi (2004 : 25) : la liberté est
une technique de gouvernement. Pour assurer le jeu des phénomènes natu-
rels, processus économiques ou de population, objectif fondamental du gou-
vernement, « la liberté [est] devenue un élément indispensable à la
gouvernementalité elle-même. […] Ne pas respecter la liberté, c’est non seu-
lement exercer des abus de droit par rapport à la loi, mais c’est surtout ne
pas savoir gouverner comme il faut » (Foucault, 2004a : 361). La démarche
de Foucault propose dès lors une autre interrogation – qui ne saurait man-
quer d’être inquiète : si la liberté peut être une technique de gouvernement,
ne convient-il pas d’interroger chaque liberté sur la technique de gouverne-
ment dont elle est susceptible de relever ?
C’est donc au sein de la vie ordinaire qu’il importe de chercher les
formes de la gouvernementalité, dans le jeu incessant de ses opérations et de
ses rejets, des entreprises de conduite et des révoltes de conduite.
61
LLee rraappppoorrtt aauuxx ssoouurrcceess hhuummaaiinneess dduu ssaavvooiirr ssoocciiaall
L’expérience de la gouvernementalité ne se situe toutefois pas exclusive-
ment au moment du cycle qui consiste à appliquer des mesures ou à laisser
jouer les phénomènes identifiés et les montages établis. La rencontre de
l’action administrative et de la population se situe également à la source de la
connaissance. La science est présente sous diverses formes durant tout le
cycle gouvernemental. Ce faisant, elle s’y constitue dans tout le déploiement
de sa propre activité. Un aspect majeur de cette dernière se situe au contact
avec la population. Il s’agit de cette étape essentielle de la formation des
données, de cette étape où les données ne sont pas encore « données ».
Dans les sciences de la nature, en plein air comme en laboratoire, ce
moment a une composante matérielle et sociale forte (Callon, Lascoumes &
Barthe, 2001). Dans les sciences sociales, le caractère social, sinon politique,
de cette phase est encore plus accentué – tout en ayant aussi une matérialité
intéressante : pour que la donnée soit constituée comme telle, il y faut la
rencontre entre les opérateurs et les personnes, rencontre qui se constitue
en épreuve pour les uns et pour les autres.
Le recensement de la population, opération cardinale de la statistique, en
présente des exemples forts. Les historiens de la statistique, après avoir
remarquablement remis en cause, pour le compte de toutes les études des
sciences, la naturalité de ses catégories16
, s’intéressent à cette relation si
essentielle qu’est le rapport des scientifiques avec l’espace du « recueil » des
données. Ce que nous indique la problématique de la gouvernementalité,
c’est que ce moment est en même temps l’un des moments fort de la subjec-
tivation. C’est même pour Foucault un trait central, sinon définitoire, de la
gouvernementalité et qui en fait une forme parmi d’autres du gouvernement :
« Comment s’est formé un type de gouvernement des hommes où on n’est
pas requis simplement d’obéir, mais de manifester, en l’énonçant, ce qu’on
est ? » (Foucault, 1994d : 125).
Ernst Engel, le directeur du Bureau prussien de statistique, n’écrit-il pas
en 1861 : « Un recensement est une entreprise, au cours de laquelle […], les
autorités doivent exiger de connaître les noms de chaque individu dans
l’État, pour pouvoir déterminer exactement leur nombre ». Le nom pour le
nombre, mais le nom avoué, reconnu en cet « acte de vérité » déjà identifié
par Foucault (Ibid.). Le recensement prussien est fondé sur l’auto-déclara-
tion. Les difficultés rencontrées par cette méthode sont d’une valeur diffé-
rente selon que l’on est du côté de l’administration de la science, de ses
opérateurs sur le terrain ou des porteurs de ces données non encore
construites. Ainsi lorsqu’il s’agit de se dire ou non célibataire quand ce
terme n’est ni employé ni compris ou d’énoncer une date de naissance dans
des régions catholiques où seuls comptent le nom de baptême et donc la
fête du saint éponyme. Les personnes sont conduites à se plier dans les caté-
gories imposées. Elles doivent se rendre calculables par l’État, non sans effet
sur la conformation de l’environnement familial, social et plus largement
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
16. La remise en cause fondamentale est dans Desrosières & Thévenot 1988.
SCIENCES CAMÉRALES62
domestique et sur celle du vocabulaire qui sert à se penser soi-même et à
penser ses relations. Se rendre calculable par l’État ou par quelque autre ins-
titution de gouvernementalité que ce soit, là est l’un des effets majeurs de la
gouvernementalité qui opère tout aussi bien à l’échelle des personnes qu’à
celle des populations. Avec la statistique descriptive pour résultante, il y a là
la rencontre de multiples subjectivités pratiques : celle du concepteur des
feuilles de ménage qui fait rapport à son supérieur sur son expérience, celle
du collecteur de données qui cherche à progresser sur le terrain, celle du
porteur de données invité à rendre compte de lui-même dans les formes
convenues et offertes par l’institution17
.
Le recensement fondé sur l’auto-déclaration peut conduire jusqu’à la
révolte ouverte. C’est ce qui se produit à l’occasion du premier recensement
général de la population en Russie en 1897. Ses objectifs scientifiques relè-
vent des Lumières les mieux comprises : « Le but d’un recensement en
Russie est d’intégrer les peuples de cet espace dans la grande généalogie
humaine que les savants tentent de construire ». « Le vieux projet de construc-
tion d’un tableau des peuples de la Russie semble enfin à portée de main », ce
pour quoi il convient de saisir le plus finement possible les « petites commu-
nautés si importantes pour la science » (Cadiot, 2004 : 459 ; Cadiot, 2005).
L’auto-déclaration s’impose. Comme en Prusse, « demander aux interro-
gés de répondre est présenté comme une tactique destinée à obtenir la
confiance de la population, seule susceptible de garantir le succès de l’entre-
prise censitaire » (Cadiot, 2004). Les questions sont conçues comme objec-
tives et non d’opinion. Les personnes sont invitées à se classer dans la secte
ou la religion qu’elles désirent, à déclarer leur langue et leur nationalité.
Or des révoltes éclatent dans de nombreuses régions de Russie. L’inter-
prétation la plus courante que font les différents peuples est que le recense-
ment représente l’amorce de tentatives de conversion forcée à l’orthodoxie
(Ibid. : 449) : il « est apparu comme une opération purement administrative
symbolisée par l’omniprésence des fonctionnaires et de la police russe,
comme une avancée du pouvoir central dans des espaces dont l’autonomie
semblait menacée » ainsi que la culture de communautés essentiellement
non russes. Les recenseurs symbolisent l’intrusion du pouvoir russe dans des
régions encore autonomes. On exige de remplir le questionnaire dans la
langue locale et non en russe. Des recenseurs sont frappés. Ailleurs, le « refus
de faire entrer dans les villages les recenseurs » peut aller « jusqu’au meurtre
de ces derniers et aux révoltes insurrectionnelles de villages entiers » (Ibid. :
450). La répression est violente : des coups de verges à l’exécution des fau-
teurs de troubles. Sont concernées des régions musulmanes, en particulier
tatares, mais aussi l’Ukraine et ses uniates.
Les enjeux qui se situent à ce contact primaire de la science avec ses
sources humaines sont nombreux. L’un est celui de la définition identitaire.
17. Tous mes remerciements les plus amicaux vont à Morgane Labbé pour avoir avec tant
de générosité partagé avec moi son matériel de recherche. Voir Labbé, 2003.
63
Dans la mesure où « le recensement est perçu comme un moyen de défini-
tion ou de redéfinition identitaire et non comme un instrument neutre de
collecte d’informations […] les troubles au moment du recensement sont […]
liés à la volonté de faire du bulletin de recensement un véritable marqueur
d’identité, mais d’une identité revendiquée et non plus assignée par l’État »
(Ibid. : 454). Ce n’est pas le lieu d’en énoncer toutes les conséquences. Un
autre enjeu est la pénétration du gouvernement dans l’espace privé qui
d’une certaine manière se définit à l’occasion de cette confrontation pour le
savoir d’État. Le thème de l’intrusion apparaît tout autant dans le cas des
recensements que dans celui de la fièvre jaune.
L’institution n’a rien ici d’impersonnel. L’expérience des collecteurs de
données le montre. Ce sont eux qui font face aux contre-conduites au point
du contact entre l’opération primaire de savoir et sa source, avant même la si
critique « opération de codage » des statisticiens. La confrontation n’incite pas
moins ces opérateurs à la subjectivation qu’elle ne le fait pour les personnes
dont la subjectivation est le processus même par lequel se fabriquent les don-
nées de la science de gouvernement. Pour parler la langue d’aujourd’hui : co-
construction du sujet et des données de la science gouvernementale.
Ajoutons que la subjectivation n’a pas pour seul site la saisie d’éléments de
savoir pour la fabrique des données. Luc Berlivet montre excellemment com-
ment elle se situe aussi à d’autres phases du processus gouvernemental : ainsi
les campagnes pour la prévention des risques conduisent-elles les personnes à
se percevoir et se concevoir, par exemple, comme des fumeurs ou des
buveurs. Didier Fassin pointe les effets sur les personnes d’être incité à expo-
ser ses malheurs corporels pour obtenir un droit comme le droit d’asile ou le
droit à telle allocation (Fassin & Memmi, 2004 : 26-27, 65, 261).
Dans l’ordre des épreuves minuscules de l’existence qu’impose la gou-
vernementalité, il est loisible de penser à tous les tests, à tous les examens
médicaux, psychophysiologiques, psychologiques et autres qui se sont multi-
pliés depuis le début du XXe
siècle et qui rythment la vie des citoyens des
pays développés et de plus en plus de ceux qui le sont moins18
. Dans les
entreprises, par exemple, les tests de la psychotechnique sont une technique
extrêmement efficace de gestion des populations d’ouvriers et d’employés
au travail. La psychotechnique, parfaitement compatible par ailleurs avec
l’organisation taylorienne du travail, est donc une technique gouvernementa-
le qui court sur son erre jusqu’à contribuer à penser une typologie des
humains, au croisement avec d’autres sciences des populations19
. L’immen-
se domaine du sondage d’opinion à fins politiques, commerciales ou autres,
relève de la même logique et, comme les tests de la psychologie, bien plus
que d’une biopolitique, ressortissent à une psychopolitique qui n’a pas plus
fini de dire son mot que celle-là.
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
18. La littérature se fait le témoin de la vaccination : dans Le poids de la grâce, rédigé en
1930, Joseph Roth n’écrit-il pas que « Mendel Singer, homme juste et probe, ne se dérobait
jamais aux châtiments que le Tout-Puissant envoyait à ses élus. C’est pourquoi, après tant
d’autres épreuves, il envisageait d’un cœur serein celle de la vaccination » (Roth, 1982 : 15-16).
19. La revue Biotyplologie, fondée dans ce sillage en 1932, entre autres par Henri Laugier,
devient en 1965 la Revue de biométrie humaine (voir Morelle & Jakob, 1997).
SCIENCES CAMÉRALES64
Tout autant sur le site de la formation des données, sur celui de la mise
en œuvre, sur celui de la liberté laissée dans le réel aux phénomènes statis-
tiques, le jeu de la gouvernementalité impose aux personnes de définir et de
mettre en œuvre des politiques de soi. Il va chercher les personnes jusque
chez elles et aussi en elles pour les recomposer en même temps que leur
environnement. Il s’agit de les rendre propres aux calculs des sciences et aux
politiques gouvernementales, que la cible de celles-ci soit statistique ou, de
plus en plus, individualisée du fait de la sophistication des savoirs, des tech-
niques et des organes d’intervention.
Mettre en lumière le caractère majeur de l’expérience ordinaire et des
épreuves de gouvernementalité qui sont le cadre des contre-conduites a une
importance cruciale dans cette question de la gouvernementalité. Cette insis-
tance est nécessaire à une époque où bien des nouvelles formes de domina-
tion fondées sur l’incitation ne trouvent pas la publicité ni l’évidence que la
politique du XXe
siècle a pu donner aux épreuves de l’obéissance et de la
discipline, ceci bien que la recherche d’une démocratie scientifique et tech-
nique occupe une place de plus en plus grande dans le débat public. Un
autre aspect de cette ouverture nécessaire de l’enquête à ces épreuves est
l’enjeu de la critique. Depuis longtemps, le travail de Foucault a montré tout
l’intérêt d’étudier l’âme du prince. Mais du fait du caractère bien plus diffus
de ces épreuves de gouvernementalité que de celles du commandement, du
fait de la difficulté de reconnaître les révoltes de conduite, l’étude historique
ou sociologique des formes de la gouvernementalité est appelée à un effort
particulier pour ne pas s’intéresser aux seules pratiques des gouvernants. On
n’étudiait pas, par exemple, le « pouvoir patronal » sans penser à la grève ou
au « vote par les pieds », la guerre sans imaginer la mutinerie. La force consi-
dérable prise par la pensée gestionnaire jusqu’au cœur des sciences sociales
fait craindre la légitimation d’études du pouvoir d’où les assujettis et les
formes de leur « rétivité » disparaîtraient, ne serait-ce que parce que ces der-
nières n’adoptent pas de formes éclatantes. L’appui de cette pensée sur
Foucault risque de transformer celui-ci en un simple technicien du pouvoir,
dans l’oubli de ses déplacements en personne aux portes des prisons – et
certainement pas dans le bureau du ministre de la Justice pour lui assurer
son conseil, quoiqu’il n’ait pas ignoré l’éventualité que ses livres y échouent.
Il y a là un enjeu fondamental de reconnaissance auquel les sciences sociales
ne peuvent qu’être mêlées, y compris dans la réflexion sur leurs propres pra-
tiques. L’attention patiente à ces dimensions et, plus précisément, aux « gou-
vernementalisés » et à leurs actes de toute sorte, peut contribuer à leur
ménager une voix dans et hors des sciences sociales (Boltanski & Chiapello,
1999).
Si l’on n’obéit pas, consent-on ?
Cette idée qu’avec la gouvernementalité, on n’obéit pas, peut mener très
loin, mais l’espace de cet article n’en permet pas de déplier toutes les théma-
tiques et d’ouvrir vraiment le débat. L’une d’elles pourtant, esquissée, celle
du consentement. Car si la population n’obéit pas, comment parler de ce
qu’elle fait ? Consent-elle ?
65
Au moment même où Foucault prononce ses leçons sur la gouverne-
mentalité, la notion de consentement apparaît tant du côté de l’anthropolo-
gie que de la sociologie marxistes : elle est opposée à la contrainte comme
fondement de la construction du social. Pour Maurice Godelier, le consen-
tement, non la force, permet d’expliquer la stabilité des systèmes sociaux sur
la durée (Godelier, 1984 : 309-312). Une des propositions les plus influentes
de la sociologie des années 1980 est celle du sociologue ethnographe du tra-
vail Michael Burawoy. Selon lui, le jeu sur les règles prescrit par les mana-
gers est venu remplacer l’imposition des gestes par les agents tayloriens,
c’est-à-dire, dans ses propres termes, le consentement (consent) la contrainte
(coercion) (Burawoy, 1979). Ces thèses ne me semblent pas se situer sur le
même plan que celle de la gouvernementalité de Foucault. Ce dernier fait
émerger la notion d’une enquête historique sur les formes du pouvoir : loin
d’en rester à la « microphysique » du pouvoir qu’il a élaborée dans les quin-
ze précédentes années, il ouvre la réflexion de façon analytique sur une
modalité très générale des pratiques de pouvoir traversant tous les niveaux
d’étude, du micro au macro.
L’interprétation par le consentement est, de son côté, une interprétation
englobante du comportement des dominés. Elle ne répond pas aux mêmes
questions et ne se situe pas dans le même espace de débats. L’opposition
entre consentement et contrainte ne revient pas à opposer consentement et
commandement. En effet, on consent à obéir : c’est ce que disent tout à la
fois la théorie des normes qui se formule au début du XXe
siècle et les pen-
seurs-acteurs du commandement. Il y a pour Hans Kelsen, le grand théori-
cien du droit, consentement au commandement : « Si A commande à B de
faire quelque chose, B consent au commandement de A s’il s’adresse à lui-
même le commandement qu’il doit faire ce que l’autre lui commande »
(Kelsen, 1996 : 54). Dans un billet de Une, le journal que les entreprises
Peugeot adressent à partir de 1929 à tout leur personnel, on justifie la « dis-
cipline consentie » : « L’homme raisonnable accepte cette discipline non
parce qu’il y est contraint, mais parce qu’il la reconnaît bonne et utile », se
sont entendu dire les ouvriers et les employés de la grande firme20
. Par
ailleurs, l’univers sémantique de « consentement » peut renvoyer directe-
ment à la servitude volontaire, comme dans l’ouvrage de M. Burawoy pour
qui « voluntary servitude » et « consent » sont équivalents21
.
Le consentement se trouve le plus constamment en binôme d’opposition
avec la contrainte22
. Or les deux termes relèvent d’ordres différents. L’un
décrit un comportement des personnes ou de groupes, l’autre caractérise les
conditions dans lesquelles ce comportement se définit. S’il n’y avait pas
contrainte, qu’y aurait-il ? L’opposition entre contrainte et consentement
signifie-t-elle que le consentement est ce qui est obtenu sans contrainte ? Si
les personnes ou les populations ne consentaient pas (à obéir ou à se
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
20. Le Trait d’Union Peugeot, n° 2, novembre 1929.
21. Burawoy, 1979 : 81 (ce que M. Burawoy ne reconnaît plus aujourd’hui – entretien per-
sonnel).
22. C’est aussi le cas dans son usage à propos de la guerre de 1914-1918 et dans le débat que
celui-ci a provoqué. Voir Audoin-Rouzeau & Becker, 1997 : 251-271 ; Mariot, 2003 : 154-177.
SCIENCES CAMÉRALES66
conduire de telle ou telle manière), que feraient-elles ? Foucault offre la pos-
sibilité de ne pas définir entièrement les personnes et les populations par
leur obéissance ou leur consentement mais de permettre de considérer
désobéissance et contre-conduite, déploiement de pratiques concomitantes
et variées, pas forcément compatibles en première approche23
. Nous avons
avec Foucault un appel à étudier des singularités historiques hétérogènes et à
les relier à des dynamiques de pouvoir diverses, entrelacées et processuelles,
où la subjectivation s’opère dans l’assujettissement tout autant que dans la
contre-conduite. La notion de consentement porte à d’autres considérations
sur la causalité du social en recherchant celle-ci non pas dans des arrange-
ments pratiques et multiples sans cesse à relancer depuis quelque position
que ce soit par rapport à ce pouvoir, mais dans une caractéristique, sinon un
jugement, univoque de la conduite des gouvernés24
. En tout cas, le consente-
ment n’est pas pour la gouvernementalité l’équivalent de l’obéissance pour
le commandement. Mais nous devons laisser en cet état une discussion qui
ne saurait que reprendre sous d’autres formes25
.
GGoouuvveerrnneemmeenntt eett ccoommmmaannddeemmeenntt
Reste, parmi tous les problèmes majeurs auxquels la problématique de la
gouvernementalité porte à penser, un aspect qui ne peut être évité dans la
perspective de cet article : le rapport de la gouvernementalité avec le com-
mandement. Cette relation nous ramène à l’intervention de Foucault dans
les sciences sociales et que Michel Senellart, de son côté, formule sous la
forme de cette interrogation : « Qu’est-ce que gouverner si l’exercice du pou-
voir ne se réduit pas à la domination », une domination qui se comprend ici
sous sa forme classique d’obéissance à des ordres (Senellart, 1995 : 22).
Tout d’abord, nous n’avons pas affaire à une succession de phases se
remplaçant les unes les autres, celle de la souveraineté précédant celle de la
discipline avant que la gouvernementalité ne les recouvre. S’il le fallait,
Foucault est parfaitement clair à cet égard lorsqu’il évoque cette question au
début de son cours de 1978, à propos des « techniques de sécurité », expres-
sion que la notion de gouvernementalité vient coiffer à partir de la 4e leçon :
« Il n’y a pas l’âge du légal, l’âge du disciplinaire, l’âge de la sécurité. […] En
fait, vous avez une série d’édifices complexes dans lesquels ce qui va chan-
ger, bien sûr, ce sont les techniques elles-mêmes qui vont se perfectionner,
ou en tout cas se compliquer, mais surtout ce qui va changer, c’est la domi-
nante ou plus exactement le système de corrélation entre les mécanismes
juridico-légaux, les mécanismes disciplinaires et les mécanismes de sécurité.
Autrement dit, vous allez avoir une histoire qui va être une histoire des
23. Nous ne sommes pas très loin de la notion d’Eigensinn (le « n’en faire qu’à sa tête »)
ciselée par Alf Lüdtke, mais celle-ci n’implique pas nécessairement une résistance aux règles du
pouvoir (Lüdtke, 2000).
24. Je diverge sur ce point avec Frédéric Gros, « L’abus d’obéissance », Libération, 19-20
juin 2004 (accessible par http://www.ddooss.org/documentos/foucault.pdf, consulté le 18 juillet
2007).
25. Voir le bel essai de Fraisse, 2007, qui récuse toute « politique du consentement ».
67
techniques proprement dites ». Ça s’articule, les unes s’appuient sur les
autres, « tout un ensemble disciplinaire […] foisonne sous les mécanismes
de sécurité »26
. Guizot en personne en témoigne dans ses propres termes :
pour lui, si conduire l’administration requiert une « action directe et promp-
tement efficace », gouverner la société nécessite d’autres moyens : « Quand il
s’agit des esprits, c’est surtout par l’influence que le gouvernement doit s’exer-
cer »27
. L’administration étatique, industrielle ou associative, bref, l’adminis-
tration de quelque « groupement » à la Weber que ce soit, fonctionne au
commandement28
. La gouvernementalité trouve autrement ses effets
propres, mais elle recourt au commandement pour toute la part administra-
tive de son déploiement, y compris au sein de l’activité scientifique.
L’exemple de l’éradication de la fièvre jaune au Brésil le montre parfaite-
ment : dans le cadre d’un programme d’ensemble gouvernemental, les
équipes d’intervention à domicile se distribuent en hiérarchies précises où
les pratiques et les signes du commandement abondent (le carnet des chefs
de détachement, par exemple). Au sein de dispositifs relevant de la gouver-
nementalité, on trouve du commandement et de la discipline quand l’effet
d’ensemble relève de l’influence ou de l’incitation.
Mais la question n’est pas tant cette affaire de principe qu’une question
d’histoire, autrement plus difficile. Ainsi Foucault laisse-t-il à la sagacité des
historiens une question précise. Il relève que les arts de gouverner n’ont
qu’un temps : cette littérature prospère dans le monde occidental à partir du
XVIe
pour s’éteindre au XIXe
(Foucault, 2004a : 92-93). Qu’en est-il de
cette fin ? Foucault n’en dit rien, mais ce n’est pas parce que le discours sur
le gouvernement s’étiole que la gouvernementalité et les discours qui la pen-
sent disparaîtraient aussi. D’autant plus que la fin du XIXe
siècle et le début
du XXe
affichent l’éclosion, sous des formes diverses, d’États providence
dans tous les grands pays d’Europe où s’est déployée la révolution industriel-
le : ce type d’État est le siège le plus typique des dispositifs gouvernementaux
identifiés par Foucault. L’ouvrage d’un de ses proches disciples en a large-
ment marqué l’émergence de l’histoire en France, celui de François Ewald
(Ewald, 1986 ; Ashford, 1986 ; Dutton, 2002 ; Rosanvallon, 1981, Kott, 1995
; Swenson, 2002 ; Topalov, 1999).
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
26. M. Foucault, 2004a : 10 et 110 et suivantes. Gilles Deleuze propose en écho un scéna-
rio de son cru qui ne laisse pas d’être d’un grand intérêt : « Mais, en fait, [Foucault] est l’un des
premiers à dire que les sociétés disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce
que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent
non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. […] A
chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les
machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques
pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les
machines n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont
qu’une partie » (Deleuze, 1990 : 236-237).
27. Guizot, 1859 : 17, cité par Ihl et al., 2003 : 5. Des chercheurs américains ont récem-
ment développé la notion de “soft power”, terme utilisé surtout dans les sciences politiques des
relations internationales : « il est une troisième ressource, différente des pouvoirs militaire et
économique, et qui se sert de l’attirance plutôt que de la contrainte », comme le formule
Victoria De Grazia (2005 : 556). Voir Nye, 2004.
28. Qu’il soit dirigé, au sens wébérien de commandé, est même ce qui définit le groupe-
ment : Weber, 1995 : 88 et 96.
SCIENCES CAMÉRALES68
Or, et voici où gît la difficulté car ceci ne fait en aucune manière l’objet
d’une histoire aussi cohérente, le grand XXe
siècle qui s’ouvre dans le même
moment est aussi, fortement, non moins que de gouvernementalité, un
siècle de commandement. Le commandement prolifère sur tous les plans.
De nouvelles hiérarchies s’édifient dans l’industrie où croissent les « grandes
usines » (Turgan), dans l’armée de la conscription universelle, dans les nou-
veaux partis politiques, dans la science même qui relève de plus en plus de
grands appareils administratifs. La taille et la complexité des organisations
sont les deux grands prétextes, en tous secteurs, pour appeler à la formation
de chefs et au développement de formes et de compétences spéciales au
commandement.
L’« ère des foules », nommée par Gustave Le Bon en 1895 dans un
ouvrage qui a un succès immédiat et mondial, s’annonce dans le même
mouvement que l’ère des chefs. Les élites qui cherchent de nouveaux
moyens de maîtriser les foules de l’industrie, de la conscription et de la rue
politique, celles aussi qui cherchent à construire de grandes organisations de
la protestation et de la révolution, développent la figure du chef : un homme
(jamais une femme) pourvu de qualités morales, un exemple à suivre – dans
le comportement et dans l’action – pour les masses de la production de
masse, celles de la guerre de masse et celles des partis de masse, souvent les
mêmes. Le « besoin de chefs » qui, depuis le tout début du siècle, se dit dans
toutes les langues européennes, la russe comprise comme l’anglais
d’Amérique, est fortement relancé par la guerre de 1914-1918 dans la varié-
té des formes que prend, dans chaque pays, son issue.
Les États-Unis peaufinent la notion de leadership qui s’installe tant en
politique, en industrie, dans le militaire que dans l’éducation. Les « psycho-
logies du commandement » se multiplient dans la France d’après-guerre.
L’extrême est atteint en Allemagne où le parti nazi tord la politique du pays
dans le sens du chef et bientôt dans la formule du Führerprinzip, inventée
dans les années 1920. L’Union soviétique n’est pas en reste, fondée qu’elle
est sur la victoire de « l’organisation de chefs » pensée en 1902 par Lénine
dans son Que faire ? 29
, et jusqu’au pouvoir de ce Vojd’ (tout à la fois chef et
guide) qui a pour nom Staline (Cohen, 2007).
Le commandement, l’état de chef, sont massivement l’objet de sciences,
la psychologie en tout premier lieu, selon les deux lignes qui se déplient sur
plusieurs continents depuis la France fin-de-siècle : celle de Le Bon par la
psychologie des foules et celle de Binet, dont le test de suggestibilité traduit,
transformé, devient aux États-Unis non seulement un test scolaire, puis le
fameux QI, mais le fondement de la sélection des leaders. Les armées ne
sont pas en reste pour penser le commandement pour leur compte, en
ordonnançant la circulation de thèmes et de motifs de pensée venant de
bien d’autres points de la vie sociale (Rasmussen, 2002 ; Cohen, 1995).
29. La traduction française donne « organisation de dirigeants », mais la traduction de « orga-
nizatsiia rukovoditel’ei » pourrait tout aussi bien être « organisation de chefs ». Les traductions
anglaises donnent « organisation of leaders » (Lénine, 1965 : 476).
69
Le commandement est ainsi largement équipé d’une nécessité politique,
de doctrines et d’instruments scientifiques, de titres, de sigles, de symboles
et de rétributions, d’une littérature nourrie de récits et de recettes, d’une
éthique qui n’est rien autre qu’une technique pour assister la formation de
hiérarchies qui sont elles-mêmes massives (Cohen, 2001).
Alors, le discours du commandement n’a-t-il pas remplacé le discours du
gouvernement ?
Notons d’abord que c’est dans cette ambiance d’intense concentration,
de la fin du XIXe
siècle aux années 1920, de préoccupations pour l’ordre
formulées dans les termes du commandement, que se conçoivent les
sciences sociales, et en particulier la sociologie et l’anthropologie telles
qu’elles se déploient au XXe
siècle. L’un et l’autre de Durkheim et Weber
sont, chacun à sa manière, soucieux d’ordre, de règle et de norme, tout en
traçant des programmes scientifiques qui n’ont aucune vocation à l’interven-
tion directe ou même à l’assistance à celle-ci. Mais c’est bien dans une atmo-
sphère où se conjoignent, sur le commandement, des efforts pratiques,
intellectuels, organisationnels, règlementaires venus de tous horizons que se
formulent des doctrines qui définissent ce qui fait domination, en y plaçant
au centre la distribution des ordres ou la contrainte morale.
Depuis la psychologie collective jusqu’aux pensées de la gestion et de la
bureaucratie, les thématiques et non moins les inquiétudes se répondent
entre les acteurs et les penseurs du social (ces derniers n’en étant pas moins
des acteurs, au demeurant). Il y a là une conjoncture où se nouent, dans la
radicalité et la brutalisation, des préoccupations d’élites de toutes sortes et
des programmations intellectuelles et qui est en partie responsable de la
configuration du siècle des deux guerres mondiales (Mosse, 1999).
Il n’est pas sûr pour autant que le gouvernement soit perdu sous la vague
d’une autorité de commandement infatigablement recherchée. L’un des
grands théoriciens mondiaux, déjà mentionné, de l’administration industriel-
le, Fayol, considère que la tâche du chef est de gouverner : l’administration
est une fonction du gouvernement et le commandement, à son tour, en est
une de l’administration. Les grandes usines taylorisées et les plus discipli-
naires conjuguent pour beaucoup d’entre elles la discipline taylorienne à
l’introduction de dispositifs de protection sociale, pionnières qu’elles sont,
par exemple des allocations familiales, qui sécularisent et « managérialisent »
le paternalisme du XIXe
siècle (Dreyfus, 1965).
Si le communisme se profile comme une société de commandement et
d’autorité, les aménagements de gouvernementalité y émergent tout de
même. La gouvernementalité se manifeste ainsi dans la renonciation de
facto, pour édifier l’économie socialiste extensive, au quadrillage taylorien
du geste opératoire, malgré les proclamations, les affichages et les relances
impuissantes. Cette liberté concédée dans l’aménagement des gestes de tra-
vail et donc l’abandon d’une bonne part des gains de productivité qui font la
prospérité des économies capitalistes sont le prix à payer pour l’absence de
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
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toute autre liberté et pour la difficulté, au moins jusqu’à Khrouchtchev, à
donner à consommer. Il existe bien une rationalité gouvernementale du
socialisme soviétique, mais elle est une émergence, elle échappe au contrôle
et elle est en tout état de cause subordonnée au projet disciplinaire – qu’elle
ronge sur le long terme30
. Il n’est pas impossible que l’époque khrouchtché-
vienne corresponde à la recherche plus consciente d’une gouvernementalité
telle que la définit Foucault, c’est-à-dire opposée à la logique disciplinaire
(Elie, 2007).
De la sorte, le gouvernement s’appuie sur le commandement quand le
commandement, d’une certaine manière, se gouvernementalise. Deux
autres signes. Le premier est l’invention, à la fin du XIXe
siècle, du « rôle
social » pour toutes les professions d’autorité. Il s’agit d’ajouter au « rôle
technique », autrement dit à l’exercice pur de la profession, une mission
sociale faite de préoccupation pour les personnes ou pour le personnel, de
souci pour les conditions de vie et de travail, de contribution à l’équilibre de
la société. L’expression et le ton en est donné par le célèbre texte du capitai-
ne et futur maréchal Lyautey en 1891, Le rôle social de l’officier dans le ser-
vice universel. Les officiers, appelés à encadrer pour trois ans toute la
jeunesse de France depuis peu convoquée au service obligatoire, sont invités
à connaître mieux leurs hommes que leurs chevaux, car, du fait de la « révo-
lution industrielle et économique de ce temps », « la « matière-soldat », si
l’on peut s’exprimer ainsi, a radicalement changé »31
. Cette adresse efficace
est suivie dans les années 1890 même de plusieurs « Rôle social de l’ingé-
nieur ». Georges Lamirand, issu du cercle de Lyautey, futur ministre de
Pétain, écrira en 1932 le plus célèbre du genre, véritable best-seller de
l’entre-deux-guerres. Dès lors, tout « rôle » professionnel, et singulièrement
les rôles d’autorité sont susceptibles de se dédoubler et de voir s’adjoindre
un « rôle social » (Cohen & Baudouï, 1995 ; Cohen, 1996).
Le commandement exige désormais à sa périphérie le déploiement de
science et d’ingénierie sociale (Kalaora & Savoye, 1989). Mais la science ne
saurait s’en contenter. Elle vient en saisir le cœur, c’est-à-dire l’émission des
ordres. La psychologie, science des conduites, est chargée de la tâche. La
Bostonienne Mary Parker Follett, une des seules femmes de l’entre-deux-
guerres qui ait acquis une grande notoriété dans les milieux du management
y compris américain (Follett, 1926 ; Follett, 2002), indique dès 1923 et 1924,
dans des conférences à des cadres des directions des ressources humaines,
que donner des ordres est entouré de difficultés. Ordonner ne suffit pas, ni
la conviction, ni même le « consentement des gouvernés ». Il faut une prépa-
ration à la délivrance des ordres et celle-ci relève de la psychologie. Cette
30. Montrant qu’il n’y a pas pour lui de gouvernementalité que libérale, Foucault n’avait pas
renoncé à rechercher quel type de gouvernementalité était à l’œuvre dans le socialisme ni ce
quelle pourrait être dans l’avenir (Foucault, 2004b : 94-95). La Chine a adopté une autre trajec-
toire que la soviétique. Par ailleurs, dans les entreprises capitalistes, l’extraordinaire progrès de
la police des gestes productifs s’accompagne de leur passage massif, par leur quantification
même, dans les machines de plus en plus automatiques et les espaces de plus en plus perfor-
mants.
31. Lyautey, 1891 : 444-445. Sur la carrière de Lyautey comme gouverneur colonial,
Rabinow, 2006.
71
psychologie n’est ni la psychologie des foules, ni celle des « qualités » ou des
aptitudes saisissables par des tests. Elle est bien une science des conduites,
celles tout autant des subordonnés que des chefs, et ces conduites sont com-
posées de routines, de schémas comportementaux et de « paramètres
moteurs ». On est dans une visée transformationnelle des populations
concernées par le commandement. Elles doivent être configurées pour se
prêter au commandement par d’autres voies que la discipline des corps. Il
peut s’agir par exemple de changer la disposition de l’ouvrier à l’antagonisme
envers son employeur. Une affaire de science. Par ailleurs, il commence à
courir depuis cette époque aussi une interprétation du social qui se situe dans
un champ de controverse au centre duquel on trouve la notion de suggestion.
On assiste en ce début de XXe
siècle à une inflexion de la gouvernemen-
talité identifiée par Foucault. La psychopolitique qui se dessine dans le com-
mandement comme dans le marketing ou la publicité identifie non moins
efficacement qu’une biopolitique certaines des populations à saisir par les
politiques du nombre. Mais la psychologie est également une science de
l’intervention spécifiée sur des individus. Dans le commandement, l’ajuste-
ment, tout autant du côté de la « connaissance des hommes » que de leur
« maniement » ou de leur « conduite » peut s’opérer individu par individu
comme il s’opère par groupe de toutes tailles. Mentionnons seulement la
puissance que fournit depuis peu l’informatique aux possibilités de traite-
ment individualisé à l’échelle de populations.
Dernier aspect, le pastorat : on voit, en effet, dans ces méandres qui che-
minent entre gouvernement et commandement, passant d’une rive à l’autre,
persister le souci pastoral, c’est-à-dire l’attention accordée à tous et à chacun,
la préoccupation pour le troupeau et sa santé32
, dont Foucault évoque
magnifiquement le parcours depuis l’antiquité dans Sécurité, territoire,
population et qui est de l’ordre du guidage, de la conduite. La figure moder-
ne du chef en est marquée dans toutes ses esquisses. La qualification est par-
fois explicite : « En administration, la plupart des qualités peuvent être
acquises… On apprend à conduire les hommes comme on apprend à
conduire les animaux, les choses ; un conducteur d’hommes n’est pas sans
analogie avec un berger », note Fayol (1898 : 38). La psychologie s’offre au
XXe
siècle comme un des équipements du pouvoir pastoral exactement
comme, à l’est, cette autre science qu’est le matérialisme historique et dialec-
tique33
. Malgré ces croisements, la gouvernementalité ne saurait se rabattre
sur le pouvoir pastoral. Dans la forme moderne qui se profile à partir du
XVIe
siècle, elle ne suppose pas la relation du pasteur avec son troupeau et
avec chacune des brebis. Elle relève d’autres genres de relation. Elle se
manifeste par des amoncellements de dispositifs institutionnels et scienti-
fiques qui se résolvent en incitations anonymes ou en emprises muettes qui
saisissent chacun ou chacune en tant qu’il ou elle est un élément d’une
population. Mais le pasteur qui ne cesse de veiller n’est jamais loin. Et
Foucault note qu’il n’y a jamais eu de « révolution antipastorale » : « Le pas-
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
SIÈCLE
32. Qui porte à éliminer les moutons noirs, grand exercice du XXe
siècle.
33. Ce qui n’est pas sans lien avec l’écrasement de la psychanalyse par le pouvoir soviétique.
SCIENCES CAMÉRALES72
torat n’a pas encore connu le processus de révolution profonde qui l’aurait
mis définitivement en congé de l’histoire », comme Bruno Karsenti le signa-
le avec raison34
.
** **
**
Je m’aperçois que finalement, dans ce « Foucault déplace les sciences
sociales », je ne me détache pas un instant du propos de Paul Veyne dans
son « Foucault révolutionne l’histoire », qu’il écrit en 1978 au moment où
sont prononcés les cours sur la gouvernementalité. « Au lieu de croire qu’il
existe une chose appelée, « les gouvernés », par rapport à laquelle « les gou-
vernants » se comportent, considérons qu’on peut traiter « les gouvernés »
selon des pratiques si différentes, selon les époques, que lesdits gouvernés
n’ont guère que leur nom de commun », dit par exemple Paul Veyne, souli-
gnant que Foucault rouvre sans cesse l’exigence de considérer des singulari-
tés pour mieux abandonner d’encombrants universaux comme l’État ou la
domination (Veyne, 1996 : 30). Les trente années qui nous séparent de cet
instant ainsi que la publication des cours autorisent peut-être un nouvel
éclairage, tout en ayant pour autre avantage de m’épargner le sort de Pierre
Ménard écrivant le Quichotte. Le travail de Foucault, quittant une concep-
tion de la domination conçue comme commandement et contrainte phy-
sique, résolument orienté vers une analyse d’entrelacements de pratiques,
ouvre un continent encore largement inexploré pour l’intelligence des
siècles modernes jusqu’au XXIe. La portée de cette inflexion par rapport à
l’histoire de la pensée occidentale est peut-être plus grande encore si l’on
considère qu’elle nous décentre aussi par rapport à la vision aristotélicienne
d’une domination et d’une politique qui ne se pensent pas moins comme
une relation de commandement. Les pères des sciences sociales du XXe
siècle formulaient leurs propositions dans une conjoncture marquée par un
« besoin de chefs » exprimé en toutes langues et en tous lieux du social et ils
creusaient encore, ce faisant, le sillon qui les situait dans l’héritage
d’Aristote. La notion de gouvernementalité ne nous aide-t-elle pas à organi-
ser des études qui ouvrent d’autres sillons parallèles, sans un instant lâcher
l’insistance à penser et repenser la domination ?
Ce travail de Foucault permet de découpler la question de l’autorité de
celle de l’ordre et du commandement et de l’ouvrir aux problématiques pas-
sionnantes et proliférantes de l’influence et de l’incitation. La gouvernemen-
talité comme forme interprétative est une sorte de projecteur pour explorer
à chaque fois de façon spécifique des configurations de pouvoir singulières.
Les cadres institutionnels et décisionnels pertinents débordent largement le
seul État et comprennent l’entreprise, l’association, l’organisation internatio-
nale, gouvernementale ou non, le réseau. Plus encore que la notion de gou-
34. Foucault, 2004a : 153, cité par Karsenti, 2005 ; mais il a probablement tort de rabattre
excessivement la gouvernementalité sur le pouvoir pastoral. Voir encore une autre approche de
la gouvernementalité dans Jeanpierre, 2005.
73
vernance, celle de gouvernementalité permet de penser la multiplicité des
formes de pouvoir qui agissent en concomitance, en interaction, en coopéra-
tion ou en concurrence, gagnant ou perdant les unes sur les autres et dont
les configurations qu’elles forment caractérisent des moments historiques.
Les sciences du nombre, du vivant et de la psyché et aussi les sciences du
social et de l’action sont convoquées pour orienter cette dernière.
Trois traits se laissent donc identifier qui permettent de reconnaître la
gouvernementalité, de la distinguer d’une considération plus vaste du gouver-
nement et de comprendre pourquoi Foucault s’est autorisé, opération peu
fréquente dans son œuvre, la fabrication d’un néologisme aussi lourd.
D’abord, il ne s’agit pas d’imposer à chacun la discipline mais de gérer de
grands nombres, des phénomènes construits par le calcul et la statistique.
Ensuite, une certaine liberté est délibérément laissée à ces phénomènes vou-
lus calculables, ce qui ménage aux personnes des espaces de subjectivation.
La liberté se fait instrument de gouvernement. Enfin, le traitement des popu-
lations visées est standardisé, quoique les formes actuelles de la gouverne-
mentalité atteignent un traitement descendant jusqu’à la personne. Les
opérateurs de la gouvernementalité se situent eux-mêmes en des positions
variées par rapport au pouvoir, intéressante cartographie de pratiques à
chaque fois renouvelée. Ils apparaissent ici comme les opérateurs d’une
forme, là comme les objets d’une autre, conduisant ici, susceptibles là de
contre-conduite, de « rétivité », comme le dit ailleurs Foucault. Aux deux
bouts et à tous les points de la chaîne de l’action, de la décision et du savoir,
se situent les expériences des personnes, appelées à la subjectivation, soit
comme source de connaissance, soit comme cibles ou acteurs des politiques.
Le concept de gouvernementalité agrandit la panoplie déjà peuplée des
herméneutiques du pouvoir. Elle n’épuise pourtant pas encore, avec la sou-
veraineté, la discipline, le pouvoir pastoral ou d’autres, les formes possibles
de l’autorité ou de la puissance. Certaines, d’un type différent, comme la
coopération aussi librement décidée qu’interrompue entre personnes ou col-
lectifs autonomes, se cherchent dans le cours même des siècles, relancées par
la révolution industrielle, puis par la sortie occidentale du paradigme indus-
triel de la fin du XXe
siècle ou par l’épuisement concomitant des révolutions.
Elles ont peu de chances de n’être jamais autre chose qu’interstitielles.
Tout pousse en tout cas à maintenir ouvert le dialogue avec la pensée du
philosophe qu’est Foucault, ne serait-ce que pour mieux se laisser sur-
prendre par l’histoire. Sur la multitude des formes prises par la gouverne-
mentalité au XXe
siècle et au siècle présent, sur leur entrelacement avec
toute autre forme possible de pouvoir, sur la patiente identification des évi-
dences qui la rendent possible mais résistiblement puissante, comme sur
tant d’autres thèmes, Foucault a laissé un programme de recherche qui ne
cesse apparemment de rebondir malgré les enterrements organisés de façon
répétitive.
LA GOUVERNEMENTALITÉ ET L’HISTOIRE DU XXe
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