femmes et cultes à mystères dans l'italie de la rome ... · en vérité, en de nombreux aspects...
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Aude Chatelard 2eme anne de Master Sciences de l'Antiquit Dirig par Mr Humm
" Femmes et cultes mystres dans l'Italie de la Rome rpublicaine "
Anne 2006-2007
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Sommaire
Sommaire .......................................................................................................................... 3
Introduction ...................................................................................................................... 4
I - Des femmes, des desses et des mystres....................................................................... 17 1. Les desses, des initiations et leurs enfants divins............................................................................................17
1.1. Bona Dea, l'antique desse des femmes...................................................................................17 1.2. Crs et Proserpine : les Eleusiniennes....................................................................................42 1.3. Sml, Proserpine et Bacchus ................................................................................................60
2. La reprsentativit des classes sociales dans les mystres .................................................................................91 2.1. Bona Dea .................................................................................................................................91 2.2. Crs ........................................................................................................................................97 2.3. Bacchus..................................................................................................................................106
II. Rles religieux des femmes dans les mystres ............................................................. 119 1.Dans les mystres de Bona Dea ....................................................................................................................119
1.1. Instruments et symbolismes dans les mystres de Bona Dea............................................119 1.2. Les femmes dans le rite : de l'pouse du consul aux servantes .........................................129
2.Dans les mystres de Crs...........................................................................................................................139 2.1. Le Sacrum Anniversarium Cereris ........................................................................................139 2.2. Les clbrantes : la Mater et la Filia .................................................................................148
3.Dans les mystres de Bacchus.......................................................................................................................155 3.1. Les problmes rencontrs avec les mystres de Bacchus .................................................155 3.2. Les inities ........................................................................................................................161 3.3. Les initiatrices de femmes et dhommes...........................................................................175
III Rapprochements et tensions dans la socit fminine ................................................. 189 1.Le pouvoir aux femmes................................................................................................................................189
1.1. Un terrain dexpression de la citoyennet romaine...........................................................189 1.2. Une place privilgie de la sociabilit fminine ....................................................................194 1.3. Femmes en rvolte ............................................................................................................201 1.4. Conscience du pouvoir des femmes par les Romains : peur et rejet .................................209
2.Aspects conservateurs des mystres Rome ..................................................................................................215 2.1. Mystres fminins : cloisonnement des femmes ?.................................................................215 2.2. Bona Dea au service de la morale romaine............................................................................223
3.La fin de la Rpublique : une volution vers plus de libert ?...........................................................................230 Persistance des mystres de Bacchus et rintroduction officielle.................................................230
Conclusion..................................................................................................................... 238
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Introduction
L'histoire des femmes a pris vritablement corps avec le mouvement de libration
fminine qui connut son closion, puis son panouissement au dbut des annes 70.
C'est surtout aux Etats-Unis que tout un pan de la recherche se pencha sur la question
des femmes pour en faire les women's studies, bientt rejointes par les gender studies,
inities dans les annes 80 et qui introduisent la notion de rles dfinis par la socit
l'un et l'autre sexe. Au terme de bientt quarante ans de recherches historiques sur les
femmes, les Etats-Unis, pionnires en la matire, conservent incontestablement la
primaut, avec des chaires d'histoire des femmes dans presque toutes les universits.
Et c'est avec lenteur que la France, peu peu, commence son tour s'intresser
cette forme d'histoire, qui non seulement touche l'histoire sociale, mais galement
l'histoire des mentalits. En effet, faire l'histoire des femmes, c'est souvent faire
l'histoire du regard des hommes sur les femmes, sachant que la quasi-totalit des
documents traitant des femmes ne proviennent non pas d'elles-mmes mais d'hommes.
Il faut donc savoir rester prudent et tenter de dcouvrir la ralit qui se cache derrire
les prjugs et un rapport hirarchique d'opposition entre les sexes.
Dans sa prface The Roman Goddess Ceres, B.S. Spaeth commence ainsi:
"Recently there has been considerable interest in "Goddess religion", an interest that
derives from a feminist desire to reimage the concept of the devine in female as well
as male form. The impulse, I believe, is natural, given the long exclusion of women
from patriarchal monotheistic religion. Although I find the goal of proponents of
Goddess religion to be laudable, their approach is at times problematic1". Nous
pouvons nous demander de quel "intrt considrable" elle peut bien parler, puisque
rien de tel ne s'est produit sur le sol franais, ou dans la francophonie europenne. En
ralit, la pousse fministe des annes 70 eut encore un autre impact, en plus
d'engendrer un intrt nouveau pour l'histoire des femmes. Cette rvolution fminine
fut double, dans les pays anglo-saxons et surtout aux Etats Unis, d'une impulsion
spirituelle autour de la figure de la Grande Desse, qui, comme le pensait Monica
1 B.S. Spaeth, 1996, xiv
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Walsh, serait la figure divine prdominante d'une prhistoire matriarcale. Dans cette
version, ce temps bni fut rvolu ds lors que les hommes prirent conscience de leur
rle dans la procration, et alors vint le temps dtestable de la patriarchie, durant
laquelle les dieux masculins, ou plutt le dieu masculin du ciel, aurait supplant la
Grande Desse de la terre en mme temps que les femmes taient rduites une
soumission proche de l'esclavage. Prsent de la sorte, cela s'apparente beaucoup un
mythe des origines de l'humanit, dans lequel un ge de fer aurait remplac tous les
meilleurs ges depuis l'ge d'or2. En tout cas, de l'image de la Grande Desse seraient
ainsi drives toutes les autres desses. A ce sujet, l'historienne C. Acker se demande
si "un dieu tel que Zeus Olympien n'a pu devenir dieu suprme que grce la mort
des desses-mres" et trouve "remarquable que la mythologie grecque soit
responsable d'une fragmentation de la psych fminine, partage entre les divinits
fminines de l'Olympe, mais jamais montre intgralement"3.
La "Goddess religion" n'est pas une mais multiple, et se retrouve sous les
noms de Earth based religion, Women's Spirituality, Witchcraft ou encore Wicca, que
son fondateur G. Gardner fit connatre dans les annes 50. Tous les courants de la
"Goddess Religion" qui se dvelopprent ensuite, trouvent plus ou moins des attaches
dans cette Wicca, prsente comme la Vieille Religion, et qui pourtant a tout des
socits secrtes tournes vers l'occultisme, telles qu'elles furent la mode la fin du
19e sicle et au dbut du 20e sicle4. On pourra se demander ce que viennent faire ici
des socits secrtes contemporaines. En vrit, en de nombreux aspects rituels de ces
groupes, ceux-ci prsentent toutes les formes d'un culte mystres, telles que
l'initiation, une thologie de mort et de renaissance ainsi que la promesse du secret.
Certaines de ces traditions rcentes s'apparentent plus aux anciens mystres fminins,
clbrs uniquement par les femmes du monde antique5. Or, comme cela a t dit un
2 D'aprs la Thogonie d'Hsiode, Les travaux et les jours, v.109-201 3 C. Acker, Dionysos en transe, La voix des femmes, 2002, p. 40 4 Parmi les personnes qui participrent l'laboration de la Wicca telle que G. Gardner la prsente, se trouve le clbre mage Aleister Crowley, fondateur de la Golden Dawn. 5 Nous n'entrerons pas dans les dtails de la formation de ces "cultes mystres" contemporains, puisque l n'est pas le sujet. Il convient toutefois de repousser toute prtention de sagesse transmise de manire ininterrompue. Aussi, il convient de considrer ces groupes de la mme manire que tous ceux qui, ds le 18e sicle, tentrent de refonder des groupes religieux, mystiques, philosophiques ou occultes partir des connaissances qu'on avait alors des anciens modles disparus.
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peu plus haut, le dveloppement de cette spiritualit prit un essor sans prcdent dans
les annes 70 pendant l'mancipation fminine, et la plupart des leaders de ces
groupes, telles Starhawk ou Z. Budapest, se rclament ouvertement du fminisme6.
Outre le fait qu'elles mettent souvent en avant une vision trs personnelle de l'histoire,
dirons-nous pudiquement7, les parallles qui peuvent tre tracs entre ce phnomne
contemporain et celui des cultes mystres dans le monde antique sont tonnants.
Le thme des cultes mystres est bien connu dans lhistoire de la religion
romaine, et pour peu que lon sy intresse, on dcouvre rapidement une bibliographie
riche douvrages datant du dbut du 20eme sicle nos jours. L'ouvrage Les Religions
orientales dans l'Empire Romain de F. Cumont, publi en 1906, est une tude qui
marqua des gnrations de chercheurs. On peut le considrer comme l'initiateur du
courant contemporain des tudes sur les cultes mystres. Aprs J. Carcopino, qui
publie en 1942 les Aspects mystiques de la Rome paenne, c'est finalement W.
Burkert, professeur suisse, qui ralise la synthse la plus complte qui soit parue, et
qui date de 1992. Son ouvrage, Les cultes mystres dans l'Antiquit, tend saisir,
d'une manire gnrale, l'essence de ce que sont les "mystres". Pour cela, il explore
les mythes et les rites, dgageant ses ides l'aide du langage des symboles. Pour lui,
les mystres sont l' incroyable exprience , le fait de ressentir (pathein) plutt que
d'apprendre (mathein) ; ils sont une issue pour les hommes et les femmes angoisss
par leur poque et par la condition humaine, un moyen de trouver une scurit
mystique et magique aux cts de divinits salvatrices. Il soutient l'ide selon laquelle
les cultes mystres sont une forme de religion personnelle au sein d'un monde
antique domin par une religion officielle fade et dpourvue d'enthousiasme religieux,
ce mme enthousiasme qui conduit les bacchants dans la folie bienheureuse du
dieu. Le fidle pouvait alors cumuler plusieurs initiations sans pour autant trahir sa foi
6 L'ouvrage principal de Z. Budapest, paru en 1975 et nomm The Feminist Book of Lights and Shadows, est ensuite r-dit en 1989 sous le nom de The Holy Book of Women's Mysteries, par volont dlibre de tracer un parallle entre notre poque et celle des anciens mystres antiques. 7 B.S. Spaeth soulve ce problme dans son prologue : "I have no quarrel with those who would invent a new religion in which women may participate equally ; indeed, I support their endavor. My difficulty lies with those who would argue that their inventions represent historical reality." (1996, xiv).
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antrieure, les cultes mystres tant un univers ouvert et tolrant dans lequel l'initi
venait chercher la fois la chaleur communautaire et l'assistance de sa divinit, dans
une atmosphre mystrieuse et exaltante.
De laveu de J. Scheid, ces "cultes trangers, orientaux , sont,
paradoxalement, mieux tudis et connus que le culte public traditionnel"8, et
pourtant, force est de constater que cette remarque ne s'applique vritablement qu'aux
cultes mystres de lEmpire romain. Ceci trouve une explication logique dans le fait
que ces cultes connurent un succs grandissant, et mme pourrions nous dire une
vritable explosion durant lEmpire romain, de sorte que la grande majorit des
sources anciennes connues proviennent de cette priode. Outre le foisonnement des
tmoignages disponibles, il y a l galement sujet tudier lvolution de la pense et
des croyances, vritables miroirs de leur poque. Nombreux sont ceux qui virent dans
lintrt sans cesse croissant pour les cultes mystres les prmices annonant le
triomphe venir du christianisme, comme si celui-ci avait t prpar par des besoins
de plus en plus importants dune religiosit personnelle, capable de rpondre aux
angoisses face la mort et lau-del. Cette question de la relation entre cultes
mystres et christianisme est frquemment sujette dbat, mais si elle na pas lieu
dtre ici, il faudra reconnatre que les auteurs chrtiens de lEmpire eux-mmes,
notamment Tertullien, y virent suffisamment de rapports pour juger ncessaire de
citer les cultes mystres et de les rfuter comme autant de perversions des rites
chrtiens par le Diable. Il tait alors devenu vident que les cultes mystres
staient tellement dvelopps dans lEmpire et formaient tant de rseaux divers et
varis que les contemporains pouvaient confondre les diffrentes mouvances :
dailleurs, les chrtiens ntaient-ils pas considrs par les Romains comme une secte
juive, et le Dieu des Juifs ntait-il pas assimil Dionysos-Sabazios dans la mentalit
romaine ? 9
Ainsi, face cette richesse et cette complexit des cultes mystres sous lEmpire,
vritable phnomne de socit , la plupart des ouvrages sattachant ltude de
ces religiosits particulires traitent volontiers de la Grce classique, hellnistique,
pour en venir lEmpire romain. Il est pourtant vident que la mode des cultes
8 Religion et pit Rome, Paris, 1985, p. 15 9 Valre Maxime, I, 3, 2 ; R. Turcan, 1989, p. 314
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mystres narriva pas soudainement Rome par un saut vertigineux de la Grce
hellnistique avec ses rois orientaux lEmpire romain. Il fallut plutt une lente
maturation des ides pour permettre ces cultes nouveaux de trouver leur place dans
un monde romain que tout spare, manifestement, des lans orgiaques et dun
mysticisme exacerb dans une religion personnelle, vcue lcart de la religio de la
cit. La prsence de trois cultes mystres sur le sol italien, et plus particulirement
romain, durant toute la priode de la Rpublique confirme cela. Ces trois cultes taient
ddis respectivement Bona Dea, Crs et Proserpine, aussi nommes les Deux
Desses ou les Cereres, et enfin Bacchus-Dionysos.
La bibliographie la plus importante concerne les mystres de Dionysos, ce qui
est justifi la fois par l'intrt que suscite l'affaire des Bacchanales que par la
question de l'interprtation de la fresque de la Villa des Mystres de Pompi. En cela,
le culte de Bacchus est le plus favoris des trois cultes mystres ici tudis, et il faut
relever que l'intrt contemporain pour les mystres de Dionysos ne fait que suivre
celui des Anciens qui avaient dj lgu une importante littrature et de nombreuses
reprsentations iconographiques sur ce sujet. Pour l'affaire des Bacchanales, c'est J.-
M. Pailler que l'on doit l'tude la plus rcente et la plus avance, grce Bacchanalia
: La rpression de 186 av. J.C. Rome et en Italie datant de 1988. Il fait figure de
dpositaire dune tradition historique sur le bacchisme que lon peut faire remonter
Mommsen puis R. Reitzenstein10 , M. P. Nilsson, H. Jeanmaire, C. Gallini et R.
Turcan.
Du reste, on ne saurait ngliger de mentionner l'interprtation de G. Sauron sur
la Fresque de la Villa des Mystres de Pompi11. Lui-mme hritier d'une longue
ligne d'historiens de l'art et d'archologues ayant cherch comprendre cette fresque
depuis sa dcouverte, il brasse dans un premier chapitre les diverses ides qui ont t
mises pour finalement donner sa propre interprtation qui ouvre la voie sur une plus
grande connaissance des pratiques dans les groupes bacchiques de l'Italie du Sud des
annes 70-60 avant J.C. Il dcortique ainsi les diverses phases de l'initiation
dionysiaque, reprsentes sur la fresque, qui doit tre lue comme deux scnes
chronologiques et dont le point d'orgue est l'lment central : une reprsentation de 10 R. Reitzenstein, Hellenistischen Mysterienreligionen, 1927 11 G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystres Pompi. Mmoires d'une
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Dionysos et de sa mre Sml. Sur la droite, c'est dire la partir de Sml, la
domina qui fit peindre la fresque voque sa propre initiation de femme en tant que
mater aux mystres de Bacchus, et sur la gauche elle fait reprsenter sa participation
l'initiation de son fils aux mystres masculins de Bacchus, ce parallle signifiant
l'espoir qu'elle a pour son apothose future, ainsi que celle de son fils, au mme titre
que celles de Sml et de Dionysos. L'explication de la fresque par G. Sauron
conduit l'opinion selon laquelle les mystres de Bacchus sont, la fin de la
Rpublique, compltement mixtes. Cette interprtation a le mrite de vouloir se
soustraire aux deux courants dominants que sont le dogmatisme et le scepticisme.
Avec son criture anti-conformiste, il relve juste titre le besoin de revenir un
regard de contemporain de la fresque pour pouvoir entrer dans sa vritable
signification et comprendre les motivations du vritable obscurcissement du sens de la
fresque. Il parvient ainsi une tude satisfaisante, claire et utile.
Si la bibliographie concernant les mystres de Bacchus est trs large, celles de
Crs et de Bona Dea se caractrisent par le peu d'tudes qui ont t menes sur ces
sujets. Il semblerait que, parmi les tudes les plus pousses sur les mystres de Crs
qui ont t conduites ces dernires annes, on trouve celle dH. Le Bonniec qui publia
en 1958 Le culte de Crs Rome; des origines la fin de la Rpublique. Cet ouvrage
fait la synthse de ce qui est alors connu sur Crs, et il consacre ainsi tout son dernier
chapitre l'hellnisation tardive du culte de Crs, c'est dire ce qu'il appelle la
deuxime phase d'hellnisation , sachant que le culte de Crs, comme la religion
romaine en gnral, a commenc recevoir des influences grecques depuis au moins
le Ve sicle avant Jsus Christ. Son analyse repose essentiellement sur l'article que
Wissova a publi au sujet de Crs dans lequel il dcrit les mystres en rfrence aux
diverses sources antiques. H. Le Bonniec souligne juste titre le mme problme qui
existe pour les cas de Crs et de Bacchus, savoir quelles sont les limites entre les
anciens dieux italiques et les dieux grecs amenant avec eux leurs mystres. H. Le
Bonniec s'appuie galement sur diverses autres interprtations issues d'ouvrages
gnraux sur les mystres comme celui de J. Carcopino ; il recherche aussi une
comparaison avec les mystres d'Eleusis dans l'tude que P. Foucart consacre ce
sujet. Il arrive finalement une synthse des divers lments que diffrents auteurs
ont pu crire dans des ouvrages plus gnraux, et offre une tude la fois bien dvote de Dionysos, 1988
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documente au niveau des sources et se faisant comparative des thses qui l'ont
prcd. Il tudie les rites du sacrum anniversarum et parvient le situer la fin juin
grce aux indications sur la dfaite de Cannes, durant laquelle se droulaient ces rites,
ainsi que grce la correspondance de Cicron qui y faisait allusion de manire
indirecte12. C'est une Crs thesmophore qu'il prsente comme desse de ces
mystres, spare de la Crs plbienne de la triade Crs-Liber-Libera, une Crs
mystique et trangre, que Rome introduit, alors que s'efface la triade. Toutefois, il
insiste sur le fait que ces mystres caractre matronal furent toujours trop sages et
n'eurent jamais un grand rayonnement, cdant le pas l'attraction des divinits
leusiniennes et au mysticisme des bacchanales.
A H. Le Bonniec s'ajoute l'analyse pertinente de A. Staples From Good
Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman Religion qui a le mrite de
brosser un tableau du rapport entre femmes et religion Rome. Elle consacre un
chapitre dans lequel elle met en parallle les mystres de Crs avec le culte de Flora,
voyant ces deux cultes comme interdpendants, les uns rservs aux matrones et les
autres aux prostitues. Elle cherche dans les mythes les diffrentes mentions entre les
pouses et les prostitues, les exemples de vertus que l'ordre romain place au plus
haut plan, toujours mises en opposition avec la femme dvoye. C'est une tude
finalement plus axe sur l'aspect social du culte de Crs et sur le sens qu'il prend
dans la socit romaine ancre dans la patriarchie. Celle-ci a cependant l'avantage de
pouvoir bien m'orienter dans mes propres recherches qui s'appuient d'avantage sur le
rapport des femmes romaines vis vis des mystres de Crs que sur les aspects
mystiques de ceux-ci. Enfin louvrage le plus rcent est celui, dj cit, de B. S.
Spaeth13, dans lequel elle consacre un chapitre spcifique la relation entre les
femmes et la desse. Il apparat en dfinitive comme une synthse des tudes
conduites depuis H. Le Bonniec.
Enfin, la bibliographie traitant des mystres de Bona Dea se rvle moins
dense encore, ce culte tant finalement le plus mconnu des trois, le seul qui soit
typiquement romain et qui, tout en restant fidle "l'esprit" de la religion romaine,
reste absolument secret pour les hommes et mme pour la plupart des femmes,
12 Cicron, Ad Atticum, IV, 17, 1 ; V, 21, 14 13 B. S. Spaeth , The Roman Goddess Ceres, 1996
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puisqu'il s'agit d'un culte aristocratique. A. Staples consacre galement un chapitre au
culte de Bona Dea, passe en revue le rite connu et recherche des exemples de cultes
interdits aux femmes. Elle met ainsi en rapport les cultes de Bona Dea et d'Hercule,
eux mme lis mythiquement. Ainsi pour elle, le culte de Bona Dea est un espace
laiss aux femmes pour l'expression de leur propre religiosit et de leur nature,
comme c'est aussi le cas du culte d'Hercule pour les hommes. L'auteur rappelle que
cette sparation sexue dans le domaine religieux, rside dans l'espace et non pas dans
le rejet de l'autre sexe, comme c'est le cas dans le culte de Mithra qui, l'poque
impriale, a pour spcificit de nier purement et simplement l'existence des femmes.
A. Staples met en vidence l'ambigut de ce culte vis vis du regard et de la
prsence masculine, tout comme le fait H. H. J. Brouwer14 sur lequel elle s'est
appuye pour effectuer sa propre analyse. Cet auteur a publi en 1989 une tude
concernant le culte de Bona Dea ainsi qu'un relev de sources qui rsume ce que l'on
peut connatre des mystres de Bona Dea, mais galement du culte qui existait hors de
Rome et qui n'avait rien voir avec les mystres clbrs par les matrones de
l'aristocratie romaine. Il passe en revue les diverses symboliques des lments servant
au culte de Bona Dea, analyse les diffrents mythes explicatifs du rite ancien que plus
personne ne semble comprendre dj l'poque de Cicron et met en rapport ces
mythes avec l'iconographie connue de Bona Dea.
Ainsi, de ces trois divinits, seule Bona Dea est romaine de part son origine,
pourtant, regarder les liturgies, les symboles, les mythes de ces trois cultes, force est
de constater quils foisonnent de rfrences communes et sentrecroisent jusqu
devenir un point de comparaison dans lequel se retrouve toujours un dnominateur
commun : les femmes.
Laisse l'cart de la vie politique et soumise une tutelle perptuelle (la
manus), la femme romaine peut trouver une reconnaissance sociale travers les
diffrents devoirs religieux qui lui incombent en fonction de son ge et de sa situation.
Le domaine religieux est dans l'Antiquit la sphre o la femme fait preuve de son
statut de citoyenne ; cela s'entend en tout cas des cultes officiels o jeunes filles et
matrones trouvent leur place puisqu'elles appartiennent la citoyennet romaine.
L'usage, par ailleurs, donne les femmes pour garantes de la morale, de la tradition, des
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vertus de la famille et de la pit. Sans exercer de prtrise particulire, la femme du
commun a d'ores et dj une responsabilit religieuse envers le culte domestique, dans
la sphre prive15.
Les mystres quant eux sont une ouverture supplmentaire donne aux
femmes, et les auteurs anciens comme Tite Live ne manquent pas de remarquer qu'un
culte comme celui de Bacchus attira plus particulirement les femmes. On y retrouve
aussi des gens de la plbe, des migrs de la prcdente guerre punique, des jeunes
gens. Les Cereres rejoignent cette tendance, accueillant indiffremment citoyens,
affranchis et esclaves. On peut se poser la question de la hirarchie sociale des
personnes pratiquant les cultes mystres, mais au del de cela, ce qui semble tous les
lier est leur tat de "marginalit" plus ou moins forte par rapport la socit romaine.
Les femmes sont plus que quiconque concernes, que ce soient les femmes de
snateurs qui participent au culte de Bona Dea ou des femmes du peuple ou mme des
matrones dans les bacchanales. Elles reoivent dans ces cultes le pouvoir ; elles sont
directement investies par leurs divinits et peuvent mme trouver des similitudes entre
leur existence et celle de leur divinit.
Avant la rforme d'Annia Paculla introduisant la mixit dans les thiases
bachiques16, les mystres de Bacchus, comme ceux de Bona Dea ou des Cereres, sont
prsents comme tant uniquement fminins et reconnus par la tradition littraire
comme appartenant juste titre aux femmes qui, en tant que bacchantes, formaient
dj dans les mythes l'entourage de Dionysos-Bacchus. Il y a donc un espace
d'expression libre que les femmes trouvent et o elles peuvent se runir et se voir
reconnatre un pouvoir intrinsque que l'espace politique leur refuse.
Pour l'laboration de cette recherche, les sources utilises sont la fois
littraires, pigraphiques et iconographiques. Toutefois, l'accent est mis sur les
sources littraires qui reprsentent la plus grande partie du corpus de sources
employes. Parmi elles, si les sources de la Rpublique ou du dbut de l'Empire
14 H. H. J. Brouwer, Bona Dea, The Sources and a description of the cult, 1989 15 D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet-Charlier indiquent que la femme n'est jamais la responsable du culte familial. Cette responsabilit appartient au pater familias, toutefois il est ncessaire que l'pouse soit prsente, de plus, il y a des tches qui lui reviennent en propre (2001, pp. 206-207) 16 Tite-Live, XXXIX, 13, 9-10
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restent privilgies, les sources tardives ne peuvent en rien tre exclues, d'autant plus
que les sources relatives aux cultes mystres sont relativement rares. Car comme le
sous-entend le terme "mystres, et comme cela a t expliqu prcdemment, il s'agit
de cultes dissimuls aux regards profanes et pour lesquels le secret a t jur. Ainsi, il
n'existe aucun texte manant directement des initis, aucune liturgie n'est donne, et il
s'agit de tenter de reconstituer ce qui a pu exister partir de sources secondaires de
contemporains qui ne connaissent pas priori les ralits internes de ces mystres.
Nous devons accepter de n'avoir que des tmoignages masculins pour des cultes
uniquement fminins tels ceux de Bona Dea et de Crs ; comme toute histoire des
femmes, il est toujours difficile de chercher cerner une histoire et une mentalit
fminines lorsque les sources sont trs majoritairement masculines. De telles
conditions ncessitent un regard particulirement critique sur ces sources, d'autant
plus que lorsqu'elles entrent dans le domaine des mystres, les sources masculines
sont trs lacunaires, comme c'est le cas pour le culte de Bona Dea ou mme pour les
Cereres. Ces textes sont nanmoins utiles et importants, rvlateurs sinon des
croyances religieuses, au moins de la sociabilit fminine au sein de ces cultes. Voil
l'essentiel pour un sujet dont le but premier n'est pas de dfinir la nature exacte des
pratiques religieuses, des thologies ou des mythes qui leur sont attachs, mais qui y
trouve un appui pour cerner le lien qui existe entre ceux-ci et les femmes de la
Rpublique romaine. En cela, les auteurs anciens, vivant aux ct de ces femmes,
peuvent apporter un tmoignage digne de foi, du moins aussi longtemps que cela
concerne les cultes de Bona Dea et de Crs.
Le cas des mystres de Dionysos est considrer sous des angles
diffrents. Ces mystres ayant t ouverts aux femmes comme aux hommes au temps
de la rpression de 186 avant Jsus- Christ, le chercheur dispose d'un matriel assez
large, mais aussi trs disparate. De Plaute Saint Augustin, en passant par
l'incontournable Tite-Live, de nombreux genres littraires se confondent mais surtout
il apparat que les mystres de Dionysos sont principalement connus par l'affaire des
Bacchanales rapporte par Tite Live presque deux cents ans plus tard, dans un style
qui lui est propre, mlant rcit de ce qui est vritablement arriv une srie
d'accusations destines devenir plus tard le lieu commun des griefs l'encontre
d'abord des Chrtiens, puis de toute sorte d'hrtiques. Ainsi, J.-M. Pailler considre
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l'affaire des Bacchanales comme la premire grande "chasse aux sorcires"17 . Ds la
rpression, les mystres de Dionysos-Bacchus suscitent l'angoisse et de l'horreur dans
l'imaginaire collectif. De fait, cela complique la recherche de ce que purent tre ces
mystres qui, contrairement aux autres cultes mystres, sont prsents travers le
prise d'un rcit romanesque structure manichenne, et dans lequel les personnages
tiennent soit le bon, soit le mauvais rle. La rpression des bacchanales prend alors la
forme d'une histoire exemplaire et une fable caractre moralisante : comme dans
toute bonne fable, la fin les mchants sont punis et les gentils, rcompenss. Il est
toutefois possible de se frayer un chemin parmi les accusations plus ou moins
fondes, notamment l'aide des sources pigraphiques et iconographiques. C'est pour
cela que lorsque Tite Live sera voqu dans le cadre de l'affaire des Bacchanales,
nous tcherons autant que possible de faire abstraction des accusations de meurtre, de
viol, de dbauches et autres actes criminels, afin de se concentrer sur les dtails
strictement lis la nature des mystres bachiques, ou ventuellement, au contexte
politique et social de la possible conjuratio.
Si les sources littraires et iconographiques sont toutes utilises jusqu' la fin
de l'Empire, il n'en va pas de mme pour les sources pigraphiques. Une volution
populaire du culte de Bona Dea ayant eu lieu au dbut de l'poque impriale, en
ajoutant ces mystres un culte la fois priv et mixte, il est naturel que des
inscriptions de cette poque ne soient pas ncessairement prises en compte. De
manire gnrale, pour les trois cultes, seules les inscriptions faisant une rfrence
implicite aux mystres ont t incorpores au corpus des sources.
Il est difficile de parler d'mancipation fminine, qui, durant l'Antiquit,
consiste en l'affranchissement de la manus masculine. Ce sujet est fort pineux, et
ncessite par consquent prudence et rigueur. Pourtant, le 2e sicle avant J.C.
constitue un tournant pour la condition fminine Rome, et il suffit s'en rfrer aux
discours de Caton transmis par Tite-Live, de Cicron, d'lgiaques tels Tibulle ou
Ovide, ou de satiriques comme Juvnal. Chacun tmoigne de cette volution des
murs, avec des opinions plutt mauvaises que bonnes sur les femmes qu'ils
dcrivent. Sauf peut tre dans le cas des lgiaques qui chantent la matresse aime, et 17 J.-M. Pailler, Bacchanalia, 1988, p. 797-815
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qui trouvent en gnral leur compte dans les liberts que les Romaines prennent. Ds
la fin de la 2de guerre punique, qui fut particulirement meurtrire et obligea de
nombreuses veuves et orphelines se dbrouiller seules, l'adoucissement de la
condition fminine est croissante jusqu'aux premiers sicles de l'Empire. C'est alors
qu'on voit des femmes s'associer au pouvoir des empereurs, d'autres s'opposer au
rgime ou encore, participer la vie politique provinciale en accordant leur soutien
certains candidats et en favorisant l'vergtisme18. Les deux derniers sicles de la
Rpublique constituent donc un pont entre deux modes de vie : un ancien, toujours
lou et idalis par les hommes, et un nouveau, ncessairement diabolis mais qui
finit par s'imposer, d'abord dans les classes suprieures, puis dans toutes les strates de
la socit19.
Certains historiens osrent une comparaison entre l'mancipation fminine de
la Rome ancienne et celle qui eut lieu au 20e sicle. G. Fau rappelle toutefois que
deux diffrences majeures existent entre ces deux mouvements ; d'une part les
Romaines n'acquirent jamais de droits politiques, et d'autre part, lorsqu'elles
exercrent un mtier, il ne s'agissait jamais d'une fonction leve20. Hors cela, il est
indniable que des femmes surent jouer de leur influence auprs des hommes et
oeuvrrent une existence plus heureuse. Or, dans son ouvrage sur l'mancipation
fminine Rome, G. Fau fait le lien entre les cultes mystres et cette mancipation
des femmes romaines21. A considrer que le phnomne d'mancipation des femmes
romaines se rapproche en certains points de celle du 20e sicle, on reste frapp de
constater que dans les deux cas, un dveloppement de groupes secrets aux formes de
cultes mystres se produit. Est ce un hasard ou y a-t-il vraiment un lien entre les
deux? En effet, nous avons vu que ce phnomne contemporain "couva" partir des
annes 50 et explosa dans les annes 70, en mme temps que le fminisme. Comment
ne pas songer cette explosion des cultes mystres sous l'Empire, qui ne pouvait pas
se produire ex nihilo. Ici s'arrtera la comparaison pour nous tourner dfinitivement
vers l'Antiquit, en tchant d'oublier l'exemple contemporain et d'appliquer le
18 D. Gourevitch, M.-T. Raepsaet-Charlier, 2001, pp. 250-267 19 Pour une bibliographie concernant l'volution de la condition fminine Rome, ou plus gnralement les femmes; se reporter la premire partie de la bibliographie "Femmes Rome" 20 G. Fau, L'mancipation fminine Rome, 1978, pp. 192-193 21 G. Fau, 1978, pp. 41-43
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programme de G. Sauron : chercher retrouver le regard des personnes vivant une
poque aussi loigne de la ntre, tel le cas de la Rpublique romaine22.
Ainsi, nous pouvons nous demander si les cultes mystres furent un terrain
d'mancipation des femmes, ou bien, d'autre part, s'ils ne purent pas constituer un
facteur sparant plus encore les femmes selon leur milieu social d'origine. Les
mystres, rapprochrent-ils les femmes dans leur commune condition, ou eurent-ils un
rsultat inverse? Nous rechercherons donc systmatiquement la fois les opportunits
et les limites touchant aux femmes qui se trouvent lies aux trois cultes mystres
retenus pour cette tude, ceux de Bona Dea, de Crs et de Bacchus. De mme que
nous laissons de ct des cultes trop marginaux ou tardifs, tel que celui d'Isis qui ne se
dveloppe vraiment Rome qu' l'extrme fin de la Rpublique romaine.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, un tour d'horizon des mythes et des
divinits des cultes mystres tudis sera effectu. En effet, les crmonies des
cultes mystres fonctionnent principalement sur la mimsis23, aussi il est
fondamental d'avoir pris le temps de connatre et comprendre les divinits et leurs
mythes, desquels les aspects cultuels sont issus. Aprs quoi, nous pourrons revenir au
plan humain et aborder la reprsentativit sociale dans les cultes mystres. Toute la
partie suivante sera consacre aux rles des femmes dans ces groupes et crmonies ;
enfin, nous serons alors en mesure de nous pencher sur les rapprochements et les
tensions qui dcoulrent de ces cultes mystres. L'opposition entre pouvoir fminin
et conservatisme sera mis en vidence, avant d'observer les volutions de la fin de la
Rpublique, notamment dans le cas des mystres de Bacchus.
22 G. Sauron, 1998, p. 53. C'est au sujet de la fresque de la villa des Mystres que l'auteur parle de retrouver le regard qui fut l'origine de celle-ci, toutefois, l'historien se trouve dans une position semblable vis vis des tmoignages sa disposition. 23 Terme qui se rapproche de la mysis, l'initiation, et qui explique bien la dualit de Dionysos entre dieu de l'initiation bachique et dieu du thtre.
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I - Des femmes, des desses et des mystres
1. Les desses, des initiations et leurs enfants divins
1.1. Bona Dea, l'antique desse des femmes
1.1.1. La patronne des mystres romains
Alors que Crs, Proserpine ou Dionysos renvoient des images de divinits
connues dans le monde grco-romain, des figures hellnises au point qu'il en
devient difficile de retrouver les caractristiques premires de dieux italiques pr-
existants l'hellnisation, le nom de Bona Dea ne permet en rien de se reprer par
rapport un systme mythologique ordonn et prcis.
Dans son tude exhaustive sur Bona Dea, H.H.J. Brouwer prcise d'emble
que "Bona Dea n'est pas un nom"24 . Il le devint de fait, par le tabou majeur qui frappe
cette desse, qui est que nul homme ne doit connatre son vritable nom25, sachant
qu'elle-mme ne permit jamais qu'un homme hors de sa maison ne la vit ni ne connut
son existence. Le mystre et l'interdit suscitrent assez logiquement des
questionnements et des rflexions de la part de nombreux auteurs, qui fournirent ainsi
diverses versions de lgendes concernant Bona Dea. A travers celles-ci, il devient
possible d'apprhender la personnalit de Bona Dea, et surtout de lui connatre
d'autres noms qui lui furent traditionnellement associs. Nous apprenons ainsi dans
des sources tardives qu'elle tait galement connue sous les noms de Fenta Fatua26,
Fenta Fauna27 ou encore Damia28. Mieux mme, Macrobe se livre, dans ses
Saturnales, un long et riche dveloppement thologique concernant la nature de
Bona Dea, mettant en vidence le flou qui l'entoure en s'efforant de la rapprocher
d'autres divinits mieux connues, telles que Junon ou Tellus, afin de pouvoir enfin
l'apprhender justement. A Fenta Fatua ou Fauna, il lui adjoint encore le nom d'Ops, 24 Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 232 25 Cicron, De Haruspicum Responsis, XVII 37 26 Arnobe, Ad. Nat., I, 36 27 Lactance, Div. Instit. , I, 22, 9-11
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mais surtout, sur l'autorit de Cornlius Labeo, il fait de Maa le nom rel de cette
desse qui se fait dsigner comme Bonne Desse. En effet, Ovide nous apprend que le
temple de Bona Dea fut ddi par la vestale Claudia un 1er mai sur l'Aventin, et cette
date resta l'une des deux ftes de Bona Dea, avec les mystres clbrs au dbut du
mois de dcembre. Ce mme jour correspond un sacrifice d'une truie enceinte par le
flamen Volcanalis pour la desse Maa. Pour le thologien du paganisme qu'est
Macrobe, ou sa source Cornelius Labeo, le parallle semblait vident d'autant qu'il
tait alors connu qu'une truie enceinte tait sacrifie durant les mystres nocturnes de
dcembre.
Il est remarquable de noter que ces dveloppements concernant les noms de
Bona Dea, allant de pair avec des dveloppements mythologiques, n'interviennent que
trs tardivement dans l'histoire romaine, et que ce culte, si ancien que Cicron le fait
remonter aux rois de Rome29, n'est mentionn pour la premire fois dans la littrature
qu' la fin de la Rpublique, par Cicron lui-mme. Nous serions donc en prsence
d'une antique desse italique, dont le culte remonterait aux fondements mme de
Rome mais qui tonnamment reste invisible non seulement la littrature mais aussi
aux tmoignages pigraphiques jusqu' la fin de la Rpublique. Serait ce d son
caractre intemporel tout autant que mystrieux qu'aucun auteur avant Cicron ne se
serait arrt pour en faire tat? Ou bien, serait ce, comme Dumzil l'entendrait, une
divinit mineure, une "Damia", peu importante probablement importe de Tarente,
lorsque cette cit fut conquise en 272 et qui vint apporter une couleur nouvelle une
fade Fauna originelle, dnue de toute personnalit?30 Bona Dea en tant que divinit
de cultes mystres, que Cicron fait remonter une poque si lointaine, pourrait-elle
n'tre alors qu'un apport provenant non pas d'une origine italique mais hellnique?
Aucune preuve ce jour d'ordre littraire ou archologique ne peut aller ni en ce sens
ni confirmer une origine antique de cette desse, toutefois il serait trop rapide de
chercher classer Bona Dea dans le rang de divinit mineure et de peu d'importance
au sein de la religion romaine, comme nous le verrons dans la partie suivante.
En tudiant les sources anciennes qui font mention de Bona Dea, nous nous 28 Festus, Glossae, s.v. Damium 29 Cicron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37 : Etenim quod sacrificium tam uetustum est quam hoc quod a regibus aequale huius urbis accepimus?
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trouvons confronts l'vidence selon laquelle aucun auteur ne donne plus
d'information sur sa nature jusque Plutarque, qui la compare alors la "desse des
femmes" de Grce, nomme Gynce31, et pour la premire fois la rapproche de
Faunus, dans une lgende o elle aurait t une dryade qui aurait eu commerce avec
lui. Il ajoute encore que les Phrygiens la considrent comme la mre de Midas et que
les Grecs voient en elle une mre de Bacchus qu'il n'est pas permis de nommer. Avec
Plutarque, Bona Dea commence ainsi sortir, dans la littrature au moins, des ombres
qui l'entourent.
Macrobe rapporte que Varron donna le premier une version du mythe de Bona
Dea, fille de Faunus et femme si chaste que nul n'entendit son nom, qu'aucun homme
ne la vie, et que par consquent, son temple interdit l'accs aux hommes32 Toutefois,
Plutarque est le premier auteur pour lequel on possde un texte se rapportant au mythe
de Bona Dea. Mais c'est Properce que l'on doit la premire mention du culte de
Bona Dea dans un contexte encore mythologique33. Ici, il n'apporte aucune nouveaut
sur la nature de la desse mais narre un pisode de la vie d'Hercule. Aprs avoir tu
Cacus, celui-ci arrive l'ore d'un bois consacr Bona Dea, assoiff et puis.
Lorsqu'il demande la vieille prtresse le droit d'entrer dans le sanctuaire pour se
dsaltrer, rapprochant cette occasion les rites de Bona Dea ceux de Junon, il se
voit refuser ce privilge parce que nul homme ne peut pntrer dans ces lieux.
Furieux, il brise malgr tout la porte et va tancher sa soif dans la rivire, qu'il assche
mme. Properce livre l un rcit tiologique destin expliquer la raison pour laquelle
nulle femme ne peut assister aux rites d'Hercule l'Ara Maxima, en guise de revanche
suite au refus de la prtresse de le laisser passer. Dans le chapitre que A.Staples
consacre au culte de Bona Dea, considrant que l'tude la plus complte avait t
mene par H.H.J.Brouwer, elle choisit d'aborder quelques aspects spcifiques lis
Bona Dea, dont justement l'interprtation de ce mythe liant le culte d'Hercule l'Ara
Maxima et celui de Bona Dea dans son temple de l'Aventin ou durant les mystres
nocturnes clbrs dans la maison du plus haut dignitaire prsent Rome.34 En
30 Dumzil, 1970, p.350 31 Plutarque, Vie de Cicron : XIX XXVIII 32 Macrobe, Saturnales, I, 12, 27 33 Properce, IV, 9, 21-70 34 Staples A., From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman Religion, Londres, New York, 1998 , pp. 17-30
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mettant en parallle le tabou de la prsence masculine durant les rites de Bona Dea, et
celui de la prsence fminine au culte rendu Hercule l'Ara Maxima, cette auteur
dmontre que ces deux cultes se retrouvent lis par l'opposition du masculin et du
fminin, que c'est leur rejet mutuel du sexe oppos qui les imbrique dfinitivement
l'un l'autre. Car contrairement au culte de Mithra, qui ne se contente pas de refuser la
prsence du fminin mais l'annihile purement et simplement au sein de sa cosmologie
comme au sein des rites35, le culte d'Hercule reconnat le principe fminin . Cela va
plus loin encore; dans la chronologie de la fondation des cultes, celui d'Hercule l'Ara
Maxima est rput antique, tant dj clbr sous le roi Evandre36, mais le culte de
Bona Dea est plus ancien encore puisqu'il existait dj lorsqu' Hercule arriva aprs la
mort de Cacus. C'est donc d'aprs le culte de Bona Dea que se serait construit par la
suite celui d'Hercule, qui eut beau rejeter la prsence fminine mais qui ainsi, par son
rejet physique, affirma son existence au sein de l'univers mythologique. Comme le
souligne A. Spaeth, il s'agit presque d'une inversion du scnario rencontr chez
Mithra, sans toutefois que l'un de ces deux cultes apparaisse comme suprieur
l'autre.
C'est par l'intermdiaire de Plutarque que nous sont transmis les premiers
lments mythologiques37, repris ensuite unanimement par d'autres auteurs, chrtiens
pour la plupart, avec relativement peu de variations. Arnobe cite le sixime livre de
Sextus Clodius, crit en grec, comme source, de mme que le In causalibus de Butas
pour accrditer son tmoignage mythologique concernant Bona Dea. Il rapporte ainsi
que Bona Dea, nomme Fenta Fatua "fut battue mort avec des verges de myrte car
sans que son poux le sache, elle aurait bu une jarre entire de vin pur; et la preuve de
35 A.Staples, From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman Religion, Londres, New York, 1998 , p. 37 : The cult of Mithras was based on a deliberate rejection of the realities of the world as they were perceived to exist. Instead, the initiate entered into a deliberately constructed cosmic entity, governed by a carefully constructed cosmology. Central to that cosmology was the rejection of the female. It is important to note that unlike the male cultic space created by Hercules, which had to exist within a wider cultic universe, the Mithraic cosmos was complete : it was the universe. Beyond the boundaries existed nothing. The rejection of women was therefore total. In the mysteries of Mithras women had no status because they simply did not exist. Even their exclusive function of child-bearing was denied in both the myth and the ritual by an appeal to the fantasy of sexless generation. Mithras was born from a rock. 36 Virgile, Eneide, livre VIII, 190-305 37 Plutarque, Q. R., XX
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cette histoire mise en avant est que quand les femmes clbrent sa fte, une amphore
de vin recouverte est prsente et il n'est pas permis d'amener des verges de myrte"38 .
Lactance son tour est amen fournir des dtails mythiques au sujet de Bona
Dea, s'appuyant encore sur le tmoignage de Sextus Clodius ainsi que sur celui de
Gavius Bassus et de Varron, et approfondit le rcit commenc par Arnobe. On
apprend ainsi que Bona Dea, nomme Fenta Fauna, tait la fois la soeur et la femme
de Faunus39. De l'autorit de Gavius Bassus, elle tait galement appele Fatua car
elle prdisait l'avenir ( fata ) des femmes, tout comme Faunus le faisait pour celui des
hommes. Selon Varron, elle tait pourvue d'une telle modestie que nul homme en
dehors de son poux ne la vit jamais ni n'entendit son nom durant le temps de sa vie,
et que c'est pour cela que les femmes lui offrent un sacrifice in operto et qu'elle est
nomme Bona Dea. Enfin, Lactance rapporte de Sextus Clodius qu'elle tait la femme
de Faunus, qui la trouva ivre et qui pour cela la battit mort avec des verges de myrte.
Cet pisode avait t dj rapport par Arnobe, mais Lactance poursuit encore le rcit
de Sextus Clodius en ajoutant que Faunus, qui son pouse lui manquait, se repentit
de cet acte et lui confra un statut divin. Ce serait la raison pour laquelle un rcipient
de vin recouvert d'un tissu serait prsent durant la fte de Bona Dea.
A son tour, Servius donne une version de la lgende de Bona Dea, se rfrant
pour cela la Thogonie d'Hsiode pour situer chronologiquement les indigenae
fauni40. Il raffirme le lien entre le nom de Faunus et le verbe fari, et par l sa capacit
prophtiser. Dans sa version, Bona Dea est une fois encore fille de Faunus, et petite
fille de Picus. Il justifie l'appellation de Bona Dea par le fait qu'elle tait la plus chaste
de toutes les femmes, qu'elle tait adroite dans toutes les disciplines et qu'il tait
inderdit de prononcer son nom. Ici, l'auteur n'voque aucun autre nom si ce n'est Bona
Dea, mais sous-entend le nom de Fauna, puisqu'il l'appelle elle et son pre les Fauni,
capables tous deux de donner des oracles en tat de stupeur. Outre Servius, Isidore de
Sville plus tard s'attacha galement dpeindre cette nature prophtesse qu'avait
Bona Dea. Dans ses crits, Faunus porte galement le nom de Fatuus, ainsi que
l'avaient dj crit Arnobe et Lactance. Fatuus serait nomm ainsi car il ne
comprendrait ni ce qu'il dit, ni ce que disent les autres, mais Isidore ajoute que c'est 38 Arnobe, Adversus Nationes , V, 18 39 Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 9-11
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parce que Fatua et son poux Fatuus prdisaient l'avenir dans un tat de stupeur un
point tel que cela les avait rendus fous qu'ils taient nomms ainsi. Il offre ainsi une
double explication l'appellation de Fatua, celle de l'incomprhension de la parole et
celle de la folie rsultant de la capacit prophtiser. A cette date avance laquelle
Isidore crit, ce n'est plus la capacit "dire", ou prdire qui est l'explication de la
racine de fari, mais au contraire une incapacit parler avec cohrence et une folie
rsultant de leur activit oraculaire. Il va jusqu' supposer que ce serait bel et bien
cette capacit prdire l'avenir qui leur aurait t la capacit de s'exprimer et de
comprendre autrui. Leur nom s'opposerait donc son sens originel, peut tre pour en
marquer la distance.
Ainsi, de nombreux auteurs tardifs, chrtiens ou paens, ont donn des
indications mythologiques sur Bona Dea. Mais bien plus que les autres, Macrobe s'est
attach brosser le tableau le plus large des interprtations possibles de son mythe ou
des symbolismes qui lui sont attachs, aussi y-a-t-il un intrt reproduire dans son
intgralit l'analyse qu'il en fait41.
Certains, avec lassentiment de Cornlius Labo, prtendent que cette Maia gratifie
dun sacrifice au mois de mai, est la terre, ainsi nomme daprs son tendue, de mme
quon lui donne aussi le nom de Magna Mater (Grande Mre) dans les sacrifices et ils tirent
encore une preuve lappui de leur affirmation, de lusage consistant lui immoler une truie
pleine, victime spcialement consacre la terre. Et Mercure, selon eux, lui est associ dans
les pratiques rituelles, parce que la parole nest donne lhomme sa naissance quau
contact de la terre ; or on sait que Mercure est le dieu de la parole et du langage.
Cornlius Labo atteste quaux calendes de mai un temple fut ddi cette Maia, c'est--dire
la Terre, sous le nom de ma Bonne Desse et de Fauna, dOps et de Fatua ; Bonne Desse
parce quelle est la source de tous les biens ncessaires notre subsistance, Fauna parce
quelle favorise (favet) tout ce qui est utile aux tres vivants, Ops (assistance) parce que la vie
se maintient grce son assistance, Fatua du verbe fari (parler), parce que, comme nous
lavons dit, les nouveaux-ns ne font entendre leur voix quaprs avoir eu un contact avec la
terre.
40 Servius, In Vergilii Aenidos , VIII, 314 41 Macrobe, Saturnalia, I, 12, 20-29
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Il en est qui attribuent cette desse le pouvoir de Junon, attest, selon eux, par la
prsence en sa main gauche du sceptre royal. Dautres lidentifient Proserpine et, disent-ils,
on lui offre une truie en sacrifice, parce que la truie dvore la moisson, prsent de Crs aux
mortels. Dautres encore voient en cette desse Chtnia Hcat, les Botiens Sml. De
Bona Dea, on dit aussi quelle est fille de Faunus et quelle sopposa aux dsirs de son pre,
qui stait pris delle, au point quil la frappa avec une baguette de myrte, pour lui avoir
rsist, mme sous leffet du vin. Mais le pre, croit-on, se transforma en serpent et sunit
sa fille.
Toutes ces donnes reposent sur les preuves suivantes : la prsence dune baguette de myrte
est sacrilge en son temple ; sur sa tte se dploie le rameau de la vigne, suprme instrument
de sduction paternelle ; dans son temple, il nest pas dusage dintroduire le vin sous son
propre nom, mais le vase qui le contient est appel vase miel et le vin prend le nom de lait :
quant aux serpents, ils apparaissent dans lindiffrence dans son temple, ninspirant ni ne
ressentant deffroi.
Certains voient en elle Mde parce que, disent-ils, on trouve en son temple toutes
sortes dherbes, dont ses prtres [prtresses] composent ordinairement des mdicaments, et
parce que lentre de son temple est interdite aux hommes, cause de loutrage quelle a reu
de son mari ingrat, Jason.
Elle reoit chez les grecs le nom de theos gynakeia (divinit des femmes), Varron la
cite comme la fille de Faunus, si pudique quelle ne franchit jamais le seuil du gynce, que
jamais son nom ne fut entendu en public, que jamais elle ne vit un homme, pas plus quun
homme ne la vit, ce qui explique linterdiction tout homme dentrer en son temple.
Do vient cette interdiction faite aux femmes en Italie de participer au culte
dHercule : en effet, alors quil conduisait travers les territoires dItalie les bufs de
Geryon, un jour quil avait soif, une femme rpondit Hercule quelle ne pouvait lui donner
deau boire, parce quon clbrait ce jour l la fte de la desse des femmes et que la loi
divine interdisait aux hommes de goter ce qui tait destin la crmonie. Devant ce refus,
Hercule, qui allait accomplir un sacrifice, carta avec des imprcations la prsence des
femmes et ordonna Potitus et Pinarius, dsservants de son culte, de nadmettre la prsence
daucune femme. Voil comment loccasion du nom de Maia, en qui nous avons reconnu
la fois la Terre et la Bonne Desse, nous avons t amens exposer tout ce que nous savons
sur la Bonne Desse.
A la lecture des informations rapportes par Macrobe, on distingue plusieurs
niveaux de mythe et d'interprtation. En premier lieu, il apparat que Macrobe
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s'attache rappeler les diverses informations connues jusqu'ici au sujet de Bona Dea.
Ainsi il rappelle, comme le dit Plutarque, que Bona Dea est appele la desse des
femmes en Grce, d'aprs Varron qu'elle est la fille de Faunus, trs pudique et qu'elle
ne vit ni ne fut vue par aucun homme, ceci expliquant l'interdiction faite tout homme
de pntrer dans son temple, et que, ainsi que Properce le dit, le culte d'Hercule fut
rendu interdit aux femmes suite la msaventure d'Hercule au bois sacr de Bona
Dea, lorsqu'il se vit refuser l'entre par une prtresse de Bona Dea. De nouveaux
lments, insolites et parfois contradictoires, apparaissent avec ce rcit.
En tout premier lieu, la ferme volont de Macrobe d'assimiler Bona Dea
Maia. Macrobe s'appuie pour cela sur le tmoignage de Cornlius Labo. Selon les
rapprochements possibles entre la nature du sacrifice fait Maia, une truie pleine,
ainsi que la ddication du temple de Bona Dea tombant le mme jour que celui de la
fte Maia, tout porte Macrobe croire que ces deux desses n'en forment qu'une, ou
plutt sont des aspects de la desse de la terre, Tellus. Dans ce sicle de paganisme
mourant, dont les rites anciens semblent dj appartenir un pass que l'on tire des
anciens souvenirs, la pense syncrtique de Macrobe se rvle unique parmi tous les
autres auteurs de l'antiquit. Tendant dans ses Saturnales faire de tous les dieux la
reprsentation unique du Soleil, et de toutes les desses la reprsentation unique de la
Terre, Macrobe initie un tonnant rapprochement de nombreuses divinits, de Magna
Mater, Ops, en passant par Proserpine, Crs, Mde et d'autres encore42, pour
regrouper sous la mme bannire une Bona Dea-Maia et la Terre elle-mme. Ces
dveloppements thologiques concernant la nature de Bona Dea, qui sont largement
analyss par H.H.J Brouwer43, rpondent plus l'intrt particulier d'un rudit, vivant
une poque qui ne connaissait dj plus ce culte de manire contemporaine, et qui
cherche en retrouver l'essence. Ainsi que l'explique H.H.J. Brouwer, il s'agit l de la
dernire tentative de sauver les traditions de l'ancienne Rome, et c'est cela qui donne 42 Dans son dveloppement, Macrobe cherche dfinir et nommer correctement Bona Dea en se rfrant non moins de douze desses ou noms de desses sous lesquelles les pontifes l'invoqueraient : Tellus en premier, puis Maia, Magna Mater, Fauna, Ops, Fatua, Junon, Proserpine, Crs, Hcate, Sml, Mde. Un dieu, Mercure, est galement cit comme associ Bona Dea dans les rites concernant les nouveaux ns et la parole, puisque la parole est lie au fait de toucher la terre. Macrobe se rfre encore la parole donne aux nouveaux ns un peu plus loin, expliquant ainsi le nom de Fatua, venant de parler, fari, puisque les enfants ne peuvent pas mettre de son avant d'avoir touch la terre.
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toute la complexit dans la construction de Macrobe. En numrant ce que ses sources
apprennent au sujet de Bona Dea et en cherchant un syncrtisme vers Tellus, Macrobe
se place dans la ligne du No-Platonisme, qui prne un principe divin pour lequel les
dieux et les desses ne sont que des facettes.
Pourtant, malgr sa tentative de rapprocher Bona Dea, par ses attributs,
d'autres desses comme l'une des figures de Tellus, il donne une mythologie de Bona
Dea telle qu'elle restait connue travers les auteurs qui ont parl d'elle. De cette
mythologie, il rapporte que Bona Dea tait la fille de Faunus, pour qui son pre
conut un dsir incestueux. Et pour vaincre l'opposition de sa fille, celui-ci l'aurait fait
boire du vin jusqu' la rendre ivre et l'aurait battue avec une baguette de myrte. Cette
ide de dsir du pre pour la fille est nouvelle parmi les lments mythologiques
connus, tout autant que la transformation en serpent de Faunus afin de s'unir Bona
Dea. Macrobe justifie cela par les lments rituels connus de Bona Dea, c'est dire
l'interdiction d'apporter de la myrte dans son temple, de mme que le vin. Pourtant,
certaines de ces choses demeurent attaches Bona Dea sous forme plus ou moins
symbolique : ainsi nous apprenons de lui qu'un rameau de vigne se dploie au dessus
de sa tte. Le vin est prsent quant lui de manire relle dans un "vase miel" sous
le nom de "lait". Il atteste galement de la prsence de serpents dans son temple et de
plantes mdicinales, cette fois en rfrence Mde, dont l'horreur pour les hommes
aprs la trahison de Thse serait une cause pour l'interdiction faite aux hommes de
pntrer dans le temple.
Somme toute, la mythologie fournie par Macrobe est plus similaire un
catalogue des lments donns par ses prdcesseurs, qu' une volont de construire
un mythe cohrent. Si elle tmoigne de la persistance de la paternit de Faunus sur
Bona Dea, celle-ci n'y apparat pas comme l'pouse de Faunus. De mme, la cause de
son ivresse n'est pas de son fait mais celle de son pre, qui dsirait s'unir elle contre
son gr. Ces divergences laissent penser que Macrobe chercha expliquer des
lments du culte de Bona Dea, tels les serpents dans le temple, l'interdiction
d'apporter de la myrte ou du vin , par un mythe labor par la suite pour correspondre
au rituel et donner apporter des rponses sur les usages de celui-ci. Macrobe considre
le problme de manire contraire aux autres auteurs, qui partirent du mythe pour
43 Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 240-244
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expliquer les usages. L encore, il est possible de mettre en cause la date tardive des
crits de Macrobe. Nul ne sait plus pour quelles raisons les anciens rites taient
conduits, et leurs significations relles. Et dj, les rudits devaient chercher une
connaissance livresque pour essayer d'apprhender et comprendre un phnomne
dsormais en dehors de leur porte.
De tous ces tmoignages, on retiendra que Bona Dea ne peut tre le nom d'une
desse, mais devient l'appellation par laquelle est connue cette desse dont le nom ne
pouvait tre connu des hommes, qui par ailleurs furent les seuls crire son sujet.
La mythologie, ou mme, on pourrait dire, le folklore, lui attribue les noms de Fenta
Fatua ou de (Fenta) Fauna selon la lgende voulant qu'elle fut la fille, l'pouse, ou les
deux la fois de Faunus, fils de Picus, et qu'ils taient nomms Fauni de par leur
capacit prdire l'avenir, Faunus celui des hommes et Fauna celui des femmes. Un
jour, Faunus l'ayant trouve ivre, il l'a battue de verges de myrte et l'aurait tue. Suite
quoi, pris de remords, il l'aurait difie. Dsormais, ni son temple ni son culte ne
souffriraient d'tre approchs par des hommes et seules les femmes pourraient
connatre la fois le vritable nom de Bona Dea, et la teneur de ses rites.
Ainsi qu'en tmoigne la mythologie associe Bona Dea, sa filiation par
Faunus et Picus, l'pisode d'Hercule se heurtant l'opposition d'une prtresse de Bona
Dea, ainsi que le rapprochement la Thogonie d'Hsiode faisant des Faunes des
sortes de demi-dieux, le caractre antique et italique du culte de Bona Dea apparat
assure. La chronologie fait donc remonter l'existence de Bona Dea en Italie aux
temps mythiques qui suivirent le rgne bienheureux de Saturne, prsent comme
grand pre de celle-ci par Lactance.44 C'est Cicron qui fait sortir Bona Dea des temps
mythiques pour la ramener l'histoire de Rome : "En effet, quel sacrifice aussi
antique? il date de l'origine de Rome, et les rois nous l'ont transmis "45. Ainsi, se
faisant garant du caractre ancien et mme originel du culte de Bona Dea Rome,
Cicron fait d'elle dans ses discours une figure emblmatique de la religion d'Etat et 44 Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 9 45 Cicron, De Haru. Resp, 17 : Etenim quod sacrificium tam uetustum est quam hoc
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un symbole fort de Rome. Cela peut paratre relativement tonnant lorsque nul autre
avant lui n'a transmis d'information au sujet de cette desse qui pourtant serait, si l'on
en croit Cicron, si fondamentale pour le secours et la protection de Rome. Ce sont
deux pisodes particuliers qui conduisirent Cicron s'intresser autant Bona Dea,
si ce n'est comme le conclut H.H.J Brouwer, en faire une patronne titre
personnel46. Le premier se situe en 63 avant J.C., lorsque Cicron tait consul et que
les mystres de Bona Dea eurent lieu dans sa maison sous la direction de sa femme
Terentia. Alors que les cendres de l'autel finissaient de se consumer, une flamme
soudain jaillit de l'autel. Ce fut immdiatement interprt par les vestales comme un
signe de Bona Dea en faveur de Cicron, qui devait agir au plus vite pour assurer la
sret de la patrie.47 Le second se droula l'anne suivante, en 62 avant J.C., et qui est
l'pisode le plus connu qui donna lieu une vritable fabula Clodiana48 chez les
successeurs de Cicron. L'affaire de Clodius ayant dj t traite de manire
exhaustive par H.H.J. Brouwer ou A. Staples, je ne m'attacherai qu' la passer
rapidement en revue avant d'en faire ressortir les lments importants, relatifs la
fonction des mystres de Bona Dea dans le cadre politique et religieux de Rome. Cette
anne l, le festival de Bona Dea tait clbr dans la maison de Csar, qui tait alors
le plus haut magistrat prsent Rome en sa charge de prteur. Un doute subsiste
savoir si c'tait la femme de Csar, Pompia, ou la mre de celui-ci, Aurlia, qui
conduisait la crmonie49. Dans la Vie de Csar de Plutarque, celui-ci donne un quod a regibus aequale huius urbis accepimus? 46 Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 262-263 47 Plutarque, Vie de Cicron, XX. Dion Cassius y fait galement rfrence (XXXVII, 35, 3-4) . Leur source commune proviendrait du pome pique de Cicron De Consulatu Meo, dont seuls quelques passages ont t prservs. Par consquent il nest pas possible de savoir quel point les succsseurs de Cicron restent fidles son tmoignage, mais la relative concordance permet de conclure que tous deux purent avoir accs au tmoignage de Cicron. Cf. H.H.J. Brouwer, p362; cf. Schanz-Hosius I, pp.535-536; cf. Gelzer, Cicero, p.216 note 91. 48 Cicron, Ad Atticum, I, 18 49 voir Plutarque, Vie de Csar, X : (cette anne l, Pompia fut charge de clbrer cette fte). D'aprs cette mention, ce serait bien l'pouse du magistrat qui conduit la crmonie, comme la tradition semble l'attester. Toutefois, la lecture du droulement de la msaventure de Clodius, le fait que ce soit Aurlia, la mre de Csar, qui ordonne que cessent les rites, pose un doute sur la personne qui conduisait rellement les rites. (Aurlia fit cesser aussitt les crmonies, et voiler les choses sacres.)Il est permis de penser que la mre de Csar tant prsente, la belle-fille lui aurait cd l'autorit de conduire les rites, d'autant plus
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rsum assez large des faits qui se droulrent pendant cette crmonie et les
consquences qui s'en suivirent :
L'anne de la prture de Csar, Pompia fut charge de clbrer cette fte : Clodius, qui
n'avait pas encore de barbe, se flattant de n'tre pas reconnu, prit l'habillement d'une joueuse de harpe,
sous lequel il avait tout l'air d'une jeune femme. Il trouva les portes ouvertes et fut introduit sans
obstacle par une des esclaves de Pompia, qui tait dans la confidence, et qui le quitta pour aller avertir
sa matresse : comme elle tardait revenir, Clodius n'osa pas l'attendre dans l'endroit o elle l'avait
laiss. Il errait de tous cts dans cette vaste maison et vitait avec soin les lumires, lorsqu'il fut
rencontr par une des femmes d'Aurlia, qui, croyant parler une personne de son sexe, voulut l'arrter
et jouer avec lui ; tonne du refus qu'il en fit, elle le trana au milieu de la salle, et lui demanda qui elle
tait, et d'o elle venait. Clodius lui rpondit qu'il attendait Abra, l'esclave de Pompia ; mais sa voix le
trahit, et cette femme s'tant rapproche des lumires et de la compagnie, cria qu'elle venait de
surprendre un homme dans les appartements. L'effroi saisit toutes les femmes : Aurlia fit cesser
aussitt les crmonies, et voiler les choses sacres. Elle ordonna de fermer les portes, visita elle-mme
toute la maison avec des flambeaux, et fit les recherches les plus exactes. On trouva Clodius cach dans
la chambre de l'esclave qui l'avait introduit chez Pompia ; il fut reconnu par toutes les femmes, et
chass ignominieusement. Elles sortirent de la maison dans la nuit mme, et allrent raconter leurs
maris ce qui venait de se passer. Le lendemain toute la ville fut informe que Clodius avait commis un
sacrilge horrible ; et l'on disait partout qu'il fallait le punir rigoureusement, pour faire une rparation
clatante, non seulement ceux qu'il avait personnellement offenss, mais encore la ville et aux dieux
qu'il avait outrags. Il fut cit par un des tribuns devant les juges, comme coupable d'impit ; les
principaux d'entre les snateurs parlrent avec force contre lui, et l'accusrent de plusieurs autres grands
crimes, en particulier d'un commerce incestueux avec sa propre sur, femme de Lucullus. Mais le
peuple s'tant oppos des poursuites si vives, et ayant pris la dfense de Clodius, lui fut d'un grand
secours auprs des juges que cette opposition tonna, et qui craignirent les fureurs de la multitude.
Csar rpudia sur-le-champ Pompia, et appel en tmoignage contre Clodius, il dclara qu'il n'avait
aucune connaissance des faits qu'on imputait l'accus. Cette dclaration ayant paru fort trange,
l'accusateur lui demanda pourquoi donc il avait rpudi sa femme : C'est, rpondit-il, que ma femme
ne doit pas mme tre souponne. Les uns prtendent que Csar parla comme il pensait ; d'autres
croient qu'il cherchait plaire au peuple, qui voulait sauver Clodius. L'accus fut donc absous, parce
que la plupart des juges donnrent leur avis sur plusieurs affaires la fois, afin, d'un ct, de ne pas
s'attirer, par sa condamnation, le ressentiment du peuple ; et, de l'autre, pour ne pas se dshonorer aux
si elle attendait son amant. Elle ne tenait en ce cas pas diriger la crmonie, comme le suppose H.H.J.Brouwer, p.255. Quelle que soit la raison vritable, ceci dmontre l'autorit que pouvait tenir la mre du magistrat durant ces crmonies, ne la laissant pas entirement, ou pas uniquement, l'pouse. Voir aussi J.P.V.D. Balsdon, Roman Women, 1962, p.244
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yeux des bons citoyens par une absolution formelle50.
Sans cette affaire, et surtout sans limplication de Cicron en tant quavocat
contre Clodius, il est fort probable que Cicron naurait pas autant insist sur Bona
Dea dans ses crits. L encore, mon but nest pas danalyser le rapport que Cicron
put entretenir avec cette desse, rapport somme toute galement trait largement par
H.H.J. Brouwer, une fois encore51. Je me contenterai de rappeler ce sujet quen
premier lieu, Cicron se serait plus amus de cette affaire quil en aurait t outr52
mais que par un changement impressionnant, il devint le dfenseur le plus acharn de
la morale et de Bona Dea lorsque Clodius devint son ennemi personnel. Durant toute
sa vie, Cicron conserva une haine farouche de Clodius, et par l-mme, un
attachement tout personnel Bona Dea qui lavait dj aid un an avant laffaire de
Clodius. C'est d'ailleurs auprs du temple de Bona Dea Bovillae que Clodius trouva
la mort. Il ne faisait pas de doute pour lui que Bona Dea se vengeait ainsi et tait de
son ct, du ct de la dfense des valeurs anciennes de Rome et de la religion. La
mort de Clodius ne suffit pas effacer la colre et la rancune de Cicron, puisquil
crit encore la fin de 44 avant J.C Marc-Antoine que si Clodius tait encore en vie,
il ny aurait plus aucune dispute entre eux53.
Cette animosit fut donc la cause de la premire mise en avant de Bona Dea
dans la littrature. Plus que quiconque, Cicron est une source inestimable au point de
vue de la connaissance des mystres de Bona Dea, qui se droulaient dans les
premiers jours de dcembre. Une analyse du vocabulaire et des expressions quil
emploie permet de dfinir les mystres de Bona Dea ainsi que leur place au sein de la
religion romaine. La premire caractristique des mystres de Bona Dea est quils
sont parfaitement intgrs la religion romaine officielle, et Cicron comme ses
successeurs saccordent affirmer quil sagit dun culte de la religion dEtat ainsi
quen tmoignent les expressions populare sacrum54, publica ... sacra55, publicas
50 Plutarque, Vie de Csar, X 51 H.H.J. Brouwer, chap. The worshippers 52 Cicron, Ad Atticum, I, 12, 3 53 Cicron, Ad Atticum, XIV, 23 54 Martial, Epigrammaton libri, X, 61 (v.7) 55 Juvnal, II, 6, 335-336
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caerimonias56. Mais plus que tout, les rites clbrs en lhonneur de Bona Dea sont
effectu pro populo, pour le peuple, ou encore pro salute populi Romani57. Ces
expressions reviennent sans cesse chez Cicron et les auteurs suivants, et la seule
mention de pro populo permet de dsigner le sacrifice de Bona Dea, effectu pour le
peuple, au point quil nest nul besoin pour Cicron de prciser quil sagit du
sacrifice offert en lhonneur de Bona Dea, tant pour ses contemporains, il est vident
que le sacrifice pro populo ne peut concerner que les mystres de Bona Dea clbrs
dans le dbut du mois de dcembre. En vrit, le culte dEtat de Bona Dea ne
comprenait pas une crmonie, mais deux. La deuxime correspond lanniversaire
de la fondation du temple de Bona Dea sur lAventin le 1er mai, et qui est dailleurs le
point de dpart des spculations thologiques de Macrobe. Il est possible daffirmer
avec certitude que, si cette fte au temple de Bona Dea tait bien dpendante de la
religion dEtat, le qualificatif de pro populo ne permettait de dsigner que les
mystres nocturnes de dcembre. Ce furent ceux-ci, bien plus que la crmonie
danniversaire du 1er mai, qui retinrent lattention des auteurs de lantiquit, et qui de
la mme manire nous intressent en particulier par leur caractre mystrique58.
Le lien direct entre la desse et le peuple romain est renforc par le lieu o se
droule la crmonie de dcembre, puisquil sagit de la maison du plus haut
magistrat prsent dans lenceinte de Rome, celui qui dtient limperium; le consul
comme cest le cas de lanne o la fte fut clbre dans la maison de Cicron, ou le
prteur dans le cas de Csar, par sa qualit de prteur. Outre le fait que Csar tait
prteur, il tait galement cette anne l Pontifex Maximus. Lorsquil divora de sa
femme Pompia, cest en qualit de Pontifex Maximus quil dclare que sa femme
doit tre au dessus de tout soupon, et non pas priori par sa qualit de prteur, ou
comme ce fut parfois interprt, comme la femme de Csar. Le fait que Csar ait t
Pontifex Maximus nest donc pas un facteur dterminant dans le choix de sa maison 56 Sutone, Divus Julius, VI, 3 57 Lanecdote rapporte par Cicron dans de De Domo Sua (LIII, 136137) au sujet de la vestale Licinia qui, ayant ddi un autel, une chapelle et un lit au pied de la roche sacre sous le consulat de Flamininus et de Q. Metellus, renforce encore limportance du lien entre le culte de Bona Dea et lEtat. En effet, Licinia avait pris seule cette initiative, sans avoir demand le consentement du Snat. Le grand-pontife P. Scvola alerta alors le Snat, et dcrta que cette ddication, ayant eu lieu sur un endroit public sans laval du peuple tait nulle et non sacre. 58 Voir occurences du terme mystrique , cf. J.Scheid, La religion des Romains,
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pour hberger le sacrifice pro populo de Bona Dea, mais constitue un argument de
choix pour Cicron lorsquil sagit dinsister sur le caractre sacr et symbolique de la
demeure de Csar, cest galement une raison bien commode pour Csar de justifier la
rpudiation de sa femme tout en se refusant daccuser Clodius, dont il craint peut tre
le soutien que le peuple lui porte.
Ce sacrifice pro populo, effectu dans la demeure du plus haut magistrat,
possdant limperium, nest toutefois pas effectu par lui mais par sa femme (ou sa
mre), daprs linsistance des mythes entourant Bona Dea sur linterdiction faite aux
hommes de la voir du temps o elle vivait, de connatre son nom ou dentrer dans son
temple par la suite. Par ailleurs, ce qui permet Cicron daffirmer une telle
prdominance du culte de Bona Dea au sein de la religion romaine, et qui justifie un
sacrifice pour le peuple effectu dans la maison du magistrat cum imperio, cest
vritablement sa nature antique, quil fait remonter aux rois de Rome. Seule une telle
anciennet sachant quil ne connat pas de sacrifice plus ancien, une telle romanit,
pourrait faire de Bona Dea la protectrice par excellence du salut de Rome. La
mythologie issue des auteurs postrieurs Cicron et lui-mme saccordent donc
faire de Bona Dea une divinit indigne, priori garde des influences grecques59 et
nayant aucune contrepartie grecque tel que Jupiter, un dieu bien romain qui pourtant
a Zeus comme quivalent grec. Bona Dea apparat comme unique et bien spcifique
Rome, une desse native et patronne de Rome. Cicron marque donc une parfaite
cohrence en la mettant en avant comme la garante de la tradition romaine et des
valeurs fondatrices. Nous verrons par la suite quelle est dautant plus la gardienne
des traditions et des valeurs anciennes quelle est la fois desse dEtat et desse
1998, p.154, 59 Sauf si lon prend en compte le commentaire de Dumzil repris par H.H. Scullard (Festivals and Ceremonies of the Roman Republic, 1981, p.200) ce sujet, mais dont la porte reste toutefois limite si lon tient compte quil sappuie sur la rfrence Damia et que le nom de Damia napparat dans la littrature qu partir de Festus, une date dj relativement avance. Le tmoignage de Juvnal, quoique satirique et au caractre exagr pourrait ventuellement faire rfrence son poque, une certaine hellnisation de la crmonie nocturne de Bona Dea, en rponse aux autres cultes mystres florissant alors Rome. La description quil en donne (II, 6, 314-345) ressemble en effet plus des lieux communs concernant des bacchanales que la vnrable crmonie effectue en lhonneur de Bona Dea que dcrit Cicron. Il compare d'ailleurs les participantes des mnades. Ainsi, une certaine influence hellnique ou provenant de pratiques dautres cultes mystres est envisageable au cours de lEmpire.
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associe laristocratie.
1.1.2. Cultes et dvotions Bona Dea
Ainsi que nous lavons vu prcdemment, la plus grande partie des
informations livres par les auteurs concerne les mystres de Bona Dea.
Contrairement la crmonie commmorant la fondation du temple de Bona Dea en
123 avant J.C. par une vestale nomme Claudia60, le sacrificium qui est connu comme
les mystres de Bona Dea ntait pas fix une date particulire dans les calendriers.
La seule occasion o il nous est donn de connatre la date exacte de la clbration de
ces rites est pour lanne 63 avant J.C., lorsquils furent excuts dans la demeure de
Cicron. Nous savons que cette anne l, ils eurent lieu le 3 dcembre. Si la date
ntait pas fixe, la tradition demandait toutefois que la crmonie soit conduite dans
les premiers jours de dcembre. Il est intressant de signaler quaux nones de
dcembre, le 5 de ce mois l, avait lieu la fte de Faunus qui ne se ftait pas dans
Rome mme mais dans les campagnes61. Est ce la proximit entre les rites nocturnes
de Bona Dea avec cette fte Faunus qui conduisit les auteurs tardifs voir en elle la
femme, la fille ou parfois les deux, de Faunus, et la nommer elle-mme Fauna? Ou
bien ces deux ftes taient elles connectes originellement car Bona Dea tait ds le
dpart assimile Fauna dans les mythes? Cette question reste lgitime, sachant que
les hommes, par consquent tous ceux qui crivirent sur cette desse, ntaient pas
autoriss connatre ni son vritable nom, ni la teneur de ses rites. De liconographie
de Bona Dea, des statues la reprsentent assise, vtue dun pallium, une corne
dabondance dans une main et un serpent enroul autour de son autre bras venant
boire ce qui semble tre un instrument servant faire des libations. Bien peu de
choses rapprochent donc la reprsentation typique de Bona Dea la lgende rapporte
dans la littrature. Il est permis de supposer que la mythologie rapporte, et
inlassablement rpte en se voyant parfois enrichie dlments nouveaux, par les
auteurs tardifs ne corresponde pas ou peu la nature relle de la desse telle quelle
fut connue des femmes inities ses rites, qui auraient bien gard leurs secrets. Cela
pourrait galement donner une explication vraisemblable sur labsence totale de
60 Ovide, Fastes, V, 147-158 61 H.H. Scullard, Festivals and Ceremonies of the Roman Republic, 1981, p.201
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rfrences mythologiques relatives la nature ou la vie de Bona Dea avant
Plutarque. Cicron, si occup dmontrer la saintet de la crmonie, et si zl
brandir Bona Dea comme garante de la tradition romaine, aurait alors eu de la matire
supplmentaire utiliser dans son argumentaire. Soit il ignorait simplement la
mythologie entourant Bona Dea, soit alors il naurait pas jug appropri de rappeler
cet pisode, celui-ci ne concernant pas la religion dEtat. Je me permets toutefois de
douter du fait quil ait volontairement occult le mythe concernant Bona Dea, celui-ci
renforant justement la saintet de la desse, ainsi que son intgrit, celle-ci tant
rpute la plus chaste des femmes.
Quoi quil en soit, ainsi que nous venons de le voir, le caractre secret de cette
crmonie est dune importance capitale. Cest pour cette raison quelle est effectue
in operto, dans le secret. Tout comme lexpression pro populo, il semblerait que celle
din operto ait jou un rle similaire dans la dsignation des mystres de Bona Dea.
Cicron lutilise telle quelle, sans ajouter la mention de sacrificium62; il est donc
vident qu'il sagissait pour les contemporains dune expression consacre,
spcialement attribue au festival de dbut dcembre. Cette expression in operto est
dailleurs celle qui est la plus fidlement transmise au sujet de cette crmonie
travers les sicles, et des auteurs chrtiens tels que Placide ou Paulus Diaconus
nomettent pas de mentionner cette particularit qui constitue une raison dtre
fondamentale des rites Bona Dea63. Dautres termes renvoient encore au caractre
secret de cette crmonie, comme sacrificia occulta64, opertanea sacra65,
66,secreta67 , ex ipso ritu occultiore sacrorum68. Le temple
62 Cicron, Ad Atticum , I, 16, 10 : quasi in operto dicas fuisse. ; Cicron, Paradoxa stoicorum ad M. Brutum, IV, 2, 32 : Et quidem in operto fuisti. 63 Placide, s.v. Damium ; Paulus Diaconus, EPITOME s v Damium. En ce temps avanc o la connaissance du culte de Bona Dea ne provient dj plus que des crits des prdcesseurs, ces deux auteurs reprennent pour ainsi dire mot pour mot Festus (s.v. Damium). 64 Cicron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37. Ici les sacrificia sont dsignes la fois comme vestusta et occulta. Cette association dantique et de secret octroient aux mystres de Bona Dea le statut le plus lev possible au sein de la religion romaine, et en font pour Cicron, sans nul doute, un des cultes voir le culte le plus sacr et le plus reprsentatif de son combat pour la prservation des traditions romaines. Il le nomme dailleurs sanctissimis dans le Pro Milone (XXVII, 72). 65 Pline lAncien, Naturalis historia, X, 61, 77 66 Plutarque, Vie de Cicron : XIX XXVIII 67 Juvnal, II, 6, 314. Juvnal utilise ici le terme
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