fatiha kada benabdallah le temps immobile (1 974-1 988) de
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Fatiha KADA BENABDALLAH
Le Temps immobile (1 974-1 988) de Claude Mauriac, une expérience
de I'endotique : poétique de la création littéraire.
Thèse de doctorat sous la direction de
Monsieur le Professeur Bernard MOURALIS
Université de Cergy-Pontoise, 2006-2007
Remerciements
Cette recherche a pu être menée à bien grâce :
A la direction amicale, à l'écoute bienveillante et à l'incommensurable patience
de Monsieur le Professeur Bernard Mouralis. Ce projet de doctorat sur le
Temps lmmobile est le signe d'une confiance qui n'a jamais faillie et d'une
amitié qui s'est approfondie.
A ma famille, à mes sœurs Rahma et Amaria.
A toutes celles, à tous ceux qui m'ont écoutés et encouragés
j'adresse un chaleureux merci.
Avertissement
Pour éviter la multiplication des notes et afin de faciliter la lecture de ce travail,
nous proposons les abréviations des œuvres du corpus. Dans la parenthèse
nous indiquons le numéro du volume puis la page et ensuite la date du
fragment cité. Par exemple au premier fragment du premier volume correspond
l'abréviation suivante : (TI,1 : 9. 13 septembre 1936)
Le Temps Immobile, Grasset, 1974 : TI,1
Le Temps lmmobile 2, Les Espaces imaginaires, Grasset, 1975 : T1,2
Le Temps lmmobile 3, Et comme l'espérance est violente, Grasset, 1976 : T1,3
Le Temps lmmobile 4, La terrasse de Malagar, Grasset, 1977 : T1,4
Le Temps lmmobile 5, Aimer de Gaulle, Grasset, 1978 : T1,5
Le Temps lmmobile 6, Le Rire des pères dans les yeux des enfants, Grasset,
1981 : T1,6
Le Temps lmmobile 7, Signes, rencontres et rendez-vous, Grasset, 1983 : T1,7
Le Temps lmmobile 8, Bergère ô tour Eiffel, Grasset, 1985 : T1,8
Le Temps lmmobile 9, Mauriac et fils, Grasset, 1 986 : Tl ,9
Le Temps lmmobile 10, L'Oncle Marcel, Grasset, 1988 : TI,10
Un autre de Gaulle : Journal 1944-1954, Paris, Hachette, col. «Le cercle du
nouveau livre d'Histoire», 1970 : (UAG).
Introduction
La question du genre
Lorsque nous avons abordé Le Temps immobile, notre première
interrogation a été de déterminer dans quelle catégorie générique classer Le
Temps Immobile? Face à la complexité de l'œuvre nous avons recouru à la
critique littéraire pour tenter de définir cette œuvre. Le terme de «journal» est le
plus récurrent pour désigner cette œuvre : «sous la forme d'un journal))',
((Journal personnel intitulé Le Temps immobile^^ ou encore par Jacques
Lecarme, «un journal personnel»3. La référence au Journal est justifiée mais ne
suffit pas à définir Le Temps immobile. II diffère du Journal : par l'organisation
temporelle, il est anachronologique ; par son contenu, il est polymorphe4. II s'en
rapproche au niveau formel par sa structure fragmentaire. Claude Mauriac
1 Dictionnaire des œuvres du XY siècle, Littérature française et francophone, ss la direction de Henri Mitterand, «Le Temps immobile)), Le Robert, Paris, 1995, p.474-475. 2 Encyclopédie Universalis, Dictionnaire de la Littératurefiançaise XXe siècle, Albin Michel, Paris, 2000.
Dictionnaire de la Littérature française XXième siècle, préf de Bertrand Poirot Delpech, Mauriac Claude (1914-1996), Encyclopédie Universalis, Albin Michel, Paris, 2000, p. 493. La dénomination du «Journal » est une constante que nous avons relevé dans les dictionnaires et articles, dont les suivants : Dictionnaire des œuvres du XY siècle, Littérature française et francophone, ss la direction de Henri Mitterand, «Le Temps immobile», Le Robert, Paris, 1995, p.474-475 : «C'est une fresque de cinquante de vie française qui nous est proposée, dont l'originalité réside dans ce collage mêlant espaces et époques, éléments de la vie privée et de la vie collective». Jean Malignon, Dictionnaire des écrivains français, Seuil, éd : revue et augmentée, Paris, 1995 : «son journal ». Gabriel Jourdain, Yves-Alain Favre, Dictionnaire des auteurs de Langue Française, ed : Garnier Frères, Paris, 1980. p. 267. Le Temps immobile <(journal ». J.-P. de Beaumarchais, Daniel COUTY, Alain REY, et all, Dictionnaire des Littératures de Langues Française, Bordas, Paris, 1984. « Vaste journal, .. . Le genre du «journal », voire des « Mémoires », est ainsi délivré de ses traditionnels soucis de vraisemblance. ». J. Piatier, Images d'un Orphée, article paru dans Le Monde du 1 1.12.1978. « -. . . dans cette sorte de vaste Journal qu'est le Temps immobile.. . 9. 4 En effet, on y trouve des extraits de Journaux externes, de romans, des articles de presse, des placards etc.. . . Les textes sont littéraires, politique, scientifique, psychanalytique etc.
3
désigne son œuvre par «Le Temps Immobile Journal » ' mais cette
dénomination n'est ni unique ni définitive car tout au long de la composition, il
tenter de le cerner.
Quand bien même l'auteur en fait le reproche aux lecteurs : «J1ai
composé un roman avec ce que les universitaires et critiques s'entêtent à
appeler mes «mémoires» ou mes «souvenirs».» (Tl,6 : 565. 7 septembre 1978)
l'essentiel d'un point de vue formel consiste en l'appropriation et
l'aménagement d'un espace vacant «Où avec des petits fragments de temps
conservés vivants je construis une vie, ma vie, mon informe vie, sous des
formes possibles.)) (T1,6 :429. 28 octobre 1976). En effet, certaines
dénominations invitent à lire cette œuvre comme une autobiographie : Le
Temps immobile est «l'œuvre de ma vie» (TI,I : 93)' d'autres introduisent la
dimension romanesque : «le roman de ma vie)? (TI,1 : 11 7, 136), « ... c'est
vraiment un roman que Le Temps immobile » (T1,6 : 422) ou encore la
dimension cinématographique : «Le Temps immobile est « Un film oui, comme
mes romans.. . » (Tl, 1 : 1 16) ou encore «le grand film du Temps immobile.. . de
ma vie» ( TI,1 : 119). Cet excès de dénominations génériques perturbe toute
tentative de classification. Elles constituent autant d'aveux de transgression et
de décloisonnement du genre littéraire et une ouverture sur l'interdisciplinarité.
Toutes ces dénominations visent à refouler le projet autobiographie voire à
«faire échapper justement à la littérature le livre que j'étais en train de
composer. » (T1,6 :214). Cette affirmation justifie notre interrogation à savoir :
qu'est-ce que Le Temps Immobile ?
I II organise son œuvre en trois catégories celle que nous avons cité à laquelle il faut ajouter «Le Temps Immobile critique » et «Le Temps Immobile roman >> dans laquelle il inclut la tétralogie du Dialogue intérieur et la trilogie de L'Infiltration de l'invisible. 2 La confession directe (tel que l'exerce par exemple andré Gide dans Si le grain se meurt) va moins loin et en dit moins que les romans de Dostoïvsky, de Proust ou de Joyce. Il n'est, pour l'essentiel, de grande œuvre romanesque qu'autobiographique. In, Claude Mauriac, De la littérature à l'alittérature, Grasset, 1 9 6 9 , ~ . 170.
4
Claude Mauriac critique
C'est par la critique littéraire qu'il nourrit progressivement sa réflexion
littéraire et élabore l'esthétique de son œuvre majeure Le Temps Immobile.
L'œuvre critique de Claude Mauriac se présente sous forme de réquisitoire
contre les plus grands écrivains contemporains. En 1938, alors que Jean
Cocteau est célébré, il affirme qu'il est d'un des principaux responsables de la
dégénérescence (...) de LA LITERATURE AVILIE'.». En 1949, il relève par une
confrontation minutieuse de la vie et l'œuvre d'André ~reton*, les contradictions
entre le discours politico littéraire et la vie et l'être du poète écrivain surréaliste.
En 1958, il est l'un des premiers voire le premier à dénoncer l'imposture de
l'objectivisme anhistorique d'Alain ~ o b b e - ~ r i l l e t ~ et à souligner ses affinités
littéraires et préoccupations existentielles avec Nathalie Sarraute. De la
littérature marxiste, c'est l'aspect matérialiste qu'il rejette. La réalité des goulags
et le silence des écrivains de gauche et précisément des communistes ont
déterminé sa prise de distance avec le parti communiste. S'il a rejoint un temps
à partir de 1938, La Flèche, organe de presse du parti Radical dirigé par
Gaston Bergery, c'est qu'il était le seul organe de presse à tenir une orientation
lucide et intègre face à la montée du totalitarisme4.
Sans renier les dimensions sociale, politique et historique de la réalité, à
l'époque où la littérature existentialiste domine la scène littéraire et
intellectuelle5, Claude Mauriac les intègre dans le mouvement diachronique de
l'Histoire. Le réel prend son sens dans une vision totale de la réalité temporelle
et atemporelle, matérielle et spirituelle. Claude Mauriac réfute toute forme
1 Claude Mauriac, Jean Cocteau ou la vérité du mensonge, Paris, O. Lieuter, 1945, p. 17. Claude Mauriac, André Breton, Paris, Grasset, «Les Cahiers Rouges », 1949. Pour cet essai, il obtient le
prix Sainte-Beuve. 3 Claude Mauriac, L 'Alittérature contemporaine, A. Michel, Paris, 1958. 4 Son article «Le consentement au massacre O que je comge aujourd'hui. Je compte le porter à Chamson. D (TA,2 : 13, 17 janvier 1938), «C'est à la Flèche que j'ai, en définitive, envoyé mon article. » (HO, 14, 18 janvier 1938). Ce changement dans le choix du journal est significatif: il s'inscrit au Frontisme de Gaston Bergery « ... dans la mesure où l'équipe de Bergery défend cet équilibre qui m'est cher, dans la mesure où elle est antifasciste sans choisir entre les fascistes qu'elle condamne et les autres, je me demande si je ne dois pas l'aider de tout mon pouvoir spirituel et matériel. ... » (TA,2 : 19).
<<Contrairement à Sartre, je pense, moi aussi, comme Claude Simon qui le précisait dans une récente interview de l'Express, que le romancier ne doit pas se préoccuper des significations. Moi aussi j'ai affaire aux choses, non à leur sens D (T1,6 : 373).
5
d'esthétisme, il tente de trouver un équilibre qui réconcilie objectivisme et
engagement, réalité intérieure et extérieure pour une vision totale et impartiale
de la réalité. L'engagement de Claude Mauriac pour la vérité est omniprésent
comme en témoignent deux exemples concernant la dénonciation du rôle des
médias dans la falsification de la vérité historique et comme mode générateur
de violence'. Avec le Temps immobile, il se soumet lui-même à cette exigence
de vérité. C'est en grande partie dans le but de rétablir la vérité sur soi, sur son
histoire et sur certains événements de l'Histoire dont il a été témoin qu'il se
lance dans l'exploration de son Journal personnel tenu pendant soixante quatre
ans. A ce titre, Le Temps immobile est ((L'histoire d'un homme refaite par lui-
même» (T1,6 : 508)' composée ((avec des fragments de Journal où jamais, tout
au moins consciemment, je n'ai menti, triché ou inventé. Roman vérité comme il
y a cinéma vérité2.» (TI,l: 136). La tension vers l'équilibre et la vérité est une
constante de la décalogie. Claude Mauriac va donc consacrer, presque
exclusivement, les vingt cinq dernières années de sa vie à composer cette
œuvre.
Le Temps immobile, une nouvelle autobiographie ?
Centrer notre problématique sur la question du genre est donc rendu
caduc par la visée de rupture et d'ouverture qui est celle de I'écrivain-
philosophe en dialogue avec son temps. L'intitulé Le Temps immobile insiste
sur la dimension métaphysique renforcée par la série d'oxymores ((dire
l'indicible)), ((saisir l'insaisissable» par laquelle il précise et inaugure le projet de
I'œuvre. L'approche du Temps immobile peut être envisagée sous l'angle de
cette série d'oxymores qui désigne l'objet de la quête de Claude Mauriac.
' Claude Mauriac, Trans-amour- étoile, Paris, Grasset, pp. 119-163. Ce chapitre ((Nous » est entièrement consacré à la critique de la société de l'image.
La complexité de la question de la vérité l'oblige à préciser cce terme par celui de sincérité. L'autotextualité le montre à l'œuvre et se surprend en flagrant de délit de falsification : «Paris, jeudi 16 avril 1964. Recopié, pour le Temps immobile, le journal du 20 mai 1934. Récit dont la forme ne me satisfait pas : si je me résigne à y laisser un à nouveau fautif, je ne peux m'empêcher d'effacer quelques adjectifs. Ce texte tel qu'il se présente, et irremplaçable et je ne devrais pas y modifier un mot dans la mesure où il me permet de retrouver, peu à peu, comme si je les revivais, des minutes qui sans lui, aurait été a jamais effacées. » (TI, 31 8).
6
Un rapide survol de I'œuvre critique permet de constater la permanence
de la préoccupation métaphysique présente dans son premier essai,
Introduction à une mystique de l'enfe? (1938) puis dans André Breton (1970).
Par sa création littéraire, Marcel Jouhandeau tente «de témoigner du surnaturel.
(de son) expérience unique fondée sur l'analyse des rapports de l'individu avec
lui-même ou avec ~ i e u . » ~ . Chez André Breton, il parle de ((mysticisme sans
~ i e u ~ » . Tout en soulignant les limites et les contradictions de ces écrivains, ses
analyses décrivent leurs tentatives d'approche de l'invisible4. II semble qu'après
avoir approché et suivi ses contemporains dans leur expérience du «surréel», il
se lance à son tour dans la quête de «l'indicible». Les titres de ses essais
romanesques (La tétralogie du Dialogue intérieur et la trilogie L'infiltration de
l'invisible) suffisent pour comprendre l'orientation de son effort littéraire. Pour Le
Temps Immobile, le pacte est énoncé dès le premier tome : «Cela, bien sûr, est
indicible et c'est pour tenter malgré tout de le dire que je vais composer Le
Temps immobile. »' (TI, 547. 23 septembre 1963). Tel est son projet aussi
vaste que problématique mais dans lequel réside notre intérêt personnel pour
Le Temps Immobile à savoir la tentative de résoudre cette tension vers
l'indicible par l'intermédiaire de l'expérience littéraire.
Claude Mauriac peut-il être lié à un courant littéraire ou politique du XX
ième siècle? Selon ses propos : «techniquement, ce Journal marque
l'aboutissement d'un des courants de ce qu'on appelait le nouveau roman et
c'est à ce titre qu'il est étudié dans les université^.))^. II insiste cependant sur le
rôle d'innovateur de l'écrivain : ((L'honneur de l'écrivain est d'essayer toujours
' II effectue l'ouverture du sixième tome, Le Rire des pères dans les yeux des enfants, consacré a la composition de son parcours d'écrivain par la réception donnée en l'honneur de la publication de cet essai critique. Il tente de résoudre ce qui semble un paradoxe de l'esthétique de I'œuvre de Marcel Jouhandeau qui concilie «la passion du vrai » à la reconstruction intéressée du réel.. . B. p. 22. 2 Claude Mauriac, lntrodution à une mystique de 1 'enfer, op. cit., p. 17-1 8.
Claude Mauriac, André Breton, Paris, Grasset, 1970, p. 161. 4 Cette constante de la dimension spirituelle chez Claude Mauriac est moins un projet littéraire qu'une nécessité existentielle.
A maintes reprises au cours de la composition du Temps Immobile, il formule ce pacte comme en témoigne celui daté de 1975 : «dire l'indicible et saisir l'insaisissable» ( TI,6 : 419.4 janvier 1975). 6 C'est-à-dire Le Temps Immobile. 7 Jérôme Garcin, Le Dictionnaire, Littératurefrançaise et contemporaine, Ed : François Bourin, 1988, p. 300-301. L'auteur de ce dictionnaire a proposé aux écrivains de faire la présentation de leur œuvre à la troisième personne. Ce commentaire est donc celui de Claude Mauriac à la troisième personne, sur Le Temps immobile.
7
de se renouveler et de renouveler l'art d'écrire, fût-ce par les moyens les plus
simples.)) (TI,I: 85. Paris, 18 février 1943). En quoi consiste et quel est le sens
de cette nécessité de renouvellement ? Une présentation sommaire du Temps
Immobile s'impose pour comprendre comment I'auteur a réalisé cette quête.
Le Temps Immobile croise exploration des techniques narratives,
expression de soi et interrogation métaphysique. II définit son matériau par
l'«utilisation non seulement de mon Journal, mais de textes similaires anciens,
mémoires ou autres...)) (TI,1 : 135. 13 mars 1964). 11 n'utilise pas son Journal
dans sa forme originelle, chronologique, il le transforme avec d'autres textes
externes en matériau. L'utilisation de son Journal confère d'emblée à son
œuvre une dimension hyperréaliste et hyper référentielle. Néanmoins, le réel
est transformé, sa vie «piégée» dans son Journal lui sert de tremplin vers une
réalité abstraite mais non moins réelle. En ce sens, Le Temps immobile
«est une façon paradoxale mais efficace d'approcher simultanément dans un même mouvement deux réalités contradictoires et de les réunir, celle du présent, celle du passé. Aporie que la raison ne peut résoudre mais hors de laquelle il m'arrive de sauter -en pensée ?- oui, certes, mais pas seulement, d'où cette impression d'avoir résolu la difficulté, l'impossibilité, impression n'est pas assez dire, puisqu'il y a, parfois, il y a eu encore récemment certitude folle.)) (T1,6 : 447. 15 février 1982).
Au plan matériel, la composition est un travail physique et technique. II s'agira
tout au long de ces dizaines d'années de photocopier, couper, assembler des
textes. L'idée d'utiliser ce matériau constitué à partir de son vécu n'est pas
originale. II a eu des prédécesseurs dont Raymond Queneau ' . Mais
contrairement à son contemporain Roland Barthes qui : «a du journal la
conception traditionnelle, (et qui) ignore l'utilisation du journal comme matériau
pour construire, retrouver, «autre chose)), chaque fragment étant un bout de
pellicule à monter.)) (T1,6 :422. 15 février 1975).
Cet «autre chose)) est, bien sûr, cet indicible et I'auteur avance dans la
présentation de sa quête non par l'affirmation mais par la négation : «Mon
' Raymond Queneau n'a pas fait usage de son journal, d'un matériau qui préexistant mais sa conception se rapproche de celle de Claude Mauriac. Il utilise le contenu autobiographique comme matériau pour composer différentes "formes" dont la poésie. Selon lui l'autobiographie est une catégorie générique. CF. Raymond Queneau, Chène et chien, Paris, Gallimard, 1937. On peut citer également In ((Naissance et avenir de la littkrature »> publie dans L e C"037g~ i-w Gïi.cc., (p.XC') et dessSi&lles aprk Jaspers.. .
8
passé ne m'intéresse pas» (T1,6 : 415), «Ce qui, pour moi, n'a pas de sens :
mon présent, mon passé, c'est la même chose)), «Mon moi, dans la mesure
toute relative où il a une existence autonome, ne m'intéresse pas.» (T1,6: 423).
L'auteur infirme explicitement que d'accent (n') est (donc pas) porté sur la vie
de l'auteur))'. Elle préexiste au projet de l'œuvre et est matérialisée, objectivée
par le Journal. Elle intervient comme moyen et non comme finalité. Si le projet
autobiographique est refoulé, la vie comme matériau est indispensable :
«Car je ne peux capter un peu de temps pur qu'en relevant les traces d'une vie qui présente quelques prix dans la seule mesure où ce n'est pas elle qui est évoquée mais celles des personnes et des personnalités rencontrées. Seul le temps a de l'intérêt. Mais je puis le «retrouver» ou plutôt le saisir dans son immobilité vertigineuse, sans parler de moi qui n'en ai pas.» ( Tl, 1 : 145-1 46. 20 avril 1972).
L'instance du «je» scripteur passe au statut d'objet : «Pour capter le temps, il
me faut bien me servir du seul instrument d'enregistrement dont je dispose :
moi-même.)) (TI,l: 340. 25 septembre 1972). 11 est vrai qu'une des complexités
du Temps Immobile réside dans l'imbrication thématique en l'occurrence la
composition autobiographique, relation filiale, représentation de la création
littéraire et expérience métaphysique. Plus précisément le compositeur
superpose deux expériences : la communication de l'expérience métaphysique
saisie ou exprimée par le biais de la communication littéraire. Comment aborder
une œuvre qui est l'expression littéraire d'une expérience métaphysique2?
1 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Pans, Seuil, 1996, p. 14. L'autobiographique comme récit centré sur «de sa propre existence (...) l'histoire de sa personnalité» est mis au service, en tant que matériau, de la reconstitution des différents parcours scripturaire, politique et littéraire desquels le compositeur va tenter de visualiser la permanence de l'être. 2 Une des définition du Temps Immobile est qu'il est (( le roman d'une métaphysique » (T1,6 : 425) de plus Claude Mauriac affirme à André Gide que «L'art m'intéresse moins que la vie. C'est l'étrangeté de celle-ci que je veux approcher, même si je n'en sais rien dire. Mais il est difficile de se refuser au mystère.)), in Claude Mauriac, Conversation avec André Gide, Paris, AIbin Michel, 1951, p. 76-77. Désormais abrégé : (CAG : 76-77) ou encore cet autre extrait : (( II y a l'histoire de notre époque, il y a la création littéraire que j'ai tentée à partir du journal qui en tenait registre, mais il y a surtout, au dessus de tout cela, une expérience existentielle qui a seule un véritable prix à mes yeux. (...) Mais l'expérience existentielle du temps immobile n'en est pas moins pour moi la seule justification de l'expérience littéraire ou historique dont la même entreprise témoigne aussi.)) (TI,6 : 456-457. 6 juillet 1978)
9
Eléments de la poétique du Temps immobile
La question première que pose cette œuvre complexe et originale est
méthodologique. Comment aborder Le Temps immobile? La part non
négligeable du métatexte oriente le critique vers des outils d'analyse que
l'auteur met à profit pour la composition.
Par le travail de critique des œuvres de ses prédécesseurs et de ses
contemporains, il construit son propre système théorique. La voie dans laquelle
il s'engage est complexe. Tout d'abord, affirmer n'avoir aucune formation de
critique littéraire, n'avoir jamais appris à penser, lui laisse toute latitude pour
mener son investigation dans l'univers de la pensée et forger son propre
système. II acquiert un savoir personnel et après ((plus de vingt ans
d'apprentissage)) ((j'étais devenu moi aussi, à force de lectures et d'écritures,
un technicien : non pas tant dans la critique que dans la pratique du roman,))
(TI,1 : 496. 18 octobre 1960). S'autoproclamer technicien de la composition
romanesque ne suffit pas. II reste ensuite à construire son propre système
théorique et idéologique. Le travail d'élaboration est mis en scène par le
compositeur. Nous ne pouvons prétendre cerner de façon exhaustive toutes les
influences de Claude Mauriac. II importe, néanmoins, de circonscrire celles
auxquelles nous nous référerons et qui nous ont servies au cours de cette
étude. En littérature, à 18 ans', il découvre Marcel Proust puis il lit Ulysse de
James Joyce sur le conseil de Marc Chadourne. (TI,? : 33-38). En philosophie,
la place de Husserl est centrale, il lui emprunte le concept de la simultanéité:
(( ... en même temps en des temps différents, qui dit tout en sept mots, non de
ma recherche, puisque j'ai trouvé, mais de mon expérience, vécues par
moments d'une façon aiguë malgré l'impossibilité de son paradoxe.» (T1,6 : 380.
25 mai 1980). Sans avoir pris connaissance du contenu de L'Efre et le Temps
de Heidegger, il énonce sa vérité à partir de l'intitulé : "II y a le temps de l'être et
1 <@ans, lundi. Le Temps immobile: construire quelque chose avec rien. )) (TI,] : 175. 13 novembre 72), qui fait écho à l'adolescent lecteur de Proust en 1932 qui conçoit et justifie la nécessité du Journal par analogie à l'épisode de la « madeleine » : << Pourquoi ne pas penser que ce « rien» pourrait être tel mot de mon agenda en apparence insignifiant ? Pourquoi, à lui seul, ne jouerait-il pas le rôle que put assumer une tasse de thé ? (TI, 342.4 septembre 1932).
1 O
il y a I'être dans le temps. Le temps de I'être n'est pas celui de I'être dans le
temps.. ." (T1,6: 460. 10 juillet 1978).
II synthétise sa poétique du Temps Immobile qui repose sur ces
«deux notations décisives, (...)d'où sont nées tant d'œuvres d'aujourd'hui et celle-ci (on ne fait jamais que découvrir, recommencer, répéter). James Joyce : l'histoire est un cauchemar dont je cherche à m'éveiller. Paul Klee : L'élément temporel doit être éliminé : hier et aujourd'hui en tant que simultanéité.. . Bonheur. Joie.. . » (TI,I : 98).
II emprunte à Aldous Huxley la technique des fragments datés. (T1,1:39, 50).
L'expérience autobiographique de Roland Barthes lui permet de justifier la
dimension romanesque du Journal. (T1,6 :421). La relation à la psychanalyse
est ambiguë. Claude Mauriac constate «A quel point la psychanalyse existe
peu pour moi (si sans doute j'existe pour elle))) (TI,I: 270. 24 juillet 1973). Or,
en lien avec son projet d'exprimer «l'indicible», l'exploration du temps
précisément celui de la création littéraire ne peut faire abstraction du temps
psychique, de l'inconscient. Si Claude Mauriac rejette d'emblée la théorie
freudienne (T1,7 : 427. 1981), il adhère spontanément à celle de Carl Gustav
Jung (T1,6 : 389. 1965). 11 faut ajouter que la sensibilité spirituelle
progressivement affirmée au cours de la composition du Temps Immobile décrit
une orientation vers l'hindouisme qu'il découvre grâce au ((numéro spécial des
Cahiers du Sud, découvert ici, Message actuel de l'Inde» (Tl, 1 0 : 24-25. 19
décembre 1943).
Le Temps Immobile, œuvre fragmentaire, utilise l'ellipse comme
structure linguistique. Les emprunts à la technique du montage
cinématographique confirme la nécessité de la structure elliptique et c'est en ce
sens que Claude Mauriac retient les propos critiques de Jean-Pierre Melville au
sujet du film de Jean-Luc Godard, (. . .) A bout de souffle (. . . ) L'auteur avait eu
l'idée (...) de couper un peu dans chaque séquence au lieu de supprimer des
scènes entières.». Cette observation lui rappelle
« ... ce que Malraux me disait (il y a plus de dix ans): les œuvres gagnent à être systématiquement amputées des motivations et explications que l'auteur connaît et dont il prive de façon délibérée son lecteur. (. . . ) » (TI, 104-105. 17 juillet 1963).
«Couper», «amputer», l'ellipse est une des modalités de la progression de la
composition. Le travail est effectué sur les fragments qui sont placés et articulés
entre eux par le compositeur dans l'espace vacant de I'œuvre cible. Le
métatexte visualise les déplacements que sont les plongées et remontées au
cours desquelles il effectue des prélèvements de fragments de son ~ournal' qui
constitue I'œuvre source. Ce commentaire décrit la progression de la
composition et oriente la lecture qui s'effectue par la prolepse et I'analepse dont
il résulte «Un ordre nouveau substitué à celui de la chronologie.)) (Till: 192).
La liberté du critique donne lieu à l'originalité d'une pensée, en quête
d'outils pour articuler les fragments de textes et donner sens à la composition.
Le lexique «instrument», «truc» caractérise sa démarche conceptuelle.
L'élaboration des concepts de sa poétique s'effectue par ponction, par
prélèvement de syntagmes, de discours porteurs d'idées. Ces éléments
stimulent la pensée ou corroborent une expérience vécue. La figure du créateur
est complexe: il est simultanément lecteur, critique et théoricien. La vigilance,
l'écoute, l'attention sont les principales méthodes d'élaboration de la théorie qui
supporte cette conception interdisciplinaire de la création littéraire. II ne vise pas
la spécialisation mais la diversité de l'interdisciplinarité.
Cette poétique basée sur la polyréférentialité et le fragmentaire éclaire la
pensée de Claude Mauriac. Elle apparaît dans sa forme dynamique, libre et
intuitive. La pensée résiste au seul point de vue matérialiste et rationnel : «Je lis
Pascal. Ses raisonnements ne me convainquent pas.» (T1,IO : 22. 25
décembre 1933). 11 se laisse, au contraire, guider par sa sensibilité, son intuition
au hasard de ses lectures. Ces exemples ont montrés que le discours du vécu
va de pair avec le discours sur l'élaboration de la théorie.
1 Le compositeur qui est précédé par le lecteur de son Journal parle de « sauts » dans le temps et fixe lui même la tranche de temps enjambée. Elle varie selon la thématique est peut passer d'un siècle jour pour jour (TI,] :37-38), à vingt ans (TI,] : 67) ou encore un fragment est segmenté (TI,I :203,205,206, 212). Les déplacements dans le temps sont très variables.
12
Méthodologie
La présente étude se propose d'aborder les événements socio
historiques à l'origine de la naissance de l'écrivain, puis d'approcher le
processus psychique lors de la création littéraire et ce qu'il en résulte au niveau
des choix esthétiques. Les références textuelles demandent toutes à être
glosées. La datation est essentielle pour retrouver l'ordre même partiel du
journal chronologique. Le sens de la lecture peut ne pas être linéaire, le
parcours suit différentes figures, en étoile à partir d'un fragment pivot, par
exemple et parfois le compositeur indique au lecteur l'emplacement de la suite
du fragment.
La structure fragmentaire, le bouleversement chronologique de l'œuvre,
sont des éléments perturbateurs de la lecture mais ils libèrent le lecteur et
l'invite à circuler à l'intérieur et à l'extérieur du Temps Immobile. En nous
appuyant sur des récurrences, lexicales, thématiques, temporelles, nous avons
analyser le sens de l'articulation des fragments, des parties et des volumes de
la décalogie. Le but étant de voir comment Claude Mauriac travaille au hasard
de la lecture (choisit, rapproche, articule) des fragments puisés dans son
journal mais aussi ces textes et matériaux externes et hétéroclites.
Aussi, les concepts qui d'emblée se sont imposés sont ceux de la
transtextualité et de la polyphonie. Nous nous sommes essentiellement
appuyée sur la théorie élaborée par Mikhaïl ~akhtine'. Le Temps immobile est
une compilation de textes déjà écrits. Sans prétendre à une analyse exhaustive,
nous avons étudié la diversité des relations internes entre les textes et leurs
références externes dans l'espace clos du Temps Immobile. Ces relations ont
été identifiées d'une part au regard de la gestuelle de l'auteur, le travail
technique de la production désigné par différentes appellations telles que
«transfert de texte)) (Viala), «reprise»', «emprunts»', réinscription du «déjà
' Ces théories élaborées par Mikhail Bakhtine théoricien russe (1 895 -1575) et ont été relayées à partir des années 1960 par Julia Kristeva. La notion d'intertextualité est officialisée par Roland Barthes 2 M Une des formes possibles de I'intertextualité est la reprise, dans une série ou dans un cycle, d'éléments
issus d'ouvrages antérieurs : personnages, actions ... D Yves Reuter, Introduction à l'analyse du roman, éd. Dunod, 1991, p. 130.
13
écrit)), ((intertextualité)) * , ((hypertextualité)) ou enfin ((pratique de seconde
main^^. D'autre part, du point de vue du lecteur et de la théorie de la réception,
nous avons priviligiée la définition de Michaël Riffaterre qui prend acte de la
perception »5 et élabore la distinction entre la «signifiante» et le «sens». Au
regard de la complexité des jeux de textes dans Le Temps Immobile, nous
avons privilégié le terme de «transtextualité» de Gérard Genette6. Dans
Palimpsestes, Gérard Genette a redéfini le champ théorique de la
transtextualité, (p.7) qu'il divise en cinq catégories parmi lesquelles
I'intertextualité proprement dite (« tout ce qui met [le texte] en relation manifeste
ou secrète avec d'autres textes )) (p.8) ou "intertextualité" : "relation de
coprésence entre deux ou plusieurs textes" (p. 7) qu'il distingue de la
métatextualité (« la relation [...] «de commentaire, qui unit un texte à un autre
texte D) (p.11) ou "métatextualité" : "relation, on dit couramment de
'commentaire', qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans
nécessairement le citer (...) C'est par excellence la relation critiquen7 (p. 10).
Ces notions ont déjà été abordées dans Figures Il puis évoquées dans Figures
Ill8. Gérard Genette précise la notion de métarécit :
«Le préfixe méta- connote évidemment ici, comme dans 'métalangage', le passage au second degré : le métarécit est un récit dans le récit, la métadiégèse est I'univers de ce récit second comme la diégèse ( selon un usage maintenant répandu) I'univers du récit premier. (...) Le métalangage est un langage dans lequel on parle d'un autre langage, le métarécit devrait donc être le récit premier, à l'intérieur duquel on en raconte un second. (...) Bien entendu, l'éventuel troisième degré sera un méta-métarécit, avec sa méta-métadiégèse, etc. »'.
1 Roger-Michel Allemand, Le Nouveau Roman, éd. Ellipses, coll. ((Thèmes et études D, p. 30. a Ce sont des emprunts « autotextuels » ou intertextualité « interne » fréquents chez les nouveaux romanciers. ». 2 Julia Kristeva, Sèméiôtiké, Recherchepour une sémanalyse, éd. du Seuil, 1969, p. 146. 3 Gerard Genette, Palimpseste, La Littérature au second degrés, Paris, éd. du Seuil, collec. «Points», 1982, pp. 7-1 1. 4 Antoine Compagnon, La Seconde main, ou le travail de la citation, Le Seuil, 1979, p. 34.
« L'intertexte est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d'autres qui l'ont précédée et suivie. Ces autres œuvres constituent I'intertexte de la première D Michaël Riffaterre, «La trace de I'intertexte », La Pensée, 11'215, octobre 1980. 6 Gérard Genette, Palimpsestes, La Littérature au second degré, Paris, éd. du Seuil, coll. «Points», 1982, pp. 7-11. 7 Les trois autres principales relations transtextuelles sont la ((paratextualité D, 1' « hypertextualité n et 1' «architextualité». 8 Gérard Genette, Figures 111, Paris, Seuil, coll. Goétique)), 1972, p. 239 et note 1. 9 Gérard Genette, Figures 111, Paris : Seuil, 1972, p. 239, note 1.
Quelles sont les modalités d'usage de la transtextualité qui permettent de
construire les perspectives de mise (( en abyme »' ? La formulation de Michaël
Riffaterre souligne les interférences lors de la lecture :
((L'intertextualité est [...] le mécanisme propre à la lecture littéraire. Elle seule, en effet, produit la signifiance, alors que la lecture linéaire, commune aux textes littéraires et non littéraires ne produit que le sens.»*.
La signifiance est une exigence de la compétence du lecteur et de ses attentes
et objectifs vis-à-vis du Temps Immobile. ( lecteur plus ou moins attentif ou à la
recherche d'une information précise sur une personne ( à ce titre l'index est
précieux), sur un événement de l'histoire ou enfin un critique). La transtextualité
est un des fondements de la composition mais également une des méthodes
d'analyse littéraire de Claude Mauriac :
((Quelvezin, jeudi 19 juillet 1973. Un film oui, comme mes romans : bouts que je coupe et colle. Montage de textes, ce a quoi, dans mon amour des citations, se sont toujours réduites mes critiques. II se trouve seulement que ces textes sont de moi. Leur ancienneté me permet de les utiliser comme s'ils étaient d'un autre. .. . )) (TI,I : 116. 19 juillet 1973).
Ou encore
«D'autre part, en tant que critique, j'ai toujours eu un goût immodéré pour la citation. J'adore citer parce qu'on ne peut mieux faire dire à l'auteur ce qu'il a dit, mais aussi parce qu'on peut, en rapprochant diverses citations, lui faire approfondir ce qu'il a dit.^^.
La transtextualité comprenant I'autocitation est l'utilisation de textes
polymorphes, ce qui pose le problème de la classification générique et de la
délimitation de la figure auctoriale. Par ailleurs, la transtextualité crée de
1 André Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, col. « Pléiade », 1948, p. 41. « mise en abyme » terme utilisé pour la première fois par André Gide : « c'est la comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, a en mettre un second. ». 2 Michaël Riffaterre, «La syllepse intertextuelle», Poétique, no 40, novembre 1979. 3 L'entretien avec Mathieu Delmer, ((Claude Mauriac ou 1'Etemel Présent », p. 17, in Le temps immobile, Paris, Grasset, Coll. M Le cercle du Nouveau Livre D, Librairie Jules Tallandier, 1974, pp. 16-1 7.
15
nombreuse figures de polyphonie1, de résonances verbales et non verbales (les
chants d'oiseaux). Au niveau structural, les différentes stratifications de textes
construisent une perspective spéculaire de la figure de l'écrivain. La notion du
((chronotope)) élaborée par Michael Bakhtine a permis de décrire et
comprendre le phénomène psychique représenté à partir de l'interférence de
textes.
Le Pacte de lecture
La place du lecteur est cruciale, pour le compositeur engagé dans la lutte
contre le Temps et ce jeu de face à face authentique avec soi, avec son histoire
et l'Histoire. Pour Philippe Lejeune «Une autobiographie (.. .) est un texte
relationnel : I'auteur demande au lecteur quelque chose, et il propose quelque
chose.. . »3. Quelle est la relation que le compositeur instaure avec le lecteur4 ?
Claude Mauriac note dans la quatrième de couverture de son roman intitulé
L'Oubli :
«L'Oubli est un roman policier où c'est le souvenir qui est pourchassé. Où c'est le lecteur qui est le détective. Un roman policier intellectuel,
1 D'après I'etymologie «multiplicité de voix et de sons D. Utilisé dans le vocabulaire de la musique vocale, le terme désigne « un procédé d'écriture qui consiste à superposer deux ou plusieurs lignes, voix ou parties mélodiquement indépendantes, selon les règles contrapuntiques. (TLFI).-
«NOUS appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par « temps-espace » : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu'elle a été assimilée par la littérature. Ce terne est propre aux mathématiques, il a été introduit et adapté sur la base de la théorie de la relativité d'Einstein. Mais le sens spécial qu'il a reçu nous importe peu. Nous comptons l'introduire dans l'histoire littéraire presque ( mais pas absolument) comme une métaphore. Ce qui compte pour nous, c'est qu'il exprime l'indissolubilité de l'espace et du temps (celui-ci comme quatrième dimension de l'espace). Nous entendrons chronotope comme une catégorie littéraire de la forme et du contenu sans toucher à son rôle dans d'autres sphères de la culture. Dans le chronotope de l'art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. D Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, préf. M. Aucouturier, Gallimard, 1978, p. 237-238.
Philippe Lejeune, «Pour l'autobiographie», in Magazine littéraire, Les écritures du MOI, de l'autobiographie à I'autofiction, n0409, mai 2002, p.22. 4 Nous avons relevé l'intérêt pour le lecteur. Ces deux énoncés actualisés de François Mauriac et Alain Robbe-Grillet traduisent la permanence de cette question et l'attitude critique vis à vis de la relation auteur/ lecteur chez Claude Mauriac. Nous reproduisons ces deux énoncés : pour François Mauriac, à propos du Mystère Frontenac ((c'est exactement notre histoire, l'histoire des Mauriac. Mais j'ai brouillé les cartes D (T1,4 : 38. 24 août 1934). Pour Alain Robbe-Grillet créer: ((c'est donner aux critiques, aux commentateurs, un os à ronger, quelque chose de tout préparé. J'ai commencé par les objets.. . (. . .) Après j'ai choisi l'érotisme ... n (TI,6 : 167. 16 avril 1967). La finalité et l'objectif de l'auteur diffère d'un écrivain à un autre : Il y a dans les deux cas une part de jeu engagé avec le lecteur.
16
satisfaisant pour l'esprit qui s'y distrait dans l'exercice même de sa vigilance.))'.
Il définit un autre mode de lecture, une nouvelle figure du lecteur, celle du
détective. Le pacte est une mise à l'épreuve des compétences et performances
du lecteur mais également au regard de «secret» censé être contenu dans Le
Temps Immobile mais non livré, voire même inaccessible au lecteur. Au regard
de la relation compositeur lecteur quel est le sens de la révélation de cet objet
existant mais insaisissable ?
A l'instar de Claude Mauriac, notre objectif principal est de tenter
d'«éclairer d'une certaine manière l'obscure vie de l'esprit)) précisément dans
l'effort de création littéraire. (T1,I : 84-85. 18 février 1943) autrement dit
"commenter, avec des textes datés, toujours, la gestation, la composition et le
sens" de l'œuvre (T1,6: 374. 25 mai 1980) afin éventuellement d'ouvrir «un
passage dans la nuit au fond de laquelle est encore cachée l'œuvre à venir.))
(TI, 6: 376. 6 décembre 1961). Nous proposons donc de mener en parallèle la
reconstitution de l'ontogenèse d'une œuvre et d'un écrivain sans omettre la
dimension de «l'indicible», «l'insaisissable».
La reconstitution du processus de la création littéraire passe par
l'identification du thème développé, la description de sa composition et la
compréhension du sens de celle-ci. Dans «le premier livre)), l'exposition de
plans brefs forment les premiers jalons d'une multitude de programmes. II a
donc fallu désenchevêtrer ces premiers plans les uns des autres pour les
réorganiser selon des axes thématiques précis. L'expression du «plus lointain
moi» désigne la tension vers I'origine. La première partie, orientée vers l'histoire
du sujet répertorie les figures de ses "lointain(s) moi(s)" identifiées comme
origine de la création littéraire. Le brassage de textes qui a pour rôle de susciter
la ((souvenance de l'origine»* déploie et démultiplie les figures de la naissance.
L'inévitable question de la relation filiale renvoie à I'origine biologique.
1 Claude Mauriac, L 'Oubli, Pans, Grasset, 1966.
2 Nous empruntons ces termes à Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Pans, Le Seuil, 1979, p. 34. «Toute pratique du texte est toujours citation, et c'est pourquoi, de la citation, aucune définition n'est possible. Elle appartient à l'origine, elle est souvenance de l'origine ; . . . D.
17
Comment la relation au père François Mauriac est déterminante pour dire la
naissance biologique, susciter l'émergence de l'écrivain et éclairer la nécessité
et l'enjeu de l'effort littéraire. C'est ainsi que nous avons suivi la composition de
la thématique de la naissance puis l'évolution du sujet, lors des premiers temps
de son activité scripturaire et du travail littéraire effectué initialement au regard
de la relation filiale. Une deuxième partie est centrée sur l'origine du Journal à
partir du pacte de l'écriture régulière énoncé dans le Journal du grand-père
Jean-Paul Mauriac, puis celui de Claude Mauriac qui nous plonge dans le
temps de l'adolescence. L'approche socio-critique du Journal a permis de
confronter l'interrogation narcissique et I'expérience du deuil dans ce
mouvement d'expression de soi. Par ailleurs, le métatexte permet de décrire la
relation diachronique du sujet au Journal. Compagnon de toute une vie, le sens
et les enjeux du Journal se précisent au fur et à mesure de la pratique
scripturaire. Avec la troisième partie, nous basculons de l'histoire vers l'Histoire
avec la question du déterminisme des événements traversés dans l'orientation
du sujet vers le choix de la littérature et permettre un nouvel éclairage du temps
car «. . . le «temps», c'est la forme timide, étouffée, de l'Histoire, pour autant que
nous n'en comprenions pas le sens)). (TI'I: 67). 11 semble que les conditions
familiales et sociales, le travail littéraire et la réflexion philosophique interfèrent
certes dans l'acquisition d'une compétence littéraire mais ne déterminent pas
de façon irréversible le choix de la littérature. II fallait également tenir compte
des références abondantes à l'époque de l'entre deux guerre puis celles de
l'Occupation et enfin de la Libération. En outre, la représentation des
événements tels que la crise sociale en 1936, I'expérience de l'armée en 1937
et en 1939, la montée du fascisme à laquelle il assiste à partir de 1938 puis son
histoire recomposée dans Paris sous l'Occupation et enfin son engagement en
tant que secrétaire particulier du Général de Gaulle dès la Libération occupe
une place centrale dans le Temps immobile. Qu'est-il signifier à travers les
portraits en l'occurrence de ceux de Gaston Bergery, André Chamson et du
Général de Gaulle et du discours rapporté de chacun? De plus, alors qu'il aurait
pu intégrer le gouvernement après la Libération, comment et pourquoi «ses
rencontres essentielles)), son expérience aux côtés de ces hommes politiques
vont le déterminer dans le choix définitif de l'activité littéraire, la vie de l'esprit?
C'est ainsi que la cinquième partie de notre travail est l'exploration de
l'univers psychique de la création littéraire. D'abord, la reconstitution de
l'aventure psychique ne peut faire abstraction du temps de la relecture de ses
anciens Journaux. La description du retour lectoral permet de remonter à
l'origine du Temps immobile et de décrire la série des mouvements psychiques
qui découlent de ce faire. Ensuite, la question de savoir «Dans quelles
conditions naît et se prend la décision de commencer tel roman précis?»' (TI,l:
141. 29 janvier 1962) apparaît dans toute sa complexité. L'approche
archétypale nous a permis de décrire le retour vers «la cellule originelle» (T1,l:
141) et de comprendre ce qui provoque l'«illumination» (T1,6 : 354. 1980). Enfin,
lors de l'entretien avec Mathieu Delme?, Claude Mauriac affirme lui-même à
propos du Temps immobile:
((L'essentiel du livre est là : dans sa composition, qui est pour moi le plaisir de la création romanesque par excellence. Au-delà de l'anecdote, qui peut retenir le lecteur au premier niveau de sa lecture, il y a le phénomène de l'agencement de cette matière première qui, finalement, constitue l'esthétique du roman.»
et du Temps immobile. Or, sachant qu'il s'agit de la reconstitution consciente du
compositeur mais que
((certains de ces rapprochements de textes, pour moi les plus émouvants, les plus signifiants, n'ont pas été voulus. J'en ai à mesure la surprise. A partir d'un certain point, le livre s'organise seul.» (TI,l : 172. 20 juillet 1973).
1 Cette question est posée alors qu'il a déjà publié trois romans de la série désignée par l'intitulé générique Le Dialogue intérieur. « Paris, 24, quai de Béthune, dimanche 29 janvier 1962. Je songe, depuis des mois, au quatrième roman possible. Lundi dernier, 22 janvier, je disais à Megève, à Marie-Claude : - Dans quelles conditions naît et se prend la décision de commencer tel roman précis ? Par exemple, quand ai-je vraiment décidé de commencer La Marquise sortit à cinq heures? Je n'en ai aucun souvenu.. . [. . .] Et dans le train me vint une idée de roman qui s'imposa, se précisa, exigeant a maintes reprises dans la nuit que, sur ma couchette supérieure, je rallume pour prendre les notes que j'ai là sur le prière d'insérer du livre que je lisais alors, le tome IV de la Correspondance de Dostoïvsky. Huit jours après, je suis moins sûr de mon projet, mais comme il s'agit peut-être de la cellule originelle d'où naîtra mon quatrième roman, je ne crois pas inutile de lui consacrer ce Journal. [.. . ] D (TI,] :141).
«Claude Mauriac ou 1'Eternel Présent)), p. 17, in Le Temps immobile, Ed : Le cercle du Nouveau Livre, Librairie Jules Tallandier, Grasset, 1974.
19
nous avons décrit le travail littéraire. Comment s'effectue l'élaboration de
I'œuvre ? Que donne à voir le compositeur par l'exposition de l'atelier du
romancier à I'œuvre ? Selon le compositeur «Ce n'est pas le héros qui importe,
c'est le romancier. Mais ici héros et auteur du roman, une fois encore, ne font
qu'un.)) (TI,I : 422. 24 octobre 1968). Aussi nous aurons à décrire les différents
mouvements physiques et psychiques de I'auteur qui caractérisent l'effort
littéraire, en l'occurrence le transfert de la matière textuelle d'un espace vers un
autre.
Au regard de l'intensité et de la persistance du désir de reconnaissance
chez notre auted, le temps de la réception littéraire est capital. L'objet de cette
dernière partie repose principalement mais non exclusivement sur une
approche socio-poétique du sixième tome Le Rire des pères dans les yeux des
enfants. II s'agira de montrer la complexité de la ((délivrance)) de I'œuvre, puis
les différentes formes de la communication littéraire qui suivent la publication et
l'impact des réactions du destinataire sur l'auteur. Tout d'abord quel a été
l'accueil réservé à I'œuvre du nouveau romancier Claude Mauriac ? Nous
analyserons l'évolution de l'accueil en fonction de l'espace et du temps puis la
place de Claude Mauriac au sein du Nouveau Roman. Si Claude Mauriac a été
méconnu en tant que nouveau romancier, il conquiert un public de lecteur avec
le Temps Immobile. Nous terminerons donc ce travail par l'analyse de
l'évolution du désir de reconnaissance et de ses enjeux. Ce qui nous permettra
de reconstituer dans sa diachronie le sens de I'œuvre pour Claude Mauriac.
PREMIERE PARTIE
ORIGINES ET INDENTITES
I Conversation avec Michel Foucault. (T1,7: 194-1 98.30 novembre 1976). 2 1
chapitrel. Identité biologique
Le «plus lointain moi»
Selon Philippe Lejeune ((l'objet dernier de toute quête autobiographique est
l'impossible recherche de la naissance))'. Cette définition introduit la question de
l'origine ontologique, indique sa place dans le récit autobiographique le moment
ultime de la reconstitution et caractérise l'objet de la quête par son inaccessibilité.
Pour Claude Mauriac, il s'agit d'identifier non pas un événement singulatif mais de
tendre vers le «plus lointain moi» (TI,1 : 96. 10 juin 1963). Ce n'est pas le
\'inaccessibilité mais l'identité de ce «moi» qui est problématique.
Le repérage des entrées afférentes à la quête du « plus lointain moi » est
rendu difficile par l'éparpillement des fragments épars dans l'ensemble des dix
volumes et entremêlées à d'autres thématiques. Le «plus lointain moi» est à la fois
le motif fondateur de la singularité du sujet Claude Mauriac et la composante
thématique avec laquelle le compositeur déclenche la dynamique du Temps
Immobile. La quête du «plus lointain moi» se ramifie en plusieurs figures autour du
topos de la naissance : biologique, narrative, thématique avec la naissance du
sentiment amoureux, du langage infantile, et de la conscience politique2. Cette
question du «plus lointain moi» revêt donc un intérêt particulier dans la mesure où
elle permet d'aborder différentes figures du commencement et de voir comment
1 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, nouv. éd., 1996, coll. ((Points Essais », p. 201. ' Dans les trois premiers tomes du Temps immobiie, il décrit son parcours politique, des années 30 jusqu'au années 70; c'est-à-dire des ((années de Croix de Feu » vers «mon lent, inéluctable, douloureux, joyeux passage du gaullisme à un certain gauchisme.)). (TI, 2 : 274. 30 janvier 1975).
22
s'effectue leur recherche d'un point de vue littéraire. Les observations du sujet puis
les notations du scripteur dans le Journal puis l'analyse et critiques des
phénomènes observés assimilent le travail de Claude Mauriac à celui d'un
scientifique. Le repérage et la réorganisation chronologique des figures de la
naissance sont nécessaires. Néanmoins, elles doivent être interprétées au regard
de la composition, de leur articulation et de leur place dans l'ensemble du Temps
Immobile. Avec la réactualisation du métatexte, Claude Mauriac guide, informe et
fait participer le lecteur à la composition du Temps Immobile. Dans ce qui suit c'est
la représentation de la naissance biologique qui a été privilégiée. Quels sont les
matériaux utilisés ? Quelles en sont les différentes étapes et l'aboutissement
éventuel de cette quête du plus lointain moi? Qu'en résulte-t-il dans l'économie
de la composition?
« Le temps où nous vivions déjà sans pourtant être nés encore »'
L'auteur dispose d'un matériau protéiforme, son propre journal, ses plus
anciens écrits, qui ont précédé celui-ci et de multiples textes externes relevés
ultérieurement. Parmi ceux-ci, manuscrits conservés lui ont été remis, en
particulier, par les membres de la famille Mauriac. Sa fonction de destinataire est
liée à sa place d'aîné au sein de la fratrie. En 1932, sa responsabilité au regard
des «lettres et (des) manuscrits)) est instituée par testament paternel (Tl& 42. 31
août 1932). Le 3 novembre 1959, son père le «nomme archiviste de la famille))
(TI,l: 539), le lendemain il lui confie sa correspondance.
((Malagar, mercredi 4 novembre 1959. Tandis qu'il (François Mauriac) lit, ici et là, quelques lignes, je note hâtivement (ne sachant pas encore qu'il me confiera cette correspondance
' «J7ai la confuse certitude que beaucoup de nos hantises et certains des secrets auxquels nous tenons d'autant plus que nous ne les avons nous-mêmes pas élucidés en en espérant toujours d'inespérables déchiffrements, viennent de ce temps où nous vivions déjà sans pourtant être nés encore. » (TI,2 : 424. 19 novembre 1954).
23
((puisque je t'ai nommé archiviste de la famille)), me permettant de surcroît d'emporter tous les papiers que je veux) : D (TI,l: 539-540)
Claude Mauriac est le dépositaire officiel de documents constitutifs de la mémoire
de la famille Mauriac. Antérieurement au projet autobiographique, il dispose de
«ces renseignements» prélevés aussi bien «dans le registre vert au dos et au coin
du parchemin : Domaine de Malagare, que dans divers vieux papiers que j'ai
recueillis,)) (TI,? : 539. 3 novembre 1959) ou encore dans «ces archives)) (TI,1 :
539. 4 novembre 1959), que sont les lettres de son père. Selon Paul Ricoeur,
l'ensemble des ((documents conservés»' et «tout ce qui peut renseigner un
chercheur, dont l'enquête est orientée par un choix raisonné de questions, vaut
document2.». Cette année 1959, la place de Claude Mauriac se précise. Cette
nomination lui confère une responsabilité au sein de la famille Mauriac,
précisément au regard de la postérité. II a acquis le statut d'auteur; outre ces
essais romanesques, il a publié les deux premiers romans de ce qui constituera la
tétralogie Dialogue intérieur. Enfin, après une brève interruption, la reprise de
l'écriture diariste est justifiée par la nécessité de témoigner de la vie de François
~ a u r i a c ~ et de tenir le registre de l'évolution de l'idée pressentie du Temps
(( Paris, samedi 30 juin 1973. II m'a été possible de remonter plus loin encore dans le temps et de retrouver, à la date du 26 juin 1957, une première conception - la conception, peut-être - du Temps immobile :
. .. Depuis que j'ai conçu, hier, ce projet, à treize heures quarante-cinq, devant la tour Saint-Jacques.. . (Jeudi 27 juin 1957)
Non plus seulement le jour, mais l'heure ... L'eau du temps, entre les doigts.. . D (TI,l: 91).
1 Paul Ricoeur, Temps et récit, tome III : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, coll. « Essais D, p. 213. Paul Ricoeur, op. cit., p. 214. De très nombreux fragments se rapportent à François Mauriac et explicitent l'enjeu de témoin du père de son
vivant. (TI, 1 : 222-227 ou encore 299). 4 L'analyse de la reconstitution de l'histoire du l'idée du Temps Immobile sera analysée dans la dernière partie en lien avec l'avènement intérieure du Temps Immobile.
24
C'est dans le cadre de cette œuvre qu'il envisage, selon des modalités encore
imprécises, l'utilisation de ces documents. La valeur de ces documents conservés
est fonction de leur devenir dans le temps et du projet du Temps immobile. C'est
ainsi que grâce à cette fonction et à ces documents qu'il va pouvoir mener sa
quête du ((plus lointain moi»
La référence au temps prénatal oriente la lecture et la recherche d'indices
vers des textes antérieurs à 1914, date de naissance de Claude Mauriac. Dès
l'âge de huit ans, Claude Mauriac a produit des récits de vie menée à la première
personne. II s'agissait de raconter en l'occurrence sa vie à Paris, ses jeux avec son
cousin Bertrand Gay-Lussac dans la ((maison rose)) de Vémars, ses études à
Montmélian. Si l'on s'en tient aux écrits les plus anciens actualisés dans Le Temps
immobile, son existence en tant que narrateur hétérodiègétique remonte à 1922.
(T1,l :142). Or d'autres types de textes réfèrent à son existence avant sa
naissance puis au cours des jours qui ont suivis cet événement. II s'agit des
Lettres et d'un Journal de bébé écrits par François Mauriac. Ces textes de deux
genres distincts ; l'épistolaire et le journal, expriment tous deux une communication
privée, intime. Dans le sens de la lecture du Temps immobile, il est d'abord fait
référence aux Lettres dans le premier tome du Temps immobile (1974), puis des
extraits du Journal de bébé sont présentés dans le deuxième tome : Les espaces
imaginaires (1975). Ils déterminent deux temps distincts de l'existence de Claude
Mauriac. Les Lettres renvoient au temps de son histoire prénatale, ce qu'il a
nommé sa ((préhistoire)), tandis que le Journal de bébé, tenu par François Mauriac,
rapporte les premiers jours de vie, de l'histoire de Claude Mauriac.
Par l'utilisation de ces documents, la figure du compositeur se précise face
au destinateur principal et initial qu'est François Mauriac. Ce dernier adresse
explicitement les Lettres à sa mère, Claire Marguerite Coiffard, pour lui faire part
de sa première expérience de la paternité. Le Journal de bébé est implicitement
destiné à Claude Mauriac qui est simultanément la personne concernée par le récit
25
25
et le destinataire. L'évolution dans ce schéma de la communication écrite dessine
l'évolution de Claude Mauriac du statut de référent à celui de destinataire. Cette
modification se poursuit à partir du moment où il devient le principal dépositaire de
ces documents. D'ultime et principal destinataire de ces «Lettres» -bien qu'elles ne
lui soient pas explicitement et initialement destinées-, il investit le rôle de
destinateur lorsqu'il envisage de les intégrer à son œuvre. II détermine François
Mauriac dans le rôle de témoin de son «plus lointain moi». La réactualisation des
«Lettres» atteste du témoignage et du témoin unique de son existence et de sa
compétence à se relier au temps de sa vie inconsciente. Quelle est la place et
l'utilisation des «Lettres» et du Journal de bébé dans la composition?
Les Lettres
Les «Lettres» de François Mauriac remarquable par leur récurrence semble
être le moyen privilégié pour mener la quête. L'échange épistolaire entre François
Mauriac installé depuis peu à Paris et sa mère' qui vit à Bordeaux informe sur le
temps de la proche naissance de Claude Mauriac. L'épistolaire est le support de
ces rétrospectives dans le temps de l'histoire de la famille Mauriac.
((Paris, lundi 10 juin 1963. (...) Autres descentes dans le fond de mes âges, hier en fin de journée, lors de notre passage dominical avenue Théophile-Gautier (où Pierre Brisson fait à mon père sa visite rituelle du dimanche) : maman me donne les vieilles lettres qu'elles m'avait annoncées. La plus ancienne (mise à part celle de bonne-maman, une semaine avant ma naissance) est datée du 25 novembre 1916, adressée à maman et signée depuis Paris par Hélène (...) lettre bien tournée, gentiment écrite où je ne retrouve qu'une trace ineffacée de mon moi d'alors ( et des quelques années qui suivirent) [...]
' Claire Marguerite Coiffard Mauriac, née le 4 novembre 1853 à Bordeaux, décède le 24 juin 1929 à Lanton en Gironde.
26
J'avais commencé ce Journal pour piéger à l'aide de ces vieilles lettres mon plus lointain passé. Mais l'inanité de cette recherche me stérilise et je l'abandonne avant qu'elle ait abouti.» (TI,1: 95-96. 10 juin 1963).
La valeur de ces ((vieilles lettres)) réside dans le fait qu'elles renferment en
elles «une trace ineffacée de mon moi d'alors)). «ces traces)) ont été produites «en
dehors de toute intention de faire signe et en dehors de tout projet dont elles
seraient la visée))'. Ces ((lettres- traces)) se dégagent de l'oubli et leur valeur
découle de leur usage dans le processus de la quête de : «mon plus lointain
passé.)). Par leur existence même, leur contenu, la datation, elles constituent ce
lien avec le temps de la vie prénatale impossible à concevoir par le sujet. La
correspondance rétablit le lien rompu par la distance temporelle, avec cette forme
d'existence. Le contenu du récit de la vie prénatale est conjoint au présent du
temps de la recherche. En réactualisant «ces vieilles lettres)) dans Le Temps
immobile, le compositeur produit la résonance simultanée de deux voix disjointes
par le temps.
Grâce à la datation de ces documents, Claude Mauriac relie les deux
temporalités du père et du fils et inscrit le commencement de sa vie dans la
continuité de l'histoire de son père. L'expression du projet de cette quête coïncide
avec le commencement de l'œuvre du Temps Immobile dans lequel le topos du
commencement est diversement figuré. Outre celui de l'expérience de la paternité
avec la naissance de Claude Mauriac, le contenu de ces lettres datées de 191 2 et
1913, décrivent le parcours de vie de François Mauriac, en pleine mutation. Arrivé
à Paris en 1907 pour préparer l'École des Chartes, ce dernier entame avec la
publication des Mains jointes en 191 0, une carrière littéraire remarquée,
notamment par Barrès. En juin 1913, il épouse Jeanne Lafon rencontrée le 6 juillet
1912. Les extraits choisis supposent par la date «[fin 19121 et [début 19131 la
rencontre déjà effectuée. Le mariage a lieu un an plus tard, le 3 juin 1913. Le
1 Paul Ricoeur, Temps et récit, tome I I I : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, coll. (( Essais D, p. 227 27
couple Mauriac-Lafon séjourne à Saint-Symphorien, puis s'installe dans
l'appartement, rue de la Pompe. C'est à Paris, en 1914 que naît, au
commencement de leur vie conjugale, leur premier fils Claude Mauriac. La
réactualisation de cette correspondance atteste du commencement de la
communication filiale avant la naissance de Claude ~auriac' qui se poursuit dans
l'ensemble du Temps immobile. La communication filiale constitue le sujet
dominant dans La Terrasse de Malagar (Tome IV), Le rire des pères dans les yeux
des enfants (Tome VI), et enfin Mauriac et fils (Tome lx). Durant toute sa vie
Claude Mauriac a manifesté un intérêt et une présence quasi exclusifs à son père'.
II en est conscient (T1,4 : 39) ainsi que son entourage, en l'occurrence sa femme
Marie-Claude Mante Proust dont il transcrit le discours : «En somme ce fut ton
grand amour.)) (TI,l : 500. 14 août 1973).
Par ailleurs, avec la correspondance entre François Mauriac et Marcel
Proust, Claude Mauriac insiste sur son insertion dans le temps de l'histoire
littéraire. Cet échange épistolaire est pour Claude Mauriac la justification à priori de
son choix dans la voie de la littérature. La visée essentiellement communicative
établit le lien à travers le dialogue qui est pour Claude Mauriac, à la fois le signe
du «Temps immobile (et) du Temps retrouvé. Du le' mars 1921 arrive jusqu'à moi,
par cette lettre, la voix de mon père s'adressant à Marcel Proust)) (TI,l: 374. 10
décembre 1965). Le compositeur réactualise l'échange entre ces deux voix
rendues vivantes par la prédominance de la fonction conative et référentielle dans
le discours épistolaire. II s'immerge dans ce temps où ((Marcel Proust était vivant,
mon père était jeune, le temps n'était pas mort.)) (Ti,l :375. 10 décembre 1965).
Grâce à l'existence de ces lettres préservées et retrouvées, Claude Mauriac
rétablit «une certaine continuité familiale, intime, (qui) n'avait pas rompue.)) (TI,l:
' La correspondance intervient pour marquer le lien, le dialogue entre le père et le fils. Elle n'est pas spécifique à la composition du Temps immobile. On retrouve l'utilisation des lettres dans son roman L 'E~ernité parfois, Paris, Pierre Belfond, 1978, chap III, p. 21 2.
377-378. 29 mai 1972). La valeur de ces lettres apparaît avec le temps qui leur
confère un sens mystérieux. En 1951, le mariage de Claude Mauriac avec Marie-
Claude Mantes Proust le place d'emblée et directement dans la lignée de Marcel
Proust. Les déterminations de l'histoire individuelle semblent se tisser en
contrepoint de ce tissu de relations, de communications privées, intimes qui ne
révèlent leur signification qu'avec le passage du temps. En ce sens, cette relation
établit en 1921 entre les deux écrivains est scellée par le mariage de Claude
Mauriac et par et dans son œuvre où elle culmine comme en témoigne ce
fragment :
(( Goupillières, samedi 29 mai 1977. Essayant de faire ma sieste, dans ce salon, tout à l'heure, j'ai pensé, comme chaque fois où j'y suis couché, que ce divan, donné par Suzy, et transformé, recouvert par ses soins, est le lit où est morte, et où j'ai vu morte, Mme Robert Proust, Mamy, la grand-mère de Marie-Claude, la mère de Suzy, la belle-sœur de Marcel Proust, l'arrière-grand-mère de mes enfants,- dont la trisaïeule, de l'autre côté, (( du côté de chez Proust D, - et cela m'a toujours fait rêver -, et à jamais la mère de Marcel Proust, dont la mère elle-même joue aussi dans A la recherche du temps perdu un beau et grand rôle. Gérard était à peine né que, lui dédiant ainsi qu'à sa mère et à sa grand-mère mon Marcel Proust par lui-même ( à Suzy (( ma nièce en qui je me plais à penser qu'un peu de maman et de papa subsiste2 »), je le reliais à ce grand passé littéraire, auquel l'étais uni par le cœur et l'esprit, avec lui par le sang, ce dont je n'ai cessé de m'étonner, ce dont je n'ai cessé de l'envier, cette émotion-là, où il entre peut-être aussi du snobisme, mais justifié, légitime, m'aidant à comprendre l'importance accordée à leurs a ancêtres D par ceux qui en ont. On me voit dans cette autre page de ce Journal, datée du 21 janvier 1952, dormir dans la pièce où étaient posés à même le sol, dans un coin, en un tas impressionnant, tous les manuscrits de la Recherche, tels exactement que Marcel Proust les avait laissés - et qu'ils ne sont plus depuis qu'ils se trouvent à la bibliothèque nationale, reliés, conservés, embaumés, dans de grands cahiers. Appartenant à la seule histoire littéraire, alors que dans la
' Nous tenterons ultérieurement de cerner les raisons de cet intérêt exclusif. Cet amour filial est l'expression d'une tension vers le surnaturel, que la présence de François Mauriac rend plus sensible a Claude Mauriac. (T1,6 : 414. 13 mai 1974).
Cette dédicace est réactualisée également en dédicace en ces termes : «à Suzy ((cette enfant où j'aime à penser que peut-être un peu de Maman et de Papa subsiste » (Marcel Proust) D, in Claude Mauriac, Proust, Paris, Le Seuil, col. «écrivains de toujours », 1953.
chambre de Marcel Proust à la mienne, une certaine continuité familiale, intime, n'avait pas été rompue. Qu'ils étaient plus proches - et pas seulement dans le temps -de Marcel Proust, dans notre chambre, qu'ils ne le sont de lui aujourd'hui, malgré le culte qui leur est rendu. Je m'interroge sur cette page, un peu ridicule. Je vois ce dont inconsciemment il s'agissait pour moi : de ramasser ici ( dans ce Journal) quelques miettes de cette œuvre gigantesque (donc d'essayer, follement, de faire profiter Le Temps immobile du Temps perdu et du Temps retrouvé ); de tenter de mettre directement en communication, non plus littérairement, mais charnellement (la chair de mes enfants) avec un écrivain admiré entre tous. » (TI,l :377-378. 29 mai 1972).
A partir de la correspondance de François Mauriac, Claude Mauriac
remonte le temps et reconstitue le lien, invisible jusque là, avec Marcel Proust «un
écrivain admiré entre tous». L'un des plus grands écrivains français du XX siècle
est intégré dans la généalogie des Mauriac à l'image de cette insertion référence
dans le Temps Immobile. Cet événement a d'autant plus d'intérêt que Claude
Mauriac en est le principal acteur par son mariage et par son œuvre. La relation
initiale épistolaire, s'approfondit avec l'union charnelle concrétisée par l'enfant
Gérard «je le reliais à ce grand passé littéraire, auquel j'étais uni par le cœur et
l'esprit, avec lui par le sang, ... ». Outre l'étude consacrée à Marcel ~roust ' , la
filiation littéraire est concrétisée avec I'itérativité la scène du dormeur. Stimulé par
la présence des manuscrits de Marcel Proust dans sa chambre, Claude Mauriac
réincarne cette scène d'ouverture de La Recherche du temps perdu :
((Essayant de faire ma sieste, dans ce salon, tout à l'heure, j'ai pensé, comme chaque fois où j'y suis couché, que ce divan, donné par Suzy, et transformé, recouvert par ses soins, est le lit où est morte, et où j'ai vu morte, Mme Robert Proust, Mamy, la grand-mère de Marie-Claude, la mère de Suzy, la belle-sœur de Marcel Proust, l'arrière-grand-mère de mes enfants.. . D.
Dans ce voyage dans le temps, les noms constituent les chaînons reliant
différentes générations subsumées par le compositeur. II réactualise doublement la
' Claude Mauriac, Proust, Paris, Le SeuiI, col. «écrivains de toujours », 1953. 30
scène proustienne de la recherche du sommeil et de l'écriture, par la référence à
l'œuvre de Marcel ~roust ' et à son journal où on le voit, dans un seul espace
scripturaire, traverser les années 1977, 1952 et 1972. L'échange épistolaire place
François Mauriac à la charnière de deux temps, temps vécu et temps recherché et
permet à Claude Mauriac d'informer sa vie et son œuvre.
Une quête différée
L'écart temporel entre l'acquisition des Lettres et leur utilisation laisse
supposer une divergence entre la démarche de l'archiviste et la subjectivité du
compositeur. Le savoir acquis par la possession, la lecture des «Lettres» ne
conduit pas systématiquement à la saisie du «moi». Malgré la valeur des
documents, la lecture de ceux-ci suscite un sentiment de vide, « d'inanité », de
« stérilité ». Le discours épistolaire ne dévoile pas le moi recherché, en
l'occurrence « le plus lointain moi». Celui-ci ne peut être appréhendé directement
mais nécessite la mise en place de stratégies telle que la «ruse».
L'effort de lecture ne suffit pas à l'aboutissement de la quête. Au plan
actantiel, ces documents tiennent les rôles d'adjuvants pour ((piéger à l'aide de ces
vieilles lettres mon plus lointain passé. Mais l'inanité de cette recherche me
stérilise et je l'abandonne avant qu'elle ait abouti)) (TI,1 :95-96. 10 juin 1963). Quel
est le parcours de cette recherche qui apparaît d'emblée comme l'affrontement du
sujet, d'une part avec le discours épistolaire et, d'autre part, avec ce sentiment
d'«inanité» qui caractérise I'idée même de cette recherche?
Au niveau de la composition, l'idée de rechercher son ((plus lointain moi»
est transcrite dans son journal de 1963, date à laquelle il entre en possession des
lettres mais elles ne seront pas utilisées lors de la composition en 1973 alors que
la recherche de son «plus ancien écrit» est amorcée et menée à bien. Néanmoins,
I La citation «ma nièce en qui je me plais à penser qu'un peu de maman et de papa subsiste » suppose la
3 1
3 1
le projet d'utiliser les Lettres est énoncé et actualisé dans le premier chapitre «La
Croix du sud», du premier volume du Temps immobile au niveau des pages 95-96.
A ce niveau, la composition du premier tome est bientôt achevée. Or, l'utilisation
de ces lettres n'a pas été rejetée mais différée. Ce n'est qu'en 1987, que l'auteur
insère ces lettres dans le dernier et dixième tome du Temps immobile, Oncle
Marcel (1 988), plus précisément en 1987, dans le deuxième chapitre "La traversée
de Paris et du temps". Le compositeur présente quelques extraits de la
correspondance de François Mauriac et de sa mère dont le contenu renvoie au
temps prénatal puis à la naissance (T1,lO :lZ6-IZg). L'organisation chronologique
la réalisation du parcours de la recherche de «son plus lointain moi» :
1963- 11 entre en possession des lettres et transcrit I'idée de la recherche de «son
plus lointain moi» dans son Journal de cette année.
1973-Cette entrée est reproduite dans la "Croix du Sud", Chapitre1 du premier
tome du Temps immobile.
1987 - Certains passages des lettres sont choisis dans I'idée énoncée en 1963 et
présentés dans le dixième tome du Temps immobile : Oncle Marcel (1 988).
Si en 1963 il énonce I'idée de la quête, ce n'est que dix ans après, en 1973,
qu'il envisage de l'intégrer à la composition du Temps Immobile. Vingt-quatre ans
plus tard, en 1987, il réalise la composition. Le temps de I'énonciation de I'idée ne
coïncide pas avec celui de sa réalisation. Dans ce cas précis, la transcription de la
pensée volitive peut être identifiée à un acte non pas réel mais virtuel. Comment
se présente cette discordance entre le temps de I'énonciation et de la réalisation,
du dire et du faire?
lecture de l'œuvre au moment de l'écriture du fragment du journal. 32
En réactualisant ces lettres, Claude Mauriac se saisit à la fois de son
histoire et de sa apréhistoire»'. Parallèlement à la reconstitution de la recherche
de son plus lointain moi >), se dessine, en contrepoint, le passage de l'expression
de I'idée (1963) à sa réalisation (1987). Ce sursis est significatif d'une démarche
qui nécessite non seulement la volonté intellectuelle, mais aussi une capacité
psychologique. (( ... cette recherche me stérilise. .. >> (TISI : 95-96. I O juin 1963).
Claude Mauriac possède les documents nécessaires, le projet à réaliser est bien
défini mais il est systématiquement reporté. Affronter son passé2, partir à la
découverte de son moi n'est possible que lorsque la distanciation s'est établie
entre Claude Mauriac-lecteur et son propre texte'. La scission intérieure rend
possible la réalisation de l'œuvre. C'est le parcours que dessine l'histoire de I'idée
que nous allons essayer de décrire.
Le Temps Immobile ne donne pas la ou les réponses quant à la quête
posée. Lire et interpréter ne suffisent pas à rendre compte du sens de celle-ci.
L'analyse nécessite un effort qui consiste à repérer les fragments, les réorganiser
selon la chronologie puis les resituer dans la composition. Le sens est également
inhérent à leur organisation spatiale par rapport aux fragments mitoyens, à
l'ensemble de la composition du chapitre, du volume etlou de l'ensemble du
Temps Immobile. Ce type de lecture consiste en un double mouvement
d'extraction et de réinsertion. Dans ce jeu de déconstruction reconstruction, le
désordre apparent est semble-t-il tout aussi significatif que l'ordre chronologique, il
est un choix délibéré du compositeur pour mettre à l'épreuve la mémoire et la
vigilance du lecteur. La pertinence du classement chronologique effectué permet
de recomposer le parcours et d'évaluer la durée de la composition qui est de 14
ans (1 974-1 988). L'organisation typographique du Temps immobile en volumes et
1 Ce terme de ((préhistoire)) est employé de façon précise pour déterminer l'époque qui a précédé son éveil intellectuel.
La lecture est l'étape au cours de laquelle la confrontation avec le passé donne lieu à l'expression de diverses figures que prend cette confrontation et de ses effets sur le lecteur. La progression de ce face à face avec soi au travers de ses textes sera étudiée dans le chapitre intitulé «Le retour lectorab.
en chapitres est totalement arbitraire, elle semble correspondre à une nécessité
purement pratique. La représentation du parcours de l'idée conduit obligatoirement
le lecteur à la recherche des références éparpillées à travers la décalogie du
Temps Immobile, considérée comme un seul volume. Pour représenter son plus
((lointain moi)), en l'occurrence prénatal à travers la voix de son père, c'est la
composition éclatée et cyclique qui a été plus ou moins volontairement privilégiée
par Claude Mauriac.
Le journal de Bébé
Contrairement aux Lettres, le Journal de Bébé contribue intentionnellement,
à réaliser la quête et à figer par l'écrit, le temps de la naissance. Le Journal de
Bébé lui a été remis par sa mère2, neuf ans avant les Lettres.
Vendredi 19 novembre 1954. (...) Maman m'avait apporté de vieux papiers qu'elle avaient trouvés : des lettres que je lui avait écrites de Vémars vers 1923, (...). Elle me fit également cadeau du Journal de Bébé, commencé, mais hélas non continué par mon père au moment de ma naissance. (...) J'y lis ceci, dont j'ai dû avoir souvent connaissance, mais que j'avais oublié. « On a attendu Bébé dans un petit appartement d'une grande maison moderne, rue de la Pompe à Paris. Sa maman, pendant tout ce temps, a joué beaucoup de Schumann devant la fenêtre ouverte ... » (T1,2 : 424)
Distingué «des vieux papiers)), le ((Journal de Bébé» réfère au ((moment de
ma naissance)). Tout comme pour les Lettres l'ordre temporel et l'objectif de fixer
l'instant dominent dans le Journal. L'absence de l'identité entre l'auteur, narrateur,
et personnage, principale caractéristique du journal, le récit de vie
hétérodiègétique porte à croire qu'il s'agit non d'un journal mais de l'ébauche d'une
biographie. Dans la composition, le récit de François Mauriac constitue une
I Paul Ricoeur, Temps et récit, tome 111 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, coll. « Essais », p. 225. 2 La transmission et la conservation des documents sont réalisées par des femmes.
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analepse par rapport au récit du diariste. Ce moment a été retenu par François
Mauriac qui affiche sa position de témoin de la naissance. « On a attendu Bébé D.
Le choix récurrent (trois occurrences dans l'extrait cité) de ce pronom, l'effacement
de tout engagement ou implication par l'emploi du passif, convergent pour marquer
la distance du locuteur vis à vis de l'imminence de la naissance. Cette distance est
explicitement traduite lors de la description dépréciative du bébé qui : «n'est qu'un
paquet de chair hurlant et malodorant pour toute autre personne que papa et
maman ... )) ' . Le locuteur insiste sur le dédoublement et la distanciation
caractéristique de l'instance narratrice «on» et «papa ». La troisième personne
indéfini «on» semble référer uniquement au personnage collectif et anonyme
((grandes personnes (..) les enfants)), il peut toutefois désigner le narrateur-
personnage «papa», même si le narrateur écrit «pour toute autre personne autre
que papa et maman ... ». Ce choix des instances narratives traduit une forme de
distanciation ou de l'impossibilité de témoigner seul de cet événement en se
référant à d'autres points de vue en l'occurrence celui attribué au personnage
collectif2.
La voix du narrateur du Journal de Bébé est présentée sous forme de
discours direct libre subordonnée à celle du diariste lecteur : « ... J'y lis ceci. .. D.
Pour introduire le récit de François Mauriac, Claude Mauriac opère une double
appropriation du témoignage (T1,2 : 424). La première laisse entendre sa propre
voix et non celle du père, la seconde concerne l'insertion de cet extrait, d'abord
dans son journal ((Vendredi 19 novembre ?954», puis sa réactualisation lors de la
composition en 1975. Le récit de « la naissance » relève de l'indicible pour le
lecteur diariste qui reste tributaire d'un tiers. L'existence de la référence de cet
1 Cette vision peut-elle être reliée à cette citation mentionnée dans le pamphlet de Roger Peyrefitte, auteur de Les Amitiés particulières adapté au cinéma par Jean Delannoy. François Mauriac avait vivement réagit suite à la diffusion d'un extrait de ce film par la télévision. En réponse de quoi, ce pamphlet publié en 1964 sur l'homosexualité supposée de François Mauriac ou son fils est pris à témoin : "Je vous citerai le mot d'un fils, un mot que me répéta ce même Cocteau dont vous avez outragé la mémoires 'Je sens que mon père m'a fait sans plaisir. C'est probablement le mot le plus affreux qu'un fils ait jamais dit sur son père."
Si François Mauriac témoigne de la naissance de son fils, ce dernier le fera de la mort de son père. 35
événement à travers des documents semble moins faciliter son appréhension que
souligner le paradoxe d'une telle quête. Celui-ci accentué par le choix du genre
défini dans l'intitulé : ((Journal d'un bébé». Le journal, avec cette dimension
testimoniale, apparaît comme le genre permettant de lier le sujet à sa vie. Or,
l'intitulé du Journal de bébé semble vouloir entretenir une ambigumité entre l'auteur
et le personnage par le brouillage du code de l'identité des instances narratives
relatif à ce genre.
La technique d'enchâssement succède à la présentation des fragments du
Journal de Bébé ( T1,2 : 423). François Mauriac se porte garant de l'événement de
la naissance de son fils ce 25 avril 1914, à Paris. La présentation du récit du
Journal, de même que celle des Leftres peut être envisagée comme une réflexion
sur I'expérience de la paternité. L'intérêt pour ce Journal de Bébé ne se rapporte
donc pas systématiquement à la question de la naissance, si l'on considère le
contexte de sa composition dans le Temps immobile. En effet, à la page
précédente (T1,2: 423), insérée entre l'entrée datée 1955 et celle de 1954, le texte
du Journal de Bébé est un chaînon dans l'évocation de I'expérience de la paternité
sur plusieurs générations. L'entrée du Journal de Claude Mauriac, datée de 1954,
qui précède les extraits du Journal de Bébé, mentionne, au sujet de son premier
fils Gérard né en 1952'' le bonheur inquiet et l'amour profond que le père voue à
son premier enfant.
cc Paris, mardi 4 janvier 1955. Impossible d'exprimer la paix que j'éprouve auprès de mon fils : sa plénitude serait totale si elle ne demeurait inquiète. (...) Cette inimaginable et merveilleuse expérience de la paternité (...), me permet de considérer dans un éclairage nouveau ce que mes parents furent pour moi et ce que je fus pour eux. D (TI, 2 : 422)
1 Gérard Mauriac, fils aîné de Claude Mauriac, décédera en 1998, à 46 ans des suites d'un cancer. Il est né le 29 juin 1952 à Neuilly sur Seine.
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Une question se pose : ce Journal de bébé a-t-il été intégré à un de ces
journaux, celui de 1954, à la période même où il lui a été remis, ou bien dans celui
de 1955, lorsqu'à son tour, il fait l'expérience de la paternité ? Claude Mauriac
renouvelle le témoignage de la naissance pour la génération postérieure et par le
Temps Immobile, il opère un changement tant dans le statut des écrits que dans
celui de leur destinateur. Du domaine privé, il les fait basculer dans le domaine
public. Claude Mauriac est à la fois, le destinataire et le personnage principal d'une
œuvre qui lui a préexistée. En réactualisant ces bribes de textes, il tisse un lien
entre lui et cette forme de vie «sans nom et sans forme»' et «en insérant des
textes d'autrui, ne se désolidarise pas du monde des autres, du passé, solidarité
vitale, puisque l'autre est I'auteur de sa vie, avant sa naissance^^. II met en scène
I'histoire de son existence avant même la naissance et procède ainsi à une
expansion du temps calendaire. La naissance perd sa pertinence comme
événement premier de l'existence humaine. A partir de la question du «plus
lointain moi» cette quête de l'origine, montre indéniablement que I'autre devient
I'auteur de ma vie, qui m'est intérieurement intelligible et qui fait autorité pour
moi. D ~ . Or, cette situation d'autorité varie selon la présentation de l'événement de
la naissance. La visée principale de la composition est de faire coïncider dans le
présent de l'œuvre, le temps vécu de deux générations4 successives à travers une
même expérience, celle de la paternité. La quête conduit au delà de la naissance
et de l'histoire individuelle. II compose une singularité qu'il conçoit en terme de
continuité générationnelle et temporelle.
' Marguerite Yourcenar, Souvenirs pieux, Paris, Gallimard, 1974, p. 12. * Mikhail Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Gallimard, Paris, 2000, 1979, p. 160.
Michael Bakhtine, op.cit., p. 160. La question de génération à laquelle est très sensible Claude Mauriac sera le sujet de Valromé » un projet
qu'il confie à son père et qui ne sera jamais concrétisé en tant que roman (TI, 1 :242. 19 août 1962). En 1973, le Journal du grand-père permettra de représenter (< la vie de plusieurs générations de Carnéjoux ... (... de Mauriac ...) s'enchaînant dans une continuité ... B. Idée à laquelle François Mauriac, mon père, ne croyait pas,
L'expansion dialogique
On peut s'interroger sur l'utilisation de la technique de la composition dans
la présentation de i'événement de la naissance. Dans la quête du «plus lointain
moi», la mise en scène de la voix de I'autre instaure une polyphonie. Par la
manipulation de ces textes externes, Claude Mauriac acquiert le statut d'auteur de
la mise en scène du discours paternel. Ce qui est donné à lire est moins le contenu
de ces documents que l'inversion des rapports pèrelfils effectuée grâce à la
composition.
La datation des documents, le commentaire introductif et présentatif
marquent un rapport de dépendance entre les voix et lèvent toutes possibilités de
confusion entre elles. II importe de nous interroger sur le choix d'une telle
reconstruction. La présentation de ces textes documents dans Le Temps immobile
traduit son souci de vérité et d'objectivité. La fonction des documents est
«celle d'appui, de garant, apporté à une histoire, un récit, un débat. Ce rôle de garant constitue une preuve matérielle, ce qu'en anglais on appelle «evidence~>, de la relation qui est faite d'un événement. Si I'histoire est un récit vrai, les documents constituent son ultime moyen de preuve. Celle-ci nourrit la prétention de l'histoire à être basée sur des faits1.».
Pour présenter un événement qui ne peut constituer en soi un souvenir, il ne
procède pas par la réécriture mais la réactualisation des textes. II souligne ainsi la
dépendance originelle de l'être vis-à-vis de son procréateur. La composition
réalisée est moins une polyphonie qu'un entrecroisement de duophonie: celle
interne, la voix de François Mauriac qui s'adresse au destinatairellecteur privé et,
celle externe du compositeur qui organise la parole de l'autre à l'attention du
lecteurlpublic, ultime destinateur. Le compositeur manipule les documents et les
et que Jean-Paul Mauriac, son père, me permet de réaliser partiellement aujourd'hui.)) (T1,l :337. 21 octobre 1973). 1 Paul Ricoeur, Temps et récit, tome III : Le temps raconté, op. cit., p. 2 13-214.
38
voix dans le but explicite de convoquer le père à témoigner. De témoin volontaire,
François Mauriac devient ((témoin malgré (lui)»' face au lecteur-public'. L'inversion
du statut des instances narratives crée un rapport nouveau entre le père et le fils.
Ce dernier initialement objet du discours se place en sujet du faire dire. II occupe
aussi la position de médiateur entre la parole du père et le public. Le compositeur
bouleverse les rôles et par le jeu de I'intertextualité. Par la réactualisation de textes,
il s'autoconfère une autorité discursive. Le tableau ci-dessous permet de visualiser
les transformations qui se réalisent par l'œuvre et le temps, dans le statut des
différents acteurs.
Instance
narrative1
niveau du
discours
Discours1 :
Lettres (1 91 2-
191 3) et
Journal (1 91 4).
Discours 2
Le Temps
immobile
(1 974-1 988).
Auteur
François
Mauriac
Claude
Mauriac
3aude
Wauriac
Personnage
3aude
Wauriac
François
Mauriac
Perspective
Situation
initiale
Arrière plan
Situation finale
Premier plan
Le dialogue instauré par Claude Mauriac (lecteur et compositeur) avec son lecteur
déplace le discours épistolaire et le récit du Journal de Bébé en arrière plan et
1 Paul Ricoeur, op. cil., p. 227.
manifeste, par la réactualisation des voix à travers des documents et la pratique de
la composition, la distanciation de i'auteur avec le «moi» retrouvé. II laisse à la
liberté du lecteur de ((rejointoyer~ les entrées du Journal en vue de la
reconstitution, à travers l'événement de la naissance, de l'évolution de l'idée et de
la progression temporelle du travail de composition.
Tributaire de l'effet engendré par la lecture, l'énonciation de I'idée ne
correspond pas systématiquement à sa concrétisation. Le temps psychologique
influe, me semble-t-il, sur la trajectoire de I'idée et la reconstitution de la
composition qui décrit «les intermittences de l'être». Le jeu de I'interkextualité met
en avant le principe essentiel de véracité. Les Lettres privées, et le Journal de
Bébé deviennent des constituants authentiques de l'œuvre littéraire ouverte à la
diversité générique et à l'innovation de la conception de la naissance. Cette
dernière fait l'objet d'une autre quête identifiée par la recherche de son ((plus
ancien écrit».
' Si l'on s'en tient au critère d'identité entre auteur, narrateur et personnage, selon la classification de Philippe Lejeune, le Temps immobile ne peut être considéré comme une autobiographie. Cf. (le tableau) in Philippe Lejeune, Lepacte autobiographique, Paris, Seuil, nouv. éd., Col1 : «Points», 1996, p. 18.
Or on voit que dans l'autobiographie classique ce travail est effectué par l'auteur-narrateur lui-même : « .. . bribes de souvenirs reçus de seconde ou de dixième main, à des informations tirées de bouts de lettres ou de feuillets de calepins qu'on a négligé de jeter au panier, [...] ou [...] dans des mairies ou chez des notaires des pièces authentiques dont le jargon administratif et légal [...] Ces brides de faits crus connus sont cependant entre cet enfant et moi la seule passerelle viable ; ils sont aussi la seule bouée qui nous soutient tous deux sur la mer du temps. C'est avec curiosité que je mets ici à les rejointoyer pour voir ce que va donner leur assemblage. » in, Marguerite Yourcenar, Souvenirs pieux, op. cit., p. 12.
40
Chapitre 2. Identité narrative
t a recherche des premiers écrits est également énoncée dans le premier
volume du Temps Immobile. Elle est une tentative pour retrouver le plus anciens
de ses écrits pour fixer le temps de sa naissance en tant qu'écrivain.
Le support.
Au cours de sa recherche dans la masse de documents conservés, le
diariste nomme et date les supports trouvés. Le support est minutieusement décrit
et chacun d'eux est différencié par sa couleur, sa matière, son lieu d' achat, ou
encore par le titre de couverture. Ces précisions sont indiquées par le diariste qui
marque les étapes de sa recherche réalisée indépendamment du projet du Temps
immobile. Comment peut-on comprendre ces dénominations par rapport au sens
de la recherche de l'origine des écrits? Le tableau ci-dessous permet de visualiser
l'évolution des désignations des différents écrits tels qu'ils sont présentés dans Le
Temps immobile'.
1 Pour ce schéma nous avons considéré uniquement le premier volume. Mais il existe d'autres références en l'occurrence dans le neuvième volume Mauriac et fjls (1986). Le compositeur retrouve ces manuscrits et décrit le travail de prospection et d'identification de chaque support retrouvé : Agenda (...) Agendas des Grands Magasins du Printemps. (. . .) Cahiers noirs.. . » (T1,9 : 32. 15 octobre 1983.
4 1
4 1
Date
Titre « Pour
tout D
Mon
carnet
saumon
Journal 1972.
Immobile -l=-
1925
~ is to i r l --
---Ma vie
Note------
premier
agenda
1968.
144.
sens de la lecture i
Premier
agenda
Cahier de cuir
cahier vert de
mes
Souvenirs
1963,1965.
1929
7mars 1929
Souvenirs
Cahier de
cuir, mon
premier vrai
journal
1952, 1973,
1968.
3 1 déc
1929
Premier
vrai journal
31
décembre
1929.
Agenda
« Notes
intimes »
1932.
Agenda
sens de la composition
L'écriture régulière est l'aboutissement d'une évolution de l'activité
scripturaire même si le pacte laisse à penser qu'elle naît d'un acte décisionnel
précis dans le temps. Les écrits antérieurs au «vrai journal)) renvoient à une étape
déterminée de sa vie. Les supports diversement nommés, «souvenir», ((l'agenda)),
«la note», «mon premier agenda», «le cahier de cuir», «le manuscrit des
souvenirs», «le cahier vert», «cahier noir» fixe en nommant le lieu de la pratique.
Cette diversité nominale décrit également le mouvement du scripteur dans
1 Orthographe de Claude Mauriac enfant reprise lors de la composition. 42
I'identification d'un espace scripturaire et signale son indétermination avant
I'identification définitive. Comme le montre la datation du Journal, la recherche de
ses plus anciens écrits est antérieure au projet du Temps Immobile. Ces textes
manuscrits sont parfois dactylographiés par Jeanne Lafon ~auriac', la mère de
Claude Mauriac. Cet objet-espace accompagne I'auteur dans ses déplacements et
reste ainsi à sa disposition en tous temps et tous lieux : ((C'est d'ailleurs en un
sens, de l'invention du cahier, du carnet, autrement dit du livre personnel et portatif,
qu'il faudrait dater la naissance du journal intime2.».
De 1 ' indifférencié à la précision générique
Claude Mauriac a retrouvé le ((carnet saumon)) dans lequel il avait noté son
premier récit.
(( Paris, 24, quai de Béthune, le 23 janvier 1972. ( - - - ) Si loin dans mon passé ( j'avais huit ans). (...) Car je possède- et je vais le chercher- un petit carnet saumon où, sur la couverture, je lis mon nom, la date et la mention "Pour tout" D (...) un roman et qui porte cette seule indication : « histoir par Claude Mauriac D. ( Tl, 142).
Le paratexte est précisé par l'indication du nom de I'auteur, du titre, la forme et
couleur du support. A l'exception de l'absence d'indication de la maison d'édition
etlou celle de la collection, la couverture de ce carnet se présente comme celle
d'un roman. En 1922, à huit ans donc, Claude Mauriac avait déjà produit son
premier roman. Ce ((carnet saumon)) ne constitue t-il pas en germe Le Temps
1 Le travail de dactylographie est réalisé par sa mère pour le cahier Souvenir n et par lui-même. (TI, 1 : 44. 14 septembre 1973). 2 Encyclopédie Universalis, Dictionnaire des littératures de langues françaises XIX siècles, Albin Michel, Paris, 1998, p. 13.
immobile, qui peut être vu comme un vaste cahier qui contiendrait ce «Tout»l ?
L'observation diachronique des désignations des supports décrit le passage d'un
contenu indifférencié «pour tout», à un terme conventionnel et précis: le «Journal».
Pour analyser l'organisation des fragments au niveau de la composition, il est
nécessaire de tenir compte du fait que le sens de la lecture s'effectue en sens
inverse de la composition. Les fragments relevés ne sont pas articulés dans un
ordre précis, mais intégrés au fur et à mesure de leur découverte. II est à
remarquer que le dernier fragment placé vers le début de 1932. (TI,I: 341) et il est
relativement récent par rapport au plus ancien daté de 1922 et présenté vers la fin
de la composition. (TI,l : 142). Ce dernier est inséré dans une entrée du journal de
1962, qui est un commentaire le désignant comme : «Non un souvenir ; (mais) une
goutte de présent à jamais conservée» (TI,l: 143). Enfin, ces désignations
s'estompent progressivement pour laisser place à la dénomination finale et
définitive du Journal.
Bien avant son Journal de 1929, qui sera étudié au chapitre suivant, Claude
Mauriac et son cousin Jacques Mauriac fondent l'école ((surréalistes-théophilistes»
et composent des poèmes.
((Paris, mercredi 30 octobre 1974. ( - - - ) Après quoi Catherine Cazenave me conduisit à Mérignac chez son frère Jacques, qui vient d'avoir une alerte cardiaque dont le voici rescapé avec un bon sourire retrouvé. Je me souviens des derniers jours de la rue de la Pompe, à la fin de 1930, et des poèmes surréalistes, non, surréalistes- théophilistes (c'était le nom de l'école que nous avions fondée) que nous écrivions en nous amusant tellement. J'en retrouve quelques-uns dans mon Agenda d'alors. D (TI, 2: 102 )
Claude Mauriac en retranscrit trois dont les titres respectifs sont Solitude (Paris,
samedi 13 décembre 1930), Médium (Paris, 17 décembre 1930) et Carrefour
' Les constituants du Temps immobile ne sont pas seulement des extraits de son journal mais des textes externes et divers. Le Temps immobile est une œuvre polymorphe et hétéroclite.
44
(Paris, 18 décembre 1930). Ils sont placés dans le deuxième tome Les Espaces
imaginaires, au niveau du premier chapitre : «Les Revenants)) (TI, 2 : 103). 11 a, en
outre, écrit des poèmes destinés à son cousin Bertrand Gay-Lussac. L'un d'eux est
présenté dans son roman L'Eternité parfois'. L'impatience de voir Bertrand Gay-
Lussac et les projets qu'il élabore pour eux deux, comme promesse de bonheur
rendent sensible l'attachement à son cousin et son besoin d'amitié. Antérieurement
à la mort de son cousin Bertrand Gay-Lussac, l'écriture pour Claude Mauriac sert à
exprimer le besoin de I'autre. Elle est le mode de reconstitution du lien rompu par
la distance spatiale, I'expression du désir de l'autre et, rend compte de la tension
du corps et de l'esprit vers l'absent.
Le contenu
La présentation de quelques-uns de ses premiers écrits dans leur intégralité
rend possible l'analyse du contenu. Dans le deuxième chapitre du premier tome :
«Les Paliers de la décompression)), le texte intitulé «CLAUDE MAURIAC MA VIE,
depuis le 2 janvier 1925)) (TI,I : 144-145) relate en deux temps les vacances
d'hiver au mois de ((janvier 1925)) ; «le voyage)) et 1' ((Arrivée à Chamonix)). Le
narrateur décrit en cinq paragraphes le lieu et les événements vécus. Ce récit au
présent se déclenche par la première personne puis se transforme
progressivement avec l'emploi de la forme non marquée «on)) pour être enfin,
dans le deuxième paragraphe, précisé par «nous» qui relie le «je)) à «nous» sa
famille. La difficulté de la permanence du «je)) souligne l'impossibilité du narrateur
à maintenir la perspective unique de I'expression de la subjectivité. Dans le récit,
les actions sont rapportées par un témoin objectif. C'est le groupe avec lequel il
partage son vécu, qu'il associe à ses propos, de même que le choix délibéré de se
positionner en porte parole, qui confèrent une légitimité au narrateur et à son récit.
' Claude Mauriac, L 'Eternité parfois, op. cit., p. 2 17. 45
La recherche de ses plus anciens écrits conduit Claude Mauriac à une étude
comparative des premiers écrits.
L'entrée, en date du Lundi 4 novembre 1968, compose avec divers types de
textes: le sien dont l'intitulé indique le récit autobiographique écrit à huit ans, en
1922 : ((Histoir, par Claude ~auriac))' qui est le récit d'une aventure maritime
écrite à la première personne du pluriel.
(( Paris, lundi 4 novembre 1968. Non, ce bond en 1933 ne sera pas le dernier, puisque à la fin de 1922, j'écrivais déjà : Histoir, par Claude Mauriac La Tempête 1 Nous étions à Breste quand nous voyames un bateau qui semblé saproché nous leurd firent signe daproché. Mes il s'éloigné ver L'AMERIQUE alors ne pouvons pas rester car a Breste on été prisonnier a la suite dun naufrage et un bauteau Aglais Nous avez ramaser et Nous avez vendu à une troupe de voleurs à Breste.. ., etc. )) (TI,I : 142-143)
Puis un commentaire sur ce «roman» comporte une référence aux
compétences linguistiques de sa fille Natalie suivie de l'extrait d'une lettre de
Gustave Flaubert destinée à son ami Ernest Chevalier :
(( Paris, lundi 4 novembre 1968. (..-1 A huit ans ma fille ~atalie* ne faisait presque plus de fautes d'orthographe. J'ai toujours été très en retard.
(( Rouen, décembre 1829. Gustave Flaubert, neuf ans, à Ernest Chevalier : Le camarade que tu m'as envoyer a l'air d'un bon garçon quoique je ne l'ai vu qu'une fois. Je t'en veirait aussi de mes comédies. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j'écrirait des comédies et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes des bêtises je les écrirai ... n (TI, 1 : 143)
' Nous avons reproduit l'orthographe des textes tels qu'ils sont présentés dans Le Temps Immobile. 2 Claude Mauriac orthographie ce prénom sans le «h » : Natalie.
46
En indiquant I'âge du scripteur du texte original, (texte présenté avec ses fautes
d'orthographe, de grammaire et de syntaxe), le compositeur semble avancer que
la maîtrise des codes de l'écrit n'est pas le signe d'une prédisposition au devenir
d'écrivain. Cette composition pose la problématique du vecteur de la ((naissance
de l'écrivain)). L'autotextualité et la datation 1922 puis 1925 visualisent la maîtrise
des conventions linguistiques et des procédés de la narration. Les derniers textes
datés respectivement du 2 et 3 janvier 1925 sont introduits par le titre et sous titre
« CLAUDE MAURIAC MA VIE depuis le 2 janvier 1925. » Ils constituent les deux
chapitres de la « lere Partie". II s'agit du récit chronologique (2 et 3 janvier 1925) de
deux étapes d'un voyage : «le voyage)) et l'«Arrivée à Chamonix)).
L'intitulé permet de dater la première tentation autobiographique «ma vie»,
dès I'âge de neuf ans et qui se précise en 1930'. La régularité de l'écriture, la
narration homodiégétique, «je» puis «nous», permettent de considérer ces textes
comme le début de l'expérience du journal non encore identifiée comme telle.
Outre la possibilité d'évaluer les progrès au niveau de la maîtrise de la langue
écrite, on y observe la diversité du type de phrase (exclamative, interrogative) et la
précision dans la technique de description, par le passage progressif du plan
rapproché à la vision panoramique : «Au premier plan des maisons, au second des
plateaux et au troisième les montagnes dominantes.)) (TI'I: 144). La subjectivité
signalée par les adjectifs mélioratifs est entravée par le glissement assez rapide du
singulatif «je» vers le collectif «nous» en se transformant au passage en un indéfini
«on». Aucune indication n'est fournie pour l'identification du narrateur. La
découverte de ces textes anciens s'effectue au hasard de la lecture qui est
néanmoins guidée par le sens auditif, plus précisément la passion de l'auteur pour
' «Je désire de plus en plus faire de ce cahier quelque chose de personnel. Je veux y raconter ma vie intime, fixer mes impressions d'un instant, les analyser.)) (TI,7 : 119.2 avril 1930).
47
la musique classique'. Celle-ci réactive le souvenir de l'existence des textes
anciens.
Cette quête est menée sous l'impulsion de sonorités diverses qui
lorsqu'elles sont identifiées conduisent à s'interroger sur la nature de l'acte
littéraire, sur l'identité de l'auteur et de l'œuvre qui en résulte. Le compositeur
retrouve ses écrits au hasard des fouilles de la masse considérable de ((10 000
pages)) accumulées au cours de ((plus de quarante ans de Journal)) (TI,1 :142. 23
janvier 1972). La découverte de textes significatifs favorise les réminiscences qui
l'orientent à travers la masse des écrits, vers le cahier ou le fragment. L'élément
déclencheur du souvenir est parfois externe au Journal. Tout d'abord, la musique
fonctionne comme stimulateur de la mémoire. Claude Mauriac réactualise un
fragment relativement récent de son Journal de 1965 qui, par son contenu renvoie
à celui de 1927. L'entrée en date du dimanche 25 avril 1965 (Tl,l: 301) réfère au
mélomane Claude Mauriac.
« Paris, 24, quai de Béthune, dimanche 25 avril 1965. Ecouté un peu de musique, dont le Trio en sol majeur, op. 73, n02 de Haydn, joué par Cortot, Thibaud et Casals, repiquage du disque que j'entendais rue de la Pompe. L'enregistrement date du 2 juin 1927. J'ouvre mon premier agenda ... )) (T1,l :301)
Cette même entrée se poursuit par un bref compte rendu des événements
de cette journée du 2 juin 1927, mentionnés dans son agenda retrouvé. La lecture
réactive la mémoire auditive, elle est également l'occasion de situer cette entrée
par rapport à l'événement décisif de sa vie : ((Bertrand vivait)). (TI,I :302. 25 avril
1965). Or le fragment suivant présente cette entrée même, retrouvée et qui donne
lieu le 7 mai 1965, date de son insertion dans le montage, semble t-il, à un
commentaire à partir de la référence au nom de Pasy, voisine et amie d'enfance,
1 Entendu un fragment de Schéhérazade.)) (TI,) :175. 1 1 novembre 1932), ~J'écoute à la T.S.F. la retransmission du concert Lamoureux et suis à nouveau transporté par Shéhérazade. II y a surtout une petite phrase qui m'obsède, ce soir.)) (TI,I :177. 12 novembre 1932)
48
dont il apprend le sort tragique à cette même date'. L'audition du (( Trio en sol
majeur », et sa mention dans l'entrée du 25 avril 1965, active donc le souvenir de
l'existence de l'agenda qui contient la référence à la date de l'enregistrement de ce
«Trio» : le 2 mai 1927. Ce souvenir le conduit à rechercher cette date dans son
« premier agenda ». Le fragment daté de 1965, 25 avril puis 7 mai respectivement
situés à la page 301 et 302, traduisent les effets de la lecture de cet extrait daté du
2 juin 1927 (TI,? : 302) et retrouvé dans son ((premier agenda » (T1,l : 301). «Je
me reportais à ce fragment de Journal ancien)) (TI, 302). Entre ces deux fragments,
il insère l'objet de sa lecture, «la note» l'entrée en question (TI,1 : 302).
A partir de la référence «Trio en sol majeur, op. 73, n02 de Haydn)), se
développe la composition d'une série de textes qui compose une sorte d'hymne à
la mort des enfants. Nous avons retrouvé jusque là la référence aux deux
personnes qui ont marqué son enfance, Bertrand son cousin et Pasy sa voisine de
palier. II poursuit avec la référence à Pasy. Cet enchaînement abouti en 1972, à la
référence au roman qu'envisage d'écrire Claude Mauriac, et qui représente pour lui
un geste, une tentative pour ressusciter ces enfants,
« Paris, jeudi 27 avril 1972. Jeunes morts ressuscités (un beau titre me disait hier Natalie, venue m'embrasser, et penchée sur mon texte...). Chapitre où il s'agit d'arracher à l'oubli de jeunes êtres à qui la vie fût volée, François de Nettancourt, Pasy Bodley, Bertrand Gay-Lussac, quelques enfants au nom de tant et tant d'autres, innombrables, dans la suite des siècles. Et d'autres grands enfants : Jacques-Philippe Le Bas ( Japhi ...) tué à Dunkerque le 28 mai 1940 ; Bertrand Brousse, tué en Allemagne le 21 avril 1945 ; Jean Roy, Journaliste tué en 1956, lors de l'expédition de Suez ... Mais pourquoi, pourquoi, à quoi bon, s'il ne s'agit pas, ici, de littérature, mais suis-je sûr qu'il ne s'agit pas, ici, de littérature ? ... » (TI,1 :307).
La musique et plus précisément le bruit, rapportée dans la littérature est tout
aussi stimulante pour notre auteur. En effet, il semble que les textes qui se réfèrent
1 «Paris, vendredi 7 mai 1965. (.. .) Pasy que j'ai revue a Londres, au début de 1939, et dont j'ai appris depuis, il y a déjà très longtemps, à la Iibération peut-être, qu'elle était morte. Pasy à qui je puis redonner la vie, que je puis faire vivre de nouveau pour ceux qui viendront après nous, . . . » (Tl, 302).
au chant, aux sonorités présentant une forme de musicalité le guide dans sa
recherche
« Malagar, lundi 5 septembre 1932. [...] Je ferais beaucoup mieux de m'étendre un peu sur ce que le hasard d'une lecture vient, sinon de me découvrir, du moins de me rappeler. De nouveau, en effet, quelques lignes d'un écrivain viennent de déclencher en moi tout un monde de souvenirs. C'est un passage de la dernière conférence d'André Maurois, où il parle du « chant mystérieux et moderne du moteur [ d'un avion] remplissant le paysage ancien ». Voilà, n'est-ce pas, qui m'éloigne de mon ami Billaud-Varenne ! Pourtant, en pensant à cet avion comme en pensant au Comité révolutionnaire, le même bonheur m'envahit. Cet avion me rappelle tous ceux que je voyais à Vémars, lorsque j'étais petit. Le ronronnement du moteur résonnait toujours étrangement dans le ciel où les gros nuages gris avaient d'étranges formes. [...] Un avion qui vient de traverser mon ciel, une phrase qui a éveillé en mon cœur d'incertains et fugitifs souvenirs, ont suffi à recréer pour moi une époque à jamais disparue où je menais, avec un cousin qui n'est plus, une existence où chaque action prenait un air de mystère, où le moindre de nos gestes avait, à notre insu, un charme plein de poésie. » (TI,? :170-171).
Cet extrait est suivi d'une «note» dont la date est extrêmement précise et
transcrite en italique: «je ne suis qu'un enfant de onze ans, mais pourtant j'ai
quelque chose qui me passionne. Cet chose, c'est l'aviation, mon ambition. (Note
faite le 20 février 1925, soir, à 7h10 exactement, à Vémars.) 'D. Cet extrait explicite
clairement l'origine de ce vif intérêt et d'une sensibilité à toutes formes de sonorités,
en l'occurrence la musique et le «chant» d'un avion. L'auditeur scripteur est moins
sensible au bruit d'un avion dans le ciel qu'au souvenir qui lui est rattaché, au
rappel de l'enfance et plus précisément du temps avant le drame de la mort de son
cousin Bertrand Gay-Lussac. Au terme de cette étape de l'analyse il apparaît un
autre fragment qui n'est certes pas le premier écrit mais qui est capital pour
comprendre l'histoire du sujet et du Temps immobile. II s'agit du fragment daté du
31 décembre 1929, premier texte de son «vrai journal)).
1 Ce texte est retranscrit tel qu'il est présenté dans Le Temps immobile. 50
Chapitre 3. La relation littéraire
Nous allons tenter de décrire une situation assez complexe, celle d'un être pris
au cœur d'un dilemme, un individu qui est à la fois connu et méconnu. A travers cette
perspective nous allons tenter de comprendre ce qui contribué à orienter le sujet vers
la littérature, ce qui l'a forcé à devenir auteur d'une œuvre littéraire. Pour cela
l'approche sociologique du Temps Immobile a permis de décrire le milieu social dans
lequel il a évolué à travers les indices spatiaux temporel et les anthroponymes dont
la richesse de l'index est significative de leur valeur dans le parcours de Claude
Mauriac.
Situation initiale : ((déterminé à l'indétermination')).
Pour retracer et comprendre le parcours de Claude Mauriac, il importe de
revenir à l'époque où s'est posée la question du choix de l'orientation de sa destinée2.
A la fin des années trente, la situation du sujet est celle d'«un être indéterminé, ou
mieux, déterminé à l'indétermination objective et subjective. Installé dans la
liberté...»3 du temps qui suit la fin des études. L'obtention de la licence en droit4 le
place à «l'intersection de deux univers» vécue sous forme de tension entre un
engagement dans le domaine juridique pour lequel il ne manifeste pas d'intérêt et,
une ambition, plus précisément la hantise de devoir faire une œuvre littéraire. Ce
moment de vide, d'incertitude où le sujet est livré à lui-même, dévoile la crise qu'il est
intéressant de reconstituer pour comprendre le contexte dans lequel s'est déterminé
1 Formule utilisée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage Les Règles de l'art, pour décrire l'état de Frédéric Moreau à son amvée à Paris et qui nous a semblé correspondre à cette étape de la fin des études de Claude Mauriac. 2 Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op.cit., p. 20,47 et 50. 3 Pierre Bourdieu, Les Règles de 1 'art, op.cit., p. 20. 4 11 poursuit ses études de Droit qu'il conclu par une thèse de doctorat qu'il soutient en 1941. Claude Mauriac, La corporation dans I'Etat, Thèse pour le doctorat, Imprimerie Biere, 1941, 221 p. Elle a été soutenue devant la faculté de Droit de Bordeaux, le samedi 15 novembre 1941, à 14h en présence des membres de la commission composée des professeurs M. Lanfenburger, M. Garrigou-Lagrange et M. Brethe de la Gressaye. 5 1
51
la vocation. Les fragments du Temps Immobile nous permettent de remonter jusqu'à
l'année 1938, date à laquelle Claude Mauriac a obtenu sa licence en droit'. Cette
orientation apparaît sans consistance : «la possibilité (. . .) d'être avocat . . . c'est vrai
qu'avec ma licence, j'aurai pu m'inscrire au barreau." (TA,2: 42). Malgré le soutien et
les encouragements de ses professeurs Marcel Vigo (TA,2: 44. 25 février 1938) et
Jacqueline Sarda (TA,2: 42. 22 février 1938)' il reste cependant indécis «Mon droit
international. Serait-ce ma vocation?)) (TA,2: 50). Toutes les conditions sociales et
intellectuelles sont réunies pour le maintenir dans le domaine du droit.
Parallèlement, il tente de publier des essais philosophiques. II essuie deux
échecs successifs : le 10 février ((Marcel Thiébaut me renvoie lmages de la vie
profonde qui ne lui convient pas pour la Revue de Paris.)) (TA,2: 32). Une semaine
plus tard, c'est «Le refus de mon Jouhandeau par Gallimard, (...) le refus par
Paulhan d'Aspects du temps et de lfamoun>* (TA,2:35).
Ses échecs l'obligent à s'interroger sur son désir persistant d'écrire et de
publier, sa volonté de conquérir une place dans le monde des Lettres. Le sujet est
caractérisé par les facultés d'autocritique et de distanciation doublées de la capacité
réflexive indépendamment de la nature (euphorique ou dysphorique). Par I'auto-
analyse, il dédramatise ses échecs en ce sens où il surmonte «la déception)) par la
distanciation et la critique de son propre désir : ((l'indifférence, un inintérêt immense)),
l'idée «de tenir à être publié me paraît risible)) et distingue l'illusion de la tension vers
la littérature de la réalité : ((Comme si je découvrais enfin que ma vraie voie est
ailleurs (...) Ailleurs! Mais où? » (TA,2: 32). La distanciation permet le
questionnement sur la nature de cette tension qui apparaît moins comme vocation
qu'imitation". Les échecs constituent un " Avertissement : la voie n'était vraiment pas
1 Ce n'est pas la première fois qu'il est confronté à son avenir. Le jour de ses dix neuf ans, le 25 avril 1933, il écrit à ses parents qu' «après mon bachot, entrer dans une librairie, par exemple, au lieu de passer sept ans sans gagner un sou pour obtenir un diplôme qui ne me servirait peut-être à rien. » (TI, 7 : 101). 2 ((Jeudi 17 février.- (...) J'ai soif d'une action non pas intellectuelle, mais matérielle, tangible. Lignes inspirées par le refus de mon Jouhandeau par Gallimard, dont Jean Paulhan m'apportait, par le même courrier, la nouvelle. Déception, certes. (...) Ce qui est grave, c'est le signe qu'un tel échec me montre, et qui me rappelle ces autres signes : le refus par Paulhan d'Aspects du temps et de l'amour, le refus par Thiébaut d'Images de la vie profonde. Avertissement : la littérature n'était vraiment pas ma voie ... » (TA,2 : 35) 3 «Jeudi 10 février.- Marcel Thiébaut me renvoie Images de la vie profonde qui ne lui convient pas pour la Revue de Paris. Je m'étonne de mon indifférence : tout ce qui est littéraire me paraît soudain d'un inintérêt immense. Ce que j'ai pu écrire, ce que je puis écrire : l'idée que je puisse tenir à être publié me paraît risible.. Comme si je découvrais enfin que ma vraie voie est ailleurs, et que je n'avais suivi que par imitation celle de la littérature.. . Ailleurs ! mais où ? » (TA,2 : 32). 11 s'est toujours interrogé sur sa voie et ce avant la mort de son cousin. Dans ses «Souvenirs, il note au sujet de son avenir indissociables de celui de Bertrand : ((jamais nous ne serons prêtres »(TI,]: 198.). 5 2
52
ma voie"' (TA,2 :35). Le sujet est placé dans le dilemme de la voie toute tracée du
droit et celle de la littérature qui malgré les difficultés reste à conquérir.
La relation filiale
Les échecs qui le renvoient à la solitude et à l'ignorance de son propre devenir
l'incitent à une ultime communication avec son père. La tension vers la littérature est
assimilée à la tension vers le père. Un extrait daté du 27 février 1938 décrit cette
tension dont la nature est une tentative pour établir la communication concrétisée par
la ((lettre de Revard)) destinée à son père. Sans présenter leur correspondance,
Claude Mauriac commente la réponse de François Mauriac.
((Dimanche 27 février 1938. Ce soir il y a d'abord eu ce motif sérieux d'être touché: j'ai compris que mon père ne pense jamais à moi d'une manière vivante, que je suis pour lui un étranger, le plus familier de ses étrangers, mais un étranger. J'ai compris que son amour n'allait pas jusqu'à partager mes tristesses et mes joies, qu'il lui importait peu que je réussisse ou non ma vie. Ma lettre de Revard ne l'a pas ému : il fuit à nouveau toute conversation sur mon avenir. II se refuse. II me refuse. Rien que de naturel, au fond : quelle raison aurait-il de faire exception pour moi à la loi de solitude ? Le voudrait-il, du reste, que cela ne dépendrait pas de lui de compatir, de sympathiser (au sens étymologique) Désir insensé de prouver à mon père que la partie n'est pas encore perdue pour moi, que je puis donner une belle œuvre.)) (TA,2: 45)
Le défi lancé est d'autant plus lourd que les années trente correspondent à la période
de gloire de François Mauriac. Le contenu de la lettre de François Mauriac est dans
l'explicite de la critique de Claude ~auriac*. Le père est mis en accusation par écrit
de ((refuser)) la communication filiale, il le sera verbalement dans la confrontation qui
les opposera au sujet de son essai «En deça de l'honneur)).
(( Malagar, mercredi 5 octobre 1938. (...) - J'étais élevé une grande partie de l'année à Vémars. Le reste du temps vous étiez le personnage qu'on ne voyait jamais. Vous ne vous occupiez pas de nous. Autour de votre travail nous créions une zone de religieux silence. Mais la plupart du temps vous n'étiez même pas à la maison. )) (T1,Z : 160)
1 Ses échecs lui permettent de réaliser combien le conditionnement du milieu familial va guider ses choix. Le recours à l'implicite du discours paternel lui permet de ((bénéficier à la fois de l'efficacité de la parole et de
l'innocence du silence.» in, Oswald, Ducrot, Dire ne pas dire : principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, troisième édition, augmentée, 1991, p. 12. 53
53
A ces deux fragments, il semble intéressant de rapprocher un écrit de François
Mauriac auquel renvoie la dédicace de celui-ci destinée à Claude Mauriac qui va le
réactualiser et présenté dans le Rire des pères dans les yeux des enfants :
((Claude et Jean, Claire et Luce, (...) Mais stupide écrivain pris par ses livres et par ce qui se passait au dedans de lui, je ne voyais pas la merveille qui naissait sous mon regard D'.
Rédigée vers la fin de sa vie, cette rétrospective est I'aveu de la distance de François
Mauriac vis-à-vis des siens et de la suprématie accordée à la vie littéraire sur la vie
familiale. C'est la littérature qui paraît la cause de la distance père fils, avec ses
codes, ses pratiques que sont les cérémonies par lesquelles la société exprime la
reconnaissance de l'auteur et de son œuvre et qui fonctionnent comme des
systèmes à la fois d'appropriation par le public et d'entrave à la vie privée. Les liens
sociaux se développent et s'accroissent au détriment des liens familiaux. Claude
Mauriac, et après lui son père, désigne comme responsable du désintérêt et obstacle
à la communication filiale, l'institution littéraire.
L'intertextualité par l'insertion d'un extrait des Mémoires intérieures dans le
sixième tome Le Rire des pères dans les yeux des enfants (1981) tient lieu de
réactualisation de I'aveu de François Mauriac qui justifie et reconnaît, a posteriori, le
rôle négatif de l'activité, plus précisément de l'Institution littéraire. La dédicace est
insérée dans la deuxième partie intitulée : ((Cette confiance sans limite et sans
ombre» qui comporte de nombreuses entrées du Journal de 1970 de Claude Mauriac.
Celles-ci sont prélevées de son journal rédigé au cours des jours qui ont précédés la
mort de François Mauriac et à l'instant même de celle-ci. (T1,6: 361-388). L'extrait
des Mémoires intérieures mentionné ci-dessus précède ces entrées, très brèves
notées au fur et à mesure de l'agonie de François Mauriac. Au début des années
trente, la période de gloire du père correspond à celle de grande solitude du fils. En
1928 lorsque son cousin décède, Claude Mauriac a 14 ans2. Son père est Journaliste
depuis 1908, il a publié des poèmes, des romans, la plupart édités chez Grasset. Le
1 François Mauriac, Mémoires intérieurs, Nouveaux mémoires intérieurs, Paris, Flammarion, 1985, p. 501. Mémoires dédiées à son fils aîné Claude Mauriac comme «le témoignage (...) d'une tendresse qui ne finira jamais.». Cette dédicace est insérée dans son journal de 1959 puis dans le premier volume du Temps Immobile (TI, 1 : 286). 2
Claude Mauriac insiste sur le fait que sa jeunesse a été une longue période de souffrance, un enfer. (TI,4- 6). 54 5 i
Désert de l'Amour1 lui vaut le Grand Prix du roman de l'Académie Française.
Désormais «Ses pouvoirs sont déjà multiples et son art assuré»2. II est essayiste et
publie des chroniques littéraires. L'année précédente, il a publié son dixième roman
Thérèse ~ e s ~ u e ~ r o u x ~ , entamé en 1925 : ((Durant les mois du printemps et de l'été
1926, François Mauriac travaille comme un possédé.. . »4. Le travail littéraire entrave
les relations intimes familiales. II se limite au mouvement introspectif et est restrictif
aux cercles littéraires.
La composition est construction de la mise en abyme de la communication
littéraire qui situe l'implication de Claude Mauriac dans l'univers littéraire au point de
non communication ou encore à la limite de la communicabilité dont l'origine se
trouve dans l'orientation vers I'espace intime du Journal expression en puissance de
l'être de langage. En somme, le sujet est fragilisé par le choc de la disparition brutale
de son cousin à laquelle vient s'ajouter l'impossibilité d'établir la communication avec
son père5.
Proximité et initiation au travail littéraire
Pour Claude Mauriac, la littérature est avant tout le domaine professionnel du
père qui s'impose comme style de vie et rythme le quotidien de la famille Mauriac.
Tous sont sollicités et participent à la création littéraire de François Mauriac. La
littérature envahit I'espace et le temps familial. C'est au sein même de sa famille, que
Claude Mauriac s'initie à la vie mondaine et littéraire. II enregistre les différentes
étapes du travail littéraire de François Mauriac auquel participe toute la famille
Mauriac. Ils assistent, attentifs, au remaniement de la pièce de théâtre les Mals
aimés : "Mon père reprit, à haute voix, la lecture, au milieu du second acte. II
retravailla, devant nous, certaines scènes, décelant les faiblesses, nous proposant
certains arrangements ou acceptant les nôtres." (TI,l: 57. 23 avril 1939). Le sujet est
un témoin actif, il reste vigilant aux ((quelques passages du roman qu'il est en train
1 François Mauriac, Le Désert de I'amour, Paris, Grasset, 1925. * Jean Lacouture, François Mauriac, 1- Le sondeur d'abîmes, 1885-1933, Seuil, col. Points, Paris, 1980, p. 261. 3 François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, Paris, Grasset, 1927. 4 Jean Lacouture, François Mauriac, 1- Le sondeur d'abîmes, 1885-1933, op.cit., p. 298.
La communication est rétablie par l'intermédiaire de l'essai polémique et la mise en accusation est à considérer au regard de la crise d'adolescence car certains fragments décrivent une relation de proximité du père et du fils
d'écrire. .. » et où il découvre qu'ils sont enrichis des « savoureux détails techniques
sur les premières automobiles que j'avais copiés dans les vieilles revues, sont
utilisés. Des passages entiers sont fidèlement reproduits. Je suis fier d'ajouter que
j'avais choisi les plus pittoresques ... » (T1,4 :37. 24 août 1932). L'emploi de
l'impersonnel, du passif avec ellipse du sujet, pour désigner le père, semble
contrebalancer l'absence de référence à sa participation à l'œuvre qui reste
indécelable si ce n'est ces notes du Journal par lesquelles il informe l'éventuel
lecteur'.
La littérature occupe les soirées familiales, les lectures sont menées par
François Mauriac et leur régularité varie en fonction de l'humeur de celui-ci. II choisit
de lire des œuvres de l'auteur russe Léon Tolstoï2 ou ses propres œuvres
lorsqu'elles sont en cours de conception : «... il nous lisait, ce soir, quelques
passages du roman qu'il était en train d'écrire, le Mystère Frontenac " (Tl,4 :37. 1932)
ou "les Mal-Aimés" (TI,?: 1939), ou encore des extraits de "la Pharisienne" (Tl,l:71.
1952). Attentif à ce travail littéraire, Claude Mauriac prend note de sa progression. II
observe les transformations effectuées au cours du travail, en l'occurrence sur
l'intitulé : « le 13 août 1931, (...) « j'appellerai mon prochain livre le Crocodile » me
dit-il.. . », puis il annonce de lui-même le changement du titre : ((7 octobre 1931, le
Crocodile est devenu le Nœud de vipères. » (T1,4 : 24, 25). Claude Mauriac sera le
témoin oculaire du succès de son père lors de la représentation théâtrale d'Asmodée.
(T1,l: 436-439). La vie familiale est une des sources d'inspiration de François
Mauriac. Dans Le Nœud de Vipères, publié en 1932, c'est l'espace de Malagar,
théâtre de ce drame, où se réalise la symbiose entre réalité et fiction. «nous nous
asseyons au nord, devant la maison, à la place où se tient dans le Nœud de vipères
le conseil de famille.)) (T1,4 :37. 1932). Immergé dans un milieu ultra littéraire, Claude
Mauriac subit l'omniprésence de la littérature. L'intérêt qu'il porte aux œuvres de son
père est d'autant plus vif que c'est parfois son vécu qui est fictionnalisé. Ses paroles
sont transposées dans le dialogue de la pièce de théâtre des Mal-aimés. Au travers
des notations du diariste et leur réactualisation, recomposition, se dessine la figure
au début des années trente. Nous avons relevée ceux qui concerne la relation tripartite père, fils et travail littéraire. 1 Il mentionne tout aussi discrètement sa participation au roman d'Henri Troyat : «Vu Troyat. (...) Il s'est bien servi des citations mystiques que je lui ai envoyées. Pour la bande de son prochain bouquin, la Clef de voûte, je trouve Ruplure d'équilibre, qui semble lui plaire. » (TI,9: 81.9 mai 1937). 2 (T1,4 : 24,27,28. 1931). 56
56
d'un écrivain anthropophage (T1,6 :26) qui nourrit son œuvre de la vie et parfois de la
souffrance d'autrui. (T1,6: 213). Cette figure de I'écrivain est explicitement reconnue
lors de la conversation entre Marcel Jouhandeau, l'auteur des Chroniques maritales
et sa femme ~ a r ~ a t h i s ' qui prend à témoin Claude Mauriac :
" Paris, 38, avenue Théophile-Gauthier, mercredi 25 mai 1938. (-4 - Votre père n'a pas l'indiscrétion de nourrir son œuvre aux dépens de ses proches! Et comme je hochais la tête, d'un air de doute, Jouhandeau interrompit: - Mais si, voyons! C'est du reste la seule source possible, la seule intéressante.. ." (T1,6: 9-10)
Le réel, la vie, les rapports quotidiens constituent la matière première de I'écrivain :
((Observer les gens, bâtir sur leur compte d'après ce que nous pouvons saisir, des romans incroyables, voilà quelle est ici notre seule distraction, avec les repas qui se passent du reste à cela. » (TI,I :223. 2 avril 1931).
Les fragments mentionnés établissent un lien solidaire entre l'observation et la
transcription de la relation filiale et son rapport à la création littéraire. Avec son
Journal, Claude Mauriac poursuit le mouvement d'osmose entre la fiction et la réalité,
entre le privé et le public. De plus, il a porté son attention sur toutes les formes
d'expression, non seulement romanesque mais également à la poésie à travers
l'intérêt pour son père2. En outre, Claude Mauriac observe les relations de son père
aux écrivains notamment André Gide qu'il a introduit dans sa famille. II retranscrit la
critique acerbe de François Mauriac à l'égard du Journal d'André Gide :
"Malagar, jeudi le' septembre 1932. (...) dans la n.r.f. le journal d'André Gide (...) -Gide a tout de même un certain courage! II publie là des pages qu'il a écrites il y a un an sur le plan quinquennal. II ne le louerait plus aujourd'hui ainsi après l'expérience de cette année. Quels discours superbes dans ce journal! On a envie de lui mettre le nez dans son caca. D'ailleurs, il le sait. Il a le toupet d'écrire: "La religion et la famille sont les plus grands ennemis du progrès." Dire que c'est de Gide! ..." (T1,4:43-44).
1 11 s'agit d'Elise Jouhandeau, la femme de l'écrivain Marcel Jouhandeau. 2 Nous abordons plus loin la fonction de la récitation poétique dans la relation filiale, la place qu'elle occupe dans la création littéraire et la réflexion métaphysique. 57
57
II y a là sans conteste, me semble t-il, une initiation au milieu de la culture littéraire.
Les critiques du père familiarisent avec cette figure prestigieuse de l'écrivain',
inaccessible, infaillible, au dessus du reste de l'humanité. Par ailleurs, le contexte de
la mise en scène d'~smodee* est à ce titre révélateur. Le conflit entre François
Mauriac et le metteur en scène Jacques copeau3 est rapporté par André Gide. Le
mercredi 10 mai 1939, lors de son premier dîner chez les Mauriac, André Gide révèle
"avec cette perfidie bien gidienne" (TI,1 : 291) que ((Jacques Copeau se serait glorifié
du travail considérable qu'il dut fournir pour rendre Asmodée viable. Son rôle aurait
été plus important que celui du dramaturge. Où l'on voit d'un côté Gide qui
((suggère)), ((insinue)) (...) (cassez pour inquiéter)) en conspirateur et François
Mauriac plein de rancœur contre Copeau, malgré son «air indifférent)). Le récit révèle
l'extrême vigilance du diariste tant aux personnes qu'à leur discours. Outre la
question de I'auteur dans le cadre de l'adaptation d'une œuvre littéraire, il importe de
souligner le mode d'auto initiation à l'univers de la création littéraire. La
réactualisation de ce fragment met en scène l'histoire de la création d'une œuvre, le
jeu des acteurs que sont les écrivains. La présentation des éléments de la genèse
de I'œuvre de François Mauriac dans Le Temps immobile sont autant d'arguments
par lesquels Claude Mauriac revendique le statut de lecteur unique4.
Situation finale : impact de la présence
La relation filiale est centrale dans la vie et l'œuvre de I'écrivain Claude
Mauriac. C'est la guerre et avec elle l'imminence de la mort qui rend nécessaire le
lien filial. Le Rire des pères dans les yeux des enfants rappelle la valeur de la parole
paternelle dans la formation et l'affirmation de l'être et de sa vie intérieure. Dans t e
Temps Immobile, nous avons repéré par deux fois la réalisation de lien filial en 1939,
1 Même s'il termine son propos par un cri d'admiration: " -Voilà un homme intelligent!" (TI,4: 44) François, Mauriac, Asmodée, pièces en cinq actes, Grasset, Paris, 1938. Jacques Copeau est un ami d'André Gide et fondateur du Théâtre du ((Vieux Colombier» en 19 13.
4 11 revendique son statut de lecteur "unique" des romans et écrits de François Mauriac du fait de sa " J'ai dit ici, je crois, que Claude est pour les romans de François un lecteur d'une espèce particulière - et même unique, y eiît- il d'autres membres de la famille ou d'autres amis, avertis de secrets analogues ou d'autres que j'ignore. Non seulement j'ai une connaissance topographique telle des lieux que la moindre modification dans leur disposition m'est aussitôt connue, mais encore je m'y déplace avec l'auteur, au moment même où il se souvient comme moi, ou comme moi observe -et- la terrasse de Malagar retrouvée au début de la Chair et le sang et qui, un peu plus loin, est tiède encore dans la nuit tombée (comme si souvent je l'ai trouvée et caressée moi-même), la terrasse de
puis en 1965'. A la veille de la seconde guerre mondiale, le fils est rappelé à la
caserne de Saint-Cyr.. La précarité et la fragilité de la vie face à l'imminence de la
guerre ont resserré les liens familiaux. (T1,4 : 91,92. 1 septembre et 2 septembre
1939). Avant de rejoindre le camp militaire, Claude Mauriac propose à nouveau son
Journal que le père accepte de lire et de commenter:
«Saint-Cyr, lundi 9 octobre 1939. Passionnante lettre de mon père qui, sur ma demande, lit à Malagar mon Journal.)) (T1,6 :46).
Tout le pouvoir du destinateur unique en tant que témoin garant du Journal, des
compétences scripturaires, de la valeur de la pensée a cristallisé sur la figure du père.
Le témoignage de lecture de François Mauriac est celui que le fils attendait depuis
son adolescence2. II réajuste l'orientation de son intérêt : «Ce qui est passionnant
c'est toi- même...^^. II valorise la personnalité, la parole de son fils au regard des
autres et non des moindres Gide, Cocteau et, lui prédit l'héritage littéraire, la vocation
d'écrivain et une œuvre qui surpassera la sienne: «Tu seras peut-être l'auteur de
I'œuvre que j'aurai pu écrire.^^. La résonance intérieure suscite l'euphorie de telle
sorte que l'œuvre intérieure se fait plus sensible. Lors de cette journée qui s'achève
avec la rencontre de Robert Lévesque («qui lui parle avec ferveur de Montaigne»),
sa vocation d'écrivain se ravive: «La confiance renaissait. Je sentais les œuvres que
je porte s'agiter en moi. Je me reprenais au sérieux ; je reprenais la littérature au
Malagar est là, dans le temps immobile de la vie de François et de ses livres, de Claude et de ses livres. (...). (TI,6:459-460.9 juillet 1978.) ' Il s'agit des attaques orchestrés par la presse contre François Mauriac lorsque celui-ci publia dans sa chronique de télévision du Figaro Littéraire en avril 1964, un article sur le film de Jean Delannoy adapté du roman Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte. C'est dans l'hebdomadaire « Arts », numéro 961, du 6 mai, que ce dernier publie sa célèbre « Lettre ouverte à M. François Mauriac, prix Nobel, membre de l'Académie Française". Roger Peyrefitte interpelle François Mauriac en ces termes : Qui êtes-vous, mon cher maître? Un écrivain que nous admirons, mais un homme que nous ne pouvons plus supporter (..) moralisateur, beaucoup moins pour défendre la morale que pour vous punir, aux dépens d'autrui, de votre penchant irrésistible à l'immoralité. » et de lui rappeler, pour preuve, sa correspondance avec Jean Cocteau. Cet événement qui a connu un terrible retentissement médiatique a permis le rapprochement du père et du fils: « Ce qu'il y eut entre mon pére et moi (...) est indicible. II me prit contre lui, si fortement, si passionnément, il eut ce geste que j'avais obscurément attendu de lui toute ma vie - et que lui si pudique et réservé, n'avait jamais fait, qu'il accomplissait alors - me prenant au dépourvue -, me comblant de bonheur ... » (T1,6: 230. 1" juin 1964).
Le conflit entre le père et le fils s'explique par la personnalité deux des hommes : François Mauriac « qui lui ne pense, comme il est naturel, qu'à sa mort, ... » (TI,l :239. 19 août 1962) alors que Claude Mauriac pense et souffre à l'idée de la mort des autres. Le regard intériorisé, réflexif de François Mauriac et celui extériorisé de Claude Mauriac.
((11 me semble qu'il faudra désormais te méfier de cette illusion que le moindre mot d'un Gide, d'un Cocteau ou de moi sont importants. II est peu de conversations avec Gide qui valaient d'être notées. Ce qui est passionnant c'est toi-même. ». (TL6 :49. 13 octobre 1939).
sérieux. Que d'espoirs, soudain. (...) Mis en grand appétit intellectuel par les
encouragements de Robert Lévesque.»' (T1,6 :48-49. 21 octobre 1939). Mais la
prophétie n'a été proférée par le père qu'après avoir été sollicitée par le fils. C'est
encore la prophétie autoréalisante2 qui en jeu dans l'étape de la réception. La parole,
l'échange participent différemment à l'avènement de l'œuvre et réalisent un travail de
modelage par l'émulation réciproque. La voix du père contribue donc à la formation
et l'affirmation de soi. Elle influe sur la transformation de l'état du sujet et provoque le
passage de l'indétermination à la détermination. Le compositeur semble souligner la
valeur de la voix du père dans la détermination de sa vocation d'écrivain.
1 (T1,6 : 49. 13 octobre 1939). 2 Nardone, Giogio, Paul Watzlawick, L'Art du changement : Thérapie stratégique et hypnothérapie sans transe, trad. de l'anglais par Ivan-Denis Cormier et François Rigal, Paris, éd. Le Bouscat, ((L'Esprit du temps», 1993, p.34. ((Ce qui déconcerte particulièrement, ce sont les choses qu'il suffit de dire pour qu'elles se réalisent et qu'il est convenu d'appeler prophétie autoréalisante ; ce phénomène est bien connu des thérapeutes peu orthodoxes et des opérateurs boursiers mais ne concerne pas les météorologues. Ici des effets imaginés produisent des causes concrètes, et ce n'est plus le passé, mais l'avenir, qui détermine le présent : la prophétie de l'événement conduit à l'avènement de Ia prophétie. ».
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Chapitre 4. Sémantique et métadiscours de la relation filiale
En rapport à la problématique de la création littéraire, la voix paternelle infère
dans la réflexion du dialogue intérieur. Par ailleurs, elle lui permet d'illustrer et
d'analyser les formes du dialogue intérieur. Cet été 1962, Claude Mauriac profite de
ses vacances à Megève en famille pour entamer un essai qui sera intitulé
~'~~randissement'. Ecrit à la première personne, il s'agit d'un long monologue où la
voix est celle du personnage récurrent ((Bertrand Carnéjoux)) qui enseigne à ses
élèves la notion du ((dialogue intérieur)). Le narrateur personnage enseignant2
retrace l'histoire de ce procédé littéraire. II l'observe dans le langage naturel, non
conventionnel des animaux, des enfants (29). Cheminant sur les pas de ses
contemporains, Anaïs Nin (33), le Journal de Paul Léautaud (48-49), Joyce (51-52,
61), il remonte jusqu'à Molière (57) Rabelais, en passant par Balzac avec la
référence au Curé de Tours (41 -48 et 51 -52) et aux Illusions perdues (57). 11 montre
ainsi l'universalité et l'intemporalité du dialogue intérieur comme technique narrative.
Traversant les époques et les genres littéraires, il repère également ce mode de
communication dans une multitude de situations comme l'exemple du dialogue
intérieur entre une prostituée et son client (146-147) qui illustre cette communication
nécessairement non verbale, inarticulée, inaudible aux interlocuteurs eux-mêmes.
L'autotextualité par l'actualisation des extraits de ses préfaces mensuelles
compose la recherche de l'origine et la reconstitution diachronique du dialogue
intérieur à partir de la: ((découverte par Diderot, par Dujardin puis par Joyce, du
monologue intérieur.. . » (TI, 1 :183-185. 19 juin 1970)~. Par ailleurs, il distingue dans
le canal de communication, deux types de manifestations du dialogue intérieur qui
1 Claude Mauriac, L'Agrandissement, Paris, Albin Michel, 1963. 2 II est aisé d'identifier le narrateur à notre auteur tant les références sont explicites: les recherches effectuées pour son roman La Marquise sortit à cinq heures, p.17, i'étude de son œuvre aux Etats-Unis, p.15, le travail de composition d'un des chapitres du Temps immobile intitulé lors de sa formation "Les Bamcades de Pans" p.73 et qui sera présenté sous le titre ((Les révolutions d'un bourgeois de Paris)) (T1,7 : 117-207). Cette phrase qui est caractéristique de sa hantise de la vieillesse: " Je me regarde de nouveau à la surface trouble de ce miroir scandaleux. Et je me dis absurdement, mais avec soulagement, que ce n'est pas possible, qu'il est hors de toute probabilité, de toute possibilité que je puisse vieillir." p. 95. 3 Cette étude a été insérée dans son ouvrage critique De la littérature à I'alirtérature, Paris, Grasset, 1969. 61
61
mettent en jeu les perceptions auditives et visuelles. La poésie tient une place
particulière dans la relation au père qui s'intensifie lorsqu'il prend conscience de sa
finitude à la suite d'un rêve: ((Lorsqu'il était là, je n'ai pas su profiter de sa présence.»
(TI,I : 227.1 939). La culpabilité devient obsédante et conditionne i'orientation de son
attention quasi exclusivement tournée vers son père, afin de prévenir contre la mort
sa mémoire littéraire, à défaut de son être. Quel est le sens de l'attention à la voix du
père dans le processus de la création littéraire?
Dans Le Temps immobile, Claude Mauriac épie avec vigilance toute
extériorisation de cette ((bibliothèque intérieure))' paternelle. La poésie est invoquée
le soir à Malagar ou bien ponctue certains événements du quotidien. Alors qu'ils font
((quelques tours de jardin)) à Vémars, son père murmure les premiers vers d'un
poème de Millevoye (TISI : 220.1 8 mai 1965).
((Alors qu'un cheval était là, immobile, surprenant, bête d'un autre âge, déjà, dans ce paysage sans âge, il murmurait ces autres vers de Victor Hugo, qu'à mon habitude aussi je notais aussitôt: 'Un cheval effaré qui hennit dans les cieux.. .' » (TI,1: 229. 9 août 1962).
Ou cet exemple illustrant la poésie de la vie infantile :
((Megève, dimanche 12 août 1962. Alors que Natalie semblait mélancolique, tout à coup et lointaine, une nouvelle citation, non plus d'un poème, mais du Jardin de Bérénice: Je te dirai comme j'ai eu des tristesse.. . » (TI, 1 :233)
cet autre à propos de l'attachement de l'enfant à sa mère:
((Megève, dimanche 19 août 1962. Marie-Claude est partie pour Marseille voir son frère Patrice (...) occasion pour mon père, à l'évocation des larmes habituelles de Gérard, lors de toute séparation, d'évoquer des vers de Coppée, présentés, nous dit-il, dans sa jeunesse comme exemple parfait de poésie familière et prosaïque:
Un départ est toujours triste
Mais ce départ-là (la la la la la la!) A quelque chose à part.. .
I "Mon père chantonne un air de Manon sur un beau jour et une belle promenade ( je ne note plus pour ne pas lui faire renoncer à ses citations; ce n'est pas un jeu pour moi, c'est une façon d'embrayer sur sa bibliothèque intérieur, afin d'en sauver ce qui peut l'être) . . ." (TI, 1 : 24 1. 19 août 1962). 62
62
Cueillons-nous des myrtilles, hésitons-nous qu'il murmure fort à propos, du Jammes:
Et celle-là, c'est de la belladone, Celle-là n'est pas bonne.. .
A isoler ainsi ces citations, un certain ridicule doit apparaître, qui n'existe pas, de la façon dont il récite ces vers, à mi-voix et sans insister, comme un accompagnement lointain.» (TI,l: 237-238)
Avec ces bribes de poèmes recueillis, dans son carnet, instantanément au moment
même de leur expression, Claude Mauriac capte l'imperceptible poésie de la vie. II
mémorise le murmure de son père au travers duquel ressuscite la voix du poète qui a
su la déceler et l'exprimer. On peut s'interroger sur l'identité de la voix à travers la
polyphonie énonciative. S'agit-il de la voix qui est en amont et vers laquelle se fait le
retour, immortalisant par le langage ces instants? Ou bien de celles qui par leur
mémoire gestuelle, visuelle ou vocale manifestent et rappellent la poésie de la vie ?
Ce murmure rend compte d'une forme de dialogue intérieur', intemporel, et universel.
II place l'auditeur en deçà «de l'essentiel qui est l'effort - et l'impossibilité- de
communiquer. (. ..) le plus important de ce qui était transmis n'était pas d'ordre auditif
mais visuel.)) (TI,?: 232). 11 illustre l'impuissance de la révélation auditive et la
suprématie du regard. D'une part, l'affection filiale est communiquée par le regard :
"Le grand Vorasset, Megève, jeudi 9 août 1962. (4 (II y a quelques minutes, à la fin du petit déjeuner, alors que nous nous trouvions seuls papa et moi, il m'a regardé soudain d'une façon intense, avec tellement de tendresse; et je ne sais si je sus en réponse mettre dans mes yeux le même amour: c'était déjà fini: nous avions tout dit et rien dit; je ne pouvais espérer plus que ce rien fugitif.) ..." (TI,?: 228)
D'autre part, au travers de la communication transcendantale : "Dimanche, puis
avant hier matin (ce matin il est allé à la messe sans moi, descendant à pied,
revenant en taxi) je le regarde, de loin, à la dérobée, communier, prier - mais cela ne
se raconte pas." (TI,l: 233). Le dialogue intérieur du fait de la brièveté de l'échange,
de son caractère fugitif, relève de l'indicible mais exige une vigilance extrême à
l'interlocuteur, tel qu'il le définit : «Le dialogue intérieur est un moyen naturel de
1 11 faut noter qu'à cette date été 1962, Claude Mauriac profite de ces vacances à Megève en famille pour entamer un essai romanesque l'Agrandissement, qui a pour sujet central «Le dialogue intérieur)).
63
communication qui n'exige point autre chose que de l'attention, aiguë, mais
spontanée.»'. Le réel dans ses moindres manifestations reste insaisissable. II
préexiste à tout effort ou volonté de l'écrivain ou de l'artiste dont la tâche est de
l'immortaliser et de le saisir dans sa complexité et sa richesse. Or, l'indicible est
perçu dans ce moment de dessaisissement de la signification accolée au réel, raison
pour laquelle, tel que le perçoit Claude Mauriac, me semble-t-il, il ne relève pas du
langage verbal mais peut être appréhendé au travers des sens, auditif et visuel.
La voix qui ravive2
La relation à I'œuvre littéraire est à lire au travers de la relation filiale et de
I'injonction paternelle. Après i'épisode de la crise en 1938, au sujet de son essai «En
déça de l'honneur)), la tension pèrelfils semble s'être résorbée sous l'effet de
l'imminence de la guerre. Claude Mauriac est stimulé par la publication de son essai
sur Jean Cocteau auquel a contribué son père3. Par le dialogue, l'échange et la
confrontation amicale, la pensée se met en mouvement. Quelles sont les autres
formes d'interférences de la présence paternelle sur la formation de I'œuvre ?
Tout d'abord, par l'énonciation épistolaire, la voix du père fait écho à la hantise de
son fils de faire une œuvre littéraire et semble atténuer cette angoisse. Néanmoins,
cette dernière apparaît sous différentes figures que nous allons tenter d'identifier. Le
champ sémantique de I'injonction révèle I'itérativité des interventions paternelles pour
la naissance de I'œuvre de Claude Mauriac. Le compositeur met en scène la relation
tripartite (l'autre, soi et I'œuvre littéraire) et présente son propre commentaire.
"Mon père s'occupait beaucoup du roman qu'il me conseillait, une fois de plus, de commencer. II me faisait une fois de plus confiance d'une manière touchante, véhémente, allant jusqu'à m'écrire les deux premières pages pour me mettre en train . . ." (TI,l : 71. 20 novembre 1952)
1 Claude Mauriac, L 'Agrandissement, Paris, Albin Michel, 1963, p.128. 2 (TI,l: 94. 10 mai 1962).
«Paris, dimanche 23 avril 1939. Le déjeuner nous réunit mon père et moi. (. . .) Ce fiit de mon livre sur Cocteau que nous parlâmes. Mon père me donnait de précieux conseils ; de nouvelles directions m'étaient indiquées ; je l'y devançais, il me dépassait ; j'allais plus loin encore. Et de notre dialogue sortit ce plan nouveau où ma première idée se trouve développée.. . » (TI,9 : 137) 64
64
L'acteur est François Mauriac, il «s'occupait», «me conseillait)), ((allant jusqu'à
m'écrire les deux premières pages pour me mettre en train)). Le diariste décrit les
formes de participations de François Mauriac qui va jusqu'à se substituer à son fils'
en mimant le geste scripturaire. II tente d'amorcer i'élan créateur pour son fils. L'aide
est itérative:
«Dans quelques jours à Malagar, mon père va me reparler, comme chaque année à cette date et en cet endroit, du livre que je devrais écrire, auquel je songe chaque jour à plusieurs reprises et que je n'ai jamais commencé.» (T1,9 : 398. Antibes, 9 septembre 1953).
L'émulation paternelle est à situer après I'œuvre critique et précède les essais
romanesques dont le premier Toutes les femmes sont fatales2 est publié en 1957. Le
discours se présente sous forme d'injonction itérative :
« Chaque année mon père m'annonçait la bonne nouvelle : « Les .temps sont venus. Tu vas écrire ton livre. » J'y avais d'abord cru, puis, le temps passant, je n'osais plus espérer ou presque plus. C'est à peine si je faisais semblant, pour ne pas connaître un désespoir dont je savais que je le supporterai mal. Et puis j'ai écrit ce livre, et un autre. . . . »3 (TI,l : 31. 30 juin 1959).
L'adjuvant se place dans le rôle de l'annonciateur de l'événement et le métadiscours
décrit la relation du père avec I'œuvre qu'il attend de son fils. Au chapitre intitulé
((Autrement dit» du volume Mauriac et Fils 4 , Claude Mauriac revient sur les
encouragements paternels au sujet du projet de l'œuvre.
« Mon père avait en moi plus confiance que moi. II m'invitait, avec de plus en plus d'insistance, à commencer le roman qu'il savait que je devais, que je pouvais écrire. Et dans un style, sur un ton, un mode. que connaissant mes goûts et mes possibilités, il voyait dans la même lignée de Benjamin Constant. Telles étaient sa sollicitude et sa gentillesse qu'il alla un jour, à Malagar, jusqu'à écrire lui-même, pour moi à mon intention, la première page du roman dont il espérait que, grâce à ce tremplin, je le continuerais et le ferai mien. Voici donc ce texte tel qu'il me l'apporta, avec un sourire dont il me semble
' «Le secret de la vieillesse, mon cher enfant, c'est qu'elle n'existe pas. C'est la son secret et son drame ... » (TI,] : 207. 1" décembre 1952) ou encore l'injonction argumentant l'objectif que doit se fixer Claude Mauriac selon François Mauriac : « . . . suppose que tu aies vingt ans de plus, que ton fils te demande de le faire bénéficier de ton expérience politique et sentimentale. Suppose 1 'époque De Gaulle. Tu aurais pu être Ie secrétaire d'un ministre, de Poincaré, par exemple)) (T1,9 : 339. 13 octobre 1952) 2 Désormais abrégé à l'instar de Claude Mauriac par TLFSF.
Une série de fragments montre qu'il s'agit bien d'une réelle préoccupation pour François Mauriac. (T1,l : 71. 20 novembre 1952), (TI,9 : 399. 13 octobre 1952,398.9 septembre 1953 et 398-400. 15 septembre 1984). 4 Claude Mauriac, Mauriac et Fils, Temps immobile 9, Paris, Grasset, 1986, pp. 397-471. 65
65
revoir la délicatesse, la tendresse et ta grâce. » (T1,9 : 398-399. 9 septembre 1953).
L'extrait qui suit daté de ((Malagar, 13 octobre 1952)) actualise le texte écrit par
François Mauriac à l'intention de son fils et l'injonction paternelle se présente sous
forme d'une argumentation sur la nécessité de l'œuvre' que son fils doit laisser à sa
postérité :
« ... suppose que tu aies vingt ans de plus, que ton fils te demande de le faire bénéficier de ton expérience politique et sentimentale. Suppose I 'époque De Gaulle. Tu aurais pu être le secrétaire d'un ministre, de Poincaré, par exemple» (T1,9 : 339. 13 octobre 1952).
La réactualisation de ces fragments dénote la réflexion menée par le compositeur sur
cette relation tripartite et notamment sur le rôle de la voix paternelle dans l'émulation
et l'avènement de I'œuvre.
«Paris, samedi 15 septembre 1984. Ai-je plus d'un seul jour laissé espérer à mon père que j'allais essayer de répondre à une invitation, une incitation, si gracieusement formulée? Ou même une seule heure? Je ne le crois pas. Ce texte trop classique à mes yeux, était sans valeur apéritive » (T1.9 : 400)
Le rôle de substitut joue un rôle capital comme si le regard extérieur avait décelé et
objectivé ce que le regard intérieur, subjectif ne pouvait que ressentir sous forme
d'angoisse. Or, le doute émis sur une réponse éventuelle aux sollicitations
paternelles incite à s'interroger sur la nature de la réponse et à revenir sur la
réalisation de I'œuvre conçue comme un ((miracle)). Le métadiscours portant sur la
relation de Claude Mauriac à I'œuvre révèle un champ lexical caractéristique d'une
vision subjective marquée négativement. La voix intérieure résonne d'une tonalité
tragique devant I'œuvre à accomplir :
« Peur atroce de mourir avant d'avoir rien fait. A mesure que je vieillis, je suis obligé de me faire de moins en moins confiance.. . » (TI, 109. Lundi 27 janvier 1941).
1 « ... suppose que tu aies vingt ans de plus, que ton fils te demande de le faire bénéficier de ton expérience politique et sentimentale. Suppose 1 'époque De Gaulle. Tu aurais pu être le secrétaire d'un ministre, de Poincaré, par exemple...)) (TI,9: 339. 13 octobre 1952). 66
66
Cet état est certes lié au contexte du début de l'Occupation vécue dans la solitude et
le désœuvrement extrêmes. Néanmoins, la dysphorie qui figure le lien à I'œuvre
s'étend au delà de cette période de ~'~istoire' :
«Je n'ai pas encore perdu tout espoir d'arriver un jour à faire un vrai livre. Mais lorsque je vois à la relecture d'anciens journaux qu'il y a dix ans j'étais pareillement obsédé par l'œuvre à faire et pareillement impuissant à la commencer, je me sens inquiet ... » (TI, 72. Paris, 20 novembre 1952)
L'impératif de I'œuvre à faire suscite chez Claude Mauriac une souffrance dont
I'expression lexicale dévoile une gradation d'abord avec le découragement puis le
désespoir jusqu'à la torture. Or, un fragment daté de 1959 indique un
bouleversement intérieur marqué par l'euphorie avec I'expression de la «joie», la
" Le Mas, Camp-Long, mardi 30 juin 1959. (-4 J'y avais d'abord cru, puis, le temps passant, je n'osais plus espérer ou presque plus. C'est à peine si je faisais semblant, pour ne pas connaître un désespoir dont je savais que je le supporterais mal. Et puis j'ai écrit un livre, et un autre. Et j'éprouve pour la première fois depuis lors la détente d'une bonne conscience qui m'avait été jusque-là refusée. Je ne goûtais pas une joie, autrefois, sans me dire que c'était d'une façon indue et trompeuse puisque je n'avais pas accompli 1' "œuvre" pour laquelle j'étais fait." (TI,? : 31)
Malgré l'ensemble de son travail critique et les deux séries d'essais romanesques,
l'insatisfaction persiste. « ... de mon désespoir d'alors (ah ! ce n'étaient pas des
mots !) à ma sérénité, à mon bonheur d'aujourd'hui. Mais le «II faut que mon œuvre
naisse)) reste, hélas d'actualité .. . » (Tl,1 : 109. Dimanche 8 août 1965). L'angoisse
persiste alors que le rythme de ses publications s'accélère. Entre 1957 et 1963, il
publie un livre tous les deux ans. Son premier roman date de 1957 et parallèlement à
l'écriture régulière a publié dès 1938 des essais et des articles de presse. En somme
c'est l'ensemble du travail personnel, les injonctions paternelles et les prédictions
formulées par l'entourage qui interviennent dans la réalisation du «miracle». S'il est
impossible de démontrer scientifiquement l'impact de l'injonction paternelle sur la
réalisation du désir de l'œuvre, la datation des fragments permet toutefois de
constater une transformation de l'état du sujet qui a lieu dans le cadre de ce jeu de
1 «A mon tour d'avoir cinquante neuf ans et (littérairement) de ne pas désespérer.» (T1,l: 417. 3 1 juillet 197a. 67
voix. La voix extérieure régule les sentiments, rétablit l'équilibre intérieur. Comment
doit on comprendre I'insistance paternelle ?
La dimension morale de I'œuvre semble être ancrée dans l'éducation comme
en témoigne l'implication du père qui transmet une forme de culture du devoir. Celle-
ci s'avère déstabilisante et provoque à la fois l'inhibition tout en exacerbant le désir
lancinant de I'œuvre. La thématisation de la difficulté de faire une œuvre met en
lumière le rapport du sujet à l'écriture, dans cette société moderne. Les propos
d'Alain Girard nous ont semblé particulièrement éclairants :
((L'écriture a pris une place accrue dans la civilisation moderne une place sans cesse accrue, comparable à celle de la parole dans les cultures anciennes. Dès lors, il s'est produit dans l'ordre littéraire un phénomène curieux. Ecrire est devenu une difficulté1.»
L'insistance paternelle semble correspondre à la volonté de préserver la mémoire et
de perpétuer l'écriture au sein de la famille Mauriac. François Mauriac a nommé
archiviste son fils aîné et l'a donc investi d'une responsabilité familiale et semble-t-il
de l'obligation de poursuivre I'œuvre littéraire des Mauriac. Jean Lacouture constate
qu'«En un siècle, et trois personnages, les Mauriac sont passés, avec l'ensemble de
la bourgeoisie française, de la conquête des biens «nationaux» à la culture un peu
lasse du moi»*. Si François Mauriac a réalisé le vœu de son père «II (françois) fut cet
écrivain dont son père (Jean-Paul) eût été si fier3» (TI,? : 44) comment Claude
Mauriac pourrait-il interrompre cette chaîne de vœu? L'émulation et le modelage
paternels apparaissent comme une forme de conditionnement de I'individu chargé de
perpétuer le patrimoine familial, de préserver la place, le rôle et le prestige de la
famille au sein la société4 tel que le pressent Claude Mauriac en 1933 :
«-Mais je ne veux pas écrire ! Pourquoi avoir ainsi regimbé ? Je me le demande. C'était bien puéril de ma part. Je fus frappé par I'insistance de mon père : -Mais si tu écriras.. . Je reniais une fois de plus, mes belles aspirations et papa, obstiné, murmurait :
1 Alain Girard, Le Journal intime, Paris, PUF, 1986, p. XIII. Jean Lacouture, François Mauriac, 1. Le sondeur d'abîmes 188.5-1933, Paris, Seuil, «Points», 1980., p.27. 11 semble que Claude Mauriac fasse référence au goût pour les études et la littérature de son grand-père Jean-
Paul et qui selon Jean Lacouture a été contraint par son père Jacques Mauriac d' ((abandonner de bonnes études pour l'aider à gérer son entreprise commerciale.. . D, op. cit., p. 26-27.
La place de l'individu est acquise avec Le Temps immobile et désignée par le public lecteur mais elle est trouvée en soi par la voix qui témoigne de l'immortdité.
68
-Si... Si ... Si, tu écriras ... On aurait dit qu'il tenait à ce que je le suive dans la voie qu'il m'ouvre. (...)» (T1,7: 102.25 avril 1933).
Comment perpétuer l'héritage paternel, tout en préservant sa propre identité
dans ce domaine littéraire dont il s'est toujours senti exclu'? La dédicace du ((recueil
de ses admirables articles du Figaro littéraire, intitulé Mémoires intérieurs» officialise
I'injonction paternelle et I'intertextualité organisée par sa réactualisation2 définit
l'œuvre comme preuve de la réalisation de la prédiction3 et du devoir accompli. En
1959, François Mauriac reconnaît publiquement la vocation littéraire de son fils aîné
en lui dédiant «le recueil de ses admirables articles du Figaro littéraires, intitulé
Mémoires intérieurs)). Claude Mauriac reproduit cette dédicace dès le
commencement de l'expérience de son œuvre majeure Le Temps immobile.
(Tl,l :286. 15 février 1959). Dans la composition, la place de ce fragment fait sens.
D'entrée de jeu, ce fragment est une pièce à conviction, une preuve de l'affection, de
la croyance du père quant à sa compétence littéraire. Sa réactualisation dénote la
valeur d'un tel écrit pour le sujet et son œuvre. Par cette preuve exposée dans le
premier livre du Temps immobile, Claude Mauriac atteste, d'emblée de la réalisation
de la prédiction et de I'accomplissement de la tâche, etlou responsabilité. C'est en ce
sens que Le Temps immobile est considérée comme la seule œuvre digne de ce que
les autres attendaient de lui. Du point de vue de François Mauriac, la dédicace est à
la fois injonction et réparation. La datation témoigne du retard de cette
reconnaissance tant espérée dès 1938 et qui n'est venue que vingt ans plus tard4.
« A CLAUDE MAURIAC Je te donne cette image de moi-même : mon reflet dans les lectures de toute une vie. C'est le témoignage de ma confiance en ta destinée d'écrivain et d'une tendresse qui ne finira jamais. D'
L'œuvre paraît non pas à la suite de I'injonction, du rappel du devoir mais elle naît,
me semble-t-il, de la parole d'affection. Elle relève non pas de l'ordre moral mais de
' (TI,4 : 55-56). (TI, 1 : 286. 15 février 1959). La prédiction est systématiquement notée dans le Journal. (T1,l : 428). Lors de la composition, elle est placée
en ouverture du premier volume du Temps Immobile avec la voix d7Augusto Frédérico Schmidt. La confrontation de ces prédictions au regard de ses orientations tant au niveau littéraire que politique lui permet d'affirmer que : « ... ce que je suis a été fabriqué par d'autres que par moi. » (TI,l : 447. 5 janvier 1955). « Je note ici ces prédications » (TI,l : 428). 4 Le chapitre qui concerne l'étude de la création littéraire au regard de la réception insiste sur cette attente de la reconnaissance paternelle « . . . tant espéré(e). ». (TI, 6: 275.29 août 1967).
69
l'échange affectif dans lequel Le Temps immobile est la réponse de Claude Mauriac.
La création n'est pas tant dans son excessive conformité aux idéaux de son milieu
social que dans la croyance en l'idéal du père qui fonctionne pour lui comme
emblème identificatoire. Dans cette relation tripartite, la relation filiale a donc subit
des modifications. L'œuvre médiane et médiatrice se trouve au cœur de la relation
filiale comme substitut à d'autres formes de manifestations2 du désir de l'autre.
La voix qui blesse
La relation filiale peut être saisie au travers des critiques de François Mauriac
sur les œuvres de son fils. La diversité de la relation tripartite repose sur la diversité
des réactions du père. Tout d'abord, Claude Mauriac soumet ses projtes encore en
germe à son père. Le discours informatif sous-tend par une demande de coopération:
((Comme au Mas de Camp-Long, je lui avais annoncé un jour que je projetais d'écrire un roman qui s'intitulerait La marquise sortit à cinq heures, je lui parle de Valromé D (TI,1 :242. 19 août 1962).
Nous avons déjà vu précédemment que de leur conversation jaillit le plan de l'œuvre
envisagée. (T1,9 : 137. 23 avril 1939). L'œuvre littéraire, comme objet de
communication, concentre les tensions entre le père et le fils. Le témoin externe se
présente comme un soutien à la réflexion et donc à la dynamique de l'œuvre. Les
informations fournies sont l'occasion de vérifier la validité du projet. Or, cet échange
n'est pas aussi spontané que le laisse paraître le discours de Claude Mauriac.
Certains fragments mettent en évidence la volonté de François Mauriac d'être
informé du travail de son fils. François Mauriac apparaR sous la figure complexe du
destinataire qui mandate le destinateur pour la communication des textes. Comme
' François Mauriac, Mémoires intérieurs, Nouveaux Mémoires intérieurs, Paris, Flammarion, 1985. Malgré la proximité dans laquelle ils se sont tenus aucune forme d'échange affectif physique n'a pu être réalisé
comme en témoigne le fragment suivant : «Lors de la route que nous avons faite tous les deux en voiture, depuis Vémars, pour venir ici (moi au volant), j'avais envie de lui prendre la main, de lui dire des mots tendres, je débordais - comme on dit, et on dit bien - d'affection pour lui : mais les épanchements, ce n'est pas son genre. II ne m'a jamais comblé de ce que je donne (avec excès sans doute) à mes enfants. D (T1,l: 255. 13 août 1963). Les effusions des sentiments dans la relation filiale se figent sous la force des conventions sociales et des différences de générations.
pour l'essai d'En deça de l'honneur en 1938, le père surveille de près l'activité
littéraire de son fils :
((S'enquérant du Dîner en ville avec une sollicitude qui me fait craindre sa déception lorsqu'il en aura les épreuves. Murmurant à plusieurs reprises : ((Pauvre petit Claude ... » Et comme je lui dis que je ne suis pas à plaindre : «Tu as raison tu n'es pas à plaindre, sauf dans la mesure où tu es un homme, ce qui n'est pas gai.» (TL1 :287. 8 mars 1959).
Face à I'œuvre littéraire de François Mauriac, le fils est en admiration constante, au
contraire du père qui éprouve et exprime compassion et scepticisme qui vise moins
I'œuvre que l'effort investit dans celle-ci et qui représente le véritable sens de I'œuvre.
II semble que l'attention du père soit proportionnelle au degré d'innovation littéraire
du fils. Le ton se fait plus insistant lorsque Claude Mauriac effectue ses premiers
essais de composition :
Lundi 15 mars 1943. (-4 Voix de mon père, tout à l'heure, 16 juillet 1963, dans le grand salon de Vémars : -A quoi travailles-tu, en ce moment ? -J1essaie de faire une œuvre construite à partir de ces trente ans de Journal dont je dispose. Une sorte de télescopage du temps.. . ... et aujourd'hui, 21 juillet 1973, ne l'ayant pas noté il y a dix ans, je ne connais pas ce que fut la réaction de mon père, s'il en eut. D'habitude, ma « littérature » le laissait perplexe, incrédule et vaguement admiratif. Si j'en avais été là de mon orchestration du Temps immobile, le 16 juillet dernier, l'effet eût été meilleur, la courbe plus élégante. Un peu inquiet en pensant que je suis seul garant de ces dates : inventées et rapprochées le même jour, 1' «effet » eût été le même. Mais non certes pas l'équilibre de cette œuvre, née réellement, jour après jour, du temps. » (TI,1 : 192-193)
L'innovation romanesque de Claude Mauriac paraît comme une tentative
d'individualisation qui ne semble pas échapper à la vigilance paternelle. C'est la voix
et non la présence physique qui constitue le lien dans cet échange. Celui-ci
s'instaure grâce à la distance spatiale et souligne ainsi l'impossibilité du père et du
fils à réaliser une communication intime, de proximité physique, autour de la
littérature, précisément lorsqu'il s'agit des œuvres de Claude Mauriac. (T1,6: 392. 15
mars 1965). C'est cet objet littéraire à la fois commun et strictement individuel qui
permet de comprendre et de construire la relation filiale. Leur mode du travail
littéraire se distingue, comme nous l'avons vu précédemment par l'intérêt que la
famille Mauriac accorde à l'œuvre de François Mauriac (T1,6 :298-301. 18 août 1970).
Or, l'intérêt de ce dernier pour le travail littéraire de Claude Mauriac est réel et est
thématisé dans le Temps immobile. Lorsque Claude Mauriac entame son deuxième
roman Le Dîner en ville (1959) son père l'encourage. Or, à peine celui-ci publiée, il
envisage un autre roman dont il soumet I'idée à son père : Ce serait « ... une histoire
de notre famille, sans rien inventé [...] un sujet qui aurait permis une
collaboration.. . ». Le lendemain de cette proposition, alors que Claude Mauriac
prend des photos de la propriété de Malagar, des notes en vue de ce roman, son
père se rétracte et lui «dit de l'écrire seul» (TI,1 :539. 3 novembre 1959).
Si pour l'essai sur Jean Cocteau, la conversation fût fructueuse et a permit
l'essor de la réflexion', c'est l'inverse qui se produit pour ce roman :
<<Mon livre désenchanté depuis que j'ai fait cette proposition insensée à mon père. "Le contraire de Proust", me disait-il à Camp-Long de mes projets, encore vagues. C'est exactement cela : contraction du temps, instantanéité dans la durée. » (TI,l: 533-537).
L'échec de la transformation de la parole en acte dénote I'idée qui se flétrie dès
qu'elle est communiquée. Cette proposition d'une œuvre commune peut être
confrontée à celle en date du 13 novembre 1932 qui concerne le Journal:
«Je pourrais vous le donner à lire. Cela nous rapprocherait. Nous serions plus intimes ... Car je dis tout dans ces pages. Vous n'ignorerez plus rien de moi- même. » (T1,7:93).
La fonction essentielle (mais qui reste virtuelle) du journal est d'établir le lien avec le
père. On ne peut que constater la persistance et l'intensité du désir de créer un lien
matérialisé par l'œuvre. Si l'échec de prendre à témoin son père est avéré, il est
surmonté par la création d'un lecteur fictif. Le lecteur imaginaire stabilise la présence
de la figure du témoin auquel est destiné le métatexte. La nécessité du témoin même
imaginaire semble être à l'origine du «secret» composé et introduit par l'auteur. Le
secret censé contenir une vérité ne serait-il pas motivé par la nécessité d'instaurer du
lien? II est sans doute conçu comme gage ou récompense de l'amitié partagée. On
I «Ce fut de mon livre sur Jean Cocteau que nous parlâmes. Mon père me donnait de précieux conseils ; de nouvelles directions m'étaient indiquées ; j e l'y devançais ; il me dépassait ; j'allais plus loin encore. Et de notre dialogue sortit ce plan nouveau où ma première idée se trouve développée » ( TI,9: 137.23 avril 1939).
peut supposer également qu'il décrit une stratégie de consolidation de la connivence,
du lien par la mise à l'épreuve du lecteur. L'inventio, par l'élaboration d'une technique
spécifique met en regard la question du secret et la présence nécessaire voire vitale
du destinataire. Paradoxalement, le travail littéraire s'enracine dans la relation et
décrit le passage d'un lecteur à un narrataire alors que l'écriture présuppose une
involution, un exil intérieur. Or, l'opération de substitution du témoin, s'effectue selon
une configuration de symétrie, le témoin interne réfléchit l'absence du témoin externe.
L'énoncé cité plus haut (TI,I :287. 8 mars 1959) éclaire la finalité de l'œuvre
littéraire. L'effort est certes prospectif: il s'agit de laisser une trace de soi, de
s'insérer dans le cours de l'Histoire mais il concerne chaque instant de la vie. II est
une tentative renouvelée quotidiennement pour marquer sa ((victoire sur la mort»
(TI,I: 533-537. 2 novembre 1959). Ce qui force I'effort littéraire est cette volonté de
surmonter la mort qui rend plus vive la solitude inhérente à la condition humaine.
Malgré le besoin de verbaliser, de partager concrètement, il semble que I'effort de
création décrit un mouvement d'involution nécessaire.
Le nom de famille
Autour du "je" les noms constituent des repères dont la fonction est de décrire
et d'identifier l'espace social du sujet Claude Mauriac. Le plus important d'entre eux
est le nom de famille' Mauriac qui se présente d'emblée comme un critère de
reconnaissance et de détermination de I'espace social de l'auteur. Claude Mauriac
est issu d'une famille de propriétaires terriens bordelais et plus directement d'un
écrivain, académicien et lauréat du Prix Nobel. La personne et l'histoire de Claude
Mauriac sont à saisir au travers de celles de François Mauriac et de ses ancêtres. Le
Temps Immobile présente le sujet dans une situation paradoxale. II est socialement
connu et personnellement inconnu. Comment Claude Mauriac va-t-il surmonter ce
paradoxe et émerger de l'anonymat?
II profite des intérêts et privilèges liés à son nom de famille : ((j'ai eu raison
puisque je me suis toujours accommodé des privilèges de ma classe» (TI,1 : 183. 19
juin 1970). 11 le reconnaît publiquement lors d'un interview radiophonique (T1,Z : 163-
164. 28 avril 1974) et avoue à maintes reprises que son appartenance familiale et
sociale lui facilité l'accès à la classe au pouvoir :
«Je me suis trouvé par hasard ou par chance à tous les carrefours et c'est pour cela que je suis témoin irremplaçable, le seul de tous nos contemporains qui a vu s'asseoir sur le même divan de son bureau Georges Pompidou et Jean Genet »*.
Néanmoins, la relation de Claude Mauriac à son nom est très complexe et dévoile
l'ambivalence de porter un nom célèbre. Le milieu et l'époque au sein desquels par le
hasard de sa naissance il est amené à exister (T1,2 : 163) le déterminent et le
façonnent, en même temps qu'ils alimentent la crainte de ne pouvoir s'insérer et
d'être reconnu indépendamment de son nom de famille. Selon Roland Barthes «Ce
qui est caduc aujourd'hui dans le roman, ce n'est pas le romanesque, c'est le
personnage ; ce qui ne peut plus être écrit, c'est le Nom Propre. »3 puis il ajoute «le
propre du récit n'est pas l'action mais le personnage comme Nom En
référence au genre autobiographique Alain Girard affirme :
« Le nom est le signe de la personne et de sa dignité. (...). Dès lors, la conscience de soi, et l'estime que la personne se porte à elle-même, se rattachent à la dignité reconnue à son nom, au prestige qu'il peut acquérir. L'individu apprend à ce signe dès l'enfance qu'il est différent des autres, puisqu'il n'a pas la même identité, que ses actions l'engagent, lui, et pas un autre, et non d'abord en tant que membre d'un groupe, famille ou corporation, mais en tant que lui- même.^^.
La question de l'identité est liée à la renommée du nom Mauriac qui s'exerce dans le
temps et l'espace. Le nom de famille est constitutif d'une identité qui va aliéner les
caractéristiques individuelles. Le nom de famille représente au-delà du lien
intergénérationnel, un indice formel des conduites archétypales. II établit la
connexion entre I'identité individuelle et collective. Le nom est ce qui est imparti au
sujet comme indice identificatoire.
1 Brigitte Galtier, é écrit des jours : lire les journaux personnels : Journaliers des années 1890-1935. Eugène Dabit, Alice James, Sandor Ferenczi, Paris, H . Champion, 1997 et Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 15 et 23. 2 (7 février 1976). Note 1, in, Claude Mauriac, Une Certaine rage, Paris, R. Laffont, 1977, pp. 52-53. Et lors de l'«Entretien avec Claude Mauriac (6 juillet 1978) par Gretchen Rous Besser, The French Review, vol. LII, No.4, March 1979, p. 61 1. 3 Roland Barthes, SE, Paris, Seuil, coll. "Tel quel", 1970, p. 101 -102. 4 Roland Barthes, SE, op. cit., p. 197. 5 Alain Girard, Le Journal intime, Paris, PUF, 1986, p. XIII.
74
((Depuis que les institutions l'ont indéfectiblement attaché à nos actes, le nom constitue notre identité première. Le nom devance notre naissance et nous survit en épitaphe de sorte que nos vie se lisent dans l'intervalle. Nous sommes à la fois le porteur familier de ce qui nous identifie et l'hôte étranger d'une famille, d'une histoire, d'une ancestralité que ce nom nous apporte le jour de notre naissance comme le présent d'un roi. Pour certain se sera l'étendard d'une victoire annoncée ou la douce acceptation d'un don, pour d'autres le cadeau sera empoisonné.»'
II ajoute doute écriture est l'histoire d'un nom»2. Claude Mauriac entretient avec
autrui des relations qui dépendent étroitement de son nom de famille. Au niveau des
relations extérieures, ce dernier intervient au même titre qu'un acteur. II détermine,
peut modifier la relation à l'autre et le parcours du sujet. Dans le Journal, le diariste
interroge son nom de famille parce qu'il crée autour de sa propre personne un
réseau de significations qu'il est dans l'obligation de décoder.
Positive
« ... depuis sa petite enfance, Claude vit au milieu des gens de Lettres les plus
connus ... » affirme François ~ a u r i a c ~ . La célébrité qui se rattache au nom de
Mauriac agit comme une force d'attraction. Le nom est un personnage adjuvant qui
permet à son porteur d'approcher les plus grandes personnalités littéraires et
politiques, en France comme par exemple d'abbé Mugnier~ qui lors de la réception
de François Mauriac à l'Académie Française est «pour le fils de son ami, d'une
adorable tendresse)) (TI,1 : 133. 16 novembre 1933). A l'étranger, en 1938 à Prague
notamment «la ville en paix la plus menacée du monde)) où il effectue un bref voyage
en tant que journaliste à La Flèche, il rencontre des amis et est immédiatement
reconnu et accueilli en ami grâce à «Mon nom qui m'ouvrent tous les cœurs)),
(TI,I :428. 4 juillet 1938). Lors de ce voyage en Tchécoslovaquie, il est également
reçu par le ((Président Benes)) (TI,l: 429. 7 juillet 1938) qui, sensible à l'engagement
politique de François Mauriac contre la menace du totalitarisme, lui réserve un
I Philippe Bonnefis, Alain Buisine (ss la dir. de), La "Chose capitale" : essais sur les noms de Barbey, Barthes, Bloy, Borel, Huysmans, Maupassant, Paulhan, Lille, PUL, 1981. 2 Philippe Bonnefis, Alain Buisine ( ss la dir. de), La "Chose capitale': op. cit., p 3 José Cabanis, Le temps immobile, Claude Mauriac; pages choisies et commentées par José Cabanis, Paris, Grasset, 1993, p.11.
accueil chaleureux. La relation amicale avec ses confères, en l'occurrence «le grand
journaliste tchèque Ripka» est facilitée par la célébrité de son père :
« -Vous ne pouvez pas savoir quel écho l'article de votre père sur Franco [celui du 30 juin 19381 a trouvé ici. (...) Dans l'estime où il (Ripka) tient mon père réside probablement la raison de sa gentillesse à mon égard. II me parle avec une ferveur pleine de sauvage tendresse.» (TI,?: 428.4 juillet 1938).
Claude Mauriac use volontiers de son nom comme d'un sésame et observe les effets
qu'il produit sur ses interlocuteurs. Le fragment de son journal en date du 21 octobre
1937 rapporte la rencontre avec André Gide. Cette rencontre est mentionnée à
diverses reprises. L'extrait le plus complet est celui présenté dans Conversations
avec André s ide'. Celui du Temps immobile fait suite au récit de son rendez-vous
avec son ami Anne de Biéville, aux Deux-Magots où il rencontre de grands artistes
comme Giacometti, le sculpteur Zadkine. Claude Mauriac entre alors au café du
Rond-point avec Jean Davray qui lui désigne André Gide. L'extrait se termine
lorsque Claude Mauriac s'approche d'André Gide pour se présenter. (434-435). Enfin,
dans les Espaces imaginaires, il reproduit l'intégralité du discours d'André Gide sur
les crimes staliniens et la position des communistes français à i'égard de ((cette
mascarade indigne . .. (faite de) mensonge et de crime.» (T1,Z: 194-195). Or, cette
liberté de propos a été précédée d'une réaction de peur et de rejet de cet
interlocuteur pour lui encore inconnu. Claude Mauriac s'adresse à André Gide qui se
rétracte:
« "-M.Gide, n'est-ce pas? Ses yeux s'abaissèrent. Tout s'éteignit sur son visage. J'eus l'impression d'avoir apeuré une tortue. Carapacé, le visage sans regard, immobile, terreux, il laissa échapper entre ses dents un "oui" furieux ... ».
Or, c'est cette ((Phrase magique qui redonne la vie à cette figure de bois» : «- Je suis
le fils de votre ami François Mauriac. .. )12. La communication est alors immédiatement
acceptée: «-Excusez mon accueil ... Vous comprenez, n'est-ce pas, que je doive me
défendre ... » (TI,l: 435, Tt,2 : 195). Vingt deux ans plus tard, la scène se reproduit à
l'identique avec cet autre interlocuteur qu'est François Mitterrand. ((Mouvement de
recul, avant que je ne me sois nommé (comme André Gide, au même endroit3, il y a
1 Claude Mauriac, Conversations avec André Gide : Extraits d'un journal, Paris, A. Michel, 1951, p.] 1 . 2 Claude Mauriac, Conversations avec André Gide, op. cit., p. 1 1 et (TI,2: 192-1 93). 3 En italique dans le texte, pour marquer la coïncidence et, par la répétition de la scène, la permanence de l'événement. 7 6
76
si longtemps).)) (T1,Z: 192 ou 194. 13 décembre 1959). Son nom lui permet d'entrer
en relation, et parfois même de devenir le confident privilégié notamment avec
Georges Pompidou:
«...au début de sa carrière, j'étais un des seuls amis, dont ( à cause d'un nom qui n'était pas le mien) il était fier- si bien qu'il me recevait souvent dans son petit appartement du quinzième arrondissement, c'est le Premier ministre, c'est Georges Pompidou.)) (T1,2 : 256). (T1,2: 253. 29 novembre 1963).
La nature de la relation à de Gaulle est plus complexe : "Je suis, de par mes
fonctions auprès de lui, de par ma nature aussi, (...) Mêlé par mon père et certains de
mes amis à la Résistance, (...) )) (T1,3: 125. 13 mars 1975). Elle est professionnelle'
et le paramètre qui facilite et accentue l'amitié qui s'instaure entre eux s'apparente à
une relation naturelle, familiale même si elle a pu se développer grâce à son ami
d'enfance Claude Guy.
" Fils de François Mauriac qui, lui, est classé par le Général à un rang précis, i'un des premiers, non pas de I'Etat mais de la Nation, j'appartiens de surcroît à un milieu, qui s'il n'est pas celui, aristocratique, des de Gaulle, est, sans être le sien, par le sien reconnu." (T1,3:125. 13 mars 1975).
La force d'attraction du nom est incontestable, sa seule résonance augmente
immédiatement et irrémédiablement le sujet d'un pouvoir hérité2. Les relations sont
fondées sur le nom et l'appartenance sociale. II conduit à la participation du pouvoir
et donne ce privilège de pouvoir s'introduire et circuler dans ces milieux. Le 16
décembre 1972, lors de la marche pacifique organisée par le ((Comité de Défense
pour la vie et le droit des travailleurs immigrés et aux côtés de 136 intellectuels3»
pour protester contre (d'assassinat de Mohamed Diab dans un commissariat à
Versailles.)). II y eut «... 400 interpellations...)) dont Claude Mauriac, Michel Foucault,
Jean Genet, Alain Geismar. Au moment de leur arrestation, I'un des policiers tente
de soustraire Claude Mauriac du groupe des manifestants : ((Tentative pour me
1 Il lui a été confié la fonction de "chef du secrétariat particulier [. . .] dès le 27 août 1944" (TI,3: 123) 2 Fernard Baldensperger, La littérature, création, succès, durée, Paris, Flammarion, 1913, p. 256 : G ... II y eut peut-être, à l'origine de la renommée (. ..) un nom qui avait déjà eu l'oreille d'un public réduit, mais attentif. On a même cité des exemples de confusions plaisantes où l'illustration d'un auteur s'augmentait illégitimement de toute une notoriété qui revenait de droit a un lointain homonyme : tant il y a de la force d'attraction dans un nom qui commence à voler sur les lèvres des hommes.)). CF. livre IV, chap. 1, «La renommée)) 3 (T1,2:283. 16 décembre 1972). Cette marche est relatée par deux fragments datés du 16 décembre 1972, (TI,2 : 276-297). 77
77
libérer, afin d'éviter, je ne le comprendrai que plus tard, que mon nom puisse être
donné aux journalistes.»' explique Claude Mauriac. Ce nom de famille est un
rempart protecteur ((face à la violence de la horde, la force de la nomination semble
le premier acte d'une civilisation : le nom est la marque de règne.». Le nom de
famille Mauriac permet à notre auteur d'être accepté et reconnu d'emblée comme
ami, d'élargir son réseau de relations, de surmonter, et d'être protéger contre les
forces au Pouvoir. L'aveu de ce pouvoir inné souligne la lucidité quant à sa situation
de privilégié:
« Je me suis trouvé par hasard ou par chance à tous les carrefours et c'est pour cela que je suis témoin irremplaçable, le seul de tous nos contemporains qui a vu s'asseoir sur le même divan de son bureau Georges Pompidou et Jean en et.»*
L'usage de ce pouvoir inhérent au nom qu'il porte consiste moins à profiter
personnellement des privilèges qu'à l'utiliser en faveur de ceux qui en sont
dépourvus. Dans les années soixante dix, il intervient auprès des travailleurs
immigrés, des clandestins, des détenus de prisons. II devient en quelque sorte lui-
même le lien entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui le subissent.
Négative
Sur le plan social et politique, l'aura du nom Mauriac le couvre, le protège, lui
ouvre non seulement des cœurs, mais des voies dans les plus hautes sphères de la
société parisienne. Néanmoins, la reconnaissance du nom du père entraîne la
méconnaissance de celui du fils. Au sein du milieu littéraire, dès 1933 avec l'entrée
triomphale de son père à l'Académie Française, Claude Mauriac est conscient du
pouvoir de son nom de famille, pouvoir qui lui est néfaste. Témoin attentif du succès
littéraire paternel, la gloire de son père le renvoie par contraste à son inexistence. Ce
sentiment est exacerbé par le discours d'autrui dont les propos élogieux à l'égard de
François Mauriac, rejettent le fils dans l'ombre de son père et lui signifient qu'il n'a
d'existence que par celui-ci. La récurrence de la confusion du père et le fils montre
' (TI,2: 290-291 et 293). 2 Claude Mauriac, Une Certaine rage, Paris, Laffont, 1977, pp. 52-53, note 1, du 7 février 1976.
78
l'incidence de celle-ci sur Claude Mauriac et simultanément son effort tragique de
distanciation. Le 22 novembre 1937, au Théâtre-Français lors de la ((Répétition
générale d'Asmodée à laquelle assiste «le président Léon Blum» lors de la
représentation générale d'Asmodée : ((Entracte. Les félicitations m'entourent comme
si j'étais l'auteur)) (TI,I: 436. 22 novembre 1937). L'intensité de la gloire du père
submerge le fils dont I'existence sociale est recouverte par l'amplitude de la célébrité
de François. C'est le regard et la parole d'autrui qui en célébrant le père relègue
dans l'ombre le fils. L'autodérision maintient la distance avec ces voix et
simultanément avec cette image ou absence d'image de soi qu'elles lui renvoient. Si
certaines situations sont rendues dans le registre de l'ironie : «Joie secrète de n'être
rien que cela: le fils d'un grand homme comblé)) (TI,l: 439)' elles restent
déstructurantes pour l'individu dont I'existence est subordonnée à la relation filiale.
Au plan religieux, la confusion prouve la méconnaissance de l'agnostique
Claude Mauriac. Lors de la réception à l'hôtel du Pont Royal en l'honneur de
Georges Bataille, ce dernier confie à Claude Mauriac qu'il était chrétien et qu'il ne
l'est plus. Claude Mauriac mentionne leur conversation dans son journal, en date du
Vendredi 4 octobre 1957. Au moment de la composition, le 13 juillet 1973, comme s'il
poursuivait seize ans plus tard la conversation avec Georges Bataille, il s'interroge
sur cette confidence qui lui avait été faite, à lui précisément et qui par analogie lui
rappelle une autre conversation avec Luis Bunuel.
~Quelvezin, vendredi 13 juillet 1973. a Pourquoi me dit-il cela?» Mais à cause de mon nom, qui n'est pas le mien. Parce que je m'appelle Mauriac. beaucoup de mes interlocuteurs me parlent, eux aussi, comme si j'étais chrétien. La chose va de soi. La question ne se pose même pas. (Luis Bunuel, la première fois où nous nous rencontrâmes: -Je ne vous imaginais pas si grand. -... ? -Eh ! bien, oui. J'entendais toujours, à votre sujet, parler du «petit Mauriac» ... ) )) (TI,1: 88-89).
Qu'ils soient écrivains ou politiciens, les personnes rencontrées confondent entre la
personnalité de son père et la sienne. Le nom a certes une fonction de valorisation
sociale. Claude Mauriac rejoint ainsi le cercle des écrivains et politiciens et
simultanément se distingue de la masse anonyme. Par ce nom «Mauriac» Claude
Mauriac devient «autre» : un homme remarquable, dans le sens d'un être social
distinct de la masse. Le nom de Mauriac est une compagnie prestigieuse, qui lui a
permis en identifiant d'emblée sa place sociale, d'avoir beaucoup d'assurance en soi
et d'évoluer à son aise dans les hauts lieux de la société. Le nom est un acteur
potentiel puisqu'il participe de la dynamique des relations et de la formation de soi.
Néanmoins, l'individualité de Claude Mauriac est surdéterminée par celle de son
père.
La relation à autrui et à soi est biaisée, minée par le nom et la personnalité de
François Mauriac. Le besoin de célébrité et de faire une œuvre littéraire de Claude
Mauriac s'éclaire d'une lumière tragique. Tout effort littéraire devient effort de
différenciation par lequel advient l'identification de soi. Claude Mauriac «est soumis à
un processus de socialisation dont l'individuation est elle-même le produit, la
singularité du «moi» se forgeant dans et par les rapports sociaux))'. Par le choix du
Journal, des écrits personnels comme matériau, la multitude des références au réel
et l'hyperréalisme qui en découle, Claude Mauriac atteste et réfère sans relâche à
ses spécificités. Avec le Temps immobile, Claude Mauriac confère à autrui une place
centrale, essentielle, dans le processus identitaire et la reconnaissance de son
individualité. Comme nous le verrons tout au long de cette étude, il se démarque tant
au plan littéraire que politique et religieux. Claude Mauriac se réalise par la différence,
l'écart jusque dans la recherche d'amis choisis ((aussi éloignés de lui (François
Mauriac) que possible »*. L'effort littéraire est l'expression d'une lutte pour s'extirper
de l'ombre paternelle envahissante. Elle est menée du vivant de son père même si
l'œuvre majeure n'est véritablement et définitivement amorcée qu'après la mort de
François Mauriac. Comment exister en tant que fils d'un écrivain célèbre et célébré?
Comment Claude Mauriac va résoudre cette problématique tragique.
Chapitre 5. Distanciation et innovation des techniques narratives.
1 Alain Viala, Naissance de l'écrivain : sociologie de la littérature à 1 '6ge classique, Paris, Minuit, 1985. 2 (TI, 6 : 325. 8 décembre 1970).
80
En se nommant, le fils se confond inévitablement avec l'identité paternelle.
Comment comprendre le choix du milieu littéraire dans cette situation relative au fils
d'un écrivain célèbre? Ce choix est ambivalent puisque le sujet décide de se
maintenir dans le milieu paternel alors que l'individuation nécessaire suppose la
distanciation.
Exercice des genres
Le sujet est contraint de conduire la réalisation de soi contre le milieu littéraire
et social malgré la transparence des relations interindividuelles. Dans Le Temps
immobile, le parcours de l'écrivain est décrit par le diariste puis actualisé par le
compositeur. A cette étape de notre analyse, nous allons tenter de décrire les
différentes étapes de l'activité scripturaire. Ce qui nous permettra, me semble-t-il de
décrire le cheminement vers la littérature et comprendre comment il est devenu
écrivain. L'objectif sous-jacent est de montrer comment les essais romanesques
constituent diverses expérimentations qui conduisent au Temps immobile. Le rapport
à la littérature prend plusieurs formes dont en voici décrites quelques unes. Son
cheminement est tension et persévérance par le travail constant.
La détermination de soi se joue au cœur du lien filial en supposant qu'il
(François Mauriac) «était né ici, fils de roi, roi lui-même, au temps d'Henri Vlll ... )).
Dans quelles mesures «les conditions de vie ... . L'éducation .. .», les influences
paternelles ont déterminées l'être et ses pensées? Dans le jeu de cette relation
inévitable : «Où est la liberté? Où est la responsabilité?)) (TI,l: 404. 4 mars 1939). La
hantise de l'œuvre à faire est assujettie à la hantise de la mort. L'œuvre est le moyen
détourné pour accéder à l'immortalité. La hantise de la mort présuppose celle
corollaire du temps qui passe et contre lequel il engage par l'acte scripturaire, une
lutte quotidienne dans le but de fixer tous les instants de vie. Claude Mauriac
s'adonne et se donne entièrement à I'écriture qui devient partie intégrante de sa vie
et de son être1.
Son œuvre se présente de prime abord comme celle d'un polygraphe. On
distingue divers types d'écrits: l'essai philosophique, la critique littéraire,
cinématographique, les articles de journaux, les préfaces et les écrits de fictions tels
que romans, pièces de théâtre, poèmes, et récit autobiographique avec le Journal et
Le Temps immobile. L'hétéroclite, la variété générique sont les dominantes de la
pratique scripturaire. Mais cette variété est l'expression incessante et diversifiée
d'une même préoccupation métaphysique celle du Temps, elle constitue diverses
stratégies littéraires pour appréhender un phénomène unique, le temps. Toute
l'œuvre révèle une cohérence thématique et esthétique. Elle fait corps avec l'auteur,
jusque dans la production romanesque et théâtrale, les personnages, plus
précisément les voix sont une émanation non dissimulée de ses sentiments et
interrogations. L'évocation de l'événement majeur de sa vie, à savoir la mort de son
cousin Bertrand Gay-Lussac dont le lancinant rappel confère une tonalité tragique et
pathétique à l'ensemble de son œuvre.
Le sujet scripteur vit sa vie et l'observe. II s'adonne par un travail acharné2 à
I'écriture. II rédige des essais, des critiques littéraires par lesquels il tente une
approche médiane de soi-même par contraste ou similitude avec autrui. Le métatexte
décrit la recherche de ses premiers écrits qui organisés dans un ordre chronologique
visualise la progression de sa réflexion. Si la voix extérieure d'autrui a une influence
capitale sur sa trajectoire, le travail littéraire décrit une participation active, un
engagement par l'effort déployé a contrario pour atteindre et faire entendre sa propre
voix. Les écrits de Claude Mauriac sont à dominante autobiographique. L'écriture est
perçue dans sa continuité avec la vie et le Journal recueille la pensée en
mouvement, en l'occurrence celle réflexive qui analyse le travail littéraire.
' L'écriture peut être envisagée comme une forme d'addiction telle qu'elle est définit par J. McDougall, « ... « addiction » renvoie à l'état d'esclavage, donc à la lutte inégale du sujet avec une partie de lui-même, . . . », cité par Marie-Madeleine Jacquet, Alain Rigaud, ((Emergence de la notion #addiction », p. 17, in, Sylvie Poulichet, Les addictions, Paris, PUF, Coll. (Monographies de psychopathologie», 2000. 2 ((Vémars, vendredi 14 avril 1939. (...) Le matin, ma tante Gay-Lussac avait dit qu'on ne me voyait jamais sans un livre ou une plume à la main. Ce manque de repos intellectuel était, disait-elle, mauvais au possibIe pour les nerfs. Et sans doute avait-elle raison. Ma manie d'écrire m'obsède et m'empêche de vivre sainement, naturellement, normalement. (T1,9 : 127). 3 Lui-même nourrira de son propre vécu l'ensemble de ses essais romanesque et son œuvre majeure Le Temps immobile par le choix du journal comme œuvre source et matériau de l'expérience métaphysique.
82 8 2
Au plan thématique, ses écrits constituent une tentative pour se démarquer de
sa situation de fils aîné d'un grand écrivain. L'effort littéraire est envisagé comme un
moyen d'expression de cet état problématique.
« Malagar, jeudi ler septembre 1932 Le f ls à papa est le roman des inconvénients qu'il y a à être le fils d'un grand homme. Inutile de dire que j'exagère considérablement et la célébrité de l'écrivain et les souffrances et humiliations que cette célébrité peut apporter à son fils. » (T1,4 :43. 1932).
La visée de cet écrit est la réflexion et I'objectivation de sa condition. II est destiné à
communiquer et argumenter les ((inconvénients qu'il y a à être le fils d'un grand
homme)). Tel que le présente la composition fragmentaire, il s'agit également de
mettre en application des techniques narratives. Le fragment en caractères italiques
qui précède celui ci-dessus, reproduit un extrait d'une conférence de François
Mauriac. Claude Mauriac retient la définition du procédé romanesque d'amplification
qui consiste à isoler un état, c'est-à-dire, à élaguer tous ces "sentiments contraires"
qui "encadre(nt)", "enveloppe(nt)", "adoucis(sent)" pour mettre en lumière par
contraste celui que le romancier choisit d'a isole (r) ", "détache (r)" , et d'amplifie(r)
démesurément" pour en représenter les diverses facettes. Le travail de I'écrivain
ainsi définit rappelle celui du scientifique. L'intertextualité, par la mise en exergue de
de l'épigraphe place la réflexion de Claude Mauriac sous le signe de l'influence
paternelle. Or, l'application de ce procédé d'amplification pour son roman Méthylène
aboutit à un échec. Le compositeur souligne ainsi l'incompatibilité du sujet avec les
formes du roman traditionnel. Or, si le fond est maîtrisé du fait qu'il relève de
I'expérience de soi', les techniques traditionnelles semblent inadéquates2.
« Malagar, dimanche 25 septembre 1932. (...) Méthylène m'énerve. Je l'abandonne à la 99e page. J'ai envie d'écrire des incohérences. Je comprends les surréalistes. Cette vie m'assomme. II faut chercher plus loin. . . . » (TI, 1 : 338)
L'abandon des formes traditionnelles indique le désir d'innovation, d'exploration de
nouvelles formes d'expression romanesque. Claude Mauriac fait l'expérience des
1 Méthylène est l'évocation de son enfance à Vémars avec son cousin Bertrand (TI,l :329-330. 23 septembre 1932). 2 Ce fragment est situé vers la fin du premier tome, c'est à dire qu'il a été utilisé vers le début du commencement de la composition.
83 83
limites des techniques du roman traditionnel qui est construction, ordonnancement,
orienté par la recherche de la cohérence du sens. Avec la mise en scène de cette
expérience romanesque, il justifie les raisons de sa distance avec la tradition du
roman classique jugé désormais comme un ((genre trop étroit et usé»' (TI,l: 135). La
référence au mouvement surréaliste exprime son refus de l'ordre, de la cohérence et
son besoin d'innover par le bouleversement des formes traditionnelles. Avec son
cousin Jacques Mauriac, il a "à la fin de 1930, écrit "des poèmes surréalistes-
théophilistes (c'était le nom de l'école que nous avions fondée) ..." dont trois intitulés
«Solitude», «Médium» et «Carrefour2 » ont été reproduit dans les Espaces
imaginaires. (T1,2: 102-1 04). .
L'écriture automatique, spontanée semble appropriée pour se saisir de la
pensée, de ses mouvements, et plus précisément de ce moment fugitif qu'est son
jaillissement. Avec le parallélisme écrire et vivre, il s'agit moins de se rattacher à un
courant littéraire que de renouveler les formes d'expression de soi. La place occupée
par cet énoncé dans l'économie de la composition justifierait de l'origine du
"désordre", de la rupture chronologique et thématique appliqués dans la composition
du Temps immobile. C'est par contraste avec le mode de création littéraire du père
que l'aspect fragmentaire de son travail surgit avec netteté.
Goupillières, vendredi 25 juin 1976. ... François Mauriac était poète, Claude ne l'est pas. François a de surcroît tenté délibérément de recréer les enchantements de Saint-Symphorien, alors que Claude se contente de reproduire les notes hâtives qu'il prenait au retour des journées que nous y passions (aucun journal n'existant des septembres miraculeux que nous y vivions avant 1929). Pourtant, si insuffisants que soient ces rayons subsistants ils demeurent tels, pour moi, qu'ils plongent dans l'ombre le Mystère Frontenac 3, celui, dont je ne parle jamais ici (par pudeur) de Marie-Claude, de Gérard, de Natalie, de Gilles et de moi. (...) D (T1,4 :23. )
1 Paris, vendredi 13 mars 1964. Roman : genre trop étroit et usé. Il faudrait inventer une nouvelle forme littéraire qui concilierait la plus grande authenticité possible avec une composition aussi complexe et aussi libre que celle des œuvres inventées. J'ai vaguement pensé a cette division du Temps immobile en trois parties : Un siècle ou l'autre. Une année ou l'autre. Un jour ou l'autre. Avec utilisation non seulement de mon Journal, mais de textes similaires anciens, mémoires ou autres.. . » (TI,I : 135)
Ce poème apparaît comme un manifeste de leur mouvement poétique baptisé «surréalistes-théophilistes)): «Pour repérer les points du vaste subterfuge1 Que le Théophilisme du chatoyant refuge/ Apercevait Loin de tout livre adolescent/ II fallait sauter le puits incandescent/ Il fallait s'emballer hors de la blanche ruche/ Et de la cheminée dorant la franfeluchel Gagner la grande place où le sable somnole/ Et où les pigeons en vastes farandoles1 Rougissent le ciel blanc de leurs panaches bleus./ Et vers l'immense carrefour, sombre surréalisme/ Tout convergeait vers le Théophilisme.)) (Jacques Mauriac, Claude Mauriac, Paris, 18 décembre 1930.)
84 84
Admiration, fascination' incontestée pour son père, mais ne peut-on pas y voir une
nostalgie de I'écriture romanesque et l'incapacité dans laquelle il se trouve de ne
pouvoir perpétuer ce style de création? II y a également le sentiment de l'infériorité
de I'écriture diariste. II est possible de noter l'analogie entre le sujet et le genre utilisé,
tous deux en marge des institutions. Par ailleurs, c'est l'aspect fragmentaire, saillant
dans I'écriture diariste, qui met en lumière la crise du roman. Claude Mauriac est pris
entre la nostalgie de la forme traditionnelle du roman et la nécessité d'innover.
L'intérêt pour le texte court est visible dans son travail de critique littéraire.
L'ensemble des essais réunis dans De la littérature à I'alittérature' s'attache à
balayer à travers une étude chronologique et diachronique, la diversité des genres du
XlVe siècle avec Jean Froissart "Chroniques" jusqu'au XlXe siècle avec Flaubert. II
s'intéresse pour chaque période au genre bref: Les Chroniques de Jean Froissart,
les Maximes, de La Rochefoucauld, Les Lettres de Madame de Sévigné, les Contes
de Voltaire et de Charles Nodier, ou encore les Nouvelles de Prosper Mérimée. Mais
comme nous l'avons vu, l'intérêt pour ce genre a précédé l'étude critique. Dès son
enfance, Claude Mauriac a eu des contacts permanents avec l'œuvre littéraire dans
sa forme fragmentée et il a adopté plus ou moins volontairement, le fragment
structure fondamentale de la création littéraire. II faut ajouter que la forme
fragmentaire première est celle du journal. Le journal, en raison de son style non
contraignant, si ce n'est la régularité, rend possible l'appréhension de la vie au plus
près de ses manifestations. Si I'écriture régulière tente de combler la distance entre
le temps vécu et le temps de I'écriture, les fragments rendent compte sans ambiguïté
aucune de la forme fragmentaire que prend cette tentative de mise en fiction. II est
impossible d'écrire comme on vit, au même rythme, sans interruptions, et de rendre
compte de la simultanéité de toutes les formes du vécu physique et psychique. Par
ailleurs, le choix de cette forme répond à une auto-contrainte qui survient après la
tragédie de la mort de son cousin Bertrand Gay Lussac. Cet effort est sous-tendu par
la tentative de se soustraire à la mort, il est un acte de survie. II faut ajouter que si
Claude Mauriac parle de fragment, de «bloc» plus précisément c'est au moment du
geste d'extraction de son journal, car au niveau de la composition, il est davantage
question de «plan».
1 <Mes amis semblaient escorter un roi. Et le roi n'était-ce pas cet homme qui était mon père?» (TI,]: 404.4 mars 1939).
La vie et I'œuvre sont en étroite corrélation et communication et, parfois, elles
tendent à fusionner comme dans le cas du journal. Les détails, ces ((petits riens))
sont l'expression d'une tentative de se saisir de son temps dans sa totalité et le
passage du vivre à l'écriture est quotidien et répond au besoin de réduire la distance
entre la vie et I'écrit, entre l'acte et sa mémorisation. Dans De la littérature à
I'Alittérature, il traite des différents sous-genre autobiographique: Les Mémoires du
Cardinal de Retz, Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, La Confession d'un
enfant du siècle, d'Alfred de Musset. Le pacte autobiographique insiste sur
l'engagement à la sincérité qui réafirme la nécessaire adéquation entre le vécu et sa
transposition par l'écrit.
L'essai
Ce n'est qu'en 1938, qu'il entamera avec l'œuvre de Marcel Jouhandeau, une
intense activité de critique littéraire qui demeurera son seul revenu financier jusqu'à
la fin de sa vie2. Sa révolte contre la classe bourgeoise exprimée dans «En deçà de
l'honneur)). Cette critique acerbe contre la classe bourgeoise, qui semble avoir été
provoquée par «ces aigres plaisanteries que maman et lui (François Mauriac) me
faisaient à longueur de journée ces jours-ci : ((Quand on profite comme toi de la
bourgeoisie, on n'en médit pas!» ». L'essai permet de lever les ambiguïtés de cette
((imposture)) due à la confusion entre son être profond, intime et celui social inhérent
à son appartenance bourgeoise. Par cet essai, Claude Mauriac atteint un double
objectif: d'une part, rappeler à son père, son absence lors de la période la plus
difficile de son enfance d'autre part, préciser le motif de son rejet du système
bourgeois. En deçà de l'honneur? dénonce la responsabilité de la classe bourgeoise
dans l'exploitation de la classe ouvrière :
1 Claude Mauriac, De la littérature à Iralittérature, Paris, Grasset, Paris, 1969. 2 (T1,2: 417. 22 juin 1972) et (T1,2 : 480. 16 avril 1968). Dans ce fragment il écrit au sujet de ses ((avant-propos mensuels)) : «. . . je dois vivre, écrire pour vivre et faire vivre ; j e n'ai pas droit au silence.)). 3 Dans Signes, rencontres et rendez-vous, il opère un agrandissement du plan de cet épisode de sa vie et présente un extrait de cet essai en focalisant sur l'expérience de l'incohérence entre l'être et le faire, de la posture mensongère du sujet qu'il illustre avec son expérience des volontaires de «Croix de Feu» dans les quartiers pauvres. La notion de l'engagement comprend l'acte en cohérence avec la vérité intérieure sans laquelle il reste superficiel et mensonger. (TI,7 : 191-193. Malagar, août-octobre 1938). C'est à ce niveau qu'il est possible de
"...je préfère la classe la plus abandonnée, celle pour laquelle la bourgeoisie au pouvoir n'a jamais rien fait. On travaillerait pour des salaires de famine et vingt heures par jour- j'exagère à peine- s'il n'y avait pas eu d'organisation ouvrière."' (T1,2: 160. 5 octobre 1938)
C'est en ces termes qu'il répond à son père qui l'a obligé à lui remettre son manuscrit.
(T1,Z: 158) et qui le menace de confrontation publique : " - Je te préviens que si tu
publies ce livre je répondrais" (T1,2:158 et T1,7 :181-182). François Mauriac a été
cinq ans plus tôt, amené à défendre dans L'écho de Pans du 15 mars 1933, la
bourgeoisie française contre les révolutionnaires ce "groupe des jeunes philosophes,
qui entre 1925 et 1930, optèrent pour la révolution marxi~te"~. Parmi eux, Paul Nizan
(1905-1940) qui, dans Aden d'Arabie et, plus tard, La Conspiration, a tenté d'éveiller
les esprits, aux risques sociaux et internationaux du modèle économique capitaliste
et bourgeois3. Après la seconde guerre mondiale, cette lutte se poursuit sur le plan
littéraire et social pour culminer avec les événements de mai 1968~.
En 1938, Claude Mauriac est attentif au fonctionnement des rapports sociaux
basés essentiellement sur l'intérêt financier tel qu'il l'explicite, me semble-t-il par ces
propos : "je n'accusais que l'esprit bourgeois. En X j'admire le savant, mais je hais le
bourgeois." (T1,Z: 159. 5 octobre 1938). 11 dénonce le projet de société bourgeoise
qui place l'argent au cœur des relations sociales et l'intérêt financier qui sous tend
tout effort de production et qui devient aberrant quand il concerne la création
artistique. Chez Claude Mauriac, le désintéressement est l'un des fondements de sa
pensée et une éthique dans les choix de son parcours.
rapprocher Paul Nizan et Claude Mauriac dans la dénonciation du jeu de l'incohérence entre l'être et le paraître. (TI,7 : 169. 8 mars 1981). ' Effectivement, sa jeunesse et son adolescence se passèrent au cœur de la société bourgeoise et aristocratique. Ses fréquentations assidues de Marie-Claude de Noailles, Paîrice de la Tour du Pin ou Anne de Bièville, entre autres contribuent à l'éloigner de cette société où écrit-il en 1939 « ... je n'étais pas à mon aise parce que la tromperie était trop profonde.)) (TI,l :323. 6 juin 1939). En effet, il côtoie simultanément différents milieux. Une soirée entamé dans chez Paul Morand, avenue Charles Floquet puis dans les boites à Montmartre pour la terminer au Jockey à Montparnasse. (TI, 1 : 323-326).
Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, col. Points, 1999, p.254. «Toute littérature est propagande. La propagande bourgeoise est idéaliste, elle cache son jeu, elle dissimule les
fins qu'elle poursuit en secret [...]. La propagande révolutionnaire sait qu'elle est propagande, elle publie ses fins avec une franchise complète)) (Paul Nizan, La Revue des Vivants, 1932). Cette vision sera réactualisée par Georges Perec dans son roman Les Choses, 1965 qui met en lumière les contradictions du fonctionnement de la société capitaliste et ses effets sur l'individu. 4 Dans son avant propos Jean-Paul Sartre affirme que «Les soixante-huitards ont allègrement récupéré le mythe de Nizan. Ils ont dévoré ses livres» Paul, Nizan, Aden, Arabie, Nouvelle édition présentée par Jean-Paul Sartre, Paris, F. Maspero, 1960. 8 7
87
La conscience vive
La phase de la réception littéraire pose d'emblée le rapport du travail littéraire
et de l'économique. Avec ses premiers essais, Claude Mauriac est confronté à la
question du désintéressement relatif à I'expérience littéraire. Son Marcel Jouhandeau,
Mystique de l'enfer met en évidence l'extrême sensibilité et humilité d'un écrivain qui
à partir du réel, de détails anodins, souvent intimes tente d'appréhender le surnaturel.
Avec Cocteau ou la vérité du mensonge, Claude Mauriac tente de saisir en amont
les véritables motivations du fait littéraire. Dans sa quête de la célébrité, de la
reconnaissance, Jean Cocteau use de drogue pour stimuler sa pensée. Selon
Claude Mauriac, quelle peut être la valeur de la création quand elle n'est pas
l'aboutissement d'un effort authentique, le résultat d'une expérience consciente, d'un
face à face lucide avec l'univers intérieu$? Sur le plan temporel, le désir de célébrité
semble être en contradiction avec le mouvement de la création authentique car tous
deux sont régis par des rythmes opposés, respectivement la vitesse et la lenteu?. Le
désir de célébrité est confronté à celui de la liberté de l'écrivain. Au moment de
I'écriture de sa nouvelle L'herbe haute publiée dans le Figaro, l'auteur s'interroge sur
ce besoin d'être connu, cette vanité qui consiste à ((attirer l'attention)) à «se faire
repérer)). Cet exhibitionnisme se précise avec le désir d'amitié car avoir «un vrai
lecteur, (c'est) avoir un ami». Selon lui ce désir est à
a... l'origine de cette vanité qui conditionne tant de nos gestes, en une seule journée. Ce n'est pas un moyen très noble, bien sûr. Mais si c'est le seul espoir que nous ayons de nous arracher à la solitude? Ne pas rougir de la vanité, dans la mesure où elle nous aide à ne pas désespérer.)) (T1,6: 149. 30 avril 1938)
Or, I'écriture régulière telle qu'elle est vécue par Claude Mauriac est soutenue par
une extrême vigilance à l'égard de soi. Par l'autosurveillance, le scripteur veille à sa
propre liberté et à ce qui pourrait le lier, le rendre dépendant, l'alcool en
l'occurrence :
1 Le chapitre que nous avons intitulé «Le retour lectoral)) nous a permis de comprendre l'authenticité de I'expérience de la création du Temps Immobile, telle qu'elle vécue par son auteur comme une forme de réhabilitation de la littérature. 2 Cette question est développée suivant une perspective comparative du parcours de Robbe-Grillet et Claude Mauriac, dans la dernière partie consacrée à l'étape de la réception de l'œuvre. 88
88
K... Une légère ivresse me révèle l'étrange vie. La rampe de nickel qui longe le bar: monstrueuse hampe couchée de quel invisible drapeau? La cigarette que j'étouffe du pied avec le malaise de qui tue un petit animal. Dans une glace, là-bas, une longue main, ma main et qui est aussi celle de mon père, Je sens vivre en moi cet homme dont j'ai les gestes, les tics et la silhouette penchée. » (T1,6: 148-1 49. 30 avril 1938).
Cette conscience vive crée une analogie entre I'alcool et la littérature par l'illusion
que ces deux expériences produisent. S'adonner à I'alcool «n'est pas raisonnable,
mais I'alcool me délivre de toute attache.)). Or, cet état est en opposition avec la
vigilance caractéristique du diariste qui même sous l'effet de l'alcool continue de
s'observer avec beaucoup de lucidité. L'alcool permet moins de vivre une expérience
réelle que de donner la brève illusion d'accéder à un autre niveau de réalité. Celle
entrevue sous les effets de l'alcool ne provient pas de l'effort véritable de l'esprit
conscient et critique. L'intérêt de la littérature réside dans cette possibilité d'exprimer
une expérience intérieure, en toute lucidité :
(( «Gilles» mon projet de roman : Je rêve de quelque chose de très vrai. La rédaction de cette nouvelle m'aiderait à mieux exprimer mon mystère. D (T1,Z : 58. 1934).
De même au plan social, il dénonce l'illusion engendrée par les modes de
communication telle que la télévision et la publicité'. II prône un retour à la lucidité et
à l'authenticité car l'illusion a envahi l'espace social et les relations interpersonnelles.
La publication des premières nouvelles remonte à 1930. A cette époque il lit
Proust, Du côté de chez Swann et dans ce même fragment il note : «JJécris une
nouvelle. Commencé le Neveu de Rameau. Entendu un fragment de Schérazade. »
(Tl,l :175. 11 novembre 1932), en 1936, il publie dans Marie-Claire, (T1,2 :l IO) et en
1939, dans Marianne, «une nouvelle Les dents serrées )) (T1,9 :127). Sa première
expérience de célébrité :
' Claude Mauriac, Trans-Amour-Etoiles, Paris, Grasset, 1989. Le personnage féminin «Dreza» a réussie à s'évader, à ((trouver la sortie» de cette société et revient, telle une extra terrestre pour décrypter les multiples facettes de cette société de l'image. Le chapitre «Nous» est consacré essentiellement à la critique de la télévision, de la publicité, à tous ces phénomènes de «sonorisation», de «sponsorisation» (p. 120).
89
«Dans Marianne, ce matin, ma photo accompagne une courte interview (...) Ce début de célébrité, si agréable, bien que je n'en prenne pas bien conscience, il faudrait l'abandonner aussi.)) (T1,9 :l3O. 18 avril 1939).
L'euphorie de l'écriture est manifeste, le journal recueille les sentiments, la tension
du sujet : (Némars, mardi 11 avril 1939. Tout l'après-midi passé à écrire une courte
nouvelle, pour Le Figaro : Le passant. J'y travaille avec plaisir tard dans la soirée))
(T1,6 :124) ou encore Cet te nouvelle que j'écris pour gagner un peu d'argent mais
qui me passionne» (T1,9 :128). Or, l'euphorie laisse très vite place au dépit et à la
colère en raison du lien qui semble inévitable entre le littéraire et I'économique :
« Paris, jeudi 20 avril 1939. Un journal devrait rapporter ces réflexions : mais je n'en ai ni le temps, ni l'envie, ni sans doute le pouvoir. Je travaille tout l'après midi, à la maison. Mise au point de ma nouvelle, d'abord : je la trouve exécrable parce qu'inutile. Je l'ai faite, le mieux possible, mais pour gagner de l'argent et c'est cela la trahison ... II n'est pas de plus grand déshonneur: la littérature pour la littérature est exécrable. Ma vocation n'est pas d'écrire des histoires. Elle est d'écrire MON histoire avec le maximum de probité possible et en essayant de rendre l'indicible. » (T1,9 : 132)
Le constat est dans l'aveu fait au journal, la vigilance du sujet cultive le
détachement. II insiste sur le fait que la création du fait qu'elle est expression de soi
est une expérience de la liberté de l'exercice spirituel. L'écrivain conquiert son
indépendance que se soit par rapport à son propre orgueil, à l'alcool ou à un autre
objet ou système. La création littéraire ne doit pas être exercée à des fins
économiques : «c'est cela la trahison)). Sa conception sociale de la littérature met en
corrélation d'une part, le refus de la littérature comme pure affabulation et son lien à
l'économique d'autre part, la défense de la littérature comme expérience spirituelle et
l'exigence de liberté de l'auteur. La composition fait apparaître que dès 1939, le
diariste adolescent définit les éléments fondamentaux de l'esthétique de l'œuvre
future en l'occurrence le Temps immobile. Les essais romanesques constituent une
véritable formation littéraire individuelle et libre et une amorce à sa vocation littéraire.
Par ailleurs, l'essai est ce genre hybride, entre l'expression de soi et la réflexion
philosophique et littéraire:
«L'essai, comme le roman, a pour point de départ l'expérience subjective qui forme le matériau du texte. (...)» (T1,6: 518. 26 mars 1977)'.
En somme, dénoncer sa situation de fils "mal-aimé", de sujet méconnu,
traduire ses préoccupations métaphysiques, ou encore réfléchir à la création littéraire
à travers les œuvres, tous ses efforts sous-tendent la réflexion sur le genre littéraire.
Guidé par la "certitude au sujet de I'inactualité présente du roman sous sa forme
classique (dostoïevsko-proustienne))), le sujet affirme son individualité et
simultanément ses choix esthétiques. Dans sa préface du Journal d'Allemagne,
Denis de ~ougemont~ avance l'idée du renouvellement de I'essai qu'il désigne par le
terme de "Journal prive,
«... précisément ce que ce veut être mon prochain livre (et ce qu'étaient Journal de la vie profonde et En deçà de l'honneur), ce prochain livre devant être une synthèse de ces deux essais dont aucun n'est au point sous sa forme actuelle.)) (T1,6: 358. 24 novembre 1938).
La connaissance de soi qui passe par l'effort scripturaire est parallèle à la recherche
et à la formation d'un espace d'expression. L'écriture apparaît comme un moyen de
résolution des conflits extérieurs et intérieurs.
1 II s'agit d'une étude de François Châtelet sur Georges Lukacs, que Claude Mauriac utilise pour préciser sa définition de l'essai. (TI$: 434-435. 26 mars 1977). 2 Le 23 novembre 1938, lors d'un porto chez Bernard Barbey, il rencontre pour la première fois, Denis de Rougemont qui «écrit à la Flèche depuis huit jours» (TI&: 22). Denis de Rougement ( 1906-1985) est écrivain et essayiste, il obtient en 1930 une licence ès Lettres (Français, allemand, histoire, psychologie, philosophie). En juin 1940, avec le professeur Théophile Spoerri, il fonde la Ligue du Gothard, pour s'opposer à Hitler. II est également le fondateur en 1950, du centre européen de la culture à Genève.
91
DEUXIEME PARTIE
L'CEUVRE SOURCE : LE JOURNAL
Chapitre 1. A I'origine du Journal
Une des difficultés de lecture du Temps Immobile réside dans la
désorganisation temporelle comme cette composition qui intercale une série de
fragments datés de 1973 et 1873 (TI,?: 43-45). Les dates, données avec une
extrême précision parfois même avec l'indication de l'heure et de la minute,
constituent certes des repères temporels mais également des éléments
perturbateurs puisqu'ils soulignent et insistent sur la désorganisation
chronologique. Dans le cadre de la recherche de I'origine, la date du 31
décembre, me semble-t-il, éclaire le sens du télescopage du temps dans la
réalisation de la quête de I'origine. Nous avons donc construit l'analyse qui suit
autour de ce repère temporel qui fait sens au regard de la question de I'origine
du journal. Nous allons tenter de suivre et de décrire à partir de la récurrence
du 31 décembre 1929, la composition de I'origine du diariste. Comment lire la
réactualisation récurrente du Journal du grand-père, si ce n'est en essayant de
comprendre le rapport de cette récurrence comme une autre figure de la quête
du «plus lointain moi» ?
Le ((grand film du Temps Immobile, dont voici les premiers épisodes)) en
l'occurrence la «cérémonie du sirop de l'orgeat)) semble témoigner de la
permanence d'une pratique ancestrale. Un extrait du Journal du grand-père
déclenche chez Claude Mauriac, la réminiscence et amorce le travail de
composition. Claude Mauriac insère le fragment du Journal du grand-père (TI,? :
11 9. 15 août 1874) et poursuit avec son propre Journal : (TI,I : 119. 2
novembre 1973), (T1,l : 119. 17 juillet 1960) puis avec cet autre fragment
«Nouvelle cérémonie de l'orgeat. (...)» (TI,l : 119. 18 juillet 1960). Le
compositeur cherche à reconstituer le lien intergénérationnel. Les fragments du
Journal apportent la preuve irréfutable, objective de la permanence d'une
conduite dans le temps. Au regard de notre objet d'analyse du processus de la
création littéraire, le premier fragment du Journal du Grand-père confère une
nouvelle dimension à l'acte scripturaire chez Claude Mauriac.
La conduite archétypale
Le Journal de Jean-Paul Mauriac ((par un de ces hasards objectifs »
(TI,I: 43) est ((retrouvé et dactylographié )) puis remis à Claude Mauriac par sa
fille Natalie Mauriac, à (( Paris, lundi I O septembre 1973. D, (( cent ans après
avoir été écrit D (TI,l : 43) et presque quatre ans, après le décès de François
Mauriac, survenu le 01 septembre 1970. Quelques extraits choisis dans le
cadre de la quête de l'origine sont intégrés à la composition du premier tome.
Le manuscrit original «le cahier vert» est remis à Claude Mauriac. Dans son
journal rédigé à ((Malagar le mercredi I I septembre 1974 )) (T1,2: 508), il le
décrit «en détail)). Cette entrée est insérée lors de la composition des Espaces
imaginaires. Le manuscrit est soumis à un examen minutieux analogue à celui
du scientifique: la couleur «vert», le lieu et le prix d'achat, l'état des feuilles, du
manuscrit, le nombre de pages, le type d'écriture ((sage.. . régulière)), les
transformations effectuées par Jean-Paul Mauriac comme ces ((ratures ...
corrections)) ou sur le corps de l'œuvre ((découpés à la main .. . au ciseau.. . »
(TI, 2: 508). Cette description minutieuse et la place qu'il occupe dans Le
Temps immobile dénotent la valeur de ce document pour Claude Mauriac. Pour
reprendre les termes de Georges Gusdorf, c'est tout d'abord par la lecture de
ce Journal que «l'individu quelconque, arraché à son environnement immédiat,
est mis en communication avec l'espace-temps de l'humanité1.».
Figure importante dans l'ensemble du Temps immobile, Jean-Paul
~aur iac ' apparaît dès l'ouverture du premier et à la fin du dernier volume,
respectivement au premier et dernier chapitre. Un certain nombre d'extraits sont
réactualisés, notamment dans le chapitre trois, dont celui écrit à ((Langon,
samedi 6 décembre 1873))
' Georges, Gusdorf, Auto-bio-graphie
(TI,? : 337), réutilisé dans le dernier volume du
Ligne de vie. ; 2, Paris, O. Jacob, 1990, p. 67.
94
Temps Immobile. C'est en effet sur la voix de l'ancêtre évoquant «la mort» que
se clôt le dixième et dernier volume Oncle Marcel (T1,IO: 495). Jean-Paul
Mauriac entame la pratique de l'écriture régulière le 13 septembre 1873, soit un
siècle exactement avant le début de la composition du Temps immobile. Ceci
justifie du sens de ce journal pour l'œuvre majeure de Claude Mauriac. La
première entrée du Journal du grand-père datée du 13 septembre 1873 qui
correspond à l'énonciation du pacte est insérée avant la fin de la composition
du Temps immobile. (TI,1 : 40, 41, 43). A 23 ans, Jean-Paul Mauriac décide de
tenir un journal, à la suite de la lecture d'une biographie de Gavarni :
«Langon, samedi 13 septembre 1873. J'ai lu ce soir dans la Revue des Deux Mondes une biographie de Gavarni. II paraît que Gavarni tenait très régulièrement son Journal, et qu'il ne manquait jamais de noter chaque soir ce qu'il avait fait ou pensé dans la journée. Cela m'a donné l'idée de tenir aussi mon Journal. Je crois que c'est une excellente pratique, et dorénavant j'écrirai ici quelques lignes chaque soir.)) (TI, 1 : 43).
Cette entrée, avec la date précise du début de la pratique du Journal,
renvoie à cette notion qulEmile Benveniste appelle le «Temps chronique»2
caractérisé par trois traits : Un événement fondateur ; «le point zéro du cornput»,
puis un axe de référence qui permet de parcourir le temps dans ((deux
directions >> : présent vers passé et passé vers présent et enfin un ((répertoire
d'unité de mesure)) qui sert à dénommer les intervalles constants. Ces deux
dernières caractéristiques, permettent d'identifier cette entrée comme un
((connecteur)) dans la chaîne des générations. A travers la date du ((13
septembre 1873)) et ce dès les premières pages du Temps immobile, la
question de génération est posée. Elle inscrit les différents sujets sur l'axe
' Né le 22 mai 1850 à Saint-Pierre d'Aurillac, en Gironde et décédé à 37 ans, le I l juin 1887 à Bordeaux, Jean-Paul Mauriac, négociant et banquier, est le père de François Mauriac et le grand-père de Claude Mauriac.
«Dans notre vue du monde, autant que dans notre existence personnelle, il n'y a qu'un temps, celui-là », Emile Benveniste, «Le langage et l'expérience humaine » Problèmes du langage, Paris, Gallimard, coll. «Diogène», 1966, p.5, cité in, Paul Ricoeur, Temps et récit, 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, coll. «Essais», 1985, p. 193-1 94. 3 Paul Ricoeur, op. cit., p. 189. Ce terme est employé dans le sens d'instruments de la pensée qui sont principalement «le calendriem, d'idée de suite de génération)), le «triple règne des contemporains, des
temporel et les situent dans la relation prédécesseurs1 successeurs d'une part,
et familiale, signalé par le nom propre «Mauriac» et le nom commun ((grand-
père», d'autre part. II est donc possible d'évaluer l'intervalle, ici un siècle, entre
la première page du Journal privé du grand-père et le temps de sa publication à
la suite de son insertion dans Le Temps immobile, en 1973.
Cette entrée réactualise I'énonciation du pacte du grand-père présentée
dans sa simultanéité avec celle de Claude Mauriac. Une première simultanéité,
inconsciente, lorsqu'en 1929 il transcrit sa décision de tenir son journal régulier,
décision qu'il réitère par sa réactualisation, en 1973. A la différence du grand-
père, la pratique du Journal pour Claude Mauriac ne procède pas par imitation
volontaire et consciente mais s'avère être une initiative personnelle. Toutefois,
si la relation prédécesseurlsuccesseur tend à distinguer les deux auteurs du
Journal dans le temps chronique, l'exercice de cette même pratique réduit cette
distinction par la compression des fragments dans I'espace de I'œuvre. La
répétition et la simultanéité énonciative en 1873, K.. .dorénavant j'écrirai ici
quelques lignes chaque soir. » et celle de Claude Mauriac, en 1929, .. .j'ai
décidé d'écrire chaque jour de la nouvelle année dans cet agenda.. . »
conjointes dans l'espace vacant de I'œuvre opèrent une compression du temps
et visualise la simultanéité de I'énonciation du pacte. A la juxtaposition des
fragments, seule articulation possible de la composition littéraire se substitue la
superposition au niveau de la lecture. Au sein de I'œuvre et à travers l'identité
de I'énonciation du pacte, le temps est compressé et immobilisé.
Par ailleurs, l'adjonction de cette entrée intègre le Journal de Claude
Mauriac à une temporalité collective, universelle. La référence à ~avarni ' met
prédécesseurs et des successeurs», les «archives», «documents», «traces». En les désignant par le terme connecteur, il met en relief leur rôle de jonction entre «le temps vécu et le temps universel». ' Paul Gavarni, de son vrai nom Sulpice Guillaume Chevalier, célèbre dessinateur et lithographe, naît le 13 janvier 1804, à Paris, d'une famille originaire de Bourgogne. Balzac, qui lui a consacré un article dans La Mode, lui demande d'illustrer La peau de chagrin. En décembre 1833, il crée sa gazette satirique : «Journal des gens du monde B. Le dix-neuvième et dernier numéro sort en juillet 1834. Ruiné, endetté, il sera emprisonné en 1835 à Clichy dans la prison pour dettes. Le 27 décembre 1844, Sulpice épouse Jeanne de Bonabry, une musicienne. Elle lui donne deux fils : Pierre et Jean. En 1847 il part seul en Angleterre. Il éditera, en septembre et octobre 1848 à Londres, << Le Bossu ". Paul Gavarni revient à Auteuil en 1851. Il commence alors la publication de 280 pièces dans le quotidien Paris. Il illustre des livres : Gulliver, Gil Blas, ies contes fantastiques d'Ernest Hoffmann ainsi que plusieurs romans de Balzac et crée 150 aquarelles pour la collection Hetzel. C'est alors que début 1863, il est exproprié de sa
96 96
en place un système d'intertextualité qui renvoie à la pratique du Journal au
XlXe siècle. La compréhension des liens intergénérationnels s'effectue à partir
d'une pratique scripturaire. Les liens familiaux intergénérationnels s'enrichissent
de liens sociaux. Le « point zéro du comput » ne correspond plus au repère
temporel du ((1 3 septembre 1873)). A l'instar de «Gavarni», Jean-Paul Mauriac
réactualise la pratique d'un genre. La recherche de l'origine à laquelle participe
Jean-Paul Mauriac dépasse le cadre familial pour s'inscrire dans l'universel. La
recherche de l'événement fondateur de la pratique du journal fait apparaître le
temps dans son aspect dilaté, de propension. A partir de la récurrence de
l'énonciation du pacte, comme paramètre temporel fixe, le compositeur évolue
dans le temps, de 1929, 1873, etc.
Le Journal du grand-père fait signe et rappelle Claude Mauriac à sa
responsabilité. En effet, les événements : la mort de François Mauriac puis la
découverte du manuscrit du grand-père déterminent Claude Mauriac dans la
fonction d' «archiviste» que lui avait assignée son père :
« Paris, 19 septembre 1969. Le Temps immobile. Travail gigantesque. II me faudrait être le Proust de moi-même et des miens.» (TI,1 : 204).
La responsabilité ainsi explicitée annonce déjà, par l'envergure du projet, la
démesure de l'œuvre à réaliser. Ces événements, l'acquisition du Journal du
grand-père détermine Claude Mauriac dans son projet du Temps immobile. Par
leurs actes et propos, les contemporains de Claude Mauriac, notamment son
entourage familial renforcent sa responsabilité:
« Paris, vendredi 14 septembre 1973. ... J'éprouve de plus en plus de tristesse - et même de colère - en pensant que mon père a été frustré de ces pages, adressées à lui, tout particulièrement - et à ses frères - qui n'étaient pas encore nés et qui sont déjà morts mais à lui surtout, puisqu'il fut cet écrivain dont son père eût été si fier.. .
maison d'Auteuil dont le jardin, qu'il avait créé, était exceptionnel. Gavarni abandonne les arts graphiques pour se consacrer totalement aux mathématiques, sa passion cachée. Il meurt asphyxié le samedi 24 novembre 1866.
Ce Journal m'est arrivé au moment où il pouvait le plus m'émouvoir. Je ne puis m'empêcher d'y voir comme un signe. Venu de qui ? - Mais de ton père.. . Marie-Claude ne plaisante pas. Moi, à peine davantage. Non que j'y croie vraiment, ni elle non plus. Mais pour reprendre une expression bergsonienne, tout se passe comme si. .. Tout se passe comme si François Mauriac m'avait fait parvenir ce dont il avait été privé, au moment où je pouvais en faire le meilleur usage, c'est-à-dire faire ce qu'il aurait sans doute accompli lui-même, et beaucoup mieux que moi, tout en étant bien plus que moi, qualifié : faire connaître de Jean-Paul Mauriac un peu plus que I'on en savait. Et I'on en savait presque rien. » (TI,l: 44-45)
La gradation dans ces sentiments dysphoriques a pour cause le vide
intergénérationnel engendré par la non transmission du Journal du Jean-Paul
Mauriac. Le dysfonctionnement de la transmission entre générations suscité par
la mort de ce dernier, se creuse avec la disparition et l'oubli du Journal. II
s'ensuit un désordre qui affecte de façon spécifique Claude Mauriac. Sa
«colère» est d'autant plus justifiée que la privation semble être un acte
volontaire. La conversation avec Laure ~ ioux ' , venue lui remettre le manuscrit
original, l'éclaire sur la cause de la ((disparition)) du Journal.
« Malagar, mercredi 11 septembre 1974. Saint-Symphorien, hier (. . . ) Laure (Rioux) (. . .) raconte, (. . .) S'il avait vécu, un grave problème se serait posé, me disait bonne- maman Claire ; il n'aurait pas conduit à la rupture, mais il aurait été difficile à résoudre : Jean-Paul Mauriac n'aurait jamais accepté que ses fils soient élevés ailleurs qu'à l'école laïque ... » (TI, 2 : 509)
Le conflit entre deux systèmes de pensées opposés : laïque et religieux,
a pu être évité par la mort du grand-père et la transmission d'une éducation
strictement laïque a été interrompue aux dépens de la transmission des valeurs
religieuses par I'éducation. On peut se demander si la mère de François
Mauriac connaissait l'existence de ce Journal? Quel impact cette œuvre aurait-
elle eu sur I'éducation de François Mauriac -et par conséquent de Claude
Mauriac-? II faut noter que ce dernier a reçu une éducation religieuse et a été
1 Laure Rioux est la fille Raymond Mauriac (1880-1940), l'oncle de Claude Mauriac, frère de François Mauriac.
98 9 8
scolarisé dans un établissement religieux à ((Montmélian)), en région
parisienne'. Le «hasard» de la découverte en 1973 de ce Journal ne relève
pas de la ((pure irrationalité)) mais se trouve être des ((régularités masquées par
des complications»2. Le vide peut être comblé, la mémoire et la continuité
idéologiques rétablies enfin, la recherche de l'origine est rendue possible. C'est
ainsi que Le Temps immobile est une tentative pour contrer les intermittences
des événements de l'histoire familiale.
Quel est le rôle du compositeur du Temps immobile en tant que
dépositaire de ce Journal? La disparition du Journal a provoquée une double
rupture accentuée par la mort et l'oubli, elle a instauré un désordre dans la
communication entre générations. La réapparition du Journal est vu par Claude
Mauriac comme «un signe ... de (son) père))) (TI,l : 44-45. 14 septembre 1973).
L'acquisition du Journal est selon lui le signe concret d'une injonction fictive,
imaginaire, relative à la situation du destinataire qu'occupe «par hasard))
Claude Mauriac. L'inexistence de relation entre le père (Jean-Paul Mauriac) et
le fils (François Mauriac) place Claude Mauriac, dans l'obligation de se
substituer à ce dernier, en vue de ((faire connaître Jean-Paul Mauriac ... D in
absentia (TI,1 : 44-45. 14 septembre 1973).
Un réseau de relations complexes se dessine dans le schéma de la
communication entre destinateur et destinataire. Même si le journal lui a été
remis personnellement, Claude Mauriac n'est pas le destinateur visé. En effet,
« ... ces pages (sont) adressées à lui (François Mauriac), tout particulièrement (...) puisqu'il fut cet écrivain dont son père eût été si fier ... » (T1,l : 44-45). De plus, a ... Tout se passe comme si François Mauriac m'avait fait parvenir ce dont il avait été privé.» (T1,l: 44-45 ).
Pour Claude Mauriac, le destinateur réel du Journal est bien son père, lui en est
seulement le dépositaire. La communication réalisée s'efface devant celle,
abstraite qui aurait dû avoir lieu. La privation dont a été l'objet François Mauriac
1 A 15 ans, il est inscrit, avec son cousin Bertrand Gay-Lussac comme ((demi-pensionnaires de l'établissement de Montmélian, petit Séminaire s'élevant sur une colline perdue dans les plaines de Seine-et-Oise, à quelques kilomètres de Senlis.)) (TI,] : 198. 1929). 2 Armand, Cuvillier, Cours de philosophie 1 , Paris, Armand Colin, col1 : ((biblio essais», 1954, p. 458. Cette analyse est du philosophe Mach ( 1 838-1 91 6).
confère à Claude Mauriac le rôle de destinataire-mandataire. Le schéma
suivant permet de visualiser la fonction de chacune des personnes impliquées
dans l'histoire du Journal, de sa découverte à son insertion dans Le Temps
immobile :
Destinateur Destinataire
1- Natalie Mauriac, Laure Rioux + Manuscrit 3 Claude Mauriac
2- Jean-Paul Mauriac - - - - - - - - - - - - - -> François Mauriac
3- François Mauriac > Claude Mauriac
Le Temps immobile dont la composition au 14 septembre 1973 est
bientôt menée à son terme, figure tout aussi bien l'espace de destination finale
du Journal du grand-père, que le temps de son ultime réalisation. La recherche
de son «plus lointain écrit» tient lieu de prétexte dans la réparation de la
communication. C'est à Claude Mauriac, et du fait de sa conception originale de
l'œuvre littéraire, qu'il revient de ((faire connaître de Jean-Paul Mauriac un peu
plus que I'on en savait. Et I'on en savait presque rien.» (TI,?: 44-45. 14
septembre 1973). 11 accède au premier plan et peut ainsi, à sa guise, évoluer,
transgresser l'ordre chronologique de la communication intergénérationnelle.
«Faire connaître)) c'est prendre part à la communication et Claude Mauriac
tente alors de faire entendre in absentia les «résonances» des voix :
«Paris, jeudi 13 septembre 1973. Que ce journal de Jean-Paul Mauriac ait été remis à Claude Mauriac exactement cent ans après avoir été écrit est un de ces hasards objectifs - et le plus surprenant- qui donnent au Temps immobile, à mesure que je le compose (et qu'il se compose seul) de telles résonances. » (TI, 1 : 43).
La dimension dialogique inhérente à la composition des fragments
polymorphes, se construit par le geste de rapprochement qui ramène à I'état
réel ce qui a été maintenu à I'état virtuel. Le document en tant que
((connecteur)) ' , selon la définition de Paul Ricœur intervient dans la
réactualisation d'un système de pensée. A la suite de l'entrée du Journal de son
grand-père, Claude Mauriac insère quelques souvenirs de François Mauriac sur
Jean-Paul Mauriac. François Mauriac évoque ((I'irreligion de son père», et de
son grand-père2 (T1,2: 51 1. 28 avril 1953). La composition rapproche les deux
énonciations et fait coexister les deux voix de Jean-Paul et de François Mauriac,
dans l'espace du Temps immobile. Dans le temps réversible de la lecture, ces
deux voix nous sont toutes deux contemporaines. Ces ((résonances)) résultent
de la juxtaposition de ces deux écrits par lesquels l'oubli est réparé, une
composante de l'identité de la famille Mauriac rappelée et l'agnosticisme de
Claude Mauriac justifié. Ces gestes du compositeur d'ou naît l'œuvre sont
autant d'actes d'amour sous-tendus par le désir de réparer ce que la mort a
détruit. II emprunte pour cela le chemin du récit autobiographique et à l'instar du
récit mythique rend compte des origines et les réactualisent.
La pratique du journal est ancestrale dans la famille Mauriac. François
Mauriac a usé de ce genre3 et des Mémoires, me semble-t-il sans savoir que
son père avait pratiqué le genre autobiographique. Des extraits des Mémoires
de François Mauriac sont fréquemment cités dans Le Temps immobile
contrairement à son Journal. La découverte du journal du grand-père vient
augmenter d'une génération I'histoire des diaristes de la famille Mauriac. D'un
point de vue diachronique, le diariste se situe dans l'histoire littéraire qui se
profile au-delà des générations Mauriac. La question de l'origine met en scène
l'expérience du compositeur qui grâce à ces ((blocs de temps purs)) que sont
les fragments du Journal, évolue K... par contiguïté, de proche en proche
jusqu'au plus lointain des lointains, I'histoire totale du monde, de son
surgissement à son anéantissement.)) (T1,7: 25. 17 août 1975).
1 Paul Ricoeur, Temps et récit, tome III: Le Temps raconté, Paris, Seuil, col]. "Essais", 1985, p. 219. 11 s'agit de Jacques Mauriac (1 824-1 891).
3 François Mauriac, Journal I , Paris, Grasset, 1934. Journal II, Paris, Grasset, 1937, Journal III, Paris, Grasset, 1940. Journal IV, Flammarion, Paris, 195 1, Journal V, Flammarion, Paris, 195 1.
101 101
«Mon vrai Journal))
Le lecteur assiste à la recherche du premier fragment du Journal et
constate l'insignifiance de l'entrée datée du 31 décembre 1929 prise
indépendamment de la composition. Néanmoins, l'analyse de son contenu
sémantique et le repérage de sa récurrence importent autant que la description
du processus qui sous-tend le travail de composition?
La précision avec laquelle est indiquée le lieu, la date, parfois même
l'heure du temps de I'écriture est constante pour tous les fragments du Journal
présentés dans Le Temps immobile. Selon le compositeur, le premier écrit en
date de 1922 ne correspond pas à la première page du journal. Le pacte de
I'écriture régulière, la décision qui semble irrévocable ((d'écrire chaque jour . ..
le compte rendu de sa journée» sont énoncés dans le fragment suivant :
démars, 31 décembre 1929. Enterrement de Mme Vidil. Grand-mère et maman y vont en auto et ramènent papa. Nous jouons au hockey. Je tue une grive. Je reçois 250 francs d'oncle Jean, des timbres de Georges Brousse et un autographe de Vincent d'Indy donné par Jeajea. (. . . ) Je lis des livres merveilleux sur la Révolution. J'ai décidé d'écrire chaque jour de la nouvelle année dans cet Agenda le compte rendu de ma journée, comme j'ai fait il y a deux ans.» (TISI : 261).
Cette entrée introduit le troisième chapitre intitulé «Les trous du filet» et
est reproduite à l'identique en 1983'' au niveau du septième tome : Signes,
rencontres et rendez-vous (1983) au chapitre «/es révolutions d'un bourgeois
de Paris». Elle révèle le paradoxe de la situation du diariste. Dès le premier
fragment, les références à la mort et à l'Histoire respectivement
((l'enterrement)) et «la Révolution)) sont présentes. Cette thématique
caractéristique aussi bien du diariste que du lecteur et du compositeur
Par
est
qui
1 Cet extrait est reproduit dans (TI,7 : 170), de façon identique à l'exception de l'orthographe du nom de la défunte retranscrit «Mme Vidile» et l'ajout d'un premier texte court écrit à cette date et d'un autre qui constitue un commentaire présenté entre crochets et où l'auteur atteste que du «les janvier 1930 au 1" janvier 1940, je n'ai pas omis un seul jour d'écrire mon Journal. (...) ». Dans le dixième tome, L'Oncle Marcel (TI,lO : 15.26 juillet 1986), Claude Mauriac date le commencement de son Journal régulier, le 1" janvier 1930.
présente dans un mouvement spéculaire ce fragment. Le diariste souligne
l'existence du journal antérieure à la date du pacte : ((comme j'ai fait il y a deux
ans» (TI,l: 261).
Le pacte énoncé le 31 décembre 1929 est un élément clé dans la
recherche du ((plus lointain moi». La caractéristique commune aux instances
narratives mises en scène ; diariste, lecteur et compositeur du Temps Immobile,
est ce mouvement psychique complexe qui combine introspection,
rétrospection et réflexivité. Le diariste se mesure' au Temps sur le mode de la
répétition de l'acte scripturaire : ((chaque jour » ; le lecteur-compositeur évalue
et évolue dans le passé. La nature de la relation au temps est mise en scène
par le métatexte et est présentée simultanément au travail de recherche et de
lecture.
« Paris, 38, avenue Théophile-Gautier, dimanche 5 mars 1939. (...)je lis dans le cahier de cuir - mon premier vrai Journal - et que je ne reprends jamais (je me demande ce qui m'a poussé à aller le chercher aujourd'hui) ces lignes, à la date du 7 mars 1929: Je pense que j'ai presque quinze ans ! Beaucoup de choses inconnues me sont révélées ; j'ai peur de vivre les dix ans qui vont suivre.. . j'ai de vagues notions de ce qui m'attend et je frémi$. » (TI, 1 : 406).
La date du 31 décembre 1929 constitue un repère fixe dans l'étendue
temporelle qui va assurer la rétrospective et permettre au compositeur d'évoluer
dans le temps. t e diariste de ce premier journal régulier » de 1929, signale
son existence antérieure, en 1927, malgré l'absence de la régularité de l'écrit.
Si l'on considère Le Temps immobile dans l'ordre chronologique de la
publication de la décalogie3, c'est la contradiction qui détermine cette quête.
«pas de Journal en 1924)) (TI, 2 : 62), écrit le diariste-lecteur le ((lundi 28 janvier
1 Philippe Lejeune, «Peut-on innover en autobiographie », in M. Neyraut, L'Autobiographie, VIes Rencontres psychanalytiques, d'Aix-en-Provence, 1987, Paris, «Les Belles Lettres)), Confluents psychanalytiques, 1988, p. 93. «Le véritable problème de I'autobiographe n'est pas de représenter de manière fidèle le temps d'une vie, mais de maîtriser ce temps immaîtrisable et de lutter contre la mort D afiïrme Philippe Lejeune au sujet du projet de Claude Mauriac. Or, dans Le Temps Immobile, le pacte de l'écriture régulière est préalable à tout projet d'une œuwe autobiographique. 2 Cette entrée du journal est reproduite intégralement dans le dernier tome Oncle Marcel (1988) : (T1,lO : 13-14.7 mars 1929). 3 Suivant la proposition de notre directeur de recherche le Professeur Bernard Mouralis et pour éviter la connotation religieuse que comporte le terme de décalogue, nous avons forgée ce néologisme de décalogie (sous la forme de trilogie, tétralogie) pour désigner l'ensemble des dix volumes numérotés qui forment Le Temps immobile.
1974)). L'entrée datée du ((15 janvier 1925)) semble marquer l'objet limite de sa
quête. Or, en 1978, Claude Mauriac évoque à nouveau lors d'un interview, la
date du commencement de son journal : «J7ai commencé à tenir mon Journal à
l'âge de dix ans, et j'ai toujours continué à l'écrire))'. 1924, 1925, 1927 ou 1929,
la date du commencement du Journal est incertaine mais l'évidence est
l'insuffisance de la mémoire du compositeur démuni face à la masse de ses
propres textes.
Malgré l'indétermination dans la recherche, ces dates permettent de
distinguer deux périodes de l'histoire du journal, la première ; inconsciente, la
seconde ; consciente, volontaire. Les termes de l'énonciation du pacte N J'ai
décidé d'écrire chaque jour (...) dans cet Agenda le compte rendu de ma
journée,. . . » caractérisent l'engagement du sujet confronté au passage infini du
temps2. Le compositeur réactualise et définit ce fragment du 31 décembre 1929
comme point de repère de son histoire individuelle. Quel est le sens de ce
repère temporel?
Le 31 décembre 1929
Antérieurement à la composition du Temps Immobile, ce fragment a été
actualisé dans Conversation avec André Gide publié en 1951 et qui constitue le
premier essai de composition d'une œuvre à partir de son Journal. II n'a pas été
utilisé dans Une amitié contrariée3 que Claude Mauriac définit comme le
premier volume du Temps Immobile non numéroté. Les dates les plus proches
sont celles du 30 juin 1928 et du 7 mars 1929 (UAC: 12-13). Le contexte
d'actualisation de ce fragment dans la composition chronologique des
rencontres avec André Gide est celui du séjour à Malagar, organisé sur
l'initiative de Claude Mauriac pour réunir du 24 juin au 10 juillet 1939, François
1 Rous Besser Gretchen, ((Entretien avec Claude Mauriac (6 juillet 1978) », in The French Review, Vol. LII, N04, U.S.A., March 1979, p.614.
L'étude diachronique des fonctions du Journal permettra de préciser les différentes figures de cette confrontation du sujet avec le temps.
Claude Mauriac, Une amitié contrariée, Paris, Grasset, 1970, désonnais abrégé (UAC). 1 O4 1 O4
Mauriac et André ÿ ide'. La première rencontre avec André Gide a lieu en 1937,
au café du Rond Point des Champs-Elysées >> où Claude Mauriac, en
compagnie de son ami d'enfance Jean Davray, a abordé André Gide grâce à la
phrase magique )) (...) Je suis le fils de votre ami François Mauriac ... 11 a
ensuite organisé la première rencontre d'André Gide avec François Mauriac et
sa famille à Paris le 09 mai 1939. (TI,l : 290-291).
Conversation avec André Gide, comme l'indique le sous-titre ((Extraits
d'un Journal )) met en scène ses rencontres avec André Gide. L'ouvrage est
composé de six chapitres, les quatre premiers indiqués par les lieux de
rencontres, les deux derniers par les indices temporels. Sont présentées tout
d'abord les rencontres à «Paris» en 1937, 1938 et 1939, puis le séjour à
«Malagar», du 24 juin au 10 juillet 1939 en compagnie de François Mauriac, le
voyage en auto et le séjour d'abord à ((Chitré)), entre le ((Mardi, II juillet 1 9 3 9 ~
et le samedi ((15 juillet 1939)) puis à «Pontigny» du 13 au 24 août 1939, fin de
l'été 1939. Ces indications temporelles s'articulent autour des événements de
l'Histoire, de «La Guerre)) et de ((L'après-Libération)). Les chapitres sont
composés de la correspondance de François Mauriac et André Gide de 1940 et
1945 dans laquelle est fait référence à Claude Mauriac. Dans le Chapitre V La
~ u e r r e ~ (1 939-1 941 ) 23 lettres forment la correspondance d'André Gide avec
Claude et François Mauriac. Le chapitre ((L'après-Libération)) est composé du
journal de 1945 de Claude Mauriac qui signale la rareté de la correspondance
avec André Gide en 1945. La conversation avec André Gide s'est poursuivie
avec les échanges épistolaires et, se clôt dans cet ouvrage, par les lettres
datées de 1945, 1947 et 1950. Cette relation amicale, même si elle semblait
((assez peu simple»' à Claude Mauriac fut riche en confidences. Au sujet de
leur pratique commune du journal, Claude Mauriac avoue à André Gide :
1 Cette proposition de séjour datant du 31 mai 1939, a pour objectif de faire découvrir à André Gide, N les charmes de cette vie de travail B à Malagar. André Gide traverse, en effet, une période de doute profond sur sa création littéraire et l'impossibilité pour lui d'envisager, comme le lui suggère Claude Mauriac, une œuvre qui ferait suite à celle autobiographique qu'il a intitulée Si le Grain ne meurt, in Claude Mauriac, Conversation avec André Gide, Paris, Albin Michel, 195 1, p. 87. L'abréviation adoptée est (CAC). 2 Claude Mauriac, Conversations avec André Gide, Paris, A. Michel, 195 1, p. 1 1. 3 Op. cit., pp : 235-257.
« Paris. Mercredi, 9 novembre 1938. (...) j'écris mon journal, cha ue soir même, sans passer un seul jour ? depuis le le' janvier 1930 ... » .
L'insistance sur le sens du journal aux prises avec le temps est amplifiée
dans Le Temps immobile. Cette « ... page de Journal- la première d'une très
longue série quotidienne- datée du 31 décembre 1929 ... » (TI,1 :264. Paris, 31
décembre 1969.) - reportée ci-dessus- est placée en ouverture au troisième
chapitre, du premier tome (TI,1 :261)~. Trois entrées lui succèdent datées
respectivement « Vémars, 31 décembre 1939)) (TI,I : 261-262 ), « Vémars, 31
décembre 1959)) ( Tl, 1 : 262-264 ), ((Paris, 31 décembre 1969)) (TI,l: 264-265)
représentent, à l'exception de celle de 1939, un temps de commémoration du
pacte. Maintes fois rappelé, le 31 décembre 1929 constitue une ((date pivot)).
En 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, le désintérêt de la pratique
du journal est manifeste. Vingt ans plus tard, en 1959, il évalue les
transformations de « ce que fut ma vie depuis ce 31 décembre 1929 ... » (TI, 1 :
263) et confronte à partir de cette date, son passé et son présent : ((entre le
meilleur de mon moi passé, celui de l'enfance (dont j'émerge tout juste en
1929), et celui d'aujourd'hui : voir ma femme et mes enfants à Vémars, assis
avec eux à la table familiale,. . . » (TI,l: 263). La durée de trente ans est évaluée
suivant un déplacement prospectif de 1929 à 1959 et le rappel de la mort de
Bertrand Gay-Lussac est réitéré. Trente ans après, le discours auto réflexif
porte sur le sentiment retrouvé, celui ressenti en 1929 «il n'y avait pas deux ans
que Bertrand était mort)), l'événement tragique semblait «déjà enfoui dans la
nuit des temps» (TI, 1 : 262). Le fragment daté du dernier jour de l'année 1959
dessine le déplacement rétrospectif de 1929 à 1928. Ensuite, l'entrée datée de
31 décembre 1969, autre commémoration du pacte du journal, se poursuit par
une digression nostalgique de l'époque des «gay twenties~~. Le début de son
' Op. cit., p. 270. Op. cit., p. 24.
3 Les entrées datées du la janvier puis du 2, 3,4 et 5 janvier de ce premier journal régulier seront reproduites dans L 'Oncle Marcel (TI, 1 O : 14, 15). 4 d'aris, le 31 décembre 1969. Je me souviens d'une page de Journal- la première d'une très longue série quotidienne - datée du 31 décembre 1929.. .; Je me revois à Vémars, l'écrivant, -le dernier jour d'une
journal coïncide avec la référence au mode de vie de ces années et se clôt sur
l'intérêt de poursuivre le journal. La mort, la sienne rendue sensible par la
guerre en 1939 et celle de François Mauriac par la vieillesse (1 969), fragilise et
remet en question le sens de la pratique du journal. Enfin, le fragment du
Journal de 1986 rappelle à nouveau l'importance de cette datedu
commencement du Journal:
(( Paris, samedi 26 juillet 1986. (...) j'ai de nouveau vérifié (ce n'est pas la première fois, ce le' janvier 1930 est un des jours pivot de ma vie, non qu'il ait été très différent des autres, mais parce qu'il inaugure le premier de mes Agendas quotidiens) . . . D ( Tl, 10 : 15)
Si les premiers fragments cités sont antérieurs à la composition mais non
à l'exploration des écrits, celle datée de 1986 est un commentaire sur les textes
retrouvés et la réalisation de la quête. Ce métatexte confirme que le 31
décembre 1929 est une date pivot, un point zéro d'un calendrier de l'histoire
personnelle qui marque
« Paris, jeudi 6 mai 1971. (4 ce passage d'une décennie à l'autre, auquel, semble t-il me souvenir sans en être sûr, j'étais sensible. Dix ans -et quelles années- s'achevaient. Dix ans -et quelles années !- commençaient. (TI, 1 : 265).
C'est encore par rapport à cette date, qu'en 1959, à propos du journal et
de la mort de Bertrand qu'il écrit: «...il y a trente ans jour pour jour, mais non
pas heure pour heure...»' et avant le 31 décembre 1939, il note «Dix ans de
guet attentif, cela suffit.)) (Tl,l: 261). Le repère temporel se confond avec
l'espace du Journal grâce auquel il peut mesurer le temps, évaluer les
décennies qui avait été celle des gay twenties et dont mon enfance fut marquée au point que ce qui touche aux années 25 demeure pour moi frappé de poésie et de prestige.)) (TI,l : 264). ' Vémars, jeudi 31 décembre 1959. (...) il y a trente jour pour jour, mais non pas heure pour heure (il est neuf heure du matin et, si je me souviens bien, c'était le soir), j'écrivais mon premier Journal régulier. 3 1 décembre 1929. Cette soirée est présente à ma mémoire, ainsi que les deux jours qui suivirent. II n'y avait pas deux ans que Bertrand était mort et sa disparition me semblait déjà enfouie dans la nuit des temps: à cet âge là les années n'ont pas la même durée, la révolution qui transforme le coeur en même temps que le corps changeant l'être si profondément que tout ce qui est d'avant cette métamorphose appartient à un autre monde. )) (TI,1: 262).
changements survenus dans son passage. Par la composition, Claude Mauriac
dévoile son mode de déplacement dans le temps sur les mouvements duquel il
tente d'exercer son contrôle.
La mise en abyme du mouvement réflexif fonctionne à l'intérieur du
fragment du journal en date de 1959. Elle se complexifie avec le métatexte qui
réalise la jonction avec le passé et marque la progression de la composition du
Temps Immobile. La mise en abyme du mouvement réflexif est une des
structures fondamentale de la composition qui évolue sur la répétition. Sa
récurrence développe une structure du rappel destiné au lecteur maintes fois
pris à témoin. La répétition maintient l'attention en éveil et sensibilise la
mémorisation de ce repère temporel. Elle apparaît comme une stratégie pour
contrer l'oubli' et incite à chercher le sens au delà de la simple récurrence. La
série des dates citées précédemment dénote la persistance de I'écriture chez
Claude Mauriac. D'où provient la force qui maintient la tension vers I'écriture ?
La réponse à ces interrogations semble être contenue ce fragment daté
du 29 décembre 1929. Comme nous l'avons vu, la première entrée de son
journal régulier contient tous les indices explicites qui définissent le pacte et le
rôle de I'écriture dans la vie de Claude Mauriac. Le contexte particulier dans
lequel se réalise la décision de I'écriture régulière est décrit dans ce fragment
pivot. Nous avons noté la récurrence de la mort comme thématique et élément
structurel dans le mouvement psychique du sujet. Nous la retrouvons
mentionnée explicitement par la référence à l'«Enterrement de Mme Vidile)) et
implicitement dans l'expression de la solitude de l'adolescent Claude Mauriac et
l'intérêt pour l'Histoire de la Révolution. Quelle est cette mort qui ne peut être
formulée que par périphrase?
1 L'une des fonctions capitales du Journal est d'arracher au temps des fragments de vie, de les transcrire pour les sauver de l'oubli. Mais là encore ce point de vue est plus complexe quand on envisage l'acharnement de l'auteur a se libérer de cette hantise de l'œuvre et donc à évacuer tant la responsabilité que le souvenir vivant du cousin défunt. C'est que l'ceuvre constitue en elle-même un moyen d'extériorisation et donc d'oubli. C'est en ce sens qu'après la réalisation du premier volume et les premières réactions dont celle de sa sœur Luce Le Ray, l'une des premières lectrices du Temps Immobile
Dans «la maison rose de Vémars)) lieu de son enfance passée aux côtés
de son cousin Bertrand Gay-Lussac et où depuis la mort de celui-ci survenu le
23 juillet 1928', Claude Mauriac est définitivement seul et signe le pacte avec
I'écriture régulière. Ce contexte est, me semble-t-il, celui de l'émergence de
l'œuvre, du moins de la décision irréversible de faire une œuvre littéraire et de
l'impératif de ((devenir quelqu'un)).
Contiguïté du rêve et de l'écriture
Le topos de la mort est omniprésent dans Le Temps immobile. Dans
l'histoire reconstituée de ses ((rencontres essentielles)), le compositeur
présente toujours les deux temps, celui de la rencontre puis de la mort de la
personne évoquée. Les plus marquantes sont celles de François Mauriac
survenue le le' septembre 1970 (T1,6: 306-31 1) et de son cousin Bertrand Gay-
Lussac, le 28 juillet 1928. Cette dernière apparaît beaucoup plus intense et
jusqu'à la fin de sa vie restera indicible ((Coup en plein cœur, vive blessure à
l'âme. Alors que je ne souffre pas de la mort de mon père (ce qui s'appelle
souffrir), celle de Bertrand. ..» (T1,6: 305. 24 mars 1980). Cette mort traverse de
part en part le Temps Immobile, du premier volume jusqu'au dernier qui s'ouvre
par la correspondance avec ses parents datée des jours qui ont précédés
l'événement fatal. (T1,lO: 9-12). On ne peut comprendre l'organisation de
décalogie sans aborder cette thématique de la mort rendue à sa dimension
universelle et intemporelle. Le dixième volume se clôt avec un fragment du
journal de Jean-Paul Mauriac qui note «Le vieux Charlot, le bouvier de
Malagare est mort.» (T1,lO : 494. 6 décembre 1873). Ce fragment qui inscrit la
mort dans ce chapitre intitulé ((Malagar, suite, fin et recommencement» renvoie
le lecteur au premier volume pour une relecture des premiers fragments du
Journal de Jean-Paul Mauriac, placés en ouverture du Temps Immobile.
«Elle (Luce Le Ray) est gagnée par l'angoisse, au point de trouver difficilement le sommeil après m'avoir lu. Et moi, je songe que l'oubli est, en effet, indispensable à la vie.» (TI,1 : 479. 24 octobre 1974). 1 ((Malagar, 6 août 1928. ... Emporté par une mastoïdite, mon cousin Bertrand Gay-Lussac est mort le 23 juillet.)) (T1,l: 1 13).
La référence à la mort qui nous intéresse ici est celle de Bertrand Gay-
Lussac, omniprésente dans l'ensemble de la décalogie et dans toute la
production littéraire de Claude Mauriac, roman, essai et théâtre. Tout écrit est
l'occasion de faire référence même implicitement à ce cousin maternel, son
cadet, compagnon de classe, de jeu, le premier lecteur-destinataire de ses
poèmes. t'impact de cet événement dans la vie de Claude Mauriac et sur son
œuvre est considérable. Cette mort est d'autant plus éprouvante qu'elle
survient au moment du passage pubertaire. à 14 ans. Les tentatives
d'expression, de compréhension de cette mort se heurtent à l'indicible
réfractaire à tout discours. Les mots laissent souvent place aux points de
suspension, seul recours face à l'indicible, traduisant l'incompréhension, la
révolte face à l'inéluctable. Malgré la séparation définitive, le cousin défunt se
laisse approcher et apparaît dans l'espace-temps onirique. Le récit onirique est
récurrent dans le Journal et le compositeur réactualise ceux qui réfèrent
précisément à la mort du cousin Bertrand'. Quels sont les mouvements
psychiques décrits dans la reconstitution de la rencontre onirique ? Pour ce
faire, nous avons privilégié le fragment suivant que nous reproduisons dans son
intégralité :
Vémars, dimanche 12 octobre 1930. Cette nuit, j'ai rêvé de Bertrand. II y avait longtemps que je n'avais rêvé de lui. Toujours le même rêve : un Bertrand malade, pâle, l'intelligence affaiblie, mais vivant. II était à Vémars avec nous. J'étais joyeux et triste à la fois. II était avec nous, il riait, mais ce n'était plus son rire franc et gai. II était morne. Mais il vivait. Nous soignions son pauvre petit être amaigri, nous le dorlotions et nous étions plein de joie : -Dire qu'il aurait pu mourir.. . Le réveil, l'incertitude, le doute, et puis l'horrible vérité. J'ai souvent rêvé cela. Ces jours-ci, seul à Vémars avec grand-mère, l'ombre de Bertrand m'obsède. Je le revois seul avec grand-mère et moi. Chaque pièce, chaque meuble, chaque arbre du jardin me le rappelle. Les souvenirs m'obsèdent. Je veux les noter sans ordre, tels qu'ils me viennent, je veux revivre avec Bertrand. Je vais lui parler. J'en sens l'impérieux besoin. Ah ! comme il me manque, que je l'aimais. II était tout pour moi.
' Le début (TI,4 : 59.28 septembre 1932) et la fin de La Terrasse de Malagar comporte une série de rêves nocturne ou éveillé sur Bertrand retranscrit dans ses différents journaux de 1930, 193 1 : 1932, 1943, 1975 à 61 ans : «Mais là, les yeux fermés, je regarde Bertrand et je le vois D ( TI, 4 : 526) et enfin en 1976. (Tl, 4 : 524-527). Ces rêves sur Bertrand sont évoqués dans sa correspondance avec son frère Jean Mauriac. ( TI, 7 : 475).
110 110
Je souffre plus que jamais de ta disparition, Bertrand. Te souviens-tu, Bertrand, de nos jeudis à Vémars ? (4 Partout, une place vide.. . Ah ! ta chambre vide ... (. . .) Bertrand tu as été mon seul vrai ami. Tu étais un autre moi-même. Je t'en prie, protège-nous. Ah ! je ne peux penser à ton corps. A ce que j'ai connu de toi. Ton corps. Tout ton pauvre être. Mais tu es heureux au ciel. Je ne peux le réaliser. Bertrand, prie le bon Dieu de m'envoyer des rêves où je te reverrai tel que tu étais. Plus jamais je n e te reverrai. Jamais. Ah ! que ne donnerais-je pas pour te revoir, ne fût-ce qu'une seconde. Une seule. Bertrand protège-nous. Je t'adore. ... J'ai écrit les lignes précédentes à 6h30 du soir, en proie à un désespoir nerveux peu ordinaire. M. Corrard et sa mère déjeunent. Après dîner nous avons, à la T.S.F., l'affaire de la rue de Lourcine, de Labiche. C'est très amusant et fort bien joué. Je me remets un peu de ma douleur de tout à l'heure. J'ai écrit en pleine crise. J'aimais tant Bertrand. Et ces soirées d'automne avec grand-miche me le rappellent tant. Papa me dit dans sa lettre de bien belles choses. Et aussi : « Tu es à un âge ou on trouve plaisir à la tristesse.. . » II se trompe.. . Je suis très, très, très, triste.. . N' (TI,? : 473).
Le rêve est l'espace-temps de la manifestation psychique de la mort. La
modification du récit onirique ((Cette nuit (...) - Dire qu'il aurait pu mourir.)) en
discours «Je souffre plus que jamais de ta disparition (...) Je t'adore.» suppose
la transformation de la figure de l'interlocuteur. Par le récit onirique, le narrataire
s'adresse au narrataire non identifié explicitement mais qui dans le Journal
intime représente le témoin intime, l'alter ego du scripteur. Par ailleurs, on
assiste à la transformation du statut de «Bertrand» qui d'objet du récit «il», «un
Bertrand malade)) se transforme en interlocuteur : «Te souviens-tu, Bertrand)).
Qui a vécu cette expérience de la mort d'un être cher, a assisté par le rêve, à
son retour dans cet état ((malade, pâle, l'intelligence affaiblie, mais vivant.)). En
proie à «un désespoir nerveux (...) en pleine crise)) (TI, 473), Claude Mauriac
interpelle «son mort)), lui dit sa souffrance, convoque leurs souvenirs,
réactualise leur dialogue et lui exprime son amour ((Bertrand je t'adore)). Par
neuf fois dans ce fragment, il demande à Bertrand de se ressouvenir.
1 Ce fragment est évoqué en 1974, il correspond selon lui à «une crise dont ie souvenir me reste présent, j'interpellais Bertrand, mort depuis deux ans, comme s'il était là, mort (mort, le mot avait alors sa signification et son poids, la mort était présente). ... » (Tl,2 : 355. 11 février 1974).
111 11 1
La transformation affecte I'être, dans la distance onirique, Bertrand
apparaît dénué de toute capacité physique et intellectuelle alors que dans la
proximité du dialogue, il se présente doué de pouvoir et de volonté. Or, malgré
la souffrance de la perte de I'être cher, le scripteur manifeste une force
intérieure qui confond le désir de l'autre et le besoin d'écrire. En effet, sa
volonté de «noter . . . revivre . . . parler.. . )) est, semble-t-il, alimentée et renforcée
par I'itérativité de la manifestation onirique : «J'ai souvent rêvé de cela» et à
son emprise d'ombre de Bertrand m'obsède, . . . les souvenirs m'obsèdent.. . ».
Ce rêve suscite l'urgence d'écrire. La mort de son cousin Bertrand Gay-Lussac,
à l'origine de sa solitude, l'obsède, habite de sa présence l'espace concret,
matériel - la maison de Vémars, ((Chaque pièce, chaque meuble, chaque arbre
du jardin» (TI,? : 471). La mort n'est pas disparition ; les choses, les lieux sont
empreints de sa présence invisible mais sensible'.
Dans la vie éveillée «Bertrand» figure par excellence de la mort est cette
présence in absentia amplifiée par son pouvoir sur le scripteur et qui tient le rôle
d'intercesseur2 avec le transcendantal, l'invisible. La perception onirique du
déplacement de Bertrand «au ciel)) correspond à un rapprochement du diariste
«Je vais lui parler)) et rend vraisemblable le discours imaginaire et immédiat
rendu par le pronom tonique «toi». Au cours du temps de la transcription du
rêve, l'interlocuteur absent est sanctifié. Si le temps a entretenu la douleur tout
au long de la vie, la représentation psychique de l'absent s'est figée au temps
de l'enfance. La fixation du temps biologique va dépouiller progressivement
l'image de Bertrand de toute caractéristique sexuelle, voire confondre son
identité sexuelle : «C'était une femme ! Bertrand est une femme, je I'avais
oublié si je l'avais jamais su.» (TI,I : 478. 2 novembre 1970). La présence
intériorisée de l'autre en soi est surdéterminée par le sentiment de culpabilité.
' L'expérience de la présence diffuse de l'absent se renouvelle une première fois en 1957, avec le départ précipité de François Mauriac de leur maison de vacances à Valmante : « Ici, il est partout (...) Avant goût, intolérable, de la séparation définitive. » (TI,l :487. 9 août 1957), une seconde en 1971 « ... François Mauriac. Ici, au bas du perron, puis à ce tournant, sous ces pins, . . . » (TI,] : 489. 1 I mars 1971).
11 semble que ses sentiments à l'égard de son cousin se soient cristallisés dans cette image d'intercesseur «En me prenant Bertrand, Dieu m'a tout pris.» (T1,4 : 522. 6 décembre 1930) : K.. je sens Bertrand perpétuellement à mes côtés, me protégeant sans cesse et priant Dieu pour moi.» (T1,4 : 59. 12 septembre 1932).
Le rôle dans lequel s'investit Claude Mauriac consiste à contrer l'oubli de I'être
perdu, de le ressusciter par n'importe quel moyen comme lors de l'émission de
Roger Vrigny quand Jacques Brenner lui demande d'évoquer son cousin
Bertrand Gay-Lussac:
((Goupillières, samedi saint 13 avril 1974. (. . . ) Bertrand Gay-Lussac avait été nommé en présence d'auditeurs invisibles, et j'en avais été ému. Le Temps immobile y avait trouvé à mes yeux sa justification la plus sûre.)) (TI, 2 : 374).
La littérature est donc un prétexte à l'évocation de l'absent. De plus, la
responsabilité qui incombe au survivant est moins de vivre sa vie que de
témoigner de la disparition d'autrui1. La paix intermittente, illusoire, qui découle
de la réalisation de l'œuvre est la manifestation du devoir de témoignage
accompli :
«Ce n'est pas ma mort, alors qui me paraît un scandale, mais ma vie. C'est une sorte de honte que j'éprouve. la honte des survivants. (...)Après la publication du Temps Immobile1 et la paix profonde, étale, que je lui dus, jusqu'au mois de mai, je ne pensais presque plus à Bertrand, - qui reparaît, obsédant comme il ne le fût jamais, reproche vivant en moi, lui qui est mort depuis si longtemps, remords, scandale. D (T1,2 : 79. 28 août 1974).
Le narrateur enregistre les différentes formes de la crise du deuil. Le Journal
est le lieu de l'épanchement de cette douleur physique et psychologique. Le
rôle initialement dévolu à son cousin Bertrand est celui de confident «J1aurai dit,
Camille mon amour à mon cousin ... II aurait ri ... Je me serais épanché ...
Maintenant, j'hésite.. . »' (T1,4 522. 6 décembre 1930).
Le journal dévoile la solitude de l'être et simultanément la question
centrale du destinataire avec cette difficulté et nécessité de l'interlocuteur, du
confident. Par le passage du récit au discours, l'extrait ci-dessus (TI,1 : 473. 12
octobre 1930)' opère le passage du narrataire à l'interlocuteur fictif figuré par
Bertrand. La quête incessante du confident est liée à la phase de la puberté et
' Comme nous le verrons plus loin, la fonction du Journal est de ((sauvem, d' «arracher» les instants de vie à l'irréversible avancée du temps. L'étape de la lecture puis celle de la composition du Temps Immobile sont assimilées au geste qui va les «ressusciter». La figure principale du Temps lmmobile est la prosopopée. 2 Anacoluthes que le compositeur commente : «points de suspensions qui ouvrent sur l'indicible)).
113 113
à l'éveil du sentiment amoureux. La mort du témoin idéal ~ertrand', l'oblige à se
tourner vers les plus proches : «Dois-je tout dire à maman ? (. . .) Guy n'est pas
assez intime avec moi. (. . .) Camille, dois-je l'avouer à vous ? (. . .) Ce serait
peut-être à grand-mère que je serais le plus disposé à tout dire...)). L'
imaginaire prend d'abord à témoin le langage par lequel le dialogue intérieur est
réalisé. Deux ans plus tard, la solitude du sujet est manifeste, il est incapable
d'affronter seul ce bouleversement physico psychique provoqué par l'éveil à la
sexualité :
((Cette présence ne me suffit-elle pas pour affronter la vie ? Je voudrais le croire, mais j'ai peur. J'ai peur de mes sens, j'ai peur de la femme, j'ai peur de succomber à la lâche envie qui me prend par moments de laisser là toute croyance, tout principe, de me faire libre, de pécher pour le plaisir de pécher.)) (T1,4 : 59. 12 septembre 1932).
A travers ces interrogations, c'est le paradoxe du Journal et l'expérience du
langage qui se traduit par le refus de demeurer dans I'abstraction et
l'impossibilité d'affronter le monde concret. II reste que le désir de transformer
le dialogue intérieur et imaginaire en rapport concret et réel, s'effectue avec et
par le journal même si celui-ci n'est plus investi de la fonction de destinataire et
de témoin.
La substitution du Journal au confident s'est opérée à divers niveaux, la
communication immédiate a été remplacée par celle médiate, l'écrit s'est
substitué à la parole et l'abstrait (l'introspection sous forme de méditation, de
lecture et d'écriture) au concret. L'espace du journal est celui de la rencontre
qui ne peut désormais se réaliser que dans I'abstraction. Le rêve se prolonge à
l'état d'éveil et est partiellement maîtrisé par l'écriture. Cette dernière canalise
la crise en la prolongeant dans l'illusion du maintien du rêve au niveau de la
conscience. S'arrêter d'écrire, c'est éteindre le rêve, une nouvelle fois quitter
son cousin, le rejeter dans l'oubli inhérent à la vie éveillée. La transcription de
l'événement onirique s'avère vitale. L'écriture permet de cerner l'insaisissable,
de se libérer de l'emprise de cette absence présence. Comme le rêve, le
Journal est ce lieu où il communique avec le monde invisible, insaisissable,
I (T1,4: 14.6 août 1928). I l 4
avec l'ami désormais et à jamais absent. De plus, il est le lieu où i'absence
devient, par I'acte d'écrire, présence. Le temps de I'écriture spontanée du rêve,
forcée par la douleur est celui de la transcendance de la mort, de l'abolition de
la frontière entre la vie et la mort.
Le travail de I'écriture parce qu'il extériorise le contenu psychique opère
une transformation sur le sujet. L'extrait cité ci-dessus s'achève par une
évaluation méliorative de l'état du diariste (( ... maintenant je me sens mieux »
(TI,1 : 471). Mais, l'effort supplémentaire effectué est celui de dégager le rêve
du niveau de i'inconscient et de le transcrire. La décision de la pratique
scripturaire et son exécution effective sont associées à l'événement tragique.
La mort, le pôle opposé de la naissance, force l'acte scripturaire. Entre le rêve
et l'écriture se dessine une relation de contiguïté temporelle et spatiale. Dans la
continuité du rêve se place l'écrit par lequel s'effectue le transfert de
l'inconscient -temps du rêve- au conscient -temps de I'écriture-, de l'abstrait-
lieu de I'inconscient- au concret -l'espace du journal-. La mise en récit a
expurgé le sentiment de culpabilité du rescapé. Or, et ce jusqu'à la fin de sa vie,
il ne se remettra pas de cette mort'. Par ailleurs, la publication du premier tome
du Temps immobile, procure la «paix profonde, étale ... je ne pensais presque
plus à Bertrand, ... D de courte durée cependant puisqu'il : K- reparaît, obsédant
comme il ne fût jamais, reproche vivant en moi, lui qui est mort depuis si
longtemps, remords, scandale.)) (T1,2 :79. 28 août 1974).
Contre la solitude et la mort, le journal est l'espace du déploiement de
l'imaginaire au sein duquel se réalise la rencontre2 avec l'altérité, ici figurée par
le narrataire témoin puis Bertrand à la fois interlocuteur et intermédiaire de
l'invisible. L'écriture s'enracine sur l'absence définitive du témoin de ses jeux,
de son travail, de sa vie quotidienne. Le journal consacre cette absence
irréparable et traduit la tentative pour rétablir la communication doublement
atteinte, celle réelle mais également celle imaginaire, abstraite avec le mort,
rompue lors du réveil. Nous verrons tout au long de ce travail de recherche, la
place et le sens du journal évolue en fonction des situations vécues mais que 6
1 Nathalie Mauriac, «Claude Mauriac, Du Journal au Temps immobile », Etudes, Genesis 16,2001, p. 101. 2 Ces rencontres sont d'abord vécues sous le mode de l'imaginaire onirique. (T1,4 : 524-526).
I l 5 115
sa pérennité signale la dépendance du scripteur à l'écriture quotidienne
renforcée par les quelques interruptions qui démontrent par leur brièveté,
l'impossible rupture et détachement du diariste avec son Journal. Le diariste
affirme l'étroite fusion entre I'écriture et son vécu. La vigilance à la réalité
extérieure et intérieure se traduit par la modalité du devoir écrire qui conditionne
et consolide le rapport au journal. En ce sens les fragments sont considérés
telles des preuves à charge élaborées contre soi-même, et confèrent ainsi au
journal le rôle de régulateur «moral».
Tension vers l'équilibre
Par le mouvement exogène, le diariste signale les limites du dialogue
intérieur et le besoin vital d'un interlocuteur. Son effort constant visera à créer
un lien avec l'extérieur. Nous allons tenter de décrire le passage du narrataire
au destinataire externe'. D'emblée, l'étude de cette dynamique est tributaire de
la communication interne réalisée dans le Journal. La mort a ouvert le champ
relationnel consacré essentiellement à l'amitié avec Bertrand et a développé un
nouvel état psychique. Outre la peur de la sexualité, du temps à venir (T1,4 : 27-
28. 18 août 1931) Claude Mauriac est renvoyé à la solitude ( T1,4 : 31 -32. 25
août 1931)' et à son être de langage. Quelles stratégies va-t-il développer pour
réduire cet isolement ?
Au plus fort du drame, dans sa correspondance du 23 et 24 juillet 1928,
Claude Mauriac le besoin d'une présence compensatrice à sa mère. (TI,10 : 10-
11). Par l'échange épistolaire, il tente également de communiquer avec son
père, en vain semble-t-il: .. . Papa me dit dans sa lettre de bien belles choses.
(. ..) Et aussi : «Tu es à un âge où on trouve plaisir à la tristesse.. . » (. . .)D (TI,I :
473. 12 octobre 1930). La solitude n'en est que plus accentuée car comment
dire sa vérité à cet homme «il», d'une notoriété ressentie comme autorité et
entrave à la vie familiale et surtout à la relation filiale ? Lieu de l'intime et du
1 Avec le Journal d'Anne Frank, Jean-François Chiantaretto analyse cette dynamique de la communication interne: d'adresse au destinataire du journal et l'adresse au journal comme destinataire »,
secret, le journal autorise cette réplique «II se trompe ... Je suis très, très, très,
très triste ... » (TI,1 : 473). Cette entrée du journal, peut constituer la lettre
fictive' en réponse à celle de son père, un démenti «II se trompe» parole
impossible à dire2. Le journal est ainsi le lieu et le temps de catharsis de cette
autre ((horrible vérité» (Ti, 471). L'exercice de l'écriture vise à endiguer la crise.
L'évocation de «son mort» à travers les photos, les lieux, les personnes,
renouvelle constamment la douleur. Le diariste se trouve dans une situation
paradoxale. En 1929, il a le désir d'oublier et se trouve dans l'impossibilité de
se défaire du journal, de I'écriture pour dire et donc se rappeler, sa souffrance.
«je ne veux rien écrire, je ne veux rien dire, je veux oublier» (TI,l : 114. 24
juillet 1929).
L'appel lancé au père se superpose au travail de deuil en cours. L'échec
de la tentative de communication semble aggraver le désordre psychique
provoqué par la crise pubertaire, antérieure à la mort de Bertrand. L'entrée
rédigée le mois qui a précédé la mort de Bertrand Gay-Lussac le, 30 juin 1928
(T1,2: 438-439) est partiellement reprise dans Oncle Marcel (Ti, 10 : 103). C'est
précisément le dernier paragraphe, qui décrit le bouleversement intérieur qui
sera réactualisé une seconde fois.
« Paris, 89, rue de la Pompe, 30 juin 1928. ... C'est beau, le soir. D'ici, on voit les bois. C'est magnifique, c'est gai et c'est triste ! Mon Dieu, je vous en supplie, faites que je redevienne moi. Je ne sais pas ce que je dis.. . (+ Le Temps immobile 2, p.439.). (TI, 10 :103).
Le désordre psychologique «Je suis heureux, je suis malheureux, ...
c'est gai et c'est triste.» caractérise les sentiments et la pensée du narrateur. La
complexité de la réalité intérieure est perçue comme dysphorie «Je suis
malheureux ! je suis triste ! Je ne sais pas ce que je dis.». Faute d'interlocuteur,
le désordre intérieur donne lieu à un discours antithétique dont la cohérence
«Le témoin interne dans l'écriture de soi à la puberté. Anne Frank.»in, Le Témoin intime, Trouver en soi la force de résister, Pans, Aubier, coll. <( La psychanalyse prise au mot », 2005, p. 30. 1 On peut noter ici le rapport de contiguïté entre deux genres distingués : l'épistolaire et le Journal.
11 écrit dans Le Diner en ville, «On écrit c e que l'on ne peut pas dire », p.70 ou encore dans son Journal de 1937 : «Claire m'a montré, c e soir, combien papa était prévenant et je n'ai pas pu m'empêcher de lui écrire c e que j e n'aurais jamais pu lui dire de vive voix. (la timidité de tous les hommes : par gêne on se prive d'épanouissement
échappe au narrateur lui-même. Or, aussi envahissant et déstabilisant soit-il, il
est tout de même pris en charge par le narrateur : je ne sais pas ce que je
dis» marque bien la dissociation entre l'être de parole, de pensée et le scripteur.
A cet âge là, le sujet est dans l'incapacité de comprendre la mort mais par le
recours régulier à récriture, il instaure un cadre dans lequel il canalise puis
extériorise la crise. Avec Claude Mauriac, cette crise n'atteint pas la déréliction
car le désir de communiquer trouve un interlocuteur transcendant «Dieu» :
«Mon Dieu, je vous en supplie, faîtes que je devienne moi. Je ne sais pas ce
que je dis» (TI, 2 : 439).
Le déséquilibre intérieur est visible au niveau énonciatif. La multiplicité et
la relation des instances énonciatives instaurent une situation de double
énonciation. Une première entre le «moi» et le «je» respectivement objet et
sujet de l'observation, une seconde issue du dédoublement du «je» : le
responsable de I'énonciation antithétique et celui qui le subsume et qui juge «je
ne sais pas ce que je dis». Comme le constate Jacques Lecarme : «Ce ne sont
pas les deux premières personnes qui servent de condition à l'énonciation
littéraire; (...) et la littérature ne commence que lorsque naît en nous une
troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire je' .». Or dans
l'exemple cité, cette troisième personne est une première personne. Cette
instance indique que l'une des fonctions du «moi» conscient est active, qu'elle
assure la vigilance et maintient la capacité d'écriture ' . Cette instance
scripturaire est celle par laquelle les mouvements intérieurs se transforment en
acte scripturaire.
A cette même période, une entrée placée dans La Terrasse de Malagar
(T1,4 : 29) dépeint l'extrême solitude de l'adolescent. La structure antithétique a
fait place à l'interrogation qui traduit une distanciation du sujet par rapport à son
état, à ses pensées et à son être. De plus, l'apostrophe réflexive ((Pauvre
Claude !D exprime la prise de conscience et la distanciation. Cette dernière est
merveilleux. I l suffirait de faire un geste, de dire tel mot pour que soit multiplié à l'infini le champ de notre expérience.) (T1,9 :46. 1 " février 1937). I Jacques Lecarme, Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone, L'Autobiographie, Paris, A. Colin, 1997, p. 13.
significative de l'opération de détachement du narrateur par rapport au trouble
intérieur.
« Malagar, mercredi 19 août 1931. Je suis si seul, si triste que je veux encore écrire. Quoi ? Je n'en sais rien. Quelque chose qui me distraira, me fera oublier le spleen qui m'accable depuis plusieurs jours déjà, mais qui a atteint son paroxysme ce soir. Pauvre Claude ! Que j'aimerais avoir un frère de mon âge ... un frère qui serait pour moi comme Bertrand ... Ce Bertrand adoré qui est mort, emportant tout ce qu'il y avait en moi d'aimant, de confiance en Dieu ... Ah ! Que cette vie m'effraie ... que je la crains ... que l'ai peur de moi ... » (TI, 4 : 29)
On voit ainsi les effets de la disparition d'un être cher vécue dans la
solitude. La présence de l'autre marquée par la relation d'amour, ici fraternel,
apparaît comme le constituant fondamental de I'être et du sens de son
existence. L'absence définitive de I'ami, aggravée par le silence paternel, altère
et dégrade toutes autres formes d'amour, en l'occurrence I'amour du divin. A
travers I'amour, «l'autre» objet et le «moi» sujet se signalent dans leur rapport
d'interdépendance. On assiste à une régression de I'être voué à la solitude. «je
suis seul)) désigne l'altération de I'être vécue depuis 1928 et qui se transforme
en 1931, en déréliction ((emportant tout ce qu'il y avait en moi d'aimant, de
confiance en Dieun. La recherche d'un substitut se présente sous la figure d'un
«frère»: «Que j'aimerai avoir un frère de mon âge ... un frère qui serait pour moi
comme Bertrand)) (TI, 4 : 29. 19 août 1931). L'interlocuteur répond au besoin
du souvenir, permet de contrer l'oubli ou encore d'exorciser i'emprise de cette
absence de I'ami sur lui. Or, le sujet semble pris dans le piège de l'écriture
comme moyen unique d'expression, et le Journal l'espace du face à face avec la
mort:
«Je suis si seul, si triste que je veux encore écrire. Quoi ? Je n'en sais rien. Quelque chose qui me distraira, me fera oublier le spleen qui m'accable » (T1,4: 19 août 1931).
L'écriture permet de réaliser la scission interne, la rupture avec le souvenir de la
mort dont il tente de «se distraire)). Or, le désir d'écriture suppose un repli sur
soi et bloque toute projection vers le futur telle que l'exprime la «peur de vivre
1 Didier, Anzieu, Le corps de l'œuvre: essais psychanalytiques sur le travail créateur, Pans, Gallimard,
119 119
les dix ans.» Le sujet semble être pris au piège de l'écriture, de son univers
intérieur. II semble que I'identité narrative se précise, intervient en tant qu'acteur,
au cours de ce mouvement d'involution. L'anacoluthe laisse en suspens les
dernières phrases comme un flot incontrôlable d'émotions qui au lendemain du
drame, submerge le sujet. L'écriture se présente néanmoins chaque jour
comme une issue de secours, un appui dans l'univers sclérosant de la solitude.
Dès lors, il oppose à la chute involutive un souhait, comme effort de projection
hors de soi et du temps présent : (...) si seulement je pouvais devenir quelqu'un,
écrire ce dont je me sens plein.. . » (TI, 4 : 29.1 9 août 1931). Lors de ce double
mouvement réflexif et prospectif, l'appréhension des mouvements intérieurs
transforme simultanément le statut du sujet. Le contenu dysphorique devient
ce «plein» et le «je», non plus celui qui subit mais l'acteur potentiellement
capable d' «écrire». L'écriture est envisagée comme le mode de transformation
de soi.
Le désir d'écrire se greffe et se nourrit de l'absence et de la persistance
de la souffrance. Le journal endigue l'amenuisement de l'être, la perte totale de
maîtrise sur soi. La résolution de la crise est corrélée à I'écriture régulière avec
le désir de créer. Ce dernier est explicite et c'est du cœur de la crise qu'émerge
le ((saisissement créateur)). Ce temps de retranchement, de retour vers soi est
analogue à I'autoanalyse c'est-à-dire ce ((dédoublement vigilant et observateur»
du moi qui selon Didier Anzieu ((spécifie le créateur))'. La complexité du rôle et
du statut du scripteur n'a pu être déterminée que par la persévérance du
diariste. L'histoire du sujet, ici marquée par la superposition de deux
événements critiques, et I'écriture ne peuvent être envisagées séparément.
Elles ont toutes deux contribuées simultanément à consolider I'identité narrative.
Par ailleurs, replacer dans le contexte familial et social le désir ((devenir
quelqu'un)) semble être non pas le signe d'une ambition littéraire mais la prise
de conscience de son inexistence. La mort et la volonté du deuil seraient à
l'origine de la création littéraire. Cet extrait met en évidence le cheminement
Col1 : «Connaissance de l'inconscient D, 1992, p. 95. 1 Didier, Anzieu, Le corps de l'aruvre: essais psychanalytiques sur le travail créateur, op. cit., p. 96.
parallèle de la régression vécue à travers le rêve et I'écriture régulière qui ont
permis de surmonter la crise, de se projeter dans le futur en imaginant
l'éventualité d'un travail créateur. Ce dernier prend donc naissance et s'inscrit
dans la continuité de la résolution de la crise. L'espace du journal est l'espace
de la liberté et d'expansion de soi. La voix acculée au silence, confrontée au
désordre intérieur y trouve un lieu d'expression. Le journal réalise en son sein la
sécession de la pensée et de l'être. II est lieu pour «thésauriser», pour établir le
lien entre les livres et la mémoire, qu'il représente matériellement. Parfois
l'auteur du Journal prend sa revanche sur le sujet voué au silence, sur la
victime de l'indifférence. La nécessité du Journal souligne l'impuissance du
sujet à réaliser une relation directe, immédiate et se limite au repli sur soi ?
Nous verrons ultérieurement que pour la création littéraire, le silence et le repli
sur soi sont stratégiques. A présent, il importe de décrire comment d'espace
d'expression de soi, le Journal devient objet de communication.
Claude Mauriac comptabilise les pages de son journal : le 13 novembre
1932, il annonce à ses parents qu'il est à son «1 048 jours (...) sans passer un
jour ». Au vif intérêt manifesté par François Mauriac, le fils répond :
«Je pourrais vous le donner à lire. Cela nous rapprocherait. Nous serions plus intimes ... Car je dis tout dans ces pages. Vous n'ignorerez plus rien de moi-même.» (T1,7: 93).
La fonction essentielle du journal est donc d'établir le lien avec le père'. Cette
demande l'identifie au destinataire désiré mais qui malheureusement
n'acceptera pas la demande de communication. Or à cette date là, il s'avère
que la mère est déjà la lectrice du journal2. (T1,4 : 29-30. 21 août 1931) et
I'écriture est un moyen d'appréhender la richesse de la vie intérieure : «ces
chefs-d'œuvre qui sont en puissance dans mon âme (. . .) ce trésor)) (TI,1 :83. 6
juin 1933). 11 s'agit bien d'évacuer un trop plein intérieur. De ce point de vue que
représente cette insistance par rapport au père?
' François Mauriac accepte de lire le Journal de Claude Mauriac, en 1939 alors que celui-ci est appelé à la veille de la seconde guerre mondiale. 2 En 1936, elle dactylographie le Journal de Claude Mauriac. (TI,4 : 72).
121 121
II est possible d'y voir l'expression d'un sentiment de culpabilité et la
proposition du Journal, une forme de réparation. Le diariste Claude Mauriac
s'adonne à I'écriture qui entraîne une dépendance. Dans l'espace du Journal le
sujet s'épanche, s'abandonne. En ce sens I'écriture régulière paraît comme une
forme d'addiction1. Ce terme permet d'éclairer la dimension pulsionnelle en jeu
dans I'écriture quotidienne au cours de laquelle émergent les sources
profondes de l'être. L'acte scripturaire conjoint l'introspection puis l'éjection du
trop plein. Ce trop plein semble être l'affection maternelle comme en témoigne
la lettre par laquelle il l'invite à se souvenir de leur échange affectifs et ce dont
le père vraisemblablement fût témoin :
((Dans le salon, le phonographe jouait la Mort d'lsolde. Je tenais vos mains dans les miennes. Je vous embrassais la nuque amoureusement. Papa parlait doucement. » (T1,4 : 38. 9 octobre 1932).
Cette affection n'est pas altérée le temps2 : ((Cette maman soudain si douce
avec moi, vaincue dans sa tendresse.)) (T1,4 : 37. 11 septembre 1937) mais
semble imperceptiblement se teinter d'une affection autre que filiale :
« Après déjeuner, dehors, sur le perron du petit salon avec maman. Je la regarde, si près de moi. Et pour la première fois peut-être de ma vie, je vois en elle une femme. Aucun abîme ne me sépare plus de cet être, aussi lointain que les autres, sans doute, mais aussi accessible. Je lui dis : - Qui nous empêche d'être ami ? Et elle a l'air tout heureuse. C'est vrai, qui nous empêche ? » (T1,4 : 37- 38. 26 septembre 1937).
La proposition du Journal au père peut être comprise comme le désir de
rétablir la proximité avec le père exclue de cette relation filslmère. La
proposition du Journal serait une manière de se déculpabiliser, de justifier
l'innocence de ce sentiment voué à la mère. Dans Le Temps immobile, la
référence explicite à la mère est remarquable par sa rareté3. Or, Claude
Mauriac informe le lecteur des seules personnes pour lesquelles il a éprouvées
1 Mijolla A., Shentoub S.A., Pour unepsychanalyse de l'alcoolisme, Paris, Payot, 1973, p. 67. 2 Même si à certains moments de sa vie, il manifeste de «l'indifférence» à ses gestes d'affections. (TI,] : 282 : 6 mars 1958).
(T1,4 : 38-41). 122
122
des sentiments «d'amour» en l'occurrence François Mauriac et Bertrand. (T1,4 :
39. 20 juin 1976). Par ailleurs, la sensibilité de Claude Mauriac à la musique
classique et son omniprésence diffuse dans Le Temps immobile manifeste, me
semble-t-il, la présence métaphorique, inconsciente de la mère. La musique est
intimement mais non exclusivement liée au temps prénatal du sujet1. (TI,l: 282).
De ce point de vue, la présence de la mère est donc inscrite dans tout ce qui a
trait à la sonorité comme le chants des oiseaux et la musique. Leur fréquence
d'évocation et l'intérêt très vif que porte Claude Mauriac à la musique classique
semblent trouver à travers la question de l'origine, toute leur signification. La
musique classique est la première sonorité intimement perçue à travers la paroi
du ventre maternel'. Ces ((résonances)) musicales produites précisément par
les sonates de Schubert ou de Haydn ou encore de Schumann guident les
gestes du compositeur du Temps immobile. La musique relie les deux types de
création, la procréation et la création littéraire.
De plus, la référence à une sonate, voire même à son souvenir amorce
une partie etlou un chapitre du Temps immobile. Dans le premier tome, par
exemple, la référence au ((Trio en sol majeur, op. 73, n02 de Haydn, joué par
Cortot, Thibaud et Casals, ... » (TI, 1 : 301. 25 avril 1965) indique par la
précision de la datation, l'entrée dans sa cinquante et unième année (Claude
Mauriac est né le 25 avril 1914). De même, l'ouverture du dixième tome se fait
sur la référence à la musique «Je ne peux vous dire ce qu'a de remuant du
Chopin ou du Schumann, le soir, sur un balcon)) (T1,lO. 30 juin 1928). Cette
entrée est suivie par l'actualisation d'une série de textes sur son enfance
parisienne. La musique stimule, oriente le souvenir. Elle est thématisée comme
indice d'un double commencement, celui de la vie prénatale et de la création
littéraire. L'œuvre constitue non seulement le lien entre le sujet et cette intimité
perdue avec la mère, mais elle représente cette tentative inconsciente, me
' «Lorsqu7il est tissé au ventre de sa mère comme dans le temps de sa prématuration, le sujet naissant est pris aux mots dans la musique de la voix qui l'atteint.)), in Denis Vasse, ((La voix, la parole et le corps, in Joël Lequesne Voix et psyché, Actes du séminare 2000, Paris, Budapest, Torino, L'Harmattan, 2003, p. 146. L'enchantement, l'extase de François Mauriac pour la musique classique sont également évoqués. (T1,l : 299. 1937).
semble-t-il, de reproduire par le mouvement rétrospectif le retour imaginaire
vers ce temps. Elle est plus intimement liée à la quête de l'indicible mais que
les sons commémorent et qui est ce temps «où nous vivions sans pourtant être
nés encore.». En outre, les sonorités musicales orientent la lecture de son
Journal : «Le 11 mai 1976, j'étais, au hasard d'une écoute de jazz, parti vers
décembre 1930.3 (T1,4 : 527. 24 juin 1976). Elles se présentent également
comme le ciment de l'œuvre, le signifiant pur, qui répercute à l'extérieur la
douleur de la mort qui bruit dans I'être. C'est ainsi qu'il parle de la mort de
Bertrand Gay-Lussac, son cousin évoqué en public lors d'une émission de
Roger Vrigny :
((Goupillières, samedi saint 13 avril 1974. (...) la même petite musique ininterrompue, avec le même motif douloureux, chante en moi. Si même en ce qu'elle a de personnel, dans le peu qui la rend différente, je suis cette petite musique même. Petite musique de la nuit de I'être. » (T1,2 : 374).
Selon Didier Anzieu ((L'espace sonore est le premier espace psychique...»*
dans la formation duquel la relation maternelle est fondamentale :
((Avant que le regard et le sourire de la mère qui allaite ne renvoient à l'enfant une image de lui qui lui soit visuellement perceptible et qu'il intériorise pour renforcer son Soi et ébaucher son Moi, le bain mélodique (la voix de la mère, ses chansons, la musique qu'elle fait écouter), met à sa disposition un premier miroir sonore dont il use d'abord par ses cris (que la voix maternelle apaise en réponse , puis par son gazouillis, enfin par ses jeux d'articulation phonématique.» 2
1 Cf. Le premier chapitre extrait du Journal de Bébé : «On a attendu Bébé dans un petit appartement d'une grande maison moderne, rue de la Pompe à Paris. Sa maman, pendant tout ce temps, a joué beaucoup de Schumann devant la fenêtre ouverte.. . » (TI,2 : 424)
Didier, Anzieu, ((L'enveloppe sonore du Soi », in J.-B. Pontalis dir., Narcisses, Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 13, Paris, Gallimard, NRF, 1976, p. 176.
Didier Anzieu, ((L'enveloppe sonore», opci?., p. 175. L'analyse des théories freudiennes l'amènent à conclure les différentes phases de la formation de cet espace psychique sonore : op.cit., p. 173 : «lOLe Surmoi sadique archaïque commence à acquérir un caractère régulateur de la pensée et de la conduite avec l'apprentissage de la première articulation du langage (assimilation des règles régissant l'usage lexical, la grammaire et la syntaxe). 2" Auparavant le Moi s'est constitué comme instance relativement autonome, par étayage sur la peau, avec l'acquisition de la seconde articulation (fixation du flux de l'émission vocale aux phonèmes qui sont les formants de la langue maternelle), avec l'acquisition également du statut d'exterritorialité de l'objet. 3" Plus avant encore, le Soi se forme comme une enveloppe sonore dans l'expérience du bain de sons, concomitante de celle de l'allaitement. Ce bain de sons préfigure le Moi-Peau et sa double face tournée vers le dedans et le dehors, puisque l'enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par l'environnement et par le bébé. La combinaison de ces sons produit donc : a) un epace-volume commun permettant l'échange bilatéral alors que l'allaitement
La musique tisse des liens autour de diverses origines et temporalités. Celle
esquissée de la mort de son cousin, cette «nuit de l'être)) par la force de
laquelle il a émergé de sa «préhistoire»' et qui demeurera si vivace que même
la mort de François Mauriac ne pourra atténuer ou recouvrir. Elle résonne au
plus profond de lui sans jamais s'interrompre au point d'être devenue
constituante de son être. L'analogie totale «je suis cette petite musique même.»
exprime l'œuvre du temps, de la mort dans la fusion de l'être à son ressenti.
L'impérieux besoin de s'épancher qui suit la proposition de communiquer
son Journal à son père, semble correspondre à ce trop plein d'affection :
K . . je sens un besoin impérieux de crier mon enthousiasme pour la musique, pour le roman, pour la nouvelle vie que ces deux arts me découvrent. (...) mon cœur bout, me démange. II se sent une envie folle d'exalter l'œuvre de n'importe qui, en n'importe quels termes. C'est un besoin physique qu'il m'a été douloureux de ne pas contenter.)) (T1,7 : 93. 13 novembre 1932).
La musique et le roman ne peuvent-ils pas être considérés comme les
présences intérieures et substituts métaphoriques ou métonymiques,
respectivement de la mère et du père ? Si nous avions justifié la naissance du
pacte par le manque intérieur provoqué par la mort du cousin, l'écriture
régulière et le désir de création semblent être maintenus et suscités par
l'environnement affectif de Claude Mauriac. La recherche de l'équilibre se joue
dans le Journal, entre un père distant et une mère aimante.
et l'élimination opèrent une circulation à sens unique), b) une première image (spatio-auditive) du corps propre, c) et un lien de réalisation fusionnelle réelle avec la mère (sans quoi la fusion imaginaire avec elle ne serait pas ultérieurement possible) B. 1 C'est ainsi qu'il définit le temps de sa vie avant le traumatisme subit par la mort de son cousin Bertrand Gay-Lussac, et qui est cette période de l'enfance insouciante d'avant le 21 juillet 1928, date du drame.
Chapitre 2. Avènement du Journal
Pour aborder Le Temps immobile, l'étude du journal s'impose puisque
celui-ci « ... forme (nt) la matière première. .. » de celui-là. (T1,2 :509. 11
septembre 1974) et que l'origine du Temps Immobile réside dans la prise de
conscience de la positivité de son journal: «Mon œuvre réelle c'est ce journal.))
(T1'6 :393. 1965).
Depuis l'âge de huit ans, Claude Mauriac n'a eu de cesse de retranscrire
les événements du quotidien. L'une des principales caractéristiques du genre
autobiographique et du Journal en l'occurrence est I'identité de I'auteur, du
narrateur et du personnage. Le pronom personnel «je» est la marque textuelle
de cette identité, précisée par «moi», le «fils», ((Claude Mauriac)). Le Temps
immobile rend compte de la multiplicité du «je», celui du diariste, celui du
lecteur et critique du Journal et enfin le compositeur du Temps immobile. De
plus, la diversité de I'identité du «moi» est corollaire de la diversité de la place
socio professionnelle (le fils d'un écrivain, le secrétaire particulier du Général de
Gaulle) et de la diversité de l'activité scripturaire (essayiste, journaliste,
romancier). Ces désignations découvrent les multiples facettes de I'identité de
I'auteur et ses différents modes d'expression littéraire. Un des objectifs du
diariste consiste à cerner la multiplicité et la complexité des voix. Comment
dans ce Journal qui l'a accompagné tout au long de sa vie, a-t-il éprouvé son
existence au cours de l'Histoire mouvementée du Paris des années 30 à celui
des années 70? Claude Mauriac, n'a jamais envisagé de publier son journal
dans l'ordre chronologique, alors qu'à son époque la publication de ce genre
est un fait social'. II publie, toutefois, quelques fragments dans la chronologie
partielle circonscrite à des périodes et une thématique précises. En 1951, il
1 «A partir de Gide, (. . .) le journal devient un objet de publication volontaire et calculée. D Pierre Reboul, «Les Ecritures de Georges Sand D in, L e Journal intime et ses formes littéraires,Actes du Colloque de septembre 1975, textes réunis par V. Del Litto, Genève-Paris, Librairie Droz, 1978, p.99.
126 126
publie Conversations avec André Gide, puis en 1 970 Une amitié contrariée est
composée autour de Jean Cocteau, puis cette même année chez Hachette, il
publie le Journal qu'il avait tenu alors qu'il occupait le poste de secrétaire
particulier du Général de Gaulle. Ce Journal paraît sous le titre: Une autre de
~aulle' , enfin en 1992, Histoire de ne pas oublier. Journal de 19382 consacre
l'époque de la drôle de guerre et décrit la montée de I'antisémitisme. Ce journal
chronologique se présente comme un témoignage et une réflexion sur les
causes du totalitarisme et de l'antisémitisme, à la veille de la seconde guerre
mondiale. Le Journal que nous allons étudier est celui présenté dans Le Temps
immobile, sous sa forme éclatée. Utilisé comme matériau et constituant l'œuvre
source, il est l'instrument mis au service de l'expérience métaphysique, à
innover le genre autobiographique, et à explorer la richesse et la complexité de
l'être.
Diachronie du point de vue
Interrompu pour l'unique fois entre le 23 mars 1949 et 23 avril 19513 puis
en juillet-novembre 1951, date correspondant à la période de son mariage, le
matériau du Temps immobile est le Journal de toute une vie. Le diariste indique
d'autres interruptions, en 1945 entre le 21 mars et le 15 mai puis entre le 15
mai et le 25 juin, temps d'arrêt relativement court et rapidement repris en raison
du travail intense et de l'intérêt de cette proximité avec le Général de Gaulle à
cette période de l'après ~ibération~. L'écriture diariste est maintenue ((jusqu'en
1995, quand une vue défaillante forcera à I'interrompre~~. Le dernier fragment
de Journal remonte à la fin de l'année 1995.
1 Claude Mauriac, Le Temps immobile, Un autre de Gaulle, Journal 1944-1954, Paris, J . Tallandier, 1970. Ce Journal sera recomposé dans le cadre de l'œuvre du Temps immobile sous le titre Aimer de Gaulle, Paris, Grasset, 1978. 2 Claude Mauriac, Le Temps accompli 2, Histoire de ne pas oublier, Journal 1938, Grasset, Paris, 1992. 3 Cette période correspond à la publication de son essai André Breton, éd. de Flore, Paris, 1949 et à la préparation de ses essais littéraires qui seront publiés tous deux en 1953 : Proust, Paris, Seuil, 1953 et Hommes et Idées d'aujourd'hui, Paris, A. Michel, 1953. 4 Claude Mauriac, Un autre de Gaulle, Journal 1944-1954, Hachette, col. a Le cercle du nouveau livre d'Histoire >), Paris, 1970, p.114-120. 5 Natalie Mauriac Dyer, (t 'Le temps, le temps, le temps pur'. Claude Mauriac, du Journal au Temps immobile)) Genesis, n016, 2001, p.104.
127 127
K.. . qu'il ne s'agit pas d'une mauvaise circulation cérébrale, mais peut- être une conséquence, entre autres, de la faiblesse persistance. ... c'est à peine si je peux, en gros, me relire. La sagesse serait d'interrompre jusqu'à ce que, qui sait, pourquoi pas, je n'y compte pas, une vision suffisante, vraiment suffisante puisse véritablement me permettre de reprendre.. . illisible. »'.
Le Journal fut à l'origine précédé par «le petit carnet saumon» (T1,I :142)
réceptacle «pour Tout». L'hétéroclite y trouve également sa place. En effet, le
scripteur y insère «de nombreux collages, très soigneux, de memorabilia divers
(portraits et photographies familiales, coupures de presse, programmes de
spectacles, fleurs séchées, etc.) ... »2. Si le journal connaît des constantes
telles que «la périodicité», «la discontinuité», «la propension morale (ou
moralisatrice)», «les motivations du diariste» et enfin «la position incertaine et
paradoxale du destinataire^^, il reste ce genre où l'expression de soi s'effectue
en toute liberté. Complexe, ambigu, il est cette « espèce mixte qui ne sait trop
où prendre place dans les classifications littéraires »4. En effet, les fragments
du Journal présentés dans Le Temps immobile, montrent l'enchevêtrement de
divers types de discours.
Le Journal n'est pas donné à lire pour lui-même mais comme constituant
fondamental et participant à la création d'une nouvelle forme d'autobiographie.
Le Journal et Le Temps immobile se situe dans un rapport d'interdépendance.
Le terme «intime» qualifie rarement le Journal, transcrit avec une majuscule. Or,
au niveau thématique comme au niveau lexicale, cette intimité est bien
exprimée. Après avoir étudié l'évolution de l'écriture diariste à travers l'analyse
du point de vue du diariste, nous distinguerons les différentes fonctions du
journal grâce au métadiscours fourni sur la pratique de son propre Journal.
Quelle est la matière qui va constituer le Journal? De quoi est-elle significative ?
Nous essayerons de comprendre l'enjeu d'une telle pratique pour le Journal. En
1 «Un Journal à soi,,, catalogue établi par Philippe Lejeune avec la collaboration de Catherine Bogaert, APA et Amis des Bibliothèques de Lyon, 1997, p.58-59. cité par Philippe Lejeune, «Comment finissent les Journaux», in Genèses du «Je » in P. Lejeune, C. Viollet ss dir, Genèse du j e : manuscrits et autobiographie, Paris, Ed. C.N.R.S., 2000, p.236. 2 Ibid., p. 101. 3 Yves Stalloni, Les genres littéraires, Paris, Nathan Université, coll. 128,2000, p. 1 10. 4 Jean Rousset, Le Lecteur intime. De Balzac au journal, Corti, Pans, 1986, p.14.
somme, il s'agira de décrire le contenu du Journal à travers une diachronie,
puis de saisir le discours et la réflexion de l'auteur narrateur sur son expérience
de I'écriture régulière. La matière du Journal est la vie ou plus précisément
cette tension, cet effort pour tenter de se saisir de la totalité des différents
niveaux du vécu. Le premier chapitre a permis de cerner ce qui a déclenché
I'écriture diariste. II s'agit maintenant d'observer cette écriture, d'analyser son
contenu afin de montrer son évolution dans le temps. Puis, plus en amont de
comprendre au travers de l'acte scripturaire, l'orientation vers le travail littéraire.
La diversité du référent textuel est significative du changement
permanent de focalisation de la réalité. Parmi les premiers extraits présentés
dans Le Temps immobile, on constate un mouvement à trois temps. Le regard
est attaché à l'observation de la vie extérieure, matérielle puis il se concentre
sur la réalité abstraite, intérieure, enfin décrit un retour vers l'extérieur mû par
l'insatisfaction de l'introspection. Ces transformations traduisent la souplesse du
regard et de sa capacité à modifier l'objectif focalisé. II s'agit donc de trouver un
équilibre entre la réalité extérieure et intérieure. Cette quête d'un point
d'équilibre que nous développerons dans la dernière partie de cette thèse est
essentielle dans ce corps à corps avec la réalité et le temps.
Exotopie
La série d'extraits du Journal de 1927 (T1,7 :13-18) est pertinente pour
l'étude de l'évolution de I'écriture diariste. Elle permet la mise en relief des
métamorphoses du journal à travers l'Histoire coloniale, la situation
mouvementée au sein du gouvernement de la troisième République et le
scandale de l'affaire staviskyl qui provoqua les émeutes du 6 février 1934.
(T1,2 :64. 22 janvier 1934). Les fragments du Journal du diariste enfant et
adolescent reconstituent la vie familiale dans Paris, la situation socio-
I La vaste escroquerie financière d'Alexandre Stavisky et celles qui lui succédèrent (Le sénateur Klotz, ancien ministre des Finances, Marthe Hanau fondatrice de I'hebdomadaire financier la Gazette du franc, le banquier Oustric) contribuèrent à discréditer le régime de la Ille République et à conduire les ligues
économique et politique de la fin des années 20 et du début des années 30.
Ces extraits sont regroupés dans le chapitre intitulé De regard à regard ef de vif
à vif'. Les extraits du Journal de 1927 ne sont pas présentés dans leur
intégralité comme le décrit le compositeur:
((Paris, 24, quai de Béthune, dimanche 25 avril 1982 ... coupe beaucoup, notamment les jours ou demi-jours très nombreux où je ne vais pas au lycée, ni Claire au couvent, où on nous prend et où j'enregistre avec soin nos températures, etc. ces puérilités même me semblent précieuses. .. . D (Tl,? :16)
A l'attention du lecteur, Claude Mauriac argumente le choix des fragments et
indique par la typographie les ajouts par lesquels il précise a posteriori la suite
de l'événement enregistré : ((Lundi 13 juin 1927. (...) le jour de la première
leçon d'automobile de papa (François Mauriac) [II devait abandonner,
définitivement, très vite.. .] » (T1,7: 17) ou encore ((Dispute d'un pion (7e) et d'un
élève de le' [au lycée ans on]*.» (T1,7: 17). 11 oriente le lecteur vers le fragment
complet présenté dans un précédent volume : Nous allons chez le pâtissier.
(( (3 Le Temps immobile 1, pp. 301 -302.). D (T1,7: 17).
En 1927, le style du journal est bref et concis. Le contenu porte sur le
présent immédiat consigné le jour même : ((Nous allons à la messe au
couvent.. . Claire fait sa première communion. Grand -mère et Bertrand
viennent en auto à Vémars. . . . D (T1,2 : 429-430. 8 mai 1927). Quelques
événements décrivent la situation du diariste avant l'énonciation du pacte du
Journal régulier en 1929.
cc Paris, 89, rue de la Pompe, dimanche 8 mai 1927. Nous allons à la messe au couvent.. . Claire fait sa première communion. Grand -mère et Bertrand viennent en auto à Vémars. Nous allons au salut à 11 heures. Tante Marie-Thérèse et Bruno viennent déjeuner. II y a de l'alose, du poulet en cocotte, des asperges, une glace vanille- framboise, des cerises, des cigarettes (gâteaux) et des vins. Pasy vient. Maman, Claire, Luce et moi raccompagnons à pied T.M.T.~, Bertrand et
conservatrices, dont les Croix de feu à laquelle faisait parti Claude Mauriac, à renverser par l'émeute le ouvernement en place. F . Premier chapitre du septième tome : signes, rencontres et rendez-vous, Grasset, 1983.
2 Après sa scolarité à Montmélian dans l'Oise (TI, 198), il a étudié dans ce lycée à Paris. 3 11 s'agit de sa tante maternelle Tante Marie-Thérèse, la mère de Bertrand Gay-Lussac.
Bruno. lis reviennent en auto chercher Luce. Papa et maman prennent l'auto jusqu'à l'avenue Hoche. Pierre déjeune ici. Bertrand, Luce, Pierre, grand-mère reviennent en auto à Vémars. Nous allons de 5 heures et demi à 6 heures et demi au Bois ( Claire, moi, Jean) avec Catherine et nous amusons beaucoup. Pluie, matin. Temps magnifique I'après- midi. » (T1,2: 429-430)
Parmi les extraits cités dans le tome deux et le tome six signalent les
fréquences des visites familiales, les sorties culturelles, le théâtre et le cinéma'.
Cette composition a été suscitée par la mort de Charles ~ i n d b e r ~ h ~ survenue la
veille de la date de la composition, le lundi 26 août 1974. Après correction des
((fautes d'orthographe~~, la présentation à «l'état brut)), des extraits de son
Journal mentionnent l'aviateur, dans le premier fragment de cette série4.
Le rythme des phrases est simple, la note brève, le listage des
déplacements, des actions qui ont traits à la vie de famille caractérisent le type
d'écriture de l'enfant diariste. Ce qui peut expliquer le choix du terme ((agenda
1 9 2 7 ~ ~ pour désigner le support de l'écrit à cette période. La prédominance des
verbes d'actions est marquante et signale surtout les déplacements quotidiens
«venir», «revenir». Les événements sont organisés selon leur chronologie': la
messe, la communion, les visites familiales, les déjeuners, les parents, les
promenades. L'acte scripturaire constitue un mode d'enregistrement
méthodique, systématique du vécu qu'il recueille dans les moindres faits. II
décrit une relation objective au réel et le mouvement mécanique du psychisme.
Néanmoins, une évolution et une spécification dans la relation au réel est
perceptible. Le contenu des fragments dénote une subjectivité en formation, en
évolution par rapport au réel.
Environ un mois plus tard le 13 juin 1927, il observe
actes des autres en l'occurrence des membres de sa
précisément, son père qui va acquérir une place de plus en
et consigne les
famille et plus
plus importante
1 Nous sommes en 1927 et le cinéma parlant est né l'année précédente en 1926. 2 (Paris, 24, quai de Béthune, mardi 27 août 1974. Appris, hier soir, la mort de Charles Lindbergh. Relu, ce matin mon Agenda 1927 pour l'y retrouver. » (TI,2 :429)
(TI,2 :429. 1974). 4 Ce fragment sera repris en 1982, pour le montage du septième tome Signes, rencontres et rendez-vous, TI,7 : 16).
'(T1,2: 429. 1974).
dans l'œuvre et la vie de Claude Mauriac. Si l'on s'en tient aux fragments du
début de l'année 1927, la présence de François Mauriac est exclusive de toutes
les autres. Le diariste le montre dans ses rôles de père, de conférencier,
d'écrivain, homme de la société aux nombreuses relations, ses voyages.
Certains événements du couple François et Jeanne Mauriac sont rapportés,
dont celui-ci qui est commenté par le diariste:
«Lundi 13 juin 1927 ... Papa et maman prennent leur première leçon d'automobile. Jour mémorable dans la mémoire des hommes : le jour de la première leçon d'automobile de papa (François (Mauriac) » (T1,7 : 17).
Le vécu familial, l'énumération des réceptions, sorties et dîners sont certes
récurrents mais plus ou moins inconsciemment, c'est François Mauriac qui est
et, sera progressivement dans l'ensemble du Journal, focalisé. Les notations
de cette journée se poursuivent par une considération personnelle ((Jour
mémorable dans la mémoire des hommes». Le commentaire est une des
premières intrusions du ((je» intime dans le texte constitué exclusivement
d'observation de l'autre et du monde extérieur. L'appréciation dénote également
la conscience de la valeur du père pressenti comme personnage historique, ce
qui traduit déjà la tension vers le futur et la conscience de la portée historique
de l'histoire individuelle.
II rend compte du travail de François Mauriac : «Papa va en cour
d'assises assister au jugement d'une meurtrière de son amant et de sa
maîtresse. II devra faire un compte rendu pour les Nouvelles littéraires. (...)
Papa nous parle de son procès. C'est demain le verdict.)) (Tl,? :30. 25
novembre 1930). Ce fragment est doublement référentiel. II signale la fonction
sociale du père, la conversation privée lors du dîner familial2. L'intérêt est
moindre pour les autres membres de la famille et la référence explicite à la
1 II en est de même pour les extraits présentés dans Le Rire des pères dans les yeux des enfants, (TI,6: 13- 19). 2
Pour Claude Mauriac, le dîner est un des temps clé de la vie familiale et sociale. Il sera utilisé comme élément central de sa création romanesque, dans le Dîner en ville, Albin Michel, 1959. 11 faut ajouter la récurrence dans Le Temps immobile, du dîner parisien comme temps de rencontre, d'échange artistique, de conflit, ou encore de promotion littéraire.
mère est liée à son rôle de dactylographe1 auprès de François Mauriac et de
son fils Claude Mauriac. L'attention est également portée sur la conversation
avec ses soeurs, Claire et Luce aur ria cl. ((Paris, jeudi 14 mai 1931. Au couvent de Claire et Luce, on priait pour que Briand ne soit pas élu. Idiotes ! Briand parti, ce sera la guerre à brève échéance. Ces demoiselles de la Tour semblent en outre ignorer qu'il était le candidat de papa. L'état économique est lamentable dans le monde entier. Tout le monde perd les trois quarts de sa fortune. » (T1,7 :36)
Cette critique révèle la conscience et l'implication politique de chacun d'eux.
Elle est I'occasion pour l'adolescent de critiquer avec énergie les convictions
politiques des religieuses. II expose sa vision personnelle et signale son intérêt
pour les manifestations sociales et les événements politiques. II signale
«l'élection de Paul Doumer)) ( T1,7 : 36, 13 mai 1 !BI), la dépression
économique qui suite à la faillite du Kreditanstalt à Vienne atteint la France.
(Tl,? :35, 6 mai 1931) et (11'7 : 36. 14 mai 1931). Cet intérêt est doublé d'une
précise et large connaissance de la classe politique. Le défilé de
commémoration de l'Armistice de 1918, le 1 1 novembre 1931, auquel il assiste
est I'occasion d'énumérer le nom et la fonction de chaque personnalité : « ...
j'aperçois nettement le président de la République, Paul Doumer, . . .Pierre
Laval, président du conseil, et Maginot, notre «grand» ministre de la Guerre ...
Gouraud, ... un maréchal, Lyautey, je crois.)) (T1,7: 41, 11 novembre 1931).
L'enregistrement de tous ces faits dénote une caractéristique essentielle du
diariste: la vigilance.
L'attention est orientée vers l'extérieur, vers autrui mais elle concerne
également la vie intérieure en relation au contexte socio politique de l'avant
guerre. Les fragments mettent en scène l'instabilité du gouvernement en ce
début des années trente. Des événements politiques dont l'assassinat de Paul
Doumer, un an après son élection et 1' ((Affaire Stavisky)) sont évoqués. Pour
Claude Mauriac, l'Affaire Stavisky, (T1,2 58-71), et la crise politique ne
1 ((Maman tape ce qui était perdu, roman de papa.» (T1,7 :19. Paris, dimanche 9 février 1930). « ... maman tape mes Souvenirs » ( T1,6 :534. Vendredi 20 juin 1930)
133
présentent un intérêt que dans la mesure où il trouve I'occasion de se
((retrouver dans la mêlée», et qu'elle est I'occasion de «ruser avec moi-même,
de feindre l'ignorance sur mon angoisse intérieure.)) (Tl,2 59. 25 janvier 1934).
Le diariste fait l'aveu du sens véridique des références au réel. L'événement
extérieur, ici politique, acquiert du sens parce qu'il recouvre le bruissement de
l'événement intérieur et en détourne l'attention. Avant même la décision du
Journal régulier, l'écriture diariste apparaît comme l'exercice du sens de
l'observation, de l'écoute et enfin de la mémorisation. L'écriture régulière
nécessite une distanciation par rapport au temps du vécu, accompagnée
parfois de l'attitude critique. Parmi les événements réactualisés dans Le Temps
Immobile, il y a celui de l'Histoire coloniale de la France autour duquel Claude
Mauriac organise la composition pour mettre en lumière les différentes
appréciations de «l'Exposition coloniale» en fonction du temps.
II présente tout d'abord la visite qu'il effectue «... au jardin
d'acclimatation. Nous voyons les fameuses négresses à plateaux et les pygmés,
montons à deux reprises sur les montagnes russes.)) (T1,7 :27.19 juin 1930). La
parataxe confond les propositions, distinctes cependant sur le plan
événementiel et dont la seule relation est l'ordre chronologique. II en est de
même, un an plus tard, lors de la visite à l'Exposition coloniale. (T1,7 :37, Jeudi
2 juillet 1931). Le diariste fait référence à l'inauguration ' de l'Exposition
Coloniale du 6 mai 1931 par le président Paul Doumer. (T1,7: 35). L'absence de
commentaire du diariste adolescent (Claude Mauriac a dix-sept ans) dénote
I'absence de vision critique sur cet événement de son actualité. Elle est rétablie
en 1980 par le compositeur. Ce dernier s'accuse de l'indifférence et I'absence
de réaction face à ces êtres «montrés (...) comme des bêtes)) (T1,7 :27, 29
novembre 1980). Par un jeu d'auto et d'intertextualité, une lettre de Flaubert à
Louis Bouilhet (Croisset, 26 décembre 1853) suivie d'un commentaire, (T1,7 :28.
25 mai 1982)' il tente de resituer cet état d'esprit du passé colonial de la France.
Les textes insérés témoignent de la réalité «de telles exhibitions)) et justifient à
l'intention du lecteur, le fait qu'elles ((allaient de soi...)). Ce n'est qu'en 1980,
1 Ses deux sœurs Claire et Luce Mauriac sont nées respectivement le 5 août 19 17 et le 17 avril 19 19 à Paris.
qu'il découvre le regard critique et indigné que dévoile la description réaliste qui
confronte ces «sauvages» et le désintérêt manifeste de «la haute société
rouennaise (qui) n'y abonde pas» tel que l'écrit Flaubert à son ami Louis
Bouilhet mais pour qui l'admiration et l'intérêt ethnographique, l'emportent K.. . II
me semblait voir les premiers hommes de la terre.» (T1,7 :28. Croisset, 26
décembre 1853). 11 s'agit certainement de justifier mais aussi de démontrer la
permanence d'un état d'esprit, l'absence d'indignation, le consentement tacite
face à une situation de déshumanisation, organisé par I'Etat. Toutefois, on peut
y voir une démarche argumentative, avec preuve à l'appui, de l'effet du temps
sur la perception des choses et des événements. Le présent est pur signifiant
dont le signifié ne se révèle, semble-t-il qu'avec la distance temporelle. La
sensibilité à I'événement semble s'accroître avec la distance temporelle. Le
regard se fait critique lorsque I'événement est intégré au passé et inscrit dans
l'évolution de l'Histoire de la France.
A l'origine du chronotope
S'il est attentif aux événements qui se jouent à l'extérieur, sa vigilance
vise également ceux de la vie intérieure. On assiste à un changement dans
l'état du sujet que nous avons pu saisir en observant l'orientation du point de
vue sous l'impulsion des événements extérieurs.
Claude Mauriac est né au début du XXe siècle, l'époque de sa jeunesse
coïncide avec celle du plein essor de la technique et des inventions comme
l'aviation, la radio puis la télévision et le cinéma. II est pleinement acteur de son
temps et suit les exploits des premiers aviateurs avec un enthousiasme qui fait
naître en lui une vocation2. En 1927, I'événement extérieur est à l'origine d'un
vouloir être et de la projection du sujet vers un temps futur. Les exploits de
1 Il signale son inauguration et sa clôture (T1,7 :4 1. 15 novembre 193 1) 2 Il créa N un petit journal polycopié (L 'aviateur) tiré à une quarantaine d'exemplaires O, avec son cousin Bertrand et qui fut interrompu après la mort de celui-ci, le 23 juillet 1928. Ils y consacrèrent une interview à Jean Cocteau. Cf. Claude Mauriac, Une amitié contrariée, Grasset, Paris, 1970, pp.9-11 et (TI, 6 : 449. 21 juin 1978).
l'aviation' (T1,7 :15), événement relayé par les médias accaparent l'attention et
suscite l'élan. Le sujet diariste adhère à la révolution technologique de ce début
du XXe siècle et celle des médias dont l'une des conséquences majeures a été
la transformation des moyens de communications. La conquête de l'air a joué
un rôle important dans l'histoire de Claude Mauriac. Un des événements dont la
transcription nous a permis de suivre le mouvement psychique de notre auteur.
La projection du sujet dans le temps à venir est sous-tendue et orientée
par ces révolutions technologiques. La tension vers l'avenir est vécue par une
conscience euphorique. Jusqu'en 1928, comme en témoigne l'énonciation
expectative «. .. c'est plus fort que moi, je bouillonne de devenir aviateur. ... ))
(T1,4 :529. 16 mai 1926) ou encore cet autre extrait où se combinent
l'expectative et l'imploration dans un même élan de désir :
((Malagar, le dimanche 21 août 1927. Non, vraiment, je ne peux plus y tenir, il faut que je sois aviateur et il faut que je voyage, il le faut. Qu'il me tarde d'être grand, pour faire comme Bernard, Pelletier d'Oisy, etc. (...) O qu'il me tarde de voyager ! O mon Dieu ce jour arrivera t-il ? Serai-je aviateur? Oui, j'espère. ... )) (T1,4 :530.)
L'événement extérieur sert d'amorce et de vecteur à la formation et à la
consolidation de la personnalité. Le désir du diariste enfant (il a 13 ans) ne
considère dans l'événement présent que ce qui est en mesure de donner du
sens et de déterminer sa trajectoire vers le futur. Le présent est nié par la force
de l'élan vers un temps à venir. Or, à partir de juillet 1928, on assiste à une
rupture totale et définitive de cet élan vers le futur. L'euphorie laisse place à la
peur du temps à venir.
((Paris, 38, avenue Théophile Gautier, dimanche 5 mars 1939. (-4 7 mars 1929. Je pense que j'ai presque quinze ans ! Beaucoup de choses inconnues me sont révélées ; j'ai peur de vivre les dix ans qui vont suivre. (. . . )
1 Attentif au progrès social et technologique, durant toute sa vie et ici en 1962, lors de l'exploit des deux «cosmonautes soviétiques Nikolayev et Popovitch (...) les premiers a se trouver sur la même orbite dans deux cabines distinctes.. . » ( Megève, mardi 14 août 1962.) (Ti, 235,236, 237).
136
J'écris à la suite, à la date d'aujourd'hui, 5 mars 1939 :
« J'ai peur de vivre les dix ans qui vont suivre », écrivais-je ici, il y a dix ans, jour pour jour ... Ces dix ans ne m'ont rien apporté de décisif. La peur reste. Ou plutôt : la peur a duré dix ans mais son règne finit. (. ..) » (Tl,l: 406)
Le cahier de cuir de 1929 témoigne de la transformation dans l'appréhension du
temps vécu. La «peur» indique la négation intérieure du futur, l'arrêt de l'élan.
La rupture avec le temps à venir survient au lendemain de la mort de son
cousin Bertrand Gay-Lussac, le 28 juillet 1928. Comment se manifeste cette
rupture dans la vie de l'adolescent ?
La peur atteint cela même vers lequel était dirigé l'élan, l'être en
formation, la vie en devenir. La conscience temporelle du sujet subit une
contorsion visible dans l'objet nouveau focalisé. La contorsion psychique est
violente, tragique et comme le sens de la vie, irréversible, irréparable. La
conscience tendue, projetée vers I'avenir, vers l'élévation «l'aviation», l'ailleurs
«voyager» laisse place à une conscience bouleversée par le choc de la mort de
l'autre, ami, frère, compagnon. L'être vit désormais recroquevillé sur la peur du
temps à venir. L'élan vers l'avenir a été brisé par la mort. Une des formes de
cette rupture est, me semble-t-il, dans l'esthétique du fragment et la
désorganisation chronologique, d'abord manifestée dans les essais
romanesques puis de façon systématique dans Le Temps Immobile.
L'attitude réflexive caractérise le diariste. La vigilance doublée de
l'écriture quotidienne donne lieu à des témoignages qui permettent à posteriori
de saisir l'action de la mort sur le sujet. L'écriture permet d'objectiver, de
projeter hors de soi la peur. Néanmoins cette mise à distance ne suffit pas pour
visualiser et analyser les mouvements intérieurs. Un ensemble de paramètres
sont à considérer en l'occurrence le temps la décision de la rétrospective, le
retour vers le Journal régulier comme cela se produira dix ans plus tard par le
diariste-lecteur puis en 1973 par le lecteur-compositeur. Pour le compositeur, il
s'agit de réactualiser des fragments du journal de l'enfant et de l'adolescent. Le
sens est à saisir dans la composition c'est-à-dire l'actualisation et l'articulation
des fragments. Le compositeur laisse au lecteur et au critique le soin et la
liberté d'énoncer des hypothèses de lectures. En rétablissant la chronologie de
137 137
quelques fragments qui ont précédés la mort de son cousin, nous avons
constaté le changement dans la perspective temporelle. L'affirmation « . . .C'est
la mort de Bertrand qui m'a déréglé ; ... D' écrit le diariste en date du lundi 7
août 1939, énonce une vérité que nous allons tenter de formuler.
Conséquence de la vision chronotopique
En quoi consiste ce dérèglement? Certes «La mort prouve le temps»
(TI,l : 266-267)' mais également elle dévoile le temps comme constituant
intrinsèque de I'être. C'est la mort de ce «frère»2, cet autre lui-même, qui crée
et exacerbe la sensibilité à la fuite du temps. Or, il semble que cette sensibilité
est synonyme de désintégration, d'éclatement interne de I'être. Claude Mauriac
s'interroge sur l'«intégrité» qui désigne moins le corps physique du sujet que sa
dimension psychique « ... Le temps n'atteint I'être que dans la mesure où il
attente à son intégrité.)) ( T1,6 :460. 10 juillet 1978). Elle signifie une disjonction
intérieure «arraché»: ((Cette séparation (...) Elle a arraché de moi ce que
j'aimais le plus au monde.. . ». La perte de I'être détruit le pouvoir d'aimer, rompt
la relation avec l'altérité: « ... perdant l'habitude de donner son amour à
quelqu'un, se plongea dans l'Histoire ..., les autographes, autant de douces
manies de vieux monsieur désabusé. ... » (T1,4 :521-522. 6 décembre 1930) et
(T1,IO :18). La tension volitive, notamment vers I'écriture et la parole, reste figée.
(UAC,14. 24 juillet 1929). De plus, elle a irrémédiablement mis fin au temps de
l'enfance caractéristique de l'amitié et de l'insouciance. (UAC,15-16. 19 mai
1932). La vision de soi est altérée ; à 25 ans, il a ((tendance à se croire vieux»
(UAC,18. 7 août 1939). Or, si tous ces éléments nous sont parvenus c'est que
la rupture n'a pas atteint le pacte de I'écriture quotidienne. II semble, au
contraire qu'elle l'ait renforcé ou encore que grâce à l'écriture régulière, le sujet
ait maintenu son opposition à la mort.
1 Claude Mauriac, Une amitié contrariée, Grasset, Paris, 1970, p. 18. Lundi 7 août 1939. ~Malagar, 6 août 1928. ... Emporté par une mastoïdite, mon cousin Bertrand Gay-Lussac est mort le 23
juillet.)) (T1,l : 1 13).
Au niveau référentiel, on constate à travers sa récurrence dans toute la
production que la pensée de Claude Mauriac s'est cristallisée sur l'image de
Bertrand. L'amour qui nalt en lui pour «Camille» ne réussit pas à le détourner
de cette image. Au contraire, celle-ci se superpose et recouvre celle de l'être
aimée présent. Cette superposition est explicite « ... votre image, Camille, se
mêle à celle de Bertrand. ... » et également formulée par l'ordre syntaxique
((Camille, je vous adore en adorant Bertrand. Bertrand.» (T1,4 : 522-523. 6
décembre 1930). La mort détourne avec force l'attention du survivant à la
recherche du temps d'avant la ((Séparation)). La recherche du passé prend la
forme, dès 1929, d'un intérêt très vif pour l'Histoire qu'il découvre d'abord dans
les livres de la bibliothèque de sa grand-mère à ~émars' et qui perdure jusqu'à
l'âge adulte.
Par la lecture, moment de solitude volontaire et forcée par l'absence
définitive du cousin, à Vémars, Claude Mauriac retrouve l'époque de la
Révolution Française et ses acteurs ((Collot d'Herbois et Billaud-Varenne ...
Robespierre, Couthon et Carnot)) (TI,l :169. 5 septembre 1932). 11 collectionne
avec ferveur les autographes «évocateurs», les signatures de ses héros
(TI,l :169. 5 septembre 1932) qui représentent autant de billets pour un voyage
dans le passé. Cet intérêt pour 1' ((HISTOIRE, ce grand mot qui est tout pour
moi, que je vénère, . .. » (T1,4 : 521. 6 décembre 1930) se prolonge bien au-delà
de l'adolescence. A cinquante cinq ans, la lecture de ((Tallemant des Réaux»
procure le même ((enchantement)) (TI,1 :380. 17 mai 1969). En 1972, il confie à
son neveu Pierre ~iazemski) avoir (( ... acheté, par fidélité à mes seize ans, il
y a quelques années (...) un Couthon)). (T1,7: 131-1 32. 30 septembre 1972).
Le retour vers le «Passé» s'effectue selon diverses modalités. Dans un
premier temps par la lecture puis au contact de l'objet et enfin par la présence
physique du lecteur dans l'espace. La lecture est une expérience vivante pour
1 La bibliothèque familiale lui aura permis d'assouvir et de cultiver sa passion pour l'histoire de la Révolution Française. Cependant dans son Journal de 1979 il regrette qu'il n'ait pas pu découvrir Michelet en 1930 car «dans nos familles, il y avait Thiers, et l'Histoire des Girondins, mais pas Michelet. Thiers et Lamartine qu'aussi bien je ne lisais pas, ou peu. . . . » (TI,7 : 127. 20 octobre 1979).
Pierre Wiazemsky est le fils de Claire Mauriac, cadette de Claude Mauriac. En 1946, elle épouse Jean Wiazemsky, prince Wiazemsky, comte Levachov, haut fonctionnaire international. Ils ont deux enfants Anne né en 1947 (qui épouse le cinéaste Jean-Luc Godard et dont elle divorce en 1979) et Pierre Wiazemsky, né le 29 mai 1949, à Rome, reporter-dessinateur sous le pseudonyme de 'Wiaz'.
139 139
Claude Mauriac. Au-delà de leur dimension cognitive de la Révolution, ces
documents servent à I'expérience charnelle et psychique du passé : «Ah ! 1930
est loin lorsque je suis plongé dans Lenotre. 1793.. . (. ..)D (TI,1 :159. 3 octobre
1930). Par ses lectures, Claude Mauriac s'est imprégné de l'Histoire à tel point
il reste habité par le récit. La lecture ici est plus qu'un simple acte cognitif, il
s'agit d'une expérience vivante par laquelle le lecteur participe à l'expérience
humaine d'un temps révolu.
Les ((monuments historiques ... le balcon .. . le couloir », ou les objets «
la porte, . . . les autographes.. . », I'espace, les surfaces imprégnés d'Histoire
provoquent ce décollement du présent. Ces documents, autographes et
signatures, objets de vénération, créent une forte émotion: a... ma main se
crispait d'une étrange façon sur les feuilles jaunies couvertes de
signatures ... cette feuille qui tremblait dans mes mains ... D suivie d'un
mouvement psychique. Le Journal rend compte de cette action psychique au
cours de laquelle le signifiant se transforme en signifié et I'espace présent
projette le sujet dans le temps révolu :
d'autre moment de suprême enthousiasme était celui où de vieilles pierres, des monuments historiques évoquaient pour moi ce passé à la recherche duquel j'étais parti. Le balcon où s'appuyait Bonaparte, la porte par laquelle entrait Robespierre, certains couloir de la Conciergerie où avaient passé tant d'illustres condamnés, m'émouvaient à tel point que je restais là, immobile, n'entendant plus le roulement des autobus et le sifflement des agents.)) (TI,1 :1ïO. 5 septembre 1932y.
A dix-huit ans, Claude Mauriac a le pouvoir non seulement d'imaginer mais de
rejoindre ce passé de l'Histoire retrouvée, invisible et pourtant inscrite dans
I'espace.
La transcription de ces expériences dévoile un imaginaire qui suscite
tous ses sens, la vue, l'ouïe, le toucher. Le texte littéraire, mais aussi les traces
non verbales sont les médiateurs vers le passé et ses héros. La magie de ses
objets littéraires et non littéraires s'éteint et ses (c ... doigts lâchaient peu à peu
la feuille sur laquelle ils étaient crispés et je me retrouvais dans la réalité. »
1 Cet extrait rappelle étrangement celui écrit suite au rêve sur son cousin Bertrand Gay-Lussac (T1,l : 473). On y retrouve la même présence, la même vision dans l'espace par les êtres disparus.
1 40 140
(TI,1 :169-170). La place du Journal est entre le rêve', le rêve éveillé, l'absence
de l'esprit au temps vécu et le retour à la réalité, qui s'effectue non sans
« tristesse » et « soupir ». L'expérience concrète se poursuit avec l'expérience
scripturaire. Le Journal est le lieu d'expression de l'exaltante expérience
métaphysique :
a... bien des pages prouvent que, dans ce cas particulier, je me rendais parfaitement compte de la facilité avec laquelle je changeais de siècle. C'était alors ma principale préoccupation et, comme telle, le sujet de la plupart de mes notes intimes. . . . » (TI, 1 :IïO. 5 septembre 1932).
Le Journal est encore le lieu de rappel et du retour au temps présent :
K... m'étant brusquement rappelé la date que portait mon agenda, 1930, je
n'avais plus que la ressource d'aller y noter mon enthousiasme pour tout ce qui
avait trait au passé. » (TI,? :169. 5 septembre 1932). Cette expérience dénote
une crise voire une négation du temps futur, elle remet en question l'idée que la
vie consciente progresse, orientée vers le temps à venir. Celle-ci est
déterminée par la vie psychique orientée, elle, vers le passé. Aussi, le
Journal est-il le seul lieu possible à l'expression de telles expériences
spirituelles. L'acte scripturaire subsume l'expérience chronotopique. Cette
dernière ne se borne pas à l'imaginaire et au passé, elle est ramenée à son
présent dans l'espace de son Journal. Ainsi, dans un second temps, le lecteur
actif transforme sa relation aux héros de l'Histoire en récit. Le temps de cette
lecture expérience est suivi du temps de sa transcription. Le diariste réactive et
fixe son voyage imaginaire et concret dans le temps. II s'agit de saisir ses
expériences pour les revivre, pour rétablir la continuité entre les deux vécus; du
rêve et de la réalité, de l'Histoire et de l'histoire. Participer ainsi à l'Histoire,
transcrire ses expériences, c'est vouloir inscrire à tout prix son histoire dans
l'Histoire afin de repousser les limites temporelles de sa vie et annuler sa
propre finitude.
En somme les différents fragments du Journal mettent en scène une
altération de la vision temporelle par laquelle se trouve décloisonnée les trois
1 Cette distinction entre rêve et rêve éveillé est nécessaire. En 1979, la lecture de Michelet dans Histoire de la Révolution française suscite le rêve qu'il mentionne ((Rêvé toute la nuit de la Révolution, m'y trouvant vivant, après Thermidor, . . . » (T1,7 : 133. 22 octobre 1979).
141 141
dimensions temporelles, passé, présent et futur. L'interférence du temps et de
I'espace se réalise dans différents espaces des livres et des monuments
d'Histoire. Les deux expériences sont des actes de lecture et I'écriture n'est pas
seulement un moyen de poursuivre le rêve éveillé. Elle lui donne une forme et
de I'imaginaire, elle le hisse vers le réel. Par l'écriture, le narrateur parachève
son expérience onirique. Ce mouvement, entre les espaces concret et
psychique, est généré par l'expérience du deuil. La distorsion intérieure crée le
télescopage entre l'espace et le temps, qui devient une caractéristique
fondamentale de la vision du sujet. Un des enjeux du deuil est d'être le vecteur
dans la quête du sens.
Mort et éveil intellectuel
D'après ce que nous avons reconstitué de l'histoire du diariste, il semble
que la mort soit l'acteur de la distorsion psychique du temps. Par cette
transformation, le récit du deuil met en relief le temps comme constituant
essentiel, intrinsèque de l'être. «dans quelle mesure la mort de Bertrand m'a-t-
elle déréglée?)). L'analyse synchronique, en considérant ce temps précis qui
précédé et suivi la mort de Bertrand, doit être complétée, me semble-t-il par
l'analyse du point de vue diachronique.
La distorsion engendrée par la mort est désignée par les termes
((dérèglement)) et «intellectuel». Quelle est la signification de ce vocabulaire ?
Le pacte de I'écriture quotidienne-1929-, a succédé à la mort -1928-.
L'expérience psychique du deuil n'est pas limitée dans le temps, elle se
poursuit jusqu'à la fin de sa vie. La mort de Bertrand est «Un chagrin qui me
poignarde encore, à diverses reprises, hier. Cinquante deux ans après une mort,
qui donc continue ainsi de souffrir?)) (T1,IO : 87. 15 avril 1980). L'écriture
régulière semble n'avoir eu aucun effet thérapeutique, le narrateur continue de
ressentir avec autant d'intensité la douleur et le mystère de cet événement. Loin
de l'avoir apaisée, I'écriture semble plutôt avoir cultivé la douleur. Cette
expérience ambivalente qui combine rapprochement et distanciation, recréation
et oubli, conscience et imaginaire ((construit le rituel autour (du) mort.))'. A
différents moments de sa vie, Claude Mauriac s'interroge sur l'impact de cette
mort sur son être et sur son histoire. Nous avons relevé et organisé dans l'ordre
chronologique quelques fragments pour comprendre l'évolution du point de vue
de Claude Mauriac.
La mort enclenche le dialogue de soi à soi, tel qu'en témoigne le
fragment suivant:
((Paris, jeudi 25 mars 1965. (4 ((C'est la mort de Bertrand qui m'a déréglé. ». Et je pensais, moins affirmativement, ces temps derniers : « dans quelle mesure la mort de Bertrand m'a-t-elle déréglé ? » Qu'aurais-je été, en effet, si je n'avais connu à quatorze ans ce déchirement? N'ai-je pas dû à cette perte, dont je ne me suis jamais remis, tout ce qu'il y a en moi de sérieux et de gravité- peut-être même de tragique ? II me semble que, s'il avait vécu, j'aurais été tout autre. Peut-être même à jamais ce non-intellectuel que j'étais, que je suis resté quelques années encore au moment de (et après) sa mort.)) ( T1,2 : 372-373 ).
Elle est à la fois sujet et objet du dialogue intérieur. Divers types d'énonciations
(interrogation, affirmation) se succèdent pour justifier, comprendre ce qui paraît
être une vérité fuyante. Au plan formel, la pensée est traduite en discours direct
rapporté, détaché du discours explicatif du diariste. Ce dernier reconnaît et
affirme la vérité de sa transformation. Puis, il engage une autocritique qui porte
la réflexion sous forme de discours interrogatif sur le pouvoir de la mort.
La mort a provoqué la «perte», le «déchirement», la «catastrophe». Ce
lexique décrit une atteinte à l'intégrité de l'être. L'entrée datée de 1974, insérée
à la suite de cette dernière, par la forme assertive des phrases précise le sens
de ((cette perte». Elle génère la douleur et suppose un état préalable d'équilibre.
L'adjectif «déréglé» qualifie l'action de la mort par la rupture de cet équilibre
intial. Après le déséquilibre, le nouvel état est rendu par le lexique suivant :
«sérieux», «gravité», «tragique». Or, cet état n'est atteint que ((quelques
années)) après l'événement de la mort. L'omniprésence de la mort de Bertrand
I ((L'énonciation répétée des lots, la prière, la reproduction des gestes, la contemplation des images, la lecture des textes et la permanence des monuments tout cela construit le rituel autour de la mort » Jean- Didier, L 'archipel des morts, Paris, Plon, 1989, p.37.
qui est «est un des leit-motivs de mon journal))' et du Temps immobile, montre
une forme de cristallisation du point de vue sur cet événement. La mort touche
à la représentation de la structure temporelle de I'être. Claude Mauriac élabore
son propre système calendaire en un avant et un après la mort, respectivement
sa ((préhistoire)) et son «histoire» :
((Paris, dimanche 8 mars 1981. J'ai déjà noté bien souvent que la période mythologique, mythique de ma vie s'est achevée avec l'année 1929- ses pouvoirs s'étant estompés avec la mort de Bertrand mais ayant survécu ces quelque dix-sept derniers mois encore. Comme si le commencement, au soir du 31 décembre 1929, de mon journal quotidien avait marqué le passage de ma pré-histoire à mon histoire.. . » (TI, 7 : 170).
La prise de la conscience d'un temps individuel, s'accompagne d'une scission
dans le temps. La mort découvre au sujet sa propre histoire et finitude. L'éveil
est celui de la conscience à la mort. Le compositeur organise un réseau
sémantique selon lequel il oppose «la période mythologique, mythique de ma
vie» à «l'histoire». Lorsque nous rapprochons ce fragment et celui en date du
13 avril 1974'nous constatons par induction que le commencement de son
histoire correspond à l'avènement du «tragique» dans sa vie. II s'opère une
transformation qui est exprimée par le résultat : l'apparition d'un «tout autre» et
d'«un autre être» . Cette figure est précisée par le terme récurrent
d' «intellectuel». D'abord sous la forme négative «II me semble que, s'il avait
vécu, j'aurais été tout autre. Peut-être même à jamais ce non-intellectuel que
j'étais,. . . »4 puis avec une certaine distanciation: «la mort de Bertrand avait fait
de moi un autre être, ce que I'on appelle, un intellectuel initié dès ma
quatorzième année, alors que j'étais encore un enfant au tragique.)) (T1,2 : 374.
1 Gretchen Rous Besser, ((Entretien avec Claude Mauriac (6 juillet 1978)», in The French Review, VoLLII, N0.4, USA, March 1979, p. 613. 2 (TI, 2 : 374. 13 avril 1974). 3 (TI2 : 372-373.25 mars 1965) et (TI, 2 : 374. 13 avril 1974). « Goupillières, samedi saint 13 avril 1974. (...) la mort de Bertrand avait fait de moi un autre être, ce que I'on appelle, un intellectuel initié dès ma quatorzième année, alors que j'étais encore un enfant au tragique. ( ...) Bertrand Gay-Lussac avait été nommé en présence d'auditeurs invisibles, et j'en avais été ému. Le Temps immobile y avait trouvé à mes yeux sa justification la plus sûre. » ( TI, 2 : 374). Dans cet énoncé, la pensée retranscrite décrit la transformation de I'être marqué par la souffrance psychologique à la raison d'être de l'œuvre pour le survivant. 4 (T1,2 : 372-373.25 mars 1965).
144 144
13 avril 1974). Enfin, la figure de l'intellectuel est définie en tant que
compétence:
t( Mais alors, je crois que toute ma vie cette question m'a hanté. II s'est trouvé que j'ai perdu à l'âge de quatorze ans un cousin dont je parle souvent dans mon journal, qui s'appelle Bertrand Gay-Lussac, et qui est mort il y aura bientôt cinquante ans ... C'était une telle catastrophe pour moi que je me demande si, sans cette mort, j'aurais eu toute ma capacité intellectuelle. Je ne le crois pas. Depuis, je n'ai jamais été comme les adolescents normaux. »'
La réflexion sur la mort déclenche de façon concomitante l'interrogation sur
l'œuvre. Le pacte fondateur du Joumal marque t( le passage de ma pré-histoire
à mon histoire )) : (( Comme si le commencement, au soir du 31 décembre 1929,
de mon journal quotidien avait marqué le passage de ma pré-histoire à mon
histoire.)) (T1,7: 170). Dans ce rapport de la mort à la création littéraire,
comment peut-on comprendre le terme récurrent d'«intellectuel»? Tel que décrit
dans le texte, l'être devient un intellectuel par sa faculté à se soustraire à
l'action effective de la mort. Or, le pacte définit l'engagement de l'affrontement
d'une entité abstraite, invisible mais réelle. II se transforme en s'engageant par
l'acte scripturaire qui est surdéterminé, dans le cadre du Journal, par la
vigilance quotidienne. L'écriture qui matérialise ce choix sera à la fois
d'instrument de la distanciation, d'affrontement et de lien avec l'événement
dérégulateur. Les modalités que nous avons décrites plus haut, à l'origine de la
décision du 30 décembre 1929, définissent l'attitude de l'intellectuel. La
vigilance, la régularité et la pérennité de son acte illustre son engagement dans
le temps. L'éveil intellectuel en ra,pport à la scission intérieure provoquée par la
mort peut être compris comme une dynamique de l'esprit qui s'est substituée à
la quiétude qu'apporte une présence amicale, parce qu'elle distrait des
questions essentielles.
1 Gretchen Rous Besser, ((Entretien avec Claude Mauriac (6 juillet 1978)», op. cit., p. 613. Réponse qu'il a formulée pour expliquer "cette chute vers la mort.".
145 145
Chapitre 3. La quête du miroir
Ecriture et deuil
Dans les premiers carnets, l'attention est diversement orientée vers le
monde extérieur et intérieur. Ces mouvements de focalisations découvrent
différentes strates de l'être, déterminent différents moments de la vie du diariste.
Quelle est l'orientation que prend le regard ? Qu'est-ce qui est focalisé ? Nous
allons tenter d'analyser la quête qui s'effectue au travers des différents
mouvements du regard.
L'activité de I'écriture régulière permet d'appréhender son image comme
celle d'un autre et donne à voir toute la diversité du vécu. II rend compte de son
état de santé et de sa vie religieuse (T1,7 :7,16. 8 mai 1927)' de sa vie scolaire
(T1,7 :27. 8 mai 1927)' de ses sentiments amoureux. II identifie ses actes et
affects. L'accumulation et l'énumération sont les caractéristiques de I'écriture du
diariste enfant qui, avec le souci d'exhaustivité, rend compte de l'ordre
chronologique des événements.
Dans Les Espaces imaginaires (T1,Z : 429-434)' le compositeur, au
contraire, insère une série chronologique d'extraits couvrant la période du 8 au
23 mai 1927, suivis de six fragments ( 27 et 28 août 1974 et deux fragments du
1 erfévrier 1974 entre lequel il insère deux fragments, l'un daté du 16 novembre
1927, l'autre du 21 avril 1967). Puis, par une analepse, il effectue un retour à la
fin des années 20, au 30 juin 1928 et 7 mars 1929. (T1,2 :438-439)'.
Le rapprochement de ces fragments fait ressortir le contraste au niveau
de I'écriture et surtout du référent. L'énumération des actes de la vie
quotidienne, en 1927, a laissé place à l'antithèse qui traduit l'épanchement
lyrique en 1928 puis en 1929. L'intérêt de l'articulation de ces deux fragments
1 Cette composition avait été effectuée auparavant dans Une amitié contrarié, Pans, Grasset, 1970, pp. 12- 14. Le début du fragment en date du 30 juin 1928 ouvre le dixième et dernier volume Oncle Marcel, Grasset, Paris, 1988. (TI,IO : 9).
écrits à une année d'intervalle. Ils présentent une similitude à divers niveaux. La
situation spatiale et l'état du personnage-narrateur sont identiques. Ces
fragments sont tous deux introduits par une phrase presque identique «Je suis
là, sur le balcon de notre maison)) (T1,2: 438. 30 juin 1928) et «Je suis sur le
balcon, à la place où, le 30 juin de l'année dernière, je me sentis envahi par la
beauté d'un soir d'été.)) (T1,2: 439. 7 mars 1929). Ici, c'est moins le récit de la
journée qui importe que l'exposition et le commentaire du souvenir. Outre ces
similitudes, le personnage narrateur est décrit placé entre le monde intérieur, le
salon, et la ville qu'il surplombe du haut de son balcon et qui se laisse aller à
une confession intime. La nature compose le décor, «les charmes du
printemps)), les chants d'oiseaux sont propices au lyrisme. Ces deux fragments
sont rédigés l'un avant et I'autre après la mort de Bertrand. En 1929, la
gradation des sentiments évolue de la mélancolie à la souffrance morale
exprimée par le registre de l'affectivité. La complexité qui tend à la confusion
est traduite par l'antithèse du bonheur et du malheur. Les contradictions de
l'être sont exacerbées par les différentes ruptures. L'éloignement du foyer
familial par le futur pensionnaire puis le déménagement de la rue de la Pompe
pour l'appartement du 38, rue ~héo~h i l e -~au t ie r ' font que cette série de
fragments se clôt sur une tonalité tragique. Entre ces deux temps de l'écriture,
(d'horrible deuil)) s'est donc produit le 23 juillet 1928. La différence introduite par
le fragment daté du 7 mars 1929 est le changement du point de vue. L'énoncé
met en scène une rétrospective qui indique un mouvement réflexif; le diariste
est doublé du lecteur de son propre Journal. Cette attitude donne lieu à un
métadiscours qui porte sur la comparaison des états du narrateur avant et
après l'événement de la mort.
La douleur s'exprime par des termes identiques mais elle n'a pas la
même source. L'une est celle de I'adolescence, I'autre de l'impossible deuil. La
«mélancolie» de l'adolescent décrit un état par I'oxymore du bonheur et du
malheur. Le champ lexical qui domine est celui de l'union, de la fusion
((associer)), «réunis» de la conjonction de deux états antagoniques : ((c'est gai
et c'est triste)). La conséquence se traduit par la perte d'identité et affecte le
I (TI,2 :440.22 décembre 1930).
pouvoir d'être soi, la supplication «Mon Dieu, je vous supplie, faîtes que je
redevienne moi)), d'autre part, le savoir sur son propre langage «je ne sais
pas ce que je dis)). Dans le fragment écrit presque un an après la mort de
Bertrand c'est la distanciation sous différentes formes qui caractérise le sujet.
Malgré la tentative de «fui(r) cette pensée)) par la contemplation de «la beauté
d'un soir d'été)), I'effort pour se convaincre de son bonheur, le souvenir de
paroles de «Anna, la vieille cuisinière)), c'est la pensée de la mort qui s'impose.
Elle oblige la prise de conscience du sujet par lui-même, de son identité
présente et future, précisément de ce qu'il ne veut plus être. t e rejet de la
pensée de la mort conduit à la prise de distance avec le mode d'éducation
bourgeois, figuré ici par l'enseignement de la «danse». On voit que le scripteur
maîtrise à la fois son rapport à la société et à sa pensée. Cette distance se
complète par la vision critique de I'être qu'il était d'année dernière)), de la
nature de sa souffrance passée qu'il compare avec celle présente : «Je ne
ressens plus aujourd'hui les mêmes choses,)). II y a dans ce sujet marqué par
le deuil même si sa douleur ((semble moins vive)), une capacité à dominer son
être dans l'espace et le temps. Malgré la peur de se projeter dans le temps du
futur, la volonté est clairement manifeste. L'expérience du deuil provoque la
vision critique, elle marque la distanciation avec soi et avec le monde. Le
mouvement du texte qui reflète celui de la pensée figure un être bouleversé en
lutte avec la pensée de l'idée de la mort, qui tente de reconstituer son identité,
dans ce lieu d'ancrage, qui est celui du journal.
Le Journal, lieu de fixation du reflet du miroir
Dans l'extrait suivant, les différentes marques de l'instance narrative
renvoient au diariste enfant caractérisé par I'effort de se saisir de sa propre
image «Je suis bien laid. (Je viens de faire cette remarque après m'être regardé
par hasard dans la glace).)) (T1,7 : 32, 18 décembre 1930). Par la médiation du
miroir, le regard tente de percevoir son image extérieure qui est ensuite fixée
par le diariste. Ce regard porté sur soi est négatif. L'écriture témoigne de ce
dédoublement de I'être en une intériorité (sujet) et une extériorité (objet). Elle
est surdéterminée par le refus de la coïncidence entre ces deux composantes
de l'être. L'autocritique prévaut sur la description. Brève et sans complaisance,
l'autocritique dénote l'impossibilité du regard de se saisir de son image
objectivement à travers «la glace» et le refus de s'attarder sur le reflet de soi.
Situation est paradoxale par l'ébauche d'une tentative d'autoportrait physique'.
Le regard dépréciatif par rapport à son apparence physique en 1931 (T1,7 :32)
devient mélioratif en 1936 (T1,7 :32), alors même que persiste l'instabilité dans
la perception de soi. Claude Mauriac observe, scrute son visage à l'affût des
traces et les transformations laissées par le passage du temps2.
Par ailleurs, le regard ou I'absence du regard d'autrui reflète I'image de
soi. Un des premiers amours de Claude Mauriac est ((Camille)), une camarade
de classe. Une série de fragments porte la référence à cet amour secret si ce
n'est l'aveu à son ami Claude Guy et à son journal'.
((Paris, lundi 4 mai 1931. J'ai une grande désillusion. Camille ne m'aimera jamais, je ne pourrais l'aimer librement, elle ne saura jamais que je l'ai aimée. II fallait bien m'attendre à ça. J'ai une peine immense toute la matinée mais elle et bien moins grande à la fin de la journée. Enfin ! On ne sait pas ce qui peut arriver. Mais je suis si laid avec mon long corps maigre, mon teint jaune et mon air de Chinois maladif.. . » (T1,7 :35)
L'absence de regard qui pour le sujet indique I'absence de réciprocité dans le
sentiment amoureux lui renvoie une image négative comme en témoigne le
discours dépréciatif. Le corps est mis en accusation dans la non réciprocité du
sentiment amoureux. Le regard de l'autre, en dehors de tout échange, est perçu
comme miroir. L'absence de regard provoque le dialogue intérieur et
l'autoportrait dépréciatif. L'absence est déterminante à la fois dans la vision de
soi et la prolifération du dialogue intérieur.
La métaphore du miroir déploie une multiplicité de figures polymorphes.
Le sujet tente de se saisir de son image dans son regard à travers le miroir,
dans le regard de l'autre, ou encore dans le Journal. Si I'image de soi reste
1 Si la description physique tient peu de place, la récurrence des examens de consciences, des bilans intérieurs sont récurrents.
Le visage est le miroir dans lequel se reflète le passage du temps.
insaisissable, ses tentatives réalisent néanmoins la rencontre de l'altérité en
soi-même. Elles introduisent la pluralité au sein de l'unicité'. La pluralité est
particulièrement sensible avec l'emploi de la première personne du pluriel
«nous» dans l'extrait suivant : ((Faire de cet Agenda est pour moi une corvée.
Mais persévérons.)) (T1,7 :35. 26 avril 1931). Celui qui transcrit l'échange de
regard ou l'exhortation subsume celui qui regarde (écrit) et celui qui est regardé
(objet de la description). Cette recherche de soi qui se réalise en somme par
l'effort régulier de l'acte scripturaire induit la distanciation et dévoile la
fragmentation au sein même du sujet.
Fonctions du Journal
Le diariste observe son espace scripturaire et en définit les fonctions que
nous avons organisées de façon chronologique. Quelques mois après la
décision du 31 décembre 1929, le Journal est à dominante intimiste.
((Paris, mercredi 2 avril 1930. Je désire de plus en plus faire de ce cahier quelque chose de personnel. Je veux y raconter ma vie intime, fixer mes impressions d'un instant, les analyser. (. .. )» (T1,7: 1 19).
Le rôle du diariste est de définir la fonction de son Journal. Son indétermination
rendue par le substantif ((quelque chose)) concerne moins le contenu que
l'utilité de l'objet Journal. Le diariste se définit par la double figure complexe du
scripteur et de l'analyste. Pour ce dernier, I'usage du Journal reste indéfini. Le
journal est ainsi un lieu d'interrogation, d'analyse ce qui développe la dimension
métalinguistique.
Définir I'usage ou encore la raison d'être du Journal ne va pas de soi. Au
début de la pratique du Journal, le diariste est dans l'indétermination et ne
cesse de réitérer l'énonciation du pacte : «Faire cet Agenda est pour moi une
corvée. Mais persévérons. Sur cent jours, je peux, une fois par hasard, écrire
quelque chose d'intéressant.» (T1,7 : 35. 26 avril 1931). Le sens du Journal ne
' Cf. (TI,7 :3 1.29 novembre 1930), (T1,7 :35.25 avril 193 1 et 4 mai 193 1).
150
s'offre pas d'emblée, il est à venir car il semble lié à la persévérance et à la
vigilance soutenues dans le temps.
A l'énumération systématique des faits du Journal de la fin des années
vingt se substitue l'expression et l'analyse du vécu intérieur. Ce mouvement
réflexif est accompagné du métadiscours par lequel le diariste balise et contrôle
cette plongée dans les profondeurs des mouvements intérieurs qui se
manifestent lors du récit des événements quotidiens. La distance entre le temps
vécu et sa transposition est réduite. Les notes sont souvent prises sur le vif de
l'événement, de la conversation. La vigilance au quotidien définit le présent
comme temps de l'éphémère, du ponctuel mais également par son expansion
en un avenir. La transcription suppose la conservation et projection de
I'événement et la faculté du scripteur de le soustraire à la fugacité temporelle.
Quelle est la visée de cet effort ?
Le scripteur s'autodestine le texte ou plus précisément se projette dans
le rôle de lecteur comme l'indique l'extrait suivant :
((Malagar, dimanche 4 septembre 1932. (4 J'aurai enregistré à mon insu des impressions que, plus tard, un rien me fera peut-être retrouver. Pourquoi ne pas penser que ce rien» pourrait être tel mot de mon agenda en apparence insignifiant ? Pourquoi, à lui seul, ne jouerait-il pas le rôle que put assumer une tasse de thé ? Si je persévère à écrire ce Journal, si ennuyeux dans son ensemble, si mal rédigé faute de temps, c'est que j'espère qu'il sera pour l'avenir un précieux rappel du passé, c'est que je pense que je saurai lire entre les lignes, deviner tout ce que je n'ai pas noté par insouciance ou par ignorance, c'est que je suis persuadé que je retrouverai ma mère là où je n'en fait pas mention, que je reverrai mon père dans ses occupations habituelles, mes sœurs et mon frère jeunes, moi-même adolescent heureux et un peu tourmenté. Vieux monsieur, la faute de français ou d'orthographe que je trouverai dans la lecture de mes anciens agendas ne m'arrêtera pas, j'en suis certain. Aussi vais-je continuer à griffonner, le soir, mes impressions, même si comme d'habitude je n'ai pas le temps ni de les rédiger, ni de les ordonner. Je serai récompensé, plus tard, de ma peine. » (TI,l: 342).
La tonalité d'ensemble est celle de l'espérance. Le vécu est doté d'un
sens qui se trouve dans et hors ses diverses manifestations dont le Journal est
' La pluralité de la personne auquel renvoie l'usage du <<nous» par lequel il assure l'exhortation au Journal.
151 15 1
un ((précieux rappel)). La visée téléologique est précisée par le prédicat
«sauver» qui renforce le sentiment permanent de la fuite du temps et de son
corollaire, la conscience de l'omniprésence de la mort. L'événement réel est
hissé à soi et restitué à un temps virtuel, un futur hypothétique. Le champ
sémantique de la volition est configuré par la prépondérance du futur et de
l'infinitif, respectivement par la projection et la neutralisation de l'action. L'extrait
cité présente une série de valeurs modales exclusivement circonstancielles, qui
exprime la volonté pure «je voudrais)), la volonté cognitive «je pense)), «je
saurai)), «je suis persuadé)), l'impératif moral «si je persévère», le désir (une
sous volonté) comme : ((j'espère)), «jlaimerais». Le pouvoir anticipé de l'écrit et
les compétence du lecteur sont signalés par «lire», «deviner», ((retrouverai»,
((reverrai)). Tout ce champ lexical corrobore la primauté de l'intentionnalité du
diariste sur l'événement retenu.
Le Journal est «ce rien)) dont la valeur n'est effective que par sa
projection dans le futur. Cette caractéristique incite à considérer la part de
mimétisme dans la pratique du Journal. II vient de découvrir Proust (T1,IO : 62)
et son influence est manifeste dans le choix du vocabulaire «impressions»,
l'intérêt accordé à «ce rien)), «le rôle ...( de la) tasse de thé». Le présent
suppose la tension vers l'avenir et il doté d'un sens qui se situe hors de la
manifestation du vécu. La distanciation se joue à plusieurs niveaux. Tout
d'abord entre la personne et son vécu et entre le diariste et l'acte scripturaire
qui le définit. La complexité syntaxique de la phrase introduite par une
subordonnée conditionnelle exprime la confirmation de la décision présupposée
de tenir son journal. L'emphase créée par la répétition et la forme semi-clivée
((c'est que ... » insiste sur les arguments qui justifient l'écriture diariste. Le
contenu ((insignifiant)), «la faute de français ou d'orthographe)), ressentis
comme des obstacles et risques d'interruption du Journal, sont dépassés. Puis,
la distanciation est située sur l'axe temporel. La récurrence et la redondance du
futur qui relaie le conditionnel signalent la distance temporelle entre l'écrivain
destinateur et le lecteur destinataire «je trouverai dans la lecture de mes
anciens agendas.)). Le diariste se projette dans le rôle du lecteur. Quel que soit
( T1,7 : 35.26 avril 193 1).
152
le rôle investi, ces instances sont situées hors du temps présent. La valeur du
vécu, sa transcription tout comme pour l'écrit en tant que tel, est fonction du
temps, dans le différé.
Le présent n'a donc pas d'intérêt immédiat, lors de sa manifestation. II
n'acquiert du sens que par sa transcription, lorsqu'il devient constituant de la
mémoire. Cette représentation du temps conduit le diariste à mettre en avant sa
responsabilité et à endosser le rôle de mémorialiste', la fonction de testateur.
Le présent qu'il s'agit de formuler et de thésauriser est vécu pour un futur. A
I'orientation téléologique du temps de la vie, le diariste oppose celle de son
Journal. Ecrire sa vie c'est vivre l'espoir d'une œuvre future.
En 1939 puis en 1969, l'entreprise du Journal est en péril. Le désintérêt,
le dégoût de soi dissipe et l'enthousiasme affaiblissent le rythme de l'écrit. Dix
ans après avoir entamé le Journal, l'intérêt pour sa propre personne, sa vie et
son intimité, s'épuise.
«Vémars, 31 décembre 1939. (En permission.) Je n'écris plus ce Journal. J'en ai assez de moi-même. Dix ans de guet attentif, cela suffit. Je ne veux plus être à l'écoute de mon cœur. Si j'écris encore, de temps à autre, des pages de Journal, ce ne sera plus pour parler de moi. »»2 (TI, 1 : 261)
Alors même que deux ans plus tôt, lors de son service militaire, à I'Ecole de l'Air
de Versailles, ... la question de la personnalité, de l'identité du moi ... » le
préoccupait. (T1,2 : 60. 20 septembre 1937). Une double fonction du Journal
apparaît : il est le stéthoscope avec lequel il sonde son univers intérieur. Après
10 ans jour pour jour de journal régulier I'orientation jusque là intime,
personnelle, se modifie sous l'effet d'une nouvelle perception de soi. Le sujet
exprime son refus de consacrer son Journal exclusivement à son «moi», à son
1 Claude Mauriac est avant tout son propre mémorialiste. Ce qu'il traduit dans les termes suivants : «Être le Proust de moi-même)). A l'image de ces livres d'Histoire de la bibliothèque de la «maison rose de Vémars D qui lui font revivre la Révolution française, son «journal (est un) précieux rappel B. Le sens est établit par le rétablissement de la continuité dans l'Histoire malgré les distances temporelles (TI,I : 161- 170). Cet extrait est repris dans Le Rire des pères dans les yeux des enfants. 11 est présenté intégralement avec
la référence à la crise politique et l'imminence de la guerre. Le diariste analyse la situation, envisage les différentes solutions «entre la guerre totale et la paix d'Hitler. Entre deux morts . (.. .) On me dira qu'une troisième solution est possible. Ces « impondérables de Bismark o.. . D. (TI,6 : 359. 3 1 décembre 1939).
«cœur ». Comme Claude Mauriac le constate en 1970, la nouvelle formulation
du pacte remet en cause la tendance introspective sans pour autant l'exclure:
« 30 novembre 1970 ... dire son intimité, chercher à se connaître et écrire sur soi. Cette confiance sans limites et sans ombre sur la relation : soi et l'autre : existence de soi grâce à la présence de l'autre. » (T1,6 : 386).
II s'agit moins d'un désintérêt pour soi que de l'insuccès du mode
d'approche ' . L'autre se présente comme une présence nécessaire à la
compréhension de soi. Si après la mort de son père, Claude Mauriac revient et
insiste sur l'altérité au cœur de l'identité, c'est que, me semble-t-il, d'une part,
l'événement de la mort ne relève que du témoignage d'un tiers. D'autre part,
I'existence de soi ne peut être prouvé que par autrui2, ce qu'il explicite
clairement un mois tout juste après la mort de son père :
«Ce sont les autres qui nous permettent (ou nous donnent l'impression) d'être. Sans eux, il n'y a plus rien ni personne. Ce soir, il n'y avait de moi que ce qu'il fallait seulement d'être pour redonner l'être à François Mauriac.)) (T1,6 : 324. 30 novembre 1970).
Claude Mauriac envisage la quête et la connaissance de l'altérité comme une
stratégie d'approche de soi. Georges Gusdorf parle de la nécessité pour soi de
ce mouvement vers l'extériorité :
«II lui faut chercher hors de soi ce complément d'être qui lui restituera l'unité perdue. La dualité peut-être perçue comme une chute, et c'est ainsi que l'on interprète certains gnostiques. »3.
Ainsi avec le ~ournai régulier, la recherche de I'altérité est une modalité
d'approche de soi. De la focalisation de l'univers intérieur, l'intérêt converge
1 Cet écrit est postérieur à la mort de François Mauriac survenu le 1 septembre 1970 à Paris. Le premier tome du Temps immobile sera publié quatre ans plus tard. Nous verrons ultérieurement le lien intime entre le fils et le père, dont la disparition met, momentanément en péril I'existence même du Journal. 2 Cependant dés 1963 et à partir du 30 octobre 1959, date de l'émergence de l'idée de «mêler les personnages et les époques.. .» (T1,l : 529), l'auteur a déjà effectué plusieurs essais de composition.
Georges Gusdorf, Autobiographie, Lignes de vie 2, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 106. 154
154
vers la vie publique'. Ce mouvement marque le passage de l'introversion à
l'extraversion. Pour Claude Mauriac, il ne s'agit pas d'exclure toute référence à
ses mouvements intérieurs. Au contraire, à certaines étapes de sa vie, le retour
vers soi est modulé par les circonstances de son histoire. Le retour est obligé
en temps de solitude2 ou pour fuir l'Histoire et ses violences3 mais le désintérêt
de soi ne constitue en aucun cas le sujet de ces notes. Le mouvement n'est pas
exclusion mais distanciation et expansion par rapport à l'intériorité. Au niveau
de la théorie littéraire, si «le problème du personnage est avant tout
linguistique», il n'en demeure pas moins que refuser toute relation entre
personnage et personne serait absurde: les personnages représentent des
personnes, selon des modalités propres à la fiction. De même pour Philippe
Hamon, «les personnages historiques demandent simultanément à être
compris (à travers la fonction qu'ils assument dans l'économie particulière de
chaque œuvre) et reconnus (c'est à dire corrélés au monde de la réalité.^^. Alain Girard souligne le statut du nom propre : «Les noms de personnes très
nombreux dans les journaux intimes, ce sont des noms à l'état pur, figures
abstraites, ou encore objets, auxquels se heurte le rédacteur le rédacteur-
sujet. »5. Nous verrons qu'ils sont considérés comme «objets» non par le
diariste mais par le compositeur qui en use comme des «mobiles» (T2 : 168. 23
octobre 1974) pour composer son autoportrait.
Dans l'ensemble du Temps Immobile, l'index des noms propres réalisé
par Jean Allemand et présenté dans le dernier volume L'Oncle Marcel, indique
l'importance de l'énumération des personnes rencontrées. L'index rend compte
de la diversité des milieux fréquentés, littéraire, politique, financier,
cinématographique. Le compositeur lecteur s'interroge sur le sens de cette
accumulation onomastique.
1 En 1933, Claude Mauriac lit quelques ((fragments du journal de Maine de Biran (1814) ». On sait que Maine de Biran décide périodiquement de s'éloigner des affaires publiques et ((aspire à redevenir moi en rentrant dans la vie privée et de famille. Jusque-là, je serai au dessous de moi-même, je ne serai rien» ( août, T.1, p. 16).
(T1,6 :44-45. 20 septembre 1939). 3 (T1,6 : 45-46.21 septembre 1939). 4 Philippe Hamon, «Pour un statut sémiologique du personnage», in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.127-128.
Alain Girard, Le Journal intime, Pans, PUF, 1986, p. 495.
155 155
((Paris, vendredi 21 septembre 1979. D'où me vient, en moi, ce besoin de nommer, dans Le Temps immobile, des amis inconnus ? Leurs noms ne diront rien à mes lecteurs. Et pourtant, je tiens à les y inscrire, pour qu'il demeure une trace d'eux, si infime et fugitive fût-elle. Comme des noms sur une stèle. (...)» (T1,6 : 509)
En ce sens, le nombre des personnes citées, la diversité de ses
fréquentations décrivent l'incessante quête de l'ami. Leur représentation
s'effectue sous diverses formes de descriptions, de dialogues directs ou
indirects. Les personnes sont citées dans la mesure où elles interviennent dans
le parcours de vie, de l'éducation politique, spirituelle et littéraire. L'impact de
ces rencontres est essentiel sur la formation et la connaissance de soi. La
thématique de la composition dans laquelle elles sont intégrées n'est pas
toujours formulée. La reconstitution des fragments découvre les principaux
moments de la relation, en l'occurrence, la première rencontre, la
représentation d'un ou plusieurs dîners puis la dernière rencontre et enfin
l'évocation de la mort de la personne'.
Nous allons tenter d'identifier ces figures pour comprendre la nature de
la relation à I'autre (répulsion, attraction, fascination). A cette étape de notre
travail, nous allons donc aborder la représentation de l'altérité et sa fonction
dans la composition de l'identité de Claude Mauriac.
Le Journal externe
L'altérité est manifestée au travers du Journal externe et elle est d'autant
plus pertinente qu'elle se réalise grâce au Journal, grâce au partage d'une
même pratique, l'écriture de soi. Notre objectif n'est pas de repérer de façon
exhaustive les journaux externes cités mais de montrer le mode d'utilisation du
Journal de I'autre, dans Le Temps immobile.
1 La partie intitulée «Fragments d'une éducation politique)) traite des rencontres avec des hommes politiques marquants de l'entre deux guerres, tel Gaston Bergery, André Chamson entres autres et dont nous réactualiserons les rencontres évoquées.
156 156
La fréquence des références au Journal externe signale des auteurs
français et étrangers, féminins et masculins, d'auteurs classiques ou moins
célèbres, celui des membres de sa propre famille, François Mauriac et Jean-
Paul Mauriac. Les extraits de Journaux utilisés fonctionnent comme une citation
insérée, coulée dans son propre à texte : Julien ~ r e e n ' (TI,l :73. 22 juin 1970),
ou mis en relief comme celui de Jacques Prevel (T1,2 :10l) ou celui d'Anaïs Nin
( TISI : 319).
Un fragment du Journal de Julien Green (TI,l : 73) est intégré dans le
texte de son Journal daté de 1973. Pour Claude Mauriac hanté par la «chute
libre du temps», par le scandale de la mort, le Journal d'autrui accompagne sa
réflexion et son activité de diariste. II établit un type de communication dont
nous allons décrire quelques unes des modalités. L'extrait de Julien Green lui
renvoie l'image effroyable de la vieillesse. Précisément c'est le jugement
d'autrui sur sa génération (il a 56 ans), qu'il tente de fuir «je lisais avec
angoisse et, immédiatement, essayais d'effacer de mon esprit (où elles
subsistent) ces lignes de Julien Green dans son Journal du 3 février 1931 .. .»
(TI,1 : 73). La lecture du Journal de Julien Green, aussi angoissante puisse t-
elle être, fournit l'élan nécessaire à la réflexion. II va le confronter avec sa
propre expérience, celle de ses rencontres, de son vécu et ainsi approfondir la
connaissance de soi. L'angoisse initiale provoquée par la lecture du journal fait
place à l'acceptation de l'humaine condition. «II n'empêche que je dois regarder
en face cette réalité.. . Je lui cherchais des explications rassurantes.)) (TI,l : 73).
Le journal externe lu et médité provoque toutes formes de réactions, ici
l'indignation face à l'inéluctable impulse l'écriture régulière et alimente le
contenu du Journal.
Claude Mauriac découvre la référence à son mariage, dans le tome VI du
Journal Julien Green. (TI,1 : 321). De plus, cet écrivain reproduit dans son
Journal En avant par-dessus les Tombes Journal 1996- 199ï2, la conversation
avec Jean Mauriac, le frère cadet de Claude Mauriac. A la question de Jean
Mauriac au sujet de la véracité des propos retenus dans le Journal de Claude
1 Julien Green (1900-1998) succéda à François Mauriac, à l'Académie Française, en 1972. Julien Green, En avant par-dessus les tombes, Journal 1996-1 997, Fayard, Paris, 2001.
157
Mauriac, Julien Green affirme : «ce sont des romans, un point c'est tout»'. II
contribue à renforcer le rapport entre Journal et vérité et roman et fiction tout en
mettant l'accent sur l'impossibilité de dire l'altérité2. Le Journal est l'espace de
I'expression d'une relation conflictuelle, le lieu de critique du journal, des écrits
et de l'écrivain. Parfois la critique se fait polémique et à ce titre il est un
témoignage qui inspire la défiance au lecteur. En outre, le Journal véhicule la
pensée d'un sujet à un autre à l'image des réflexions que l'auteur emprunte
pour nourrir son œuvre. Pour appuyer ses propos, Claude Mauriac réactualise
l'extrait de Mircea Eliade (TI,?: 89-90. 26 juin 1948) pour soutenir son idée sur
l'ambiguïté de la relation d'André Breton avec la dimension spirituelle. (T1,6: 445
et Tl,& 81-82).
Certains extraits du Journal de Paul Léautaud sont commentés sans être
retranscrits. Ce Journal confronte Claude Mauriac au problème du contenu de
cet espace scripturaire. Sachant que le Journal sera publié, que doit dire le
diariste ? Peut-il se permettre de donner le détail de sa vie privée, sans omettre
ni craindre d'exposer ces ((pauvres histoires d'une pauvre vie». A quel niveau
se situe le ridicule ? Dans I'expression de sa «vie personnelle)), les aveux, la
confidence, l'intérêt accordé à la vie intérieure et aux menus faits de la vie
quotidienne, ce qu'il appelle «l'égotisme» ? Cette peur du ridicule prend
différentes formes et, en fonction du destinataire, le diariste envisage des
modifications du contenu de son journal. Vis-à-vis de la postériorité, celle de
ses enfants en l'occurrence, il faut ((élaguer, corriger, brûler, recopier afin de
ne pas laisser à mon fils une image désobligeante de moi-même.» (TI,?: 75).
Considérant l'éventualité d'un autoportrait, il ((n'ose rien écrire de plus ici dans
la crainte de révéler à mon regard de l'avenir (si j'ai un avenir un écrivain aussi
médiocre, un homme d'aussi peu de valeur.)) (TI,1 :69. 16 juin 1970).
' Julien Green, op. cit., p. 152. Sans doute fait-il allusion, au commentaire du 16 novembre 1972, qui rappelle le discours que Julien Green fit en 1928 et ou il a «figé ... abusivememnt simplifié. .. » et où il ne manifesta (ducune chaleur. Ni amitié vraie ni vraie admiration » à l'égard de François Mauriac.)) (TI, 1 : 133) voir (TI, 1 : 129. Les Paliers de la décompression). 2 On retrouve cette mise au point souvent acerbe et sans complaisance entre diaristes dans l'article ((L'auteur de Journal lecteur et juge du journal des autres, Valéry et Claudel : regard sur André Gide.», in Actes du Colloque de septembre 1975, textes réunis par V. Del Litto, Le Journal infime et ses formes littéraires, Genève-Paris, 1978, p.206-208.
La situation du diariste relève le paradoxe entre la nécessité de l'écriture
intime et la publication d'un genre intime. Faut-il bannir les «référence(s) à m
(s)a vie personnelle)) ou se risquer à tout dire au nom de la «sincérité», de
((l'exactitude du trait» ? Critique à l'égard des confessions de Paul Léautaud,
Claude Mauriac reconnaît dans l'expression du moindre événement de la vie le
principe de la sincérité. Le Journal d'autrui stimule, redonne confiance, lève les
inhibitions. Paul Léautaud force la crainte du ridicule et par là ouvre sur
d'éventuelles confidences1 . Le Journal apparaît donc comme un moyen
d'échanges et de réflexions sur les pratiques scripturaires. La composition
visualise un sujet qui cumule les fonctions de scripteur, de lecteur et de critique.
Le Journal d'autrui est un outil dans la recherche généalogique. Après
avoir inséré un fragment du Journal d'Edmond et Jules de Goncourt daté du 15
décembre 1864, il commente : « ... C'est le beau-père de Léon Bouchard (père
de ma grand-mère maternelle), Me Fagniez, un avoué chez lequel Edmond a
été clerc en 1843 ... . » (TI,1 :212). Contrairement au journal intégré et fondu
avec le texte de son journal personnel, les fragments de celui-ci sont exploités
pour la composition de sa généalogie qui ouvre sur de nouvelles familles. C'est
le cas pour une de ses connaissances ((Violet Trefusis, cette fille d'Edouard
VII» (T1,2 : 26). Le rapprochement dans l'espace du Temps immobile, des
extraits de journal de d i t a Sackville-West» et ((Nigel Nicholson», met en scène
un même personnage. Le contenu de leur Journal converge pour éclairer la vie
sexuelle particulièrement complexe, de la mère de ((Violet Tréfusis)). (T1,2: 26-
28). Par ailleurs, amorcée par un fragment de son Journal daté du 18 octobre
1960 (TI,l : 496-499) la présentation d'une suite de fragments de Journaux, de
Samuel Pepys, Denis Diderot, Edmond et Jules Goncourt distants chacun d'un
siècle : (du 19 octobrel660, 18 octobre 1760, 18 octobre l86O), visualise la
simultanéité de l'acte scripturaire et décrit une nouvelle perspective d'approche
diachronique de la pratique du journal1. Un instant de l'Histoire peut être figé à
travers différents points de vues. La composition d'extraits d'articles de
1 L'obstacle qui semble avoir été le plus aisé à surmonter est celui relatif à sa vie mondaine parisienne, où les femmes et l'alcool occupent une place importante dans sa vie d'avant la seconde guerre mondiale. (T1,6: 152). Il évoque également ses fréquentations au bordel. (TI,6 : 153).
159
journaux «Ce Soin de «câbles», de rapports, de messages radio, notamment
ceux de Ernest Jünger et Julien Green, l'un en territoire occupé, l'autre du
nouveau continent, fige simultanément par bribes la même journée du ((22 août
1944)). Cette composition, insérée au sein même de la page du Journal de
cette même date, conclue l'expérience de l'utilisation du Journal : «Ainsi
écrivons-nous, tous, notre journal ... » (T1,4 : 270). La répétition et la similitude
de cette pratique annulent la distance temporelle entre les différents scripteurs
dont l'acte scripturaire semble se réaliser sur le mode de la synchronie.
Le compositeur montre l'immobilité de l'Histoire, à travers la référence
aux mouvements de révoltes. Le journal de Victor Hugo daté du ((5 juin 1832))
(T1,4 : 262) celui du Cardinal de Retz «aux jours de la Fronde :» (TI, 4 : 264)
témoignent de la révolution intemporelle et permanente dans Paris. La vision
diachronique de l'Histoire est neutralisée en faveur de celle de l'immobilité
rendue par la récurrence. Le Journal de ((Witold Gombrowics)) (T1,7 : 389-391)
reflète les préoccupations métaphysiques qui sont abordées à travers la
littérature. ((Witold Gombrowics)) comme Claude Mauriac, s'appuie sur celle-ci
comme mode d'élucidation des inquiétudes métaphysiques. La connivence
entre ces deux hommes, la similitude de leur vision intime de la vie et du monde,
expliquerait la pratique commune du Journal. La composition crée un dialogue
entre les dianstes pour décrire la diversité du quotidien. II juxtapose une série
de fragments (T1,IO : 58-59) : Julien Green (2 fois), Paul Léautaud (1 fois),
Anaïs Nin (1 fois), André Gide (1 fois). Ces extraits organisés
chronologiquement, recouvrent la première semaine du mois d'octobre 1935~.
Par le fragment de son Journal, daté du l e r octobre 1985, Claude Mauriac
introduit la thématique de la mort. La composition s'organise tout d'abord par le
fragment en date du le' et du 2 octobre 1985 placés respectivement en page 55
et 57; Claude Mauriac signale la mort de Simone Signoret. Puis le 4 octobre
1935 (p.58) la mort du directeur du Mercure de France, Alfred Valette, et enfin
le 5 octobre 1985, (p.59) la mort de son ami d'enfance Jean Davray. Ces
1 Contrairement, à l'idée de Jean-Pierre Collinet pour qui ((L'auteur de Journal lecteur est juge du Journal des autres », in op. cit., p. 2 10. 2 Le Journal de Léautaud n'est pas introduit par une date, celui d ' ha ï s Nin, l'est de façon imprécise «Octobre 193 5 D.
extraits présentés chronologiquement prennent place dans les interstices de
son propre journal. Le compositeur crée la simultanéité polyphonique pour
l'évocation simultanée de la mort par des tonalités diverses renforcées le
contraste entre les propos sur la guerre des uns et les préoccupations anodines
des autres. L''orchestrateur y participe en introduisant une nouvelle variation
sur la mort avec son journal de 1985, à cinquante ans d'intervalle jour pour jour.
Il met en scène les nuances de la pensée humaine. Multipliant les
fragments et par la juxtaposition et l'enchevêtrement, il compose un ensemble
polyphonique, fragmenté et ouvert. Cette composition propose l'idée d'une
œuvre littéraire construite à partir de journaux d'auteurs différents une sorte de
ce que l'on pourrait appeler un ((journal collectif)). A partir de 1973 et même dès
1963, année du premier essai de la composition, il envisage son propre journal
qui «me réveille en me rendant matériellement sensible la fuite du temps.))
(T1,Z : 106. 11 décembre 1957)' comme matériau pour une œuvre originale'. La
marque du temps dans le Journal permet de jouer avec les distances
temporelles, de varier les représentations et de saisir «l'épaisseur» du temps.
Le choix de la composition et donc de la polyphonique reflète l'attitude
intellectuelle du compositeur. Son refus de l'unicité du point de vue souligne
son caractère humaniste et démocrate. II manie la voix des autres en vue
d'annuler ainsi la solitude inhérente au temps de la création et développe une
nouvelle forme de communication. La transtextualité offre une pluralité des
points de vues et confère au Temps Immobile la caractéristiques principale de
la relativité2 par la mise en scène de pluralité: «du sens de la réalité humaine,
soit dans le monde extérieur des comportements et de leur efficience, soit sur le
chemin de l'intériorité secrète^^. Claude Mauriac se poste au carrefour de ces
deux univers indissociables, concomitants, sans jamais donner la
prédominance à I'un ou à I'autre. Soi et I'autre ou soi est I'autre pourrait-on
conclure.
1 La première notation de ce projet remonte, me semble-t-il, à 1962. (TI,l : 93. 10 mai 1962). L'apprentissage de relativité du point de vue comme relation à l'autre, est I'un des objectifs premiers de
Claude Mauriac, et ce dès 1939 : (TI,l : 403.4 mars 1939). Georges Gusdorf, Auto-bio-graphie, lignes de vie 2, opcit., p. 1 19.
161 161
Chapitre 4. Typologie et fonctions du Journal
La récurrence des interrogations sur le sens de la pratique du Journal,
nous incite à l'analyse de ses enjeux pour le diariste. Le diariste justifie,
explicite, développe un métadiscours sur les diverses «raisons d'être» du
journal. II stigmatise le rapport à la mort qui se manifeste par l'urgence
d'«exorciser» la peur de vivre, le désir de ((sauver)) de l'oubli, et le lieu
d'affrontement avec l'invisible. Ce sont les principales attitudes du sujet qui
justifient la pratique régulière du Journal. Comment sont-elles décrites et mise
en scène par la composition ?
L'espace de l'éternité
Avec le fragment (TI,1 : 341-342. Malagar, dimanche 4 septembre 1932)
on découvre la complexité de I'espace du Journal. Dès 1932 (il a 18 ans), le
«je» s'autodéfini par I'acte de tenir une ((brève chronologie quotidienne)), «des
faits banals». Simultanément, il décrit cet espace qui est à la fois un lieu
d'écriture et de lecture du texte produit. C'est cette figure complexe du diariste
lecteur qui nous intéresse ici. Outre l'écriture du vécu, il y a le contenu
«enregistr(é) à s (m)on insu» des ((sensations)), une «atmosphère
mystérieuse)), «une étrange poésie». Le caractère double de I'acte scripturaire
qui d'une part est conscient, physique et se réalise sur I'espace concret du
Journal, d'autre part, un acte inconscient, psychique, et qui suppose un espace
de transcription abstrait.
La fonction du Journal étant d'être «pour l'avenir un précieux rappel du
passé, . . . » relègue au second plan l'activité scripturaire en faveur de I'acte de
lecture. Si le scripteur est dans «l'impossibilité de recréer l'atmosphère de sa
vie passée», le lecteur peut quant à lui et grâce au journal la retrouver: «il
m'aidera peut-être à la retrouver.». C'est cette expérience qu'il décrit dans «La
Rumeur des distances traversées»' , lors de la lecture de 1' ((agenda de 1930))
précisément le fragment daté d u ((1 5 août)) :
« Paris, mercredi 27 juillet 1960. (-4 A propos de Drieu la Rochelle, justement lisant mon agenda de 1930, je l'ai soudain revu, à la date du vendredi 15 août, en train de changer un pneu à sa voiture. Revu est bien le mot: car cette scène dont je ne gardais aucun souvenir, me fut de nouveau présente avec une extraordinaire précision. Certes, je n'avais jamais perdu tout à fait la mémoire de cette rencontre (à la Forestière ?), et il me semble même revoir Drieu La Rochelle, prestigieux et beau, prés d'une table servie dehors. (Cette table vue avec intensité, aujourd'hui, lundi 22juin 1970, alors qu'elle avait, me semble- t-il, disparu et que je ne l'avais pas retrouvée lors de mes recherches d'octobre 1968.) Mais de cet incident de pneu crevé, plus rien ne demeurait, et rien de la scène dont la relation suit : Charles Peignot, que j'ignorais avoir rencontré si tôt dans ma vie, s'élançant, avec moi sur le marchepied, dans un chemin de sable, la vitesse nous sauvant de l'enlisement. Ces deux images, surgies dans leur fraîcheur d'on ne sait où, il a suffi des dix lignes anciennes où elles sont rapportées pour me les rendre présentes. Non pas au premier moment. Ces quelques mots furent réduits à eux-mêmes : scène aussi sèche et abstraite que le compte rendu maladroit et rapide qui les rapportait. Et puis vingt minutes après, tout à coup, j'ai vu avec intensité, comme si je les avaient enregistrées hier, ces deux images : Drieu, accroupi auprès de sa voiture et changeant un pneu ; moi, sur le marchepied (un marchepied s'est préhistorique !) d'une voiture découverte.. . ( découverte m'est une découverte, c'est la première fois, me semble t-il qu'apparaît ce détail- mais ma mémoire est pour l'immédiat même, si fragile ! 22 juin 1970). . . égratigné de branches au passage, détails qui était dans mon agenda, mais privé de la moindre vie, alors qu'il me semble soudain sentir, au passage, les gifles de ces arbustes effleurés.. . . » (TI,? : 409-410).
La lecture tente de faire affluer jusqu'à ce qui n'a pas été noté2 et dont le
souvenir est ici mentionné en italique. Si les détails de cette journée en
compagnie de Drieu La Rochelle et Charles Peignot, sont «privé(s) de la
moindre vie)), la présence de Charles Peignot suscite des images intérieures
' II s'agit du quatrième et dernier chapitre du premier tome : Le Temps immobile, pp.383-547. Plongée dans l'immensité de son Journal, Claude Mauriac doute de sa vision et s'interroge sur la
probable existence de notes qui seraient probablement à l'origine de cette vision. Citons le cas de François Mauriac «je le (François Mauriac) vois avec netteté, dans le hall d'entrée de Bobino, à gauche.. ... Avais-je noté ce détail ?» (5 octobre 1966) et le fragment suivant, après avoir fait quelques recherches, le diariste lecteur note «Me préparant à recopier la note précédente, je me dis que ce n'est point la peine de vérifier, puisque je vois si bien mon père (. . .) Ainsi change t-il de place dans mon souvenir, où son image est a jamais précise. » (TI,l : 3 19). 11 tente de préciser ce souvenir, le 19 juin 1970. (TI, 1 :3 19)
précises qui surgissent ((d'on ne sait où)). L'ignorance de la localisation spatiale
désigne tout de même l'existence de cet autre espace, «les interstices de la
notation))'.
Cet extrait met clairement en lumière la mémoire involontaire, située hors
du temps et de l'espace conscients mais qui se manifeste avec intensité
((comme si je les avaient enregistrés hier...)), stimulée par la lecture et
réactualisée dans le cadre spatio-temporel du Journal. Le fonctionnement de la
mémoire procède par compression de la distance temporelle entre le temps
présent vécu et son souvenir. La distance est marquée par l'insensibilité, «au
premier moment)) de l'approche du texte : ((quelques mots furent d'abord
réduits à eux-mêmes : scènes aussi sèche et abstraite que le compte rendu
maladroit et rapide qui la rapportait.)) (Tl,?: 410) puis ((vingt minutes après)), la
vie antérieure paraît avec ((intensité)), les images ((dans leur fraîcheur)) avec le
((détail)) de la représentation visuelle2 du décor ((cette table vue avec intensité)),
ce voyage en automobile que «j'ai vu avec intensité)) et qui jusque là restait
((privé de la moindre vie)). La valeur de l'écrit paraît lors de la lecture, non pas
par le travail sur le style mais par sa capacité d'évocation, le travail de mémoire
qui consiste à découvrir différents espaces intérieurs, retrouvés désormais dans
une troisième dimension. Au regard de cette relation d'interdépendance entre
I'espace concret et celui abstrait : «la vérité de l'homme se trouve plus
authentiquement dans l'univers psychique et mental, dans l'imagination qui
seule est créatrice, capable d'inventer des mondes possibles)) . La
réactualisation de ce ((livre intérieur)) réalise la coïncidence entre temps du
vécu passé et le moment de la lecture, du souvenir. Le Journal permet
d'anticiper sur le mouvement du temps et de parer à sa disparition. II est en ce
sens un espace de réfraction du livre intérieur.
1 Ainsi que l'a nommé Roland Barthes «Ce que je revivais le mieux, c'était ce qui n'était pas écrit, les interstices de la notation » cité in Brigitte Galtier, L 'Ecrit des jours : Lire les journaux personnels, Eugène Dabit, Alice James, Sandor Ferenczi, op.cit., p. 32, note 5). 2 L'importance de Ia «vision » dans ce jeu de la mémoire dénoterait l'influence de « l'école du regard D pour reprendre l'expression souvent employée pour désigner le nouveau roman B.
Pierre van del Heuvel, «Réel imaginaire et imaginé vécu dans Les Romanesques d'Alain Robbe- Grillet », éd. HomungIRuhe, in, Autobiographie & Avant-garde, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1992, p. 103, cité in, Jeanette M.L denToonder, «Qui est-je ?». L'écriture autobiographique des nouveaux romanciers, Peter Lang, Allemagne, 1999, pp. 14- 15.
La lecture est une compétence performance au regard du contenu
enregistré qu'il soit concret ou abstrait. Dès 1932, le scripteur se projette dans
le rôle du lecteur. Dans ce type de communication réflexive, le métadiscours
permet d'établir une typologie des caractéristiques du sujet diariste qui se
scinde en instances spatio-temporelles distinctes. II est à la fois extratextuel: le
scripteur et le lecteur et intratextuel en tant que personnage et mémoire. II est
de ce fait le lecteur idéal en raison des compétences mémorielles spécifiques
qui lui permettent non seulement d'accéder au référent du texte écrit mais
également au référent de ces ((notations virtuelles, tacites)):
«Paris, mercredi 24 septembre 1980. Je vais donc essayer de retrouver, sans craindre le ridicule, dans l'ordre de mes notations virtuelles, tacites, du moment, ce que j'ai vécu, éprouvé, pensé, murmuré même dans les allées du Père-Lachaise, d'abord, ... . » (T1,6 :381).
La lecture se poursuit par la transcription de la réflexion critique. La
superposition du diariste et du critique a lieu par intermittence pour commenter
les étapes clés de cette nouvelle forme de lecture qui est création dans la
mesure où elle accède à un sens qui est au-delà du texte. L'écriture concrète
est accompagnée d'une autre forme de transcription. L'écriture du Journal est
donc défini comme un acte littéraire «en retard)) par rapport à cette forme
d'écriture abstraite: «Je vais faire, avec retard, de la littérature (dimanche 28
septembre))) En effet, le récit de la journée du 24 septembre 1980, est effectué
quatre jours plus tard. La date du 24 septembre correspond au temps vécu et
au temps du récit abstrait alors que le 28 septembre correspond à celui de
I'acte concret, au temps de la transcription du récit dans le Journal. La
composition donne à voir cette double forme de transcription et souligne leur
distinction. Cette expérience à partir d'un texte autobiographique définit
l'imagination moins comme invention que récréation. Le métadisours qui porte
sur la relation du diariste à I'acte scripturaire éclaire la forme et le contenu du
((livre intérieur)).
La lecture du journal découvre la complexité de l'espace scripturaire. La
question est moins la localisation de I'espace abstrait que la signification lui est
donnée? L'une des signification porte sur l'effort qui vise à réduire l'écart entre
165 165
ce qui est noté et ce qui est retrouvé. Cet effort va mettre en relief I'existence
virtuelle de la mémoire. L'exemple suivant parmi tant d'autres rend compte de
l'exploration de la mémoire:
((certaines minutes que j'ai vécues (...) sont aussi vivantes en moi qu'à leur origine, ineffacées, ineffaçables, alors que pas un millimètre de ma chair n'est pourtant plus le même. II y a là un argument en faveur de I'existence de l'âme - ou de ce qu'on essaye de désigner par ce nom.» (TI, 1 : 152-1 53. 9 janvier 1955).
L'effort de lecture conduit à un espace présent mais virtuel, invisible mais dont
I'existence est appréhendée. L'expérience littéraire tient lieu de support à cette
expérience métaphysique au cours de laquelle il découvre les marques
indélébiles du passé.
A partir des entrées du Journal réactualisées dans Le Temps immobile,
nous constatons que le mobile du Journal se modifie au cours du temps.
Cependant, n'ayant pas accès directement au Journal chronologique, il ne sera
pas aisé d'en repérer les modifications mais ce qui importe est de les saisir au
regard de la composition. Malgré le sentiment récurrent d'inutilité : «à quoi bon»
(T42 : 458)' l'écriture régulière est devenue «une si ancienne habitude)), un
mouvement mécanique difficile à arrêter. Or, diverses situations mettent en péril
I'effort de synchronisation entre vivre et écrire que tente de réaliser Claude
Mauriac. Malgré I'effort régulier, l'impossible adéquation de la vie avec «l'ordre»
et le «style» de la langue dissuade parfois le diariste de ((l'envie de la rapporter
dans mon Journal.» (TI,?: 443. 25 novembre 1933). Le réel «trop poétique pour
être vrai)), «merveilleux»' est rendu sous forme de ((pages gribouillées (...)
sans ordre, ni style)) (TI'I: 443. 25 novembre 1933). L'Histoire est également
mise en cause. A la veille de la seconde guerre mondiale ((J'écris pour
m'occuper et non par fidélité à ce journal.)) (T1,4: 87. 29 août 1939.). A la
Libération c'est la forme du Journal qui est atteinte: «En des jours d'une telle
exaltation, il me faut renoncer au Journal. Mais de brèves notes aide-mémoire
demeurent possibles.)) (Tl,4: 356. 26 août 1944). Les bouleversements de sa
1 Ce 25 novembre, il rend visite en compagnie de Claude Guy, les studios de Joinville où il rencontre le scénariste Bernard Zirnrner, le cinéaste allemand Fritz Lang. (TI,l : 441)
166
vie privée en I'occurrence le mariage de Claude Mauriac interrompt la pratique.
La mort de François Mauriac met en péril 1' existence du Journal et ébranle le
sujet dans le sens même de sa propre existence:
((Paris, 31 décembre 1969. Et voici que je n'écris plus ce Journal- ou presque plus. Parce que je ne m'intéresse plus assez à moi ? Parce que la dernière jeunesse, cette fois, est achevée (bien que je persiste à ne pas le croire) ? Parce que mon père s'éloigne, qu'il sombre et que nous ne pouvons rien pour lui ?....Parce que sans François Mauriac, je ne puis plus prendre au sérieux Claude Mauriac?» (TI,I: 264-265).
En 1969, la mort de François Mauriac est imminente. L'insistance rendue
par la récurrence des interrogations partielles et totales expriment la quête de
justifications à la pratique du Journal personnel. Dans ce dialogue intérieur', la
valeur des trois premières interrogations est argumentative. L'éventualité de la
rupture avec le Journal et donc avec soi-même met en relief la nécessité de la
présence et du lien à autrui, figuré précisément par le père.
Cri écrit
Le diariste est constamment aux prises avec le réel et I'écriture. Les
conséquences de cette double tension découvrent l'aspect pragmatique de
I'écriture. Le métadiscours par lequel le diariste tente de résoudre ce rapport
conflictuel, va permettre d'identifier le rôle de I'écriture. Enjeu d'un équilibre
psychique, le journal est le lieu unique de I'expression de ses angoisses. Le
diariste trouve dans ce temps de retrait l'espace de I'expression de sa solitude:
((Paris, mercredi 10 juin 1953. De telles impressions (au sujet de la fatigue physique signe de vieillissement) sont ridicules dès qu'elles sont enregistrées. Combien j'ai eu raison de renoncer le plus souvent au Journal intime ! Et pourtant
1 Claude Mauriac consacre au ((dialogue intérieur )) et à ces différentes formes d'expressions dans la littérature française, en I'occurrence à partir de Balzac. (d3alzac avait tout découvert, même le dialogue intérieur (. ..) ((Quelques dessinateurs se sont amusés à représenter en caricature le contraste fréquent qui existe entre ce que I'on dit et ce que I'on pense. Ici pour bien saisir l'intérêt du duel de paroles qui eut lieu entre le prêtre et la grande dame, il est nécessaire de dévoiler les pensées qu'ils cachèrent mutuellement sous des phrases en apparence insignifiantes. . . . B in, L 'Agrandissement, op.cit., p. 41-42.
dans notre solitude et notre dénuement essentiels, de tels aveux, faits à personne, soulagent. Ce n'est pas qu'on se sente moins seul. Mais crier dans le noir, crier de peur, rassure. (...) » (TI,I :78-79 et T1,6 : 247).
Celui qui écrit ce texte, Claude Mauriac est marié' depuis deux et vient d'avoir
un enfant2. Comment doit-on comprendre la référence à la «solitude» et ce cri
qui «rassure»? La corrélation explicite entre I'expression du cri et le ((signe de
vieillesse» induit l'évocation implicite de la mort. Le cri est donc I'expression de
ce qui reste encore indicible mais sensible, en l'occurrence sa propre mort. La
vision du temps se modifie au cours de la vie. A cinquante ans, Claude Mauriac
compare le passé écoulé et le temps qui lui reste à vivre:
« Génève, 13 novembre 66. (...) c'est parce que je me sais de plus en plus proche de la fin et qu'étant privé d'avenir je me sens dans la même mesure coupé de mon passé. Comme s'il fallait pouvoir regarder loin devant soi pour éprouver le besoin, même attristé et nostalgique de tourner la tête.)) (TI,l: 494- 495).
Pour comprendre la dimension tragique de ce cri, il importe de se référer
à cette hantise de la mort liée à son cousin Bertrand Gay-Lussac et qui est
ravivée à travers son père dont il tient le Journal de son enlisement vers la mort
survenue le le' septembre 1970~. D'autres hypothèses illustrent la cause de ce
désespoir, en I'occurrence son mariage tardif et la grande différence d'âge
(vingt ans) avec sa femme Marie-Claude Mantes Proust. Le tragique est dans
l'écart incontestable et insurmontable avec les membres de la famille. Cette
réalité s'impose et les mots sont plus directs même si la part d'indicible est
toujours marquée : «De devoir un jour quitter Gérard à jamais - et ma femme ...
Les voir déjà me quitter, puisqu'ils changent. » (TI'I: 153. 9 janvier 1955). La
vie conjugale et familiale est contaminée par le sentiment de fugacité de la vie
qui en contraste avec le bonheur est plus sensible. Après l'évocation des
' Marié à Paris, le 10 juillet 1951 à Mante Marie-Claude, nièce de Jean Rostand, petite-nièce de l'écrivain Marcel Proust.
Gérard Mauriac, né le 29 juin 1952 à Neuilly sur Seine. Après la mort de François Mauriac, unis dans un même temps immobile, le témoin survivant s'interroge
«Est-ce donc que je n'ai jamais vraiment aimé que Bertrand ? Que même mon père pèse peu, comparé à Bertrand, dont la mort, plusieurs fois par jour, me crucifie encore ? » (T1,3: 257.2 décembre 1975).
168 168
années quarante, «de la promenade quotidienne en auto (...) à Chantilly.)), il
écrit : «Et maintenant je suis là, tant d'années d'après, avec ma femme, mes
enfants - et le bonheur est douloureux tant on le sait menacé)) (TI,l: 215. 27
juillet 1958). Le lendemain, il exprime encore l'impossibilité de vivre pleinement
le bonheur présent :
«Aussi bien ai-je tendance à vivre mon présent comme si, m'étant déjà volé, il appartenait déjà au passé. Ce présent si doux grâce à mon amour pour ma femme, ma tendresse pour mes enfants - l'un et l'autre éperdus, désespérés. » (TI, 1 :217. 28 juillet 1958).
Quelques années plus tard, la réalité intérieure est décrite en termes explicites,
la vérité est nommée :
« Calciné est beaucoup trop fort. Desséché ? Abandonné ? Alors, abandonné par moi-même. Ne trouvant plus, en moi, aucun secours. Entre ces deux angoisses, l'une existentielle (la vieillesse, la mort), l'autre dérisoire (mais combien contraignante, obsessionnelle) : la peur de manquer ... (...) Cette peur de manquer (.. .) Marie-Claude absente, je la retrouve. De mes enfants absents, seul Gilles me manque - charnellement. » (TI, 6 : 24 mai 1974. 416).
Le conflit entre I'amour et la mort alimente la tension intérieure. C'est au
cœur des moments d'amour intense que la force destructrice du temps est la
plus vive. Mais si l'on considère ces énonciations dans l'ordre chronologique, ce
conflit est le vecteur de la découverte et de l'identification de sa vérité intérieure.
Le non dit laisse place à l'expression claire et précise de la réalité intérieure. Le
temps soumis à l'écriture régulière et par conséquent à la vigilance conduit à la
compréhension de ce qui est initialement un pur signifiant. Le cri, le son
inarticulé est la forme première et primaire dans l'extériorisation d'un sens à
conquérir. La tension amourlmort tient du paradoxe. Car, s'il est vrai que
((l'amour distrait de la mort)), qu'«entre elle et nous il y a maintenant I'amour
véritable, celui que nous portons à une femme et à des enfants bien-aimés,)) il
rend cependant, «la mort plus intolérable encore. Car il serait admissible de
mourir si nous étions seuls menacés.))'. Comment comprendre l'intime si ce
' Claude Mauriac, L 'Agrandissement, opcil., p. 109.
169
n'est dans l'interdépendance de l'autre, par rapport à cette part de soi qui est
retenue dans autrui : «Mais je ne m'arrangerai pas aussi facilement de la mort
des autres. De certains autres...)) (TI,?: 408. Paris, lundi 22 juin 1970). La
multiplicité des instances narratives tisse un réseau de relations qui traduisent
le face à face du sujet avec la «mort». Quelle est la signification de ce face à
face qui suscite autant de désarroi intérieur? Dans les énoncés ci-dessus,
l'expression de cette tension met clairement en évidence la multiplicité des
instances narratives. Nous allons tenter de les identifier et d'analyser leur(s)
interaction(s).
L'impossibilité d'extérioriser le cri déclenche un mouvement introspectif.
La réaction physique est transformée en acte scripturaire qui est le mode
d'abstraction du cri refoulé.
L'analyse de ce processus montre que les réactions physiques signalées
par la fatigue, la souffrance résultent de la confrontation régulière avec le
Temps. Depuis 1929 et nous sommes en 1953, cela fait 24 ans que le diariste
affronte quotidiennement le Temps. Le Journal reflète les caractéristiques de
l'espace intérieur du sujet'. Espace du secret, de l'intimité au sein duquel la
catharsis peut se produire en toute liberté. L'écriture est le vecteur de cette
transformation et l'aboutissement d'un processus organique conflictuel. Le
Temps se manifeste par son ubiquité par ses répercussions tant sur le physique
la «fatigue» que le psychisme avec «la peur». Le sujet est «rassuré» après
l'extériorisation par l'acte scripturaire qui apparaît comme une forme de
résistance à l'action paralysante du temps. L'écrit n'est pas une fin en soi, il est
le mode d'opposition à la force du Temps. C'est le corps qui crie et écrit, sous
l'impulsion de la conscience aigue du temps qui est elle-même aiguisée par
l'écriture régulière. L'écriture apparaît comme cette machine à polir les sens et
à garder en éveil la conscience. Dans l'ensemble de ces énoncés nous avons
été sensible au déploiement des marques de l'énonciation.
1 La représentation du journal comme miroir est récurrente. Le Journal est le reflet de son état intérieur : sa médiocrité ; (T1,l: 11 l), du temps qui passe (TI,I: 114). Lorsqu'il entame le travail de composition en 1973, le journal lui paraît «ce que j'ai fait ou que je n'ai pas fait, là, dans ma vie et dans ce reflet qu'en est mon Journal. » (TI,] : 11 5).
170
La guerre, ce qu'elle comporte de ruptures relationnelles familiales et
sociales, d'isolement du sujet, force au retour sur soi. Ce mouvement de
réflexivité déclenche une forme de dialogue intérieur. Le journal est l'espace
d'affrontement avec l'inéluctable, le lieu de méditation sur la mort. Le dialogue
intérieur s'amorce initialement sur la manifestation de la «peur», de
«l'angoisse» inhérente au sentiment de la «perte» de soi face au «temps».
((Paris, mardi 8 juin 1943. Perdu dans le temps, je me révolte dérisoirement, moi dont la vie éphémère n'importe pas l'éphémère vie des plantes, des animaux, des hommes, des planètes, des astres. Mais qui s'occuperait de moi si je n'y veillais? La sagesse serait d'acquiescer au néant. Je ne m'en sens pas la force et me livre au culte désespéré de moi-même, si vain.»
Les instances narratives décrivent, me semble-t-il, l'évolution sémantique du
dialogue intérieur. Nous avons un «je» actif et attentif ; il «veille». Son rôle est
de provoquer le mouvement. Dans cette posture, il est doué d'une vision
englobante par laquelle il subsume et contrôle le «moi». Face à ce «je», le
«moi» déterminé par sa passivité et sa sensibilité à l'éphémère. Or, cette prise
de conscience de moi intérieur s'effectue par l'analogie à un extérieur humain et
non humain unit par la vulnérabilité de leur durée. Par conséquent, ce «moi»
est capable de refléter le monde «extérieur» à partir duquel, il se définit.
De plus, Cette instance qu'est le compositeur présente dans une vision
englobante le ((je» qualifié par un savoir sur le «moi» et sur le «je» lui-même. II
est possible d'envisager une troisième instance, qui oppose le «je» au «moi».
Le premier caractérisé par la vanité de son effort, par l'insuffisance de son
pouvoir qui consiste à {(acquiescer au néant)) et «sentir» ainsi la force du «moi».
L'expression «Je ne m'en sens pas la force)) peut être comprise comme
l'énonciation d'une troisième voix qui évalue les limites de la performance de
«je» : «je ne sens pas la force du moi». En somme, dans ce jeu de voix
apparaît un «je» actif mais «vain» et un «moi» passif, mais «fort», un «je»
mobile et un «moi» immobile et contemplatif, difficile à atteindre. Cet énoncé est
la critique sur le rapport entre ces deux instances'.
Le désintérêt de soi est donc dans cette répugnance à accepter les
transformations du temps sur l'être «parce que je ne suis plus le même» et
dans l'impossible aveu de cette «détresse» qui est l'expression de la présence
actuelle de la vieillesse en soi. La vieillesse comme prémisse à la mort se pose
en terme de localisation spatiale. Dire ce qu'est la vieillesse c'est tenter de la
localiser. Elle paraît d'abord extérieure, visible au travers d'autrui. Cet extérieur
en tant que signe importe peu à la quête du sens. Claude Mauriac veut saisir
ses manifestations intérieures, plus précisément il cherche à comprendre la
source de sa provenance pour réagir contre ce ((dessèchement)), cette «peur»,
ce ((séisme intérieur». Aussi, la posture réflexive aboutit à ce constat : la
vieillesse ((soudain est devant moi. Je la sens en moi ... P. Plus que sa
localisation c'est la recherche du lieu d'où elle sourd : «la vieillesse vient par
l'intérieur.)), «la vieillesse vient par-dessous.». (T1,3 : 76-77. 23 mai 1968).
L'écriture est à l'image du stéthoscope avec lequel le diariste sonde son univers
intérieur. Ce face à face en toute lucidité avec sa hantise est salvateur comme
en témoigne ce fragment :
((Goupillières, vendredi 24 mai 1968. 9h30. Eprouvé, hier, à la fois du soulagement et de la honte, mon Journal m'ayant délivré, libéré, de mon angoisse, en me permettant enfin de l'exprimer (c'est du moins ainsi que j'explique le changement survenu dans mon état moral). (...) II n'empêche que la thérapie du Journal (que j'ai presque toujours non pas niée mais refusée) n'est pas négligeable, que je dois peut-être (comme je l'ai fait hier) passer sur l'humiliation de me livrer, à mon âge, à ce genre de confidences adolescentes, et m'y résoudre, comme tant d'autres - le moins possibles, assurément, mais autant qu'il sera nécessaire pour m'arracher à ce lent enlisement de la solitude. Me parler ici à moi-même, c'est tout de même me parler. .. D (T1,3: 77-78).
Si l'écriture est libératrice de l'angoisse c'est par la force et l'authenticité du
mouvement réflexif qui régule les mouvements conflictuels. Au sujet de ce
rapport entre «je» et «moi», la résolution de I'angoisse équivaut à dévoiler le
«moi», à vaincre sa résistance et, à réduire sa distance avec le «je». Sachant
I II apparaît clairement que l'énonciation dans le Journal ne relève pas de la première mais de la troisième personne du singulier.
172 172
que le «moi» est caractérisé par la passivité, l'immobilité, d'où provient cette
résistance? Cette dernière n'est pas inhérente au «moi» mais provient de la
pression du Surmoi, des codes sociaux et «moraux». En effet, si l'expression
verbale, orale est permise à l'adolescence, elle ne l'est pas «à mon âge».
(Claude Mauriac a cinquante quatre ans lorsqu'il écrit ce fragment). Tout
comme le «cri» refoulé, la parole est tue. Toutefois le devoir du «je» est de
redonner la parole au «moi» acculé au silence. Face à cette contrainte, le
Journal s'avère être le lieu de la liberté individuelle au sein duquel il est possible
de surmonter, d'enfreindre l'interdit social. Or, l'écrit est homologué à la parole,
plus précisément au dialogue intérieur entre les instances figurées par «me» et
«moi-même». Au niveau énonciatif, cet échange le «je» est explicitement
absent dans cet échange: «Me parler ici à moi-même, c'est tout de même me
parler.. . ». Implicitement, il les subsume, il est l'acteur de la réalisation et de la
mise en scène de ce dialogue intérieur, de la fragmentation nécessaire des voix
intérieures. Le «je» est la voix qui contraint à la «révolte», elle est protestataire
et contestataire. Elle rappelle, en outre, le mouvement vital ((Réagir. (...). Et,
pourquoi pas, grâce à ce Journal...)) (T1,3: 77). Le rôle du Journal est de
recréer le dialogue intérieur et c'est me semble-t-il en cela que réside sa
thérapie. Il s'agit de réactiver ces instances passives pour assurer la catharsis.
L'origine de la hantise de la mort provient des codes sociaux, du moins
ils apparaissent comme l'une des sources du dépérissement intérieur. La
conscience de la mort est vive, elle alerte et éveille tous les sens, l'odorat, la
vue. La proximité de la mort plutôt que celle des fleurs, celle imminente de son
père, exacerbe le besoin d'écrire:
((Paris, lundi 22 juin 1970. Cette odeur de mort, autour de moi ? Celle des roses que je finis par ôter de ma table de travail. Et une promesse de paix, soudain (pas encore la paix : sa proche présence devinée) : puisque je dois mourir, que je vais de toute façon et quoi qu'il en soit vers la mort, mieux vaut l'accepter, me solidariser avec l'inéluctable, prendre la mort comme sujet de mes méditations, la regarder en face- et, dans mon livre, la vaincre.» (Tl, 1 : 408).
Par rapport à l'énoncé précédent, le locuteur rappelle l'aveu préalable fait au
destinataire. Dans cette relation de proximité avec ce témoin, le locuteur se
distancie du «je» : ((puisque je dois mourir)), «je vais (...) vers la mort». Or
simultanément à ce mouvement de distanciation, un mouvement d'intimité, (qui
implicitement semble avoir déjà été expérimenté) est tenté pour atteindre la
«paix». L'acquiescement paraît comme une forme de focalisation, de l'effort de
«solidarité»' par les ((méditations)) et par le «regard». Ce mouvement d'intimité
est envisagé comme une lutte dans l'espace du ~ournal' et dont l'acteur en
charge est le «moi».
Les prédicats écrire/crier/regarder/vaincre confirment bien que l'écriture
régulière est un acte autant spirituel que physique. Le métadiscours dénote la
croyance en la puissance de l'écriture, de l'œuvre dans la lutte métaphysique.
En 1962, comme en 1978, le même constat de l'auteur face la vieillesse et au
désir corollaire d'être connu: «Non, ce qui m'aide à vieillir, mon seul joujou
efficace, c'est «mon œuvre»» (TI,?: 95. I O mai 1962) et, en 1978 «ce qui
m'aidait à vivre : l'appréhension, la possession de cette vie même recréée dans
une œuvre. (. ..) mon recours, mon secours, ce journal même,» (T1,6: 444-445.
18 avril 1978). Plus qu'une distraction, le mouvement vers le Journal
caractérise l'activité du diariste par
««l'attachement au passé)) et «la secondarité qui est la tendance à se détourner du présent pour essayer de dominer le temps)) telle est bien, du moins dans la période actuelle et sans doute définitive de ma vie (puisque ma jeunesse est finie), la raison d'être de ce Journal.)) 3(~1,1: 444. 5 janvier 1955).
' Il s'agit bien d'un effort volontaire car fréquemment la pensée de la mort provoque la fuite qui paraît être le mouvement «naturel» : (( « Et la mort de ceux que nous aimons, (. ..) ( je me vois avec étonnement du dehors écrire, corriger cette page, absent de cet être si présent : moi-même. Traitant avec calme et méthode d'un sujet dont il y a une heure je ne soupçonnais pas que.. . Mais je ne puis écrire. Les mots me fuient. Et je ne me suis fui moi-même, atterré par cet inconnu qui écrit et qui est moi.. .) n (T1,l :33. 30 juin 1959).
La métaphore de la lutte est récurrente dans Le Temps Immobile. L'article concernant la publication du Fou d'Elsa d'Aragon, publié dans Le Figaro du lundi 22 janvier 1964 est reproduit dans Le Temps Immobile. A ce sujet Claude Mauriac écrit : «Un homme comme les autres, étouffé par la durée, et qui, comme tous les créateurs, essaye de vaincre, grâce à une œuvre, ce qui le tue :» et il cite à ce titre un extrait du poème d'Aragon : «Tu luttes contre le temps devant une table et tu crois par moments le renverser le traverser le dépasser.. . D (T1,2 : 51 -52). 3 Cet énoncé résulte de la lecture de la critique d'André Billy, du ((journal de Kafka» qui se réfère à l'ouvrage de Michèle Leleu, «journaux intimes)) (Michèle Leleu, Les Journaux intimes, Avant-propos de R. Le Senne, Paris, PUF, 1952.). Cette mise en abyme du lecteur du journal fait apparaître les similitudes des diaristes dans la pratique du Journal.
174 174
L'autre et soi
Le temps est ressenti comme acteur des réactions anthropomorphiques.
Nous sommes dans les années quarante et Claude Mauriac passe I'été à
Malagar en compagnie de son père et d'André Gide. Cette retraite suscite de
fortes réactions au sein de la société littéraire parisienne. Claude Mauriac a
conscience de vivre et d'être témoin des moments privilégiés, historiques en
présence des deux plus grands écrivains français du XXe siècle. Dans
Conversation avec André ide', la question de l'intérêt du Journal est l'objet de
conversation entre Claude Mauriac et André Gide.
Ils évoquent le Journal érotico religieux d'un berger des ~yrénées»',
André Gide confie quelques passages de son Journal à Claude Mauriac, en
signe de témoignage de sa confiance et de son amitié et lui demande conseil
au sujet d'une éventuelle publication3. Claude Mauriac interroge André Gide sur
sa pratique du ~ournal~. Le Journal de I'été 1939, qu'il consacre à André Gide
est exclusif des autres occupations. En 1937, son essai Jean Cocteau ou la
vérité du mensonge5 est relégué au second plan en faveur du Journal destiné à
ce séjour du 24 juin au I O juillet 1939, à Malagar. Deux extraits écrits deux
jours après l'arrivée d'André Gide à Malagar le, 27 juin 1939~ puis un autre
fragment rédigé deux jours plus tard, signalent la priorité du Journal.
« Malagar, Mercredi, 28 juin 1939. (-4 De nouveau ce journal va me manger tout mon temps. Je le regrette, car j'ai très envie maintenant d'écrire « mon » Cocteau. Je donne ma matinée à mon journal, pour être libre l'après-midi de travailler. (. . .) Tant pis pour Cocteau. Je ne dois pas sacrifier ce journal. II ne s'agit pas de mon seul intérêt anecdotique. Je me moquerai facilement du pittoresque.
1 Claude Mauriac, Conversation avec André Gide. (Extraits d'un Journal), Albin Michel, Paris, 195 1 . 2 Claude Mauriac, Conversation avec André Gide, op. cit., p. 3 1 . 3 Op. cit., p. 164. 4 Op. cit., p. 23-24. : <De façon très irrégulière, me répond-il.. . Je ne recours à lui qu'aux périodes où je me sens particulièrement vulnérable. Il m'aide à me sauver ; il réussit vraiment ce miracle : me remettre à flot. . . .>>. 5 Op. cit., p. 73. Claude Mauriac, Jean Cocteau ou la vérité du mensonge, Odette Lieutier, Paris, 1945.
Claude Mauriac, Conversation mec André Gide, op. cit., p. 113-1 18. 175
C'est l'essentiel, bien souvent, qui est en jeu. Je dois trouver le temps pour tout. Ce Journal autant que la Vérité du Mensonge importe. 1)'
Le conflit entre les différents genres ; entre le témoignage et la critique littéraire,
l'oblige à organiser de son temps afin de trouver un équilibre entre ces deux
pratiques scripturaires.
« Vendredi 30 juin 1939. ( -4 (« Je n'ai pas le temps ... » je pense bien ! Jean Davray, ce matin, m'écrit: « Les colloques Mauriac-Gide doivent être étranges. Mais à faire Eckermann, il ne doit guère te rester de temps pour Cocteau ... 1) Cocteau, ce ne serait rien encore. Mais je ne dispose plus d'une minute pour lire, écrire et même vivre en dehors des heures passées près de Gide. Je dois manger mes nuits pour écrire ce ~ournal.)))~.
Tout au long de ce séjour, le Journal accapare le temps de Claude Mauriac.
Face à ces deux figures imposantes que sont François Mauriac et André Gide,
il se dit conscient de sa médiocrité et se tient en retrait, écoute et prend notes
de leurs conversations3. Son attention est extrême puisque il saisit jusqu'à la
prononciation particulière d'André Gide, signalée en italique. II tente parfois de
participer à la conversation. A maintes reprises, 1' amitié manifeste d' André
ide^ 1' encourage à mêler sa voix à leur duo, pour réciter du ~ i m b a u d ~ .
Cependant, le sentiment de son i insuffisance^^ de «honte»' prédomine dans
ce face à face où souvent
«Mon père brille, et moi je me tais. Je me trouve à ma place dans 1' ombre. Je m' y tiens sans jalousie. II arrive pourtant, je 1' ai dit, que Gide vienne me chercher dans mon refuge.»8
Son engagement à témoigner d'autrui crée une tension conflictuelle avec le
besoin de manifester sa présence et d'exister. La conscience d'être témoin
d'une rencontre historique rejette au second plan le désir d'expression de soi.
1 Op. cit., p. 119. Cet extrait est reproduit dans le tome 4 du Temps Immobile : La Terrasse Malagar, (TI,4 : 4.9, en date de 28 juin 1939, avec le renvoi à (+ Conversarion André Gide, dans une version moins complète, pp. 108-125). 2 Conversation André Gide, op. cit., p. 133. 3 11 enregistre le sujet de leur conversation, la poésie, la foi, le Bien et au Mal, entre autres. 4 Op. cir., p. 128. 5 Op. cit., p. 168. 6 Conversation André Gide, op. cit., p. 120.
Op. cit., p. 129. 8 Op. cit., p. 1 62.
«ce journal va me manger tout mon temps.)) et «Je dois manger mes nuits pour
écrire ce Journal» la métaphore présuppose au sein la de relation à autrui la
dimension d'auto anthropophagie. Cette métaphore dans laquelle «le Journal»
puis le «diariste» se subsituent, se confondent dans l'acte de «dévoreur» est
récurrente. La relation à autrui présuppose une part d'annihilation de soi.
L'intériorisation de la présence d'autrui phagocyte nécessairement une part de
soi. Elle neutralise le mouvement réflexif et sollicite le sujet à la fois comme
témoin, scripteur, confident. Cette abnégation donne lieu à cette œuvre hybride,
qui par la datation chronologique, le point de vue permanent du «je» se définit
comme un Journal mais s'en écarte par la négation obligée de soi.
En somme, le Journal est un élément fondamental, central autour duquel
s'organise la vie intérieure et extérieure du sujet. Centre de gravitation, du vécu
et de la pensée, il est l'enjeu capital à l'équilibre de Claude Mauriac.
L'introspection est donc simultanée au mouvement exogène et à I'intérêt pour
autrui dont il prend note le 31 décembre 1939. Claude Mauriac poursuit cette
orientation hors de soi par l'intérêt et la participation à la vie politique.
TROlSlEME PARTIE
FRAGMENTS D'UNE EDUCATION POLITIQUE
Chapitre 1. Vigilance et liberté de l'esprit
Introduction : description du parcours de lecture
L'une des fonctions du journal est de tenir: «le registre de ses rencontres
essentielles)) (TI,l: 409). A la suite ou lors même des assemblées, rendez-vous,
réunion familiale, sociale ou professionnelle, il dresse la liste des personnes
présentes. En témoigne, la liste de la ((brillante assemblée» réunie le 29 janvier
1938 en ((l'honneur de Jacques de Lacretelle)) (T1,2: 137-1 38. 29 janvier 1938)
ou celle en date de 1972, de ceux qu'il fréquente dans les années soixante dix,
à «La Goutte d'Or à Paris.» (T1,2: 277-299. 16 décembre 1972). Chaque
personne est désignée par son nom et prénom tandis que leur rôle social,
politique ou littéraire est rarement indiqué. Les références aux noms propres
sont parfois accompagnées du portrait dans lequel la description physique ou
morale reste relativement sommaire par rapport au discours et à la
conversation. L'organisation chronologique des noms propres atteste de la
permanence de Claude Mauriac dans le milieu bourgeois et intellectuel parisien
mais dans les années soixante dix, les noms cités décrivent un déplacement
vers le milieu des intellectuels de gauche. Globalement à partir des années
soixante dix, Claude Mauriac se détourne des salons du «Tout Paris)) pour les
quartiers de «La Goutte d'Or)).
Notre objectif principal est la description d'un des programmes qui vise la
reconstitution de «mon lent, inéluctable, douloureux, joyeux passage du
gaullisme à un certain gauchisme1» (T1,2: 274. 30 janvier 1975). Chacun des
adjectifs qualificatifs est caractérise le mouvement des choix politiques. «Avant
l'œuvre, la vie est un choix» écrit Claude Mauriac car en effet, les choix
politiques révèlent un acteur dont les caractéristiques préciseront, éclaireront ou
1 Ce programme est principalement réalisé dans les trois premiers volumes du Temps immobile. 179
179
infirmeront celles de l'auteur de la composition. Aussi pour comprendre la
lenteur et le caractère décisif de ce mouvement, nous avons considéré son
histoire depuis 1934. Dans un premier temps, nous avons repéré le point de
basculement explicite puis identifié chacune des figures de «ses rencontres
essentielles)) qui a façonné ce parcours politique, en l'occurrence André
Chamson, Gaston Bergery et de Gaulle autour desquels nous avons organisé
cette partie intitulée ((fragments d'une éducation politique)) (T1,2: 244. 30 janvier
1975).
Un premier mouvement de la composition met en scène les figures de
Gaston Bergery et d'André Chamson. Ce premier mouvement est orchestré
dans la première partie du Temps lmmobile 2, intitulé «Les revenants)) et
recouvre la période 1934-1 939.
L'amorce des deuxième et troisième mouvements est esquissée
simultanément dans ce même deuxième volume du Temps Immobile avec la
référence à la figure de Georges Pompidou. II ouvre sur deux temps : un
premier rétrospectif sur la période de l'après Libération, avec la composition-
imbrication des deux figures d'André Malraux et du général de Gaulle. Un
second temps, celui des années 70 introduit Jean Genet et Michel Foucault, ce
dernier est essentiel dans l'histoire gauchiste de Claude Mauriac.
Le fragment (T1,2: 271-273. 13 mars 1970) constitue le point de
basculement, explicitement marqué dans Les espaces imaginaires, par la
juxtaposition de deux fragments. En 1970, il est invité à un dîner à I'Elysée par
son ami et voisin, le président Georges Pompidou (ils habitent tous deux 24
quai de Béthune). Au cours de ce dîner, ils évoquent le général de Gaulle et
André Malraux, figures qui correspondent à l'époque gaulliste de Claude
Mauriac puis une première référence à Michel Foucault (T1,2: 274-275. 15
décembre 1972) introduit I'époque gauchiste. Sur cette rapide mais non moins
marquante référence à Michel Foucault se clôt la seconde partie
«L'inoubliable»' . Ce plan fera l'objet d'un agrandissement placé dans la
seconde partie «La Goutte d'Or» du troisième volume Et Comme l'espérance
est violente. (T1,3: 261-592). Les portraits les plus marquants sont
respectivement ceux du général de Gaulle, de Malraux et de Michel Foucault
autour desquels il compose le troisième volume Et Comme l'espérance est
violente2.
Pour la reconstitution de son parcours politique le compositeur fait
intervenir les figures de Gaston Bergery, André Chamson et de de Gaulle qui
ont jouées un rôle déterminant dans le passage de cet homme de droite vers un
certain gauchisme. Avec ces figures, il compose son autoportrait car
«II serait risible que j'ose écrire un Charles de Gaulle, André Malraux et Claude Mauriac, s'il n'entrait pas dans tout portrait cette inévitable part d'autoportrait. » (T1,3 : 136. 12 avril 1975).
La composition est assimilée à un minutieux examen de conscience qui balaie
toutes les étapes des années trente aux années soixante en passant par ce
«Lac noir» que fut la période de l'Occupation. Nous avons commencé dans ce
qui suit par l'analyse du chapitre intitulé les «~evenants»~ qui met en scène les
figures de Gaston Bergery et d'André chamson'.
Crise dans la IV République
Alors qu'il est étudiant en droit, la crise de février 1934 marque, me
semble-t-il, l'éveil à l'engagement politique. C'est en témoin actif qu'il participe
aux manifestations de rues qui vont conduire à la révolte du 6 février 1934.
La composition chronologique du journal de 1934 met en scène la crise
politique. Les fragments datés du 24, 25, et 26 janvier placent en avant plan
' (TI,2 :135-297). Cette ébauche de son gauchisme par les quelques pages (274-297) est complétée dans le troisième volume du Temps Immobile : Et Comme l'espérance est violente, au chapitre intitulé «La Goutte d'Or D.
«Ainsi un Malraux, de Gaulle et Foucault ; se substituerait-il à mon Malraux et de Gaulle, si je me laissais aller. Je résiste à la tentation, Michel Foucault étant mieux à sa place dans le chapitre du Temps immobile 3, auquel je travaille d'autre part et qui porte ce beau titre trompeur, la Goutte d'Or.. . » (TI,3 : 181. 27 avril 1975). L'intitulé de ce volume lui a été proposé par sa femme Marie-Claude Mauriac Mantes Proust. (T1,6 : 3 décembre 1975.).
Il s'agit de l'intitulé de la première partie du deuxième volumes Les Espaces imaginaires : «Les Revenants » (T1,2 : 9-13 1).
I'affaire de Stavisky. Autour de cette affaire, c'est l'opacité du régime
parlementaire qui apparaît. Son déclenchement en décembre 1933 et la mort
d'Alexandre stavisky2 survenue le 8 janvier 1934 ne sont pas évoqués. Les
mouvements au sein de la classe politique sont cités : «A la Chambre nouvelle
séance orageuse : Philippe Henriot occupa longtemps la tribune sans apporter
sur I'affaire Stavisky ce qu'on attendait de lui. Je travaille mon histoire du droit
jusqu'au déjeuner.)) (T1,2: 58. 24 janvier 1934). Officiellement, selon Philippe
Henriot la mort d'Alexandre Stavisky est un suicide alors que L'Action française
conclut à un assassinat orchestré par la classe politique dont l'objectif est de
couvrir les complices, proches du Ministre Chautemps. C'est l'hypothèse du
suicide qui semble être confirmée: N ... je déjeune seul avec papa :
intéressante conversation sur le scandale Stavisky. La compromission du
ministre de la Justice va amener la démission ou la chute du ministère
Chautemps. (...) ». (T1,2 :59. 26 janvier 1934). Les prévisions de François
Mauriac sont vérifiées le 27 janvier, en effet, « ~ e ~ n a l d y ~ ayant démissionné,
tout le ministère Chautemps doit enfin se retirer.)) (T1,2: 59. 27 janvier 1934).
L'opacité du discours de Philippe Henriot «sans apporter sur I'affaire Stavisky
ce qu'on attendait de lui», les modalisateurs «enfin» insistent sur l'opposition du
diariste à la corruption et l'indifférence, voire le mépris des citoyens sensibles
dans le comportement des responsables politiques.
Claude Mauriac prend alors position contre le gouvernement,
«Recherche vaine de manifestations qui n'ont pas lieu aujourd'hui)) (T1,2 :59. 26
janvier 1934}, il voudrait se «retrouver dans la mêlée. )) (T1,2 : 28 janvier 1934).
II s'est fait «coffr(é)» par la police le 22 janvier (T1,2 :64) mais ne peut, bien
malgré lui, participer à la tragique manifestation du 6 février4. Le lendemain, il
est dans la rue avec son ami Claude Guy ((place de la Concorde où la foule
hurle)) la mise à mort de Daladier. (T1,2 : 69-70)
1 Ce sont les personnes placées en avant plan mais la figure de Georges Duhamel est tout aussi importante malgré les rares références.
Stavisky connu sous le pseudonyme de Serge Alexandre est le fondateur du Crédit Municipal, crée sous la troisième République. 3 Ministre de la justice sous le gouvernement Chautemps.
11 invoque deux causes, sa mère qui K Très alarmiste, elle pleure presque, dès midi, les cadavres (encore vivants) de ce soir. D et la peur comme il l'avoue « ... j'avais un peu la trouille » (TI,2: 66. 6 février 1934).
182
A l'origine de ces émeutes antiparlementaires, la destitution du préfet de
police Chiappe soupçonné par le radical Edouard Daladier, de complaisance
avec l'extrême droite. La foule proteste contre le départ de Chiappe et Claude
Mauriac d'acquiescer «Et, en effet, il n'y eut jamais de sang versé du temps de
Chiappe)). Mais il soupçonne une éventuelle manipulation politique de la droite
pour couvrir et détourner l'attention de la véritable cause du mécontentement
populaire qui s'avère être l'affaire du scandale financier. ~tavisky' est la «cause
première de ce massacre)) (T1,2: 69. 7 février 1934). Par delà le conflit politique
cette révolution est avant tout dirigée contre la corruption au sein du régime des
partis.
A cette époque, les manifestations des ligues depuis le mois de janvier
sont presque quotidiennes. Si les événements de février 1934 sont présentés à
partir de fragments de son journal contemporain, c'est par le commentaire qu'il
revient sur son engagement ((durant quelques mois, ((Volontaire national)) dans
les ((Croix-de-Feu)). (T1,2 :74. 8 mai 1974). Sa fascination pour les mouvements
de foule explique cette adhésion. (T1,2: 75). 11 abandonne la ligue après leur
dissolution par Blum le 18 juin 1936. Plus précisément, lorsque sous la direction
de La oc que*, la ligue ((Croix-de-Feu)) devient le Parti Social Français (P.S.F.)
' Sa vision de la situation est justifiée trente neuf ans plus tard par Maurice Clavel dans un article publié dans « Le Nouvel Observateur, lundi 24 décembre 1973. (...) Et le mal vient de loin : il n'est homme de gauche qui ne présente le 6 février 1934 comme un pur complot fasciste, alors que la plupart des manfestants et des victimes étaient des citoyens écœurés ! II y aurait donc des scandales à raire au nom de la République, de bonnes canailles ! >> (TI,2: 65).
François de La Rocque (6 octobre 1885 - 28 avril 1946). Il se retire de l'armée française en 1928 avec le grade de colonel pour se consacrer à la politique. Avec l'accord de son ancien chef, le général Lyautey, il adhère à l'association nationale des "Croix de Feu", crée en 1927 par l'écrivain Maurice d7Hartoy et qui regroupe "les combattants d'avant-garde et blessés de guerre, cités pour action d'éclat". En 193 1 , il fut élu président des Croix-de-feu. Il appelle à voter "National" pour "barrer la route à l'union des gauches et au bolchevisme". Le 6 février 1934, il demande à ses troupes de descendre dans la rue mais il refuse de prendre l'Assemblée nationale, déchaînant la colère des ligues. Pour la gauche unie La Rocque incarne tout de même le danger fasciste. En réalité, il a le souci de la légalité de ses actions et veut transformer les Croix de Feu en un parti politique normal, se soumettant au verdict électoral. En juillet 1936, quelques mois après la création du Mouvement Social Français qui regroupe les organisations proches des Croix de Feu, La Rocque crée le Parti Social Français (P.S.F.). Sa devise : "Travail - Famille - Patrie" est placée en manchette sur le nouveau quotidien du parti : Le Petit Journal. D'abord favorable à Pétain en 1940, il accepte "sans restriction" l'armistice et réorganise son parti qui devient Progrès Social Français. En décembre 1940, il accepte la "collaboration" par "discipline totale derrière le chef de l'Étatv. Il approuve également l'abrogation des décrets Crémieux qui avaient accordé la citoyenneté aux Juifs d'Algérie. En 1942, La Rocque change de cap et commence une activité résistante : en septembre il déclare, dans ses tournées en zone sud, que "la collaboration est incompatible avec l'occupation", Le 9 mars 1943, La Rocque est arrêté par la Gestapo. Après une détention à Moulins et Fresnes, il est interné en Allemagne à Eisenberg, puis à Itter où il retrouve Édouard Daladier et les généraux Gamelin et Weygand. Il est rapatrié
183
«si évidemment de droite, je me détachai immédiatement de lui.)) (T1,2: 74. 8
mai 1974). Le commentaire insiste sur le fait que la ligue des Croix-de-Feu
fondée en 1927 par d'anciens combattants de la première guerre mondiale et
présidée à partir de 1931 par le colonel comte de la Rocque n'est pas un
((mouvement fasciste)). Pour preuve, il affiche la lettre du fils du colonel de la
Rocque adressée à Pierre Cot daté du 19 mai 1973 et la réponse de ce dernier
((cité par Georges Lefranc : Histoire du Front populaire, p. 514-51 6)). Les
partisans de la ligue des Croix-de-Feu n'ont pas, selon ces témoignages,
participé à la ((révolution)) du 6 février 1934 et qu'ils ((sont antifascistes))
comme en ((témoigne la déportation de La Rocque)). (T1,2: 75-76).
Avec la composition, Claude Mauriac réalise, me semble-t-il, ce que
François Mauriac avait énoncé, dans un article de ((Temps Présent, 9
septembre 1938», un ((examen de conscience politique)). (TI, 2 : 73).
André Chamson
La composition à partir de la figure d'André chamson' (1 900-1 983) décrit
plusieurs mouvements. Elle est développée dans le deuxième tome Les
Espaces imaginaires puis dans le sixième Signes, Rencontres et rendez-vous
et enfin dans le neuvième volume, le compositeur signale la mort d'André
Chamson2. C'est au cours de l'été 1937 qu'il se rapproche d'André Chamson,
allant à l'encontre du conseil paternel et malgré la dissensions politiques
sensibles lors de ce séjour commun à ((Argentière)).
André Chamson est présenté comme un militant, un intellectuel engagé
précisément dans la guerre d'Espagne. Au cours du dîner du 22 août 1937, il
évoque la lutte du Front Populaire, récit qui déclenche chez Claude : ((l'horreur
en France le 9 mai 1945 et placé par le gouvernement provisoire en résidence surveillée, à la caserne des Coches à Versailles. ' Par l'alternance des fragments, le portrait d'André Chamson est présenté en contraste avec celle de Marcel Jouhandeau.
André Chamson (1900-1983) « eut une telle influence sur moi D commente Claude Mauriac quelques jours après la mort de cet ami dans son journal du 10 novembre 1983, fragment présenté dans le neuvième tome Mauriac etjils. (T1,9 : 10). Une influence sur la position politique. Il l'oppose à Marcel Jouhandeau : (TI,] : 123). Voir aussi : (TI,]: 123. 4 octobre 1937), (TI,2 : 80-87), (TI,7 : 154-163), (TI,9 : 10. 19 novembre 1983) et (T1,2: 55.25 janvier 1944).
184
de tout ce qui touche à la littérature en de tels moments. Primauté
incontestable de l'action, de l'engagement personnel.)) (T1,2 : 157. 22 août
1937).
Lors, de la crise de février 1934, André Chamson s'engage aux côtés de
Daladier dont il est le garde du corps et le conseiller'. II est pleinement engagé
dans le combat antifasciste, et s'il se défend d'être communiste. «il approuve
leur politique » (T1,2 : 81. 25 août 1937). Cette conversation éclaire les mobiles
de la radicalisation politique et les raisons qui ont suscitées la sympathie
d'André Chamson, pour les communistes.
André Chamson défend ses positions dans Vendredi un hebdomadaire
qu'il a fondé en 1935~. Or, pour Claude Mauriac, Vendredi «est aussi haineux
que Gringoire» et pour répondre à cette accusation André Chamson explique
que «Nous avons été obligés de combattre, de prendre par défense cette
position extrême. .. D (T1,2 :8l. 25 août 1937). Sans pour autant être
communiste, André Chamson ((approuve leur politique» qui vise selon lui à
((éviter la guerre civile.)).
La mise en scène «des dissensions du Front populaire» (T1,2: 85. 26
août 1937) avec la confrontation de Mme Edouard Herriot et du couple
Chamson. Les divergences au sein du Front populaire sont clairement affichées
par madame Edouard Herriot. Son discours rendu dans un registre comique
((reflète visiblement les opinions de son mari, Edouard Herriot, président de la
Chambre de Front Populaire)) mais selon André Chamson du fait ((qu'elle
appartenait à une famille bourgeoise, il s'agissait chez elle de réactions
instinctives.)) (T1,2: 84-85. 26 août 1937). La multiplicité des partis crée le
désordre politique, Les références à cette période dans Le Temps immobile
décrivent une situation de désordre et de conflits au sein de la classe dirigeante.
Les manipulations politiques de la manifestation du 6 février 1934, le silence
semble-t-il complice des membres du gouvernement et de leur presse
' Il évoque ce jour où Daladier les réunit, lui et trois de ses camarades, pour les consulter sur le cas de Chiappe. ((Fallait-il le renvoyer.. . Chamson était avec force pour le renvoi. » (T1,2: 55.25 janvier 1944).
Avec Jean Guéhenno et André Viollis. On peut se demander si le président du Conseil Léon Blum, était reconnu en tant que représentant d'un
pouvoir, si l'on s'en tient au fait qu'à deux reprises lorsqu'il a demandé les pleins pouvoirs fmanciers, le 21 juin 1937 et lors de son deuxième mandat qui fût de très courte durée entre le 13 mars et le 8 avril, la
185
respective au sujet par exemple des attentats, l'acharnement médiatique de
l'hebdomadaire Gringoire contre le ministre ~alengro' , i'impunité des forces
fascistes décrire ces «années noires)) selon la perspective de Claude Mauriac.
II dénonce i'abus de pouvoir et l'incapacité à surmonter les dissensions, le refus
d'envisager une solution politique commune pour la sortie de crise et leurs
responsabilités dans la propagation de la guerre. II pointe les dérives du régime
des partis alimentées par le mensonge et les complicités extérieures. Ces
affrontements ont lieu par presse interposée en l'occurrence Gringoire et
Vendredi.
« Gringoire avait un « faux allemand » : un prétendu interrogatoire de Salengro par le chef allemand qui l'aurait fait comparaître. Une pièce fabriquée. Mais officielle. Présentant toutes les apparences de l'authenticité ... Comment ne pas désespérer ? II se tua ... - Pas de guerre civile, à aucun prix, car Hitler entrerait en France ... » (T1,2: 82. 25 août 1937)
A partir de 1937, les groupes politiques s'allie aux deux blocs que
constituent le ((fascisme hitléro-mussolinien» et la ((dictature de gauche» (T1,2:
92. 4 octobre 1937) des communistes sous les ordres du «Komintern» du
régime stalinien. En matière de politique extérieure, la France avec Pierre Laval
puis Léon Blum joue la carte de la neutralité dans l'invasion de I'Ethiopie (fin
1934) par Mussolini, en signant le ((pacte d'assistance mutuelle avec le
gouvernement soviétique (mai 1935), puis en août 1936 le ((pacte de non-
intervention)) dans la guerre d'Espagne, puis en 1938 en Tchécoslovaquie. A ce
sujet Claude mauriac réactualise une lettre de son ami Jiri Mucha qui dénonce
avec force ce qu'il considère comme une terrible trahison de ces deux ~ t a t s ~ .
(T1,7: 528). Selon Claude Mauriac, il s'agit d'une tactique diplomatique de
pacification: «Que m'importe notre humiliation, s'il n'y a pas eu imprudence ...
mais j'ai peur que notre trahison ne nous ait rien rapporté, que la guerre ne soit
commission des finances puis le Sénat les lui refusèrent alors qu'ils les accordent à Camille Chautemps Guin 1937-mars 1938). A la suite de cette opposition des radicaux Léon Blum donna systématiquement sa démission. ' Ministre de l'intérieur dans le gouvernement de Léon Blum, constitué le 4 juin 1936.
Vémars, jeudi 13 avril 1939. Un communiqué du gouvernement nous apprend à quatre heures que la France et I?Angletene ont résolu de défendre, outre la Pologne, la Roumanie et la Grèce si elles étaient menacées d'une agression. Résolution qu'on ne peut qu'approuver ... Elle peut sauver la paix- ou précipiter la guerre. » (TI,9 : 126)
186
que différée.)) (T1,7: 529. 11 octobre 1938). L'instabilité politique de la France
crée un terrain favorable à l'extrémisme international comme en témoigne les
manœuvres de déstabilisation par Mussolini qui fait assassiner le «roi de la
Yougoslavie)) et l'intellectuel antifasciste Roselli (((scandale de cette frontière
ouverte aux meurtriers, connus de tous, au retour !)» et l'impunité de
((Goebbels faisant éclater I'affaire ~alengro', ce crime)) (T1,2: 81. 25 août 1937).
Les gouvernements successifs ont alimentés les dissensions politiques et
affaiblis le rôle de la France face à l'expansion des dictatures. La radicalisation
politique conduit à un totalitarisme généralisé qui débouche sur une guerre
civile sans doute été programmée, comme semble le montrer I'affaire Salengro.
Claude Mauriac met en scène les dérives de la Ive République fondée sur le
régime des partis.
Ces conflits au niveau national et international reflètent la tension
intérieure chez Claude Mauriac de «la coexistence de sympathies gauchisantes
et d'un ((instinct plus profond en moi» de droite.» (T1,2: 88). André Chamson va
non pas le ((convertir au communiste)) ce qu'il a toujours considéré comme une
((erreur tragique)) mais ses ((paroles (. . .) Son discours m'aida à cristalliser tant
de vagues pensées)), de ces ((mille dégoûts, mille répugnances qui attendaient
d'être ordonnées)) (T1,2 : 163. 23 octobre 1937). L'attitude politique d'André
Chamson raffermit sa prise de distance avec la droite et la gauche'. Son
discernement le conduit à chercher un équilibre entre ces deux mouvements
contradictoires. (T1,2: 83). Malgré la présence d'André Chamson, guidé par leur
anticommunisme, Claude et François Mauriac votent contre le Front Populaire
dirigé par Léon Blum. En 1938, Claude et François Mauriac réalisent l'erreur de
ce choix (T1,2: 148-149. 15 août 1938) inhérent à leur méconnaissance de ce
mouvement et à leur volonté de ne pas sombrer dans le ((fanatisme)), la haine
du camp adverse. (TA,2: 150). L'image d'André Chamson se précise au fur et à
mesure de la composition du Temps immobile. De l'homme déterminé dans son
engagement, il devient un homme désabusé, un ((animal apolitique)). Avec
1 Ministre de l'intérieur dans le gouvernement de Léon Blum constitué le 4 juin 1936, se suicide le 17 novembre 1936.
l'analyse du discours d'André Chamson, Claude Mauriac laisse entrevoir la
facilité de sombrer dans l'erreur et l'extrémisme et la difficulté de ne pas choisir
de camp politique et de préserver sa lucidité et sa liberté.
Gaston Bergery
Gaston Bergery est la première figure dans le mouvement de
reconstitution de son éducation politique. Présenté en ouverture des Espaces
imaginaires, Claude Mauriac rend «hommage» à cet homme politique pour
lequel il a témoigné au procès après la ~ibération~. II accorde une extrême
attention au discours politique de Gaston Bergery dont il présente l'évolution
dans Les Espaces imaginaires, notamment le chapitre intitulé «Les Revenants))
grâce à ce que le diariste a enregistré en 1938, 1940, 1941, 1953 et 1974. Le
portrait physique est esquissé par quelques touches, en 1953, Gaston Bergery
est ((soigneux exagéré.. . charmant, ou plutôt séduisant.. . énigmatique.. . jeune
d'allure.. .intelligent» alors que le discours, ces ((paroles (. . . ) pour éclairer le
personnage » par sa vision politique et ses prédictions quant à la place de la
France dans l'Europe.
En 1938, alors que Claude Mauriac collabore à La ~ l e c h e ~ , le dirigeant
frontiste s'écarte des partis de gauche. C'est à cette époque que Claude
Mauriac le rencontre. ((Guastalla me présente, il (Gaston Bergery) me regarde
un moment en silence. Puis il dit : -André Gide m'a parlé de vous.)) (T1,2 :12. 4
' « Rencontre, décisive, avec André Chamson. Là, je devins, dans la mesure où cela m'était possible, un homme de gauche. » (T1,2 : 149.7 avril 1979).
On sait que dès son entrée dans la vie politique en 191 8, Gaston Bergery (1 892-1974) est élu député de Mantes en 1928. Puis jeune radical il occupe le poste de directeur du cabinet d'Herriot lorsque celui-ci est ministre des Affaires étrangères, en 1924-1925. En mars 1933, à 41 ans, il fonde le Front commun contre le fascisme, contre la guerre et pour la justice sociale et, en août 1934, l'hebdomadaire "La Flèche", organe du mouvement fiontiste. Député du Front populaire en 1936, il défendit les accords de Munich. Il rédigea, le 6 juillet 1940, une motion parlementaire appelant à l'instauration d' «un ordre nouveau, autoritaire, national, social, anticommu-niste et antiploutocratique». Le 10, il vote les pleins pouvoirs. Il est l'auteur, en partie, du message de Pétain du I l octobre. En novembre, Laval l'a fait envoyer en mission diplomatique en Suisse. Membre du Conseil national, il sera nommé ambassadeur de Vichy à Moscou (24 avril-juin 1941), puis à Ankara (mai 1942-septembre 1944). En février 1949, traduit devant la cour de justice, il sera acquitté.
K.. . je le revois, entre deux gendarmes, devant ses juges, le jour où j'allais témoigner pour lui.. . » (TI,2: 10. 5 juillet 1953) 4 L'hebdomadaire La Flèche, organe de presse du Parti frontiste, est fondé en 1934 par Gaston Bergery.
188
avril 1938). Résolument pacifiste, Gaston Bergery se rapproche du Maréchal
Pétain pour lequel il écrira «le Message)) du 11 août 1940. (T1,2: 31. 3
décembre 1940). Par une longue lettre' initialement destinée à ses parents
alors en zone libre, Claude Mauriac tente (d'analyse de la pensée bergeriste»
(T1,2: 36. 12 octobre 1941). Cette pensée est saisie et rendue au travers de son
discours rapporté indiqué par la ponctuation et le verbe introducteur: « Bergery
disait : - II est très difficile de savoir ce que les Français pensent actuellement
de la collaboration, car il y a peu de rapport entre leurs discours et ce qu'ils
sentent.» (T1,2: 35. 11 octobre 1941) ou encore ((disant un peu plus souvent
qu'il ne faudrait : - Moi qui suis vichyste ... » (T1,2: 9-1 1. 5 juillet 1953). 11 s'agit,
me semble t-il, pour le compositeur de comprendre le sens de la Collaboration
présentée comme une nécessité politique dans le projet de la construction de
l'Europe.
C'est l'orientation le discours de cet homme qui va déclencher le rejet :
«A 7 heures, je suis à la Flèche pour le conseil de rédaction. La cuisine à
laquelle Bergery convie ses collaborateurs n'a rien de répréhensible et pourtant
un vague écœurement me gagne.)) (T1,2: 17-18). La divergence des points de
vues politiques avec le directeur de La Flèche décisives: «Ses partis pris
m'agacent dans la mesure où ils heurtent les miens)). La distance est explicite
dans l'interpellation faite au lecteur-auditeur de prendre part à l'analyse par
laquelle Gaston Bergery défend la nécessité pour la France de collaborer avec
l'Allemagne. «Je ne voulais pas citer Bergery et une fois de plus je l'ai laissé
parler. Soit. Ecoutons le donc: « ...j e ne choisis pas la collaboration pour
l'amour de l'Allemagne, mais je considère que les faits nous i'imposent et que la
France a de l'avenir dans une Europe rénovée.)) (T1,2: 37.1 2 octobre 1941 ). La
description du personnage est donc rapidement relayée par son discours,
ponctué par les gestes. On assiste moins à un dialogue qu'à un monologue,
Claude Mauriac écoute et questionne pour alimenter la conversation. La place
accordée à l'oralité montre la complexité du journal intime. II est un genre
hybride où se mêle récit, discours et discours intérieur. Pour Claude Mauriac, la
parole est un événement elle est réinvesti de son pouvoir d'engendrer des
- - -
1 (T42 :30-34.3 décembre 1940).
relations et de stimuler la pensée et l'écriture. Le diariste intériorise le discours
d'autrui, s'en nourrit et alimente avec sa propre réflexion. Or, le commentaire
sur le discours retenu dénote l'intérêt pour la vision de Gaston Bergery et
connote la distanciation avec ses prises de positions. La forme du discours
direct rapporté et le commentaire créent le soupçon quant à l'identité du
responsable de ce discours. En effet, le scripteur «voudrai(t) retenir leur
signification profonde. Non pas tant ce qu'il a dit que ce qu'impliquent ses
paroles. Non pas tant la lettre de son discours ou de sa pensée que leur
résonance en moi.» (T1,Z: 35. 11 octobre 1941). De ce fait, le refus de Claude
Mauriac de considérer son œuvre comme un témoignage objectif est ici justifié.
Le système idéologique est porté par une personne, une voix. Son
succès ou son échec reposent sur le pouvoir de transmission de l'individu. La
fascination comme jeu conscient ou inconscient place le pouvoir au cœur des
relations interindividuelles. Claude Mauriac est aussi sensible à la présence
qu'à l'absence d'autrui. L'impact psychique de l'absent perturbe la relation au
présent : «Hier le souvenir de Bergery m'empêchait d'être présent au drame
d'Asmodée.» (T1,Z: 15-16. 5 avril 1938), par son intensité, elle accapare
totalement l'attention: «Et voici que, depuis, a eu lieu cette brève rencontre : sur
moi le regard d'Aragon, en moi son ricanement. L'image de Bergery s'efface. Je
sais bien pourtant qu'elle n'était pas insignifiante et floue.)) (T1,Z: 15-16. 5 avril
1938). Ce conflit d'images proportionnel à la force de la personnalité de chacun
telle qu'elle est éprouvée par Claude Mauriac est l'expression de la tension
intérieure qui s'exprime en terme politique par le conflit politique entre la droite
et la gauche. Outre la possibilité de dater l'attirance vers la gauche et
indépendamment des tendances politiques représentées par chacune des
personnes Gaston Bergery et Aragon, c'est le pouvoir de fascination exercée
par une présence que tente de saisir Claude ~auriac'.
1 Nous verrons ultérieurement dans ce chapitre que pour le général de Gaulle, cette fascination va au delà de la quête d'une idéologie politique, qu'elle s'enracine dans le mythe.
190
Service militaire
C'est en prise directe avec les événements de son ((actualité)) qu'il se
forge et éprouve sa conscience politique. La retranscription de ces événements
dans son journal va lui permettre de clarifier sa pensée politique au cours de
cette période particulièrement troublée de l'Histoire. Son éducation politique
semble être déjà formée au moment de la ((révolution)) du six février 1934'. Elle
sera confirmée lors de ces années de la «drôle de guerre)). Comme nous allons
le voir, c'est au cours de son service militaire en 1937' et en 1939 lorsqu'il a été
rappelé comme réserviste en 1940 puis avec le journalisme que sa pensée
politique se précise. Ce qui importe également dans le choix de la littérature se
sont les deux années du service militaire que Claude Mauriac entame au Fort
de Saint-Cyr le, 5 novembre 1936~. La période de son service militaire (1935-
1937) correspond à une situation particulièrement troublée par la guerre qui si
elle n'a pas encore atteint la France, s'étend à toute 11~urope4.
L'actualisation du joumal de 1937 est effectué à deux reprises, d'abord,
dans le deuxième volume Les Espaces imaginaires (T1,Z: 50. 9 janvier 1937)
puis dans le neuvième Mauriac et fils. Le fragment en date du 9 janvier 1937
qui décrit deux types de relations au premier plan la conversation amicale entre
Claude Mauriac et son ami communiste et en arrière plan, celle houleuse
((entre Ehm, le philosophe, et Houvet, l'instituteur socialiste)). Cette scène dans
la chambre de la caserne est suivie le récit du voyage vers Paris.
Dans Les Espaces imaginaires, ce fragment est coupé de façon à mettre
en relief les tensions politiques au sein de l'armée. La tension représentée
décrit deux types de conversations séparées typographiquement par la
parenthèse qui distingue nettement la conversation pacifique entre Claude
Mauriac et son ami communiste et celle houleuse contenue dans la parenthèse
1 (T1,2: 58-59, 66-68, 69-71). (Tl,2 : 50. 9 janvier 1937). 11 est également préoccupé par les inégalités sociales qu'il dénonce en 1939
avec cette enquête sur les étrangers en France. (T1,9: 139.29 avril 1939). 3 (T1,9: 9 et 3 3 , (TI, 9 : 54. 15 février 1937) et (Tl,9 : 67.8 mars 1937). 4 Dans le chapitre suivant, nous décrirons cette période d'instabilité, qui fait se resserrer entre eux, les membres de la famille «Frontenac ». Il sera analysé le double parcours politique et intellectuel de Claude Mauriac, à partir de ces années au Fort de Saint-Cyr.
(( ... (pendant que, dans la même chambre, Ehm, le philosophe, et Houvet,
l'instituteur socialiste en étaient aux injures et balbutiaient de rage et de
d'exaspération).)) (T1,2: 50. 9 janvier 1937). Or dans Mauriac et fils (T1,9: 36. 9
janvier 1937), les deux conversations sont insérées dans la parenthèse pour les
distinguer du récit du voyage vers Pans. Le récit du voyage mêle la description
de l'entrée à Paris par Ville d'Avray, l'émerveillement du narrateur à la vue de
ces (( élégantes et puissantes voitures (...) de jolies femmes, des hommes bien
habillés ... ». II s'agit d'exprimer le refus du sacrifice que représente le service
militaire' et de signifier son attachement à la vie civile, mondaine et bourgeoise
précisément
«Cet univers que Garçonnet et Houvet voulaient détruire (et il fallait avouer qu'ils avaient leurs raisons) mais dont je profitais tellement et qui tellement m'était nécessaire. Ce monde de la propreté, de la mesure et de la politesse, oh ! j'en connais les faiblesses et la vanité. Mais le contraste était si étrange en sortant de ce Fort de crasse et de merde.)) (T1,9: 36-37. 9 janvier 1937).
Dans Mauriac et fils, la composition du premier chapitre «Les Buttes du
Fort)) est la reconstitution chronologique de son journal de 1937. La
composition met en scène la double vie de Claude Mauriac, le jour au «Fort de
Saint-Cyr» et la nuit à Paris où il rejoint les soirées bourgeoises. L'un des motifs
de la réactualisation de ces fragments est de justifier de l'impréparation à la
guerre malgré les alertes de certains dont Georges Duhamel. (T1,9: 9 décembre
1936).
Peu après son entrée au service militaire (le 5 novembre 1936), la
publication de son article Multiplication de la présence, le confirme dans la voie
du réflexion intellectuelle. L'euphorie à la vue de son nom inséré entre celui de
Roger Martin du Gard et d'André Maurois, dans la Nouvelle Revue ~rançaise~,
le confirme dans sa voie : «Mon univers, celui de la pensée et celui du
«monde» (étrange union !). Mon univers, dont rien ne pourra jamais me bannir
' «Rien n'excuse l'internement pendant deux ans d'hommes jeunes, alors que la vie, déjà, est si brève. Rien. II n'y a pas de sentiment national qui tienne devant le fait de vivre. D (T1,9 : 35.6 janvier 1937). 2 Il reproduit une copie de la table de matière de la Nouvelle Revue Française du la décembre 1936. (T1,9 :14. 24 janvier 1986.).
192
vraiment.)) (T1,9: 13. 11 décembre 1936). Progressivement, l'attrait irrésistible
de la vie mondaine, du luxe et des femmes laisse place au travail intellectuel.
Grâce à l'appui de son ami André Demaison, il est affecté à «la bibliothèque
des officiers de Versailles comme secrétaire d'un colonel de I'Ecole de l '~ i r '»
où il travaille quand ce n'est pas sur sa «tôle de zinc)) à ses articles et nouvelles
qu'il publie dans Marie-Claire sous le pseudonyme de Gilles ~ e b r ê t ~ . II prépare
également son essai sur l'œuvre de Marcel Jouhandeau (T1,9: 51 et 60, 25
février et 1 er mars1 937). La réflexion littéraire, l'écriture régulière du journal,
vont transformer sa vision du réel et de son vécu. Le Fort de Saint-Cyr devient
alors ce refuge où il se sent ((préservé, éloigné des tentations3.» de Paris et de
I'univers bourgeois ce monde où «tout s'enchaîne d'une manière logique, ces
relations raisonnables entre les choses, ce manque de mystère.)) (T1,9 :51. 9
février 1937). La vie dans la caserne avec ce qu'elle comporte de privation,
d'ascétisme par rapport à la vie matérielle est déterminante dans la rupture de
Claude Mauriac avec I'univers de la bourgeoisie parisienne4. Un an plus tard, il
est à nouveau appelé et rejoint sa caserne à Saint-Cyr. L'imminence de la
guerre transforme la vision de la vie en un vaste néant, en une «paix faite de
consentement à l'inévita ble5».
Le Journalisme.
La critique littéraire et plus le journalisme, à l'exemple de l'article sur
Geneviève ~abouis', sont l'occasion «de mettre au net certaines idées encore
obscures et indispensables au développement de ma pensée politique.)) (TA,2:
1 (TI, 9 : 67-68 et 23 et 34.3 janvier 1937) et (TI,2 :12. avril 1938). 2 (TI,9: 62-65. 4 mars 1937 et 68-69. 10 mars 1937).
(T1,9: 51. 10 février 1937). 4 La lecture également enrichit, nourrit la réflexion et l'élan au projet de film d e Homme éternel ». Lors de cette activité livresque qui est l'une des étapes de l'œuvre en formation, le lecteur Claude Mauriac note sa connivence avec la pensée de «Blanchot », «T.E. Lawrence » et «Humain trop humain de Nietzche » : « Il n'est jusqu'au sens que j'ai donné a mon sujet de film ( l'Homme éternel) qui ne soit, par ma lecture de ce soir, confirmé. Ou bien il n'y a pas de hasard. Ou bien tout est dans tout et l'esprit trouve la pâture appropriée à son état actuel dans n'importe quel livre)) (T1,2 : 80.25 août 1937).
(T1,2: 156.5 septembre 1939. Saint Cyr, caserne Charles-Renard), (TI,l: 468.9 août 1939). Journaliste a la Flèche, il consacre, en 1938, un article à l'ouvrage de Geneviève Tabouis Le Quesne,
Chantage à la guerre, Paris, Flammarion, 1938. 193
152 , 30 juin 1938). Claude Mauriac a toujours été attiré par le Journalisme qu'il
a d'ailleurs pratiqué dès l'âge de 14 ans. Après les sept numéros (du le' février
à juillet 1928) de L'Aviateur créé avec Bertrand, il fonde en 1936 «avec André
Demaison, Marius Daniel (Michel P. Hamelet) et deux autres garçons la Libre
Humanité.)) (T1,IO: 137. 14 juillet 1936). En 1938, il publie des articles et des
nouvelles dans Marie-Claire et Marianne et Le Figaro ' . La démarche
journalistique2, semble t- il, influence ce changement de point de vue du fait de
la proximité avec l'événement. De même, l'écriture rapide, la forme brève, la
nécessité de dire l'essentiel, selon les impératifs du journaliste etlou de
l'actualité, sont les caractéristiques communes aux deux genres qui tendent
ainsi à se confondre. L'activité sur laquelle il insiste est celle qu'il mène auprès
du comité de rédaction du Journal La Flèche dirigé par Gaston ~ e r ~ e r y ~ . En
1938, du fait qu'il est encore officier dans l'armée, il signe ses articles publiés
dans La Flèche, dirigé par Gaston Bergery, sous le pseudonyme de ((Gilles
Debrêt» (TA,2: 22).
Le le r juillet 1938, il est envoyé en Tchécoslovaquie où il retrouve son
ami Jiri ~ u c h a ~ . (TA,2: 153). Ce voyage eut lieu juste ((avant Munich», avant
qu'Hitler ne rattache les Sudètes à l'Allemagne et que la France et l'Angleterre
ne cèdent aux exigences du Reich. A son retour, il publie «La Tchécoslovaquie
à la recherche du bonheun) (T1,2: 22.29 août 1938).
Or, dès 1938, il s'engage à dénoncer le fascisme avec la publication le 5
février 1938 de ((Consentement au massacre » (TA,2 : 13. 17 janvier 1938) et
(TA,2: 14. 18 janvier 1938) puis sur «le congrès de 150 juristes qui, traitant de
la liberté dans le monde, ne font même pas allusion à l'U.R.S.S. ! » (T1,2 :140-
' « ... ma première chronique régulière du Figaro date du 20 avril 1946 (mes premiers articles étant de 1938-1939.) (TI,lO :164.6 juin 1977) et (TL9 : 75). Ses études de droit l'aide à éclaircir sa tendance politique: «Un de mes cours sur le socialisme (par M.
Baudin), m'intéresse malgré le parti pris antisocialiste de l'auteur. Je sens bien que le socialisme marxiste (je dis : j e sens parce que je le connais mal) heurte en moi quelque chose d'essentiel. Mais c'est pourtant dans la direction du socialisme que je dois chercher ma voie.)) (TI,2: 16. Jeudi 20 janvier 1938). Il poursuit ses études de droit et soutient une thèse en 1941. Claude Mauriac, La Corporarion dans I'Etat, thèse de doctorat, Université de Bordeaux, imp. De Bière, 1941,223 p.
A Gaston Bergery, il consacre l'ouverture des Espaces Imaginaires (T1,2 :9-42). Avec ce personnage marquant de la deuxième guerre mondiale, Claude Mauriac compose le premier mouvement de son parcours politique, thème majeur du deuxième volume Les Espaces imaginaires.
Il présente quelques fragments de son voyage en Tchécoslovaquie en juillet 1938: (TI,l :281, 428,429) et (TI,7 : 5 16-527).
194
141. l e r juin 1938). Le choix du lieu de publication est significatif. «Le
consentement au massacre)) que je corrige aujourd'hui. Je compte le porter à
Chamson.» (TA,2: 13. 17 janvier 1938), «C'est à la Flèche que j'ai, en définitive,
envoyé mon article. » (TA,2: 14. 18 janvier 1938). A Vendredi il donc préfère la
Flèche et la datation permet de comprendre que c'est en totale liberté et
conscience que Claude Mauriac effectue ce choix. Alerté par André Gide sur
les camps la répression en U.R.S.S, comme le signale ce fragment :
Versailles, Petites-Ecuries, vendredi 29 octobre 1937 II (Gide André) me parle de sa démission du parti communiste, il y a deux ans lorsqu'on voulut le forcer à dire que « ce qui était noir était blanc ». Les trahisons, les injures de ses anciens camarades lui donnèrent une grande commotion. Solitaire il n'abandonna pas ses amis de 1'U.R.S.S qu'il défendit de toute son âme. Puis vint, du jour au lendemain, ce coup terrible que fut pour lui, à propos du second procès, la certitude de la faillite de ce qu'il aimait : -Je ne suis pas encore relevé de cette désillusion. Déprimé à l'extrême, je puis encore faire mes cours, mais il m'est impossible de travailler, d'écrire ce que je pense. .. Et j'ai pourtant là des choses essentielles à dire et que personne n'a le courage d'imprimer.)) (T1,2 : 195-196).
S'il privilégie La Flèche, il n'en reste pas moins vigilant à la ligne politique
de son directeur. II intègre I'équipe en tant que Journaliste «dans la mesure où
I'équipe de Bergery défend cet équilibre qui m'est cher, dans la mesure où elle
est antifasciste sans choisir entre les fascistes qu'elle condamne et les autres,
je me demande si je ne dois pas l'aider de tout mon pouvoir spirituel et
matériel.)) (TA,2: 19) mais il ne s'inscrit pas au «Frontisme» de Gaston Bergery.
André Gide le soutient dans sa volonté à la fois de méfiance et d'indépendance:
((Paris. Mercredi, 9 novembre 1938. (.. .) «Vous avez raison, me dit-il, de ne pas
vous inscrire chez Gaston Bergery, bien que son équipe soit la seule
sympathique : ne jamais s'inscrire à un parti!)) (CAG, 23). Cette attitude le place
certes en position d'observateur et de critique et lui permet de dénoncer
publiquement toutes les formes de totalitarisme.
Spécificité de I'engagement
Comment se définit I'engagement politique de Claude Mauriac dans le
contexte de la deuxième guerre mondiale? Son attitude est celle du témoin
actif : il observe les conflits et l'attitude extrémiste que chacun adopte face au
clan adverse. A la suite du dîner évoqué plus haut, il avoue à André Chamson :
« Moi, je ne sais plus. Je les vois maudire le fascisme - et souhaiter en même
temps une dictature de gauche. Où est la différence?» (T1,2 :92. 4 octobre
1937). C'est moins la perplexité face à la crise nationale que l'exaspération
contre les luttes partisanes en lesquelles il ne voit que ((Passion. Excès.
Aveuglement)) (T1,2 :85. 26 août 1937).
La spécificité de son engagement consiste d'abord me semble-t-il en un
combat intérieur. II reste vigilant face au risque de l'extrémisme : ((Eviter autant
que possible I'engagement dans un sens» et son effort est dans le
rétablissement permanent de l'équilibre intérieur «ne pas choisir, ne rien choisir
que la mesure» (T1,2: 87. 24 septembre 1937). 11 observe et contrôle ses
réactions qui ont tendance à se radicaliser. Au niveau de l'écriture, ce conflit
intérieur se traduit par le jeu des indices de personne. Les caractéristiques de
«je» sont explicitement posées à partir desquelles celles du «moi» peuvent être
déduites. Le mouvement de résistance s'effectue par rapport aux différents
mouvements intérieurs': ((je» exposé à autrui et aux différents groupes en
conflits est affaibli. Le choix délibéré de la solitude «je veux demeurer seul» le
rapproche du «moi». Grâce à cette distanciation ((j'aurai la force de ne pas
céder» et de ((demeurer lucide» (TA,2: 150). L'éloignement le place en dehors
du conflit et permet une vision globale de la réalité conflictuelle et l'approche de
la «Vérité» de cette situation de crise.
' Pour ne pas surcharger l'analyse nous reproduisons ici le fragment dans son ensemble : «Je veux demeurer seul pour être capable d'aimer. Qui dira si j'ai tord de m'isoler ainsi, ou si étant dans la vérité en disant qu'il n'y a pas de Vérité (mais seulement des éclairages différents d'une réalité elle-même fluente et amorphe), j'aurai la force de ne pas céder au cher aveuglement que mon esprit et mon sang continuent malgré tout d'aimer d'un si grand amour ? » (TI,2: 149.2 1 août 1938).
C'est en ((spectateur désintéressé»' et distant qu'il envisage le conflit.
Dans Histoire de ne pas oublier, Journal 1938, en date du 22 janvier 19382, il
dénonce l'extrémisme de chacun des partis:
(( ... on cherche aux conjurés des excuses. Positions I'une et l'autre insoutenables : je ne comprends pas comment une indignation vivante n'éclate pas (( à gauche D et comment, (( à droite n, on peut trouver dans le danger communiste une explication valable des assassinats et des attentats des extrémistes du CSAR. . . . B.
Dans ce conflit tragique, Claude Mauriac affirme son libre arbitre: «je veux
juger en toute liberté.» (T1,2: 87. 24 septembre 1937). Ce qu'il met en évidence
est le non sens de l'affrontement partisan puisqu' «II n' y a qu'un ennemi : le
fascisme, qu'il soit italien ou russe. Chacun devrait l'admettre.)). II dénonce la
((Criminelle passion)) qui empêche tout discernement:
((les traîtres sont dans la cité et les citoyens font un choix parmi les traîtres; comme s'il y avait des bons traîtres et des mauvais traîtres, comme si on ne pouvait choisir entre la liberté et l'esclavage, mais entre l'esclavage de ses goûts et celui de ses dégoûts.».
La distanciation permet d'entrevoir une issue car ((Chacun devrait s'unir pour
combattre la trahison.)) afin de dépasser ces divergences dont les raisons ne se
sont certes pas politiques mais passionnelles.
Le sujet se tient à une distance suffisante pour englober dans sa vision
les vérités : qui sont autant d' ((éclairages différents d'une réalité elle-même
' Nous donnons l'énoncé dans son intégralité : a Je suis décidé à prendre en politique extérieure, la position de spectateur désintéressé que j'ai déjà choisie en ce qui concerne la France. Ne pas s'abandonner à cet instinct de lutte qui me porte à choisir, à m'engager dans une seule direction, avec l'impétuosité du fanatisme. Demeurer lucide.. . » (TA,2 : 150. 25 juin 1938).
NOUS reprenons l'énoncé analysé dans son intégralité : (( Samedi 22 janvier.- (...) J7énonce, avec beaucoup de prudence et réserve, mon opinion sur le complot fasciste, dit des a Cagoulards ». . . . il reste ceci dont je suis rempli de stupeur : à gauche l'indignation semble feinte ; on se scandalise pour les besoins de la cause, semble-t-il ; à droite on cherche aux conjurés des excuses. Positions I'une et l'autre insoutenables : je ne comprends pas comment une indignation vivante n'éclate pas « à gauche H et comment, a à droite », on peut trouver dans le danger communiste une explication valable des assassinats et des attentats des extrémistes du CSAR. Il n' y a qu'un ennemi : le fascisme, qu'il soit italien ou russe. Chacun devrait l'admettre. Chacun devrait s'unir pour combattre la trahison. Il est terrible de penser que, pour des raisons d'ordre sentimental, on choisit de haïr ou Moscou ou Rome, pour défendre celui des deux qu'on n'attaquera pas. Criminelle passion : les traîtres sont dans la cité et les citoyens font un choix parmi les traîtres ; comme s'il y a avait des bons traîtres et des mauvais traîtres, comme si on ne pouvait
fluette et amorphe))). La «Vérité» ne peut être accessible si ce n'est son
approche par la prise en compte de la multiplicité et de la diversité des points
de vues. Elle est dans la distanciation par rapport à son propre point de vue et
dans la prise en compte qu'elle n'est accessible que dans sa forme
fragmentaire et polymorphe.
Par ailleurs, il apparaît que la prise de conscience de la relativité de la
«Vérité» humaine est liée au pouvoir d'aimer. L'engagement véridique et
véritable de Claude Mauriac n'est pas à chercher dans l'engagement politique
ou idéologique mais dans le partage d'une expérience humaniste, celle qui
consiste par rapport à son être le plus intime dans le rejet de la haine et la
recherche de l'amour. Ce combat intérieur contre ce «cher aveuglement que
mon esprit et mon sang continuent malgré tout d'aimer d'un si grand amour?))
(T1,2 : 149) est réalisé dans la solitude. II lui faut aller au delà des apparences
«pour être capable d'aimer» (11'2: 149) de fraterniser comme cet exemple avec
«les communistes, en qui je n'avais pas appris encore à voir des frères.)). Le
contrôle qui vise aussi bien «ces réflexes innées (de droite) et ces
((automatismes acquis)) (de gauche) (T1,2 : 87. 24 septembre 1937) dévoile sa
quête intime qui est la recherche de la réalisation de l'équilibre : ((Comme si en
m'engageant dans un seul sens je ne me trahissais pas !D (T1,2: 149. 21 août
1938). Cette attitude peut amener à le soupçonner, de manque de
détermination mais il est aisé de constater une cohérence dans sa trajectoire,
celle de la volonté d'indépendance. En 1937 puis en 1938 et en 1946 c'est la
même attitude à I'égard de la vision politique représentée par André Chamson,
Gaston Bergery ou encore de Gaulleet qui peut se résumer en
termes : ((Inféodé à rien ni à personne)) (T1,3 : 125. 13 mars 1975). Le choix
politique spécifique à Claude Mauriac se définit par cette forme d'immobilité qui
résulte de l'effort pour maintenir dans une totale indépendance à I'égard d'autrui
et de la tension vers un ((Equilibre de la pensée et de la vie.» (T1,2: 87. 24
septembre 1937).
choisir entre la liberté et l'esclavage, mais entre l'esclavage de ses goûts et celui de ses dégoûts. Le Jour me paraît aussi criminel que l'Humanité.. . N (TA,2 : 18-19).
198
Claude Mauriac a entamé une activité de journaliste et de critique
littéraire en 1936, à Marie-Claire, (T1,2: 110) journal que lisait S. De Beauvoir. II
a rejoint La Flèche dirigé par Gaston Bergery, en 1938 '. (T1,2 :140). II y publie
notamment « Consentement au massacre » (TA,2: 13. 17 janvier 1938) et (TA,2:
14. 18 janvier 1938) et consacre un article à Geneviève Tabouis, Chantage à la
guerre. II a travaillé au Figaro en 1938-1 939, qu'il reprendra avec ce dernier, de
1946-1 977. (Ti,l O: 164-167).
En 1939, il écrit pour Marianne, «une nouvelle Les dents serrées» (T1,9:
127). C'est ce journal qui lui fait vivre la première expérience de célébrité (T1,9:
130) «Dans Marianne, ce matin, ma photo accompagne une courte interview
(...) Ce début de célébrité, si agréable, bien que je n'en prenne pas bien
conscience, il faudrait l'abandonner aussi» (T1,9: 130). 11 se distancie des
journaux de droite et progressivement à partir des années 70, il va travailler
pour des journaux de gauche en 1972 : puis 1978 respectivement avec
L'Express et Le Monde. Or, on verra ultérieurement que les lieux de son
expression journalistique correspondent aux changements dans son
engagement politique. En effet, dans Liberté de l'Esprit, journal antistalinien
dont il est le fondateur avec André ~ a l r a u x ~ , il est seul avec David Rousset à
dénoncer, vers 1949, l'univers concentrationnaire soviétique (T1,2: 203-205).
Dans la presse, il publie différents types d'écrits: l'essai qui a trait à
l'actualité et des récits brefs tel que la nouvelle mais également des articles
dans lesquels il prend et défend farouchement ses points de vues sur l'actualité
politique. L'article de presse, s'il traduit l'intérêt pour les événements réels et
actuels, est également et initialement l'occasion de se forger une éducation
politique et de comprendre le monde dans lequel il vit. En 1938, dans La Flèche,
il consacre un article à l'ouvrage de Geneviève Tabouis, Chantage à la guerre.
Par ailleurs, il publie un article qui va l'isoler par rapport aux chapelles
dominantes de la scène politique de l'avant guerre. " Le consentement au
massacre" que je corrige aujourd'hui. Je compte le porter à Chamson. (TA,2: 13.
' On note son détachement dès 1939 «Lundi 17 avril 1939. (...) Conseil de la Flèche inintéressant et mort au possible. Bergery a l'air de parler et d'agir en rêve. Quel détachement et comme tout cela est, visiblement, l'intéresse peu. Il doit revenir des sport d'hiver car il est noir comme un nègre. » (TI,9 : 129)
(TI,2: 206) 199
17 janvier) (. . .) «C'est à La Flèche que j'ai, en définitive, envoyé mon article.))
(TA,2: 14. 18 janvier). Ce changement dans le choix du journal est significatif : il
envisage, en effet, de s'inscrire au Frontisme mouvement dirigé par Gaston
~ergety'.
« ... dans la mesure où l'équipe de Bergery défend cet équilibre qui m'est cher, dans la mesure où elle est antifasciste sans choisir entre les fascistes qu'elle condamne et les autres, je me demande si je ne dois pas l'aider de tout mon pouvoir spirituel et matériel. . . . » (TA,2: 19)
II persiste dans son anti-stalinisme cette attitude avec un autre article qui sera
publié le 25 juin 1938 «sur le congrès détestable de 150 juristes qui, traitant de
la répression de la liberté dans le monde, ne font même pas allusion à
l'U.R.S.S.!» (T1,2 :140. le' juin 1938 et T1,6: 149. 25 juin 1938). Dans la
composition, le rôle de cet événement au cours duquel se produit cette
première rupture de son premier engagement politique est d'éclairer par
analogie le conflit intérieur «La guerre civile, depuis toujours, elle est en moi.
Droite et gauche affrontées. La gauche, depuis longtemps, au pouvoir.)) (T1,2:
71. 27 novembre 1974). Ses rencontres avec précisément André Chamson et
Gaston Bergery sont déterminantes dans l'orientation politique.
' Cependant, il faut noter son détachement dès 1939 «Lundi 17 avril 1939. (...) Conseil de la Flèche inintéressant et mort au possible. Bergery a l'air de parler et d'agir en rêve. Quel détachement et comme tout cela visiblement, l'intéresse peu. Il doit revenir des sports d'hiver car il est noir comme un nègre. D (TI,9: 129).
200
Chapitre 2. Claude Mauriac et de Gaulle
Quel trajectoire de lecture faut-il suivre pour reconstituer la relation de
Claude Mauriac à de Gaulle? Le premier plan qui introduit la figure de de Gaulle
est le fragment daté du 13 juin 1958 (TI,l: 450-459) dans lequel il rend compte
des deux rendez-vous à l'Hôtel Matignon où il a doit être reçu d'abord par
André Malraux (TI,l: 450-458) puis par Georges Pompidou (TI,l: 458-459). Ce
plan est agrandi dans Le Temps immobile (TI,l: 18). Ces deux rencontres en
date du 13 juin 1958 dévoile la figure à peine esquissée mais prépondérante la
personne du général de Gaulle autour duquel se greffe les événements de
I'insurrection d'Alger et l'élaboration de la nouvelle constitution'.
La réactualisation de ce fragment dans le troisième volume du Temps
Immobile (T1,3: 16-17) place le lecteur par rapport à deux événements, l'un
relatif à l'Histoire et qui est la résolution du conflit de Ylnsurrection d'Alger,
l'autre à l'histoire de Claude Mauriac, le projet de son intégration au
gouvernement. Le métatexte indique le trajet de lecture à suivre avec les
figures de de Gaulle et d'André Malraux se poursuit avec Un autre de Gaulle,
Journal 1944-1954 et dans Et comme l'espérance est violente précisément la
première partie ((Malraux et de ~ a u l l e » ~ , qui a été amorcée dans Le Temps
immobile'. Nous allons décrire rapidement les différents mouvements de cette
très longue partie (T1,2: 9-258) avant de poursuivre l'analyse de l'«éducation
politique».
La composition autour des figures majeures de Gaulle et Malraux peut
être scindée en plusieurs mouvements. Un premier mouvement correspond à
l'analyse de I'insurrection d'Alger en 1958, un deuxième mouvement organisé
' Parallèlement, la figure de Georges Pompidou se précise par son discours sur le général de Gaulle et André Malraux alors Ministre de la Culture. Georges Pompidou est présenté comme le personnage clé du passage de la IV a la V République.
autour d'une série de rencontres d'André Malraux et de Claude Mauriac, un
troisième mouvement est la reconstitution de la première rencontre de Malraux
et de Gaulle, avec l'exposition des différentes hypothèses sur l'origine de cette
rencontre et les acteurs qui y ont contribués. Le quatrième mouvement est
l'articulation chronologique d'une série de textes polymorphes, de lettres
officielles datées et signées par des militaires et avec lesquelles Claude
Mauriac compose le portrait de l'officier de Gaulle. Enfin, le cinquième et
dernier mouvement cette partie se clôt sur les événements de (( mai 68 »2 et
du départ définitif du Général. Dans cette composition c'est donc le personnage
du général de Gaulle qui domine la scène du Temps Immobile et par laquelle
Claude Mauriac tente d'apporter sa contribution «à l'étude de cette psychose
encore peu étudiée : le gaullisme. » (T1,3: 225). Au regard de la reconstitution
du parcours politique «il ne s'agit pas de seulement de marquer dans ce
Malraux et de Gaulle mon passage du gaullisme au gauchisme (sans que
jamais je n'ai eu à renier de Gaulle). II y a des accords plus secrets, et on
pourrait-on dire au sein même de notre monde profane, sacrés3.» (TI, 3 : 181.
27 avril 1975). Pour nous, il s'agira de décrire à partir des fragments
réactualisés, le dien personnel4» de Claude Mauriac au général de Gaulle et de
comprendre l'impact de cette interaction dans le choix de la voie de non pas de
l'action politique mais de la réflexion et de la création littéraire.
' (TI,l :450-459). * (TI,3: 82).
La représentation du général de Gaulle est extrêmement complexe, elle fait intervenir l'Histoire et le mythe comme en témoigne Claude Mauriac. Dans une lettre à André Malraux, il rapporte son interview par un journaliste de la télévision belge qui 1' ((interrogea (...) sur ce phénomène, pour lui incompréhensible : la fascination exercée sur moi et sur tant de gaullistes par Charles de Gaulle. Je lui répondis (. . .) Il s'agit d'une sorte fondamentale de gaullisme, moins politique que viscérale et quasi médiévale.)) (TI,3: 89. 21 mars 1971). Il y perçoit de «L'irrationnel, à l'origine de la chevalerie et du gaullisme» (TI,3: 217), la représentation d'un archétype dans ce (uapport avec les morts D en l'occurrence avec «Saint-Just» qui émane de la présence de de Gaulle (TI,3: 153). La dimension historique du personnage ouvre sur le temps mythique, celui « La chevalerie, oui ... Car tout cela vient de très loin dans le temps. Dans notre temps ... P (TI, 3 : 182.27 avril 1975) et (TI,3 : 153-166 et 181). 4 ((Entre de Gaulle et les siens, comme le suzerain et ses vassaux, un lien personnel.)) (T1,3: 185. 26 mars 1975).
Le temps de l'épreuve du général de Gaulle
A la demande de Claude Guy son ami d'enfance, alors « officier
d'ordonnance du général de Gaulle D I , Claude Mauriac (( accepte à titre
provisoire et officieux » de (( répondre aux lettres personnelles adressées au
Général. Dès les premiers jours de la Libération, il organise et dirige le
secrétariat particulier. A la rue Saint Dominique, il occupe le bureau mitoyen de
celui du Général avec qui il est en contact direct. Après la démission du 20
janvier 1946~, Claude Mauriac est convoqué à Marly le vendredi 8 février 1946,
pour se ((voir proposer de demeurer son ~ecrétaire.))~. II le rejoint donc
régulièrement dans sa retraite à Marly puis à Mézières. Par cette fréquentation
régulière, Claude Mauriac acquiert un rôle spécifique auprès du Général de
Gaulle. Ce dernier avec la question rituelle «Alors que d i t -~n) )~ attribue à son
interlocuteur le rôle d'intermédiaire de I'opinion publique. Dans cette relation,
Claude Mauriac tient à définir cette situation. «Tant que je resterai à ce poste, je
continuerai ainsi à servir de truchement entre I'opinion publique et de Gaulle.
Attention à ne pas devenir l'instrument de quiconque. II faut que je sache être
miroir et seulement cela...»6. La transparence caractérise son discours : (( Je
dis donc ce que j'ai sur le cœur, sans enthousiasme ni éloquence, mais en me
faisant scrupule de ne rien taire de mes appréhensions. D ~ . La transparence de
l'être de parole relève du devoir de vérité, doublé d'un contrôle de sa
subjectivité. Dans de rôle d'intermédiaire, le rôle du porte parole consiste
d'abord en une maîtrise de soi nécessaire face au pouvoir d'autrui, qu'il soit
figuré par le général ou le peuple. Par l'objectivité de son discours, il se
soustrait à de possibles manipulations et tente de s'imposer comme sujet libre
de son discours. II s'agit d'une véritable épreuve de pouvoir car différents
1 Claude Mauriac, Un autre de Gaulle, Journal 1944-1954, Hachette, col. «Le cercle du nouveau livre d'Histoire B, Paris, 1970, p. 9. Leur première rencontre depuis le début de la guerre a lieu le 26 août 1944. Claude Mauriac fait partie des F.F.I. tandis que Claude Guy avait rejoint a Londres le général de Gaulle.
Op.cit., p- 10-1 1.27 août 1944. Op.&, p. 161.
4 Op.cit., p. 161-162.6 février 1946. 5 Op.cit., pp. 163,228. 6 Op.&., p. 53. 18 octobre 1944.
Op.cit., p. 269. 17 mars 1947.
témoignages atteste de la difficulté de se positionner en tant qu'interlocuteur,
d'imposer sa parole et de la confronter avec celle du Général de Gaulle. Ces
témoignages sont ceux des officiers d'ordonnance. Claude Guy prévient Claude
Mauriac:
«Ne te fais pas d'illusions. II lui faut un miroir. N'importe qui d'autres eût aussi bien fait l'affaire. Et en somme Palewski - que l'on croit si puissant - n'a pas d'autres rôle : celui d'écouter un homme qui pense tout haut, mais qui tient jamais compte d'aucune des remarques de son interlocuteur. Parole dont je ne mets pas en doute la vérité. Car telle est aussi mon impression. »'
et Gaston Palewski affirme qu': «II ne dialogue jamais qu'avec lui-même»'.
Tous deux confirment le pouvoir exclusif du Général de Gaulle dans la retation
d'interlocution. II semble que ce qui importe pour de Gaulle, c'est moins la
fonction émettrice que réceptrice de son interlocuteur. L'auditeur est un «miroir»
dont le silence réfléchit, renvoie la résonance de la voix de de Gaulle. Le
pouvoir de de Gaulle se manifeste par son pouvoir exclusif et absolu dans le
rapport discursif. Jusque là, l'image de de Gaulle à travers le discours d'autrui
est celle d'une personne impénétrable et imperméable à tout discours extérieur.
Comment apparaît-il dans la relation avec Claude Mauriac?
Or, la transcription du discours du général de Gaulle est déjà en soi une
forme de distanciation. Le scripteur subsume la fonction de l'auditeur par
l'appréhension du contenu et du mécanisme caractéristique de ce type de
communication. L'écriture n'est donc pas seulement transcription, elle est un
acte cognitif du mécanisme relationnel. Or, la fonction du «miroir» qui lui est
semble-t-il assignée est dépassée grâce à l'écriture par laquelle il s'approprie le
discours d'autrui en l'occurrence du général de Gaulle. II se soustrait à toute
forme de manipulation et recouvre ainsi son statut de sujet et d'acteur. Dans la
relation à de Gaulle, son effort constant a été de préserver son indépendance
malgré la fascination que le général exerce sur lui dont il est conscient.
Claude Mauriac s'est imposé en véritable acteur et a influencé le général
pour certaines décisions, notamment lors de la campagne d'épuration qui a
1 Op.cit., p. 73.4 janvier 1945.22 h 30.
suivie la Libération. Mandaté par son père, qui est membre du ((Comité
d'épuration des écrivains», il intervient dans le procès de Charles Maurras afin
d'obtenir son acquittement : ((J'ai agi de bonne foi. Le Général m'a écouté au-
delà de toute espérance. J'ai été l'occasion d'une décision capita~e.))~. Pour
Robert Brasillach, Claude Mauriac bute contre l'intransigeance du Président du
gouvernement provisoire. Il rédige cependant une pétition, en faveur de
l'acquittement de Robert Brasillach, qu'il transmet à Thierry Maulnier. Son
objectif est de sensibiliser l'opinion publique afin d'infléchir le général et d'une
certaine façon de le décharger du poids de cette condamnation. En vain Robert
Brasillach est fusillé le 6 février 1945~, d'autres condamnations comme celle de
l'Amiral Paul chack4 suivront. II s'oppose à cette «injuste Justice (qui) multiplie
les condamnations à mort.)) mais il reconnaît qu'elles «sont indispensables pour
qu'une amnistie générale puisse être proclamée.)). De plus, face à cette autre
justice qui s'exerce en marge de la justice étatique: « Et les prisonniers que
gracie le Général sont souvent enlevés et assassinés)), I'Etat en s'exerçant sa
justice vise certes la condamnation pour trahison mais en s'appropriant le droit
de justice il éradique la justice populaire. L'Etat évite ainsi le risque d'anomie et
rétablit l'ordre. Ces condamnations à mort ont l'enjeu la souveraineté de I'Etat
comme le constate Claude Mauriac:
« Et je sais bien que tous, à des degrés divers, ils ont trahi - que tous, à des degrés divers, ils ont été indignes. Et je sais bien que la politique est la politique. Et qu'il faut savoir ne pas s'attendrir lorsque le Salut public est en jeu. »5.
Si Claude Mauriac conteste «l'épuration», il est conscient qu'elles sont un mode
de réappropriation du Pouvoir par I'Etat. Néanmoins, Claude Mauriac insiste sur
la partialité de cette même justice et dénonce la solidarité corporative. Si, en
1 Op.cit., p. 224.7 août 1946. 2 Op.&, p. 53. 18 octobre 1944.
Op.cit., p. 99. 4 Opxit., p. 73-78. D'autres noms de condamnés sont cités p. 74 : « Béraud, Suarez, ... » 5 Op.cit., p. 74.4 janvier 1945.22 h 30.
effet, elle épargne le corps des avocats, juge et militaire impliqués dans la
Collaboration, elle s'applique néanmoins à punir les écrivains'.
Cette question de I'épuration est au cœur du conflit entre la gauche et la
droite confronte le politique et l'humanisme. L'opposition entre les laïques qui
prône la Justice et les chrétiens dont le leader François Mauriac, qui appelle au
devoir de «charité» pour ceux là même qui durant l'Occupation l'avaient
dénoncé à l'occupant nazi. Cette question éclaire d'une part l'antagonisme
entre ces deux systèmes de pensées laïque et religieux et définit les
caractéristiques du fonctionnement de la politique. Selon Claude Mauriac, le
combat de François Mauriac contre I'épuration n'est pas un acte
politique: «Rien de moins politique que sa position, si sentimentale: mais c'est
précisément parce qu'une certaine pureté de l'esprit et du cœur est
incompatible avec la politique.»2. La politique est ici marquée négativement par
l'absence de transparence et d'humanité. Claude Mauriac est confronté
personnellement à l'exercice de la politique : «La politique, plus que jamais,
heurte en moi quelque chose d'essentieb3 ou encore ((C'est le cri éternel de ce
Journal : la pureté d'une conscience droite incompatible avec l'impureté d'une
politique droite.»4. Dans l'engagement politique, le sujet met en jeu ses
principes et ses valeurs humaines. L'intégrité du sujet ne peut être préservée
face à la logique du fonctionnement de la politique si ce n'est par la
distanciation, le désengagement politique. Pourquoi Claude Mauriac
s'intéresse-t-il à la politique?
La distance vis-à-vis de la politique s'accroît au fur et à mesure que
Claude Mauriac s'y trouve «mêlé» et que se consolide le lien avec le général
de Gaulle. «Je m'y intéresse dans la mesure où je m'intéresse à de ~au l le ) )~ .
Conscient de la place et du témoignage historique qu'il peut délivré à partir du
poste de secrétaire particulier qu'il occupe auprès du général de Gaulle: «Mais
1 Op.cit., p.126. 28 juin 1945. Cf. (TI,6 : 177. 18 novembre 1976) : «Autre blessure, incicatnsée celle-là. (...) un peu trop d'écrivains furent exécutés alors qu'aucun général, aucun amiral ne fut passé par les armes. D.
Op.cit., p. 53. 18 octobre 1944. Op.cit., p. 59.30 octobre 1944.
4 Op.cit., p. 80.21 janvier 1945. Op.cit., p. 238.21 octobre 1946.
de Gaulle a trop de prestige pour que je ne m'estime pas honoré de le servir))'.
Or, au lendemain de la Libération, les condamnations à mort dont celle de Paul
Chack suscitent un mouvement de répulsion à l'égard du Général : ((j'eus envie
de fuir, alors, loin de lui, très loin de la ville, très loin des hommes.»*. II est vrai
que participant au fonctionnement du gouvernement: «un de mes plus
continuels sujets d'inquiétude depuis la Libération, à savoir l'angoisse de me
faire, aussi peu que se soit le complice des injustices de l'actuelle ~ustice.))~. La
relation de Claude Mauriac au général de Gaulle est caractérisée par ce
dilemme d'attirance et de tentative de distanciation.
Son attachement affectif au Général et la fascination qu'il exerce sur lui
n'empêchent pas la vigilance du sujet. Le témoignage d'autrui qu'il soit
favorable ou défavorable n'influence en rien son point de vue. Claude Mauriac
se veut libre dans la connaissance et les rapports à autrui. Or, l'intérêt pour le
Général de Gaulle conjoint la focalisation de l'objet observé et du sujet qui
observe. Ce qui l'intéresse est moins la personne de de Gaulle que la relation
interindividuelle et ses enjeux.
L'événement de la première démission du Général en 1946 met en
lumière le conflit intérieur. Si «l'impression donnée était celle de l'inconscience»,
malgré ce jugement dépréciatif, il avoue ne pas pouvoir se soustraire à «la
puissance de sa personnalité (qui) changeait en admiration cette appréhension.
Comment lui résister et, lui cédant, comment douter de lui ?P~. La proximité
quotidienne qui lui permet d'apprécier jusqu'aux sonorités de la voix du Général
le déstabilise dans sa propre opinion et vision de la réalité: ((Cette Troisième
Force dont mon père a publiquement signé (...) le Manifeste - et dont de Gaulle
(...) me disait hier avec dans la voix, un tel poids de mépris que je me sentis
aussitôt entraîné, lesté de sa propre certitude, ayant perdu la mienne.^^.
1 Op.cit., p. 164. 14 février 1946. 2 Opcit., p. 76.9 janvier 1945.
Op.cit., p. 125. 28 juin 1945. 4 Op.& p. 160-167, 176. La période la plus importante que Claude Mauriac a passé aux côtés du général de Gaulle, François Mauriac était après la Libération au Front National, puis au M.R.P.. Ce n'est qu'a la suite des événements de la décolonisation que François Mauriac rejoint et soutient dans son combat le Général. 5 Un autre de Gaulle, op. ci?., p. 163- 164. 9 février 1946.
Op.cit., p. 303.9 janvier 1948.
L'intonation de la voix qui manifeste l'intimité de la relation semble avoir
davantage de pouvoir sur le sujet que le contenu du discours. Cette relation se
développe avec l'engagement politique lors de la création du R.P.F.
A l'origine du R.P.F.
La volonté de voir le général reprendre la direction du pays est me
semble t-il moins une volonté personnelle qu'une réponse aux sollicitations des
français dont il reçoit les lettres régulièrement. «Je me mets en règle avec ma
conscience en expliquant au Général que les Français ont été déçus par lui.»'.
II retranscrit dans son journal quelques extraits de lettres de (( Français
inconnus >> destinés au Général pour lui exprimer leur admiration et implorer
son retou?'. Initialement opposé à cette idée, le général de Gaulle est forcé
d'agir forcé par la dégradation de la situation socio-économique et politique. II
annonce le ((dimanche 2 février 1947~ ' «la grande nouvelle : - Je vais tenter un
Rassemblement ... C'est le seul espoir.»3. II confie à Claude Mauriac son projet
de créer non pas un parti politique mais
«de mon Rassemblement (qui sera) une organisation de masse, mais qui restera inemployée et comme virtuelle. aussi longtemps que les événements n'exigeront pas son entrée en action ; un noyau très restreint de fidèles absolument sûrs et compétents.~~.
Cette organisation vise à empêcher l'éventuelle prise de pouvoir par les
communistes. Or, Claude Mauriac s'oppose à ce projet, il y voit l'inopportunité à
l'image du mouvement gaulliste crée par René capitant5.
Dans sa lettre6 du ((20 février 1 9 4 7 ~ qu'il adresse au général de Gaulle,
Claude Mauriac, après un bilan de la situation, insiste sur le danger du retour
' Op&., p 252. Op.&., p. 163. ûp.cit., p. 253. Op.& p. 255.2 février 1947. René Capitant, juriste, ministre du général de Gaulle. ûpxit., p. 261 -265.20 février 1947.
sur la scène politique et prévient de: (( l'interprétation de fascisme qui sera
forcément donnée par les communistes de son mouvement. .. )) ' ou encore :
«les partis d'extrême gauche seront heureux d'avoir enfin une occasion de brandir, avec quelques apparences de raisons, cet épouvantail de la dictature de droite, si commode à ceux qui préparent une dictature de gauche. II ne faut donc pas se dissimuler que le choc bienfaisant de votre initiative aura pour contrepartie un regroupement correspondant des forces adverses.))
d'autre part, il ajoute que
((nombreux sont, parmi les mieux intentionnés de vos fidèles, les hommes d'extrême droite à qui le fascisme continue d'apparaître comme une solution. Hommes courageux, sincères et qui ont fait magnifiquement leur devoir, mais enfin connus dans leurs villages, ou leurs arrondissements pour être anticommunistes sous cette forme maladroite et stupide que prend la plupart du temps I'antimarxisme. Ce sont eux et eux seuls qui prendront tout naturellement la direction de votre Mouvement dans leur région, lui donnant tout de suite une inspiration réactionnaire ( dans le mauvais sens du mot) et ranimant sur le plan local les haines traditionnelles. On a pu assister à une répétition générale de la chose avec l'expérience de l'Union gaulliste, dont on ne rappellera jamais assez mon Général, combien elle vous a porté tord, c'est-à-dire combien elle a été nuisible à la rance.»*.
Claude Mauriac préconise d'une part, (( ... d'utiliser les cartes qui
existent- ce que font les communistes avec tant de bonheur -, à commencer par
le Parlement. Le M.R.P. est profondément divisé. Une scission est possible.
Que ne la provoque-t-il pas pour avoir dès le départ des hommes sûrs à la
Chambre. Sûrs ! II rit de ma naïveté. Qui a trahi trahira -... D ~ . D'autre part, il
incite le général de Gaulle à suivre le cours normal du mouvement de l'Histoire :
«les événements se chargeraient, tôt ou tard, de le rappeler.»4 ou encore «il
faut que les événements commandent - ou tout au moins qu'ils aient l'air de
commander^^. Selon Claude Mauriac, le Temps doit être considéré comme le
véritable acteur du retour : «Ce moment favorable, (...) l'attendre car il ne peut
1 Op.cit., p. 256-257. 2 février 1947. Opcit., p. 262-263.20 février 1947.
3 Op.cit., p. 256-257.2 février 1947. 4 Claude Mauriac, Un autre de Gaulle, op . cit., p. 258. 5 Op.cit., p. 264.
pas ne pas venir.»'. II se réfère à la logique du déroulement de l'Histoire qui a
permis au général de Gaulle d'être le symbole de la Libération. Le retour
présent détruirait l'envergure acquise par le passé : «c'est beaucoup plus que
son avenir : son passé aussi est en jeu et le 18 juin lui-même peut-être
rétrospectivement abîmé.» 2. Ou encore, un retour prématuré (( Le X avril
enlèvera au 18 juin, non certes sa valeur historique passée, mais son potentiel
historique d'avenir D ~ . C'est cette image qu'il importe de préserver celle du
sauveur de la République qui lui confère toute sa légitimité.
La stratégie avancée par Claude Mauriac est basée sur une vision
prospective. II table sur l'aggravation de la situation des grèves nationales,
largement entamée en ce début de l'année 1947 et, sur le conflit international
avec la guerre froide, en faveur desquels le général de Gaulle pourrait
envisager un retour. Telle fut effectivement, la vision des choses du général à la
suite de sa campagne contre la Constitution à laquelle il s'est publiquement
opposé «le dimanche 29 septembre, (avec le) discours d ' ~ p i n a l » ~ . Or, la
constitution ((n'étant approuvé que par un tiers du pays est mort née.)) et que
((Maintenant les partis vont achever de mourir, lentement sans doute, mais
inélu~tablement»~. Néanmoins, l'évaluation de la situation par le général de
Gaulle : la banqueroute, la guerre menaçante, «la double menace du fascisme
et du communisme)) commande l'action : ((l'heure des demi-mesures est
dépassée». II s'agit d'intervenir sur le cours des événements avant
l'effondrement définitif : ((Puis-je attendre jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de France
pour essayer de sauver la rance?»^. Le général de Gaulle force le cours de
l'Histoire et malgré la divergence d'opinion, Claude Mauriac s'engage à ses
côtés. Quelle forme prend cet engagement ?
Le Journal chronologique Un autre de Gaulle permet la reconstitution
chronologique de la création du R.P.F.. Dès le 30 mars 1947, lors de la
1 Op. cit., p. 264. * Opxit., p. 261.
Op. cit., p. 265. 4 Op.cit., p. 235.3 octobre 1946.
Op.cit., p. 240.24 octobre 1946. Op.cit., p. 237.3 octobre 1946. Op.&., p. 268.9 mars 1947.
cérémonie en mémoire de la Résistance à Bruneval, Gaston b on ne val' l'avait
explicitement annoncé. Après le discours de Bayeux de juin 1946, il revient sur
la scène politique «à Bruneval)) mais de Gaulle ne parlera pas encore du
Rassemblement projeté. C'est à ce moment que Claude Mauriac fait l'aveu de
fidélité au général. II écrit suite au ((Discours de Bonneval. Grande exaltation et
inquiétude et tout de même joie. (...) La fidélité est la seule foi qui me reste»*.
Puis, Claude Mauriac fait le voyage à Strasbourg avec les officiels et le lundi 7
avril 1947 ((entre André Malraux et Jacques Soustelle)), il assiste du balcon de
l'hôtel de ville au discours du général dans lequel il souligne le
dysfonctionnement de la IV République. II s'en prend au ((régime des partis)) et
laisse entendre son projet de créer un assemble ment^. Le vendredi 11 avril, le
général de Gaulle publie «un communiqué rendant officielle la création du
R.P.F.))~. Jacques Soustelle est nommé secrétaire général du R.P.F. et André
Malraux, délégué à la propagande. Le 24 avril 1947, de Gaulle donne à Paris
une conférence de presse, la première depuis 1945, où il développe les raisons
de son initiative.
Au cours de la création de ce mouvement, Claude Mauriac tient à
préciser la spécificité de son gaullisme. Il n'a pas «La foi de Gaston Palewski,
quant à l'infaillibilité du général de ~au l le ) )~ . Ces fréquentes rencontres avec
Pierre Brisson, alors directeur du Figaro équilibre son point de vue. Or, «La
fureur de la presse alertée, l'inquiétude de Pierre Brisson)) sont contrebalancés
par la ((force de persuasion» du général de Gaulle. Selon ce dernier la violence
de la réaction des partis est «le signe d'une décomposition aussi tragique : il
suffit de quelques mots pour les affoler ! Cela prouve bien la gravité du mal dont
1 Gaston de Bonneval (191 1-1998). Officier de cavalerie, résistant et déporté en Allemagne, il fut aide de camp du général de Gaulle de 1945 a 1965.
Un autre de Gaulle, op. cit., p. 271. C'est une fidélité désintéressée de toute ambition personnelle, comme il I'afirme en 1952 ; « ... je n'ai jamais misé personnellement (je veux dire : pour les avantages personnels) sur de Gaulle depuis la création du R.P.F. qui m'a toujours paru une erreur. ». (TI,2 : 249. 15 mai 1952). 3 Claude Mauriac, Un autre de Gaulle, op.&, p. 272. 4 «Il est temps que se forme et s'organise le Rassemblement du peuple français qui, dans le cadre des lois, va promouvoir et faire triompher, par-dessus les différences des opinions, le grand effort de salut commun et la réforme profonde de I1Etat.».
Opcit., p. 274. 13 avril 1947. Claude Mauriac, Un Autre de Gaulle, Journal 1944-1954, le « 26 juin 1945 », p. 122.
ils sont atteints.))'. II semble que le R.P.F. loin d'être l'objet de manipulation des
opposants politiques a dévoilé la vulnérabilité du régime des partis. Le refus du
R.P.F. : (( que j'ai trouvé prématurée cette création du assemble ment.))^ est
relativisé, lors de la visite qu'il effectue à la ((permanence R.P.F.)) après
l'attaque à la grenade perpétrée par les communistes. ((Permanence agitée
mais sympathique, dont me frappe le caractère populaire. Pas un bourgeois.
Une cellule communiste doit avoir exactement cet aspect.»3. C'est encore ce
qui justifie, non sans réticences, son adhésion au Rassemblement lancé par de
Gaulle, la fidélité au peuple et à de Gaulle :
(( ... En ce qui me concerne c'est sans enthousiasme que j'ai donné mon adhésion au R.P.F. ( ce que je n'aurais certainement pas fait si je n'étais aussi étroitement lié à de Gaulle). C'est avec tristesse que je me vois entraîné dans un camp qui n'est pas celui où j'aimerais me trouver. C'est un fait que le vrai peuple français - sa partie militante, vivante, dynamique, sympathique - est de l'autre côté. Nostalgie d'autant plus pénible que je connais assez l'imposture communiste pour ne pas céder à ce qui m'entraînerait dans le camp des communistes si je me laissais aller. Et parce qu'il y a un pacte de fidélité entre cet homme et moi. Et parce que j'ai une telle confiance en lui que j'espère, malgré tout, me tromper. p4.
La relation au pouvoir.
La relation de Claude Mauriac au général est très complexe mais
intéressante quant à l'éclairage quelle apporte à la relation de Claude Mauriac
au pouvoir. II observe l'attitude du général de Gaulle, ses gestes, ses propos,
qui sont autant d'indices et de preuves de son caractère autoritaire5. Claude
Mauriac s'oppose aux ((accusations qu'échangent gaullistes de stricte
obédience et gaullistes M.R.P.)) qui ((s'accordent à reconnaître un total manque
' Claude Mauriac, Un autre de Gaulle, op. cit., p. 273. 13 avril 1947. Op.cit., p. 273. 13 avril 1947. Op&., p. 313. 13 avril 1948.
4 Op.cit., p. 276. 18 avril 1947. La complexité de la personnalité du général de Gaulle peut-être saisie dans toute sa profondeur grâce au
Journal de Claude Mauriac. Mais plus que tout autre caractéristique c'est cette intelligence insaisissable et qui pourtant apparaît avec force à Claude Mauriac. Deux énoncés sont à rapprocher, l'un rapportant une impression de Claude Mauriac (190. 28 avril 1948), l'autre des propos du général de Gaulle. (308. 26 février 1948).
212
d'humanité. Diagnostique qui me laisse, quant à moi, incertain - car si je suis
obligé de reconnaître le caractère monolithique et impitoyable du général de
Gaulle lorsque les ((principes)) sont en jeu, je l'ai souvent vu de grand cœur
quant aux hommes - à condition toutefois que lesdits principes ne soient pas
en cause.))'. La confiance accordée au général de Gaulle est dans son
attachement intransigeant aux «principes»2, ce pouvoir de ne pas succomber
au Pouvoir, de ne pas sacrifier son humanisme au pouvoir temporel.
Le retour du général de Gaulle est perçu par les opposants comme la
volonté du ((pouvoir personnel^^. Claude Mauriac en tant que secrétaire et
membre fondateur du R.P.F. pressent ce risque : ((J'accepte le risque qu'il y a à
demeurer avec de Gaulle. A condition, naturellement, qu'il ne joue pas au
dictateur.^^. II n'a jamais accepté l'idée que le général de Gaulle puisse agir par
la force5 ou utiliser un mouvement politique : «le Rassemblement pour accéder
à l ' ~ t a t » ~ . Mais dans le contexte de crise sociale de 1947, il lui ((semble
présenter, au contraire, la seule chance de salut pour la République
parlementaire.^^. Au cours des événements, il apparaît que sa fidélité au Général est
inversement proportionnelle au pouvoir réel du Général. C'est lorsque le
général de Gaulle est affaibli dans son pouvoir que l'attachement de Claude
Mauriac s'accroît8. II a toujours tenu à se situer non du côté du pouvoir mais du
côté de ceux qui en sont démunis ou du contre pouvoir comme en témoigne
son engagement des années soixante dix. Par ailleurs, le pouvoir qu'il lui
reconnaît est de l'ordre du cognitif. Le général de Gaulle est ce « très grand
homme qui voit de très loin »'. L'omniscience est figurée par un indice spatial. Il
traduit la capacité à se situer hors de l'Histoire, c'est-à-dire de pouvoir
appréhender dans les événements présents ceux futurs mais encore à l'état
1 Un autre de Gaulle, op.&, p. 239-240.24 octobre 1946. 2 Op.cit., p. 239.24 octobre 1946.
Op&., p. 275. 18 avril 1947. 4 Op.cit., p. 170. 26 février 1946. 5 Opcit., p. 277.27 avril 1947.
Op.cit., p. 310. 13 avril 1948. Op&., p. 276. 18 avril 1947. Op.cit., p. 314. 22 avril 1948. Op.&, p. 224.7 août 1946.
virtuel. La projection dans le temps lui permet d'envisager l'Histoire par
l'interdépendance des catégories temporelles, passé, présent et futur. Grâce à
la mémorisation des paroles du général de Gaulle, Claude Mauriac reconnaît
que les prévisions des mouvements politiques que le général de Gaulle émet se
trouvent réalisés par les faits. II témoigne en toute objectivité de son pouvoir.
L'omniscience du général de Gaulle tient à sa vision globale des
événements nationaux et internationaux dans une même compréhension
appréhension du mouvement de l'Histoire. II envisage les chances de succès
de son Rassemblement en fonction de la situation politique internationale. Ce
qui compte maintenant dans la politique intérieure de la France, c'est avant tout
les incidences internationales. Un Front populaire n'est plus possible du
moment que socialistes et communistes relèvent chacun d'un bloc différent. DI.
C'est en effet ce qui advient et ce dont Claude Mauriac lui-même témoigne :
a écrasante victoire du R.P.F., aux élections municipales, aggravation de la
crise sociale et politique dans le sens, hélas ! prévu depuis longtemps par le
Général : nous sommes à la veille d'une totale interruption de la vie du pays par
suite des grèves ; à la veille aussi, de la chute définitive du franc ; peut-être
une insurrection communiste),.. . )) . La bipolarité des forces politiques
extérieures, s'il elle contribue à la fracture de la gauche, favorise le
rassemblement national.
Au miroir de ce moment de l'Histoire, il se découvre, il mesure non pas
son humanité face à ce qui est inhumain à cette époque de la Libération, et
dont toute la responsabilité pèse sur le général de Gaulle, mais sa voie, celle
d'un homme désengagé des responsabilités politique nécessaire au
rétablissement de I'Etat : «Mais si je comprend (...) je ne serais jamais un
homme de gouvernement.)) 3 . II privilégie la vie de l'esprit, a l'appétit de
culture »4 dont le journal reflète une part déterminante de sa « vie morale »'.
Son expérience de la politique a été déterminante dans le choix de la voie
littéraire. Le jeu politique est inconciliable avec son humanisme.
1 Opcit., p. 273. 13 avril 1947. 2 Op.cit., p. 299.28 novembre 1947.
Un autre de Gaulle, Op. cit., p.76.9 janvier 1945. 4 Opcit., p. 239.
Liberté de l'esprit et le R.P.F.
De 1949 à 1953, avec le soutien d'André Malraux, Claude Mauriac est le
fondateur de la revue mensuelle intitulée Liberté de ~ ' e s ~ r i t * . Le premier
numéro paraît en fév- déc 1949~. Ce qui nous intéresse ici est la relation entre
le général président de Gaulle et Claude Mauriac au regard de l'orientation
politique de revue.
La reconstitution chronologique des références à Liberté de L'esprit dans
Un autre de Gaulle est reprise dans le cinquième volume du Temps Immobile :
Aimer de Gaulle. Les deux entrées datées du 17 et 22 mars1949 sont
réactualisées dans Aimer de Gaulle (TI, 5 : 418-482) celle du Journal de 1951
(345-351) sont reprises intégralement dans Aimer de Gaulle (T1,5: 483-491).
Si le Général Président a d'abord ((presque félicité après la publication
du premier le numéral.», il lui précise la place de sa revue par rapport au
Rassemblement : (Notre action s'insère dans celle du R.P.F., il est donc
nécessaire qu'il y ait une certaine cohésion entre vos prises de position et celle
du assemble ment.^^. On pourrait croire que la volonté du général est de
soumettre la revue à son parti politique. Or, l'interprétation de ces propos par
Claude Mauriac laisse supposer que I'énonciateur (de Gaulle) n'est pas l'auteur
de ces paroles et qu'ils émanent semble-t- il des partisans du R.P.F. :
«Tout cela dit sur un ton gêné, intimidé, un peu comme s'il s'agissait d'une leçon apprise. Je suis intimement persuadé qu'il se faisait violence et me disait cela à la demande expresse de son entourage.n5.
' Opcit., p. 238. (TI,7 : 393. 28 décembre 1953). Liberté de l'Esprit sera dès les années 50 étudiée à l'université
d'Harvard par Nicolas Whal. (TI,l : 457. 13 juin 1958). 3 Claude Mauriac, ((Liberté de l'Esprit », Cahiers mensuels destinés à la jeunesse intellectuelle, s.n, Paris, 1949- 1953. 1" numéro : Fév- déc 1949. Y contribuent entre autres : Geneviève de Gaulle, André Malraux, Claude Mauriac, Max-Pol Fouchet, Jean Arnrouche, René Tavernier, Manuel Bridier, Roger Nimier, Robert Poujade, Jean Lescure, Stanislas Fumet, Gilles Debret, Gaeton Picon, Jacques Lassaigne et Robert Aron. 4 Opcit., p. 340. 17 mars 1949.
Op.cit., p. 340. 17 mars 1949.
Cet énoncé laisse supposer que le général peut être l'objet de manipulation ce
qui nuance les propos sur son pouvoir absolu. Claude Mauriac est à nouveau
convoqué au sujet de l'article de
((Raymond Aron sur le Pacte atlantique (...) persuadé qu'il (le Général) allait m'opposer les plus grandes objections quant à l'opportunité de faire paraître ce texte dans Liberté de l'Esprit sous sa forme actuelle.))'.
Son avis fut plutôt favorable et s'accordait même avec le point de vue de
Raymond Aron: «La vérité est que le Général semble avoir en quelques jours
profondément modifié sa conception du Pacte ~tlantique.»* dans la possibilité
qu'un engagement écrit puisse garantir l'équilibre européen contre la menace
d'une invasion soviétique. Or, le Général de Gaulle insiste sur le peu d'intérêt
des américains pour un tel accord et la fiabilité de son engagement si les
soviétiques venaient à envahir la France. La réactualisation de cet entretien
dément l'accusation d'autoritarisme et démontre l'ouverture, la souplesse des
opinions du général de Gaulle. S'il ne procède pas par la censure, il renvoie le
sujet à sa propre responsabilité, à l'entière liberté de sa conscience individuelle :
«-Vous savez maintenant ce que je pense de la question. Vous êtes libre,
naturellement, de publier ou pas l'article.»'. Claude Mauriac revient assez
fréquemment sur l'orientation politique de Liberté de L'esprit.
A l'attention de Francis Ponge qui souhaite savoir si Liberté de I'Esprit
est ou non un organe officiel du R.P.F., Claude Mauriac définit
rétrospectivement sa ligne politique : «Je le rassure sans lui dissimuler le
caractère gaulliste de la revue.» (TI'I: 423. 22 décembre 1952). Si l'on
considère le premier numéro de Liberté de l'Esprit, paru en février 1949, l'article
de Claude Mauriac, «Pour un dialogue de bonne foi» définit d'entrée de jeu la
ligne directrice de la revue par rapport au R.P.F.. Claude Mauriac précise que
ce dernier est «un Rassemblement» qui présuppose l'hétérogénéité des
tendances politiques et le refus commun du ((totalitarisme qu'il soit de droite ou
de gauche.)). Or, si les membres de ce rassemblement ((s'entendent sur les
1 Opcit., p. 341.22 mars 1949. 2 Opcit., p. 341.22 mars 1949 et (T1,5 : 481.22 mars 1949).
objectifs de salut public proposés par le général de Gaulle à I'effort national et
continental, ((ils gardent tous, au sein du R.P.F., une totale liberté de pensée et
d'action.)). II insiste sur le fait que «de Gaulle ce n'est pas le totalitarisme de
I'Etat, comme le suggère Rousset, mais I'Etat contre le totalitarisme.»*. Comme
le gaullisme, Liberté de l'Esprif se positionne contre le Stalinisme. II importe
d'ajouter que Claude Mauriac distingue le Communisme du Stalinisme, tout en
soulignant que le système communiste n'est pas conciliable avec ses
références spirituelles. Replacé dans le contexte de l'après Libération et des
années 50, cette vision politique est révolutionnaire. La question de
I'antistalinisme et la solitude conséquence de son engagement sont récurrents
dans Le Temps Immobile. Rares sont ceux qui à l'instar de Jean Rostand ont
reconnu son ((honnêteté intellectuelle» dans le refus du Stalinisme qui lui a
certes évité les passions et l'aveuglement partisans (TISI: 446. 5 janvier 1955)
mais l'a tenu à l'écart des milieux littéraires et culturels.
Dès la publication du premier numéro de Liberté de /'Esprit en 1949, les
partisans et sympathisants communistes s'en prennent à sa revue. Dans son
article «Pour un dialogue de bonne foi», il oppose les intellectuels regroupés
autour de sa revue et dont l'effort est de ((rester en toutes occasions en règle
avec notre conscience.)) et ceux des Temps modernes :
«ces écrivains connus et respectés pour leur honnêteté et l'ampleur de leur esprit (et qui) tablent plus ou moins inconsciemment sur leur réputation pour tout se permettre, non seulement la mauvaise foi, mais encore la bêtise, ce qui est un comble. Car enfin, si nous devons exiger quelque chose d'un Sartre, par exemple, c'est au moins l'intelligence.~~.
Cet article est une mise au point au sujet de la liberté de ces jeunes gaullistes
qui adhèrent au R.P.F. sans y être soumis. La polémique autour de l'article de
Louis Vallon en est la preuve. Dans ce climat dominé par l'affrontement des
idéologies, tels que le Marxisme et le Fascisme déclinant4, par presse
interposée, Claude Mauriac répond aux attaques de Jean-Paul Sartre, d'André
' Op.cit., p. 342.22 mars 1949. Claude Mauriac, (( Pour un dialogue de bonne foi », Liberté de ['Esprit, nOl, Pans, février 1949, p.2. Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi », Liberté de l'Esprit, nO1, Paris, février 1949, p.2.
4 Cf. Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains : 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.
Breton et d'Albert Camus, dont il accuse le terrorisme intellectuel et
propagandiste comme en témoigne leur formule: «De Gaulle c'est le fascisme))
ou le rapprochement entre de Gaulle et Hitler. II dénonce l'extrémisme de la
pensée de Sartre, son intolérance, la violence des propos comme lorsqu'il traite
de ((Salauds (.. .) tous ceux qui ne se rangent point inconditionnellement à leurs
côtés)) ' . A cette attitude, Claude Mauriac propose de «substitu(er) une
constante volonté de dialogue à l'incompréhension systématique et à
outrage.))^ . De plus, dans le numéro 15 du Figaro littéraire, Claude Mauriac
publie (d'Incident de Biarritz». Lors du festival de Cannes, le critique de cinéma
dénonce les camps de concentrations de Staline et le silence complice des
communistes par la ((place privilégiée donnée à la Russie soviétique; que
prison pour prison, celle de Dmytryk pesait peu en regard de l'univers
concentrationnaire soviétique.)) (T1,2: 203-205. 9 septembre 1974). Claude
Mauriac est un insoumis et publiquement au début des années cinquante prend
position contre l'hégémonie sartrienne en ce
«temps où il n'y avait d'antistaliniens, à Paris, autour de Malraux, que notre petite équipe de Liberté de I'esprit. Où nous passions pour des fascistes ; au mieux : pour des fossiles de droite. »3 (T1,3 : 144. 15 mai 1975).
L'opposition à cette idéologie dominante dès la Libération, est fondée sur les
divergences politiques. Elle est également la lutte pour la fraternité, contre
l'intolérance et le sectarisme instaurés dans la sphère des intellectuels mais
auxquels il s'adresse: ((Chers adversaires fraternels))'. L'attitude de l'intellectuel
engagé ainsi définie consiste à intégrer le sens de l'Histoire tout en restant dans
l'objectivité, l'impartialité et sans sacrifier aux passions partisanes, la liberté et
la lucidité qui fondent la cohérence de l'être: ((j'étais déjà, et depuis longtemps,
ce qu'ils sont tous devenus aujourd'hui : antistalinien.)) (T1,7 : 194. 10 avril
1977). Ce contexte découvre un sens plus fort à l'engagement pour la liberté de
l'esprit. Comme nous le verrons ultérieurement, la marginalisation de Claude
' Claude Mauriac, &Pour un dialogue de bonne foi D, Liberté de l'Esprit, nOl, Paris, février 1949, p.2. Claude Mauriac, «Pour un dialogue de bonne foi D, op.cit., p.2. Ce sont ses propos qu'il évoque lors d'une émission radiophonique belge intitulé 17« invité du jeudi ».
21 8
Mauriac en tant que journaliste et écrivain a pour cause, me semble-t-il, sa
résistance à toute forme de tutelle et de ((terrorisme)) en l'occurrence celui
intellectuels communistes. Dès 1937, date des premières révélations d'André
Gide au sujet de «ce qu'était Staline, ce qu'il avait fait, pour ne parler d'eux, de
ses premiers compagnons et de ses maréchaux.)) Claude Mauriac a pris
conscience de la terreur stalinienne. II s'engage publiquement et activement de :
((1949 à 1953, nous étions à Liberté de I'espr2 quelques intellectuels et
écrivains, à essayer d'abattre, dans la mesure du possible, cette digue qui avait
nom ((peur de anticommunisme»»^ (T1,8: 373.1983).
((Crise au R.P.F.))
La polémique autour de ((l'affaire Pinay)) dévoile la crise au sein du
R.P.F. qui est la seule force d'opposition durant la IV République et qui ne
composera pas avec le régime si ce n'est le 6 janvier 1953 et ce contre la
volonté du Général. Liberté de L'esprit se fait l'écho de cette crise en publiant
l'article de Louis Vallon intitulé ((Crise au R.P.F..)). Les conséquences sont
déterminantes, d'une part elles mettent en péril l'existence de la revue3, d'autre
part, pour le compositeur du Temps Immobile, cette crise coïncide avec son
passage vers «un certain gauchisme)).
Contre toute attente l'Indépendant pinay4, que l'on donnait battu, est
investi par 324 voix contre 206. Sa victoire, Antoine Pinay la doit en partie à la
défection de 27 députés R.P.F.))~ qui contre la volonté du Général de ne pas
composer avec le régime, ont soutenu Pinay. Cette dissidence est le sujet de
' Claude Mauriac, « Pour un dialogue de bonne foi D, Liberté de 17Esprif, nO1, Paris, février 1949, p.2. 2 Ce fragment est un rappel, une rectification à l'article de Jean Daniel paru dans «le Nouvel Observateur du 15-25 août D réponse à l'enquête du Monde intitulé «Le silence des intellectuels de gauche D. Jean Daniel souligne que «l'ouragan nommé Soljenitsyne a fait voler en éclat cette muraille ... » en l'occurrence la peur de l'anticommunisme. Dans Bergère Ô tour Eiffel, Claude Mauriac insiste par la référence au roman de Jacques-Francis Rolland, Un dimanche inoubliable près des casernes, Paris, Grasset, 1984 que le péril communiste avait été pressenti et dénoncé bien avant. (T1,8 : 375-377. 8 avril 1984). Op.&, p. 327-328.
4 A cette période, Antoine Pinay est Président du Conseil ayant en charge les Finances, du 6 mars au 23 décembre 1952.
Claude Mauriac, Un Autre de Gaulle, op. cit., p. 365. 219
l'éditorial du le' mai de la revue de Liberté de l'Esprit intitulé ((Crise au
R.P.F. ?» signé par Louis Vallon. (T1,2 : 244. 15 mai 1952). La création de ce
Rassemblement dont la principale visée décrasement)) du parti communiste et
du M.R.P. connaît une implosion'. Progressivement le R.P.F. va se dissoudre
suite à la défection de certains membres2. La dissidence interne s'aggrave avec
l'affaire Pinay. Les députés intéressés par le pouvoir, changent de camp
politique, le général envisage alors:
((une amputation nécessaire (...) il ne se fait aucune illusion sur les appuis immenses qu'à Pinay, non pas seulement dans le pays, et à la chambre, mais dans cette partie du pays et de la Chambre qui se dit R.P.F.. Le Général me désigne sur la carte les Bouches-du-Rhône, puis les Alpes-maritimes, s'écriant: ((Carlini ? Mais soyez sûr qu'il est au fond et à fond pour Pinay. Corniglion-Molinier ? N'en doutez pas : il est pour Pinay.)) Et, remontant la carte de France, de département en département, il en arriva au Nord et s'écria : «II n'est pas jusqu'à mon beau-frère Vendroux qui ne peut tout de même pas être officiellement pour Pinay, lui, mais qui, dans le fond de son cœur, n'en souffre, soyez- en certain!)) (T1,2 : 247. 15 mai 1952).
Louis Vallon justifie la décision du Général par la duplicité et la trahison des
((députés de droite qui se sont rangés sous le drapeau du R.P.F. que parce
qu'ils croyaient que ce serait, dans un proche délai, celui du pouvoir. Le pouvoir
étant ailleurs, c'est ailleurs qu'ils vont.» (T1,2: 246).
Les causes de la dissidence interne sont multiples. Cette crise débouche
en décembre 1952 sur la démission du gouvernement pinay3 et, en mai 1953 le
général de Gaulle dissout le R.P.F.~. La dissolution du R.P.F. peut être justifiée
par le contexte politique national et international. D'une part, les dissidences
internes, en l'occurrence celles générées par l'affaire Pinay et Soustelle avec la
création de l'U.N.R., ont eu raison de la cohésion interne du Rassemblement.
(T1,3: 47. le' décembre 1958). D'autre part, le Rassemblement des français est
rendu impossible par le mouvement de décolonisation. Par ailleurs, l'attitude
politique du Général le présente comme «l'homme des demi-mesures. Hier,
' (UAG, 345. 26 avril 1951). 2 (UAG,373. 8 juillet 1952).
(UAG, 379). 4 Après la dissolution du R.P.F., Claude Mauriac vote S.F.I.O. aux législatives « ... geste de reconnaissance a Guy Mollet. (T1,3: 47. 1" décembre 1958).
220
choisir l'action parlementaire, mais refuser d'être présent au ~arlement.))'. Or,
la conférence du 7 avril 1954, selon le point de vue de François Mauriac
confirme que la faillite du R.P.F. n'attente en rien au prestige du général de
Gaulle. Bien au contraire, il s'est rallié les ((hommes de gauches, maintenant
qu'ils n'ont plus aucune raison de le craindre.)) et de François Mauriac,
membre du M.R.P. pour qui il est ((redevenu sacré, fut de nouveau admiré par
lui dans sa tota~ité.))~ . Cette crise est présentée dans Un Autre de Gaulle puis
réactualisée dans Les Espaces imaginaires. Que font apparaître ces deux
représentations ?
Dans Les Espaces imaginaires, Georges Pompidou est l'acteur principal.
Selon Louis Vallon : ((c'est par jalousie et peur (...) que son article a été écarté
par Terrenoire qui gagna de Gaulle à sa cause avec l'appui du temporisateur et
pacificateur Pompidou.)) (T1,2: 247). Georges Pompidou intervient en faveur de
la censure et accuse Claude Mauriac d'être à l'origine de la dissidence. (T1,2:
246-247). La composition des Espaces imaginaires (T1,2 : 246) concerne la
reconstitution du parcours politique. Claude Mauriac met en parallèle les deux
convocations. Celle de Louis Vallon au bureau du Général, le 13 mai 1952 : «La
vérité est que de Gaulle n'a pas fait la moindre allusion à mon article de Liberfé
de l'esprit ... D (T1,Z: 246) et la sienne ce même jour3 par Georges Pompidou.
Ce dernier l'accuse d'insoumission et d'indépendance par rapport «aux
autorités)) et lui ordonne «de ne faire aucune allusion aux embarras intérieurs
du R.P.F.)). Les termes de l'accusation sont importants pour le compositeur du
Temps Immobile : ((c'était de la faute de passionnés gauchistes comme Louis
Vallon et moi-même si de Gaulle se trouvait à l'heure actuelle dans de telles
difficultés.)) (T1,2 : 245. 15 mai 1952).
Si un autre de Gaulle expose la chronologie de la crise, Le Temps
lmmobile par la composition la réactualise parce qu'elle contient l'élément clé
de la reconstitution de son parcours politique. L'accusation de Georges
Pompidou lui permet de situer objectivement son passage vers le gauchisme :
' (UAG,366). (UAG, 394.23 avril 1954). « J e n'avais jamais vu Georges Pompidou si en colère qu'avant hier, lorsqu'il s'aperçut que cet article
audacieux avait été délibérément voulu tel par moi. » (TI,2 : 15 mai 1952). 22 1
((Gauchiste.. . Le mot y est, en 1952.~ (T1,2: 250. 14 avril 1974). Le mot proféré
par l'autre tient lieu de preuve irréfutable, comme si pour Claude Mauriac ses
propos ne peuvent avoir le poids de la parole d'autrui.
Dans Un autre de Gaulle, Claude Mauriac est convoqué par le Général le
4 juin 1952'. Si ce dernier a pris la décision de censurer l'article, il ne remet pas
en question le financement de la revue. II indique, au contraire, à Claude
Mauriac d'éventuels soutiens financiers2. Or, la fin de Liberté de L'esprit est
envisagée et décidée par Claude Mauriac. II dispose certes de faible moyen
financie? mais souhaite surtout se consacrer à son œuvre littéraire. Après la
Libération, il a publié des essais de critique littéraire et s'intéresse de prés au
Nouveau ~ o r n a n ~ . Après concertation du Général de Gaulle, il lui propose un
successeur au secrétariat particulier en l'occurrence Xavier de eaul la in court^ auquel il cède sa fonction dès la fin du mois de septembre 1948 puis en 1953
met un terme à la ~ e v u e ~ . II prend ses distances avec de Gaulle afin de pouvoir
«abandonner le R.P.F. le jour où je ne me sentirais plus d'accord avec sa
politique.^^ mais également parce qu'il n'a aucune envie d'entrer ainsi dans la
politique active. Ce qu'il y a de pire en moi (la paresse) s'y oppose autant que
ce que j'ai de meilleur (une certaine honnêteté intellectuelle, le goût de la liberté
d'être et d'agir).»'.
La reconstitution du parcours politique n'est donc pas l'unique objectif de
la composition. II s'agit certes d'un ((examen de conscience politique», de
recomposer les mouvements de ces choix politiques mais, il est également
explicitement question et ce au moment même de la convocation du 13 juin
1958, d'immortaliser ces rencontres en vue d'une œuvre littéraire. La
réactualisation de ce genre d'événements considère leurs immédiates
' (UAG, 369). 2 (UAG, 369). Le sujet n'est pas abordé de la même façon avec Georges Pompidou qu'il rencontre le 14 mai 1952. G Il me fit venir dans son bureau, sous prétexte de me parler des finances ( incertaines) de Liberté de l'Esprit. D (TI,2 : 247) laisse penser à une éventuelle sanction financière du directeur de la revue pour sa liberté.
Op.&, p. 382-383.2 avril 1953. A cette date, il a publié des essais sur les écrivains comme André Malraux ou le mal du héros ( 1 946),
André Breton (1949), Marcel Proust (1953) et Hommes et idées d'aujourd'hui. (1953). 5 Op.cit., p. 334.28 septembre 1948. Cf. (TI,l : 458. 13 juin 1958).
Op&, p. 382. 2 avril 1953. Op.&, p. 333.28 septembre 1948.
incidences politiques et leur résonance historique : «Je me veux avant tout
témoin. Vous avez lu mon Gide. Vous savez donc ce que je puis faire de mon
Journal avec de Gaulle et avec vous.)) (TI,I: 456. 13 juin 1958). Ce fragment
dans le premier volume correspond à un premier plan qui sera agrandi dans de
le grand film du Temps Immobile2. Claude Mauriac se présente en témoin
acteur de cette histoire. «Un jour cela paraîtra inimaginable, une telle
conversation, avec Malraux vivant, Claude Mauriac vivant. Si modeste que je
sois, je resterai, moi aussi, car j'ai porté témoignage, j'ai regardé, écouté,
enregistré de Gaulle, Malraux et quelques autres.)) (T1,3 : 151. 26 mars 1975).
Le témoignage reste lié à la personne du témoin qui met en œuvre sa
compétence pour lutter contre la mort et fixer le temps. Entre l'énonciation de
I'œuvre à faire et sa réalisation, c'est le travail du temps qui intervient dans la
mise en œuvre de l'idée. C'est I'œuvre du temps qu'est le Temps Immobile
comme le montre le processus psychique de la création littéraire.
I Op.cit., p. 346. 26 avril 1951. 2 «Si j'ai procédé comme avec la pellicule, c'est que Le Temps immobile, ici comme là, est un montage; que se sont des documents, des «actualités» que les textes d'autrui ou de moi que j'utilise; qu'il s'agit donc d'un film.. . » (TI,3 :l8O. 27 avril 1975).
QUATRIEME PARTIE
L'CEUVRE EN FORMATION
A travers le lexique de l'angoisse intérieure, la gestation, l'attente, la peur de
l'impuissance du créateur sont exprimés. L'œuvre de Claude Mauriac est le fruit d'un
travail acharné, d'une réflexion littéraire soutenue'. L'énergie de la création est
alimentée par le désir et le défi et a été constamment sous-tendue par une tension
existentielle et ce dès le 31 décembre 1929, date à laquelle il a décidé d'écrire
régulièrement son journal.
La connaissance des essais romanesques semble indispensable pour
l'approche du Temps immobile puisqu'ils «ont été les brouillons de mon œuvre»2 ce
qui explique la question de leur genèse. D'emblée posée dans le premier volume
«Dans quelles conditions naît et se prend la décision de commencer tel roman
précis ?»3 (TI,l : 141. 29 janvier 1962)' la question de la genèse est développée
«agrandie» dans le sixième intitulé Le Rire des pères dans les yeux des enfants))
(1981). Si l'objectif est formulé en 1962 puis actualisé en 1974 dans le premier
volume, ce n'est qu'en 1981, qu'il tente la difficile entreprise d'ouvrir "un passage
dans la nuit au fond de laquelle est encore cachée l'œuvre à venir. C'est de cela que
je devrais maintenant parler ici." (TI, 6: 447. 6 décembre 1961). Au regard de la place
dans ta composition de la formulation de la quête, cette dernière est donc précédée
du parcours de sa résolution qui est représentée en majeur partie dans ce sixième
volume. Ce qui est livré au lecteur dans Le Rire des pères dans les yeux des enfants
est un réseau thématique complexe à dénouer.
' «Vémars, vendredi 14 avril 1939. (...) Le matin, ma tante Gay-Lusssac avait dit qu'on ne me voyait jamais sans un livre ou une plume à la main. Ce manque de repos intellectuel était, disait-elle, mauvais au possible pour les nerfs. Et sans doute avait-elle raison. Ma manie d'écrire m'obsède et m'empêche de vivre sainement, naturellement, normalement.» (TI,9: 127)
L'interdépendance de ces deux phases de la création seront étudiés ultérieurement dans le chapitre « Du germe à la gerbe D
Cette question est posée alors qu'il a déjà publié trois romans de la série désignée par l'intitulé générique Le Dialogue intérieur. «Paris, 24, quai de Béthune, dimanche 29 janvier 1962. Je songe, depuis des mois, au quatrième roman possible. Lundi dernier, 22 janvier, je disais à Megève, à Marie-Claude : -Dans quelles conditions naît et se prend la décision de commencer tel roman précis ? Par exemple, quand ai-je vraiment décidé de commencer La Marquise sortit a cinq heures? Je n'en ai aucun souvenir.. . [. . .] Et dans le train me vint une idée de roman qui s'imposa, se précisa, exigeant à maintes reprises dans la nuit que, sur ma couchette supérieure, je rallume pour prendre les notes que j'ai là sur le prière d'insérer du livre que je lisais alors, le tome IV de la Correspondance de Dostoïvsky. Huit jours après, je suis moins sûr de mon projet, mais comme il s'agit peut-être de la cellule originelle d'où naîtra mon quatrième roman, je ne crois pas inutile de lui consacrer ce Journal. [...] » (T1,l :141).
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Organisé en plusieurs mouvements, Le Rire des pères dans les yeux des
enfants, recompose la trajectoire ascendante de l'écrivain Claude Mauriac, de ses
débuts d'essayiste son Introduction à une Mystique de l'Enfer (1938) sur l'œuvre de
Marcel ouh han de au', avec laquelle il ouvre le sixième volume, (T1,6: 9-20.), jusqu'à
l'étape tant attendue de reconnaissance dans l'histoire de la littérature, matérialisée
par son nom dans le dictionnaire où ordre alphabétique oblige son nom précède celui
de François Mauriac. La période du Nouveau Roman est centrale tant dans ce
sixième volume que dans la vie de Claude Mauriac qui apparaît sous les figures de
critique, romancier confirmé et auteur du néologisme de Il« Alittérature ». Sur cette
courbe s'entrecroise la figure du père dont l'autorité littéraire et sociale, s'estompe
peu à peu jusqu'au déclin et la mort physique (T1,6 :311. le' septembre 1970). Le
mouvement de l'ascension du fils se réalise par un double faire: celui de la
procréation et celui de la création littéraire. Les thèmes orchestrés interfèrent autour
du topos de la naissance à l'amour (T1,6 : 351-356) et (T1,6 :418. 16 octobre 1930 et
T1,6 : 21 4-21 5. 12 janvier 1961 ), à la prise de conscience de son existence à travers
l'intérêt d'autrui pour son œuvre : «une preuve objective de son existence. » (T1,9 :45.
28 janvier 1937).
«La genèse d'une œuvre, dans le temps de I'histoire et dans la vie d'un
auteur, est le moment le plus contingent et le plus insignifiant de sa durée.)) affirme
Gérard en et te^. Les adjectifs qualifiants ce temps initial le suppose insaisissable,
par sa brièveté et insignifiance par le hasard de l'émergence. Or, le compositeur du
Temps immobile démontre que l'œuvre est la manifestation d'une organisation
inconsciente et qui préexiste à son auteur. Seion lui ((tout est dans tout » et le hasard
est cette chance de découvrir ce qui est présent en nous pour peu que l'on y soit
attentif. La création est activation de «ces formes qui attendent leur sens, c'est
(("l'imminence d'une révélation qui ne se produit pas", et que chacun doit produire
pour lui-mêrne.~~
1 S'il est applaudi par certains, il est désapprouvé par d'autres, Georges Duhamel pour le choix de cet écrivain. Lors d'un dîner chez Georges Duhamel, celui-ci le prend à part dès son amvée. Ses paroles sont retranscrites en style direct : « - Je vous ferai tout de suite ma critique, une importante critique et qui, sans doute, vous étonnera.. . Je m'empresse de dire que je trouve votre bouquin bien écrit, bien pensé.. . Mais je déplore le choix du sujet. Si j'ai bien compris, Jouhandeau est un pédéraste.. . ? » (TI,6 : 16. 12 novembre 1938). 2 Gérard Genette, Figures 1, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1966, p.132. 3~érard Genette, op. cit., p. 132.
226
La recherche de l'origine de l'idée est menée avec le Journal, précisément le
contenu métatextuel, comme soutien mnémonique. II s'agit de déterminer les
différents types de métatextes qui interviennent dans la recomposition de la genèse
de l'œuvre et simultanément de comprendre le sens et la fonction de l'auto et de
I'intertextualité. Ce qui nous intéresse ici n'est pas la genèse des romans mais le
travail de composition mené par Claude Mauriac autour de cette question. Le travail
du lecteur et critique est équivalent à celui du détective. II se doit de rester vigilant à
tous les signes et énoncés convoqués, épars dans l'ensemble du Temps immobile,
afin de pouvoir les organiser et rétablir l'élément manquant qui donne forme ou sens
à la composition et qui est volontairement omis par le compositeur, tel qu'il le
rappelle :
((Penser aussi à ce que Malraux me disait (il y a plus de dix ans): les œuvres gagnent à être systématiquement amputées des motivations et explications que I'auteur connaît et dont il prive de façon délibérée son lecteur. ... D (TI, 104-1 05. 17 juillet 1963)
L'ellipse est à la base de la composition car pour I'auteur il s'agit d'indiquer et
non pas d'expliquer. L'autotextualité comme I'intertextualité fournissent des indices
sans pourtant que le compositeur explicite le sens, le pourquoi et le comment du
choix des fragments, de leur actualisation et de leur fonctionnement. L'objectif de la
composition est d'éprouver le lecteur, ses sens de I'observation, de mémorisation, et
d'organisation qui seront affinés avec la fréquentation de cette œuvre. II construit un
nouveau rapport lecteurlauteur et un mode nouveau de lecture qui ne devient ludique
qu'après un temps partagé avec I'auteur, celui de l'épreuve de I'œuvre.
Comment lire et comprendre la polyphonie ainsi instaurée, omniprésente,
harassante, perturbatrice? L'approche du processus de la création littéraire s'est
effectuée au travers de I'observation et de l'analyse de la pratique de la
transtextualité.
Chapitre 1. Le retour lectoral : expression de l'aventure intérieure.
«Car, lorsque je me perds en mon regard. Je pourrais croire qu'il est meurtrier.'»
L'écriture du Journal a précédé, accompagné le travail de I'œuvre sur I'auteur.
((Pendant vingt ans et plus, j'ai été hanté par le livre à faire, I'œuvre à réaliser, dont je
n'avais pas douté, les premiers temps de ma jeunesse, que je l'achèverais un jour.»
(TI,l: 29. 27 août 1958). La hantise est ce qui caractérise la relation à I'œuvre
présente en lui mais inexprimable. Ce fut d'abord I'« obsession » (TI,?: 30. 27 août
1958), le ((découragement, presque de désespoir, qui si longtemps me torturèrent.»
(TI,l: 31. 30 juin 1959) mais qui ne sont dit qu'une fois la première œuvre accomplie,
Toutes les femmes sont fatales. La paix viendra en 1957, avec Toutes les femmes
sont fatales et grâce au second roman, le Dîner en ville (1959), pour lequel
((j'éprouve pour la première fois depuis lors la détente d'une bonne conscience qui
m'avait été jusque-là refusée. (TI,I :31. 30 juin 1959). Soulagement, satisfaction au
point qu'à ((l'avenir, je ne connaîtrais pourtant plus jamais sans doute la sorte de
découragement, presque de désespoir, qui si longtemps me torturèrent.» (TI,I :31.
30 juin 1959). Claude Mauriac est convaincu d'avoir rempli son devoir avec la
tétralogie du Dialogue intérieur: ((Cela vaut ce que cela vaut, peut-être très peu,
mais cela existe, cela est, je ne pourrais à l'heure actuelle, faire mieux ; j'ai donc
accompli ma tâche.» (T1,6 :393. 15 mars 1965). Le le r octobre 1973, alors même
que la composition du premier volume n'est pas mené à son terme, notre auteur
rejette ses romans et, place sur un piédestal son œuvre en train de venir, Le Temps
immobile. Situé au premier chapitre du premier tome, ce fragment2 peut être lu
comme un avertissement, une publicité au lecteur pour l'informer de la place et de la
valeur de l'œuvre que l'auteur lui soumet.
1 Se sont les derniers vers du poème de Rainer Maria Rilke, Narcisse, qui figure dans le tome II des Euvres, des éditions du Seuil, sous la rubrique «Poèmes épars», choisis et traduits par Philippe Jaccottet. 2 «Paris, lundi 1" octobre 1973. Mon livre, ce n'était pas ce roman, ces romans auxquels je n'attache plus d'importance, mais le Temps immobile, que voici et auquel, obscurément, je n'ai pas cessé avec ce journal de travailler.» (TI,] :93).
((Paris, lundi 6 décembre 1976 (...) C'est vers ce livre rêvé que j'ai marché, ma vie entière, avec espoir et désespoir, pour le composer, à la fin, si bien que j'ai l'impression, maintenant, d'avoir donné le meilleur de ce qu'il m'était possible d'écrire » (TL5 : 361)
Dès la fin de la composition du ((premier livre» il est ((rassuré, sinon consolé,
parce que j'ai, à la fin des fins, composé Le Temps immobile.)) (TI,?: 13. 1973). Ce
n'est donc qu'à l'âge de 60 ans, avec la publication du Temps immobile, qu'il sera
véritablement délivré de cette hantise. II reconnaît enfin « l'«œuvre» pour laquelle
j'étais fait.»' (TI,l: 31.30 juin 1959). Ces deux états distincts et distants dans le
temps signalent une transformation de la relation du sujet à son objet du désir. Dans
ce chapitre, nous allons décrire cette transformation pour comprendre comment s'est
effectuée le passage de la dysphorie à l'euphorie. Le journal est doublement
précieux. Dans un premier temps et jusqu'en 1973, le diariste formule ses états
d'âmes, ses idées, note les différents plans des romans qu'il envisage d'écrire et de
composer. Dans un second temps, grâce à ces notes accumulées, le compositeur
reconstruit l'histoire de sa création littéraire. Les différentes fonctions du journal
seront évoquées en concomitance avec l'objectif principal de cette étude qui vise la
reconstitution de l'histoire de la relation du sujet à son objet de désir, telle que la
présente le compositeur dans Le Temps immobile. La problématique de la genèse
permettra de comprendre le processus de la transformation en jeu dans la relation
du sujet à l'objet en l'occurrence entre l'auteur et sa création.
Dépréciation narrative
Ce qui consacre I'œuvre de Claude Mauriac, c'est le retour vers la mémoire et
le retour comme vecteur et garantie d'un devenir. La quête de l'indicible passe par
l'exploration du contenu autobiographique. L'auteur met l'accent sur la formation de
I'œuvre, sur le récit autobiographique de I'œuvre. Deux hypothèses se présentent
simultanément, soit les événements de la vie de I'auteur sont éclipsés parce que
secondaires, soit la représentation de la vie de l'esprit, des mouvements de la
pensée créatrice sont les modes d'appréhension et de révélation de l'essence même
de l'être. Pour l'auteur, l'origine de l'effort créateur est dans le retour lectoral, dans la
lecture comme amorce de l'écriture et premier mouvement de la quête de
«l'indicible». Que décrit ce mouvement de retour sur ses propres textes et quel est le
sens de cette représentation dans Le Temps Immobile ?
La lecture est une pratique à la fois individuelle et collective puisque comme
nous l'avons vu, elle est une étape du travail littéraire de François Mauriac et à ce
titre, elle rythme la vie familiale. Un des objectifs plus ou moins conscient de la
lecture de son Journal antérieur au projet de son utilisation pour une œuvre est de
retrouver le temps qui a précédé la mort de son cousin. En ce sens la lecture s'avère
un acte de commémoration. II s'agira dans ce qui suit de considérer le vécu lors de
ce temps précis de la lecture qui est le premier mouvement dans le travail de
composition. En ce sens, le retour lectoral nous a semblé correspondre au moment
capital tel que le définit Jean Starobinsky :
«Le moment capital d'un comportement n'est ni dans ses mobiles inconscients, ni dans ses visées conscientes, mais au point où une action met en œuvre conjointement les mobiles et les visées, en d'autre termes, au point ou l'homme s'engage dans une aventure où il devra inventer les formes de son désir. Une telle perspective, dans le cas de Rousseau, nous oblige à tenir compte non seulement de ce qu'il convoite (consciemment ou symboliquement) mais surtout de la façon dont il se dirige vers la satisfaction désirée, de son «style d'approche»»2
Avec l'acte de lecture, I'auteur s'engage à considérer l'ensemble de son Journal. II
s'agira donc d'observer ce temps de la relation du sujet à son matériau. II faudra
reconnaître les marques caractéristiques de cette relation puis établir une typologie
des diverses tensions. La diversité des unités de sens que sont les fragments, leur
disposition, instaure des tensions entre le lecteur et son œuvre qui apparaissent
comme une ((forme - sens du temps» spécifique et devient un point de contact entre
deux expériences temporelles, celles de l'énonciation et de la ré énonciation3.
1 Affirmation rendue par une syntaxe qui exprime par la subordination du sujet à son œuvre sa conception de la création littéraire qui sera développée dans ce chapitre. 2 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l'obstacle, suivi de Sept essais sur Rousseau, Gallimard, 197 1, p. 205.
Lucie Bourassa, <<Le temps du rythme», p. 473, in, Claude Duchet et Stéphane Vachon (ss la dir.), La recherche littéraire :objets et méthodes : [actes du colloque]l organisé à Paris, du 30 septembre au 3 octobre
L'organisation des entrées du Journal pour la composition des pages
analysées plus loin (TI,1 : 110-111) contredit l'affirmation selon laquelle Claude
Mauriac ne relit jamais son Journal : «A quoi bon tout cela et pourquoi l'écrire, pour
qui ? Je ne relis jamais mon journal.)) (TI,I : 217. 28 septembre 1958). Cette
affirmation est énoncée après que l'idée du Temps Immobile ait été conçue mais
avant que le retour lectoral ne soit déclenché. Cette assertion dénote l'impossibilité,
la difficulté de l'acte de lire son propre Journal. Avant même son amorce, le retour
lectoral est qualifié et annoncé d'emblée comme un mouvement contre nature.
La mise en abyme décrit un mouvement spéculaire du retour lectoral dont les
premières phases sont antérieures à la composition du Temps Immobile comme le
montre la série des fragments suivants. L'exposition des fragments sélectionnés puis
sectionnés, est soutenue par le commentaire du lecteur. La composition articule
l'entrée datée du 23 mai 1933 suivie de son commentaire effectué le 23 mai 1953 :
« Paris, 24,quai de Béthune, samedi 23 mai 1953. Plongée dans mon agenda de 1933. Relu la page du 23 mai, il y a vingt ans. Feuilleté le volume avec accablement. La drogue de l'adolescence m'enivrait. Je me croyais du génie et notais pauvrement de pauvres choses. ... » (TI,I : 66)
Le mouvement de la pensée évolue par la négation de la pensée antérieure. La
lecture et l'analyse du contenu rythme l'effort du sujet avant qu'ils ne soient
envisagés comme éléments de l'esthétique du Temps Immobile. Cette œuvre
préexiste à sa conceptualisation et à sa réalisation. L'aporie du moi relève du
discours métanarratif qui met en relief la relation d'incompatibilité entre le «je» du
passé et celui du présent.
((Paris, lundi 4 décembre 1953. (...) De brèves plongées dans les vieux cahiers de ce Journal me donnent de temps à autre le même vertige. Je suis toujours frappé à neuf par une puérilité prolongée au-delà du normal ; par ma naïveté aussi ; et par quelque chose de dérisoirement banal et court dans mes jugements. Sans parler d'une médiocrité plus grave que celle de mon style ou de mes pensées : celle de ma
1991 par le centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise]. Ed. rev., con. et augm., Montréal : XYZ ; Saint-Denis : P W , 1998. Elle emprunte l'expression ((forme-sens du temps » à Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 224-225.
231
vie. Avec les beaux éclats indestructibles de ce que je suis encore pour le meilleur mais que I'inessentiel étouffe. D (TI,I : 75).
La composition visualise l'interposition du critique entre le sujet représenté et le
lecteur. Elle présente une page du Journal en date du ((lundi 9 août 1 9 6 5 ~ qui est
une composition de l'auto dépréciation récurrente dans le temps. Cette composition
comporte cinq entrées présentées selon la chronologie respective du ((Mardi 5
septembre 1939», ((Mercredi 6))' «Vendredi 8 septembre)), ((Jeudi 31 août 1939», du
((8 septembre 1 9 3 9 ~ .
(( Goupillières, lundi 9 août 1965. (...) La forêt de Marly que j'apercevais est là, vue seulement d'un peu plus près, l'autoroute où je suis était peut-être déjà dessinée, il y avait déjà de petits avions qui ressemblaient à ceux-ci.
Mardi 5 septembre 1939. Hier les petits morane qui s'envolaient, atterrissaient et repartaient: mon enfance eût été comblée.
Mercredi 6. Cette allégresse du matin après le cauchemar de la nuit. Le terrain d'aviation bordé d'arbres et de ciel immense.. . ça et là les cocardes tricolores de petits avions immobiles.
((Vendredi, 8 septembre 1939. Ce matin la vue des avions sur le terrain ensoleillé déchaîna en mon cœur une allégresse d'éternité. ..
Et, déjà, la même déception, la même honte à la lecture de mes journaux anciens. J'étais trop optimiste et indulgent encore, le 7 août, en sauvant mon Journal du néant à partir de 1937. Déjà, en, 1939, je savais que 1936 ne valait rien. » Jeudi 31 août 1939. Désespéré, hier, à la lecture de mon Agenda 1936. Quelle pauvreté ! Quel vide!)) (Tl, 1 : II 1).
8 septembre 1939. Le médiocre confort de ma vie embourgeoisée, que m'apportait-il, sinon un médiocre bien-être qui, par son uniformité même, vidait de toute substance l'écoulement du temps ? La lecture d'anciens agenda, l'autre jour, me désespérait: une période de cinq ans m'y apparaissait aussi vide et vaine qu'une heure creuse. » (TI, 1 : 1 10-1 1 1).
Paris, lundi 28 octobre 1968. Beaucoup travaillé au Temps Immobile depuis le 24 octobre. La petite graine dont je parlais le 9 juin 1963 aura mis cinq ans à germer. (. .: ). (TI,I : 1 1 1-1 12)
La composition étudiée ci-dessus datée du 9 août 1965 correspond à l'observation et
à la représentation du retour lectoral. Les textes cités sont tous transcrits en italique
ce qui permet au compositeur de les distinguer du commentaire intercalé entre les
fragments du ((Vendredi, 8 septembre 1939)) et celui du ((Jeudi 31 août 1939)). Le
commentaire intervient dans l'autoportrait et pour justifier, par sa récurrence, de la
permanence de i'attitude autodépréciative du lecteur. Le compositeur distingue
nettement entre l'expression de soi et l'auto critique entre le mode référentiel et le
métatexte. Dans la progression de l'activité scripturaire, I'autocritique est depuis
toujours.
La composition visualise le parcours heuristique de l'identité de l'être en dépit
du passage du temps. Les marques typographiques (modalisateurs à l'attention du
lecteur externe), l'espacement et l'italique rythment le retour lectoral. L'interligne
(compression de I'espace réel dans la chronologie du Journal) mime la proximité du
lecteur de 1939 et 1965, l'italique marque leur distance et distinction. La
représentation de soi implique la présentation d'un double ((je» dont le discours est à
chaque fois affirmé puis infirmé. Ce double mouvement contradictoire qui postule
l'existence de soi par I'autodénégation ' est un élément de l'esthétique de la
composition. La représentation de la récurrence du retour lectoral joue sur la
possibilité de compression du temps dans l'espace vacant de I'œuvre en formation.
Cette répétition fige le sujet représenté dans une posture immobile représentant la
figure de l'éternel lecteur de ses propres textes. Le corps du fragment se présente en
un seul bloc composé de multiples couches de textes.
Par le jeu récurrent des analepses prolepses, par la tonalité et le point de vue
métanarratif, le compositeur assure l'authenticité et l'objectivité de son effort. Il justifie
ainsi l'accès à I'œuvre littéraire. La récurrence de l'image négative configure
l'antihéros, l'aveu et l'autocritique sans concessions identifient la présence du critique.
Le sujet accapare cette fonction avec laquelle il s'autorise l'intervention dans le
champ de la communication littéraire. La répétition de cette phase de lucidité et de
1 Nous verrons plus loin dans ce chapitre qu'elle se prolonge avec la négation de la dénégation.
233
diagnostic négatif crée les conditions du phénomène d'empathie' à destination du
lecteur externe et à laquelle cède également le métanarrateu?.
La représentation immédiate par les fragments des années trente est minée
par I'autodépréciation. Envisagée dans le dévoilement du processus de la création
littéraire, elle apparaît plutôt comme la faculté d'élagage des couches superficielles
de soi. La répétition de la dépréciation assigne à l'aveu qu'elle véhicule une fonction
de catharsis nécessaire au devenir ontologique tendu vers «l'essentiel» : ((Avec les
beaux éclats indestructibles de ce que je suis encore pour le meilleur mais que
I'inessentiel étouffe.» (TI,I: 75). La dépréciation narrative semble être le vecteur du
devenir. Ainsi, la récurrence de cette catégorie rhétorique qui semble accréditer
l'existence d'une identité par sa négativité, dessine un premier mouvement dans
l'expérience de dépassement de soi comme le souligne Martin esslin:
((C'est en affrontant la réalité que nous pouvons la surmonter. La liberté est la reconnaissance de la nécessité. Et le terme de la catharsis n'est qu'une façon différente de qualifier la libération qui naît de la reconnaissance de la réalité.n3
L'interaction des instances narratives fait apparaître un nouvel objectif du lecteur
critique.
Observation de I'état du lecteur
A la suite du retour lectoral, il s'opère une transformation dans I'état du lecteur
qui crée une distanciation psychologique suivie d'un déplacement du point de vue. Le
métanarrateur enregistre les mouvements du lecteur et renseigne sur ses nouvelles
perspectives. Le sujet domine la vision dépréciative de soi et l'interruption de l'acte
de destruction révèle la présence d'une instance au contrôle des mouvements
intérieurs : «J'ai du me faire violence pour ne pas détruire la plus grande partie de ce
' En exemple, nous pouvons citer la compréhension, l'apitoiement, l'indulgence. 2 Nous verrons plus loin que Ia transformation du point de vue réflexif est un déplacement des instances narratives. «moins antipathique que je ne m'apparais lorsque je lis mon Journal de ces années la .» (TI,1 :412. 8 octobre 1963).
Martin Esslin, Au-delà de 1 'absurde, trad de l'anglais par F. Veman, Paris, Buchet-Chastel, 1970, p. 157. 234
234
~ournal'.)) (TI, 1 : 103-1 04. 16 juillet 1963). Le lecteur critique s'interpose contre cette
force intérieure destructrice2. II énonce un nouvel objectif :
((Lorsque j'émerge de ces lectures, je m'aperçois fugitivement mais avec intensité (j'oublie aussitôt, mais j'ai pris la résolution de mieux observer ce phénomène et de le noter))) (TI,I: 109-1 10.9 août 1965).
L'introduction d'un temps nouveau consiste en l'auto observation et fait place à une
nouvelle instance dont le rôle est d'observer le lecteur et les phénomènes produits
par le retour lectoral. La duplication de l'instance du lecteur par l'observateur de ce
lecteur multiplie les niveaux réflexifs et complexifie le jeu du regard. ((Observer ce
phénomène)) indique la scission avec le ressenti du lecteur par l'instauration d'un
observateur des effets du retour lectoral. La duplication opère I'objectivation par la
distanciation et la hiérarchisation de ces deux instances. En posant ce nouvel objectif,
le lecteur scripteur engrange la diversification de signifier en substituant le point de
' Dans l'optique de l'identification au Journal, l'idée de sa destruction est assimilée à un suicide : «ces milliers de pages étant pour moi une gêne, presque une honte, sans que j'aie le courage de les détruire - ce qui me serait -
un si grand soulagement -, mais l'idée de cette destruction m'est en même temps insupportable, comme une sorte de suicide dont je n'aurai jamais la force.)) (T1,6 : 273. 17 août 1967). 1Le bouleversement de la chronologie est peut-être conçu pour détourner le jugement extérieur en sa faveur. (( Paris, lundi 6 décembre 1954. (...) la possibilité du ridicule est toujours là : il y suffirait de l'intention ironique du lecteur. Or ces secrets personnels ont pour l'intéressé trop de gravité (je songe aux miens, dans mon Journal à moi, où j'évite désormais autant que je puis l'égotisme) pour que I'on risque de les voir moquer. Dérision qui existe déjà en puissance de l'encourir en négligeant toute référence à ma vie personnelle. Je suis déjà suffisamment gêné, lorsque je songe aux années de cette adolescence indûment prolongée et à toutes les naïvetés d'un Journal que je n'ose détruire, car il faudrait tout brûler, dont quelques pages précieuses. L'exemple de Léautaud (après quelques autres) me prouve que j'ai peut-être tort de me méfier ainsi de moi-même ; qu'en ce genre de témoignage, la sincérité compte seule, ou plutôt l'exactitude du trait, le respect du fait- et que plus on amoncelle ce genre de petites informations personnelles, plus on donne des armes contre soi-même, mais plus aussi on risque de conquérir quelques cœurs compréhensifs et fraternels. L'existence de tous ces cahiers que je n'ai pas le courage de déchiffrer me fait peur. Qu'en fera-t-on après moi ? 11 faudrait que je trouve le temps et la force de faire moi-même, dès maintenant, les choix qui s'imposent en détruisant d'ores et déjà l'inutile.» (TI,] : 266).
Le bouleversement de la chronologie est peut-être conçu pour détourner le jugement extérieur en sa faveur. t( Paris, lundi 6 décembre 1954. (...) la possibilité du ridicule est toujours là : il y sufirait de l'intention ironique du lecteur. Or ces secrets personnels ont pour l'intéressé trop de gravité (je songe aux miens, dans mon Journal à moi, où j'évite désormais autant que je puis l'égotisme) pour que I'on risque de les voir moquer. Dérision qui existe déjà en puissance de l'encourir en négligeant toute référence à ma vie personnelle. Je suis déjà suffisamment gêné, lorsque je songe aux années de cette adolescence indûment prolongée et à toutes les naïvetés d'un Journal que je n'ose détruire, car il faudrait tout brûler, dont quelques pages précieuses. L'exemple de Léautaud (après quelques autres) me prouve que j'ai peut-être tort de me méfier ainsi de moi-même ; qu'en ce genre de témoignage, la sincérité compte seule, ou plutôt l'exactitude du trait, le respect du fait- et que plus on amoncelle ce genre de petites informations personnelles, plus on donne des armes contre soi-même, mais plus aussi on risque de conquérir quelques cœurs compréhensifs et fraternels. L'existence de tous ces cahiers que je n'ai pas le courage de déchiffrer me fait peur. Qu'en fera-t-on après moi ? Il faudrait que je trouve le temps et la
vue objectif à l'expression de la subjectivité. II déclenche ainsi un deuxième
mouvement de focalisation externe qui intervient dans la succession de l'autocritique.
La réflexivité qui avait été amorcée sur la négation de soi et de sa pensée se poursuit
sur la base de l'observation et de l'analyse du mouvement du retour lectoral. Ce
dernier est signifié métaphoriquement par le lexème «plongée» qui établit l'analogie
totale entre I'acte physique et psychique. Le terme récurrent de «plongée» présente
d'emblée la lecture par un mouvement orienté et l'immersion dans une milieu liquide1.
Les énonciations «même les évocations d'il y a quinze jours m'apparaissent noyées
dans un passé. .. D (TI, 21 7. 28 septembre 1958) ou encore «...cette vie engloutie,
qui fut et qui demeure la mienne, pourtant.)) (T1,6 : 395. 16 mars 1965) tissent la
métaphore d'un univers aquatique qui soutient la représentation psychique du passé.
L'immersion est suivie par le mouvement contradictoire d'émersion qui aboutit à
I'acte scripturaire. Ce dernier décrit une contre plongée en focalisation interne sur le
personnage du lecteur. Une série d'entrée décrit les contre plongées comme formes
de focalisation externe qui tendent vers la focalisation interne. L'observation est
consciente avant sa formulation.
(( (...) De brèves plongées dans les vieux cahiers de ce Journal me donnent de temps à autre le même vertige. D (TI,1 : 75. 4 décembre 1953).
Ou bien
Vémars, 28 septembre 1958. II y a longtemps que la relecture de mon Journal, et même la seule idée, que je puisse relire, me mettent dans un étrange malaise : même les évocations d'il y a quinze jours m'apparaissent noyées dans un passé où il est sage, plus prudent de les laisser enfouies. . . . . D (TI,1 : 217).
Ou encore :
force de faire moi-même, dès maintenant, les choix qui s'imposent en détruisant d'ores et déjà l'inutile.» (TI,l : 266). ' Cet imaginaire vaut également pour la lecture de textes d'Histoire. La lecture «des premiers numéros (...) des Révolutions de France et de Brabant D décrit : «ces descentes dans un passé si différent de notre présent et pourtant si proche, je reviens à la fois effrayé et paisible : effrayé parce que ces expériences me rendent encore plus sensible la rapidité du temps : tout cela qui semble lointain est d'hier, car enfin j'ai presque un demi-siècle d'expérience, et la Révolution n'est distante de nous que de cent soixante-dix ans - à peine plus de trois fois ma petite vie.» (TI,l :157. 13 mars 1964).
(( ... Je parcourais donc ces pages de 1938 et 1939, à la recherche des précisions réclamées, éprouvant mon vertige habituel, ... » (T1,6 : 395. 16 mars 1965).
L'observation formule le ressenti et c'est l'attitude du critique qui est mise en relief.
La récurrence du lexique tel que le «vertige» (TI,I : 152)' ((descente aux enfers»,
(TI,l : 94. 1962 et 95. I O juin 1963) décrit la difficulté, l'étrangeté ressenties à
l'approche des textes. De 1953, 1958 jusqu'en 1965 c'est le même état psychique et
physique insaisissable. L'épreuve de lecture est de l'ordre du sensible, sa
représentation suscite autant les sens que l'intelligence. Ce sont ces tensions
contradictoires et inégales entre la volonté de pénétrer le temps révolu et la répulsion
physique et mentale qui infléchissent le sujet vers l'abandon du projet et remettent en
question le sens même de I'œuvre à partir de cette expérience.
La composition des pages 93 jusqu'à 116 du Temps Immobile reconstitue les
différentes étapes du retour lectoral. Une arabesque de thèmes visualise la
transformation de l'expérience du retour lectoral. Après le discours déceptif, les
tensions négatives se résorbent pour laisser place à une forme de ((satisfaction)) que
l'auto analyse oppose clairement au ((désespoir d'alors». (TI,I : 109. 8 août 1965).
Au cours de ces deux années, la transformation des mouvements intérieurs décrit
I'émergence progressive du sujet. La lecture met en relief les réminiscences de
I'enfance, celle du drame de l'enfance (la mort de Bertrand), du désir intense de
vérité «Je n'aime pas aller dans les salons, on y fait trop de cérémonies, j'aime au
contraire le parler franc, la possibilité de dire ce que je veux»» fragment daté du 7
mars 1929 inséré dans celui du 18 juin 1963. (TI,1 : 99). 11 retrouve également la
préoccupation essentielle du temps dont le souvenir émerge grâce une dédicace
datée d'octobre 1936' «dès ma vingt-deuxième année - et sans doute plus tôt-
j'étais «requis» (comme disait Gide) par les problèmes du temps;» (TI,I: 100. 15
juillet 1963). Ces bribes de l'histoire de sa personnalité sont en réalité des indices
dans la quête de I'émergence de l'œuvre. L'exploration dans les méandres de sa vie
est tendue vers l'écoute du bruissement de la naissance de I'œuvre ((dans le lointain
sa rumeur» (TI,? : 107. 8 août 1965). Envisagée d'abord comme «posthume» (TI,l :
1 L'ami d'enfance et d'adolescence Jean Davray a dédicacé pour François Mauriac, son roman Fraîcheur par laquelle il évoque sa lecture de a .. . 1 'essai sur le Temps de Claude qui est absolument remarquable.. . n (TI,] : 100. 15 juillet 1963).
94. 10 mai 1962), puis après les tentatives de composition (décrites plus haut), la
publication devient envisageable lorsque le sujet acquiert le rythme adéquat dans le
processus de la lecture. La plongée est précédée d'un temps d'inertie, de vertige :
« ... Je parcourais donc ces pages de 1938 et 1939, à la recherche des précisions réclamées, éprouvant mon vertige habituel, ne pouvant physiquement pas entrer dans cette vie engloutie, qui fut et qui demeure la mienne, pourtant. » (T1,6 : 395. 16 mars 1965).
Ou encore du refus d'entrer dans le temps révolu : «sans doute est-ce cette
impression d'être déjà mort que je fuis en refusant de relire mes anciens journaux».
(T1,6 : 396). L'inhibition réside dans la conception traditionnelle qui assimile le passé
à la mort. II importe donc de dépasser cette vision et de définir un nouveau sens à la
relation du sujet au Passé : «Mort, j'y revivrai. Vivant, j'y meurs une première fois.».
La difficulté de l'acte de lecture fait apparaître l'arbitraire de la conception
traditionnelle du temps passé et de sa corrélation avec la Mort, temps lié à la fin et au
néant.
Face à l'imposant matériau à traiter, le lecteur reste figé au seuil de l'œuvre
source. Le rythme de la lecture va pourtant s'accélérer grâce à la persévérance et à
la détermination caractéristique du scripteur qui tient registre des tentatives du
lecteur :
((Plongée dans mon agenda de 1933. Relu la page du 23 mai, il y a vingt ans. Feuilleté le volume avec accablement.» (TI,I : 66. 23 mai 1953).
La lecture reste superficielle «Feuilleté» et brève «De brèves plongées dans les
vieux cahiers de ce Journal» (Tl,l : 75. 4 décembre 1953). Ces attitudes signalent
l'incapacité psychologique d'affronter le «Passé» incarné par la masse de son
Journal. La seule focalisation possible est externe. Après les mouvements de
répulsions, la tension s'accroît lors de l'immersion, jusqu'à l'insoutenable ce qui se
traduit par l'impossibilité d'adopter une vision interne.
«je ne tolère l'absorption qu'à très petites doses: il est difficilement supportable de se voir longtemps face à face en des temps différents» (TI,1:397. 27 avril 1972).
Néanmoins, seul le point de vue externe permet d'envisager la réalisation de l'œuvre :
((lecture rapide (...) mais c'est la seule façon d'en prévoir une fin non pas prochaine mais possible, aucun achèvement n'étant concevable ni même souhaitable. Ainsi pourrais-je peut-être, dans un an ou deux, envisager une publication partielle de ce livre.» (Tl,? : 51 3. 14 novembre 1972).
La ({technique de lecture rapide» souligne l'antinomie entre l'intensité, la vitesse et
l'authenticité de I'effort littéraire. La situation paradoxale du lecteur métanarrateur à la
fois en immersion et émersion par rapport à son matériau est caractéristique de son
pouvoir d'ubiquité et de mouvement. Selon la perspective du compositeur, ces types
de lectures sont liés au temps visualisé ici par la progression 1953-1972. Le temps
affine l'expression et modifie la relation du sujet (lecteur scripteur) à son objet,
I'œuvre source. Néanmoins, l'inertie puis la rapidité rythment le mouvement du retour
lectoral. Ces deux rythmes ne permettent pas d'atteindre l'objectif visé mais semblent
exacerber, rendre insurmontable la tension paradoxale. Or, si elle n'est pas la vraie
lecture, «la lecture rapide» sert toutefois à surmonter l'inhibition et l'inertie initiales.
La description des mouvements rend compte d'une temporalité intérieure, des
facultés de perception et l'effort de cette figure hybride (lecteur, scripteur, analyste).
Le retour lectoral et la visualisation des interactions du texte et du lecteur semble
correspondre à une pragmatique basée sur la définition proustienne du talent comme
refus de l'imitation et recherche de I'œuvre en soi. II cite un extrait du Sainte-Beuve
de Proust qui illustre parfaitement, me semble-t-il, le sens du retour lectoral :
«puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyageur,
le sens de notre orientation.)) (TI,l : 108. 8 août 1965).
Fusion ou révélation de la voix
Jusque là les seules résonances entendues sont celles relatives aux
souffrances du lecteur. Elles ont mis en relief l'éclatement identitaire et la multiplicité
des postures d'une instance hybride et polyfonctionnelle. L'organisation
chronologique du métatexte de l'auto critique constitue le récit de l'approche de soi et
de l'acceptation de son Journal. En effet, la tension de l'immersion dans le passé
semble s'être dissipée alors que la vision dépréciative persiste. Les plongées sont
des tentatives pour utiliser son Journal et ont également pour visée la recherche de
l'idée sur laquelle baser l'articulation des fragments:
« Paris, dimanche 9 juin 1963. . . . Cette plongée en 1933 était un nouvel essai pour voir si je ne pourrais pas, éventuellement, utiliser ce Journal et comment. Je pense de plus en plus à une œuvre construite à partir de lui. Non une publication jour après jour, année après année. Mais d'un montage qui mêlerait les ans et ferait ressortir à la fois le vertige du temps et son inexistence. J'y songe depuis plusieurs mois sans avoir encore trouvé la solution. Mais peut-être suis-je sur une piste. Tout le livre futur fait de ces pages passées est peut-être dans ce cri ironique et touchant : « Mais toi, qui es moi, tu as vingt ans de moins que moi. Petite graine qui germera peut-être. » (TI, 1 : 90)
II ne s'agit donc pas de raconter mais de vivre une expérience métaphysique au
travers de la négation du récit et de sa substitution par la composition qui se
présente sous la forme d'un dialogue «Mais toi, qui es moi,». Cette dernière est une
technique qui intègre certes un projet littéraire mais qui est le mode de libération et
de transformation d'un affect.
La lecture s'accompagne de tentative de composition de l'œuvre à venir' :
« Vémars, mardi 16 juillet 1963. Passé ma matinée à relire intégralement mon quatrième carnet de l'Occupation (8 décembre 1942-1 9 mars 1943). J'y insère quelques notes, datées d'aujourd'hui, dans le style «vingt ans après », pour voir ce que donnerait le livre projeté. L'extrême médiocrité de ma vie d'alors et le fait que les passages les plus intéressants mettent en cause des tiers et ne sont pas publiables, rendent ce projet difficilement réalisable. Peut-être faudrait-il continuer, « à temps perdu » et placer ce travail dans ce que Du Bos appelait «la catégorie du posthume» ? De toute façon, je suis atterré (une fois de plus) par le manque de qualité essentiel de cette existence, qui fut la mienne, pourtant. » (TI,1 : 103-104)
1 Fragment intégral: «Vémars, mardi 16 juillet 1963. Passé ma matinée à relire intégralement mon quatrième carnet de l'Occupation (8 décembre 1942-19 mars 1943). J'y insère quelques notes, datées d'aujourd'hui, dans le style «vingt ans après)), pour voir ce que donnerait le livre projeté. L'extrême médiocrité de ma vie d'alors et le fait que les passages les plus intéressants mettent en cause des tiers et ne sont pas publiables, rendent ce projet difficilement réalisable. Peut-être faudrait-il continuer, « à temps perdu » et placer ce travail dans ce que Du Bos appelait « la catégorie du posthume)) ? De toute façon, je suis atterré (une fois de plus) par le manque de qualité essentiel de cette existence, qui fut la mienne, pourtant. Et pourquoi serais-je meilleur aujourd'hui? Le dérèglement de mon existence d'alors n'est pas ce que je lui reproche, mais bien au contraire ce qu'il y avait de sage, de raisonnable, de prudent dans mon comportement de ce temps-là. J'ai du me faire violence pour ne pas
L'interruption du mouvement de destruction du Journal' signale d'emblée une
transformation dans le rapport du lecteur scripteur au Journal : «J'ai dû me faire
violence pour ne pas détruire la plus grande partie de ce Journal.)). Cet acte
destructeur en ciblant le Journal vise le passé, la vie passée : «Le dérèglement de
mon existence d'alors n'est pas ce que je lui reproche, mais bien au contraire ce qu'il
y avait de sage, de raisonnable, de prudent dans mon comportement de ce temps-
là.». Donc pour comprendre toutes ces tensions entre le Journal et son auteur lecteur,
il faut considérer la dimension symbolique du Journal. Ce retour lectoral est retour
sur soi au sens strict du terme.
Le sens de ce procédé déceptif, ce fragment d'histoire psychologique pris
dans la diachronie de I'expérience du temps est dans la réconciliation qui s'exprime
par le rapprochement en vue de la cohésion des moi(s) fragmentés. L'évolution de la
composition est donc fondée sur la palinodie. Cette transformation semble être à la
fois esthétique et une expérience ontologique. La présentation du métatexte présente
dans la simultanéité la lecture et l'autocritique. II crée la dynamique de la composition
et caractérise I'expérience véridique. Le mouvement spéculaire identifie la dimension
ontologique à la source de l'esthétique.
détruire la plus grande partie de ce Journal. Mais à quoi bon tricher avec soi-même ? Je dois m'accepter, non pas tel que je suis (là l'espoir est toujours possible), mais tel que je fus.» (TI,I : 103-104). ' Qui a été précédé de l'expression de la volonté d'abandonner l'œuvre : ((Peut-être faudrait-il continuer, (( à temps perdu )) et placer ce travail dans ce que Du Bos appelait « la catégorie du posthume D ? La désorganisation chronologique introduit en force la possibilité de falsification qui mettra à l'épreuve la dimension éthique.
Chapitre 2. ~ropismes'
La multiplicité des instances (compositeur-auteur-narrateur-héros-narrataire-
lecteur-critique) et de la mise en abyme souligne la complexité de la représentation
dans le Temps immobile. Que révèlent au sujet du processus de la création littéraire,
les références aux états dépréciatifs, négatifs qui surgissent avec le regard réflexif ?
Le rapport des instances narratives évolue au cours de l'expérience métaphysique et
il semble pertinent de les considérer dans la diachronie pour affiner la représentation
de ces interactions et comprendre la finalité de leur mise en scène.
«Le travail de localisation [qu'est une réminiscence] consiste en réalité dans un effort croissant d'expansion par lequel la mémoire, toujours présente tout entière à elle-même, étend ses souvenirs sur une surface de plus en large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque là confus, le souvenir qui ne retrouvais pas sa place
Au regard du contexte littéraire des années d'après guerre, Claude Mauriac se situe
dans le camp opposé à celui placé sous l'influence de l'autorité intellectuelle de
Jean-Paul Sartre. Au sein du Nouveau roman, si au regard des préoccupations
littéraires, il est proche de Nathalie Sarraute, il se démarque nettement de
l'esthétique d'Alain Robbe-Grillet. Ses recherches esthétiques sont des tentatives
pour rendre compte des préoccupations de l'auteur, de sa personnalité fortement
marquée par l'anxiété, la souffrance face à la fuite du temps, la peur de la vieillesse
et de la mort. L'humilité dont il fait preuve toute sa vie est significative de la
reconnaissance des limites de la compétence et du savoir de l'homme face à
1 C'est comme l'explique Nathalie Sarraute le sujet de son premier ouvrage du même intitulé, Tropismes, Paris, Denoël, 1939, Editions de Minuit, 1957. «Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifstons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence.)) in, L'Ere du soupçon : Essais sur le roman, Gallimard, 1956, p. 8. 2 Bergson, Matière et mémoire, (Euvres : Essai sur les données immédiates de la conscience. Matière et mémoire. Le Rire. L'évolution créatrice. L'Energie spirituelle. Les deux sources de la morale et de la religion. La pensée et le mouvant; textes annotés par André Robinet; introduction par Henri Gouhier, Paris, PUF, Paris, 1970, p.310.
l'extrême complexité de la Vie. La thèse du temps immobile est défendue avec force
en même temps qu'il fait l'aveu de son ignorance, de la stagnation de sa pensée, de
la limite de son savoir'. Cette stratégie argumentative par la négation semble affirmer
la complexité du sujet au niveau narratif et ontologique.
Ontologique
La composition est un travail manuel de déconstruction puis de reconstruction
plus précisément comme l'affirme Claude Mauriac au début de la composition :
((Désécrit. Détruit. Cela signifie que, comme les restaurateurs qui rendent un édifice à sa vérité originelle, j'ai autant que je pouvais, rendu mes notes à leur texte originel daté. (...) il m'a fallu retrouver, une à une toutes les traces que j'avais effacées.» (T1,4 : 21 7. 9 juillet 1973).
De plus, en terme d'organisation spatiale, la composition consiste à prélever des
fragments de l'œuvre source puis à les insérer et articuler dans un nouvel espace
vacant et illimité. Si l'on considère l'analogie entre le Journal et le corps physique,
ces gestes sont métaphoriquement ceux d'un travail sur soi. Par projection
symbolique, le compositeur crée un nouveau corps, un nouvel être. Dans ce geste de
recréation, le journal comme retour vers soi apporte une solution à l'immédiate
nécessité de l'action, à l'exercice de vigilance à soi et à autrui soutenu par le désir
d'authenticité et de sincérité. Le Journal est le mode de connaissance de soi et plus
précisément une tentative d'approche de soi. L'écriture du journal délimite un
espace-temps concret au sein duquel le sujet s'immobilise dans ce mouvement
réflexif: la posture du scripteur. L'indication récurrente des coordonnées spatio-
temporelles apparaît comme une manière de surmonter la perte de soi dans
l'infinitude temporelle et spatiale. Ces références indiquent l'effort de délimitation de
soi qui s'opère également à un niveau ontologique. II s'agit également pour le
narrateur mis en scène de circonscrire son être, de fixer son image.
1 Avant même le pacte qui énonce le projet de l'expérience de l'indicible, l'auteur fait l'aveu des limites face à un tel objectif: (Paris, 24,quai de Béthune, samedi 23 mai 1953. L'expérience, ou prétendue telle, n'est qu'un épiphénomène, un reflet : l'ombre du train qui passe- et qui m'aura bientôt à tout jamais emporté, sans que j'aie, bien sûr, jamais rien compris à rien.)) (T1,l: 66)
La conversation fait apparaître une argumentation de ce point de vue toujours
à propos de la création littéraire et à destination ici d' ((Emmanuel Berl)). La
reconnaissance de ses compétences et de ses limites importe pour pouvoir créer.
L'équilibre intérieur, psychologique. «le complexe d'infériorité.. . (qui) réduit à
l'impuissance. ..» doit être surmonté afin de pouvoir viser ((à hauteur d'homme (à
hauteur de l'homme Berl au lieu de prétendre à la perfection). II importe de se
connaître, de mesurer ses capacités à leur juste valeur, dépasser «l'obsession de
I'œuvre à faire, à parfaire»» (T1,8 : 21. 31 décembre 1981). La récurrence du regard
réflexif signale le travail du narrateur qui affine et adapte sa capacité mentale à cette
posture. La conversation est transformée en dialogue de soi à soi dans l'intimité du
Journal, réactivée lors du retour lectoral. Celui-ci est suivi d'un dialogue instauré par
le métanarrateur sur la base des textes du Journal. Cette instance vise à établir un
équilibre entre l'image du narrateur et celle du lecteur dans l'objectif de I'œuvre
littéraire. Le narrateur recherche un point d'équilibre entre cette dépréciation de soi
qui est «plus d'orgueil que d'humilité)) et l'orgueil ou l'ambition démesurée qui
peuvent caractériser tout écrivain : ((Accepter la vie telle qu'elle se présente : ne pas
rêver d'héroïsme inutile. Faire son devoir à la place où l'on est.» (Tl,6 : 53. 26
octobre 1939). Le déictique spatial définit l'immobilité comme objectif à atteindre. Le
lexique de l'immobilisation suppose l'acceptation de l'espace et du temps qui
caractérise l'identité du sujet. Cette affirmation découle, me semble-t-il, de
l'inscription régulière de ses coordonnées en tête de chaque entrée du Journal. Ce
rituel de la datation maintient la conscience en éveil à ses caractéristiques spatio
temporelles.
Le retour lectoral donne lieu à des évaluations. Le métanarrateur balise le
discours critique par l'évitement des extrêmes dans le sens d'une polarisation binaire.
En même temps que l'excès d'orgueil, l'excès d'humilité est une des tentations dont je dois me garder.)) (T1,6 : 366. 21 décembre 1958).
L'auteur en devenir doit surmonter la vision négative de soi et trouver un équilibre
entre la dépréciation et la sur évaluation de soi ou de ses ambitions'. En opérant ces
1 L'humilité est le signe d'un esprit foncièrement démocratique et anti totalitaire comme l'exprime si clairement ce texte écrit à l'époque de la montée du fascisme : «De plus en plus je sais qu'il faut accepter avec indulgence les opinions d'autrui, même si elles apparaissent incompréhensibles, et en tirer une leçon d'humilité, au lieu d'y trouver une occasion d'orgueil. Ne pas dire : «Ce n'est pas moi qui me laisserais aller a ces égarements ... »
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transformations, le sujet s'achemine vers la réconciliation avec le «moi» révolu par
un dialogue indispensable et salvateur, cet :
((entre moi et moi qui me fait échapper à l'angoisse1 .... D (T1,6 :221. 24 juin 1963).
Dans l'imaginaire, le moi retrouvé se vit en terme de déplacement dans l'espace
intérieur jusqu'à la conjonction entre le lecteur et le narrateur. Or, ces déplacements
sont l'œuvre du temps et de la vigilance du sujet qui de 1939 à 1963 (pour ces
fragments privilégiés) est resté attentif à lui-même. S'agissant de la reconnaissance
simultanée de soi et de son œuvre, le sujet procède par inversion des valeurs
ontologiques :
((Mais je m'accepte. Je fais de mes faiblesses la seule force à laquelle je puisse prétendre.)) (TI,1 : 109. 8 août 1965).
La relation antinomique force et faiblesse est annulée au profit de la réalisation du
sujet. Les tensions exprimées par I'oxymore sont résolues par l'équilibre ontologique.
Le métatexte qui avait été amorcé à partir de l'autocritique dépréciative se prolonge
avec le souci de la vérité : «Mais à quoi bon tricher avec soi-même ? Je dois
m'accepter, non pas tel que je suis (là l'espoir est toujours possible), mais tel que je
fus.» (Tl,l : 103-1 04. 16 juillet 1963). L'impératif moral («je dois m'accepter», «il faut
que mon œuvre naisse») qui corrobore l'intentionnalité de l'auteur en devenir
annonce la fin des tensions suscitées par le retour lectoral. La lecture comme attitude
vectorielle du devenir est encore confirmée par le lexique de la
positivité caractérisant l'attente et le désir de l'œuvre. L'aboutissement de cette
recréation de soi est la réconciliation intime qui se réalise de façon concomitante
dans la relation du sujet et de l'objet concret (le journal) et abstrait (l'irréversible,
Mais : ((Cet homme de bonne foi est bien éloigné de ce que ma bonne foi croyait être la vérité. Pourquoi aurais- je seul raison ?» (TI,2 : 21 1.28 avril 1938). ' Ce mouvement de solidarité des voix est confirmé par les témoignages de lectures, en l'occurrence de Martin Esslin ((magnétophone de Krapp)). L'analogie des expériences indiqué par la récurrence du ((comme moi» (TI,] :528) confirme et ratifie l'idée de l'utilisation du Journal. L'objectivité de la méthode advient par la récurrence des mêmes expériences subjectives.
245 245
l'irrémédiable). La lecture effectuée dans la visée de l'œuvre donne naissance par le
dialogue intérieur à l'altérité, à un «autre» moi distinct du moi souffrant et déceptif1.
L'opposition du métannarateur avec le lecteur critique «Mais je m'accepte))
suspend et annule l'acte de destruction simultanément à la prise de conscience de
l'invariabilité de l'être puis par la distanciation avec les instances antérieures, celles
de 1942 et 1943 avec 1963, vingt ans puis vingt et un ans plus tard. La
reconsidération de son Journal en vue de son utilisation fait basculer le contenu
jusque là intime et personnel vers le domaine du public. La prolifération d'indices de
personnes visualise un éclatement du «je» et la possibilité d'instaurer la forme
dialogique. L'évolution de I'œuvre va de pair avec celle du sujet limité à ses
mouvements d'humeurs. La recherche d'un équilibre est toujours accompagnée du
souci de la vérité sur soi. (TI, 4 : 236. 18 août 1974) et de solidarisation avec soi-
même. Quel est le sens de cette conjonction et concordance des voix intérieures?
Narrative
Les notes négatives renseignent sur l'effort du diariste pour donner une forme
à son œuvre. Puis, la vision dépréciative laisse place «pour la première fois, (à) une
sorte de paix.)). La persévérance du lecteur réconcilie, rétablie le dialogue,
l'immersion opère une identification du lecteur avec son matériau. Le lecteur
reconnaît et délègue à son Journal la fonction de porte parole, de témoin: «Le
Journal sera mon seul témoignage. Pas tout à fait sans valeur, peut-être.)) (TI,I : 72-
73. 20 décembre 1952). L'avènement de l'œuvre coïncide avec la réconciliation du
lecteur qui se projette dans la peau de l'auteur de l'œuvre. Ce qui fut réalisé trois ans
après l'intention de la réconciliation intime. Depuis I'effort soutenu pour «découv(rir)
ce qui n'avait de réalité qu'en moi, à l'état imprécis, certes, mais fascinant ?»
(T1,6 :365-366. 21 décembre 1958)' le scripteur n'a de cesse de s'interroger sur la
valeur de son journal :
«je prends un temps précieux pour écrire ce journal. Mais ce n'est pas du temps perdu, même si ce travail n'est pas « payant » dans l'immédiat. Mon
1 La volonté de briser l'ordre n'a-t-elle pour dessein de masquer la médiocrité ressentie à l'égard du moi passé.
œuvre réelle c'est ce journal que, si je mettrais en forme.» (T1,6 : 393. 15 mars 1965).
La reconnaissance de son ((œuvre réelle» s'effectue par exclusion implicite puis
explicite, par la récurrence du présentatif renouvelé à intervalle régulier :
« «Mon œuvre» vaut ce qu'elle vaut (et sans doute pas grand-chose !) mais elle existe, elle est là, ce ne pas les essais romanesques, insuffisants, du Dialogue intérieur, c'est ce journal, ce sont les milliers de pages de ce Journal. » (TI, 109. 8 août 1965).
Cette attitude réflexive dépeint un sujet immobilisé tentant de s'éveiller, de prendre
conscience de la valeur de son œuvre. Cette reconnaissance démontre que la
relation du sujet à I'objet est contradictoire au niveau du réel et au niveau du
psychique. La proximité concrète est équivalente au niveau psychique à la distance
du sujet à son objet. Ce qui explique, me semble-t-il la nécessité de la formulation et
la récurrence des présentatifs destinés à éveiller sa propre conscience à la proximité
de I'objet et donc à la possibilité de son appropriation. Le paradoxe de la régularité
de l'acte scripturaire est que le sujet à force de s'observer, de s'écrire, se voile avec
ses mots. Or, c'est avec ce même objet sémiotique, le langage verbal qu'il fait
réapparaître son image.
Révélation et réconciliation
Néanmoins, au sein de cette représentation isomorphique, l'évolution du statut
du lecteur vers le narrateur progresse à partir de l'identification, de la reconnaissance,
puis de la réconciliation autant de mouvements qui vont affermir l'intentionnalité de
l'œuvre nouvelle'. La projection crée une ouverture, une distanciation qui suscite le
désir de poursuivre la communication. Le mouvement réflexif comporte une
dimension objective qui autorise à voir dans le dialogue intérieur, la présence
nécessaire d'un alter ego. L'existence de cette instance ((autre moi» concrétisée par
1 Ces notes sont contemporaines de la publication de Conversations avec André Gide et Une Amitié contrariée. Ces essais romanesques sont réalisées à partir du Journal. L'auteur regroupe les entrées selon une thématique précise, censée intéresser le public, en faveur duquel la sélection est effectuée pour mettre en scène des personnes du monde littéraire et artistiques, respectivement André Gide et Jean Cocteau.
247 247
le Journal et qui par le dialogue est maintenue au niveau abstrait arrive à la
conscience et est identifiée par le terme de ((révélation)).
« Et, soudain, j'eus la révélation, qui paraîtra peut-être banale une fois exprimée, mais qui n'a rien perdu pour moi, en moi, de sa valeur depuis que j'en ai éprouvé l'évidence : à savoir que mon journal sera situé dans sa continuité, dans sa totalité, non pas tant dans le même passé que dans le même présent par ma mort. » (T1,6 : 395-396. 16 mars 1965.).
Toute lecture est peut-être vécue dans l'attente d'une prophétie et ce qui résulte du
retour lectoral est l'éveil de la conscience à soi-même, grâce à la récurrence et par
l'intermédiaire du Journal qui instaure la proximité avec le «moi». Ce mouvement
apporte I'autorévélation de l'éternité au sujet et parachève l'expérience métaphysique
et est exprimé par le mouvement de réconciliation.
Après la scission intérieure avec la dépréciation négative et l'auto destruction
arrive le temps de la fusion, de la solidarité intérieure. ((S'accepter)), «Se solidariser
avec soi-même»' c'est tenter de trouver un équilibre intérieur dans le sens de la
proximité entre le métanarrateur et le compositeur du Temps Immobile.
L'organisation chronologique des fragments (1 963, 1965, 1973) mesure la durée de
la progression du métanarrateur et la confirmation de sa présence. L'action de cette
nouvelle instance est dirigée précisément contre le sentiment du ridicule et de
méfiance, contre la tentation de l'autodestruction : ((J'ai peut-être tort de me méfier
ainsi de moi-même)) (TI,I : 266. 6 décembre 1954). Après l'éclatement, elle a pour
rôle d'unifier, de former l'alliance intérieure. La résolution du conflit qui lui incombe
repose sur la manipulation de l'énonciation. Le critique lecteur se réapproprie et
réévalue l'autocritique du narrateur lecteur dans l'objectif de la réconciliation des
tensions intérieures. Or, ces deux instances isomorphes que les rôles de lecteur,
critique, scripteur confondent se distinguent par la distance temporelle et la nature de
la vision dysphorique puis euphorique du personnage-scripteur antérieur sur lequel
1 Solidarité d'abord par rapport à ses échecs comme le lui révèle « Jacques Rivière à propos d'Amie1 sur le «plus difficile courage qui est de se solidariser avec ses échecs ... (I,XII, 21))) (T1,4 : 107. 3 novembre 1940) puis qui doit inclure, comprendre toutes les facettes de sa personnalité: «Je veux dire que j'obtenais la preuve que j'étais toujours, malgré ma bêtise et mon ridicule, inséré dans la vie et malgré tout, à ma place. Ma place se trouvait où j'allais, fût-ce au bordel. » (T1,6 :153.28 janvier 1944).
travaille la conscience de soi. Ces mouvements de la conscience provoquent la
rupture intérieure de l'affect:
(( Pour la première fois, la relecture d'anciens carnets, tout dérisoire que soit le «moi» qui y apparaît, me donne une impression non certes de satisfaction mais de ... de quoi ? Je ne trouve pas le mot, je sais seulement qu'il n' y a plus révolte chez moi, mais acquiescement. Acquiescement à I'irréversible, au définitif, à I'irrémédiable. Non que je me considère avec orgueil, ni même avec indulgence. Mais je m'accepte. Je fais de mes faiblesses la seule force à laquelle je puisse prétendre. Mon œuvre D vaut ce qu'elle vaut (et sans doute pas grand-chose !) mais elle existe, elle est là, ce ne pas les essais romanesques, insuffisants, du Dialogue intérieur, c'est ce journal, ce sont les milliers de pages de ce Journal. D (TI,1 : 109. Dimanche 8 août 1965).
Simultanément à la tentative de possession de soi à travers le retour lectoral se joue,
d'abord, la réconciliation qui se transforme en dépossession de «soi» par ce lecteur
anonyme, imaginaire mais nécessaire. La reconnaissance de soi est corollaire de la
reconnaissance de son Journal et i'amorce de la composition est concomitante de la
transformation de la vision de soi. Un nouveau lexique apparaît dans l'auto critique.
Le métanarrateur annule la vision critique et rétablit l'équilibre par la réconciliation
des instances narrative et métannarative :
«...moins antipathique que je ne m'apparais lorsque je lis mon Journal de ces années là.» (Tl,l :412. 8 octobre 1963).
Au fur et à mesure de ces notations, l'auteur assiste à une double révélation, celle
de son Journal et celle de son œuvre en rapport de contiguïté en ce sens où le
Temps immobile émerge du Journal. Ce mouvement d'émergence est postérieur à
l'expérience du retour lectorat.
« Dimanche 8 août 1965. (...) Pour la première fois, la relecture d'anciens carnets, tout dérisoire que soit le (c moi » qui y apparaît, me donne une impression non certes de satisfaction mais de ... de quoi ? Je ne trouve pas le mot, je sais seulement qu'il n'y a plus de révolte chez moi, mais acquiescement. Acquiescement à l'irréversible, au définitif, à I'irrémédiable. Non que je me considère avec orgueil, ni même avec indulgence. Mais je m'accepte. Je fais de mes faiblesses la seule force à laquelle je puisse prétendre. (( Mon œuvre )) vaut ce qu'elle vaut ( et sans doute pas grand-chose !) mais elle existe, elle est là, ce ne pas les essais romanesques, insuffisants, du Dialogue intérieur, c'est ce journal, ce sont les milliers de pages de ce Journal. D (TI,1 : 109)
C'est en 1965, qu'il peut aborder le passé dans un acte d'abdication au cours duquel
se transforme la relation à soi. La dépréciation négative laisse place à I'acceptation
de soi. Si au plan extraréférentiel, il s'agit toujours de Claude Mauriac, le niveau intra
textuel se construit à partir de la mise en abyme et du code autobiographique qui
jusque là n'avaient pas été envisagés. Les phases de la reconnaissance et de
I'acceptation de soi sont corollaires de I'acceptation de sa condition humaine. Cette
acceptation est soutenue par I'œuvre enfin réalisée et qui stigmatise la croyance et le
désir d'éternité. La conjonction des instances résout les tensions que relève
I'oxymore «Je fais de mes faiblesses la seule force à laquelle je puisse prétendre.».
Au plan grammatical, le présentatif et la troisième personne maintiennent la distance
et inscrivent l'objectivité du regard qui découvre «Mon œuvre)) à la fois en opposition
et en continuité avec la perception antérieure : ((mais elle existe, elle est là.)).
Cette transformation de la vision réflexive inscrit la relation à I'œuvre en terme
de localisation spatiale et non plus en terme d'appréciation du contenu. Le sujet peut
mesurer et prendre conscience de la proximité de son objet. La dynamique
diachronique des voix narratives est thématisée par une série de fragments épars
dans l'ensemble de I'œuvre et mise au service de la reconstitution de I'histoire du
Temps Immobile. Le compositeur accentue la valeur et le sens du jeu diachronique
des voix dans la représentation en abyme de I'histoire de l'avènement du Temps
Immobile. La dynamique des voix génère la diégèse de I'œuvre à partir de sa propre
genèse'. La révélation du Journal atteste de la distinction des instances narratives
passée et présente et le lecteur scripteur de 1965 se découvre dans le rôle d'auto
destinataire. La représentation paradigmatique soustendue par l'organisation
syntagmatique identifie l'élasticité, la mobilité et la complexité de l'être intérieur. Elle
montre le travail du temps dans ce jeu de proximité et de distanciation.
Lecture et réflexion de la résonance de la voix.
1 De même l'auteur dispose de fragments de textes qui ont leur propre dynamique et qui ont valeur de témoignage historique ou biographique du seul fait d'être le fils de François Mauriac.
Le phénomène provoqué par la lecture s'exprime en terme de sonorités. Outre
sa valeur autobiographique, le Journal est utilisé pour i'instauration d'un rapport
dialogique entre des sonorités extérieures et intérieures.
Tel que le présente le compositeur, le retour vers sa propre voix s'effectue
sous l'égide d'autres voix. Non seulement, cette instance compose ce jeu du
dialogue intérieur mais illustre la polyphonie issue des interférences entre auto et
intertextualité. Ces discours enchâssés enregistrent certes les indices qui conduisent
vers l'origine de l'œuvre, néanmoins, du fait de l'antériorité du retour lectoral (1965) à
la composition du Temps Immobile, ces voix sont réactivées dans l'attente de
l'énonciation prochaine de I'idée recherchée. Le compositeur tente de mettre en
scène l'avènement de cette révélation. Les relations à l'autre et à soi sont illustrées
de façon privilégiée par la lecture'. Le retour lectoral ne suffit pas pour expliquer la
révélation. Le jeu d'intertextualité sans omettre le fait que I'écrivain est lui-même
«lecteur» (TI,? : 528-529) participe à l'émergence de I'idée. L'indication récurrente
des œuvres lues insiste sur le pouvoir réflecteur des œuvres. Dans la confrontation
avec les textes, Claude Mauriac est
«le seul juge : ces combats (qui) n'ont d'autre arbitre que moi-même ; les solutions que je trouve aux problèmes qui se posent à moi ne peuvent être que par moi appréciées. » (TI,I : 38. 16 juillet 1973),
Les lectures mentionnées décrivent des tentatives similaires. Ces textes sont des
soutiens incontestables et suscitent le dialogue intérieur :
((Lisant le Journal de Paul Léautaud (...) L'exemple de Léautaud (après quelques autres) me prouve que j'ai tord de me méfier ainsi de moi-même ; qu'en ce genre de témoignage, la sincérité compte seule ... » (TI,l : 266. 6 décembre 1954).
Michel Butor définit ce type de lecture : ((J'appelle "symbolisme" d'un roman,
précise-t-il, (d'ensemble des relations de ce qu'il nous décrit avec la réalité où nous
vivons.»2. Le phénomène de réflexion et les objets réflecteurs' d'espace et de temps2
1 Jacques Chabot, L'autre et le moi chez Proust, Paris, H . Champion, 1999, p.25. Michel Butor, «Le roman comme recherche», Répertoire, Paris, éd. de Minuit, 1960, p. 10. 11 décrit le travail
de cette instance hybride qu'est l'écrivain, lecteur : «Mais, puisque dans la création romanesque, et dans cette recréation qu'est la lecture attentive, nous expérimentons un système complexe de relations de significations très
25 1 25 1
parsèment les essais romanesques et le Temps Immobile. De plus, l'objectif
téléologique de ces jeux de réflexion, organisés autour de la thématique de
l'approche de l'origine de la création littéraire, vise à saisir le reflet de la Vie,
précisément de la source de l'être. La création littéraire est le mode d'approche
oblique de la création de la Vie. Qu'est-ce qui est donc réfléchi ? Qu'est-ce qui se
révèle dans ce jeu de reflets?
Le compositeur met en scène le lecteur à la recherche d'une «Iégitim(ation) en
profondeur de mon entreprise)). Le rôle explicite de I'intertextualité de présenter les
extraits des œuvres sources3. L'influence-relation de Proust prédomine chez notre
auteur. Son œuvre est lue et relue (TI,? :84. 18 février 1943) et fait même l'objet d'un
essai4. Proust lui permet de «voir clair en moi-même et me rappelle des souvenirs
oubliés, lui révèle la beauté mystérieuse de l'atmosphère du passé retrouvé.)) (TI,l:
341). La lecture est un moyen d'éclairer sa propre pensée, de reconnaître sa
convergence avec celle de Proust. II en fait personnellement le constat en
confrontant les fragments de son journal avec des extraits du «Contre Sainte-Beuve))
de Marcel Proust. (Tl,l :107-108. 8 août 1965). Le commentaire de la lecture
souligne la connivence de la réflexion par l'analogie (((Comme moi») et ratifie ainsi la
conception de l'identité de la pensée. Par ce jeu d'intertextualité soutenu par des
métadiscours, le compositeur se réapproprie la filiation littéraire avec Marcel Proust.
(T1,I :369. 7 juillet 1965). De même, la référence à la conversation avec Gaston
Duthuron est suivie par la lecture d'un essai sur le théâtre de Marcel Esslin :
variées, si le romancier cherche à nous faire part en toute sincérité de son expérience, si son réalisme est assez poussé, si la forme qu'il emploie est suffisamment intégrante, il est nécessairement amené à faire état de ces divers types de relations à l'intérieur même de son œuvre. Le symbolisme externe du roman tend à se réfléchir dans un symbolisme interne, certaines parties jouant, par rapport à l'ensemble, le même rôle que celui-ci par rapport à la réalité. », in Michel Butor, «Le roman comme recherche», Répertoire, op.&., p. 10. Julia Kristeva parle de ((compagnonnage uchronique~ dans son étude sur l'œuvre de Marcel Proust. Julia Kristeva, Le temps sensible, Proust et 1 'expérience littéraire, Paris, Gallimard, coll. d'oints», 1994. ' L'exemple du topos du <miroir» dans Le Dîner en ville ou encore l'intitulé «Le regard des pères dans les yeux des enfants)) qui définit le regard comme un espace réfléchissant. 2 Paris, ses rues et ses monuments historiques comme (<La conciergerie», est, dans le Temps Immobile, un réflecteur en puissance du passé.
C. G. Jung, L'homme et ses symboles, Paris, Laffont, 1990, pp. 98-99. Dans certains cas, le rôle de la lecture de l'œuvre d'autmi est d'aider à la compréhension de son travail littéraire en l'occurrence l'Oubli et d'éclairer sur le sens même de la composition. (TI,6 : 389-391. le' mars 1965). 4 Claude Mauriac, Proust, Paris, Seuil, coll. ((Ecrivains de toujours», 1953.
« Malagar, mardi 17 septembre 1963. Lecture de hasard (. ..) Théâtre de l'absurde de Martin Esslin ' . (.. .) l'impression que Martin Esslin, en parlant de Beckett, d'Adamov ou de lonesco, me parle aussi de moi-même. (. . . ) L'expérience qu'expriment les pièces de Beckett est d'une nature beaucoup plus profonde et fondamentale qu'une simple autobiographie. Elles révèlent son expérience de la temporalité et de l'évanescence, du sens de la tragique difficulté qu'il y a à se saisir soi-même dans le processus sans merci de rénovation et de destruction qu'entraîne l'écoulement du temps ; de la difficulté de la communication entre êtres humains ; de la quête opiniâtre du réel dans un monde où tout est incertain et où la frontière entre le rêve et la réalité est toujours mouvante ; de la nature tragique de tout amour et de l'illusion de l'amitié (...) De même, le commentaire proposé par Esslin de la Dernière Bande, ou plutôt son résumé de cette courte pièce de Beckett (...), me révèle une similitude entre le vertige du héros «écoutant sa voix enregistrée trente ans plus tôt» et mes préoccupations de cet été à Vémars, oubliées depuis, redevenues miennes, précisément, juste avant que je ne mette à lire cet essai.» (T1,2 : 505-506)
La lecture est un acte productif dans la mesure où le lecteur réactive le discours sous
forme de dialogue : «en parlant de Beckett, d'Adamov ou de Ionesco, me parle aussi
de moi-même. (. . .)». Le lecteur s'autodestine le commentaire de l'auteur, puis dans
le Journal, il instaure un dialogue in absentia pour dire la similitude et la
reconnaissance de l'expérience commentée. Mais il importe de souligner la
conjonction de subordination de temps qui indique que le fonctionnement de la
mémoire est antérieur à la stimulation éventuelle du souvenir par la lecture. La
lecture intervient certainement pour affirmer cette antériorité vérité. Si elle ne
déclenche pas le fonctionnement de la mémoire, elle est justifiée pour expliquer son
fonctionnement et déclencher la réflexion. Elle développe donc le registre
métatextuel:
« Malagar, mardi 17 septembre 1963. (-4 Mon journal tient la place du magnétophone de Krapp. Un Journal où je retrouve moi aussi, ma voix enregistrée. Mais alors que le personnage de Beckett ne se reconnaît pas, est devenu pour lui-même un étranger, au point d'être obligé de «recourir au dictionnaire pour comprendre les mots les plus alambiqués dont usait son ancien moi », j'éprouve, moi, tout le contraire de ce dépaysement à l'égard de moi-même. Ce n'est pas le changement continuel de l'identité du moi», qui me frappe, mais au contraire, sa permanence, dans un monde lui-même immuable sous les petites différences de surface, le
1 Cet essai a été publié en 1970. Martin Esslin, Au-delà de l'absurde, trad. de l'anglais par Françoise Vernan, Park, Buchet-Chastel, 1970.
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temps qui, peu à peu, sûrement, inéluctablement me détruit, n'ayant d'autre réalité (je l'ai noté bien souvent) que cette destruction même. Ainsi, l'«utilisation géniale d'une chronique autobiographique enregistrée chaque année)), grâce à laquelle Beckett a pu démonter son propos, me servira dans un tout autre sens, si je mets mon projet à exécution (et que suis- je en train de faire, en ce moment, sinon le mettre à exécution ?). Utilisation non géniale, elle, mais exemplaire, car au lieu d'une reconstitution, d'une invention, je ne ferai, moi (grâce aux milliers de pages datées dont je dispose et parmi lesquelles j'aurai seulement à choisir) que recopier des fragments authentiques, la part de création (importante) résidant dans le seul montage, qui se trouvera lui-même daté, donc authentifié.» (T1,Z: 505-506).
Le commentaire de l'essai sous tend un processus identitaire qui après la similitude
se poursuit avec l'affirmation de sa différence : «Ce n'est pas le ((changement
continuel de l'identité du moi», qui me frappe, mais au contraire, sa permanence,
dans un monde lui-même immuable sous les petites différences de surface D. Au fur
et à mesure de la lecture, le sujet découvre sa spécificité et le scripteur souligne sa
divergence. La similitude au niveau formel par la reprise de I'idée de duplication de
I'œuvre source est articulée à la divergence au niveau du sens : l'«utilisation géniale
d'une chronique autobiographique enregistrée chaque année», grâce à laquelle
Beckett a pu démonter son propos, me servira dans un tout autre sens,...)). Les
œuvres lues et indiquées réfléchissent I'idée recherchée. Le symbolisme interne
n'apparaît pas comme une réflexion de l'identique, il n'est pas le calque du
symbolisme externe mais se découvre par ses possibilités de variations. L'œuvre
prend forme par suite de formulations de «similitude», de «contraste» ou de
«contradiction» au bénéfice de la spécificité du «moi» qui s'exprime dans cet espace
de liberté. De plus, en 1968, un nouvel essai : «Présent passé, passé présent»
d'Eugène lonesco' semble forcer la réalisation de I'œuvre : «Mon ancien projet de
composer le Temps lmmobile s'est de nouveau imposé à moi et de façon telle que
j'en ai vraiment commencé la réalisation.» (TI,l : 407. 24 octobre 1968). La pensée
extérieure et intérieure s'entrechoquent, créant la dynamique de I'œuvre. Ce jeu de
réflexion est inclus dans la représentation de la quête de i'origine de I'œuvre. II
reconnaît que son œuvre future et majeure, en l'occurrence le Temps lmmobile
prendra forme principalement à partir de cette masse imposante de son Journal qui
1 Claude Mauriac suit de près les publications d'Eugène Ionesco qui est un ami. 11 publie sur l'œuvre de ce dramaturge un article dans le Figaro littéraire du 14 octobre 196 1 qui sera inséré dans Lillitférature Contemporaine, réédité, pp. 205-207.
se révèle à lui. Cette critique sur le théâtre de Beckett fait écho à ses préoccupations
métaphysique et ontologique1 antérieures au désir de I'œuvre littéraire précisément à
la hantise du temps qu'il ne peut aborder que de façon détournée. La dynamique de
la réflexion se produit telle que la décrit Lucien Dallenbach :
((Cette réflexion s'opère, nous l'avons dit, par le moyen des œuvres insérées ; elles seules permettent de représenter la réflexion et son objet. Mais loin d'être autonome, cette réduplication s'articule, répétons-le, sur la réflexion du monde qui la suscite en la précédant ; moment d'un procès dont elle ne détient pas la raison, elle constitue l'un des termes de mise en relation qui peut s'exprimer par le rapport de proportionnalité suivant : les «œuvres dans l'œuvre» réfléchissent le roman comme celui-ci réfléchit le réel.»*
Avec le Temps immobile, le sujet peut approcher de façon oblique la réalité abstraite,
insaisissable du temps. La réalisation de cette œuvre a pour finalité la réalisation de
I'expérience du temps. Le matériau autobiographique est le moyen de «piéger» le
temps. II est le support matériel nécessaire à I'expérience métaphysique.
L'expression littéraire est la forme allégorique3 de I'expérience métaphysique.
L'idée de la permanence est exprimée dans le procédé technique de la
composition syntagmatique de fragments qui résulte d'un choix paradigmatique dans
la masse textuelle du Journal. L'analogie réside dans l'élagage des couches
superficielles de l'œuvre source en vue d'atteindre le noyau4 de «temps pur»,
«l'essentiel» de l'être, inaltérable et indivisible. Ainsi la lecture du Journal et par
conséquent du Temps Immobile s'effectue sur le plan paradigmatique. De plus, la
perception du temps destructeur est mimée par la désarticulation de la temporalité de
1 Le temps l'a toujours hanté. (TI,l : 408). Lucien Dallenbach, Le Récit spéculaire : essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p. 157. L'allégorie wonsiste dans une proposition ù double sens, ù sens littéral et à sens spirituel tout ensemble, par
laquelle on présente une pensée sous l'image d'une autre pensée, propre à la rendre plus sensible et plus frappante que si elle était présentée directement et sans aucune espèce de voile ; ... », Pierre, Fontanier, Les figures du discours, introd. par Gérard Genette, Paris, Flammarion, 1977, p 114. 4 Il parle également « d'épaisseur » et à ce titre l'article de Raymond Ruyer, «Le Statut de l'avenir » éclaire sur la signification de ce terme. «Mais il n'y a surface que parce qu'il y a profondeur et épaisseur. Et cette épaisseur, nous pouvons faire mieux que la posiuler, car nous l'expérimentons dans l'épaisseur limitée et tolérée du présent vécu. Sans cette épaisseur tolérée- concrètement quelques secondes, plus abstraitement, quelques mois ou années pour un mammifêre, théoriquement, quelques milliards d'années pour un savant cosmologue, géologue ou biologiste - nous ne serions même pas conscients. Une conscience strictement instantanée s'évanouirait. Cette expérience irrécusable du présent «épais» nous oblige à considérer comme une grande conscience inconnue l'océan à la surface duquel nous vivons. Un monde invisible ou un Dieu inconnu enveloppe le monde «matériel» qui, sans cette enveloppe, ne serait que «chose» à l'état pur, indiscernable du rien, ou qui, faute de passé et
I'œuvre source. Aussi, l'«Acquiescement à l'irréversible, au définitif, à l'irrémédiable))
correspond moins à l'abdication du sujet devant l'objet qu'à une identification qui
s'opère par mimétisme du phénomène observé, en l'occurrence le temps. Comment
à partir de ces voix externes s'effectue la dynamique des voix narratives sur la base
d'une matière autobiographique?
L'alterdiégétique et I'autotextualité.
Le mode de retour vers le Journal comme retour vers soi passe par les
transformations dans le rapport à I'identité narrative. A partir de fragments
sélectionnés, le compositeur construit une image plus romanesque (ou pittoresques,
pour reprendre l'expression de Claude Mauriac) de l'individu tout en gardant la
spontanéité et la véridicité du document humain. C'est ainsi qu'à travers le Journal
s'élabore progressivement I'identité de l'instance responsable de la gestion des
mouvements de I'œuvre source vers l'œuvre cible. Le compositeur met en scène les
actes d'un lecteur doublé d'un critique et d'un scripteur. La mise en abyme se
mesure à son rendement narratif', rendement que nous allons tenter d'évaluer à
travers l'analyse de la composition.
L'organisation chronologique des fragments du Journal permet de reconstituer
l'ordre de la lecture et des différents mouvements et manifestations de I'œuvre
depuis son origine. Elle visualise l'interaction sur l'axe du temps, du phénomène de
la lecteur et de la création. L'éventualité d'une œuvre à partir de son Journal est
énoncée en 1963. Première étape de l'élaboration du Temps immobile, la lecture de
son journal-agenda de 1933 s'effectue dans la douleur réanimée par le souvenir
retrouvé de son cousin Bertrand Gay-Lussac.
La dislocation intérieure.
d'avenir, ne serait qu'un présent incapable de présence.», p. 58, in Raymond Ruyer, «Le statut de l'avenir et le monde invisible», pp. 41-58, in Diogène, n0109, Paris, Gallimard, jan-mars 1980. I Lucien Dallenbach, Le Récit spéculaire : essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p.140.
La communication interne avait pour visée d'identifier et de distinguer autour
de la critique dépréciative, les différentes voix. Or, la voix qui s'autoidentifie à I'auteur
en devenir (en cumulant les fonctions de lecteur, critique, scripteur) programme
l'avènement de l'œuvre par l'analyse des relations internarratives :
~Goupillières, lundi 9 août 1965. ... le temps de ma lecture était le temps retrouvé de ce que je lisais (...) l'inoubliable était là, que je l'aie ou non enregistré à l'époque, je rejoignais, j'étais celui que j'étais alors, que je n'ai cessé d'être, mais qui dans cet éclairage d'un autre temps n'étais plus le même pourtant, était le Claude Mauriac d'alors. Ce n'est pas du dehors que je considérais ces contrées lointaines, j'abordais vraiment à ces rivages. ( Je ne réussis pas, je le sens, à exprimer cette immersion dans le passé.) Je conservais suffisamment conscience de la réalité d'ici et de maintenant pour être paisible, heureux, détendu au sein de la plus grande tension, du plus profond malheur, de la plus tragique angoisse revécus, - la désolation des temps n'étant rien comparée à celle, atemporelle et que je croyais définitive, où j'étais enlisé. )) (TI,I : 109- 1 1 O).
Claude Mauriac en lisant ces anciens Journaux est à l'écoute de celui qu'il fut. Le
lecteur scripteur se caractérise par sa distanciation vis-à-vis de l'ensemble des
instances intra narratives. Distinguées par leur distance dans le temps, elles sont
néanmoins unifiées par le nom propre. Par le mouvement d' «immersion», le lecteur
reconstitue le lien entre les trois instances, par delà l'hétérogénéité des personnes
grammaticales et les transformations temporelles. La question de l'identité est posée
dans la mesure où elle est la marque du passage du temps. Ce n'est pas le sujet ou
même sa biographie qui est l'objet de l'histoire, ce sont la présence et l'absence des
marques du temps'
Cette expérience s'appuie sur la temporalité subjective, intime. Après
l'intervention du discours d'autrui, la communication réflexive génère un
métadiscours sur le phénomène du retour lectoral au sujet des relations narratives
décrites par I'auteur lecteur omniscient. Cette dernière instance est capable d'évaluer
les distances et les différences et d'affirmer la disjonction internarratives. La critique
consiste en l'expression de la distanciation avec ses réactions, en la description du
1 L'observation de son visage dans le miroir dans la crainte de déceler les marques du temps décrit la mise en abyme du reflet avec la référence du miroir et dans le geste scripturaire pour noter et observer le regard qui se regarde.
fonctionnement de sa mémoire et de ses affects nés du retour lectoral.
Grammaticalement, le jeu des temps distingue entre les différentes instances
désignées par le seul indice de personne «je» et «moi» pour désigner l'autre du
passé et le même du présent. Ce type d'énonciation correspond à ce que Gérard
Genette appelle la ((double focalisation)) et ((polymodalité)). Le discours est
autodiégétique (Claude Mauriac parle de lui-même à un autre temps) et
homodiégétique (il décrit ses rapports avec ce «je») et hétérodiégétique puisqu'il se
place en position d'observateur, de critique et du critique de cette critique. Cette
dernière instance apparaît lors de la réactualisation et l'intégration de ces fragments
dans la composition du Temps Immobile. Présent et passé se trouvent superposés,
rendus dans la simultanéité relative de la composition fragmentaire. Néanmoins, ces
deux temps se distinguent, en surface par l'immobilité, en profondeur par la
«tension» Ces deux états articulent l'opposition entre l'être et le paraître. Cette
multiplication des niveaux est motivée par l'expérience du temps dont il veut
accréditer le réalisme par l'expression des affects et de la critique dominée par une
forte subjectivité. Si la vraisemblance peut être démentie, ce n'est pas le cas pour le
réalisme de ce jeu de «je», l'auteur prend soin d'identifier le matériau utilisé :
« fragments authentiques )) et la procédure :
Paris, vendredi 19 juin 1970. II se trouve seulement que ce sont sur des textes de moi que travaille désormais le critique que je suis- et que je demeurerai désormais dans la seule élaboration du Temps immobile (à l'exception de mes travaux obligatoires, journalistiques ou d'éditions). )) (TI,1 : 1 17).
Etre son ((propre critique)) ' suppose la réception et la réflexivité, le statut
hétérodiégétique du critique et la production d'un métatexte. Cet emploi spécifique de
son Journal, comme s'il avait affaire à des textes d'un autre, introduit la multiplicité au
sein de l'unicité. ((Comme s'ils étaient d'un autre)) indique que le moment de la
composition est bien celui de la distinction entre celui qu'il fut et celui qu'il est, plus
précisément celui qui a écrit et celui qui réactualise la parole et instaure le dialogue.
Le «je» véhicule non pas l'identité mais la différence nécessaire à la composition. Le
1 Une affirmation récurrente dans le sixième volume, Le Rire des pères dans les yeux des enfants. (T1,6 :369- 370).
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«je» retrouvé est «un autre» et le rôle du compositeur est de «lui faire approfondir ce
qu'il a dit»'. Or, ce qui est présenté comme une forme de manipulation, précisément
la faculté de faire dire correspondant à l'acte effectué par le compositeur. Le discours
et le sens produits relèvent non pas de la compétence de 1' «autre» mais du «je»
responsable de la composition. De plus, la confrontation des énonciations
présuppose la compression temporelle, l'annulation de la distance temporelle relative
à la performance du compositeur.
K Paris, 24 quai de Béthune, dimanche 23 janvier 1972 Pour la première fois peut-être confronté à ces pages si anciennes, je me reconnais ... J'hésite à écrire : vieux. Et pourtant, qu'aurait pensé Claude Mauriac, le samedi 23 janvier 1932, de l'inimaginable Claude Mauriac du dimanche 23 janvier 1972 qui, dans un inimaginable futur, laisserait un jour sa trace sur cette page restée blanche quarante années durant ? D (TI,1 : 137)
Le futur «est un procédé qui permet la continuité de la narration, tout en désignant
son élaboration.*». L'observation de soi est liée à celle du passage du temps : «je »
est inscrit dans une histoire qui n'a de sens que parce qu'elle est écrite et qu'elle se
déverse dans l'Histoire.
Les déplacements figurés par I'analepse et la prolepse , éveillent et
propulsent l'énergie intérieure et la dynamique fondamentale du dialogue intérieur :
(( Tout le livre futur fait de ces pages passées est peut-être dans ce cri ironique et touchant : (( Mais toi, qui es moi, tu as vingt ans de moins que moi. »= (Ti,l : 90. 9 juin 1963).
De même que pour ce procédé de base, l'énonciation du pacte «et c'est pour tenter
de dire l'indicible que je vais composer le Temps immobile» est une structure
intentionnelle élaborée par et à travers la parole. Comme le souligne le linguiste
Benveniste à propos de l'intuition, la temporalité n'est pas «un cadre inné de la
1 On retrouve les termes de la démarche psychanalyste pour laquelle la vérité est à la fois le principe et l'objet à découvrir.
Gérard Roubichou, Lecture de «L 'Herbe), de Claude Simon, Lausanne, l'Âge d'homme, 1976, p. 242. Diversement appelée rétrospection, flasch-back, ((prendre après coup», selon Gérard Genette, Figures 3, Paris,
Seuil, 1972, p. 78-79. 4 Toujours selon la terminologie de Gérard Genette, le mouvement inverse de I'analepse : (( prendre d'avance », anticiper.
Même fragment dans le (TI,6 : 382) parmi d'autres fragments qui marquent de la distanciation : (TI,] : 104-1 05. 17 juillet 1963).
259 259
pensée)), mais est produite «dans et par l'énonciation))'. Le choix de la distinction
grammaticale «toi», le statut d'interlocuteur dans la communication et dans le temps
sont corollaires de la négation de la troisième personne d'une part, de la distance
d'autre part. Le compositeur privilégie et préserve la proximité et la prédominance de
la première personne qui apostrophe son interlocuteur «je». Par le dialogue, le
métanarrateur apostrophe l'instance narrative distante dans le temps. Benveniste
définit le «tu» comme «la personne non subjective, en face de la personne subjective
que «je» représente. L'altérité au sein de I'identité désigne soit un interlocuteur
déterminé, soit une personne «fictive»2. La forme dialogale imposée par le «je» au
«tu» est présentée au lecteur comme procédé rhétorique.
Cet éclatement qui libère la parole au sein du Journal prépare le dialogue
intérieur par le dédoublement et la scission intérieurs en «je» et «tu» pour la
formulation de l'idée du Temps Immobile. Or, l'instauration de ce dialogue fictif
enfreint le principe autobiographique d'identité. Néanmoins, l'emploi de cette forme
est occasionnelle. Le dialogue reste implicite, le métanarrateur ne s'adresse pas
explicitement à son interlocuteur et l'apostrophe suppose moins un dialogue qu'un
monologue3, avec l'alternance du discours et du métadiscours. Son rôle dans cet
énoncé se limite à l'indication du procédé et à la constitution de I'identité du
métanarrateur par son faire et son état. Le diariste assure la cohérence du discours
et de I'identité du «je» puis le compositeur met en scène les transformations
successives des modes du discours métadiscursif puis dialogique enfin le
commentaire qui englobe l'ensemble des discours. L'analepse et la prolepse
caractérisent le faire du compositeur, précisément la manipulation de la chronologie.
Cette rupture de la chronologie est liée au dispositif apologétique, c'est-à-dire au
remodelage de la matière du Journal en vue du plaidoyer en faveur de la thèse du
temps immobile. Cette liberté de l'auteur doit être nuancée dans la mesure où il
soumet l'invention à une matière mémoire préexistante4. Le commentaire, la
composition et les interstices sont les marques d'un espace temps de liberté. De plus,
' Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome II, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1974, p. 84. Emile Benveniste, op. cit., p. 232.
3 En effet, les entrées du Journal sont ainsi définies : «car il s'agit de clichés plus que de films : plans immobiles, en noir et blanc, le plus souvent muets.)) (T1,l :339.25 septembre 1972).
Ce choix est la conséquence, me semble-t-il, de l'impossibilité de créer, ce qu'il constate dans la confrontation de son effort littéraire à celui de François Mauriac. (T1,l : 73. 1952).
260 260
puisque la voix affirme qu'il n'est pas l'auteur, qu'il peut manipuler les fragments
comme bon lui semble «en harmonie ou en opposition)), le créateur du Temps
Immobile apparaît comme un être libre. Cette situation d'«énorme recul)) à l'égard de
son matériau confirme son statut de manipulateur, d'observateur ayant la faculté de
se déplacer à des degrés divers dans l'épaisseur du temps écrit. Elle lui confère la
compétence pour la mise en abyme du retour lectoral. La liberté qu'il acquiert «j'en
dispose à mon gré, je les coupe, je les intègre dans une séquence, ... », lui permet
d'accéder à la position de spectateur de sa propre expérience. Cette faculté du
mouvement spéculaire est partagée avec le lecteur qui grâce au discours sur le
métadiscours peut se substituer au narrataire ' . Cette construction peut se
comprendre comme une nouvelle forme de manipulation. Le compositeur, pour
légitimer son expérience, s'offre au regard du lecteur lui donnant ainsi l'illusion de la
simultanéité de I'expérience.
Dans cette communication, la combinaison de la fonction émotive du langage
qui, selon Jakobson est centrée sur le destinateur, vise à une expression directe de
l'attitude du sujet à l'égard de ce dont il parle, d'autre part, la fonction conative,
centrée sur le destinataire auquel le narrateur prescrit une attitude d'ouverture à
autrui et donc à son propre message. La fusion de toutes les instances narratives
(auteur, narrateur, protagoniste, narrataire, lecteu?) abolit les frontières génériques,
du moins leur principe définitoire. Cette posture crée une nouvelle instance qui
s'autohabilite en se présentant dans ses diverses performances. Elle est la
conscience d'être «ici» et ((maintenant)), de ce surplomb qui permet d'amoindrir
I'expérience existentielle.
« Quelvezin, jeudi 19 juillet 1973. Montage de textes, ce à quoi, dans mon amour des citations, se sont toujours réduites mes critiques. II se trouve que ces textes sont de moi. Leur
' «Le terme de narrataire a été crée pour désigner ce destinataire allégué par le récit. » Gérald, Prince, «Introduction à l'étude du narrataire)), Poétique, Revue de théorie et d'analyse littéraire, no 14, Paris, Seuil, 1973, p. 178-196.
L'appel au lecteur trahit néanmoins une inquiétude comme nous l'avons vu dans 'le temps des appels » celle de la précarité de la communication due à la part d'innovation mais à la solitude de I'expérience métaphysique. Le lecteur est bien fictif mais réel au regard de la nature de I'expérience et de l'œuvre inachevable. Autant de raisons implicites qui justifie de la nécessité de la présence extérieure. La réception du texte se fait progressivement à l'image d'une chronique, Le Temps immobile est publié au rythme d'un volume par an. Le travail de fidélisation du lecteur est conçu à partir de l'évolution de I'expérience et des résultats communiqués. L'horizon d'attente du lecteur est inscrit dès l'énonciation du pacte.
26 1 26 1
ancienneté me permet de les utiliser comme s'ils étaient d'un autre. A quelques rares attendrissements et fréquents effarements près. Impression déjà exprimé cela.» (TI, 1: 1 16).
L'énonciateur se trouve dans la même position que le romancier doué de cette
capacité de manipulation et donc de liberté à I'égard de son personnage et de son
texte parce que le compositeur à «à choisir)) (T1,2 : 505-506) et «qu'il en dispose à
(s)on gré»'. Ces pseudo intertextualités sont des dispositifs de manipulations de
l'ordre du faire. Explicitement, elles sont destinées à ((faire dire à I'auteur ce qu'il a dit,
mais aussi parce qu'on peut, en rapprochant diverses citations, lui faire approfondir
ce qu'il a dit.»*. Or, le compositeur «a pris la plume et écrit en son nom » mais, «il
traite lui même ce qu'il a enregistré de sa propre existence.)) 3 . L'autorité du
compositeur consiste en son pouvoir de réappropriation et dans la réorganisation de
sa vie selon un nouvel ordre :
((Trente ans cette fois, oui trente ans ... Remettre en place et mon existence et les notes que je prends à son sujet », repenser mon existence, de lui imposer cette unité, ce sens, à défaut desquels elle est incohérente D... B
(TI,l : 138-139. 23 janvier 1972).
L'instauration d'un «nouvel ordre» consiste à rétablir «l'unité» et la «cohérence».
L'équilibre et la cohérence concernent l'attitude discursive, l'être de langage. D'abord
avec le Journal dont l'une des fonctions est la synchronisation du vivre et de l'écrire :
« Ma vie, de plus en plus, s'équilibre comme un roman trop bien construit.» (T1,6 :
403. 26 mai 1939)' ensuite la composition est I'expérience vivante de la
((solidarisation avec soi-même» (T1,6 : 85. 17 mai 1980) nécessaire à l'existence de
l'œuvre et surtout à la réalisation de I'expérience de l'éternité. Le Temps immobile
est conçu sur I'oxymore, un mouvement paradoxal qui combine distanciation et
' Tel qu'il I'affrrme lors de l'entretien avec Mathieu Delmer. Claude Mauriac explicite sa posture à l'égard de ses textes : ((D'autre part, en tant que critique, j'ai toujours eu
un goût immodéré pour la citation. J'adore citer parce qu'on ne peut mieux faire dire à l'auteur ce qu'il a dit, mais aussi parce qu'on peut, en rapprochant diverses citations, lui faire approfondir ce qu'il a dit. Aujourd'hui, je me trouve avec mon journal qui a plus de dix mille pages et à I'égard duquel j'éprouve un énorme recul. Je peux en disposer comme d'un texte d'un autre. Je me cite moi-même, mais ce n'est plus moi qui suis l'auteur. Peu importe, le jugement que ces notations m'inspirent, j'en dispose à mon gré, je les coupe, je les intègre dans une séquence, je les mets en harmonie ou en opposition avec le contexte. L'essentiel du livre ... » in, Entretien avec Mathieu Delmer (Claude Mauriac ou 1'Eternel Présent, p. 17, in Le Temps immobile, Le cercle du Nouveau Livre, Librairie Jules Tallandier, Grasset, 1974), pp. 16-1 7.
Georges Gusdorf, Ligne de vie, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 88. 262
solidarité' avec les instances narratives antérieures afin de légitimer une nouvelle
voix qui les subsume.
Le glissement du code autobiographique au code romanesque répond au
besoin d'élucidation ontologique et métaphysique. L'omniprésence du métatexte
signale l'écart générique au regard du matériau autobiographique et l'orientation vers
un destinataire à des fins argumentative et séductrice. Par ailleurs, cette posture
semble correspondre à «une mutation existentielle)) régie par le ((principe de
centralité))' et le mouvement spéculaire : «Je suis mes propres traces. (...) Si bien
que le temps est par le temps nié. Que je reconnais plus de réalité à l'enfant
d'autrefois qu'à l'homme d'aujourd'hui.)) (TI,1 : 545. 1963). Pour cette expérience qui
se concrétise dans les volumes du Temps Immobile, il use de cette ((autre matière
que moi-même)). (TI,I : 544. 1963). La réappropriation du matériau est réhabilitation
du passé en défaveur du présent. Cette expérience introduit l'antonymie au sein des
synonymes : le présent et présence, proximité et passé, absence et distance. La
compositeur opère une inversion sémantique en reconnaissant la suprématie du
passé et donc sa réelle consistance, sa présence et son épaisseur au regard de
l'évanescence du présent3. C'est ainsi que du diariste, vigilant, persévérant dans ces
notations naît un romancier, un philosophe, un métaphysicien.
Le mouvement de la naissance du Temps immobile est celui de ((l'énergie)) tel
que la définit Heidegger «se produire soi-même à partir de soi-même et en direction
de soi.»4 dont la visée est pédagogique : ((s'instruire de sa propre histoire)) tel que
' Ce qui correspond chez les philosophes à l'intersubjectivité et que Marcel explique de la sorte : «chaque personnalité, différentes des autres se rattache et conduit à un fond commun subjectif). L'objectivité collective reste à la superficie des choses, la subjectivité est ce par quoi seul la profondeur enrichit notre perception et lui permet d'atteindre à une vérité dérobée. Voilà pourquoi il n' y a pas contradiction entre le rejet d'une réalité extérieure donnée objectivement, et la descente en soi, la découverte dans le moi profond d'une autre réalité valable pour tous, reconnaissable pour autrui. C'est au nom de l'intersubjectivité que l'art peut permettre à chacun de ((voir l'univers avec les yeux d'autrui », in Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, I I I , nouvelle édition établie en 4 volumes sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987-1 989, p. 762.
«ma vie m'appartient ; je la revendique et je prétends, en seconde lecture, exercer mon droit de reprise en l'organisant par rapport à mon regard, à ma présence d'esprit. La décision autobiographique en elle-même constitue une mutation existentielle ; quelles que soient les circonstances extérieures et leur importance intrinsèque, majeure ou infime, . . . D. in, Georges, Gusdorf, Auto-bio-graphie : Ligne de vie. ; 2, op.cit., p. 24 1.
Cette expérience relève du processus de la lecture par laquelle il réalise l'expérience vivante de la chronotopie. Cf. chap Sujet de la lecture, in, Susan Marson, Le temps de 1 'autobiographie, Violette Leduc ou la mort avant la lettre, Saint-Denis, PUV, 1998, pp.86-99. 4 Heidegger, Questions II, p.270, in Bernard, Salignon, Temps et souffrance : temps, sujet, folie, Nouv. éd. rev. et augm., Saint-Maximin, Théétète, 1996, p.8 1.
263 263
l'enseigne Heidegger (T1,6 : 462. 11 juillet 1978). Or, l'aboutissement psychique de
cette expérience se réalise au travers des capacités auditives. Toutes ces postures,
ces mouvements, ces références se concentrent pour une synergie contradictoire,
d'une part l'unité de l'identité' :
«je suis ce que j'étais, là est le secret, le mystère, l'évidence. (...) Je suis bien le même, là, ni plus ni moins intelligent, à peine plus cultivé, attentif à la poésie des saisons, avec le jour le de Noël la même sécheresse mêlée à tant de joies obscures.» (TI,10 : 21-22.25 décembre 1983)
D'autre part, I'expérience vivante de l'appréhension sonore (par le rapprochement ou
la naissance) d'une infra voix qui apporte la révélation de l'éternité2 (T1,8 : 530. 15
avril 1984). L'inaccomplissement de la fusion garantit l'œuvre et I'expérience
originale par le maintien du différentiel au fondement de I'être. Le mouvement
intrinsèque se joue dans les interstices des relations inter narratives.
a L'intime est le lieu de la vérité du sujet, vérité que personne ne peut dévoiler, mais qui donne le sens à l'apparaître de I'homme. Nous ne pouvons penser l'intime comme un point fixe seulement posé comme substrat de l'être, il insiste et fait retour à travers les expériences du sujet, et il fait retour aussi dès que I'homme parle et qu'il peut prendre la parole pour se dire, sans s'épuiser complètement dans le discours. Le point d'intime est le socle, le roc, que rien (ni personne) ne peut venir entamer pour la seule et simple raison qu'il est né de la rencontre de I'homme avec le langage, il n'est pas un corps, ni un atome, ni une cellule, il est un pur rapport différentiel, et c'est ce rapport qui se réactualise en permanence comme essence en devenir du sujet.»'
Au terme de cette analyse, la question de la révélation posée au commencement de
la composition semble être résolue en 1983, pratiquement au terme de I'expérience
de l'indicible «où fut alors la révélation (...) en moi-même.» (Tl,l : 20). Par l'éveil de
ces voix intérieures qui apparaissent et disparaissent dans le temps, le sujet se
' Cette affirmation fait écho à celle de Car1 Gustav Jung dont il est lecteur attentif et qui affirme que : «L'homme saisi dans une communauté ne subit en tant qu'être intérieur aucune transformation- l'expérience le montre- en dépit de tous les apports de cette communauté. », C. G. Jung, Présent et avenir, trad et annoté par le docteur Roland Cahen, Paris, BuchetJChastel, 2004, p. 57-58. 2 Il s'agit de l'attente d'une réponse : d'aris, mardi 2 octobre 1979. Marie-Claude, témoin de mon travail sur le temps immobile, pour Le Temps immobile, a rêvé que je m'appelais moi-même, criant mon nom, dans l'attente de quelle réponse?» (T1,6 :494-495). L'intérêt pour l'univers onirique non seulement le sien mais également celui d'autrui introduit un nouvel espace de la communication inter individuel, réalisé ici entre êtres proches intimes. Nous verrons dans le chapitre suivant comment s'effectue l'avènement de cette infra voix.
rapproche de son univers intérieur. Ce travail opère l'ouverture de l'être intérieur, au
temps, aux résonances intime et externe afin que se produise le bruissement de la
voix suscité par les frictions de ses multiples voix.
La composition est description, réhabilitation de la profondeur. Au
commencement, le mouvement concilie l'inertie puis la rapidité pour décrire
l'incapacité d'immersion dans le Passé. Ces phases contrastives rythment le retour
lectoral envisagé dans sa diachronie. L'auteur est celui qui défie ses affirmations, qui
supporte ses contradictions, qui travaille sur ses ressentis, son être et transforme
ses points de vue2. Les déplacements opèrent des transformations de points de vue.
Ce qui peut expliquer le changement de nature de l'auto critique, le passage de la
honte à l'acceptation réalise l'élargissement du point de vue. La scission résulte des
mouvements figurés par le paradoxe et la palinodie. Cette dernière relève moins de
la contradiction que de la résolution d'un paradoxe qui au lieu d'opposer l'individualité
à l'universalité les fusionnent dans l'intemporalité : «Nous sommes tous «égaux»,
«semblables». La mise en scène du sujet dans tous ces états travaille à un élagage
des états psychologiques qui font écran, obstruent l'accès au noyau dur, inaltérable,
indivisible. L'ensemble des états constrastifs donne sa configuration sinusoïdale aux
mouvements intérieurs et à la composition de l'œuvre. Pour paraphraser Paul Valéry,
le rythme introduit «du simultané dans la succe~sion»~. La réconciliation finale est
encore une forme d'inertie par la fusion. Le dédoublement confère à la composition
un caractère rétroactif et génère la dimension métatextuelle comme forme du
renouvellement scripturaire et ciment de la structure fragmentaire. Le métanarrateur
mène la composition par la dépossession du discours et du Journal à son auteur et
dont il est le médiateur. II détourne la littérature de sa fonction4, de sa nature de
distraction. Par cette expérience incarnée, il frôle les limites du tolérable et rend,
' Bernard Salignon, Temps et souffrance : temps, sujet, folie, Saint-Maximin, éd. Théétète, 1993, p.74. Même si les tensions persistent dans le temps de la création. Elles sont liées à la redécouverte permanente,
toujours impressionnante du passé comme en témoigne cette entrée du 2 décembre 1975: «Je suis nerveux, expédition périlleuse». (TI,3: 257-258).
Lucie Bourassa, «Le temps du rythme)), p. 471, in Claude Duchet et Stéphane Vachon (ss la dir.), La recherche littéraire :objets et méthodes : [actes du colloque]/ organisé à Paris, du 30 septembre au 3 octobre 1991 par le centre de coopération interuniversitaire fi-anco-québécoise]. Ed. rev., corr. et augm., Montréal : XYZ ; Saint- Denis : P W , 1998 4 Il exploite la dimension autobiographique pour une expérience qui mêle l'expérience métaphysique à celle romanesque. Ces expériences utilisent la : «matière première est le Journal, événements infimes de mon enfance» (TI,2: 509. 1974) et (T1,4: 18. 1976). Ou encore le Journal comme reflet de son enfance : (TI, 1 : 1 15).
265 265
autant par son engagement psychique et physique, la littérature à sa gravité. Le
Temps immobile met en scène sa propre genèse et son exégèse.
Chapitre 3. Avènement de I'œuvre.
L'expérience de l'inadéquation entre la pensée et l'écriture, nous l'avons
vu, a été vécue dès les premiers temps de l'expérience du Journal régulier puis
cette tension, semble-t-il s'est s'affaibli. De plus, aussi loin que l'on remonte
dans l'histoire de Claude Mauriac, l'écriture quotidienne est sous-tendue par le
désir de I'œuvre. De ce fait, l'acte de créer est vécu non pas comme une
nécessité intrinsèque mais comme une attente qui se traduit par la souffrance.
Le rapport à la langue et le désir de I'œuvre alimente la tension croissante.
Cette double opposition explique le terme de «hantise» et la peur constante de
l'auteur face à I'œuvre à faire. L'œuvre correspond à un acte d'opposition à
cette résistance. Comment il résout cette opposition ? Comment s'effectue le
passage de la tension, de la peur, à l'idée. Qu'est-ce qui provoque cette
dernière?
Le mouvement réflexif est centré sur l'analyse des mouvements
psychiques. Le métalangage objective le sentiment et découvre le vide de la
pensée qui renforce le sentiment de la hantise. Un des objectifs du journal est
d'«arracher au néant (...) ce qu'il faut enregistrer)) (TI, 1: 520. 4 juillet 1961) en
I'occurence ces pensées qui jaillissent spontanément en tous temps et tous
lieux. Le diariste ne se borne pas seulement à exprimer sa pensée, il tente de
comprendre son fonctionnement, de suivre son mouvement. Son travail
consiste en l'exploration de l'espace psychique en vue de saisir ce temps précis
du mouvement créateur qu'il nomme «L'illumination».
Le chant des oiseaux
L'énoncé suivant nous a servi d'amorce pour l'analyse du premier
mouvement de la création littéraire, à savoir «L'illumination», terme récurrent et
privilégié pour dire l'instant de cet événement où le sujet est surpris,
brusquement submergé par I'œuvre qui s'impose comme une nécessité
immédiate. Divers fragments expriment cet instant à la fois intense et fugace,
notamment au sujet de son essai Le Dîner en ville' ou encore de façon plus
précise ce commentaire à propos du Temps Immobile : ««l'illumination de la
Tour Saint-Jacques)), du 26 juin 1957, peut-être considérée comme la ((cellule
originelle2» du Temps Immobile.» (T1,4 : 215. 30 juin 1973). Dans «Le premier
livre» du Temps Immobile consacré à la quête de l'origine de I'œuvre, il
réactualise effectivement le fragment de cet instant précis:
« . . . Depuis que j'ai conçu, hier, ce projet, à treize heures quarante-cinq, devant la tour Saint-Jacques.. . (jeudi 27 juin 1957.) Non plus seulement le jour, mais l'heure ... L'eau du temps, entre les doigts.. . » (TI, 1 : 91. 30 juin 1973)
Or, il est possible à travers certains indices dont le prédicat «chanter» et
la référence spatiale à «Malagar» de décrire le processus psychique préalable
à «l'illumination». L'extrait ci-dessous permet de saisir le point d'émergence de
I'idée à travers la reconstitution de l'histoire d'un retour dont nous identifierons
les différentes figures. Ce fragment reproduit dans son intégralité concentre les
données lexicale et sémantique nécessaires à l'analyse de cette première
étape de la création littéraire. Dans ce récit, Claude Mauriac quitte Paris pour
retrouver ses parents à Malagar:
((Malagar, vendredi 30 octobre 1959. Mon dépaysement des premiers jours, non pas tant géographique que sentimental s'est atténué. Journées douces et sans histoires auprès de mes parents. (...) Mais voici qu'aujourd'hui - ou hier, je ne sais déjà plus-, une idée m'est venue, l'idée peut-être que je cherchais avec tant de persévérance, le thème du roman que j'ai à écrire. Mon séjour tardif à Malagar aura au moins servi à cela (si cette toute petite idée germe et fructifie). Car c'est à ma présence dans cette maison familiale, auprès de mon père, entouré des ombres des Mauriac d'autrefois, que je la dois. A peut-être aussi contribué à la faire naître le premier chapitre du second tome de Une somme de poésie, lue ici, ce second jeu de Patrice de La Tour du Pin où l'on voit André Vincentenaire, père et fils. Dès les premières pages, je compris de quoi il s'agissait, et je notai : « André Vincentenaire
1 M... j'ai eu, en une illumination, la vision du livre que je dois écrire avant tout autre.» (T1,4 : 213. 27
juin 1957). 2 Mentionné également dans le fragment suivant (TI,] : 90-91.23 avril 1972).
268
est père de lui-même. Le Patrice d'aujourd'hui en a au Patrice d'hier. II y a échange entre deux aspects de son moi. ». Et voici que je lisais mot pour mot : Bonne nuit, fils de moi-même. » Personnellement, ce n'était pas cette filiation de soi à soi qui m'intéressait mais la mienne, au sens traditionnel, tel que j'ai depuis si longtemps rêvé de la chanter dans un livre. Or I'idée que je viens d'avoir, hier, ce matin, je ne sais plus, a entre autres avantages celui de contenir ce thème primordial, mais en l'élargissant. En gros, il s'agirait dans une pièce précise d'une maison familiale, ou en un endroit précis du jardin, de faire coexister les générations qui y ont vécu depuis que la demeure a été achetée' ... II y aurait ce qui passe, I'inessentiel, et cet essentiel qui demeure: ... La pérennité dans la continuité. Aussi important serait l'influence du nom, celle des lieux ... Sans oublier ma vieille idée fondamentale: que tout le monde ressemble à tout le monde, que nous sommes tous pareils 2.... Et certes que l'on réduisait un tel livre à une seule longue phrase, celle-ci occuperait de la place et du temps. Les impératifs de l'écriture s'opposent à l'instantanéité. Mais il faudrait en donner l'impression et, de toute façon, mêler les personnages et les époques. (Tf,l: 528-529).
«L'illumination» décrit le temps du jaillissement de I'idée sous une forme
prédéterminée, involontaire figurée par le chant. D'autre part, elle a lieu dans
l'espace ancestral de Malagar. Le glissement synonymique des prédicats
«écrire» et «chanter» traduit l'indépendance du mouvement intérieur et de la
forme naturelle et physique de son expression, comme on peut le retrouver
exprimer par Schopenhauer:
<< Tout acte véritable, effectif, immédiat de la volonté, est en même temps et immédiatement manifesté par une action du corps; pareillement, tout ce qui impressionne le corps impressionne en même temps et directement la volonté.»'
La recherche de l'origine de I'idée est récurrente et constitue l'un des premiers
programme de la composition du Temps immobile. Cette question est au cœur
' La représentation de la continuité des générations comme négation de la mort qui marque la rupture de la vie est rendue possible au plan syntagmatique. II substitue l'unité phrastique à l'unité du fragment, la composition syntaxique à la composition des fragments, comme unité de sens. (T1,l: 240). 2 On comprend que la permanence du temps va être prouvé à travers l'analogie, les ressemblances qui selon Claude Mauriac constituent des preuves de la permanence de l'être. Cette dialectique signe le rejet du changement et de l'avènement imprévisible. Cette attitude se rapproche de celle décrite chez le sujet psychotique : «On pourrait définir son rapport au temps ainsi : pour lui, le temps est fermeture à la temporalité, ce qui implique que seul l'identique se répète dans son identité, et c'est le retour de l'identique qu'il attend. Tout ce qui est de l'ordre du langage est vécu comme un univers fermé du signe qui décrit le réel, c'est un monde clos et totalisé qu'il éprouve.» in, Bernard, Salignon, Temps et souffrance : temps, sujet, folie, Saint-Maximin, éd. Théétète, 1993, p.76.
de la problématique de ses critiques littéraires. Dans L'Allitérature
contemporaine (1958), il a cherché à mettre en relief chez les écrivains ce qui a
forcé en eux I'écriture. Après le réquisitoire publié en 1938~ contre Jean
Cocteau dont il a dévoilé les sources de la création (le mensonge sous toutes
ses formes, le recours à la drogue comme stimulant) et montré ainsi «à quel
degré de complaisance est trop souvent tombé l'art d'écrire~~, il s'est intéressé
dans L'Alittérature contemporaine (1969), aux écrivains dont les efforts
authentiques consacrés à la littérature visent à la «(délivr(er) des facilités qui
ont donné à ce mot un sens péjoratif)»4. A travers eux, Claude Mauriac tente de
comprendre ce qui sous-tend ces ((Ecrits qui sont des cris»5. II forge le
néologisme d' ((Alittérature)) par l'adjonction du «a privatif» pour traduire la lutte
de ces écrivains pour qui la littérature est la voie du salut6. Tout en leur offrant
la possibilité de se décharger de leur propre angoisse, l'écriture les confronte
immanquablement à la tyrannie du langage. C'est qu'ils sont des ((suppliciés du
langage»7. II ne s'agit pas d'étudier un courant littéraire, même s'il circonscrit
son choix aux écrivains du vingtième siècle8 mais de comprendre pour chacun
non seulement la relation à la vie, au monde mais le sens de leur attachement
au langage. Cette relation souvent critique par exemple chez Franz Kafka est
motivée par la peur (physique, sociale et métaphysique) et le «supplice»
renouvelé de la conscience de l'imposture de l'écrivain face au langage. Nous
avons abordé dans la première partie de cette étude, la question de l'origine de
' Schopenhauer, Arthur, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. par A. Burdeau, Éd. rev. et corr. par Richard Roos, Paris, PUF, 2003, p. 163. * Cet essai critique est sans concession pour son ami Jean Cocteau. II est G l'un des principaux responsables de cette dégénérescence D, portant cette «blessure profonde ( qui a pour nom) : certitude du néant ». Claude Mauriac, Jean Cocteau ou la vérité du mensonge, Odette Lieutier, Paris, 1945, p. 180.
Claude Mauriac, L 'Alittérature contemporaine, Paris, A. Michel, 1969, p.11. 4 Op. cit., p. 1 1.
Op. cit., p. 205. La recherche d'une voie de salut est capitale et permanente dans la vie de Claude Mauriac. A la veille de
l'accomplissement de la première œuvre qui fut précédé par un découragement de l'entreprise envisagée mais qui le délivrera de «la même détresse, le même tristesse d'être ce que je fus, d'avoir fait ce que j'ai fait : rien ni personne)), résonne la voix de son ami André Malraux qui lui disait u II n'y a pas tant de voies : la sainteté, l'héroïsme, ou alors la pensée. D (T1,6 :407. 12 novembre 1972) et (TI,l : 500).
Op. cit., p. 42. Op. cit., p. 300. ((D'Antonin Artaud à Georges Bataille et de Samuel Beckett à Michel Leiris, mais aussi
d'Alain Robbe-Grillet à Nathalie Sarraute et de Michel Butor à Claude Simon, ce ne sont pas seulement la première et la seconde génération des alittérateurs contemporains qui sont ici étudiées, mais aussi la troisième, avec Philippe Sollers et le groupe «Tel Quel» qu'il anime.)).
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la nécessité de l'écriture chez Claude Mauriac mais elle est à nouveau posée
au regard de la problématique de l'origine de la création littéraire que nous
allons tenter d'aborder maintenant.
L'écriture régulière permet de piéger l'idée à l'instant de son émergence,
de la fixer et la travailler pour qu'enfin l'œuvre se réalise «telle que j'ai depuis
longtemps rêvé de la chanter dans un livre.)) (TI,l: 528. 30 octobre 1959). Le
désir du roman et son expression spontanée, «le chant)) sont unis par un même
geste scripturaire. Si le désir conscient et volontaire est de nature littéraire; le
mouvement intérieur, spontané réfère au chant, domaine dans lequel l'auteur
n'a aucune compétence théorique et pratique'. L'utilisation de ce prédicat
identifie une tension neutralisée (infinitif), latente. La forme du langage intérieur
dénote la suprématie de l'expression du signifiant au détriment de la
signification. L'idée à l'état initial apparaît comme une forme vide de contenu,
dénuée de sens2. Ce fragment du journal matérialise le déplacement de cette
matière sonore, du rêve, du désir vers la conscience signifiante où elle est
investie d'un contenu ici «la filiation)) : ((Personnellement, ce n'était pas cette
filiation de soi à soi qui m'intéressait mais la mienne, au sens traditionnel, tel
que j'ai depuis si longtemps rêvé de la chanter dans un livre.)). Dans un premier
temps, il s'agit de comprendre ce qui caractérise, au plan sémantique ce temps
de «l'illumination». C'est sur le prédicat «chanter» du fait de sa récurrence que
nous avons construit notre analyse. Selon Edmond Husserl,
«La fonction prédicative fondamentale est une fonction d'unité, c'est-à- dire qu'elle est identification ; et la prédication n'est rien, au fond, qu'identification, et quelque chose d'essentiellement relié en arrière à de I'identification, et, en tous cas, quelque chose qui doit être à nouveau transformé dans la conscience d'unité en de I'identification ; tantôt nous avons de pures et simples identifications, tantôt des distinctions qui,
1 L'emploi de ce prédicat, du fait de sa récurrence, est inhérent au vocabulaire de Claude Mauriac : « (. . .) j'ai pour la première fois la surprise et l'émotion de voir deux de mes lecteurs vérifier, livre ne main (la conversation), si ce que j'ai chanté (le grand tour, le petit tour, la porte normande ...) est bien tel qu'ils l'imaginaient.)). (TI,] :475.30 octobre 1968).
Cet état nous semble correspondre à la recherche de la compréhension des sensations provoquées par la petite «madeleine» tel que Ie présente ces quelques lignes de Marcel Proust : «Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. (...) Je ne sais pas ce que c'est, mais cela monte lentement.)) in, A la recherche du temps perdu, I, Du côté de chez Swann : nvelle éd. en 4 volumes ss. dir., Jean-Yves Tadié, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987-1 989, p. 45.
27 1 27 1
cependant, conformément à leur essence et à leur sens, renvoient en arrière à de l'identification.»'
Le repérage d'une série de références au «chant» a conduit précisément à celui
des oiseaux2. II s'agit donc de suivre la référence au chant des oiseaux comme
fil conducteur et de tenter l'analyse de sa relation au sujet en fonction des
coordonnées spatio temporelles repérées. Notre objectif principal est de
comprendre ce qui a motivé le choix du prédicat «chanter» pour dire ce
mouvement intérieur?
Le chant des oiseaux désigne le mode de perception auditive du réel.
Aussi, la nature est signe et fait signe. Elle éveille l'être à son identité sensitive.
Le goût, I'odorat sont identifiés et hiérarchisés en fonction du degré de
répercussion dans la temporalité intérieure. C'est ainsi que I'odorat éveille au
temps intérieur et transforme la relation au présent. Avec l'odeur de la ((menthe
sauvage)), de la «la feuille de noyer (...) ou de magnolia)) c'est moins le
souvenir qui est ravivé que le passé réincarné: «il ne s'agissait plus du souvenir
de mon enfance, comme lorsque j'écrase dans mes mains pour la humer une
feuille de noyer, précisément, ou de magnolia, mais de cette enfance elle-
même, doublement présente : en moi et hors de moi»3 ou encore exprimée
dans Mauriac et fils (T1,9 :Il. 24 janvier 1986) et plus nettement dans ce
fragment daté du 16 octobre 1983:
«Je suis sorti respirer I'air salubre, I'air oublié de l'automne. Ciel clair, soleil, calme, le vent qui soufflait hier en tempête continue à l'est sa
' Edmond Husserl, Sur la théorie de la signification, Pans, Vrin, 1995, p. 90. 2 On sait toutefois l'attachement et la place des oiseaux dans la vie de l'auteur : «Il vint une époque où j'ai aimé les oiseaux d'un amour si mystérieux et si profond (. . .) II y a la Conversation, où je dis mon amour obsédé des oiseaux. Mais aussi des pages de l'Oubli, que personne n'a remarquées, ... » (T1,2 : 212. 9 septembre 1974). Cf, Fréderic Briot, «Le chant des oiseaux)), pp. 67-80, in, Marie-Hélène Boblet-Viart, Le Dîner en ville (1957) et La Marquise sortit à cinq heures (1959) de Claude Mauriac, d?oman 20-50», n036, Université de Lille 3, décembre 2003.
Claude Mauriac, Le Dîner en ville, Paris, A. Michel, 1959, p. 29. Cette relation de l'être à la nature nous renvoie systématiquement à un extrait du roman de Georges Duhamel, La Possession du monde, Mercure de France, 1959, p.107-108. «Il y a des gens qui ont passé mille fois près d'une plante sans songer à lui prendre une feuille pour la froisser entre leurs doigts. Faites-le toujours, et vous découvrirez des centaines de parfums nouveaux. Chacun de ces parfums peut sembler une chose insignifiante, et pourtant, dès qu'on l'a respiré, une fois, on veut le respirer encore, on y songe souvent, on en est augmenté. C'est un jeu perpétuel et semblable à l'amour que cette possession d'un monde qui tantôt se livre et tantôt se dérobe ; c'est un jeu grave et divin.».
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course. Ces noix ramassées, hier, ce bourgeon de magnolia écrasé dans ma main libérant l'odeur même de l'enfance.» (T1,9: 23).
La relation à la nature est fortement empreinte de sensualité. Par l'odorat, I'être
intérieur s'amplifie, les relations dichotomiques passé et présent, temps
intérieur et extérieur sont abolies et la permanence du passé et précisément de
l'enfance affirmée. Cette sensualité née de l'amour', de l'attachement à la
nature et à la terre de Malagar, révèle implicitement une tension existentielle qui
se rattache à la perception auditive.
Le chant qui se rapporte à ce qu'il appelle sa ((gourmandise auditive))
domine sans l'exclure sa ((gourmandise orale» :
«Une année où je n'ai pas une seule fois entendu le coucou et le rossignol est une année perdue pour moi (alors que je me consolerais plus facilement de n'avoir pas, à la même époque, mangé des cerises ou des fraises» (TI,I :101. 15 juillet 1963).
Toute l'attention du sujet est tendue vers le chant des oiseaux. Pour Claude
Mauriac, l'oiseau n'est pas signifiant par sa matérialité visuelle mais sonore. Le
chant est une substance sonore, dénuée de sens, si ce n'est les nuances
vibratoires reconnues par l'auditeur vigilant. Cette absence de signifié autorise,
me semble-t-il, l'investissement d'une signification personnelle en lien avec les
étapes marquantes de la vie2 et plus précisément à celui relatif à la création
littéraire. II est perçu comme un son, une musique de la nature qui rythme le
temps et signale son passage. Cette conception se retrouve également dans le
Journal de son grand-père :
' L'écriture procède de l'excès de l'affect, par exemple «ce trop-plein d'amour)) de l'être aimé sa femme Marie-Claude Mante Proust. (TI,l :7l. 16 février 1952.). 2 L'objet temporel est le son, la manifestation sonore. La conscience du temps éveillée par l'attention à un aboiement de chien est celle d'un temps compressé rendant présent dans leur simultanéité un passé et un ailleurs. « ... et l'appel de ce chien, celui-là même que j'entendis naguère en Algérie, une autre fois dans une île grecque et, aux premières années de ma vie, dans et Arras hostile où je tremblais de peur, au fond du lit où Bertrand ne sufisait pas à me rassurer. Présence du passé. Je veux dire : possession actuelle du passé. Présent, passé et même avenir coïncident. » (TI,] : 187. 20 février 1940.), réactualisé (TI,] : 191. 21 juillet 1973.). On retrouve la nature sonore de l'appréhension du temps par la conscience à travers
Langon, vendredi 17 avril 1874. Jean-Paul Mauriac : Jour de printemps, jour de lessive. Le rossignol a chanté, tandis que la lessive séchait au jardin. (...) )) (T1,4 :400)
II est le dénominateur commun à I'histoire des générations de la famille Mauriac
comme en témoignent leurs écrits. Le chant des oiseaux est le signe de la
tentative de reconstitution d'une histoire inaccomplie. La forme fragmentaire et
la désorganisation chronologique permettent d'insérer dans la suite logique de
I'histoire des générations Mauriac, ce temps d'une vie interrompue par la mort.
Le chant des oiseaux confère une consistance au temps appréciable à travers
l'ouïe et soutient la représentation du temps chronique, les saisons.
L'attention est doublée d'une connaissance précise du chant des oiseaux,
leur reconnaissance identifie une relation subjective intense. II y a les chants
précieux et qui émeuvent car rares et discrets comme ceux de la tourterelle, du
rossignol et du coucou et ceux stridents des martinets, laids et vulgaires des
((affreux étourneaux, (et des) sansonnets)) (TI,I: 101. 15 juillet 1963). Ils
rendent sensibles le passé, leurs ((stridulations laides et vulgaires)) raniment
l'époque «de mon bachot)). Ils sont l'objet des conversations tendues, de
conflits sourds entre le père et le fils. Chacun essaie de valoriser le lieu de son
enfance ; Malagar pour François Mauriac et ~émars' pour Claude Mauriac, par
le chant du rossignol. (T1,4: 400-401. 24 avril 1957). Le chant de la tourterelle
témoigne de son histoire littéraire, rappelle le temps précis de son travail
d'écrivain, par exemple le commencement de l'œuvre; I'Agrandissement.
«La tourterelle chante encore en juillet - et je l'entends ici comme il y a juste un an, à Chamant, alors que je commençais /'Agrandissement devant une fenêtre ouverte, comme celle-ci, sur un mur de verdure opaque et somptueuse.)) (TI,I: 101. 15 juillet 1963).
Le chant de cet oiseau sert d'amorce à l'écriture du diariste. (TI,l: 11 6. 1973). 11
s'agit là d'un événement cyclique et discontinu qui vient combler une attente
l'objet sonore, la référence à Husserl telle que la présente Raymond Duval, Temps et vigilance, Paris, J. Vrin, Paris, 1990, p. 25. 1 La guerre qui met en péril la vie rend transforme l'attachement à Vémars en passion « Et tout cela est à moi ; tout cela est moi-même, pour l'éternité ... ». L'hymne qu'il lui accorde confond là encore son histoire à l'Histoire, 1870, 1940. (TI,1 :205-206. 17 avril 1941).
implicite, secrète. Le chant signale le retour des oiseaux après leur absence.
C'est ce retour qui constitue la matière de l'œuvre. Ce retour est rupture du
silence, temps d'intériorisation des sonorités extérieures qui déclenche
parallèlement l'écriture, préalable à la mise en route du roman. L'intertextualité
décrit également un temps de retour du compositeur vers son propre espace
littéraire pour réactualiser des extraits du journal de Jean-Paul Mauriac, choisis
précisément pour leur référence aux chants des oiseaux. La mise en abyme du
retour se compose à partir du Journal du grand-père. Le fragment daté de 1873
opère une rétrospective. Le diariste évoque son enfance' et à travers elle, sa
sensibilité auditive qui identifie la substance sonore comme lien immédiat à la
nature.
« Mercredi 17 décembre 1873. Mes souvenirs d'enfance ! La Garonne passait devant la maison, et souvent je suivais du regard les noirs bateaux qui se laissaient porter par le courant, et j'entendais le fouet des postillons, et les grelots des chevaux sur le chemin de halage, et les gros jurons que se renvoyaient les marins. Ce qui m'émerveillait surtout, c'étaient les bateaux à vapeur qui troublaient en passant les eaux tranquille du fleuve. Ces bateaux s'appelaient I'Eclair N04 ou I'Etoile de la France et le dimanche ils portaient à l'arrière un drapeau tricolore. Un autre vapeur qui s'appelait l'Hirondelle était peint en vert. Un vieux pêcheur, le « pesquitey », venait quelque fois dans le pré pour raccommoder ses filets ; je le regardais travailler, et il me racontait des choses où il était question du roi de Prusse. » (TI,l: 203)
Ou encore celui du lendemain :
« Langon, jeudi 18 décembre 1873. Oh ! Quelles douces impressions je ressentais dans mon âme d'enfant en voyant au printemps les poiriers du jardin (...) Et les soirs d'été, quand ma mère (...) quittait ma chambre où pénétrait la clarté de la lune, comme j'écoutais, avant de m'endormir, le chant des grillons dans les près et la voix plaintive du crapaud dans la fontaine. D (TI,1 : 203).
1 Idée inspirée par la lecture « d'un article exquis dans la Vie parisienne. Cela s'appelait Souvenirs d'enfance. » (TI, 1 :202. Bordeaux, mardi 16 décembre 1873.). La réaction ne se fait pas attendre puisque le lendemain dans son journal il évoque les siens.
Ces fragments de textes présupposent une acuité de l'attention, un trop plein
d'émotions aux souvenirs de son enfance qui sont canalisés et transformés en
matière textuelle. Si la sensibilité du grand-père ne peut constituer la
signification du point d'origine du chant, sa récurrence souligne que I'attention
auditive n'est pas spécifique à Claude Mauriac mais qu'elle est une de
«ces figurations ancestrales (. . .) constituées par les potentialités du patrimoine représentatif, tel qu'il fut depuis toujours, c'est-à-dire les possibilités, transmises héréditairement, de la représentation humaine.))'
Le bouleversement de la chronologie construit un sujet qui apparaît comme une
stratification de sensibilités, d'émotions et de réactions qui répètent en chaîne
ces représentations-expressions. Elles émergent des profondeurs de
I'inconscient et se manifestent spontanément au niveau individuel :
«ces images ou leurs thèmes » constituent ce que Jung appelle des archétypes. Claude Mauriac imagine et revit par cette composition de fragments une conduite archétype. Jung précise que ces archétypes ne correspondent « . . . nullement (à ) la transmission héréditaire de représentations, mais uniquement la transmission héréditaire de la capacité d'évoquer tel ou tel élément du patrimoine représentatif n2.
A partir de la récurrence du prédicat ((chanter)), et ces occurrences dans le
Journal du grand-père expliquent, me semble-t-il, l'omniprésence de la
référence aux chants des oiseaux dans l'ensemble de l'œuvre de Claude
Mauriac. Le prédicat «chanter» a été précisé par le chant des oiseaux qui nous
conduit au topos de «la chasse à la palombe)) auquel font référence les trois
générations successives des Mauriac : Jean-Paul, François et Claude Mauriac.
Cette composition visualise la spécificité de la conduite archétypale sur trois
générations.
La ((chasse à la palombe)) est évoquée par François Mauriac dans le
registre philosophique. La réflexion sur la quête du bonheur donne lieu à un
récit qui se déploie autour de cette référence. Le récit de Jean-Paul Mauriac est
1 C.G.Jung, Psychologie de l'inconscient, Paris, Georg, 1993, p. 1 19. 2 C.G. Jung, op. cit., p. 1 19.
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plutôt didactique, il décrit les ruses pour tromper et capturer I'oiseau. Le compte
rendu de sa ((journée à la chasse aux palombes)), par de menus détails fait
ressortir la cruauté des techniques adoptées dont l'utilisation des appeaux pour
piéger les palombes. (TI,?: 40. Langon, vendredi 17 octobre 1873). Ce texte à
dominante didactique est destiné à initier à la chasse à la palombe tandis que le
texte de François Mauriac appelle à la méditation sur ces pièges plus raffinés
que sont les jardins anglais. Ces derniers sont entretenus pour attirer «l'Oiseau
bleu» source de bonheur. (TI,l: 40). Claude Mauriac, quant à lui, observe la
récurrence involontaire du nom commun «palombe» dans ces deux textes. Le
jeu intertextuel construit sur l'analogie référentielle est propice à la méditation
existentielle. La répétition du signifiant «palombe» et la juxtaposition des textes
externes décrivent l'évolution de la pensée tout en confirmant sa permanence.
Claude Mauriac rétablit la conjonction et crée un dialogue imaginaire entre le
père Jean-Paul Mauriac et le fils François Mauriac. Compositeur et acteur de
cette mise en scène, il laisse résonner ces voix humaines autour des
références à I'oiseau. A l'instar de ses prédécesseurs, Claude Mauriac
aménage I'espace vacant du Temps Immobile et dans ce travail de composition,
il apparaît simultanément comme le chasseur à l'affût des signes externes et
l'oiseau qui surplombe I'espace et le temps doué du pouvoir de réactualiser, de
ranimer ces voix qui se sont tues. La présence des oiseaux, leurs
manifestations sonores sont des signes caractéristiques de l'histoire des
Mauriac et le rôle que s'est assigné Claude Mauriac consiste à comprendre
d'action singulière, parfois physique, qu'exerce sur moi l'envoûtante
conscience des siècles »' (T1,3 : 99. 16 mai 1972).
' Une phrase qu'il emprunte à Malraux dont le projet des Antimémoires correspond à celui que tente de mener Claude Mauriac avec Le Temps immobile. Il note une divergence de taille celle de l'absence, précisément le refus de l'imaginaire grâce à l'utilisation de son Journal comme matériau de composition. (T1,3: 98-103.).
Le chant de la création
L'acte auditif génère I'acte scripturaire et, si le chant des oiseaux devient
matière textuelle pour le Journal, le mouvement du corps lors de I'écriture
rythme également la réflexion littéraire.
La huppe, le coucou, le rossignol, un autre rossignol et d'autres encore, ponctuent cette page de Proust à mesure que je la recopie. Des pinsons aussi, mais dont je refuse d'enregistrer le sot pépiement. Dès avant l'œuvre, la vie est un choix.» (TI,1 : 205. 13 mai 1972).
La réalité extérieure, en l'occurrence, la nature participe et accompagne l'effort
de I'écriture. Elle constitue un support à la réflexion littéraire. Le diariste capte le
chant des oiseaux qu'il incorpore à son texte et montre combien ses sonorités
extérieures accompagnent, dirigent et rythment sa pensée. Par la syntaxe,
I'écrivain et le chant des oiseaux sont conjoints pour définir le travail littéraire.
Le corps est perméable aux sonorités extérieures qui atténuent la solitude de
I'écrivain.
Par son chant, l'oiseau de gibier est élevé au rang de sujet participant de
la réflexion métaphysique. L'écriture rend compte de ce phénomène
d'interférence entre le dehors et le dedans, du rôle de cette sensibilité auditive
dans la réflexion littéraire. Les chants des oiseaux apparaissent comme des
objets pulsionnels. L'autoanalyse des réactions au monde extérieur détermine
la perception auditive comme vecteur de I'effort littéraire. La nature est cette
oeuvre extérieure qui sensibilise et éveille au «livre intérieur))'. Elle a pour
fonction l'émulation et la mise en résonance de l'intériorité. Dans ce réseau de
signification et d'interaction, l'auteur tient compte de deux œuvres, l'une
extérieure, naturelle et sonore, l'autre intérieure et silencieuse. Toutes deux se
présentent en surimpression dans la construction du Temps immobile. Le chant
des oiseaux, comme la musique , modèle l'imaginaire, impulse l'acte
' Le retour sur les lieux, en l'occurrence ceux de son enfance dévoile le livre intérieur, de ces «inoubliables souvenirs olfactifs et auditifs)) (T1,l :98. 17 juin 1963).
NOUS verrons ultérieurement le rôle et la place de la musique classique dans le montage du Temps immobile. Dans Toutes les femmes sont fatales, 1957, p. 41, Claude Mauriac fait réfère au doux air
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scripturaire. Les réactions perceptives déclenchent et sous-tendent la pensée et
son expression.
L'acte scripturaire diminue les chants des oiseaux de leur qualité sonore
et les rend au silence des mots. L'expression des sonorités est donc forcément
muette, silencieuse. La volonté de rendre au texte sa composante sonore est
thématisée par la réactualisation d'un fragment du Journal de Jean-Paul
Mauriac : ((J'ai ouvert un volume de Musset et déclamais Rolla à haute voix (je
déclame assez bien quand je suis tout seul). )) (TI,l: 46. Langon, mercredi 17
septembre 1873). ((déclamen) c'est rompre le silence inhérent au texte. De plus,
l'intérêt pour les sonorités influe sur le choix de la catégorie générique. L'effort
littéraire consiste à rendre le texte à sa vérité, ici les sonorités'.
« Vémars, lundi 20 juillet 1953 [....] Jules m'explique que le loriot ne chante pas lorsqu'il y a des enfants dans le jardin. II commente : -C' est un oiseau un peu mystérieux. )) (TI, 1 : 21 1)
Paris, 25 septembre 1969. J'ai utilisé textuellement dans la Conversation cette phrase de Jules Woets, jardinier de ma grand-mère, puis de mes parents, à Vémars. » (TISI: 211).
Confronté non seulement à la réalité dans ce qu'elle a de plus volatile mais
également aux modes de sa représentation, l'effort du scripteur et du
dramaturge, notamment dans La conversation2 consiste à fixer l'éphémère, tel
le chant d'oiseau et la parole. Si le discours n'éclaire en rien le sens du chant
des oiseaux et ne fait que souligner, sans pour autant le dévoiler, le mystère,
par la composition Claude Mauriac décrit l'effort littéraire pour rendre au texte
désorientant, si insolitement fait de rien que son dessin rythmique hante mon esprit où il s'inscrit sous la forme désincarnée d'une musique absente.». 1 On peut lire également cette volonté de rendre au texte sa voix chez le grand-père, par exemple : N J'ai ouvert un volume de Musset et déclamais Rolla à haute voix ( je déclame assez bien quand je suis tout seul). D (T1,l : 46. Langon, mercredi 17 septembre 1873.) écrit Jean-Paul Mauriac. * L'énoncé ci-dessus est repris fragmenté dans la Conversation, in Claude Mauriac, Théâtre, Grasset, Paris, 1968. La Conversation 1 et II, (pp. 9-102) (( a été représentée pour la première fois au théâtre de Lutèce, à Paris, le 6 janvier 1966 dans une mise en scène de Nicoles Bataille. Ce recueil lui a d'ailleurs été dédié ainsi qu'à la mémoire de Bernard Brousse, résistant de la seconde guerre mondiale. Dans le brouhaha orchestré par le metteur en scène, des voix portent et s'accrochent à sa parole, et chacune enfermée dans son discours, bouleversant ainsi la logique de la Conversation. Le bruit est également le
son mouvement, sa voix, son souffle à travers le choix du texte théâtral.
L'auteur choisit le genre dramatique pour concrétiser et visualiser le face à face
des personnages et du public, le «mystère» et, simultanément attester des
limites du savoir de l'homme. Le personnage incarne le message de la vérité du
«mystère». II est l'élément de conduction de la voix intérieure du diariste et du
romancier confrontés dans leur solitude au ((mystère du chant des oiseaux»'.
Le retour est orienté par la volonté de ne pas altérer la forme originelle.
L'effort littéraire consiste à traduire l'ambivalence de I'écriture qui d'une part
permet d'exprimer le réel au plus prés de sa manifestation immédiate d'autre
part, le dénature. La vérité de l'expérience littéraire est de trouver le mode (ici le
théâtre) de restitution du chant des oiseaux à sa manifestation première, à son
«mystère». La composition expose ce parcours jusqu'à la phase de réparation
de la déviance de l'écriture par le passage du culturel vers le naturel et les
transformations génériques qui dessinent le passage du Journal vers le théâtre.
Le dramaturge capture la substance sonore, la parole, la transforme et la
restitue à son état originel. Du diariste introverti, le Temps immobile nous
donne à voir un «je» extraverti par le choix du genre dramatique et de l'espace
scénique.
L'enjeu existentiel
Le livre intérieur se nourrit de l'œuvre extérieure, Le Temps immobile
quant à lui absorbe les éléments des deux espaces communicants. On a vu
que le chant circule du dehors vers le dedans pour réapparaître dans I'œuvre.
Le journal est le réceptacle de la vie et, dans celui-ci, le diariste s'est
régulièrement délesté de sa substance2.
sujet du discours, à travers le thème des avions (1 8). Mais par sa fréquence, la voix qui porte le discours sur les oiseaux, domine. (1 6, 18,2 1,23,26,32). ' L'oiseau est la métaphore de l'œuvre, son aboutissement, sa création mêlée à la procréation, qui est là aussi perçue comme un mystère. «Ce qui compte c'est que ce roman existe, qu'il soit né de moi, quasiment sans moi, que je me retrouve avec ce bel oiseau mystérieux comme si je ne l'avais pas couvé. Et je l'ai pondu, pourtant, ce roman, comme on dit banalement, mais l'expression est rendue ici à sa fraîcheur. .. » (TI,8 :9 avril 1983).
11 faut noter que c'est par l'association, le rapprochement, le lien des fragments qu'il compose son œuvre et se délie ainsi de sa hantise de I'œuvre à faire.
Le travail de composition consiste dans des prélèvements d'une œuvre
source vers un espace vierge, une œuvre cible. Le compositeur est doué de la
faculté de se déplacer dans tous les espaces «Je glisse de la vie au journal (au
livre), du journal (du livre) à la vie. Et la (ma) vie est dans le livre. Et elle y sera
lorsque je serai mort.» (T1,8: 529. 13 avril 1984). Une instance polymorphe
traverse les espaces divers, déplaçant de la matière. D'amont en aval,
respectivement de l'auteur Claude Mauriac, vers le compositeur en passant par
le diariste, la matière mobile, vivante est transportée d'un espace à un autre. La
réflexion littéraire débouche sur la préoccupation existentielle mais la certitude
est là moins évidente, ((Est-ce que, malgré tout, malgré moi, je commencerais à
m'éloigner, à larguer les amarres ... » phrase qui se termine non pas sur
l'interrogation mais l'anacoluthe qui ouvre sur l'indicible et sur le chant des
oiseaux :
«les chants des merles de Goupillières (et de Paris, et d'ailleurs) n'alertent plus rien que lointainement en moi, ils ne me causent plus cette joie vive et inquiète, aucun trouble, rien presque rien. .. L'année dernière, c'étaient les martinets sacrés dont je n'avais plus rien à entendre, à comprendre ... D (T1,8 : 529-530. 13 avril 1984).
Le chant d'oiseaux réactive les préoccupations existentielles, le souvenir
de la mort de l'autre et de la sienne propre. II est le signal de la vie intérieure
qui se retire avec l'âge : «Les merles m'ont quitté, et avant même que d'être
revenus, les martinets.)). Le chant du merle ne provoque plus d'écho intérieur. Il
semble ne plus y avoir ni tension, ni attente, ni espoir et pourtant la voix
persiste. Elle s'est détachée du corps et déplacée hors du «soi» physique,
affirmant dans ce nouvel espace, par sa résonance sonore, son existence. II
semble que si les merles se sont retirés ce n'est pas le fait de l'extinction de la
voix intérieure mais de sa distanciation qui la met hors d'atteinte. La voix
devenue inaccessible reste pourtant audible et signifiante affirmant sa propre
existence, hors de l'espace clos du corps. Le silence est donc relatif car une
autre voix se fait entendre : (( -Je suis vivant ... )) voix intérieure, celle d'un
«moi qui s'exprimait ainsi (et) se plaçait après sa mort, ma mort1.» (T1,8: 530.
15 avril 1984). La source s'est, semble-t-il, vidée. La voix de l'être vivant s'est
déplacée, pour preuve le vide laissé en soi. «Moi» est devenu un espace creux
où plus rien ne résonne, pas même le chant des oiseaux. La vie de l'œuvre et
celle de I'être se confondent, de même que les origines. Ces sonorités sont à
relier avec ces réminiscences individuelles, prénatales2. Selon Didier Anzieu
elles forment ((L'enveloppe sonore du Soh3 liée non seulement à la voix
maternelle mais à l'ensemble de l'entourage sonore comme en témoigne cet
extrait dans le premier volume du Temps Immobile non numéroté, Claude
Mauriac écrit : « . . . j our de ma naissance: six heures, les merles chantant dans
le jardin des ~arnot,. . . »4.
Le prédicat «chanter» souligne nous l'avons vu l'intérêt personnel pour
les chants d'oiseaux, il indique en outre une piste qui conduit à travers les
affinités littéraires en l'occurrence proustiennes ( T l : 107) jusqu'aux
profondeurs de l'inconscient collectif. Le jeu intertextuel avec cet extrait du
Contre Sainte Beuve
«Le talenf est une sorte de mémoire qui leur permettra de finir par rapprocher d'eux cette musique confuse, de l'entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chante?. (. . .) » (TI, 1 : 100. 8 août 1965),
démontre que ce prédicat «chanter» comme mode de perception, oriente la
pensée et le discours et définit un acte archétypal. Le Temps immobile ouvre
sur le temps psychique, voie par laquelle le compositeur découvre et
' Toute une argumentation sur l'immortalité est développée à partir d'une expérience consciente au cours de laquelle il a «appelé Bertrand à voix haute)). 11 conclue de cette tentative de communication «qu'il y a en moi quelque chose qui échappe au temps, face à lui, mon frère, qui depuis si longtemps, est hors du temps. Donc qu'il est vrai qu'il y a en nous un noyau indestructible, l'âme, peut-être. ». (TI, 4 :403. 5 mai 1975).
Cf. chapitre 1. Didier, Anzieu, «L'enveloppe sonore du Soi », in J.-B. Pontalis dir., Narcisses, Nouvelle Rewe de
Psychanalyse, no 13, Paris, Gallimard, NRF, 1976, pp. 161 -1 79. 4 Claude Mauriac, une amitié contrariée, Grasset, Paris, 1970, p.25. (UAC, 25. 25 avril 1957).
C'est nous qui soulignons.
s'approprie sa propre identité, cette «sorte de mémoire)) qui est une invisible
présence'.
L'œuvre se construit en surimpression de sens. Et il est certes évident
que, si la relation au réel est orientée par l'inconscient collectif, on peut
s'interroger sur la liberté du sujet lorsqu'il revendique et investit la fonction
d'auteur. Par ailleurs, la reconnaissance traduit une connaissance selon
laquelle la médiation au monde passe au travers d'une intelligence des
perceptions. La reconnaissance se présente également comme stratégie
effective pour marquer des repères dans l'infinitude temporelle2. Or, si le repère
permet de se situer dans le temps, il apporte la preuve de la vie et le rappel de
la mort.
Le chant des oiseaux et l'émotion engendrée offrent à Claude Mauriac
un point d'appui à l'introspection, une nourriture pour la réflexion et une matière
pour la création. Le monde réel dévoile les tensions intérieures, il constitue le
miroir sur lequel le sujet projette son univers intérieur. C'est ainsi que le chant
de l'oiseau opère le lien à l'événement de la mort. L'itérativité régulière du chant
réactive le souvenir événement3 et «ces drames dont nous sommes entourés,
l'un très proche, ... »4 (T1,l:lOl. 15 juillet 1963) celui de François Mauriac,
l'autre «l'impardonnable mort» (UAC,11. 25 juin 1969) de Bertrand Gay-Lussac
dont il lui reste le «rire, sa vie, je les vois comme s'ils dataient d'il y a une
seconde.» (UAC,15. 23 juillet 1930). Le réseau lexical et le champ sémantique
conséquent mettent en relief des sonorités qui nous oriente vers celle du «rire».
Le rire a une signification particulière dans l'histoire de Claude Mauriac. II
rappelle celui de son cousin Bertrand :
' Le «talent» ne serait41 pas relatif à la sensibilité, à la faculté d'ouverture du «moi» à l'invisible mais effective qui résulterait de l'énergie psychique accumulée au cours du temps et des générations?
Le «talent» ne serait-il pas relatif à la sensibilité, à la faculté d'ouverture du «moi» à l'invisible mais effective qui résulterait de l'énergie psychique accumulée au cours du temps et des générations ?
Il déclenche l'écriture du journal. (TI,] :116. 19 juillet 1973.). 11 est comme un préalable à la fixation de la pensée sur son objet. L'attention fonctionne par l'intériorisation à partir d'un élément sonore extérieur, elIe est activation des sens et mène à l'expression de l'intériorité. Le Journal et l'écriture permettent la conjonction des deux univers.
Le drame est sans conteste ici, la mort, celle de François Mauriac, relativement imminente, mais également celle de Bertrand Gay-Lussac dont la présence, sera permanente pour notre auteur. Gay-Lussac qui est emblématique de tous ces enfants, ces jeunes hommes et femmes morts et que Claude Mauriac commémore par un roman inachevé ((Jeunes morts ressuscités [...] Chapitre où il s'agit d'arracher à
((son rire s'est tu depuis longtemps. Je n'en retrouve en moi que l'image muette ... Relisant ces lignes du 23 juillet 1930, je m'aperçois que, dès cette époque, je ne disais rien d'autre : je le voyais, ce rire. Déjà, je ne l'entendais plus. )> (UAC, 15. 8 février 1967).
Le temps semble s'être arrêté sur une image vidée de sa substance sonore. Où
retrouver les sonorités de ce rire ? Comment le raviver, si ce n'est en lui
insufflant ' ce chant audible mais insaisissable de l'oiseau, qui puisqu'
insignifiant peut accueillir toutes les caractéristiques de I'enfance, la spontanéité,
l'insouciance. Selon, Clarissa Pinkola ~ s t é s ~ , le chant ((provient d'une source
mystérieuse)), il ((est une forme particulière de langage, capable d'accomplir ce
que la parole seule ne peut accomplir)) (229-230). Le chant ((fait entrer dans un
état de conscience non ordinaire, un état de transe, un état de prière. (230).
L'auteur articule le chant au terme pneuma qui signifie le «souffle» (230) et qui
((libère certaines ouvertures, certaines facultés par ailleurs inaccessibles.))
(230-231). Par rapport à ce drame de l'enfance, la perception auditive intervient,
me semble-t-il, dans le processus d'une ((souvenance élaborative )) ' par
laquelle le sujet a substitué à la mort, la quête régressive de l'idée à l'origine de
la création.
Le chant des oiseaux a découvert la fonction de la réalité extérieure. Elle
témoigne à la fois de l'élan initial de l'effort littéraire et du retour vers ce dont la
mort l'a chassé en l'occurrence I'enfance et l'amitié. Le chant constitue en lui-
même un retour par le déplacement physique en ce mois d'octobre 1959
qu'effectue Claude Mauriac vers Malagar. Ce domaine ancestral dont il est le
l'oubli de jeunes êtres à qui la vie fut volée, ... D (TIJ :306-307.27 avril 1972). Symboliquement, il y a là un rapport étroit avec les oiseaux. 1 Nathalie Sarraute, Théâtre, (( Pour un oui ou pour non », ((Elle est là D, «C'est beau», dsma », «Le mensonge P, «Le silence)), Paris, Gallimard, 1993. Dans « Elle est là D (pp. 31-59), Nathalie Sarraute met en scène l'aventure d'une voix qui tente de se saisir d'une pensée. 2 Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, Histoires et mythes de l'archétype de la femme sauvage, trad. de l'américain par Marie-France Girod, Paris, Grasset, 1995. L'auteur, titulaire d'un doctorat en études multiculturelles et en psychologie clinique et qui a dirigé le centre Car1 Gustav, Jung de Denver, étudie, en analyste jungienne, les contes, poèmes, récits mythologiques, recueillis au cours de ses voyages et de ses rencontres les plus diverses, elle aborde l'exploration de l'inconscient féminin, se livre à des «fouilles 'psycho-archéologique' des ruines de leur (femmes) monde souterrain >) à la recherche des archétypes de (<La vie sauvage et la Femme Sauvage)).
dernier héritier sera vendu de son vivant. Néanmoins, il s'approprie Malagar
pour I'éternité avec le Journal de son grand-père. II prend possession de ce
Journal comme d'une revanche sur le lien privilégié de François Mauriac avec
cette propriété. Ce Journal et l'identité qu'il se découvre avec Jean-Paul
Mauriac ratifie son appartenance à la lignée de la famille Mauriac. Enfin, ce
Journal est un trésor inestimable grâce auquel il réalise son œuvre majeure.
C'est en effet par le Journal de son grand-père qu'il va vivre l'expérience
littéraire de I'éternité. L'objectif du Temps immobile est de dire «l'indicible» qui
très souvent est lié à I'espace comme ici lors d'une promenade à «Pieuchon» :
((Lieux fatidiques où mystérieusement, pourtant, je me sens chez moi. Impression d'une seconde, mais aiguë : comme si j'avais des souvenirs du temps où vivaient ici des ancêtres oubliés. » (TI,1 : 525. 2 novembre 1973.).
Pour Claude Mauriac, I'espace extérieur tient lieu de «détonateur» de temps2.
' Régine Waintrater, ((L'Addiction au souvenir, Défense ultime contre la désobjectivation)), p. 178, in, Les addictions, sous la dir. de Sylvie Le Poulichet, Paris, PUF, 2000. 2 Venise agit sur le diariste compositeur tel un ((détonateur » (TI,4: 374. 1976). C'est sur cette ville italienne que s'ouvre Le Temps immobile et que s'achève le travail de composition du premier volume.
Chapitre 4. Malagar: le retour
Tout aussi insaisissable que le chant des oiseaux, le temps laisse
pourtant voir les traces de son passage dans:
«les maisons, les jardins, les lieux (où nous fûmes jeunes et heureux), subtilement modifiés par les années, mais inchangés, ces endroits qui pour d'autres sont différents, indifférents, dérivent avec nous . . . D.
L'analogie entre I'être et l'espace suppose qu'ils sont l'un comme l'autre un
support sur lequel le temps inscrit son passage. Le narrateur-lecteur distingue
I'espace extérieur, concret, visible et celui intérieur, invisible. Ce dernier ne peut
être atteint par la destruction du temps, il reste inaltérable et le rôle du scripteur
est de le soustraire à la disparition. II affirme par le passage à l'abstraction,
l'aspect immatériel de I'être. De plus, l'urgence de l'œuvre à faire est corollaire
de l'acuité auditive. A l'origine de I'idée, il y a la perception immédiate que
l'écriture tente de capter à son point d'émergence. La relation médiate intègre le
double aspect de la vie, intérieur et extérieur. Elle permet de contrer la fragilité
de l'existence et de témoigner de la trace préservée en soi. La recherche, par
exemple, du temps de l'émergence de I'idée dévoile souvent l'incapacité du
sujet à retrouver les traces même les plus récentes.
« ... Mais voici qu'aujourd'hui - ou hier, je ne sais déjà plus -, une idée m'est venue, I'idée peut-être que je cherchais avec tant de persévérance, le thème du roman que j'ai à écrire. (...) Or I'idée que je viens d'avoir, hier, ce matin, je ne sais plus, ... » (TI,I :528-529. 30 octobre 1959).
Le métadiscours focalise la pensée et son fonctionnement. Il découvre une
instance narrative au statut complexe de récepteur et acteur et qui est
caractérisée par un état et un faire complémentaires. L'incapacité à fixer un
repère temporel dévoile l'ambiguïté de la relation au temps. La réitération de la
référence au temps place d'emblée la question du temps au centre de la quête
réalisée par ce mouvement réflexif et rétrospectif. Maurice Blanchot étudiant
Artaud identifie ce métadiscours comme étant de «la poésie)), qu'il définit par
(d'inspiration (. . .) ce point pur où elle manque. (...)DI. Pour Le Temps immobile,
il ne s'agit pas «d'inspiration» puisque les textes préexistent à l'œuvre à
l'exception des commentaires qui décrivent et accompagne le travail de
composition. Mais pour décrire le rythme de celle-ci, c'est le terme
d'«aspiration» (T1,6: 354. 29 juin 1980) par lequel Claude Mauriac caractérise
l'intensité de l'effort littéraire.
L'espace est un miroir où se réfléchissent les interférences du temps et
de l'être aux prises avec ((cette sorte de mémoire)) vivante et invisible2. La
présence d'un tiers dans cette relation réflexive est figurée par : «II (François
Mauriac) est en effet le catalyseur sans lequel.. . Et pourtant j'ai mes souvenirs,
en cet endroit, qui ne sont pas les siens.)) (TI'I: 546. 23 septembre 1963).
L'anacoluthe souligne ce temps de réflexion, d'hésitation face au péril de la
tentative d'individuation puisque c'est ((auprès de mon père, entouré des
ombres des Mauriac d'autrefois que je la (I'idée du roman) dois.)) (TI'I: 528-529.
30 octobre 1959). Le lien à son père, à sa famille et ancêtres est donc
indispensable à l'éveil et au fonctionnement de l'esprit. Le retour à Malagar
réduit la distance réelle et l'écrivain va jusqu'à tenter la fusion en proposant à
son père une création commune basée de surcroît sur I'idée de
((faire coexister les générations qui y ont vécu depuis que la demeure a été achetée. (...) La pérennité dans la continuité. Aussi important serait l'influence du nom, celle des lieux ... Sans oublier ma vieille idée fondamentale: que tout le monde ressemble à tout le monde, que nous sommes tous pareils. (...)» (TI,l: 528-529).
1 ((Entretien avec Pierre Daix », recueillis dans Claude Mauriac, L 'Alittérature contemporaine, op.cit., p. 63. Nous reproduisons la citation complète : «A propos d'Artaud, précisément Maurice Blanchot a écrit : «Que la poésie soit liée à cette impossibilité de penser qu'est la pensée, voilà la vérité qui ne peut se découvrir, car toujours elle se détourne et l'oblige à l'éprouver au-dessous du point où il l'éprouverait vraiment.)) Maurice Blanchot ajoute : Il serait tentant de rapprocher ce que nous dit Artaud de ce que nous disent Holderlin, Mallarmé : que l'inspiration est d'abord ce point pur où elle manque. Mais il faut résister à cette tentation des affirmations trop générales.. . D.
«-C'est peut-être pour cela que, devant les Carpaccio de San Giogio degli Schiavoni, j'ai pensé de façon si intense et si déchirante à François Mauriac, à Marcel Proust, à la foule innombrable des morts qui avaient regardé et aimé ces tableaux.. . » (TI,l : 13. l m septembre 1973).
La figure du lien désigne initialement et concrètement le rapprochement spatial
puis elle s'étend aux dimensions abstraites du temps et de la création littéraire.
L'œuvre littéraire semble être le mode de l'expression d'une phénoménologie
humaniste visant à surmonter les ruptures temporelles pour démontrer la
permanence au travers de I'identité de l'espèce humaine'.
L'individuation se joue également au niveau des choix littéraires. Dans
ses essais romanesques puis dans Le Temps immobile, la rupture est
explicitement exprimée et concrètement réalisée par l'éclatement de la
chronologie, l'absence d'intrigue et l'éclatement du personnage dont I'identité
se construit par la superposition d'une multiplicité des voix. La tradition du
roman familial représente un danger: «le piège à éviter est de retomber dans
les formes balzaciennes, je veux dire quant aux biographies des héros» (TI'I:
531. le' novembre 1959). Le récit de vie est explicitement rejeté, la création
littéraire apparaît comme l'espace de la rupture désirée mais inavouable si ce
n'est par la périphrase2 réalisée sous forme romanesque. Ne pouvant être réel
et effectif, le désir de rupture dévie sa trajectoire, emprunte un discours oblique
(oratia obliqua), le discours littéraire. On constate la distinction entre le volitif
individuel, la nécessité de rupture formulée par le diariste et l'énergie psychique
qui stimule la création romanesque en maintenant précisément la dépendance
au père3. Le manque serait-il, dans ce cas, cette incapacité, cette impuissance
de rupture?
L'enjeu de ce désir d'individuation est vital pour l'écrivain et même s'il va
à l'encontre de la crise, il s'avère potentiellement destructeur. L'idée tant
recherchée s'est déclenchée à Malagar, auprès de ses parents. Ce
déplacement a réduit la distance avec I'espace ancestral comme s'il fallait
rétablir le lien par la coprésence pour que l'illumination se fasse. Le retour est la
réalisation de la conjonction avec ce qui est pour lui à la fois un ailleurs et un ici,
1 Cette conception philosophique lui a valu une critique acerbe de Pierre-Henri Simon qu'il a reproduite dans le Temps immobile. (TI,l :253. 4 juin 1963.) et que nous aborderons lors de l'étape de la réception littéraire. C'est une idée commune avec Jean-Paul Mauriac.
NOUS avons vu que le journal est le lieu d'expression de la parole interdite. Au chapitre concernant le temps de la réception de l'œuvre, on verra que le roman concrétise l'oxymore
de cette situation, par le choix de la littérature et du renouvellement des formes du récit.
un monde étranger et familier. Le retour qui présuppose antérieurement la
distance et la rupture rend l'invisible plus sensible au sujet. Malagar initie à
l'invisible dans la mesure où cet espace réfléchit la mémoire ancestrale. Par les
sens et la création littéraire, le sujet renoue avec le contenu originel ces ((traces
de ce qui précéda la raison. Cette psyché préhistorique...)) (T1,6: 390. le' mars
1965). Le retour à Malagar est un retour vers ses racines desquelles monte
l'inspiration. La création est une tentative pour renouveler l'expérience de
l'éternité'.
La création littéraire
Le journal diagnostique la relation à l'autre, à l'espace et aux objets.
Nous reprenons l'analyse du fragment cité plus haut pour éclairer maintenant
l'impact de ce retour sur l'émergence de I'idée. Le déplacement, l'éloignement
de Paris et le retour à Malagar s'accompagnent à la fois de rupture et de
retrouvailles avec la famille:
a Mon dépaysement des premiers jours, non pas tant géographique que sentimental s'est atténué. Journées douces et sans histoires auprès de mes parents. (...) une idée m'est venue, I'idée peut-être que je cherchais avec tant de persévérance, le thème du roman que j'ai à écrire. Mon séjour tardif à Malagar aura au moins servi à cela (si cette toute petite idée germe et fructifie). Car c'est à ma présence dans cette maison familiale, auprès de mon père, entouré des ombres des Mauriac d'autrefois, que je la dois2. )) (TI,l: 528-529).
L'espace en tant qu'élément relateur établit la coprésence, in praésentia et in
absentia. La pensée est stimulée et prend son élan sur des éléments concrets,
matériels. A partir du monde concret et visible, la perception se développe dans
le temps. C'est ainsi que la présence en un lieu précis, en l'occurrence «la
' Le concept du chronotope est lié à la distorsion temporelle. Nous verrons plus loin avec la définition du chronotope par M. Bakhtine d'autres formes de manifestation de la collusion espace/ temps. Il apparaît que Claude Mauriac ne dissocie pas le temps de l'humain du temps de l'espace mais les envisage dans Ieur interdépendance. La mort du père ((une fois advenue, fige Malagar dans l'intemporel. Malagar disparu dans le temps détruit.)) (TI,4 : 51 6. 17 janvier 1972).
((L'idée d'un même homme et qui ne meurt pas (fils) (. . .)» (T1,4 : 2 15. 1 O janvier 1961).
bibliothèque de la maison louée à Camp-Long)) déclenche le souvenir de
l'époque du travail littéraire : «où j'ai écrit, il y neuf ans, une partie du Dîner en
ville, où je me souviens d'avoir travaillé à la Marquise ... , où j'ai composé, cette
année plusieurs scènes du Cirque.)) (T1,6: 276. 1967). Les objets, I'espace sont
autant de mode d'ancrage dans le réel. Les objets meubles sont perçus comme
témoins vivants de son travail'. «- et ce bureau, où j'ai écrit le Dîner en ville, la
Marquise ... il me semble que c'était la semaine dernière ... )) (T1,6: 231. 30 juin
1964)' parce qu'il importe pour le sujet de
((marquer quelques repères. Dont celui-ci : la présence au Mas Camp- Long de François Mauriac ; ma présence à cette même table de travail, à ce même bureau où j'ai écrit une partie du Dîner en ville, il doit y avoir prés de dix ans, déjà, et, lors de mon dernier séjour, une première version de l'Oubli, théâtrale puis cinématographique.» (T1,6: 271-272. 11 août 1967).
Leur présence sensibilise à la simultanéité temporelle2 au cours de laquelle la
dichotomie passétprésent et son corollaire absencetprésence se dissolvent
pour former une unité. Dans ce laps de temps du retour, la relation sujet, objet
est inversée. La fonction des meubles désignés assure la réminiscence et
surdétermine le sujet dans sa fonction de scripteur narrateu?. Le compositeur
du Temps Immobile met l'accent sur l'interdépendance du sujet à l'objet et à
I'espace. Comment se fait-il que cet espace familier de Malagar soit source
d'inspiration, qu'il échappe à l'indifférence où peut les plonger la régularité de la
présence4?
Selon Pierre Luquet «...nous sommes plus sensibles à l'anomalie qu'à
l'habituel. Les éléments allant de soi et ne variant pas nous échappent
facile ment.^^. La répétition du retour engendrerait donc la neutralisation de
' La disparition du témoin, en la personne de son cousin Bertrand Gay-Lussac semble être à l'origine de cette vision matérialiste qui envisage les choses dans un rapport vivant, humain, capable de témoigner.
On verra lors de l'analyse du montage qu'il s'agit d'une pensée appliquée pour réfléchir et donner à voir l'histoire autrement que d'un point de vue de la linéarité temporelle.
Le Journal comme matériau se définit comme I'espace où transite l'imaginaire. II est le premier espace d'ancrage dans lequel le sujet introduit, justifie son esthétique romanesque.
L'essai sur «L7inquiètante étrangeté» nous a largement influencé pour l'approche de cette première étape de la création littéraire. Sigmund Freud, L 'inquièfanfe étrangeté et autres essais, «G.W., XII , 229», Paris, Gallimard, 1985, p.2 13-263.
Pierre Luquet, Les niveaux depensée, PUF, Paris, 2002, p.28.
290 290
cette tension sujetlobjet. Claude Mauriac retrouve en 1963, dans son agenda
de 1933, «des notes sur l'habitude )) (T1,I: 97). L'habitude manifeste la relation
du sujet au réel articulée autour des paramètres évolutifs espace, temps. Pour
Marcel Proust, elle est
daménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans I'habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à rendre un logis habitable.))'
D'où cette constatation : ((c'est notre attention qui met des objets dans une
chambre, et I'habitude qui les en retire et nous y fait de la place.»2. L'habitude,
comme fréquence de la relation sujet objet tend à réduire le degré de sensibilité
au réel. Ce détachement devrait se produire sur les lieux ancestraux et familiers
comme la maison de Malagar. Or, cette dernière suscite non seulement un
((dépaysement sentimental)) mais également stimule la pensée et provoque
I'idée tant recherchée. On peut se demander si dans ce type d'expérience
n'intervient pas le mécanisme de d'inquiétante étrangeté)) définit par Sigmund
Freud
«à savoir que l'inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier. Comment cela est possible, à quelles conditions le familier peut
3 devenir étrangement inquiétant,. . . » .
Dans Le Temps immobile, c'est moins I'espace que le temps précis du retour
qui fait jaillir I'idée. Quant à I'espace, il est figuré par un lieu clos, intérieur,
intime, un espace de vie «une pièce)), «une maison familiale)), «un endroit
précis du jardin)). La représentation sémantique de I'espace concret est à la fois
clos et ouvert, concret et abstrait. II figure par analogie l'espace mental vacant
dans l'attente de I'idée. La focalisation de I'espace ancestral révèle une
préoccupation d'ordre existentiel qui rend nécessaire le travail de
1 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, 1, Du côté de chez Swann, nvelle éd. en 4 volumes ss. dir., Jean-Yves Tadié, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987-1989, p.8.
Marcel PROUST, op.cit., p. 8. Sigmund Freud, L'inquiètanfe étrangeté et autres essais, ((G.W., XII, 229», Paris, Gallimard, 1985,
p.2 15. 29 1
291
réappropriation de l'histoire de ses prédécesseurs puisqu'il s'agit
d'établir impérativement «la continuité)) pour surmonter la mort : «L'idée d'un
même homme et qui ne meurt pas (fils))) (T1,4 :215. 10 janvier 1961). Cette idée
qu'il avait notée en 1959 exprime, me semble-t-il, l'effroi de la mort, exacerbée
à Malagar où «les ombres des Mauriac d'autrefois1» sont sensibles. En effet,
aux yeux de Proust comme de Claude Mauriac, l'espace est ce miroir dans
lequel se reflète le passé non pas détruit mais présent et invisible tel qu'en
témoignent les affects et la pensée. Sous quelle forme cette vision du temps est
exprimée?
Expression formelle
Lors des vacanc es de l'été 1962, à Megève, CI aude Mauria c est sensible
à la présence de trois générations successives. Ce n'est plus le miroir ou les
ruines mais la réalité sur laquelle se reflète la coprésence de trois générations.
Par un fragment extrêmement long de cinq pages (TI,I: 237-242), Claude
Mauriac expose son idée du roman et propose à son père de le réaliser en
commun :
«- Ce que je voudrais rendre, voyez-vous, c'est la vie de plusieurs générations de Carnéjoux, s'enchaînant dans une continuité, sans aller à la ligne jamais, pour montrer une certaine permanence, avec ce lien de la propriété de famille.. . )) (TI,1 : 240. 19 août 1962).
La représentation de la permanence de l'être par la continuité des générations
repose sur l'organisation syntagmatique. II établit un parallélisme entre la
progression continue des générations et la structure de la phrase et conçoit la
continuité syntagmatique par l'effacement de toute marque de discontinuité tant
au niveau typographique que syntagmatique. Claude Mauriac voudrait
reconstituer ainsi un
1 ((Malagar dérive» (TI,lO : 657-658 et 660). Le dernier volume intitulé L'Oncle Marcel se clôt sur l'évocation de la mort que Claude Mauriac laisse tomber tel un rideau de théâtre sur les trois générations Mauriac.
«enchaînement sans solution de continuité, sans suture apparentes, le livre commençant et s'achevant au milieu d'une phrase, des dates marginales permettant de situer cette action toujours recommencée, avec des variantes à peine sensibles des caractères, des vies, des époques différents. »(TI, 1 : 240).
L'arbitraire de la structure linguistique soutient l'argumentation en faveur de
l'arbitraire de la vision temporelle. Opposé à la vision de son père', Claude
Mauriac affirme qu'au regard de «la permanence du nom, celle des lieux - et
cette conformité humaine fondamentale: tout le monde ressemble à tout le
monde.. .» (TI,l: 242. 19 août 1942). Outre ces arguments, la découverte du
Journal de son grand-père, d'une part, et d'autre part la technique de la
composition à partir des fragments de textes pris comme unités de sens, lui
permettent de visualiser la continuité intergénérationnelle. Formellement,
l'enchaînement des dates du mois d'octobre 1973, 1873 «sans changer de
caractères typographiques, ni mettre de guillemets)) relie son Journal à celui de
son aïeul et confond les sujets par I'identité de leur acte scripturaire.
Réactualisées, les voix distantes d'un siècle se répondent dans l'espace du
Temps Immobile. De même, la structure syntaxique révèle le sens de la vie :
«Ne pas achever une phrase, aussi : dérive qui est celle-là même de ma (de notre) vie.. .) (T1,6 : 420. 15 février 1975).
La composition sur le plan syntagmatique repose sur l'ellipse qui marque
la rupture de la chronologique2. La compression temporelle argumente I'identité
de l'expérience et opère ainsi la compression du temps. Claude Mauriac
expérimente les possibilités de transposition de la structure linguistique dans le
langage cinématographique. Dans Le Dîner en ville, la mise en abyme de la
création romanesque met en relief la voix du personnage romancier élaborant
progressivement son roman dont les extraits sont reproduits en italique. On
' François Mauriac insiste sur les différences inter générationnelles mais approuve la ressemblance à au sein de 1a fratrie : « C'est compter sans l'apport si nouveau de chaque famille nouvelle pour chaque nouvelle naissance. Je suis frappé, moi, au contraire, par ce qui sépare un fils d'un père, et d'une génération à l'autre, par ces stratifications de plus en plus nombreuses, si bien que très vite il ne reste plus rien des caractères originels. Ce n'est pas un père et un fils qui se ressemblent vraiment mais deux frères.. . )) (TI,] :242. 19 août 1962).
Philippe Durand, Cinéma et montage : un art de l'ellipse, Pans, du Cerf, col. «7e art D, 1993, p.3 1 .
peut certes penser à un intertexte renouvelant l'expérience gidienne dans Les
Faux monnayeurs, mais cette mise en abyme représente un essai romanesque
sur la question de l'interdisciplinarité:
«II s'en étonnait, ne comprenant pas comment une femme qui n'était même pas belle (Bénédicte est belle, mais c'est là qu'intervient la transposition, l'invention, I'art enfin) pût ainsi le priver de toutes les autres sans qu'il en souffrît. Ce bonheur de l'imparfait du subjonctif intraduisible en images, sans équivalent au cinéma.))'.
Pour Marcel Proust, le rôle de l'écrivain consiste justement «à rendre aux
moindres signes qui (!)'entouraient [...] leur sens que l'habitude (la distance
temporelle et par conséquent l'oubli) leur avait fait perdre ... »'. Le temps du
retour à Malagar est donc celui de l'interférence entre le temps objectif et
physique et le temps subjectif et psychique. ((Cette intersection des séries et
cette fusion des indices caractérisent précisément le chronotope de I'art
littéraire)) selon les termes de Mikhail ~akh t ine~ . Pour Claude Mauriac, le
chronotope est inhérent à son histoire et à son être4. II apparaît à la conscience
critique grâce à la pratique réflexive de l'écriture et par le métatexte qui décrit
I'effort créateur. II constitue l'une des caractéristiques fondamentales de
l'esthétique de Claude Mauriac : «En tant que catégorie de la forme et du
contenu, le chronotope établit aussi (pour une grande part) l'image de l'homme
en littérature, image toujours essentiellement spatio-tempore~le.))~. Nous allons
voir maintenant que I'effort de Claude Mauriac prend différentes formes pour
atteindre le temps de I'enfance. L'expérience vivante du chronotope précède
I'effort littéraire mais tous deux forcent la conscience à un face à face avec
I'enfance. L'acte scripturaire est I'effort méthodique, le ((coup de pioche))
nécessaire pour désancrer les choses de leur obscure profondeur. II est
1 Claude Mauriac, Le Dîner en ville, op.cit., p. 39. 2 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, IV, op. cit., p. 476.
«NOUS appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par a temps-espace )) : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu'elle a été assimilée par la littérature. (...) Dans le chronotope de I'art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. » Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, préf. M. Aucouturier, Paris, Gallimard, 1978,237-238. 4 Cf. Chapitre 1.
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 238.
précédé par différentes formes de déplacements physique et psychique.
L'ailleurs est ce temps passé qui subsiste, pour lui seul, dans les objets' et
dans les lieux, en I'occurrence, les différents domiciles parisiens, les maisons
de vacances. Au sujet de l'appartement de la ((rue de la Pompe)) à Paris, il écrit
que son enfance est ((doublement présente : en moi et hors de moi.))'. L'auteur
provoque cette expérience qu'il tente de saisir au travers de la diversité des
espaces concrets et abstraits en I'occurrence l'espace onirique.
L'espace onirique
Dans le fragment du Journal daté du 4 décembre 1953 (T1,I: 75), par un
mouvement de prolepse, le scripteur décrit sa remontée des profondeurs du
rêve vers la réalité. L'espace décrit est bipolaire reliant le niveau psychique (le
rêve) et matériel (journal).
L'espace rêvé est celui de I'appartement de la «rue de la Pompe)) à Paris
où il est né et a passé son enfance. Ce rêve présente deux niveaux de
profondeur construits sur l'identité du rêveur et du personnage du rêve. Le
premier observant le second visiter I'appartement puis retranscrire cette visite
dans le journal du rêve. Ces deux instances sont subsumées par le diariste
éveillé. Le récit du rêveur sur le diariste du rêve est enchâssé dans le récit du
diariste. Le retour sur le lieu de l'enfance et de l'existence a déclenché cette
construction de mise en abyme et a été systématiquement relayé et relié à un
espace concret, réel, celui du journal. La visite rêvée a été fixée et concrétisée
dans la mémoire du rêve et dans la réalité du journal3.
' Nous verrons ultérieurement que l'objet provoque systématiquement la réminiscence. Le «téléphone» dont la fonction première est d'établir la communication, est la référence centrale dans la composition qui ouvre le dernier chapitre du Temps immobile pour lequel dès l'intitulé «La rumeur des distances traversées)) renvoie au jeu d'intertextualité avec l'œuvre de Marcel Proust. (TI,l : 385-390.). Les sens des fragments insistent le rapport de la communication à travers le temps comme le montre l'exepmle de la scène dans laquelle Claude Mauriac et sa fille Natalie utilisent un « téléphone suranné » pour «appeler l'enfance». Cet énoncé explicite l'ensemble du projet envisagé de I'ensemble du Temps immobile : (< « surprendre tous fils coupés, ce que Proust encore appelait, dans Swann, «la rumeur des distances traversées »» (TI,] : 390.30 octobre 1963).
Claude Mauriac, Le Dîner en ville, Paris, A. Michel, 1959, p. 29. 11 est difficile de déterminer l'objet du désir et ce qui oriente le retour. Est-ce réellement la nostalgie du
lieu d'enfance ou le désir d'expression qui oriente ce retour, et ce rêve. La suite du fragment décrit un autre rêve, et est amorcé par cette phrase révélatrice de l'obsession du diariste pour son journal, mise en
295 295
Le retour sur le lieu d'enfance est initialement onirique «Mon corps
retrouvant ses habitudes après plus de vingt ans, tournait lui-même au bon
endroit.))'. (T1,l: 75. 4 décembre 1953). Ce rêve est par la suite transféré dans
le Journal, mobilisant à nouveau le corps du diariste, dans cette descente dans
les profondeurs de l'imaginaire. La relation dynamique à l'espace polymorphe
(rêve, journal, Malagar, Bordeaux) fait jaillir du rêve, la réalité psychique. On ne
peut qu'affirmer la valeur de l'écriture par le constat que ce rêve devient non
seulement réalité mais qu'au cours d'un intervalle de dix années (1953-1963)' il
semble forcer le rêveur éveillé à un retour sur les traces de son enfance
bordelaise «à la rue Rolland)) (T1,l: 392. 10 novembre 1963). Le diariste éveillé
emprunte à nouveau mais concrètement les chemins de son enfance, cette
fois-ci bordelaise. Cette quête met en lumière les différents états de l'être. La
spécificité de cette expérience -qui souligne la solitude fondamentale de I'être-
«Et pourquoi, pour qui, noter cette chasse solitaire sur les chemins aux
empreintes effacées, aux odeurs disparus ? ( ) D, et la nécessaire
métamorphose
«je partis comme un vieux chien sur une vieille piste, le long d'un couloir ... Je ne reconnu rien, sinon les vieux toits de Bordeaux. Mais ce jardin, en bas, si clair, si net, plus large que dans mon souvenir, sans mystère, ni laideur- de cette laideur plus troublante et plus belle pour mes trois ans qu'un jardin de délice, je n'en retrouvai rien. ...) (TI,1 :392. 10 novembre 1963).
L'échec de l'expérience chronotopique est relatif puisque le Journal du scripteur
témoigne de la transmutation du temps psychique en temps vécu marquant
ainsi la contiguïté et la succession du rêve et de la réalité. Elle comporte
néanmoins une forme de distanciation et de rapprochement que l'on peut
articuler autour des sèmes «animal» et « humain » déduit de la forte
connotation du lexème «chien». La quête de l'enfance opère un basculement
lumière par l'intrusion toujours dans le rêve du regard critique du père : « De ce Journal, mon père me parlait en un autre de mes rêves. » (TI,l : 75.4 décembre 1953). 1 (TI,] : 75.4 décembre 1953). Ce fragment rapporte le rêve de son attachement à l'appartement de la rue de la Pompe. Dans ce rêve, il se voit entrer en possession de celui-ci et noter dans son journal le bonheur physique de s'y retrouver. Par la mise en abyme, Claude Mauriac met en scène le diariste du rêve et celui de la réalité écrivant tous deux le même rêve.
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de 1' «humain» vers 1' «animal» en d'autres termes du culturel vers l'instinct, le
primitif. Alors même que les lieux ont été préservés, le retour à I'enfance reste
donc «sans mystère)), les lieux lui apparaissent dans «la décevante lumière
d'une réalité adultérée et saccagée.)). Cette appréhension traduit moins la
réalité que l'inadéquation entre l'image intérieure' et sa projection dans le réel
qui donne à voir une ((image brouillée)). La quête initiale semble être réactivée
pour signifier son échec.
« Paris, dimanche 10 novembre 1963. (-4 En somme il n'y a rien à raconter car il ne se passe presque rien. Ce n'était pas moi qui avait tant changé, que les lieux, plus présents dans ma mémoire (où je ne revois pourtant d'eux qu'une image brouillée) que devant moi, tels qu'ils m'apparurent dans la pleine, dans la décevante lumière d'une réalité adultérée et saccagée » (TI,1 :393).
La distance entre le temps de l'événement et de son récit qui correspond au
déplacement effectué de Bordeaux vers Paris, peut interférer sur la mémoire.
Le récit réactive la mémoire volontaire et constitue un point de vue distant,
conscient de la quête dont l'objet (I'enfance) reste l'invariant mais dont les
variantes sont les coordonnées spatio-temporels. A l'intersection s'effectue le
mouvement. II est effectif dans les deux cas mais s'exprime par des schèmes
différents. Dans un premier temps, le déplacement est physique à «la rue
Rolland)) le 03 novembre 1963~ ' dans un second temps, il est mental et
scripturaire, dans le Journal, le 10 novembre 1963. L'itération du déplacement
et de son récit souligne l'importance de la place accordée au passé dans
l'histoire présente de l'auteur. Le véritable catalyseur dans l'approche du passé
est l'espace. Par le mouvement polymorphe et renouvelé, le sujet procède à
des identifications progressives (la modalisation suivie d'une affirmation) des
souvenirs. Ce passé lointain de «la rue Rolland)) est précieux puisque son
1 11 semble que c'est le temps qui est immobile. Le temps est immobile du fait de l'identité sensitive des êtres. 2 Le fragment est daté du 10 novembre 1963. Les déictiques temporelles permettent de détexminer la date de cette quête à Bordeaux. «Il y a aujourd'hui huit jours)) c'est-à-dire le 2 novembre, la famille Mauriac prend le train pour Bordeaux, afin d'assister à l'enterrement « d'oncle Louis » survenue le 1 novembre 1963. Puis «Et, le lendemain (...) nous allâmes rue Rolland rendre visite à tante Germaine, ... ». C'est donc le 03 novembre 1963, que Claude Mauriac tente de ressusciter le passé vécu dans cette maison.
297 297
histoire se mêle à l'Histoire : «Ce dut être en 1917 que je vécus ici. Je me
souviens des marins américains dans les rues. ... » (TI,I: 392). Et à partir de la
manifestation du premier affect, même négatif, le diariste régresse jusqu'au
plus profond de ce dont il a été imprégné à son insu et découvre le souvenir'.
La prosopopée.
L'expérience du chronotope figurée ici par le retour à Malagar a permis
l'essor de l'idée. Les objets fonctionnent également comme catalyseur comme
l'indique I'intertextualité explicite pour marquer l'influence proustienne :
((quelqu'une de ces vieilles choses qui exercent sur l'esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d'impossibles voyages dans le temps. » Je connus cette nostalgie pendant deux ans de ma vie et elle me fit passer des moments inoubliables. Soit à Vémars, quand j'étais plongé dans un livre d'histoire, soit à Paris où les vieilles pierres m'attiraient, je vivais réellement dans le passé » (Tl,l:168. 5 septembre 1932)~.
Ces ((vieilles choses)) sont précisées par la juxtaposition du «livre» et des
((vieilles pierres)) qui interviennent pour l'évocation de François Mauriac.
L'ouverture du Temps immobile s'effectue sur la série de voyages à Venise, au
cours des années 1936,1972 et 1973. François Mauriac est omniprésent et son
emprise se fait plus insistante, obsédante après sa mort. En 1936, toute
l'attention de Claude Mauriac est centrée sur la beauté de la ville et
l'espérance d'une rencontre. En 1972, après son retour, le sujet note que lors
de ce séjour à Venise ((François Mauriac, chaque jour, me hanta . . . » (TI,1 : 12.
8 septembre 1972)' un an plus tard, le souvenir du père resurgit. Toutefois dans
l'œuvre qu'il compose cette année, le père ((n'apparaît encore, le plus souvent,
qu'en amorce.. . » (TI,? : 13. 31 août 1973).
' L'expérience chronotopique se réalise par la positivité de l'affect. Le texte de nous conduit à voir dans ce phénomène ce que nous avons auparavant identifié comme étant une ((souvenance élaborative », in Régine Waintrater, op. cit., p. 178. 2 Cet énoncé est reproduit dans le dixième tome L'Oncle Marcel, 1988. (T1,lO :383. 5 septembre 1932).
Le projet non pas du roman familial mais de la relation filiale est
omniprésent «Et revoilà le père, et revoici le fils ... époques différentes. »' (TI,I:
240. 19 août 1962) ou encore le projet du N Mysfère Frontenac 2 D et « Le
Proust des miens ou le Mystère Frontenac 3)). Les références intertextuelles
indiquent les lectures qui l'ont conforté dans son projet2. L'expérience littéraire
de la relation filiale sera réalisée sur plusieurs volumes du Temps immobile. Si
dans le premier volume du Temps immobile, il avoue : «je n'ose encore
l'approcher qu'indirectement. (...) Le second tome du Temps immobile lui sera
sans doute en grande partie consacré. D (TI'I: 28. 9 mai 1972)' la figure du
père, François Mauriac ne s'impose malgré les prévisions de l'auteur qu'au
niveau du quatrième tome La Terrasse de Malagar (1 977) puis dans Le Rire du
père dans les yeux des enfants (1981) pour enfin culminer dans Mauriac et fils
(1986)'. L'idée énoncée dans le premier volume est amplifiée progressivement
dans Le Temps immobile.
Ce n'est, en effet, qu'après avoir composé et publié trois volumes du
Temps immobile, qu'il lui est enfin possible en 1977, avec le quatrième volume
La Terrasse de Malagar d'affronter l'image de son père. II commence par la
quête des différentes dimensions de son origine et réussi ainsi à éviter la figure
paternelle en lui substituant celle du grand-père, Jean-Paul Mauriac. Puis, avec
Les Espaces imaginaires en 1975 puis en 1976 avec Et comme l'espérance est
violente, il recompose Les Fragments d'une éducation politique D (T1,2: 244-
' Nous reproduisons dans son intégralité ce fragment que nous avons cité à diverses reprises dans notre analyse : « Il est difficile de mener concurremment ( avec Ir) le travail romanesque et le journal. Je m'y efforce néanmoins. Parfois pourtant une page qui, sous une forme à peine différente, aurait naturellement pris place ici, et directement tapé pour le roman, aux prix de légères transpositions. Ce roman auquel je pense depuis longtemps, mais je n'ai vraiment commencé qu'au début de juillet, à Chamant - et le voici déjà écrit en partie. Mais je demande si l'Agrandissement pourra être beaucoup plus ... agrandi qui ne l'est ? Je repense donc à ma vieille idée de Valmoré, qui formerait la seconde partie de ce quatrième livre du Dialogue intérieur. Et revoilà le père, et revoici le fils, le même père, dans un enchaînement sans solution de continuité, sans suture apparente, le livre commençant et s'achevant au milieu d'une phrase, des dates marginales permettant de situer cette action toujours recommencée, avec les variantes à peine sensibles des caractères, des vies, des époques différents. Travail considérable, mais plus facile, lorsqu'il sera amorcé, que celui l'Agrandissement, où il ne se passe presque le livre entier ne dure guère plus qu'une minute . . . » (TI, 240)
«Paris, 24, quai de Béthune, lundi 23 septembre 1963. Vu en ouvrant par hasard un exemplaire du Rouge et le Noir que Stendhal a employé, en tête du chapitre IV, le titre que j7avais choisi et que je conserverai si je procède jamais à ce montage de mon Journal, Un père et un fils.» (TI,2 : 507).
230)' en convoquant ces ((revenants )) que sont André Malraux, le Général de
Gaulle et Michel Foucault. Les différents volumes représentent concrètement
les premiers jalons de ses propres fondations, de son identité qu'il lui faut poser
avant d'opérer le retour inévitable vers son père et aborder la relation filiale. Ce
retour est d'abord sporadique mais progressif, il se poursuit jusqu'à la
réactualisation des fragments du Journal des derniers jours de François
Mauriac, dans le sixième volume. (11'6: 311. le' septembre 1970). Ce
témoignage réactualisé de la mort de François Mauriac est suivi d'une lutte
pour se désaliéner de sa présence - absence : «(. . .) Mon père : c'est de la vie
que je dois sans cesse le rejeter à la mort. II est vivant.)) (T1,6 : 387. 8
décembre 1970). 11 ressuscite les (ses) morts dont il a enseveli les traces dans
son Journal, les convoque parce qu'à travers eux il lutte contre la mort. La
prosopopée, cette mise en scène des absents, des morts, du surnaturel est la
figure fondamentale dès l'énonciation du pacte du Temps immobile.
L'invisible dans le miroir
Les retours, précisément les voyages dans le temps, constituent le
thème principal de ces romans. Dans Le Dîner en ville, l'évocation de «Ces
miroirs anciens»* reflètent moins l'espace que le temps révolu : «que de fêtes
ils ont dû refléter ! II se pourrait qu'aucune trace ne soit anéantie. » ou encore
plus loin
((Simple mise au point rendant visible, parmi tant d'images superposées et brouillées, ce que nous croyions à tout jamais effacé. II se déroule ici une infinité de scènes simultanées dont nous ne sommes pas les seuls acteurs. Nous voici cernés, pressés, étouffés par une foule de riches notables et de belles dames. Muets cinéma des siècles, film vivant de l'île Saint-Louis auquel la voix elle-même, pourquoi pas, serait à la limite rendue.. . >>3.
1 Dans les deuxième et troisième volumes, Claude Mauriac organise quelques ((Fragments d'une éducation politique. .. » (TI,2 : 244. 30 janvier 1975.) comme pour s'exercer et exercer son autonomie, se construit sa cohérence et réaliser son unité et identité d'abord par le discours et le stade idéologique. 2 Ce dîner se passe dans un appartement localisé sur l'île Saint Louis. Le Dmer en ville, p. 1 1 .
Claude Mauriac, Le dîner en ville, 1959, A. Michel, p.50-51.
La perspective du miroir et le support du Journal reflètent la pensée et ravivent
la mémoire par leur pouvoir de réflexion. L'ici et le maintenant recule, libérant
I'espace vers lequel le temps passé reflue. Les stratifications temporelles
apparaissent dans leur simultanéité. Ce jeux de miroir est selon le narrateur du
Dîner en ville est «un des thèmes de mon livre, Le Plaisir grave.»', tout comme
la ville, où il voit se refléter son passé2. Cette transfiguration du réel ne peut
s'opérer que si l'on considère l'hypothèse que
« ... les solides sont peut-être doués d'une mémoire virtuelle? Non seulement les glaces mais ces murs eux-mêmes seraient les écrans opaques d'un passé susceptible de s'actualiser. ,Innombrables spectacles enregistrés, emmagasinés par cette télévision du temps.
Impulsé par la hantise de la mort, l'effort littéraire réalise les ((transpositions et
transfigurations (...)D~ du réel qui devient alors révélateur d'une réalité invisible.
Pour Claude Mauriac, c'est le passé qui se reflète dans ce miroir du réel5, ce
passé devenu invisible mais qui continue d'alerter les sens et de forcer I'acte
scripturaire. Le jaillissement de l'idée fait émerger une polyphonie aliénante,
sourde et qui hante I'espace. La réaction à l'absence est à l'origine de l'idée et
de l'acte scripturaire6. II semble que la création littéraire résulte du mouvement
paradoxal de la pensée tragique. La pensée est régi par une tension
contradictoire : la répulsion consciente et l'attraction inconsciente de la hantise
de la mort projetée sur chaque objet ou surface.
En somme que ce soit par la voix ou I'espace le retour à l'enfance
s'impose. C'est dans ce temps là que le narrateur (et le compositeur) espère
1 Claude Mauriac, op.&, p. 15. Claude Mauriac, op.cit., p. 50. « ... de même cette confrontation avec une vielle engloutie, où la
présence des habitants était suggérée d'une façon si aiguë qu'ils étaient autour de nous presque vivants encore,. . . ».
Claude Mauriac, Le Dîner en ville, op. cit, p. 5 1 . 4 Claude Mauriac, Le Dîner en ville, op. cit, p. 46.
Claude Mauriac, Le Dîner en ville, op. cil, p. 50 : Chez Claude Mauriac ce qui réfère à la mort comme par exemple les «exécutions capitales)) ou encore l'espace «ville depuis deux milles ans engloutie ... » incite, force à «l'amour», ctalert(e) instinctivement les forces élémentaires de la vie et de la reproduction. Protestation des corps qui ne veulent pas mourir.. . ». 6 Le diariste réagit inévitablement à I'espace quand celui-ci est chargé symboliquement ou concrètement de la présence de la mort. Au cours d'une visite au cimetière de Montmartre, il est saisi d'une (cpanique)) lorsqu'il perd de vue sa femme Marie-Claude. (TI,l :379. 31 juillet 1953).
301 30 1
retrouver, me semble-t-il «mon initiation à ce dont j'ai pourtant été chassé (si j'y
ai jamais été admis autrement qu'aux heures innocentes de I'enfance) : le
surnaturel.)) (T1,2: 452). C'est cet aspect ou niveau de réalité de son existence
«à moi-même obscur» à la fois invisible et indicible qui est l'enjeu du Temps
Immobile. Le déplacement polymorphe se définit comme la modalité du
processus de la quête du ((secret)).
Le lecteur confronté au bouleversement chronologique qui l'oblige non
pas à une lecture paisible mais à s'investir dans le rôle du détective qui guette
tous les indices (explicites, implicites) éparpillés dans les dix volumes voire
même dans l'ensemble de son œuvre romanesque et critique. Guidé par des
récurrences formelles et sémantiques, le lecteur explore cet espace
surdimensionné. Au gré des indications du compositeur, il tente d'organiser du
sens, en remontant à l'origine, à I'enfance. Or, dès les premiers volumes, le
lecteur bute contre une sentence des plus décourageantes. L'auteur a, en effet,
décrété :
((Deux éléments, parfois (...) mais le troisième, essentiel et qui justifie l'insertion de telle petite phrase dans tel fragment monté à tel endroit, n'est connu que d'une seule autre personne au monde que l'auteur, et souvent aussi de lui seul.» (T1,4: 336. Paris, . . . 1976.).
Le lecteur s'engage dans un jeu dont il découvre progressivement les règles,
tout en sachant qu'il ne pourra jamais surmonter l'énigme. II est confronté à un
partenaire qui se révèle être un opposant qui ne dévoile son jeu, que pour
mieux faire sentir et préserver le mystère. II se forme ainsi une compagnie qu'il
maintient dans un état de quête perpétuelle.
L'érotique et le végétal
Le retour à Malagar et les retrouvailles familiales comblent l'absence de
l'idée, remplit l'espace mental. La charge émotionnelle draine avec elle, I'idée
désignée par la métaphore végétale : «une toute petite idée germe et fructifie))
ou encore ((petite graine qui germera peut-être'.» (T1,6 : 382. 9 juin 1963.). La
substitution métaphorique «idées», «graine» assimile le processus de la
création à celui de la germination végétale mais également à l'expérience
sexuelle. Le «bois de Boulogne)) est lié à l'éveil de la sexualité chez le jeune
adolescent. Cet événement est relaté dans son premier roman, Toutes les
femmes sont fatales puis réactualisé par un court extrait dans le Temps
immobile (( Bois de Boulogne transfiguré. Naissance de l'amour ». II met en
relief sa première expérience érotique :
((Soudain, il se fait un vide. L'amour, comme une eau abondante et calme, m'engloutit. L'univers change. Une lumière venue d'ailleurs illumine le bois transfiguré (...) En cette minute où je cesse d'être un enfant, je suis solennellement initié au dernier secret qu'il me sera peut- être donné de connaître avant celui de la mort. ... ». Le regard se détourne de la ((jeune fille rencontréen et s'élève vers «la cime des arbres découpent leurs branches presque nues sur un ciel sans nuages.». (T1,6: 352-353.).
L'arbre, métaphore végétale du phallus, retient le regard du jeune homme qui
se contemple, tout en s'ignorant, puis qui sublime le désir érotique dans I'acte
scripturaire. L'écriture est liée à l'impossible réalisation du désir érotique2. Par
ailleurs, la métaphore filée autour du lexème «embryon» permet d'assimiler la
création à la procréation et de reconnaître chez l'écrivain, le principe féminin. Le
temps précis de l'illumination qui s'apparente à un jaillissement de l'intérieur
développe l'analogie entre I'acte créateur et I'acte sexuel. Son premier roman
Toutes les femmes sont fatales est consacré à la «Naissance de l'amour)) et à
toutes ces rencontres amoureuses sur la plage de «Rio» par exemple et un
voyage sur les plages du temps. II observe «Le surgissement, le jaillissement
du premier amour ... ! )) qu'il rapproche du ((ruissellement, d'eau abondante »
(T1,6: 354. 29 juin 1980) de la vie en mouvement vers «la composition de cette
séquence)) saisie à «sa naissance)) (T1,6: 354. 29 juin 1980). L'érotisme et la
1 Ce terme est particulièrement récurrent dans le programme de la quête de l'origine de l'idée du Temps immobile. (TI,l: 90.9 juin 1963). L'auteur mêle les sentiments élevés à cet instant. On se souvient des termes négatifs par lesquels il
rendait compte de sa personne en 1927 et la dépréciation de soi constitue un élément important de l'autoportrait.
303 303
sexualité sont assimilés et permettent une approche par analogie du processus
de la création littéraire.
«Le vrai sujet : l'unité de temps et de lieu, une date et endroit précis. Mais si « la maison D reste inchangée, si le jour est le même ( par exemple celui d'une fête fixe d'un calendrier) l'année, elle, n'est jamais la même. Unité de lieu fixe. Unité de temps éclaté.)). (TI,1: 531. le' novembre 1959).
Le fonctionnement de I'idée est basé sur un élément fixe à partir duquel il
procède à des variations. Autour d'un personnage, il construit une diversité de
point de vue. (TI,I: 39. le' septembre 1937). L'expérience littéraire précède
I'expérience métaphysique1.
«En cela, peut-être, qu'une preuve nous est donnée que la mort n'existe pas, puisque nous sommes si peu faits pour elle. Qu'il y a, dans l'invisible, une issue.» (T1,4 : 334. 24 août 1974).
Après avoir déterminé les variants et invariants, l'idée se précise par I'oxymore,
la fusion des contradictoires qui crée le sens. La création met en évidence la
liaison d'un double vécu corporel et psychique. Divers niveaux du vécu se
combinent, changent de formes. L'amour des plantes, l'intérêt pour les oiseaux
créent une complicité, une proximité entre les différentes espèces et une
symbiose entre les vivants et les morts et englobent toutes les forces vitales. Le
Temps immobile est I'expérience d'une lutte de pouvoir entre générations, elle
est insurrection contre le temps, lutte engagée contre le temps, cette réalité qui
((n'existe pas mais qui tue)). L'écriture qui fut d'abord une première étape dans
la conjuration de la mort, laisse place au démantèlement de la littérature dont le
mouvement final et notoirement le plus violent, est l'éclatement de la forme et
de la chronologie. La littérature n'est plus un lieu réservé à l'écriture, à
l'imagination, à un talent. Elle s'offre comme espace d'une expérience que
chacun peut tenter et en exemple, l'auteur nous ouvre son atelier.
' Cette hypothèse se vérifie également pour le Temps immobile. La lecture, le montage créent une polyphonie par rapport à laquelle l'instance qui compose réussit à se distancier. La distanciation de soi à soi inhérente à la création de cette œuvre à partir de son propre journal, est vécue sous une forme spirituelle. (TI,8 : 530. 15 avril 1984).
3 O4 304
Chapitre 5. L'atelier de I'œuvre
Le Journal a précédé l'écriture romanesque, il témoigne de la hantise, de
l'attente, de l'espoir de I'œuvre. Sa publication chronologique n'est pas
envisagée et sa fonction est similaire à celle du carnet de route. Il tient lieu de
laboratoire où sont consignées puis élaborées les idées. II devient ainsi le
terreau des essais romanesques. Comme l'indique le métatexte actualisé, le
dariste assiste le romancier. Dans la reconstitution de l'ontogenèse de I'œuvre
littéraire, le compositeur se base sur le métatexte pour tenter d'ouvrir «un
passage dans la nuit au fond de laquelle est encore cachée I'œuvre à venir.»'
(T1,6 : 447. 6 décembre 1961). Le compositeur met en relief le travail préalable
à l'avènement du Temps immobile ainsi que les jeux et enjeux du métatexte. Ce
dernier a permis de repérer différentes formes de mouvements, de tensions
caractéristiques de l'effort littéraire. Notre mode de procédure est basé sur
l'analyse du métatexte pour décrire les gestes et les pensées de l'écrivain, ses
mouvements qui président à la formation de I'œuvre et qui sont toutes
reportées dans le Temps immobile. II s'agit de comprendre le sens de la
réactualisation du discours génétique? Le diariste prend note de l'évolution du
travail du romancier. Ce temps de la création littéraire se transforme en
discours génétique utilisé comme matériau dans la reconstitution de la genèse
du Temps immobile. Grâce au journal, le compositeur peut ouvrir au lecteur
l'atelier de ses essais romanesques.
' Si l'idée est évoquée dans le premier volume, sa réalisation ne sera effective que dans le sixième volume, en 1981.
306 306
De ville en ville, de siècle en siècles
Dans le Nouveau Roman, la mise en valeur de l'espace comme support
à la reconstitution de l'histoire et de l'Histoire est assez fréquente1. Quel en est
le traitement dans le Temps immobile? Dans ce métatexte, nous avons repéré
la récurrence d'une tension exprimée par le «passage». Divers réseaux
lexicaux autour de la figure du «passage» guident le lecteur dans les diverses
stratifications du texte.
La question du passage induit celle fondamentale du lien. La
représentation du processus de l'expérience littéraire met en scène diverses
figures du ((passage)). Au niveau thématique, le «passage» dessine le parcours
qui relie la porte de Saint-Cloud à la caserne Saint-Charles à Saint-Cyr où
Claude Mauriac a effectué son service militaire de 1935 à 1937 puis à la veille
de la seconde guerre mondiale, en 1939'. Le mode de locomotion est désigné
par les «P.V.». II représente un moyen de déplacement entre Paris et Versailles
utilisé au XXe comme au XlXe siècle comme le montre la référence au roman
de Marivaux «le Paysan parvenu)). Claude Mauriac prépare un avant propos et
qui sera «repris dans De la littérature à I'alittérature ... )) puis indiqué dans le
Temps immobile (TI, 1 : 1 83) :
«De modestes institutions s'y perpétuent d'âge en âge sans que personne songe à le remarquer. (( entre Paris et Versailles, des taxis, baptisés P.V., qui prennent autant de clients qu'ils en peuvent contenir et partent le plein fait, ce qui ne tarde jamais beaucoup. D'où l'économie et la rapidité du voyage. Or le Paysan parvenu nous révèle que les P.V. existaient déjà dans la première moitié du XVllle siècle : (( . . . et pendant que jJaHai à Versailles, elle alla entendre la messe pour le succès de mon voyage. Je me rendis donc à l'endroit où l'on prend les voitures ; j'en trouvai une à quatre places, dont il y en avait déjà trois de remplies,
' L'espace est celui de la recherche, une investigation à travers les lieux parisiens, une enquête, une course poursuite a la quête des documents. On peut citer Claude Simon qui reçut un an plus tôt le prix de l'Express pour La Route des Flandres, (1960) in, Dugast-Portes, Franche, Le Nouveau Roman, une césure dans I'histoire du récit, Paris, Nathan Université, coll. « fac. littérature D, 2001, p. 18. * (TI,l :185-186. Saint-Cyr, caserne Charles-Renard, 20 février 1940). 11 sera démobilisé dès le mois d'août : «Faits d'inutiles démarches : personne, nulle part, ne veut de nous, démobilisés isolément nous ne sommes sur aucune liste, out Law, il est vrai que nul ne sait quelle est la loi. Que faire ? Où aller ?» ( T1,2 :2 15. Toulouse, samedi 3 août 1940.)
307 307
et je pris la quatrième. )) De jour en jour, de siècle en siècle Paris continue, sans rupture.. . B' (TI, 1 : 183-1 84).
Le roman constitue un «document» qui atteste de la pérennité de ces moyens
de transports. Cet extrait de son ouvrage critique De la littérature à I'Alittérature
combine auto et intertextualité. Le lien est doublement motivé, d'une part cette
référence littéraire aux «P.V.» permet de reconstituer I'histoire diachronique de
ce mode de déplacement qui d'autre part recoupe en un point précis I'histoire
de Claude Mauriac et se définit comme le mode de locomotion entre Paris et
Fort Saint-Cyr. Ces deux espaces s'opposent : d'un côté la richesse, l'opulence,
la société bourgeoise parisienne, de l'autre le dénuement, l'isolement de la
caserne à Saint-Cyr qui est également l'espace de l'expérience de la fraternité
malgré les divergences politiques. De plus, la permanence de ce mode de
transport vérifiée grâce au texte littéraire établit le lien littéraire entre le dix
neuvième siècle et le XX ième siècle. Un autre déplacement imaginaire dans
I'histoire littéraire est réalisé à partir de cette récurrence. Au niveau du travail
littéraire, la composition présuppose le mouvement pour relier les textes
externes à ceux personnels au sein du Temps immobile. L'intertextualité réalise
la jointure inter générique (essai de critique littéraire, journal et roman). Elle
inscrit le Temps Immobile dans I'histoire littéraire et permet à l'auteur de
revendiquer la filiation littéraire. L'intertextualité a, me semble-t-il, une double
fonction ornementale et indicielle. L'espace Saint-Cyr et les différents temps
évoqués orientent la lecture vers une thématique du mouvement qui décrit une
topographie mentale et éclaire les modalités de la composition.
Exogenèse
Selon Roland Barthes, le lien entre le réel et le romanesque est
irréductible :
1 La marque typographique (les points de suspensions) qui délimite cet extrait de son essai de De la littérature à 1 'Alittérature est un exemple d'autotextualité, composante fondamentale du Temps immobile. (TI,l: 183-1 85)
308 308
«Le romanesque est un mode de discours qui n'est pas structuré selon une histoire ; un mode de notation, d'investissement, d'intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie. Transformer ce romanesque en roman me paraît difficile.)) (T1,6 : 421. 15 février 1975)
Cette définition du romanesque convient également pour qualifier
l'écriture diariste. L'intertextualité confirme le choix du Journal comme matériau
de base et étaye la dimension romanesque du Temps immobile revendiquée
par Claude Mauriac. Ce dernier insiste sur la fusion des genres
autobiographique et romanesque dans Le Temps immobile. Ce dernier est «le
roman de ma vie, d'une vie» (TI,I: 136. Paris, dimanche 23 janvier 1972) ou
encore ((l'œuvre de ma vie» (T1,6: 409. 17 août 1973). La vie est à la fois un
matériau «La vie est notre matière première))' et détermine le style de l'œuvre
«C'est même du style de la vie que naît celui de l'œuvre1». Cette multitude
d'affirmations quasi identiques dénote l'immobilité dans la perception du rapport
de la «vie» à l'œuvre. Au niveau des instances narratives, le mouvement de
«passage» est également complexe. En amont tout d'abord, la transposition de
la vie à I'œuvre puis la lecture d'un texte induit le mouvement inverse de
I'œuvre vers la vie référencée. C'est ce double mouvement "Passage de la vie
à l'œuvre, d'un texte littéraire à ce qui lui a donné naissance." que souligne
Claude Mauriac lorsqu'il redécouvre «les dernières pages de Bonheur du
chrétien, d'abord publiées sous le titre Fragments d'un journal dans la Nouvelle
revue française du ler juin 1931 .» (TI,l: 222. Paris, jeudi 4 mai 1972). La
lecture du texte de François Mauriac le renvoie systématiquement à son
Journal dans lequel il retrouve le récit de la promenade aux côtés de son père
sur le chemin de «I'Eglise de Villard-de-Lans)).
La comparaison des deux récits (tous deux réactualisés par la
composition des pages 224-225, dans le premier volume du Temps Immobile)
de cette journée du Vendredi-Saint pose le problème de la subjectivité dans
l'appréhension du réel : ((L'adolescence et la maturité. J'avais dix-sept ans et
mon père quarante six.». Dans son récit, Claude Mauriac rapporte
1 Claude Mauriac, L 'Agrandissement, Paris, Albin Michel, 1963, p.114.
309
essentiellement, sous forme de dialogue, la conversation avec son père tandis
que le récit de ce dernier focalise exclusivement la nature environnante et les
sentiments qu'elle suscite en lui. Le texte de François Mauriac ne fait nullement
mention de la présence de Claude Mauriac lors de cette promenade.
L'intertextualité et I'autotextualité combinées montrent la divergence du point de
vue des narrateurs à travers deux récits d'un même événement. La
composition visualise le ((relief intérieur» qui se forme au contact du réel, de
façon spécifique pour chacun des diaristes. II est en rapport avec la nature pour
François Mauriac, pour Claude Mauriac c'est la relation filiale qui provoque le
désir de création littéraire comme en témoigne cet autre extrait rédigé après la
visite de la «tombe des nôtres » au cimetière de «Langon», en compagnie de
son père :
« Puisse un troisième roman, ou je mettrai de moi-même, naître de cette belle journée dont le récit s'achève sur un ton décevant, car de la littérature en train de se faire (mêlée à la vie, donc digne de respect), je suis passé à celle que j'ai faite. L'homme de lettres est toujours là, je ne vaux ni plus ni moins que les autres, nous sommes tous pareils ... )) (T1,533. Malagar, dimanche 1 er novembre 1959.)
La comparaison des récits révèle la relativité du point de vue et insiste sur la
subjectivité de la représentation du réel2. La récurrence chez Claude Mauriac
de la question filiale dénote l'attachement obsessionnel à son père, la place
centrale qu'il lui accorde tant dans sa vie que dans son œuvre. Le métatexte et
la composition convergent dans la mise en évidence de la continuité et de la
permanence de cette thématique de l'identité des êtres ((L'homme de lettres est
' Claude Mauriac, Jean Cocteau ou la vérité du mensonge, Paris, Odette Lieuter, 1945, p. 46. A partir d'une étude de François Châtelet sur G . Luk'acs, Claude Mauriac classe le Temps Immobile
dans ce genre qu'il avait appelé cessai romanesque». Il propose un extrait de cette étude dans le Temps Immobile : « Pour Luk'acs, l'essai, dans sa généralité, se caractérise, depuis Montaigne, comme un entre deux. A un pôle, se situe l'œuvre romanesque, qui est la construction ou la restitution d'une expérience subjective, singulière -même si le sujet est pluriel ou collec~if- développée dans un horizon historiquement étalé et localement donné, foncièrement personnelle, concrète dans ses manifstations; a l'autre pôle se place le travail scientifique ou théorique, la philosophie, qui s'installent, d'emblée dans l'impersonnel, l'universel et dans lesquels celui qui écrit a dépouillé ou prétend avoir dépouillé tout caractère subjectif pour se constituer comme agent de la vérité, c'est-à-dire d'énoncés valables pour tous, quelques soient les circonstances. L'essai, comme le roman, a pour point de départ l'expérience subjective qui forme le matériau du texte. (...)" (T1,6: 434-435.26 mars 1977).
310 3 1 O
toujours là, je ne vaux ni plus ni moins que les autres, nous sommes tous
pareils)) conception idéelle qui se trouve démentie par la composition.
Le réel référencé est également intérieur. Il est ce tissu de réminiscences,
en l'occurrence le souvenir des jeux des petits seaux transformés en petites
montgolfières. La transformation se poursuit dans le temps et il en est du jeu de
l'enfant comme de la création littéraire. Le métatexte témoigne de la
transposition du jeu en récit : «j'ai évoqué ces petits seaux )) dans un passage
de Toutes les femmes sont fatales ... )) (TISI :214-216.27 juillet 1958). 11 est
possible donc de reconstituer la trajectoire des jeux d'enfance qui du réel
transite par le roman puis par le journal pour finir dans le Temps immobile. Les
multiples déplacements d'un espace à un autre suggèrent le retour persistant
de ce souvenir, des tentatives réitérées pour s'en détacher, et enfin la nécessité
de le communiquer absolument au lecteur.
Polarité de la vie.
L'expérience de la paternité' évoquée dès le premier volume (TI,?: 2
234) est développée dans le sixième tome au niveau du chapitre intitulé «Cette
confiance sans limite et sans ombre)) (T1,6: 187-345). Claude Mauriac rend
compte de ses observations de la naissance et du développement du langage
infantile, en I'occurrence chez ((Gérard, Natalie puis Gilles)). II est attentif à ce
langage qui est à la fois dans leur regard et leur silence, leurs préoccupations
religieuse et métaphysique. Claude Mauriac transpose les propos de sa fille
~ a t a l i e ~ :
I Avec cette génération, la relation filiale differe de celle avec son père. Avec François Mauriac, l'amour filial ne peut être exprimé, à l'inverse de sa relation avec ses enfants. L'amour qu'il leur porte est profond, passionnel, animal même et empreint d'une tonalité tragique par la proximité entre l'excès d'amour et la mort. A propos de Gérard, il écrit : ((Nous en voulons que le bonheur de cet enfant. C'est le principal de tous nos soucis. Et nous faisons peut-être son malheur par excès d'amour. Que tout cela est difficile. » (T1,6 :195. 5 mars 1958). Peut-on lire ce texte comme une prémonition, une sensibilité et un savoir extrêmes quant à l'amour filial et sachant que Gérard est décédé d'un cancer deux ans après son père ?
Au sujet de la naissance du langage chez Natalie la composition visualise la simultanéité de la naissance de l'enfant et celle du langage. (T1,6 : 230. 12 avril 1955) et les premiers formes d'expressions verbales. (T1,6 : 194- 216) et surtout le fragment (T1,l : 287. 8 mars 1959).
«Je transcrivais, il y a six mois (le fragment est daté du 12 janvier 1960), dans La Marquise sortit à cinq heures, et textuellement, les histoires qu'elle se (et qu'elle nous) racontait - et qui jamais plus ne seront inventées et racontées de cette façon et dans ce style.)) (T1,6 :214)1.
Le rapprochement des fragments (TI,l: 287. 8 mars 1959 et T1,6 :214-215. 12
janvier 1961) conduit au constat de la fulgurance avec laquelle se précise la
pensée et la maîtrise de la langue chez l'enfant2 : «ce qui est le plus
remarquable dans ces petits romans parlés : le rythme)) (T1,6: 203. 11 janvier
1959). Outre l'aspect psycholinguistique, le langage enfantin renoue avec la
source de la création littéraire. II est alors possible de rapprocher l'observation
de la naissance du langage à la référence de la visite rendue à la grande tante
((Antoinette)) la femme de son ((oncle Raymond Mauriac)). Le diariste reconnaît
dans le long monologue l'autre pôle de la création littéraire. (T1,6 : 208-214.12
octobre 1960). 11 observe «in vivo)) l'existence du ((livre intérieur)) au travers du
récit des ((derniers moments d'oncle Raymond)). L'intérêt de Claude Mauriac
réside d'une part dans la relation de parenté avec ces protagonistes d'autre part,
il est
«objectivement intéressé par les articulations de ce long discours, ses sinuosités, ses repentirs, l'admirable coulée des mots, repris, répétés, enchaînés selon le rythme dont aucune technique littéraire n'a encore offert I'équivalent.» (T1,6: 21 4).
A partir de ce récit «sans fin ressasser)), il conclu que
«ce qui m'intéressait de nouveau plus que tout: la technique de ce langage parlé, cette façon de parler si naturelle, que l'on a systématiquement reniée en nous apprenant à écrire et qu'il me fallait retrouver pour faire échapper justement à la littérature le livre que j'étais en train de composer. » (Tl,6: 214).
1 On peut noter l'intertextualité implicite avec Marcel Jouhandeau auquel, en 1938, il a consacré son premier essai : «. . . .. D. De même l'intérêt pour la poésie du langage enfantin rappelle, le film de Fédérico Fellini, La Dolce Vila, 1959. Le gros plan sur l'acteur met en scène l'expression méditative de l'acteur qui se remémore à voix haute le mystère des paroles pleines de poésie de sa fille.
Cet aspect scientifique de l'étude de l'évolution du langage infantile qui ressort de l'activité du diariste et visualise par le montage nous rappelle que notre auteur avait mené à bien des études en psychologie.
Par la vigilance du diariste, un événement de la vie quotidienne, en apparence
anodin, est transformé en objet d'expérimentation. (T1,6: 259. 1965). De plus, le
langage enfantin et celui de la grande tante sont élevés au rang de ((roman
parlé» (T1,6: 203. 11 janvier 1959). Les conventions littéraires font écran à la
spontanéité du langage et du récit. Dans le langage infantile et celui des
personnes âgées, il retrouve les formes spontanées du récit délivré des
conventions linguistiques et culturelles. Cette représentation bipolaire de la vie
(la naissance et la mort) à travers les formes communes du langage décrit un
retour vers des formes originelles. En somme, l'écrivain observe et traduit le
vivant surgissement du langage qu'il recherche dans ses formes les plus
spontanées et libres avec cette secrète intuition de s'être placé à proximité du
secret de la vie. L'observation des formes, en l'occurrence celles du langage
rend nécessaire le métatexte dans le souci de la corrélation du dire et du faire.
Symétrie des espaces
Claude Mauriac affirme la souveraineté de I'autoanalyse par le Journal
dont les exemples relevés montrent que c'est moins le résultat de I'introspection
qui importe que la configuration de son mouvement. L'expérience qu'il livre
prend appui sur ses perceptions du réel lors de son voyage à Perpignan pour y
rencontrer Claude Simon «à la suite de l'article que j'avais consacré à l'un de
ses romans, que j'aimais, Le Sacre du printemps ». De sa chambre d'hôtel, «les
chants de l'église proche)) lui parviennent, ce «qui ressuscita la chapelle de
Gerson » de son enfance.
L'écriture diariste se déclenche pratiquement toujours à partir du réel, ce
qui indique l'ancrage du sujet dans son environnement et dans le présent. Cette
attention-tension identifie les bruits extérieurs les ((chants de i'église proche [. . .]
les cris des mouettes.)) qu'il fixe par écrit pour mieux les assimiler. L'écriture
distancie le sujet de l'objet sur lequel s'est fixé son attention, en dissociant le
signifiant de ses sonorités et prépare ainsi, me semble-t-il à I'introspection. Ce
qui est un lieu où arrivent les bruits extérieurs devient un: «Lieu de silence où je
puis enfin travailler dans le calme, après tant d'années sans refuge)) (TI,?: 270. 313
3 13
23 décembre 1954). La typographie dessine les oscillations entre l'intérieur et
l'extérieur. Elle marque deux temps. L'un dominant qui correspond à la
mémoire volontaire, le diariste s'abandonne en quelque sorte à l'écriture et
laisse ses souvenirs émerger. L'autre dont le contenu est endigué par la
parenthèse et qui marque la réflexion sur ce travail de mémoire et la critique sur
le personnage. Les contenus suivants définissent l'élément relateur entre le
présent et le passé: . . . (et Y autre jour ce Venez divin messie qui ressuscita la
chapelle de Gerson, il y a si longtemps). . . » puis I'effort de réminiscence «. . . (je
ne parviens pas à situer Yannée, mais je devais avoir dans les dix ans), ...) et
enfin la critique de l'enfant de dix ans :
«ce jour, par exemple, où dans la salle de gymnastique on nous mena voir un montreur d'oiseaux : et cet entracte me paraissait faire partie avec le reste de la pièce obscure qui se jouait autour de moi sans que j'y participe autrement que par ma discrète présence corporelle). Je comprend dès lors pourquoi j'étais un si mauvais élève : hors du coup, concerné par mon seul univers intérieur, dont il reste encore de nombreux éléments en moi, partie mystérieusement préservée d'un édifice disparu. (...ln (TI,l: 270-271. 23 décembre 1954).
Ce fragment visualise la remontée par la mémoire involontaire d'un événement
précis, remontée soutenue par l'effort de l'acte scripturaire (mémoire volontaire).
La description de l'écolier de dix ans établit le lien avec le sujet responsable du
récit. Les types de discours sont également distingués par la typographie. Si les
parenthèses marquent une pause dans le travail de mémoire par la narration du
souvenir, elles sont également le signe d'un contrôle très strict sur les
mouvements de la pensée parce qu'«Il s'agit pour nous de montrer le monde
extérieur (et son relief intérieur) tel que nous le voyons ... n'. Le récit et
l'analyse correspondent respectivement au temps passé et temps présent qui
ne sont jamais confondus. La parenthèse distingue le passage du passé et de
l'imaginaire, vers le présent et le réel. Cette marque typographique indique le
moment de l'émergence du passé et du retour au présent. Avec le temps des
verbes, il est possible de situer l'emplacement de la pensée. Le présent
1 Claude Mauriac, Le Diner en ville, op. cit., p. 124. 314
corrélatif à l'analyse la situe au niveau du conscient, l'imparfait et le récit
décrivent son immersion dans l'inconscient. De plus, la typologie visualise le
changement de registre : ((Bertrand Gay-Lussac étant là, je le sais (si faible est
notre imagination) ... », respectivement du subjectif vers l'objectif ou encore avec
cet extrait suivant: ((Bertrand Gay-Lussac, écharde dans ma chair (j'en ai
physiquement encore souffert hier), pointe sensible sur le disque de la vie.»
(TI,I : 201. 18 octobre 1973).
L'autoanalyse où domine le registre judiciaire est donc conduite par un
narrateur omniscient, qui assure le contrôle des déplacements de la pensée et
dont il rend compte par la structure typographique. La description du processus
d'introspection mêle le registre didactique et le niveau métaphorique. Ces
mouvements s'effectuent à partir d'un point de repère du réel figuré par la
((chapelle de Gerson» : ((Cette chapelle de Gerson, j'y songe de temps à autre,
le soir, lors de mes promenades imaginaires.)). La réappropriation du moi
s'opère par l'expression métaphorique du monde intérieur :
« la cité intacte de mes souvenirs surgissant avec trop de netteté et de précision pour que j'éprouve le besoin de la décrire - ce qui n'aurait aucun intérêt puisque tout cela est gravé en moi et que je n'aurai jusqu'à ma mort qu'à entrer par la première ruelle venue dans cette ville du souvenir pour m'y retrouver. Quand aux ruines qu'il serait intéressant de reconstituer, elles sont là seulement comme le signe de ces larges places vides furent autrefois remplies - mais par quoi ? II faudrait avoir le temps, la persévérance, le courage d'y penser méthodiquement. » (TI,I: 271. 23 décembre 1954).
La métaphore précise l'objet de la recherche introspective qui est orientée
moins vers les souvenirs accessibles à la mémoire que ceux qui en sont
effacés et qu'il importe de ressusciter. L'espace mental figuré par la «cité
antique)), «ville» structurée en «ruelles» combinent des aspects contradictoires :
«intacte» et en «ruines» et renvoie respectivement au «plein» et au «vide».
C'est ce second espace de «ruines», ((places vides (et) arides» qui sera
focalisé car c'est vers lui que l'explorateur s'achemine. Par l'analogie, il
rapproche i'acte du souvenir de celui de la locomotion, du déplacement. II s'agit
d'«entrer» dans le monde intérieur, d'aller vers ces «ruines» et ces ((larges
places vides autrefois remplies)) pour ((reconstituer)) cette présence paradoxale
simultanément imminente et invisible'. L'exploration mentale vise la restitution
du souvenir. Le diariste décrit à travers cette métaphore le voyage de la pensée
selon une conception qui relie la figure de style à des figures de l'humain :
«l'homme se déchiffre de la perspective qu'il adopte, comme son sentiment
profond se laisse décrypter au vu de la façon dont il traite le sujet.»2. En effet, le
lexique représentatif de I'espace mental «ville», «cité antique)) avec ses
«ruelle(s)» forme I'isotopie de I'espace urbain. Par l'indice «antique», le
narrateur visualise la profondeur en terme temporel du monde intérieur. Au
discours explicatif et descriptif s'ajoute la représentation métaphorique de
I'espace mental dans lequel évolue l'«explorateur du temps)) (T1,3: 258. 2
décembre 1975). Le rapport analogique se situe également entre les «ruines»
et «la chapelle de Gerson)) caractérisés respectivement par les sèmes
d' ((élévation)) et de ((plongées)). De prime abord, le rapport est antagonique
mais ces deux indices spatiaux présentent des analogies par la dimension
sacrée de leur référent. Le scripteur établit, me semble-t-il, une symétrie entre
la représentation du réel et celle imaginaire du monde intérieur. La
représentation de l'introspection comporte une dimension didactique en
réponse, peut-être, à ce qu'est l'acte d'écrire et à la manière de traduire sa
pensée. Ecrire semble correspondre à la fois à l'expression du contenu, la
réalisation des différents types de pensées et visualisation de leur mouvement
en les distinguant et en les classant3. L'introspection s'apparente à un voyage
intérieur à la recherche de son passé qui rappelle les modalités du voyage dans
l'Histoire décrites dans La Marquise sortit à cinq heures.
Dans cet essai romanesque, le récit hétérodiégétique s'ouvre sur le
départ à l'école du personnage ((Rachel)), la fille du narrateur. Debout à sa
fenêtre donnant sur le carrefour de Bucci, ((Bertrand Carnéjoux)), le narrateur
1 Le diariste décrit plus précisément dessine le monde intérieur : « Autrefois, les peintures étaient des récits. Aujourd'hui ce sont nos récits qui sont des peintures. », Claude Mauriac, Hommes et idées d'aujourd'hui, Albin Michel, 1953, p. 135.
Michel Meyer, Questions de rhétorique. Langage, raison, séduction, Paris, Librairie générale française, 1993, p. 97-114. Cette expérience de la représentation de l'introspection se clôt sur le sentiment d'échec vis-à-vis de la
pensée : «J7ai l'impression d'avoir laissé échapper ce que je voulais noter ici.)) (TI,] : 77.23 juillet 1953). 31 6
3 16
voit défiler «cinq minutes et cinq siècles de la vie du carrefour.. . » ' . La
composition de la Marquise sorfit à cinq heures est le résultat d'un travail de
documentation «de faits relatifs à la petite histoire du carrefour de Bucci)) (Tl,6:
371. 18 janvier 1961). Quel est ce travail d'investigation qui est d'abord décrit
dans le Journal puis réactualisé dans le Temps immobile? (T1,6: 371-375. 18
janvier 1961).
Le fragment exposé dans le premier volume du Temps immobile (TI,l:
520. Paris, mardi 4 juillet 1961) est la première cellule de la mise en scène du
travail du compositeur. Ce fragment est, en effet, réactualisé dans Le Rire des
pères, en vue de l'agrandissement de la thématique de la mise en scène de
l'atelier de la création non seulement du Temps Immobile mais également des
essais romanesques. Les étapes de la formation de La Marquise sorfit à cinq
heures sont présentées dans l'ordre chronologique. (T1,6: 371 -373. 18 janvier
1961). Le récit de la recherche documentaire est rédigé l'avant veille de la
remise de la Marquise à l'éditeur. Cette étape initiale2 décrit les déplacements
de Claude Mauriac dans l'espace parisien pour l'essentiel sur les «quais» chez
les bouquinistes, «à la bibliothèque de la Ville de Paris, rue de Sévigné)). Lors
de ces déplacements, le détective accumule des documents dont certains sont
dénichés par hasard «dans les boîtes (des bouquinistes) des quais)). II est
informé et soutenu dans ses recherches par ses amis en l'occurrence ((Jacques
HiIlairet)) sur l'Histoire du ((carrefour de Buci)) ou encore sa femme Marie-
Claude Mauriac. Ses trouvailles tel le livre «publié en 1903 par Gaston Capon,
Les Maisons closes aux XVllle siècle», l'oriente vers des
«documents extraordinaires, sensationnels)) comme «la Rue de Bucci, ses
maisons, et ses habitants, par P. Fromageot)) ou le ((Procès de Georges)). Un
' Claude Mauriac, La Marquise sortit à cinq heures, op.cit., p. 12. 2 L'espace dans lequel s'effectue le parcours de l'écrivain à la recherche de l'idée est retracé pour mettre en scène la conception du ((dialogue intérieur » dans son essai romanesque sur la notion du « dialogue intérieur » : L Agrandissement, op-cit., p. 51-52 : ((Tours, ville doublement privilégiée : parce que c'est dans Le Curé de Tours qu'en 1832 Balzac transcrivit le dialogue intérieur, pour la première fois sans doute dans l'histoire des lettres ; et parce que c'est chez un libraire de Tours qu'en 1903 James Joyce, de passage, découvrit sur un rayon, parmi d'autres invendus, un livre abandonné là depuis une quizaine d'années, Les Lauriers sont coupés, dlEdouard Dujardin, où il devait trouvé l'idée du monologue intérieur. Emotion de penser au hasard qui fit tomber ce roman inconnu dans les mains d'un obscur irlandais, . . . D.
article de François Mauriac l'oriente vers le roman de ((Manon Lescaut . . . les
Mémoires de Barbier)). Autant de textes littéraires et non littéraires qui sont à la
fois des témoignages et des guides vers d'autres témoignages sur i'histoire du
((carrefour de Buccin. Le diariste affirme que la découverte de «la partie
documentaire)), de ces récits essentiellement «de stupre et de sang (...) de
crimes contre les corps, contre les cœurs, contre les âmes. (...) du plaisir et de
la prostitution- de la honte)) est le fruit du hasard. Il entre une part d'inconscient
et de «hasard» ((comme si j'avais été aidé à faire ce livre)) dans cette recherche
qui prend l'allure d'une chasse, chaque livre découvert est un ((gibier)) attrapé.
II arpente donc ce carrefour parisien simultanément dans l'espace et
dans le temps, physiquement et par l'imagination. Il s'agit de raviver ces traces
des siècles passés, de visualiser la permanence par la désorganisation
chronologique et l'organisation d'une identité thématique. La simultanéité créée
par la compression temporelle et la récurrence thématique se répercute à l'infini
jusqu'à «ici et maintenant)). Entre l'exploration d'un espace qui se réalise de
1959 à 1960 et qui est préalable à la composition et le moment de
l'introspection, présenté respectivement comme exploration de I'espace
physique et mental, il y a à la fois analogie et contiguïté. La réactualisation du
mouvement introspectif, de même que les déplacements en vue de la
reconstitution de l'histoire du carrefour de Bucci ont une fonction didactique et
font partie intégrante de la création littéraire qui allie volonté et hasard. (T1,6:
371-373. 18 janvier 1961). Enfin, la dernière phase dans ce fragment décrit le
travail de composition.
La rétrospective sous-tend le bilan de son travail à visée argumentative.
II précise que le commencement s'est effectué sans «idée préconçue)) et les
motivations à l'origine du choix du ((Carrefour (de Bucci). Le hasard mais
encore «pour cette seule raison que mes souvenirs de la Libération de Paris me
l'avaient rendu cher après me l'avoir découvert)». Le sens de «l'accumulation
des faits enregistrés sans arrière-pensées)) et leur juxtaposition sont justifiées
par I'isotopie sémantique qui a présidé au choix des fragments. Néanmoins,
Claude Mauriac ajoute que
((Contrairement à Sartre, je pense, moi aussi, comme Claude Simon qui le précisait dans une récente interview de l'Express, que le romancier ne doit pas se préoccuper des significations. Moi aussi j'ai affaire aux choses, non à leur sens» (T1,6: 373. 18 janvier 1961)
La technique de la composition est considérée comme une technique objective
de production du sens. Le travail de l'écrivain est assimilé à celui
((d'une machine fabriquée pour enregistrer tels renseignements et l'écrivain est
présenté comme «Un cerveau électronique)). (T1,6: 374. 18 janvier 1961).
Néanmoins l'extraction des notes des ouvrages et leur composition ne
peut se faire sur le mode de l'objectivité absolue étant donnée la cohérence
thématique et les interventions du narrateur pour justifier de cette cohérence et
souligner, à l'attention du lecteur, la permanence des événements qui résulte
du travail de composition. L'accumulation des textes documents repose sur leur
convergence et unité thématique. La composition est la juxtaposition de textes
dont l'un est antérieur et avec lequel il ne se situe pas dans un rapport
commentatif mais d'imitation ou de transformation, à des fins ludiques,
satiriques ou sérieuses. L'approche de la création de l'œuvre littéraire
commence avec le repérage de la dimension métatextuelle relative au
Journal qui ((accompagne la composition de livre (notes, esquisses,
brouillons.. . )». Dans le processus de la création littéraire, le Journal tient lieu de
péritexte. De plus, il met en scène I'hypertextualité du roman en formation. Le
journal de la composition est inséré en contrepoint de celle-ci, comme le montre
le métatexte sur le travail de composition du roman La Marquise sortit à cinq
heures (TI,l: 369-381). La composition s'effectue sur la base de la compression
du temps à travers la récurrence des événements de l'Histoire faisant se
succéder les analepses et les prolepses : 18 janvier 19611 4 juillet 1961125 mai
19801 6 décembre 19611 21 mai 19801 20 février 19621 1961125 mai 19801 24
décembre 1962. (TI,l: 369-381). La manipulation des fragments est soutenue
par des commentaires qui visualisent à leur tour le travail du compositeur par la
description des gestes supposés de prélèvement et de collage. Cette mise en
abyme donne à voir deux plans de travail, celui du romancier qui crée le roman
de La Marquise et celui du compositeur du Temps immobile qui compose la
thématique de la création littéraire de ce roman. Cette simultanéité fait
apparaître la similarité dans le processus de création et met en valeur le travail
physique et technique. II établit l'analogie entre l'artiste littéraire et l'artisan' et
quel que soit le niveau de la mise en scène du travail littéraire, le «je» du
diariste est sans conteste la figure, mobile, douée d'ubiquité, indispensable
dans la mise en scène à la fois explicite et implicite du processus de création.
«Ce n'est pas le héros qui importe, c'est le romancier. Mais ici héros et auteur du roman, une fois encore, ne font qu'un.» (TI,I : 422. 24 octobre 1968).
L'histoire de la formation de l'œuvre est, en effet, celle d'une instance complexe
qui combine personnage, objet de la transformation, narrateur, acteur principal
et héros en devenir. De tous ces mouvements, i'action essentielle est celle de
la pensée en activité et à travers elle de l'œuvre en devenir. Or, la composition
de ses essais romanesques s'effectue, non seulement avec des textes externes,
mais également à partir de ses propres textes et précisément avec les
fragments de son Journal. Elle décrit des mouvements dont nous allons
identifier les différentes formes.
Endogénèse
La figure du diariste et le journal sont nécessairement rattachés en tant
qu'instance et lieu de l'élaboration du métatexte. D'emblée, des instances
narratives se présentent en réseau, en données interactives complexes et
indissociables. A cette étape de l'analyse, les commentaires qui portent sur le
1 René Passeron, «Poiétique et répétition D, in René Passeron (dir de), Création et répétition, Paris, Clancier-Guénaud, 1982, p. 14 : a.. . l'artisan laisserait transparaître au niveau des formes finalement instaurées quelque chose de la répétitivité de son travail - quitte à ce qu'on valorise cette intégration du faire au produit considéré comme «traditionnel» - l'artiste au contraire s'efforcerait de «cacher l'art par
320 320
travail d'élaboration des essais romanesques actualisés dans le Temps
Immobile doivent être considérés. Ce métatexte décrit les différents types de
manipulations des fragments du Journal ' . Comment se présentent ces
manipulations?
Très souvent, le discours du diariste précède le travail du romancier. Par
un discours explicatif, il informe (ou s'informe) des gestes que le romancier va
effectuer:
«Je vais extraire les pages essentielles de mon essai sur le Sens commun et en faire un petit article. Réflexions sur le Temps, par exemple.)) (TI,1 : 10. 14 septembre 1936).
Le travail littéraire procède d'un double mouvement : un premier rétrospectif
pour traduire la pensée forcément antérieure à l'acte scripturaire et un second
prospectif qui vise I'œuvre en formation. Un autre exemple illustre ce rapport du
diariste à l'œuvre en devenir :
« Paris, jeudi 17 octobre 1957. Utilisant partiellement ce que j'avais écrit des Mauvais sujets, je me suis mis, le mardi 8 octobre à ce Dîner en ville auquel je pense depuis si longtemps - et dont quelques notes, que j'aurais cru plus récentes si elles n'avaient été datées, me prouvent qu'il y a un an j'en traçai une première ébauche.» (TI,1 : 28-29.)
Les mouvements de nature contradictoire mais contiguë, l'extraction puis
l'insertion définissent l'emprunt d'extraits aux essais ébauchés et inédit comme
mode de création. L'emprunt et l'auto citation se confondent pour marquer ici, la
continuité de la pensée du sujet. De plus, les emprunts ne se font pas
seulement sur des textes inédits2, mais également à partir d'un roman déjà
publié.
' Pour ce travail nous nous sommes largement inspirée des études sur les essais romanesques de Claude Mauriac présentés par Jean Allemand, «le Dîner en ville, du journal au roman.)) , p.7-14 et Michèle Raclot, deux et enjeux intertextuels dans Le Dîner en ville de Claude Mauriac.)), p. 15-30, in Marie- Hélène Boblet-Viart (ss. dir. de), d e Diner en viile et La Marquise sortit à cinq heures.)), Roman 20-50, n036, Université de Lille 3, décembre 2003. 2 L'exemple de la description de la photo de son fils assis sur «sa cuisse gauche » reproduite et publiée dans Mauriac Jeanne, Mauriac intime : photographie, présenté par Claude Mauriac, Paris, Stock, 1985. non paginé, montre que pour le roman Claude Mauriac utilise des matériaux polymorphes, en l'occurrence la reproduction photographique. La photo en figeant des formes, l'évaluation des
32 1 321
((Ayant quelques références à y chercher pour mon Dîner en ville, j'ai acheté à Saint-Raphaël Toutes les femmes sont fatales, .. . » (TI.1 : 29. 27 août 1958.).
Le discours explicatif du diariste qui accompagne le travail du romancier justifie
les raisons de l'emprunt:
«Ayant besoin pour la Marquise sortit à cinq heures de notations juvéniles, que je ne puis réinventer, j'ai apporté ici mon agenda de 1930 et celui de 1931. Je parcourais le premier à son côté, y cherchant de quoi rendre vivant un de mes personnages de La Marquise »
II révèle chez le romancier l'impossibilité d'imaginer. Celui-ci se réfère donc aux
fragments de son Journal, à des événements de sa vie réelle pour stimuler sa
pensée. Le récit de soi constitue le matériau des essais romanesques et le
diariste informe le lecteur de la dimension autobiographique de ceux-ci.
Progressivement, il se produit une interpénétration des genres, un éclatement
des frontières génériques, à l'exemple de la pièce de théâtre La Conversation
pour laquelle ((Certaines phrases ont même passé, mot pour mot du Journal à
la pièce.)) (TI,I : 11 1-1 12. 28 octobre 1968). Peu importe l'œuvre en cours, le
contenu du Journal s'adapte à tous les genres et surmontent les clivages
formels. Le mouvement du passage échappe au scripteur, syntaxiquement
inexistant. Le geste d'emprunt au Journal est devenu naturel, inconscient, du
moins à ce moment précis de sa réalisation. Le mouvement effectue un va et
vient entre l'œuvre à faire et le journal. La fonction centralisatrice du Journal
permet d'extérioriser le dialogue intérieur. II est à la fois le témoin et le garant
de la validité du travail littéraire et le pivot inter générique.
Le Temps immobile met en scène la description du travail littéraire qui se
réalise dans l'interférence d'espaces génériques et des relations d'auto citation.
Cette représentation fait apparaître chez l'auteur ce que souligne précisément
Natalie Mauriac : «la porosité qui existe pour Claude Mauriac entre écriture
transfonnations réelles rendue possible à partir des données enregistrées amorce une réflexion sur la création littéraire. 11 envisage dans un rapport analogique les transfonnations du corps humains et du corps de l'œuvre : a C'est le Nicolas (son fils Gérard sur la photo) d'aujourd'hui et pourtant ce n'est plus lui : les proportions sont changées qui sont l'essentiel d'une œuvre d'art et de ce chef-d'œuvre, un enfant. D in, Claude Mauriac, Le Dfner en ville, op. cit., p. 56-57.
322 322
romanesque et pratique diariste»'. Parfois ce mouvement peut confondre, unir
les deux genres, les deux écritures, faire fusionner les deux actes dans un
même lieu celui du journal. Cette «porosité» résultant de sa vigilance à l'égard
du temps vécu mais également par la nécessité de synchronisation du vivre et
de l'écriture. Le Journal est donc
«ce bouillonnement (...) ce courant ... - des notations d'hommes de lettres - et le meilleur. (...) Ce seront les premiers filets, encore boueux, de la source d'où sera né le fleuve.)) (TI,1 : 533. 2 novembre 1959).
Le passage décrit un mouvement de commencement qui est recommencement,
développement, déploiement et agrandissement. La vision positive du journal
semble expliquer l'euphorie de la pensée qui trouve toute sa liberté dans cet
espace individuel au sein duquel elle circule et se transforme en toute aisance.
Le Journal tient lieu de tremplin vers l'œuvre future. Le compositeur évolue
dans cet espace comme dans le temps de sa vie2, d'autre part, il est le
matériau nécessaire à son expérimentation du Temps immobile.
Mouvements intérieurs et psychologie
Si les types de passage identifiés jusque là sont décrits selon un
mouvement naturel, spontané, il n'empêche que la multiplicité des espaces
scripturaires crée des tensions chez le sujet. La récurrence des données
affectives relatives à son état psychologique témoigne du conflit permanent
auquel est confronté le sujet lors du travail de création. L'analyse du lexique
relatif à l'état psychologique est effectuée à partir des deux fragments, l'un de
1962 période de préparation de L'Agrandissement, l'autre de 1981. Claude
1 Nathalie Mauriac Dyer, «Le temps, le temps, le temps pur» Claude Mauriac, du Journal au Temps immobile ", Genesis, n016, 2001, p. 110.
«Paris, vendredi 21 avril 1972. (...) 1933 était si éloigné de moi, en 1953 déjà, qu'il m'est impossible, quoi que m'affirment les nombres et mon expérience, de le juger plus lointain aujourd'hui. Vingt ans dans ou dans un autre n'ont pas la même valeur. Ni même, en temps réel, la même durée. 1933, ce n'est déjà plus ma préhistoire mis c'est encore mon histoire à ses origines. Histoire depuis longtemps en cours, continuée et à suivre, en 1953. Les événements personnels ou extérieurs de 1953 ont été consignés dans mon Journal et dans le journal, ... D (TI,l : 67.21 avril 1972).
323 323
Mauriac travaille à son roman Radio Nuit (1982) avec en perspective le projet
de Zabé (1984). Le métatexte porte sur le constat d'une part de la double
performance du sujet qui cumule les fonctions de diariste et de romancier,
d'autre part de la collision des deux pratiques scripturaires :
"Le Grand Vorasset, Megève, jeudi 9 août 1962. II est significatif que je ne m'oblige (en dépit de mon travail romanesque plus tentant) à écrire mon journal sur mon père, à propos de lui, que si nous ne sommes, lui et moi, dans les conditions de vie inhabituelles1.» (TI,I: 227-228)
La conjoncture familiale (François Mauriac a 77 ans (il est né le 11 octobre
1885)) oriente le geste du scripteur, du roman vers le journal pour dire la
relation conflictuelle. Le rapport intergénérique est exprimé par l'aveu de la
force d'attraction du Journal, de l'interdépendance de l'événement et de
l'activité scripturaire chez Claude Mauriac. II accorde la primauté aux
événements extérieurs et précisément à celui-ci au travers lequel transparaît le
temps biologique. Le discours explicatif justifie les enjeux contradictoires des
deux genres. L'opposition générique met en relief par contraste les spécificités
du Journal. Cet été 1962, la dépendance du père et du fils s'est accrue du fait
de l'âge de François ~aur iac*. Claude Mauriac tient le Journal de ce long
enlisement et le poursuit jusqu'aux derniers instants de vie de son père. La
vigilance à l'égard de son père est liée au projet de son roman familial né de
«ma vieille idée de Valmoré, qui formerait la seconde partie de ce quatrième
livre du Dialogue intérieur. Et revoilà le père, et revoici le fils, le même père...».
II s'intéresse également aux formes de la communication filiale dont le dialogue
intérieur constitue le ((sujet central de L'Agrandissement D. Enfin avec le déclin
physique de François Mauriac, la fonction du Journal tient le registre des faits et
paroles du père qui sont envisagés comme indices du passage du temps. Cette
1 La référence aux interférences de l'écriture diariste et romanesque est récurrente : (T1,l : 251. 28 août 1962). *Depuis toujours, cette proximité et vigilance au père est liée à (d'horreur (qu') un jour, ce serait fini. Il serait mort, un jour, ou moi je serais mort. » ( TI,l : 227. 30 avril 1939.). Dans ce contexte le Dialogue intérieur est cette nouvelle forme de communication dont l'instrument n'est plus la voix, mais la gestuelle. Ce n'est plus l'élément sonore mais visuel qui caractérise la relation interindividuelle.
324 324
conjoncture influe sur le sujet et le choix du genre. Elle dévie la trajectoire du
geste scripturaire: «Et voici que je n'écris plus de journal. ... Paris, 31
décembre1 969)) ' . Or, dire l'impossibilité d'écrire, c'est encore écrire '. Le
diariste s'interroge sur les causes du risque éventuel de l'interruption du Journal
et la nécessité de le poursuivre.
Réactualisé dans le Temps immobile, ces fragments servent le projet de
la quête de l'indicible au cours de laquelle fusionne l'ensemble de ses
préoccupations, littéraire, existentielle et métaphysique. En rapport avec la
question de la création littéraire, la justification de l'origine du conflit
intergénérique déploie un système énonciatif complexe. L'autotextualité
distingue celui qui écrit sous l'effet de la force, moi «rn l» , plutôt tenté par
I'écriture romanesque et celui qui représente la force «je ... oblige)) du fait des
((conditions de vie inhabituelles)) et enfin le diariste qui observe et fixe cette
situation. Ce journal est le temps imparti à la vigilance, cette attitude réflexive
sur son propre faire, en l'occurrence les tensions inhérentes au travail littéraire.
« Megève, dimanche 19 août 1962. II est difficile de mener concuremment le travail romanesque et le journal. Je m'y efforce néanmoins. Parfois pourtant une page qui, sous une forme à peine différente, aurait naturellement pris place ici, est directement tapé pour le roman, aux prix de légères transpositions. (...) (TI,1 : 240)
La tension révèle la tendance ou le désir de la simultanéité et l'exigence d'un
temps spécifique à chaque écriture. Or, le journal qui semble freiner l'écriture
romanesque est tenu dans l'objectif de préparer la matière du roman familial tel
qu'il est envisagé le 19 août 1962 (TI,l: 240). Le rapport conflictuel est moins
entre les codes génériques qu'entre deux temps de la création littéraire. D'une
part, le journal correspond à l'étape préparatoire du roman, le temps de
l'accumulation de la matière. D'autre part, le roman apparaît comme la finalité
du journal qui est lui à la fois matériau et élément relateur. Le glissement d'un
1 L'analyse de ce fragment (TI,1 :264-265) a été effectué dans la partie de l'analyse du Journal. 2 Selon Natalie Mauriac, les périodes d'interruptions couvrent la période du 23 mars 1949 au 23 avril 1951, in «Le temps, le temps, le temps pur» Claude Mauriac, du Journal au Temps immobile ", Genesis, no 16,2001, p. 103.
325 325
espace à un autre est parfois systématique et s'effectue dans les deux sens: du
journal vers le roman et vis versa. La résolution du conflit s'effectue
sporadiquement mais progressivement. Le Journal représente I'espace temps à
la fois de la description du conflit avec le roman et de sa résolution. Le geste
est incontrôlé pour marquer le passage du roman vers le journal ou plus
précisément le journal agit comme une force d'attraction qui s'impose au
détriment du roman.
En dévoilant au lecteur les mécanismes de composition de l'essai
romanesque grâce à cette figure complexe du diariste, le compositeur soulève
la question du clivage générique. La métatextualité souligne son aspect ((contre
nature)) et les observations du diariste démontrent la spontanéité et la liberté de
I'acte scripturaire indépendamment des catégories génériques. Ce qui importe
se sont les mouvements du corps et de la pensée qui vont orienter
«naturellement» l'acte scripturaire et ainsi résorber la tension intérieure. Le
déictique spatial «ici» insiste également sur l'attachement du diariste à son
journal. II est, en effet, le mode de l'expression naturelle, spontanée, tandis
qu'implicitement le roman est I'espace distant et du mouvement complexe de
transposition et de modification du mouvement naturel de la pensée. Le
métatexte désigne la tension vers un équilibre dans la pratique des deux genres.
Néanmoins la force générée par l'habitude de la pratique du Journal semble
insurmontable:
«Goupillières, 18-4-81, 1 Oh3O. Voici que je commence un journal, alors que c'est au roman qu'il faudrait me mettre. J'aurai dû, ce matin, passer directement au roman, non au journal où je vais dire autrement et de façon qui ne risque pas moins d'être définitive ce que, dans un roman, l'aurai exprimé de façon différente. On ne rompt pas du jour au lendemain avec une si ancienne habitude. Ni avec la préoccupation, la hantise, du Temps immobile dont je me dis, parfois, qu'il faudrait l'interrompre, du moins n'en plus publier, avant longtemps, un nouveau volume.» (T1,7: 463)
Le lexique dépréciatif qui caractérise l'effort du geste «difficile» est orienté vers
une hypothétique écriture romanesque et semble parfois demeurer à l'état
virtuel «jJaurai dû». Ce rapport conflictuel donne lieu à une forme éclatée de
l'instance narrative. La préoccupation devient agent autonome qui détourne le
corps vers i'espace originel de son expression. Le mouvement vers I'écriture
diariste se présente «voici» tout «naturellement». L'instance de l'énonciation
chargée du contrôle et de la gestion du mouvement «je m'y efforce)), «je
m'oblige)) s'estompe avec le temps et l'habitude, au profit du geste naturel
esquissé vers le Journal. Le temps a consolidé le sujet dans la pratique du
Journal au point que le geste s'effectue de façon autonome, indépendamment
de la volonté du scripteur. La fréquence de I'écriture régulière a consacré
I'espace du journal qui agit comme une force d'attraction au détriment du
roman. Toutefois, l'impossibilité de la rupture est en lien avec la hantise du
temps. Le corps réagit spontanément par la répétition de la conduite expression.
Le choix mécanique, involontaire du Journal commandé par «la hantise du
temps immobile» semble correspondre à une manifestation de l'instinct tel que
le définit Gustav Carl ~ung'. La justification de cette dépendance au journal est
donnée pour une vérité générale dont il est un témoin anonyme (on) confondant
de la sorte la pratique du Journal avec toute autre forme de dépendance. Or, il
importe de considérer le caractère ambivalent du journal dans le travail littéraire
comme espace d'élaboration de la vision critique. Le conflit entre I'écriture
romanesque et diariste s'estompe et apparaît avec zabé2, le retour à une forme
de récit traditionnel.
Le Journal est personnel en ce sens où il est espace d'expression libre et
spontanée au sein duquel les inhibitions peuvent être exprimées et
éventuellement surmontées. Outre cette spécificité générique, le Journal
phagocyte, assimile tous les types de contenus et se prête à toutes les
expériences scripturaires. Les interférences et les jonctions génériques se
réalisent sur le mode subjectif à travers I'espace du Journal. Le métatexte
définit le Journal comme le lieu de CO-présence de genres distincts et le
déploiement d'une instance hybride et polyphonique. Or, de l'ensemble des
' Gustav Carl Jung, L 'Energétique psychique, préf. et trad. de Yves Le Lay, France, Georg, 1993, p. 100- 101. d e s instincts sont des formes typiques d'action, el partout oic nous avons affaire a des formes de réaction se répétant avec constance et régularité, nous sommes en présence d'instincts, que s 'y joigne, ou non, une motivation consciente. B. * Claude Mauriac, Zabé, Paris, Gallimard, 1984,228 p.
327
mouvements ressort le mouvement spéculaire significatif de la volonté de
comprendre le mécanisme des interférences intergénériques et d'une
conscience qui en permanence, s'observe: celle du diariste qui rapporte et
analyse les faits, puis celle du compositeur qui met en scène cette conscience
même.
Chapitre 6. Modalités de passage
La création est une expérience qui mêle de façon indissociable I'esprit et
le corps. On assiste à la métamorphose du créateur, qui de la désorientation
caractéristique de son état initial, accède progressivement à un équilibre par
l'analyse des tensions. II est possible d'envisager la composition comme un
procédé argumentatif implicite. La prépondérance accordée à l'affect peut être
vu comme la démonstration de l'arbitraire des conventions génériques.
Néanmoins, I'équilibre' trouvé s'est effectué par l'effacement des clivages
génériques et la liaison des différents espaces. L'équilibre est le signe de la
liberté acquise et éprouvée qui pour cela à fait fusionner dans un même effort la
vie et l'écrit, le corps et I'esprit. Le métalangage qui décrit le travail littéraire
insiste moins sur l'intellect que sur l'affect. Néanmoins, le temps du travail de
composition s'affirme face au temps humain par son irréversibilité implacable:
((Bien plutôt suis-je moi-même, non pas enlisé encore, mais sur un terrain qui
se dérobe sous m o b 2 (TI,l: 265. Paris, 31 décembrel969). Comment le
discours réflexif par la description des mouvements intérieurs donne forme à
l'œuvre?
1 En somme, la question de l'équilibre nous incite à comprendre, grâce à la rétrospective rendue possible avec le journal, l'œuvre matériellement saisissable comme métaphore de la vie par essence insaisissable : a . .. ( Ma vie, de plus en plus, s'équilibre comme un roman trop bien construit.). . . D (T1,6. 403. 26 mai 1939) écrit le diariste qui depuis bientôt dix ans tient régulièrement son journal. * Cet autre énoncé remet en question le mouvement du sujet qui par le journal tente de retenir le temps dont le mouvement ne peut être interrompu : «Si je n'ai plus le goût d'écrire mon journal, au point que je me demande si je ne vais pas l'abandonner, cette très mince année (par le volume de ces pages) étant suivie d'une plus modeste ; puis, si je vis encore, par le silence ... Si je n'éprouve plus le besoin de noter l'essentiel de ma vie et de celle des miens, ce n'est pas faute de matière (...) c'est parce que je me sais de plus en plus proche de la fin ... )) (T1,l :494-495. Genève, 13 novembre 66).
329 329
Transposition
Lors de l'exploration de ce passé matérialisé, l'instance du scripteur
combine celle du romancier en devenir et celle du diariste qui observe et
enregistre le travail littéraire, prélèvements des fragments du Journal,
description et justification des gestes. II insère des commentaires, des notes de
lecture, effectue des rapprochements, intervient sur la chronologie pour y
déposer ou puiser de la matière. Cette attitude décrit nécessairement une
rétrospective et le Journal est perçu comme un espace réel par le double
déplacement du diariste qui observe le romancier se déplacer vers et dans le
Journal. Le journal se définit à la fois comme la source de l'œuvre en formation
et l'élément relateur. Chaque œuvre est reliée à l'autre, de façon plus ou moins
explicite. Dans le métatexte, l'usage du terme de ((prélèvement)) désigne le
travail technique du passage du Journal vers l'espace romanesque et plus tard
le Temps immobile. Concrètement, Claude Mauriac ne procède pas par
extraction, mais duplication en photocopiant le texte original. Certains
fragments sont parfois réutilisés, Claude Mauriac fait allusions à ces
«doublons» à l'exemple de cet énoncé : «Je ne comprend pas encore par quel
prodige je me suis mis, un beau matin, à écrire mon premier roman. (. . .)» est
un fragment du Journal réactualisé dans le dernier essai romanesque du
Dialogue intérieur. On le retrouve en version complète Le Temps immobile (TI,l:
30-31. Le Mas, Camp-Long, mardi 30 juin 1959). Les transformations sur le
texte effectuées pour l'essai romanesque L'Agrandissement portent sur le nom
de personne ((Chaque année, Edwige m'annonçait la bonne nouvelle»' et le
texte original ((Chaque année mon père m'annonçait la bonne nouvelle» (TI,l:
31) ou encore cet énoncé «... une nuit, à Rio, Augusto Fréderico Schmidt
prophétisa, sous la Croix du est présenté dans le roman puis réactualisé
en ouverture du Temps immobile (TI,l: 20. 23 avril 1954). C'est sur la référence
à la hantise de l'œuvre que se clôt avec l'Agrandissement, la tétralogie du
' Claude Mauriac, L 'Agrandissement, Paris, A. Michel, 1963, p. 186. * Claude Mauriac, L agrandissem men^, op. cit., p. 186.
330
Dialogue intérieur et sur cette même thématique que s'ouvre Le Temps
immobile. Le topos de la prédiction évoquée crée la polyphonie qui mêle la voix
de François Mauriac (TI,l: 31) à celle de son ami brésilien ((Augusta Frédérico
Shmidt)) (Tl,l: 27). Dans le roman, la transformation du nom masculin en nom
féminin, introduit une dimension ludique et de dérision dans le jeu de
transposition inhérent au roman. L'auteur affirme de la sorte son incapacité à
poursuivre avec cette forme d'expression qui passe par le jeu de transposition
de la vérité de la réalité.
L'organisation syntaxique souligne, me semble-t-il, par l'ordre
d'apparition de la transposition du nom puis de la non transposition, la fin du jeu
de ((brouillage)) inhérent au roman construit à partir du récit autobiographique.
Le métatexte est présent dans les essais romanesques et il est une des
principales composantes du Journal. C'est dans le Journal que la création
littéraire se joue. Le diariste présente les étapes du processus de la création
littéraire, décrit les différents mouvements de l'effort littéraire, explicite le travail
du romancier et rapporte ses expériences sur les techniques romanesques. La
transposition, le recours au Journal constituent l'aveu de sa dépendance au réel,
à sa vie personnelle, et le refus ou l'impuissance de l'imagination.
Fragmentation
L'étude des rapports intertextuels entre le Journal et le roman menée
par Jean Allemand montre que les personnages du Dîner en ville sont crées à
partir des caractéristiques des personnes référencées dans le Journal dont
elles sont en rapport de métonymie. Les personnages de ((Martine Carnéjoux~
l'hôtesse et ((Bertrand Carnéjoux », l'hôte et le personnage narrateur, renvoient
au couple Marie-Claude et Claude Mauriac. Or, le personnage absent au dîner
et désigné par le prénom ((Bénédicte)) est caractérisé par la ((jalousie)). Le
narrateur responsable du récit hétérodiégétique renseigne sur ce personnage
féminin : elle ((croit que je conserve la nostalgie des femmes dont j'ai été aimé
ou épris, alors qu'elles me sont indifférentes.))'. Nous comprenons l'analogie
avec Marie Claude Mauriac. Le roman dévoile tout en dissimulant, i'aveu de la
jalousie conjugale par la transposition du prénom féminin et la fragmentation de
l'identité de la personne en une multiplicité de personnages. La diversité du
nom propre est corollaire de la diversité des caractéristiques du personnage.
Le Temps immobile donne à voir le processus de transformation de
I'écriture chez le romancier et le diariste. L'écriture romanesque résulte d'un
travail de filtrage de la matière puisée dans le Journal. Le moi exprimé en bloc
est fractionné et chacune de ses composantes constitue un personnage
différent. Le personnage représente une infime partie de la personne dont la
complexité reste insaisissable et ne peut s'exprimer que de façon parcellaire.
Les références à la vie intime du couple Claude Mauriac et Marie-Claude
Mauriac sont quasiment inexistantes dans Le Temps immobile. Ce non dit est
une forme de «superstition» qui touche à sa vie conjugale et concerne plus
particulièrement les références à la naissance de ses enfants. En 1951, lors
d'une séance photo pour un magazine, Claude Mauriac et sa femme Marie-
Claude Mauriac (enceinte de leur premier fils Gérard) décident d'effacer de la
photo le signe de la maternité. Relaté dix ans plus tard, cet événement est
autrement envisagé: ce qui avait été vécu, en 1951, comme une forme de
protection de l'intimité est considéré, en 1961, comme une grave erreu?. Pour
Claude Mauriac, l'image autant que I'écriture sont douées de la même force de
dévoilement. Pourtant dans ses essais romanesques, les références
autobiographiques sont romancées c'est-à-dire transposées et préalablement
fragmentées. Néanmoins, il est aisé de reconnaître, parmi tant d'autres, les
résonances des préoccupations de Claude Mauriac qui sont livrées
1 Claude Mauriac, Le Dîner en ville, op. cit, p. 61, et également p. 64 : «....La jeunesse exigeante de Bénédicte, son amour qui est aussi celui d'un absolu. Ma fidélité dans le présent ne lui suffit point : elle me traque dans mon passé auquel il m'est interdit de faire sans drame la plus anodine allusion. Passé on ne peut plus mort quant à ce que sa jalousie y cherche douloureusement, ».
d'ai retrouvé hier des photos d'il y a neuf ans, Marie-Claude était enceinte de Gérard, la duchesse d'Ayen était venue nous photographier pour je ne sais quel magazine- et l'on avait commis i'incroyable faute de gommer sur le cliché le ventre où Gérard vivait, ce Gérard dont nous ne savions rien encore, dont nous pouvions seulement espérer qu'il serait. » (TI,6: 441. 8 janvier 1961).
332 332
explicitement', la description de la photo de son fils ~érard ' ou encore la
prédiction dlAugusto Fredérico shmidt3. Le personnage du roman représente
une parcelle de la personne réelle, indiquée mais non dévoilée. Au contraire du
Journal, où rien n'est dit si ce n'est l'hésitation, la peur au regard de tout ce qui
touche à l'avènement de la vie humaine. L'écriture romanesque se déploie à
partir de la vie intime. L'art romanesque réside dans les transformations des
références de la vie réelle:
« . . . Gilles ne trompait point Mélanie et il n'en éprouvait nulle envie. Les défauts de sa femme lui étaient plus chers que les qualités de passantes démagnétisées. II s'en étonnait, ne comprenant pas comment une femme qui n'était même pas belle (Bénédicte est belle, mais c'est là qu'intervient la transposition, l'invention, l'art enfin) pût ainsi le priver de toutes les autres sans qu'il en souffrît. Ce bonheur de l'imparfait du subjonctif intraduisible en images, sans équivalent au cinéma. Bénédicte me prive de toutes les femmes et je n'en souffre pas. Gilles découvrait qu'un être aimé ne risquait rien : son charme désensorcelait ce qui n'était pas lui. C'est interminable. (. . . ) D ~ .
Le changement typographique indique deux niveaux du discours. L'insertion du
commentaire du récit fait progresser le récit. Cette mise en abyme distingue le
niveau du texte du métatexte qui porte sur le travail du romancier. Cette
composition comporte une dimension didactique du récit dans le récit et ouvre
sur une infinité de perspectives de mise en abyme de la voix en acte.
L'exploration des structures linguistiques et narratologiques montre tout à la fois
leur non sens et la richesse des possibilités d'approfondissement de la
perspective temporelle propre à la représentation linguistique et «sans
équivalent au cinéma». La comparaison interdisciplinaire insiste sur la
dimension heuristique et expérimentale qui motive la création romanesque chez
Claude Mauriac.
Le métatexte omniprésent dans l'œuvre signe la prépondérance de la
réflexivité sur tout autre discours. Le regard critique qui caractérise l'effort
' «Littérature, ma vraie vocation. », in Claude Mauriac, Le Dîner en ville, op. cit, p.35. 2 Le Dîner en ville, op. cit, p.56.
Claude Mauriac, L 'Agrandissement, op. cit., p. 186. 4 Le Dîner en ville, op. cit, p. 39.
333
renouvelé se précise. Avec la composition du Temps Immobile, tous les
mouvements et les états du compositeur sont exposés sans aucune
transposition. Dans le Journal de la composition, il enregistre tous les
mouvements qui accompagnent I'avènement et la formation de I'œuvre. Avec
l'Agrandissement, la négation de ses essais romanesques : ((juger comme nulle
et non avenue toute «œuvre» publiée ou même seulement achevée me paraît
essentiel. Je devrais m'y obliger si cette attitude n'était pas spontanément la
mienne. (....)» indique les limites atteintes par les techniques appliquées à ses
essais romanesques. Néanmoins, le compositeur insiste sur la valeur du Temps
immobile œuvre inachevée, ouverte, à d'autres mains qui prolongeront I'œuvre
infinie.
Penser 1 Classer1 Créer.
II importe de souligner l'importance du journal dans l'étude de la genèse
des œuvres. Le péritexte, la date de publication, le titre générique Le Dialogue
intérieur permettent une classification des œuvres de Claude Mauriac. Ils
interviennent en tant qu'outils de jonctions dans la formation d'un ensemble et
l'établissement des liens de dépendance et de contiguïté entre chacun des
éléments. De plus, le substitut actorial thématise l'organisation d'ensemble de
son œuvre. Au plan narratologique, le métatexte combine le mouvement
rétrospectif au point de vue externe. L'instance actoriale est ainsi caractérisée
par l'omniscience. Le retour lectoral crée ainsi la mise en abyme avec un
premier niveau concernant la lecture effectuée par le diariste et, un second
celle effectuée par le compositeur. Leurs caractéristiques communes sont
l'observation puis la transcription du travail littéraire en cours. II s'agit à cette
étape de notre étude de décrire et de définir les modalités d'organisation, de
classement des œuvres et de tenter de saisir l'enjeu de ce travail sur l'évolution
de I'œuvre et I'avènement du Temps immobile.
Le travail littéraire revient également à fixer un ordre dans lequel il
désigne la place de chacun de ces volumes. L'organisation délimite l'ensemble
de la tétralogie du Dialogue intérieur, définit le passage d'une œuvre à une 334
334
autre et la logique de la progression des œuvres produites. En 1962, Claude
Mauriac a déjà publié trois essais romanesques et projette un quatrième
L'Agrandissement (1963). Une première classification du corpus s'effectue à
partir du titre par lequel I'auteur fédère les éléments de la série :
«Le Grand Vorasset, Megève, jeudi 9 août 1962. Enfin commencé, sous le titre le Dialogue intérieur. puis l'Agrandissement- le premier étant désormais réservé à l'ensemble de la série- un nouvel essai romanesque, celui-là même auquel je songeais au retour de Megève en janvier dernier et auquel je travaille maintenant à Megève- mais sous une forme différente.»(TI,l: 227-228)
La série des essais romanesques est classée en fonction de la thématique
développée ((précisément le dialogue intérieur, sujet central de mes quatre
essais romanesques, particulièrement de /'Agrandissement.» (TI,I: 241. 19
août 1962). L'organisation commence par la proposition d'un intitulé générique
doublé d'un mouvement prospectif qui justifie la cause du bouleversement de
I'organisation initiale. Le classement et I'organisation de chaque élément de la
série procèdent de l'analyse réflexive et de I'autoréférentialité. A ((grand tort»
signale le mouvement de palinodie. Le dialogue intérieur est l'objet de
I'expérience menée dans le Dîner en ville puis dans ~'A~randissement' par
l'intermédiaire de la voix du personnage narrateur. Avec Toutes les Femmes
sont fatales2 et La Marquise sortit à cinq heures, I'auteur a mené I'expérience
de la relation espace1 temps. Respectivement, à travers la diachronie des
rencontres féminines, le premier roman est la tentative de représentation du
passage du Temps observé sur le corps dénudé des baigneuses. Le second
fait resurgir dans une fulgurante simultanéité les événements de l'Histoire du
carrefour de Buci, puisés et reconstitués à partir de documents. Le Journal
littéraire renforce sa dépendance avec les œuvres en tant que métatexte
portant sur la cohérence interne et sur le péritexte, en l'occurrence le titre de la
tétralogie. Surtout, il consolide le lien interne entre les éléments de cette série.
1 Claude Mauriac (charge un professeur imaginaire de chanter ... » (AG :188) une leçon portant sur le dialogue intérieur.
A l'instar de Claude Mauriac, l'intitulé de ce roman sera désigné par l'abréviation «TFLSF». 335
Le travail d'élaboration et de modification de I'intitulé est réalisé dans le
Journal. Cette opération d'autotextualité permet de retrouver à la fois I'idée à
son origine et de suivre son cheminement avec ses moindres mouvements
d'avancée et de recul. L'intitulé de la série marque l'épuisement des différentes
tentatives romanesques dans la représentation du temps et clôture la série par
le titre générique. Cette phase active de classement vise à une cohérence de la
série à partir de l'intitulé. Elle réalise, en outre, le décloisonnement des genres
par le terme générique.
(( J'ai publié deux autres œuvres qui pourraient, elles aussi, s'intituler Le Temps immobile : l'une romanesque, le Dialogue intérieur ; l'autre, critique, de la Littérature à I'Alittérature. »'.
La mise en abyme de l'instance auctoriale est explicite sous forme
d'énonciation du projet dès l'Agrandissement «Ce livre est l'histoire d'un
monsieur qui se demande comment il va écrire un roman que j'ai déjà écrit))'.
Le travail de classement est répété pour l'organisation de son œuvre autour de
I'intitulé du Temps immobile. Une nouvelle classification distingue deux groupes
distincts par le genre et le contenu mais qui convergent sur la base de l'identité
de l'expérience du temps immobile.
(( Paris, mardi 16 mars 1965. En somme il y a dans mon œuvre ce que j'ai à grand tort appelé: le Dialogue intérieur et que je nommerais plutôt, si je pouvais modifier ce titre général: le Temps immobile, roman; et il y a le Temps immobile journal, sans qu'il soit même besoin de recourir à ces rapprochements, ces montages d'années et de jours très distants les uns des autres et auxquels je n'aurai sans doute jamais le loisir ni le courage de procéder. B' (11.6 : 395- 396. 16 mars 1965.)
La réalisation du Temps immobile n'est pas encore amorcée néanmoins le titre
et I'idée de l'utilisation du Journal sont déjà fixés. Cette classification tient lieu
de définition de l'œuvre virtuelle. Or, deux œuvres déjà publiées, à cette date,
1 Claude Mauriac, L9Alittérature contemporaine, op. cit., p. 205-206. 2 Claude Mauriac, L'Agrandissement, op. cit., p. 197.
anticipent Le Temps immobile. II s'agit de Conversations avec André c ide^ en
1959 et Une Amitié contrariée' en 1963 qui correspondent, au plan formel, à la
définition du «Temps immobile journal)). Se sont les premiers essais de
composition chronologique à partir de fragments du Journal en vue d'une
œuvre dont le titre thème «le Temps immobile)) semble être fixé de façon
définitive. Ils désignent le Temps immobile non numéroté par opposition au
Temps immobile numéroté qui renvoient à la décalogie dont chaque volume, à
l'exception du premier, est distingué par un sous titre.
La répétition du même intitulé prouve la permanence de la préoccupation
chez le romancier et le critique. La diversité générique du travail littéraire
correspond à "des tentatives différentes pour exprimer la même chose." (T1,I:
240). L'organisation et l'articulation des éléments de la série et la visée
téléologique de ces expériences basées sur le même et la différence montrent
la continuité et la complémentarité des différentes composantes de cette œuvre.
Chacun des essais romanesques correspond à une étape de la recherche
orientée vers l'avènement de I'œuvre majeure : Le Temps immobile. Cette
phase active d'ordonnancement découvre la fonction seconde des essais
romanesques œuvres mineures, préparatoires de celle majeure. Cette
cohérence à partir d'un élément du péritexte fait également le constat de l'unité
de l'œuvre créée en un seul jet, une seule coulée (CAG: 196-197). La
publication des romans s'enchaîne avec un rythme régulier bi annuel (1957,
1959, 1961, 1963) puis se poursuit et s'accélère jusqu'à réduire la fréquence de
publication à un an avec Le Temps immobile. De 1974, la régularité s'est
maintenue jusqu'en 1986, si l'on tient compte des trois derniers essais
1 En effet, Le Temps immobile est initialement perçu comme une hypothétique œuvre posthume. L'auteur souligne en 1965, la difficulté d'entreprendre son œuvre à venir. 2 L'idée de poursuivre et d'approfondir la composition à partir de son journal lui a été proposée par Gaston Duthuron est un ami de François Mauriac. (TI,2 : 155). « Malagar, mardi 17 septembre 1963 (. ..) Gaston Duthuron, en me disant, avant hier, qu'il venait de relire avec intérêt mes Conversations avec André Gide, et en me demandant pourquoi je n'utilisais pas d'autres extraits de mon Journal, avait ravivé en moi le souvenir presque effacé de mon projet de juillet dernier. » (T1,2 : 507). Il reste fidèle à la famille Mauriac et ce même après la mort de François. En 1968, «Comme chaque dimanche, visite de Gaston Duthuron, ce langonnais dont j'aurais dû parler ici. Il faudra que je raconte son histoire. » (T42 : 483). Claude hérite de l'attachement de cet homme, attachement qui s'intensifiera après la mort de François et dont Claude sera le bénéficiaire. Nous sommes en 1971 :«Au retour, nous trouvons Gaston Duthuron - qui me devient proche maintenant que mon père s'est éloigné.» (T1,2 : 493).
romanesques de la série Les Infilfrations de l'invisible dans le mouvement de la
production des dix tomes du Temps Immobile numéroté. Cette accélération
dans le travail n'a lieu qu'après la formulation-acceptation de i'idée d'utiliser le
Journal et l'application systématique des ((temps mêlés)). La ratification de son
idée tant au plan littéraire, philosophique que cinématographique a eu lieu suite
aux lectures qui ont permis de valider le choix de ces procédés. De plus, la
reconnaissance d'un public, dont les réactions critiques et la manifestation de
reconnaissance par des signes tels que les prix littéraires, valide la pertinence
et l'intérêt de cette expérience. Le journal de même que les essais
romanesques sont l'espace d'élaboration, d'expérimentation en vue de I'œuvre
majeure: « Mes premiers romans étaient des brouillons du Temps immobile. Le
Temps immobile est mon premier roman accompli.» (T1,6: 379. 25 mai 1980) ou
encore «Mon roman: cette première version du Temps immobile que sont les
quatre livres du Dialogue intérieur, et l'Oubli. » (TI'I: 208. 19 juin 1970). Le
travail littéraire repose également sur ces attitudes mentales exprimées par les
prédicats «organiser», «situer», «classer». Il s'agit d'organiser ses œuvres dans
leur ordre chronologique et logique et de définir le noyau organisateur en
l'occurrence l'unicité thématique. Pour l'auteur explique cette attitude à l'égard
de ses propres œuvres qui selon lui obéit à
« Une loi fondamentale, qui rattache la pensée à la vie : la tendance à organiser, à ramener le divers à l'un, et à varier l'unité en groupant autour d'elle les éléments qu'elle peut ordonner [...] : il ne faut rien de plus pour expliquer le génie D'.
Ce discours autotextuel visualise la progression du travail littéraire orienté vers
Le Temps immobile. Le substitut auctorial évalue la progression de l'ensemble
par un mouvement de palinodie endogène. L'instabilité de l'intitulé de la
tétralogie est significatif de la volonté de maîtriser les différentes composantes
de l'œuvre et de surplomber l'évolution de son travail littéraire. L'œuvre
apparaît comme un objet temporel définit par rapport à des objets antérieurs et
' Claude Mauriac, Une amitié contrariée, Paris, Grasset, 1970.
338
se présente sous forme d'aboutissement d'un long processus d'élaboration.
L'ensemble de ce métatexte visualise le ((work in progress)) qui suppose entre
les œuvres une solidarité interne. Comment est-elle conçue et justifiée?
Variations internes : espace temps.
Après la consolidation externe par le paratexte, le métadiscours insiste
sur le lien interne, au niveau du contenu:
«Je dis : mes livres, parce que je ne puis sans arbitraire en isoler aucun, même si je choisis d'amplifier tel ou tel fragment. Ils forment un ensemble, telle page ou même telle ligne restée inaperçue du premier trouvant dans l'autre ses prolongements et son épanouissement.»*
Le point de vue externe du substitut auctorial fait apparaître une solidarité
interne dans un rapport de contiguïté. Le champ lexical rapproche la figure de
l'écrivain de celle du biologiste. L'effort littéraire est désigné par le prédicat
((amplifier)) précisé par les termes de ((prolongement)) et ((d'épanouissement))
qui institue l'analogie de la pensée et du végétal dans leur mode de
développement. Ce lexique est mis en œuvre pour dire la solidarité, la
continuité des éléments 3 . Cette représentation réfère à toutes formes de
création et d'expansion de la vie humaine ou non humaine comme en témoigne
le discours sur l'observation du développement du corps humain, en
l'occurrence celui de son fils ~ é r a r d ~ . Le métadiscours précise que l'exploration
porte sur la forme et non sur le fond, il élabore un bilan des deux romans, le
1 Gabriel Séailles, Essai sur le génie dans l'art, Paris, 1883, rééd. Alcna, 1914, p. X., cité in Luc Fraisse, L'esthétique de Marcel Proust, Paris, SEDES, Coll. ((Esthétique D, 1995, p. 29-30.
Claude Mauriac, L 'Agrandissement, op. cit., p. 99-100. L'intuition de l'œuvre date de 1939. C'est le lexique du déplacement qui décrit le parcours de la création
littéraire de sa préoccupation première à celle où il aura acquis une totale liberté. «La question préoccupante du temps- que j'ai ébauchée dans mon introduction à une mystique de lJEnjër - sera de nouveau effleurée. Chacun de mes ouvrages doit être un pas en avant dans la même direction. Je commence par d'humbles essais où jem'efface : mais le jour viendra où je sentirai ma voix assez assurée pour parler seul. n (TI,9 : 122. 6 avril 1939). 4 L'auteur observe le corps pour en étudier les modes selon lesquels il se développe et se transforme. Les procédés appliqués dans ses romans imite ceux du temps qui se manifeste dans à au travers du corps humain. Cf. Le Dîner en ville, op.cit., p. 56 et (Tl, 3 : 38. 16 mai 1957).
339 339
premier actuel, le second à l'état virtuel, amorcé depuis une semaine c'est-à-
dire «le 8 octobre 1957)) :
« Paris, jeudi 17 octobre 1957. (...) Quand à la forme j'ai eu, le 7 octobre, une idée originale que j'applique depuis lors, parfois dans la joie et dans l'optimisme, parfois avec quelque inquiétude, doutant alors de sa nouveauté et me disant que si personne, dans aucun roman, ne l'a, à ma connaissance, employée, c'est sans doute en raison des difficultés présentées par le procédé. Quant au fond, je savais bien que je n'ai jamais eu sur le roman à faire (et si possible à faire par moi) que les mêmes idées, simples, impératives1. Je n'en ai pas moins été surpris en redécouvrant des notes de 1942 qui correspondent mot pour mot à ce que j'ai partiellement tenté de faire dans Toutes les femmes sont fatales et qui demeure, pour mon second roman d'actualité. Par exemple : « Le roman ne doit pas avoir de sujet. Tous les sujets se valent. Tout est dans tout. »* OU encore : « Psychologie où rien, ni de lui-même. Où tout compénètre tout. » Sensation de vertige : la permanence de notre personnalité, avec ses points fixes, toujours les mêmes, nie le temps, qui lui-même nous nie : nous croyons vivre alors que nous survivons. Aucun progrès. Nous ressassons les mêmes pensées en attendant la chute, nous vieillissons en nous maintenant - et nous tombons. » (TI,l: 28-29.)
Le bilan décrit un double mouvement de l'imaginaire: d'abord, rétrospectif vers
1942, pour constater l'immobilisme de la pensée par une préoccupation encore
vivante au moment de l'écriture ensuite à partir de 1942, un mouvement de
prolepse vers 1957 pour dire l'innovation et sa réalisation. En 1957, année de
publication de son premier roman, l'auto évaluation définit un mouvement
réflexif et rétrospectif par lequel se signale la cristallisation de la pensée sur une
préoccupation. La dynamique du travail littéraire est fondée sur I'oxymore du
mouvement immobilité/mobilité qui se précise par l'articulation de l'identité sur
le fond et la variation sur la forme. Le métadiscours met en relief le mouvement
répétitif qui induit l'immobilité de la pensée : ((Aucun progrès. Nous ressassons
les mêmes pensées...)). La répétition est insistance et décrit un retour
' L'autotextualité définit un discours immobile caractérisé par la permanence de l'idée du temps immobile. 2 Cette expression fait également suite à la lecture de l'œuvre de Jung. « . . . j'ai l'impression, lorsque en quelques jours je survole ainsi une œuvre gigantesque ( celle de Jung, par exemple), de m'en approprier l'essentiel, comme si, à la limite, une seule phrase bien choisie de Jung me donnait tout Jung. Autre aspect de cette vérité : tout est dans tout. » (TI,6 : 393. 15 mars 1965).
permanent sur la préoccupation métaphysique' et sa réactualisation. Or, si la
dépendance des œuvres est liée à la permanence de la préoccupation sur quoi
est fondé le mouvement de progression de l'œuvre ?
Le passage d'une œuvre à une autre procède de la variation sur la forme
d'un même contenu. Ce qu'il énonce au sujet de son premier roman Toutes les
femmes sont fatales peut être apprécié dans la relation entre La Marquise et
Le Temps immobile :
« (...) ce roman (TLFSF) qui a tant compté pour moi s'est entièrement désenchanté à mes yeux- quant au fond ; non quant à la forme, car il y a dans ce premier livre des recherches techniques qui annoncent celle de mes romans suivants, si même elles n'en constituent pas les indispensables soubassements. » (TI,l: 94. 10 mai 1962)
« . . . recherches techniques)), ((indispensables soubassements», la lecture des
romans indispensables à la compréhension de la naissance de la composition
fait apparaître clairement la continuité de La Marquise au Temps immobile. La
composition des pages (66-68) de la ~ a r ~ u i s e ~ , où l'auteur compose avec des
fragments hétéroclites les ((couches superposées de présents qui n'ont point
tout à fait disparu en cessant d'être, coexistant ici virtuellement à jamais, réalité
diffuse!^^. Le thème de l'événement fixé bouleverse la chronologie : (d'ordre
chronologique . .. brouillé par cette suite de tortures et de meurtres.. . )14 et
cimente une série de textes brefs datés de 1588, 1960, respectivement de
Pierre de l'Estoile et de Djamal Amrani, Baccouche Abdelkader et Djamila
Boupacha. Cette technique appliquée au thème de la guerre, (précisément des
techniques de violence) dans l'Histoire est reprise, amplifié dans Les espaces
' Claude Mauriac use beaucoup du terme préoccupation mais également du terme « idée ». ce dernier terme est utilisée soit pour expliquer la rencontre avec un texte, qui va l'inspirer ou soit une idée qui apparaît, ou encore lors de la lecture, les textes qui retrouve ne sont pas le fait d'un choix mais de hasard, de même qu'au niveau du montage les bifurcations se font d'elles- même, par hasard. Pour Maurice Barrès ses idées « ... c'est mon don ». Or, entre hasard et don, il n'y a synonymie si l'on considère l'étymologie arabe du terme hasard qui signifie «chance». c'est la chance qui arrive guidée par une force bienfaitrice destinairice, qui a choisit de donner. 2 Claude Mauriac, la Marquise, op.&., p. 66-68. 3 Claude Mauriac, la Marquise, op.&., p. 65. 4 Claude Mauriac, La Marquise ... , op.cit., p. 67.
34 1
imaginaires (1975) et Et comme l'espérance est violente (1976)'. Lors de
l'exploration de son passé, il opère par élagage du référentiel afin de piéger
«l'insaisissable». Le travail littéraire s'attache à mettre en relief l'inexistence du
temps pour prouver par la répétition des mêmes techniques de torture.
L'évolution du sujet se construit sur la palinodie tandis que la progression
interne de l'œuvre s'effectue sur la base de la négation. Par rapport à ces
romans (TI,I: 33. le' août 1973) et (TI,I : 28.9 mai 1972).
« ... Mais il se trouve qu'une idée que j'ai eue le 7 mai est la négation de cette autre, l'exclut, puisqu'il s'agit au contraire de comprimer dans le moins de temps possible (deux ou trois minutes, les pages 220-225 de La Marquise sortit à cinq heures, - ou cinq autres, si je trouve mieux) la totalité du roman. Entreprise difficile, peut-être même irréalisable.» (TI,I :94. 10 mai 1962)~
L'Agrandissement est conçu à partir du roman qui le précède La Marquise. Un
mouvement antithétique dessine le passage d'une œuvre à une autre et traduit
la progression de l'effort littéraire. L'échafaudage s'équilibre sur ~ 'o~~os i t ion '
par compression de la coordonnée temporelle. Néanmoins, la structure interne
repose sur l'articulation d'une coordonnée spatiale fixe sur laquelle le sujet
opère des variations temporelles. Dans Le Dîner en ville, l'unité diégétique de
temps (une soirée) et de lieu (la table ronde des hôtes « Martine et Bertrand
Carnéjoux ») sont fixes, le temps intérieur évolue par les divers modes de
conversations et sous-conversations des huit convives dont le narrateur. De
même, La Marquise sortit à cinq heures est la reconstitution de l'histoire du
carrefour de Buci, dans le quartier parisien de Saint-Germain-des-Près. A partir
de ce repère spatial, le narrateur hétérodiègétique réanime le passé, ces
histoires qui ont fait l'Histoire de ce carrefour, tel que le précise le métadiscours :
1 Dans la seconde partie de ce travail, nous verrons d'autres formes de type de montage de ce thème organisé sur la période de la seconde guerre mondiale et les années 1970, 1971, est qui présente une approche originale de l'Histoire. (T1,2 : 333).
L'idée se précise en date du 19 août 1962, il note «travail considérable, mais plus facile, lorsqu7il sera amorcé, que celui de ['Agrandissement, où il ne se passe presque rien, puisque le livre entier ne dure guère plus qu'une minute. .. [. ..] » (TI,] : 240.).
« Malagar, dimanche 1 er novembre 1959. ... l'essentiel c'est cette pâte commune de la condition humaine, ces retours des mêmes joies et des mêmes douleurs, des mêmes peurs plus ou moins subtilement éprouvées selon les caractères, les intelligences, l'éducation. Le vrai sujet : l'unité de temps et de lieu, une date et un endroit précis. Mais si « la maison » reste inchangée, si le jour est le même (par exemple celui d'une fête fixe du calendrier) l'année, elle, n'est jamais la même. Unité de lieu fixe. Unité de temps éclaté. ... » (TI,l : 531).
Par ailleurs l'espace diégétique de chaque roman est identifié par un plan : une
table sur laquelle est indiqué la place, le nom et prénom des personnages
convives pour Le Dîner en ville et, le carrefour de Buci pour La Marquise sortit à
cinq heures2. Au sujet du paramètre temporel, le diariste explique que:
((Chaque partie de ma suite romanesque Le Dialogue intérieur est continue. Les quatre chapitres de Toutes les femmes sont fatales se déroulent dans un temps qui pour chacun d'eux est sans rupture. Les romans suivants se présentent dans leur totalité d'une seule coulée : Le Dîner en ville durant ce qu'il faut au cérémonial d'un repas ; La Marquise moins encore : une heure ; et L'Agrandissement que voici, à peine deux minutes.)). (TI,1 :240. Megève, 19 août 1962.).
Le sujet travaille sur le temps de la diégése, l'auteur progresse par compression,
annulation, jusqu'à épuisement de la coordonnée temporelle. Avec
«l'Agrandissement , où il ne se passe presque rien, puisque le livre entier ne
dure guère plus qu'une minute.. . » (TISI :240. Megève, 19 août 1962.). L'auteur
selon le diariste finit par buter contre les limites de cette «règle du jeu de plus
en plus rigoureuse.)). Le temps d' «un repas ... une heure ... à peine deux
minutes. ... »', la réduction de la durée de l'histoire atteint un point fixe à l'image
de la représentation spatiale : «une table)), «un carrefour)), «un balcon)). De
plus les choix narratifs tels que l'isolement du personnage, l'annulation du
dialogue «ne lui faisant rencontrer personne (sinon un passant avec lequel il
s'entretient silencieusement de haut et de loin), en rendant impossible la
moindre conversation» (T1,6 : 380-381. 24 décembre 1962) décrit I'expérience
1 Ces opposition annoncent l'expérience du Temps immobile « expérience, vécues par moments d'une façon aiguë malgré I'impossibilité de son paradoxe. » (T1,6 : 380.25 mai 1980.). 2 L'idée à l'origine de ce dernier publié en 1961 a été envisagée avant même la publication du Dîner en ville qui a été achevé d'imprimer le 3 décembre 1959.
littéraire menée à son extrême. La négation compression des formes
élémentaires de la diégèse dénote d'une part un imaginaire de la néantisation,
d'autre part, elles démontrent leur nécessité en tant que ((conventions
inévitables dans toute œuvre littéraire)). L'auteur diariste réalise que
L'Agrandissement, cet essai romanesque «de très loin le plus court)) centré
essentiellement sur l'exploration des formes du dialogue intérieur, a montré les
limites de cette expérience formelle. Le procédé consiste à fixer le référent
externe: temps, lieu, action pour mobiliser toute l'attention sur le dialogue
intérieur dans Le Dîner en ville et L'Agrandissement, la résurgence du passé
dans Toutes les Femmes.. . et La Marquise. Les références au monde extérieur
semblent être indispensables à la saisie du monde intérieur.
Enjeu du classement
L'expérience de compression du temps suivie de la dilatation de l'instant
est développée en opposition à la conception traditionnelle, précisément, la
structure de l'univers diégétique du personnage. L'auteur réfute ces facilité^»^ que sont les ellipses dans la construction du récit. II se refuse
«au bonheur des écrivains laissant leur héros aller et venir, ici et là, comme il leur plaît, parler à qui ils veulent, sauter d'une heure, voire d'un jour ou même d'une année à l'autre, sans se soucier de ce qu'il advient dans l'intervalle, . . . n3.
En revanche, la compression dilatation représente la matérialisation diégétique
de la responsabilité de l'auteur vis-à-vis de ses personnages. Elle est
caractéristique de l'instance auctoriale qui veut dominer le parcours du
personnage jusque ((dans l'intervalle» le plus infime de sa trajectoire. Cette
posture connote l'horreur du discontinu, de la mort, événement insaisissable et
néanmoins effectif et décisif. L'expérience menée sur les formes de la diégèse
' Au sujet de ce dernier on retrouve dans un même énoncé l'énonciation de la durée de l'histoire (T1,3: 213. 9 mai 1975). (UAG : 197-1 98).
344
constitue en elle-même un événement qui a ses répercussions psychologiques
sur I'instance actoriale qui tente de se ressaisir du sens même de son
expérience menée dans L'Agrandissement: «je n'ai aucune idée sur ce qu'il
peut valoir (. ..) je ne sais plus ce que j'ai réellement fait, ni dans quelle mesure
j'ai réussi ou échoué.))'. La confrontation de la pensée avec le temps semble
avoir détourné la force réflexive sur elle-même jusqu'à détruire sa capacité
d'objectivation, d'élaboration du sens. Nous sommes en 1962 et le diariste fait
le constat de l'impossibilité de poursuivre plus en avant dans l'annulation des
coordonnées qui le relie au monde extérieur, concret et à ses composantes, par
lesquelles il peut déchiffrer l'espace, le temps et le dialogue. Le discours
métatextuel de I'instance auctoriale démontre à contrario que ces composantes
sont fondamentales et constitutives de l'œuvre littéraire et que le sens est peut-
être à trouver dans l'équilibre entre «la réalité intérieure et extérieure)).
Dans cet ensemble, chaque œuvre est une étape de l'expérience, éclaire
le sens de l'ensemble. Citer, observer et analyser revient selon Lucien
Dallenbach, à remettre en question l'autonomie de ses propres textes :
« Sitôt qu'il détient ses lettres de créance d'une auto-citation participant de I'intertextualité restreinte, le substitut auctorial se voit [...] pourvu d'une double fonction : actuelle dans la mesure où il révèle l'auteur du livre lu ici et maintenant et où lui-même figure, rétroactive pour autant qu'il fait apparaître celui d'une œuvre antérieure, voire de tout un ensemble romanesque. Par le pont qu'il jette entre passé et présent, il contribue à unifier des livres épars, à contester leur autonomie [.. .] »*.
La question reste à savoir pourquoi se manifeste cette nécessité d'organiser
ses œuvres en réseau, de montrer leur cohérence et donc leur dépendance
tant au plan externe qu'interne. Une des motivations de la gestion de son
œuvre est explicitée suite à l'échec de la réception de son premier roman. Une
conversation avec son père est l'occasion de cet aveu : «que j'avais écrit le
Dîner en ville et les deux romans suivants pour sauver mes Femmes fatales,
1 L'étude de «Michel Butor, Recherches sur la technique du roman » lui permet de préciser l'idée qu'il a développée dans 1 'Agrandissement où j'ai au contraire évité les «quelque temps plus tard » et cherché une technique de la continuité. (...) » (TI,6 :384-385. 18 décembre 1963.).
Lucien Dallenbach, Le Récif spéculaire, op. cit., p. 102. 345
les imposer, alors que l'on avait ignoré ou récusé cette œuvre. Et j'y réussi,
d'une certaine manière.)) (T1,6: 277. 31 août 1967). La multiplication des
œuvres est une stratégie pour attirer l'attention sur I'ensemble de la création.
Cette tactique est renouvelée pour L'Oubli qui initialement conçu pour le cinéma
a été ignoré. Pour remédier à cette indifférence, I'auteur projette
((d'écrire un autre roman, et un autre encore s'il le fallait, pour imposer /'Oubli et obliger les critiques à y voir enfin ce que je crois y avoir mis. Ainsi l'Oubli serait-il le premier roman d'une nouvelle série. ... >>' (Tl, 6 :277.31 août 1967)
2 série quinaire qui sera intitulée Les Infiltrations de l'invisible . L'incompréhension, le peu d'intérêt que son premier roman a suscité auprès du
public, l'a incité, comme par défi, à multiplier les tentatives. Selon I'auteur, une
œuvre isolée ne peut être comprise, il est nécessaire pour cela qu'elle soit
intégrée à un ensemble3. L'interdépendance des romans est une tactique
éditoriale. La série étant indispensable à l'existence spécifique de chacun des
composants, ces derniers n'existent que par la relation de solidarité interne
constitutive de I'ensemble. C'est par la répétition de la création qu'un élément
de l'œuvre acquiert du sens et échappe à l'indifférence. La signification d'une
œuvre est, me semble-t-il, moins dans son contenu intrinsèque que dans la
nature du lien qu'elle entretient avec les autres et sa place dans la série. II est
possible d'envisager dans cette même logique, la mise en scène de tous ses
romans dans Le Temps immobile comme une stratégie similaire.
L'autotextualité semble être une manœuvre par laquelle l'*auteur informe,
oriente le lecteur afin de marquer à son intention la dépendance du Temps
immobile avec I'ensemble de ses productions antérieures, romans, essais,
théâtre. Le métadiscours sur l'organisation interne de I'ensemble de son œuvre
' L'analyse de l'étape de la réception montrera que la stimulation a la création provient de l'intérêt qui est manifesté pour ses œuvres.
Les Infiltrations de l'invisible comporte L'Oubli, 1966, Le Bouddha s'est mis à trembler, 1979, Un cmur tout neuJ; 1980 ; Radio Nuit, 1982 ; tous publiés chez Grasset.
Parmi les nouveaux romanciers, nombreux sont ceux qui ont publiés un essai pour expliciter, donner des clés de lecture et justifier ainsi leur projet littéraire On peut citer en autres Nathalie Sarraute, Jean Ricardou. Expliquer par une œuvre qui soit un métatexte est une stratégie de la réception que lui conseille Nathalie Sarraute. (T1,6 : 1 1 1 . 30 juin 1958).
346 346
semble être un prétexte à la relation externe non moins importante, entre le
lecteur et le désir d'amitié de l'auteur. Effectivement, en liant ses œuvres, et
surtout en indiquant ce lien au lecteur, il enferme celui-ci, l'emprisonne dans
l'univers de son œuvre, prolonge ainsi la relation dans le temps et fortifie le lien
lectoral substitut intemporel du lien temporel d'amitié :
« C'est pourquoi il ne nous manque pas l'ami que nous ne voyons plus et dont seules la mort de l'un et de l'autre éteindra le rayonnement, la plus ou moins vive lumière - ou la pâle lueur subsistante. (...) s'il est mort, cet ami, et si nous l'avons aimé, il vit en nous ... » (Vendredi 29 septembre 1995)'.
L'effort littéraire répond indéniablement au besoin d'amitié, de s'attacher I'autre.
La communication littéraire apparaît comme seul rempart contre l'oubli, le
néant2 et le lien indéfectible entre soi et autrui, entre le destinateur et le
récepteur. Ce qui nous oriente maintenant vers la question de la réception
littéraire.
1 Claude Mauriac, Le Temps accompli 3, Le Pont du secret, Grasset, 1993, p. 232. L'épigraphe d'Un Cœur tout neuJ Paris, Grasset, 1980. L'épigraphe construit par l'autotextualité un renvoi au roman précédent : Le Bouddha s'est mis à trembler, Paris, Grasset, 1979, p.73. 2 Ce phénomène correspond aux caractéristiques du monologue intérieur qu'il définit à propos de « la littérature actuelle (. . . .) : monologues intérieurs les uns par les autres alertés, continués, noums, déviés et transformés (questions et réponses muettes) en dialogue intérieur. », L 'Agrandissement, op. cit., p. 73.
347 347
ClNQUlEME PARTIE
RECEPTION ET CREATION
h
Chapitre 1. L'œuvre littéraire et ses achèvements
Nous allons tenter une approche du champ de la communication littéraire
tel qu'il apparaît dans la composition du Temps immobile. Dans un premier
temps, nous tenterons de comprendre l'enjeu de la réception littéraire d'un point
de vue diachronique, en cernant les différentes étapes du processus
d'achèvement de l'œuvre, puis nous essayerons de décrire les réactions
critiques et leurs motivations. Dans un deuxième temps, c'est d'un point de vue
synchronique, que nous aborderons la représentation de la mise en abyme de
la réception en lien avec les réactions spontanées qui se manifestent lors de la
représentation de sa pièce de théâtre La conversation. En dernier lieu, nous
analyserons la réception littéraire dans le cadre du Nouveau Roman. Nous
verrons comment le compositeur articule l'Histoire et les choix esthétiques.
Le niveau métatextuel comporte plusieurs stratifications de
commentaires émis par le lecteur critique, le romancier, le diariste et enfin le
compositeur. Le diariste rapporte le commentaire du romancier sur la réaction
du lecteur récepteur puis présente sa propre réaction à ce commentaire.
L'auteur cumule les fonctions de destinateur et destinataire. Le niveau
métatextuel du Temps immobile porte sur l'effet provoqué par cette chalne de
réactions et l'impact du jeu de voix sur I'auteur et sur son œuvre. Par ailleurs,
les témoignages de lecture cités informent sur le contexte plus général et la
conscience littéraire d'une époque. Cette conscience se manifeste tant par le
silence (inexistence des références dans les dictionnaires littéraires, absence
de comptes rendus et d'articles de presse par exemple) que par une critique de
nature favorable et défavorable.
Avec Le Temps Immobile, on découvre du point de vue de l'auteur
scripteur le processus que déclenche la réception littéraire. Par la pratique du
journal, la vigilance, la tension du diariste vers les manifestations extérieures
sont captées et enregistrées. La publication le place d'emblée dans le rôle de 349
349
récepteur qui se surajoute à la fonction de I'auteur et du destinateur. Le
repérage et l'organisation des références à la réception du Temps Immobile
décrit l'histoire de I'auteur et celle d'une œuvre en devenir au travers du jeu de
voix que nous allons tenter de décrire.
L'impossible disjonction
La réception présuppose une étape préalable qui est celle de
I'achèvement nécessaire à la mise en circulation. C'est cette phase de
disjonction entre le sujet et son objet qui sera abordée ici et qui concernera
d'abord les écrits qui ont précédés Le Temps immobile puis ce dernier. La
thématique de la fin donne à voir le contexte et les modalités selon lesquelles
I'œuvre en tant qu'objet et I'auteur se disjoignent. Le compositeur repousse les
frontières du métalangage jusqu'à l'étape finale de la création littéraire. Peut-on
dans cette étude des phases de la création littéraire repérer, situer, se saisir de
la fin de I'œuvre ? Peut-on parler d'achèvement pour I'œuvre littéraire?
Cette question est complexe puisque diverses étapes finales de l'œuvre
sont indiquées sans pour autant désigner I'achèvement définitif de I'œuvre. En
signalant la fin de I'œuvre, I'auteur est son premier récepteur, son propre
lecteur et critique. Le champ de la réception littéraire commence avec cette
forme de réception réflexive. La métadiscours sur I'achèvement de l'oeuvre
éclaire différents temps de la réception qui dans ce cas précède sa publication.
Mentionner l'étape finale de l'effort littéraire dans le Journal revient à identifier
toutes les instances ((dont les actions diverses accomplies sur le texte peuvent
en modifier les fonctions matérielles et sémiotiques.)) ' . L'étape de la fin
correspond à celle du bilan et de la réflexion sur le sens et la valeur du travail
mené à bien. Concrètement, la fin de I'œuvre est définie par l'arrêt de l'acte
scripturaire et la mise en relation de I'auteur avec autrui. La fonction du premier
destinataire repéré est définit par la fonction de ((dactylographe)). Une des
formes de la réception correspond à la mise en relation avec une instance dont
l'activité consiste, non pas en l'évaluation de l'œuvre mais à poursuivre le
travail d'achèvement.
(( Saint-Cyr, caserne Charles-Renard, 6 février 1940. J'ai mis, pendant ma permission, la dernière main à mon Cocteau, que je portai hier à une dactylographe. D (TI,1 :317)
Le déplacement est orienté vers «la dactylographe)) première figure du
destinataire participant à la transformation du manuscrit selon les règles
institutionnelles de la publication en vue du destinateur final. De plus, la fin de
I'œuvre établit ou rétablit une communication comme dans le cas de la pièce de
théâtre La Conversation:
(( Le Caribou, Megève, mardi 13 août 1963. ... Peu de travail (...). Pourtant j'ai achevé la Conversation, envoyée à Werner Spies qui me l'avait commandée. D (TI,I: 255)*
Le discours sur l'achèvement montre que la création constitue commande et
que la fin marque la réponse à cette demande. ((mettre la dernière main)) ou
plus directement «achever» marque bien la fin ou plus précisément l'arrêt
momentané de l'effort littéraire. Or, ces énoncés indiquent bien que le travail
d'achèvement se poursuit. L'œuvre subit des transformations qui sont dans les
deux cas de nature différente. Le travail qui suit la fin du travail littéraire vise la
transformation du manuscrit en tapuscrit et ou encore l'adaptation théâtrale
change le texte en acte de parole ou physique. Dans les deux cas, la relation
auteurlpublic est indirecte et passe par un ou plusieurs intermédiaires. Dans Le
Temps immobile, la communication indirecte et l'identité de l'intermédiaire se
signalent par les blancs qui marquent la censure opérée puis indiquée par
l'auteur à l'attention du lecteur comme le montre l'exemple dans Et Comme
l'espérance est violente (T1,3: 381. 30 juin 1972). Les marques de la fin
identifient d'autres figures de destinataires qui se situent en amont du lecteur
1 Jozef Heistein, «La réception de l'œuvre littéraire)), Recueil d'études du colloque organisé par l'université de Wrocfaw, éd. Wydawnictwo Uniwersytetu Wroclawskiego, col1 : ((Acta Universitatis wratislaviensis 635», Romanica wratislaviensia, 1983, p. 55. 2 Dans ce même fragment on assiste au déclin du roman traditionnel à travers l'intérêt accordé à ceux de Claude Mauriac et les propos de François Mauriac. (TI,I : 255. 13 août 1963).
351 35 1
visé'. Dans ce type de relation, le destinataire est un acteur, quant à I'auteur, il
est le destinateur doublé du mandataire. La réalisation de I'œuvre est une
réponse à un contrat. Le 8 octobre 1963, Claude Mauriac écrit:
((Achevé la Conversation2 - que j'ai tout de même écrite un peu trop vite. (Mais je ne crois pas que je pourrais utilement la reprendre, hors quelques corrections et enrichissement de détails.). Beaucoup travaillé, donc, et non sans mérites, mes soucis financiers devenant préoccupants.» (TI,l: 106. 8 octobre 1963).
L'auteur est tributaire de la valeur économique pour lesquelles il met en œuvre
ses compétences littéraires. La fin évoquée au sujet de La Conversation justifie
la relation par un contrat économique conclue entre le dramaturge et le metteur
en scène. Le rythme de l'effort littéraire répond aux obligations exprimées par le
destinataire mandataire auquel I'auteur est soumis.
Sémantique de la «délivrance»
L'arrêt du travail qui n'est pas synonyme de I'achèvement de l'œuvre
dépend également de la décision de I'auteur lui-même : «Bien sûr, je pourrais
ajouter ici, modifier là, mais il faut savoir s'arrêter et je considère mon livre
comme achevé.)). L'achèvement absolu n'existe donc pas. Or, le temps de
I'achèvement est définit par la dimension cognitive de I'auteur qui malgré les
possibilités qui s'annoncent doit «savoir s'arrêter)). Le signalement, la décision
de l'arrêt relève d'une autorité intrinsèque au rapport duel entre jetmoi: «je
considère mon livre achevé.)). Le diariste témoigne de l'autorité du «je)) sur le
«moi» à cette étape de la création littéraire. Cette relation intérieure qui précède
et marque I'achèvement est suivie d'un processus rendu par un lexique
dichotomique. Le 10 mai 1962, Claude Mauriac confirme que la fin de son
' Dans Le Temps immobile, la communication indirecte et l'intervention de l'intermédiaire se signale par exemple par les blancs, textes censurés dans Et Comme l'espérance est violente: (T1,3 : 381. 30 juin 1972).
premier roman Toutes les femmes sont fatales' ne correspond pas à la
publication :
<( ... je n'aurai rien fait romanesquement, si je n'avais pu me délivrer de ce poids mort, Toutes les femmes sont fatales. Mort n'est pas le mot. Vivant au contraire, obsédant, et que je n'ai pu tuer qu'en utilisant et publiant ces notes. Aujourd'hui il est bien mort - au point que ce roman qui a tant compté pour moi s'est entièrement désenchanté à mes yeux- quant au fond ; non quant à la forme, car il y a dans ce premier livre des recherches techniques qui annoncent celles de mes romans suivants, si même elles n'en constituent pas les indispensables soubassements.» (TI,I : 94. 10 mai 1962.)
La fin d'une œuvre n'est pas l'arrêt de l'inspiration au contraire la place laissée
vacante est libérée pour un nouvel élan créateur. L'achèvement de I'œuvre
coïncide moins avec un arrêt ou épuisement de l'élan qu'une force de
propulsion. La dichotomie décrit l'état de I'espace intérieur par l'articulation des
contraires pleinlvide sur lesquels se greffe la dichotomie vielmort qui traduit la
tension entre I'auteur et son œuvre. Le champ lexical de la «mort» fait
correspondre la fin de I'œuvre avec le temps de l'expulsion du ((poids mort». La
vision intériorisée du mouvement de I'œuvre vers l'extérieur présente celle-ci
comme un objet à la fois «mort» et ((vivant » présent, obstruant I'espace mental
de I'auteur. La publication «en publiant ces notes )) est assimilée à la mise à
mort de cet objet-présence. Le travail de création porte sur la transformation de
l'idée abstraite, matérialisée, concrétisée par «ces notes)) puis de son expulsion.
La perspective de l'étape finale opère un renversement du statut du romancier
et de I'œuvre. Le conflit décrit l'emprise de l'œuvre ((Vivant au contraire,
obsédant)) sur le sujet. Cet acte est vital qui évite l'étouffement et désentrave
l'élan intérieur qui porte vers d'autres œuvres. L'image du «coup de pioche))
désigne le mouvement de l'acte scripturaire et se poursuit avec cette étape de
la publication décrite comme mouvement d'expulsion nécessaire à l'évolution
de la recherche et de l'expérimentation des techniques narratives. L'expression
de l'achèvement intervient comme un acte simultané de clôture et d'ouverture.
C'est ainsi que Le Dîner en ville publié, il espère (le désir de I'œuvre s'exprime
sous forme de prière), un roman: ((puisse un troisième roman naître de cette
' Claude Mauriac, Toutes les femmes sontfatales, Pans, A. Michel, 1957. 353
journée)) (TI'I: 533. 30 octobre 1959). La fin est liée au recommencement par
I'espace intérieur qu'elle libère. Au sujet du roman La Marquise sortit à cinq
heures dont il ((doit remettre définitivement après-demain le manuscrit »
succède une œuvre déjà entamée du moins par cette référence dans le journal:
(( Bien plus, c'est au suivant que je pense déjà - et que j'intitulerais VaIrorné.))
(T1,6 : 369. 18 janvier 1961 ).
Dans le processus de la création, la rupture est constructive. Le
détachement à la suite de quoi I'espace mental est libéré est vital à l'élan de la
création. L'état d'euphorie se comprend mieux par la délivrance de la «hantise»
que la production d'un objet, ici I'œuvre. Or la hantise (du temps, de la mort
sous-jacents à I'œuvre) qui mine I'auteur est la tension par laquelle il est mû.
Sémantique de «la hantise»
Lors de cette étape, l'état de I'auteur subit une modification de la
dysphorie, de l'angoisse de ne pouvoir créer, il exprime l'euphorie, la
satisfaction de I'œuvre accomplie : «de mon désespoir d'alors (ah ! ce n'était
pas des mots !) à ma sérénité, à mon bonheur d'aujourd'hui. Mais le «II faut que
mon œuvre naisse)) reste d'actualité.)) (TI,I : 109. 8 août 1965). La fin de
I'œuvre n'est pas dans l'arrêt de l'écriture, ou encore dans la publication. Elle
s'accomplit par son signalement dans le Journal. Entre autres événements
notés, le dernier dans ce fragment daté du 4 juillet 1961 est celui qui concerne
son œuvre.
a Paris, mardi 4 juillet 1961. [...] Ce qu'il faut enregistrer aussi, c'est la satisfaction de m'être délivré grâce à ma Marquise d'une hantise : celle d'exprimer la simultanéité du révolu et du présent, l'inanité de nos petites vies, la seule réalité un peu moins éphémère des générations qui passent et qui trépassent D (Ti,l : 520)
ou encore ce doublon, fragment introduit par la même date mais qui exprime en
termes différents la forme du projet littéraire : ((Paris, mardi 4 juillet 1961. Je
suis délivré grâce à ma Marquise d'une hantise: celle d'exprimer la simultanéité
du révolu et du présent, ... )) (Tl '6: 374). Dire la fin de I'œuvre contribue à
démultiplier les fonctions du journal. Le diariste consigne le travail réalisé, il
atteste de la réalité de l'œuvre et mentionne les étapes atteintes. Ce fragment
repris dans le sixième volume, Le Rire des pères dans les yeux des enfants
(1981) participe à l'agrandissement de la thématique de l'atelier de la création
dont les étapes sont mises en scène dans l'ordre chronologique. L'enquête de
documents (T1,6: 371-373. 18 janvier 1961) sert à l'accumulation de la matière
et à l'expression de la fin de son troisième roman. Dans l'exploration des
structures narratives, chaque roman de la tétralogie constitue une étape de
l'expérience menée sur la hantise du temps immobile. La réactualisation du
fragment daté du «4 juillet 1961)) signale la ((délivrance)) et l'impératif de son
expression rendue par la récurrence des étapes mentionnées par le diariste.
C'est à partir de cette récurrence que le compositeur constate la continuité et la
pérennité de l'élan créateur corollaire à la hantise du temps immobile.
Réactualisé sept ans plus tard, dans le sixième volume, le compositeur se base
sur ce fragment pour démentir l'affirmation du diariste. Ses propos de 1980,
date de la composition du Rire des pères dans les yeux des enfants, au sujet
de la fin de son roman La Marquise rectifie ceux du diariste: «Non, je n'étais
pas délivré, puisque je n'avais encore ni clairement conçu ni commencé de
réaliser Le Temps immobile,. . ." (T1,6: 374. 25 mai 1980). Ce roman est une
première forme de l'expérimentation de la simultanéité :
«Je retrouvai le texte partiellement cité- et entièrement coupé- dans ma Vie des lettres. Mais mon crayon, de nouveau, souligne des phrases non remarquées lors de ma première approche et aujourd'hui pour moi sans prix, parce qu'elles éclairent mon effort passé (notamment dans la Marquise) et qu'elles m'ouvrent de surcroît un passage dans la nuit au fond de laquelle est encore cachée I'œuvre à venir >> (T1,6 : 376. 6 décembre 1961).
La relation métonymique décrit le rapport entre la partie et le tout,
respectivement le roman et Le Temps immobile. La fin du cycle romanesque
avec la publication en 1963 de L'Agrandissement coïncide avec les premières
expérimentations des temps mêlés avec l'exploitation des fragments de son
journal.
L'expérience par la métonymie
Dans Le Rire des pères dans les yeux des enfants, la représentation de
la durée de l'effort littéraire délimité par le commencement et la fin de I'œuvre
est visualisée dans I'espace du Temps Immobile. Le fragment qui mentionne le
commencement de I'œuvre: ((Paris, mercredi 12 janvier 1960. Commencé La
marquise sortit à cinq heures, dont j'écris tout d'abord les dix premières et les
dix dernières lignes.» (T1,6 :367) est distant de deux pages de l'énonciation de
la publication imminente ((Paris, mercredi 18 janvier 1961. Je dois remettre
définitivement après-demain le manuscrit de La marquise sortit à cinq
heures. . . . )> (T1,6 : 369). Cette distance dans I'espace de I'œuvre représente la
durée d'une année qui correspond au temps de la réalisation de ce roman. Par
la proximité des fragments, le compositeur compresse le temps et démontre la
relativité de la conception de la durée. La vitesse de la composition de I'œuvre
est disproportionnée au temps de sa conception. Le commencement et la fin
s'effectuent presque simultanément dans le temps de la lecture. Or, entre ces
deux fragments, le compositeur insère une série de fragments dont le contenu
porte sur le constat de la coexistence de la mort et de la vie. La réflexion sur la
mort est appréhendée au travers de la réflexion de l'évolution des techniques
narratives par l'interdisciplinarité, en l'occurrence la technique du montage
cinématographique qui permet de voir défiler «en quelques images mouvantes
toute une pauvre vie de grand bonheur sous mes yeux)). Une conversation
avec Nathalie Sarraute porte sur I'idée obsessionnelle de la mort et
l'impossibilité pour tous les hommes à l'exception de ((quelques bienheureux
inconscients» de s'y soustraire. Enfin, pour appuyer son propos sur
l'impossibilité pour l'homme de surmonter sa mort, de l'incapacité de toute
doctrine ici la religion à «sauver», il cite un extrait de Nexus, d'Henry Miller :
«Les religions veulent nous faire avaler ce que nous ne pouvons pas, ce que nous ne pourrons jamais avaler : la mort. L'homme n'acceptera jamais I'idée de la mort, ne se réconciliera jamais avec elle.)) (T1,6 : 368. 22 février 1960).
Par ce parallélisme entre le commencement et la fin de la vie et de
I'œuvre, le compositeur montre la voie d'une relation médiane, en l'occurrence
I'expérience littéraire comme mode d'appréhension de la vie et la mort
inaccessibles de façon médiate. Le sujet ne peut se libérer de I'idée de la mort,
et encore moins se saisir de ces instants limites de sa vie que sont la naissance
et la mort. II ne lui reste alors que I'expérience littéraire par laquelle il se donne
l'illusion de se saisir de l'insaisissable, le temps de vie de I'idée. La dimension
métonymique est transformée en relation métaphorique. Le compositeur
organise autour du topos de la fin, le parallèle entre I'œuvre et la vie.
Les fragments du Journal sont orchestrés autour de la réflexion sur la
mort, de même que le commentaire du compositeur à partir du dialogue
intérieur. II se présente sous la forme de I'expérience du regard des jeunes sur
la génération antérieure celle de Claude Mauriac. Vers la fin de la vie, il
constate l'état de paix intérieure qui lui permet d'avancer l'hypothèse de
l'inexistence de l'histoire qu'il déduit du constat de l'identité intime de I'être en
dépit du temps biologique et des changements physiques que subit le corps.
Avec I'intertextualité, il argumente la permanence de cette idée à travers I'étude
de Goerges-Arthur Goldschmidts sur Rousseau'. Dans un premier temps
Spinoza lui permet de valider son hypothèse de ((l'invariabilité)) de 1' ((être-soi»
par ((cette découverte: le non-vieillissement du soi.)). Dans un second temps, la
référence à Nietzsche explicite et développe cette découverte de la
permanence de I'être par «le refus de l'histoire)). Ces concepts ((Invariable
intensité du soi, ici ; débarrassé de toute illusion temporelle, non-vieillissement
du soi, là, c'est exactement le temps immobile.)) (T1,6: 446).
L'insertion de I'étude de Goerges-Arthur Goldschmidts soutient la
réflexion de Claude Mauriac sur le temps immobile. II affirme la permanence de
I'idée à travers l'éphémère vie du corps. L'analogie entre le corps et I'œuvre
repose sur le fait qu'ils sont perçus tous deux comme réceptacle de «l'idée». Le
sens de I'œuvre réside dans l'espace qu'elle offre à l'exercice de la pensée. Si
le journal ((était mon recours, mon secours)) les gestes de la composition sont
ces ((besognes)) qui ((m'aidait à vivre: l'appréhension, la possession de cette
vie même recréée dans une œuvre.)). (T1,6: 444-445. 18 avril 1978). Le choix
du matériau et de l'objectif prédéfinit sont justifiés et validés par l'analogie de
l'expérience de Jean-Jacques Rousseau telle que Claude Mauriac la retrouve
formulée chez Goerges-Arthur Goldschmidts ((Avec Rousseau, la philosophie
(...) devient publiquement ce qu'elle a toujours été secrètement: un acte
biographique.)) (T1,6: 446). Néanmoins, on ne peut que s'interroger sur ce
niveau de I'être qui serait invariant. II semble toutefois qu'il est distinct de la voix
((je)) qui, elle, est caractérisée par des transformations au cours des différentes
étapes de la création du Temps immobile. Le sujet du Journal est transformé en
objet d'expérimentation, le diariste produit du texte tandis que l'acte essentiel
du compositeur est de manipuler cette matière. Pour la réalisation du Temps
immobile, si l'identité entre les différentes voix est attestée par le compositeur,
l'instance qui les subsume indique leur différentiation nécessaire et
essentiellement temporelle comme le signale la datation. C'est en effet grâce à
ces distances traversées de part en part que le compositeur brisant l'ordre
chronologique expérimente l'évolution ou la permanence de I'être. L'œuvre
opère nécessairement une variation du statut du sujet et d'acteur. A qui ou à
quel niveau de I'être peut-on appliquer la notion ((d'invariabilité » ? II apparaît
qu'il ne coïncide pas avec le sujet de la création littéraire. L'identité de cette
instance est figurée par ce «noyau» :
« J'avais voulu, à un certain moment, que ça ne change plus - et ça changeait, bien sûr ... (...) par le frottement, oui, sur nos parois, mais qu'à l'intérieur, il y avait ce dur noyau qui restait intact, inchangé. (Un moment viendra pourtant (je me demande s'il n'est pas venu pour moi) où ce noyau lui-même sera atteint ... Je constate seulement que même la mort de mon père n'a pas remis le temps en marche, qu'il y faudra une catastrophe plus grande encore, si possible.» (T1,6 : 419. 4 janvier 1975).
1 ((Goerges-Arthur Goldschmidts, Rousseau ou l'esprit de solitude» (TI,6 : 445). Les énoncés en italique sont extraits de cette étude.
358 358
La composition représente le travail d'élagage (par prélèvement des
fragments dans la masse du Journal) des différences superficielles par le
frottement, l'articulation de ces fragments, le rapprochement d'instants éloignés
afin de dégager le «noyau» qui à l'image de l'atome est ce composant
indivisible. Ce faire littéraire de la composition vise donc à provoquer une
catastrophe, dans le sens de désorganisation, contrôlée et provoquée au sein
de la chronologie. Par le prélèvement de ((blocs de temps)), le compositeur
mime la catastrophe. Le pouvoir de l'être sur la vie s'exerce par un rapport
complexe du sujet à son œuvre mêlant métonymie et métaphore dans le
mouvement d'une ((conscience réflexive))' (T1,6: 445). L'expérimentateur étudie
les mouvements de la pensée, les étapes de la vie de l'idée pour tenter de
saisir et comprendre par transposition métonymique le fonctionnement de la vie.
L'œuvre ainsi créée est l'expression du pouvoir de maîtrise exercée sur la vie
par œuvre interposée. Le temps de la réflexion sur la création littéraire est celui
de l'illusion. Qu'est-ce qui se passe après que l'œuvre soit projetée dans le
champ de la communication ?
L'exigence de réside, me semble-t-il, dans la volonté de faire la
vérité sur l'effort littéraire déployé pour s'imposer sur la scène littéraire. Avec Le
Temps immobile, le compositeur rétablit la vérité sur son rôle et sa place dans
l'école du Nouveau Roman. En 1956, il publie un article en soutien à Nathalie
sarraute' (T1,6 : 99. 11 juin 1958). 11 est le premier à encourager l'éditeur
Jérôme Lindon (T1,6: 119. 4 juin 1959). 11 a œuvré au rapprochement entre les
anciens et les nouveaux romanciers et a organisé à cet effet, à son domicile, la
rencontre entre François Mauriac et le groupe d'avant-garde, en l'occurrence
Nathalie Sarraute et Alain Robbe-Grillet. (T1,6: 117-120. 4 juin 1959).
Le processus d'individuation se poursuit précisément lors de son
intégration au groupe. Le néologisme ((alittérature)) insiste sur le double
processus d'intégration et d'individuation au sein même du Nouveau Roman
dont témoigne photo sur laquelle il ((figure à ma place, modeste.)) (T1,6: 425. 5
1 Expression également extraite de l'étude de Goerges-Arthur Goldschmidts citée ci-dessus. 2 (TI,7: 194.10 avril 1977, 194-198.30 novembre 1976 et 198.24 avril 1982).
359
décembre 1976). Même s'il est intégré à ce groupe des nouveaux romanciers, il
se doit encore de préciser ses choix littéraires au sein de ce qu'il appelle «notre
triste humanité intelle~tuelle»~ (T1,9: 201. 24 juin 1957).
1 Avec l'article : Claude Mauriac, (Nathalje Sarraute et le nouveau réalisme », Preuves, n072, févr. 1957, pp. 76-8 1. 2 En référence à ce qu'il ressent comme de l'indifférence, de l'insensibilité de sa société aux guerres et à la misère dans le monde. (T1,8: 159.9 septembre 1942).
360 360
Chapitre 2. Les perturbations de la communication'
Le Temps immobile permet de cerner de l'intérieur la complexité du
champ de la réception. De nombreux fragments focalisent sur le rôle des
éditeurs et des critiques littéraires qui occupent ce champ intermédiaire défini
entre l'auteur et le lecteur. C'est par le biais des dialogues enregistrés par le
diariste que nous allons approcher ce système relationnel instauré autour de
l'œuvre publiée. Le projet global du compositeur dans le sixième tome
précisément le chapitre premier «Les Ramiers fraternels)) est de présenter par
une composition en arabesque, l'esthétique, l'identité politique et le rôle et la
place dans l'histoire littéraire au cours de la deuxième moitié du XXe siècle et
plus précisément la période 1958-1963. (T1,6: 98-138). Les fragments sont
organisés autour des rencontres des nouveaux romanciers. Le compositeur
nous offre une représentation du groupe du Nouveau Roman vue de l'intérieur,
à travers le regard et le témoignage d'un de ses membres. Tout d'abord
comment se présente la communication au sein du groupe du Nouveau Roman ?
La composition générale de ces pages (T1,6: 98-138) est organisée
autour de trois figures principales : d'abord un gros plan sur Claude Mauriac,
puis sur Nathalie Sarraute, et enfin un éclairage sur Alain Robbe-Grillet amorcé
lors de la rencontre avec le général président de Gaulle «au salon de I'Elysée »
au cours d'une réception en l'honneur des ((personnalités des Arts et des
~ettres»* (T1,6 : 138-139.13 février 1965). Cette rencontre sert de point de
départ à la quête du fragment qui atteste de la dernière présence de Claude
Mauriac dans les salons, «en habit)).
1 Nous nous sommes largement inspirée du chapitre de l'ouvrage de Bernard Mouralis, Emmanuel Fraisse, Questions générales de littérature, Paris, Seuil, 2001, pp. 62-77. Au cours de cette soirée, Claude Mauriac est invité en qualité d'écrivain par le général de Gaulle, qui le
confirme et lui reconnaît ce statut. (TI,6: 165. 6 mai 1965).
36 1 361
L'accueil de son ouvrage critique de L'Alittérature contemporaine est
développé sur les pages 98-104 du sixième tome. Ce fragment enclenche la
mise en scène de la vie d'écrivain par la référence à un extrait du journal de
Simone de Beauvoir, en date du 3 juin 1958. (T1,6: 98). Cette intertextualité
place la composition sous le signe de la question de l'engagement de I'écrivain,
dans cette deuxième moitié du XXe siècle. Selon la composition, la
méconnaissance de l'écrivain Claude Mauriac dans les milieux littéraires trouve
sa signification au sein des relations internes au groupe du Nouveau Roman et
aux conditions qui ont déterminées l'organisation et la représentation de ce
nouveau mouvement littéraire.
Si l'on tient considère la chronologie de ses publications dans les
journaux, le discours critique a toujours été chez Claude Mauriac accompagné
du discours romanesque. Dans L'Alittérature contemporaine', la délimitation du
corpus des œuvres analysées comprend deux parties2. Dans la seconde qui
inclut Alain Robbe-Grillet, Claude Mauriac étudie les auteurs dans l'ordre
respectif: Vladimir Weidlé, Jean Rostand, Roger Caillois, Roland Barthes,
Dionys Mascolo, Cioran, Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute. Le choix de
ces auteurs est significatif de sa vision personnelle de
((I'Ecole du Nouveau Roman (qui) a été construite de toutes pièces par des journalistes et, dès lors a existé, de même à la suite d'un dossier réuni par Bernard-Henri Lévy pour les nouvelles littéraires, idée reprise peu après sous une forme légèrement différentes par le Nouvel Observateur» (T1,IO : 162.27 juillet 1976).
II aborde le Nouveau Roman dans une perspective diachronique en
organisant les œuvres de ces auteurs dans la suite des expériences littéraires
antérieures. II rapproche les écrivains par leur esthétique et la préoccupation
existentielle qui les sous-tend. Lors de la publication de cet ouvrage, il justifie
I Claude Mauriac, L 'Alittérature Contemporaine, Paris, A. Michel, 1958. Une deuxième édition revue et augmentée est publiée en 1969 chez le même éditeur.
La première comprend les auteurs suivants : Franz Kafka, Antonin Artaud, Henri Miller, Michel Leiris, Samuel Beckett, Georges Bataille, Albert Camus, H ~ M Michaux, Georges Simenon.
son succès et sa reconnaissance par la coïncidence avec l'actualité littéraire :
((Rares articles mais excellents. Lettres nombreuses : il semble que mon
Alittérature soit parue au bon moment.))' (T1,6: 98. 10 mars 1958). Cette étude
critique vise à surmonter l'indifférence du public à l'endroit de ((cette société
presque secrète encore, baptisée ici pour la première fois et qui fera de plus en
plus parler d'elle: l'alittérature.~~. A l'intention du public, ce néologisme a pour
fonction d'identifier un groupe littéraire en formation. Soulignée par les
modalisateurs épistémiques, l'indétermination de l'auteur tient à son humilité
mais laisse entrevoir la complexité des relations au sein du nouveau courant
littéraire. Dans ses critiques littéraires, il signale ses affinités et ses oppositions,
notamment avec l'esthétique de Robbe-Grillet . De plus, le terme
d'«alittérature~~ véhicule l'exhortation à poursuivre I'effort authentique dans le
renouvellement de l'objet littéraire. Ce terme a été forgé à partir de l'intitulé
((Idées directrices pour une phénoménologie)) du philosophe ~usserl'. Après la
présentation de l'extrait, il affirme que :
«la pensée de l'un enchaînant sur la pensée de l'autre, soit qu'elle ait devinée, qu'il y ait eu transmission de pensée ou réponse immédiate, soit qu'un même spectacle, un même bruit aient amené les mêmes associations d'idées dans des esprits différents.» (T1,6: 377-378. 20 février 1962).
La représentation même de cette lecture visualise la coïncidence de la pensée
philosophique avec celle élaborée à partir de textes littéraires et désignée par le
concept d' ((aiittérature~. Ce néologisme caractérise la tension vers l'invisible et
ce vers quoi chaque «auteurs() honnête(s)» se doit de tendre. L'Alittérature est
I'effort authentique pour tenter de formuler l'enjeu indicible de la tension de son
I Il avait publié un an plus tôt, un article remarquable intitulé «L'Alittérature», Le Figaro littéraire, 14 nov. 1956. Mais l'appellation Nouveau Roman qui résonnait déjà fortement lancé par Bernard Dort, « tentative de description », Cahiers du Sud, n0334, avril 1955 ( numéro spécial : « A la recherche du roman ») et qu'amplifia Henriot.
Claude Mauriac, ({L'Alittérature », Le Figaro littéraire, 14 nov. 1956. op. cit., p. 233-242.
4 II tire un bénéfice psychologique de tous les situations de communications autour de son œuvre même lorsqu7il en est exclu «Sans avoir fait fortune, le mot que j'ai crée, alittérature, est parfois employé sans référence à mon nom, ce qui est tout de même un signe de réussite » (TI$ : 364-366.21 décembre 1958).
être vers l'écriture : ((appel au secours chez Kafka, (...) Aboutissant au silence
chez Rimbaud, à la page blanche chez Mallarmé, au cri inarticulé chez Artaud,
I'alittérature en allitérations finit par se fondre chez ~ o ~ c e . ) ) ~ . Dans cette
expérience littéraire et métaphysique, le mérite d'Alain Robbe-Grillet a été
d'ouvrir une voie vers ((autre chose que le constat de i'impuissance ou de la
folie)). Tout en lui reconnaissant sa place dans la progression des mouvements
littéraires, Claude Mauriac reste sceptique quant aux choix esthétiques d'Alain
Robbe-Grillet. Ce dernier défend la neutralité du regard, la focalisation quasi
exclusive sur les choses et la négation de toute forme de relation avec l'être.
Pour Claude Mauriac : ((Cette phénoménologie romanesque est elle-même
trompeuse, mais elle est susceptible de faire illusion quelque temps~~ . A cette
vision strictement objective de la réalité, Claude Mauriac oppose et insiste sur
la subjectivité, la réflexivité qui développe différents niveaux pour aboutir au
mouvement spéculaire dont la formule spécifiquement claudemauriacienne est:
«ce regard plus profond qui, en vous, vous regarde regardern4. Dans ce conflit
de représentation et avec le recul temporel, on ne peut que constater l'absence
d'usage de ce néologisme aalittérature)) et le choix par la critique littéraire du
vocable du ((Nouveau ~ o m a n ) ) ~ .
Ce conflit au sein du Nouveau Roman est mis en scène dans Le Temps
immobile. L'acteur principal Alain Robbe-Grillet est principalement caractéristisé
la contradiction du dire et du faire et pour ses tentatives d'hégémonie au sein
du groupe. A ce titre, le discours rapporté témoigne des visées du conseiller
littéraire des éditions de Minuit : il ((m'avait dit que l'école que j'avais baptisée
sous le nom d'alittérature faisait déjà parler d'elle.)) (T1,9 : 202. 24 juin 1957).
Claude Mauriac a en effet publié deux articles sur Alain Robbe-Grillet (.1956) et
' Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. De l'allemand par Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 1985. Par ce néologisme d'Allitérature, Claude Mauriac redonne une nouvelle dynamique au concept «work in progress)) de James Joyce. 2 Claude Mauriac, L 'Alittérature Contemporaine, op. cit., p. 10. 3 Op. cit., p. 241. 4 Op. cit., p. 242. 5 En témoigne les intitulés des œuvres des nouveaux romanciers : Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Le Seuil, Ecrivains de toujours, 1973 ; Pour une théorie du Nouveau Roman, Le Seuil, « Tel quel », 1971 ; Problèmes du Nouveau Roman, Le Seuil, «Tel Quel», 1967. Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Minuit, 1963. Simone de Beauvoir a utilisé ce terme d' aalittérature D dans une argumentation de réfutation.
3 64 364
Nathalie Sarraute (1956) antérieurs à sa première étude systématique citée
plus haut. Le discours réactualisé de Robbe-Grillet sous-entend l'acceptation du
néologisme pour désigner le groupe en formation :
«Je (Claude Mauriac) me trouvais donc «entre mes deux grandes admirations)), et Robbe-Grillet disait : «Toute I'alittérature est là !D, m'y englobant mais seulement en tant que critique, et je répondais : (( Nous posons pour la postérité devant un objectif inexistant, ce qui convient on ne peut mieux à l'école allittéraire.)) (T1,9: 202. 24 juin 1957).
L'insistance sur le travail du critique' exprime sa volonté de contrôler et de
délimiter du champ d'action de chacun. De plus, de nombreux travaux de
critique littéraire ont mis en évidence l'hégémonie exercée par Alain Robbe-
Grillet lors de la formation du groupe. La rupture d'Alain Robbe-Grillet avec le
théoricien Jean Ricardou, ce dernier souvent qualifié de dogmatique est scellée
lorsque Jérôme Lindon et Robbe-Grillet refusent le ((Manuscrit de Problème du
Nouveau Roman, au motif plus ou moins inavoué, que la place de théoricien est
déjà prise par ~obbe-~r i l let . ) )~. Ce dialogue traduit une tension implicite autour
de la désignation du groupe que tente de fédérer le conseiller littéraire3 par le
choix du néologisme. Claude Mauriac en souligne l'ambiguïté en rapport avec
la possibilité d'existence réelle d'un tel groupe. La possibilité de
I'autodésignation va être recouverte par le discours critique qui instaure la
polémique autour précisément des œuvres et de la personne d'Alain Robbe-
Grillet. L'appellation de «Nouveau Romam apparu sous la plume de Bernard
' Roger-Michel Allemand, par le recensement de la production d'Alain Robbe-Grillet conclue que « Ses activités principales sont donc celles d'un critique », in « Débuts et fins du ((Nouveau Roman B, Le « Nouveau Roman » en questions, no 4 : « Situation diachronique D, Lettres modernes, coll. « La Revue des Lettres modernes » / (( L'lcosathèque (20th) D, Paris, 2002, p. 16.
Roger-Michel Allemand, op, cit., p. 30. D'abord lecteur puis conseiller littéraire, poste qu'il occupe jusqu7en 1985 et à auquel il est parvenu
suite aux démissions successives de Georges Lambrichs (d'origine Belge, engagé par son ami Vercors (pseudonyme de Jean Bruller, premier fondateur avec Pierre de Lescure des Editions de Minuit) qui a réussi à publier Les Gommes de Robbe-Grillet malgré le refus de Lindon qui ne voulait pas prendre de risques financiers avec ce roman. Cf. « Le Chemin de Georges Lambrichs D. [Entretien croisé] par Gilberte Lambrichs et Louise L. Lambnchs, in La Revue des revues, no 32,2002, Paris, p. 52-69) puis de Jacques Brenner (pseudonyme de Jacques Meynard (1922- se suicide en 2001). 11 rejoint la maison d'édition Julliard puis à partir de 1968, Grasset.).
~ o r t ' en 1955 n'a retenu l'attention de la critique qu'avec l'article de Henriot en
1957. Emile Henriot va promouvoir involontairement Alain Robbe-Grillet au rang
de ((chef de file)) de «la nouvelle école du roman))'. Avec Jérôme Lindon, Alain
Robbe-Grillet officialise ce vocable par l'utilisation de majuscules.
Rétrospectivement Claude Mauriac affirme que
«le nouveau roman » (...) ne signifiait rien (invention d'éditeurs et de critiques) et en quoi il avait un sens (faire autre chose que Balzac et Mauriac, parce qu'on ne pouvait faire mieux).» (TI,I: 145-146. 20 avril 1972).
Le choix de cette appellation peut être ressenti comme la manifestation d'une
revanche. L'article consacré à Alain Robbe-Grillet met en relief les
contradictions entre le discours de l'auteur en rapport au contexte hostile de la
réception de ses œuvres et celui de sa ((phénoménologie romanesque en elle-
même trompeusen4. De plus, on peut y voir une stratégie de mise à l'écart qui
relève des divergences esthétiques au sein du Nouveau Roman. L'inadéquation
entre l'orientation définie par le chef de file autoproclamé et celle contenue dans
le terme d'alittérature est évidente. L'allitérature signifie avant tout la
reconnaissance de la pensée en mouvement, l'effort intemporel et universel. II
ne peut caractériser l'œuvre de
((Robbe-Grillet (qui) ne demande qu'une chose : qu'il soit parlé de lui comme d'un auteur que l'on ne peut rattacher à personne d'autre dans le passé. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir que de voir mon père écrire qu'il perd le souffle dans son univers opaque!» (T1,6: 118. 4 juin 1959).
S'il y a en effet nécessité d'innover, c'est que l'art du récit dans la voie
traditionnelle a été conduit à la limite de sa perfection. Claude Mauriac insiste
sur le rapport auteurllecteur. Tous deux doivent mettre à l'épreuve leur
' Bernard Dort, ((Tentation de description », Cahier du Sud, No 334, avril 1955 ( numéro spécial : « A la recherche du roman ». Cf. Danièle Bajomée, Vingt ans après ... Essai de situation du Nouveau Roman, thèse de doctorat, Université de Liège, 1977.3 vol., t.1, p. 33.
Emile Henriot, Le Monde, 13 novembre 1957. Claude Mauriac, L 'Alittérature contemporaine, A. Michel, Paris, 1958, p. 233-242.
4 Claude Mauriac, op.cit., p. 241. Nous verrons plus loin l'approche critique des choix esthétiques de Robbe-Grillet.
366 366
compétence et leur vigilance pour une appréciation maximale du texte. Pour
prendre un exemple, L'Agrandissement est un essai romanesque autour de la
notion du dialogue intérieur. Le narrateur hétérodiégétique voyage dans
l'univers de la littérature à la recherche de l'origine du dialogue intérieur. II en
trouve une première manifestation chez Balzac dans Le cure de ours' :
«Balzac avait tout découvert, même le dialogue intérieu?.)). Dans un second
temps, il repère ses différentes représentations dans les faits divers de la vie et
les relations quotidiennes. Le discours romanesque est une superposition de
discours critique et didactique. Le discours critique dévoile les différentes
étapes de l'évolution du travail littéraire: en latence, ou en formulation puis dans
ses diverses manifestations. Enfin avec l'insertion du métatexte dans le roman,
le procédé littéraire devient l'objet d'expérimentations diverses. Le travail du
critique comparatiste consiste à reconnaître ce qui est latent chez les
prédécesseurs en vue d'une exploitation maximale. Telle est la démarche de
Claude Mauriac et l'objectif de ses essais critiques L'Alittérature
contemporaine3 et De la Littérature à l'alittérature4. Avec ce dernier, Claude
Mauriac envisage la littérature d'un point de vue diachronique de Froissart à
Flaubert et s'inscrit dans la logique de Réperfoires I, 11, 111, de Michel ~ u t o ? . II
tente de ({provoquer à l'aide de nos découvertes)) les textes les plus anciens
pour y déceler la présence de ce qu'il appelle I'allitérature, c'est-à-dire, toutes
les techniques narratives ou typographiques qui marquent «un changement de
plan dans expression»^. Par la confrontation diachronique des œuvres, il fait remonter ce qui est
en germe chez les prédécesseurs jusqu'à la conscience littéraire
contemporaine. Cet essai proclame la vérité sur la signification de l'innovation
en littérature. II dément les prétentions de Robbe-Grillet qui affirme avoir
innover la description romanesque par l'exploitation des techniques
1 Balzac, Honoré de, Le Curé de Tours. Pierrette, intro et notes par Maurice Allem, Paris, Garnier Frères, 1961.
Claude Mauriac, L 'Agrandissernent,op. cit., p. 41. Claude Mauriac, L 'Alittérature contemporaine, A. Michel, Paris, 1958.
4 Claude Mauriac, De la Littérature à I'alittérature, Grasset, Pans, 1969. 5 Michel Butor, Répertoire 1, II, III, Paris, Minuit, 190, 1964, 1968.
Claude Mauriac, De la Littérature à I'alittérature, Paris, Grasset, 1969. «mise à jour de la seconde édition de I'Alittérature à I'alittérature, parus depuis. » (TI,6 : 278. 15 juin 1969).
367 367
cinématographiques «ce qui le serait sans le précédent de Francis Ponge D'.
La figure du critique est celle d'un contemporain, dont les nouvelles
compétences sont enrichies grâce à l'évolution des techniques
cinématographiques et au décloisonnement de la littérature. Le discours critique
chez Claude Mauriac décrit et opère le passage de l'actualisation de I'idée en
germe, de son état de latence, à sa reconnaissance, puis théorisation. Le
procédé identifié devient le matériau d'exploitations diverses. Dès lors, le terme
même d'innovation n'a plus de sens, si ce n'est dans sa précision par les
termes de conscientisation et d'application. Claude Mauriac révoque I'idée
même d'innovation car:
«Nos romans ne seront pas plus nouveaux que ceux de nos prédécesseurs. Comme les leurs, ils seront mauvais ou ils seront bons, ils seront manqués ou ils seront réussis.)) (T1,9: 212. 3 décembre 1957).
Dans toute sa production littéraire, l'auteur reste convaincu que l'apport du
nouveau roman consiste en un travail d'amplification et de diversification au
niveau formel. L'auteur paraît non plus sous la figure du créateur mais celle
d'un technicien investi du rôle de la mise en oeuvre d'un procédé. Avec
l'utilisation des différents niveaux de réalisation du dialogue intérieur et ce à
l'instar de Nathalie Sarraute, il plonge dans infinitésimal»^ vers l'invisible.
L'exemple le plus évident est le Temps Immobile :
(~Vémars, 15 juillet 1963. Or, l'œuvre que j'aimerais non pas laisser (qu'importe) mais avoir réalisée, c'est celle, sur le Temps, qu'il m'est possible de bâtir à partir de ce Journal, dont j'ai apporté ici quelques anciens cahiers, au cas où je me déciderais à commencer, ou à essayer de commencer, ce travail vertigineux sur une vie sans histoire, dont je ne puis même pas écrire qu'elle n'intéresse que moi (...) mais dont I'inintérêt, très général et banal, peut en cela même présenter pour les lecteurs éventuels, eux aussi emportés par le temps, un intérêt essentiel, fondamental, ces événements infimes, ces réactions interchangeables (ne parlons pas de pensées !) valant, au-delà de tout pittoresque, du fait de leur inanité même, marquant, ponctuant le déroulement du temps. » (Ti,? : 102)
1 Claude Mauriac, L 'Alittérature contemporaine, op.&., p. 241. 2 Claude Mauriac, L 'Alittérature contemporaine, op.cit., p 244.
En somme, le refus de la terminologie Claudemauriacienne peut être
compris au regard des tentatives de contrôle et de gestion déployées par Alain
Robbe-Grillet comme le démontre clairement l'article de Roger-Allemand'.
L'histoire du groupe dévoile la double stratégie d'Alain Robbe-Grillet. La
première offensive, lorsqu'il se saisit des opportunités liées à l'émergence d'une
nouvelle tendance littéraire dans les années d'après guerre, renforcée par la
présence simultanée des nouveaux romanciers dans l'espace parisien, comme
Samuel Beckett et Nathalie Sarraute. La seconde stratégie qui est défensive se
rapporte à l'effort déployé pour contrôler l'organisation du groupe littéraire et
gérer son image par rapport à la réception littéraire. Cette volonté fortement
contestée est ressentie par Claude Mauriac dans ses relations
interindividuelles :
«Je n'ose dire, étant en cette compagnie (Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute) critique et non romancier, n'ayant de valeur que comme critique.)) (T1.6: 99. Il juin 1958)'.
Le pouvoir sur le groupe se manifeste sous forme d'une force réductrice qui
bride la parole et la capacité à réduire voire même à nier les compétences des
membres du groupe. A l'aveu de l'inexistence du groupe par le fédérateur lui-
même succède sa désagrégation en 19613. De même chaque écrivain ne tarde
pas à exprimer haut et fort son désaccord et à revendiquer la spécificité de son
expérience littéraire Cette période de dissolution coïncide avec la naissance de
l'idée du Temps Immobile en 1963~. 11 faut noter qu'aucune œuvre de Claude
Mauriac n'a été publiée aux éditions de Minuit.
' Roger-Michel Allemand, «Débuts et fins du ((Nouveau Roman », in, Le «Nouveau Roman» en questions, no 4 : ((Situation diachronique)), Paris ; Caen, coll. «La Revue des Lettres modernes» / « L'lcosathèque (20th) D, 2002, p. 17-22.
11 semble que cette reconnaissance restrictive découle, dès leur première rencontre en 1957, de la relation avec Alain Robbe-Grillet et de l'humilité de Claude Mauriac, alors que Nathalie Sarraute lui parle volontiers de ses romans. (T1,IO :202.24 juin 1957). 3 Roger-Michel Allemand, «Débuts et fins du Nouveau Roman D, op. cit., p. 24-25.
Le projet du commencement explicite de la composition du Temps Immobile est mentionné dans les dernière lignes du premier volume (TI,] 547. 23 septembre 1963). L'influence de l'autre, de l'extérieur sur la performance littéraire apparaît lors de la mort de François Mauriac le 1" septembre 1970. 11 semble qu'elle a permis la liberté de l'auteur et la libération de l'énergie créatrice (TI,6 : 324-325. 8 décembre 1970) mais qu'en outre, elle a créée l'urgence de la résurrection du père par le geste de la création littéraire. La liberté recouvrée donne à chacun de l'amplitude dans la poursuite de ses recherches, telle que l'a constaté Philippe Dulac qui s'interroge sur le devenir du Nouveau Roman : « Alors, le Nouveau
369
Au sein du Nouveau Roman, la notion de réfiexivité est au cœur de la
polémique esthétique. Le point de vue réflexif fonctionne sur le paradoxe, il
confond objet et sujet tout en instaurant, à un second niveau leur nécessaire
disjonction. La subjectivité est première mais le sujet vise l'objectivité au cœur
de la subjectivité instaurée par la distanciation. Le sujet se pose en tant qu'objet
d'analyse, en mettant en scène son histoire, sa pensée et celle d'autrui. Avant
d'aborder l'analyse de la divergence entre Alain Robbe-Grillet et Claude
Mauriac autour de la réflexivité, nous allons décrire à travers la relation de notre
auteur à Nathalie Sarraute une autre forme de perturbation de la
communication littéraire.
Le champ des intermédiaires
Par la publication de son œuvre, Nathalie Sarraute, selon Claude
Mauriac, sollicite et attend la parole, la réaction d'autrui à son œuvre lui étant
nécessaire :
((aucune manifestation de sa réussite ne la tranquillise, elle a besoin sans cesse d'être rassurée - et c'est cela qu'elle attend de moi, suscitant des compliments, non certes par vanité, mais bien plutôt pour cette raison qu'il y va pour elle de sa paix intérieure. )) (T1,6: 110. 30 juin 1958).
Parole amicale, «rassurante», ou simplement voix, sonorités, l'auteur se
positionne en récepteur de paroles qui pourraient atténuer ses propres voix
intérieures, obsessionnelles. Car ce qui est en jeu c'est cette tension vers un
état de ((tranquillité)), de ((paix intérieure)). Or, les voix d'autrui ne semblent
dans le cas de Nathalie Sarraute n'avoir aucun pouvoir lénifiant voire
neutralisant. Le sens véritable de l'œuvre apparaît, me semble-t-il, lors de sa
réception comme appel en attente d'un signe en retour. L'œuvre est un acte de
sollicitude, une nécessité existentielle. Selon cette perspective, sa fonction
apparaît essentiellement conative.
Roman, défunt ? Non. Seulement libre. », in «Le Nouveau Roman en liberté», in Universalia 1982. Les événements, les hommes, les problèmes en 1981, Encyclopédia Universalis France, Paris, 1982, p. 449.
Les conversations de Claude Mauriac avec Nathalie Sarraute éclairent
les premiers temps de la «vie d'écrivain» et de la difficulté à atteindre le public
des lecteurs. Le discours rapporté par le diariste met en scène I'écrivain aux
prises avec les instances intermédiaires dont le rôle est l'évaluation en vue de
la publication de l'œuvre. Ces figures décrivent un réseau complexe au sein du
champ littéraire.
- Je ne vis pas Sartre. Adrienne Monnier, qui me chaperonnait à cette époque, me dit qu'il ne voulait voir personne et elle dit à Sartre que je ne sortais pas de chez moi. Lorsqu'à l'occasion de la Résistance, je rencontrai Sartre de nouveau, sous l'Occupation, nous nous expliquâmes sur ce malentendu. (. . . ) )) (Tl,6: 106. 24 juin 1958).
L'intermédiaire est ici un auteur reconnu qui par sa notoriété a le pouvoir de
faciliter l'accès aux instances éditoriales. Or, cette rencontre entre écrivains
dépend d'un autre intermédiaire figuré ici par Adrienne a on nie?. La fonction de
médiatrice de cette dernière est établie et reconnue mais dans ce cas, et selon
le discours de Nathalie Sarraute, son rôle actantiel est celui d'opposant et non
d'adjuvant. Plus tard, la rencontre effective et fortuite de Nathalie Sarraute et de
Jean-Paul Sartre établit la vérité sur le rôle véritable de leur intermédiaire. Le
commentaire de Claude Mauriac sur le discours de Nathalie Sarraute illustre
l'ambiguïté de cette instance :
«Sans le dire nettement, Nathalie suggère, laisse entendre, nous amène à avancer nous-même que T., sous prétexte d'aider à la publication de Porfrait d'un inconnu par Gallimard, fit le nécessaire pour le rendre impossible.)) (T1,6: 100. Il juin 1958).
L'intermédiaire ferait dans ce cas échec à la communication directe entre
l'institution éditoriale et l'écrivain. Dans les deux cas, la tromperie, vérifiée et
supposée de l'intermédiaire joue de la distance arbitraire mais réelle entre
l'auteur destinateur et le destinataire. Cette instance représente un pouvoir
' De 191 5 à 1951, Adrienne Monnier a animé «La Maison des Amis des Livres*, la fameuse librairie du 7, nie de l'Odéon, en face de la librairie "Shakespeare and Company" dirigée par Sylvia Beach, sa compagne. Toutes deux auront joueront un rôle capital dans la vie littéraire de l'entre deux guerres. Ces deux femmes, libraires, éditrices, traductrices et animatrices de revues, ont contribué à la circulation des savoirs, des idées et des langues dans les années 20 et 30. Cf. Laure Murat, Passage de l'Odéon - Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l'entre-deux guerres, Paris, Fayard, 2003.
négatif qui contrarie la communication'. L'organisation, les structurations des
liens, loin de faciliter la communication, se constituent en obstacle dans le
parcours de l'écrivain. Le discours de Nathalie Sarraute dévoile la complexité
de l'organisation du champ de la réception littéraire. Dans les deux cas,
I'intermédiaire maintient volontairement la distance entre les deux interlocuteurs
et par conséquent avec le lecteur.
Même lorsque le contact est établi entre les représentants de l'institution
éditoriale, la communication avec le lecteur demeure improbable : «Les deux
premiers romans de Nathalie Sarraute et le premier (restés inédit) d'Alain
Robbe-Grillet ont été refusés par Gallimard.)) (T1,6: 100. 11 juin 1958) ou cet
autre énoncé : ((Tropismes, refusé par Gallimard, (une lettre de Paulhan faisant
quelques compliments mais disant qu'il voulait un roman)» (Tl,6 : 106. 24 juin
1958). ((Gallimard)), «Paulhan» représentent le lecteur en puissance2, la
conscience littéraire officielle, autorisée. L'inintelligibilité de I'œuvre par cette
instance est significative de l'inadéquation de I'œuvre avec son époque.
L'empressement de Gaston Gallimard à publier les œuvres de Nathalie
Sarraute est précédé de la critique favorable des écrivains notoirement connus.
Le parrainage nécessaire du nouvel écrivain conditionne l'accès à l'édition3, il
force la conscience littéraire. Or, la notoriété de I'intermédiaire ne suffit pas,
l'évolution de la conscience littéraire semble être tributaire du temps.
L'expérience de Nathalie Sarraute nous fournit deux exemples de
l'inefficacité des adjuvants à la publication. En 1939, «Une lettre de Sartre et
une de Max Jacob)) en faveur de Tropismes (T1,6 :106. 24 juin 1958) n'ont eu
aucun effet sur les instances éditoriales. En outre, la publication réalisée,
I'œuvre n'atteindra pas le lecteur, malgré les encouragements de l'éditeur :
((Denoël comprenant parfaitement le propos de l'auteur, publiant le livre,
l'encourageant, lui disant : «Mais c'est une mine que vous avez trouvée.)). Le
drame de la seconde guerre mondiale éclipse toute manifestation de la vie
' La rencontre de Nathalie Sarraute et de Claude Mauriac devait être organisée par un tiers Nicole Vedrès (1 9 1 1-1 965) qui ((fut longtemps le seul lien entre nous, se promettant de nous faire rencontrer - ce qui finit par avoir lieu sans qu'elle y fût pour rien . . . (TI,9 : 204.24 juin 1957). 2 Nathalie Sarraute s'était manifestée bien avant que Lindon découvre Beckett.
Ce parrainage n'est pas spécifique au nouveau roman. Claude Mauriac, en donne quelques exemples dans le théâtre (T1,6 : 163-1 64.4 février 1966).
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intellectuelle. II faudra donc attendre les années cinquante pour que le public
manifeste de l'intérêt pour l'œuvre de Nathalie Sarraute.
«Au delà de la Deuxième Guerre mondiale, chapelles, sectes et cercles littéraires ont refait surface. Ces compagnonnages contemporains s'opposent les uns aux autres, non seulement pour des raisons proprement littéraires et esthétiques, mais aussi au plan idéologique et politique. Marxistes, existentialistes, traditionalistes et Nouvelle Droite se disputent tour à tour les faveurs de l'opinion. On voit ainsi se développer certains formes de «terrorisme intellectuel» et se fortifie une intolérance générale.»'
Dans le récit de «sa vie d'écrivain)) Nathalie Sarraute ne mentionne aucun
repère temporel. Le recours à la chronologie littéraire montre que si Tropismes
a été écrit entre 1932 et 1937, ce n'est qu'en 1939 qu'il fut publié chez Denoël.
Le refus de Grasset mais surtout de Gallimard de publier persiste avec
Tropismes en 1939 puis Portrait d'un inconnu en 1948, préfacé par Jean-Paul
Sartre. Ce n'est qu'en 1953 que Gallimard reconnaît la valeur du roman
Martereau :
((Dites-vous bien de toute façon que je ne vous laisserai jamais partir. Jamais. Maintenant, faites-moi connaître vos conditions, je les accepte d'avance.. . D (T1,6 :1O6. 24 juin 1958).
Le désir de communication qui a mobilisé toute son énergie et nourri son élan
créateur semble être brimé par l'organisation du système éditorial. Initialement,
l'écrivain est inconnu et incompétent face au mode de fonctionnement de
l'édition. Ce système le soumet à une épreuve qui nécessite la mise en œuvre
de stratégies. La relation destinateur destinataire paraît quadrillée, canalisée, et
dépend, en outre, de la conscience littéraire. La résistance des instances qui
forment cette organisation est proportionnelle à l'intelligibilité de l'œuvre,
lorsque l'on considère l'auteur méconnu en la personne de Nathalie Sarraute et
celui dont le nom est connu Claude Mauriac. Dans ces différents cas,
l'intermédiaire interfère dans la relation au lecteur. Ces indices de personnes
construisent un réseau de relations sociales qui fait obstacle à la publication et
1 Française et Paul Gerbod, Introduction à la vie littéraire duXXe siècle, Paris, Bordas, 1992, p. 50.
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réduit le champ de contact avec le lecteur connu. La relation avec ce lecteur
connu est nécessaire, en tant qu'intermédiaire. II est la condition sine qua non
pour que I'auteur entre en contact avec les maisons d'édition. Ce lecteur est
caractérisé par son pouvoir de mobilité au sein des institutions littéraires. Par
contraste la valeur de l'œuvre importe peu, elle apparaît comme un objet dénué
de pouvoir.
Légitimité et stratégies de l'auteur
Alain Robbe-Grillet est la figure prétexte qui permet d'éclairer le
fonctionnement des institutions littéraires et de justifier le discours de la
démystification des institutions littéraires. Dans un premier temps, Claude
Mauriac s'interroge sur la légitimité de cet écrivain qui ((prétend être chef
d'école» (T1,6: 104. 14 juin 1958). Claude Mauriac souligne son inculture
littéraire «il y a quelques années à peine (je ne sais pas où il en est aujourd'hui)
il n'avait jamais lu une ligne de Proust!». Ce constat est confirmé par un témoin:
Marcel Schneider qui affirme que «rien ne pouvait laisser prévoir non seulement
qu'il écrirait un jour, mais même qu'il dût s'intéresser si peu que ce fût à la
littérature.». L'activité littéraire ne nécessiterait donc pas de culture littéraire. Or,
le discours de Claude Mauriac semble insister sur l'incohérence entre sa
formation professionnelle et le statut d'écrivain revendiqué par Robbe-Grillet:
d'«ingénieur agronome devenu romancier d'avant-garde qui intimide mon
père.)) (T1,6: 11 8.4 juin 1959).
A partir de la référence à Alain Robbe-Grillet, l'univers littéraire et
l'identité de l'écrivain sont illustrés dans leur diversité. Claude Mauriac accuse
Alain Robbe-Grillet de manipulation. II dévoile, en effet, ses procédés et leurs
conséquences sur le destinateur. La dénonciation est représentée sous forme
de dialogue dont le ton, le rythme bref, le lexique reflètent la polémique. Nous
avons vu auparavant, qu'Alain Robbe-Grillet détient et impose son pouvoir au
sein du groupe. Claude Mauriac démystifie son adversaire en dévoilant «le
mécanisme de l'opération que sa jeune ambition avait montée et réussie...))
(T1,6 :116. 30 juin 1958). La tactique d'Alain Robbe-Grillet consiste à éliminer
les intermédiaires pour établir le contact direct avec les représentants des
institutions éditoriales ou bien les officiels de la conscience littéraire : «Vous
écrivez à M. Rousseaux, vous téléphonez à M. Henriot, ils sont si fiers que
vous teniez compte de leur opinion!)) (T1,6 :116). Ces derniers à leur tour
«s'empressant de parler du livre qu'il vous a plu de signaler, faisant des réserves, bien sûr, pour sauver la face, mais si contents de montrer qu'ils sont à la page. X., notamment, qui n'a jamais compris rien à rien et ne sait pas de quoi il parle. » (T1,6 :116. le' décembre 1958).
Pour Claude Mauriac, il s'agit d'une forme d'interventionnisme par lequel
I'auteur impose lui-même ses œuvres à la critique et agit indirectement sur le
lecteur anonyme. On ne peut que s'interroger sur l'impact du ((snobisme (de) la
plupart des critiques.)) qui au lieu de privilégier une relation directe à I'œuvre
préfère s'en remettre à I'auteur. Alain Robbe-Grillet joue sur le caractère
novateur de I'œuvre qu'il impose comme valeur esthétique. La communication
littéraire se transforme en stratégie de persuasion et le champ d'action de
l'écrivain ne se borne plus à celui de la création littéraire. II investit l'espace de
la critique littéraire et oriente i'opinion du public par la manipulation des
institutions. La valorisation est moins celle de I'œuvre que celle du sujet et de
ses compétences persuasives. L'œuvre n'a plus de sens pour elle-même et
devient l'objet d'interaction entre forces individuelle et institutionnelle qui se
raffermissent l'une par l'autre. «Ce qui importe surtout à Robbe-Grillet c'est que
l'on parle de lui. II a réussi au-delà de toute espérance.)) (T1,6: 116. l e r
décembre 1958). Le complément d'objet indirect «on parle de lui)) marque
nettement la négation de I'œuvre au détriment de l'auteur, présenté moins
comme interlocuteur d'un échange que référent de la communication.
Une autre forme de soutien par les instances intermédiaires nuance les
pratiques de manipulations décrites ci-dessus. Sur la référence à Robbe-Grillet,
le compositeur développe ces relations internes au milieu littéraire. Claude
Mauriac indique les soutiens reçus au moment de la représentation de sa pièce
de théâtre La Conversation. Eugène Ionesco publie dans «Combat» «Allez au
théâtre », «une chronique annonçant que la pièce (La Conversation) est bonne,
la salle vide et qu'il faut aller la voir)) (T1,6:163-164. 4 février 1966). François
Mauriac apporte son soutien à son fils en «cit(ant) longuement dans son Bloc-
Notes de ce matin ce qu'Eugène Ionesco a dit de Claude Mauriac.)) (T1,6: 165.
17 février 1966). Le compositeur inscrit ce genre de stratégies dans une culture
corporatiste où les anciens dramaturges soutiennent les nouveaux :
«Et voici qu'Ionesco, que je connais relativement peu, qui a lui-même une pièce au Français dans quinze jours, qui est couvert de gloire, avait pris la peine d'essayer de renouveler pour moi ce qu'autrefois, dans le Figaro, avait fait Anouilh pour lui- ce que fit plus tard Roussin pour Dubillard : une chronique annonçant que la pièce est bonne, la salle vide et qu'il faut aller la voir.. . » (T1,6 : 163. 4 février 1966).
Le compositeur fait apparaître l'intervention des intermédiaires comme une
pratique courante, traditionnelle. Les nouveaux auteurs sont portés par le
succès et la célébrité de leurs prédécesseurs. II n'en demeure pas moins que la
relation entre l'auteur et le lecteur dépend des intermédiaires, des canaux de
communication qui participent à la formation de la culture littéraire.
En somme, l'image composée est celle d'un sujet Claude Mauriac qui
devient auteur aux prix d'efforts intenses et soutenus dans le temps. II a réussi
à conquérir sa place dans le courant du Nouveau Roman, aux côtés de Samuel
Beckett, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget,
Claude Ollier, Jérôme Lindon et Michel Butor, ce dernier qui
"apparut avec retard (...) ne put figurer dans le groupe complet, Beckett s'en étant allé au moment de son arrivée, mais qui n'en fut pas moins pris avec nous" (TI,6:126).
II est enfin reconnu au sein de groupe «non pas en tant que critique (ce qui
aurait suffi à me combler) mais en tant que romancier, je n'aurais pu croire à
une telle réalisation de mes rêves.)). Ce rêve a été immortalisé par le
photographe Mario Dondero, le 16 octobre 1959, devant «cette maison de
tolérance désaffectée devenue le siège des Éditions de Minuit,)) (T1,6 :126). Par
ailleurs, c'est Le Temps immobile qui lui confère toute sa légitimité en tant
qu'auteur car enfin reconnu comme tel par les lecteurs et critiques. (T1,6 :521).
Temps et éthique
La mise en scène du champ de la réception littéraire introduit le lecteur
au cœur de l'institution éditoriale passage obligé pour l'œuvre. Cette
représentation force le lecteur à plus d'attention, de vigilance et de liberté par
rapport à la critique littéraire. Celle-ci apparaît comme un acte politique
complexe qui oscille selon la personnalité de I'auteur entre exercice de
manipulation et humilité. La dimension métatextuelle du Temps immobile incite
le lecteur à s'interroger sur l'impact de la critique, sur la conscience littéraire.
Avec l'articulation des deux figures majeures du Nouveau Roman, Claude
Mauriac tente de définir par contraste et similitude sa propre relation au public.
Dans le récit de «sa vie d'écrivain)), Nathalie Sarraute insiste sur le silence qui
accueillit son œuvre :
« -Tant et tant d'années dans le silence, écrivant sans qu'aucun écho, jamais, ne me réponde. (...) Je savais que ce que je voulais exprimer, personne ne l'avait dit encore. Mais l'indifférence générale m'amenait à penser qu'après tout cela devait être sans intérêt aucun. ... » (T1,6 :105. 24 juin 1958).
C'est moins Nathalie Sarraute qui agit sur le public que celui-ci qui par son
((indifférence)) trouble les convictions littéraires de I'auteur, voire même inhibe
son effort littéraire. C'est le discours de Nathalie Sarraute qui introduit et
présente l'attitude d'Alain Robbe-Grillet :
«- Robbe-Grillet ? J'admire sa force d'ambition, son cynisme- qu'il avoue du reste gentiment. «Où courez-vous si vite ?» lui ai-je demandé. II est pressé et veut brûler les étapes. .. » (T1,6 :112.30 juin 1958).
A son tour, Claude Mauriac dénonce «son effort en ce qu'il a de salubre))
(T1,6 :116. 30 juin 1958). La composition articule le discours de Marcel
Jouhandeau à celui d'Alain Robbe-Grillet pour mettre davantage en lumière, par
contraste, le caractère négatif de l'effort d'Alain Robbe-Grillet. Si le premier
diffère la publication pour se donner le temps de ((juger sans passions mes
propres œuvres)) (T1,6 : 14. 6 novembre 1938), le second agit sous «la force de
son orgueil conquérant)) (11'6: 326. 25 novembre 1973). Malgré cet effort, la
critique en France fut très souvent houleuse (T1,6: 102. 14 juin 1958)' à
l'étranger l'une des plus célèbres études , celle de Bruce Morrissette a dénoncé
le pseudo-réalisme de l'écriture d'Alain Robbe-Grillet. (T1,6:101. 11 juin 1958).
La stratégie interventionniste débouche ici sur des réactions négatives.
Auprès de la critique autorisée, nous avons vu qu'Alain Robbe-Grillet use
de la période de l'inintelligibilité des pratiques littéraires nouvelles, pour «fai(re)
régner dans les Lettres une sorte de terreur.)). (T1,6:116. le' décembre 1958).
La force d'Alain Robbe-Grillet est dirigée avant tout contre le temps, celui
nécessaire a l'éveil de la conscience littéraire, à son adaptation naturelle à
l'innovation. René Mugnier dénombre les causes de l'erreur : La ((précipitation)),
«le sentiment et souvent la passion)), et surtout ((l'intérêt, pris dans son sens
usuel)). L'intérêt tel que l'explicite l'auteur
((amène à concevoir objets et êtres, non pas tels qu'il sont ou tels qu'ils peuvent être, mais tels qu'on veut qu'ils soient, parce qu'on y trouve utilité et avantage.»'.
A l'impatience d'Alain Robbe-Grillet perçue comme une forme de violation du
rythme de la conscience littéraire, Nathalie Sarraute et Claude Mauriac
opposent la patience, la persévérance dans l'effort littéraire. Néanmoins, si du
point de vue du lecteur externe la reconnaissance de I'effort n'est pas
simultanée à la publication, celles du lecteur et du critique interne opèrent et
épousent la progression de l'effort littéraire. Au sujet du succès de La
Conversation Claude Mauriac note dans son Journal :
((Récompense d'une longue patience ; réussite due surtout à ce que je n'ai pas jamais songé à réussir ; que j'ai fait mon travail dans la solitude et l'isolement, le mieux que je le pouvais et sans espérer d'autre salaire que celui de la satisfaction intime d'avoir donné le meilleur de moi-même à une œuvre qu'étant ce que j'étais je ne pouvais espérer meilleure. Mais voici que je me prends au sérieux ! » (T1,6 :159. 22 décembre 1965).
' René Mugnier, Le Problème de la vérité, 2e éd, Paris, PUF, 1962, p. 14-15. Dans ce chapitre consacré à l'analyse des ((Possibilité et cause d'erreur », il ajoute comme dernière cause de l'erreur, le préjugé qui est d'ennemi du sens critique.».
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La conscience critique est en éveil permanent et le Journal de bord du travail
littéraire donne la primauté au destinataire interne1. Le respect de la conscience
littéraire est corollaire au respect du rythme de la pensée qui prend forme dans
la durée. Ce qui importe est «la satisfaction intime)) de la création réalisée dans
«la solitude et l'isolement)). A cet égard, l'effort véritable est celui de la
persévérance en dépit de l'«indifférence» du public qui sera conquis à force de
patience, de silence et de travail. La création apparaît alors comme une
expérience intime, une ascèse au cours desquelles le sujet s'affranchit du
jugement de l'autre :
«Je ne cherche jamais à briller devant les êtres que j'aimerai le plus séduire! Là est, sans doute, ma plus grande force.)) (T1,6 :28 novembre 1938).
La reconnaissance de soi par autrui advient non par un jeu de séduction, ni par
la manifestation turbulente mais par le respect de la conscience d'autrui et par
ce que nous pourrions désigner par I'oxymore de l'«immobilisme actif»
caractéristique du travail littéraire et intellectuel. L'éveil de la conscience
littéraire est tributaire du temps. L'objectif de l'auteur n'est pas d'agir comme
catalyseur de la conscience collective mais de créer, tout en contrôlant son
désir de reconnaissance. Or, selon ce point de vue, les essais critiques
semblent intervenir comme facteur de rupture du rythme «naturel» de la
conscience littéraire. Dans quelle mesure, justifier sa démarche, expliquer son
projet littéraire, clarifier ses projets représentent des formes de pressions sur la
conscience littéraire ?
Le facteur temps est essentiel dans les relations à ce pouvoi+. Les deux
formes de relations au lecteur décrivent simultanément deux types de relations
1 Comme en témoigne cet autre fragment écrit au temps des premières publications: cDe tels témoignages sont flatteurs, mais il s'agit surtout du bonheur moins bas de sentir un long effort récompensé. Si j'échoue à m'imposer avec le Dîner en ville, je n'en continuerai pas moins, obscurément, patiemment, passionnément. Cela a seul du prix pour moi. Et si je puis me rendre un jour le témoignage que j'ai approché autant qu'il était en mes moyens de ce que j'avais tenté d'atteindre, je m'estimerai comblé.» (T1,6 : 365.21 décembre 1958)
L'erreur de l'évaluation du temps concernant I'Alittérafure contemporaine laisse comprendre l'impossibilité de la réception rapide et immédiate par le lectorat. La reconnaissance de l'œuvre nécessite du temps.
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au temps. D'un côté, l'attente, la patience, c'est-à-dire cette capacité à anticiper
la nécessité de la durée : ((après une longue attente, une longue patience, je
récolte les fruits d'anciennes semailles.» (T1,6 : 157. 9 décembre 1965). De
l'autre la manipulation, l'empressement qui révèlent l'impossibilité du sujet
d'envisager le temps autrement que dans son immédiateté. L'appréciation du
temps de la réception met en place l'antinomie de l'intérêt et du
désintéressement.
Nous avons vu qu'Alain Robbe-Grillet joue sur le temps de
l'inintelligibilité des nouvelles techniques narratives pour s'imposer. II est vrai
qu'à l'exception de Nathalie Sarraute, les écrivains du Nouveau Roman ont
publié au début des années 50. Pour Alain Robbe-Grillet, la parution des
Gommes eut lieu en 1953, le Voyeur en 1955. Aussi, il semble vital pour lui de
s'insérer et de revendiquer sa place d'acteur principal au sein d'un mouvement
qui préexiste à son œuvre. Le Temps Immobile dévoile, selon notre lecture,
l'enjeu de cet effort pour se définir une nouvelle identité socioprofessionnelle au
sein du Nouveau Roman.
Sous lecture
L'univers intérieur est un univers fertile, complexe qui se découvre lors
de la lecture. Chez Claude Mauriac, la vigilance du diariste qui accompagne en
permanence l'exercice de la lecture expliquerait la prise de conscience du
phénomène de la ((sous-lecture)).
«De même que Nathalie Sarraute appelle une sous-conversation, il y a une sous-lecture. Je veux dire que, lorsque nous lisons, les images dont se sert l'auteur pour nous rendre sensible son univers embrayent parfois sur les secrets enfouis du nôtre, éphémèrement rendus à la lumière puis replongés dans les ténèbres, l'histoire racontée ayant la priorité sur la nôtre. Mais si nous prenons la peine d'y réfléchir, nous nous apercevons que nous avons lu par bribes un autre texte dans le texte même, celui de notre passé resurgi en brefs et vifs éclairs. II ne serait pas sans intérêt d'expérimenter ce phénomène, il cesse de se produire dès que nous en surveillons les possibles apparitions. C'est lorsque nous suivons avec fidélité le texte que cette infidélité se manifeste.» (T1,6 :25 juin 1958).
Le compositeur du Temps immobile met en scène le diariste qui est à la fois
lecteur et écrivain. II présente le texte qui naît dans l'interaction avec le texte lu'.
Cet objet extérieur tient lieu de catalyseur de l'imaginaire, il guide par son
système référentiel, sa structure, le lecteur à travers son livre intérieu?. Claude
Mauriac se situe dans la continuité explicite de I'expérience littéraire de ce que
Nathalie Sarraute nomme la ~~sous-conversation»3, mais peut-être davantage
dans l'orientation de I'expérience de lecture chez Marcel Proust pour qui :
« L'ouvrage de I'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n'eût peut-être pas vu en soi-même. D ~ .
Le repérage et l'identification de la ((sous-lecture» ouvrent sur une nouvelle
dimension de la création littéraire. Le texte lu tenant lieu à la fois de connecteur
avec le texte intérieur et d'embrayeur à sa transcription par le lecteur écrivain.
Le texte lu par son pouvoir plus ou moins réfléchissant modifie le point de vue
externe (le texte de l'autre) en point de vue interne (le livre intérieur) et génère
par la force de sa réminiscence l'acte scripturaire. II est difficile de dire qu'il
s'agit là d'une intertextualité inconsciente sachant que Claude Mauriac a lu et
étudiée l'œuvre de Proust . Or, le fragment ci-dessus souligne que la
découverte de cette forme de lecture est empirique. Elle est devenue une
expérience sensible grâce à la vigilance permanente du diariste. Le journal est
un espace de déconnection avec le monde réel et de reconnection avec
1 Nous nous limitons à l'analyse de textes écrits, sachant qu'au cours de cette expérience vivante, tous signes écrits, verbal et non verbal (espace, monument, la nature)sont susceptibles de déclencher des réminiscences. 2 Wolfgang Iser, L'Acte de lecture : théorie de 1 'effet esthétique, trad de l'allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelle, P. Mardaga, 1985. Nous nous sommes particulièrement référée à la troisième partie, ((Phénoménologie de la lecture», p. 245-286.
Le chapitre intitulé «Conversation et sous-conversation» est une réponse à «un texte de Simone de Beauvoir qui condamnait la psychologie. » (TI,6 :106. 24 juin 1958). Nathalie Sarraute lève ainsi l'ambiguïté sur son prétendu rejet du terme de «psychologie» (TI,6 : 105.24 juin 1958). 4 Marcel Proust, A la recherche du tempsperdu, nouvelle édition établie en 4 volumes sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987-1989. pp. 489-490. Un autre texte précise ce jeu d'échange entre le lecteur et le texte, entre le livre intérieur et le livre extérieur: «Peut-être j'aurais pu conclure d'elles [les pages des Goncourt] que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l'écrivain nous vante ne valait pas grand-chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture au contraire nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n'avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande».
Claude Mauriac, Proust, Paris, Seuil ; Coll. «Écrivains de toujours », 1953.
l'univers intérieur. Le scripteur y enregistre les effets ressentis et c'est
précisément ce temps intérieur qui importe, celui où le scripteur est lecteur de
soi. L'esthétique de Claude Mauriac insiste sur le mouvement introspectif et
réflexif comme mouvements premiers de la création.
La lecture additive
La reconstitution diachronique de la mouvance néo romanesque par
Roger-Michel Allemand montre clairement les tentatives d'hégémonies tant
esthétiques qu'éditoriales de Robbe-Grillet et de Jean Ricardou. Ces pressions
ont contribuées à créer de fortes oppositions qui ont menées à la désagrégation
du groupe. Ces luttes intestines sont significatives de la richesse des
orientations romanesques défendues par chacun plus ou moins ouvertement.
Le conflit qu'il est possible de reconstituer à partir de la composition se joue
entre les deux nouveaux romanciers, Claude Mauriac et Robbe-Grillet autour
de La Mise en scène' de Claude Ollier.
La composition du Temps Immobile oblige le lecteur à s'investir
pleinement dans la composition. L'attribution en 1958, du prix de Médicis pour
le roman de La Mise en scène est l'occasion d'une mise au point sur la
divergence des choix esthétiques entre Claude Mauriac et Alain Robbe-Grillet.
Nous allons tenter de voir quelle stratégie de lecture est proposée par la
composition-représentation de ce conflit.
Le discours polémique est rendu par le discours direct rapporté, le ton et
le rythme vifs, connotatifs de la violence de l'échange nous amènent à nous
interroger sur le sens de cette divergence revendiquée avec force par les deux
sujets en présence. Lorsqu'il défend le roman de La Mise en scène2, Alain
Robbe-Grillet plaide pour une écriture exclusivement objective :
(( - Ce que vous reprochez à Claude Ollier, cette absence de toute «pensée» c'est cela, justement, qui me paraît important et appelé à
1 Claude Ollier, La Mise en scène, Paris, Minuit, 1958. Claude Ollier témoigne des réticences de son ami éditeur à accepter son roman et des modifications
qu'il a du y apporter pour être accepté. Claude Ollier, in Mireille Calle-Gmber, op. cit., p. 29.
renouveler la création romanesque.. . (. . . ) Ce que j'avais cru pouvoir admirer, chez Claude Ollier, c'était qu'il m'avait semblé précisément avoir réussi là ou j'avais échoué : ce personnage entièrement neutre, voilà me semble-t-il ce qu'il fallait désormais décrire, là, et là seulement, résidait l'avenir du roman. » (T1,6 :114-115. 1 décembre 1958).
Le roman de Claude Ollier semble être le prétexte pour défendre sa propre
conception romanesque. Claude Mauriac rejette cet objectivisme exclusif,
significatif selon lui d'une perception erronée du réel:
«ce personnage reflet, cet appareil enregistreur n'a pas de réalité ». En marquant clairement l'incompatibilité de son point de vue, il indique l'orientation du romancier : « vers une vision totale des réalités intérieures et extérieures qu'il faut tendre.». (T1,6 :114-115. ler décembre 1958).
II importe non pas d'exclure un point de vue pour en privilégier un autre mais de
trouver un équilibre entre l'expression subjective et objective. A cette même
époque, un an plus tôt, Olivier de Magny classe les nouveaux romanciers en
trois catégories. La première qui comprend Butor, Cayrol, Simon, Yacine'
correspond à «La recherche du roman par lui-même)), la deuxième regroupant
Samuel Beckett, Maurice Blanchot, Robert Pinget, dont les travaux tendent vers
«La négation du roman par lui-même» et enfin «Seul [...] Robbe-Grillet veut
écrire des romans non pas sans recherche mais sans question, sans
contestation, sans ambiguib2.
Ce classement pourrait être simplifié en deux catégories, les deux
premières réunies par le point de vue réflexif, du roman sur lui-même et le récit
spéculaire, que se soit en vue de l'innovation ou de la négation du roman. La
seconde celle du refus de ce mouvement réflexif tel que le revendique Alain
Robbe-Grillet. Les termes récurrents dans toutes les analyses consacrées à
l'esthétique de Robbe-Grillet sont bien ceux du «vide», de «l'absence» qui
découlent du refus du point de vue réflexif. Par ailleurs, avec Le Maintien de
l'ordre3, roman Claude Ollier, la relation de celui-ci avec son défenseur évolue.
' Et à laquelle, il est possible d'adjoindre Claude Mauriac. 2 Olivier de Magny, d'anorama d'une nouvelle littérature romanesque», in Revue de l'Esprit, <dVouveau Roman)), juillet-août 1957, p. 3. 3 Claude Ollier, le Maintien de l'ordre, Paris, Gallimard, 1961.
Le discours laudatif de Robbe-Grillet se transforme en inimitié. Claude Ollier
dénonce alors un ((maintien de l'ordre romanesque)) :
«Les éditions de Minuit se sont laissée prendre au piège quand elles ont refusé le livre en 1960, décidant qu'il était un récit témoignage et décrétant alors, bien restrictivement, que le N Nouveau roman D lancé depuis cinq ans ne devait pas traiter de témoignages ni de politique. »'.
Comment peut-on alors comprendre l'autorité avec laquelle Robbe-Grillet
impose dans la représentation romanesque, ce personnage neutre auquel
s'ajoute le refus de l'historicité et du témoignage ? A partir de l'analyse de cette
polémique nous allons tenter de comprendre le lien entre ce choix esthétique
de l'auteur et de son parcours de vie.
En 1982, Robbe-Grillet semble à la fois dire le changement de point de
vue et donner la clé pour comprendre ce rejet catégorique de toute forme de
subjectivité selon ses propres termes. II importe pour lui de s'«interroger à
nouveau sur le rôle ambigu que jouent, dans le récit moderne, la représentation
du monde et l'expression d'une personne.»*. En d'autres termes, les choix
esthétiques peuvent être compris voire justifiés à la lumière d'une subjectivité.
C'est en effet l'objectif de Claude Mauriac quant il utilise l'esthétique de la
composition de ces fragments de journaux pour reconstituer, décrire et dire son
engagement au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
Ce parcours est amorcé par la référence à la rencontre «au salon de
I'Elysée (. ..) à une réception (. . .) donnée pour «les personnalités des Arts et
des Lettres D, ... D. Les paroles de Robbe-Grillet sont enchâssées dans le
discours direct de Claude Mauriac. Elles font références au Manifeste des 121.
«II me raconte qu'il vient de rencontrer ici X. qui lui a dit : (( Nous ici ! Nous qui
avons signé le Manifeste des 121 !» Et qu'il a répondu : «Mais, justement,
c'était pour aller aider de Gaulle à se débarrasser de ces affreux militaires !»
(T1,6: 138-1 39.1 3 février 1965). Les propos de Robbe-Grillet semblent avoir une
double visée. II insiste sur la cohérence de sa présence dans le salon de
' Mireille Calle-Gmber, Les Partitions de Claude Ollier. Une écriture de l'altérité, Paris, L'Harmattan, ((Critiques littéraires)), 1996, p. 192.
Alain Robbe-Grillet, Romanesques. Le Miroir qui revient. Paris, Minuit, 1984, p. 12.
I'Elysée, aux côtés du Général de Gaulle et de son engagement politique, avec
la signature du Manifeste des 121 et la publication, en 1958, aux éditions de
Minuit de La ~uestion' de Henri Alleg sur la torture pendant la guerre d ' ~ l ~ é r i e ~ .
Or, dans son ouvrage critique publié en 1963, il avait nettement définit sa
conception de l'engagement:
« ... j'ai signé ce manifeste (des 121) (...) dans ce cas-là, j'ai montré que j'étais prêt, dans ma propre existence, à prendre des risques civiques, mais qui n'engagent pas mon œuvre, qui engagent seulement mon nom d'écrivain, ce qui est tout à fait autre chose.n3.
L'œuvre, les choix esthétiques ne peuvent donc servir au témoignage ou à
I'engagement politique, idéologique de l'auteur. Avec Alain Robbe-Grillet
émerge une figure de l'intellectuel qui articule le dégagélengagé. L'expression
littéraire et I'engagement politique sont exclusifs. L'œuvre littéraire ne peut être
le support de l'expression politique ou du point de vue idéologique. On peut y
voir une opposition radicale au rôle de l'écrivain et de l'œuvre définit par Jean-
Paul Sartre. Mais Claude Mauriac montre une troisième voie selon laquelle il
est possible de concilier engagement littéraire et politique, dans le roman. La
recherche d'une nouvelle technique littéraire, en l'occurrence la composition
inspirée du montage cinématographique permet l'équilibre de deux types
d'engagements. La Marquise sortît à cinq heures en est une première
expérience puis, avec le Temps immobile, Claude Mauriac recompose son
parcours pour en montrer la cohérence.
Après cette scène «au salon de I'Elysée)), le compositeur quitte les
années 50 et le Nouveau Roman pour nous faire pénétrer dans les salons de la
société bourgeoise parisienne. Toujours sur la thématique des réceptions dans
les salons parisiens, le compositeur évolue dans le temps. Cette rétrospective
est déclenchée par la recherche à partir d'un thème socio culturel : «la dernière
' Henri Alleg, la Question, suivi de : Jean-Paul Sartre,Une Victoire, Lausanne, La Cité-éditeur, 1958. * Comme le souligne Bernard Mouralis, les maisons d'éditions et «en particulier de François Maspéro et des Editions de Minuit ... ont été condamnés à de lourdes peines et ... ont, de plus, subi un préjudice financier important » suite à «L'application de l'ordonnance du 23 décembre 1958 (...) », in Questions
énérales de littérature, Paris, Seuil, 2001, p. 73. 'Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, «Critique», 1963, p. 39.
fois où je mis un habit ... » (T1,6 : l4 l . 6 mai l965), transcrit en 1965 puis
réalisée en 1979 ((Remontons le temps, pour voir. Avec ou sans Habit...))
(T1,6 :142. 28 septembre 1979). Traversant les salons et le temps, le
compositeur trouve le repère temporel, non pas au sujet de la dernière
réception en habit mais celui crucial de l'éveil de la conscience : «Ma
conscience politique s'éveilla à la fin de 1936. Elle ne fut assez précise qu'à la
fin de 1937, où je rompis avec «le monde)), refusant désormais toutes les
invitations.)) (T1,6: 145. 12 janvier 1977). 1937' marque un bouleversement
dans son mode de vie social et intellectuel. Ce repère va constituer le socle
d'une composition objective avec des fragments de son Journal dont
1' ((ancienneté me permet de les utiliser comme s'ils étaient d'un autre.)) (TI,l :
11 6. 19 juillet 1973). Le compositeur vise donc l'objectivité et la vérité puisque
ce sont «des fragments de Journal où jamais, tout au moins consciemment, je
n'ai menti, triché ou inventé.)) (TI,l: 136. 23 janvier 1972). Nous verrons le sens
de cette composition, au terme de la description suivante.
En l'espace de huit pages, le lecteur est passé des années 60 à la fin
des années 30, de la référence explicite à la guerre d'Algérie à celle implicite de
la seconde guerre mondiale. Cette rétrospective, amorcée sur la CO-présence
des deux acteurs Alain Robbe-Grillet et Claude Mauriac, se poursuit sur leur
disjonction. Abandonnant momentanément Alain Robbe-Grillet, en 1965, le
compositeur remonte le temps et fait défiler son passé. En 1965, Claude
Mauriac est marié et passe une soirée dans un bel hôtel (...) rue de Grenelle.
En 1942, il est jeune célibataire en quête d'amour, sentiment aiguisé par «la
lecture du nouveau roman de Jean Blazant, l'Orage du matin,)) (T1,6 :143. 28
avril 1942). Puis en 1941, le diariste laisse deviner «le drame immense)) qui se
prépare, inévitable suite à ((l'entrée en guerre de l'U.R.S.S. (...)» (T1,6 :144. 28
juin 1941). Le fragment suivant est celui qui mentionne l'éveil de sa conscience
politique, à l'époque de la ((drôle de guerre)) qui coïncide avec son service
militaire à la caserne de Saint-Cyr. La composition se poursuit avec le voyage
' Cette date précise est à nuancer puisqu'on le retrouve, en 1939, en présence avec ses amis du « Tout Pans» malgré la rupture sentimentale : d ' a i mangé des huîtres, j'ai regardé, j'ai écouté. Sans ouvrir la bouche. Indifférent à tout. A quoi bon être poli ? Ce monde mort ne m'intéresse plus. Je le méprise. Je le hais. Je me réjouis d'en être délivré. » (TI,6 : 46-47. 12 octobre 1939).
quotidien de Claude Mauriac entre Saint-Cyr et Paris, retraçant le passage de
la vie rude de la caserne aux somptueuses soirées parisiennes. La discipline de
la vie militaire est équilibrée par celle de I'esprit. II publie divers articles sous le
pseudonyme de Gilles ~ e b r ê t ' . La composition signale par les différents
espaces traversés le bureau de «La Flèche)), «les bordels)) et l'espace
romanesque2. Cette composition (T1,6: 151 -1 54) décrit la permanence de la
recherche d'un équilibre entre la vie de l'esprit et de la chair, l'une éclairant
l'autre sans s'exclure car : «Ma place se trouvait où j'allais, fût-ce au bordel.»
L'exposition de ce parcours donne une vision générale de son histoire avec ce
souci de vérité, en dévoilant les moindres aspects de sa personnalité et de ses
actes. La composition se poursuit par une prolepse avec la rupture
temporelle (on passe de 1944 à 1965) et la rupture thématique : après
l'admiration3, on assiste à la déclaration publique du désaccord de Claude
Mauriac avec Alain Robbe-Grillet.
«Paris, mercredi 10 novembre 1965. (.-.) J'échangeai, après le dîner, quelques mots avec Robbe-Grillet, enchanté de mon père et de lui, - parlant du succès de sa Maison de rendez-vous, si bien compris, non par les critiques, par Billy, mais par l'ouvrier qu'un comité d'entreprise lui avait envoyé et qui s'étonnait à peine des recommencements indéfinis de la même situation, de la même description et qui ... et que ... Je ne l'écoutais pas, je m'étonnais de sa confiance en lui, de sa naïveté, car il recommençait son topo pour une dame du monde venue s'interposer entre nous, avec autant de sérieux et de fougue, comme si cela pouvait l'intéresser. Et je me rappelais son air interloqué et charmant (car il est charmant), lorsque, au dernier déjeuner Médicis, il y a quelques jours, alors que quelqu'un avait lancé : «Qui aime la Maison de rendez-vous4? D, j'avais répondu, à haute voix et devant tout le monde : Pas moi, en tout cas ! » Car la
' En 1938, KL 'Herbe haute» dans le Figaro et mentionne dans son journal l'idée d'une réflexion sur (d'éloge de la vanité» (T1,6 : 148-149. 30 avril 1938), dans la Flèche un ((article à propos des cents cinquante hypocrites qui ont disserté sur la « régression de la liberté», sans même nommer l'U.R.S.S.» (T1,6 : 149.25 juin 1938).
« . ..dans la lecture de ce livre admirable (de Camus), plus que dans la chanson chamelle de l'accordéon, je me trouvais chez moi. . . . » (TI,6 : 153-1 54.28 janvier 1944). 3 En effet, en 1957, c'est la naissance d'un groupe qui semble cohérent et solidaire. « ... cet hiver, au premier cocktail de Jérome Lindon, (.. .) je me trouvais entre Nathalie Sarraute et Alain Robbe-Grillet dans le jardin de Gallimard, «entre mes deux admirations » (...) «entre mes deux grandes admirations » . . . » (TI,] 0 : 202. 24 juin 1957). 4 Alain Robbe-Grillet, La maison de Rendez-vous, Paris, Minuit, 1965.
fascination qu'exerçait Robbe-Grillet sur moi, sans avoir entièrement disparu, s'est effacée. » (T1,6 : 156).
Par cette composition, nous avons noté l'absence, le vide de références au
sujet du parcours d'Alain Robbe-Grillet. Dans ce fragment, la rupture entre ces
deux écrivains est articulée par un changement au plan grammatical et
syntaxique. Le mode de la transposition du discours d'Alain Robbe-Grillet subit
une modification significative : le discours indirect se substitue au discours
direct rapporté. Cette substitution visualise une nouvelle répartition de l'espace
instauré par les deux formes d'énonciation, arrière plan (Alain Robbe-Grillet),
premier plan (Claude Mauriac). Ce changement au niveau de l'énonciation
marque le choix de l'organisation syntaxique et est le signe d'un renversement
du pouvoir. La perspective englobant les deux interlocuteurs concernés dans ce
système énonciatif, visualise la substitution du pouvoir en faveur de Claude
Mauriac. La rupture est explicitement manifesté par l'exclamatif et le discours
direct «Pas moi, en tout cas !». L'affirmation du diariste est corollaire du silence
de son interlocuteur rejeté davantage en arrière plan dans la séquence suivante
où l'on assiste à la consécration de Claude Mauriac grâce au succès de sa
pièce de théâtre La ~onversation'. La composition semble éclairer les causes
de ce renversement du pouvoir. Le jugement explicite dépréciatif de son
autorité littéraire est justifié par le non dit au sujet de l'histoire d'Alain Robbe-
~ r i l l e t ~ .
L'ellipse temporelle (1 944-1 965) serait-elle un signe à l'attention du
lecteur ? Tout en éclairant le parcours de Claude Mauriac, le compositeur crée
un vide diégétique. Au cours de son déplacement sur une durée de trente ans
(1 965-1 935-1 965), il combine un mouvement de prolepse et d'analepse, par
rapport à la date repère de 1965. Cette composition a été engagée puis a été
bouclée sur les deux figures de Claude Mauriac et d'Alain Robbe-Grillet. Si le
1 «Journaux, photos. Je m'habitue à ce succès nouveau. Au début, j'avais honte d'entendre mon texte ; j'étais stupéfait de ce qui m'amvait, de « ce rêve réalisé » dont parlait Marie-Claude. La réussite, c'était pour les autres. Je n'y avais jamais cru en ce qui me concernait ; je veux dire : à sa possibilité. Humilité fondamentale.)) (TI,6: 158.22 décembre 1965).
François Mauriac prend à parti cet auteur dans un article intitulé : «La technique du cageot)), Le Figaro littéraire, 28 juillet 1956, pp. 1 et 3. Claude Mauriac s'intéresse à Alain Robbe-Grillet pour des raisons
parcours du premier est retracé, celui du second est occulté. Le télescopage
du temps (1 965-1 937-1 965) informe sur la vie de Claude Mauriac à une époque
sensible de l'Histoire de la France et crée simultanément un vide sensible au
sujet de l'histoire d'Alain Robbe-Grillet qui se clôt sur la démystification de son
esthétique romanesque. La question soulevée est celle des modalités de
lecture.
L'article ((Fonctionnement politique du texte))' nous a guidé vers une
lecture paradigmatique de la composition. Nous avons transposé l'analyse du
fonctionnement du texte tel qu'il a été proposé par Jean Ricardou à la
grammaire de la composition fragmentaire. C'est ainsi que nous avons noté que
l'ellipse déplace l'intérêt du ((représenté)) vers (d'anti représenté)) et la lecture
s'effectue simultanément sur l'axe syntagmatique et paradigmatique 2 . La
composition opère une ((disposition prospective, on part du conflit majeur et l'on
ne montre qu'un rôle subsidiaire dans le réel conflit global»'. Le conflit littéraire
ouvre et ferme cette composition sur laquelle se greffe le parcours politique. Le
travail du compositeur consiste à informer l'espace vacant de l'œuvre en
comblant le vide diégétique. La restriction partielle peut être comprise comme le
signe d'un travail laissé à la charge du lecteur et que Claude Mauriac explicite
en ces termes :
(( ... C'est moins ce qui est écrit, imprimé, qui compte, dans le Temps Immobile, qu'une invisible non-matière interstitielle qui légitime le montage et lui donne son, ses sens. Ce sont les blancs qui sont à lire, et que presque personne encore n'a appris à lire. D (T1,6 : 425. 26 mai 1975, 19 heures).
Par l'ellipse, il énonce implicitement l'exigence de recouvrir le vide pour
comprendre la force et le sens de la disjonction finale entre les deux écrivains.
diamétralement opposées, il publiera à la même période deux articles : «Robbe-Grillet et le roman du futur», Preuves, no 68, oct. 1956, pp. 92-96 et «L'Alittérature», Le Figaro littéraire, 14 nov. 1956. 1 Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1978, pp. 53-68. 2 Cette proposition rejoint celle énoncée par Roland Barthes : « Comprendre un récit ce n'est pas seulement le dévidement d'une histoire, c'est aussi y reconnaître des « étages », projeter les enchaînements horizontaux du « fil D narratif sur un axe implicitement vertical ; lire (écouter) un récit, ce n'est pas seulement passer d'un mot à un autre, c'est aussi passer d'un niveau à l'autre. D in Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », in L'Analyse structurale du récit, Communications, 8, Paris, Seuil, 198 1, p. 1 1.
Le travail qui incombe au lecteur est complémentaire de celui du compositeur :
celui-ci ((procède de manière soustractive», celui-là de ((manière additive». En
d'autres termes, la composition consiste en une ((restriction du texte» qui
nécessite du lecteur une opération de ((dilatation du texte»2. II semble important
pour la clarté de l'exposé de reconstituer successivement le parcours de
Robbe-Grillet et de Claude Mauriac dans l'objectif de déterminer le conflit sous-
jacent au conflit esthétique. Pour ce faire, nous avons eu recours à cette fiction
à caractère autobiographique d'Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient publié
en 1984 et à la série du Temps Immobile pour Claude Mauriac.
Avec l'intitulé Le Miroir qui revient, le retour en force du point de vue
réflexif et de l'aveu s'annoncent comme les programmes narratifs
fondamentaux. Alain Robbe-Grillet rappelle les circonstances de sa vie au
cours de la seconde guerre mondiale. Issu d'une famille ((anarchistes
d'extrême-droite», il adhère au système de référence maurrassien. En 1943, il
part à Nuremberg pour effectuer le Service du travail obligatoire (STO) en tant
que tourneur-rectifieur à la fabrication de chars Panther. Voici comment il
explique cette étape de sa vie:
«Le sentiment d'extériorité [...] que j'éprouvais avec tant d'insistance ( demeurer en dehors du coup, être là par hasard. à la suite de quelque malentendu prêtant plus à sourire qu'à dramatiser), je le conservais même la nuit lorsque les sirènes d'alarme, aussitôt suivi par le lourd ronflement des bombardiers, nous arrachaient à notre précieux sommeil.^^.
L'indifférence au drame, l'inconscience de ses actes, ce regard aseptisé sur la
réalité tragique décrivent l'appréhension de la guerre par une conscience
narcissique. Alain Robbe-Grillet découvre les camps de concentration en 1944
puis avec Claude Ollier rencontré «au cours de l'été 43)) et qui effectuait
également son S.T.O., il s'engage dans les Brigades Internationales. La
défense de l'esthétique de La Mise en scène et le soutien accordé pour
' Jean Ricardou, Nouveauxproblèmes du Nouveau Roman, op. cit., p. 57. 2 Jean Ricardou, op. cit., p. 62.
Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, op.cit., p. 149-150.
390
l'attribution du prix de ~édic is ' peuvent être interprétés à la lumière de cette
amitié née lors d'un parcours identique. De plus, par son engagement pour le
((Manifeste des 121 )) d'une part, ((l'éditeur viserait ainsi à occuper la totalité du
champ de subversion, en réunissant temporairement les manifestes de la
subversion politique et ceux de la subversion esthétique.». D'autre part, cet
engagement peut s'interpréter comme une tentative de sortie du silence, de
ou encore envisager comme une ((pulsion de oubli))^. Pour Nelly
Wolf ((L'engagement dans la guerre d'Algérie réactive ce passé (ne parle-t-on
pas de la ((résistance algérienne)) ?) et simultanément, en consacre la
clôture. »4.
Comment comprendre l'engagement contre la guerre d'Algérie, la
signature du ((Manifeste des 121 » et la figure de l'intellectuel engagéldégagé
en rapport avec le choix du ((personnage neutre»? Serait- ce là diverses formes
d'une stratégie pour éluder le choix politique de l'auteur, durant la seconde
guerre mondiale? II n'en demeure pas moins que le parcours politique de
Robbe-Grillet est marqué par la non cohérence. De plus, à travers le conflit
autour du roman de la Mise en scène, Claude Mauriac pointe les agitations de
copinages sous tendues par l'identité de I'engagement politique. II met à jour
les tactiques et les jeux de relations dans l'orientation esthético-politique de
cette mouvance5 et invite par cette composition à une compréhension de
' Ce fut le premier prix Médicis attribué à une œuvre du Nouveau Roman, le deuxième le sera à Claude Mauriac, pour son Dîner en ville, Albin Michel, Paris, 1959.
Claude Mauriac, Un Autre de Gaulle, op. cit., p.266. C'est le terme utilisé par le général de Gaulle en 1947 : « ... Et pays accepte l'occupation des partis avec la même apathie qu'il mettait à accepter l'occupation allemande. Car c'est la même chose. La même chose.. . » (Vendredi 7 mars 1947).
Nelly Wolf, Une littérature sans histoire. Essai sur le Nouveau Roman, Genève, Droz, diff. Champion, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », vol. 342, Paris, 1995, p. 203. 4 Nelly Wolf, op. cit., p. 202-203.
La bifurcation est le mode de la progression dans le montage, elle est aussi thématique. Le compositeur relève la bifurcation de la mémoire collective au travers des choix médiatiques : A la suite de la publication de la biographie de Georges Duhamel réalisé par son fils Bernard Duhamel, Livre de l'amertume de « ... sur Ie plateau d'Apostrophes (...) il fût parlé de l'homme et du livre avec une désinvolture qui me peina. Que n'étais-je là pour mettre les choses au point et rappeler la constance, la permanence, la continuité ( je me répète à dessein) de son antifascisme, dès l'Abyssinie et ( j'en fus témoin ainsi qu'on l'a déjà vu dans les volumes parus du temps immobile) sous l'Occupation. On célèbre Jacques Chardonne (en quoi on n'a pas tord) et on le célèbre sans aucune allusion à l'Occupation, alors qu'on traite avec légèreté un Georges Duhamel. (...) Mais à quoi bon ! C'est l'ignorance paisible des nouvelles générations. Nous sommes tous ainsi, d'âge en âge ... » (TI,IO : 29-30. 21 février 1984). Le montage permet de marquer et visualiser cette bifurcation de la conscience dans l'Histoire, chacun des
391 391
l'esthétique de l'écrivain en parallèle avec les choix de son parcours de vie. En
d'autres termes, Claude Mauriac propose d'éclairer l'œuvre par la vie de
l'auteur. L'approche biographique aurait pour intérêt de définir un sujet
responsable de sa vie autant que de son œuvre, car, selon Claude Mauriac
«Dès avant l'œuvre, la vie est un choix)) (TI,I : 205. 13 mai 1972). La solidarité
entre la vie et I'œuvre est déterminante chez Claude Mauriac. L'idée que sa vie
dont il a capté des fragments puisse être la matière d'une œuvre, d'une
expérience littéraire est à l'origine même du Temps Immobile. Cette conception
de I'œuvre à partir de la vie est clarifiée au sujet du général de Gaulle et
d'André Malraux, en 1958.
« Et il y a ceci encore de commun entre vous que vous concevez I'un et I'autre votre vie comme une œuvre d'art, que vous la voulez belle dans l'action pour qu'elle soit belle dans I'écriture. Composée déjà, en quelque sorte, avant même non seulement d'avoir été racontée mais d'avoir été vécue. Choisie. » (TI,l : 454. 13 juin 1958).
Le parallélisme, la contiguïté entre la vie et I'œuvre littéraire éclipse la littérature
qui n'est plus une fin en soi mais un mode d'approche de la complexité de la vie.
Non seulement, il réconcilie l'art à la vie mais, me semble-t-il, il soumet la
première à la seconde. La vision du sens de la vie a pour corollaire la
responsabilité, la possibilité de se livrer à un travail créateur par lequel chacun
s'accomplit, agrandit son être, embellit son histoire et contribue à agir, par ces
choix conscients, sur le sens de l'Histoire.
Trajectoire de Claude Mauriac.
Nous avons tenté de décrire son parcours avant 1940, cette composition
est l'occasion de compléter la trajectoire de Claude Mauriac pendant la
seconde guerre mondiale. Le travail du compositeur n'est pas I'écriture mais la
réactualisation des blocs de fragments de sa vie qui préexistent à son projet du
Temps Immobile. S'il se détourne de la figure d'Alain Robbe-Grillet qui par la
deux clans évoluant sur un plan distinct de l'histoire, I'un s'estompant pendant que l'autre s'affirmant, tout en se dissimulant, sous l'éclairage médiatique.
392 392
référence au ((Manifeste des 121)) a introduit un conflit politique et historique,
c'est pour mettre en scène la direction choisie au cours de la seconde guerre
mondiale. II comparaît dans un souci de vérité et de justification globale par
rapport à soi-même (le Journal) puis par rapport à autrui (avec le projet de la
publication des fragments). La reconstitution de son engagement à cette
période particulièrement tragique de l'Histoire s'effectue en étoile.
La lecture des Boulevards de ceinture d'Emmanuel Berl présenté dans
ce chapitre «Les Révolutions d'un bourgeois de paris))', du septième tome du
Temps Immobile, réactive le souvenir de son vécu de la fin des années 30. 11 se
remémore
(( ... ceci, de capital, dont j'avais certes connaissance à l'époque (j'ose du moins l'espérer, je n'en suis pas sûr) : le sens du mot frontisme,- cette lutte sur deux fronts qui, commencée si tôt et se poursuivant si longtemps, donne à ma vie politique une telle constance au regard de celle de la plupart des intellectuels français. » (T1,7 :168. 15 février 1981).
Un premier fragment présenté dans le premier volume du Temps Immobile (TI,I:
181-182. 4 mars 1943) est développé progressivement dans les dix volumes.
La question de l'engagement, plus précisément de la situation d'un individu face
à la guerre confronte la réalité intérieure et extérieure : «Je l'avais bien dit : mes
petites affaires personnelles ont la première place malgré le drame sanglant où
l'Europe s'abîme.)) (T1,7 : 485. 9 avril 1941).
En 1974, avec Les Espaces imaginaires, la guerre est présentée par
plans brefs, un balayage rapide de 1940 à 1942. Le nombre des fragments est
réduit pour chaque année : cinq pour 1940, trois pour 1941 et dix pour 1942. La
période de l'Occupation est représentée par une compression du temps et elle
est intégrée au mouvement de reconstitution de son {(éducation politique)) qui
se poursuit avec les figures de Gaulle en 1952 puis Michel Foucault en 1972.
Le chapitre intitulé ((L'inoubliable)) (T1,2 : 215-244) ouvre sur les manifestations
populaires, la crise sociale de 1938 et se poursuit par un long plan sur les
premières années de l'Occupation allemande. La gradation du sentiment
1 ll retrace dans ce chapitre les différents mouvements de son parcours politique. Toujours en essayant de remonter à la source, il se remémore son premier souvenir politique en 1924, et qu'il peut confirmer grâce à la lecture, ici de (( la Conspirarion de Paul Nizan.)) (TI,7 :169. 8 mars 1981).
393 393
antisémite au sein de la population (T1,2 : 216. 4 août 1940) précède les
dispositions officielles, en l'occurrence «Le Statut des juifs» (T1,2 : 225. 19
octobre 1940). La représentation de l'Occupation allemande pose la question
de l'identité française et la légitimité de tout autre système face au national-
socialisme. En date du 31 juillet 1941, l'existence des camps de concentration
est révélée à Claude Mauriac par Robert Aron alors interné au camp de
Mérignac près de Bordeaux. (Tl,2: 229). Claude Mauriac est le témoin oculaire
de l'arrestation des juifs et du départ des convois auxquels il assiste à Paris au
aboulevard Voltaire» et à la «gare d'Austerlitz». Les références à la période de
l'Occupation sont relativement moins brèves lorsqu'il compose en 1977, le
quatrième volume, La Terrasse de Malagar (T1,4 : 98 -1 10. 22 juin 1940 au 6
octobre 1940)' puis de /a page 138 ( 19 novembre 1940) jusqu'à la page 169
(27 avril 1944). Le temps de l'Occupation subit une dilatation relative, les plans
des années 1940 à 1944 sont plus nombreux et organisés selon la chronologie.
Claude Mauriac «Gilles dans le journal», s'engage dans la résistance
sous le commandement de son beau-frère Alain Le Ray «Ludovic» (T1,2: 68. 6
février 1944). Ce fragment est suivi d'un commentaire en date du 8 juillet 1974.
Puis en 1944, il est «Au P.C. du café Dauphine, Pont Lodi» où il monte une
barricade rue de l'ancienne-Comédie avec ses amis Blanzat, Berri et Duval.
C'est là qu'il retrouve son ami d'enfance Claude Guy devenu «aide de camp du
général de Gaulle» (T1,4 :337. 25 août 1944).
Antérieurement au déclenchement de la seconde guerre mondiale, son
engagement politique s'était concrétisé par ses articles de presse. II dénonce
dans La Flèche les divisions internes et extrémistes «à propos des cents
cinquante hypocrites qui ont disserté sur la K régression de la liberté», sans
même nommer l'U.R.S.S. ... » (T1,6 :149. 25 juin 1938). 11 accuse les
communistes, leur l'injustifiable silence et l'indulgence au sujet des crimes
perpétrés en U.R.S.S.. Cette époque occupe une place de choix dans le Temps
Immobile et se poursuit dans Temps accompli, avec Histoire de ne pas oublier :
Journal 1938'.
' Claude Mauriac, Temps accompli : Histoire de nepas oublier, Journal 1938, Paris, Grasset, 1992.
394 3 94
C'est en 1985 avec Bergère ô tour Eiffel, plus précisément en 1981,
année de la composition que le mouvement se ralentit. Le chapitre intitulé «Le
Lac noir» (T1,8 : 9-188) est l'espace dans lequel il opère une dilatation du temps,
précisément de l'année 1942 et 1943. Les années de la guerre en l'occurrence
celle de 1943 défilent avec une lenteur extrême, lenteur accentuée par les
commentaires du compositeur. Dès l'ouverture, ce volume enchaîne dans un
mouvement de prolepse sur la période de «Noël» des années, 1951, 1971,
1981, puis un mouvement d'analepse avec l'année 1931 et enfin un retour sur
«Noël 1941 ». Les années de guerre sont évoquées à partir de Noël 1941 (TA8 :
19-20) puis 1942 (le' et 2 janvier. T1,8: 24-25). La composition se poursuit avec
une série de fragments datant de février 1932 commentée deux fois en 1972
puis à nouveau en 1982. Le compositeur fait résonner la voix du jeune Claude
Mauriac de 1932 avec celles de la jeunesse de 1982 qui lui arrivent par les
((l'une des si nombreuses radio libres (...) j'écoutais tristement cette jeunesse, lorsque je me suis dit que de mon temps à leur temps je pouvais communiquer dans l'immédiat, leur répondre de jeune à jeune, du jeune que je suis en 1932 à ce qu'ils sont en 1982. 11 me suffit d'aller chercher mon Agenda 1932)). (T1,8 : 27. 21 février 1982).
Progressivement au cours de ce dialogue est introduit en page 40, un fragment
du Journal de 1942 du 2 mars au 30 décembre en référence à l'Occupation. La
chronologie est partiellement reproduite jusqu'à la fin de cette partie, «ce lac
noir immobile de l'Occupation» (T1,8 : 21. 31 décembre 1981). Comment
comprendre la composition autrement que par que la simultanéité, par la
compression du temps l932Il942 ? La récurrence des pratiques religieuses en
1932 et l'expérience religieuse révélée au contact de ((Pierre Boum et «Jean
Cheminée» semblent proposées une explication à la raison d'être de la
«délivrance» (T1,8: 125-135), de la «résurrection» (T1,8 : 174) vécues en 1942.
L'accumulation des termes précise sans pour autant livrer le secret de cette
expérience:
«Le désespoir qui fut si longtemps le mien est pour moi une explication et une excuse. Mais cette clef je suis seul à la posséder ; elle est intransmissible, inexplicable ; je ne puis la mettre dans la main de
personne, pas plus que le secret de ma remontée à la lumière. L'époque la plus atroce de ma vie fut, je crois bien, la drôle de guerre et le début de l'Occupation.» (TI,1 : 267. 6 décembre 1954).
Alors que la guerre bat son plein, que Paris est régulièrement bombardé, la
guérison de «Ce mal qui bloque toute action (...) » semble s'être réalisée. Ce
renouveau semble mettre fin à une période d'«indifférence» (T1,8 :118),
d'«attente» (T1,8 :134), ((d'insensibilité)) (T1,8 : 159), d'engourdissement1 mais
qui correspond à une période d'intense activité intellectuelle2. En contrepoint, la
vigilance permanente du diariste apporte le témoignage des bombardements
sur Paris et de la déportation des juifs. Les pages sur la déportation répondent
à celles présentées dans Les Espaces imaginaires. (T1,2 : 215-243,3 août 1943
-10 novembre 1942). Les coupures effectuées sur ces fragments pour la
composition de Bergère ô tour Eiffel focalisent sur la collaboration des ((agents
français» dans l'organisation des rafles du 16 et 17 juillet 1942, à Paris, par la
mise en place des «autobus» et des drains de marc han dis es^^ (T1,8 : 145-146).
Or, s'il insiste sur la participation des forces de police, de même que sur les
usines «Citroën» de Boulogne-Billancourt, il indique que « (les collaborateurs
étaient une infime minorité dans le Paris de 1942, et les traîtres plus rares
encore)» (T1,8: 168. 4 août 1983). Claude Mauriac est le témoin des rafles. II
décrit son attitude par l'«engourdissement, cette impossibilité de regarder
vraiment ce que nos yeux voient. Les étoiles jaunes bien sûr.» (T1,8 : 160. 9
septembre 1942). Pourtant, Robert Aron l'informe par ((carte lettre )k4 de
1 Dans les pages 159-1 61, le lexique de l'apathie est développé par le diariste et le compositeur dont le commentaire est intransigeant sur l'attitude en 1942 : « L'intolérable Occupation que nous avons pourtant tolérée ... » (TI,8: 108. 30 avril 1984). La partie suivante de ce fragment est présentée en page 109 : «Je suis, en 1942, ce Parisien sourd et aveugle, n'essayant d'entendre, de voir que ce qui permet l'espoir et, au jour le jour, un paisible bonheur, malgré tout, malgré le malheur ambiant- un effroyable malheur, que nous connaissons, qui est à nos portes, à côté de nous. D
11 travaille à un essai «De l'inintelligence ». Il intègre en 1941, le poste de « secrétaire de la corporation de la Tonnellerie B. (TI,4 :150) puis celui de « ( chef du service des ouvriers agricoles) y ajoutant un travail de consultation juridique.. . » (TI,8 : 17 1. 24 octobre 1942).
Dans Les Espaces imaginaires les fragments en date du 16, 17et 20 juillet 1942 (TI,2 : 237-239) présentent la situation après l'application du statut des juifs et donnent à voir les rafles du « Vél' d'Hiv D du Vélodrome d'hiver, lieu de transition avant la déportation vers les camps. L' «Avis » est reproduit dans sa forme originale dans le tome 2 alors qu'il est interprété dans le tome 8. (TI,8 : 144. 15 juillet 1942). 4 (TI,2: 229. 31 juillet 1941).
396 396
I'existence des camps de concentration, de même que Gérard out elle au'. ((Nous savions, donc. Pourquoi cette certitude tenace que nous ne savions
pas ?» s'interroge Claude Mauriac en marge d'un fragment de 1941 qui
rapporte l'arrestation de Sonia Mossé. (T1,8 : 21 6. 17 février 1943).
Le récit de Gérard Boutelleau en 1943 est commenté en 1963 puis à
nouveau lors de la composition. En 1963, c'est l'aveu de l'ignorance de «ce
qu'était l'univers concentrationnaire » et les horreurs des camps nazis. Ma
surprise fut totale à la Libération.)) (Tl,8 : 333. 16 juillet 1963). Vingt ans plus
tard, c'est la perplexité, l'interrogation face à l'attitude collective de dénégation.
Le récit du survivant des camps de concentration n'a pas abouti sur une prise
de conscience, n'a pas poussé à I'action. A l'inverse, les témoignages ont été
considérés comme des ((exagérations, déformations, inventions)). Le
compositeur tente de définir la nature de la dénégation au sujet de I'existence
des camps de concentrations : ((Nous ne l'avions pas cru.». ((Jeux d'une bonne
foi consciente et d'une inconscience mauvaise foi.)), ((Réflexe vital)), ((réflexe de
défense)), autant de propositions indéterminées pour définir le mouvement
collectif de refus de la vérité. Ces propositions dénotent toutefois, d'une part la
capacité de faire face à cette réalité de l'Histoire, quarante ans après la
révélation, d'autre part, le travail du temps sur la conscience qui ne peut
indéfiniment fuir la vérité de la révélation des ((hallucinantes horreurs)). (T1,8 :
338-339. 1 er août 1983).
L'attitude de Claude Mauriac au cours de cette guerre décrit un incessant
mouvement de recul et d'élan vers I'action. II reste tiraillé par le désir de
s'engager concrètement dans la résistance, à l'instar de
((Louis Daniélou, comme Michel B[rousse] (...), qui a choisi l'héroïsme. II a traduit en actes ses graves paroles (...) les miennes n'ont aboutit à rien qu'à une misère plus profonde, rachetée seulement (mais est-ce un rachat ?) par la conscience que j'en garde. » (T1,8 : 184-185. 30 décembre 1942).
1 (TI$: 333. 25 juillet 1943).
II annonce triomphalement l'entrée en scène de Gilles D. (son pseudonyme
dans le Journal) depuis le ((27 septembre))' avec pour mission de faire passer
la ligne de démarcation à François ~ernouard~ (T1,8 : 167-168. 6 octobre 1942),
il a des contacts sporadiques avec la Résistance et remplit diverses missions à
la demande de son beau frère Alain Le Ray, mari de sa sœur cadette Luce
Mauriac. Ce qui est clairement exposé est l'indécision de l'être, obsédé par la
création et par l'action, tiraillé entre ces deux forces qui sont pour lui
antagoniques. Son entourage familial, les rencontres avec un prisonnier
récemment libéré puis avec Roland Laudenbach animé comme lui par le désir
de ((réaction contre la folie et la bêtise du monde» (T1,8 : 12 décembre 1942)
n'ont eu aucun effet de catalyse sur le désir d'action. «Le Lac noir» est la mise
en scène d'un être indécis, perturbé, tiraillé par deux drames. Celui intérieur
ignoré de tous, méconnu par son père3 et celui de la tragédie de l'Occupation
qui le préoccupe
((jusqu'au déchirement et à l'angoisse. Semaines de découragement, de tristesse, d'hésitations, de projets. [Rejoindre ou ne pas rejoindre la France Combattante. 15 octobre 1952.1 (...) )) (T1,8 : 175-1 76. 8 décembre 1942).
En définitive, le sens de cette composition qui avait été amorcé sur un fait
anodin4, focalise progressivement son objet véritable: l'Occupation. Le fait
divers de la conversation radiophonique qui déclenche la composition
argumente la différence des générations puisqu'à «l'ennui» des jeunes de 1982
répond l'intense activité de Claude Mauriac en 1932. 11 peut s'agir également
1 La lecture en contrepoint des Espaces Imaginaires et de Bergère ô tour Ezreel, montre que l'engagement de Claude Mauriac succède à la rumeur du débarquement des parachutistes en Hollande (TI,2 : 239-240. 30 juillet 1942) et précède celui du 8 novembre à Alger. (TI,2 : 240-241. 30 juillet 1942). 2 Cet épisode est relaté dans La Terrasse de Malagar, dans la partie « Les tilleuls de la cour D. Sous les ordres de son beau-frère Yvan Le Ray, dont le nom de code est « Ludovic D (TI,4 : 310. 8 octobre 1943) le sien est Gilles D et la demande d'Edouard Bourdet, il fait le voyage Paris Bordeaux avec François Bernouard prisonnier mais qui risquait ((d'être fusillé (...) s'il revenait en prison à l'échéance de son congé D et qui s'est trouvé a lâché par tous ses amis» (T1,4 :157. 27 septembre 1942). Claude Mauriac, aidé d'une jeune fille, lui fit passer la ligne de démarcation (T1,4 : 310. 9 octobre 1976). Le récit a la troisième personne du singulier, du voyage nocturne mêle le cocasse au tragique : François Bemouard « - l'éditeur « à la rose n D passe tant bien que mal en zone libre (TI,4 : 157-159.6 octobre 1942).
(TI,8 : 180-1 81.22 décembre 1942). 4 La justification donnée à cette composition est envisagée dans le cadre de faire résonner avec la voix des jeunes discutant sur les ondes d'une radio libre, la voix du jeune Claude Mauriac de 1932.
398 398
d'un prétexte, un subterfuge, une ruse, pour bifurquer vers le drame du passé
dont il ne sera véritablement délivré qu'après s'y être confronté en toute lucidité.
Le temps de l'Occupation n'est véritablement approché qu'en 1983 :
«La libération de I'Occupation. Ma libération personnelle. La Libération. Quel Français, s'il a vécu ses années-là, s'en est-il vraiment libéré ? Se sent-il délivré du remords, de la honte ? (...)DI (T1,8 : 195. 18 septembre 1983).
Le sens de I'œuvre à faire correspond à ce face à face avec soi-même, I'œuvre
devient I'espace temps pour un examen de conscience :
« ... le travail à accomplir, lourd mais réalisable. Je le réaliserai. Je ne serai délivré que lorsque j'en aurai fini honnêtement avec I'Occupation. D (T1,8 : 345. 29 juillet 1983).
Dans «Les cris de Paris)) (T1,8 : 189-430), le Journal de l'Occupation se
poursuit avec celui de 1943 et précise la conception de cet engagement. C'est
la force de l'événement2, le bouleversement de la situation avec
« L'invasion de la zone libre, le sabordage de la flotte de Toulon, la démobilisation de l'armée française furent autant de bouleversantes incitations à I'engagement. Notre honneur était en jeu et sans doute n'était-ce pas la première fois, mais jamais encore à ce point. C'est à ce moment qu'il eût fallu agir. Beaucoup de Français le comprirent. Beaucoup d'autres, après une crise de quelques jours, se refusèrent à l'évidence. Je fus de ceux-là. » (T1,8 : 234. 26 février 1943).
Après la campagne du recensement et le risque de déportation que cela
pouvait impliquer, malgré la tentative avec son cousin Michel Brousse pour
passer en en «zone sud» le 19 mars, il ne s'engagera pas à ses côtés et
restera à paris3. Le sens de I'engagement de Claude Mauriac réside, me
semble-t-il, dans la présence permanente au cœur de I'espace où se déroule la
guerre. II est resté à Paris lors des bombardements consécutifs de 1942 et
1 L'objectif de cette composition, l'obligation de «ce face à face» avec soi-même en ce temps de l'Occupation est répété tout au long de ce volume (TI,8 :200-201. 14 janvier 1983, 344-345. 29 juillet 1983,345,31 juillet 1983 et 392.22 septembre 1983). (TI,8 : 21 6.17 février 1943).
3 (T1,8 : 284-285. 24 mars 1943).
1943, il a travaillé à la Corporation tout en restant en contact avec la résistance,
par l'intermédiaire de son beau frère Alain Le ~ a ~ ' . II se rendait dans «les
locaux l'immeuble du Boulevard Montparnasse (en face de la Closerie des
Lilas) », «un jour de 1942 ou de 1943», il faisait établir de faux papiers, destinés
entre autres «à sauver du S.T.0 ... » (T1,8 :21 1)' malgré la peur d'être arrêté et
fusillé, comme le fut « Bessières (...) ancien camarade de La Flèche. fusillé)).
(T1,8 : 210-21 1). Enfin, au moment de la libération, Claude Guy lui demande de
diriger le secrétariat particulier du général de Gaulle.
La description de cet engagement spécifique2 dévoile la complexité de la
personnalité de Claude Mauriac dont la seule constante est son indépendance,
la volonté de créer sa propre d'existence par des choix parfois contradictoires
avec ceux de la foule. (T1,8 : 347-348. Paris, 14, rue Saint-Dominique, lundi 30
octobre 1944, 12h 45). 11 fut très proche des résistants mais à aucun moment et
malgré la recherche d'un entraîneur^^, il n'a calqué sa trajectoire sur la leur.
Divers motifs expliquent le sens de ces choix. Claude Mauriac a besoin de
mûrir longuement sa réflexion, car il ne peut
« ... s'engager comme Michel (Brousse), à la légère. Mais je puis m'engager, je le sais d'une façon effective depuis dix jours. C'est la grande nouveauté de ma vie. Et j'aspire, de toute mon âme, à la traduire en actes. ». Dans le Paris occupé, il y a encore le danger de la prison et la « nostalgie du dépassement » (T1,8 : 231. 23 février 1943).
Dans cette direction, il persévère ((moins par patriotisme (encore que ce
sentiment entre pour une grande part dans ma décision) que par hygiène
morale.)) (T1,7: 271. 4 mars 1943) c'est-à-dire dans ce face à face avec soi-
même et cette attitude d'autocritique qui importe davantage que tout jugement
extérieur4.
1 (T1,8 : 33 1 . 23 juillet 1943 et 400. 8 octobre 1943). 2 Spécifique et commun à «notre masse, nous les Français qui ne furent ni des héros ni des salauds (ou des égarés) (TI$ : 194. 3 novembre 1981) et qui peut correspondre à ce qu'il a nommé au sujet de Georges Pompidou : «une résistance natureIle commune à tous les Français qui n'étaient pas collaborateurs.» (TI$ : 186.20 décembre 1982). 3 (TI,8 : 18 1.22 décembre 1942). 4 (TI$ : 273.24 mars 1943).
La question de la libération met en parallèle l'histoire et l'Histoire,
confronte le temps de la vie et celui de l'œuvre. Comment comprendre le
silence face à la guerre, face au crime, cette ((insensibilité (pour) ce qui ne nous
concerne pas directement ... » (T1,8 : 159). Pour Claude Mauriac, elle s'explique
en partie par cet ((implacable mal qui me tuait. Pendant des années, entre la vie
et moi, il y avait ce mal qui jamais ne me quittait et que je ne pouvais oublier))
(Tl,8 : 122) qui obstrue la volonté d'action mais qui ne se révèle d'une part qu'à
la suite d'un excès de désespoir (T1,8 : 135). D'autre part, par la fixation de soi
à un espace ici double, «Paris» lieu de guerre et le Journal qui absorbe le
conflit intérieur. (T1,8 : 97, 138). La solitude au cours de la guerre est
compensée par l'exercice intellectuel. II tente de rédiger un essai intitulé De
I'inintelligence (TI, 8 : 93 et 31 0-31 1. 31 mai 1943).
Au cœur de cette période, la plus sombre de sa vie, la question qui le
taraude est de comprendre ((d'où est né le salut ?» (T1,8 : 135).
L'éblouissement de la possible ((libération)) découvre la médiocrité de son effort
intellectuel ' strictement limité à la réflexion philosophique et le désir de
renouvellement dans son travail littéraire :
«...non plus un essai constipé, réticent, méfiant, comme De l'inintelligence, mais un chant d'allégresse et de reconnaissance. Je crois que le lyrisme, l'inspiration, le génie me sont, malheureusement, étrangers)) (TL8 : 127).
Le genre de l'essai qui suppose la réflexion, la méditation est renié en faveur du
((chant d'allégresse)), à la spontanéité et l'euphorie même si sa réalisation
demeure à l'état virtuel. Le changement de genre s'accompagne d'un
changement de registre, il ouvre sur la possibilité de l'utilisation du matériau
formé à partir de la matière de sa vie : ce ((journal image et objet de ma vie»
(T1,8 : 127). Il réalise néanmoins le passage de « cet ordre tragique de mon
existence » (T1,8 : 122) à «l'éblouissement continu de la délivrance qui
éclabousse de bonheur tant de médiocrité.)) (T1,8 : 125). Possible mais encore
1 «Je ne vois plus que la banalité de tant de pensées qui m'ont paru originales et importantes.)) (TI,8 : 122. 24 mai 1942) ou encore «Très sensible à la médiocrité de De 1 'inintelligence. Son seul mérite: l'honnêteté. J'ai découvert pour mon propre compte les lieux communs.. . » (TI,8 : 129. 8 juin 1942).
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improbable, la ((Libération)) opère tout de même un mouvement intérieur
d'ouverture :
«la route est libre, devant moi, et que tout est possible des expériences que je me croyais interdites. Celle du courage, notamment. Et celle de la réussite sociale. Celle du combat. (...) Tout m'est actuellement permis, possible, donné ... » (T1,8 : 123. 24 mai 1942).
Ce point de vue projectif est limité dans la durée et se manifeste par
intermittence. Le 5 novembre 1942, c'est la dysphorie : ((l'habitude est venue
(...) et avec elle, l'ombre a couvert le monde)) mais le 10 novembre, l'euphorie
revient en force : « ... et au cœur de tous, cette joie immense. »'. La définition
de cette expérience se précise avec le temps : «Ce n'était pas I'amour, c'était
plus rare et plus fort que I'amour: une résurrection. » (T1,8 : 174. 5 novembre
1942). Or, le sens de ce mouvement intérieur reste insaisissable de façon
permanente et définitive : l'«imaginer ne suffit pas. A la limite il faut, (...) le
vivre.» (Tl,8 : 65). C'est par l'analogie entre la «joie» et la «compréhension»2
que d'une part, le sens de sa vie paraît :
«A défaut d'une œuvre d'art, je peux au moins, puisqu'il est temps encore, créer ma vie, lui donner la beauté et le sens d'un chef- d'œuvre.. . » (T1,8 : 127).
D'autre part, le journal apparaît comme l'«image et (1') objet de ma vie» (T1,8 :
347). L'insatisfaction décrit un mouvement de compréhension, dans le sens
d'acceptation de ses échecs et d'interrogation quant à la voie à suivre. II n'a pu
s'engager dans la Résistance parce qu'il n'avait pas encore accompli sa propre
libération et qu'il venait «tout juste de sortir de l'enfer)), de son propre drame.
La possibilité d'annuler les distances temporelles, de visualiser dans leur
simultanéité les divers moments de l'expérience, permet de comprendre que la
vie et la création ne sont pas exclusives mais que chacune requiert une
temporalité spécifique. La capacité de la résistance face à l'Histoire doit avoir
1 (TI& : 174-1 75. 5 novembre et 10 novembre 1942). 2 Je découvrais je ne sais pourquoi, la richesse foisonnante de l'existence, et que j'ignorais, que je négligeais dans ma quotidienne et paresseuse hébétude. Il fallait se forcer à la compréhension, c'est-à-dire
comme préalable la libération de son histoire personnelle : «Rien ne pouvait
plus m'arriver tant que je n'étais pas délivré.)) (T1,8 : 123. 24 mai 1942). Le
temps de la vie succède au temps de I'œuvre. L'intégration à l'Histoire se
réalise après l'assomption de son histoire et la capacité à l'objectiver : ce que «
j'y fait mais j'en ai fait )) (TI18 : 196). L'œuvre naît de ce travail intérieur qui
combine mouvement réflexif et détachement de soi et qui résulte, me semble-t-
il, du travail d'accumulation, d'enregistrement et de confrontation permanente
avec la vie et soi-même. La succession de ces attitudes dessine un mouvement
d'introspection progressif au cours duquel a lieu le modelage du « livre
intérieur D. (T1,8 : 195).
De la transformation du temps vécu en temps raconté émerge peu à peu
I'œuvre. Selon Claude Mauriac, I'œuvre est supérieure à la vie (TI, 8 : 78)' elle
a sa propre temporalité : «l'œuvre est venue en son temps)) (TI, 8 : 403). Ce
temps survient avec la négation du temps vécu :
«j'ai tendance à ne considérer comme digne d'être vécu que le temps consacré à la composition du Temps Immobile. (...) Et ce que je vis alors, ou ce que je pourrais vivre, étant à mes propres yeux décoloré et réduit au minimum qui me permet de vivre, justement, mais sans rien faire ni recevoir de la vie.» (T1,8 : 78).
Avec Le Temps Immobile, vivre et composer apparaissent dans une relation
exclusive, antagonique.
La Marquise sortit à cinq heures
C'est en tant que romancier qu'il poursuit sa réflexion sur le temps de
l'Histoire avec La Marquise (1961). Les documents externes choisis
réactualisent la torture et démontre la permanence de la violence tant
individuelle que collective dans le microcosme du carrefour de Buci. La mise en
relief typographique détache du corps du récit les témoignages de guerres, de
massacres, de tortures indiqués en italique. Le compositeur assure l'objectivité
à la joie. Il fallait ne rien perdre de la vie, merveille à chaque minute nouvelle, pour qui sait voir. D (TI,8 : 127.4 juin 1942).
403 403
de sa démarche et renforce l'effet produit par l'ellipse. La lecture des seuls
textes en italiques rend plus aiguë la pemanence de la guerre dans ce
microcosme du carrefour de Buci. Les fragments sont conçus comme des
«Couches superposés de présents qui n'ont point tout à fait disparu en cessant d'être, coexistant ici virtuellement à jamais, réalité diffuse, même lorsque aucun vivant n'est là pour la ressusciter.»'.
Par ailleurs, la subjectivité est clairement marquée par l'ironie. Par exemple,
lorsque le narrateur insiste sur l'archaïsme des moyens de torture encore
utilisés en 1961, contre les indépendantistes algériens2. Le récit témoignage
marqué en italique de ((Djamal Amrani)) torturé à la rue de Buci, est entre
coupé des remarques ironiques du narrateur :
a ... La pince ? Vous en êtes encore à la pince dans les dernières années du XXe siècle ? (. . .) . .. L'eau ? Vous n'avez vraiment rien inventé. - Mais écoutez donc avant de faire le malin ... (. . .) Qu'est-ce vous en dîtes ? L'électronique, ça pouvait attendre, mais l'électricité, voilà qui vous aurez été utile. Même en fuyant très loin mon siècle, je finis toujours par le retrouver. L'ordre chronologique est brouillé par cette suite de tortures et de meurtres.. . n3
Ce mode de composition envisage les massacres et la torture dans une
perspective temporelle qui tend à une compréhension totale de I'Histoire. Or,
les fragments de son journal sont des données grâce auxquelles une écriture
personnelle et collective de l'Histoire est rendue possible. ((Pour moi, les
histoires comptent autant que l'Histoire. Elles sont affectées du même
coefficient de réalité.. . »4. Or, si le compositeur fait l'aveu de son objectivité «Je
1 Claude Mauriac, La Marquise sortit à cinq heures, op.cij., p. 65. Claude Mauriac est pour l'indépendance de l'Algérie : «Toute nation qui aspire à la liberté et qui
combat pour elle mérite son indépendance. Pourquoi se laisser forcer la main, sans élégance ni intelligence ? D (TI,10 : 200. 19 juin 1957). Il poursuit quelques mois plus tard, ((11 y a eu en France (et bien qu'un ministère ait fini par être constitué sous la présidence du très jeune Félix Gaillard) une dégradation sensible du régime sinon de la nation - mais de cela, et de l'Algérie, je ne veux point parler, étant trop découragé politiquement et préférant, puisque mon opinion n'a aucune importance pratique, ni mes refus, ni mes aspirations, penser le moins possible à cette décadence de la France. D (TI,9. 212. 3 décembre 1957). 3 Claude Mauriac, La Marquise sortit à cinq heures, op.cit., p. 67. 4 Claude Mauriac, La Marquise sortit à cinq heures, op.&, p. 52. Cette affirmation est récurrente dans Le Temps Immobile où l'histoire est celle enregistrée dans son Journal.
404 404
n'ai pas inventé ceci, je l'ai lu.. . » ' , le choix des témoignages et de leur
organisation reflète la subjectivité de la composition. La représentation de
l'Histoire s'effectue sur la base d'une série d'invariants, en l'occurrence les
coordonnées spatiales: le carrefour de Buci et la référence thématique : la
violence. II module ces paramètres en fonction de la variable temporelle. Or,
par ce procédé, les deux invariants annulent I'effet de la variable temporelle et
de la linéarité de la composition de I'histoire. II crée l'effet de l'immobilité par
une lecture paradigmatique, de substitution sur un axe temporel figé :
((L'ineffaçable et perdurable présent, à plusieurs niveaux.» (TI,1 : 338. 25
septembre 1972). Cet effet est accentué par la rupture de la chronologie, par
l'enchaînement et le mouvement itératif et successif des rétrospectives et
prospectives.
Le compositeur n'est pas le scripteur du texte. Par son travail de
réactualisation, d'organisation diachronique de textes externes, il ré-injecte du
sens à ses textes par leur ((frottement)) avec d'autres textes plus anciens etlou
plus récents. La manipulation vise à composer une histoire de la violence, de la
guerre dans l'objectif d'en démontrer la permanence. Le compositeur travaille
contre l'oubli, il réactive la mémoire des textes et pour l'éveil du lecteur à la
réalité-vérité intemporelle de l'humain. Avec La Marquise, l'auteur expérimente
le récit fragmentaire et les temps mêlés qui seront systématisés dans le Temps
Immobile.
Le conflit entre Alain Robbe-Grillet et Claude Mauriac a pour enjeu la
mémoire autour du pouvoir du discours, de parole et du silence. Le premier
voulant instaurer le silence, jusqu'au plus profond de l'intime, la fixité du regard,
le second, la parole, son mouvement dans ce va et vient incessant entre
l'extérieur et l'intérieur, l'autre et soi. Le réalisme chez Claude Mauriac se
définirait par l'expression sincère de la complexité de la réalité. De plus, le
réalisme repose dans le choix de la rétention, la dispersion et l'éclatement du
sens et de I'histoire. Le compositeur contraint ainsi le lecteur à un travail de
réflexion, de repérage et d'organisation. Le véritable texte donné à lire est
moins celui qui est présenté que celui qui doit être reconstitué.
' Claude Mauriac, La Marquise sortit à cinq heures, opcit., p.68
405
C'est par l'ouverture de I'espace de l'œuvre à d'autres textes que ceux
de l'écrivain, par le décloisonnement de la littérature, grâce à l'application des
techniques cinématographiques à celles du récit que I'auteur renouvelle I'art du
récit'. II réactualise le discours de Robbe-Grillet, « Aujourd'hui, le cinéma nous
a appris qu'on ne peut être à la fois là et ailleurs, dans le même plan. La
caméra est située, notre regard aussi - donc celui du romancier moderne »'
(T1,6 : 103-104. 14 juin 1958). 11 souligne son adhésion à ce point de vue mais il
renvoie implicitement à sa propre réflexion sur I'art du cinéma qu'il a engagée
en 1954 puis 1957 respectivement avec L'amour du cinéma3 et Petite littérature
du cinéma . Le choix des documents externes crée une série de
décloisonnements: au niveau de l'identité de I'auteur comprenant le scripteur, le
témoin et le compositeur «La précision et l'exactitude des témoignages importe
plus que la personnalité des té moins.^^ puis entre le présent et le passé. La
recomposition diachronique fait apparaître la permanence par la récurrence
d'un événement dans le temps et propulse la pensée dans l'avenir. Le
compositeur se situe hors du temps et de I'espace, la présentation objective de
l'Histoire, le regard externe sont combinés à une vision omnisciente. Pour
Claude Mauriac, objectivité et subjectivité ne sont pas exclusives. La
composition fragmentaire articule le dit et le non dit qui correspondent
respectivement à des espaces de paroles et de silence et dont l'alternance a
pour visée de maintenir en éveil le lecteur. Les interstices de la structure
fragmentaire sont le temps de travail imparti au lecteur, celui de sa liberté et de
sa responsabilité. La fonction du métatexte est à la fois didactique et
pragmatique. II invite au mimétisme de l'action littéraire, à la recherche et
réflexion sur les documents. L'interdisciplinarité, le cinéma et la rupture avec les
' «L'honneur de l'écrivain est d'essayer toujours de se renouveler et de renouveler l'art d'écrire, fût-ce yar les moyens les plus simples.» (T1,l: 85. Pans, 18 février 1943).
« . . . c'est au cinéma que nous devons en partie notre vision romanesque nouvelle. (.. .) dans les Pqsans, il y a une phrase admirable, (...) «Un vase luit sur la table et les poutres étaient repeintes tous les quatre ans. » Aujourd'hui, le cinéma nous a appris qu'on ne peut être à la fois là et ailleurs, dans le même plan. La caméra est située, notre regard aussi - donc ceIui du romancier moderne » (TI,6 : 103-104. 14 juin 1958) Claude Mauriac, L'Amour du cinéma, Paris, A. Michel, 1954. Claude Mauriac, Petite littérature du cinéma, Paris, Du Cerf, 1957.
5 Claude Mauriac, La Marquise sortit à cinq heures, op.cit., p. 65.
idéologies dominantes en l'occurrence l'hégémonie de la littérature engagée
dans les années cinquante peuvent être compris comme des critères
globalement fédérateurs du Nouveau Roman.
Tropismes et ((sous lecture)).
Lors de leur première rencontre en 1957, Claude Mauriac et Nathalie
Sarraute reconnaissent leurs affinités littéraires. L'intérêt pour la psychologie
des profondeurs les place à ce poste d'observation de «ses petites planètes»
que sont les phénomènes obsessionnels la mort (1 1 1)' la foi (130-132)' et le
plus récurrent le ((sentiment continu de culpabilité » (110). L'attitude de
vigilance de Claude Mauriac à l'égard d'autrui apporte des éléments clés pour
la compréhension de la personnalité et l'œuvre de Nathalie Sarraute. Elle
accorde une attention fébrile au moindre détail de la vie relationnelle :
Paris, lundi 30 juin 1958. Nous prenons le thé chez Nathalie Sarraute en toute tranquillité ainsi qu'elle le souhaitait. L'arrivée inopinée, l'autre jour, de B. et d'une autre amie, incident sans importance, a pris des proportions démesurées dans l'esprit de Nathalie qui en parle comme d'une catastrophe - et ne parle même, des minutes et des minutes durant, que de cela, y revenant encore alors que je croyais depuis longtemps le sujet épuisé. Afin qu'une surprise pareille ne se renouvelle pas, elle a pris soin de téléphoner à la seule personne - une péruvienne- dont elle pouvait craindre la peu probable mais possible visite, lui demandant ( à sa grande surprise) : « N'est-ce pas aujourd'hui que vous deviez venir me voir? » (...) Un désastre dont elle reparle, sur lequel elle nous donne de nouveaux détails, qu'elle examine par d'autres côtés, nous faisant connaître l'opinion à son sujet de son mari ou de sa fille Claude. » (T1,6: 108).
Le théâtre intérieur où se joue le drame dont la force et l'amplitude sont telles
qu'elles le propage au corps, contaminant ainsi les gestes. «La moindre joie est
contaminée, détruite par cette pensée.. . » (T1,6 : 1 1 1. 30 juin 1958).
L'amplification est moins un artifice que le geste concret qui suit la répercussion,
l'expression subjective de ce mouvement intérieur dans le réel. Par l'acte
scripturaire, l'écrivain tente de circonscrire et de visualiser ce mouvement
intérieur, véritable acteur du drame réel. Ce portrait psychologique constitue
des données biographiques qui permettent de comprendre les tropismes en lien
direct avec la personnalité de son auteur. (T1,6: 109-110. 30 juin 1958). Le
compositeur présente ici tous les indices pour marquer la corrélation de
l'esthétique de l'écrivain avec les caractéristiques fondamentales de son être.
Les choix esthétiques du romancier, subjectivité et réflexivité découlent de
l'attitude de I'auteur qui se positionne à la fois en tant que sujet et objet de
I'observation : «Car ces ténèbres secrètes qui l'attirent, où peut-il les trouver,
les scruter, sinon en lui-même ... N'. L'univers romanesque de Nathalie Sarraute
est intérieur, grouillant, profond, mystérieux, insaisissable si ce n'est par ces
infimes et grossières manifestations extérieures. Pour cela, il observe ce «for
intérieur» où se réalisent ces mouvements subtils, omniprésents et
déterminants dans le comportement et les relations de l'individu au monde.
L'univers intérieur constitue un terrain fertile à l'approche du psychisme. Cette
matière romanesque est invisible, tout en étant manifeste, perceptible. Elle
conditionne et oriente le sujet dans sa relation à la réalité et à autrui. Ce qui
intéresse Nathalie Sarraute, c'est I'observation de ce qu'elle nomme les
Tropismes, ces ((mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux
limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles,
des sentiments que nous man if est on^»^. La démarche littéraire est analogue à
celle du scientifique au niveau du positionnement, du point de vue de I'auteur
par rapport à son objet: ((Nathalie Sarraute est un de ces très rares écrivains
qui nous apprennent du nouveau, et avec une précision quasi scientifique, sur
nous-mêmes.)) (T1,6: 122. 7 octobre 1959).
Le rôle de l'écrivain est similaire dans la procédure à celui du scientifique.
L'étude des tropismes explicitée dans L'Ere du soupçon ne diffère pas de celle
appliquée par François Mauriac, le lexique à lui seul établie l'analogie :
((décomposer . . . déployer . . . ralenti(r) . . . agrandi(r). . . observer «ces drames
constitués par ces actions encore inconnu es^^. Le sens de la tension circule de
l'extérieur vers l'intérieur, du connu vers l'inconnu, du visible vers l'invisible. La
1 Nathalie Sarraute, L 'Ere du soupçon, Pans, Gallimard, col. «Idées», 1956, p. 102. Nathalie Sarraute, L'Ere du soupçon, op.cit., p. 8.
3 Nathalie Sarraute, L 'Ere du soupçon, op.cit., p. 9 . 4 Nathalie Sarraute, L 'Ere du soupçon, op.cit., p. 9.
dialectique du discours littéraire est celle de la continuité, de l'immanence,
«Tout est dans tout)).
«Je n'en ai pas moins été surpris en redécouvrant des notes de 1942 qui correspondent mot pour mot à ce que j'ai partiellement tenté de faire dans Toutes les femmes sont fatales et qui demeure, pour mon second roman d'actualité. Par exemple : Le roman ne doit pas avoir de sujet. Tous les sujets se valent. Tout est dans tout. »'
Ou cet autre extrait :
((Psychologie où rien, ni de lui-même. Où tout compénètre tout. » Sensation de vertige : la permanence de notre personnalité, avec ses points fixes, toujours les mêmes, nie le temps, qui lui-même nous nie : nous croyons vivre alors que nous survivons. Aucun progrès. Nous ressassons les mêmes pensées en attendant la chute, nous vieillissons en nous maintenant - et nous tombons. D (TI,? : 28-29.)
En définitive, la composition c'est-à-dire le rapprochement et le frottement des
figures, en l'occurrence de Nathalie Sarraute et d'Alain Robbe-Grillet, révèlent
l'hétérogénéité des écrivains du Nouveau Roman et identifient les formes de
tensions internes et externes. Le discours critique au sujet de La Mise en scène
de Claude Ollier éclaire le conflit au sein du groupe. Les interactions, affinités et
antagonismes sont rendus très souvent par le récit ou le dialogue ou encore
sous forme de discours direct rapporté par le diariste. La réactualisation des
rencontres, des conversations offre des données biographiques qui éclairent
l'esthétique de Claude Mauriac. L'esthétique et la quête de la vérité sur soi-
même sont indissociables, en ce sens où les choix esthétiques sont élaborés
pour une expression véridique de l'être.
1 Cette expression fait également suite a la lecture de l'œuvre de Jung. « ... j'ai l'impression, lorsque en quelques jours je survole ainsi une œuvre gigantesque ( celle de Jung, par exemple), de m'en approprier l'essentiel, comme si, à la limite, une seule phrase bien choisie de Jung me donnait tout Jung. Autre aspect de cette vérité : tout est dans tout. D (T1,6: 393. 15 mars 1965).
409 409
Chapitre 3. La communication littéraire
Ce chapitre vise l'étude du procès de la réception en tant qu'étape de la
création littéraire au cours de laquelle s'institue une situation de communication.
Celle-ci est tripartite et unit dans un rapport variable, fluctuant, destinateur et
destinataire autour de I'œuvre littéraire. Nous allons tenter une typologie de
cette relation avec une focalisation sur l'instance du destinataire pour mettre en
relief la complexité de cette communication autour des écrits de Claude
Mauriac.
La fréquence de la réactualisation des situations de communications
autour du procès de la réception montre un auteur en quête d'un public.
L'importance accordée aux répercussions de ses œuvres chez le destinataire
est lisible dans l'attitude du narrateur aux aguets, à l'affût des moindres
réactions extérieures. Le processus de la réception est inséré ainsi dans
l'ensemble de I'œuvre. Les éléments textuels repérés visualisent un processus
de la communication à visée littéraire ou non autour d'un objet littéraire rendu
public et identifie les protagonistes et leur(s) rôle(s). Le compositeur nous
présente les réactions de ses contemporains comme des éléments
déterminants pour la compréhension de I'œuvre et de son auteur.
L'organisation chronologique des réactions a permis de visualiser l'évolution du
rapport de l'auteur à ses œuvres et de comprendre les interactions dans le
cadre du processus de l'acte et du sens de la création.
A partir de la mise en place de destinataires référencés, deux registres
prévalent celui du dialogue oral et écrit. Nous avons vu la nécessité de
l'intervention d'acteurs externes dans la mise en circulation du produit littéraire.
Néanmoins la question de la réception qui se situe en aval de la publication
éclaire le rôle du lecteur, du critique dans le processus de la création. Notre
visée étant de saisir le processus de l'avènement du Temps immobile, nous
nous attacherons à observer comment la critique des œuvres antérieures
conduit vers I'œuvre majeure. Les figures du lecteur sont diverses. Le lien entre
le destinateur et le destinataire se noue autour de l'évaluation de I'écrit. La
réaction du lecteur en tant que destinataire de l'écrit et destinateur de la critique
est retranscrite par le destinateur auteur en attente de l'évaluation. Le résultat
de la lecture présuppose que le temps de la lecture est accompli. Ce que le
compositeur présente est le point de vue du diariste auteur sur les réactions du
lecteur. Le texte apparaît comme objet de médiation, socle des jeux de relations
entre deux instances l'une émettrice, I'autre réceptrice.
Le lien public : communication orale
L'œuvre naît, stimulée par le désir de I'autre par le sentiment de
l'absence'. L'auteur vise à atteindre l'autre, à lui faire signe par cet objet qu'est
son œuvre. Le diariste reste vigilant à toutes les réactions de son public qu'il
retranscrit dans son Journal. Nous avons repéré puis organisé
chronologiquement et selon les différentes formes d'expression de cette critique
(orale et écrite) le discours sur I'œuvre de Claude Mauriac.
L'une des plus anciennes critiques datée de 1937 est celle de Brasillach
qui réagit à l'essai sur Marcel Jouhandeau : ((Brasillach m'y nomme parmi les
meilleurs commentateurs de Jouhandeau. (Ce n'est pas difficile, je suis l'un des
seuls))). Cette critique favorable est suivie d'un commentaire: Claude Mauriac
explique que cette critique est motivée par un intérêt tout à fait personnel. II dit
ses soupçons quant à une tactique de manipulation : ({Naturellement, c'est
Massi qui a indiqué aux parents que 1'A.F. parlait de moi. Et c'est lui, sans doute,
qui a dit à Brasillach de le faire.)). Ce dernier qui convoite un siège à l'Académie
Française use de ce stratège pour s'attirer les faveurs de François Mauriac :
«On ne peut supposer jusqu'où s'étendent les manœuvres des candidats à
l'Académie.». L'auteur et I'œuvre ne sont que des moyens au travers desquels
le critique autorisé, vise une action non littéraire. Les propos favorables
traduisent la volonté d'un faire faire. La véritable communication est sous-
jacente à celle qui s'est réalisée concrètement. Claude Mauriac n'est pas le
destinataire visé et l'article, s'il apporte un point de vue sur l'essai, n'est pas le
véritable message transmis. Claude Mauriac dévoile le niveau de la
communication réelle, sous-jacente à celle qui a été réalisée. Néanmoins et
malgré la visée intéressée, Claude Mauriac avoue que ((cela fait du bien de
recevoir du dehors une preuve objective de son existence)) (T1,9 :45. 28 janvier
1937).
Grâce au Journal, il est possible de constater la récurrence dans le
temps de ce genre de critique telle que le confirme la réaction d'André
Rousseaux commentée par Claude Mauriac :
«Une opinion si autorisée me donne soudain l'envie de réaliser ce projet (...) II se peut que sa gentillesse pour moi, celle qu'il montra à ru no*, et l'ardeur qu'il met ces jours-ci à répondre à l'article de Sartre contre mon père n'aient la même origine intéressée.)) (Tl9 : 97. 4 mars 1939).
Dans ce cas précis de l'auteur est identifié en tant fils d'un acteur important au
sein de l'institution littéraire. Sa situation sociale conditionne la critique. Celle-ci
ne correspond pas à une évaluation littéraire, à une opinion sur la valeur
intrinsèque de l'œuvre. L'œuvre est appréciée au regard du statut et du pouvoir
indirect de Claude Mauriac. La critique est manipulation et vise principalement
la promotion sociale. Même s'il en perçoit l'ambiguïté, le diariste tire tout de
même un bénéfice de ces critiques. II ne tient compte que du message explicite
et s'il enregistre ces réactions et les réactualise dans Le Temps Immobile c'est
pour souligner sa connaissance de ce milieu et renseigner le lecteur sur son
fonctionnement et enfin observer l'impact de ces critiques sur soi.
A l'attention du lecteur du Temps Immobile, ces deux fragments
constituent et présentent la critique de la critique. Le compositeur signale la
nécessité pour le lecteur de saisir la complexité du procès de la réception et
l'inciter à identifier les différents acteurs concernés et leurs relations puis à
replacer la critique dans le contexte global de jeux d'acteurs. La réactualisation
de ces fragments correspond à une démarche didactique. Le compositeur
1 Nous avons signalée les principales causes dont la mort et l'indifférence. La communication abstraite par la lecture, de narrateur à lecteur est supérieure à celle concrète qui a lieu
lors de la rencontre en l'occurrence avec son cousin Bruno Gay-Lussac. (TI,] : 93. 10 mai 1962). 412
présente le procès de la réception sous forme de réaction-action. Par ailleurs,
un autre fragment montre que l''incitation, l'encouragement vise essentiellement
I'auteur, principal destinataire et bénéficiaire de la critique.
(( II (Henri Guillemin) passe toute la journée avec moi. Je lui lis le Fils à papa, des passages de Mesure du subterfuge et de ce journal. II est frappé par la diversité de mes recherches. Et comme il dit ne plus douter de mon talent, un courage optimiste insensés me sont rendus. (...) En moi la confiance renaît. Car je ne rêve pas ; il a dit qu'il eût trouvé mon livre remarquable même s'il avait été signé Tartempion ; il a dit que le Fils à papa contenait de belles pages ; il a dit : (( Ta pensée travaille dans des directions différentes D, etc. J'ai soudain la certitude qu'il compte peu, sur le plan de l'essentiel, que je fasse une carrière. Je porte en moi ma réussite. D (T1,9 :95. 19 février 1939).
La valeur intellectuelle de I'auteur destinataire est évaluée à partir de ses écrits
indépendamment de son identité sociale. Toutefois le locuteur insiste sur le
statut social et professionnel de son interlocuteur. Son identité valorise le
destinataire qui souligne l'impact du procès sur le mouvement psychique de
I'auteur qu'il est. La critique et toute parole en référence à l'œuvre paraît
comme une forme de modelage de l'œuvre intérieure. A l'exemple de ces
((témoignages flatteurs)) qui sont une forme de consolidation interne qui
contribue à l'impulsion de l'effort littéraire «il me donne confiance et m'incite à
reprendre le Dîner en ville auquel je n'ai cessé de travailler depuis lors
(octobre))). De plus, la référence extérieure à ses œuvres réoriente I'auteur vers
son œuvre et stimule la réminiscence :
N. . . souhaitant répondre affirmativement le surlendemain à l'invitation de participer (notamment avec Robbe-Grillet) en juin prochain à un colloque, je m'aperçus que mes livres étaient un peu pour moi comme s'ils n'existaient pas. N'entendant plus parler je n'y pensais plus. J'en étais même venu à oublier ce que j'avais tenté très consciemment d'y mettre. (. . . ) J'ai parcouru l'Agrandissement, j'ai feuilleté la Marquise et tout m'est revenu - et je n'en suis pas revenu. )) (T1,6 : 393. 15 mars 1965).
Cette autocritique a lieu en 1965, plusieurs années après la publication de La
Marquise sorfit à cinq heures en 1961 et de L'Agrandissement en 1963. Elle
exprime l'étrangeté qui s'est instauré avec le temps entre I'auteur et son œuvre.
Elle fait apparaître l'amnésie de I'auteur mais montre également que le retour
revivifie la relation auteur-œuvre découverte selon la perspective du lecteur.
Cette transformation se réalise suite à l'inversion du statut d'auteur et lecteur.
En outre, le métadiscours énonce I'autoévaluation ((Cela vaut ce que cela vaut,
peut-être très peu, mais cela existe, cela est, je ne pourrais, à l'heure actuelle,
faire mieux ; j'ai donc accompli ma tâche.)) (T1,6 :393. 15 mars 1965).
L'autoévaluation de I'auteur lecteur souligne la fin de la hantise de l'œuvre à
faire, elle annonce la transformation de la voix intérieure'. La mise en scène de
la phase de la réception démontre l'aliénation du sujet à autrui.
D'autres voix qui semblent désintéressées font entendre des résonances
négatives. Toujours aux aguets des réactions externes à son égard, il
débusque les opinions défavorables sous des mots qui se veulent flatteurs mais
qui sont trahis par le ton et la gestuelle du locuteur, en l'occurrence Jean
Paulhan.
(( Malagar, dimanche le' novembre 1959 L'autre jour chez Gaston Gallimard, Jean Paulhan, me disait, alors que je le croisais, en entrant, lui s'en allant, il me disait de mon Dîner en ville, le visage et le corps un peu détourné, avec cette attitude et cette voix qu'imite si bien Jean Dutourd : C'est bon ! C'est très bon. Mais si, c'est très bon ! >) L'air impertinent de n'en pas revenir. D (TI,1 :533).
Jean Paulhan a été un des témoins du parcours littéraire de Claude Mauriac.
En 1959, la réaction critique du fondateur des ((Cahiers de la Pléiade)),
directeur littéraire des éditions Gallimard, codirecteur avec Marcel Arland de la
NNRF, est cruciale pour notre nouveau romancier. La situation socio-
professionnelle de Jean Paulhan symbolise le pourvoir éditorial. Or, Claude
Mauriac analyse la réaction et décrit le comportement de celui-ci. II souligne la
non conformité de la parole avec la pensée que trahit la gestuelle. La
thématisation de cette réaction dévoile le clivage entre la parole et la pensée du
critique. L'attitude corporelle, telle qu'elle est perçue par I'auteur diariste,
signifie cette contradiction. La vérité de la critique ne réside pas dans le
message verbal. Cet énoncé dénonce la fracture, l'incompatibilité entre la
1 L'analyse de l'interaction des voix intérieures sera analysée ultérieurement avec la figure de l'adjuvant fictif et réel, le conflit de I'auteur avec cette voix intérieure.
414
41 4
pensée et la parole et insiste sur la difficulté de se saisir d'un phénomène tel
que la réception littéraire. Que représente le témoignage du diariste dans
I'histoire de la réception littéraire?
Aux critiques sociales s'ajoutent les relations de voisinage, tel est le cas
avec Gaston ut huron' qui illustre la diversité des situations de la réception
littéraire de l'oeuvre. En 1959, ce voisin critique des œuvres de François
~aur iac ' est attentif au travail littéraire de Claude Mauriac. Ce dernier hérite
d'un des lecteurs de son père3. Après la lecture de Conversations avec André
Gide, extrait d'un Journal, Gaston Duthuron fait entrevoir à l'auteur la possibilité
de poursuivre son œuvre à partir du Journal :
((Gaston Duthuron, en me disant, avant hier, qu'il venait de relire avec intérêt mes Conversations avec André Gide, et en me demandant pourquoi je n'utilisais pas d'autres extraits de mon Journal, avait ravivé en moi le souvenir presque effacé de mon projet de juillet dernier.)) (T1,Z : 507).
Par son appartenance géographique et sa proximité avec la famille Mauriac,
I'histoire de ce lecteur croise I'histoire littéraire des Mauriac père et fils. II
participe en tant que simple lecteur puis critique littéraire par ses conseils à
l'élaboration de leur œuvre. De ce fait, Claude Mauriac projette d'intégrer à son
œuvre ((Gaston Duthuron, ce langonnais dont j'aurais dû parler ici. II faudra que
je raconte son histoire.)) (T1,2 : 483. 30 septembre 1968). Si le diariste est à
l'écoute de toutes les voix, le compositeur réactualise les voix qui sont à
l'origine du Temps immobile. La critique favorable au sujet d'une œuvre
achevée puisque publiée s'apparente à une forme d'émulation qui laisse
entrevoir une œuvre à venir4.
1 11 est le voisin de leur propriété de Province, située en région bordelaise, à Malagar. (TI,l : 47 et 510) et ami de François Mauriac. ( T1,2 : 155). «Comme chaque dimanche, visite de Gaston Duthuron, ce langonnais dont j'aurais dû parler ici. Il faudra que je raconte son histoire. » (T1,2 : 483). 2 ((Gaston Duthuron, qui fait un travail sur François Mauriac, nous disait hier avoir été frappé, en relisant son œuvre, par la fréquence des comparaisons nées de cette image, la source. ... » (T1,l : 533. 2 novembre 1959).
« Au retour, nous trouvons Gaston Duthuron - qui me devient proche maintenant que mon père s'est éloigné. » (T1,2 : 493. 12 avril 1971). 4 II s'agit du Temps immobile (1974) mais il est possible de considérer l'œuvre globale en tenant compte des volumes non numérotés, à partir de 1970, date de publication d'Une Amitié contrariée (1970) ou encore Conversation avec André Gide (1951).
415
Témoin oculaire de tels événements, le diariste enregistre ses
observations des lecteurs vivants. II retranscrit les discours verbal et non verbal
pour comprendre comment son oeuvre a été reçu et les effets qu'elle a produits.
II élabore la critique de la critique de ces propres textes et retrace l'histoire de la
réception de ses œuvres. Le diariste cerne l'hétérogénéité du lectorat récepteur
et en contrepoint, la proximité spatiale, sociale et temporelle avec celui-ci
permet de saisir quelques réactions in vivo. Le diariste note l'inintelligibilité de
son œuvre pour la critique littéraire française. L'attente et la vigilance à l'égard
de la voix extérieure suppose de la part de l'auteur, la croyance en son effet sur
soi. Si la publication de I'œuvre établit la communication autour d'un objet, en
I'occurrence l'œuvre, elle rétablit le lien entre le projet littéraire et le sujet. La
nécessité de la voix extérieure est corollaire du besoin d'éprouver son intériorité,
difficile à identifier, à évaluer uniquement par soi-même. Elle contredit le
jugement éventuel dépréciatif sur soi, elle apaise la cacophonie intérieure'. La
voix extérieure relie le sujet à sa propre voix intérieure et consolide le dialogue
intérieur. Par ailleurs, la critique de ses œuvres se réalise par écrits interposés.
Communication écrite
Dans Le Temps immobile, Claude Mauriac présente une série de textes
externes tels que les comptes rendus, la critique universitaire, les articles de
journaux, lettres de lecteurs qui insérés dans son Journal sont suivis ou
précédés de commentaires. Le compositeur présente ces témoignages de
lectures en mettant en relief la diversité des opinions. Car pour lui, ils sont avant
tout des témoignages objectifs de l'existence de son œuvre. Le repérage, puis
le classement de ces témoignages de lecteurs de son œuvre ont rapidement
mis en évidence deux champs de la réception distingués par la proximité et la
distance spatiale, en I'occurrence en France et à l'étranger, précisément aux
Etats-Unis. Par rapport à cette critique publique, la réaction de Claude Mauriac
1 Marie-Claude Monfrais-Pfauwadel, d ' en reste sans voix ... » p.33, in Joël Lequesne (ss dir.), Voix et psyché : actes du séminaire [2000] de l'association française des psychologues scolaires, «La voix et son corps, comment s'entendre » et autres textes, Paris ; Budapest ; Torino : l'Harmattan, 2003.
416
dans Le Temps immobile est anachronique. Quelle est la signification de cette
thématique de la critique de la critique?
L'appréciation des critiques visualise une stratification d'instances
subsumées par la voix du diariste. L'une des caractéristiques de ce dernier est
sa capacité à réagir à chacune d'elles. Cette attitude connote une volonté de
contrôle du discours de l'autre sur soi dont I'œuvre est la figure métonymique.
Nous avons repéré des critiques reconnues comme élogieuses, par la sincérité
et le sérieux de l'analyse. Claude Mauriac apprécie ces ((commentaires subtils
qu'il (Jean-Pierre Vivet) fait de mon roman (Le Dîner en ville qui le) mettent en
confiance.)) (Tl,l : 30. 30 juin 1959). D'autres critiques clairement défavorables
sont l'occasion pour le diariste d'argumenter et d'assurer la défense du
romancier.
« critique (sévère) que Pierre-Henri Simon a consacré à l'Agrandissement dans le Monde, il cite cette phrase de mon essai romanesque qu'il tient "sous la plume d'un romancier, inimaginable, sinon scandaleuse" : Peu de chose serait (aurait été) modifié dans mon livre si je faisais ( si j'avais fait) de mes deux vieillards deux garçons bouchers. Ou deux apprentis serruriers. Ou deux athlètes. Ou n'importe quoi d'autres, puisqu'ils sont ( comme nous tous) n'importe qui, n'importe où. Surprise : ce que j'essaie de rendre dans mes romans ( et pourquoi un roman ne décrirait-il pas l'être à ce niveau où les différences de caractères, de lieux, de temps n'existent plus ?) subsiste en moi depuis très longtemps.. . » (T1,l :253. 4 juin 1963).
La défense du projet est défense de soi, de son fonctionnement psychologique
et de sa pensée. Le bénéfice de la réaction négative consiste en cette
possibilité de répondre, de justifier et clarifier son projet. Le Journal supporte le
discours critique explicite sur le discours romanesque implicite. Mais l'enjeu
semble moins l'appréciation de I'œuvre littéraire que l'observation et
I'autoanalyse de ses propres réactions à ces stimulus que sont les témoignages
de lectures. La défense de soi exprime certes la défense d'une idée mais
davantage du fonctionnement de son psychique, en l'occurrence ce qui
((subsiste en moi depuis très longtemps ... ». Le diariste insiste sur la
permanence de cette forme psychique qui est sa matière romanesque.
La sévère critique de ((Pierre-Henri Simon» porte sur le sens de la
conception humaniste de Claude Mauriac. Or, celle-ci découle du travail du
romancier qui consiste à élaguer tout ce qui dans la réalité caractérise,
différencie, distingue les hommes les uns des autres. L'Agrandissement étant
un ((essai romanesque)) pour lequel les recherches techniques sont autant,
sinon plus importantes que la matière et le sens de son contenu. Celui-ci
constituant un prétexte à celui-là. Son propos ((n'importe qui, n'importe où» est
le paramètre nécessaire pour se saisir de l'universel, de l'éternel en l'être.
Claude Mauriac nuance cette ((obsession du semblable d'homme à homme, de
génération en génération. Non, nous ne sommes pas irremplaçables. II s'en
faut.)) (TI,l : 254. 11 octobre 1937). La quête de l'éternité' nécessite le
dépassement des paramètres contingents qui font apparaître la diversité de
l'humanité.
La critique de la critique transcrite dans le Journal vise moins à
convaincre les opposants qu'à mettre en scène I'autocritique du romancier, de
sa propre conception de la réalité humaine. Ses recherches ontologiques sous-
tendues par la préoccupation métaphysique donnent lieu aux essais
romanesques. Ces derniers découvrent diverses stratifications de l'existence.
L'inintelligibilité de l'œuvre justifie I'autocritique de l'expérience romanesque. Le
Temps Immobile met en scène la représentation de La conversafion2 et illustre
la difficulté de la réception des œuvres novatrices par l'exemple de sa pièce de
théâtre, la Conversation.
La réception de la Conversation est introduite par les propos d'Eugène
lonesco : «De la critique qui ne comprend rien, qui ne peut comprendre ce qui
est nouveau)) (T1,6 :161. 11 janvier 1966). Sa critique rendue par le discours
indirect remet en question les critiques eux-mêmes. Or, Claude Mauriac
focalise les réactions d'Eugène Ionesco, qu'il observe lors de la représentation
de la Conversation. Claude Mauriac incrimine la vigilance du spectateur qui n'a
pas compris l'utilisation du ((play back )) car ((C'est sans doute qu'il n'a pas
écouté, qu'il était engourdi ; absent.». Si cette technique du ((play back)) a
1 Ce que Nathalie Sarraute nomme ((matière anonyme qui se trouve chez les hommes et dans tous les sociétés,. . .» que le romancier doit tenter de découvrir « quelques parcelles », in Nathalie Sarraute, L 'Ere du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 1 12. * Claude Mauriac, Théâtre, La Conversation. Ici, maintenant. Le Cirque. Les Parisiens du dimanche. Le Hun, Paris, Grasset, 1968.
41 8
échappé à un dramaturge tel que Eugène Ionesco, ((comment s'étonner dès
lors de l'incompréhension des critiques ?B. (T1,6 :162. 11 janvier 1966).
Le choix de ces instances réceptrices et critiques de I'œuvre ont permis
de mettre l'accent sur le phénomène d'inintelligibilité et ont en commun la
proximité spatiale avec le milieu littéraire parisien. Cette proximité spatiale
suppose un partage de la culture littéraire qui, comme nous l'avons constaté,
n'influe en rien sur la réception de I'œuvre. Les dictionnaires de littérature, en
tant qu'espace officiel de reconnaissance, de ratification du statut d'auteur, ont
pris en compte tardivement des essais romanesques de Claude ~auriac'.
A l'étranger
' Nous citons quelques exemples des principaux dictionnaires faisant références tardivement, puisque la première date de 1980, à l'œuvre de Claude Mauriac : Gabriel Jourdain, Yves-Alain Favre, Dictionnaire des auteurs de Langue Française, Paris, Garnier Frères, 1980. p. 267. Le Temps immobile est définit comme étant un «journal ». Son œuvre est placée sous le signe de la curiosité. J.-P. de Beaumarchais, Daniel COUTY, Alain REY, et all, Dictionnaire des Littératures de Langues Française, Paris, Bordas, 1984. Le Temps Immobile est un «Vaste journal» des « Mémoires », ((L'auteur est ainsi délivré de ses traditionnels soucis de vraisemblance». Article signé J.-P. Damour. 11 cite des articles en références à cet auteur : J. Majault, J.M. Nivat et Ch. Geromini, Claude Mauriac, dans Littérature de notre temps, Paris, Castermann., 1968. Jérome GARCIN, Le Dictionnaire, Littérature française et contemporaine, Paris, François Bourin, 1988, p. 300-301, L'article est écrit par Claude Mauriac parlant de lui à la troisième personne. ((techniquement, ce JournaI marque I'aboutissement d'un des courants de ce qu'on appelait le nouveau roman et c'est à ce titre qu'il est étudiée dans les universités. Son journal, grâce auquel, témoin attentif, il survit dans l'ombre des contemporains célèbres qu'il eut la chance d'approcher.» p.301. Dictionnaire des œuvres du XX siècle, Littérature française et francophone, ss la direction de Henri Mitterrand, Le Temps immobile, Paris, Le Robert, 1995, p.474-475. Cet article est principalement consacré au Temps immobile : «Les célébrités du monde artistique, intellectuel ou politique qui marquèrent le siècle sont en quelques sortes une des matières essentielles du décor dans lequel sa vie se déroula. On y rencontre ainsi de gens aussi différents que Cocteau, Morand, Marie Laurencin, Pompidou, Arletty, Jane Fonda, François Mitterrand .... C'est une fresque de cinquante de vie française qui nous est proposée, dont l'originalité réside dans ce collage mêlant espaces et époques, éléments de la vie privée et de la vie collective, privilégiés du monde parisien et peuples étrangers rencontrés sous le signe de la violence, tels les condamnés à morts espagnols, les guérilleros d'Amérique latine, les Cambodgiens, les Libanais.. . l'écriture est aussi un des thèmes privilégiés de I'œuvre, pris sous ses angles les plus humains ; références à l'activité littéraire de l'auteur, désespoir de ne jamais être un véritable écrivain, de ne pouvoir se faire un prénom quand on est le fils de François, ... ». Jean Malignon, Dictionnaire des écrivainsfrançais, Paris, Seuil, éd : revue et augmentée, 1995. le Temps immobile est définit comme étant «son journal)). -1998. Dictionnaire de la littérature française XYe siècle, préface de Bertrand Poirot- Delpech, Encyclopédie Universalis, Paris, Albin Michel, 2000, p. 493, une page et demi, signée Jacques Lecame.
419
La représentation de la réception comprend outre les cercles familial et
social, un public inconnu et distant du milieu de l'auteur. II signale que l'œuvre
du romancier, essayiste Claude Mauriac appartient désormais au champ
international de la littérature. Si I'on considère la perspective du critique, les
réactions expressions sont élaborées dans le cadre de la réception des essais
romanesques en tant qu'œuvre étrangère. A la même époque, la critique en
France s'oppose à celle de I'étranger par certains aspects que nous allons
tenter de mettre en évidence. Si la critique en France reste très mitigée, l'œuvre
de Claude Mauriac connaît un vif intérêt à l'étranger et ce dès la fin des années
50. Les universitaires aux Etats-Unis ont été les premiers à s'intéresser à ses
œuvres, bien avant les critiques en rance'. Dès 1959, ses romans et ses
essais critiques sont traduits en anglais2. (T1,8 :94. 4 avril 1962).
Par la composition, Claude Mauriac visualise le contraste entre la
réception en France et à I'étranger en rapprochant deux critiques du
néologisme d'alittérature. Un article de journal «dans le Dictionnaire du Canard
Enchaîné)) définit la production littéraire qui se revendique de
I'aalittérature » comme un : (("Nouveau genre littéraire consistant à ne pas
écrire ce que I'on publie.")) (TI,1 :364. 21 décembre 1958.). A cette note
ironique et quelque peu dévalorisante, Claude Mauriac conçoit une réponse
tout aussi originale dans Le Temps immobile en réactualisant pour les
confronter les deux points de vues, celui cité ci-dessus et celui du critique belge,
Géo soetens3:
«Je (Géo Soetens) crois que c'est la présence de tout cela qui m'a poussé à parler de Robbe-Grillet, de Sarraute - qui écrivait avant 40 -,
': «Une étudiante de l'université de Metz, Agnès Quiri, qui travaille à un mémoire de maîtrise sur l'Agrandissement et Le Bouddha s'est mis à trembler. . . . ». (TI, 8: 498. 13 mars 1983). La référence de ce premier travail universitaire en France permet à Claude Mauriac de distinguer entre l'écriture littéraire et l'analyse critique. 2 Conversations wifh André Gide, tr. Michael Lebeck. NY : Georges Braziller, 1965. Al1 Women Are Fatal, tr. Richard Howard. NY : Georges Braziller, 1964, Femmes Fatales, tr. Henry Wolff. L : Calder and Boyars, 1966. The New Literature, tr. Samuel 1. Stone. NY : Georges Braziller, 1959. The Dinner Party, tr. Merloyd Lawrence. NY : Georges Braziller, 1960, Dinner in town, tr. Merloyd Lawrence. L : John Clader, 1963. The Marquise Went Out atfive, tr. Richard Howard. NY : Georges Braziller, 1962, The Marquise Went Out at FNe, tr. Richard Howard, L : Calder and Boyars, 1966 [1967]. Cité par Mercier, Vivian, The New novel : from Queneau to Pinget, New York : Farrar, Straus and Giroux, 1971, 418-419.
Poète et critique belge, Géo Soetens publie Temps de la terre, préf. de Maurice Carême; ill. par Akarova, [Dilbeek] : la Maison du poète, 1952 et D'une distance intérieure, Bruxelles : Le Cormier, 1984.
c'est toute une recherche parallèle qui a vu le jour, c'est une commune exigence qui nous pousse à nous reconnaître malgré les manques, les différences : parce qu'il y a quelque chose de commun, I'alittérature, et que c'est l'essentiel. Je pense à ce qui de vous est pour moi-même la phrase clé : Soyez fidèle à votre regard, ne soyez que votre regard et ce regard plus profond qui, en vous, vous regarde regarder. )) (T1,6 :365. 21 décembre 1958).
Géo Soetens reconnaît ce mouvement spéculaire qui cible l'approche du «for
intérieur)). L'intertextualité constitue une réponse ironique à la critique
journalistique défavorable qu'il intègre comme élément participant à la
démonstration de son procédé. D'une part, Claude Mauriac confirme
effectivement la critique par l'usage même du texte critique comme matériau.
D'autre part, la lettre de Géo Soetens corrobore l'expérience littéraire de Claude
Mauriac et contredit la critique du Dictionnaire du Canard Enchaîné. L'espace
disproportionné utilisé pour la composition de cette double intertextualité permet
à Claude Mauriac de faire dialoguer ces deux voix sur un même sujet en toute
équité. De plus, la reconnaissance ultérieure du Temps Immobile neutralise le
point de vue dépréciatif au profit de l'éloge.
De plus, le critique américain Vivian ~ercier ' a publié un article en 1959,
puis en 1971, une étude générale sur les Nouveaux Romanciers, sous forme de
monographies. II y a intégré un chapitre consacré aux essais romanesques de
Claude Mauriac intitulé : ((Claude Mauriac, The immobilization of tirne)?. Claude
1 Mercier, Vivian (1919-1989) a été professeur de littérature anglaise à l'University of California, à Santa Barbara. L'intérêt pour le nouveau roman et la littérature moderne Irlandaise a été menée en parallèle. Il a publié en 1959 un article sur l'avènement du Nouveau Roman désigné par le terme anti-roman : Mercier, Vivian,« Amival of the Anti-Novel », Commonweal, no 70, 1959, pp. 194-197 est précisément celui auquel fait ici référence Claude Mauriac : Nouveau Roman français avec en 1971, The New novel : from Queneau to Pinget, New York : Farrar, Straus and Giroux, 1971. Il s'agit d'une série de monographie des nouveaux romanciers qui présente aux côtés des nouveaux romanciers 'classique' tels l'écrivain oulipien Raymond Queneau, et les représentants du Nouveau Roman : Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, Claude Mauriac et Robert Pinget. Dans le cadre du Nouveau Roman français, il a consacré une analyse critique de l'ensemble de l'œuvre de Samuel Beckett (1906-1989 ), "Beckett, Beckett : The classic study of a modern genius", London : Souvenir Press, 1990. Il a également travaillé sur la littérature irlandaise à laquelle il a consacré deux ouvrages : le premier portant sur l'humour dans la littérature traditionnelle irlandaise, The Irish comic tradition, Oxford : Clarendon press, 1962, réédité en 1991, comportant en plus sous-titreVThe key book of Irish literary criticism", London : Souvenir press, 199 1. Le second posthume et visant à construire une vision critique et diachronique, en l'occurrence 19ième et 20ième siècle de cette littérature s'intitule, Modem Irish literature : sources and founders, ed. and presented by Eilis Dillon, Oxford : Clarendon press, 1994. 2 Son article publié dans la a Nation D (TI,6 : 392. 15 mars 1965) procure du (( bonheur D au lecteur Claude Mauriac.
42 1
Mauriac approuve la critique de Vivian Mercier qui dès 1959 consacre «(un
article d'une revue américaine commentant- mieux qu'aucun ne le fit jamais -
les quatre romans du dialogue intérieur)) (TI, 6 : 392-393). Vivian Mercier
aborde dans l'ordre chronologique la série du dialogue intérieur auquel il adjoint
L'Oubli et les quatre pièces de hé âtre'. II importe de souligner, à la suite de
Claude Mauriac la profondeur et la pertinence de cette analyse annoncée dès
l'intitulé : Claude Mauriac, The immobilization of time. (TI, 6 :393. 15 mars
1965). Vivian Mercier définit la préoccupation majeure de l'auteur, indique la
constante préoccupation métaphysique sur le Temps, ses expériences
romanesques et anticipe avec cette synthèse des essais romanesques sur le
projet du Temps immobile. L'intertextualité présente les variantes de lecture qui
décrivent la conscience littéraire autorisée d'une époque.
L'œuvre de Claude Mauriac suscite l'intérêt des chercheurs
universitaires américains dès le début des années soixante :
((certains étudiants de l'université de Columbia l'ont à leur programme - et que j'ai été invité précisément à parler devant eux de (( mon œuvre ». Que l'on parle de mes livres à l'étranger me cause le seul vrai plaisir que je sois capable d'éprouver. II y entre moins de vanité que d'orgueil - cet orgueil qui est l'autre face de notre humilité fondamentale. » (TL1 :95. 10 mai 1962.)
II confirme ses propos par le témoignage d'un
(( journaliste bordelais (qui) me dit son étonnement d'avoir vu que, dans l'université des Etats-Unis où il se trouvait dernièrement, on étudiait
mon œuvre D. Et c'est la grande, la seule différence avec ces automnes 1933 et 1937, si semblables à celui-ci : j'ai beaucoup travaillé depuis lors, je me suis fait un peu connaître. D (T1,6 : 258. 20 octobre 1965).
L'œuvre littéraire est transformée en objet de réflexion par la communauté
universitaire. A l'exemple d'«Aurora Ercole, une jeune Italienne qui prépare une
thèse de doctorat sur mes romans et qui me demandait un plan.» (TI,l : 145.20
avril 1972). De plus, la critique journalistique rend l'œuvre accessible à un plus
large public comme c'est le cas de la journaliste ((Ritta Mariancic)) qui interview
1 Claude Mauriac, Théâtre, Paris, Grasset, 1968.
Claude Mauriac au sujet des Espaces imaginaires (T1,6 : 418.4 janvier 1975).
Après les essais romanesques, I'intérêt du public s'oriente vers Le Temps
immobile pour lequel des travaux récents, posthumes montrent I'intérêt
croissant' :
... C'est bien un roman aussi que Le Temps immobile, je l'ai souvent dit d'instinct, sans trop savoir pourquoi ni comment, mais une jeune étudiante, Agnès Quiri qui vient d'achever sa maîtrise sur deux de mes romans, m'écrit qu'elle choisit comme sujet de thèse ce paradoxe. » (TI,10 : 27.25 décembre 1983, l8h2O).
La spécificité du lecteur dans les deux cas ((jeune étudiante)) engendre une
nouvelle situation de communication au sein de laquelle s'entrecroisent
littérature et recherche universitaire. L'enjeu de la réception de l'œuvre comme
objet d'étude de la critique universitaire porte sur le supposé implicite. La
communication littéraire suscite des interactions dont les retombées se
propagent dans le temps et l'espace. L'objet littéraire et la nature de la
communication qu'il génère permettent au lecteur critique d'acquérir une place
et une identité intellectuelle et professionnelle. La communication littéraire est
transitive et sert de support à une transformation du lecteur critique et à un
changement de statut social. La critique littéraire hisse et introduit I'objet
littéraire dans la culture. Elle confirme ou infirme l'autorité de l'écrivain, elle vise
également une transformation de l'étudiant en chercheur, transformation à
laquelle participe I'auteur de I'œuvre. Toutes ces interactions aboutissent à la
transformation de soi qui représente l'objectif commun à I'auteur et au lecteur.
L'enjeu de I'œuvre littéraire est ici l'aspiration à la reconnaissance et à la
promotion sociales. La littérature participe à de nombreux circuits non littéraires
avec lesquels elle coexiste tout en influant sur l'évolution socio-professionnelle
des lecteurs. Ces relations autour de l'objet littéraire matérialisent des
I Ces sujets déposés après 1994, ont tous pour objet d'étude les romans et Le Temps immobile celui précisément d'Abdel Maksoud Rached Nachwa Fathi, sous la dir. de Dambre Marc doctorat Nouveau Régime, Le Temps immobile de Claude Mauriac : poètique et histoire, Universite de Paris 3, 2003. Agrebi Sarnia, sous la dir. de Berthier Patrick, doctorat nouveau régime, Claude Mauriac romancier : Une esthétique de l'écriture litteraire, Universite de Picardie. Zhanotelle Jean-Marie, sous la dir. de Jean Touzot, Doctorat nouveau régime, Claude Mauriac, Un écrivain en quête de son identité, Université de Paris 4.
réciprocités dans l'échange. Elles traduisent une estimation mutuelle et
réciproque entre les protagonistes.
Ces phases de la réception sont perçues au travers d'une conscience
individuelle. Le diariste est dans le rôle du critique de la critique de la réception
de sa propre œuvre. L'examen de ses témoignages de lectures, l'interprétation
de ses comportements ont permis de cerner les sphères de l'inintelligibilité et
de l'intelligibilité d'un texte littéraire. La critique de la critique élabore une
méthodologie de la critique littéraire tout en démystifiant le fonctionnement du
système de la critique littéraire autorisée. La réactualisation des procès de la
réception a une fonction didactique. Le compositeur, construit, forge le lecteur à
la critique. II nous apprend à lire, à décrypter la critique littéraire. Au travers du
Temps immobile, I'auteur élabore une procédure heuristique.
La conscience littéraire en France se manifeste par son silence, vérifié à
travers l'absence de références dans les dictionnaires littéraires, les comptes
rendus, les articles. L'inexistence de témoignages de lecture est circonscrite à
une période précise. L'organisation chronologique des témoignages de lectures
a permis de distinguer la précocité et la richesse de la critique étrangère, puis
après le silence de constater, en France, un regain d'intérêt pour I'œuvre et la
personne de Claude Mauriac. L'identité du critique est multiple, journaliste,
écrivain, universitaire, éditeur. La critique journalistique est le point de vue
autorisé destiné à informer le lectorat mais surtout le convaincre ou le dissuader
d'aborder une œuvre littéraire. La critique idéale telle que la présente le
compositeur n'est pas celle située dans la proximité socio-culturelle avec
I'auteur mais celle des spécialistes universitaires étrangers et distants
géographiquement. C'est cette dernière qui va générer une dynamique de la
réception de I'œuvre novatrice. La critique étrangère tient lieu d'intermédiaire
entre I'auteur et la critique de son milieu d'origine. Elle possèderait la capacité
de révéler I'œuvre à la conscience littéraire autochtone tel que l'analyse
clairement Daniel Henri Pageaux :
« I'étranger se trouve-t-il être un puissant révélateur des problèmes inhérents à la culture réceptrice : en étant plus ou moins a naturalisé », I'étranger pose, au chercheur comme à la collectivité qui est le théâtre de cette ((réception)), le délicat problème de I'altérité : comment penser I'autre ? Dans quelle hiérarchie le situer ? Dans quel système de valeurs le saisir pour l'utiliser ? Comment à travers le discours sur I'étranger se découvre aussi le discours de moi sur I'autre ? (. . . ) I'étranger est convoqué, invoqué dans la mesure où il représente une valeur absolument positive ; dans ce cas, il vient combler une lacune dans la culture réceptrice, lacune «réelle» ou ressentie comme telle ; ou bien I'étranger est invoqué pour mieux être récusé, pour mieux marquer la supériorité, réelle (ou ressentie comme telle) de la culture réceptrice'.
L'étude de la réception du Temps immobile décrit un mouvement de passage
obligatoire par une conscience étrangère qui nous permet d'avancer que
l'intelligibilité de I'œuvre et par conséquent de soi passe par l'altérité.
L'étude de la réception contemporaine de son œuvre aura servi à une
certaine compréhension du fonctionnement synchronique de la nature et de la
fonction de la littérature2. De plus, la problématique de la réception met en
lumière la question de l'origine de la création littéraire. La vigilance très vive aux
témoignages de lectures, aux réactions à ses essais romanesques impulse
l'élan créateur chez Claude Mauriac. La signification du commencement et de
la fin prend alors une nouvelle signification dans la création littéraire. La
reconstitution diachronique des effets générés par les témoignages de lecture
visualise l'effet de cet effet dans le processus de la création et dans
l'avènement de l'œuvre. La composition de la métatextualité de la réception
revendique la vie, l'interaction, le dialogue, l'échange dans ce processus, de
même que l'articulation du discours critique au discours romanesque. Le Temps
Immobile en tant qu'objet sémiotique fixe, représente, sous forme de discours
critique, des comportements communicatifs de tous les membres du processus
de la création, tant individuels que collectifs.
Cette conception allie l'expression de la création littéraire dans toute sa
vérité et le choix des relations interindividuelles comme objet d'une expérience
' Daniel Henri Pageaux, «La réception des œuvres étrangères)), in Jozef Heistein, La réception de I'œuvre littéraire, Recueil d'études du colloque organisé par l'université de Wroclaw, éd. Wydawnictwo Uniwersytetu Wroclawskiego, col1 : «Acta Universitatis wratislaviensis 635», Romanica wratislaviensia, 1983, p. 28. 2 Daniel Henri Pageaux, op. cit., p. 28.
littéraire. La proximité entre le temps de la création et celui la réception
correspond à la recherche d'un équilibre entre la vérité de soi (jusqu'au risque
du ridicule par l'aveu de l'attente angoissée de l'acquiescement du lecteur) et
celle qui est transmise par autrui. L'auteur réagit à la fois à la voix et au silence,
il est à la fois conditionné et libre. Cette complicité nécessaire entre l'autre et
soi identifie l'œuvre comme jeu d'appel et de rappels.
Les publications successives et régulières du Temps immobile ont
imposées cette œuvre et ont suscitées un regain d'intérêt pour ses romans.
Dans les manuels de Français du secondaire', par exemple, un extrait du
premier volume du Temps immobile présenté sous l'intitulé {(Transparence et
obstacle)) met en relief le pacte : ((Cela, bien sûr, est indicible et c'est pour
tenter malgré tout de le dire qua je vais composer le Temps immobile D
(TI,I 547. 23 septembre 1963). Cet extrait est présenté en ouverture de la
partie consacrée à l'écriture de soi, intitulée {(Eclairages » qui comporte une
série de onze extraits de Saint-Augustin à Michel Leiris.
Le lien interne : la réception spéculaire
La réception théâtrale est moins une étape de la création littéraire qu'une
expérience vivante faite par le dramaturge. Au Temps immobile roman, il faut
ajouter Le Temps immobile théâtre et avec la référence à ((Bachounine)) (T1,6 :
534. 19 juin 1930) le compositeur justifie son intérêt pour la représentation
théâtrale par ces premiers jeux de rôles de son enfance. Nous les avons
considérés comme mouvements spontanés et justification de sa vocation de
dramaturge. Avec la représentation de la réception de La Conversation, il
introduit tout d'abord, une réflexion sur l'identité de l'auteur puis sur le jeu
spontané de la représentation. C'est ce spectacle auquel Claude Mauriac
assiste derrière les rideaux que nous allons décrire.
' Français Première, toutes séries, sous la direct0 de Geneviève Winter, 2001, Bréal, Rosny, p. 305.
426
de l'œuvre par le public est appréhendée à travers l'échange de regard dont
I'écriture est le miroir offert au lecteur. Ce dernier perçoit la réaction du public à
travers ce qu'en reflète le dramaturge. Le dramaturge est spectateur de ses
acteurs qui reflète à travers leur attitude et regard la réaction du public à leurs
jeux théâtral. Or, le jeu théâtral référencé n'est pas celui de la pièce mais celui
de la réaction à la réaction du public. La composition évolue sur le mouvement
spéculaire de la réception : le dramaturge au premier plan observe et réagit à
ce qui se passe dans la salle située dans un second plan. Le temps de la
réception insiste sur la relation de dépendance et d'influence dans laquelle se
trouve placé I'auteur par rapport à son public.
Autour du jeu de regard, l'espace théâtral est en extension (hors scène
et intra scène). Cette expression crée une nouvelle mise en scène de La
Conversation, celle de sa réception. Au regard des différents niveaux de
l'échange du regard, la réception théâtrale de La Conversation procède à une
extension et inversion de la scène et du jeu théâtraux. La mise en abyme de
l'étape de la réception identifie les acteurs comme autant de miroirs du regard
intercepté, subsumé dans un premier temps par le spectateur (Claude Mauriac)
regardant les spectateurs puis, les acteurs observants les spectateurs. Dans un
deuxième temps le diariste regarde rétrospectivement Claude Mauriac qui
regarde le spectacle de l'effet produit sur les spectateurs au travers des acteurs
et enfin, un troisième celui du lecteur - compositeur subsumant et mettant en
scène ce jeu de la réception dans lequel il est inch et qu'il destine au lecteur
externe. Cette composition illustre par sa propre création son concept de
«I'alittérature». A partir de la Conversation et de cette vigilance toujours accrue,
il développe à l'infini le mouvement spéculaire. La réception est ce temps qui
renvoie en miroir la profondeur de la réalité dans l'œuvre. La réception littéraire
met en scène une nouvelle figure de I'auteur. Son autorité réside moins dans
I'écriture de la pièce que dans la compréhension et représentation du jeu
théâtral. L'auteur compositeur subsume le dramaturge du fait qu'il a à créer à
partir de ce qui a déjà été crée et mis en scène. L'auteur se distingue donc par
I Jacques Lancan, Ecrits, Paris, Du Seuil, 1966, p. 298.
428
la place qu'il choisit d'occuper et de laquelle il surplombe et englobe en un seul
regard toute la création.
En somme l'auteur crée à partir de la réception, un mouvement
spéculaire qui se répète et se répercute à l'infini. Le critique externe ou interne,
ou encore de toutes ces ((structures d'appels)) que nous venons de relever,
soulignent que sans paradoxe aucun, la réception littéraire nous ramène à la
problématique de la production du texte sous l'effet de ce que Hans Robert
Jauss, a appelé «le possible choc en retour que constituent les réactions des
lecteurs pour l'écrivain1.».
1 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l'allemand par Claude Maillard, préf de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, 1978, p..
Chapitre 4. Le jeu de voix.
Les réactions extérieures sont diverses comme nous l'avons vu dans les
chapitres précédents. Le désir de reconnaissance exprimé dès 1930' se réalise avec
l'attribution des signes de reconnaissances officiels. Au rythme soutenu des
publications des essais romanesques, on assiste peu à peu à la multiplication des
signes de reconnaissances sociales de l'œuvre de Claude Mauriac. Le Rire des
pères dans les yeux des enfants visualise l'émergence de Claude Mauriac sur la
scène des écrivains, avec en ouverture la célébration du succès de son Jouhandeau
limité au cercle familial et aux amis paternels. II est d'abord reconnu en tant que
critiques avec les récompenses des institutions littéraires à partir des années
cinquante. Le Prix Saint-Beuve en 1954 lui est attribué pour son étude sur André
~ r e t o n * suivi du prix ~ é d i c i s ~ pour son essai romanesque Le Dîner en ville4
(T1,6 :127. 23 novembre 1959). La composition met en scène le sujet qui s'interroge
sur la valeur qu'il accorde à ces manifestations.
La reconnaissance formulée par ces institutions le soutient dans la quête de la
connaissance de soi. Cette dernière développe un champ lexical de la localisation
spatiale et par ces récompenses, l'institution littéraire lui reconnaît officiellement une
place5. A propos de son premier roman Toutes les femmes sont fatales, Claude
Mauriac affirme que ((Quelques rares témoignages d'inconnus me situ(e)nt là où je
souhaite l'être.» (T1,6 :365. 21 décembre 1958). Après le succès de sa pièce La
Conversation, il est sollicité par une pléthore de média :
« journaux, photo. Je m'habitue à ce succès nouveau. Au début, j'avais honte d'entendre mon texte ; j'étais stupéfait de ce qui m'arrivait, de « ce rêve
'((être connu ... acquérir de la gloire ... Pour ne pas être oublié, pour qu'il reste quelque chose de moi dans les siècles futurs et aussi - surtout- pour faire connaître Bertrand.. . » (TI,2 : 377.20 décembre 1930, 1 Oh1 O du soir).
Claude Mauriac, André Breton, Editions de Flore, Paris, 1949. 11 sera membre du jury de 1961 (T1,6 : 375. 6 décembre 1961) à 1994). « 31. 12.94. Donné à notre président et
ami Marcel Schneider, ma démission du jury Médicis. Je lui dis que physiquement et moralement ce ne serait pas honnête de persister. », in Le Temps accompli, p. 200, textes réunis par Jean Allemand, in Claude Mauriac ou la liberté de l'esprit, op. cit., p. 200. 4 Claude Mauriac, Le Dîner en ville, Paris, A. Michel, 1959.
NOUS verrons ultérieurement la relation entre la célébrité acquise et le champ lexical de «la place». 430
réalisé » dont parlait Marie-Claude. La réussite, c'était pour les autres. Je n'y avais jamais cru en ce qui me concernait; je veux dire : à sa possibilité. Humilité fondamentale. Et voici que sans orgueil excessif, je goûte ma joie présente, dont j'ai la sagesse de me dire qu'elle est provisoire, que cette réussite est éphémère, qu'une telle rencontre ne se reproduira pas plus, que quand je déchanterai bientôt » (T1,6 :158. 22 décembre 1965 et TI, 10 : 39).
II revendique la célébrité comme une forme de reconnaissance de son indépendance
sociale et familiale. Cette reconnaissance est assimilée à une «rencontre». En effet,
l'effort de représentation littéraire est porté par l'espoir de la rencontre, celle
imaginaire, irréalisable de pouvoir retrouver l'ami perdu de l'enfance et pourtant
espérée, nourrie par l'illusion. Mais ce qui importe davantage pour Claude Mauriac
est l'intérêt manifesté au fur et à mesure de la publication des volumes du Temps
Immobile.
Destinataires du Temps Immobile.
Assez tardivement, une multitude de voix résonnent pour célébrer son œuvre
majeure Le Temps Immobile. Mais auparavant, un appel qui précède la publication
du Temps Immobile numéroté est lancé au public. Cet appel est destiné à
expérimenter préalablement la validité de l'expérience envisagée.
((Goupillières, dimanche 12 novembre 1972. En moi, la même détresse, la même tristesse d'être ce que je fus, d'avoir fait ce que j'ai fait : rien ni personne. Malraux disait : II n'y a pas tant de voies : la sainteté, l'héroïsme, ou alors la pensée.. . >) La pensée ne me reste même pas. C'est la vraie raison de l'échec de ma tentative du Temps Immobile, qui me désolait encore ici, hier matin, tandis que j'essayais (dans une brève rémission de mes besognes) d'y travailler. Y insérant directement un journal (cela m'est arrivé à quelques reprises, cette année), daté du jeudi 9 novembre où je l'avais rédigé, et où je prenais acte du silence qui accueille toutes mes interventions (Mosaïc) ou mes allusions (dans mes «les Idées et les CEuvresn du Figaro) publiques au Temps Immobile. Appels à l'attention (qui deviendraient des appels au secours si je persévérais) auxquels rien, jamais, n'a répondu. C'est donc que je n'intéresse, que je n'atteins personne avec cette idée du temps immobile : faute de le mériter sans doute (dans mes moments d'optimisme, je pense, ou fais semblant de penser : faute qu'ils le méritent). Feintes, oui, dont je ne suis dupe : lorsque j'ose parler de « décomposition des concepts » - alors que je ne sais pas penser, on ne m'a pas appris, je n'étais pas doué pour cela ; ou lorsque je nomme Proust, pas moins ; ou que je me réfère à telle page de Balzac dans la Muse du département : «II n'existe pas de grand talent sans une grande volonté.» Volonté que je n'ai pas, et à peine plus (ou moins) de talent. Alors, Balzac, Proust, la décomposition des concepts ... Mais il s'agit de me tromper
43 1
moi-même, de me donner à moi-même du courage, fût - ce au prix de ces leurres, sur lesquels je fonce, sans en être vraiment dupe plus de quelques instants, mais cela suffit. ... » (T1,6 : 408. 12 novembre 1972).
L'échec de l'appel réoriente le sujet vers le témoin intime, interne. L'absence de
réponse génère un discours e réponse qui progresse sur le constat de l'échec et du
silence et conduit à une dépréciation de soi. Le silence, I'absence de résonances
extérieures se répercutent sur la vision de soi. Elle est appréhendée comme absence
des modalités constitutives de l'être, en l'occurrence le «savoir» et le «vouloir». Cette
communication interne évite le traumatisme de l'échec'. L'écriture crée ce témoin
interne : ((C'est donc que je n'intéresse, que je n'atteins personne avec cette idée du
temps immobile : faute de le mériter sans doute (dans mes moments d'optimisme, je
pense, ou fais semblant de penser : faute qu'ils le méritent))). La troisième personne
«ils», l'absent, responsable du silence, suppose la proximité des instances
énonciatives «je>) et «tu». L'évolution lexicale dessine l'évolution psychique.
L'organisation énonciative visualise la mise en place de la communication
intratextuelle. Le dialogue interne, autoréflexif se substitue au silence extérieur et
rééquilibre la vision dépréciative du moi. La dépréciation est projetée sur autrui.
L'énergie nécessaire à l'effort créateur arrive avec le mouvement de l'écriture du
diariste, elle émerge par langage, elle est langage. Par ailleurs, ce fragment a
précédé la publication du premier volume du Temps immobile. L'absence de rappel
est proportionnelle au degré de l'innovation ressentie et vécue comme un isolement
de soi. Malgré le silence, les appels de Claude Mauriac se poursuivent. La question
est de savoir qui est appelé et quel est la nature et l'enjeu de cet appel dans le
processus de la création littéraire?
I Michel Delage, Le Traumatisme psychique, Mémoire et écriture, 2003, p. 40-41. Michel Delage insiste sur la nécessité de l'autre dans l'équilibre psychique. «Si pas de destinataire risque de traumatisme second ». La continuité entre l'adolescent et l'auteur est marquée par ce besoin d'être rassuré par l'autre, c'est-à-dire que I'autre est censé partagé, être le témoin de son expérience. En 1939, le tourment de « la personnalité, de l'identité du moi » est résorbé par la présence de la grand-mère maternelle, de ceux qui ont été les témoins oculaires de son enfance à Vémars. Autrui connaît, partage le drame toujours sensible de la mort et peut donc attester de l'absence tangible. (TI,2 : 20 septembre 1937). 432
L'appel intérieur
Dans le processus de l'avènement du Temps lmmobile interviennent des
appels à l'aide pour une œuvre commune et collective. L'appel écrit du narrateur
suppose l'existence imaginaire d'un narrataire' auquel il s'adresse plus ou moins
explicitement. II s'agit de décrire cette communication intra textuelle générée, de
comprendre le sens de cet appel. La question du narrataire peut être saisie au
niveau des indices de personne selon la théorie du linguiste Benveniste pour qui
toute énonciation, à la première personne, suppose un locuteur et un auditeur. La
frontière entre le narrataire et le lecteur est floue, friable dans la mesure où la
fonction à laquelle est appelé le narrataire présuppose qu'il puisse être lecteur. Les
occurrences de l'appel sont multiples mais concernent exclusivement le Temps
lmmobile en formation. Ils précèdent sa publication et l'accompagnent tout au long
de la composition. Quel est l'intérêt pour le compositeur de représenter, de
réactualiser cet appel?
Le repérage et l'organisation chronologique d'une série d'interlocuteurs
apostrophés ont permis d'identifier une série d'acteurs potentiels, participants à la
création littéraire. La spécificité de cet appel est dans le ton qui dénote le désespoir
d'une conscience de ne pouvoir réaliser l'œuvre escomptée. Une série
d'interpellations au narrataire fictif décrit effectivement la situation de l'auteur en
pleine création. C'est la compétence du narrataire anonyme qui est sollicitée :
Mon œuvre réelle c'est ce journal que, si j'avais le temps, je mettrais en forme (si seulement j'avais une secrétaire !) .. . D (T1,6 : 393. 15 mars 1965).
1 Gérald, Prince, «Introduction à l'étude du narrataire)), Poétique, Revue de théorie et d'analyse littéraire, no 14, Paris, Seuil, 1973, p. 178-196. Le terme de narrataire a été crée pour désigner ce destinataire allégué par le récit. Gérald, Prince, «Introduction à l'étude du narrataire)), Poétique, Revue de théorie et d'analyse littéraire, no 14, Paris, Seuil, 1973, p. 178-196. La première définition : «toute narration présuppose non seulement (au moins) un narrateur mais encore (au moins) un narrataire, c'est-à-dire quelqu'un à qui le narrateur s'adresse.)) est suivie de l'identification du narrataire par opposition au lecteur après avoir posé son statut fictif commun avec le narrateur. (...) On ne doit pas non plus confondre narrataire et lecteur virtuel. Tout auteur, s'il raconte pour quelqu'un d'autre que pour lui-même, développe son récit en fonction d'un certain genre de lecteur qu'il doue de qualités, de capacités, de goûts, selon son opinions des hommes en général (ou en particulier) et selon les obligations qu'il se trouve respecter. (. . .) On ne doit pas confondre le narrataire du lecteur idéal (. . .) pour un écrivain, le lecteur idéal serait sans doute celui comprendrait parfaitement et approuverait entièrement le moindre de ses mots, la plus subtile de ses intentions. Pour un critique le lecteur idéal serait celui capable de déchiffrer l'infinité des textes qui, d'après certains, se recouperaient dans un texte spécifique.». 433
L'espérance d'un adjuvant et l'identification du matériau à la base de I'œuvre désirée
sont exprimées simultanément. La typographie rend sensible les deux niveaux
intimes d'expressions explicites, le projet de I'œuvre en avant plan et en arrière plan
(signalé par les parenthèses) l'hypothétique intervention extérieure. La structure
syntaxique soulève l'ambiguïté de la demande d'aide pour la manipulation de
documents intimes et la réalisation du travail littéraire de nature solitaire. II
accomplira seul l'ensemble du travail manuel et de l'organisation technique, la
((dactylographie)) (T1,6 :266-267. 29 décembre 1966) des textes manuscrits, puis le
travail de composition s'accélère grâce à la photocopie.
La demande d'aide n'est pas toujours liée à la masse considérable du
matériau et au projet de la recherche du Temps Immobile. Le Journal constitue un
témoignage sur l'Histoire susceptible d'intéresser les spécialistes.
« Aux historiens de l'avenir de détacher, dans ces pages de journal trop personnelles et pour eux inintéressantes, ces quelques détails sur ce qu'était ou semblerait être Charles de Gaulle, au Palais de I'Elysée, le mardi 28 février 1967, entre 5 heures et 5 heures et demie de l'après-midi. » (T1,6 : 269. 2 mars 1967).
Cet énoncé est inséré au cours de la transcription du récit de François Mauriac au
sujet de sa rencontre avec le général De Gaulle. Le scripteur destine, à des lecteurs
spécialisés, ces notes peuvent avoir un intérêt pour la compréhension de la situation
de crise en 1967. Ce témoignage indirect est proposé aux «historiens». Le
compositeur se pose en médiateur, en passeur entre le témoin et les chercheurs.
Ces intervenants externes sont susceptibles de tenter et de poursuivre après lui,
d'enrichir l'expérience métaphysique. De plus, même ayant fait le choix du matériau
autobiographique et définit son objet de recherche (le temps), le projet s'avère
irréalisable :
« Manque de mémoire auquel s'ajoute un manque de recul qui permettront à des chercheurs éventuels de tirer de ces textes ce que je n'y ai pas vu, poussant peut-être plus loin non pas mes découvertes sur le temps ( je n'ai pas cette ambition) mais ma découverte du temps. Le temps découvert. Saisi dans son évanescence et dans ses renaissances. » (TI,1 : 410.22 juin 1970).
L'appel dévoile l'identité du projet et de I'œuvre à faire aux contours infinis, illimités,
un matériau inépuisable qui outrepasse les limites de la vie de l'auteur. L'adjuvant
externe, pluriel, indéfini et intemporel apparaît comme I'acteur potentiel de la
résolution du conflit entre I'auteur et son projet littéraire.
«Au professeur australien Keith Goesch (...) qui me parlait de l'intérêt avec lequel il avait lu Une amitié contrariée, je disais : - Mais je m'y perds, je ne puis me retrouver dans tant et tant de pages qui me concerne de trop prés. II me faudrait - après ma mort- un érudit comme vous, qui, venu du dehors, pourra objectivement, méthodiquement traiter cette masse de documents.. . )) (TI,l : 146. 20 avril 1972).
L'expérience sur le temps qui est voulue objective et I'appel sont liés aux rapports du
sujet à son propre matériau. Ce dernier ((trop personnel)), ((concerne de trop près »
l'expérimentateur qui fait l'aveu du ((manque de recul)). L'adjuvant est le confident
des tensions intérieures de I'auteur qui vise l'expérience authentique, objective.
L'appel au narrataire paraît comme le mode de distanciation à l'égard de soi.
A quoi correspond I'appel proféré dans le Journal si ce n'est qu'il est adressé à un
autre lui-même ? L'aveu répété de son incompétence est doublé de la désignation de
différentes catégories de lecteurs avec l'énumération des hypothèses d'utilisation du
matériau. Or, ces énumérations signifient l'élimination de ces hypothèses de travail'
et opère à travers ces acteurs virtuels une mise à distance imaginaire mais effective
avec l'adjuvant éventuel et son propre matériau puisqu'il réalisera lui-même
l'ensemble de la composition du Temps Immobile. Ces stratégies discursives
permettent à I'acteur de réconcilier objectivité et subjectivité.
La composition évolue sur l'appel et l'énonciation du projet à réaliser. Les
appels au secours se feront plus récurrents au fur et à mesure de l'avancée dans la
composition de l'œuvre. L'exhortation, l'invitation au travail laissent rapidement place
à des cris de détresse dans l'affrontement solitaire de la masse de son journal. C'est
le sentiment de la perte de soi qui domine face à «Tous ces montages possibles dont
je parlais déjà dans Une amitié contrariée.)) (T1,4 :236. 18 août 1974). Le Temps
Immobile visualise l'émotion suscitée par le travail de la composition. Si parfois le
compositeur est orienté au moment du choix des bifurcations, son œuvre évolue
1 Celle qu'il envisage est métaphysique : ~Vémars, 15 juillet 1963. Or, l'œuvre que j'aimerais non pas laisser (qu'importe) mais avoir réalisée, c'est celle, sur le Temps, qu'il m'est possible de bâtir à partir de ce Journal, dont j'ai apporté ici quelques anciens cahiers, au cas où je me déciderais à commencer, ou à essayer de commencer, ce travail vertigineux sur une vie sans histoire, dont je ne puis même pas écrire qu'elle n'intéresse que moi (. . .) mais dont l'inintérêt, très général et banal, peut en cela même présenter pour les lecteurs éventuels, eux aussi emportés par le temps, un intérêt essentiel, fondamental, ces événements infimes, ces réactions
435
d'elle-même. Paradoxalement, elle oriente et désoriente. Elle agit sur le compositeur
qui apparaît dans le rôle d'agent. Dans ce cas, l'œuvre littéraire revient à affronter
une matière objet et tenter de surmonter les tensions intérieures. Le constat de son
incapacité à mener le travail de composition sous entend la nécessité d'un
compagnonnage pour supporter le sentiment de perte de soi, sensible par la
récurrence du lexique qui exprime les sentiments de ((vertige)), d' ((angoisse)),
d' ((oppression)) face à une telle entreprise qui semble prendre par elle-même de
l'amplitude. ((l'inhibition en présence de l'amoncellement des pages mortes)) (TI,? :
139. Paris, 24, quai de Béthune, dimanche 23 janvier 1972). Cet état devient une
constante du rapport compositeur-œuvre :
((j'étais à la fois écrasé par la masse des matériaux dont je disposais et par leur insignifiance. ... Etouffé sous la masse de feuillets, succombant à leur nombre (ces images sont à peine exagérées)» (TI,1 :146-147. Paris, jeudi 20 avril 1972).
Le compositeur est confronté à l'épreuve de la rétrospective' :
((Entreprise éprouvante - et c'est la raison pour laquelle je ne parviens pas à la mener à bien, elle excède mes forces: affronter ce néant, plonger dans ces abîmes. Plus simplement : repasser par ces chemins.)) (TI,1 : 115. 18 juin 1973).
Le retour en arrière est un mouvement contre nature, une confrontation inégale du
point de vue rapport de forces entre le «néant» et l'expérimentateur, entre l'idée et
son réalisateur. L'idée projetée est une épreuve à laquelle le sujet se soumet en
toute conscience et liberté même s'il réalise qu'elle dépasse ses capacités physiques
et mentales.
« j e ne suffis plus au travail. Les carrefours se multiplient les étoiles de chemins qu'il me faudrait tous prendre à la fois. Penser à la besogne considérable que j'ai faite, à Quelvezin, en juillet 1973, sur les barricades de paris2, qui, en chaque jour de ce mois d'août 1974, me redonnent encore tant de travail )) (T1,4 : 237. 18 août 1974).
interchangeables (ne parlons pas de pensées !) valant, au-delà de tout pittoresque, du fait de leur inanité même, marquant, ponctuant le déroulement du temps. n (TI,]: 102). ' L'histoire de l'idée et précisément la recherche de l'origine, de l'instant du jaillissement de l'idée du Temps Immobile est thématisée dans l'ensemble de l'œuvre. * (TI, 6: 425.26 mai 1975 et TI,] : 427). 436
L'appel à l'aide implicite réside dans le fait que la matière excède ses forces et que
les possibilités de la composition figurées par le déplacement semblent inépuisables.
L'inversion des rôles actantiels (la composition «me redonne))) souligne clairement la
domination du sujet par tant de potentialités offertes inhérentes à la matière à traiter
et à l'idée virtuelle. Le Temps Immobile est l'œuvre de cette instance hybride qui est
à la fois sujet et objet. Cette instance agit sur le matériau et subit simultanément sa
force de submersion. L'œuvre prend corps au fur et à mesure de l'appel et du cri et
se libère avec l'expulsion de ce cri intérieur'. La vérité de la création est dans
l'inversion de i'expérience: Le sens du contenu du Temps Immobile s'efface devant
le cri diffus, continu et lancinant du compositeur au travail. A cette œuvre qui prend
des formes disproportionnées s'ajoute la crainte des lecteurs imaginés qui freine
l'élan par leur compétence supposée à juger de la valeur de l'œuvre :
((L'idée que Michel Foucault, que Gilles Deleuze me jugeraient sur ces pages, ni pires ni meilleures que tant d'autres, me consternait.)) (T1,6 : 409. 31 août 1973).
L'auto censure semble brider le désir de vérité qui est la modalité principale de
l'expérience sur le temps. Hormis son amie d'enfance, Michelle ~ a u r o i s ~ à qui il
communique son Journal et ces ((Trois lectrices- mes trois seuls lecteurs : Marie-
Claude Mauriac, Françoise Verny, Luce Le Ray.» (TI,? : 478. 24 octobre 1973)' le
véritable adjuvant est le journal de bord, témoin de la complexité du travail de
composition. (T1,6 :425. 26 mai 1975). 11 représente la source où l'auteur puise
l'énergie nécessaire pour surmonter les divers obstacles psychique et matériels.
((Ainsi dois-je tenir ce journal, comme autrefois - ou même naguère - en ne pensant pas aux lecteurs éventuels du Temps immobile. Ne rien ménager ni
1 Pourquoi la représentation de ce vécu intérieur ? Pour montrer le chemin de la création obligé de réorienter le cri vers soi. (( à ses risques et périls D distingue entre le N je D social et l'œuvre qui sollicite le « je D intérieur. Jacques Borel expliquait que les écrivains, loin de jouir de leur image, travaillent à a briser le cercle du moi [. . .] a leurs risques et périls P, Jacques Borel, « Narcisse écrit-il ? >>, Nouvelle Revue française, no 257, mai 1974, p. 22-30.
Fille de l'écrivain André Maurois, elle fait partie du petit groupe d'adolescents, avec Jean Davray, Henri Troyat. «Ayant formé le projet de communiquer à Michelle Maurois mon Journal, je mis une feuille de papier carbone - ce qui ne m'arrive jamais (et que j'ai refait aujourd'hui pour le manuscrit, enfin commencé, du Temps Immobile). Est-ce l'arrière-pensée de cette lectrice que j'allai avoir dans l'immédiat ? Mais ce Journal, à le relire, me paraît moins spontané que d'habitude, un peu redondant - et, par instants, inexact. (...). Lettre de Michelle, hier au soir, me remerciant de mon envoi. «Quel beau titre !D Je suis d'accord. « Un des monuments de notre époque. .. n J'ai la faiblesse (ou la simplicité) d'oser l'espérer - du moins par moments - car, le plus souvent (et ce journal en témoigne) je suis d'un pessimisme extrême ... D (T1,2 : 46. 17 avril 1964). 437
personne. (Ce que j'avais, peut-être, tendance, parfois, à ne plus faire.)» (T1,6 : 41 5. 19 mai 1974).
L'idée du destinataire critique provoque la souffrance. Le mouvement d'introspection
s'effectue sous l'œil vigilant du lecteur imaginaire externe. L'omniprésence de cette
instance convertit, extériorise et communique la douleur de I'expérience intime.
L'œuvre se forme a priori contre l'influence de cette instance, dans la résolution du
dilemme de sa fonction d'adjuvant et d'opposant. La vérité de I'expérience est
l'aliénation du sujet au matériau et la désaliénation par rapport au regard externe. Le
narrataire interne est sollicité en tant que témoin intime des expériences
conflictuelles. Or, au plan de la diachronie, I'appel se présente sous forme de
propositions de travail à l'attention d'autrui et qui sont de ce fait éliminées pour soi.
L'affirmation du projet imparti au compositeur arrive par extériorisation et élimination
d'autres possibilités. De plus, à cette étape de I'expérience, la vérité de celle-ci est
dans la voix qui émerge de ce jeu de voix, qui s'en libère par la négation de l'altérité.
L'œuvre se réalise dans et par l'appel à l'aide, grâce auquel le sujet échappe à sa
propre œuvre en gestation, en formation.
En somme, l'appel est la constitution d'un adjuvant imaginaire, qui crée une
nouvelle dimension au sein de l'œuvre. Dans cet espace, le diariste consomme la
rupture avec le lecteur externe et l'union avec le témoin intime par la scission et
l'expansion de soi en un autre. L'effort requiert un espace intérieur vaste, vacant,
distant et imaginaire signalé dans un premier temps dans le journal puis réutilisé
comme matériau dans la mise en scène du processus de la création littéraire. Cet
autre espace correspond à un temps spécifique du commentaire qui globalement est
celui de la justification et de la légitimation. Les déplacements décrivent des va et
vient entre la composition et son expression. Ces mouvements définissent le journal
comme un moyen d'expulser et d'équilibrer les tensions intérieures. L'appel lancé au
témoin intime peut être compris comme un temps d'émergence après ses
immersions dans la masse du Journal. L'absence de réponses est constitutive
puisqu'elle oblige le compositeur au mouvement réflexif qui assure la double fracture
entre «il)) et «nous» (je et tu) et au sein du je (le compositeur et le diariste).
L'appel entendu
Les réactions au Temps lmmobile sont distinguées de celles de ses romans.
Les premières qui ont précédées la publication sont ses proches en l'occurrence
celle négative de sa mère Jeanne Lafon Mauriac (T1,6 : 410). Le premier lecteur
d'Une Amitié contrariée, premier volume du Temps lmmobile non numéroté, est
François Mauriac. Ces voix témoins renvoient en écho à l'état d'appréhension de
l'auteur à l'approche de la publication du Temps immobile. Le rythme de publication
est de un volume par an. La fréquence de la publication semble consolider le lien
avec le lecteur :
«Des lettres sur le Temps immobile, j'en reçois régulièrement, une par mois en moyenne, un peu plus, un peu moins, toutes encourageantes et belles. J'ai publié dans le T.i.2 l'une des premières, celle de Jean-Pierre Marmonier, pour m'encourager, précisément, et parce que n'étais pas encore habitué à cette sorte de secours. Mais jamais sans doute ne m'avait été envoyé un témoignage comme celui-là - malheureusement, et à dessein, sans nom ni adresse. Comme j'aurai aimé remercier ce lecteur inconnu. Une telle lettre suffit à la justification et au bonheur d'un auteur et d'un homme. N'aurais-je eu que ce lecteur-là, le Temps immobile valait d'être composé. J'ose espérer que, lisant ceci, il me fera signe. J'ai aujourd'hui soixante-six ans.)) (T1,6 :522. 25 avril 1980).
La composition représente le dialogue critique, littéraire, philosophique et spirituel par
lequel le compositeur tente de cerner la nature complexe de son expérience. Le jeu
de voix ravive celles des intellectuels français contemporains dont Roland Barthes
(T1,6 : 407, 409, 410)' Michel Foucault et Maurice Clavel (T1,6 : 421-424 et 418). Ces
intellectuels soutiennent l'expérience métaphysique de Claude Mauriac et Roland
Barthes' ratifie l'idée de la fin du roman traditionnel. Enfin Maurice Clavel se
substitue à François Mauriac avec cette possibilité de rendre sensible la présence de
l'invisible2.
L'articulation des appels et réponses insiste sur l'aspect polyphonique du
Temps immobile. Par la réactualisation des échanges épistoliers, le Temps immobile
devient le lieu d'échange, de dialogue au sein de l'œuvre antérieur à leur réalisation.
' Le compositeur insère ces notes de lecture de Roland Barthes par lui-même. (TI,6 : 420-424. 15 février 1975 ). * La vérité de la proximité permanente avec François Mauriac n'apparaît clairement énoncée qu'après sa mort, lorsqu'il lui trouve un substitut, en Maurice Clavel: «en quoi il tient auprès de moi ce rôle qu'avait mon père : de me rendre un certain surnaturel proche, sinon même le surnaturel certain, alors que j'en suis à jamais coupé - incapable, à jamais d'y croire.)) (TI,6 : 414. 13 mai 1974).
439
A l'exemple de la réponse à une lettre anonyme présentée dans le sixième volume
((Lecteur passionné du Temps immobile, je me permets de venir vous exprimer toute mon admiration pour cette œuvre unique ... signature illisible )) (Tl,6 :521-522.28 novembre 1977).
Or, suite à la publication de ce tome, le lecteur anonyme dévoile son identité et la
communication se poursuit dans le huitième volume Bergère ô tour Eiffel (1 985). Par
ailleurs, l'aide tant sollicitée n'arrive qu'en 1980 :
«La chronologie du Temps immobile, établie à son usage et au mieux, par Yves Pihan, professeur au lycée André Maurois de Dauville, m'a, délivré de ce souci et je saurais assez l'en remercier, ainsi que du soin qu'il a mis à corriger et contrôler les épreuves de ce volume. 6-1 1-80.) Voici donc dix-sept ans que je travaille de façon délibérée, consciente au Temps immobile)) ( T1,6 : 383. 26 mai 1980).
La composition de l'ensemble des volumes du Temps Immobile montre l'étape de la
réalisation dans le temps et dans l'œuvre d'événements latents, virtuels. Tous les
noms identifient des érudits, des spécialistes de la pensée, des amis, des proches,
des parisiens. La figure prédominante du lecteur du Temps Immobile est celle de
l'intellectuel de la société parisienne. Le lecteur n'est pas représentif d'une institution
sociale mais participe à la culture explicite. II est lié au projet, au mouvement de
I'œuvre et se manifeste par sa compétence d'évaluation. Or, c'est dans un souci
d'équilibre, me semble-t-il, que la lettre suivante est actualisée. Parmi les «quelques
lettres)) qu'il reçoit à la suite de sa « radioscopie )) celle de
((Dafna Bonnet, une israélienne devenue par son mariage française : « Je viens d'entendre votre voix dans l'émission de Jacques Chancel. Je ne l'ai pas toute entendue, je suis rentrée de garder les chèvres, c'est Hélène, ma cinquième fille, de retour de l'école qui m'a remplacée ... » (T1,2 : 162. 28 avril 1974).
L'adjuvant fictif prend forme, se manifeste comme par la magie des appels, sous
l'impulsion des sollicitations. Par la réactualisation de ces réponses, le compositeur
lui reconnaît toute son importance dans le travail de création. Le Temps immobile
devient l'espace d'une communication vivante, concrète. La composition intègre
toutes les dimensions de la vie consciente et inconsciente à l'exemple de la réponse
onirique qui lui renvoie en miroir son double. (T1,6: 420. 10 février 1975). 11 semble
que ce jeu d'appel et de rappels, soit la véritable récompense attendue celle de la
résonance de l'altérité à l'appel intérieur. Interpellé, apostrophé, la réponse du lecteur
valide le projet littéraire, reconnaît et prouve l'existence du sujet au travers de ses
résonances perçues. La réponse comme passage de la résonance de la voix entre
les sujets est une victoire sur la mort et une preuve de la vie (T1,6 : 377-378).
La finalité de l'effort littéraire est de bâtir une œuvre collective, un espace
d'échange pluridimensionnelle, de faire le don d'un matériau à une éventuelle et
nouvelle expérience. La question de la réception inverse la logique du mode de
création puisque ici c'est la réception qui si elle n'est pas à la source de la création,
soutient le sujet tout au long de son effort. Or, I'inversion dans le premier volume des
références de la fin et du commencement de la composition constitue un indice sur
I'inversion des étapes de la création du Temps Immobile. II n'est que de voir «les
orientations actuelles de la pensée : des ((structures d'appels » dans le texte littéraire
pour s'apercevoir que sans paradoxe aucun, la réception littéraire n'a été mise en
avant que pour mieux revenir à la problématique de la production du texte. Hans
Robert ~auss' a indiqué «le possible choc en retour)) que constituent les réactions
des lecteurs pour l'écrivain. D'une part, les relations externes, concrètes, physiques
sont annulées ou du moins rendues caduques par celles internes aux œuvres. Elles
se construisent et se déploient au détriment des relations sociales. La présence du
témoin interne est tout aussi importante que celle du témoin externe. L'histoire de
l'auteur et de I'œuvre est sous-tendue par l'histoire des chaînes de réceptions
qu'elles soient de rejet ou d'acceptation.
La polyphonie exprime la nécessité d'un acteur compagnon, adjuvant au
travail de composition du Temps immobile. Ce jeu de voix fait apparaître une
nouvelle identité de l'œuvre, en l'occurrence l'inachèvement : «Une œuvre qui n'a
point d'achèvement concevable, mais une ouverture. » (TI,1 : 146-147. Paris, jeudi
20 avril 1972.)' ou bien
« . . . le temps immobile inachevable par nature, j'en prends conscience une fois de plus, alors qu'un possible T.i.9 se profile derrière le proche horizon de ce T.i. 8 non pas tout à fait terminé mais qui atteint, s'il ne les dépasse déjà, le nombre de pages maximum qu'il peut avoir en librairie. » (T1,lO : 27.25 décembre 1983, sur le carnet de décembre 1943).
I Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l'allemand par Claude Maillard, préf de Jean Starobinski, Paris, Gallimard,coll. «Bibliothèque des idées », 1978, p. 284. 44 1
Cette production de sens par la composition va ouvrir sur la question de l'identité de
l'œuvre apparu dès le commencement de sa création. Elle se définit par ce que
James Joyce nomme «a work in progress» ou Umberto Eco une ((œuvre ouverte))'.
L'œuvre se poursuit hors du temps de l'effort individuel. L'œuvre est du temps
partagé et espace de passage et de communication. Le Temps immobile est un ciber
espace qui réactualise la question de la propriété du texte, du matériau constitué.
Sans tenir compte de l'effort dépensé, du temps investit, il est mis en partage, à la
disposition d'autrui pour la pensée puissent se perpétuer. C'est moins une demande
qui est formulé à travers l'appel dans le silence de l'écriture que l'offre d'une
hospitalité imaginaire, virtuelle mais potentielle.
1 Umberto Eco, L'œuvre ouverte, trad.fr. de C . Roux de Bézieux Pans, Seuil, 1965 ; rééd., coll. « Points », 1979, in Philippe, Gasparini, Est-il Je ? roman autobiographique et auto$ction , Pans, Seuil, 2004, p. 347.
442
Chapitre 5. La place
La composition décrit le passage du lien public vers le lien privé, intime.
L'attente de I'auteur est d'abord satisfaite par des ((témoignages d'inconnus )) Géo
Soetens un critique belge, témoignage qui figure par un texte critique «un article)) à
partir duquel s'établit un échange épistolaire «deux nouvelles lettres)) dont le contenu
est en partie réactualisé. Les textes critiques étrangers influencent les cadres
sociaux, institutionnels en France et semble jouer un rôle dans l'éveil de la
conscience littéraire en France. La figure du romancier est celle d'un sujet aux
aguets de toutes formes de réactions à son œuvre. II importe de relever la
contradiction lorsqu'il affirme d'une part que ces ((tentations du dehors qui n'exercent
sur moi aucune attirance autre que superficielle» et que d'autre part, l'aveu de
l'attente de signes de reconnaissance :
(( La Croix d'honneur, ce sont mes pairs qui, dans le secret ou tout au moins discrètement me la donneront, sans que je l'aie réclamée, mais parce que je l'aurai méritée, non sans doute par mes livres imparfaits, mais par le long effort, la bonne volonté, dont ils seront le résultat. Imparfaits, pauvres, mais plus riches, plus réussis tout de même que beaucoup d'autres. En même temps que I'excès d'orgueil, I'excès d'humilité est une des tentations dont je dois me garder. )) (T1,6 : 366. 21 décembre 1958.)
Le schéma de la communication désigne un destinateur nommé par «Ces pairs)). Le
sujet destinataire distingue au sein du public destinateur de son œuvre, un groupe
particulier dans la mesure où il a la compétence de reconnaître au delà du travail
réalisé et indépendamment de sa valeur, l'authenticité de l'effort fourni. La
reconnaissance est exprimée sous forme du don d'un signe «La Croix d'honneur))
destiné à I'auteur. La nature de cette communication met en relation les
protagonistes indépendamment d'une quelconque manipulation de I'auteur : ((sans
que je l'ai réclamée)). Néanmoins, au témoignage externe, I'auteur privilégie le
témoignage interne réflexif : «Et si je puis me rendre un jour le témoignage que j'ai
approché autant qu'il était en mes moyens de ce que j'ai tenté d'atteindre, je
m'estimerai comblé.». L'altérité est également intrinsèque. Nous sommes en 1958 et
que signifie cette attente?
Pour I'auteur la lecture est une quête dont l'objectif est d'établir la
communicationspirituelle. La quête est celle de I'œuvre externe qui peut réfléchir
I'œuvre intérieure. Or, cette attente n'est pas et ne peut être comblée. La réflexion
sur le désir de reconnaissance place le sujet face à un dilemme entre le témoignage
externe et celui interne. Comment prétendre à l'admiration, à la reconnaissance de
son œuvre, si I'œuvre d'autrui ne procure au fond que déception. Or, il s'avère que
cette déception oblige non seulement à une réévaluation et précisément à une vision
positive de sa propre œuvre mais en l'occurrence devient le moteur de la création.
((Peut-être parce que mon désir d'admiration, d'adhésion était presque toujours déçu, parce que je ne trouvais pas dans les romans des autres ce que j'espérais, que j'ai décidé de faire moi-même des romans. Comment aurais-je découvert que ce qui n'avait de réalité qu'en moi, à l'état imprécis, certes mais fascinant ?» (T1,6 : 365. 21 décembre 1958).
Cette question est insérée dans la composition éprouvante relative à l'événement
fatidique daté du 7 août 1979. Il s'agit de la désincarnation de Malagar, «le
désenchantement de ces lieux enchantés . . . de lieux sacrés désacralisés.» «cet
endroit sacré» la récurrence de «la chambre vide» (T1,6 : 272-277)' qui s'effectue au
rythme de la chute progressive de François Mauriac. Cette maison comme témoin
d'une vie de travail et de temps partagé, I'auteur lui-même s'en détache ((Qu'est
Malagar sans lui ? Une coquille vide où l'on entend le grondement des vagues
lointaines du temps)) (T1,6: 295. 13 août 1970). Le diariste suit cette chute, consigne
quotidiennement le moindre mouvement et soubresaut de vie. La permanence d'une
vérité face à la mort en 1967, alors que François Mauriac malade doit quitter Camp-
Long pour Vémars (T1,6 : 273-274) et le 14 août 1970, quand entouré de sa famille, il
témoigne de ses derniers moments
((Nous avons tous remarqué qu'il ne semble recevoir aucun secours de la religion. «Non seulement elle ne l'aide pas, mais il aurait plutôt peur», dit Claire. Noté cela avec appréhension. Dois-je ou non me taire ?» (T1,6 :296.).
A cet instant précis, final, la question de la littérature et plus précisément de son rôle
de témoin de son père se pose avec acuité. C'est en ouverture et comme pour clore
cette composition qu'il reconnaît la vanité, l'illusion de ce désir d'être conay et
reconnu (T1,6 : 272-273. 17 août 1967). Néanmoins, il découvre le sens intime de
l'attente de signes extérieurs :
((Littérature au sens salvateur et noble du mot. Cette attention au possible succès du Temps immobile » (Une amitié Contrarié », la consolation que j'en reçois sont d'ordre métaphysique plus qu'esthétique. » (T1,6 :3l6. 12 octobre 1970).
Le témoin : enjeu de la relation filiale
SI le matériau du Journal suppose une narration homodiégétique, dans la
mesure où le narrateur est identifié au personnage principal, on assiste à un conflit
autour du personnage principal, figuré par Claude et François Mauriac. En effet, on
observe de nombreux glissements vers une narration hétérodiégétique mais on
assiste également à une tentative de retour vers le récit autodiégétique. Le passage
d'un mode de narration à un autre ne va pas sans tensions que nous allons tenter de
décrire.
La contrainte du genre du Journal exige un témoignage si possible direct sur
les événements, ce qui implique une narration de type homodiégétique, c'est-à-dire
la présence, comme acteur ou témoin, du personnage à l'événement rapporté. Selon
la configuration établie par Gérard Genette, nous sommes en présence d'une ((fiction
homodiégétiquel». L'auteur n'est pas identifiable ni au narrateur ni au personnage,
alors que ceux-ci sont désignés par le même pronom personnel : «je». Or, nous
avons vu que le lien public figuré par les institutions identifient et délimitent une place
à l'auteur au sein de la société et l'inscrivent dans l'Histoire. Le lien privé, lui, est
basé sur les exigences affectives et pulsionnelles, voire spirituelles. C'est vers la voix
de son père que Claude Mauriac est tendu. II enregistre ses réactions, les méditent,
et en nourrit son oeuvre. Selon cette optique, le Journal est essentiellement
hétérodiégétique. L'auteur insiste sur l'intérêt paternel pour ses œuvres, sur le désir
de celui-ci de les relire et d'en discuter. Claude Mauriac signale également son
attente déçue par l'indifférence paternelle. Le Journal est le registre des signes de la
reconnaissance paternelle épiées, puis transcrites dans le journal et réactualisées
dans le Temps immobile. II évoque ce signe du ((23 novembre 1959, jour de mon
Médicis, la date est là de sa main rouge sur l'enveloppe orange.)) (TI.1 : 375), roman
pour lequel il n'avait initialement manifesté aucune réaction2. Toutes les réactions
paternelles sont notées même les critiques qui portent sur les articles qu'il publie
dans la presse, celui par exemple d'Aragon, pour lequel il le «félicite» (T1,6 : 252. 19
mai 1965)~. Les réactions de la presse semblent moins importantes que les propos
de son père qui assiste et semble participer à cette relative effervescence de la
critique autour des romans de son fils (TI, 6 : 220). La composition visualise les
transformations du point de vue paternel. La première réaction, au sujet de Toutes
les femmes sont fatales fut celle d'une ((douche glacée que j'aurais dû prévoir mais
dont la brutalité, après si longtemps, m'est encore physiquement sensible(. . . ) » se
souvient Claude Mauriac qui transcrit la nouvelle appréciation en 1965 par son père:
«les Femmes fatales est ((celui de tes romans que je préfère» (T1,6 : 392. 15 mars
1965). Globalement, «Ma «littérature» (qui) le laissait perplexe, incrédule et
vaguement admiratif. » (TI,1 :21 juillet 1973).
Les propos du père (rapportés au style indirect) donnent à voir non pas une
évaluation de l'œuvre et de son style mais un intérêt pour l'effort d'individuation et
d'identification sociales :
« J'allai le (François Mauriac) voir en fin de journée. II me parla de ma presse, me dit que, tout compte fait, le nouveau roman ce n'était pas une étiquette inutile, que j'étais ainsi sorti de la foule, arraché à la cohue des auteurs innombrables. (. .. ) » (T1,6 :220. 7 juin 1963).
La vision de I'enjeu de I'œuvre chez François Mauriac est élitiste. Elle sépare,
distingue l'individu du groupe, de cette «foule», «cohue des auteurs innombrables».
(T1,6 : 316. 1970). Cette vision élitiste comporte une préoccupation existentielle, par
l'intérêt, la nécessité du sujet à la différentiation sociale. Or, cette dernière passe par
la conquête du destinataire. Les efforts de Claude Mauriac pour conquérir les
devants de la scène et échapper à l'anonymat sont réfléchis par une composition qui
décrit une tension entre narration homodiégétique et hétérodiégétique et dont I'enjeu
est le destinataire.
' Gérard Genette, Fiction et diction ; Précédé de Introduction à l'architexte, Paris, Seuil, 2004, p. 83. (TI,4 : 426. 6 avril 1959). Article auquel il faut ajouter et ce mentionné dans le même fragment la lettre de remerciement de Jacques
Maritain pour « mon article sur Carnet de Notes : « ... Il y a là un accent fraternel qui me va au cœur et qui m'émeut profondément.. . » (T1,6 :253. 19 mai 1965). 446
L'intérêt du public littéraire se porte sur l'œuvre de Claude Mauriac qui prend
la défense de son père quand celui-ci est attaqué pour ses écrits, en l'occurrence
lors de la polémique autour de la publication De ~aul le ' . A l'article «d'Alain Bosquet,
« Mauriac père et fils ». . . » défavorable pour François Mauriac et favorable pour
Claude Mauriac, il décrit son père qui
«avai(t) été si blessé et peiné (...) que ses compliments à moi destinés ne m'avaient pas fait le moindre plaisir, au contraire ! ( ...) Toujours la même et un peu fade odeur du succès. Vaguement décevante » (T1,6 :120.4 juin 1959).
La coïncidence du narrateur et du personnage témoin assure et légitime la présence
du narrateur. Le récit hétérodiégétique permet l'introduction du récit homodiégétique,
sans donner l'impression de s'accaparer le discours. Néanmoins, la composition
souligne que la critique extérieure infléchie dans le basculement entre générations,
précisément en faveur de Claude Mauriac:
«Mon père d'abord sur la défensive, puis rassuré, fut moins brillant qu'à son habitude, parce qu'il émergeait à peine de sa maladie ; peut-être aussi parce qu'il ne se sentait pas aussi à son aise avec ces visiteurs qui, pour la première fois depuis si longtemps (depuis toujours), n'étaient pas venus pour lui. Ce qui ne l'empêchait pas d'être visiblement et de façon charmante heureux de ma (si relative) « importance ». Et de me dire, à deux reprises, combien il avait toujours été frappé du mal que j'avais, en grande partie à cause de lui, pour m'imposer. Je passe sur ses longs commentaires (renouvelés) à ce propos. II lut mes pièces, les aima ; me parla (curieusement) de Toutes les femmes sont fatales après la lecture d'Ici, maintenant, disant qu'il avait grande envie de relire ce roman, mon meilleur ( et comme je n'étais pas d'accord : « Les autres sont un peu difficiles pour moi ... B), le plus riche, un beau titre ( même réserve de ma part), etc. Et je pensais de nouveau à sa sévérité lors de sa première lecture du manuscrit, alors que j'en avais tant espéré.» (T1,6 :275. 29 août 1967).
La modalisation «peut-être» et sa forme italique m'étaient pas venus pour lui» attire
l'attention du lecteur sur l'attitude de «défensive» de François Mauriac et insiste sur
le déplacement de l'intérêt des lecteurs. Les deux causes évoquées n'ont pas la
même valeur, la convalescence laisse place à une forme de scène judiciaire. Dans
un premier temps, rendue par le discours indirect, I'autoaccusation publique de
François Mauriac qui reconnaît avoir été une sorte d'écran, d'opposant dans le
' François Mauriac, De Gaulle, Pans, Grasset, 1964. Dans le tome 6, l'auteur présente quelques fragments qui porte sur les attaques d'un journal dont il évite de citer le nom, portées à l'encontre de François Mauriac et qui le touche à vif. (T1,6 : 230,235-236). 447
parcours littéraire de son fils déclenche le plaidoyer suscité par la réminiscence du
jugement antérieur initialement défavorable. Le sujet précise que l'accusation porte
moins sur son succès littéraire que sur la critique défavorable.
La référence au mouvement du point de vue des lecteurs par rapport à son
œuvre est l'objet d'une description précise. Le déplacement ce qu'il nomme
((Pèlerinage)), la série des termes sanctifiants l'espace décrit et la détermination de la
relation filiale sont interdépendants:
((Pèlerinage dans le temps avec les Jacques Debuisson. Ils souhaitaient connaître Vémars où, la lumière étant belle, je me décide à les conduire enfin cet après-midi. Moi qui ai passé ma vie à voir des admirateurs de mon père venir à Malagar ou à Saint-Symphorien sur les lieux que son génie a célébrés, j'ai pour la première fois la surprise et l'émotion de voir deux de mes lecteurs vérifier, livre en main (la Conversation), si ce que j'ai chanté ( le grand tour, le petit tour, la porte normande ...) est bien tel qu'ils l'imaginaient. Le merveilleux est qu'ils ne sont pas déçus, si moi, une fois de plus, je le suis sur ces lieux sanctifiés, dont l'esprit, les dieux, se sont presque entièrement retirés. » (TI,l :475. 30 octobre 1968).
Les lecteurs sont conduits «le livre en main»' pour vérifier la coïncidence du
romanesque et du réel, la vérité du récit2. Le 30 octobre 1968, il a la preuve concrète
et vivante de s'être enfin fait un prénom, d'exister en tant qu'écrivain. Lors du
colloque intitulé ((François Mauriac témoin de son temps 3 qui avait débuté le 5
octobre 1979, Claude Mauriac sert de ((guide . . . en tant que témoin privilégié.. . » aux
participants. Le déplacement est encore une fois évoqué :
(c -«Pourrait-on voir la chambre dont vous parlez dans Le Temps immobile, celle où vous composez le Temps immobile ?» Je ne m'attendais pas à une telle demande. Elle me touche et me gêne.)) (T1,6 : 496. 9 octobre 1979).
La question porte sur le lieu même de la création littéraire, de son œuvre majeure3,
elle atteste et décrit le détournement de l'attention des critiques universitaires de
l'œuvre de François Mauriac vers celle de Claude Mauriac. L'organisation visualise le
' Cf. Nathalie Sarraute, Les Fruits d'Or, Paris, Gallimard, col. "Folio", 1963, p. 60-62. 2 Avec sa femme Marie-Claude Mantes Proust, il effectue un voyage M le livre en main D à Cabourg sur les traces de Marcel Proust. Pour établir une relation spirituelle, atemporelle et vivante avec ses deux plus grands écrivains François Mauriac et Marcel Proust, souvent, Claude Mauriac lit sur les lieux mêmes décrits dans le texte.
Ces fragments de son passage à Bordeaux sont transcrits et rédigés à son retour à Paris le 9 octobre. L'auteur explique que la composition de ces fragments a été envisagée simultanément au vécu, avant même la
changement de l'orientation de l'intérêt du témoin exclusivement universitaire. Les
précisions du nom, de la fonction à l'exemple de cette «jeune universitaire
australienne, Roda Kanawati, qui, avec douze de ses étudiants, travaille depuis des
mois à la School of Modern language de Macquarie University (Sydney) sur
l'Agrandissement» sont présentées comme autant de preuves de la véracité du
témoignage. Le constat du basculement de la célébrité littéraire est rendu sous la
perpétuelle surveillance de son ego avec en contrepoint la volonté de préciser la
nécessité, la permanence du besoin d'être admiré :
(( Non, ce qui m'aide à vieillir, mon seul joujou efficace, c'est «mon œuvre)) - il me faut bien l'appeler ainsi, puisque par exemple, certains étudiants de l'université de Columbia l'ont à leur programme - et que j'ai été invité précisément à parler devant eux de N mon œuvre D. Que l'on parle de mes livres à l'étranger me cause le seul vrai plaisir que je sois capable d'éprouver. II y entre moins de vanité que d'orgueil - cet orgueil qui est l'autre face de notre humilité fondamentale. )) (TI,1 : 95. IO mai 1962.)
Dans la relation filiale, l'individualisation' s'exprime en terme de rivalité
intergénérationnelle dont l'objet du conflit est le témoin figuré par ces ((admirateurs)).
C'est ainsi qu'à Malagar, lors d'un colloque dédié à François Mauriac, le lecteur
témoin se tourne vers Claude Mauriac. Devenir auteur pour Claude Mauriac consiste
à se dégager du statut de témoin spectateur pour se constituer son propre témoin
oculaire. Ce dernier est bien plus qu'un lecteur puisque ce qui importe est son
engagement présence sur les lieux. II ravive ainsi «l'esprit», «les dieux)) de «ces
lieux sanctifiés)). II atteste «livre en main)) moins de la vraisemblance de la
représentation spatiale que de la permanence du passé de l'enfance, cette part
sacrée du témoignage. Le témoin en est le réceptacle et l'intensité de son intérêt
visible dans le regard atteste de la puissance du passeur, de l'auteur.
Le rapport conflictuel entre le père et le fils se joue autour du troisième
participant investit de la fonction du témoin. L'effet de la réception est complexe et
l'ironie «mon seul joujou efficace)) tente la distanciation par rapport à l'enjeu tragique
de I'ceuvre en tant que soutien contre la mort, soutien qu'il sait illusoire mais pourtant
à laquelle il se raccroche. Le temps de la réception en suscitant des sentiments de
transcription des événements dans le Journal : «Elles n'en ont pas moins toutes figurées dans ce premier film, intérieur, qui précède toujours celui du Temps immobile, qu'il soit ou non réalisé. D (T1,6 : 496.9 octobre 1979).
«plaisir» prouve incontestablement le pouvoir de I'œuvre du moins dans la réalisation
de l'interaction. Le métadiscours concernant l'étape de la réception cerne la vérité de
l'enjeu de la création littéraire. Elle atténue l'obsession de la mort et procure l'illusion
d'accéder à l'immortalité :
«la vieillesse à laquelle je vais aborder, c'est déjà cela, l'impossibilité d'oublier jamais la mort, même lorsque l'on n'y pense pas consciemment. D'où, autour de soi, en soi cet univers décoloré, désenchanté, calciné. Ne plus rien espérer - sauf ultime recours, dérisoire, et pourtant efficace) de I'œuvre que j'espère toujours écrire un jour et voir consacrer, . . . ))
L'œuvre est un signe à l'autre car : «la reconnaissance des autres restant le seul
recours, le seul secours dont je puisse espérer quelque joie.»* (TI, 6 : 273. 17 août
1967).
Par I'œuvre, le sujet manifeste sa présence à autrui mais également au
monde et au cosmos3. Par ailleurs, le métatexte développe une problématique liée à
la réception littéraire. Les réactions d'autrui assignent une place à son auteur. La
reconnaissance de son appartenance à un groupe littéraire mais surtout sa place
dans le renouvellement littéraire :
«Et me voici, aujourd'hui à la mienne, celle du Temps immobile, en effet, mais aussi celle du roman, d'un roman nouveau, d'une sorte nouvelle de roman, le roman du Temps immobile » (T1,6 :425. 5 décembre 1976).
Le Temps immobile met en scène tout un système de critique de la critique dans
lequel le compositeur détient le monopole du discours, pour explicitement dire sa
critique et implicitement qu'elle prévaut sur toutes les autres :
« Grâce au Temps immobile, j'ai acquis une sorte de petite célébrité. On en parle, mais jamais on ne parle de ce que cette œuvre apporte de nouveau et
' Il forge sa personnalité par le mouvement d'opposition, comme ce défi au commencement du Journal : « .. . Je ne sais plus quel membre de ma famille disait un jour de cet été : «C'est très bien de faire son journal, mais quand on grandit, on n'ose pas l'écrire.» Eh bien, moi, j'oserai. » (T1,6 :351. 16 octobre 1930). 2 Le fragment cité intégralement : «la vieillesse à laquelle je vais aborder, c'est déjà cela, l'impossibilité d'oublier jamais la mort, même lorsque l'on n'y pense pas consciemment. D'où, autour de soi, en soi cet univers décoloré, désenchanté, calciné. Ne plus rien espérer - sauf ultime recours, dérisoire, et pourtant efficace) de l'œuvre que j'espère toujours écrire un jour et voir consacrer, la reconnaissance des autres restant le seul recours, le seul recours dont je puisse espérer quelque joie. ( Me serait-elle donnée, comme à Ionesco, que je découvrirais sans doute, a son exemple- lui qui a la gloire et qui vit dans le désespoir -, l'inanité de cette dernière espérance.). (TI, 6 : 273. 17 août 1967).
Ce que Claude Mauriac explique au sujet de Gérard de Nerval mais qui peut tout à fait lui convenir pour expliquer sa persévérance dans l'engagement littéraire. 450
que je salue, moi, avec objectivité, parce que j'en suis le meilleur juge et que je sais devoir surtout à ma patience et à la chance d'en avoir pu être «l'auteur». » (T1,6 :358. 16 mars 1978).
Comment comprendre l'extrême tension à l'égard des voix, des regards qui se
manifestent autour de son œuvre ? Il semble que le discours sur la réception soit
constitutif d'un point de vue omniscient, celui de l'auteur qui subsume tous les
discours notamment ceux sur I'œuvre en devenir. L'auteur représenté est ici celui qui
contrôle et transforme tous les discours en matériau pour l'œuvre en devenir.
Double déclin
Le choix de la forme fragmentaire offre par les interstices un espace de liberté
pour recomposer un nouvel ordre autobiographique. C'est dans cet espace que
l'habilité et la parole du compositeur peuvent se déployer pour recomposer l'image
qu'il veut donner à voir. Les échanges entre le régime homodiégétique et
hétérodiégétique mettent en relief l'enjeu existentiel lié à l'évolution générique
comme nous allons tenter de le montrer.
La composition met en scène le basculement articulé autour d'une double
thématique de la réception de l'œuvre de Claude Mauriac et engage le devenir du
roman traditionnel. Presque à la même époque, le père comme le fils reconnaissent
que le roman est tombé en désuétude :
« Paris, samedi 7 août 1937. (...) Mon père me parle du roman, de l'inutilité du roman : Rien n'est plus vain qu'un roman ... Tristesse de penser à tous ceux que j'ai écrits ... De penser que ce n'est rien, rien et rien. De l'artifice, des bavardages.. . Je veux faire du théâtre. » (TI, 1 :301).
Avertissement pour soi même, noté dans ce ((Premier livre)) ou premier plan d'une
histoire? Ce fragment peut être lu comme l'indice de l'évolution du roman qui sera
amplifiée dans Le Rire des pères dans les yeux des enfants. Ce volume compose le
déclin physique de François Mauriac. (T1,6 : 286) en concomitance avec le déclin du
roman (T1,6 :300. 18 août 1970). Le commencement de la réalisation du Temps
Immobile coïncide avec la disparition des ((pères-repères)) François Mauriac et le
Général de Gaulle. Progressivement, s'installe comme certitude, le non retour au
récit et se consomme la rupture définitive avec le roman traditionnel. Ce qui est en
effet, une «impression» :
« Paris, vendredi 19 juin 1970. Impression que je n'écrirai plus de roman, genre pour moi dépassé, le temps immobile, me procurant la joie de la composition, de la construction du montage que me donnaient mes romans, en y ajoutant celle que m'ont toujours apporté les textes que j'aime choisir, citer, assembler. (...) Aussi bien le temps immobile est-il un roman. Le roman de ma vie. Je l'écris sans sourire ni crainte que l'on se moque de moi. » (T1,l : 117).
devient l'affirmation d'une certitude :
« Paris, dimanche 23 janvier 1972. Or, il n'existe d'autre roman concevable pour moi, en ce moment, que « le roman de ma vie », d'une vie, je l'ai déjà noté, « où il ne se passe rien mais où passe le temps » : c'est-à-dire le Temps immobile. (...) Ma vie, grâce aux éléments que je trouve dans mon Journal - ou que j'y ajoute à la date du jour où j'écris- composée comme un roman, moins un vrai roman qu'un roman vrai, mais roman aussi, dans la mesure où il y a construction, à l'exemple d'un livre de fiction. La différence avec mes romans, qui étaient déjà des montages au sens cinématographique du mot, est que je monte ce film du temps immobile avec des fragments de Journal où jamais, tout au moins consciemment, je n'ai menti, triché ou inventé. Roman vérité comme il y a cinéma vérité. » (TI,l: 136. 23 janvier 1972).
L'innovation est dans la quête de la recherche d'une attitude véridique. Ce n'est pas
le contenu autobiographique qui l'intéresse mais la perspective de l'étendue
temporelle dont il dispose pour mener à bien l'expérience métaphysique. Fiction est
synonyme d'affabulation et s'oppose à expérience vivante :
« Paris, Jeudi 20 avril 1972. . . . « le nouveau roman » (...) ne signifiait rien (invention d'éditeurs et de critiques) et en quoi il avait un sens (faire autre chose que Balzac et Mauriac, parce qu'on ne pouvait mieux). J'ajoutais : -Mais j'ai brisé le moule du roman d'une autre façon encore, plus subtile : en renonçant au roman, sans pour autant et bien au contraire renoncer à ce qui m'importait dans le roman : non pas l'affabulation, la fiction, mais la composition. C'est Le Temps immobile, titre qui pourrait aussi bien convenir à ma série romanesque, mais où ce que je monte, au sens cinématographique du mot, ce ne sont plus des textes inventés ou historiques, mais des petits fragments de temps pur empruntés à ma vie même grâce au long Journal où je les ai recueillis.. . » (TI, 1 : 145-1 46)
La coordination «Or» marque la continuité par l'opposition. Couper, supprimer,
élaguer et non pas réécrire car il ne s'agit pas d'altérer les petits «fragmer$%de
temps conservés vivants)) (T1,6 : 429. 28 octobre 1976). Cette démarche comporte
un risque mais elle a l'avantage de permettre en tant qu'œuvre d'introspection sans
tricherie, ni omission, un éclaircissement pour Claude Mauriac par rapport à sa
propre trajectoire et personnalité et un enrichissement des rapports entre le créateur
et son lecteur. Cependant, Claude Mauriac ne révèle jamais toutes les facettes de sa
personnalité. II confie ses rêves, ces humeurs, sa force et ses faiblesses, ses
angoisses et ses espoirs, ses illuminations. II garde le lecteur à distance de certains
faits et événements de sa vie, auxquels il fait pourtant de brèves et courtes allusions.
Sa vie affective, sa vie sexuelle, ses amours et ses relations amoureuses sont à
peine esquissés. Toutefois, il parle volontiers de sa solitude et de son désir de
paternité. Le Temps Immobile s'apparente à une mise en scène judiciaire d'où
procède la libération du sujet Claude Mauriac. En ce sens l'effort littéraire est un
effort de libération par la recherche d'un espace vacant. Or, cet espace recherché est
trouvé et amplifié par l'Histoire, il sera l'œuvre du temps et donc de la mort.
Mort, libération et célébrité
La seule présence de l'autre, constitue un mode de reconnaissance de
l'espace environnant.
«La présence de mon père met chaque chose à sa place, l'introduisant dans une hiérarchie secrète. Tout est situé, l'insignifiant lui-même. Et ce n'est pas ce qui paraissait important qui est toujours à la première place. D'où l'enrichissement non seulement de sa conversation mais de ses silences. Sa seule présence ordonne le monde visible et invisible. » (TI,l : 483. 25 juillet 1957).
L'espace prend sens par et au travers de cette présence, en dehors de tout discours
verbal. L'univers est saturé de sens, toutes ses stratifications sont envahies,
recouvertes par le sens : ((l'insignifiant lui-même)). La présence paternelle opère une
inversion des niveaux de sens : «Et ce n'est pas ce qui paraissait important qui est
toujours à la première place.», elle a un pouvoir tant sur le visible que l'invisible et
semble selon l'auteur être doué du pouvoir de dissoudre les repères temporelles
comme autant de clivages :
((Lorsque je vois mon père dehors, devant sa chambre, faisant des mots croisés ou lisant, silhouette si familière (mais familière ici d'une façon autre et précise), je sais où je suis, moins bien quand je suis. Ce pourrait être durant n'importe lequel des autres séjours qu'il a passés ici, près de nous ... )) (T1,6: 269. 1 1 août 1967).
Elle génère la vision chronotopique chez le sujet qui dépasse l'appréhension de son
existence temporelle et accède à l'intemporelle. Or, il importe de rapprocher cette
compréhension de la présence du père, de son vivant et celle qui se produit après sa
disparition :
((Surtout : mon père n'étant plus là, je n'ai plus besoin de m'affirmer qu'en étant moi-même, dans le plein soleil de la vie, de la mort, sans cette ombre immense qu'il mettait sur moi. De Gaulle, François Mauriac ; orphelin, doublement orphelin, à mon âge, je suis enfin libre (Je ne me savais pas dans l'ombre) (...)» (T1,6 : 8 décembre 1970. 324-325).
Si la présence «ordonne», la disparition provoque la libération qui active la
création mode d'expression de la rupture avec l'ordre antérieur. Nous avons vu que
la composition lie le déclin du roman à la mort du sujet. De plus, les fragments
rédigés lors des derniers instants de vie de François Mauriac sont réactualisés et
placés au centre du sixième volume à la page 31 1. (Tl,6 : 311). Si l'émotion vécue
ces jours-ci reste forte, elle ne submerge pas complètement le sujet qui continue
d'observer au travers du corps de son père, la mort à l'œuvre. Le rapport au journal
devient ambiguë et il apparaît une disjonction au sein des instances représentées par
une même voix : «je» et le degré de leur impact sur le «je» écrivant. Entre la voix qui
incite à l'interruption de l'écriture, se «taire» et au «silence», et celle qui «par
scrupule (continue) à tenir ainsi registre de ce lent enlisement)) il semble que le
scripteur ne puisse pas poursuivre son témoignage et arracher à la mort, ce qui reste
d'instants de vie. «Mais il vit, il vit encore ; nous sommes encore réunis, tout continue
de notre longue histoire» (Tl$ :295. 12 août 1970). Claude Mauriac enregistre et
observe jusqu'aux ultimes signes de vie dans les dernières vibrations du souffle de
François Mauriac, de «ce souffle qui a sa voix))'. L'histoire de la relation filiale se
poursuit bien au delà de la mort physique de François Mauriac, comme le prouve
l'existence du Temps Immobile. Elle prend des formes diverses dans l'espace et se
I (T1,6 :3 10. 3 1 août 1970). Un mois plus tard, Claude Mauriac poursuit le commentaire du moment précis de la mort de son père : « Ce râle prodigieux, qui lentement décroît : la naissance à l'autre monde aussi émouvante et mystérieuse que la venue au monde. Grandeur aussi démesurée que l'horreur. n (TI,6 :310.3 1 août 1970).454
modifie au cours du temps'. Claude Mauriac revendique la place du témoin privilégié
de son père, il renouvelle et insiste sur l'histoire du lien filial. L'histoire de la relation
filiale se poursuit au delà de la mort du père et continue de modeler l'existence du
survivant. Nous avons relevé une série de fragments choisis en relation avec la
phase de la réception et qui éclairent le rôle de la mort du père et d'autrui dans le
parcours du sujet. La disparition est corollaire de libération de la voix et d'espace2.
Elle oblige le sujet à endosser le rôle du témoin, de défenseur de la vérité de la
victime.
((Cette impression, fugitive mais violente, d'avoir pris la place de mon père, d'être à sa place, d'être lui, non seulement pour défendre ses intérêts alors qu'il est réduit au silence définitif, à l'essentielle impuissance, mais, de façon toute frivole, lorsque je vois un spectacle, ou même quand je mange un plat, qu'il aurait aimé (.. . ) Plus gênante, cette autre impression de faire ici de la littérature à son sujet, de transformer en littérature mon chagrin, qui, ainsi raffiné, gagne en qualité ce qui lui manquait peut-être en étendue ... » (Tl,6 : 323. 3 novembre 1970)
L'intérêt de la présence du père réside dans le capital des relations sociales que
Claude Mauriac a exploité de son vivant, dont il a hérité après sa mort et qu'il fructifie
dans Le Temps immobile :
«A cause de mon père aussi, j'ai été élevé dans un milieu d'intellectuels et d'écrivains. Je suis né là-dedans. Cette influence était quand même plus déterminante pour Le Temps immobile que pour mes romans parce que, grâce aux gens que j'ai connus par mon père, j'ai pu être le témoin que je suis de mon époque.'
La composition de la confession s'apparente davantage à la plainte et au plaidoyer
qu'à l'aveu pour justifier et magnifier le récit. Que signifie la mise en scène de la
transformation chez le public du désintérêt en intérêt? Cette transformation se
double de celle du temps qui rend justice à l'effort déployé par le sujet. Au sein de
I'espace social dans lequel il a évolue toute sa vie, il est désigné comme porte parole
de ces contemporains:
' Elle devient un combat du vivant avec le mort qui continue de vivre en lui : «Mon père de plus en plus présente et obsédant (...) Mon père : c'est de la vie que je dois sans cesse le rejeter à la mort. Il est vivant. (...)» (T1,6 : 324.8 décembre 1970). 2 La référence à Roland Barthes exprime clairement la simultanéité de la disparition de l'auteur et la libération de la parole «En l'espace de quelques semaines, Roland Barthes, il y a un peu plus d'un an, avait été abandonné. Et on osait soudain le critiquer avec d'autant moins de ménagement qu'il n'avait pas été question, trente années durant, de faire publiquement la moindre réserve à son sujet. » (TI,6 : 514.29 mars 1980).
mous autres écrivains sommes à tour de rôle les uns aux autres nos propres croque-morts. II y a un an, un an déjà, j'avais dû écrire un papier pour le Monde puis aller sur le plateau d'Antenne 2, alors que je venais à peine d'apprendre la mort de Maurice (Clavel) ; on me parle cette fois d'une intervention télévisée de moi sur Sartre (enregistrée ou et quand ?). Et ces articles, ces émissions, demandés, refusés.. . » (Tl6 :515. 16 avril 1980).
II semble que si Claude Mauriac reste un auteur peu couru, très peu sollicité et
médiatisé pour ces œuvres, il devient au contraire un témoin incontournable d'une
histoire littéraire et politique2. Ses nombreuses sollicitations tranchent avec le cri
lancé à travers les médias au sujet du silence qui a suivi la première publication du
Temps Immobile. La reconnaissance de son œuvre est moindre au regard de son
appartenance à l'espace social qui se trouve correspondre à celui valorisé par les
médias. L'espace de liberté recherché pour créer s'étend avec celui libéré par la mort
de ses contemporains et qui devient pour le rescapé momentané un bien exploitable
pour se placer au cœur des débats médiatiques.
L'histoire du succès de Claude Mauriac amorcée avec la réception en
l'honneur de son essai sur I'œuvre de Marcel Jouhandeau se poursuit et se clôt sur
la multitude d'invitations, de sollicitations à témoigner auprès des médias et se clôt
KL'AFP, le Nouvel Observateun) (T1,6 : 515. 16 avril 1980). L'intérêt des médias pour
Claude Mauriac se manifeste bien avant la mort des protagonistes de la scène
intellectuelle. Néanmoins elle s'amplifie lors de la disparition de ceux-ci (François
Mauriac, Roland Barthes, Jean-Paul Sartre). II devient un témoin incontournable de
ces hommes. Même s'il témoigne d'autrui, les sollicitations des médias lui prouvent
sa propre existence. C'est ce détour de l'attention qui le confirme dans le rôle de
((témoin privilégié, certes, mais aussi en tant que Claude, comme si Claude existait, Claude existe. » (TI, 6 : 499. Malagar, samedi 6 octobre 1979, 16 heures).
Cependant, la reconnaissance apparaît alors aléatoire, indépendante de la valeur de
l'œuvre. Elle semble liée à l'espace social occupé et au temps de l'Histoire traversé.
1 Entretien avec Claude Mauriac (6 juillet 1978) réalisé par Gretchen Rous Besser, The French Rwiew, vol. LII, No.4, March 1979, p. 61 1.
Ses interviews télévisées sont organisés non pas à l'occasion de ses œuvres mais en tant que témoin d'une personnalité historique ou littéraire. 456
Cette reconnaissance est éphémère puisqu'elle dépend de paramètres variables et
qu'elle sert un intérêt immédiat :
«Ne plus rien espérer - sauf (ultime recours, dérisoire, et pourtant efficace) de l'œuvre que j'espère toujours écrire un jour et voir consacrer, la reconnaissance des autres restant le seul recours, le seul recours dont je puisse espérer quelque joie. « (Me serait-elle donnée, comme à Ionesco, que je découvrirais sans doute, à son exemple- lui qui a la gloire et qui vit dans le désespoir -, l'inanité de cette dernière espérance.)» (Tl, 6 : 273. 17 août 1967).
Le mouvement de l'Histoire place le sujet dans I'espace libéré pour un nouvel ordre.
Sa situation sociale, sa parenté, fils aîné de François Mauriac lui confère sans
conteste une autorité. De plus, la valeur du Journal comme mémoire de son époque1
charge le sujet de la responsabilité de témoin à l'égard de ses contemporains et des
générations postérieures. Cette responsabilité est présentée moins comme un
privilège qu'une obligation qu'il est invité à assumer en public. Pour le compositeur, il
s'agit de créer à partir de cette expérience du passage de l'indifférence aux multiples
sollicitations. II transforme sa situation de témoin et ses attentes de reconnaissances
en matériau littéraire. La mort du sujet n'implique pas la fin de l'histoire. Elle constitue
un support à la réflexion, une matière pour l'œuvre. Le Temps immobile met en
scène le déplacement du sujet de l'ombre, de la périphérie vers le centre de l'espace
médiatique qui va lui permettre de combiner ces deux formes de témoignages.
La valeur et le sens de la célébrité recherchée se dévoilent au cours de son
histoire sous forme de responsabilité à assumer. Puis on assiste progressivement à
une transformation du sujet par rapport au destinataire attendu. L'attente de l'auteur
d'un signe d'un destinataire s'estompe2. La figure du destinataire et le sens l'utilité
même de la reconnaissance se modifient. L'expérience du succès est nécessaire au
dévoilement de la signification du succès lui-même et de la valeur de ce type de
destinataire. Tous les appels par lesquels il attendait la légitimation deviennent
insignifiants. La figure du destinataire qui avait été précisée par tant d'éléments
référentiels, se perd dans l'abstraction, la virtualité. Le véritable destinataire est
anonyme, inconnu, étranger et la communication vraie est celle qui se réalise in
1 Claude Guy qui lui relate certains événements afin qu'il les enregistre. La fin de ce désir de gloire, de briller en société est montré dans la présentation tout en contraste de Régis
Debray et Bernard-Henri Lévy à l'occasion du dîner en l'honneur Claude Durand qui a remporté le prix de Médicis en 1979. Le diariste termine le récit de cette soirée par ces mots : K.. . Bernard-Henri Lévy plus beau, charmant, prestigieux que jamais. Et je ressens une fois de plus à son égard cette envie sans envie. (...) Un bref salut, de part et d'autre, et c'est la nuit, la solitude enfin.)) (T1,6 : 509. 26 novembre 1979). 457
absentia'. Les signes de reconnaissance n'apportent pas l'équilibre tant recherché
par la synchronisation entre vivre et écrire réalisé dans le ~ournal'. L'équilibre qui est
«une exigence d'une mise au net de l'espace du dedans))'. Ce n'est pas le sujet
déterminé socialement, culturellement et inscrit dans une temporalité mais la vie
sous-jacente dont il est un vecteur qui importe mais
«la négation acceptée de moi-même qui ne suis rien. II suffit de s'anéantir avant même d'être rendu au néant. Qu'importe la mort de qui porte en lui la vie, comme une flamme, sans être rien que matière consumable ? C'est la vie qui compte, la vie qui, si longtemps avant nous, après nous si longtemps ... » ( TI, 6 : 273. 17 août 1967).
Le discours proféré est l'indice d'un autre discours sous-jacent. Sa fonction indicielle
est différentielle car elle conduit le sujet non pas à communiquer qu'à reconnaître par
lui-même sa place dans le cosmos.
1 (T1,l : 93). N ... accorder, synchroniser ma vie et mon Journal : souhaits de toujours, plus ou moins conscients et qui
trouvent dans le Temps immobile ( si peu ébauché, soit-il, et dont la nature est de demeurer, quoi qu'il en soit, a jamais inachevé) un commencement de réalisation. Le loisir, je l'ai, malgré mes travaux » (TI,]: 138-139. 23 janvier 1972).
45 8
CONCLUSION
' Georges Gusdorf, Autobiographie, Lignes de vie 2, Paris, Odile Jacob, 1990, p.73.
459
CONCLUSION
L'approche monographique peut se justifier par la rareté des études de l'œuvre
de Claude Mauriac et précisément du Temps immobile. Si l'éclectisme et l'absence de
systématisation caractérisent notre mode d'approche théorique du Temps Immobile
c'est que nous avons opté pour une lecture à partir des clés et des notions proposées
par l'auteur qui, elles, sont très diverses. De plus, l'unité tant thématique que formelle'
de l'ensemble de son œuvre publiée (pièces de théâtre, essais critiques et
romanesques, la décalogie du Temps Immobile et la tétralogie du Temps accompli) ont
rendu difficile la délimitation du corpus. Aussi, au lieu de délimiter un corpus nous avons
abordé l'ensemble de I'œuvre sous l'angle de la thématique du processus de la création
du Temps Immobile. Nous émettons des réserves quant à l'exigence d'une synthèse et
proposons de revenir sous forme de synthèse sur les pistes qui n'ont cessées de
s'élargir au fil de notre exploration.
La focalisation du fait de la création passe tout d'abord par la description de la
quête du sujet à la recherche de son ontologie comme en témoigne le programme de la
lecture énoncé par la recherche du «plus lointain moi)). Deux temps en rapport de
continuité contiguïté ont été identifiés. D'une part, I'identité biologique reconstituée à
partir des «Lettres» de son père. D'autre part, l'origine, l'identité narrative à partir du
pacte de l'écriture régulière. La première partie qui visualise le passage de la
dépendance à l'autonomie résulte de la confrontation filiale recherchée et analysée.
altérité^ est en effet, garante de l'existence de soi du fait qu'elle est la seule capable
de produire le récit de la naissance3 de soi. Le sujet ne peut se saisir de son
1 Le métadiscours insiste sur la continuité et la solidarité des composants du Temps Immobile. Les premiers constituent «des tentatives différentes pour exprimer la même chose. » (TI,1 : 240), en l'occurrence la hantise du Temps.
Narratologique : Une fois, la troisième personne s'est imposée à l'auteur. (T1,4 : 126-127) hormis son Journal de guerre dans lequel il utilisait le pseudonyme.
Cf. La recomposition des « Lettres » qui attestent de sa naissance, parcours de lecture du premier au dixième tome. ( l'aventure psychique, l'idée étant un prétexte).
460
commencement qu'en se référant à autrui. La formation de soi apparaît dans le jeu
renouvelé avec le père, jeu ambivalent de proximité et de distanciation, de mimétisme
et de critique au cours duquel s'effectue le modelage de soi. Or, la vigilance du sujet à
l'égard des comportements sociaux détermine la rupture comme le mouvement vital.
L'auto réalisation passe par la compréhension du monde extérieur. Surdéterminé par
son milieu de naissance, l'existence du sujet dépend de son effort d'individualisation.
Libération et relation filiale.
Le sujet libéré, dégagé de I'ombre de ses pères-repères informe sa vie en toute
liberté. Le procédé d'hybridation des genres et d'hétérogénéité du matériau, la rupture
de l'espace et du temps sont l'affirmation d'une liberté de l'élan créateur qui coïncide
avec la disparition de ces pères repères figuré comme le temps de la libération'. La
libération assure le ((décollement créateur)) selon les termes de Didier ~ n z i e u ~ par
l'autonomie mentale et même physique si l'on considère les déplacements dans les
quartiers de l'Est parisien qui n'ont eu lieu qu'après 1970. Implicitement, la mort d'autrui
replace le sujet dans un face à face direct avec sa propre mort. Si selon Claude
Mauriac la mort de François Mauriac l'a dégagé de l'ombre, le père n'aurait-il pas été un
paravent contre I'ombre de la mort? N'est-ce pas là la vraie signification de l'amour qu'il
lui a voué ? Avec l'absence se reflète l'impératif de la création littéraire. D'abord
l'écriture régulière puis la réflexion philosophie sont le temps de la distraction, l'effort
pour s'abriter dans le langage contre son angoisse existentielle. A la réflexion littéraire
' « Surtout : mon père n'étant plus là, je n'ai plus besoin de m'affirmer autrement qu'en étant moi-même, dans Ie plein soleil de la vie, de la mort, sans cette ombre immense qu'il mettait sur moi. De Gaulle, François Mauriac ; orphelin, doublement orphelin, à mon âge, je suis libre enfin (je ne me savais pas dans l'ombre).» (TI,6 : 8 décembre 1970). 2 Ces termes sont de Didier Anzieu, Le Corps de l'œuvre: essais psychanalytiques sur le rravail créateur, Paris, Gallimard, 1992. De nombreux exemples illustrent ce processus psychique : «Proust, Freud et Max Weber illustrent tout à fait «le décollage de la créativité)) après la mort du père. Cessant de s'inscrire dans la lignée du père trop brillant, trop présent, l'identification prégnante perd soudain sa puissance et le jeune adulte reçoit, grâce au deuil, l'autonomie mentale qu'il n'avait pas osé conquérir quand son père était encore vivant. Joyce et Pascal ont connu la même libération par le deuil.)), in Nathalie Loutre Du Pasquier, Le devenir des enfants abandonnés, Pans, PUF, 1982, p. 62.
46 1
pour fuir l'horreur de l'Histoire en 1938, il importe d'ajouter la date de 1971. Présider le
comité Djillali, s'engager aux côtés de Michel Foucault dans les manifestations contre le
racisme, le système pénitentiaire lui donne l'illusion d'être ((délivré de mes problèmes
personnels, et de celui-là, le plus douloureux de tous : la mort de mon père» (TI '4 : 516.
23 décembre 1971). Or, avec Le Temps Immobile, le face à face avec soi-même est
fondamental, I'autocomparution est vitale. La mort de ces deux pères-repères force le
devoir de résurrection et de la responsabilité. Cette dernière est d'autant plus lourde à
assumer que Claude Mauriac est le dernier héritier de la propriété de Malagar. II est
«Un fils coupé de son être, si ce n'est tout à fait de ses racines.» (T1,2 : 458. 31 mars
1972). Issu de la bourgeoisie rurale, de paysans propriétaire terriens', le parcours de
Claude Mauriac scelle I'histoire d'une famille de propriétaire terrien2. L'effort littéraire est
transformation de la dépossession en réappropriation. (T1,6: 366. 21 décembre 1958). 11
opère le passage du matérialisme à la spiritualité. Le travail d'individuation se joue dans
le champ de la pensée, par la recherche d'un espace pour I'expression de soi, de son
originalité. Loin d'être un acte librement réalisé, I'expression du conflit existentiel, en
l'occurrence l'expérience métaphysique, répond à une nécessité d'individuation
déterminée par le regard de l'autre. La vigilance est animée par la hantise de la perte
de soi qu'il voit se refléter en autrui.
La deuxième partie dessine une évolution auctorielle, après le passage obligé
par le témoignage d'autrui, de la substitution de I'autotextualité à I'intertextualité. La
composition interroge le déterminisme inter générationnel et la liberté individuelle.
L'écrit assure et atteste de la transmission et du dialogue entre générations, il confirme
que ((L'identité du ((je» n'est donc elle-même qu'une identité narrative.^^, la seule du
1 La famille Mauriac a e n trois générations constituer un important patrimoine foncier d e vignobles e n Gironde, puis dans les Landes. 2 (TI,10 : 439 et suivante, 4 5 5 et surtout 482-483-484).
((Dire l'identité d'un individu ou d'une communauté, c'est répondre à la question : qui a fait telle action ? Qui est l'agent, l'auteur ? II est d'abord répondu à cette question en nommant quelqu'un, c'est-à-dire en le désignant par un nom propre ? Qu'est ce qui justifie qu'on tienne le sujet de l'action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d'une vie qui s'étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question «qui ?», comme l'avait fortement dit Hannah Arendt, c'est raconter l'histoire d'une vie. L'histoire racontée dit le qui de l'action. L'identité du qui n'est donc elle-même qu une identité narrative. (...) Le soi de la connaissance de soi est le fruit d'une vie examinée, selon le mot de Socrate dans l'Apologie. Or, une vie examinée est, pour une large part, une vie épurée, clarifiée par les effets cathartiques des récits tant historiques que fictifs véhiculés par notre culture. (...) individu et communauté se constituent dans leur identité en recevant tels récits qui
462
moins qui offre une résistance à l'oubli. La reconstitution de son ontologie montre la
perte du sujet dans le temps. Le jeu d'intertextualité qui crée le mouvement de
compression/dilatation du temps opère une ouverture sur l'infini. La composition dévoile
l'insignifiance de la question d'une origine individuelle selon une lignée ancestrale en
démontrant qu'elle plonge dans l'inconscient collectif et s'ouvre à l'universel. L'indicible
se confond avec l'infinitude temporelle. Le sentiment exacerbé de perte de soi, malgré
les balises que constitue la datation des fragments, suscite progressivement l'humilité
face à ce ((phénomène incompréhensible de la vie brute, dont j'étais un des éphémères
supports)). (T1,I: 269). Or, si l'analogie et la répétition démontrent l'arbitraire des
clivages entre générations', la composition met en relief l'avancée progressive chez le
sujet de la conscience critique. Celle-ci culmine avec cette faculté d'objectiver la
conduite archétypale2, preuve irrationnelle mais concrète d'une part, de la permanence
de l'être que la réactualisation et le rapprochement de deux énonciations du pacte
laissent surgir d'autre part, du mode de relation avec le père.
Par la quête de ses ((plus anciens écrits» le sujet se limite à sa propre histoire.
La superposition des événements, crise d'adolescence, mort de son cousin frère
Bertrand Gay-Lussac sont maintenues au niveau de la conscience par l'écriture
régulière. Ces deux crises dévoilent la scission intérieure d'où émerge un sujet étranger
à soi, et la complexité intérieure. La mort crée une distorsion du temps psychique visible
dans l'élan vers l'avenir qui se transforme en retour vers le Passé et l'Histoire. Le
regard orienté vers l'extériorité est détourné vers l'intériorité. Ces transformations créent
une expansion du temps psychique au temps onirique et de l'inconscient3. Le paradoxe
de la mort est, à partir du manque occasionné par la rupture du lien, d'engendrer un
surplus de vision.
deviennent pour l'un comme pour l'autre leur histoire effective. P. Paul Ricoeur, Temps et récit 3-Le Temps raconté, Paris, Seuil, «Folio», 1985, p .442-444. ' Jean-Paul Mauriac est très présent dans les dix tomes du Temps immobile. L 'oncle Marcel, se clôt sur l'évocation de la ferme du grand-père. Claude Mauriac relèvera des traits communs entre lui et son grand-père, notamment l'attirance pour les manifestations des rues et l'esprit agnostique. * Comme par exemple la «cérémonie du sirop d'orgeat)) (TI,] : 40,41,43.).
«Bertrand est mort; bien mort. Grâce à lui, j'ai pu pourtant, cette nuit, quitter la terre impure quelques instants, pour entrer dans le jardin aux orties. Cette porte fermée, quel symbole ! Mais le charme de l'enfance a été retrouvé.» (n,4 : 59. 28 septembre 1932).
463
L'expérience du deuil à l'origine du pacte avec la charge d'horreur qui s'y
rapporte est le vecteur de la naissance de l'intellectuel' comme sujet capable de
percevoir «les rumeurs des distances traversées» dans d'ici et le maintenant)). Or
l'hypothèse de l'intérêt croissant accordé au temps psychique est, me semble-t-il,
corollaire du rejet de l'organisation sociale du temps, responsable de la catastrophe2.
L'écriture régulière est un acte de résilience, un effort de synchronisation de l'écrire et
du vivre. La résistance s'exerce d'abord contre soi, contre l'insouciance, l'habitude, la
fatigue, l'indifférence, l'inconscience qui sont affrontées comme autant de signes de
rémissions de l'homme face au Temps. L'espace du Journal est le champ
d'affrontement avec le temps et son corollaire la mort qui envahit l'espace psychique.
La lutte métaphysique ((contre le sort commun» fait ressortir l'image d'un surhomme. La
pérennité de I'écriture diariste défi la vision strictement matérialiste de l'existence
humaine. La régularité de l'acte scripturaire est comme dirait Proust un ((amour sans
plaisir mais profondp3 mais qui constitue le support de l'auto-réalisation au travers de
l'expérience politique et de l'œuvre littéraire qui sont en rapport de contiguïté. L'extrême
vigilance à soi et son rapport quotidien à l'écriture rendent sensible l'extrême complexité,
l'instabilité, les incertitudes du sujet.
L'expérience politique
C'est par la confrontation opposition au monde que le sujet se forme et s'affirme.
Les événements de l'Histoire, les convictions politiques d'autrui, loin d'être des forces
d'attraction ou de répulsion, sont analysés et repensés. La parole de l'autre comme
' (TI,IO : 140). 2 A l'origine de la mort de Bertrand : l'organisation du temps social. Douleur au récit de sa tante Thérèse : «on l'a opéré trop tard)), «On a perdu deux jours à cause du week-end)), ((11 aurait pu être sauvé si» » phrases qui effaçaient quarante cinq années, ramenaient le temps à un samedi du début de juillet 1928 où tout demeurait, demeure possible. Bertrand peut être sauvé. Je sais que s'est impossible, impensable, et pourtant, follement, je crois au miracle, l'inéluctable soudain effacé, puisque les choses, la chose, n'a pas commencé de se passer, qu'il n'y a pas de passé mais ce présent cruel où un enfant que l'on pourrait sauver va mourir, il est mort. » (T1,3 :256-257. 2 décembre 1975). 3 Marcel Proust, Un amour de Swann, op. cit., p. 95. Elle est un effort physique et psychique qui sollicite quotidiennement la mémoire. (Tl,: 68).
464
force extérieure est ainsi subsumée et transformée. C'est ainsi que I'autoréalisation
passe nécessairement par l'altérité, par la reconnaissance et l'identification des liens
avec autrui puisque : «ce que je suis a été fabriqué par d'autres que par moi.» (TI,l:
447. 5 janvier 1955). L'autre se définit comme modalité d'une approche de soi qui ne
peut être envisagée que sous une forme médiane.
Si l'écriture diariste est le temps de la mimésis, le Temps Immobile est celui de la
mise en scène d'une énonciation spécifique celle de «l'aveu» et de (d'examen de
conscience politique)). La composition est I'autocomparution en toute vérité. Elle fait
apparaître au travers des palinodies la cohérence du parcours par le refus intransigeant
du pouvoir totalitaire, du fascisme qu'il soit de droite ou de gauche. La lucidité est la
résistance contre la fascination d'un système idéologique, d'une pensée ou d'une
personnalité aussi forte et fascinante que celle du Général de Gaulle. Car la
confrontation avec la pensée d'autrui intensifie par le contraste cette ((tentation de deux
espèces de rigueur qui s'excluent : celle qui naît de la justice et de la compréhension ;
celle différente, qui provient de l'intransigeance et de l'instinct.)) (T1,8 : 224. 19 février
1943). A l'affrontement des extrêmes, à la vision d'un monde manichéen, Claude
Mauriac oppose concrètement la recherche d'un équilibre dans la distanciation. Les
atrocités de l'Histoire, les conflits politiques ont raffermis son humanisme et l'ont
confirmé dans le respect du point de vue d'autrui. Lors de l'Occupation allemande',
comme aux temps des attaques orchestrées contre le directeur fondateur de la Revue
Liberté de l'Esprit, par les intellectuels marxistes2, il a opposé et renouvelé le désir de
fraternisation comme rappel du «sort commun)). L'expérience de vérité s'applique à
l'examen de ses engagements politiques et conduit à une libération de la conscience.
Le sujet s'autodétermine dans la voie de la littérature comme voie de la liberté
individuelle. Le sens de ce choix est d'ordre éthique, il découvre la nécessité
ontologique du sujet qui consiste en la double corrélation nécessaire de l'être et du
1 ((trouver des frères en ces hommes détestés. Après l'aventure de la haine ne fallait-il pas tenter, ne fût-ce que pour une journée, celle de l'amour ?D (TI,8 : 224. 19 février 1943). 2 En I'occurrence par Jean-paul Sartre qui a ciblé Claude Mauriac en tant que fondateur de la revue Liberté de I 'esprit.
465
paraître, du dire et du faire. Par la confrontation avec autrui, le sujet prend
progressivement possession de soi et de son destin.
Progressivement, le discours hétérodiégétique laisse place à I'homodiégiétique,
c'est Claude Mauriac qui se charge de reconstituer la naissance de l'écrivain. En ce
sens, le journal est le temps du compte à rebours, du rappel obsédant du devoir à
accomplir' et du renouvellement du principe de l'espérance de I'œuvre. Le Temps
immobile pose l'énonciation du pacte de l'écriture régulière comme étant l'acte
fondateur et le Journal la matrice de son oeuvre. Etant «une si ancienne habitude)), il
s'impose comme premier espace d'exercice de la réflexion littéraire (T1,7: 463. 1982).
Le métadiscours réactualisé sert d'amorce, il assure également la progression et
cimente l'ensemble des parties successives de l'œuvre. La reconstitution de la création
littéraire est possible grâce à la conscience critique, ce haut degrés d'intellectualisme
qui affirme, impose et expérimente le «fait littéraire)) comme technique et support d'une
expérience métaphysique. Que se soit au niveau des étapes scripturale ou structurale,
le métatexte accompagne l'effort littéraire dans un rapport de contiguïté et de
simultanéité.
Principal vecteur dans la constitution et l'évolution des instances participant à la
création (diariste, romancier, compositeur), le compositeur combine point de vue interne
et externe sur le processus de la création littéraire. Si le rôle du diariste exprime le
niveau perceptuel qui consiste à fixer le flot de la pensée, le compositeur livre les
différentes formes de ses manifestations dans le temps : l'«illumination», l'élaboration,
la réalisation et enfin son devenir dans le champ de la réception. II élabore une
structure conceptuelle. C'est ainsi qu'il marque le passage de la spéculation
philosophique à I'expérience métaphysique. L'œuvre est l'expression de l'expérience du
chronotope, la conduite archétypale, elle, identifie l'origine intemporelle de l'énergie
créatrice. Avec la reconstitution de la conduite archétypale, Claude Mauriac atteste de
son indépendance littéraire à l'égard de son père, revendique son attachement
' (T1,lO : 19) ou encore «Peur atroce de mourir avant d'avoir rien fait. A mesure que je vieillis, je suis obligé de me faire de moins en moins confiance ... » (TI,l : 109.27 janvier 1941).
466
personnel à Malagar et justifie de son appartenance et de sa place dans la lignée des
Mauriac.
Le Temps lmmobile advient suite à une évolution générique qui correspond à la
recherche d'un espace de conjonction et d'équilibre entre subjectivité et objectivité. Ces
transformations dessinent le passage du Journal, vers les essais romanesques pour
aboutir, de façon irréversible avec la radicalisation de la composition fragmentaire et la
systématisation de la rupture chronologique', au Temps immobile qui «est le roman
d'une métaphysique)). Le renouvellement de la littérature de Claude Mauriac réside
dans la tentative de conjonction de la recherche ontologique et de l'expérience
métaphysique.
Avec le retour lectoral, il s'agit moins d'exprimer une pensée que d'observer,
d'analyser puis de commenter les mouvements de celle-ci . L'observation des
mouvements psychique sert la mise en scène des différentes étapes du travail littéraire
avec l'identification des deux pôles extrêmes : «l'illumination» par la reconnaissance du
facteur déclencheu? de l'idée puis la «délivrance» et enfin l'observation des réactions
suscitées dans le champ de la réception. Pour les essais romanesques comme pour le
Temps immobile, le métatexte met l'accent sur le hasard, l'aléatoire comme
phénomènes par lesquels prend forme la composition.
Le premier temps est celui du retour lectoral qui accentue le sens du Journal
comme centre de gravitation, espace de libération de la subjectivité4, le révélateur du
1 Progressivement et à partir de 1951, avec Conversations avec André Gide (Extraits d'un Journal), le jeu intertextuel se déplace vers I'autotextualité, l'activité scripturaire est remplacée par la composition. De plus, d e dois, une fois de plus, faire éclater la chronologie. Assembler ce qui se ressemble pour donner à ma vie un sens. (Un des ses sens possibles.)» (TI,4: 20 juin 1976). *La création littéraire est couplé à celui de la création humaine. L'exemple de l'observation de la naissance du langage qu'il observe chez ses enfants, celui du néant au travail dans le corps de François Mauriac, l'expérience de la paternité et l'observation du développement du Iangage infantile. Le parallélisme entre création et procréation incite à s'interroger sur la correspondance de la hantise de l'œuvre, de l'effort scripturaire, sur la vie intérieure de l'œuvre et les mouvements de la vie. Le Temps Immobile développe Avec la réflexion sur le langage. 3 L'espace ancestral en l'occurrence Malagar est fondamental dans la prise de conscience de «la cellule originelle)), c'est-à-dire du sens de la vision chronotopique. (T1,l : 141)
«Paris, mardi 21 août 1973. ... ici, bifurcation possible sur Nerval, si proche ; ou, déjà, sur l'oncle Marcel ; ou encore.. . » (TI, 1 : 293).
467
fonctionnement de la mémoire', du ((hasard objectif)) (TI,l: 86) et de l'inconscient. C'est
toute l'énergie psychique et incontrôlable, l'intuition et les perceptions essentiellement
auditives et visuelles qui impulsent la créativité. L'analyse des modalités d'achèvement,
dernière étape du travail littéraire, découvre une œuvre par essence inachevable2.
Partie d'un tout en perpétuelle formation, chaque publication constitue à l'image du mot
dans la phrase, une unité minimale de signification, une étape dans l'exploration du
temps. La mise en scène du champ de la réception place l'altérité à l'origine de l'œuvre.
Le rapport à la voix d'autrui qui stigmatise le besoin impérieux et mystérieux de
reconnaissance évolue dans le sens où i'aveu réalisé libère la conscience de la
dépendance à l'égard d'autrui : «que me chaut le jugement d'autrui. A mes propres
yeux seuls je dois conserver ma dignité.)) (T1,8 : 273. 11 mars 1943). Car, la véritable
rencontre avec l'altérité, avec l'ami s'avère intra textuelle, spirituelle.
Au cœur du Temps Immobile, la mise en scène d'une œuvre en gestation, en
formation et en perpétuelle expansion peut être comprise comme une démystification
du travail littéraire et de l'identité de l'auteur ou comme une métaphore de la création
humaine. De plus, la composition est la recherche d'un sens et d'une forme3 que le
compositeur énonce et visualise. C'est cette recherche qui informe Le Temps immobile.
La problématique de la création littéraire rend compte d'un «vouloir savoir comment
c'est fait)) non pas dans l'optique d'un ((Comment c'est fait pour le refaire, pour faire
quelque chose du même ordre (technique))) mais celle d'un ((vouloir savoir comment
c'est fait, en soi, selon une essence de la connaissance science)^^. Avec Le Temps
Immobile, Claude Mauriac met la «Téchné» au service de la Science. En outre, la
reconstitution du processus de création est l'élaboration d'une philosophie pragmatique
1 «Ce texte [. . .] me permet de retrouver, peu à peu, comme si je les revivais, des minutes sans prix particulier (sauf pour moi-même), mais grâce auxquelles je puis, non seulement retrouver le temps mais aussi réfléchir sur les mystères, peut-être sur les mécanisme, de la mémoire. (T1,l :3 18. Paris, jeudi 16 avril 1964). 2 «Une œuvre qui n'a point d'achèvement concevable, mais une ouverture, publiable dans un délai relativement proche.)) (TI,1 : 146-147. Paris, jeudi 20 avril 1972).
Robbe-Grillet : théoricien et praticien dans Pour un nouveau roman, tente de définir la spécificité de ce courant : ((Chaque romancier, chaque roman doit inventer sa propre forme », « Le livre crée pour lui seul ses propres règles ». 4 Roland Barthes, La préparation du roman, 1 et II : cours et séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979 et 80, Paris, Seuil, IMEC, 2003, p. 38.
468
qui tente de comprendre comment le sujet réagit à la manifestation sensible de
l'invisible.
L'expérience
La double réduction progressive du matériau à son Journal, puis de l'exploration
du plan syntagmatique au plan paradigrnatique' configure l'exploration-déplacement
dans le sens de la «profondeur» des stratifications du ((je» et du temps. La
multiplication des mises en abyme et la représentation spéculaire du regard le projette
dans un temps infini sans passé ni futur.
L'accentuation s'effectue sur le mouvement endogène au détriment du
mouvement exogène. De plus, le rythme de l'expérience métaphysique comporte deux
temps : la vitesse de l'écriture diariste : «ce filet trop vite jeté: cette page de Journal
écrit au courant de la machine2.» (TI,l: 357) liée à la lutte engagée contre le passage
du temps et soutenue par la volonté de thésauriser la vie qui passe jusqu'à ses instants
K. .. je n'ai pas, moi, (je ne dis pas c'est à recommander mais c'est ainsi) à rester une heure sur une phrase, comme tant d'écrivains, et ils ont raison et j'ai tord, mais c'est ainsi.» (T1,lO : 19).
' «Etouffé sous la masse de feuillets, succombant à leur nombre (ces images sont à peine exagérées), je pressens pour la première fois que le salut est pour moi non dans l'utilisation d'une très grande quantité de pages mais dans l'exploitation d'un petit nombre d'entre elles. Il me faut réduire au minimum mon terrain d'investigation et exploiter celui-ci en profondeur, tout au moins pour le premier volume du Temps immobile, pure réflexion sur le temps pur, apuration des impurs matériaux dont je dispose, recherche quasi alchimique où mon seul espoir est de trouver au fond du creuset, après des années et des années de travail, quelques grains de ce dont la nature est d'être immatériel, impalpable, évanescent, le temps, le temps, le temps pur.» (TI,l : 146-147. Paris, jeudi 20 avril 1972). * «Berl avait sûrement raison : le premier jet est un premier coup de pioche qui fait sauter la première couche d'humus. Mais le trésor est enfoui si profondément qu'il faut travailler longtemps pour le mettre à jour. En voici un exemple : tout ce que j'avais estimé important d'exprimer aujourd'hui est passé entre les mailles de ce filet (titre du chapitre) trop vite jeté : cette page de Journal écrit au courant de la machine.» (TI,l : 357)
TOUS les instants même les plus tragiques sont notés par le diariste. C'est ainsi qu'il observe «le néant à en notant chacun des derniers instants de vie de son père.
469
Puis à la célérité de l'écriture diariste succède un rythme complexe. D'une part, celui de
la lenteur liée au temps psychique de la création'. La composition de la vie de l'idée (de
son jaillissement, à sa réalisation en passant par sa prise de conscience, son
actualisation) visualise la durée du temps psychique. Le rythme de la création exige le
sacrifice du temps humain2: K... plus de soixante ans de journal, plus de vingt ans de
travail sur le Temps immobile . . . » (T1,IO : 19). L'expérience métaphysique réclame un
rythme particulier, celui de la lenteur relatif au temps psychique, fugace, insaisissable,
indépendant des compétences cognitives et volitives du sujet. Ainsi au fur et à mesure
de la composition la vitesse du retour lectoral, des plongées et remontées, des
prolepses et analepses, s'accélère créant ainsi un mouvement «d'aspiration3». Le
rythme et le mouvement d'endogenèse correspondent, me semble-t-il, à l'expérience de
I'endotique sur laquelle George Perec invite à réfléchir :
((Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique4.»
La poétique du Temps immobile est donc une dynamique. Elle est sous-tendue
par l'expérience métaphysique non pas selon les catégories de l'abstraction ou de la
figuration mais par le mouvement spéculaire d'une pensée réflexive qui maintient la
distanciation du regard formulée par «ce regard qui vous regarde regarder». Le
déplacement paradigmatique vise à saisir le ((temps pur dans sa gangue impure5.», à
' «Une longue attente, une longue patience, je récolte les fruits d'anciennes semailles. » (TI,6 : 157. 9 décembre 1965). L'expérience du Temps Immobile est menée au détriment de sa vie présente et de ses difficultés financières. (TI,7 :
256.2 septembre 1977). 3 «Je suis tant bien que mal, au galop de ma machine à écrire (dont témoignent tant de fautes de frappe) et au trot de mon appareil de photocopie, l'idée, le projet de ces pages qui vont plus vite que je ne puis les matérialiser. Les insuffisances et incertitudes même du style font partie de mon travail, les corriger serait attenter à son jaillissement. (. . .) la vitesse, je l'ai dit, fait partie de mon travail même si je ne puis m'arrêter sans que tombe non pas l'inspiration mais l'aspiration.. . D (TI,6 :354.29 juin 1980). 4 Georges Perec, L'infra-ordinaire, Pans, Seuil, coll. c La Librairie du XXO siècle », 1989, p. 9-13.
«temps pur dans sa gangue impure. Détachons un nouveau bloc.» (TI,] : 116. 26 juillet 1973) ou encore ce fragment plus explicite de l'attente de l'expérimentateur : ... tout au moins pour le premier volume du Temps immobile, pure réflexion sur le temps pur, apuration des impurs matériaux dont je dispose, recherche quasi
470
atteindre ((L'ineffaçable et perdurable présent, à plusieurs niveaux. Le plus profond :
l'enfance.» (TI,l : 338. Paris, lundi 25 septembre 1972)' c'est aussi la tentative pour
atteindre ((«Ce noyau infracassable» dont je parle souvent, pour F.M. (François Mauriac)
c'est I'âme, bien sûr, au sens le plus chrétien, le plus orthodoxe du mot. Pour C.M.
(Claude Mauriac) I'âme aussi, hors du temps, pour un temps.» (T1,7: 420. 26 mars
1981). Au commencement de I'expérience, l'auteur est confronté au paradoxe du pacte
du Temps immobile: ((Mais que construirais-je de solide, de palpable, de saisissable, de
visible avec I'évanescence, le fugitif, l'impalpable, I'insaisissable mêmes' ?» (TI,l: 338.
Paris, lundi 25 septembre 1972.) qui démontre le non sens de la réalisation de l'œuvre
«J1essaye de montrer que le temps n'existe pas et comme il n'existe pas, en effet, cette
composition elle-même n'a aucune existence que fallacieuse, ou purement
anecdotique.)) (TI,I: 65. 25 avril 1972). Progressivement, le travail d'élagage2 et
l'articulation des fragments selon un jeu d'analogies3 mime la technique du frottage du
peintre Max Ernest qui conduit d'abord à: «Un moi qu'en allant un peu plus profond
dans I'expérience je nie, supprime, annule : secret, vraie liberté, seul salut » (TI,l :472.
17 juillet 1978) puis à la négation de sa prétention à I'expérience :
« Paris, 24,quai de Béthune, samedi 23 mai 1953. L'expérience, ou prétendue telle, n'est qu'un épiphénomène, un reflet : l'ombre du train qui passe- et qui
alchimique où mon seul espoir est de trouver au fond du creuset, après des années et des années de travail, quelques grains de ce dont la nature est d'être immatériel, impalpable, évanescent, le temps, le temps, le temps pur.5» (T1,l : 146- 147. Paris, jeudi 20 avril 1972). ' Le fragment essentiel dont il nous semble important de le reproduire dans son intégralité : « Passer l'inanité. En tenir compte dans la seule mesure où cette constante entre dans mon sujet. Le dégoût une fois surmonté, reste I'insaisissable objet de ma recherche : le temps dans son inexistence fondamentale et dans sa fondamentale existence. Contradiction dont je ne puis que prendre note. La décomposition des concepts commencerait ici, où je m'arrête. Ces pages interchangeables, n'ont d'autres intérêts que d'être des pièges éventuels à prendre le Temps. A la limite, elles pourront être supprimées, tels les échafaudages d'une construction achevée. Mais que construirais-je de solide, de palpable, de saisissable, de visible avec I'évanescence, le fugitif, l'impalpable, l'insaisissable mêmes ? L'ineffaçable et perdurable présent, à plusieurs niveaux. Le plus profond : l'enfance. Ce que j'écris, le 23 septembre 1932 sur mes souvenirs religieux (et c'est tout naturellement que j'emploie ici le temps présent puisqu'il s'agit du présent), je pourrais, dans les mêmes termes, puisque la réalité à reproduire est la même, le noter le 25 septembre 1972, ou, si c'était possible, le 25 septembre 2072. ... » (T1,l : 338. Pans, lundi 25 septembre 1972.) ou encore plus déroutant, l'aveu «que ce temps n 'a pas de réalité. Nous ne pouvons nous en emparer puisqu'il n'existe pas. (...)». (T1,l : 208. ). 2 Des différences, contingences et du superficiel.
d e dois, une fois de plus, faire éclater la chronologie. Assembler ce qui se ressemble pour donner à ma vie un sens. (Un de ses sens possibles.). » (T1,4 : 20 juin 1976).
471
m'aura bientôt à tout jamais emporté, sans que j'aie, bien sûr, jamais rien compris à rien. B (TI,l : 66).
Le Temps immobile est ((moins un livre qu'une expérience >> des limites de la pensée et
du langage. (TI,I :544. 11 novembre 1973). L'humilité du sujet semble être le véritable
et seul aboutissement de l'expérience :
temps qui me traverse, qui me détruit, qui me tue tout en se brisant sur cet indestructible cœur de moi-même, qui n'est pas moi mais l'être même, en un de ses éphémères points d'insertion dans - ne pas chercher un nom à ce qui n'a pas de nom-)). (T1,6: 423. ).
Ainsi I'aveu de la limite de la connaissance humaine est doublé de I'aveu de la limite du
langage (l'innommable). C'est ce qui advient, en effet, progressivement moins par
l'écrire que le faire sur le dire qu'est ce frottement de fragments qui mime le geste
primitif archaïque et laisse jaillir la résonance d'une voix. L'un des aboutissements de
I'expérience est vécue sous forme d'une résonance inaudible fugitive mais bien
sensible qui confondant la mort et la vie lui assure l'éternité'.
La valorisation de la communication intime, par la lecture incite à s'interroger sur
le rôle du lecteur et du critique. Est-il dans cette tentative de se saisir du secret de
l'auteur? Explicitement, le secret ne peut être ni livré ni atteint par le lecteur critique2.
Ce qui importe est le livre intérieur appréhendé grâce à la puissance de réfraction du
tissu fragmentaire :
' (Ti,8: 530). Qui parle ? C'est une des questions centrales inhérentes à la composition. D'où vient cette révélation ? Est-ce celle en écho de l'altérité, du père, de l'ami, autant d'émulation, de modelage sous forme de présence, de perception auditive. Vient-elle de l'œuvre enfin réalisée et qui amène avec elle l'apaisement intérieur ? Il apparaît que la révélation c'est du temps intérieur, celui de la durée de l'acheminement de la voix au cours duquel se produit la transformation intérieure. 2 «Paris, lundi 6 décembre 1954. (...) Le désespoir qui fut si longtemps le mien est pour moi une explication et une excuse. Mais cette clef je suis seul à la posséder ; elle est intransmissible, inexplicable ; je ne puis la mettre dans la main de personne, pas plus que le secret de ma remontée à la lumière. L'époque la plus atroce de ma vie fut, je crois bien, la drôle de guerre et le début de 170ccupation : pour tenir le coup, je cherchais à faire bon visage devant moi- même ; j'y réussissais même en une certaine mesure ; c'étais pour moi une question vitale que de croire aux pauvres raisons que je me donnais d'avoir malgré tout confiance en moi-même. Aujourd'hui l'imposture éclate et la dérision, s'il m'arrive de relire mes carnets de ces jours-là. Mauvaise foi à moi-même inconnue. J'avais trop de raisons de mourir pour ne pas aimer follement la vie. Et j'avais raison, puisque contre tout espoir le salut est venu. )) (TI,l : 267. 6 décembre 1954).
472
«Chacun de mes lecteurs, coupé des secrets de ma vie, mais branché sur les siens, ne reçoit qu'une partie de ce que j'émets, mais capte autre chose. L'effet peut donc être équivalent.)) (Tl4 : 21 1. 17 août 1975).
Les interstices correspondent à l'espace temps imparti pour la résonance du «livre
intérieur)), ce que Claude Mauriac nomme la sous-lecture. La forme fragmentaire est
une poétique de l'hospitalité et de fraternité. A ce titre et par la composition Le Temps
Immobile est un ((palimpseste, où l'on voit, sur le parchemin, un texte se superposer à
un autre qu'il ne dissimule pas tout à fait, mais qu'il laisse voir par transparence.»'.
Ouvertures
Diverses pistes restent à explorer car ce travail n'est pas l'analyse du Temps
immobile en lui-même mais celle de la création littéraire qui a conduit à cette œuvre. Le
travail qui reste est de taille tant plan thématique que structurale.
Au plan thématique, il importe de reconstituer l'origine de I'idée du Temps
immobile pour analyser le fonctionnement de l'univers psychique et approcher sa
dimension temporelle. L'étude des fragments portraits (dont celui passionnant de Michel
Foucault) peuvent être envisagées comme déquivalent littéraire de ce que sont les
mobiles)) (T2 : 168. 23 octobre 1974) servant «à fabriquer)) un «moi» et pour
comprendre la place et la fonction de l'altérité dans l'approche de la connaissance de
soi.
Au plan structural, il possible d'effectuer une analyse interne de la composition
pour elle-même selon l'hypothèse de Claude Ollier pour qui «La matière textuelle
prolifère à partir de ses cellules propres, figures abstraites de types arithmétique et
géométrique, et figures grammaticales ». L'approche multidisciplinaire de la
' Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, <@oétique», 1982, p. 451. Le compositeur récapitule I'idée de l'indépendance de l'œuvre et de son auteur, la multiplication des strates de significations que découvre en l'occurrence «les pointillés)) et qui se multiplient en fonction du nombre de lecteur : «Elle (I'œuvre) vit sans lui (l'auteur) et elle a autant d'apparences que de lecteurs.». (TI,l : 31-32.30 juin 1959). 2 Claude Ollier, «Vingts ans après» in Nouveau roman : hier, aujourd'hui, vol. I I , 10/18 U.G.E., 1972, p. 202.
473
composition est explicitement et largement justifiée. Il s'agit de voir dans quelle mesure
il les techniques du montage cinématographique, celles de la composition musicale et
de la construction géométrique peuvent nous éclairer quant à la structure architecturale
du Temps immobile. Pour l''analyse de la mécanique du montage cinématographique:
«Un film oui, comme mes romans : bouts que je coupe et colle. Montage de textes))
(TI,1 : 116. Quelvezin, jeudi 19 juillet 1973)' on peut identifier l'organisation des plans,
leur durée et mode d'articulations. L'analyse des combinaisons des plans des sonorités,
des registres et des tonalités peut expliquer la composition dont l'«esthétique (qui)
relève de la symphonie1.». La symphonie est ce qui résulte du déplacement et de
l'articulation des vibrations sonores dans un corps-forme qui va leur donner une
configuration particulière. Enfin sachant que dans le Temps immobile des
échafaudages font partis de la construction.» (TI,I: 13.Venise, vendredi 31 août 1973)'
il est possible de reconstituer la structure du Temps immobile sous formes de figures
géométriques manifestées au cours de l'élaboration «et là, une fois de plus, je tombe,
avec ses symétries aberrantes et ce délire logique dans l'absurde construction de la
Roussel, à la fois nécessaires et démentes.)) (TI,I: 14).
La synthèse de ses différentes approches permet de comprendre de façon plus
ou moins raisonnée l'idée du temps immobile car «La littérature étant la technique qui
nous permettait à l'un comme à l'autre de voyager dans le temps. Temps immobile
disait Jean Cheminée. Mais je savais bien, et il n'ignorait pas davantage que ce n'était
pas le temps mais nous-même qui étions immobiles.)) (T1,8 : 98. 9 avril 1982). En
somme, il importe de souligner la contribution de la littérature à la description de
I'univers. Avec l'analyse et l'expérimentation des techniques narratives, il s'agit de
poursuivre la description de l'univers psychique afin éventuellement et sans prétention
1 Lors d'un entretien avec Mathieu Delmer Claude Mauriac a f f m e que ((L'essentiel du livre est là : dans sa composition, qui est pour moi le plaisir de la création romanesque par excellence. Au-delà de l'anecdote, qui peut retenir le lecteur au premier niveau de sa lecture, il y a le phénomène de l'agencement de cette matière première qui, finalement, constitue l'esthétique du roman. Une esthétique qui relève de la symphonie. » «Claude Mauriac ou 1'Etemel Présent)), p. 17, in Le Temps immobile, Ed : Le cercle du Nouveau Livre, Librairie Jules Tallandier, Grasset, 1974. ou encore cet autre texte non moins significatif « Art musical auquel je me suis moi-même souvent référé à propos du Temps immobile qu'il m'est arrivé, sans orgueil excessif et parce que 'était vrai, de comparer à une
aucune d'apporter une contribution à la recherche de la formule d'unification
préoccupation fondamentale de Claude Mauriac qui a tenter d'approcher en pleine
conscience «la trouée qui du temps plonge dans l'éternel» (T1,6: 443. Janvier 1978).
symphonie. Ces textes répétés sont des retours inéviatbles à des thèmes autour desquels la composition musicale du Temps immobile s'organise. D (TI,6 :395.26 mai 1980).
475
BIBLIOGRAPHIE
A- Claude Mauriac
1- Corpus de l'étude cité dans 1' «Avertissement»
2- Ouvrages et articles de Claude Mauriac cités
Le Temps immobile Journal :
Conversation avec André Gide, Paris, Albin Michel, 1951
Une amitié contrariée, Paris, Grasset, 1970
Une Certaine rage, Paris, Laffont, 1977.
L'Eternité parfois, Paris, Pierre Belfond, 1978.
Le Bouddha s'est mis à trembler, Paris, Grasset, 1979.
Radio nuit, Paris ; Grasset, 1982.
Le Temps accompli : Histoire de ne pas oublier, Journal 1938, Paris, Grasset, 1992.
Essais romanesques
Toutes les femmes sont fatales, Paris, A. Michel, 1 957
Le dîner en ville, Paris, A. Michel, 1959
La Marquise sortit à cinq heures, Paris, A. Michel, 1961
L'Agrandissement, Paris, A. Michel, 1963
Théâtre, La Conversation. Ici, maintenant. Le Cirque. Les Parisiens du dimanche. Le Hun, Paris,
Grasset, 1968
Zabé, Paris, Gallimard, 1984
Trans-Amour-Etoiles, Paris, Grasset, 1989.
Essais critiques littéraires et cinématographiques
Introduction à une mystique de l'enfer : l'œuvre de Marcel Jouhandeau, Paris, Grasset, 1938
476
Jean Cocteau ou la vérité du mensonge, Paris, O. Lieuter, 1945
André Breton, Editions de Flore, Paris, 1949
Proust, Paris, Seuil, coll. ((Ecrivains de toujours)), 1953
Hommes et idées d'aujourd'hui, Alain, Barrès, Camus, Breton, Claudel, Du Bos, A. Michel, Paris,
1953
L'Amour du cinéma, Paris, A. Michel, 1954
Petite littérature du cinéma, Paris, Du Cerf, 1957
L'Alittérature contemporaine, A. Michel, Paris, 1958
L 'Alittérature contemporaine, Paris, A. Michel, 1969
De la Littérature à I'alittérature, Paris, Grasset, 1969
La Corporation dans I'Etat, thèse pour le doctorat, Université de Bordeaux, Faculté de droit,
Brodeaux, impr. De Bière, 1941
Articles
((Robbe-Grillet et le roman du futur)), Preuves, no 68, octobre 1956
((L'Alittérature)), Le Figaro littéraire, 14 novembre 1956
((Nathalie Sarraute et le nouveau réalisme », Preuves, n072, février 1957
«Le Nouveau Roman ? L'école de l'amitié », Le Figaro, 23 juillet 1958
«Fou d'Elsa d'Aragon», Le Figaro, 22 janvier 1964
((Pascal avant Hegel, Blanchot après Bataille)), Le Figaro Littéraire, 29 octobre 1971
((Blanchot : une approche oblique)), Le Figaro littéraire, 12 mai 1973
3- Articles et ouvrages sur l'œuvre de Claude Mauriac
BOBLET-VIART Marie-Hélène (dir.), Le Dîner en ville et La Marquise sortit à cinq heures,
Roman 20-50, no 36, Lille, 2003.
CABANIS José, Le temps immobile, Claude Mauriac : pages choisies et commentées par José
Cabanis, Paris, Grasset, 1993.
MAURIAC Natalie, " 'Le temps, le temps, le temps pur'. Claude Mauriac, du Journal au Temps
immobile ", Genesis, n016, 2001.
-Claude Mauriac ou la liberté de I'esprit, Actes du Colloque organisé par Claude Leroy et
Nathalie Mauriac Dyer à I'Université de Paris X (7 et 8 décembre 2001), RITM, no 23, Presses
de l'université de Paris X.
-"L'Agrandissement dans la genèse du Temps immobile", Claude Mauriac ou la liberté de
l'esprit , RITM, no 23, Presses de l'université de Paris X.
-«Claude Mauriac, Du Journal au Temps immobile », Etudes, Genesis 16,2001.
MERCIER Vivian,~ Arrival of the Anti-Novel », Commonweal, no 70, 1959.
ROUS BESSER Gretchen, ((Entretien avec Claude Mauriac (6 juillet 1978) », in The French
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Thèses
ABDEL MAKSOUD RACHED NACHWA Fathi, sous la dir. de Dambre Marc doctorat Nouveau
Régime, Le Temps immobile de Claude Mauriac : poètique et histoire, Université de Paris 3,
2003.
B- Bibliographie générale
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HUSSERL Edmond, Sur la théorie de la signification, Paris, Vrin, 1995.
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Sznycer, Bruxelle, P. Mardaga, 1985.
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JAUSS Hans Robert, Pour une herméneutique littéraire, trad de I'allemand par Maurice Jacob,
Paris, Gallimard, 1988.
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Burdeau, Éd. rev. et corr. par Richard Roos, Paris, PUF, 2003, p. 163.
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2- Etudes sur l'autobiographie
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CHABOT Jacques, L'autre et le moi chez Proust, Paris, H. Champion, 1999.
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septembre 1975, Genève-Paris, Librairie Droz, 1978.
DEN TOONDER Jeanette M.L. ? «Qui est-je ?D. L'écriture autobiographique des nouveaux
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GASPARINI Philippe, Est-il je ? roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004.
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Vies Rencontres psychanalytiques, d'Aix-en-Provence 1987, Paris, «Les Belles Lettres)),
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YOURCENAR Marguerite, Souvenirs pieux, Paris, Gallimard, 1974.
3- Textes et études sur le Nouveau Roman
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en questions, no 4 : «Situation diachronique)), Paris ; Caen, coll. «La Revue des Lettres
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- La maison de Rendez-vous, Paris, Minuit, 1965.
- Romanesques. Le Miroir gui revient. Paris, Minuit, 1984.
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SALIGONON Bernard, Temps et souffrance : temps, sujet, folie, Nouv. éd. rev. et augm., Saint6
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CUVILLIER Armand, Cours de philosophie 7, Paris, Armand Colin, 1954.
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FONTANIER Pierre, Les figures du discours, introd. par Gérard Genette, Paris, Flammarion,
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MITTERRAND Henri (dir), Dictionnaire des œuvres du XX siècle, Littérature française et
francophone, Paris, Le Robert, 1995.
ENCYCLOPEDIE UNIVERSALIS, Dictionnaire des littératures de langues françaises XIX
siècles, Albin Michel, Paris, 1998.
LE PETIT ROBERT, CD-ROM.
TABLE DES MATIERES
..................................................................................... REMERCIEMENTS 1
...................................................................................... AVERTISSEMENT 2
....................................................................................... INTRODUCTION -3
PARTIE I : Origines et identités
. . . Chapitre 1 . Identite biologique .................................................................. 22 ................................................................................ Le ((plus lointain moi» 22
«Le temps où nous vivions déjà sans pourtant être nés encore» .......................... 23 .............................................................................................. Les Lettres -26 . . ...................................................................................... Une quête differee 31
................................................................................... Le ((journal de Bébé» 34 ............................................................................... L'expansion dialogique -38
Chapitre 2 . Identité narrative ...................................................................... 41 ................................................................................................. Le support 41
........................................................ De l'indifférence à la précision générique 43 ............................................................................................... Le contenu 45
Chapitre3 . La relation littéraire ................................................................... 51 ............................................. Situation initiale : ((déterminé à i'indétermination» 51 . . ......................................................................................... La relation filiale 53
.......................................................... Proximité et initiation au travail littéraire 55 ........................................................... Situation finale : impact de la présence 58
Chapitre 4 . Sémantique et métadiscours de la relation filiale .......................... 61 ........................................................................................ La voix qui ravive 64 ........................................................................................ La voix qui blesse 70 ....................................................................................... Le nom de famille 73
..................................................................................................... Positive 75 ................................................................................................... Négative -78
Chapitre 5 . Distanciation et innovation des techniques narratives ................... 81 485
.................................................................................... Exercice des genres 81 ...................................................................................................... L'essai 86
...................................................................................... La conscience vive -88
PARTIE II : L'œuvres source: le Journal
Chapitre1 . A l'origine du Journal ................................................................. 93 ............................................................................... La conduite archétypale 94
.................................................................................... «Mon vrai Journaln 102 ................................................................................ Le 31 décembre 1 929 104
................................................................. Contiguïté du rêve et de l'écriture 109 . . . Tension vers I'equilibre .............................................................................. 116
Chapitre 2 . Avènement du Journal ............................................................ 126 ........................................................................ Diachronie du point de vue -127
................................................................................................ Exotopie -129 .......................................................................... A l'origine du chronotope -135
...................................................... Conséquence de la vision chronotopique 138 ............................................................................ Mort et éveil intellectuel 142
Chapitre 3 . La quête du miroir .................................................................. 146 ...................................................................................... Ecriture et deuil -146
................................................. Le Journal. lieu de fixation du reflet du miroir 148 ................................................................................. Fonctions du Journal 150
.................................................................................... Le Journal externe 156
Chapitre 4 . Typologie et fonctions du Journal ............................................ 162 ................................................................................ L'espace de l'éternité 162
................................................................................................... Cri écrit 167 ............................................................................................ L'autre et soi 175
PARTIE III : Fragments d'une éducation politique
Chapitre 1 . Vigilance et liberté de l'esprit ..................................................... 179 ................................................ Introduction : description du parcours de lecture 179
.......................................................................... Crise dans la IV République 181 .......................................................................................... André Chamson -184
......................................................................................... Gaston Bergery -188
.......................................................................................... Service militaire -191 ................................................................................................. Journalisme 193 . . . .......................................................................... Spécificité de l'engagement -196
Chapitre 2 . Claude Mauriac et de Gaulle ....................................................... 201 ..................................................... Le temps de l'épreuve du général de Gaulle 203
.................................................................................... A l'origine du R.P.F -208 La relation au pouvoir ................................................................................. -212
........................................................................ Liberté de l'Esprit et le R.P.F -215 ........................................................................................ ((Crise au R.P.F» 219
PARTIE IV : L'œuvre en formation
Chapitre 1 . Le retour lectoral : expression de l'aventure intérieure ................. 226 . . ................................................................................. Depreciation narrative 229 Observation du phénomène du retour lectoral : l'état du lecteur ........................... 234
...................................................................... Fusion ou révélation de la voix 239
Chapitre 2 . Tropismes ............................................................................. -242 ............................................................................................. Ontologique -243
Narrative ................................................................................................ -246 .......................................................................... Révélation et réconciliation 247
Lecture et réflexion de la résonnance de la voix ................................................ 251 L'alterdiégétique et I'autotextualité ................................................................. 256 La dislocation intérieure ............................................................................. -257
Chapitre 3 . Avènement de l'œuvre .............................................................. 267 ................................................................................. Le chant des oiseaux -267
Le chant de 1' création ................................................................................ 278 ...................................................................................... L'enjeu existentiel 280
Chapitre 4 . Malagar : Le retour .................................................................. 286 .................................................................................... La création littéraire 289 ................................................................................... Expression formelle -292
. . ....................................................................................... L'espace onirique 295 .......................................................................................... La prosopopée 298 . . . . . .............................................................................. L'invisible dans le miroir -300
1 . . . ................................................................................ L erotique et le vegetal -303
Chapitre 5 . L'atelier et l'œuvre en miroir ...................................................... 306 . . . . ............................................................... De ville en ville. de siecle en siecles 307 Exogenèse ............................................................................................... -308 Polarité de la vie ....................................................................................... ..311 Symétrie des espaces ................................................................................ -313 Endogenèse ............................................................................................. -320 Mouvements intérieurs et psychologie ........................................................... -323
Chapitre 6 . Modalités de passage ............................................................... 329 Transposition ............................................................................................ -330 Fragmentation .......................................................................................... -331 PenserlClasserICréer ................................................................................. -334 Variations internes : espace temps ................................................................ -339 Enjeu du classement ................................................................................... 344
Partie V : Réception et création
Chapitre 1 . L'œuvre littéraire et ses achèvements ...................................... 349 L'impossible disjonction .............................................................................. -350 Sémantique de la «délivrance» .................................................................... -352 Sémantique de «la hantise)) ......................................................................... 354 L'expérience par la métonymie .................................................................... -356
Chapitre 2 . Les perturbations de la communication ...................................... 361 L'alittérature ............................................................................................. -362 Le champ des intermédiaires ........................................................................ 370 Légitimité et stratégies de l'auteur ................................................................. -374 Temps et éthique ....................................................................................... -377 Sous lecture ............................................................................................. -380 La lecture additive ...................................................................................... -382 Trajectoire de Claude Mauriac ....................................................................... 392 La Marquise sortit à cinq heures ..................................................................... 403 Tropismes et «sous lecture)) ......................................................................... -407
Chapitre 3 . La communication littéraire ........................................................ 410 Le lien public : communication orale ............................................................... 411 . . . . Commun~cation ecrire ................................................................................ -416 A l'étranger ............................................................................................... 420 Le lien interne : la réception spéculaire ........................................................... 426
Chapitre 4 . Le Jeu de voix ......................................................................... 430 Destinataires du Temps immobile .................................................................. 431
488
L'appel intérieur ....................................................................................... -433 L'appel entendu ....................................................................................... -439
Chapitre 5 . La place ................................................................................. 444 Le témoin : enjeu de la relation filiale ............................................................ 445 Double déclin ......................................................................................... -451 Mort . libération et célébrité ........................................................................ -453
CONCLUSION ......................................................................................... -459
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................... 476
TABLE DES MATIERES ............................................................................ -485
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