episode 18 19-20 (final)
Post on 06-Jul-2015
491 Views
Preview:
TRANSCRIPT
Précédemment dans la fan-fiction de Mr. Jack :
Le corps de Rosenberg devait disparaitre avant que les autres membres de la Coalition ne s’alarment.
Alan Bauer emmena Jack à l’institut Carnegie pour procéder aux derniers réglages afin d’activer
Sombres Soleils et lui révéler les idéaux d’Old Fates. L’ancien Delta profita d’un moment de panique
pour s’échapper et s’allier à Amaya, le second de Yanaka, dans l’objectif de retrouver l’espion de la
CIA chez les chinois, et alors en terminer à jamais avec l’Agence. Il devait donc retrouver Karamazov,
en accordant cependant une faveur au yakuza : lui livrer James Matters, en passe de rejoindre
l’ambassade pour fuir le pays, une fois l’état d’alerte baissé.
Peu convaincue du témoignage de Cassandra, la CIA avait fait venir deux ex-délégués de l’OTAN liés
à Crépuscule pour confirmer la thèse du mensonge de Radford. Pour éviter d’être inculpée pour une
rétention d’information fictive, elle spécula sur les troubles de mémoire qui avaient touché Jack par le
passé, et chercha une issue de secours. Elle révéla que Radford se terrait au Musée International de
l’Espionnage, mais que l’Agence devait emmener Drakov et Karamazov pour espérer le retrouver.
Alors que l’intervention se préparait, Jack allait se jeter sans le savoir dans la gueule du loup pour
mettre la main sur Karamazov.
Caïn s’échappait du refuge des dissidents en piégeant les Forces Spéciales pour se rendre dans une
zone fantôme à quelques kilomètres, où se levait un large dôme dans une infrastructure grillagée. Reçu
par Hendersen, le soldat réalisa qu’il se trouvait près d’une rampe de lancement nucléaire qui n’était,
d’après son créateur, que la face visible de Sombres Soleils.
Les efforts de Slattery pour retrouver Brainer et Sorensen contrebalançaient avec la découverte de
Caïn. Certain de pouvoir retrouver Serpico dans l’heure, qui s’avérait pourtant n’être qu’une fausse
piste vers AE/Dune, le contre-espion menaça Valajdopov et la Russie de représailles collatérales s’il
était arrivé quelque chose au Président de la Chambre. L’émissaire du FSB clamait son innocence,
mais malgré tout, le corps de Brainer fut retrouvé dans un terrain abandonné. En promettant
réparation, et donc une entrée en guerre, Slattery était-il au courant des installations en Afghanistan,
qui pouvaient toucher Moscou dans les plus brefs délais ? La confirmation officielle de la mort ne
Brainer n’allait pas entrer dans l’oreille d’un sourd, pourtant déjà préoccupé par le commando devant
le Musée et la traque d’AE/Dune.
Episode 18, épisode 19 et épisode 20 : (05h00 - 08h00)
Ces événements se déroulent le jour de l'opération Sombres Soleils, entre 5h et 8h du
matin, heure de Washington DC.
« Est-ce qu’il a été retourné ? Comme devant le plus lisse des miroirs ? », en percevant ces
mots comme de la vapeur sonore, les yeux bandés.
[05:05:11]
− Toutes les raisons de ne pas croire une belle femme −
Le panneau publicitaire à l’effigie d’une Eve irrésistible qui respirait l’innocence, et pourtant,
mordait secrètement le fruit défendu, était en train de chauffer sous les néons en suspension
qui ne s’éteignaient jamais. L’espion piégé par la femme séduisante, et le touriste piégé par le
rôle romancé que proposait le Musée International de l’Espionnage avec cette accroche qui
soulevait la curiosité des passants. On aurait pu écrire « n’ouvrez pas cette porte » que tout le
monde allait se ruer dessus.
Le paradoxe était étrange, releva Ned Martins, arrivé avec la première équipe d’intervention
au sol : pourquoi une publicité pour inciter les gens à se rendre au Musée alors qu’ils étaient
précisément déjà là pour ça ? Le tour était déjà joué, cette femme sur l’affiche n’avait qu’à
tendre la pomme écarlate pour rendre sa cible léthargique puis délirante. Mais celle-ci, ces
visiteurs, s’étaient aventurés dans ses bras de leur propre gré. Et ainsi, le délire, était-il même
possible de se rappeler de son commencement ? Slattery aurait été catégorique, songea-t-il :
c’était l’effort de mémoire qui faisait le délire.
- « J’ai un visuel sur le toit, le ciel est dégagé », ventila une voix dans la radio sous la nuit
unanime. « Le commando tactique est en approche ! »
L’adjoint au directeur se situait à l’angle du Warder Building et son Spy City Café, qui
voisinait l’antre du Muséum, l’Adams Building. Comme si le ciel allait lui tomber dessus, il
inclina sa nuque à la renverse sous l’escalier métallique de secours qui se hissait jusqu’au
cinquième et dernier étage du Warder, dans la rue perpendiculaire à l’entrée principale. Le
directeur de l’attraction avait été réveillé à l’eau froide, considérant qu’en raison des travaux,
les fenêtres sud-est du troisième au cinquième étage pouvaient avoir été cloisonnées au gaffer,
et que cela pouvait expliquer le repli stratégique des suspects à ces niveaux.
Le bâtiment blanc de verre qui surplombait les deux Buildings par l’arrière était mobilisé par
deux tireurs d’élite qui désespéraient un visuel sur l’édifice couleur ocre. Le reste de l’unité
était en attente, ou avait investi une partie de rez-de-chaussée par répartition individuelle. Au
seuil de la pierre angulaire, où paradait l’inscription espionnage à la verticale, Cassandra
Evans dénombrait les agents pour connaître les issues verrouillées.
- « Le Congrès évincerait Braxton pour un chat de gouttière trop bruyant », contracta Martins,
entre la devanture du café et les barrières de sécurité au bord du trottoir.
- « Nos deux fauves vont peut-être faire des vagues. Tout le monde est si tendu. »
- « Si l’opération fait le moindre bruit, le niveau d’alerte maximum est déclaré officiellement,
après ce qui s’est passé sur la Baie et l’attentat devant les bureaux du Département. »
- « Vous ne pouvez pas piéger Radford sans vous attendre à un tour de magie. Ils sont isolés
et connaissent le périmètre, un coup de feu est vite parti. »
- « Sauf si vous établissez le contact avec lui », en traversant le carrefour pour rejoindre le van
de surveillance qui précédait une Mercedes noire teintée.
Le directeur des opérations claqua silencieusement la portière du véhicule, accompagné par
son chauffeur, puis se dégagea du champ lumineux qui dévorait une partie du bitume.
- « Le Conseil de Sécurité ne veut pas d’une négociation à l’amiable, l’affaire doit être traitée
dans l’heure au risque de faire grimper le seuil d’alerte », imposa Braxton autoritairement en
se déplaçant vers son adjoint et Cassandra. « Radford doit savoir que vous êtes là, que nous
sommes prêts à répondre à sa demande et que nous encerclons les lieux. Comme il suppose
que nous allons le doubler, vous êtes notre meilleure carte, Cassandra. »
- « Je dois aller là haut et lui laisser croire que je suis de son côté ? », entrant dans le van pour
être équipée d’un micro.
- « Allez au point de rencontre, et dites à Radford que la CIA lui tend un piège dehors pour
repartir avec Drakov et Masri, qui ne vont plus tarder. Que, comme l’intervention doit être
discrète, aucun commando ne se situera sur le toit. Les termes de l’échange, du moins ce que
vous lui ferez croire : on accepte de lui envoyer une belle paire de saints…mais il doit nous
donner Linda Radford comme assurance. »
Elle pressa l’adhésif sur sa peau pour faire tenir le fil sous la chemise et enfila sa veste en cuir
brun par-dessus. Le technicien harponna alors son casque pour entendre le retour audio.
- « Il n’y aura pas de terrain neutre pour l’échange », fit-elle remarquer.
- « Après avoir transmis le message, vous revenez chercher Drakov. L’échange se fera au
premier niveau du Warder. »
- « Jamais il ne livrera sa propre fille… »
- « Il l’a déjà fait une fois. Vous savez être persuasive, trouvez quelque chose. »
- « Je peux ? », demanda nerveusement Martins afin de s’isoler un instant avec elle.
Le DD-O acquiesça et les observa à distance, avant de s’entretenir avec le chef de la police
qui s’était déplacé dans la confidence, avec quelques hommes en stand-by.
- « Braxton vous accorde sa confiance parce qu’il sait que si vous violez notre deal, les
charges retomberont sur vous », prévint Martins en gesticulant autour d’elle.
- « Il n’est pas seulement question de moi. Jack a aussi droit à sa propre paix. Avant de
chercher à s’évader à l’Agence, Radford m’avait murmuré son plan à l’oreille. L’extraction
devant le Département, le lieu de rencontre, m’arranger pour faire sortir Drakov et Masri,
enfin Karamazov, ou appelez-le comme vous voulez. »
- « Quelle promesse a-t-il fait pour effacer sa dette envers vous ? »
- « Jack est ici d’après lui. Je n’ai aucune raison de m’écarter de notre accord, mais si je suis
là c’est pour lui, peu importe ce qu’il adviendra de Radford ensuite. »
- « Bon sang… », figé sur place, le regard dans le vide. « Radford laisse pendre l’hameçon, et
dès le départ, vous envisagiez de le duper en partant avec Jack… »
- « Ned, le marché sera respecté. Je suis l’appât…Avec une telle prise, la CIA refoulera la
commission d’enquête et… »
- « Cassandra », la cernant à nouveau, subitement glacé par son regard en approchant la
bouche de son oreille pour échapper à la perspicacité de son supérieur. « Je ne sais pas
comment vous l’annoncer. L’Agence ne le sait pas depuis longtemps. Jack…cette histoire a
mal tournée. »
Elle recula machinalement, comme si elle désirait secrètement que les mots qu’elle redoutait
ne viennent jamais à elle, et plissa l’entre-sourcil par un semblant de déni.
- « Qu’est-ce qui a mal tourné ? »
- « Son appartement a pris feu pendant qu’il était dedans. Quand on est arrivé sur les lieux,
tout a commencé à s’effondrer. On a rien pu… »
- « Vous l’avez vu, de vos propres yeux ? Et personne n’a rien pu faire ? Qui était là bas ?
Pourquoi personne ne l’a couvert ?? »
- « Personne n’a rien vu venir. Et Radford sait comment prendre par les sentiments. De longs
cheveux blonds, un soutien-gorge et il aurait fait la parfaite espionne du KGB », se risquant à
détendre l’atmosphère d’un calme pesant.
Elle respira de plus en plus péniblement, par des vibrations effrénées qui la firent fuir
impulsivement jusqu’au coin de rue pour s’isoler contre une vitrine d’agence de location
immobilière. Martins pointait au-delà de son épaule, à quelques dizaines de mètres derrière
elle quand la rapidité du souffle s’accentua jusqu’à la crise de panique. Cassandra se laissa
glisser du dos pour s’asseoir en vacillant, les mains qui enserraient les genoux pour reprendre
le contrôle, et lança un aperçu subreptice dans l’allée, où Braxton et Martins se consultaient
avant d’envoyer Drakov dans la ruche à l’honneur des traitres et espions.
- « Les charges ont été posées près des transformateurs avant l’arrivée des fédéraux », signala
le responsable de l’extraction de Gabriel et Linda Radford, à la lueur d’une lampe à piles.
« On doit les activer avant l’aube ou les unités aériennes pourront les repérer. »
Radford enclava un œil dans l’espace millimétré découpé dans le gaffer pour apercevoir le
panorama restreint, qui ouvrait sur la rue principale face à l’entrée. Il y distinguait du
mouvement, quelques ombres opaques qui s’agitaient dans un silence de cathédrale.
Alors que la CIA l’avait tout juste accueilli à bras ouverts il y a quelques heures, sa
conversation avec Mikhael Drakov sur le toit de Langley l’avait convaincu de se tourner vers
Old Fates. Puisque le président ne lui avait pas accordé sa grâce et qu’il était dans le
collimateur de tueurs à gages, Radford estimait que les ressources de cette compagnie
permettaient de retrouver Karamazov et faire chanter Charles Logan. Le programme de
protection des témoins, être contraint de s’accrocher à la barre des accusés au procès, révéler
avoir menti sur Crépuscule, laisser sa fille à découvert…le compromis ne lui laissait pas
d’avantage sur la situation, à moins de disparaitre, et en tout honneur, sous le nez des
fédéraux. L’austérité sur son visage s’effaça pour y substituer une anxiété paternaliste quand
il posa son attention sur elle. Il ressentait pour la première fois un sentiment de responsabilité
envers sa fille. Se tirer d’ici au prix de quelques blessures de guerre, c’était à envisager, mais
la prendre sur ses épaules en traversant les tranchées…Une odeur forte − semblable à du
soufre, mais ce n’en était pas − lui montait au nez, mais bien décidé à ne pas renifler une
mauvaise intuition, Radford se pinça le nez et poursuivit sa retraite.
[05:09:43]
La sueur perlait sur le front de Jack, comme si sa peau menaçait de s’embraser aux premiers
rayons du soleil, impatients d’envahir le bleu céleste. Il changea de fil sur la bretelle
d’autoroute aux portes de la ville, en repoussant du visage les phares éblouissants qui le
persécutaient de chaque côté, puis décolla ses mains du volant pour essuyer la transpiration.
Son téléphone sonnait depuis une quinzaine de secondes déjà sans même qu’il ne s’en
aperçoive, prenant ensuite conscience du vibreur qui faisait trembler l’allume-cigare.
- « Bauer. »
- « L’avocat de M. Yanaka vient de me contacter. D’après les clauses de sa détention
conditionnelle, il a été informé d’un transfert provisoire de Masri il y a quelques minutes. »
- « Vos hommes ont pu le pister ? », incertain de reconnaitre la voix du bras droit de Yanaka.
- « Des ouvriers en probatoire qui pavent l’autoroute à la sortie de Langley, ils m’ont signalé
le passage d’un convoi minimal vers la 295. On a attendu de voir où ils nous menaient : au
quartier Penn, au nord de Pennsylvania. »
- « Le Q.G. du FBI ? », alors que la batterie du téléphone faiblissait.
- « Pas si on s’en réfère à l’intervention de la police. C’est le Musée de l’espionnage qu’ils
visent. L’information n’est pas confirmée, mais je vous conseille de prendre cette direction. »
- « Dès que… », subitement essoufflé. « Dès que Masri me donne mes renseignements, je
m’occupe de Matters… »
- « Le Bureau et la CIA ne se disputent plus les lauriers. Le contre-espionnage n’est pas prêt
d’acquitter son effectif pour le retrouver, et la mafia ne veut pas se compromettre en
s’impliquant dans l’opération. Prenez Matters comme une dette envers nous. »
L’interlocuteur avait raccroché, et alors que Jack paraissait se dissoudre sous l’effet de la
canicule malgré la climatisation, le pick-up dévia de sa direction, pour s’expatrier sur la voie
de gauche en manquant de peu la collision avec le terre-plein central. Soit je négocie ma
liberté en mettant la main sur Masri et je laisse le champ libre à James. Soit je pars le
retrouver avant les fédéraux, et Masri sera à tout jamais hors de p…La voiture se fit lacérer
par le séparateur en ferraille quand Bauer commença à réagir pour reprendre de la stabilité,
effaré de son inconscience qui semblait se propager. Quand Slattery lui avait injecté ce sérum
de vérité dans la journée, il avait dû, par mégarde, le contaminer de ce fléau égyptien. En un
sens, toute la poussière du sol s’était changée en moustique, et désormais, il se sentait
perpétuellement piqué par un germe de folie à propos de l’existence et l’obsession envers cet
agent dormant. À un tel point que cette obsession était devenue plus importante que la raison
qui l’avait guidé toutes ces années : l’aspiration à sa propre liberté, tout cela pour cesser de
n’être, à son tour, qu’un fléau pour les autres.
Penché sur la passerelle du second niveau qui surplombait les installations balistiques, Caïn
restait stoïque, pareil à une statue de Pygmalion en mémorisant les étapes logistiques qui
servaient à lancer le compte à rebours. L’histoire se répétait ? Rien n’était plus faux se
persuadait-il depuis des années, ce n’étaient souvent que des impressions de déjà-vu, mais
celle-ci lui fit aussitôt songer à l’issue de l’opération Crépuscule, que Caïn connaissait
jusqu’au bout de ses ongles, embrumés de sable humidifié par la sueur.
Il avait précisément été engagé au FBI pour monter un dossier sur Bauer cette année-là, sans
jamais en connaitre les aboutissements. Il savait juste que Hendersen s’était chargé de le
recruter pour remplir cette paperasse, et se servir des informations tout en restant à couvert.
Maintenant qu’il savait pour Old Fates, le soldat en inférait que son ancien mentor au Bureau
Fédéral collectait les renseignements dans l’ombre de la Maison Blanche et de la Coalition.
- « Même pour un grain de beauté au milieu des couilles, il doit le savoir… », à haute voix, en
ricanant du nez, sans être entendu.
- « En trois films Hannibal Lecter n’a pas cligné des yeux une seule fois. Je commence à
croire qu’il y a un lien de parenté » releva Hendersen en le prenant par l’épaule, la cigarette
vissée entre les phalanges.
- « Tu hérite plus de ses talents par ton don de disparition et de réapparition. »
- « Relâche tes épaules petit, ce n’est pas comme si j’allais te pousser dans le vide… »
Caïn réalisa qu’après tout, il n’était peut-être pas celui qui avait le plus de ressentiment dans
l’affaire. Lorsqu’il avait découvert qu’il était manipulé pour enquêter secrètement sur Bauer,
il avait menacé Hendersen, alors directeur de la DIA, d’envoyer un rapport à la Commission
Sénatoriale. Ce dernier n’avait eu aucun mal à renverser la vapeur et continua à le graisser
pour obtenir ce qu’il désirait. Après avoir chuté du haut du siège du FBI, Hendersen avait
passé un long séjour dans le coma, avant de s’éclipser ensuite aux yeux du monde entier.
Quand il était entre la vie et la mort, Caïn était incapable de dire s’il avait provoqué l’accident
intentionnellement ou non, et pourtant, il n’ignorait pas combien son décès l’aurait arrangé
pour ne pas plonger au cœur d’une investigation fédérale. Pour se blanchir, il avait plaidé la
cause du suicide pour Hendersen, malgré les doutes de l’expertise psychologique. Quelques
mois plus tard, Hendersen disparaissait, et Caïn était persuadé, jusqu’à ce jour, qu’on avait
débranché la prise parce qu’il avait eu accès à des informations confidentielles. Sur toute la
ligne, il s’était planté : non seulement Hendersen était vivant et avait échafaudé sa fuite, mais
en plus, son pouvoir allait au-delà de tous les degrés de commandement.
Caïn aurait-il seulement pu supporter l’idée qu’un œil continuait à l’observer dans le ciel en
lui remémorant son crime ? Après tout, il n’avait jamais été aussi heureux d’avoir été dupé sur
cette fausse mort. Ce fut en toute ironie, sans doute le sentiment antagoniste que Jack avait pu
éprouver en apprenant que Drazen était bien vivant…
- « J’aurais pu avoir de l’opium à la place du sang que tu m’aurais quand même fait venir ici.
Bergman, un leurre pour me faire traverser le continent et me servir le thé chez toi. Tout ce
temps, Brainer et moi on pensait traquer la Coalition, mais en fait, c’est toi qui secouait les
branches…Alors tu ne me renverras pas l’ascenseur n’est-ce pas ? »
- « Si tu avais eu la décence de venir me voir à l’hôpital », inhalant la fumée de sa cigarette
avant de prendre le monte-charge. « Tu aurais su dès le départ que c’était pour moi une
chance unique de m’extraire du Renseignement. On t’aurait évité un poids sur la conscience.
Les membres de la Coalition, il y a dix ans, ils savaient que j’allais m’effacer. C’est pour ça
qu’ils ont fait état de ma disparition à la presse, pour retrouver ma trace. »
Les étincelles de chalumeaux crépitaient en arrière-plan lorsqu’on vérifiait une dernière fois
l’attache du silo sur le LGM-30, après la première utilisation de la rampe par Frank Bergman
la veille. Le Minuteman III, l’homme qui tombait à pique, avait compris Caïn, qui connaissait
bien le mécanisme de ce missile intercontinental puisqu’il était le seul encore en service sur le
sol américain. Étant donné le passif d’Hendersen à la Défense, un adolescent aurait eu plus de
mal à acheter une bière dans une épicerie que se procurer ce type de balistique.
- « Les milices de la Guerre d’Indépendance, toujours prêtes pour la guérilla à la seconde
près, c’est de là que vient le nom de ces missiles. Mais tu le sais déjà », déclama le vétéran.
- « Ils peuvent atteindre Washington en moins de deux heures… »
- « Un tir qui résonna tout autour du monde. C’est ce que dit la statue du minute man de
Chester French. »
La chaleur claqua brutalement Donovan Hendersen quand il remonta à la surface pour
rejoindre la structure qui abritait une partie des dortoirs, pour les chercheurs à temps plein.
- « Il traverse les continents et il est pourtant seul au monde. Avant, on avait le Peacekeeper,
le gardien de paix…mais on a fini par le retirer du marché », poursuivit-il.
- « Le traité START…La Coalition tenait à la dissuasion », interpréta logiquement Caïn en
passant le corridor qui lui laissait cette impression d’asile psychiatrique.
- « La dissuasion, ils font ça pour garder bonne conscience eux aussi, se laver les mains avec
des traités de réductions d’armes, de non-prolifération. Mais depuis qu’on a crée Old Fates, on
a toujours été capables de regarder les choses en face, de voir dignement la mort arriver. »
- « De qui tu parles, celui qui voit la lumière au bout du tunnel ou celui qui presse
l’oreiller ? »
- « C’est un paradis perdu sans retour pour nous. L’histoire n’avance pas à reculons », glissant
sa carte magnétique dans la fente à l’entrée une fois la cigarette éteinte. « Il faut aller au
devant, et vivre avec cette idée. »
- « Avec des milliers de victimes innocentes ? C’est ça ta version du jardin d’Eden ? Tu
croques le fruit défendu et les autres paient le crime à ta place ?? »
- « Payer pour ses crimes ? Ce n’est pas comme si ça avait un air de déjà-vu pour toi. »
Une table d’opération, qui semblait archaïque au premier coup d’œil mais qui se prêtait
pourtant bien au décor orange et sablé du complexe se présentait devant eux. Caïn inspecta la
pièce et caressa du bout des doigts l’écran de commandes qui codait une série de données
indéchiffrables :
- « Ta cigarette. La manière dont tu la tenais est révélatrice de certaines personnes colériques.
Une agressivité ponctuelle », suranalysa Caïn quand Hendersen évinça les cendres au bout de
son mégot, sans perdre l’idée qu’une puissance nucléaire se trouvait à quelques mètres d’eux
à peine. « N’oublie pas de cligner des yeux. »
[05:15:18]
La CIA délivrait à Capra les papiers concernant l’extradition de Yanaka en Russie.
Inquiet de ce que Karamazov pouvait révéler à Radford suite à la tentative d’assassinat
avortée, le président cherchait désespérément à joindre le Secrétaire d’Etat Rosenberg.
Un homme ressemblant au profil de Serpico était repéré par des garde-côtes sur la baie
de Chesapeake, procédant à son arrestation avant qu’il ne vise les eaux internationales.
La Lexus postée en bas de la chambre d’hôtel de Matters faisait ses appels de phare.
[05:20:57]
Le quartier était si calme qu’une mouche aux ailes amputées aurait réanimé la nuit morte. En
contrebas de l’allée privée où plusieurs phares de police tournaient en mutisme, Newell était
chapeauté par un lampadaire puissant qui grillait les parasites volants comme Icare au soleil.
« Mike le maudit », maugréa-t-il en remarquant la forme expressionniste tirée par son ombre.
Quand une figure indistincte s’approcha de lui, le directeur préretraité de la Cellule sursauta :
- « Bon Dieu…vous me faites le coup de Blanche-Neige perdue dans sa forêt ? »
- « Où sont passés le chapeau melon et l’imper’ ? »
- « Ne vous laissez pas duper par Hollywood et ces bouquins d’espionnage Tony. Mon
prédécesseur à la CAT bouclait ses fins de mois par des coloscopies. Des problèmes
d’incontinence au beau milieu de briefings inter-agences. Il a fini ses jours en buvant du petit
lait, à chasser le moindre petit poil qui flottait dans son verre. Je crois que j’ai plutôt bien
fini », faisant le signe de croix sans s’appliquer, d’un coup de poignet désarticulé.
- « C’était donc ça l’opération Crépuscule ? », ricana l’ancien analyste au bouc aiguisé.
- « Une belle merde oui… »
Newell changea gravement de faciès et plomba ses sourcils déchus sur ses chaussures.
- « Ces salauds ont eu Brainer… », poursuivit-il sans transition.
- « Quoi ?? Il…On sait qui ? », taciturne en marchant dans la pénombre.
- « Des fondamentalistes pour la police, mais je n’y crois pas. J’ai un autre nom derrière la
tête. Le fameux justicier milliardaire qui a disparu avec lui. »
- « Vous avez fait beaucoup pour moi, je vous en suis reconnaissant. Kurtwood Brainer
connaissait mon analyse de terrain au Moyen-Orient pour D. B. Cooper au Washington Post.
Quelles que soient vos hypothèses… »
- « Cooper monte une colonne bien fournie sur la situation là-bas dans le journal. Je l’ai vu
avant mon intervention au Conseil de Sécurité Nationale. »
- « Vous voulez rendre publiques les extorsions et détournements de fonds au Moyen-
Orient ? J’ai appris le plan de votre ami, refinancer un programme de santé global pour le tiers
monde et rétablir les prix après la crise. », récapitula sommairement l’ancien analyste.
- « La crise de Minsk prend fin et révéler la vérité sur les extorsions commanditées par Nate
Sorensen fera oublier l’atteinte du pic pétrolier. »
- « Les blattes arrivent à vivre près de dix jours sans leur tête… »
- « Sorensen ? On lui a déjà coupé ses tentacules. Il s’est occupé lui-même de retirer son
consortium. Avec une telle perte d’influence de nos lobbyings, les émirats ont déjà acceptés
de rétablir les prix. »
[05:23:22]
- « Je veux que la lumière lui brûle les ailes », décréta l’homme au trois-pièces gris à l’agent
derrière la glace avant d’entrer dans la pièce. « Et détachez-le. »
La rampe d’éclairage au-dessus du miroir sans tain s’embrasa presque quand l’ombre du
contre-espion s’immobilisa devant le russe, aveuglé à défaut d’avoir des ailes calcinées une
fois qu’il avait identifié le portrait de Nils Samochkina, sous l’alias de Serpico.
- « Savez-vous qui est à la gauche de Dieu ? Ou du Père, pour être exact. »
- « Non », quand on lui retira ses menottes.
- « Le diable », suggéra Slattery en toute simplicité. « La chute, l'armée monstrueuse, des
diversions politiques pour gouverner deux royaumes plutôt qu’un. Comment apprécier l'idée
du paradis sinon ? Il faut un antagonisme, aussi artificiel soit-il pour maintenir un règne,
l’absolu, mais surtout l’idée de péché. Tout le reste, c’est une question de temps, de
distractions et d’oublis. »
- « Vous avoir eu votre homme ? »
- « Serpico. Des gardes-côtes l’ont repêché avec les anguilles. À l’heure où l’Agence le
passera à la casserole, nous serons tous les deux en vacances pour savourer notre promotion.
Dans le New-Hampshire, mon père m’a légué un chalet au bord d’un lac. Pour vous, ce sera à
Guantanamo, même si… », il dépêcha un rictus simulé, « Entre nous, nous savons qu’il n’y a
plus rien à vous soutirer. »
Valajdopov agita ses mains en pare-soleil, et pourtant il fut contraint de fermer les yeux à
cause de l’éclat réfléchissant sur la table métallique.
- « Le Président de la Chambre a été retrouvé. Je ne sais pas quels vautours l’ont eu, mais
personne ici ne voit aux travers d’un kaléidoscope. Le Congrès se prononcera immédiatement
en faveur d’une entrée en guerre », continuant la démonstration verbale.
Slattery glissa un cliché confidentiel sous la voute de bras du russe, qui plissa pour apercevoir
le visage méconnaissable de Brainer. Une fois pour toutes, il savait que le contre-espion
n’avait plus de carte dans la manche, un jeu épuré sans bluff. Et pourtant, à la seule occasion
où, d’après ce qu’il savait, – ou ce qu’il ne savait pas – sa patrie était innocente, elle finissait
accusée de ce qu’elle pouvait redouter de pire.
Un animal non identifié décampa des buissons quand la portée lumineuse d’un lustre de salon
traversa les fenêtres pour éclairer le jardin du propriétaire. Newell enveloppa Almeida par le
bras pour fuir la curiosité du voisinage, réveillé par les fanfares de la police.
- « Qu’est-ce que vous attendez de moi ? », doutait l’homme à la barbichette éternelle.
- « Je viens de voir Sofia Brainer. Elle a expliqué à la police qu’elle avait vu son mari pour la
dernière fois peu avant le gala de Sorensen. Et autre coïncidence, il avait juste évoqué le lien
entre la multinationale qui s’occupait des contrats de la Défense et Sorensen. Seulement, la
femme de ménage à la Cellule a surement déjà retiré mes diplômes aux murs…»
- « Vous voulez jouer le kamikaze avant votre départ à la retraite ? »
- « Le Conseil prend les déclarations du Post à la légère, du conspirationnisme d’école. Tout
est terminé et pourtant, un gout amer…J’ai l’impression qu’on me remet une médaille pour
avoir évacué une famille de paysans après la chute de Saigon. En bas, ils étaient encore des
milliers, presque autant pour les sit-in ici, à Washington. Et pourtant on fêtait la fin de
l’enlisement et du Nord communiste. Et aujourd’hui, tous ces efforts que Brainer a poursuivi,
à quelques heures seulement d’en voir l’accomplissement, ça me fait le même effet. »
- « Relancer nos accords internationaux et étouffer les tensions, c’est déjà beaucoup. »
- « En faisant ça, je crois qu’il n’a pas vu arriver le pire. Vous vous souvenez de Danny Caïn,
il s’occupait des opérations de terrain à la Cellule ? … »
De l’autre côté des mers, Caïn perdit toute vitalité dans ses membres inférieurs et s’évanouit
sous les effets de la piqure.
- « … Je m’en souviens, pourquoi ? »
- « Caïn est là bas, en Afghanistan, envoyé par Brainer pour trouver la vérité sur Sorensen et
la Coalition. Maintenant que nous connaissons les clauses de son implication, Caïn s’est
engouffré plus profondément qu’on ne l’imaginait … »
De l’autre côté des mers, Caïn fut hissé jusqu’au strapontin de cabinet médical et attaché par
des sangles.
- « … Je crois qu’on n’aurait jamais dû l’envoyer. Le risque, avec les révélations de Cooper,
c’est que les avocats de Sorensen remontent la piste jusqu’à moi, et avant son incarcération, la
Maison Blanche lui fera crédit. »
- « Logan, il lui accordera la même chose qu’Anthony Lane, le programme de protection… »
- « On ne pourra plus l’approcher. Mais si vous acceptez de faire l’intermédiaire et passer
pour l’auteur des investigations révélées par la presse, Sorensen exigera un entretien avec
vous. Ce sera notre ouverture pour pouvoir extraire Caïn de son bourbier afghan. »
Hendersen examina son patient et depuis la sortie, qui donnait sur la rampe de lancement en
contrebas, il acquiesça à un de ses subordonnées pour lancer la procédure sur son sujet.
- « Comment ? »
- « Le marché, c’est qu’il vous dévoile quel est le rôle de Caïn là bas. En retour, vous
consentez à ne pas corroborer vos allégations à son encontre. »
- « Je ne comprends pas…qu’est-ce qui vous fait penser que Caïn est si important ? »
- « Une décennie plus tôt, on passait au peigne-fin chaque cellule anti-terroriste du pays pour
y chercher des ripoux », heureux de sa prouesse verbale. « Sans arrêté officiel, le contre-
espionnage pensait qu’un ou des agents dormants soviétiques avaient infiltré nos services. »
À l’époque, Slattery lançait sa campagne massive peu avant Crépuscule, et en balayant le
personnel de la Cellule à Washington, s’était arrêté sur l’éventualité d’un coupe-circuit parmi
leurs services. La piste n’avait mené qu’à une impasse, mais si seulement Newell avait osé
concevoir que James Matters était bien l’un de ces agents dormants, il y aurait laissé toutes les
plumes blanches qui garnissait son crane ridé. Son discours s’appliquait à Caïn, mais pourtant,
il touchait bien plus celui qui était son protégé à la CAT lors des années Crépuscule.
Accusant certains problèmes cardiaques au moment où Danny Caïn fut promu en tant que
Directeur des opérations à la Cellule de Washington, Mike Douglas Newell s’était d’abord
empressé de lui signer sa recommandation. Puis, lésé par le doute qu’il désirait peut-être ce
poste pour avoir accès à certaines informations – d’après les soupçons tués dans l’œuf de son
enquête douteuse au FBI −, il avait fini par capituler et n’intervenir qu’épisodiquement à la
CAT, jusqu’à sa remise en forme. Qu’Almeida répondait à un dû envers Newell était une
chose, de la même manière qu’il se sentait désormais poussé à honorer Brainer en terminant
sa tâche. Mais Caïn, il s’était lui aussi investi à retrouver Frank Bergman depuis plus de trois
ans, se remémora Tony, cet homme à la source de tous ses maux. Ce projet en commun était
déjà une bonne raison de venir en aide à un ancien allié de guerre…
- « Quel est le rapport ? Vous croyez que Caïn… », soupçonna Tony Almeida, incrédule.
- « Et quoi encore, il ne manquerait plus que ça ! Mais seulement, imaginez qu’à l’époque,
l’URSS ait arrosé nos jardins pour faire pousser leurs diamants. Que certains de leurs agents
dormaient chez nous, pour grimper les échelons et finir en haut de l’arbre généalogique
politique. Le chariot dans la mine pour eux, et vous croyez qu’ils auraient pris tous ces risques
pour abandonner leurs hommes ? Ce que Moscou craignait le plus, ce n’était pas qu’on leur
cache les renseignements collectés, mais que leurs agents infiltrés soient démasqués, puis
retournés contre les communistes. »
- « C’était la hantise de Brainer ? Que Caïn soit coupé de tout contact avec nous, puis
retourné ? À la CAT j’étais un paria à mes débuts. Et le premier qui souhaitait me faire
tomber, Jack Bauer, c’est le premier à me demander de l’aide aujourd’hui. Ironique hein ? »
- « À vouloir trop s’approcher du soleil, la cire finit par fondre. C’est ce qui a pu arriver à
Brainer, et ce qui risque de m’arriver si je ne coupe pas les ponts avec la presse », en pinçant
ses rides péribuccales. « Il y a un moment où il faut savoir raccrocher. Je préfère encore finir
d’un infarctus que lapidé. Ca fait moins film d’espions, mais croyez-moi, c’est la première
cause de mortalité dans le milieu. »
- « En 63, Oswald nous crachait au visage », se révulsa Slattery avec un nihilisme exacerbé
dans sa posture. « 45 ans après, personne n’a pu l’oublier, à en croire que la salive est plus
épaisse que le sang…Alors ce qui vient de se passer suffira à distraire tout le monde, voir cela
comme le nouvel assassinat de l’archiduc d’Autriche. J’espère que vous tirez un orgueil
suffisant de m’avoir fait perdre du temps avec Serpico pour laisser filer AE/Dune et enterrer
Brainer, car face à ce miroir, tout est renversé. »
- « Faire perdre temps ? Votre prétexte est donc diversion politique ? »
- « Nous n’allons plus nous revoir. Samochkina n’est peut-être pas russe, mais votre
arrangement pour gagner du temps est un échec, l’identité de la taupe n’a jamais été ce que je
devais vous soutirer. Vous ignoriez que Serpico était l’enjeu fondamental pour moi, car il
allait me permettre de corroborer les agissements de ma cible. »
- « Votre cible ? La taupe ? »
- « Je n’ai pas dit cela. Considérez ces paroles comme votre prochaine distraction, peut-être le
temps vous a-t-il aveuglé sur ma clairvoyance ? »
Roger Slattery coupa la courbe de la lumière en se dirigeant vers la sortie, et plomba
funestement le russe pour asseoir sa supériorité. L’émissaire fit aussitôt valser la chaise et
sauta sur son antagoniste, écartant une main frêle autour du cou pour l’étrangler tout en
cherchant à enfoncer un œil de l’autre. Le Successeur chercha à se débattre d’un crochet placé
sous le rein de son adversaire, puis en perdant l’équilibre, fut poussé contre le mur, aveuglé
par le luminaire sous les plaintes supérieures. Les yeux fermés, il tenta d’arracher le peu de
cheveux qui garnissaient le crane de Valajdopov, et d’un coup de coude hasardeux, le
déstabilisa pour l’emmener dans sa chute. À terre, le russe fut saisi sous les aisselles par
l’agent de sécurité qui le plaqua contre le béton mural, avant que Slattery n’efface les plis de
sa veste en reprenant son souffle.
- « Mon imagination est suffisante pour qu’AE/Dune continue d’exister ! Une fois que vous
serez sur Cuba, enfermé dans une cage aussi étroite que vos épaules, vous aurez oublié quelle
était cette vérité que vous aviez préservée tant d’années. Et alors vous n’auriez même plus le
privilège d’être une ombre, mais qu’un corps sans âme ! Dès à présent, vous n’avez plus la
moindre valeur pour personne, et votre seul regret qui subsistera, c’est celui de vivre. Vous
aurez oublié cette vérité, parce que le temps emporte tout, l’esprit comme le reste ! Et là je me
souviendrais toujours de celle que vous cherchiez à enfouir », en s’approchant de son oreille
pour lui murmurer le reste. « Entre vous et moi, vous avez toujours eu la place du fou, et moi
de l’homme qui en rit. »
- « Vous connaitre ce proverbe russe ? Quand diable n’y peut rien, lui délègue une femme. »
- « L’argument du sexe est une facilité. Vous oublierez à quoi ressemble à une femme », en
décollant son paquet de cigarette de l’intérieur de sa veste, puis en calmant sa respiration.
« Cet homme qui a le visage mutilé dont le rire ne s’arrête jamais, il parle plutôt de votre
diable comme de la nuit de Dieu. Alors qu’au fond, la nuit n’a jamais été que la preuve du
jour. Et vous en ferez l’expérience. »
[05:30:02]
Ne négociant aucun rictus, Slattery déporta enfin Valajdopov dans son propre goulag.
Depuis le dernier étage du Warder, un explosif fixé à l’intersection de deux lignes à
haute tension fut enclenché, à une cinquantaine de mètres seulement du Musée.
De l’autre côté du bâtiment, Braxton sursauta malgré la faible portée de la détonation.
Encore sous le choc, Cassandra fut également surprise par la déflagration.
[05:35:19]
Le courant disjoncta dans toute la rue qui prolongeait le Musée International, basculant dans
une nuit d’éclipse totale. Braxton, qui tournait le dos à Martins, se braquait vers lui pour
figurer sa stupéfaction, et déclara qu’on devait contacter sur le champ la compagnie
d’électricité pour connaitre l’origine de l’anomalie. Cassandra rôdait autour de leurs semelles,
anxieuse de ne pas connaitre le déploiement dans tous ses détails, à moins de suivre
l’itinéraire que Radford envisageait pour s’échapper. La seule raison de sa présence, c’était
désormais d’éviter la réouverture de la Commission d’enquête sur Crépuscule pour ne pas se
retrouver, comme Valajdopov, avec de fausses accusations sur sa colonne vertébrale. D’un
autre côté, prendre la fuite était le meilleur moyen de se désigner comme coupable,
maintenant que plus personne ne pouvait surveiller ses arrières. Elle ne pouvait arriver en face
de Radford et hésiter dans son mensonge, ni même d’ailleurs, hésiter dans ses véri…
- « Cassandra on attend plus que vous ! », prévint Martins en la coupant dans sa réflexion.
Elle fut trainée par le bras jusqu’au chef de l’unité tactique, qui lui annonça brièvement qu’il
allait rester un étage derrière elle pour la soutenir en cas d’urgence. Elle réajusta ses talons
épais avant de longer l’Adams Building et se gratta sous la poitrine à cause des
démangeaisons du micro qu’elle portait.
- « Tout est au point ? », répéta le directeur dans sa moustache.
- « La transmission audio est impeccable, mais toujours aucun visuel sur nos cibles Monsieur.
Pourquoi ne pas placer des lentilles filaires avant notre déploiement ? »
- « Elle n’en aura pas besoin, ce micro suffit, n’est-ce pas ? »
Cassandra acquiesça sous la menace, et désarmée, se tenait prête à entrer dans le Musée par la
porte de service que les partenaires de Radford avaient déverrouillé pour elle. Elle inhala la
brise chaude quand Martins déposa sa main sur son épaule.
- « Ne jouez pas sur plusieurs tableaux avec Radford. Vous savez ce qu’on dit sur la mort de
César. Sur tant de blessures, il n’y avait de mortelle que la seconde. »
- « Il avait choisi de ne pas entendre les prédictions. »
- « Moi je vous crois. Mais personne ne peut plus sauver Jack alors écoutez-nous… »,
concéda-t-il ironiquement, alors qu’au vu de la situation, seule la CIA pouvait l’écouter.
« L’échange doit se faire dans dix minutes. Vous aurez votre quart d’heure américain. »
Les deux hommes à la tête de l’Agence s’éclipsèrent. Cassandra posa son front sur le métal de
la porte pour fendre la chaleur, exsangue et fiévreuse depuis quelques minutes. Elle se
trouvait mille prétextes pour renoncer, puis mille autres pour lui rappeler que chaque direction
la menait dans une cellule fédérale. Et pourtant, c’est à elle qu’on demandait de franchir le no
man’s land, sa seule et dernière chance d’atteindre la brèche pour comprendre pourquoi
Radford espérait l’attirer en la leurrant sur la présence de Jack.
- « La sécurité a levé les grilles, le système de caméra est en veille », informa un des hommes
sur le terrain pour laisser infiltrer son équipe.
- « Le suspect avait quelqu’un à l’intérieur, un employé de la maintenance capable de le faire
entrer la nuit. L’opération a été planifiée avec une aide extérieure pour trouver si vite les
ressources. Ça signifie qu’ils ont leur propre système de surveillance alimenté en autonomie.
On est en terrain hostile. »
- « Une opération d’espionnage bien réelle dans un décor d’espionnage fictif, on croirait
rêver », se lamentait Braxton au chef de la police, depuis le van faussement maquillé où il
s’adressait à Cassandra. « C’est à votre tour ! »
Elle enfonça la porte et bien que la perspective lui donna immédiatement la nausée après avoir
passé le cordon de sécurité, elle remarqua, par les vitrines qui abritaient des reliques éclairées
par les néons violets, un agent en poste à demi accroupi. Un spectacle qui assurait de
reproduire l’envers d’un décor qu’elle ne connaissait que trop bien, et qui n’avait plus grand-
chose à voir avec la machine à chiffrer Purple et le poste radio portatif de l’OSS qu’elle
croisa. Dans les corridors tortueux imprimés de la lumière flashy dégagée par d’autres néons,
Cassandra survola un tableau qui recensait les « principes de Moscou » :
Ne jamais partir à contrecœur ; chacun est potentiellement sous contrôle de
l’adversaire ; ne jamais se retourner – on est jamais complètement seul…
Ces dix commandements se reflétaient dans la vitre du mur opposé. Il n’y avait que ça, des
vitres, des miroirs, des écrans, des illusions d’optiques, des ombres chinoises…même sur le
sol étaient projetés des codes. Le plus paradoxal, c’était que le réel se confondait avec la
simulation : les caméras étaient partout, la surveillance était digne d’une forteresse qui lui
rappelait le MI-6 et Langley. Cela faisait-il toujours parti de la simulation ? Le Musée
craignait-il des espions en herbe ? Après avoir traversé la pièce d’un jeu de rôle de
vidéosurveillance (qui filmait réellement les visiteurs, dont certains étaient des acteurs qui se
glissaient dans la peau d’agents à traquer), une salle d’interrogatoire avec miroirs sans teint, et
une pièce qui exposait une vieille Aston Martin, Cassandra gravissait les marches d’un
escalier en spirale, qui la menait dans la contrefaçon d’une ruelle anglaise des années 1950.
- « Je suis à l’étage. »
Durant les visites, un tuyau administrait un jet de fumée en continu pour recréer l’atmosphère
propre au film noir. Cette fois-ci, il y avait quelque chose qui tambourinait au fond de ce
couloir aux hallucinations, royaumes d’ombres qui rodaient jour comme nuit. Les économies
d’énergie ne semblaient pas être la politique prioritaire du Musée…Sans arme au poing,
Cassandra s’aventura jusqu’à l’ascenseur de service, dont la porte buttait au même rythme sur
un obstacle inattendu : le corps raide d’un homme à plat ventre, qui bloquait la fermeture de
l’élévateur. Elle toucha son pouls.
- « L’agent de sécurité est en vie », en dégageant le passage.
Il lui suffisait de tourner la clé que Radford avait laissée pour réactiver l’ascenseur et accéder
au dernier étage. Elle informa la CIA de la situation, gratta par réflexe le micro une dernière
fois et s’engagea jusqu’au cinquième ciel. Quand la porte disparut, plus de lumière tamisée, ni
de miroirs et vitres qui se réfléchissaient à l’infini pour troubler la perspective ; seulement
400m² de conduits éventrés et de dédales bétonnés, si bien que dans une grotte afghane ou ici,
il n’y avait pas de différence. Cassandra se munit de la lampe-torche que lui avait confié
Martins (sans explosifs à l’intérieur, avait-il confié en plaisantant) et longea les murs en
éclairant les fenêtres plaquées de gaffer. Les snipers espéraient ainsi localiser sa position, et
dans l’hypothèse où l’adhésif était trop épais, elle était censée en déchirer quelques
centimètres au couteau pour laisser filtrer les foudroiements de la torche.
Le cran de sécurité d’un .45mm dénonça une présence derrière elle. Cassandra devint
immobile et sans bavure dans ses gestes quand elle déposa sa lampe-torche avant qu’on en
fasse la demande.
- « Retourne-toi lentement », en ramassant la torche pour la pointer sur elle.
- « On devrait réapprendre à vivre d’allumettes… », prononça-t-elle en une phrase codée.
- « K. et Drakov, ils sont où ? »
- « Gabriel. Je m’attendais à une entrée théâtrale. »
- « Les choses qu’on fait par amour…Toi pour Jack, moi pour Linda. On sait autant l’un que
l’autre de quoi on est capable pour eux. Avec Jack, je vous ai déjà réunis une fois à Minsk. »
- « K. et Drakov, la CIA est prête à te les échanger, ils sont en bas. »
Radford cessa de braquer la lampe sur elle. Cassandra aperçut pour la première fois son
regard grisé et jauni par la pénombre.
- « Un échange ? Quelles sont les conditions ? »
- « Opération à effectif réduit, le toit n’est pas quadrillé. Les choses qu’on fait par amour ? Ils
veulent ta fille en échange. »
- « Ma fille ? Et j’imagine qu’ils vont m’offrir gracieusement leurs deux prisonniers de guerre
sans rancunes, avec une piste à l’aéroport Dulles et une tartine de beluga ? »
- « Je ne suis qu’une émissaire, Braxton ne me tient pas dans le secret. C’est ta seule chance
de repartir sans que la CIA ne retrouve ta trace, avec les plumes que tu as laissé derrière toi. »
- « À la première occas’ ils me plumeront ouais », en la conduisant quelques mètres plus loin.
- « Où est-ce qu’il l’emmène ? », s’interrogeait Martins à l’intérieur du van en discernant les
craquelures qui crépitaient sous les pieds des deux acteurs.
- « Tu connais ce dicton arabe, entourez plutôt votre demeure de pierre que de voisins ? »,
versifia Radford en la tenant par le bras pour la guider dans l’obscurité partielle.
- « Linda est une assurance, même s’ils veulent te doubler, tu as l’avantage du terrain. Je sais
que tu as déjà une issue de secours, tu ne vas pas emmener K. et Drakov sur ton parachute. »
- « Et tu veux quitter le navire pour rejoindre le mien ? »
- « Ce n’est pas une option, la CIA me tient pour responsable de certains vices lors de
Crépuscule, puisque toi et Jack vous étiez hors de portée. »
D’un hochement de la tête en visant du regard la chemise cintrée qu’elle portait, Radford
manœuvrait délicatement sa mise sur écoute potentielle. Cassandra souleva la chemise et lui
dévoila le fil de son bassin jusqu’à sa poitrine.
- « J’apprécie ta franchise, mais qu’est-ce qui me dit que l’unité d’intervention n’attend pas le
retour de l’ascenseur ? »
Elle acquiesça pour lui signifier que l’unité était bien prête à le cueillir, puis elle remarqua
fébrilement le chargeur qu’il insérait dans son calibre.
- « Le bâtiment est sous surveillance, tu sais qu’ils sont en bas. C’est pour ça que l’échange
aura lieu dans 5mn en terrain neutre, au premier étage. »
L’ancien directeur des opérations Delta était conscient que dans tous les cas, la CIA allait lui
tendre une embuscade en cherchant à récupérer sa fille, sans laisser filer leurs deux monnaies
d’échange. Il savait aussi que Cassandra allait doubler l’Agence pour retrouver Jack. Du
moins, il pensait savoir. D’un autre côté, émissaire ou non, elle s’était enroulée dans la toile
de l’araignée se félicitait-il, et il était inconcevable de repartir avec la moitié seulement de sa
rançon : Cassandra, Drakov, Karamazov, et Linda, il lui fallait tout avoir, même si cela n’était
que possible – comme il commençait à le réaliser – qu’en leur laissant sa fille pour temporiser
et faire diversion. En réalité, Radford était maintenant à la merci des hommes d’Old Fates, qui
souhaitaient exfiltrer Drakov et qui ne prendraient la fuite qu’une fois cela accompli.
Radford caressa la longueur de son arme puis le canon contre la paume, tendit la crosse vers
elle, en sachant que dans une telle configuration, embuscade contre embuscade, elle allait bien
se retrouver au milieu du no man’s land, et quelque que soit l’équipe qu’elle allait choisir, la
balle n’allait jamais réellement être dans son camp.
Maintenant que Valajdopov devait composter son aller-simple pour un camp de détention
dont nul n’en connaissait la localisation, Roger Slattery insistait pour faire une escale au
Musée, avant d’orchestrer son coup de filet qui devait couronner son départ du contre-
espionnage. Caughley le suivait comme un chien surexcité sur le parking de l’Agence, à
quelques rangées de la voiture que Carrell empruntait de son côté, Yanaka à l’arrière.
- « Yanaka voulait être jeté dans nos cages pour être hors d’atteinte de l’Ours slave », conclut
le Successeur. « C’est pour cette même raison que Karamazov, son revendeur officiel sur le
marché noir était aussi une menace pour les russes. La conjecture est simple : nous aurons un
motif d’extradition en guise de patte blanche et Yanaka fera un bon gibier pour eux, il aura
droit à la justice expéditive. Tous les bureaucrates seront tellement envoutés par notre
proposition qu’ils laisseront entrer le cheval de Troie… »
- « Langley sera désert si on redirige tous nos hommes, et Braxton… »
- « J’ai rassemblé l’équipe, maquillée en civile pour assurer l’offre d’extradition de Yanaka.
L’intervalle de notre intervention est plus que réduite, il nous reste moins de 2h ! », déclara
Slattery d’un ton qui avait rarement été si peu apathique.
On aurait dit un enfant de chœur qui traversait la nef de l’église pour sa première communion.
L’espion qui venait du froid déambula vers le hall de l’hôtel, l’arme replacée dans le bas du
dos, dissimulée derrière sa veste. Tous les regards étaient suspects, et ceux qui ne le
regardaient pas l’étaient encore plus. James Matters parvenait médiocrement à déjouer le
stéréotype de l’agent double pris au piège, après qu’on ait levé le voile sur son identité. Les
yakuza qui l’attendait au tournant, surtout s’ils entendaient parler de cette histoire
d’extradition de leur chef, Jack, la CIA, et son coupe-circuit qui était peu disposé à lui assurer
une porte de sortie convenable, tout cela l’excusait de son désarroi. Maintenant que son rôle
dans l’opération était accompli, son esprit fourmillait d’autant de théories qu’il croisait de
visages troubles : pourquoi sa patrie d’origine ne chercherait-elle pas à l’éliminer de la course,
comme elle s’était assurée que Jack avait été réduit en cendres pour avorter Sombres Soleils ?
On ne voulait pas qu’il décolle de la ville…ce qui signifiait que quelque chose allait se
produire, ou bien n’était-ce que l’effet de la sueur sur la paranoïa, de la paranoïa sur la sueur.
Dans son costume italien, crâne presque entièrement rasé, Matters devança la limousine
blanche au démarrage et simula une conversation au téléphone pour se cacher une partie du
visage. Deux asiatiques repérés à l’angle de la rue et un à l’entrée du square. Il traversa la
route après le passage d’un taxi et se nicha à l’intérieur de la Lexus.
- « La ville a trop de touristes en été », glissa-t-il au chauffeur dans l’urgence.
Le conducteur démarra alors lentement le moteur. Au moment où il s’apprêtait à braquer le
volant pour s’immiscer dans la file, Matters le stabilisa par sa main gauche sur le torse et lui
brisa la nuque avec l’autre main. Il tira le corps sur la banquette arrière pour prendre la place
du mort, et manœuvra la voiture pour s’insérer dans le flux de la circulation afin d’arriver à
l’ambassade dans les temps. L’asiatique posté au square s’éloignait progressivement dans son
rétroviseur quand il fut déjà bloqué à son premier feu rouge. Déviation suite aux
manifestations, pouvait-il lire sur le barrage dressé devant lui.
[05:44:28]
En chauffeur solitaire et paranoïaque, Matters ajusta le rétroviseur central.
Un sniper isolé de l’Agence observait Drakov et K. dans sa lunette de précision.
Le couloir menant à l’issue de secours était suréclairé par un néon orange qui dévoilait la voie
à Cassandra.
Elle fut sur le point de débusquer la porte de la sortie latérale du Warder quand une nouvelle
extinction de courant frappa le quartier. Seule l’ampoule sous le pictogramme de l’issue de
secours l’éclaira alors avant qu’elle n’atterrisse dans l’avenue. Elle fit signe à l’unité
d’intervention d’investir les lieux, puis d’accourir jusqu’au van de l’autre côté de la rue pour
prévenir le DD-O qu’on pouvait procéder à l’échange.
- « On a quatre minutes pour lui envoyer la marchandise. C’était le noir total, je ne sais pas où
sont ses hommes ! »
- « Bon sang qu’est-ce qu’il se passe ici ?! », s’exaspérait Braxton, qui sortait du véhicule en
comprenant pour de bon que la déflagration n’était pas accidentelle. « À toutes les unités,
faites venir Drakov et Masri, unité alpha, postez-vous dans le corridor avant l’étage.
Cassandra, vous les escortez jusqu’au point de rendez-vous, deux de nos hommes vous
couvriront et les tireurs sont embusqués à chaque issue. Dès qu’on aura une confirmation
visuelle de sa fille, partez à couvert. »
- « Pas d’arme ou de lunettes thermiques ? », pour lui cacher que Radford l’avait équipé de
son .45 mm. « Il ne s’agit pas de quitter son gosse devant la maternelle, Radford doit avoir un
plan de secours ! »
- « Il est en infériorité numérique, moins armé, et il ne prendrait pas le risque de blesser sa
fille. La seule possibilité pour lui est de vous prendre en otage, et ça n’arrivera pas. »
- « Tout ira bien », adoucissait Martins, bienveillant. « Cibles en approche de l’unité Delta.
Cassandra, c’est à vous. Attention où vous mettez les pieds », recommanda-t-il à double sens.
Elle lança un signe au tireur d’élite situé sur le toit nord-ouest pour une potentielle
intervention puis réintégra les voies kafkaïennes du Musée. Menottés et protégés par des
gilets pare-balles, Drakov et K. se tenaient derrière une vitrine qui exposait deux mannequins
d’agents secrets britanniques.
- « Faites attention où vous mettez les pieds, la facture risque d’être plus salée que la mer
Rouge », avisa Drakov avant d’être poussé dans le dos pour rejoindre le point de rencontre.
- « Il faudra bien séparer la mer en deux…»
- « Depuis Minsk, vous croyez que vous et Jack, vous pouvez marcher sur l’eau, plus épaisse
que le sang. La CIA a les bras longs, de même que nos employeurs, à moi et à Radford. Vous
ne pourrez pas disparaitre et rester dans votre no man’s land. Vous n’avez pas à séparer la mer
en deux Cassandra…il vous faut choisir un camp ! »
Elle refoula le biélorusse jusqu’à l’extrémité du corridor et emprunta l’escalier en spirale,
surpeuplé d’agents de terrain déployés sur tout l’étage, le genou à terre et l’arme légère en
main. Karamazov suivait derrière.
- « Leader B, nous avons un visuel sur la fille. »
- « Alpha vous confirmez le statut ? »
- « Confirmation, elle se tient devant l’ascenseur. Aucune autre présence hostile. L’ascenseur
remonte, pas d’unité à hauteur de l’escalier de secours. »
- « Envoyez Drakov et Masri ! », commanda Braxton.
- « La voie est dégagée Evans, on vous couvre », assura le responsable de l’équipe Alpha.
Cassandra trainait les deux acteurs du marché noir comme deux boulets à chaque pied, et au
milieu de l’étroit décor londonien insalubre et brumeux, elle s’éloigna dans la perspective.
- « Je ne suis pas armé Linda, je ne fais que la médiatrice alors si tu veux bien, viens vers moi,
lentement, et dirige-toi ensuite vers les agents postés dans l’escalier. »
- « Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète. La CIA a graissé la pente où ils ont abandonné
mon père pour le faire plonger jusqu’à l’audience. »
- « La CIA veut juste réentendre sa version des faits. Elle tient à un marché à l’amiable, elle a
essorée l’éponge et ces deux hommes n’ont plus rien à leur vendre », en comprenant dans son
regard qu’elle ne savait pas non plus quel camp choisir, entre son père qui l’avait embarqué
dans son chantage politique et la CIA, qui ne pouvait plus la protéger de l’influence de la
Maison Blanche.
La Compagnie, ainsi qu’Old Fates avaient vite saisis que le président Logan supportait sa
propre stratégie sans en informer les agences fédérales. Il comptait éliminer Radford pour
préserver un deal avec les russes qui lui éviterait un conflit inutile et une mauvaise publicité.
Dès l’exfiltration de Radford réalisée devant le Département de la Justice, ce dernier avait pris
une valeur considérable aux yeux de la CIA, d’autant plus avec les accusations de Cassandra,
qui en faisait le responsable de tous les maux liés au Kosovo. Il fallait le confiner pour de bon
avant que les russes ne règlent son sort, et du côté des fédéraux aussi, il était inconcevable de
repartir avec la moitié seulement de la rançon : Gabriel et Linda Radford, Drakov puis
Karamazov. Alors que les deux parties avaient parcouru la moitié de leur traversée, une
grenade fut dégoupillée puis jetée au sol. Le nuage de fumée éclata aussitôt, embrumant les
lieux pour de bon. Les agents abaissèrent leur visière thermique et se déployèrent au signal du
responsable. Quelques ampoules et néons tamisaient l’étage, allumés en autonome.
- « Sécurisez Drakov et Masri, Leader 2 par l’escalier de secours. »
- « Chef, les portes…de l’ascenseur s’ouvrent ! », discerna dans le brouillard un des agents
sans certitude.
- « Maintenez la posi… »
Une balle éparpilla des fragments de la visière à terre par un tir peu hasardeux qui élimina le
leader tactique. Le feu était ouvert pendant qu’on se chargeait de couvrir les trois cibles
convoitées par la CIA et par Radford.
- « Tremonti au rapport, quelle est la situation à l’intérieur ? », ausculta le DD-O muni d’un
gilet, qui s’approchait de l’entrée des visiteurs.
- « Groupe hostile repéré à 12h, nous avons la fille, Drakov et Masri ! »
- « Et Evans ? », rectifia Martins.
- « Avec eux, l’escorte est mobile mais il faut resécuriser le rez-de-chaussée. »
Le directeur adjoint jugea bon de s’immerger dans l’action et gagnait le champ de bataille
avec son 9mm, alors que l’obscurité avait déclaré résidence dans le quartier quand la ligne
électrique fit étinceler le câble qui traversait la rue. C’est à ce moment que l’alarme du Musée
semonçait le périmètre, faisant écho avec l’état d’alerte psychologique que ressentait Braxton.
- « Putain, putain de merde !! Ils avaient du C4, peut-être quelque chose au graphite,
l’installation devait être prête avant notre arrivée ! Merde !! »
- « Ca va réveiller tout le quartier, il faut intervenir à découvert. La rue sera bondée dans cinq
minutes, les médias, les pompiers… », clarifia Martins.
[05:49:28]
Le voisinage se ruait en masse sur les officiers de police au quatre coins de la rue.
Jack se rinçait le visage depuis les toilettes d’un restaurant encore ouvert puis enfila sa
casquette, ignorant son reflet nauséeux dans le miroir. Une Lexus traversait alors la rue.
Depuis la Lexus GS, James Matters ne remarquait pas l’homme à la casquette.
Au Warder, la CIA bloquait l’accès à l’ascenseur, désormais en panne, puis déplaçaient
leurs otages en lieu sûr.
[05:53:50]
À une centaine de mètres des lieux de l’intervention, planqué en observation dans son pick-
up, Jack s’efforçait ne pas perdre conscience et consulta l’heure sur le cadran qui se liquéfiait
sous les effets du trip. Il régressait. Ses sens se cristallisaient, et il continuait de croire qu’il
n’hallucinait pas le spectacle sous ses yeux. Même lors de ses prises d’héroïne pendant son
infiltration chez les Salazar, il n’avait jamais été sous le joug d’un délire si opulent.
Le discours de la police locale aux résidents s’enrayait comme un disque usé. On avait beau
leur assurer que la coupure était liée à une revendication politique des manifestants, les murs
du Musée de l’espionnage avaient des oreilles et certains n’avaient pas tardé à déceler
quelques coups de feu depuis que l’alarme avait disjoncté.
Les hostilités avaient sinué jusqu’au rez-de-chaussée, où quelques fédéraux s’étaient
retranchés. Des termites qui sortent d’une motte de terre, jurait l’un d’eux à propos de leurs
assaillants, mais la remarque se disait dans un sens comme de l’autre. Cassandra se sentait
moins comme une diva qu’on écartait de la foule hystérique que comme une enfant privée de
ses moyens. Elle empoigna le .45mm jailli de sa botte secrète et élimina l’escorte d’une balle
sous le rein qui assurait à sa victime de survivre de sa blessure.
- « Qu’est-ce que… », mendia Drakov en avançant lentement à cause de ses liens aux jambes.
- « J’improvise ! On doit retrouver la fille, le marché tient toujours ! »
- « Votre arrangement ou celui de l’Agence ? »
Les cloisons transparentes volaient en éclats à chaque impact, la CIA enchainait les tirs alliés
à risque et réduisait le décor décavé en cendres de verre.
- « Moins risqué de traverser un champ de mines les yeux bandés », poursuivit le biélorusse.
Au pied de l’escalier, un agent saisit sa radio pour avertir ses supérieurs que Drakov et Masri
échappaient à toute surveillance, d’après ce qu’il avait distingué dans la brume. Il ploya alors
le genou à sang. Cassandra s’apprêtait à en découdre à mains nues mais le fantôme de Linda
Radford lui était apparu et une entaille au couteau lui arracha un cri aigu.
Le duel se poursuivait à terre, tandis que la politique de l’autruche menée par la police ne
suffisait plus à dissimuler au voisinage le conflit armé à l’intérieur de l’immeuble.
Un autre tireur logé sur un toit effectuait trois tirs de sommation. Braxton ordonnait d’abattre
le suspect pendant que Martins partait se mettre à couvert à l’extrémité de la rue, désertant
ainsi le centre tactique des opérations.
- « La dernière unité reste en place, je répète, la dernière unité reste en place ! », consigna
l’adjoint par radio. « Nos tireurs s’occupent de la cible, aucune victime à compter ! »
Une apparence dans son dos lui enveloppa le bras pour l’empêcher de reprendre son talkie et
de l’autre main, lui obstrua la bouche pour le guider dans une pénombre plus ardente.
- « Écoutez-moi bien attentivement : j’ai besoin de votre aide pour entrer dans le musée et
localiser Karamazov après l’avoir déplacé afin d’éviter de le compromettre. Je sais que le
canal est sur écoute, ce n’est qu’après avoir eu une confirmation visuelle de la présence de
Karamazov que je vous relâcherais, est-ce que c’est bien clair ?? », en libérant Martins.
- « Jack ! », qui reprenait sa respiration et tournait sur lui-même comme une girouette au vent.
« Tout le monde vous croit… »
- « C’était un leurre, les responsables sont de mèche avec Camilla Radford. Gabriel, Gabriel
Radford », rectifia Bauer en paraissant avoir perdu toute sa salive. « Je ne m’intéresse pas à
Drakov mais j’ai besoin… », spasmodiquement, sentant que le chaos émeutier s’affaissant
telle de la neige sous un soleil zénithal. « …de connaître certaines informations que garde
Karamazov. Je peux vous faire confiance ? »
- « Vous tenez à peine debout, qu’est-ce qu’on vous a fait là-bas ? »
- « Tous…mes hommes sont morts. Excepté Saunders, c’était la faute à Drakov. À Drazen
pardon. On a été torturés, ils savaient pour Drazen… »
La mêlée se dispersait dans une nuit aux longs couteaux, le tireur hostile avait rangé son arme
pour prendre l’escapade par la porte de service. Mais l’avenue était tellement étroite pour une
telle affluence que les effectifs n’arrivaient plus à empêcher les journalistes de faire tourner
leurs caméras.
- « Je ne parle pas du Kosovo, je parle de maintenant, vous délirez Jack ! Vous savez quel est
votre problème ? Vous voyez des ficelles tirées partout là où parfois, il n’y a que de la
coïncidence ! »
- « Je sais… », redressa-t-il par mauvaise foi, troublé par l’erreur qu’il était incertain d’avoir
commis en y repensant. « Vous devez m’aider à entrer Ned, vous êtes le seul en qui… »
Le cou étreint par les mains épaisses de l’agent casqué qui percutait sa strangulation,
Cassandra se croyait presque perdue dans ce désert blanc fumeux quand Drakov passait ses
chaines autour de l’homme. La force brute du biélorusse n’avait pas décrépie à mesure que
ses rides s’étaient allongées. Une dernière prose respiratoire et les maillons s’inscrivaient
comme au fer rouge sur la gorge de l’agresseur.
- « Vous êtes plus utile enchainé… », concéda-t-elle en rejoignant la fausse ruelle anglaise.
- « Je vous retourne le compliment. »
- « Evans ! », hurlait un autre agent à leurs trousses. « Les suspects sont au nord-ouest du rez-
de-chaussée », prévint-il à ses effectifs.
Encerclés à l’arrière et devant eux en direction de l’ascenseur, ils s’immiscèrent à mi-chemin
dans une pièce annexe où la fumée manifestait toute son emprise sur les lieux.
- « CIA ou non, vous devez les éli… », recommanda Masri, muet jusque-là.
- « Je sais ce que je dois faire ! », s’effaçant dans le brouillard livide.
La mare de sang qui maculait le faux macadam était moins opaque que la forme inerte de
laquelle elle coulait. Drakov avait compris avant elle, ou du moins, il en avait eu l’intuition.
Cassandra se précipita sur le corps comme les conquistadors sur les plages du nouveau monde
et écarta la fumée de quelques revers.
Martins se laissa distraire par l’émeute qui s’approchait d’eux par groupes hétérogènes et
enclava Bauer au niveau des épaules avec ses mains.
- « La confiance, notion vague avec une arme qui me caresse la nuque… », euphémisa à peine
l’agent fédéral. « Braxton et Loomis avaient prévu votre douche dans la Baie, les russes
devaient être impliqués dans l’extraction de vos documents classés pour qu’on puisse enfin
avoir un signe de vie d’AE/Dune. La baguette de Slattery peut-être. Vous êtes encerclé ici, et
on a perdu la localisation exacte de nos otages. Est-ce lié à Matters ? Il a pourtant réussi à
nous semer, sinon on aurait fait notre grande photo de famille. »
- « Vous nagez sur du bronze ; si vous voulez suivre quelqu’un, vous feriez mieux de
demander conseil aux chinois ! C’est pour eux que je suis ici, je dois déjà retrouver
Karamazov pour connaître l’identité de la taupe chez les Renseignements », débordé par une
répulsion intestine qui lui promettait d’expurger son dernier repas, s’il pouvait encore avoir la
capacité de s’en souvenir.
- « Vous avez l’immunité diplomatique maintenant, Braxton a pu négocier ça avec Cassandra
parce qu’il vous pensait décédé, de l’eau distillée dans de la vinasse. »
- « L’immunité ne change pas, vous ne comprenez pas ! Il ne s’agit pas seulement d’assurer
mes arrières et celles de ma fille si jamais la CIA retrouve ma trace. C’est le seul moyen pour
me faire définitivement disparaitre en mettant un terme à leur surveillance satellite. Autrement
je n’aurais pas les ressources et quoiqu’il arrive, Karamazov va me filer entre les doigts ! »
- « Et si je suis découvert ? Slattery mettra ma tête sur un pique ! »
Après avoir perdu l’équilibre, Martins fut trainé devant la vitrine d’un commerce que Jack
fractura par deux coups de pied, puis effleura le verre brisé avec son visage sur une sentence
de guillotine cristalline.
- « Je m’en chargerais avant lui », prodigua Bauer, affecté par sa démence sibylline.
- « On nage en plein délire… », déplora Cassandra en s’abandonnant sur la bavure
sanguinolente dont elle remarquait alors une longue trainée.
- « Je suis désolé pour la jeune fille. Une balle perdue dans l’allée, et le corps a été déplacé ici.
Quelqu’un sait déjà, c’est pourquoi on doit retrouver son père avant qu’il ne le sache ! »
- « Radford fera avorter l’opération s’il découvre la vérité », augmenta Masri à l’argument de
Drakov. « Dès que la fumée se sera dissipée, il comprendra tout à cause des caméras. »
Un crachat de sang venait soudainement d’éclore de la bouche de Linda Radford et suinta le
long de sa joue, puis un second rejet précéda l’agonie silencieuse.
- « La fille ne peut pas survivre, donnez-moi l’arme ! »
Cassandra se rendait à l’évidence, l’âme était prisonnière d’un corps supplicié et c’était une
faveur que de l’achever comme Jack avait achevé Rosenberg. Était-ce la circonstance de ses
choix ? Elle était une victime des décisions de son père, comme la mort de Rosenberg
découlait de celles d’Alan Bauer. La faveur d’une perte était encore dans ses intérêts, ou
plutôt était-ce à la faveur des risques qu’elle voulait éviter : appuyer sur la détente, c’était
presque renoncer à la négociation d’une évasion avec Radford, et ne pas appuyer, c’était
garantir l’avortement de l’opération et rompre les termes de son contrat avec l’Agence. Linda
Radford était bien exposée aux deux conjonctures de Schrödinger : était-elle vivante ou morte
à l’intérieur de ce lieu allégorique de la fiction et de la manipulation de l’histoire ? Cet espace
des limbes brumeux avait tout d’un purgatoire déjà trop embrasé où ils étaient vivants et
morts en même temps.
[05:59:57]
[05:59:58]
[05:59:59]
[06:00]
Les empeignes de deux mocassins noirs pointaient dans l’interstice entre le carrelage et le bas
de la porte d’une cabine de toilette. Quand l’ampoule foudroya puis cessa d’émettre toute
lumière, l’homme sur le trône gesticulait comme si un clou dans le pied le démangeait. Dans
la pénombre grave, on l’entendait batailler pour les restes du rouleau de papier toilette, taper
contre la cloison en bois et relever son pantalon dans un empressement de dépit plus que
d’urgence. Il déverrouilla le loquet et jugea bon d’ouvrir la porte pour y laisser entrer la
lumière avant de se laver les mains. Le distributeur à eau filtrée fuitait sur la moquette grise
des bureaux aménagés en plateau, si bien qu’une goutte toucha un des mocassins de l’homme
quand il traversa l’allée, en s’arrêtant à mi-chemin d’une halte brusque.
- « Pas un flic, pas un électricien, pas un foutu plombier ici…Avec du pesticide ce poste serait
aussi dépeuplé qu’une station balnéaire au Groenland. »
- « On est les derniers résistants, en bas c’est pire que la grève Pullman », concéda son
collègue assis à une rangée de lui.
- « Ils nous ont sucré les primes, la tirelire doit bien être assez pleine pour que quelqu’un
s’occupe de ce foutu disjoncteur ! »
- « P’t-être lié aux coupures là-bas, le réseau électrique a grillé », alors que l’homme aux
mocassins était déjà parti se réfugier dans son bureau.
L’uniforme de police était exigé par la réglementation de l’établissement, et le cinquantenaire
au mono-sourcil ne dérogea pas à la règle, touillant un café refroidi en espérant secrètement le
réchauffer par quelconque moyen occulte. Il fit pivoter son fauteuil et se tourna enfin vers le
témoin qu’il interrogeait.
- « Désolé de vous avoir fait attendre. »
- « Vous ne seriez pas foutu de trouver des piles pour un magnétophone », dépoussiérant la
terre fine sur ses chaussures, non sans faire grincer le fauteuil à roulettes qui lui donnait plus
de hauteur que son interlocuteur. « Alors les fédéraux ? Qu’est-ce qu’ils disent ? »
L’inspecteur cherchait un prétexte pour couvrir son laxisme, ou peut-être avait-il prévenu le
FBI, qui n’avait pas insisté pour exciter l’haleine parfaite de Sorensen devant les médias. Au
moins, cela aurait prouvé que le roi des levées de fonds n’était pas suspecté de quoi que ce
soit par les fédéraux, et qu’à défaut de rester éveillé sur une chaise d’interrogatoire, il pouvait
choisir ces roulettes pour mener sa danse bien chorégraphiée.
- « Ils couvrent tous la situation au Warder vous savez. Jackie et Marylin pourraient bien
revenir d’entre les morts et s’enrouler leurs langues qu’on s’en fouterait. »
- « Ils pourront se curer les dents avec les coins de page du journal de demain matin aussi ?
Décapiter la reine aurait été plus noble, l’information n’aura pas de marbre pour la presse. »
- « Vous avez donc appris pour le président de la Chambre, ça ne me surprend pas. M.
Sorensen, cet endroit n’a rien d’un Colisée en ruine, je ne suis pas si idiot que vous ne le
pensez. Les rumeurs disent que vous menez la chandelle par les deux bouts mais… »
- « C’est moi qui fait ruminer les rumeurs. »
- « Mais votre rôle à l’OIS n’est plus à prouver pour les conspirationnistes. Vous n’avez pas
besoin de moi pour supplanter les fédéraux si vous tenez à découvrir qui sera le prochain
Représentant et pourquoi. Ni pour écrire vos manchettes afin de couvrir je ne sais quel
complot vous impliquant de près ou de loin. Nous sommes débordés, alors ma question sera à
choix multiple : sauf votre respect, est-ce que vous êtes ici pour vous foutre de ma gueule ou
bien pour vous foutre de ma gueule ? Vous pouvez tailler en deux ce bureau en prenant votre
café le matin. »
La joue et le lobe gauche étaient encore fardés par les couches de sang, de sable et de bleus
sur le visage de Sorensen, réunissant tout le spectre des couleurs. La chemise blanche
s’évadait de la taille sous ceinture, la cravate avait bien vécue et son costume était si taché
qu’il paraissait avoir nagé la brasse dans un bac à sable. Il fit grincer le siège une dernière fois
et se tenant comme un piquet, reboutonna le haut de sa veste en reprenant les accents de
l’éloquence.
- « Merci d’avoir bien voulu me recevoir. J’espérais avoir été assez clair sur les raisons de ma
présence. C’est peut-être parce que je suis resté dans un placard à balai, pendant six heures
pour éviter les russes, que je ne contemplerais pas le lever du soleil avec les charognards.
Mais je vous ai surestimé en effet, les manifestations éveillent en vous une rage prolétarienne.
Pourquoi venir au poste le plus proche quand Langley est à 30mn ? »
- « Parce que vous savez que le FBI aurait déposé des scellés ici par mesure de précaution. En
cas de fuite, les fausses pièces à conviction déposées ici pousseront les médias à changer les
cordes de leurs violons. Et de leurs arcs. Des contes de fées où les russes ne seront même pas
évoqués dans vos torchons. »
Il était plausible que Sorensen soit venu au poste pour estimer les fuites potentielles autour de
l’interrogatoire que Valajdopov avait mené à grandes tasses de sérum de vérité, puisqu’avant
l’émeute du Warder, les gros bras de la police locale avaient participé au raid de la CIA pour
capturer l’émissaire russe et son acolyte. Mais plus probable encore, Sorensen prenait le
commissariat comme un baromètre de l’impatience des fédéraux à le récupérer voire à le
suspecter. Comme on ne souhaitait manifestement pas l’attacher au portique par la laisse, il
était quasiment garanti que la voie était libre, hors de portée du flair de Slattery.
- « Je prends simplement la température. La moindre corruption dans votre département sera
entendue du haut de la pyramide. Je sais que vous avez refilé l’assassinat de David Kleinfeld à
Baltimore sous consigne du FBI. Quelqu’un tente de crédibiliser le lien entre le Sénat, les
russes et moi. J’étais donc curieux de savoir si vous alliez me poser la question. »
- « Mes hommes sont fiables ! Peut-être incompétents, mais fiables ! Tout a été tamponné à la
cire », symbolisa l’inspecteur en maestro offensé. « Personne ne vous attend avec les
menottes, mais je me pose des questions maintenant. Est-ce que vous voulez me blâmer de
vous apprendre une autre vérité que vos journaux ne diffusent pas ? La chandelle par les deux
bouts, et pourtant personne ne vous attend chez vous. J’ignore pourquoi, mais vous baignez
dans l’ombre du président de la Chambre, et vous vouliez l’entendre ma propre bouche.
Maintenant si vous me permettez, j’ai un département et sa plomberie à faire tourner. »
- « Je ne fais pas plus tourner ces journaux que les machines à sous de Vegas. »
Sorensen acquiesça pour quitter dignement la pièce, ne cachant pas la satisfaction d’entendre
quelqu’un du commun des mortels lui apprendre que les projecteurs n’étaient, pour une fois,
pas tournés vers lui. « L’inspecteur Harry », comme on le surnommait, soupira du nez
quelque chose de l’ordre du remord, et la langue enveloppant son plombage dans une de ses
molaires, il s’admettait que sa réaction avait été exagérée.
- « Une minute. Le FBI assure la liaison avec l’ambassade russe, qui consent à éplucher avec
Baltimore les ressources des contacts de Kleinfeld. L’ambassade vous donnera le nom des
enquêteurs bien avant les fédéraux si vous leur dites que je vous envoie, mais vous serez le
premier à apprendre que vous êtes parfaitement relaxé. »
- « J’apprécie votre geste. »
- « Pendant que le loup ouvre sa mâchoire ? Pourquoi ne pas reconduire votre assurance-vie
tout de suite ?! »
- « Si il y a bien un endroit où je serais en sécurité, c’est là-bas. Ils sont sur le fil du rasoir
d’une crise diplomatique s’ils me touchent, alors j’en profiterais pour ouvrir les vannes de
pression et je serais assuré qu’ils ne révèlent aucun de mes intérêts. Ils seront heureux de
m’entendre réciter mon propre Souvenirs de la maison des morts. Enfin, ce n’était pas le
bagne tout à l’heure mais quand même… »
- « J’connais pas », retournant à ses préoccupations.
- « Un condamné politique qui raconte ses années de travaux forcés. Une de mes lectures
collégiales pour bien connaitre les mœurs russes. »
- « Hm, la science du châtiment ou l’art de s’offrir une bonne conscience pour les
tortionnaires, quand les victimes consentaient à subir les pires tourments de leur vie. »
- « C’est comme ça qu’ils gagnaient leur paix de l’esprit, d’un côté comme de l’autre. Je
cherche juste à gagner la mienne. »
- « Ouais, et je devine maintenant que je vais gagner la mienne », maugréa-t-il sans
concession, d’un sarcasme à en faire éclater le néon au-dessus de leurs têtes.
Le regard encore incrédule de Martins écumait le convoi à l’horizon, où son supérieur était en
planque jusqu’à la fin de l’averse de plomb. Jack se dissociait presque à vue d’œil, sans
comprendre comment il avait pu menacer la seule personne – aux côtés de David Palmer –
dont la dignité pouvait encore signifier quelque chose.
- « Il y a une chose que vous devez savoir Jack. Nos deux otages ne sont pas seuls à
l’intérieur, quelqu’un fait l’entremise avec Radford… »
- « Qui ? Vous avez confiance en lui ? »
- « Ce n’est pas lui, c’est elle. Je n’ai aucune raison de ne pas la croire. Elle est revenue pour
vous avant de pleurer sur le marbre. »
- « Cassandra ? Elle…elle vous manipule, je sais qu’elle m’a vendu… »
- « Pourquoi aurait-elle négocié votre immunité dans ce cas ?! »
- « De la fausse monnaie, elle devait savoir dès le début pour Karamazov. Une immunité pour
pouvoir l’approcher, mener cette opération et m’attirer dans sa toile ! »
- « Jack…Et même si c’était vrai, est-ce que ça vous empêcherait d’y aller ? »
- « Non. Vous allez m’aider à entrer là-dedans et à la retrouver…à le retrouver », corrigea-t-il.
L’expression de Martins médusa le temps, endigué pendant quelques secondes, comme si
l’agitation du vulgaire reprenait son souffle.
- « Appel à toutes les unités », trancha finalement l’adjoint. « Négociez un cessez-le-feu
immédiat, nos deux suspects doivent sortir d’ici vivants ! Delta à l’angle, gardez le périmètre
fermé à l’ouest jusqu’à la rotation pour cueillir Radford. Je viens en assistance ! »
- « Ned, mettez de côté votre ego, ce n’est pas le moment ! », avisa son supérieur par talkie.
- « Ne me suivez pas de trop près », préconisa Martins à Jack en ignorant la directive.
Le caméraman d’une chaine locale harmonisait la mise au point sur la chevauchée héroïque
de Martins alors qu’à contrario, Jack perdait le point sur ce dernier quand sa vue devint
trouble. Des particules informes qui coagulaient, autant de naufragés qui se débattaient au gré
du ressac.
[06:08:33]
Renonçant presque à toute lueur, les pupilles de l’homme se rétractaient quand lui apparaissait
sous l’azur l’aridité mordorée du désert afghan. Le sable abjurait sous la fumée cotonneuse
qui s’élevait à plusieurs mètres de hauteur. On ne pouvait dire si la plaine désolée s’effondrait
sur elle-même dans un spasme terrestre ou si c’était le poids du céleste qui écrasa ce qui gisait
au-dessous.
Jack s’enlisait à l’intérieur de la fable d’espionnage, grâce au consentement de Martins qui
avait informé les forces de l’ordre à l’entrée. Ce monde était-il assez fou pour croire en un
ordre quelconque ? Bauer avança avec félinité entre Richard Braxton et Roger Slattery, qui
délogeait sa paire des lunettes dans l’effarement de la comédie divine sous ses yeux myopes.
Dans l’oreillette du DD-O, une série de coups de feu résonnait avec plus d’acuité que les
autres, et rimant avec les clameurs masculines de la révolte armée. Cassandra aurait pu
époumoner des vociférations de sirènes au milieu du naufrage – quand le capitaine quittait son
navire – qu’on l’aurait quand même ignorée.
- « Richard ! »
- « Ah Roger, on aurait bien besoin d’un de vos briquets ! », se permettant un trait d’humour
qu’un sourd n’aurait pas pu lire sur son visage. « Du graphite à faible dose qui est peut-être
passé sous le radar de l’armée, mais on opte pour le C4. C’est un carnage dedans. »
- « Qui mène l’insurrection ? », couvrant son borsalino gris à la levée du vent.
- « Radford a pu engager des mercenaires lorsqu’il était hors de nos écrans avant le procès »,
cimenté par une enceinte humaine d’agents qui barbelaient les médias.
- « C’est à exclure, il n’est séduit par Masri qu’en raison du chantage qu’il pouvait exercer sur
le parti républicain afin d’être amnistié. Vous auriez pu lui tendre la lime dès le début. Masri
était trop accessible ! Quelqu’un d’autre est sur le coup. »
Un journaliste tenta de passer le corail des policiers et fut aussitôt riposté par un matraquage
abdominal, causant une ruée de perches et cravates à proximité de Braxton et Slattery.
- « Virez-moi ces vautours ! », brailla le directeur dans un langage des signes parlé. « Une
intuition ? », retournant à son interlocuteur.
- « Appelez la relativité restreinte une intuition si vous voulez. On ne désirait pas poursuivre
Radford pour les charges usurpées ou non de l’affaire Kleinfeld, nous savions que déserter
l’audience d’hier, c’était enfoncer le dernier clou dans la croix, qu’il témoigne ou non ! », en
s’efforçant de se faire entendre par-delà les crissements à répétition. « Sauf que par
l’intermédiaire d’un certain Cooper, par ses connexions au Washington Post, certaines
extorsions de fonds au Moyen-Orient seront révélées ce matin. Il y a quelques mois, Kleinfeld
épinglait les secteurs de ces détournements comme on épinglait les bars clandestins pendant la
Prohibition ! »
- « Quel est le rapport ? Bon Dieu Roger, pourquoi prendre les escaliers quand on peut… »,
engagea Braxton, excédé par la complexité du phrasé analytique du contre-espion.
- « En chemin, Caughley a décroché le téléphone rouge à Langley. La source d’un paradis
fiscal a afflué à la lumière d’un des secteurs couverts par Kleinfeld. Écoutez bien, nous
n’avions jamais cartographié une partie du désert afghan, un des détournements visait à
effacer ce lieu de la carte. Et nous l’avons repéré il y a quelques minutes seulement parce que
comme dans votre musée, tout part en fumée là-bas ! »
- « Le détournement a été réalisé pour dévier nos satellites ? »
- « Le paradis fiscal que nous avons découvert regorge d’évidences qui dénotent les moyens
dantesques mis en œuvre pour cacher l’existence de ce secteur. Les afghans étaient dans le
coup, le suaire s’est décollé de lui-même : Nate Sorensen y menait sa désinformation là-bas
avec l’OIS depuis des années. La chance assiste parfois la détermination de nos enquêtes, ce
sont les activités « sismiques » de la région qui nous ont permis de recentrer nos drones. »
- « Les activités sismiques ? »
- « Un effondrement plusieurs centaines de mètres sous terre. Et pour Sorensen, réglez les
formalités avec le président au sujet du Post, je ne vois pas d’inconvénient à divulguer ces
données, cela résoudra les inquiétudes de la Cellule antiterroriste. Ce qui accréditera
également les fuites sur les réserves pétrolières en Russie et aux abords. L’organisme de
Sorensen s’est lentement écroulé pour lénifier la géopolitique orientale. Les consortiums se
sont retirés à la seule mention publique de ces extorsions, et le Kremlin s’y reprendra avant de
nous couper les robinets via leur pays satellites et frontaliers. »
- « Je contacterais le président dans la soirée, je suis enchanté de vos recherches fructueuses
Roger mais il y a d’autres chats plus félins que Sorensen. Depuis quand avez-vous changé
l’ordre de vos priorités ? »
- « Je ne l’ai jamais fait. Je vous ai promis l’agent dormant et je m’en vais le cueillir de ce pas.
Mais j’estime que je devais, en guise de prologue, vous avertir sur la nature des transactions
de Sorensen avant que tout ne nous éclate au visage. Avec la presse à Langley dans 4h, je ne
veux pas avoir l’air d’un défiguré qui rit jaune ! »
Slattery tassa son chapeau avant d’entrer dans la voiture par la banquette arrière et se désaxa
un instant vers le directeur des opérations.
- « Une dernière chose », insista le Successeur. « De votre côté, vous feriez mieux d’envoyer
des hommes cueillir les rescapés, s’il y en a, de cette cérémonie tribale afghane qui soulève la
poussière. Je vous confierais mon briquet avant de le confier aux Renseignements pakistanais,
ils ne sont pas fiables alors je vous recommande de dépêcher des unités au sol, peut-être
allons-nous reconnaître de vieilles connaissances sur place. »
- « Comme vous dites, je ne me fie pas à eux. Laissez le Conseil publier son rapport sur
l’Afghanistan, l’intervention n’est pas envisageable actuellement. »
Conquis par le miroir aux espions, pièce à l’architecture de glaces déformantes, comme si la
réalité ne se déformait déjà pas assez depuis quelques minutes – n’était-ce pas depuis
toujours ? – Jack entreprenait de retrouver Martins et comme la brume s’était dissipée, il fut
pris dans le vertige de ses reflets, où il remarqua le cadavre à ses pieds.
- « Jack ! », tonnait Martins pour l’aider à se repérer, bien que le cessez-le-feu semblait
respecté. « Je s…Karamazov…à l’étage…ou quatrième. »
- « Hostile en vue dans la pièce sept ! », égosilla un agent de l’unité d’intervention en pointant
sur Bauer.
L’ancien Delta plongea sur la surface de verre et s’empara du 9mm à la ceinture du cadavre
pour plomber l’agent avant qu’il n’alerte le reste de son équipe. La balle traversa la cuisse,
faute d’avoir réussi à viser près du thorax pour lui laisser une chance de survivre plutôt
qu’une chance de répliquer. L’agent s’effondra latéralement et Jack se précipita en glissant
sur ses genoux pour amortir sa chute, puis, prêt à lui briser la nuque, se laissa plaquer dos au
sol, le souffle coupé. Comme en pleine contemplation du ciel sur une friche d’herbe, Jack
appréhendait à l’envers le visage de son ennemi et le harponna au col pour le faire planer au-
dessus de lui. Il bascula à 180° et sangla ses jambes autour du cou de l’adversaire.
- « Jack… »
CRAC.
En temps normal, Martins aurait une réaction opposée à la contrariété presque indifférente
qu’il affichait, mais ce qu’il venait de voir le dispensa de sermonner un civil officiellement
décédé aux yeux de tous, qui venait d’éliminer de sang-froid un agent fédéral. Sans penser à
reprendre la casquette tombée pendant l’altercation, ni même la lampe-torche prise à Martins,
qui avait glissé de sa poche, Jack se précipita jusqu’au premier étage, traversa la ruelle
anglaise avec l’adjoint et déboucha dans un couloir aussi ensanglanté que celui des aventures
de Jack Torrance. La mer avait bien été séparée en deux, maculant les murs d’un côté comme
de l’autre.
- « Cassandra ? », hoquetait Bauer en avançant entre les corps.
- « L’ascenseur est HS. La porte de service… »
La poignée bloqua avant même que Martins n’eut conclu sa phrase quand Bauer étripa la
porte. Un coup sec avec le plat du pied permit son entrebâillement pour contrer la lourde
résistance, élargi par un second coup puis achevé par un troisième. Au pied de l’escalier, Jack
fut déconcerté par l’amoncellement de cadavres sur le marché.
- « Cassandra », arrima Martins sans l’écho d’un doute.
L’aridité mordorée réapparaissait sous l’azur, décharné de ses nuages quand les pupilles
s’étendaient pour redécouvrir le monde depuis le créneau en verre d’où filtrait la lumière.
Sans l’écho d’un doute, il y avait de la circulation à perte de vue et des bruits à perte d’ouïe,
mais l’esprit était encore accommodé à sa léthargie. Des câbles, ou plutôt des fils très fins
reliés au crane. Il fallait les débrancher. Se relever ensuite, reboutonner sa chemise et
continuer à battre des paupières. La terre palpitait, comme une longue secousse sismique
mais…ce n’était pas ça. Des copeaux de verres se dispersaient dans la pièce quand une vitre
éclata, causant une réaction démesurée de l’homme qui se cramponna au fauteuil où il avait
veillé pendant…impossible de savoir combien de temps, après réflexion.
- « …vacuation immédiate », transparaissait une voix enregistrée depuis la cour extérieure,
d’où provenait cette chaleur grasse qui semblait rendre tout raisonnement stérile.
Et son arme de poing ? Danny Caïn caressa la circonférence de sa ceinture, son 9mm avait
disparu. La sécurité n’était même pas relâchée quand il franchit la porte coulissante munie
d’un capteur de mouvement : il n’y avait plus aucune sécurité. La terre éclipsée des pots de
fleurs et les débris de pierre pavaient le sol, avec encore plus de chaos que dans certains
secteurs démilitarisés près de Kaboul après raid aérien. La poussière gouttait du plafond par à-
coups à chaque saccade quand Caïn traversait le couloir post-apocalyptique avant de le voir
s’effondrer en épaves de béton. Il accéléra le pas et par réflexe, se baissa chaque fois que le
décor muait jusqu’à rejoindre le rez-de-chaussée, jonché de deux corps et une poutre bancale
sur le point de rompre. La sortie était impossible, ornée d’un gouffre en guise de paillasson
qui s’était formé au premier effondrement souterrain.
Caïn tergiversa entre la possibilité d’être laissé pour mort, bien que les risques furent minimes
dans la salle où il s’était réveillé, puis le fait qu’on ne l’avait pas privé de ses mouvements, lui
permettant de se frayer un chemin sans la moindre opposition. Et cette salle ? Pourquoi ces
branchements ? commença-t-il seulement à réaliser, quand ais-je été endormi ? La chaise
fracassa la fenêtre dans un hurlement de verre, que le soldat trépassait avec un corps qui
semblait formé de plomb pour atterrir dans l’embrasure étroite et ombrageuse entre les deux
bâtiments. Le moteur d’une Jeep bouillonnait, derrière les soldats paniqués qui allaient quitter
le fort. Caïn esquissa ses empreintes sur la terre orangée et marcha jusqu’à la cheminée de
fumée qui s’envolait depuis le dôme ouvert.
- « Nom de… », en parcourant de l’index l’étendue de sa cerne droite pour débrider au mieux
ses yeux. « La rampe de lancement. Un tir qui résonna tour autour du monde…Le…les
missiles... »
La différence entre Washington et l’Afghanistan s’enténébrait par moment. À mesure que
Jack et Martins progressaient, l’escalier était de moins en moins jonché de cadavres et arrivés
au cinquième étage, l’obscurité complète voilait même les phares de l’hélicoptère qui
bourdonnait au-dessus d’eux. Sans aucune source de lumière, ils se sentaient là à l’âge de
pierre. Radford et ses partenaires avaient décampé sans laisser aucune trace, ce qui n’était pas
surprenant, mais Cassandra, Drakov et Karamazov ? Aucun signe de vie, dans un horizon qui
n’en était pas un.
- « Ils ont été livré sur un plateau. Radford a eu ce qu’il voulait. »
- « Cassandra voulait faire ça pour vous Jack, elle pensait que vous étiez en vie. »
- « Je ne le suis pas ? »
Martins pouvait humer la sueur de Jack malgré la fragrance étrange qui empestait les lieux,
sans même une allumette pour éclairer sa face hallucinée. Quelque chose ne tournait pas rond
chez lui, il pouvait concevoir sa paranoïa après tout ce qu’il avait vécu, mais le voir ainsi…se
fondre en suée dans une sorte de chair dissolue qui paraissait brûler. Brûler comme lors d’une
cérémonie militaire commémorant un soldat mort au front, au milieu d’un feu ardent…
- « Drakov et Masri ont été son laissez-passer pour gagner la confiance de Radford. Elle
voudra savoir ce qui vous est arrivé, pourquoi on lui a menti sur votre mort. »
- « Leur collaboration ne date pas d’hier ! », invectiva Bauer. « Elle opérait en freelance avec
moi pour pouvoir cacher Radford le temps de son procès, et c’est lui qui l’a envoyé me
retrouver à Minsk ! Tout est si clair, AE/Dune signifie cela, on nous a permis de griller la
couverture de Matters pour cacher l’existence d’une seconde taupe, une taupe cachée derrière
la dune ! Et là, c’est encore une coïncidence pour vous ? », sans donner à Martins la chance
de répondre. « Ils ont pris la fuite par les fondations, peut-être une galerie en travaux atteinte
avec du C4. Il nous faut de la lumière. »
[06:20:40]
Le commando sécurisait le premier étage. Braxton réassignait ses unités.
Le tireur embusqué à l’Est du Warder prenait en joue les fenêtres du cinquième étage.
Sous les signaux de fumée indienne, Caïn trébucha sur le cadavre de Hamza.
[06:25:21]
La pénombre instilla une réminiscence fugitive à l’ancien Delta : sa capture par des soldats
serbes au Kosovo. Une cave, où il avait pu délier la corde entre ses mains, ce soldat qu’il
apercevait dans la fente d’une trappe, des débris de vases, et un interrogatoire fantasque.
C’est donc lui le prisonnier…C’est donc toi qui avais ordre de tuer Viktor Drazen ?
On ne va pas s’en sortir, ils sont trop nombreux, avait déploré un des hommes de Jack.
Des blancs de mémoire. Puis les échos de sa propre voix.
Ici Jack, vous me recevez ? J’arrive à la zone d’exfiltration, attendez-moi là-bas, avait-il
décrété à ses hommes avant de retrouver deux de ses hommes, Peltz et Illijec flotter dans la
rivière. Éteignez ça ! Les serbes utilisent notre radio pour nous repérer !
- « Les serbes utilisent notre radio pour nous repérer ! », répéta Bauer à haute voix.
- « Vous divaguez Jack, vous vous êtes évanoui pendant quelques minutes !! Il ne faut pas
rester ici, vous sentez comme moi cette odeur ?! »
- « Du propane », en reprenant ses assises. « Un autre clin d’œil de Radford… »
Jack chassait le fédéral derrière l’issue d’où ils étaient arrivés, puis visait un spectre dans
l’obscurité sans autre forme de procès. Lui tirer dessus allait peut-être lui permettre d’y voir
plus clair, si cela pouvait encore être possible à ses yeux.
- « Attendez !! »
L’étincelle excita la course impériale d’un brasier qui s’étendait sur une grande partie de la
surface des 400m² et fit exploser les vitres marquées au gaffer. Les fédéraux, la police locaux,
les médias et les civils assistèrent à la détonation qui engendra un temps une lumière solaire
sur l’avenue. Les retombées des grains de verre touchèrent quelques-uns d’entre eux.
- « Vous êtes devenu fou ?! », derrière la porte pour se protéger de la danse enflammée.
- « Avec ou sans vous, je pars les retrouver ! », élucubrait Jack, les pupilles teintes par le feu.
- « Mourir une fois sous les flammes, ça n’a pas suffi ?!! »
Des hurlements de supplice vinrent blasphémer le crépitement du feu. Jack s’essuya la sueur
le long des sourcils avec le poignet et s’élança dans l’incendie qui désolait tout sur son
passage. Martins tenta de le retenir mais sa volonté messianique ne le dissuada pas de
s’enfoncer dans le brasero pour retracer la source de l’agonie.
Une dizaine de mètres plus loin, sa veste céda à l’embrasement quand il aperçut une silhouette
en fœtus, éprise de spasmes de souffrance. Karamazov était ligoté, pieds et poings liés, la
bouche calfeutrée à l’adhésif. La corde aux chevilles disparaissait sous les effets du feu et
Jack lui retira d’abord l’adhésif en prenant garde de marcher entre les couloirs de flamme
pour ramener K. hors de ce purgatoire. Après ses ressouvenirs de Crépuscule, la fumée le
déchaina plus loin dans sa psychose, faisant culminer sa démence.
- « Qu’est-ce qui est irréversible ?! », en se rappelant des derniers mots de Matters sous le
bruissement du feu dans son appartement. « Non…tu es encore plus manipulé que moi ! Je
n’aurais voulu jamais savoir ! Ce qui devait nous sauver… »
La brûlure qui s’intensifiait au niveau du bras gauche le ramena à la réalité avant le
déchirement vocal de Karamazov, gravement atteint au cou et à la joue. Il n’était pas Matters,
avait peiné à remarquer Bauer quand il aperçut un renfoncement où pénétrait l’ardent brasier.
Martins et le reste de l’Agence auraient peut-être été d’avis de l’achever, comme un taureau
transpercé par l’épée qu’il fallait exécuter ; mais Karamazov avait tellement d’informations
vitales que la plus intense des souffrances physiques n’aurait pas convaincu Jack de renoncer.
- « Le commando sera là dans quelques secondes, je ne peux pas rester ! », regrettait le
directeur adjoint, sur le point de demande une assistance médicale pour leur otage. « Le piège
va se refermer sur vous, toute la presse est devant, votre immunité sera marquée sur du papier
mouillé !! »
L’argument était sans doute valable : si Jack était arrêté par l’unité d’intervention, la presse
allait se ruer sur lui et il aurait gagné tout le contraire de ce qu’il espérait, réapparaitre en haut
de plusieurs contrats sur sa tête au lieu de disparaitre comme neige fond au soleil. Donovan
Hendersen et Alan Bauer, les pères fondateurs de la multinationale mère ne connaissaient que
trop bien cette manœuvre. Jack ignorait quelle avait été leur stratégie, mais après tout, autant
se laisser prendre à la conspiration jusqu’au bout, concevait-il. Les contrats sur sa tête par les
chinois, son propre gouvernement, autant de moyens de simuler sa mort et le retrancher à agir
aux côtés de ceux qu’il cherchait à discréditer le plus, le zénith de la hiérarchie du complot,
Old Fates.
- « Je suis navré de vous avoir embarqué là-dedans », tout en posant délicatement Karamazov
au seuil de l’escalier, à l’abri du feu.
- « Prenez les infos qu’il vous faut et partez au plus vite, laissez tomber Cassandra, Matters,
tout !! Il y a des choses que vous ne souhaitez pas savoir, admettez-le enfin ! »
- « Et Karamazov ? », tourmenté par la cicatrice qui sabrait le visage de Martins.
- « Les secours seront là en même temps que l’unité. Je ne suis pas doué pour les adieux, et
avec Slattery, tout ce que je dirais pourra être retenu contre moi. »
- « J’ai déjà laissé filer James. Je ferais pas deux fois la même erreur. »
- « Rien ne prouve sa culpabilité, elle a voulu vous sauver. »
- « Rien ne prouve son innocence. »
- « Alors vous passerez du même côté que ces tortionnaires au Kosovo, que Slattery ! »,
descendant les premières marches de l’escalier. « Ne voyez pas des ficelles tirées partout pour
vous cacher la seule vérité que vous reniez depuis le début : se persuader que tout le monde
est coupable pour oublier que vous faites souffrir tous ceux… »
Ned Martins fut coupé par le déploiement de l’unité d’intervention quatre étages plus bas. Il
acquiesça d’un signe de la tête et considéra les plaies qui sabraient le visage de Karamazov
avant de fuir pour ne pas être compromis.
- « Radford aussi…voulait la grâce », écorchait Karamazov, le regard flottant, en laissant
perler du sang de sa bouche.
- « Tu as parlé ? »
- « Je n’ai…pas eu le choix. Il est parti avec…Drakov. »
- « Et Cassandra ? »
- « Derrière…»
- « Ils sont partis séparément, si jamais la CIA parvient à les cueillir », conjectura Bauer à lui-
même. « En début de journée, tu m’as dit de demander à Cassandra pour connaître la vérité.
Est-ce qu’elle est impliquée là-dedans ? »
L’unité venait de dépasser le deuxième étage et Jack s’enlisait dans son obsession pour
Cassandra au point d’en oublier la raison qui l’avait mué à retrouver K. L’entremetteur perdait
conscience sous l’effet de la douleur, la face aussi grisée et plombée que Bauer.
- « Reste avec moi ! », à genoux, le secouant par les épaules. « J’ai besoin de savoir qui est la
taupe que la CIA a placé dans les services de Renseignements chinois grâce à Lu Pen Yang.
Tu étais au courant de son marché avec un fournisseur américain en uranium, tu dois
connaître son nom ! Je dois savoir ! », en examinant la progression de l’unité depuis la rampe
qui spiralait avec l’escalier.
- « Et Radford ? Tu vas…te venger ? Pour moi ? »
- « Je ne peux…je n’ai plus de temps. »
- « Et je ne peux…retourner dans leurs cellules. Si je te dis qui est leur taupe, est-ce que…tu
me délivreras ? », offrant ses dernières expirations dans une affliction plus recluse.
C’était les paroles d’Alan Bauer qui résonnaient cette fois, avant que la détente n’achève
Rosenberg. Mais cet homme devant toi est emmuré dans sa douleur, et il faut agir maintenant.
- « Ouais… », conscient que rompre son engagement pouvait contrarier K. et le pousser à
révéler la résurrection de Bauer aux fédéraux.
- « Je n’aurais plus à supporter…cette vue monotone sur le Capitole. Je vais te le dire…le
nom de ton homme…la taupe…»
À l’équerre du quatrième étage jusqu’au cinquième, le meneur de l’unité serra le poing droit,
leva trois doigts de l’autre main puis de l’index, orienta l’itinéraire à suivre à ses hommes.
Martins avait pu accéder au premier niveau des travaux quand le commando passait à sa
hauteur. Les sept agents de terrain arpentèrent la vingtaine de marches quand ils pointèrent
vainement à la chaine leur Famas sur Karamazov, appuyé à la porte qui ouvrait sur le
purgatoire.
- « …dis-moi ! », ragea celui-ci de ses poumons calcinés à Jack, déjà loin devant.
- « Ici Leader 2, nous avons Masri en visuel ! Faites venir les secours ! »
- « Par là… »
- « Ne vous fatiguez pas, on va vous sortir de là. Vous deux, restez avec lui. »
- « C’est…Bauer…il est vi… »
Le leader délogea la porte brutalement et fut assailli par le retour de flammes, les yeux
protégés par son casque, le Famas bien en mains. Il n’y avait plus que les ombres de ces
flammes qui gesticulaient, dans la grâce d’un ballet incendiaire qui était l’antagonisme du
chaos afghan : le ciel allait s’effondrer en Occident, menaçant l’avenue de la chute de
l’immeuble, alors que l’abîme souterrain en Orient se propageait vers la surface des terres
désolées du complexe, qui, comme neige au soleil, était voué à disparaitre.
L’azur pouvait bien dénoncer ses premières lueurs aux bulbes des flammes qui accouchaient
des fenêtres du Warder, Jack s’était évaporé comme le double qui avait péri quelques heures
plus tôt. L’incandescence n’eut raison d’aucune forme de triomphe sur lui cette fois, mais il
fut pris d’un autre ressouvenir que le feu ralluma en sa mémoire. L’absence de pouls chez
Graham et Gardener inférait leur mort au Kosovo, mais Saunders…son adjudant et proche
ami, dont Jack n’avait pas pu s’assurer de son sort avant de le voir réapparaitre tel un fantôme,
comme lui-même a pu réapparaitre aux yeux de Martins, et bientôt de Cassandra. Masri
avalait peut-être ses dernières salives, mais le doute était valable : s’il survivait, que pouvait-il
dire aux fédéraux ? Est-ce que Slattery le traquerait comme un de ces soviétiques à la bonne
époque, comme AE/Dune aujourd’hui ?
[06:32:40]
Le costume était parfaitement taillé pour un enterrement, bien que les morts, eux aussi,
devaient encore sommeiller à cette heure. Une aubaine que la famille n’avait pas voulu
enterrer le corps au cimetière d’Arlington. Se recueillir en face du Pentagone et à quelques
promenades de Langley, autant taper dans une ruche pleine d’abeilles. James Matters ne s’y
était recueilli qu’une fois d’ailleurs, après avoir quitté le siège aux premières loges du coup
d’état de Minsk, mettant un terme officiel à l’opération Eclipse. Il avait détalé plus vite que
les chiens à ses trousses pour rejoindre l’hélicoptère chargé de l’exfiltrer, et plus vite encore
qu’il n’avait eu envie de détaler pour connaître la dernière exfiltration de sa vie – de sa
carrière, s’il pouvait appeler ça ainsi. Avant de se crasher une centaine de mètres plus loin, ce
qui lui avait toutefois permis de regagner la frontière de la ville pour contacter l’ambassade, il
apercevait pour la dernière fois de sa vie Jason Morrow, l’homme qui lui avait sauvé la mise
en Biélorussie. Le gouvernement ne savait pas dans quelles circonstances il était mort, mais il
était descendu six pieds sous terre ici même, non loin de la tombe des Inconnus.
- « Un des seuls coins de la ville où ils ne me cherchent pas. Je me demande encore si
quelqu’un me cherche vraiment, tout a l’air si désert à cette heure-ci, même avec les
manifestants. Mais ne crois pas que je suis venu te voir par défaut. Je pars, pour longtemps
sûrement. Pour toujours. Je voulais cet au revoir. »
Matters dévia son regard de la tombe, comme si elle le dévisageait. Sa nervosité causa
quelques pics de chaleurs à la surface de son crâne rasé en portrait militaire. Il se gratta à la
pointe de sa nuque de plus en plus régulièrement, et la brise qui venait déranger les feuilles du
chêne à sa droite ne dissipait en rien son vertige.
- « Je ne sais pas ce qui est le pire entre un adieu à sens unique, avoir la certitude qu’une
personne est bien morte. Et puis se raccrocher à un espoir, quand quelqu’un disparait sous nos
yeux sans jamais avoir la certitude de ne plus la revoir. On reste accablé par un doute
lancinant. Si je creuse, est-ce que je te trouverais là en dessous ? Je sais, ma nuque me fait des
misères à force de regarder par-dessus mon épaule. J’ai parfois peur de revoir des fantômes,
qu’ils soient là, derrière moi pour me juger. Est-ce que…est-ce que j’aurais dû t’empêcher de
partir ? Est-ce que j’aurais dû retourner sauver Morrow ? Et…et est-ce que j’aurais dû retirer
mon doigt de la détente ? », persécuté par ses démangeaisons, il ferma ses yeux pour
s’imaginer une vie apaisée, sans fuir ni chasser. « Je m’étais préparé toute la vie à ce discours
que j’ai fait à Jack. Il n’y a pas eu de haine ou de déchirement intérieur. Mais j’ai réalisé une
chose, notre règle d’or : apprendre à simuler ses émotions, à rendre artificiel tout sentiment,
ce qui fait de nous des machines, tout ça, que du vent. Ce qu’il faut simuler, c’est la
possibilité de ne pas en ressentir. Ce qui nous prend par le cœur, tout ça doit être archivé en se
persuadant qu’il s’agit d’un plan de notre simulation, et pouvoir dire à la fin que tout était
planifié d’avance. On se ment à soi-même, on se dit que le monde n’existe pas alors qu’il est
là, juste sous nos pieds. L’espionnage nous enseigne le contraire. »
Il caressa la gerbe, accroupi pour éviter l’attention d’une vieille dame venue rendre visite à
son défunt époux. Pendant la Guerre froide et avant, le KGB avait le talent pour recruter des
armadas de veuves qui ne sortaient que pour leurs poireaux du dimanche. Les meilleurs
coupe-circuits disait-on.
- « J’aime mieux croire que les morts peuvent me comprendre parce qu’ils connaissent le sens
de tout ce plan ! Je pouvais pas refuser ce rôle, je devais me convaincre que c’était juste, tu
comprends ?!! Je ne pouvais pas dire qui j’étais, ils m’auraient coupé la tête au crayon à
papier », dans l’amertume qu’il portait, il esquissa un sourire qui peinait à voiler l’émotion qui
le submergeait. « Ils auraient voulu en savoir plus que je ne sais, alors ma seule place, c’était
ailleurs, toujours ailleurs. M’enfoncer dans la neige de Minsk…j’étais si près de la patrie qui
attendait tant de moi, et j’essayais de me raccrocher à l’idée que quelqu’un m’attendait là-bas.
Qu’après le crash, je pouvais partir, me faire passer pour mort et traverser la frontière
biélorusse. Qui m’aurait attendu ? Ici, au moins, j’avais ton fantôme…l’espoir que tu sois
vivante, que tu me rendes vivant. J’ose espérer que toi tu savais…qu’entre nous, tout était
sincère. L’illusion que tout était bien réel, ça n’a jamais été une illusion comme je voulais
m’en convaincre », avant d’extraire une montre de sa poche pour la consulter. « Je pense que
le président a fait tomber le niveau d’alerte. L’ambassade doit être excitée de m’ouvrir ses
portes… »
Ellen Riss. 1970-2002. Dans un paradis qui n’est pas sans retour.
La lecture du vers exhuma de vieux souvenirs d’un poème de Thoreau, qu’il avait appris au
cours de ses études censées faire de lui un parfait produit de la culture américaine. Il croyait
qu’avec les années, certains mots s’échapperaient de sa mémoire pour ne plus y revenir, mais
certains semblaient persister dans l’inconscient comme s’ils attendaient d’être réveillés, de
devenir actifs.
L’Eternité ne nous rendrait pas notre chance
Et je dois poursuivre ma route en solitaire.
Conscient, hélas, qu’un jour nous a vus réunis
Et que ce paradis est perdu sans retour.
Ployé entre les nappes de sang qui marquaient le parquet d’un rouge tout aussi ardent qu’au
dernier étage, Richard Braxton colla l’index et le majeur sur le flanc du cou de Linda Radford.
Il se releva avec solennité et d’un geste velléitaire du doigt, invoqua les inspecteurs boucler le
périmètre pour lancer l’enquête. L’hypothèse du meurtre prémédité ou du tir allié n’était pas à
exclure, mais dans ces circonstances, les statistiques se seraient plutôt inclinées envers la
théorie de la balle perdue. Une modeste tentative d’expatriation du corps par un des agents de
terrain leur permettait de temporiser jusqu’à l’arrivée des secours.
- « Si c’était un expert dans l’art de maquiller les meurtres, il n’aurait pas été inculpé par les
preuves sur la mort de Kleinfeld. Il a probablement été informé pour ce qui est arrivé à sa fille
avant de s’échapper », suspecta le DD-O au téléphone en traversant le carnage de la ruelle
anglaise, qui assurait que le dénouement de la Guerre froide aurait été sensiblement différent
si les villes européennes avaient vu autant de nuances de rouge.
- « Laissez Radford prendre la sortie des ordures, mes hommes s’occupent déjà de le pister en
ce moment. Vous n’aurez aucun rapport à rendre à la commission, maintenant que les oiseaux
ont picoré sur Brainer, les sièges républicains au Capitole seront de votre côté, ils étoufferont
la disparition de Radford », gagea Alan Bauer de sa bouche poivrée de barbe.
- « Qu’allez-vous en faire ? Nous ne pouvons pas repartir les mains vides sans Evans aussi. »
- « Sa fille était censée le persuader de collaborer pour le procès afin que nous puissions
déterminer ce qu’il sait exactement de Crépuscule. »
Alan Bauer chemina de la portière avant de son SUV à son coffre avec une certaine prestance.
Il enfourna son semi-automatique Browning dans l’affluent du dos, et d’une mallette en
aluminium il préleva une seringue vide, abreuvée d’un liquide opaque. Il ne répondait que par
demi-mesures, comme si chaque mot devait avoir la saveur d’une faveur pour son
interlocuteur. Bauer savait aussi que l’Agence allait s’écrouler sous ses propres fondations et
que repartir les mains vides ne pouvait pas lui faire plus de mal qu’elle n’en avait déjà fait.
Cassandra avait été à portée d’Old Fates depuis l’interrogatoire de Braxton, depuis son
opération en freelance avec Jack, depuis son séjour auprès de Drakov à Minsk, alors pourquoi
on ne la désirait que maintenant ?
Braxton n’avait que des hypothèses, il n’avait pas l’autorité de Bergman et malgré son rang,
redoutait le sort de ce dernier. Il évita donc de prolonger l’intrigue, non sans tisser quelques
liens apparents. La présence des deux officiers de l’OTAN en interrogatoire avait permis de
retrancher Cassandra vers le peu d’informations qu’elle pouvait vendre à la CIA : sa théorie
sur les effets de nanotechnologies, les vérités bibliques que cachait Radford, et surtout sa
localisation. Ainsi, Old Fates s’était servi de Cassandra pour attirer Radford, si ce n’était pas
l’exact opposé.
- « Vous n’avez jamais vraiment voulu le mener jusqu’au procès ? Juste des aveux hein…»,
embrassa Braxton, qui n’y avait vu que du feu.
- « Toutes ces années, il a couvert publiquement les amnésies de Bauer au Kosovo, il a
remanié avec lui une version des faits qui entrait en contradiction avec sa femme Camilla. »
- « Ca n’a jamais été un secret, Radford a falsifié les rapports, mais vous pensez qu’il connait
la source de ces amnésies ? »
- « Le comité Abraham avait débriefé Camilla Radford à propos de KUDESK. Elle est
revenue sur son témoignage initial, qui couvrait en premier lieu la vérité à propos de
l’hallucinogène. Le Sénat n’a pas mis longtemps à la discréditer, elle allait craquer et son mari
allait devenir le nouveau Pinocchio publique. Le Président de la Cour a toujours soupçonné la
thèse de l’assassinat, mais les Delta Force avaient subi trop de préjudices depuis Crépuscule,
Jones et tous ces autres qui avaient accepté des pots-de-vin, et son départ en retraite se serait
soldé par l’asile. On a laissé Radford en place pour se rapprocher de Bauer avec Minsk, voir si
des infos pouvaient filtrer, mais ils n’ont jamais abordé le sujet des psychotropes. Bauer a
réellement tout oublié avant de mourir », se résigna son parent proche.
- « Qu’est-ce que ça signifie, pour le procès ? »
- « Qu’il ne fait bientôt plus bon vivre à Washington. »
Le DD-O se pinça la moustache sous les narines en butant sur un corps au pied des principes
de Moscou. Chacun est potentiellement sous contrôle de l’adversaire, ne jamais se retourner
lisait-il en se retournant, bastionné par des paramédicaux et plusieurs âmes sur le départ. Ne
jamais se retourner – on est jamais complètement seul.
- « Que le diable prenne Washington, je continuerais de vivre dans la cité des bienheureux. »
Bouche d’égout dans un monde à l’envers, la plaque de ventilation au plafond s’effondra sous
le coup d’un éclaireur au grain de beauté proéminent sous l’œil, qui toucha terre la seconde
d’après. Deux lampes-torches croisèrent la sienne quand son bras gauche convergea vers celui
qui le suivait pour lui faire signe que la voie était libre. Le premier agent fédéral en
reconnaissance, muni d’un pare-balle les salua du menton et le second fit voyager
nerveusement le faisceau avant de commencer à décompter le nombre de rats qui sortaient du
conduit.
- « Vous êtes moins nombreux que prévu. »
- « Un de vos otages est resté là-haut », expliqua l’éclaireur qui escortait Radford et Drakov.
- « J’ai senti mon cul chauffer comme dans un bourbier volcanique ! », gratifia l’ex-directeur
des opérations étrangères Delta, sur le ton de la rage plutôt qu’avec la moindre texture de voix
comique. « Si un mâle passe par ici, fusillez-le. Si c’est une femme, tendez-moi le fusil ! »
- « Justement, nos ordres sont précis, vous n’avez pas à le changer d’épaule M. Radford. Il
nous la faut vivante. »
- « Contrairement à ma fille ! », s’excita celui-ci en poussant l’homme chargé du sale boulot
d’Old Fates. « Vous avez vu la vidéo comme moi, elle a pressé sur la détente, c’est elle
l’ultime sacrifice dont vous me parliez Drakov ?! »
Radford éclatait comme une ampoule trop irritée, après s’être retenu dans le conduit
d’évacuation qui transhumait du Warder à son immeuble voisin.
- « Je sais ce que vous ressentez, je jurais de faire subir le même sort à la mafia rouge après ce
qui est arrivé à mon fils à Minsk », compatissait Drakov d’une main sur l’épaule.
- « Et vous avez obtenu réparation en éliminant mes soldats, un autre de mes sacrifices ! »
- « Réparation ? C’est de ça dont il s’agit ? Une mort par une mort ? Une bien maigre
pénitence… »
[06:41:53]
Dans les conduits, éclairé par la faible lumière de son téléphone, Jack contacta Amaya
pour conclure le marché en lui livrant le nom de la taupe infiltrée dans les
Renseignements chinois. Bientôt, la surveillance satellite allait prendre fin.
Les deux agents fédéraux des sorties N-O du Warder étaient désaffectés de leur poste.
[06:46:01]
L’agent que Braxton avait mandé pour convoyer la faible garnison d’Old Fates voulait
précipiter leur départ, mais Mikhael Drakov en décida autrement. Paupières indolentes et
vertèbres pesantes, à soulever ses deux bottes lourdes comme s’il y avait entassé toute la
misère fagotée depuis la guerre, le roseau biélorusse n’avait jamais rompu. Pas même il y a
quelques années de cela quand la multinationale de Bauer et Hendersen avait cherché à
ramasser les miettes de l’Union Soviétique, afin de garder un pied sur le marché noir en
Europe de l’est et au-delà. Contrôler l’information sur la course à l’armement, les fuites du
projet Pluie Noire, la gestion du nucléaire lors de Crépuscule puis des nanotechnologies
pendant Eclipse…La longue chasse de la CIA pour coincer Drakov après le coup d’Etat de
Minsk n’était pas seulement un moyen de se reconnecter aux actualités du marché noir, ou
pour Old Fates, de tenir leur homme en laisse. Elle perpétrait surtout le fait, aux yeux du
monde, que Drakov ne pouvait pas collaborer de son plein gré avec eux car opposé aux
idéologies occidentales. Un pur produit de la désinformation d’Old Fates, qui avait toujours
eu une confiance inébranlable en lui, sans jamais avoir à lui demander quelque réparation.
- « Vous pensiez que les embargos, c’était une expérience nouvelle pour moi ? », enchaina-t-il
au chauve qui refusait de se décrisper. « Un blizzard aux proportions bibliques, Barbarossa
avait dépouillé Minsk jusqu’au satin des isoloirs d’église. Tous mes contacts communistes
avaient été déportés ou tués, je ne savais plus à qui me rallier », épousseta Drakov d’un geste
fumeux de la main. « Les juifs ? Les morts ? Pire, les nazis ? Peu avant ma majorité, j’ai
croisé la route d’un homme plus poilu que le ballet qui me servait à chasser les rats. Un
homme qui a pu fédérer plusieurs partisans en vue de la résistance, quelqu’un sans passé, mais
qui savait au moins comment rationner les vivres. »
- « Un informateur… »
- « On passait entre les lignes nazis, on ne demandait rien de plus. Jusqu’à ce qu’il engage une
opération tactique soutenue par les soviétiques, peu avant la libération de la ville. Nos ongles
craquelaient sous le froid. On s’est occupé d’importer plusieurs caisses de vodka, réchauffer
les cœurs pour les plus solitaires d’entre nous », transpercé par un frisson qui traversait les
temps. « Et j’étais solitaire, mais cet homme, Sefarim…», en sentant son souvenir si présent
qu’il pouvait le palper. « Il n’avait pas eu de mal à mettre dans son lit une petite réfugiée, pas
mon genre, mais une belle perle...Bref, ces caisses nous servaient à couvrir le trafic d’armes
envoyées par les soviétiques. Un échange de bons procédés pour y vendre notre âme, à
l’Armée rouge. Mais notre position a été compromise par les allemands. »
Personne n’osait briser le froid sibérien amené par le tranchant rauque de Drakov, venu
congédier la canicule de l’aube. L’un des agents fédéraux craignait cependant que leur
position ne soit compromise par la rotation des effectifs et l’encerclement de la presse autour
de l’immeuble. Il acquiesça par un mugissement que personne ne remarqua à part l’éclaireur
au grain de beauté. Après avoir remis la grille de ventilation, il se dirigea vers le couloir
moquetté où régnait un silence funéraire. Ce silence que Drakov n’aimait pas parce qu’il
savait qu’il pouvait augurer le pire, parce que les silences de cathédrales qu’il avait connu ne
laissaient que peu perdurer le recueillement.
- « Je voulais juste me réchauffer le cœur et je suis sorti de notre planque, à découvert ivre
mort. Quelques ricochets de balles plus tard, la fille, Thalia, elle ne respirait plus, pas plus que
tous ces nazis qui venaient découvrir notre fosse », comme une diseuse de bonne aventure, il
concentra son regard sur la paume de sa main droite dont il déployait les stigmates. « Sefarim
m’a ramené dans notre planque, il a retiré la porte de ses montants, m’a forcé à m’y allonger
puis m’a chevillé les mains d’un clou qui doit encore garder les traces de ma chair. Personne
n’a bougé pendant qu’il me bouchait le nez d’une main, et me plongeait sa bouteille de vodka
au fin fond de la gorge de l’autre. Je me suis réveillé des jours plus tard dans un monastère
orthodoxe avec une infirmière à la place de mes camarades. Et l’Armée rouge qui paradait
dans les décombres dehors. Qui paradait si gaiement que le sourire de l’un d’eux paraissait
déchirer ses joues. Sefarim… »
À l’embouchure du couloir, le groupe se divisa comme si la rivière suivait son cours. Drakov
d’un côté et Radford de l’autre, chacun assisté par un homme de Braxton et un de Bauer, alors
que l’hélicoptère venait éclairer l’allée cafardeuse par la puissance de ses phares. Il flânait si
près que les hélices auraient pu ventiler cette pesanteur glaçante qui les étouffait, plaquant ses
ombres chinoises sur des murs où valsaient à tour de rôle ombres et lumières.
- « Il était des leurs depuis le début… »
- « Nos chemins se séparent ici », jugea bon de préciser l’agent fédéral à son collègue sans
être entendu. Il rapatria Radford jusqu’au fond du couloir vierge de toute présence passée.
- « Un scab comme on les appelait, enrôlé par l’Armée pour échapper au peloton d’exécution
qui frappait à la porte des mafieux. Un satané héros pour ses descendants qui ont assassiné
mon fils. La pénitence, elle se situe dans la soif, dans l’ivresse, jusqu’à ce que votre corps ne
vous supporte plus », récita le biélorusse à la peau rongée par ses immenses rides faciales, en
distançant l’homme qu’il avait rallié à la cause d’Old Fates. « On perd le sens des réalités, et
on en redemande. Ces germes-là, qui vous torturent à jamais, ils sont pires que votre talion.
Le manque. C’est que la vie répare la mort. »
Radford devint lui-même une ombre chinoise, bagnard qu’on emmenait de force à l’exil qui
dû disperser sa voix au loin pour se faire encore entendre.
- « Qui êtes-vous ?! », à Drakov, doublé par les échos des hélices.
- « L’homme à la gauche de Dieu. »
Le vieux n’avait pas fait tout ce chemin pour une leçon de catéchisme, supposait Radford en
cherchant un contexte à ces mots. Le credo aurait été parfait pour ses dernières paroles,
incrustées sur la pierre tombale d’un narcissique qui avait caché son jeu. Et sa vraie
allégeance peut-être. Mais Mikhael Drakov avait le souffle profond, assez pour enterrer
d’autres assoiffés de pouvoir avant de mourir. « L’homme à la gauche de Dieu… », se
murmura Radford, qui pensait à celui qui siégeait à sa droite. « Un triomphe sur les ennemis,
le triomphe du Christ sur la mort ? ». Et le procès du Christ, songea-t-il, à quoi faisait-il
référence ? Le procès que Radford avait déserté, ou peut-être celui que Jack allait traverser ?
La condamnation, l’exécution, puis la ressuscitation…il n’avait que partiellement la clé pour
résoudre l’équation à travers le sort de Bauer, revenu des morts à Minsk après de longues
secondes passées sous un lac gelé, sauvé par Cassandra. Puis revenu des morts encore
aujourd’hui. Celui qui gribouille leurs chèques ne manque pas d’égo, considéra le chauve à
propos du mercenaire d’Old Fates qui n’avait probablement jamais connu son employeur. La
CIA n’en savait pas plus, le nom de multinationale-mère n’était sans doute qu’un
épouvantail ; et pourtant, ces mêmes mots lâchés par Drakov avaient été prononcés par
Slattery devant son antagoniste russe, qui s’y connaissait en légendes et histoires de fantômes.
La course de l’œil ondulait d’un espace à l’autre de la plaque de ventilation pour s’assurer que
la pièce avait été désertée. La grille échoua ensuite une seconde fois quand Cassandra se
glissa félinement jusqu’au lieu de rendez-vous quitté quelques secondes plus tôt, aussi
gracieuse avec ses talons qu’un chat en équilibre avant de sortir ses griffes.
Certaines choses sont irréversibles, et je dois aller jusqu’au bout. Le réquisitoire que Matters
avait prononcé s’imposait maintenant en mémoire pour Jack aussi perceptiblement qu’il
s’était imposé à ses tympans quand il écoutait la scène depuis la ruelle. Il en partageait aussi,
en partie, le parcours dantesque de son clone assassiné, la peau brièvement brûlée au bras et
au visage par le feu qu’il avait déclenché. Le sang perlait autant que la sueur et Jack était pris
à des accès de claustrophobie. L’expérience était dantesque, c’était le mot, il s’enfonçait vers
les Enfers pour mieux accéder au salut. Le conduit de ventilation se courbait en entonnoir
sous ses yeux, comme le couloir d’un vieux film expressionniste qui débouchait sur une porte
microscopique. Un rat de laboratoire, voilà ce qu’il pensait être, en gesticulant en mime
enfermé dans sa cage de verre invisible.
Cassandra parvenait à l’embouchure du couloir, redoutant une apparition comme dans une
attraction de train-fantôme. Les sens en alerte, l’arme au poing, elle poursuivait l’allée
cafardeuse que Radford avait passée quelques secondes plus tôt.
« D’où est-ce que je viens ? Où…vais-je ? », se susurra Jack à lui-même, estampé de pertes de
mémoire fugitives, s’effaçant à mesure qu’il s’efforçait de regagner ses souvenirs. Et je dois
aller jusqu’au bout. « Cassandra... », tu devais te rapprocher de moi hein ? Tu t’es jouée de
moi, juste pour ta désinformation. Minsk, l’instant lui revenait quand le conduit arrivait à son
terme. Il confrontait Cassandra quand la pluie battait son plein. Tu as le choix, avait scandé le
double de Jack avant d’être assassiné à bout portant. Je n’ai pas eu le choix, se défendait
Cassandra à Minsk après la déception. D’un côté comme de l’autre, Jack avait été déçu par les
deux alliés de l’unité en freelance qu’il avait monté pour planquer Radford et démasquer Old
Fates. Les picotements lui faisaient maintenant l’effet de coups de poignards dans la nuque et
le dos. D’un côté comme de l’autre, vers la fumée qui se propageait dans le conduit depuis le
cinquième étage, puis l’ouverture qui le menait là où Cassandra venait juste de fouler le pied,
il se sentait déjà condamné. Il déniait la vérité la plus amère qu’il avait à accepter : assumer
qu’il connaissait enfin toute la vérité et que cela ne l’avait pas guéri, pas plus qu’une fin qui
ne justifiait pas les moyens. Il comprenait que ses prétextes étaient futiles, qu’on avait injecté
en lui une drogue à un moment ou un autre pour le persuader qu’il avait perdu la raison. Il
devait néanmoins en avoir le cœur net, se persuader que ce dernier délire n’en était pas un.
- « Je n’en crois pas un mot », s’essouffla-t-il dans le paroxysme du dédoublement. Ces
mêmes mots qu’il avait eus à l’égard de Cassandra quand elle sanglotait ses quatre vérités
pour prouver son innocence à Minsk : Tu dois me croire.
Planté au milieu de l’allée cafardeuse, Jack discernait plus qu’une ombre chinoise à son
extrémité, la silhouette était camouflée dans l’entrebâillement de la porte et pourtant
reconnaissable entre mille. Cassandra.
- « …vous rendre immédiatement », requérait un porte-parole de l’unité d’intervention au
mégaphone, laissant croire aux médias qu’ils gardaient la situation sous contrôle.
Les lucioles des hélicoptères serpentaient entre les fenêtres du couloir, presque si un python
talonnait Jack, aux pupilles rétractées d’un nouveau-né qui découvrait l’intensité du jour.
- « …pète, vous devez vous rendre immédiatement », entendait-on depuis l’étage, non sans
voiler l’agitation d’une foule qui s’excitait du jour levant comme devant une éclipse lunaire.
[06:59:57]
[06:59:58]
[06:59:59]
[07:00]
Caïn perdait le pouls de l’afghan qui l’avait escorté aux portes de l’antichambre quand
l’antenne-relais qui supportait la batterie anti-aérienne croulait sous son poids. On lui aurait
offert l’éternité qu’il n’aurait pas réagi à la menace, mais les cris des derniers rescapés qui
n’avaient pas évacué ranimèrent son instinct de survie. Le soldat avait bien tenté d’en savoir
plus sur l’effondrement du complexe mais son pachtoune était encore trop rudimentaire, et au
fond, il n’ignorait pas ce qui avait causé le frisson terrestre. Hendersen avait dû enclencher
l’autodestruction de son sanctuaire, décidé à le laisser mourir lentement sans en éliminer ses
occupants. Hendersen voulait être retrouvé, sans que son feu d’artifice ne ressemble trop à
une manœuvre de guerre. En apercevant une ouverture dans l’enclos miné qui avait fait plus
de victimes que le mur de Berlin, Caïn se précipita vers l’issue pour éviter l’explosion de la
batterie anti-aérienne, qui emporta avec elle un camion kaki local. Désormais, le sang sableux
perlait aussi plus épais que la sueur caniculaire. Aussitôt, une silhouette au-delà du grillage
s’évadait vers les confins du désert, en marge des survivants qui montaient à l’arrière d’un
camion. Hendersen l’attendait, comme perché au promontoire d’une mer asséchée, cela sans
cesser d’amuser la souris qui le chassait jusqu’à son essoufflement.
L’escalier en spirale attisait les vertiges de Jack, dont la transpiration vibrante ne manquait
pas de faire savoir à Cassandra qu’elle était poursuivie de près. Des fédéraux ? Des hommes
de Radford ? Elle mourrait d’envie de s’emmurer dans les nuances de l’obscurité pour
surprendre son pisteur, mais chaque seconde passée à tergiverser l’éloignait de sa cible.
Radford ne s’intéressait qu’aux informations de Karamazov, sans doute un pacte commun
passé après Minsk, déduit-elle. C’était bon signe, il devait encore ignorer ce qui était arrivé à
sa fille, sinon il ne lui aurait pas laissé une chance de s’échapper.
Il n’était pas trop tard pour prendre le premier avion vers l’étranger avant que Radford
n’apprenne la vérité, mais Cassandra ne pouvait se satisfaire d’une liberté illusoire. Dans le
champ de vision de Jack pendant l’espace d’une seconde, elle emprunta intuitivement la porte
de service au premier étage. Elle n’avait pas vu Radford s’y aventurer mais savait qu’il ne
pouvait prendre le risque de parcourir le rez-de-chaussée puisque tous les accès au sol
devaient avoir été condamnés.
- « Cassandra ! », frémissait Jack avec véhémence, bientôt à terme de ce labyrinthe absurde
qui le voyait escalader des escaliers pour en redescendre d’autres ensuite.
Il ne savait pas ce qu’il espérait en criant son nom, regagner son retard en attirant son
attention probablement, et pourtant, secrètement il espérait ne jamais pouvoir la rattraper. Il
espérait la méconnaitre encore. Cassandra parvenait aux escaliers métalliques de secours à
l’opposé de ceux du Warder, où elle se trouvait avec Martins à leur arrivée. Une Buick
Lacrosse grise crissait des pneus en narguant, avec la fumée, les allées et venues des phares
des hélicoptères, qui s’immisçaient jusqu’à l’avenue négligée par les fédéraux. Elle sauta par-
delà la rouille pour atterrir sur les ordures avant leur ramassage et, balayant les possibilités
tout autour, se précipita vers la Honda sportive qui se présentait à elle.
Le dénouement était prévisible, et plutôt que d’en imiter la stratégie jusqu’à la rampe
extérieure, Jack fonçait vers la fenêtre qui donnait sur l’avenue où la CIA s’était déployée et
d’un coup de gâchette, brisa la vitre pour sauter dans le vide sans en connaitre le point de
chute. Le genou craqua sèchement, l’empêchant nullement de rejoindre sa voiture garée un
bloc plus loin, au moment où Cassandra parvenait à démarrer la Honda après avoir neutralisé
l’alarme antivol. Jack chancelait davantage désormais, avec une douleur au genou que la
drogue anesthésiait à peine.
Même s’il avait encore de la peine à garder sa concentration, la moto fut au moins un indice
sonore pour lui permettre de poursuivre sa filature. Il prit la rue perpendiculaire à l’avenue du
Warder quand les pompiers éteignirent le feu à l’étage. Karamazov fut poussé à l’arrière
d’une ambulance sous l’étroite surveillance des fédéraux. Puis le crépuscule fit son œuvre
derrière les toisons de pierre qui étreignaient le Musée de l’espionnage.
[07:05:12]
Le papillon butinait le néon qui crépitait imperceptiblement comme du morse dans le placard
à balai. Les cernes creusés par la fatigue et les années de cafés dilués à la liqueur, l’agent de
sécurité au crâne rasé philosophait sur ce maigre divertissement entre deux gorgées caféinées.
À défaut de se distraire par les huit écrans de surveillance, pour la plupart figés sur des
couloirs de bureaucrates et arrière-cours prenant la rosée du matin, il tachait d’y trouver un
réconfort avec son assistant affecté à la surveillance du hall d’entrée.
- « Quatrième nuit qu’il est posé ici sans battre de l’aile », s’évadant dans sa métaphysique de
l’ennui avec un accent russe corsé. « Tu crois qu’il grave les jours passés dans ce trou à
papillons ? Je sais pas si ces machins ont une conscience ou quoi, mais sérieusement, à quoi il
peut penser ? Des souvenirs des vies antérieures ? Calculer sa stratégie de défense… »
- « Il se d’mande sûrement à quoi on pense pendant qu’tu passes tes nuits le cul sur cette
chaise », totalement désintéressé, rivé sur le guichet de l’écran 2 qui s’animait.
- « J’ai un salaire. Et une conscience. Propre. Contrairement à lui. »
- « Pour c’que ça te sert… »
L’herbe taillée de l’arrière-cour sud perdait quelques gouttes de rosée matinale sous les pas
d’une unité d’intervention officieuse qui descendait le muret haut par une corde. Chaussures,
pantalons, veste et cagoule noires, bien que le camouflage ne concordait plus beaucoup avec
la brume lumineuse qui s’impatientait. L’angle mort était parfait. L’écran 7 manquait le cœur
de l’action, et l’unité, composée de quatre individus connaissait au millimètre le champ
visible de chacune des caméras qui présentaient une menace.
Slattery s’était félicité de son cheval de Troie. Aucun cadeau n’était un geste gratuit et
d’ailleurs, il se méfiait fermement de ceux qui en offraient. Envoyer Zan Yanaka par la cour
de graviers de derrière pour le faire entrer discrètement dans l’ambassade était une manœuvre
intéressée. Les micros auraient été détectés, mais pas les caméras miniatures implantées dans
les boutons de chemise. Le temps que le chef de la mission diplomatique ne le remarque, le
contre-espion aura déjà justifié sa violation d’ambassade. La Maison Blanche acceptait déjà
de lever les charges sur l’attentat dans la baie de Chesapeake, et leur apporter Yanaka en
offrande sur l’autel devait taire les plus protestataires parmi les russes.
- « Il vous fallait aussi les croissants?! Votre machine crache plus de paperasse qu’un séquoia
passé à la scie. Vérifiez les formalités de l’extradition avec l’ambassade du Japon ! »
Frank Capra fit valser quelques feuilles volantes dans l’interstice du guichet cloisonné par une
vitre. Il savait que l’ambassade russe résistait à avaler la pilule et qu’il devait d’abord recevoir
le droit d’entrée du chef de mission, ce qui allait être chose faite.
- « Votre président aurait préféré le pendre en haut de l’obélisque, incorrect ? », prononça le
guichetier avec une maitrise moyenne de la langue, hachée par son accent rocailleux.
- « C’est dire à quel point nous vous servons Yanaka sur un plateau d’argent. La Cour
Suprême renonce aux poursuites de l’attaque sous-marine, Logan ne veut pas vous impliquer
dans un procès olympien parce que les yakuza vous pointent du doigt. C’est un raccourci pour
vous et pour nous, et ça économise le papier à long terme. »
- « Des matriochkas diplomatiques, hmm…», d’un soupir putride que le russe avait retenu
trop longtemps durant sa garde nocturne.
Si Capra restait officieusement sous la responsabilité de la CIA, il s’était engagé avec la
couverture d’un délégué du Département d’État dont l’autorité dépassait de loin l’Agence. Il
gribouilla trois signatures et parapha l’accord tout en inspectant le grand escalier d’ébène orné
d’un tapis rouge impérial. Les hommes qu’il avait à sa disposition pour escorter le yakuza
occultaient bien chaque seconde le passage du hall à l’étage où les expatriés tuaient le temps.
Mais Capra voulait avoir la certitude intime que son vieil ami était bien vivant – ou d’une
certaine manière bien mort – la certitude intime qu’il était devenu ce que Slattery jurait la
main sur la Bible. Autrefois à la Cellule anti-terroriste de Washington, on les appelait « Sonny
et Ricardo », quand ce n’était pas « Tango et Cash ». Mais c’était du passé, en forçant la
pression sur le stylo pendant qu’il marquait sa dernière signature, d’une pointe d’encre qui
semblait aussi saillante qu’une lame.
- « Le bateau sain et sauf est à l’ancre. », verbifia d’après un vers de Walt Whitman un des
pions de Slattery infiltré dans l’ambassade, qui s’était absenté pour fumer sa cigarette et faire
passer le mot.
- « L’unité passera par le plan sud-ouest jusqu’à l’étage après la fin de la ronde dans trois
minutes », rapporta Caughley au contre-espion après avoir fait la traduction du message.
- « La taupe est sortie du terrier, pas plus simple comme code ? », chuchota un subalterne
assigné à la surveillance vidéo, depuis un van similaire à celui que Braxton avait dépêché au
Musée de l’espionnage.
- « Capitaine, ô mon capitaine. » Slattery exultait devant la grille principale, armé de ses
jumelles. « Il arrive. Seconde équipe en place, je ne veux pas un bruissement de feuilles avant
que la grille ne soit ouverte à son passage. »
- « Le timing est parfait. Même la cuisson de dinde de ma mère n’est pas aussi… »
L’austérité implacable de son supérieur coupa à Caughley l’envie de conclure sa phrase. Il ne
se serait pas permis ce genre de remarque mais la nervosité lui faisait perdre ses moyens. Au
fond de lui, il avait cette intuition que Slattery devait être terrifié pour la première fois de sa
vie à l’idée de rater son coup. Mais le Successeur ne laissait transparaitre aucune émotion,
c’était même s’il pouvait gober une mouche en plein vol l’instant suivant. Le verre de ses
lunettes pouvait presque éclater sous la rigidité de son regard et il en oubliait que sa bouche
asséchée criait au manque de cigarette.
La Lincoln Sedan noire arpentait la Wisconsin Avenue en ronronnant. Les vitres étaient
teintées mais à la lecture de la plaque, Slattery avait aussitôt compris que Nate Sorensen en
occupait la banquette arrière. Comme un gamin prêt à allumer la mèche de son premier feu
d’artifice, Slattery en perdait sa salive au moment de donner le signal, raclant le fond de sa
gorge pour repousser la sécheresse. La grille de l’ambassade se déployait.
- « Attendez… », repoussait-il depuis la surveillance vidéo à l’intérieur du van, tandis que la
Sedan avançait au point de patinage. « Et…voiture 1, enclenchez l’interception ! »
Un crossover noir Mercury s’engagea sous la poussée d’une pédale qui démangeait à son
conducteur, puis s’immisça dans le couloir créé entre le portail de gauche et la Sedan.
Sorensen glissa d’un bout à l’autre de sa banquette et sans crier à l’illumination du génie,
réalisa aussitôt que les fédéraux en avaient après lui, car autrement les autorités russes
auraient refermé leur piège, venant en sens inverse. Le sergent de la police avait enfin graissé
la patte de la CIA, ce qui était loin d’être à son propre désavantage pensait-il : il se sentait
rassuré à l’idée qu’en territoire hostile, après l’échec de Valajdopov et la paranoïa des russes
depuis qu’il possédait leur principal holding énergétique, les fédéraux sortaient leur cortège.
- « C’est bon. Ouvrez les portes », à son chauffeur, qui avait relâché l’embrayage.
- « À nous de jouer ! », fouetta Slattery d’une voix plus engagée que jamais.
Épaulé par Caughley et un troisième agent, Slattery descendit du véhicule en gonflant le torse
lorsqu’il s’accrocha à l’angle de la portière coulissante pour prendre de l’impulsion. Cuirassé
d’un veston gris sous le gilet pare-balle, qu’il enfilait moins souvent qu’il ne changeait de
marque de cigarette, le contre-espion traversa la rue et trottait vers les portes du paradis,
quand Sorensen se manifesta à l’opposé du crossover.
- « Nate Sorensen, vous êtes en état d’arrestation pour homicide volontaire en la personne de
Kurtwood Brainer, pour tentative de corruption, pour détournement et extorsion de fonds de
plusieurs sociétés-écran au Moyen-Orient, pour atteinte aux secrets de la défense. Et enfin
pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation avec acte de trahison et d’espionnage au
service des renseignements russes, sous le nom de code AE/Dune. »
[07:11:53]
Pendant le récital, Caughley assista l’autre agent pour contraindre Sorensen à s’agenouiller en
le tenant par les épaules puis à le positionner à plat ventre, tout en lui tenant le poignet gauche
pour y enfiler ses menottes.
- « Vous avez le droit de garder le silence, dans le cas contraire, tout ce que vous direz pourra
être retenu contre vous », sentencia finalement Slattery, qui n’avait eu que peu l’occasion de
sortir de son bureau pour procéder à une arrestation en grandes pompes.
- « Homicide volontaire ? Qu’est-ce que… ?! Et acte de trahison ?! », flirtant avec le bitume
pendant que le soleil se levait au-delà du drapeau flottant de la Fédération de Russie.
- « Vous ne niez pas pour tout le reste ? Vous avez mâché mon travail plus que je ne
l’espérais », alors que le chauffeur était plaqué contre le capot de la Sedan.
- « Le russe, Valajdopov, il se cache là-dedans c’est ça ?? Je me suis fait harceler, torturer par
ce fou, interrogez-le ! Quoi, le président veut enterrer la hache de guerre et trouve un bouc
émissaire plutôt que de heurter les russes ? Je…je veux mon avocat ! On ne parlera pas de
perpétuité, et…et je sais des choses !! »
AE/Dune n’avait pas soulevé l’ombre d’un soupçon pour le condamné. Dans la confusion, il
supposait que ses années d’activité parmi les conglomérats russes se retournaient contre lui,
que quelqu’un voulait l’évincer de la direction. Que les charges ne pouvaient pas tenir
longtemps, mais qu’il s’agissait simplement de lui faire perdre toute crédibilité pour lui faire
perdre par la même occasion ses parts dans sa société d’investissement. Que quelqu’un
voulait empêcher la faillite du marché énergétique peu à peu annexé par Old Fates.
- « Je ne sais même pas par où commencer », regrettait presque le contre-espion derrière son
dos en se grattant la narine. « L’opération avortée sur le paquebot nous avait bien mis la puce
à l’oreille. Les lieux étaient infectés de récidivistes russes, des puces sur un chien de quartier.
Vous n’y étiez pas mais…le gala a été honoré sous votre présidence, et compte tenu de ce qui
est arrivé à votre levée de fonds, Dana Dern n’est pas partie les poches si pleines. »
Comme des abeilles attirées par le miel que Slattery laissait couler, l’équipe de surveillance
soutenue par deux diplomates et leur protection rapprochée dépeuplaient l’ambassade. C’était
à peine si l’armada russe ne retroussait pas ses manches pour parader le menton dur devant les
fédéraux qui venaient de franchir leur rideau de fer.
Au même moment, l’unité d’intervention marchait sur des œufs. Des œufs étendus sur le fil
d’un rasoir. En funambules parfaits, ils félinaient d’une gouttière verticale jusqu’au corridor
du premier étage ouvert sur le jardin central.
Capra était recalé du guichet après ce coup dans la ruche. Le peu d’agents de sécurité qu’il
restait se seraient bien occupés de son cas, mais heureuse coïncidence ou non, Zan Yanaka et
ses geôliers privés encombraient le passage, laissant le champ libre à Capra pour rejoindre
l’étage à pas de velours.
- « La filiation entre vous et un lituanien surnommé Serpico était la pierre angulaire de mon
raisonnement pour démasquer l’agent dormant que je traquais depuis des années. Au même
moment, vous grattez le dos du Washington Post, qui décide de remonter à la source des
détournements de fonds au Moyen-Orient. De causes en conséquences, le meurtre de David
Kleinfeld, que je ne peux encore additionner aux chefs d’inculpation, mais je pourrais presque
ne pas en tenir rigueur. Seulement…Brainer a été retrouvé lapidé entre temps, le gros titre
idéal que vous recherchiez pour couvrir les falsifications des chiffres sur la rente russe. »
Pendant que Slattery s’assécha, Caughley partait à la rencontre des diplomates pour gagner de
précieuses secondes en les caressant au sens du poil.
- « Vous êtes sur la propriété de l’ambassade russe et il n’y a aucune intervention qui puisse
se passer de notre voix ! », s’indigna l’un d’eux à Slattery comme si Caughley n’existait pas.
- « En quoi aurais-je une quelconque influence là-dessus ?!! », s’exclamait Sorensen.
- « Quoi de mieux que le Bureau de l’influence stratégique pour falsifier ces informations afin
de couvrir le marché noir, rediriger les actions sur le cours du marché énergétique, amorcer le
consensus au Moyen-Orient depuis la crise…Fut un temps je suspectais Masri, mais au
mieux, il devait desservir vos intérêts sans le savoir. Par mesure de décence à l’égard du
Congrès, les rares médias hors de votre champ d’action n’allaient pas publier dans l’immédiat
les éléments fiscaux qui vous menaçaient. »
L’as du contre-espionnage était pourtant loin de pouvoir retracer l’organigramme
d’informateurs prêts à démasquer Sorensen. Cooper au Post était renseigné par Newell, lui-
même renseigné par Brainer, ce que le contre-espion ignorait encore. Brainer par l’émir Nazr,
et l’émir tenait ses informations sur Idéon de Donovan Hendersen.
- « Monsieur, vous ne nous laissez pas le choix d’en référer à Moscou et d… »
Slattery aurait prêté plus d’attention à un bruissement de feuille, et en leur direction, leva tout
juste le nez appesanti par ses lunettes avant de recadrer son gibier, dont la sueur faisait
presque fondre le bitume.
- « Expliquez-moi pourquoi j’ai programmé la dissolution du consortium au Moyen-Orient ? »
- « À long terme, cela profitera aux russes, tant sur le marché des armes que sur celui du
pétrole. C’est l’évidence inhérente à cette logique : vous, les russes, peu importe, il est
probable que vous ayez fourni les renseignements sur ce consortium pour attiser la curiosité
du Washington Post, car même si les résultats de fraude vous mettaient en danger, l’ensemble
du Grand Orient était sécurisé. Il vous suffisait de soulever le tapis au dernier moment pour
évincer la vérité sur les extorsions grâce au scandale sur la mort d’un Représentant. »
Caughley attira le regard de Slattery et percuta deux fois de l’index sur son poignet pour lui
rappeler que l’heure tournait. L’unité secrète s’était infiltrée à l’étage et même si le contre-
espion devait poursuivre sa diversion parfaite pour occuper les diplomates, il devait éviter de
trahir ses intentions. Était-il pour autant certain que ses hommes s’en étaient tirés ? Même s’il
se méprenait quant à la genèse des informations connues par le Washington Post, divulguées
par Hendersen pour faire plonger Sorensen, la piste tenait debout, et c’est ce que bien d’autres
avaient cru avant lui : ces informations provenaient des russes. Compte tenu de l’état de
paranoïa provoqué par le donateur au sein du marché énergétique russe, la place vacante
laissée après le départ du consortium au Moyen-Orient pouvait bien continuer de profiter à la
multinationale-mère Old Fates, laissant croire qu’elle s’était retirée.
Capra endossa le rôle d’éclaireur pour informer l’unité du champ de vision des caméras
qu’elle devait contourner. L’équipe se divisait en deux pour prendre à revers la circonférence
des appartements à l’étage. Les diplomates qui n’étaient ni en bas ni dehors étaient cloitrés
dans leur chambre, et l’unité de Slattery n’eut aucun mal à se caméléoner derrière les murs
lorsque certains erraient d’un couloir à un autre.
Au moment où les russes arrivaient aux portes de leur cité, Slattery inclina vaguement le front
pour leur offrir le minimum syndical d’excuse, puis dénatura ses traditions vocales d’une
sorte de réjouissance courtoise pour calmer le dialogue. L’ambassadeur avait aussitôt reconnu
Sorensen, emmené de l’autre côté de la rue, mais la délicatesse de la position dans laquelle il
était à cause de Valajdopov lui fit ravaler sa salive. Le contre-espion savait qu’en lui forçant
la main sur un sujet si sensible, l’ambassadeur allait lui aussi faire preuve de courtoisie et nier
toute relation avec Sorensen.
[07:17:22]
Sur son 31, Yanaka réajusta son col double boutonné où les techniciens de la CIA
avaient implanté deux caméras miniatures d’un champ de vision total de 150 degrés.
Robert Wise, Robert Wise, se répétait Matters pour prendre corps avec son personnage.
Après le départ de Capra, Carrell assurait l’intérim pour livrer Yanaka aux russes
[07:21:55]
Si Caïn avait d’abord été attiré dans les profondeurs d’une caverne en pleine nuit, c’était dans
l’immensité du désert qu’il retrouvait Hendersen, à la lueur d’un ciel crépitant de chaleur qui
pouvait bientôt refléter le sable orangé.
- « Comment tu pouvais savoir que j’allais en sortir ?! », tempêta Caïn comme un enfant
colérique en traversant des décombres d’un des quatre miradors.
Le complexe s’était entièrement effondré sur lui-même et le soldat n’avait pas tardé à
comprendre que son ancien mentor avait enclenché son autodestruction pour en effacer toute
trace. Exactement comme il l’avait fait à son propre sujet dix ans plus tôt après son suicide
présumé depuis les locaux du FBI.
- « J’aurais voulu te poser la même question après avoir été poussé dans le vide. Mais tu ne le
savais pas », soupesa Donovan Hendersen, en succédant à un silence pour en préluder un
autre. « Tu voulais me voir mort. Un fratricide. »
Au milieu de l’abime inachevé, laissant désoler quelques fissures et cercueils de terre tout
autour de lui, Caïn sentait ses jambes s’accabler davantage à chaque seconde. Ils paraissaient
être les deux derniers survivants d’une humanité parvenue à sa perte, rongés par le sang et la
fatigue, livrés à leurs plus simples pulsions.
- « Qu’est-ce que tu as fait… »
- « Tu es le dernier. Ou le premier, tout dépend du point de vue. »
- « Le dernier quoi ? »
- « Le dernier des Pathogènes. »
Les diplomates russes tenaient autant à sectoriser les limites de l’ambassade qu’un enfant qui
traçait sa ligne de démarcation à la craie. Plutôt que de faire tanguer la corde à linge, ils
avaient demandé aux fédéraux de rester en retrait quelques blocs plus loin avant que la
situation ne s’éclaircisse. Par pure provocation, Slattery et Sorensen s’installèrent à l’arrière
de la Lincoln perquisitionnée, dont l’agent fédéral à l’avant perpétua le ronronnement.
- « La propre femme de Brainer a mentionné un détail significatif », se languissait le
Successeur en moulant ses omoplates sur le cuir de la banquette. « Son mari avait découvert
une ascendance entre vous et une multinationale avant de disparaitre, peu après vous avoir vu.
Il se trouve que Valajdopov, car oui, il est passé par mes fourneaux, a confirmé votre politique
de fer sur les lobbys énergétiques moscovites. »
Sous ses moutures, il loucha jusqu’au second portique fermé de l’ambassade, qui menait
jusqu’à l’arrière-cour. Toujours aucun signe de son unité, bien que Capra ait confirmé la
présence de leur cible. La rigueur de l’ambassadeur pour les procédures remémora à Slattery
ce voyage qu’il avait fait en Pologne, où il visita le parc national du Bialowieza, à cheval avec
la Biélorussie. Une démarcation entre deux zones, là où ils étaient en ce moment, comprenait-
il. À cheval entre deux éthiques, deux transgressions : arrêter Sorensen en le faisant passer
pour la taupe et s’en accorder le mérite. Après tant de revers, c’est bien ce qu’il lui restait de
mieux, le mérite.
- « Une dernière chose, si vous me permettez d’apprécier le plaisir de la rhétorique. Les
micros sont coupés, alors entre vous et moi M. Sorensen, puis-je savoir où vous étiez il y a
quatre ans au mois de décembre ? »
- « Sous le sapin, avec votre femme », rétorqua-t-il les menottes aux mains d’un ton maussade
qui n’effleurait pas le moins du monde l’estime de Slattery.
- « Les fêtes du calendrier julien à Washington peut-être, mais vous et moi, nous savons où
vous avez chanté vos kolyadki. Les épicéas du Bialowieza ? Les plus beaux du pays aux yeux
bleus, vous en convenez ? »
- « Monsieur, l’action s’achève dans une minute, aucun signe de notre cible », lui siffla-t-on
dans l’oreillette. « Faut-il se préparer à annuler ? »
Le Successeur refoula cette pensée et retourna prendre la mesure du soleil de l’aube, presque
à se mordre les lèvres de vouloir grimper cette grille pour finir le travail. Avant de faire
claquer la portière, il ne prêta pas plus d’attention à Sorensen qu’une fourmi sous son pied.
- « Vous savez que votre taupe est toujours dehors ! Je devrais être partout à la fois.
L’omniscience même ! Vous pourrez dépeupler la terre que vous ne trouverez pas votre
paix. Vous m’entendez ?! », la portière claquée au nez, sans freiner sa plaidoirie. « Un coup
monté…quand le Congrès aura découvert la vérité, il ne restera plus rien à renseigner dans
vos services de renseignements ! Votre taupe, du sable au creux de votre main !! »
L’expression d’œil de Moscou ne convenait pas assez à la situation dans laquelle se trouvait
James Matters, l’oreille collée à la porte aux motifs incrustés qui rappelait l’artisanat russe du
début du 20ème
siècle. L’entrebâillement laissait filtrer les vapeurs de rumeurs rapportées par
l’ambassadeur, mais Matters n’avait jamais foulé le pied à Moscou, avait-il seulement
recherché une familiarité inconnue à Minsk. Sauf que la Biélorussie, ce n’était pas la Russie,
et la frontière poudrée de blanc se voulait aussi épaisse que la différence entre des congés
payés paradisiaques et un camp de travail forcé.
Il apprenait de deux hommes qui parlaient le russe qu’un avocat avait été envoyé en terrain
neutre près de Langley, afin d’entamer des négociations après l’échec de Valajdopov, mettant
le Kremlin au pied du mur : soit il fallait laisser la CIA poursuivre sa manœuvre et arrêter
Nate Sorensen pour que celui-ci écope théoriquement du meurtre de Brainer ; soit le moindre
roseau dans les roues de l’Agence allait la pousser à inculper Valajdopov. Le tableau était
clair pour Matters, une riposte était envisageable des deux côtés dès l’étincelle allumée par la
mort du président des Représentants. Restait à savoir ce que Slattery mijotait, pour qui il
souhaitait faire pencher la balance, et sa présence à quelques grilles d’ici n’augurait rien de
bon. Quelque part, Sorensen atteignait encore son objectif : semer la paranoïa dans les rangs
russes, et en l’occurrence, la semer chez James Matters.
- « Monsieur Wise », l’interpella Konstantin, l’agent de sécurité venu le chercher pour le
départ, le surprenant sur le vif en pleine tentative d’espionnage aux portes.
Robert Wise, West Side Story…même durant son pèlerinage jusqu’à sa terre d’accueil,
Matters gardait le nom d’un occidental. Les services secrets russes ne souhaitaient pas attirer
les soupçons lors de son émigration, c’est pourquoi ils avaient préféré lui laisser une identité
américaine jusqu’en territoire sûr, dans un des pays satellites.
Évasif à évader, il demeura silencieux et acquiesça distinctement. Il se retourna de quelques
degrés vers le bureau pour donner le sentiment de s’assurer qu’il n’avait rien oublié.
Pertinemment conscient qu’il n’y avait rien à oublier. Il fut escorté dans une longue galerie
princière flattée par une large broderie au sol rouge et or, ainsi qu’une tapisserie qui répliquait
les influences décoratives d’un tsar du siècle dernier. L’arme dans l’étui de l’agent à la traine
d’une cinquantaine de centimètres derrière lui, il ne la perdait pas de vue.
Capra savait qu’il lui restait un répertoire de prétextes plus ou moins convaincants en cas de
d’interpellation, dont celui du besoin pressant avec des toilettes impossibles à trouver. Les
caméras étaient braquées sur lui et il feignait régulièrement d’être agacé par une envie fictive
qu’il ne pouvait assouvir.
- « L’exfiltration se complique à chaque seconde », assénait-on à Slattery dehors.
La broderie amortissait la résonnance des talons de Konstantin mais suffisait pourtant à avertir
Capra de la présence d’un rôdeur. Plutôt que de s’éclipser hâtivement, il consigna au
commando réduit de rester en retrait et poursuivit sa quête d’une démarche suffisamment
emprunte de confiance pour n’éveiller aucune suspicion. Bien que sa mère l’eut nommé Frank
en référence au cinéaste par une sorte de cruauté amusée, Capra n’avait rien des années 1950
et héritait davantage des scandinaves à la peau blanche, les cernes plombées et les yeux bleus
froids comme une rivière d’hiver. Les années d’alcoolisme l’avaient peut-être privé de
quelques cheveux et avaient assombri son teint, mais sa mémoire n’avait jamais flanché. En
s’avançant au même rythme que les deux hommes au bout de la galerie, Capra se sentait prêt
à croiser le fer dans une joute qu’il avait longtemps attendu. L’agent de sécurité, Konstantin,
ne l’intéressait pas, mais cet homme…au crâne rasé, à la barbe brune autour de la bouche,
pouvait-il reconnaitre en lui quelque chose de familier ?
Et dans ces yeux froids comme une rivière d’hiver, Matters pouvait-il déceler quelque chose ?
Les deux hommes ne s’étaient pas vus depuis près de huit ans, peu après la démission de
Capra le jour de l’opération Crépuscule, alors comment pouvaient-ils encore se reconnaitre ?
La seconde où ils se croisèrent dura une éternité, poussant à la retraite leur mémoire, rendant
vain tout effort de reconnaissance. Puis quand ils se firent dos l’un et l’autre, quand aucun ne
résista à la tentation orphique, James Matters savait autant que Frank Capra. À l’époque où ils
faisaient équipe, ils auraient pu se reconnaitre dans le noir complet, les mains bandées et la
bouche bâillonnée. Ce n’était pas un crâne rasé ou une barbe, aussi réelle semblait-elle qui
allait égarer cette intime conviction, et Slattery ne devait pas l’ignorer en l’envoyant ici.
Avant même d’atteindre l’embranchement de la galerie à la suivante en perpendiculaire,
Matters freina la cadence et s’empara de l’arme dans l’étui de l’agent, le frappant ensuite d’un
coup de crosse doublé d’une percussion du coude au visage, et du genou au ventre. Konstantin
à terre, Capra engagea seul la poursuite, conscient qu’il ne pouvait pas entraîner les deux
agents de terrain en attente près des escaliers qui menaient à l’étage supérieur.
- « James ! », cria impulsivement Capra pour alerter les hommes de Slattery, forcés d’esquiver
la trajectoire de la cible en prenant l’escalier adjacent.
Celui qui prétendait désormais s’appeler Robert Wise concourait à l’ascension la plus rapide
de ces marches tout en vérifiant le chargeur de l’arme. Capra accusait une vingtaine de mètres
de retard depuis que ses poumons épongeaient toutes sortes de liqueurs. Au second niveau,
Matters s’échappa le long d’une nouvelle galerie et fit irruption dans le bureau d’un diplomate
en séjour, dont le large balcon de pierre débouchait sur l’arrière-cour. Il barricada la porte
avec un fauteuil daté de la révolution bolchévique au moment où l’unité gagnait le corridor,
lézardant hors du champ des caméras avec trop peu de conviction.
Le chargeur, toujours chargé de deux balles. Le cran de sécurité ? Déjà enlevé. Le balcon ? La
chute pouvait être fatale. Le bureau attenant ? On l’encerclait probablement déjà. Descendre
par la gouttière, avertir la sécurité de l’intrusion ? C’était trop tard, les caméras avaient filmé
l’agression et même si l’ambassadeur pouvait fermer les yeux sur son geste, son extraction
pouvait être repoussée de plusieurs jours. Les placards à balai de Guantanamo ? Qu’est-ce
qu’il lui restait comme option ? Le balcon, évalua-t-il une seconde fois ? Fatal peut-être, et il
finirait en garde à vue. Capra tentait de débrayer la poignée dorée en vain, et le commando fut
contraint de déloger la porte à coups de pieds, quand bien même ils pouvaient mettre en péril
leur infiltration. Slattery n’allait pas accepter de repartir les mains vides et c’était eux qui
seraient voués à finir au goulag s’ils ne ramenaient pas la taupe par tous les moyens. Deux
balles, estima Matters, en comprenant également que le gouvernement ne pouvait pas le
soutenir en cas de conflit à balles réelles, malgré la violation territoriale.
- « Alpha-Echo, restez prêt à cueillir le suspect au sud de l’arrière-cour ! », risqua le leader du
commando cagoulé au reste de son unité.
- « Il est armé, on ne peut pas risquer un échange de tir !! »
- « Cette mission n’est pas sous votre commandement M. Capra. Évacuez les lieux le plus vite
possible ! »
Slattery aussi paraissait manquer d’oxygène dans ses poumons quand il écumait furieusement
des lèvres, à mesure que l’infiltration semblait compromise.
- « Que quelqu’un s’occupe d’ouvrir cette grille ! », rageait-il la limite du périmètre de
l’ambassade, en vibrant d’anxiété aussi distinctement que son portable au même instant.
« Slattery. Qui est-ce ? »
- « Alan Bauer. Dites-moi que vous portez l’immigré sur la pointe des pieds ? »
- « C’est compromis, c’est lui qui risque de finir sur la pointe des pieds la corde au cou. »
AE/Dune tentait d’identifier tout tireur isolé qui pouvait l’atteindre depuis les murets qui
cerclaient la cour de graviers. La porte allait être délogée d’une seconde à l’autre, et même si
la milice de l’ambassade surprenait le commando, Matters allait devoir raser les murs de trop
près pour éviter une balle perdue. Et comme les murs avaient des oreilles…Capra…il n’était
plus fiché en tant qu’agent gouvernemental, la CIA avait dû trouver un subterfuge pour en
faire leur chien de garde ici, interpréta AE/Dune.
- « Vous aurez quand même votre couronne de lauriers. Je vous ai livré Sorensen sur du
velours pour le faire publiquement passer pour votre taupe. Le sort de Matters ne vous affecte
pas, qu’il soit mort ou vivant, vous avez fini par mettre la main sur votre coupable. »
Capra avait ignoré les directives en se rendant dans le bureau attenant. Il négocia en vain avec
une femme de ménage pour l’empêcher de cafarder, mais le raffut sans cesse plus intense du
commando instilla plus de panique qu’autre chose. Matters foula un pied sur le balcon, l’arme
lui glissait bientôt des mains à cause de la sueur. Une toute autre sueur que celle qu’il avait
secrété pendant le procès de Yanaka à cause de la fournaise d’été.
- « Ce n’est pas un prix à payer suffisant pour lui… », avisa Roger Slattery, époumoné.
En parlant de corde au cou, le contre-espion s’était affranchi de la sienne pendant que sa proie
de toujours était pendue comme le parfait appât pour arrêter également Nate Sorensen. Le
marché passé avec Alan Bauer était sans vices : offrir Sorensen à la CIA, affublé de toutes les
charges qu’il pouvait craindre, afin de l’exclure d’Old Fates et de l’OIS sans risquer qu’il ne
fasse appel. En un mot, sur le long terme, trouver le bouc émissaire parfait à la ruine planifiée
du système occidental. Une utopie avait toujours pensé Slattery, Bauer voulait redistribuer les
richesses mondiales et mettre un terme à l’impérialisme américain de l’après-guerre. Le
contre-espion n’avait aucune vue d’ensemble, et s’amusait juste du fait que Bergman était un
virus obsolète pour décrédibiliser les vertus de l’Agence. En retour, tout le monde féliciterait
Slattery de son filet de pêche bien garni, l’arrestation tant rêvée, le laissant vaquer à une
retraite méritée. Bauer lui demandait juste d’hameçonner AE/Dune par la porte de derrière, en
toute officiosité, éviter l’attention des médias, une comparution devant la Commission…
- « Vous avez retiré le dernier des diamants russes de votre jardin Roger. Je ne sais même pas
comment vous avez su que c’était lui, mais j’apprécie votre assentiment de l’envoyer à
Guantanamo avec autant de discrétion que Viktor Drazen il y a quelques années. »
En réalité, la discrétion n’était pas vraiment de mise puisque l’ambassade devenait une
véritable théière en ébullition. Capra, le commando, Matters, la sécurité qui s’activait, les
diplomates qui se concertaient avec Moscou. Et puis Caughley, discret comme un chat noir
devant des pleins phares, qui signalait que Capra avait été repéré.
- « Un suspect comme un autre à l’origine », confessa Slattery au téléphone en perdant la
cigarette à laquelle il se cramponnait comme un chapelet. « Ce qui l’a trahit était cette
opération dans notre base sous-marine. Il pensait que seuls votre…Jack Bauer », se corrigeant
après hésitation. «…et Cassandra Evans étaient impliqués. Mais il ignorait que Ned Martins
était dans le coup, lui aussi. »
Après avoir récupéré les informations à la base de la CIA, Matters ne pensait pas que les
soupçons pouvaient se tourner sur lui. C'est pourquoi après la mort présumé de Jack, même si
on pouvait suspecter sa disparition suite à son débriefing, rien ne le reliait aux russes. Il s’était
ainsi dirigé tête baissée vers l’ambassade, plutôt focalisé sur la menace que représentaient les
yakuza que celle de la CIA. Et pourtant, Slattery était déjà prêt à le cueillir…
- « C’est Martins lui-même qui m’a fait part de ses doutes à propos de cette histoire
d’échantillon. À propos de notre contact sur place aussi, Huggins, que Jack devait retrouver »,
poursuivait sans souffle le contre-espion.
Tout s’accélérait trop vite pour Matters, nauséeux comme s’il devait rattraper un train en
marche censé l’envoyer dans le lieu qu’il maudissait le plus. Puis y avait-il un seul lieu qu’il
ne pouvait pas maudire, un foyer dont il ait réellement rêvé un jour ? Quelque part, quelque
chose qui ne lui prouvait pas qu’il fût encore en train de fuir. Comme si Ulysse avait oublié
son passé à Ithaque, sa famille, qu’il avait erré des années sans savoir pourquoi et sans savoir
où revenir. Matters ignorait pourquoi cette analogie lui venait en mémoire, c’était peut-être ce
nom qui résonnait une dernière fois en son esprit, Robert Wise, West Side Story. Passer
d’ouest en est, d’est en ouest. East Side Story. Transfuge, un mot qui résonnait en lui comme
une épée de Damoclès, voilà la seule utopie qu’il pouvait encore se permettre. Mais ce mot-là
lui rappelait trop qu’il parlait encore d’une fuite. Fuir au-delà, mais au-delà de quoi ?, en
reposant sa main droite moite sur les ornements de pierre du balcon, cherchant la force de
hisser sa main armée jusqu’à sa tempe.
- « Quand Matters a quitté Yanaka, quand il a décidé de trahir le camp des yakuza pour venir
rejoindre la CIA, jusque-là tout était du théâtre ? La carte du patriotisme ? »
- « Nous faire croire que son berceau était l’Amérique. Je savais que Yanaka avait ses
connections avec les russes à ce moment. Une seule chose n’a pas tourné rond dans le plan de
Matters : Cassandra Evans ne devait pas craquer sous la pression en parlant de ce qui s’était
passé dans cette base. La taupe présente à Minsk il y a 4 ans ? L’info n’aurait pas dû filtrer, si
je ne lui avais pas mis la pression. »
- « Matters a trop fait confiance à cette femme… », suspendait en allégations Alan Bauer.
- « Et j’avais planté la graine parfaite dans la base sous-marine : je savais qu’il y avait là-bas
des renseignements qui captivaient les russes. J’ai délibérément envoyé Matters sur place,
sous prétexte qu’il devait estimer si Evans voulait doubler l’Agence, puis estimer moi-même
sa réaction. Je les ai tous les deux utilisés à mon avantage : comme prévu, il s’est éclipsé du
complexe avec les renseignements photographiés, d’après elle, et sans transmettre
l’échantillon. Ce jeu sophistique avait une autre logique intrinsèque. J’ai laissé croire que
toute mon énergie était consacrée à Serpico, et j’ai refermé l’étau pour l’empêcher de quitter
le pays. La taupe n’allait pas prendre le risque de l’aéroport privé, et l’ambassade lui semblait
un luxe à se permettre pour la raison évidente que les échantillons en sa possession ne
pouvaient l’incriminer de quoi que ce soit. Votre leurre, une idée brillante… », se rassurait
encore Slattery au gré des gémissements de l’alerte qui sonnait à l’intérieur de l’ambassade.
En justifiant ainsi des actes délibérées et anticipés à la perfection, Slattery entendait se
rassurer et se distraire de son impuissance actuelle. Il lui fallait maintenir l’ego pour
contrebalancer la réalité qui le hantait : ne pas attraper Matters et perdre la valeur du mérite.
Une partie du commando se préparait à l’extraction depuis la cour mais leurs mouvements
étaient limités à cause des déplacements imprévus de la sécurité. Un groupe de quatre agents
de sécurité russes réveillaient leur collègue évanoui puis se déplaçaient en chœurs jusqu’au
second étage. La porte du bureau où s’était exilée la taupe abandonnait peu à peu toute
résistance, pendant que Capra partait se rendre pour ralentir la sécurité.
- « Les russes ont toujours cru à cette histoire d’échantillons sanguins pour activer Sombres
Soleils, leur information la plus précieuse, une chimère. J’ai joué le jeu jusqu’au bout, même
Sorensen ignorait comment utiliser les pathogènes…que tout se passait dans leurs
cerveaux… », alors que Matters enracinait le canon de l’arme sur sa tempe gauche. « Les
encéphalogrammes, des tracés qui ont en commun avec vos détecteurs de mensonges. L’encre
de l’organisme, de tout ce qui nous rend humain. La coordination des mouvements… »,
prologua Bauer, dont Slattery ne pouvait que sentir la tessiture trop parfaite et assagie de sa
voix, sans concevoir où il pouvait se trouver.
Le doigt caressait la détente, la tempe prenait le sceau du canon tandis que l’exilé au départ
montait sur la balustrade de pierre.
- « L’activité du cœur, des poumons… », poétisait-il encore.
Les yeux clos, Matters humait la brise éphémère, et expirait aussi profondément que ses
poumons lui en laissait la possibilité, déjà étouffés par le rythme cardiaque qui ventilait
comme s’il risquait une attaque avant même de chuter dans le vide.
- « Les hémisphères, avec nos émotions. »
La sueur était telle sur les joues de James Matters qu’on la confondait avec les larmes qui
s’échappaient de ses yeux, plus happé par la crainte d’être arrêté que par celle de mourir.
En plus d’avoir été trompé par Cassandra, qui avait fait part de ses suspicions à la CIA en
cherchant à sauver sa peau et celle de Jack, Matters aurait été illusionné par Ellen Riss.
D’après les spéculations fantasques de Slattery, celle-ci devait séduire Jack lors de l’opération
Aurore Boréale, mais sa mort précipitée sur un cargo en France avait poussé ses employeurs à
la remplacer par quelqu’un d’autre : Cassandra Evans. Les deux femmes ne se sont jamais
préoccupées de Matters comme il s’en soulageait, mais n’existaient que pour Jack. Cette idée,
bien que purement insupportable aux yeux de Matters avait pourtant assez germée pour
éveiller en lui le courage d’appuyer sur la détente, une fois devant le clone de Jack. Cette idée
allait-elle pour autant exhumer le courage pour appuyer maintenant sur la détente, devant son
propre destin ? Une alternative à Ellen Riss, c’était pour cette raison que Cassandra fascinait
tant Alan Bauer et qu’il avait sciemment élaboré un plan pour l’attirer auprès d’Old Fates.
Mikhael Drakov, membre de la multinationale, avait programmé l’arrestation de Radford à
l’Agence jusqu’à sa mort simulée puis son exfiltration, l’écartant du procès sur les failles de
l’après Crépuscule. Cassandra n’avait qu’à rejoindre le train en marche, devenir la parfaite
transfuge, dire à l’Agence ce qu’elle voulait entendre tout en ruminant sa fuite avec Radford
et Jack. Bien qu’Old Fates aurait pu l’enlever des années durant, Alan Bauer temporisait
jusqu’à ce jour afin d’observer ses réactions, notamment face à l’existence d’AE/Dune. Il se
félicitait aussi des théories qu’elle avançait à la CIA à propos des pertes de mémoire de Jack.
Et autant que Slattery songeait à son face-à-face avec la taupe, le père d’Old Fates songeait à
son face-à-face avec cet objet irrésistible du désir que Cassandra était à ses yeux.
- « Et enfin les facultés intellectuelles, agir selon notre désir. »
La gravitation poussait le dernier diamant russe vers la tombe plus qu’il ne l’avait jamais
ressenti auparavant, magnétisé par l’allée aux graviers avec une pesanteur extrême.
L’équilibre d’un funambule, à cheval entre deux transgressions qui se jouaient à la force du
souffle matinal. Celle d’une vie où il serait privé de ses gestes, privilèges, et facultés, emmené
vers une lente mort cérébrale, où seule la torture pouvait lui laisser un arrière-goût de ce que
cela signifiait de vivre. Et celle d’une mort qui pouvait peut-être faire revivre sa renommée,
lui laisser le doute sur ce qu’il pensait avoir accompli, lui accorder une dernière jouissance
dans la pulsion de mort qui l’envahissait. Le doigt et la détente ne faisaient plus qu’un,
conciliant ces deux milieux hétérogènes, dont la ligne de démarcation devenait de plus en plus
évidente pour James Matters. L’alarme, les coups dans la porte, les clameurs de l’enceinte,
tout se dissipait, tout s’abandonnait à l’évanescence.
La porte fut enfoncée par le leader du commando au moment où Capra fut interpellé. La cible
était à bonne portée pour le tireur, qui tenait en joue son 9mm silencieux d’urgence pour ce
qui semblait justement être un cas d’urgence. Les hommes de Slattery étaient déjà dans la
transgression et ne se laissaient pas enivrer par les sifflements du vent quand le responsable de
l’unité appuya sur la détente, à l’unisson avec James Matters, à l’issue de sa délibération. Le
premier tir percuta l’épaule gauche de la taupe avec une avance infime sur la salve du
suicidaire. Quand Matters s’était décidé à concrétiser sa tentative, la balle qui devait parcourir
son cerveau avait naturellement dérivée, dès lors que l’épaule et le bras avaient dévié de leur
axe à cause de la perforation creusée en haut de l’omoplate. Faute d’avoir pu coordonner le
tir, la balle pénétra par le flanc du squelette crânien et s’échappa par l’orbite gauche.
Quelques centièmes de seconde plus tard, avant même que le leader de l’unité ne pût spéculer
sur la réussite ou non du tir de Matters, il s’empressa de se rendre sur le balcon avec l’élan
dramatique d’une tragédie grecque. Le corps jonchait l’allée de graviers, comme une
marionnette jetée après trop d’années d’usage. Une chute de deux étages, mais peut-être pas
aussi mortelle que le funambule ne l’avait espéré. De son visage ensanglanté transparaissait
surtout la blessure plus épaisse que toutes les autres depuis son orbite gauche. Le sang versait
depuis cette source et coagulait comme si la lourde pesanteur venait l’affecter. Slattery avait
coupé court à la conversation quand il eut un aperçu médiocre de l’envolée de sa taupe,
incapable de dire plus qu’un autre si elle lui avait été fatale. Même si l’œil droit demeurait
intact, James Matters fut incapable de capter la moindre lueur, comme si son âme s’évertuait à
ne pas quitter un corps paralysé et perdu à tout jamais. Il recracha sèchement de
l’hémoglobine avec l’instinct d’un marin qui survivait à une noyade, puis tenta de vaincre la
gravité en soulevant sa dernière paupière. Mais l’effort était plus compliqué que de se
déplacer avec un boulet aux chevilles, et Matters n’entendait que les pas sur les graviers, sans
pouvoir dire de quelle nature ils étaient.
Slattery aussi était rongé par cette tentation orphique de se retourner et aller se coller à la
grille dans une ultime supplication. Tendre les mains et ramener sa taupe jusqu’à lui, voilà de
quoi étaient faites les ruines de son fantasme. Mais il aurait été démasqué par les caméras et
se serait rendu aussi coupable que Sorensen. La surveillance ne fermait pas l’œil de la caméra,
et bien que le commando pu se réunir au complet dans l’arrière-cour, notamment par une
descente en rappel depuis le second étage, ils étaient plantés en plein milieu du champ. Ils se
mobilisaient pour traîner leur suspect un peu plus loin dans la boue, alors que la sécurité allait
arriver à leur niveau, et s’efforçaient d’accorder les dernières grâces du contre-espion.
- « Comment on sort d’ici ?!! », s’entretenaient-ils entre eux par-delà l’alarme.
- « Comme on est entrés ! »
Slattery n’en discerna pas un mot, tout s’abandonnait encore à l’évanescence. Ses résolutions
s’envolaient à la même cadence que ses rêves. Il se tenait au seuil de la porte de pampres en
acier, à implorer dans un grand deuil un simple contact humain avec l’homme qui lui avait
souri au nez toutes ces années. La caméra plongeante devait fixer curieusement le contre-
espion, semblable à ces endeuillées italiennes prises par d’intenses crises de marche funèbre.
Qu’il gratta encore son trophée et le vernis à la couleur de l’or pouvait s’émietter et s’envoler
aux délires du vent. Il immisça sa main droite aux travers de la grille pour palper sa taupe
l’espace d’une microseconde, mais le commando se rassemblait pour la faire passer au-delà
d’un mur qui se déformait désormais en rempart. Et la sécurité russe réduisait l’écart à
chacune de ces microsecondes. Un rire nerveux, épileptique, cancérigène toucha Slattery, qui,
du point de vue de Matters – du moins ce qu’il restait de son œil semi clos – était condamné
derrière ses barreaux. La place du fou et l’homme qui en rit.
[07:37:46]
21 grammes devaient faire la différence pour hisser James Matters au-delà du mur.
Dans l’évasion, il fut drainé entre quelques pins noirs et une terrasse de lys blancs.
Après avoir fait le tour de la capitale pour écarter toute filature, les sbires d’Alan Bauer
étaient au point de rendez-vous avec Radford.
Jack se raccrochait à la centaine de mètres de retard derrière la moto de Cassandra. Le
moteur avec cylindres en V l’emportait sur le silence de l’aube, facilitant la traque.
[07:42:29]
Caïn aussi portait le masque de l’endeuillé. C’était tout juste si un buisson d’amarante avait
pu le perturber, et il n’en était rien. Une steppe aurait été une bénédiction, mais il n’y avait
que le désert et ses traces de pas. Le désert et ce qu’il avait recraché. Le monde s’était fissuré
sous eux et ils se tenaient debout, séparés d’une dizaine de mètres dans leur duel. Hendersen
savait que son ancien protégé aurait tiré le premier et il n’était pas là pour l’en dissuader. Une
chambre mortuaire à ciel ouvert, épongé par les entrailles arides de l’Afghanistan. Mais pour
Caïn, qu’était-ce tout cela, si ce n’était le sanctuaire de l’oubli ?
- « Regarde devant toi. Qu’est-ce que tu peux voir ? »
- « Rien. Un aperçu du néant. »
- « De l’espoir. Des possibilités. Une infinité de sentiers », surenchérissait Hendersen, les bras
qui gesticulaient comme une boussole déréglée. « Une route de la soie, voilà ce que t’as tracé
Old Fates. »
- « Une route vers quoi ? »
- « La direction du département de Sorensen. Ce qui fera de toi un membre privilégié d’Old
Fates. Les fonds qui ont été approvisionnés sur ton compte pour échapper à la cour martiale,
d’où venaient-ils à ton avis ? »
- « Ta route de la soie ? Je comprends mieux pourquoi tu m’as assigné au procès Vechnika, au
témoignage de Jack Bauer. On avait les pieds sur la même marelle lui et moi. »
Le soldat dépouillait la transpiration frontale avec son avant-bras. Aéré par le marcel blanc
enfoncé à l’intérieur de son treillis militaire, il n’en était pas moins malade de profondes
nausées dues à la chaleur. En la matière, l’expérience d’Hendersen prévalait sur la sienne. Sa
conquête de l’Est avait été amorcée dès la guerre froide, soupçonna Caïn, en comprenant que
le projet des pathogènes devait dater d’Eisenhower. Une conquête idéologique ? Old Fates
prônait une idéologie libérale pourtant éloignée de la fièvre capitaliste et anticommuniste des
années 1960. Si Hendersen espérait contaminer le Moyen-Orient de sa philosophie, comment
expliquer qu’ici subsistait toujours l’influence de l’impérialisme américain ? Minute
man…aurait-il lancé une frappe à grande échelle sur ces pays en se servant de mon cerveau ?
La reconstruction. Réorienter les relations internationales, la valeur des richesses…Une
frappe synchronisée ? Caïn médusait les éclats brillants aux pieds de son alter ego quand il
réalisa que celui-ci parlait dans le vide :
- « Le père de Bauer a créé avec moi la multinationale, c’est lui qui a proposé de faire de son
fils le premier pathogène à sa naissance. J’avais les connexions, lui les ressources. Il avait le
coude posé sur la Banque Mondiale. Il murmurait à l’oreille des chevaux. »
- « Woods, McNamara, ces hommes, le père de Bauer était l’homme de l’ombre ? »
- « Il a influé sur la reconstruction de l’après-guerre. Des après-guerres. De celle en
Afghanistan. Si l’empire romain n’avait pas inventé les détournements de fonds… »
- « Un voleur pacifique, c’est comme ça que tu veux me corrompre ? »
- « Ton père aurait eu le même jugement. Un juriste, c’est ce qu’il nous fallait, mais un juriste
avec ses failles », exilant l’air en pointant de la main les fissures dans la terre. « Il n’en était
pas à sa première femme à ta naissance. Et ce n’était pas une affaire. L’autre enfant aurait pu
être aussi illégitime que toi. »
- « T’as inventé tout ça… », fendant l’entre-sourcils sur le ton d’une certitude si assurée
qu’elle ne pouvait que cacher un doute accablant.
- « Ca explique mieux ses absences non ? Tu étais le pathogène qu’il nous manquait. Il était
partagé entre deux vies. Et n’ose pas faire du sentimental maintenant, toi ou ta mère, vous
n’avez manqué de rien. Les trois autres pathogènes ont vécu dans des éprouvettes », imagea
l’ancien directeur de la DIA, sans oser parler de la séquestration à vie de trois hommes dès
leur naissance. « Nés au mauvais endroit, au mauvais moment. Notre assurance que Sombres
Soleils restait opérationnel grâce à leurs encéphalogrammes. Il y avait juste toi et Jack Bauer,
libres tels deux oiseaux migrateurs. »
La brise paraissait fissurer plus encore les dalles granulées sous les pieds de Caïn, mais ce
n’était qu’un tour de son imagination. Son esprit vacillait plus qu’il ne l’avait jamais fait au
moment où la Terre s’était arrêtée de tourner. Et il aurait préféré tourner encore avec elle,
avancer plus loin dans son périple, la faire tourner comme un rongeur dans sa roue jusqu’à
l’essoufflement. Caïn était essoufflé. C’était peut-être pour cela que tout s’était figé d’un
coup, qu’il n’y avait plus que lui et le titulaire de son destin dans une antichambre qui n’avait
rien d’une route de la soie.
- « Vous étiez notre héritage », pacifia Hendersen en poursuivant son récit. « Pour Bauer, les
choses ont mal tourné au Kosovo, il reste des pointillés à son histoire. Bergman l’a mis en
relation avec une femme qui avait un passé commun avec lui. La mèche était humide, ça n’a
pas pris. La CIA a cuisiné cette femme aujourd’hui, elle aussi spécule sur Bauer. »
Avant de s’engager auprès de l’armée, Caïn suivait encore de près les activités en freelance de
Jack et Cassandra, mais sa promotion accélérée sur le terrain l’avait empêché de faire
clairement connaissance avec elle. En le sentant distrait, Hendersen resta évasif à ce sujet.
Aucun intérêt à expliquer qu’il se servait de Radford pour enivrer Cassandra vers Old Fates.
Elle était, à cet instant, à quelques rues du Lincoln Mémorial, un train de retard derrière
Radford, et malgré les imprévus du scénario – la mort prématurée de Linda Radford, sa
vengeance qu’elle ruminait –, elle continuait d’avancer vers la carotte qu’on lui tendait.
Hendersen n’était pas dupe, beaucoup d’efforts pour une seule personne, qui avait peut-être
dit la vérité à la CIA en ignorant si Bauer se souvenait ou non du Kosovo. Mais il se consolait
à l’idée que Caïn avait un instinct de survie comparable à l’ancien Delta. Qu’il allait s’en tirer
vivant du désert, et qu’en cela, l’héritage pouvait perdurer.
- « Même depuis ta tombe…», débrida Caïn en renouvelant le revers de son avant-bras sur son
front, non sans contenir le ressentiment qui l’exaltait de plus en plus, « …tu continuais de me
manipuler pour que je sois là aujourd’hui. Face à toi. Pour m’asseoir sur le siège de l’OIS, un
siège que je cherchais à renverser depuis plus de trois ans. »
- « Le roi peut tomber mais le royaume s’en remettra. Si tu n’acceptes pas de contrôler les
ressources de l’OIS pour effacer toutes les preuves qui te lient à moi, aux informations qui ont
été transmises par l’émir Nazr et qui t’ont aidé à faire plonger Sorensen, les conséquences
seront lourdes. Tu écoperas avec lui de toutes les retombées médiatiques de l’après Sombres
Soleils, de la révélation et dissolution de la Coalition. Tu étais dans la même pièce que Frank
Bergman au moment de sa mort, et il y a des témoins…on en jugera que tu voulais prendre sa
place à la tête de la Coalition en l’assassinant. Les chasseurs retrouveront mon corps ici dans
peu de temps, et toi en train de prendre la fuite. Qu’est-ce que tout le monde va conclure
hein ?! Un coup d’Etat pour me renverser ! »
Caïn s’effondra à genoux et posa son empreinte sur les paillettes de sable rugueuses, le regard
qui criait sa détresse silencieuse, déchiré, à blâmer la terre, ou quelque chose qui s’y trouvait
enfoui. Hendersen attendait une réaction, s’approcha de deux pas puis garda du recul.
- « Qu’est-ce que ça veut dire… »
- « Ca veut dire une chose Danny : tu es maintenant à la tête de l’OIS, et tu tiendras le
gouvernail d’Old Fates. Si tu t’en tiens à tes convictions, ton utopie de révéler la vérité sur nos
actes au monde entier…alors tu seras enterré avec moi. Ou tu peux décider de tout dissimuler
comme Sorensen l’a fait, de rendre ce monde meilleur en perpétuant nos idéaux, te préserver
d’une injustice. »
Le soldat aurait mieux aimé mourir, traduisaient ses yeux, et emporter même l’autre dans la
tombe. Si Hendersen en venait à quitter ce monde, Caïn devenait aussitôt le ventriloque
derrière Old Fates. Pouvait-il démanteler cette… « Multinationale », puisque c’était ainsi
qu’on l’appelait pour se cacher la réalité ? En aurait-il même envie ? Quelque part, il
souhaitait à jamais négliger la question.
- « Tout à l’heure, je parlais de décence de venir me voir à l’hôpital, mais ça n’a rien à voir
avec de la décence. La tentation et sa peur. Quand ton père était sur son lit de mort et toi à son
chevet, son fils, celui de son premier mariage voulait venir le voir. Comme vous ne deviez pas
vous rencontrer, l’œil de la Providence sur de beaux billets verts l’en a dissuadé », continuait
Hendersen en faisant crépiter la sècheresse de ses mots comme des flammes.
La chemise blanche, qui avait viré au beige, vira cette fois au rouge pour Caïn. Un taureau
dans une arène ouverte. C’était un jeu de provocation et de tentation, et comment y résister ?
Hendersen voulait le pousser au meurtre, et c’était assouvir un instinct pour en assurer un
autre : celui de sa propre survie. Lui, Matters, Sorensen, quelle différence y avait-il ?
L’innocence était une notion aussi flottante qu’un grain de sable au milieu de la tempête.
- « Un fils bien plus illégitime hein ? », achevait Hendersen en lui tendant la pomme de
l’aversion. « Le plus ironique, c’est que lui aussi, il eut une carrière quelconque en tant que
juriste. Un bel héritage, un domino qui en entraine un au…»
La bête chargea aussitôt et se laissa gagner par la fièvre qui le dépossédait de toute raison
dans une transe pulsionnelle. Il plaqua Hendersen au sol exactement comme un domino
causait la chute du suivant. Exactement comme il avait provoqué sa chute du haut de
l’immeuble fédéral il y a des années. Caïn en fit son martyre en alternant droites et gauches de
ses poings gonflés, puis lui saisit la gorge sans aucun autre plan que de le faire taire à jamais.
Le dominé n’abdiqua pas si facilement et frappa Caïn à l’angle de la nuque avec le tranchant
de la main. Libéré de l’étreinte, il recula pour reprendre sa respiration et essuya un nouvel
enchainement du soldat dans un corps à corps spiralesque. La rapidité, la créativité, la fougue
face aux techniques de défenses du senior. Il ne devait pas être à la tête du secteur de la
Défense pour rien, et malgré la soixantaine d’années qu’il accusait, il résistait aux manœuvres
du soldat pendant quelques secondes sans perdre l’équilibre.
L’un et l’autre furent vite contaminés par le sang, et ils se rapprochèrent dangereusement
d’une crevasse en contrebas. Caïn profita d’un instant d’étourdissement de son adversaire
pour lui saisir le bras, lui briser l’articulation du coude et le refouler d’un coup de pied
critique au ventre. La chemise beige et rouge déchirée, Hendersen commençait littéralement à
mordre la poussière quand le soldat lui enfonça la tête dans le sable par les cheveux. Il
l’étouffa par son bras droit enroulé autour du cou, et appuya sa paume gauche sur le coude
opposé afin de consolider l’étreinte. Hendersen se raidissait comme un serpent pris de
convulsions et déchirait le sable avec ses ongles dans son désespoir. Sans cesser de se
débattre, il griffait Caïn jusqu’au sang au niveau de son mollet, alors que le soldat bloquait les
deux épaules de son adversaire avec ses genoux, puis faute de solution, le vieil homme lui
lacéra l’avant-bras avec ses dents. Caïn lâcha prise à la sensation de sa plaie désengorgée de
sang, le faisant chavirer d’un étourdissement sans fin. La sensation suivante fut l’envie de
cracher tous ses boyaux, alors frappé au ventre et à la mâchoire. Son fémur sembla s’affaisser
plus que si son talon ne fût percé d’une flèche. L’œil semi clos, aveuglé par le mur toilé
d’azur qui le surplombait, Caïn rêvait de la douceur d’un repos, et hagard, répéta sa charge sur
Hendersen en l’emportant avec lui dans la crevasse.
La chute ne fut pas si haute, mais ils eurent pourtant le sentiment d’avoir vécu la déchéance
de Lucifer. Un cercueil de sable, presque forgé sur mesure pour les deux hommes qui se
tenaient côte à côte, allongés sur le dos. À la belle étoile, mais sans nuage à contempler, rien
que le désert des cieux funèbres qui miroitait celui de la terre. Caïn n’avait pas encore réalisé,
fut-il incapable de dire si sa colonne vertébrale avait lâché ou s’il était parfaitement capable
de marcher. Le souffle coupé, il tourna lentement la tête sans bouger le reste de son corps.
- « La théorie des dominos », épiloguait Hendersen grâce aux dernières nuances d’oxygène
qui parcouraient sa gorge. « Eisenhower prenait cette expression pour évoquer le basculement
d’un pays envers l’idéologie communiste, qui entraîne par contagion ses pays voisins. »
Le vieil homme expurgea du sang de sa bouche, et laissa le filet couler le long de sa joue en
toute indifférence. Il achevait son testament :
- « Une contagion. C’est ce qui nous a atteints. »
De quoi parle-t-il, ruminait intérieurement Caïn sans vouloir perdre sa salive. La contagion de
la paranoïa ? L’obsession de la vérité ? Les passions ? Ou la conscience. On n’échappe pas à
sa conscience. Même en prenant la fuite là où il pensait que personne ne l’attendait. Il n’était
pas sûr de pouvoir vivre avec l’idée qu’il était un pathogène, et pire encore, qu’il était devenu
tout ce qu’il cherchait à fuir. Et se laisser mourir ici ? Pas une seule vigne d’ombre à espérer,
rien que la gangrène de la canicule qui déshydratait son corps à petit feu. Il ne pouvait se
consoler qu’avec le silence qui frissonnait autour de lui. Hendersen devait être mort, mais il
n’eut pas le courage de s’en assurer. La respiration du soldat frémissait à peine, paisible,
flottante, esseulée. Elle attendait l’aurore. La fosse était peut-être assez grande pour deux ?
Son cœur palpita à la simple pensée qu’on puisse le retrouver vivant, pour ne plus que
fantasmer d’être enterré ici et maintenant. Il inhala délicatement les dernières migrations de la
poussière et ferma les yeux. Mais quelque chose d’autre que les lueurs de l’aurore le réveilla
aussitôt. Quelque chose qui le poursuivait à chaque inspiration, à chaque expiration : l’œil
dans la tombe qui ne cessait de regarder Caïn.
[07:49:39]
Épilogue : le champ des merles.
Niché sur un toit qui faisait la promotion du Capitole et qui prenait affectueusement
l’empreinte des premiers rayons, l’homme isolé tournait la page d’une anthologie de poèmes
serbes, albanais et kosovars, intitulée « Le chant des merles ». Adossé contre les briques aux
côtés de son fusil à lunettes, il se remémora, en attendant le signal, sa visite dans les Balkans
pendant une opération de surveillance routinière en 2000, peu après la fin de la guerre, peu
après l’exfiltration de Jack. Il posa l’index à la commissure de deux pages :
À 1'heure où l'on entend le sang et les feuilles tomber.
Ne plus se souvenir, et cependant rêver, peut-être même en les affres passées.
Oui, c'est cela ! Que les yeux, soudain s'ouvrent !
Rastko Petrovic, Aux lèvres un baiser de lumière.
Depuis la mer dont voit la dalle noire, les soleils calmes se coucher, jusqu'au mont de
la mort d'où le regard, peut les deux mondes embrasser.
Gouffre après gouffre aveuglant de lumière, tombant d'un ciel tout de clarté...Jusqu'au
bout du sentier faisant frontière, entre rêve et réalité.
Jovan Dučic, Inscription.
[07:50:08]
Des trente-six colonnes doriques du mémorial, le soleil, se hissant lentement à leur zénith
comme un lever de rideau, n’avisait de son apparition que sur les douze qui étaient de front au
miroir d’eau. Le marbre aux avant-postes prenait des tonalités d’un ocre doux au pied des
colonnes, pendant que le reste du temple grec sommeillait encore dans la pénombre. Sur les
escaliers, sur les intervalles de pierre ou encore à l’intérieur, dans le sanctuaire de Lincoln, les
nuances de l’ombre et de la lumière étaient si distinctes qu’elles semblaient peintes à la main.
Une vingtaine de minutes plus tôt, les dernières teintes du bleu crépusculaire au rose étaient
encore reflétées dans le bassin réfléchissant jusqu’à la pointe du Washington Monument. Mais
à mesure du bâillement de la nature, l’éveil se prolongea dans des nuances plus chaudes.
Luther King avouait qu’il fit un rêve sur l’estrade de sa marche vers la liberté devant un
horizon noir de monde. Les péripéties que le district connaissait depuis 24h, sans parler des
manifestations qui se dirigeaient désormais vers la banque mondiale et l’université George
Washington incitaient à plus de retenu. En dehors de ces revendications, les gens se
retranchaient chez eux en attendant un communiqué officiel de la Maison Blanche. Et depuis
sa mort programmée à laquelle il avait assisté à distance, Jack ne savait ni trop s’il achevait
une longue nuit ou s’il avait été tiré dans un rêve hallucinatoire, que son état contribuait à
empirer de minutes en minutes.
Les deux touristes matinaux qui venaient immortaliser Lincoln – déjà immortalisé par le
marbre – redescendaient les marches au moment où Gabriel Radford les gravissaient. En fait,
Jack aurait bien pu crier au monde entier qu’il avait eu lui aussi son propre rêve, personne ne
l’aurait entendu. Son cœur percutait comme si le temps s’était accéléré, déchiré de sa
régularité, et l’espace le perdait entre des réminiscences à demi-fictives et des amnésies
légères. Il reconnaissait tout juste avoir été drogué, probablement par une injection de
psychotropes modifiés, le genre de procédé expérimental dont Alan Bauer pouvait en
connaître les incantations.
Cela n’avait pas amenuisé la distance qui le séparait des autres. Au lieu de gravir les marches
du mémorial, Jack partait plutôt en reconnaissance dans les environs, convaincu par l’idée
qu’on lui tendait un piège. Ce silence était pareil au tumulte d’une tempête qui était couvert
par quelque orage qui sévissait. Le ronflement chaud du vent étouffa quelque chose d’occulte,
du moins le sentiment que des ombres dansaient autour de lui. Et c’était même sans doute plus
que des ombres.
Cassandra passait devant la fresque murale qui arborait l’emblème de l’immortalité, un cyprès
gravé dans la roche. D’autres ornements figuraient des anges, figure de liberté, et plus loin, la
libération d’un esclave. L’Agence pouvait être comme une sangsue sur elle, capable de
l’inculper pour un excès de vitesse, et sans autre choix que de suivre Radford, elle espérait
une porte de sortie décente. Une porte qu’elle claquerait ensuite à la face de celui-ci au
moment venu. Cependant, elle n’était pas certaine de saisir le choix du lieu de rendez-vous. Il
fallait bien reconnaître une chose : les issues étaient exposées à la vue de tireurs de longue
portée, l’intérieur peu fréquenté, et le cas contraire, ils pouvaient être signalés par radio aux
seconds couteaux d’Old Fates. Les lieux de passage de la ville étaient encore prisés par la
Cellule antiterroriste depuis le déploiement pour Serpico et Matters, alors le National Mall
étaient certainement un des derniers endroits que la CIA pouvait mettre sous surveillance ce
matin-là.
L’espionne aurait pu être éliminée plus tôt mais quelqu’un avait besoin d’elle, quelqu’un qui
ne sortait jamais de la pénombre, pour qui ce temple de Zeus était sa propre loge. Et pourtant,
à moins de s’être parfaitement fondu dans la pierre, Radford manquait à l’appel. Quelque
chose de plus pesant encore que la statue du président américain s’affaissait au-dessus d’elle,
et éprise par la menace, elle cherchait à éviter la filature de l’aurore qui pénétrait
merveilleusement l’intérieur.
- « Radford ? », épingla-t-elle avec réverbération dans le hall du mémorial.
Son oreille était aussi détendue qu’un chat aux affuts et ce silence entrecoupé de murmures de
cuir sur la pierre était trop régulier pour n’être que la gangrène de sa paranoïa. Elle accéléra le
pas et cherche elle aussi à apercevoir le ballet des pantins qui se jouait autour d’elle. La
structure du temple n’était complexe en rien, et pourtant les architectures de lumière créaient
un labyrinthe dans lequel Cassandra se sentait suivi par un minotaure. Un minotaure gracile,
en somme, quand elle fut surprise par un inconnu dans son dos qui lui obstruait les lèvres.
- « Chut… »
Il dégagea délicatement sa paume du visage de Cassandra, qui avait remarqué les traces de
sang séché, et lui fit comprendre qu’une autre chimère était à leur trousse. La gestuelle de
Radford se voulait tout sauf explicative. Ils devaient maintenir un silence religieux pour
surprendre les rôdeurs avant d’être surpris.
- « Qu’est-ce… »
- « Suis-moi… », susurra-t-il, en agrippant encore plus fébrilement son 9mm à cause d’une
entaille au poignet.
Sous les frises soutenues par les colonnes, entre l’intérieur et la façade ouest, ils apercevaient
enfin une forme se dissimuler derrière un pilier. Avec l’effet de surprise, ils se cachèrent
semblablement à cinq piliers d’écart. Radford était trop concentré sur sa cible pour remarquer
que Cassandra était derrière son épaule. Elle le débectait comme un parasite ravageant une
plante. Elle songeait subrepticement à des plans meurtriers. C’était elle qui avait l’effet de
surprise, mais son mépris demeurait encore sensé. Elle se détourna de ses idées noires et
longea l’allée par le flanc à revers, en précédant Radford d’un mètre. Une hésitation fugitive,
puis il braqua son arme là où la cible devait être…mais ne l’était plus.
Entre l’édifice et la lisière qui surplombait l’autoroute, Jack suivait les traces de sang comme
l’étoile du Nord. Cette scène aussi avait des airs de déjà-vu, à commencer par l’élimination du
groupe Serpent de Corail par leur supérieur Jonathan Wallace, le jour où cette bombe
nucléaire avait explosé dans le désert de Mojave. Une lame fine, plantée dans les cervicales et
retirée aussitôt. Un coup de grâce en plein cœur. Le corps n’était même pas dissimulé.
Incapable de déduire qu’il s’agissait d’un des miliciens d’Old Fates, Jack était convaincu
d’avoir vu le cadavre bouger. Et il l’entendait alors murmurer. Sur son genou, il approcha
l’oreille des lèvres du défunt. Pas la moindre inspiration perceptible. Une détonation venait
fendre le silence.
Cassandra avait dévié le tir en saisissant la paume de celui qu’ils traquaient. Poussée contre
un pilier, un crochet en plein abdomen lui bloqua la respiration. Elle se dégagea de l’étreinte
de l’étrangleur, et par une prise de combat rapproché, lui brisa le coude et l’envoya valser
contre le marbre. Elle le crucifia par derrière en menaçant de lui rompre l’autre coude, mais
Radford exécuta sa sentence d’une balle en plein cœur.
- « Qu’est-ce que tu fais ?! », s’offusqua-t-elle en reprenant sa respiration.
L’entaille de Radford était plus grave qu’il ne le montrait, encore que le nerf fut tout juste
épargné. Il s’était compromis et se dirigea vers la sculpture pour rester à couvert afin
d’achever ce qu’il avait commencé.
- « Ces hommes, Old Fates, ils t’ont trainé dans leur nid. Ils ont mis le feu à la paille. C’est toi
qu’ils veulent dès le départ. Si je les laissais faire, je n’aurais jamais eu ce que j’attendais. »
- « Qu’est-ce que tu attendais Gabriel ? »
- « Tu croyais quoi en nous suivant ? Drakov, Old Fates, ils pensaient que la CIA pouvait
encore t’avoir à la trace, alors ils ont cadré le mémorial si jamais tu étais toujours de leur côté.
On a des portes de sortie, mais pas celles que t’attendais… »
- « Pas de piste à l’aéroport ni de tartines de béluga ? »
- « Cassandra, j’aimerais te dire que je suis ta seule chance de repartir sans que la CIA ne te
retrouve, mais je ne le dirais pas. Je ne suis pas dupe comme eux ! Ils veulent quelque chose
que tu ne peux pas leur offrir ! Je sais que tu n’as rien à leur dire sur Jack, sur son passé... »
Aussi fermement qu’un drapeau qu’on hissait au sommet d’un mât, Radford la tenait en joue
avec son arme à canon silencieux, laissant apparaitre l’obélisque dans la perspective.
Jack s’était immiscé jusqu’au flanc du sanctuaire. Il discriminait à peine les deux voix qui
conversaient et sa nausée le força à temporiser encore un peu.
- « Parce que tu es le seul à savoir… »
- « Parce que je suis le seul. Ils penseront que j’ai éliminé ces hommes pour te confronter,
pour obtenir réparation de la mort de Linda, alors qu’en te tuant, je détournerais tous les
soupçons. Une fois qu’ils ne pourront plus croquer leur fruit défendu, ils pourront enterrer
leur obsession au sujet de Jack. »
- « C’est très noble, mais tu te méprends sur un détail », confia-t-elle sur le ton de
l’intimité. « Je n’ai pas touché à ta fille. Quand je suis arrivée…je ne pouvais plus rien faire.
C’était une balle perdue. Ou alors quelqu’un qui voulait aussi détourner les soupçons, parce
qu’avec le procès, elle courrait à ta perte. »
L’avant-bras aussi dur et tendu que ces colonnes de marbre, Radford défléchit sa position
pour intimider Cassandra en rapprochant le canon de son front, et déverrouilla le cran.
- « Je n’aurais jamais…C’était ma fille ! Je n’ai jamais voulu l’exposer !! »
- « Un homme plein de surprise. Et Camilla ? Tu te rappelles d’elle ? Les amnésies sont
souvent heureuses on dirait. T’as tiré une croix sur la seule personne qui remettait en question
ton témoignage, et ta fille était un moyen de rectifier ce tir. Mais la salve a dev… »
Shhht. La balle perfora Cassandra à la hanche en lui arrachant un cri éphémère.
Elle bascula mécaniquement en position latérale de sécurité. Sa chemise fût aussitôt souillée
d’un sang rouge écarlate sous l’œil de Lincoln, et elle semblait déjà partie dans un sommeil
profond. Radford était impassible face au corps à moitié jonché à moitié dans l’ombre. Il
attendait une réponse, un signe, puis relâché des bras, s’approcha en marchand de sable vers
elle. Aucune satisfaction, mais il ressentait définitivement une certaine étrangeté, parce qu’il
ne savait pas quelle était la procédure à suivre dans ce genre de situation. Il pencha la tête au-
dessus de la femme comme si elle venait de tomber au fond d’un ravin, puis sans même avoir
le temps de dévoiler une quelconque expression, Radford fut touché d’une décharge dans le
pied en provenance du 45mm. Il s’écroula à en croire qu’il avait perdu l’usage de ses jambes à
l’instant où elle se releva péniblement, et consciente que le coup de feu avait été entendu au
loin, elle commença à dévaler les 56 marches.
Elle accusa rapidement une avance de plus en plus mince par rapport à Radford, qui boitait
presque autant qu’elle. Quand il fût à trois marches d’écart, il arma à nouveau son calibre.
Cassandra eut tout juste le temps de se retourner, de lui saisir et lui démembrer le poignet
avant qu’il ne lui tombe dessus, à la moitié du parcours. Elle parvint à se glisser entre lui et le
sol pour tenter de l’étrangler par derrière à la force de son avant-bras. Mais il profita de son
point faible et la toucha brutalement à la hanche perforée, pour enfin réussir à se dégager et
reprendre son souffle. Elle détalait à nouveau en direction du miroir d’eau à l’Est afin de se
mettre le plus en vue possible, et surtout à portée de tireurs d’élite qui devaient l’épargner.
Certains pouvaient même être russes et plus grassement payés en visant Radford. L’ancien
directeur des opérations ne se souciait plus des témoins oculaires lorsqu’il empoigna son arme
qui gisait sur une marche. Il accommodait comme un chasseur avec sa lunette de visée et
attendait que sa cible s’éloigne en ligne droite pour avoir son point de mire. Il était à une
bonne quarantaine de mètres quand il s’approcha du bassin, pour peu qu’il ne fût en
possession d’un fusil de chasse pour longue portée. Le bleu orangé qui colorait le miroir
liquide devait alors accueillir le reflet de Cassandra lorsqu’elle s’immobilisa en son seuil. Sur
la 24ème
marche de l’escalier, Radford était prêt à compresser la détente.
Perforée dans le creux du dos cette fois, et emportée par d’occultes vents alizés, Cassandra
plongea dans l’opacité du reflet d’eau. La partie gauche de son visage était submergée d’une
dizaine de centimètres, et la partie droite humectée de quelques gouttes seulement. Elle cessa
d’inspirer par la bouche mais son nez était partiellement obstrué.
C’était les secondes les plus longues de sa vie, et en dévalant les escaliers, Jack n’ignorait rien
de ce qu’elle endurait. Les plus longues secondes de sa vie, elles avaient défilé dans cet étang
près de Minsk, entre la noyade et l’hypothermie. Entre les deux, une amnésie.
- « Jack…je… », hallucinée par la vision christique.
Bauer en voulait moins à Radford qu’il ne ressentait une amère déception envers Cassandra. Il
jurait qu’elle avait craché sur sa tombe en collaborant avec les fédéraux, aliéné par toutes ses
voix dans son cerveau qui ne lui promettaient qu’une chose : quelque chose chez elle l’avait
contaminé depuis leur baiser en Biélorussie. Peut-être même avant, du temps où il avait senti
qu’une liaison était possible. Il se précipita vers elle comme un ultime retour à Vérone, et tout
le reste…Tout le reste s’était dissolu, évaporé sous un seul point de convergence.
Que serait-ce si ses yeux étaient là-haut
Et les étoiles dans sa tête…
Ces mots résonnaient en creux avant qu’il ne put l’atteindre. Il ne savait d’où il les tenait,
mais il identifiait ces vers à l’acte de trahison de James Matters. « Nous savons qui tu es
Jack », avait-il prophétisé. Et elle, savait-elle qui il était ? Il venait de bondir dans le bassin
comme si sa propre vie en dépendait et la retourna sur le dos. Les mains en creux sur la
périphérie inférieure du visage de Cassandra, les pouces réunis au niveau du menton, il
dévoua le peu d’esprit qu’il lui restait à lui faire reprendre conscience. Mais une influence
duelle lui insuffla l’envie de crisper ses mains pour la noyer. Ce n’était pas ces pulsions
meurtrières inexpliquées qui l’effrayaient le plus, mais le regard qu’ils échangèrent quand elle
réalisa qu’il avait survécu.
- « Est-ce que je suis… »
- « Pas plus morte que moi. Je ne devrais pas… »
L’affection croisait le mépris. Il lui enclavait le cou avec de plus en plus de crispation.
- « Tu me fais mal. Qu’est-ce… », d’une voix cancéreuse, le souffle haché.
- « Je suis désolé. Ce n’est pas une question de vengeance. Je ne peux plus revenir en arrière,
certaines choses sont irréversibles tu comprends ?!! »
Elle commença à se débattre, et Jack n’y opposa pas une résistance sérieuse. Il lui transmettait
son vertige, son sentiment que rien d’autre n’existait en dehors de ce qu’ils percevaient. À
moins que ce ne fût le contraire, le sentiment que tout existait en dehors d’eux, le sentiment
qu’ils avaient retrouvé ce paradis perdu.
- « Qu’est-ce qui t’est arrivé ?! », déchirée par la tentative assassine, les pupilles vitreuses.
- « Le prix de ce qu’on a sacrifié ?! Rosenberg, c’est…je n’ai fais que le soulager ! C’était un
sacrifice nécessaire ! »
Jack la relâcha, et recula de dégoût envers lui-même. Il s’effondrait, incapable d’accueillir
plus longtemps ces contradictions qui le gagnait depuis trop d’années. Cassandra n’eut pas la
force de chercher une explication. Elle se réfugia dans la théorie qu’il n’était qu’une chimère.
Que mourir était même un meilleur sort.
- « Je dois savoir une chose », poursuivit-il assis sur l’eau en épave à la dérive sur le
rivage. « Qu’est-ce qui était réel dans tout ça ? Notre rencontre ? Et Minsk ? Et cette injection
dans la base ? Qu’est-ce que tu m’as fait ? »
La paranoïa lui faisait croire ça. Qu’elle était une taupe comme l’était Nina Myers, par
occurrence, la seule liaison qu’il avait osé avoir pendant son mariage. Il pensait que tous ceux
qui l’approchait finissaient par le manipuler ou par mourir. Cassandra avait excellé dans ce
sentiment. Elle s’était demandée pendant des veilles interminables si son mari était un agent
double, ou si ce n’était qu’une idée inséminée par le contre-espionnage. Pour avoir douté de
lui, Joël Evans l’avait détestée autant qu’il l’avait aimée. Les rôles étaient inversés depuis.
Elle n’avait cessé de haïr Jack et de l’aimer en même temps. Mais personne n’avait vu venir
cela, ni lui, ni la CIA. Et il voulait parler de sacrifices…
- « Tu te souviens… ce que j’ai dis après notre…contrat. Pour me rassurer ? »
- « Quand les souvenirs se seront évadés », se remémora-t-il sans écorcher ses mots, comme
l’écolier qui récitait le poème, « il ne restera que l’illusion de regrets. L’illusion que tout était
bien réel. Que tout était sincère. Que ce qu’on a perdu finira par nous manquer. »
Teri, Nina, Ellen, elles n’étaient que les contrecoups de ses échecs. Il ne renonça pas à cette
pensée qui le hantait chaque jour : il aurait pu sauver sa femme s’il avait ouvert les yeux sur
l’identité réelle de Nina Myers 24h plus tôt. Viktor Drazen avait activé la taupe pour
désorienter Bauer, encore marqué par les séquelles du Kosovo.
Et plus tard en France, son frère Andrej Drazen répétait l’histoire en engageant Sandra
Newton pour le confronter à nouveau à ses propres névroses. Jack la soupçonnait de traiter
avec l’ennemi, mais ses doutes se tournaient autant vers Ellen Riss, coupe-circuit d’après la
CIA. Il était le maitre de l’inertie, l’artiste de la demi-mesure. Toutes étaient suspectées, et
toutes étaient enterrées. Il craignait alors que le sort ne se perpétue à cet instant. Il craignait de
la perdre, mais il craignait aussi de la voir vivre, d’apprendre une vérité qu’il préférait ignorer.
Toutes ses histoires après Cassandra ont été des romances par substitution pour Bauer.
Hantées par le même doute, le même inachèvement.
- « Tu cherches…une histoire…sans réponse, parce que…tu ne veux pas affronter
l’évidence », remua-t-elle en apercevant Radford dans le dos de Bauer, à nouveau le calibre
en main.
- « L’illusion que tout était réel ? »
- « L’illusion que tout était…irréel », cette idée si simple qu’elle n’avait jamais agis contre
lui, que ses sentiments étaient sincères depuis le départ.
- « L’homme aux deux visages, ou les deux hommes au même visage ? », vocalisa Radford en
rimes au seuil du miroir. « Si tu ne peux pas aller au bout, je vais le faire pour toi. »
La plus belle ligne de mire qu’il pouvait espérer. C’était presque un tableau impressionniste,
ces deux soldats qu’il avait rassemblé en Biélorussie et qui se tenaient devant lui comme deux
enfants dans une mare. L’étreinte verdâtre des arbustes sur le miroir bleu, qui roucoulait
imperceptiblement sous le vent engageait vers la voie de l’abstraction. Impression, soleil
levant, c’était cela. Jack et Cassandra avaient lâché leur ancre, tels deux marins arrivés à bon
port, éloignés de la tempête. Et entre les deux, le cœur de Radford chavirait. Il ne pouvait nier
cette soudaine pulsion affectueuse envers ses deux progénitures.
L’autre ligne de mire réunissait les deux mêmes échoués dans la lunette de visée, depuis la
vue surplombant le Mémorial de la guerre du Vietnam. Un décalage millimétré du socle du
fusil d’élite permettait au tireur embusqué de basculer le centre optique sur chacune de ses
trois cibles. Sa respiration était ardente et retenue. Les paupières en lever de rideau ne cillaient
plus.
Pas plus que celles de Cassandra. Le calme défiait le silence des tombes. Radford avait perdu
toute excitation. Il n’y avait même plus à l’achever pour la précaution, le point de mire était
devenu un point mort. Son bras s’engourdissait mais il ne lâchait pas l’affaire. Peut-être était-
il plus sûr…
- « Après moi, il ne restera plus personne à qui raconter tes belles histoires. Plus personne
pour se prendre à ton jeu. Plus de fabulations sur les nanotechnologies, sur les actes de torture.
Plus personne pour couvrir tes fausses confessions. »
- « Je dois le faire parce que tu es un homme de rancune Jack. Parce que j’ai vu assez de
monde revenir d’entre les morts auj… »
Les colombes du matin survolaient en ligue le Lincoln Mémorial, les ailes qui battaient moins
sous les grâces du vent que grâce à la peur engendrée par le tir funeste de longue portée.
Après que se soient dispersées les gouttes de sang sur le miroir d’eau comme des cendres au
gré des vagues, la cible en mire s’écroula sans plus de chances de survie.
Les derniers témoins à quelques centaines de mètres s’échappaient comme ces colombes ; il
ne restait plus que Jack. Et ceux qui l’épiait, mais étaient-ils nombreux ? Un ou des centaines,
n’y avait-il pas toujours eu une bonne étoile qui le laissait revenir de ses missions ? Mais
même à en croire Alan Bauer, à en croire les bonnes intentions de James Matters, il n’était pas
moins vrai que Jack avait dû mourir au Kosovo. Paradoxalement, c’était depuis ce jour que
son instinct de survie le laissait croire en une autre vérité. Que plus il se raccrochait à la survie
– et rien d’autre que cela – plus il pouvait recouvrer l’existence. Recouvrer la vie, sentir la
mesure du temps réel.
Comme l’amnésique qui perd la mémoire à mesure qu’il s’acharne à la retrouver, Jack perdait
toute vitalité en s’efforçant de se relever. La crispation de son poing se muait en une léthargie
qui n’était pas l’œuvre de la drogue absorbée. Quelques minutes de plus et les fédéraux puis la
presse allaient repeupler la surface du Mall, à en supposer qu’aucune menace plus inéluctable
encore ne lui tombe dessus.
Elle avait bien cessé de respirer, et la tenir dans ses bras comme il avait soutenu Teri quelques
années plus tôt, dans une esquisse parfaitement similaire, cela le poussait au renoncement. Le
corps lui prohibait cette volonté de survie à l’heure où il en avait le plus besoin. Il n’y avait
que des cadavres ici, et il n’y avait toujours eu que cela, réalisa Bauer en laissant battre en
retraite quelques larmes.
1999, se souvenait-il. Peltz et Illijec qui flottaient au milieu du courant de l’Erenik. Graham,
Saunders et Gardener, alignés dans une morgue à ciel ouvert.
- « Crépuscule », exorcisa Jack à haute voix après le repli des oiseaux.
- « Tu n’as jamais su dépasser cette histoire. Les premières pertes d’une longue série sur ta
conscience », regretta l’homme à la barbe de granit blanc en deus ex machina. « Tu n’étais
pas prêt. Tu avais trop sur les épaules… »
Bauer accommoda faiblement. Le délire s’était bien dissipé, et c’était justement pour cette
raison qu’il supposait que cette apparition n’était que le fruit de ses divagations. Mais il
n’était ni face à une création démentielle, ni tout-à-fait face à un miroir. Bauer contre Bauer.
Un reflet altéré et vieilli peut-être, aliéné, disgracieux, pouvait bien concevoir l’ancien Delta.
Mais pas son ego, ni même un écho de sagesse.
- « Cette scène ne récite que trop bien la vérité qu’on t’a conditionné à retenir. Que l’histoire
devait se répéter. Les mêmes erreurs. Les mêmes dilemmes. La même pesanteur de vivre »,
récidiva Alan Bauer, qui avait assisté à toute la mise-en-scène.
- « Les mêmes sacrifices maquillés ? Les mêmes choix manipulés ? »
- « Ce n’était pas maquillé. C’était ton dernier sacrifice. C’était tout ce que je pouvais te dire
pour pouvoir activer Sombres Soleils !! »
- « Un sacrifice pour détruire mon propre pays, ceux que j’aimais, au lieu de les sauver ?! »,
s’obstina-t-il avec le goût de la rancune, en puisant ses dernières ressources pour se lever.
- « Ce qui devait te sauver a aussi fini par te détruire. Et ton père ne l’a jamais voulu. »
- « Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?! »
- « Il a tout à voir ! C’est ton sacrifice autant que le mien ! »
- « Alors on ne partira pas de ce désert vivants », à moitié interrogatif. « Je ne veux pas être
un homme en exil comme toi. »
Ils n’allaient pas finir les visages écorchés comme Caïn et Hendersen. Mais la crispation de
Jack fut contagieuse quand il dévoila ses intentions : il ne voulait pas finir à la barre afin de
dénoncer la manipulation qui l’avait mené en tête de liste du procès, celui qui devait effondrer
le système en place. C’était encore le seul choix qu’il lui restait, et sa seule chance de faire
écrouler cette tour de Babel déceptive. Cesser de survivre. Renoncer à jamais.
Un vertige le caressa quand il évacua les pieds de l’eau. Puis après s’être redressé hors du
bassin, il échoua dans une chute convulsive dans les bras d’Alan. Une autre piqure lui
aiguillonna la veine du cou peu après.
- « De l’extraction de scopolamine. Hallucinations, amnésies et perte de conscience. Un
nouveau composé testé il y a une dizaine d’années. Je t’en ai administré aujourd’hui, mais ce
n’était pas la première fois qu’on t’en injectait…»
Le dédale des nuages devint quelque chose de fumeux. La clarté apportée par le lever de
rideau du soleil ne fut qu’un mélange brumeux des couleurs oxydées. Les colonnes doriques
s’affaissaient, le zénith fut renversé, et le teint devint à nouveau crépusculaire par ses yeux.
- « Crépuscule », exorcisa Jack à haute voix dans une réminiscence oubliée depuis longtemps.
1999. Quelque part au Kosovo. L’obscurité absolue.
Puis plus rien à perte de vue. Il subsistait encore des sons ou des odeurs. Des murmures aux
confins de la douleur. Jack vivait sa réminiscence. Il était retourné au Kosovo dans ce lointain
passé, ou bien depuis le Kosovo à cette époque, fut-il projeté de quelques années dans son
avenir en vivant à Washington. Une amnésie recouvrée ou une prédiction psychotropée.
- « Est-ce qu’il a été retourné ? Comme devant le plus lisse des miroirs ? L’anesthésie était-
elle suffisante ? »
Jack percevait ces mots comme de la vapeur sonore, les yeux bandés, archaïquement attaché à
une chaise au milieu d’une pièce privée de lumière naturelle, froide et humide.
- « Il est trop tôt pour savoir si le lavage de cerveau a fonctionné. »
- « Quand pourrons-nous être sûrs ? »
- « Nous ne le pourrons pas. Des nombreux soleils vont se coucher et se lever avant de le
savoir. Une injection de plus pourrait être mortelle. »
Une éclipse des paupières. Le souvenir s’échappa pour en laisser apparaitre un nouveau. La
même humidité, et la même fumée polaire qui sortait de sa bouche.
- « Nous le suivons depuis Junik. Les serbes l’ont déposé devant notre porte. »
- « Il ne doit se souvenir de rien », conjura un autre accent aux sonorités slaves.
- « Ce n’est pas une science exacte. Mais les prévisions sont bonnes. Il aura oublié ce
moment, puis enfin, il le renouvellera pour ne jamais avoir à s’en souvenir. »
Une seconde éclipse. L’obscurité toujours sans nuance.
- « Un agent double. Sans jamais le savoir. »
- « La hantise de tous les hommes de son espèce. Et même en se suspectant, il finirait par
devenir fou. Il ne l’accepterait jamais. La réalité ne sera qu’un long déni sans retour. »
Une dernière éclipse.
- « Il lui faut un traumatisme pour cautériser la vérité. Et il provoquera leur perte si nous
réussissons à contrôler leur secret. Éliminez ses hommes. Réveillez-le en délicatesse. Pour
lui, tout cela ne doit être que le songe d’un crépuscule d’été. »
Et il recouvra la vue devant le mémorial. L’anesthésie empêcha toute distinction entre le
crépuscule du soir et celui du matin. Jack était encore entre deux mondes, la réalité et son
envers, mais il apercevait pourtant des transfuges dans le ciel, qui traversaient le paysage
sublunaire d’un côté à un autre. Depuis quand étaient-elles là, ces lueurs ? Était-il le seul à les
percevoir ? Des étoiles en exil. Ces éclats de clarté flamboieraient bientôt sous son regard.
Sombres Soleils et sa pluie nucléaire ? À la différence que ce n’était pas une pluie noire. Elle
ne prêtait à rien de dévastateur mais à quelque chose de réconfortant.
Alan le soutenait sous les bras pour le tirer hors du lieu où avaient résonnés les mots du
pasteur. « Je fais un rêve ». Les étoiles en exil déclinaient vers la surface terrestre. Jack, hanté
par ce qui devait faire figure de vérité ou de rêve, de velléité ou de trêve, devait rebrousser
chemin pour éradiquer un dernier doute.
Il rampait jusqu’au miroir d’eau, à moins d’une dizaine de mètres, quand les flashs de
mémoire qu’il venait d’avoir l’irradiaient encore. Une vibration qui parcourait tout son corps,
qui le plantait dans sa sueur. Les pulsations les plus fécondes qu’il n’avait jamais ressenties
depuis des âges : Jack ignorait si ces réminiscences furent réellement vécues, inventées ou
craintes. Alan fixa les étoiles en exil et se brusqua sur Jack pour l’emmener vers des vents
contraires. Et si l’injection était une fin qui en valait les moyens – la devise première de Jack,
qui avait bien quelque chose en commun avec celui qui prétendait être son oncle – afin de
l’emmener le plus loin possible ? Malgré la scopolamine, la pointe de raison en lui l’inclinait
à cette possibilité. Que ses réminiscences furent vécues ou non, que cette vérité fut apprise par
Alan ou non, cela pouvait aider Jack à faire son deuil. Même si c’était la plus terrible des
vérités à entendre, c’était la seule qui lui murmurait son innocence. Son innocente culpabilité.
Ainsi, avec la posture du nouveau-né, l’homme du matin amerrissait enfin sur la surface
réfléchissante, exactement comme on laissait des trainées de sable en accostant sur une terre
ferme. Ses pulsations s’accéléraient dans la fascination. Nul roseau ne frémissait, pas même le
chant d’un cygne n’aurait pu être entendu. Au seuil de la surface, il marqua son empreinte
dans l’eau en y plongeant ses paumes, puis redoutant la découverte de son reflet, resta un
instant à sa naissance pour n’avoir que le privilège d’un aperçu.
Les courbes impressionnistes de l’eau, esquissées par la nature et ses soupirs, le soleil et son
empire, étaient pareilles aux tracés sinusoïdaux de l’encéphalographie. La surface sur laquelle
Jack s’épanchait était aussi une encre de l’organisme, qui allait révéler un diagnostic clinique
qu’il pouvait avoir dénié. Les activités du cœur, des poumons. Des hémisphères, avec ses
émotions. Ces signes apparaissaient comme il transparaissait dans la rivière spéculaire. Le
reflet était peut-être l’encre de sa vie depuis qu’il était rentré en 1999. L’ancre qui l’attirait
dans les profondeurs à chaque fois qu’il tentait d’en réchapper.
Alors Jack Bauer se tenait là, entre la dévotion et la révélation mystique, face au reflet qui
menaçait de l’emmener avec lui. Juste devant le corps de Cassandra, où émanait une sérénité
retrouvée. Ni séduction, ni tentation, ne pouvaient jaillir de cette image qu’il découvrait pour
la première fois. C’était le mirage derrière la dune après laquelle il avait toujours couru. Puis
l’oasis qui avait abreuvé sa soif en ne laissant qu’une fausse impression de satiété. Le temps
emportait tout, l’esprit comme le reste, mais l’homme crépusculaire savait que les larmes et
les écumes ramenaient parfois quelques vestiges. Il s’interrogeait enfin, devant les plus belles
lueurs du soleil, pour éradiquer son dernier doute en confrontant son propre reflet : et si
AE/Dune n’avait toujours été personne d’autre que lui-même ?
[07:59:57]
[07:59:58]
[07:59:59]
[08:00]
top related