cours d’introduction à la science politique
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Université Cheikh Anta DIOP de Dakar
Faculté des sciences juridiques et politiques
Licence 1
Année académique 2014-2015
Cours d’Introduction à la science politique
Pr. Alioune Badara DIOP
Maître de conférences agrégé de science politique
Introduction générale
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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Considérons les phrases suivantes : a) « Parler de Léopold Sédar Senghor c’est évoquer à la
fois le politique et le poète » ; b)- « le Sénégal n’a pas vocation à être une démocratie consociative car
l’enjeu de la construction du politique ne s’y pose ni en termes identitaires ni en termes religieux » ;
c)- « la politique telle qu’elle se pratique actuellement au Sénégal met à nu des acteurs égoïstes,
incompétents et démagogues : c’est de la politique politicienne » ; d)- « la politique de santé publique
pilotée par Mme Eva Marie Coll Seck a donné des résultats probants notamment en matière de lutte
contre le paludisme et contre la maladie à virus Ebola ». Le vocable « politique » est employé dans un
sens différent à chaque fois.
Dans la phrase a) « le politique » sous-entend « l’homme d’Etat, l’homme politique engagé
pour la cause de la cité » ; la phrase b) introduit à un usage savant et scientifique du concept : il s’agit
en l’occurrence d’un concept opératoire qui intègre « l’ensemble des régulations qui assurent
l’unité et la pérennité d’un espace social hétérogène et conflictuel » (J. Baudouin, 2000, p.3) ; la
phrase c) indique « la scène où s’affrontent les individus et les groupements en compétition pour
la conquête et l’exercice du pouvoir » (ibid.) ; enfin la phrase d)- renvoie aux politiques publiques, il
s’agit des résultats de l’action gouvernementale (programmes, décisions et actions imputables aux
autorités publiques).
I- Le caractère polysémique et androgyne du vocable « politique »
On le voit donc : le vocable « politique », androgyne (c’est-à-dire qui est à la fois masculin et
féminin) et polysémique, recouvre plusieurs définitions, plus ou moins consensuelles. Il fait l’objet de
multiples usages. Ainsi le Littré recense-t-il huit acceptions différentes de « politique ». L’anglais est
plus précis et utilise trois déclinaisons : « politics », « policy » et « polity ». L’adjectif « politique »
renvoie aux formes de gouvernement, à l’organisation du pouvoir et à son exercice. On parlera
d’institutions politiques, des hommes politiques (c’est-à-dire des hommes qui se sont
professionnalisés dans cette activité), ou de science politique qui s’attache à l’analyse de ces
phénomènes. Le politique renvoie de manière plus générale au champ social dominé par des conflits
d’intérêts régulés par les pouvoirs (polity en anglais). C’est un espace de résolution des conflits et
d’arbitrage des intérêts divergents de la société. Par politique, on peut entendre de manière générale
l’instance préposée au maintien de la cohésion sociale. Dans la lecture wébérienne, c’est l’instance
qui permet le vivre ensemble et la résolution des conflits d’intérêts inhérents à la vie en société.
Le politique, qui évolue avec l’histoire et subit des mutations liées aux dynamiques sociales,
se présente dans les sociétés contemporaines sous la forme d’un ensemble de forces institutionnalisées
qui interagissent (ce que Pierre Bourdieu désigne par le concept de « champ politique »).
Si l’on en croit le politologue Pierre Favre, « le politique concerne les fonctions de
coordination des activités, de résolution des conflits, de hiérarchisation des objectifs que requiert
l’existence de la société. La politique est l’activité de ceux qui assurent ou veulent assurer ces
fonctions. Le politique est ainsi l’objet de la politique. »
La politique est donc plus contingente. Lorsque l’on parle de « la politique », on désigne
l’ensemble des activités, des interactions et des relations sociales qui se développent et se structurent au sein de l’espace autonome de la lutte pour la conquête et l’exercice du pouvoir.
La politique renvoie à la lutte concurrentielle pour la répartition du pouvoir (politics en
anglais). C’est en cela qu’elle est souvent dévalorisée (elle renvoie à la lutte pour le pouvoir, à
l’intrigue, aux rapports de force, etc.). Cette dimension renvoie à ce que l’on appelle dans le langage
commun, la « vie politique ». La politique recouvre les mécanismes de la compétition politique, le jeu
de la concurrence entre partis, la lutte entre ceux qui font de la politique leur « métier ». Le sociologue
Pierre Bourdieu donne de la politique cette définition : c’est « le lieu où s’engendrent dans la
concurrence entre les agents qui s’y trouvent engagés des produits politiques entre lesquels les
citoyens ordinaires, réduits au statut de consommateurs, doivent choisir ».
Par politique, on peut entendre aussi la scène sur laquelle s’affrontent, sous les yeux du public et des citoyens, une série d’acteurs pour la conquête et l’exercice du pouvoir. Philippe Braud définit
la scène politique comme « le lieu de compétition pacifique autour du pouvoir de monopoliser la
coercition, de dire le droit et d’en garantir l’effectivité dans l’ensemble de la société concernée ».
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Enfin, une politique ou les politiques (publiques) renvoient à des formes d’action finalisée et leurs
moyens visant à résoudre « un problème » ou à satisfaire des « demandes » (en anglais policy ou
policies). Il s’agit là de désigner l’action concrète des pouvoirs publics dans divers secteurs de l’action
publique (l’économie, la culture, le tourisme, l’environnement, etc.) ou dans l’action gouvernementale
au sens large (les discours de « politique générale » des Premiers ministres). La fonction de régulation
sociale spécifique que remplit le politique se traduit par la mise en œuvre de politiques publiques,
dispositifs d’action publique, qui visent à produire un certain nombre d’effets sociaux.
II- La science politique : science de l’Etat ou science du pouvoir ? Problématique de la
construction sociale du politique
« L’Etat, écrit G. Burdeau, est le pouvoir politique institutionnalisé ». Le droit
constitutionnel a pendant longtemps influencé la science politique notamment en proposant des
définitions de la politique pour le moins institutionnelles et marquées par le juridisme, qui la
restreignent à l’État comme l’indique la définition « stato-centrée » de Burdeau. Cette définition a
l’inconvénient d’être très restrictive. En réalité l’État n’est qu’une modalité possible de l’organisation
et de la régulation des sociétés humaines. Comme le soutient l’anthropologue Pierre Clastres :
« l’Etat n’épuise pas la virtualité du politique » ; il y a en effet des sociétés sans État. La politique
déborde la sphère des institutions étatiques. D’où l’intérêt qu’il convient d’accorder à l’anthropologie
politique. A contrario, d’autres définitions peuvent apparaître trop larges. La politique serait l’exercice
du pouvoir. Mais le pouvoir n’est pas la caractéristique de la seule relation politique. Il n’y a pas
d’activités politiques qui ne soient que politiques.
L’État intervient, par exemple, aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine
économique. A contrario, des activités non politiques a priori (comme les activités religieuses ou
scientifiques) peuvent avoir directement ou indirectement des effets politiques. Toute une série
d’actions ont des conséquences politiques même si elles ne sont pas produites dans une telle intention.
Par exemple, le désintérêt pour la politique a des effets politiques et donc appelle l’analyse de la
science politique. Dire « la politique ne m’intéresse pas », « les hommes politiques sont pourris », ne
pas s’inscrire sur les listes électorales c’est se situer à l’extérieur de la politique comme activité sociale
spécialisée, c’est par voie de conséquence renforcer la position de ceux qui en font leur « métier »,
laisser faire les gouvernants à sa place. Jean Leca plaide pour une définition large du politique qui
n’inclut pas seulement le rapport à la politique comme univers spécialisé, mais l’ensemble des
représentations et des pratiques orientées par des divisions, potentiellement conflictuelles, du monde
social, construites ainsi comme politiques.
Aucun phénomène social n’est politique par nature. Il faut se démarquer de toute définition
essentialiste du politique et adopter un point de vue que l’on peut qualifier de constructiviste. Tout
n’est pas politique mais tout fait social est « politisable ». Il faut considérer le politique comme une
dimension potentielle de tout phénomène social. Le caractère politique des faits sociaux est variable
dans le temps et dans l’espace comme l’analyse des politiques publiques le montre bien. Par exemple,
la culture ne fait pas véritablement l’objet de politiques publiques aux Etats-Unis alors que c’est le cas
historiquement en France où la légitimité de l’intervention de l’État dans ce domaine est ancienne
(création d’un ministère en 1959).
L’environnement devient une question « politique » et est inscrit à l’ordre du jour des
problèmes politiques légitimes (l’agenda) dans les années 1970 alors que les problèmes de pollution,
par exemple, ne sont alors pas nouveaux. Les questions de sécurité prennent une importance
particulière en France dans les années 1990. La sécurité routière a longtemps été une question peu
traitée politiquement. Ni la sphère d’intervention de l’État ni ce qui est supposé être ses « fonctions »
ne sont données une fois pour toutes. L’État est le produit d’une évolution historique différenciée
selon les nations.
III- Comment un fait social devient-il politique ?
Jacques Lagroye observe que l’espace politique est construit par une multitude d’acteurs
variés qui s’y impliquent avec leurs intérêts propres, y promeuvent des enjeux propres et y
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développent des logiques discursives plus ou moins efficaces. Dés lors il définit la politisation comme
« la production sociale de la politique, de ses enjeux, de ses règles, de ses représentations ». La
question du « repérage » du politique a ainsi été bien posée par Jean Leca ; il s’agit précisément de
comprendre comment des personnes et des groupes en viennent à conférer à certains problèmes une
dimension politique. La politisation renvoie donc au processus par lequel des questions, des activités,
des pratiques, des discours se trouvent dotés d’une signification politique et sont donc appropriés par
les acteurs investis dans le champ politique (dirigeants, partis, journalistes, groupes d’intérêt,
intellectuels, etc.).
Ces questions peuvent être prises en charge par les pouvoirs publics et faire l’objet ou non de
politiques publiques. Jacques Lagroye entend par politisation le processus de « requalification des
activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des
agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la
différenciation des espaces d’activités ». Les interactions entre « politique » et « social » sont
complexes. Jacques Lagroye s’est employé dans des recherches où il a refusé un « politisme »
réducteur (expliquer le politique par le politique) à « trouver le politique là où l’on supposait qu’il
ne peut se nicher » et « découvrir le social là où l’on pensait trouver le politique ». Les processus
de politisation sont complexes, ils sont rarement maîtrisés par un seul type d’acteurs et le résultat de
démarches et d’entreprises volontaires. Ils sont le produit de rapports de force entre multiples acteurs.
Les gouvernants peuvent qualifier et requalifier un problème comme politique. Les mobilisations
d’acteurs et d’organisations de la société civile peuvent politiser une question par le recours à l’action
collective ou au militantisme (exemple le sida dans les années 1980, la souffrance psychologique au
travail aujourd’hui). Les médias, en traitant ou en choisissant d’occulter certaines questions, peuvent
contribuer à la politisation de tel ou tel enjeu. Le jeu politique n’est pas réductible à la lutte pour la
conquête du pouvoir. Il passe par la lutte pour la définition légitime du politique c’est-à-dire la
lutte pour le droit de définir ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Les acteurs politiques
contribuent à définir des problèmes par le seul fait d’en proposer le règlement comme l’a
montré Gusfield.
En résumé, un fait social devient un problème public lorsqu’un certain nombre de conditions
soient réunies :
a)- des connaissances sur le problème. Pour que le Sida et l’avortement médicalisé deviennent des
problèmes de santé publique, il a fallu que les connaissances médicales sur ces problèmes émergent et
progressent ;
b) – des normes sociales qui rendent une situation problématique. Un problème n’existe que par
rapport à une norme qui le rend « anormal ». Pour G. Padioleau, « une situation est problématique
quand il est possible de constater un écart entre ce qui est, ce qui pourrait être, ce qui devrait
être » ;
c) – la mobilisation d’acteurs que l’on peut appeler « entrepreneurs » de mobilisation ou de morale.
Des groupes ou des acteurs politiques cherchent à constituer des thèmes en problèmes (les
discriminations ethniques à l’embauche, l’émigration clandestine des jeunes sénégalais qui prennent la mer, les marchands ambulants déguerpis, les questions d’environnement, etc.
d) – Pour John Kingdon, un problème existe quand « les individus commencent à penser que quelque chose peut être fait pour changer la situation ». Pour cet auteur, « les courants séparés des problèmes,
des politiques publiques et de la compétition politique » peuvent se rejoindre lors de certains moments
critiques. Les solutions peuvent être alors « nouées » aux problèmes et tous deux articulés à des forces
politiques favorables.
IV- Construire et prendre en charge les problèmes publics
Les « problèmes » réputés publics ne le sont pas naturellement. En réalité, tout problème est un construit social et politique. On trouve des acteurs issus aussi bien de la sphère publique de l’Etat
que de la « société civile » qui entrent en action et contribuent à leur formation et à leur formulation.
L’analyse des politiques publiques – une discipline de la science politique – a permis de mieux
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percevoir la complexité des processus par lesquels des questions sociales a priori « banales » et des
faits sociaux sans enjeu politique apparent deviennent des problèmes publics. Elle permet également
de saisir le processus d’inscription à l’agenda politique ; bref, comment les problèmes sont « mis en
politique ». Cette approche est plus pertinente que l’approche fonctionnaliste selon laquelle les
politiques publiques sont principalement des réponses à des problèmes existants. On désigne par
agenda l’ensemble des problèmes perçus comme appelant un débat public voire l’intervention
des autorités politiques légitimes. L’agenda n’est pas l’expression spontanée des « demandes
sociales » ou de la libre compétition des groupes sociaux. L’analyse des politiques publiques
s’intéresse ainsi à la mise sur agenda des problèmes et à leur cadrage.
V- Que signifie « faire de la science politique » ?
Cette question est très importante. Jean Leca invite le chercheur à se situer parmi trois modes de
connaissance :
❖
Encadré n° 1 : Cf. Jean Leca, (entretien avec Sophie Duchesne & Florence Haegel), « le politique
comme fondation », in Espaces Temps, 76-77, 2001. Repérages du politique. Regards disciplinaires et
approches de terrain. pp. 27-36.
(…) Le premier, le plus évident, celui qu'on nous apprend, c'est la connaissance scientifique, au
sens ordinaire, qui se fonde sur un effort d'objectivation. L'objectivation consiste à dire : il y a
des mécanismes, et ceux-ci peuvent obéir soit à la causalité, soit à la fonctionnalité, soit à
l'intentionnalité. L'intentionnalité, c'est qu'il y a des raisons qui sont en soi les causes qui
expliquent ce que les gens font. La causalité, c'est qu'il y a des causes qui ne sont pas des raisons,
il y a des causes aux motivations, il y a des causes aux raisons. Et la fonctionnalité, c'est qu'il y a
des choses qui ne sont pas des causes mais qui font arriver des causes. Il faut bien sûr garder à
l'esprit que l'on n'objective pas un fait social de la même manière que l'on objective un fait
naturel. Il y a des choses qui sont créées par l'homme et qui pourtant sont objectives. Le billet de
cinq dollars, l'argent, chez Max Weber, sont des réalités objectives, et pourtant ce n'est pas la
même chose que l'Everest. Le deuxième mode de connaissance consiste à avoir une conscience
historique. J'appelle conscience le fait d'être préoccupé par les deux questions suivantes - même
si on les formule mal : qu'est-ce que je fais dans ce monde, quel est le sens de ma vie dans ce
monde ? Et qu'est-ce qui va se passer ? Autrement dit, j'appelle conscience historique le
problème du sens et le problème de la conjecture. Et avec la conjecture, on retrouve le problème
de la rétrospection. Attention, il ne s'agit pas seulement de l'opposition entre le jugement
scientifique de fait et le jugement philosophique en valeur, parce que la conscience historique ne
renvoie pas seulement à des jugements de valeur. Et puis on retrouve un troisième mode de
connaissance : avoir quelque idée sur la pratique politique concrète, la pratique des acteurs,
sans pour autant être un praticien ; autrement dit, ce que Isaiah Berlin appelle le jugement
politique. Le jugement politique, non pas au sens que les philosophes donnent à ce terme, est
simplement un jugement, appuyé sur la passion pour l'action, qui combine, en situation
d'incertitude, les deux précédents, avec en plus quelque chose qui est, je dirais, purement et
simplement du pifomètre.
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Chapitre I : L’Etat : un cadre institutionnel d’expression du
politique
Il convient de considérer ici la définition wébérienne du politique : « Nous dirons qu’une
activité sociale, et tout particulièrement une activité de groupement, est orientée politiquement
lorsque et tant qu’elle a pour objet d’influencer la direction d’un groupement politique, en
particulier l’appropriation, l’expropriation, la redistribution ou l’affectation des pouvoirs
directoriaux ». De telles activités ont vocation à s’institutionnaliser dans des dispositifs de rôles
différenciés interdépendants, des pratiques multiples, et des règles de comportements. L’État, les
Partis politiques, les syndicats et autres groupes d’intérêts, sont les espaces de ces activités. La science
politique étudie la nature et le mode de fonctionnement de ces structures institutionnelles en mettant
en perspective les enjeux du politique, les ressources mobilisables et les acteurs qui sont impliqués
dans la production des représentations du pouvoir légitime et la configuration du jeu politique. L’État
renvoie à un concept qui désigne l’organisme social représentant et organisant souverainement les
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intérêts d’un ensemble d’individus à l’intérieur d’un espace territorial donné. Cet organisme remplit
les fonctions suivantes : le traitement des demandes sociales, l’extraction et la répartition des
ressources entre les citoyens, la protection civile et sociale, le maintien des valeurs et des normes
communes aussi bien que des bonnes mœurs, la régulation des conflits d’intérêts. Ces fonctions
consistent dans des activités exercées par les agents gouvernementaux, judiciaires, policiers, éducatifs
et autres acteurs dûment mandatés.
Ces activités sont élevées au rang de l’intérêt général, dans la mesure où elles visent la
coexistence égale et pacifique des individus. Cela signifie que l’intérêt particulier est subordonné aux
impératifs de la cohésion sociale et de l’ordre public, intérêts supérieurs qui sont visés par l’État. La
bureaucratie – qui parachève le processus d’institutionnalisation de l’Etat moderne – est le bras
séculier de celui-ci. Elle fonctionne en se conformant à des principes cohérents qui ont valeur de
catégories normatives : l’unité, l’égalité et la solidarité. Sur cette base, l’Etat qui se prévaut d’une
autorité morale et politique conférée par la confiance des citoyens – enjeu crucial pour le gouvernement –, est appelé à administrer les intérêts privés et à pacifier les rapports civils et
politiques.
Dés lors, l’élection démocratique destinée à sélectionner les dirigeants ainsi que l’organisation
de concours en vue du recrutement des agents administratifs conformément à des règles juridiques
connues de tous constituent des gages de légitimité politique de l’État. En définitive on dira que l’État
est un concept abstrait qui permet de penser les mécanismes globaux de régulation des rapports
civils et politiques des individus dans un espace territorial donné. Ce concept représente l’unité
des interactions multiformes entre les acteurs aussi bien que l’harmonisation des intérêts conflictuels.
C’est pour cette raison que certains constitutionnalistes voient en l’Etat ni plus ni moins un ordre
juridique contraignant. Par conséquent il est irréductible au pouvoir central appelé à se subordonner
les institutions (familles, associations, entreprises) et les intérêts des individus, mais intègre la société
toute entière envisagée comme un être collectif dont l’identité est déterminée par les normes
juridiques.
Pour dépasser cette perspective juridique, il est important d’analyser l’Etat comme un
phénomène social lié à une entreprise extérieure de domination qui maintient le respect des normes du
« vivre ensemble » parmi les individus par la menace de châtiment à l’encontre des contrevenants,
c’est-à-dire un pouvoir politique entendu comme une entreprise de domination. Dans ce chapitre il
s’agit d’abord d’étudier l’Etat envisagé comme un ordre juridique et un pouvoir politique (I), ensuite
nous étudierons la thèse de la dynamique de l’ Occident (II) d’exposer brièvement les approches
anthropologique et sociohistorique de l’Etat (III).
Section I- L’Etat : un ordre juridique et un pouvoir politique
Il faut dire que l’Etat est concomitamment un ordre juridique (A) et un pouvoir politique (B).
A- Un ordre juridique
Les grands juristes du début du XXe siècle nous ont légué une théorie de l’Etat qui y voit un
produit du droit. C’est le cas des juristes allemands et français tels que Jellinek, Laband et Carré de
Malberg. Dans sa Théorie pure du droit, Hans Kelsen (1881-1973) montre que l’unité des trois
éléments constitutifs de l'Etat : la population, le territoire et la puissance (pouvoir d’injonction et de
coercition), est une donnée du droit. Autrement dit, l’État n’est rien d’autre que l’expression de l’unité
formelle entre une population, un territoire et une organisation politique. A partir de là, il convient de
percevoir l’Etat et le droit non pas comme deux entités séparées l’une de l’autre mais comme deux
moments distincts d’une même totalité. Par conséquent, la formule « Etat de droit » apparaît comme
un pléonasme. Car, tout Etat est forcément un ordre juridique. Ici la question centrale est de
déterminer la source du droit. H. Kelsen situe la source du droit dans la Constitution. Son
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argumentation repose sur le rapport hiérarchique des diverses classes de normes : lois, décrets,
circulaires ministérielles, arrêtés, règlements, etc.
Dans ce rapport, chacune des classes de normes tire directement sa légitimité dans sa
conformité à celle qui lui est directement supérieure, et cela, ainsi de suite. Les classes de normes
légales, formant ainsi une chaîne, sont, de manière nécessaire, reliées à une norme fondamentale : la
Constitution. L’autorité supérieure de celle-ci résulte de la maxime d’ « obéir aux commandements du
constituant ». Il s’agit ici d’une règle postulée a priori, c’est-à-dire indépendamment de la volonté et
de l’activité des acteurs sociaux. Dans cette approche, le concept État ne se rapporte pas
immédiatement à la coexistence en soi d’un nombre déterminé d’individus sur un territoire donné doté
d’une organisation officielle, mais à la Constitution qui ordonne dans un espace territorial donné
l’activité d’une population. L’État et la Constitution sont pour ainsi dire identiques.
B- Un pouvoir politique
Cette approche kelsenienne pèche par son juridisme dogmatique. Il faut étudier l’Etat dans une
perspective de sociologie historique qui a l’avantage de mettre en évidence des éléments objectifs
relevant de ce que Norbert Elias a appelé la « sociogenèse de l’Etat ». L’organisation étatique se
donne à voir comme une organisation caractérisée par la division du travail social, la spécialisation des
rôles sociaux et les impératifs d’ordre. Dans cet ordre d’idée, Max Weber définit l’État moderne
comme « une entreprise politique de caractère institutionnel dont la direction administrative
revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la violence ».
Au Moyen Age, les divers seigneurs titulaires de fiefs avaient usurpé les fonctions de police et
de justice, de prélèvements d’impôts (dont la corvée constitue l’un des principaux aspects), de
protection des populations soumises à leur autorité et de la frappe de la monnaie, lors de la décadence
du pouvoir Carolingien. Ils exerçaient également les prérogatives en matière de la déclaration et de la
conduite de la guerre, pouvoir qui conduisait les seigneurs rivaux à s’engager dans des querelles
meurtrières sans fin pour l’acquisition de la terre. Il en résulte l’établissement d’un climat de violences
permanent, et un état de dévastation ininterrompue dans la société féodale.
Friedrich Engels montre que la centralisation politique, avec l’affirmation de la suprématie
du pouvoir royal, se rapporte aux vœux des populations d’en finir avec cet état d’arbitraire et
d’incertitudes. Il s’agit d’instituer une puissance capable d’éradiquer ces violences dans le corps
social. Il fait également remarquer que l’établissement de ce pouvoir centralisé répond aux exigences
de la bourgeoisie visant la neutralisation des systèmes d’entrave aux échanges économiques propres à
la féodalité : privilèges locaux, corporatisme, douanes différentielles, qui font obstacles à la liberté
d’entreprendre et à la libre concurrence. C’est en se manifestant comme le garant de cet ordre
juridique, qui rend possible la libre circulation des marchandises et la conservation de la
propriété privée, que l’État moderne s’impose aux consciences individuelles comme une
institution centrale dont le pouvoir d’injonction et de coercition est légitime.
Section II - La dynamique de l’Occident : « sociogenèse » de l’Etat et « psychogenèse » de
l’individu
En interrogeant l’histoire, l’on découvre que la plupart des sociétés humaines ont « inventé »
progressivement le pouvoir politique, qui a fini par se dissocier des autres formes de pouvoir qui se
disputaient l’imperium de la société. En règle générale, les sociétés humaines se sont accommodées
pendant longtemps d’une confusion absolue ou relative des rôles, « les fonctions régulatrices et
coercitives considérées aujourd’hui comme caractéristiques du pouvoir politique étant soit ignorées,
soit exercées par les groupements sociaux dominants » (J. Baudouin, op. cit. p. 81). Selon Max
Weber, ce qui caractérise le passage de la féodalité aux Etats-nations monarchiques c’est précisément
l’émancipation puis l’institutionnalisation de l’autorité politique ; le facteur déterminant de ce
basculement étant la multiplication des guerres et des pratiques de pillage. Les rôles politiques
apparaissent « lorsque les monarques parviennent à exproprier les puissances privées » et à capter à
leur profit « le monopole de la coercition légitime ». Nous analyserons la thèse de la dynamique de
l’Occident défendue par Norbert Elias qui explore d’abord ce qu’il nomme la loi du monopole (A)
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avant d’exposer la « civilisation des mœurs » (B).
A- La loi du monopole
L’époque féodale connaît un mode de domination de type « patrimonial » ; il s’agit d’un
rapport de domination symbolisé par le lien personnel entre le seigneur et son vassal. Ce qui
caractérise ce type de domination c’est qu’il s’exerce sur des sujets et non sur des territoires. Les
mutations sociales et économiques provoquent le relâchement du lien vassalique. L’on observe une
prolifération des groupements seigneuriaux et corollairement un émiettement de l’autorité politique.
Norbert Elias propose une explication qui met en relief les facteurs déterminants de la création de
l’Etat à la fin du Moyen âge. Comment s’opère l’institution d’un Centre porteur d’un nouvel ordre politique contrastant avec la fragmentation qui caractérisait la féodalité ? Trois facteurs permettent de
comprendre la sociogenèse de l’Etat : le monopole militaire (1), le monopole fiscal (2) et l’avènement
de l’appareil bureaucratique (3).
1)- le monopole militaire
Les guerres que se livrent les seigneuries féodales créent une situation de précarité et
d’instabilité de l’ordre politique qui frise le chaos. Le souci de prévenir la violence dévastatrice fait
prendre conscience de la nécessité d’instaurer une autorité pacificatrice capable d’interdire les guerres
de conquête et de constituer une armée permanente. La démilitarisation des seigneuries les plus
puissantes est le préalable indispensable à la naissance de l’Etat moderne ;
2)- le monopole fiscal
L’établissement d’un système régulier et ordonné du prélèvement fiscal permet de corriger le
désordre des droits seigneuriaux auxquels il se substitue. L’impôt permanent nécessaire, notamment, à
l’entretien de la force armée, fournit les ressources financières dont a besoin l’Etat pour s’imposer
définitivement face aux groupes périphériques ;
3)- l’avènement de l’appareil bureaucratique
La centralisation progressive du pouvoir politique induit la multiplication des fonctions
régaliennes telles que l’armée, la fiscalité et la justice. Dés lors, le concours d’un personnel compétent
et spécialisé s’avère indispensable. Même si, en l’occurrence, le personnel demeure dans la
dépendance personnelle du souverain, il préfigure les administrations modernes. C’est à l’époque des
rois que naît en France la tradition étatique et centralisatrice que toutes les révolutions ultérieures adapteront à leurs enjeux politiques propres.
Au total, pour comprendre le processus complexe de la sociogenèse de l’Etat en Occident, il
faut aller au-delà des simples modalités institutionnelles. En réalité, la construction d’un Centre
exigeait l’assentiment progressif des « dominés » et impliquait par conséquent un appareil cohérent de
justification. Elias identifie, à cet égard, deux types de mutations. La première est celle d’une
« symbolisation de plus en plus prononcée du pouvoir politique qui se met en scène auprès de ses
sujets et leur signifie par là-même leur extériorité par rapport à l’espace sacralisé du pouvoir »
(Baudouin, op.cit., p.82). La seconde est l’avènement d’un corps spécialisé de « clercs » - on dirait
aujourd’hui des intellectuels organiques au sens de Gramsci - qui ont vocation à produire un discours
de légitimation de l’autorité du Souverain.
B- La « civilisation des mœurs »
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L’autre question forte que pose Norbert Elias est celle des conséquences politiques et
psychiques de la monopolisation progressive par l’Etat moderne des fonctions de coercition. L’analyse
passe ainsi de la sociogenèse de l’Etat à la psychogenèse. Elias met en évidence, d’une part, la forte
corrélation qui existe entre la construction de l’Etat, la complexification des rapports sociaux,
l’élargissement continu des chaînes d’interdépendance et, d’autre part, le refoulement des violences
privées, la canalisation des mœurs, ce qu’il appelle « le règne de l’autocontrainte » ou « la maîtrise des
émotions », toutes choses qui participent de la « psychogenèse » de l’individu. C’est à la lumière de
ces éléments structurants du politique qu’Elias montre le rôle crucial de la « société de cour ». En
effet, le processus de curialisation rend compte de la manière dont les différentes strates de la noblesse
se livrent à une compétition à fleurets mouchetés pour rentrer dans les grâces du roi Louis XIV à
Versailles. C’est là que les nobles expérimentent un nouveau style de vie fondé sur l’euphémisation de
la violence et le respect de l’étiquette qui finit par circuler parmi les autres groupes de la société. Pour
Philippe Braud, il faudrait voir dans la démocratie moderne le couronnement de cette évolution.
Ainsi les « compétitions électorales, les joutes partisanes, les débats télévisés, à l’image des rivalités sportives, ne sont, en définitive, qu’un mécanisme subtil d’encadrement et d’apprivoisement des
violences sociales, un système hautement ritualisé de canalisation des émotions ou encore de
civilisation des mœurs ».
Cette lecture de Norbert Elias est certes stimulante pour l’analyse mais elle a cependant
quelques limites notamment sa tendance à imaginer qu’une société humaine politiquement constituée
puisse faire l’économie d’une limitation des instincts guerriers. Par ailleurs, le développement de
l’économie marchande, les figures du sujet et de l’autonomie, de l’altérité et du pluralisme, de la
critique et de la délibération doivent être perçus comme des facteurs constitutifs du projet
démocratique qui charriera, plus tard, l’Etat de droit .
Section III- L’approche anthropologique et l’approche socio-historique
On exposera d’une part l’approche anthropologique (A) et d’autre part l’approche socio-historique
(B).
A- L’approche anthropologique
Comme le rappelle Georges Balandier, l’anthropologie politique tend à fonder une science du
politique « envisageant l’homme sous la forme de l’homo politicus et recherchant les propriétés communes à toutes les organisations politiques reconnues dans leur diversité historique et
géographique ». Elle s’emploie à comparer diverses sociétés politiques entre elles et procède à
l’observation des contrastes afin de dégager la spécificité de l’Etat moderne par rapport aux autres
formes d’organisation du pouvoir politique. Dans Essai sur le pouvoir politique (1968), Jean-William
Lapierre met en évidence trois éléments propres à l’Etat moderne :
a)- la spécialisation des agents administratifs : certaines sociétés primitives ne connaissent pas une
spécialisation des agents chargés de faire exécuter les décisions au moyen de la coercition. A l’époque moderne, on voit que celle-ci se renforce avec comme corollaire une professionnalisation de ces
agents ;
b)- la centralisation de la coercition : dans le système féodal, le droit de recourir à la coercition est
éclaté (les grands seigneurs pouvaient lever des troupes et rendre « haute et basse justice », donc
infliger des peines privatives de vie ou de liberté). Ce n'est pas le cas dans l'Etat moderne où l'on
constate l’émergence d’un emboîtement des structures politiques (par exemple, le système pyramidal
de la hiérarchie des normes de Kelsen : au sommet la Constitution domine la loi et les règlements – ou
encore la structure pyramidale de l’administration où le principe hiérarchique place tout agent public
en situation de subordination par rapport à un chef) ;
c)- l’institutionnalisation : la métaphore proposée par Ernst Kantorowicz dans son ouvrage Les
deux corps du roi – paru en 1957 - conduit à dissocier la personne physique des gouvernants et
l’exercice de la puissance publique elle-même. D’où le principe juridique de la continuité de l’Etat
devenu aujourd’hui banal et qui permet d’assurer la continuité de l’Etat après la mort physique de
celui qui l'incarne temporairement.
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
11
B- L’approche socio-historique
L’analyse de type « sociogénétique » proposée par Elias peut être rangée dans cette approche.
Elle rend compte du processus historique qui aboutit à l’émergence progressive de l’Etat en Occident.
L’entreprise de construction de l’Etat s’amorce en France et en Angleterre à partir du XIIIe siècle. Le
pouvoir étatique va s’affirmer contre le pouvoir religieux et le pouvoir seigneurial. Parallèlement,
l’Etat apparaît de plus en plus comme un corps séparé, autonome et distinct de la société civile. Sous
ce rapport, on peut relever quatre processus de mutations du pouvoir politique:
a)- la construction d’une identité politique des individus, autonome de leur identité religieuse ;
b)- la réduction des multiples liens de dépendance personnelle propres au système féodal grâce à
l’affirmation du pouvoir royal (à partir du XVe siècle sous Louis XI), puis la transformation du lien
d’allégeance dynastique en un lien d’allégeance nationale avec la Révolution ; c)- la diversification des institutions politiques et administratives : émergence des assemblées
représentatives et des instances consultatives amorçant la bureaucratie moderne (accélération du
processus sous Louis XIV) ;
d)- la juridicisation des rapports entre gouvernants et gouvernés : ce sont les grands textes tels que
la Petition of Rights (1628), le Bill of Rights (1689) ou encore les constitutions écrites américaine et
française qui enferment le pouvoir politique dans un statut juridique. La reconnaissance de droits
opposables à l’Etat signe le commencement de la mise en place d’un Etat légal-rationnel.
Deux principales dynamiques résultant des logiques conflictuelles peuvent être soulignées (ces
logiques font émerger des solutions non souhaitées individuellement, mais qui émergent des
engrenages complexes d’intérêts rivaux et interdépendants) :
1)- la dynamique des rivalités entre seigneurs au lendemain de l’empire carolingien : la
concentration du pouvoir se fait progressivement au profit des vainqueurs jusqu'à son monopole ;
2)- les tendances lourdes à l’expansion économique : au XVIe siècle, la croissance économique
conduit à une différenciation sociale accentuée (noblesse, bourgeoisie, commerçants, artisans, etc.) et
à un nouveau partage du pouvoir (développement des premières assemblées).
❖
Encadré n° 2 : Joseph Facal, « Eléments introductifs pour une sociologie de l’Etat », Cahier de recherche n° 05-12, octobre 2005, HEC Montréal.
Qu’en est-il maintenant de l’expression si fréquente : l’État de droit ? Birnbaum et ses
collaborateurs notent qu’elle est habituellement utilisée de manière assez subjective pour
distinguer les régimes authentiquement démocratiques et les régimes dictatoriaux, ces derniers
faisant peu de cas du droit. Mais la question est complexe car bien des dictatures revêtent
d’apparats légaux le pouvoir politique qui s’y exerce et se disent démocratiques, et bien des
démocraties incontestables peuvent être le théâtre d’initiatives gouvernementales légales mais
perçues comme dépourvues de légitimité. L’expression courante « État-nation » est, elle aussi,
chargée d’ambiguïtés. L’association des deux notions ne va pas en effet de soi. La notion d’État
a une connotation juridique et institutionnelle. Celle de nation renvoie plutôt aux traits culturels,
linguistiques, plus rarement ethniques, et à la mémoire d’un héritage historique partagé par une
communauté humaine. On utilise donc habituellement l’expression d’« État-nation » pour
désigner des sociétés comme la France, somme toute peu nombreuses, dans lesquelles les deux
notions sont pratiquement imbriquées l’une dans l’autre, au point que citoyenneté et nationalité
deviennent presque indissociables. Ce n’est évidemment pas le cas d’États comme ceux, par
exemple, d’Afrique, dans lesquels on retrouve, à l’intérieur d’un même territoire national, de
nombreuses solidarités culturelles, linguistiques, ethniques, tribales, qui créent entre les
individus des liens souvent plus profonds que leur attachement à une citoyenneté légale
commune, et qui trouvent souvent des relais à l’extérieur des frontières de l’État. Peut-on, enfin,
se permettre de considérer les notions d’État et de gouvernement comme équivalentes ? Ici
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
12
encore, rien n’est simple. On entend habituellement par gouvernement, dans son sens le plus
large, l’ensemble des individus et des organes qui détiennent et constituent le pouvoir politique
qui régit un État. Mais Birnbaum note aussi que, dans beaucoup de contextes, le mot désigne
plus précisément « le pouvoir exécutif voire, dans les régimes à exécutif bicéphale, seulement
l’ensemble des ministres collectivement responsables devant le Parlement, par opposition au
chef de l’État ».
Chapitre II : Les partis politiques : définitions, origine, types et
fonctions
Au Sénégal il y a aujourd’hui plus de deux cents partis officiellement reconnus. Quel est leur
rôle dans une démocratie ? Sont-ils indispensables ? Avant de répondre à cette question, il faut dire
que l’apparition des partis politiques est liée au développement du parlementarisme et de l’extension
du droit de suffrage qui caractérise les régimes représentatifs et démocratiques modernes. Ainsi, dans
Le Savant et le Politique (1919), Max Weber note que : « Les partis politiques sont les enfants de la
démocratie, du suffrage universel, de la nécessité de recruter et d'organiser les masses ». Leur
existence est donc solidaire de tous ces éléments, et plus particulièrement de l’extension du suffrage
universel. Il observe, par ailleurs, dans Economie et société (1922) que : « ( …) c’est dans l’Etat légal
à constitutions représentatives que les partis prennent leur physionomie moderne ». Cela signifie que
le développement des partis doit beaucoup au parlementarisme. Ce sont les partis qui vont présenter
des candidats et des programmes aux citoyens. Les députés élus grâce à leur soutien sont appelés à
voter des lois et à contrôler l’action du gouvernement ; ils vont donc soit soutenir celui-ci – s’ils
appartiennent à la même majorité – soit contester ses initiatives pour faire prévaloir les idéaux
politiques de l’opposition voire tenter de le renverser. Après avoir proposé quelques définitions du
parti politique (I), il s’agira d’exposer quelques typologies établies par des auteurs célèbres (II) et
d’analyser les fonctions que remplissent les partis dans un système démocratique (III).
Section I- Définitions du parti politique
Le cadre restreint de ce cours d’introduction permet de se limiter à deux définitions classiques
du parti : d’une part, celle de Max Weber (A) et d’autre part, celle de Joseph La Palombara et Myron Weiner (B).
A- La définition de Max Weber
Dans Le Savant et le Politique, « La vocation du Politique » (1919), Max Weber définit le
parti politique en ces termes : « une sociation reposant sur un engagement (formellement) libre
ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d'un groupement et à leurs militants
actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, d'obtenir des
avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble ». Il faut entendre par « sociation » – par
opposition à la communalisation – une relation sociale fondée sur un compromis d’intérêts fondé
rationnellement. Cette définition utilitariste a pour mérite d’insister sur l’ambivalence de l’union des
membres d’un parti politique qui sont à la fois en compétition tout en étant dans l'obligation de
coopérer pour permettre à leurs idées de triompher. La faiblesse de cette définition cependant, est
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
13
qu’elle ne permet pas de rendre compte de la spécificité des partis politiques. Elle est trop large et
englobe par conséquent tous les types d’organisation politique. D’où l’intérêt de la définition
suivante :
B- La définition de La Palombara et Weiner
Dans leur ouvrage Political Parties and Political Development (1966), Joseph La Palombara
et Myron Weiner proposent une définition qui permet de distinguer les partis politiques des autres
organisations. Ils mettent ainsi en évidence quatre caractéristiques :
1)- la durabilité : « une organisation durable dont l’espérance de vie soit supérieure à celle de ses
dirigeants ». Le parti politique n’est pas une faction reposant sur l’adhésion à une personne, mais un
mouvement fondé sur des enjeux particuliers ; 2)- le lien local-national : « une organisation locale (…) entretenant des rapports réguliers et variés
avec l’échelon national ». Le parti ne s’identifie ni au groupe parlementaire, ni à un groupement local
particulier, même s’il peut en être issu (les mouvements régionalistes sont ainsi exclus de la définition)
;
3)- le pouvoir : « une volonté délibérée des dirigeants nationaux et locaux de l’organisation de
prendre et d’exercer le pouvoir ». Le parti se distingue du syndicat ou du groupe d’intérêt, qui eux
visent à influencer les décideurs ;
4)- le soutien populaire : « la recherche d’un soutien populaire [à travers les élections ou de toute
autre manière] ». Le parti n’est pas un club ou un think tank : il est en compétition avec les autres
partis pour remporter des victoires électorales.
Section II- Quelques typologies des partis politiques : Maurice Duverger, Giovanni Sartori, Otto
Kirchheimer, Jean Charlot et William Wright
Dans son ouvrage classique Les partis politiques (1951), Maurice Duverger distingue deux
types de partis selon leur naissance : il s’agit, d’une part, des partis de cadres (A) et, d’autre part, des
partis de masse (B) ; Giovanni Sartori propose quant à lui une typologie historique (C) ; Otto
Kirchheimer propose un type-idéal consécutif aux mutations sociales et économiques (D) ; Jean
Charlot décrit une typologie des partis politiques français sous la Ve République (E) et William
Wright distingue le parti démocratique du parti efficace-rationnel (F).
A- Les partis de cadres
Selon Duverger ces partis naissent dans un contexte marqué par l’extension des prérogatives
du Parlement et l’élargissement du droit de vote ; leur sociogenèse est donc électorale et
parlementaire. Avec l’émergence des Assemblées, des groupes parlementaires se constituent progressivement. L’extension du droit de suffrage est une nouvelle donne avec laquelle ces groupes
sont obligés de composer afin de conquérir l’électorat numériquement plus important ; d’où la création
de comités électoraux au niveau local. Pour assurer leur cohésion, une administration centrale se
constitue et devient l’état-major du parti ; dorénavant on assiste à l’instauration d’une véritable
spécialisation du travail au sein du parti. Ces partis sont tournés principalement vers l’élection et
cherchent à recruter parmi les notables et les élites sociales permettant de financer et d’influencer la
vie politique. Ils sont assis localement sur des réseaux de notables et ignorent toute structure
hiérarchisée. Ce sont, par exemple, les partis whigs et tories en Angleterre.
B- Les partis de masse
Ils ont une origine extérieure, c'est-à-dire que leur naissance est liée au développement de
diverses associations telles que les syndicats ou les sociétés de pensée. Ils sont en quête d’adhérents et
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
14
de militants issus des classes populaires qui financent le parti via leurs cotisations. Ils les forment et
les promeuvent. Pour cette raison, ce sont des partis fortement organisés et hiérarchisés : la base est
constituée par des sections locales, coordonnées au niveau départemental par des fédérations, elles-
mêmes dépendantes d’un centre. Ces partis de masse permettent d’encadrer politiquement les
catégories sociales jusqu’alors exclues du droit de vote. Ils ont pour objet la recherche de l’adhésion
formelle du plus grand nombre. Ce sont par exemple le parti travailliste anglais, issu des Trade-Unions
et des sociétés de pensée (la Fabian Society) ou encore le parti socialiste français. Au sein des partis de
masse, Duverger distingue :
a)- les partis de masse spécialisés : ce sont les partis socialistes ;
b)- les partis de masse totalitaires : ils sont porteurs d’une idéologie globalisante, mais là encore il
faut distinguer les partis communistes des partis fascistes du fait du recours par ces derniers aux
techniques militaires.
C- La typologie historique de Sartori
Dans son livre Parties and Party System (1976), Giovanni Sartori propose une typologie historique
des partis politiques. Il distingue ainsi quatre types de partis :
1)- les partis d’opinion et de clientèle : forme primitive des partis au début du régime parlementaire,
il s’agit d’un réseau de relations personnelles autour de quelques leaders (Whigs et Tories) ;
2)- les partis parlementaires : ils cherchent à construire des stratégies autour du jeu parlementaire
afin de former des majorités (partis américains au XIXe siècle) ;
3)- les partis parlementaires électoralistes : ce sont les partis parlementaires qui ont prolongé leur
organisation par un réseau d’entités locales suite à l’extension du droit de suffrage (partis britanniques
à la fin du XIXe siècle) ;
4)- les partis organisateurs de masse : ils ont une origine souvent extérieure aux partis
parlementaires. Leur objectif est l’organisation politique des masses (partis travaillistes, SFIO, partis
communistes).
D- L’idéal-type de Kirchheimer
Les transformations sociales ont conduit les partis à opérer leur aggiornamento pour affiner
leur stratégie politique à l’endroit d’une base électorale qui évolue sensiblement. Ainsi, dans son
ouvrage The transformation of the Western Party Systems (1966), cet auteur considère que le
progrès économique et social ainsi que les mutations culturelles ont contribué à l’atténuation des
clivages idéologiques. Les partis de cadres se sont donc adaptés et les partis de masses sont devenus
plus pragmatiques à mesure que leur base sociale n’est plus constituée majoritairement par les
ouvriers. De manière générale, les partis développent progressivement « des objectifs communautaires
d’importance nationale (dépassant) les intérêts particuliers des groupes ». Kirchheimer propose ainsi
un nouveau type idéal : le parti attrape-tout (catch-all party). Ces partis sont caractérisés par un
faible recours à l’idéologie et par une stratégie consensuelle visant à rechercher l’adhésion électorale
dans des secteurs multiples de la population.
E- La typologie de Jean Charlot
En publiant Le phénomène gaulliste (1970), Jean Charlot analyse les différents partis
politiques français sous la Ve République et distingue trois types de partis :
1)- les partis de notables : ils recherchent l’adhésion des électeurs influents ;
2)- les partis de militants : ils encadrent les masses et sont porteurs d’une idéologie forte ;
3)- les partis d’électeurs : ils sont orientés vers la conquête d’une majorité d’électeurs. Jean Charlot
étudie l’Union pour la nouvelle République (UNR), parti politique français fondé en 1958 dont le but
est de soutenir l’action du général Charles de Gaulle. Il deviendra l’Union pour la défense de la
République (UDR) en 1968, puis l’Union des démocrates de la République (UDR) en 1971, et enfin,
le Rassemblement pour la République (RPR) en 1976. Auparavant, les soutiens de De Gaulle s’étaient
réunis au sein du Rassemblement pour le peuple français (RPF – de 1947 à 1955), puis des
Républicains sociaux (RS) jusqu’en 1958. Ces deux partis étaient plutôt des partis de notables. Une
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
15
transformation s’opère avec l’UNR. En effet, selon Jean Charlot, l’UNR est devenu un parti
d’électeurs qui, en tant que tel, « récuse le dogmatisme idéologique et se contente d’un fonds commun
de valeurs, assez large pour réunir autour de lui un maximum de supporters ». En outre, contrairement
aux partis de notables, il admet la démocratie de masse, la solidarité de groupe et récuse
l’individualisme libéral. Il est populaire sans pour autant remettre en question le système politique et
social. On peut observer également que, dans les années 80, le parti socialiste évolue dans la direction
d’un parti d’électeurs : sa base électorale du PS se diversifie et son idéologie devient plus
pragmatique. L’analyse de Jean Charlot permet donc de montrer que les partis de masses (PS) ou les
partis de cadres (UNR) ont tendance à élargir leur base sociale et programmatique à mesure que leur
chance d’accéder au pouvoir augmente. Cette analyse rejoint donc celle de Kirchheimer et de sa notion
de parti attrape-tout.
F- La typologie de William Wright
Dans « Comparative Party Models : Rational-efficient and Party Democracy » (1971),
William Wright souligne que, du point de vue organisationnel, il est possible de distinguer deux types
de partis :
1)- le parti démocratique (Party democracy model) : il met l’accent sur la démocratie interne. Ce
parti privilégie l’élaboration d’un projet, contrôle son groupe parlementaire en charge de sa défense et
favorise la participation des adhérents. La fonction idéologique l’emporte sur la fonction électorale ou
gouvernementale. Son activité est continue et ne se limite pas à la période électorale ;
2)- le parti efficace-rationnel (Rational efficient model) : il met l’accent sur l’efficacité. Ce parti
néglige la participation des adhérents et subordonne son organisation au groupe parlementaire. Il est
peu centralisé, peu idéologique et recherche l’efficacité électorale au moyen d’un pragmatisme
modéré. Son activité est irrégulière et se limite à l’élection.
Section II- Les fonctions des partis politiques
A quoi servent les partis politiques ? Sont-ils vraiment indispensables à la démocratie ? Des
auteurs ont proposé des réponses plus ou moins satisfaisantes à ces questions. Nous verrons d’abord
celle de Robert King Merton qui postule que les fonctions des partis politiques sont à la fois
manifestes (structuration de la vie politique) et latentes (rôle d’assistance) et répondent à des exigences
fonctionnelles du système politique (A) ; ensuite nous exposerons celle de Georges Lavau (B) et
enfin la synthèse de Dominique Chagnollaud (C).
A- Fonctions manifestes et fonctions latentes des partis selon Merton
Dans Eléments de théorie et de méthode sociologique (1965), le sociologue fonctionnaliste
Merton distingue deux types de fonctions :
1) - les fonctions manifestes : elles contribuent à l’ajustement et à l’adaptation du système tout en étant souhaitées par les participants ;
2)- les fonctions latentes : elles ne sont « ni comprises, ni voulues par les participants du système
politique ».
a) Les fonctions manifestes sont :
- les fonctions électorale, de contrôle des organes politiques et d’expression des positions politiques
(Frank Sorauf, "Political parties and political analysis", 1964) ;
- une fonction de structuration de l’opinion publique (David Apter, The Politics of Modernization,
1965) ; - les fonctions de socialisation politique et d’agrégation des intérêts (Gabriel Almond et Bengham
Powell, Comparative Politics : A Developmental Approach, 1966) ;
- une fonction de structuration du vote (Leon Epstein, Political Parties in Western Democracies,
1967).
b) Pour ce qui est des fonctions latentes analysées par Merton (1965), elles sont surtout valables pour
les Etats-Unis lors de la période d’entre-deux guerres. Elles consistent principalement en une fonction
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
16
d’assistance proche du clientélisme : la machine politique permet de rendre des services extra-légaux
qui répondent à l’inadéquation des structures sociales conventionnelles (elle peut permettre la mobilité
sociale des plus pauvres par exemple). Selon Merton, les partis politiques servent à répondre à des
besoins qui, sans eux, resteraient insatisfaits. Pour cela, ils mettent en place des structures, parfois en
marge de la légalité, qui ne peuvent être supprimées que si elles sont remplacées par d’autres
structures (légales cette fois) qui répondent à ces mêmes besoins.
Merton insiste également sur la figure du « boss ». Celui-ci est l’agent local du parti et sert
d’intermédiaire entre les groupes d’affaires et le gouvernement. Il procure des privilèges à une
population en échange de leur vote. Cet échange de services, proche de la corruption, est analysé
comme une rétribution par Merton : le client rétribue ce boss par un bulletin de vote ou par une aide à
la machine politique qu’il représente lors d’une campagne électorale.
B- Fonctions des partis dans les systèmes politiques selon Lavau
Dans son article « Partis et systèmes politiques : interactions et fonctions » (1969), Georges
Lavau se livre à une analyse originale qui met en évidence la fonction que jouent les partis politiques
– instruments de médiation par excellence – au sein du système politique. Il définit ainsi le système
politique : « (…) Un ensemble de processus et de mécanismes destinés à faire converger ou à
neutraliser des pluralismes sociaux irrépressibles, et qui, de plus, est organisé de façon telle qu'il
permet à ses différents acteurs de proposer des buts contradictoires et de concourir entre eux pour
changer l'agencement du système ou pour modifier ses orientations sans faire exploser l'équilibre
des pluralismes. »
Selon G. Lavau, il convient d’observer que tous les systèmes n’ont pas les mêmes exigences
fonctionnelles, car ces dernières sont encadrées par la volonté des acteurs et par des limites
idéologiques. Fondamentalement, un système politique est un mécanisme qui parvient à faire coexister
un pluralisme irréductible au sein d’une société. Il en déduit trois fonctions essentielles des partis
politiques :
1) - une fonction de légitimation-stabilisation : à différents degrés, les partis politiques légitiment et
stabilisent le système politique afin qu’il puisse résister aux tendances centrifuges ;
2)- une fonction tribunitienne : un système politique doit également neutraliser les forces centrifuges
en parvenant à les intégrer politiquement. Des partis manifestement opposés au système assurent de
manière latente une fonction tribunitienne (à l’image du tribun de la plèbe dans la République
romaine).
Dans « A quoi sert le parti communiste français » (1968), Lavau montre que le PCF remplit
cette fonction en prenant en charge les revendications des catégories sociales les plus défavorisées afin
de leur assurer une représentation. Cette intégration permet de canaliser les virtualités révolutionnaires
à condition que le parti bénéficie d'une certaine représentativité capable d'en faire un interlocuteur
incontournable. En ce sens, le FN n’a pas de fonction tribunitienne car son électorat est trop
différencié socialement ;
3)- la fonction de relève politique : un parti a aussi un rôle critique permettant de proposer une alternative au programme politique mis en œuvre. Certains partis, que Lavau qualifie de « partis anti-
systèmes », ont un rôle critique permanent. Ils se rapprochent de la catégorie des partis protestataires
qui mettent en avant les causes non traitées par les autorités (écologie, féminisme, immigration). Ils se
distinguent des partis gestionnaires qui ont une perspective gouvernementale et qui, pour cette raison,
ont un bagage idéologique faible.
C- La synthèse des fonctions des partis selon Chagnollaud
Dans son manuel de Science politique, Dominique Chagnollaud propose une synthèse des
fonctions des partis politiques :
a)- celle de la structuration du vote : fonction première et constitutive des partis, elle est reconnue
dans la plupart des Constitutions démocratiques. C’est le cas notamment de la Constitution
sénégalaise du 22 janvier 2001(art. 4: « Les partis politiques et coalitions de partis politiques concourent à l'expression du suffrage ») ;
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
17
b)- celle d’un « laboratoire d’idées » : fonction de diffusion de l’idéologie du parti, d’alimentation
du débat politique, d’élaboration de programmes pouvant contribuer aux politiques publiques et à la
formation de l’opinion publique ;
c)- celle du recrutement politique : ils permettent la sélection des candidats et du personnel politique
;
d)- celle de gouvernement : ils participent, voire contrôlent le pouvoir politique et contribuent à
l’élaboration des normes ;
e)- celle de socialisation politique : ils contribuent à l’intégration des citoyens dans le système
politique ;
f)- celle de médiation et de patronage : ils permettent d’agréger les demandes et de fournir une
assistance ou des services aux citoyens ;
g)- celle tribunitienne : ils intègrent les exclus au système politique.
❖
Encadré n° 3 : Frédéric Sawicki, « La science politique et l’étude des partis politiques », dans Cahiers
Français, « Découverte de la science politique », n°276, mai-juin 1996, p. 51-59.
Michel Offerlé a récemment proposé un cadre d’analyse plus adapté à la complexité des
organisations partisanes en s’appuyant sur une relecture de Weber et sur la théorie bourdieusienne des
champs. Dans son optique, un parti doit être analysé non seulement comme une entreprise politique
tournée vers la conquête des positions de pouvoir, mais aussi comme un espace de concurrence objectivé
entre des agents luttant pour le contrôle des ressources collectives que sont la définition légitime du parti,
le droit de parler en son nom, le contrôle des investitures et des moyens de financement. Dans cette
perspective, les partis se distinguent selon l’importance de leurs ressources collectives propres
(permanents, moyens matériels, notoriété du parti...) et des ressources personnelles de leurs élus et
dirigeants ; on retrouverait ici l’opposition idéal-typique entre les partis de masses et les partis de cadres
si cette distinction entre «capital collectif» et «capital individuel» ne divisait selon M. Offerlé les élites de
chaque parti. Tous les partis voient en effet s’affronter des agents qui doivent tout ou beaucoup au parti et
des agents qui disposent d’autres ressources (postes d’élus solidement tenus, clientèles d’obligés, notoriété
locale ou nationale, compétence garantie par un diplôme rare, appartenance à un grand corps). Ce genre
d’affrontement se retrouve aussi bien sur la scène politique nationale, quand, par exemple dans la course
aux postes ministériels, entrent en compétition des hauts fonctionnaires appartenant aux grands corps de
l’Etat et des dirigeants ayant fait l’essentiel de leur carrière politique dans l’«appareil» du parti, que sur
la scène politique locale quand s’opposent «militants» et «notables» connus par leur profession ou leur
appartenance aux vieilles familles de la ville. Mettre l’accent sur la concurrence interne et les ressources
différentielles des prétendants dans cette concurrence permet par conséquent une approche plus
dynamique des partis et une meilleure compréhension de leurs prises de position. On comprend par
exemple mal l’évolution du parti socialiste au cours de ces quinze dernières années, si on ne prend pas en
considération, non seulement la baisse du nombre de militants, mais la perte de légitimité interne de la
ressource militante par rapport à celle d’élu local, d’ex-ministre ou d’ancien membre d’un cabinet
ministériel. Le fait que ce parti apparaisse actuellement comme un parti «attrape-tout» ne tient dès lors
pas uniquement à une évolution historique inéluctable, mais à la place prépondérante qu’y occupent
actuellement les professionnels de la politique par rapport aux militants politiques ou aux militants
d’origine associative ou syndicale. Par comparaison, dans une conjoncture politique analogue (la défaite
électorale de 1979), les dirigeants du parti travailliste anglais, sous l’influence de la puissante aile gauche
du parti et des représentants syndicaux, avaient au cours des années 80 été contraints d’adopter des
positions beaucoup plus «extrémistes» diminuant en cela leurs chances d’un retour rapide au pouvoir.
Chapitre III : Les régimes politiques : démocraties, autoritarismes
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
18
et totalitarismes
Ce chapitre est une introduction aux régimes politiques. Il convient de préciser le sens de
cette notion qui comporte quatre composantes majeures : le principe de légitimité, la structure des
institutions, le système de partis, la forme et le rôle de l’Etat. Selon Jean-Louis Quermonne, le
régime politique renvoie à « l’ensemble des éléments d’ordre idéologique, institutionnel et
sociologique qui concourent à former le gouvernement d’un pays donné pendant une période
déterminée ». On étudiera dans un premier temps les régimes démocratiques (section I) en montrant
leurs limites et les critiques dont ils ont fait l’objet (section II) ; ensuite on exposera les
caractéristiques des régimes autoritaires (section III) et celles des régimes totalitaires (section IV).
Section I : Les régimes démocratiques
Dans son célèbre discours de Gettysburg, prononcé en 1863, Abraham Lincoln définissait la
démocratie par cette formule : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
Etymologiquement, en effet, le mot « démocratie » est issu du grec demokratia que l’on peut traduire
par l’expression « pouvoir du peuple » (demos : peuple, kratos : pouvoir). Ce qui caractérise ce type
de régime c’est le fait que le pouvoir y est exercé par le peuple, ou du moins, par ceux dont la qualité
de citoyen est reconnue. Ainsi comprise, la démocratie s’oppose à la monarchie (gouvernement d’un
seul) et à l’oligarchie (gouvernement d’un groupe particulier). Le dictionnaire de la science politique
et des institutions politiques donne la définition suivante de la démocratie : « (…) un mode
d’organisation du pouvoir politique dont la légitimité requiert qu’il reconnaisse pleinement le
primat de la souveraineté populaire et qu’il s’assigne pour objectif son perfectionnement, mais dont
l’agencement réel se fonde toujours pour l’essentiel sur une délégation de pouvoir à un personnel
spécialisé par le biais d’élections régulières, concurrentielles et sans exclusives trop marquées vis-à-
vis de certains secteurs, dans lequel aussi la volonté majoritaire ne s’exerce pas au point d’écraser
les minorités ou les groupes d’intérêt de toutes espèces. En revanche il n’y a pas de démocratie là
où les électeurs sont privés de la liberté de choisir et de renvoyer pacifiquement […] ». (Hermet et
al. 1996)
On verra dans un premier temps si la démocratie repose aujourd’hui sur la souveraineté
nationale (B) davantage que sur la souveraineté populaire (A) ; prétexte commode pour questionner les
différents types de régimes démocratiques (C).
A- La théorie de la souveraineté populaire
Cette théorie reste la base même de la démocratie en ce sens qu’elle fait reposer le principe de
la légitimité politique sur le peuple. De fait toutes les démocraties affirment solennellement - c’est
gravé dans le marbre de la loi fondamentale qu’est la Constitution - que « la souveraineté appartient au
peuple ». Jean-Jacques Rousseau, auteur du fameux Le contrat social en est l’un des chantres les
plus fervents même s’il est revenu de ses illusions. Selon lui, le titulaire de la souveraineté, c’est le
peuple réel, c'est à dire l’ensemble des citoyens. Ainsi, chaque citoyen détient une parcelle de
souveraineté : « s’il y a 10 000 citoyens, chaque citoyen a pour sa part la dix-millième partie de
l’autorité suprême ». L’expression de cette souveraineté passe par un droit de vote pour chaque
citoyen (suffrage universel) et un mandat impératif qui lie les élus aux électeurs, ces derniers leur
donnant des instructions, voire même pouvant les révoquer s’ils estiment que les élus s’écartent de
leur volonté. Cependant, Rousseau lui-même reconnaissait que la démocratie directe était une utopie:
« (…) à prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable
Démocratie, et il n’en existera jamais », arguant même qu'elle ne conviendrait qu'à « un peuple de
Dieux ». La raison qu’il donne est qu’il va à l’encontre de l’ordre naturel que le grand nombre
gouverne et que le petit soit gouverné. Autrement dit, comme le souligne Philippe Braud dans
Sociologie politique, « le gouvernement est toujours exercé par une fraction ». Aussi, il convient de
distinguer deux types de démocratie :
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
19
a)- la démocratie directe : le peuple participe activement et directement au pouvoir législatif
(élaboration et vote des lois), mais qui ne correspond qu'à "un peuple de Dieux" ;
b)- la démocratie semi-directe : le peuple désigne ses représentants et participe occasionnellement à
la fonction législative par le biais des référendums (vote d’approbation à une loi), d’un droit de véto
populaire (opposition à une loi) ou d’un droit d’initiative populaire (droit de proposer des lois). Notons
que Philippe Braud invite également à se défaire de l’idée que cette fraction puisse être désignée
librement car il existe toujours d’importants filtrages des candidats à la candidature : le jeu des médias,
des formations politiques ou encore la notoriété ou l’argent sont des éléments à prendre en compte
dans une élection.
B- La théorie de la souveraineté nationale
Lors de la Révolution française, la théorie de la souveraineté nationale a été préférée à celle de
la souveraineté populaire. Cette théorie implique : a)- une démocratie représentative : la souveraineté n’est pas exercée directement par le peuple (on
parle également de démocratie indirecte) ;
b)- une souveraineté nationale : aux termes de l’art. 3 DDHC, « le principe de toute souveraineté
réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en
émane expressément », ce qui signifie que la Nation, entité abstraite et indivisible, est distinguée de
l’ensemble des citoyens qui la composent ;
c)- une théorie de la représentation qui considère que la volonté des représentants équivaut à celle
des représentés et de la Nation tout entière ; ils décident de ce que la Nation décide ;
d)- un mandat représentatif : à la différence du mandat impératif, le mandat des représentants émane
de la Nation entière et non pas des citoyens de telle ou telle circonscription. Aussi, ces représentants
ne doivent pas être considérés comme les défenseurs des intérêts particuliers de leurs électeurs (ils ne
peuvent recevoir ni d’ordre, ni d’instruction de leur part), ils ne sont d’ailleurs pas responsables devant
eux, mais seulement devant la Nation.
C- Les différents types de régimes démocratiques
On peut distinguer plusieurs types de régimes démocratiques. Dans tous les cas, ces régimes
supposent nécessairement une séparation entre pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire afin que,
comme le souligne Montesquieu dans L’esprit des lois, « par la disposition des choses, le pouvoir
arrête le pouvoir ». Mais il existe plusieurs manières d’organiser les rapports entre ces pouvoirs.
a) Le régime parlementaire
Dans un régime parlementaire, il existe une séparation souple des pouvoirs. Chaque pouvoir s’inscrit dans un système qui le rend dépendant des autres. Il dispose d’un moyen de pression qui
permet d’équilibrer l’ensemble. Ainsi le pouvoir exécutif a la possibilité de dissoudre le pouvoir
législatif qui, à son tour conserve la latitude de renverser le premier – dans certaines conditions
particulières – par le vote de motion de censure ou de défiance). En outre, ce modèle consacre
l’existence d’un dualisme de l’exécutif combinant irresponsabilité du chef de l’Etat et responsabilité
politique du gouvernement devant le parlement. Le régime concret le plus proche de ce modèle
théorique est celui de la Grande-Bretagne.
b) Le régime présidentiel
Dans un régime présidentiel, il existe une séparation rigide des pouvoirs. Chaque pouvoir est
strictement séparé des deux autres par des cloisons étanches. Ainsi le pouvoir exécutif tient sa
légitimité de son élection par le peuple (elle ne peut en aucun cas provenir du pouvoir législatif, par
exemple le chef de l’Etat ne peut pas être élu par le parlement) et il ne peut pas non plus dissoudre le
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
20
pouvoir législatif. En contrepartie, le pouvoir législatif a l’exclusivité formelle de l’initiative des lois
et ne peut pas renverser le pouvoir exécutif. Le régime concret le plus proche de ce modèle théorique
est celui des Etats-Unis. Toutefois, la séparation des pouvoirs s’y trouve modéré puisque le Président
dispose d’un droit de véto et peut être exceptionnellement démis de ses fonctions (procédure de
l’impeachment). L’équilibre entre les pouvoirs peut également se trouver modifié lorsqu'à certaines
périodes les orientations politiques du Congrès sont défavorables au Président (cas de Barack Obama
après les élections de novembre 2010 qui ont été remportées par les Républicains).
c) Le régime semi-présidentiel
Ce régime désigné également comme semi-parlementaire est le régime correspondant à la
France sous la Constitution de 1958. Il s’agit d’un modèle hybride à mi-chemin du régime
parlementaire (le gouvernement émane de la majorité parlementaire car il est responsable devant elle)
et du régime présidentiel (le président de la République est élu au suffrage universel direct et n’est pas responsable politiquement devant l’Assemblée nationale). Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, il
est devenu courant de dénoncer « la logique présidentialiste » de la Ve République, traduisant ainsi
une critique de l'omnipotence supposée du président de la République. Au Sénégal le régime est
qualifié de « présidentialiste » par certains constitutionnalistes qui soulignent ainsi la prépondérance
du chef de l’Etat. Un tel jugement appelle à être nuancé pour deux raisons particulières :
1)- certes, en France, le président de la République dispose de pouvoirs propres (qu’il exerce sans
contreseing ministériel) dans le cadre de la Constitution (nomination du Premier ministre, dissolution
de l’Assemblée nationale, pouvoirs exceptionnels de l’art. 16 C), mais ces pouvoirs demeurent assez
limités et sont encadrés juridiquement. Le président sénégalais dispose d’importants pouvoirs propres
prévus aux articles 42, 46, 47, 49, 51, 52, 72, 73, 87, 89 et 90 de la Constitution.
2)- le pouvoir réel du président de la République dépend fortement des majorités parlementaires. En
cas de victoire de son parti au Parlement, il peut être le principal animateur du travail gouvernemental.
Cependant, en cas de défaite, il revient au gouvernement de déterminer et conduire la politique de la
nation (art. 20 C) et donc au Premier ministre d’animer le travail gouvernemental. Mais il est vrai que
le passage du septennat au quinquennat (réforme de 2000) a fortement réduit la probabilité d’une
cohabitation, ce qui pourrait augurer une présidentialisation du régime de la Ve république. Pour cette
raison, la notion de régime semi-présidentiel (plutôt que semi-parlementaire) semble préférable. Il
reste que parler de présidentialisme à propos du système actuel (l’idée d’un Président tout puissant)
apparaît excessif.
Section II- Les limites de la démocratie : critiques et amendements théoriques
La notion de démocratie est au cœur de controverses notamment idéologiques dans les débats
contemporains qui établissent une distinction entre démocraties populaires qui prétendent être
« réelles » et démocraties libérales qualifiées de formelles (A). Par ailleurs d’autres critiques soulignent la nécessité d’une démocratie délibérative et participative pour corriger les travers de la
démocratie représentative (B).
A- Démocraties réelles et démocraties formelles
Le XXe siècle a vu s’affronter deux conceptions rivales de la démocratie : il s’agit d’une part
des démocraties populaires ou « réelles » et d’autre part des démocraties pluralistes. Les premières
correspondent aux régimes à parti unique dont l’URSS constituait le cas emblématique avant de
s’effondrer en 1991; aujourd’hui la Chine en est un exemple anachronique. Les secondes renvoient
aux régimes multipartites ; elles ont connu un fort développement notamment dans les pays de l’Est se
trouvant anciennement dans le giron de l’URSS, mais également en Amérique latine (à la place des
dictatures militaires, par exemple celle de Pinochet au Chili) ou en Afrique.
a) La conception marxiste de la démocratie
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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Dans la logique marxiste, la démocratie est un instrument de la classe dominante (la
bourgeoisie) pour imposer sa domination. Elle reste toutefois un instrument original car elle ne nie pas
la lutte des classes, mais en constitue l’expression, sans en réaliser le dépassement. Par conséquent, le
droit que produisent les institutions démocratiques est un résultat momentané d’un compromis
démocratique exprimant la lutte des classes, c’est-à-dire un rapport momentané des forces sociales. La
démocratie est donc par essence fragile et instable : les partis représentent les diverses classes
existantes, le grand capitalisme essayant de regrouper tous les représentants de la bourgeoisie contre
les partis prolétariens. Selon Marx, la démocratie bourgeoise va donc nécessairement vers une crise
dont l’issue va dépendre du rapport de forces existant. La résolution du conflit passe par une
alternative simple : soit la démocratie régresse vers un régime autoritaire (par exemple le bonapartisme
qui est une négation du conflit de classe), soit elle évolue vers le socialisme et le communisme (vers la
réalisation d’une société sans classes). Marx appelle évidemment à la fin de la démocratie bourgeoise
et milite en faveur de l’établissement d’une démocratie « réelle », succédant à la lutte des classes. Mais ce type de démocratie, sans partis, sans élections pluralistes, où les dirigeants gouvernent en
fonction d’un sens commun se réclamant de la grande majorité du peuple semble suffisamment
douteux pour inciter au moins à la prudence quant à son caractère démocratique supposé « réel ».
b) La conception de la démocratie pluraliste chez Jean-Louis Quermonne
Pour cet auteur la démocratie pluraliste répond à quatre principes qui peuvent constituer autant
d'idéaux de la démocratie des pays occidentaux :
1)- la légitimité démocratique : si le pouvoir vient d’en haut, la légitimité vient d’en bas, ce qui
signifie un certain consentement à l’obéissance et un nécessaire respect des droits individuels ;
2)- la démocratie représentative : le gouvernement du peuple se confond avec le gouvernement de la
majorité ;
3)- le multipartisme : son enjeu est le respect des minorités, du droit de l’opposition et des droits en
matière de liberté et d’expression ;
4)- un Etat impartial.
B- De la démocratie représentative à la démocratie délibérative et participative
Dans le débat contemporain, certaines réformes de la démocratie sont suggérées par différents
penseurs politiques.
a) Jürgen Habermas et la démocratie délibérative
Pour ce philosophe de l’école de Francfort (Notes programmatiques pour fonder en raison
une Ethique de la discussion, 1983), le concept de « démocratie délibérative » sert à désigner une
société démocratique où les décisions sont prises par la délibération publique de tous ses membres.
L’accord qui se dégage entre eux doit être basé sur la force du meilleur argument. Toute la question reste alors de déterminer quelles sont les conditions d'un bon débat et notamment la qualité de la
procédure délibérative pour arriver à ce qu'il appelle « une entente rationnellement motivée » (Droit et
Démocratie. Entre faits et normes, 1997), notamment la liberté des participants au débat (ils doivent
être « actifs et ouverts », « exempts de toute forme de contrainte ») et du débat lui-même (il doit être
public et potentiellement ouvert à tous). Ceci, bien sûr, sans aboutir à une définition excessivement
normative du « citoyen idéal » dont l'effet pervers peut-être la disqualification du « citoyen réel ».
b) La démocratie participative
Apparu en 1960 et faisant suite à des insatisfactions liées à la démocratie représentative
traditionnelle (fait majoritaire, professionnalisation de la politique, omniprésence des experts), la
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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démocratie participative est une forme de partage et d'exercice du pouvoir, fondée sur le renforcement
de la participation des citoyens à la prise de décision politique. Elle vise à associer les citoyens à la vie
publique via divers instruments tels que les débats publics, les comités de quartier ou les jurys
citoyens. Cet ajout participatif à la démocratie conduit à ce que les citoyens ne réduisent pas leur
participation politique au vote électif, mais qu’ils soient aussi les décideurs publics sur des enjeux
importants. Dans cette perspective, des auteurs comme Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick
Barthe mettent l’accent sur la nécessité d’appréhender la décision politique en répondant au besoin
éthique de statuer sur les controverses socio-techniques issues notamment des nouvelles découvertes
scientifiques. Les décideurs doivent avoir, en cas d'erreur, la possibilité de corriger les décisions
publiques. Selon ces auteurs, il serait bon de quitter le cadre des décisions traditionnelles et d'accepter
de prendre, plutôt qu'un seul acte tranché, une série d'actes mesurés, enrichis par les apports des
profanes. Au plan institutionnel, la France a mis en place une Commission nationale du débat public
qui a pour mission d'organiser des débats publics sur des infrastructures (lignes de train à grande
vitesse, d’électricité, etc.) ou sur des choix technologiques (énergie nucléaire). La loi lui confie mission de « veiller au respect de la participation du public au processus d'élaboration des projets
d'aménagement ou d'équipement d'intérêt national (...) dès lors qu'ils présentent de forts enjeux socio-
économiques ou ont des impacts significatifs sur l'environnement ou l'aménagement du territoire ».
Son rôle reste toutefois limitée car elle n'a pas à se prononcer « sur le fond des projets qui lui sont
soumis ». Au Sénégal des organisations de la société civile tel que le Forum civil s’activent à rendre
obligatoire le débat public sur des questions cruciales liées à des enjeux de gouvernance transparente
et de reddition de compte de la part des titulaires de charges publiques.
Section III : Les régimes autoritaires
La démocratie et le totalitarisme constituent des régimes « purs » tandis que l'autoritarisme est
un régime hybride qui combine des caractéristiques des deux premiers. Certes l’autoritarisme s'oppose
à la démocratie en ce sens qu’il ne tolère pas la présence d'une opposition politique ; pour autant il ne
se confond pas avec le totalitarisme car il ne cherche pas à contrôler les mentalités.
A- Démocratie et autoritarisme : éléments de distinction
On mettra en exergue deux éléments distinctifs importants : l’absence d’élections et
l’intolérance vis-à-vis de l’opposition. En effet, les élections n’existent pas ou ne permettent pas
réellement une compétition ouverte à d’autres groupements politiques. L’expression publique d’un
désaccord sur la politique du gouvernement est souvent interdite et dans le meilleur des cas faiblement
tolérée. Les dirigeants – notamment dans les Etats africains – veulent empêcher toute remise en cause
de leur présence au pouvoir. Dans son manuel Sociologie politique, Philippe Braud expose ainsi le
modus operandi de ces autocrates à travers trois procédés plus ou moins efficaces:
1)- l’interdiction des activités politiques organisées : les partis, mais aussi les syndicats, les
associations civiques, les comités intellectuels sont interdits, tout comme les consultations électorales ;
l’efficacité de cette mesure dépend néanmoins de l’importance de la participation politique traditionnelle ou du niveau de violence auquel recourt le pouvoir pour intimider les éventuels
protestataires ;
2)- le contrôle étroit de la vie politique : il passe soit par un contrôle du pluralisme, soit par
l’institutionnalisation d’un parti unique afin de canaliser l’expression populaire ; certains régimes ne
soumettent pas à l’élection le chef suprême, d’autres truquent les élections ou présentent un candidat
unique ;
3)- le contrôle entier de l’appareil d’Etat : l’enjeu est de s’assurer les fidélités de la base au sommet
de l'administration. Certains régimes favorisent les solidarités familiales, tribales, régionales ou
clientélistes (ce qui était le cas dans les monarchies traditionnelles pré-modernes), d’autres
institutionnalisent un parti unique et un syndicalisme d’Etat (qui jouent le rôle d’outils de sélection des
cadres fidèles) ou bien recourent à l’armée à tous les niveaux de l’administration étatique.
B- Totalitarisme et autoritarisme : éléments de distinction
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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Les régimes autoritaires se distinguent également des régimes totalitaires car ils n’exigent pas
des citoyens qu’ils partagent l’idéologie du pouvoir, soit qu’ils tolèrent et entretiennent l’indifférence
généralisée, soit qu’ils se satisfont d’une adhésion publique extérieure sans rechercher à remodeler les
mentalités. Ils s’accommodent ainsi selon les mots de Philippe Braud, « d’un relatif pluralisme
idéologique ». Par exemple, les régimes autoritaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine laissent
une autonomie significative aux grandes firmes économiques en échange de leur soutien politique. Ils
contrôlent étroitement les moyens de communication (presse, radio, télévision, Internet), mais
permettent une relative liberté dans les domaines non politiques comme la culture, la religion ou les
loisirs. Leur ambition se limite à assurer l’ordre extérieur. En revanche, lorsque le régime connaît des
difficultés, il recourt bien souvent à la violence, l’absence d’institutionnalisation d’une opposition
rendant le dialogue compliqué avec les contestataires lorsqu’ils manifestent publiquement leur
désapprobation. C’est ce que montre notamment l’exemple récent des révolutions arabes : les régimes
autoritaires tunisiens et égyptiens ont d’abord cherché un traitement purement policier des conflits afin de décourager les contestataires. Mais lorsque le mécontentement est devenu trop grand au sein du
pays, la solution de la violence n'a fait qu'aggraver la crise politique et a finit par menacer l’existence
même du régime.
C- Esquisse d’une typologie des régimes autoritaires
Philippe Braud recense quatre types de régimes différents appartenant au système
autoritaire : il s’agit de l’autoritarisme patrimonial (1), de l’oligarchie clientéliste (2), de la dictature
populiste (3) et de la bureaucratie autoritaire (4).
1) - L’autoritarisme patrimonial
C’est un régime dans lequel le chef s’appuie sur sa légitimité traditionnelle (concept de Max
Weber : l’autorité du Prince se rapproche de l’autorité naturelle du père de famille). Les ressources de
l’Etat se confondent avec ses biens personnels. Les limites de son pouvoir sont plus politiques que
juridiques : il dispose d’un pouvoir absolu, mais il doit néanmoins transiger avec les ordres sociaux
existants. Dans son ouvrage Traditional Neo-patrimonialism and Modern Neo-patrinmonialism
(1973), Samuel Eisenstadt parle de néo-patrimonialisme pour rendre compte des régimes du monde
arabe (monarchies pétrolières du Golfe) caractérisés par la faiblesse des contre-pouvoirs. Le Prince
décide seul et entretient une clientèle pour s’assurer le loyalisme de ses soutiens (promotion,
privilèges, prébendes). La sphère étatique et la sphère privée des dirigeants se confondent, d’où leur
enrichissement personnel parfois colossal.
2)- L’oligarchie clientéliste
C’est un type de régime disposant d’une façade parlementaire et d’un pluralisme politique
apparent, mais où le pouvoir appartient à une minorité politiquement dominante au sein des grands
propriétaires terriens ou du monde des affaires. Les allégeances reposent surtout sur un lien clientéliste
tissé entre des partenaires fortement inégaux. Elles se font, en outre, à la marge de l’Etat, dont les
moyens demeurent limités et qui par conséquent, ne peut pas garantir un niveau d'impartialité
satisfaisant (corruption forte). Ce type de régime se retrouve en Amérique latine, en Colombie
notamment.
3)- La dictature populiste
Elle s’enracine dans le bonapartisme. Le bonapartisme est un régime qui voit la prééminence
de l’exécutif sous l’égide d’un empereur à vie, qui fait référence aux principes de la souveraineté
nationale et qui fait appel aux valeurs patriotiques en vue d’obtenir un large consensus populaire
(recours au plébiscite). Comme le note Guy Hermet dans Aux frontières de la démocratie (1983), le
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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bonapartisme opère la conjonction entre les aspirations à l’ordre et l’irruption canalisée des masses
populaires sur la scène politique. L’appel au peuple via une symbolique populiste (grandeur nationale,
chef militaire charismatique, pratique du suffrage universel) renforce la légitimité de l’Etat et lui
permet d’accompagner, voire d'accélérer, les mutations culturelles et économiques du pays.
Au XXe siècle, plusieurs Etats suivent ce modèle pour accélérer la modernisation d’une
société : Mustapha Kemal en Turquie et Gamal Abdel Nasser en Egypte. Ce sont des régimes forts,
dirigés par un chef militaire prestigieux, qui s’appuient sur l’armée et le nationalisme des classes
moyennes. Ils n’hésitent pas à exalter des valeurs d’égalité et de révolution en faveur des plus
démunis. Le Venezuela d’Hugo Chavez en est un exemple contemporain.
4)- La bureaucratie autoritaire
Ce type de régime donne à voir un Etat qui crée et contrôle les corps intermédiaires et plus
particulièrement, les institutions économiques, culturelles et professionnelles. Une autonomie de façade leur est toutefois accordée laissant l’impression que le pouvoir bureaucratique se manifeste en
dehors de l’Etat. C’est le cas notamment du régime russe sous l’ère Poutine ou de la Chine post-
maoïste.
Section IV- Les régimes totalitaires
Une boutade célèbre dit ceci : « En France tout est permis sauf ce qui est interdit ; aux
Etats-Unis d’Amérique tout est permis même ce qui est interdit ; en URSS tout est interdit même ce
qui est permis !». C’est une variante d’un dicton populaire allemand qui soutient que : « en
démocratie, tout ce qui n'est pas interdit est permis, sous une dictature, tout ce qui n'est pas
permis est interdit et dans le totalitarisme, tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire ». Tout
cela rend bien compte de la dimension totalitaire spécifique à ce dernier type de régime. En effet, on a
affaire à des systèmes politiques à parti unique où aucune opposition politique n’est admise et où
l’Etat tend à contrôler la totalité des activités de la société. Le concept de totalitarisme a été fondé au
XXe siècle pour distinguer ce type de régime de celui de la dictature. Contrairement à cette dernière,
le système totalitaire ne cherche pas seulement à contrôler l’ensemble des activités humaines, mais il
essaie de s'immiscer jusque dans la sphère intime de la pensée, en imposant à tous les citoyens
l'adhésion obligatoire à une idéologie, hors de laquelle ils sont considérés comme ennemis de la
communauté. Dans un premier temps on proposera une définition du totalitarisme (A), avant d’en
déterminer les origines possibles en exposant brièvement quelques théories du fascisme (B).
A- Essai de définition du totalitarisme
Les travaux d’Hannah Arendt (1), d’une part, et l’analyse de Carl Friedrich et Zbigniew
Brzezinski (2), d’autre part, permettent de définir des régimes totalitaires. Ces auteurs mettent en exergue les traits caractéristiques – donc l’originalité – des régimes apparus au XXe siècle, opposés à
la démocratie et au libéralisme.
1- Le régime totalitaire selon Hannah Arendt
Dans son œuvre classique Les origines du totalitarisme (1951), cette auteure juive caractérise
le totalitarisme par deux éléments structurants : l’idéologie et la terreur. L’idéologie est une vision
dogmatique du monde et des rapports politiques ; elle ne se limite pas à proposer une représentation
possible et relative des faits historiques mais prétend détenir la vérité sur l’Etat et le pouvoir. En
d’autres termes elle a ceci de particulier qu’elle fait éclater l’alternative traditionnelle entre régime
sans lois (la tyrannie) et régime sous des lois (régimes républicains ou constitutionnels) puisque le
totalitarisme cherche à appliquer une loi de la Nature ou de l’Histoire à l’humanité. Quant à la terreur,
elle constitue l’essence même du régime totalitaire. Arendt la distingue de la crainte qui sert seulement
de principe d’action dans une tyrannie ; la terreur est une peur extrême qui non seulement isole
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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l’homme de tout autre mais l’isole de toute humanité. Dans les régimes totalitaires, elle n’est pas
seulement un moyen en vue d’une fin (terrifier la population pour anéantir toute opposition
dangereuse pour le régime), mais elle est une condition essentielle du régime totalitaire car c’est
elle qui opère l’accomplissement de la loi de la Nature ou de l’Histoire. Cette définition permet de
rapprocher le stalinisme et le nazisme (ce qui a fait l'objet de critiques).
2- Le totalitarisme selon Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski
Quelques années plus tard, dans Totalitarian Dictatorship and Autocracy (1956), Carl
Friedrich et Zbigniew Brzezinski livrent une définition plus fonctionnelle du totalitarisme. Cette
définition a servi de référence à la politique américaine durant la guerre froide et de cadre conceptuel à
toute une génération de chercheurs en sciences politiques et en histoire pour l'étude de l'URSS. Elle est
axée autour de six caractéristiques fondamentales :
a)- une idéologie officielle embrassant la totalité de la vie ; b)- un parti unique de masse et soumis à un chef charismatique ;
c)- un contrôle policier recourant à la terreur et dirigé par une police secrète ;
d)- un monopole des moyens de communication de masse ;
e)- un monopole des armes ;
f)- une planification et un contrôle centralisé de l'économie.
B- Les origines du totalitarisme
La généalogie de la notion de totalitarisme est tortueuse : son sens, ses usages mais aussi ses
fonctions sont multiples et changeants. La notion de totalitarisme trouve son origine dans l'entre-deux-
guerres. Elle est d’abord un instrument de lutte politique puisque son emploi se répand de manière
péjorative dans les milieux antifascistes italiens. Il fut ensuite repris de manière opportuniste à leur
compte avec une connotation positive, celle d'unité du peuple italien. Benito Mussolini exaltait sa
« farouche volonté totalitaire », appelée à délivrer la société des oppositions et des conflits d'intérêts.
Giovanni Gentile, théoricien du fascisme, mentionna le totalitarisme dans l'article « Doctrine du
fascisme » qu'il écrivit pour L’Enciclopedia Italiana et dans lequel il affirma que « pour le fasciste
tout est dans l'État et rien d'humain et de spirituel n'existe et il a encore moins de valeur hors de
l'État. En ce sens, le fascisme est totalitaire ».
Cependant, Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme ne considère pas le fascisme
italien comme un totalitarisme. La raison de cette mise à l’écart tient à l’usage de la terreur qui ne
correspond pas, selon elle, à l’essence véritable du fascisme, mais aussi et surtout à l’attitude du parti
unique vis-à-vis de l’Etat, le parti unique n’étant qu’un parti au-dessus des partis (cas des dictatures),
mais pas un parti au-dessus de l’Etat (cas des totalitarismes). En revanche pour Arendt, deux régimes
sont emblématiques du totalitarisme : le nazisme et le stalinisme. Ces régimes défendent ouvertement
une forme totalitaire d’organisation sociale et où le parti décide dans tous les domaines y compris dans
celui de la pensée, en recourant de manière systématique à la violence. Le régime nazi s’appuie notamment sur:
1)- une atomisation de la société marquée par l’existence d’individus déracinés et isolés prêts à
s’identifier à un chef, à un mouvement et à une idéologie offrant une vision du monde
(expansionnisme territorial et antisémitisme) ;
2)- un parti unique, doté d’un chef charismatique, affichant ses objectifs (Hitler et son livre Mein
Kampf) organisant et enrégimentant la jeunesse ;
3)- sur une idéologie prétendument scientifique dont le but est la transformation radicale de l’humanité
et du monde (eugénisme, mythe du salut) ;
4)- sur une police secrète usant de la terreur, qui contrôle et surveille les espaces publics et privés,
exerçant le droit d’enfermer (camp de concentration) et de tuer (assassinats, camps d’extermination).
Quant au régime stalinien, il s’appuie notamment sur :
1)- sur un « génocide de classe » comparable au « génocide de race » commis par les régimes nazi et
fasciste (selon Stéphane Courtois dans Le livre noir du communisme, 1997) ;
2)- sur la volonté, propre également au nazisme, de mettre à bas la société bourgeoise et d’instaurer la
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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puissance d’un parti-Etat, légitimée par un culte du chef et pérennisé au moyen de la terreur des camps
(selon François Furet qui présente néanmoins une thèse nuancée sur le rapprochement du nazisme et
du stalinisme parlant d’influences réciproques entre des phénomènes comparables mais non
identiques).
Il convient de souligner que tous les auteurs n’adhèrent pas à la pertinence du rapprochement entre le
nazisme et le stalinisme ; c’est le cas de Trotsky et de Castoriadis qui voient dans le stalinisme ni
plus ni moins qu’une simple déviation du communisme. Ian Kershaw soutient que l’après-Staline a
ouvert une ère de rupture avec le culte du chef et rendu anachronique les guerres d’impérialisme
racial. S’y ajoutent d’autres nuances de taille : l’emprise des partis n’était pas similaire dans les deux
systèmes puisque le parti communiste contrôlait plus fermement l’appareil étatique que le parti nazi ;
que la terreur en URSS ne constituait pas un objectif en soi, alors que la terreur se confondait avec la
nature même du parti nazi et que le système soviétique reposait sur une idéologie universaliste, à la
différence de l’idéologie nazie connue pour exalter la « supériorité de la race aryenne » et cristalliser
l’idée de la nation allemande.
Encadré n°4 : Cédric Polère, « Démocratie : de quoi parle-t-on ? », Le Centre Ressources
Prospectives du Grand Lyon, avril 2007.
Nous avons largement discuté d’une tension majeure (et constitutive) de la démocratie,
qui permet en partie de comprendre tant ce qui fait crise dans son fonctionnement aujourd’hui
comme hier, et permet d’avancer vers des solutions. Cette tension ou contradiction structurante
est celle qui existe entre le régime politique réel et l’utopie mobilisatrice. Le fait d’avoir montré
que cet écart est en un sens irréductible ne doit pas nous amener à abandonner l’idéal de la
démocratie. Ce qui importe après tout, c’est que ce soit par rapport à cet idéal que les conduites
soient jugées, et que la démocratie reste un horizon vers lequel tend l’action. Il faut accepter que
la démocratie soit un horizon éloigné de sa réalité, ce qui suscite à la fois un sentiment de non
accomplissement, de déception, d’insuffisance de ses réalisations, et finalement de crise de la
démocratie, et en même temps une dynamique d’approfondissement, visant à rapprocher la
démocratie réelle de la démocratie idéelle. Nous avons estimé que l’on gagne à considérer avec
attention les « théories élitistes » de la démocratie, qui nous alertent sur les dogmes de la
démocratie, et les faiblesses qu’ils dissimulent. Mieux comprendre ces faiblesses nous aide à
avoir une vision plus réaliste de la démocratie en tant que régime réel, souligne la difficulté à
réaliser la formule fondatrice de la démocratie (le pouvoir procède du peuple souverain),
indique aussi qu’il faut sans cesse chercher à limiter les phénomènes de captation du pouvoir
par des groupes restreints, en ouvrant les assemblées représentatives à la diversité de la société,
en renforçant le contrôle des élus par les citoyens, et en multipliant les formes de participation
politique. Il existe une autre tension constitutive de la démocratie, qui découle de cette tension
première, entre le principe du gouvernement indirect ou représentatif, et la volonté, chez des
élus ou des citoyens non élus, d’aller vers une démocratie plus directe. Les notions en vogue de «
démocratie participative », de « démocratie délibérative » ou de « démocratie dialogique », sont
symptomatiques d’une recherche d’accroissement de la participation des citoyens à la
démocratie réelle. La discussion autour du paradigme délibératif manifeste le retour en faveur
des idées républicaines (fort anciennes : voir Maurizio Viroli) sur les effets bénéfiques des
délibérations publiques dans le larges assemblées, de l’échange libre, et préalable à la discussion,
d’opinions différentes et conflictuelles, sur les affaires publiques. Mais il y a aussi matière à
améliorer le fonctionnement des institutions représentatives existantes (diversité sociologique
des représentants du peuple, modes de scrutin, cumul des mandats, etc.) sans tout chercher du
côté de la participation et du débat. Enfin, deux grands enjeux du débats démocratiques, jamais
vraiment réglés (…) sont également source d’une tension constante : la tension liée à la nécessité
de concilier deux notions inconciliables, la liberté et l’égalité (en bref, l’exercice de la liberté tend
à accroître l’inégalité, alors que la poursuite de l’égalité tend à entraver la liberté ; un auteur
comme DeWiel élargit cette thèse et conçoit la démocratie comme l’histoire d’une lutte entre
idéaux) ; enfin, la tension entre les partisans d’un rôle minimum de l’Etat par rapport à la
société (libéraux), et les tenants d’un Etat fort, qui dans sa version la plus radicale (Jacobins et
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
27
bolchevik), considèrent que l’Etat doit modeler la société démocratique. Cette seconde option
s’est peut être imposée si l’on considère que la démocratie influence nos pratiques à tous les
niveaux de la vie sociale : « La démocratie aujourd’hui, ce n’est pas seulement le choix d’un
régime, la réponse à la question de l’origine du pouvoir et de son exercice : c’est aussi un
système philosophique, un ordre social, un ensemble de valeurs, qui concernent tous les
domaines de l’activité humaine et qui ont vocation à régir aussi bien la vie de l’entreprise que
l’exercice de la justice, la transmission des connaissances que l’organisation du travail ». Plutôt
que de s’appuyer sur ces tensions pour critiquer la démocratie, il faut essayer, comme l’a
suggéré récemment Pierre Rosanvallon, de les gérer au mieux.
Chapitre IV : Les groupes d’intérêt
Les groupes d’intérêt sont des organisations qui ont vocation à influencer le pouvoir, mais
qui, contrairement aux partis, ne participent pas directement à la compétition politique. En dehors des
Etats-Unis qui ont cette tradition de lobbying politique, ces groupes ont pratiquement partout ailleurs
une connotation négative comme en atteste leur désignation par le terme anglais péjoratif de « lobby »
renvoyant, à l’origine, aux couloirs et vestibules menant aux assemblées parlementaires. Cette
méfiance vient du fait qu'ils ont souvent pour objectif de défendre les intérêts particuliers d’une
catégorie de la population (les retraités, les salariés, mais aussi l’industrie, le patronat, etc.). Ils ne sont
pourtant pas tous les défenseurs des intérêts privés, certaines ONG (Organisations non
gouvernementales) prétendant surtout agir au nom de l’intérêt général (Greenpeace, Médecins du monde, etc.). On verra d’abord quel type de relations les groupes d’intérêt entretiennent avec le
système politique (section 1), avant d’analyser les traits communs qu’ils partagent globalement
(section 2).
Section I- Les rapports entre groupes d’intérêt et système politique
En réalité ces rapports varient sensiblement et revêtent des modalités différentes d’un pays à un autre.
On verra ainsi que la dialectique de ces rapports dépend de ressorts socio-politiques protéiformes (A) ;
ce qui explique largement la complexité des relations qu’entretiennent groupes d’intérêt et partis
politiques (B).
A- Groupes d’intérêt et système politique : des relations protéiformes
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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Les groupes d’intérêt n’ont pas partout la même connotation ; loin s’en faut. Ainsi Alexis de
Tocqueville - De la Démocratie en Amérique (1840), tome 2 – relevait-il une forte disposition des
individus à s’associer : « (…) les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les
esprits, s’unissent sans cesse. Non seulement ils ont des associations commerciales et industrielles
auxquelles ils prennent part, mais ils en ont encore de mille autres espèces, de religieuses, de
morales, de futiles, de fort générales et de très particulières, d’immenses et de fort petites (…).
S’agit-il enfin de mettre en lumière une vérité ou de développer un sentiment par l’appui d’un
grand exemple, ils s’associent ». Il observe également que si les Etats-Unis ont développé une
appétence pour l’association dans l’objectif de défendre les intérêts particuliers, la France s'est inscrite
dans un esprit plus interventionniste : « partout où, à la tête d'une entreprise nouvelle, vous voyez
en France le gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez
aux États-Unis une association ». Dans une optique rousseauiste, la France nie toute légitimité aux
intérêts particuliers et considère que seule la puissance publique détient le monopole de l’intérêt
général. Ainsi, dès 1791, la loi le Chapelier interdit les coalitions de patrons et d’ouvriers au motif qu’il ne doit pas exister d’intérêts intermédiaires entre l’intérêt de chaque individu et celui de l’Etat
afin que rien ne sépare le citoyen de la chose publique (en l’occurrence, l’intérêt de la corporation). Il
faut ainsi attendre la loi Waldeck- Rousseau en 1884 pour que les syndicats soient autorisés et la loi
de 1901 pour les associations.
Dans son manuel Science politique (2010), Dominique Chagnollaud estime que la France a
toujours hésité entre l’exclusion et l’intégration des groupes d’intérêt. Une opposition se fait jour,
selon lui, entre l’expression d’une vision jacobine et unitaire de l’Etat et une tradition organiciste et
antirévolutionnaire qui veut que la représentation des intérêts s’organise de la base au sommet,
l’ensemble étant fédéré par une puissance publique paternelle. Ainsi, le « système français hérite de
ces deux traditions excluant les intérêts illégitimes dès lors qu’ils ne sont pas articulés sur une
représentation sociale viable ». Il donne comme exemple le mur de l’argent sous le Front populaire,
qui renvoie à l’hostilité des riches aux réformes de 1936, raison de son échec, ou encore l’opposition
de De Gaulle aux marchés financiers, ce dernier affirmant en 1966 que la politique de la France ne se
décidait pas « à la corbeille », c'est-à-dire à la bourse.
Toutefois, Toutefois, l’approche française et républicaine des groupes d’intérêt reconnaît une
place à l’expression des groupes d’intérêt, mais à condition qu’ils soient subordonnés à l’Etat. Cette
position se retrouve dans l’intégration des intérêts particuliers traversant la société civile au sein
d’institutions comme le Conseil économique, social et environnemental (CESE) où l'on retrouve
diverses catégories socioprofessionnelles, mais qui n’est consulté par le gouvernement que pour avis.
Au contraire, pour Tocqueville, l’existence de groupes d’intérêt indépendants du pouvoir politique
permet de corriger les défauts du système représentatif, notamment la participation aux élections
lorsqu’elle est faible.
B- Groupes d’intérêt et partis politiques : des rapports complexes
Il est possible de qualifier différemment ces deux façons de concevoir les interactions entre les
groupes d'intérêt et les partis politiques. On peut ainsi les envisager soit sous l’angle du modèle
pluraliste américain tel que prôné par James Madison (a) soit en analysant ces interactions en
considérant – au-delà des partis – leur impact sur la gouvernance même de l’Etat, comme cela est
décliné dans la typologie que propose Philippe Schmitter (b). Cette double perspective peut être
complétée par le modèle français (c).
a) Le modèle pluraliste américain
Dans Le Fédéraliste n°51 (1787-88), James Madison, l'un des pères fondateurs de la
Constitution américaine, estime que la mise en concurrence des intérêts des différentes classes de
citoyens permet d’équilibrer les relations au sein du corps social. Dans cette conception libérale de la
vie politique, l’opposition des intérêts apparaît comme positive et sa suppression comme un remède
pire que le mal. La multiplication des lobbies contribue à limiter leurs potentiels effets néfastes et
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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notamment de contrer toute dérive factieuse ou tout monopole d'un groupe d'intérêt particulier. Le
modèle pluraliste repose sur deux postulats lucides dont la pertinence est aujourd’hui avérée pour
apprécier du niveau de démocratie d’un système politique :
1)- le groupement est l’essence de la vie politique
Cette intuition philosophique a été vérifiée sociologiquement par Arthur Bentley, fondateur de
ce courant pluraliste, qui soulignait dés la début du XXe siècle – dans The Process of Governement.
A Study of Social Pressures (1908) – que « tous les phénomènes de gouvernement sont des
phénomènes de groupes faisant pression les uns sur les autres, se formant les uns les autres et
produisant de nouveaux groupes et représentants (les organes et les agences de gouvernement) afin de
négocier les ajustements »;
2)- le « checks and balances »
Ici le constat est qu’aucun groupe ne peut durablement s’imposer face aux autres car il émerge
en permanence de nouveaux groupes d’opposition au groupe dominant. Il existe un marché politique
où l’Etat doit se cantonner à enregistrer les différents rapports de force entre groupes d’intérêt.
b) la typologie de Schmitter
En publiant Trends Toward Corporatist Intermediation (1979), cet auteur propose une
typologie à partir des relations que les groupes d’intérêt établissent avec l’Etat. Il oppose ainsi deux
modèles : celui dit pluraliste et celui qualifié de « néo-corporatiste ».
1)- le modèle pluraliste
Il s’agit en l’occurrence d’un « système de représentation des intérêts dans lequel les unités
constitutives sont organisées en un nombre non spécifique de catégories multiples, volontaires, en
compétition entre elles, non organisées hiérarchiquement et qui s’auto-déterminent (en ce qui
concerne le type ou la nature des intérêts), qui ne sont pas autorisées de manière particulière ou
reconnue, subventionnées, créées par l’Etat et qui n’exercent pas le monopole de l’activité à
l’intérieur de leurs catégories respectives ». L’Etat reste neutre et laisse les groupes d’intérêt entrer en
compétition pour la définition des politiques publiques. Ce modèle, d’inspiration libérale, concerne les
pays anglo-saxons tels que les Etats-Unis ;
2)- le modèle néo-corporatiste
Il s’agit cette fois d’un « système de représentation des intérêts dans lequel des unités
constitutives sont organisées en un nombre limité de catégories uniques, obligatoires, non
compétitives, organisées hiérarchiquement et différenciées fonctionnellement, reconnues ou
autorisées (si ce n’est créées) par l’Etat qui leur concède délibérément le monopole de la
représentation à l’intérieur de leurs catégories respectives ». Dans ce modèle, l’Etat intègre les
groupes d’intérêt à son propre fonctionnement et en associe quelques uns à la définition des politiques
publiques. L’association de ces groupes à l’action de l’Etat permet de renforcer la légitimité de
l’action publique et de bénéficier d’une expertise spécialisée à moindre coût. Elle confère également
une représentativité accrue à l’organisation sélectionnée (exemple : la FNSEA et la gestion de
l’agriculture en France). Les pays concernés par ce modèle sont l'Autriche et la Suède notamment, qui
connaissent une importante paix sociale. Il convient de rappeler que dans le corporatisme classique
(Espagne franquiste, Portugal de Salazar, Italie fasciste, France sous le régime de Vichy), les groupes
sont totalement intégrés à l’Etat qui leur confère un monopole de représentation. Cette distinction
entre deux modèles de relation reste toutefois sujette à critiques. Il existe un continuum exigeant une
attention à chaque situation particulière, aucun pays ne pouvant, en toute rigueur, être qualifié soit de
néo-corporatiste, soit de pluraliste. Il s’agit simplement de tendances. Les limites évidentes de cette
typologie de schmitterienne expliquent que des auteurs aient proposé un troisième modèle qui rende
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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davantage compte de la situation française.
c) Le modèle protestataire français
Ce modèle a fait l’objet d’une double lecture assez complémentaire : on notera d’une part celle
Franck Wilson (1) et, d’autre part, celle d’Emiliano Grossman et Sabine Saurugger (2)
1)- l’explication de Franck Wilson
Dans « Les groupes d’intérêt sous la Ve République » (1983), Wilson soutient ainsi que :
« (…) dans le modèle protestataire, les groupes intérêt se dépensent beaucoup pour mobiliser
l’opinion ou leur base contre les propositions gouvernementales. A leurs yeux, les manifestations,
défilés et grèves sont les clefs évidentes du blocage de toute politique indésirable et ils y ont
fréquemment recours. Souvent, ils déclenchent des mouvements de refus afin de saboter les
mesures gouvernementales. Les groupes lancent ces actions protestataires sans trop espoir de
succès ; néanmoins, il s’agit d’exprimer une opposition symbolique, dût-elle s’avérer inefficace ».
Sa typologie peut donc se résumer ainsi :
- le modèle pluraliste : les groupes influencent les autorités mais en dehors des canaux officiels
;
- le modèle néo-corporatiste : les groupes disposent d’une relation continue et institutionnelle
avec les autorités ;
- le modèle protestataire : les groupes refusent tout lien direct avec les autorités, préférant faire
pression en s’appuyant sur l’opinion et la base.
2)- L’explication de Grossman et Saurugger
Dans Les Groupes d'intérêt. Action collective et stratégies de représentation (2006),
Emiliano Grossman et Sabine Saurugger mettent en avant une distinction entre trois idéaux-types,
assez proche de celle de Franck Wilson (modèle pluraliste et modèle néo-corporatiste), mais où le
modèle protestataire devient « le modèle étatiste ». Ce modèle constitue une catégorie ad hoc pour la
France où les groupes d’intérêt sont faibles, car fragmentés et donc peu représentatifs, ce qui conforte
l’attitude de méfiance des pouvoirs publics à leur égard et qui les oblige à s’inscrire en opposition
(frein aux réformes) plutôt que de mener positivement leur action, d’où les menaces de dérives
clientélistes et corporatistes.
Section II : Les similitudes observables dans les groupes d’intérêt et la complexification des
enjeux
En dépit de la diversité des relations entre Etats et groupes d’intérêt, il est possible de dégager
un certain nombre de points communs à tous ces groupes. On étudiera d’abord les conditions à remplir
pour être l’interprète légitime d’un groupe d’intérêt (A), ensuite on analysera les formes d’intervention et les répertoires d’action (B) et enfin on évoquera la nécessité d’adaptation des stratégies des groupes
d’intérêt (C).
A- Les conditions pour être l’interprète légitime d’un groupe d’intérêt
Dans son ouvrage Sociologie des groupes d’intérêt (1998), Michel Offerlé souligne que le
préalable pour un groupe d’intérêt est de se faire reconnaître comme l’interprète légitime de l’intérêt
qu’il prétend défendre. Ce travail passe, selon lui, par quatre étapes :
1)- la délimitation du groupe : le groupe cherche à ce que l’intérêt qu’il défend soit associé à son
identité (exemple : la défense des animaux est assurée par la SPA) ;
2)- la légitimation : le groupe rend légitime l’intérêt défendu et sa prétention à l’incarner (exemple :
un syndicat ouvrier s’appuie sur l’idée qu’il existe un conflit de classe) ;
3)- la mise en forme de la représentativité : le groupe cherche à représenter ceux au nom desquels il
s’exprime, cette représentativité est la clef de la reconnaissance statutaire et médiatique ;
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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4)- la représentation : à travers ses différences internes, le groupe d’intérêt doit s’efforcer d’incarner
la totalité des intérêts qu’il représente dans son programme ou ses déclarations. Comme le souligne
néanmoins Philippe Braud dans Sociologie politique (2008), la notion de représentativité est aussi
fondamentale que fuyante : « fréquemment, le langage des groupes d’intérêt assène l’équivalence
entre le discours du représentant et les attentes supposées des représentés ». Cela permet à une
frange d’individus mobilisés de parler au nom et pour le compte de l’ensemble d’une catégorie
particulière (par exemple : certains étudiants qui parlent au nom de tous les étudiants). Si la mesure de
la représentativité d’un parti politique est relativement simple, il suffit de procéder par sondage ou
bien de regarder le résultat des suffrages, elle est plus difficile à appréhender pour les groupes
d’intérêt, notamment parce qu’il existe peu de scrutins où ils peuvent tester leur audience réelle et
parce que chaque groupe fonctionne selon des règles qui lui sont propres.
Philippe Braud retient néanmoins trois catégories d’indicateurs pour mesurer la
représentativité d’un groupe d’intérêt : 1)- la notoriété : c’est le processus en vertu duquel le nom d’une organisation est fortement associé à
la défense d’intérêt catégoriel ;
2)- la capacité de mobilisation : c’est le nombre d’adhérents ou de cotisants, la puissance financière,
l’aptitude à faire respecter des consignes d’action ou de boycott (d’où l’intérêt pour un syndicat de
s’assurer de la possibilité pour ses cotisants de suivre un mot d’ordre de grève, sachant que plus elle
est longue, et moins elle risque d’être suivie) ;
3)- la reconnaissance extérieure : ce peut être une reconnaissance médiatique, politique,
institutionnelle ou juridique. Philippe Braud insiste particulièrement sur le rôle des médias qui sont,
selon lui, les plus grands contributeurs à la reconnaissance de la représentativité du groupe d'intérêt.
B- Formes d’intervention et répertoires d’action des groupes d’intérêt
Ces formes d’intervention et ces répertoires d'action sont divers et variés. Dans Sociologie des
groupes d’intérêt (1998), Michel Offerlé distingue trois dimensions essentielles des répertoires
d'action des groupes d'intérêt, qui peuvent se combiner :
1)- le nombre : on montre que l'on s'appuie sur un collectif, à travers une manifestation ou un sondage
;
2)- la science (donc l’expertise) : on finance des recherches, organise des colloques ;
3)- la vertu : on en appelle aux valeurs morales, on mobilise des stratégies de scandalisation.
D’autres auteurs tels Grossman et Saurugger proposent, dans leur livre Les groupes d'intérêt (2006),
une typologie de cinq idéaux-types de répertoires d'action :
1)- la négociation et la consultation : les acteurs politiques invitent les groupes d'intérêt à participer
au processus décisionnel ;
2)- le recours à l'expertise : elle est le registre montant du lobbying, l'appui de sa cause sur des
données scientifiques est un comportement attendu par les institutions, notamment européennes, ce qui
souligne aussi la dimension de plus en plus technique des controverses politiques (OGM, changement
climatique, etc.) ; 3)- la protestation : il s'agit d'utiliser les lieux publics pour faire connaître les intérêts de l'acteur ;
4)- la juridicisation : c'est l'utilisation du pouvoir judiciaire pour la défense d'intérêts, les tribunaux
rendant notamment des décisions « qui apparaissent comme des défenses de l'intérêt général contre
certains intérêts spécifiques » ;
5)- la politisation : elle consiste à transformer le groupe d'intérêt en parti politique. Par exemple, le
mouvement écologiste ou le parti politique CPNT (Chasse, Nature, Pêche et Tradition) sont, à
l’origine, des groupes d’intérêt qui sont ensuite intervenus dans le champ politique.
Philippe Braud distingue deux sortes de pressions :
1)- les pressions externes :
a) - la descente dans la rue : le nombre et la discipline des manifestants constituent des
indices de la force du mouvement qui doit conduire les pouvoirs publics à se montrer attentifs aux
Pr Alioune Badara DIOP/ Introduction à la science politique
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revendications défendues. Cette démonstration de force doit ensuite permettre d’ouvrir ou de peser
dans les négociations avec les pouvoirs publics et de prendre à témoin l’opinion publique afin de
capter son attention, voire sa sympathie (ce qui nécessite toutefois une traduction des intérêts
catégoriels en terme d’intérêt général) ;
b) - le lobbysme : il s’agit du démarchage auprès des élus, des services administratifs et des
instances gouvernementales afin de plaider la cause d’intérêts catégoriels. Les groupes d’intérêt
peuvent souligner des enjeux politiques liés à la prise en compte de ces intérêts (en terme de stratégie
électorale) ou bien apporter une expertise technique relevant les intérêts, souvent économiques, de tel
arbitrage (comme le souligne, Gilles Lamargue dans Le Lobbying, 1994, le démarchage reste
toutefois plus ou moins reconnu selon les régimes politiques et les univers culturels) ;
2)- Les pressions internes :
a)- la participation institutionnalisée aux processus décisionnels : les pouvoirs publics peuvent organiser la concertation avec des groupes d’intérêt avant la mise en œuvre d’une politique
publique ; l’avantage est double, à la fois technique et politique : une meilleure connaissance du sujet
et une décision qui est le fruit d’un compromis, donc qui détient une légitimité renforcée ; la
participation peut prendre plusieurs formes : la représentation ès qualités de tel groupe d’intérêt,
l’administration consultative (polysynodie : les divers conseils qui entourent le chef du gouvernement)
ou encore l’attribution de sièges dans des assemblées délibérantes b)- la gestion directe d’une
mission de service public : il s’agit, par exemple, des Ordres de médecins, d’avocats, qui sont la trace
du corporatisme et du dirigisme d’antan.
C- La nécessité d’adaptation des stratégies des groupes d’intérêt aux mutations du contexte
international
Ce qui reste constant c’est que l’objectif des groupes d’intérêt est toujours de formuler des
exigences en vue de faire pression sur les pouvoirs publics pour que ceux-ci prennent les décisions qui
abondent dans leur sens. Ils doivent néanmoins prendre plusieurs changements dans leur
environnement pour adapter leurs stratégies d'influence. Pour le cas de l’Europe on mettra en exergue
la contrainte que représentent les institutions de l’Union (a), d’une part, et d’autre part, le triomphe de
l’économie de marché qui oblige l’Etat à se retirer et engendre ipso facto de nouveaux facteurs de
mutation du lobbying (b).
a) Le renforcement du rôle de l’Europe
Ce renforcement a pour conséquence de faire en sorte que les institutions européennes fassent
l’objet d’un investissement accru de la part des lobbies et autres groupes de pression. Ainsi Didier
Chabanet évoque une sorte d’« européanisation de l’action collective » pour qualifier le
rapprochement des lobbies au niveau européen. Dans une logique libérale, l’Union européenne a été
construite dès le départ dans l’idée que la participation des groupes d’intérêt au travail des institutions était une chose positive. Des comités ont été mis en place pour que les associations et les experts
puissent participer au processus législatif. Les groupes d’intérêt apparaissent ainsi comme des outils
d’expertise et de légitimation démocratique. Ils dominent largement le répertoire des associations
répertoriées (82%), sans compter les entreprises qui se représentent seules (EDF dispose d’un bureau
permanent à Bruxelles par exemple).
b) Le retrait de l’Etat de l’économie
De manière plus générale, Grossman et Saurugger mettent en évidence :
1)- le retrait de l’Etat de l’économie : l’Etat industriel se retire pour devenir un Etat régulateur :
l’action publique est ainsi ouverte à de nouveaux acteurs. La mise en place d’agences (par exemple,
l'ARCEP dans le secteur des télécommunications) et le processus de décentralisation favorisent ce
renouveau ;
2)- la crise de la représentation traditionnelle : elle se traduit par la baisse du nombre de personnes
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syndiquées, mais aussi par l’essor des nouveaux mouvements sociaux (NMS) ;
3)- l’internationalisation croissante : les mobilisations sociales se font de plus en plus à l'échelle
mondiale (ATTAC et la série des forums sociaux) et les grandes entreprises élargissent leur pression
dans les lieux où s'élaborent les décisions qui les concernent, à l'OMC notamment, mais aussi lors des
G 20 ;
4)- La professionnalisation du lobbying : un véritable marché se crée dans ce domaine, notamment
via le développement d'agences spécialisées qui disposent de moyens de plus en plus élaborés et variés
pour exercer leur influence.
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